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SÉNEVÉ É2016 ART ET FOI

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Sénevé été 2016Art et foi

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« Le Royaume des Cieux est semblable à un grain de sénevé qu’un homme a pris et semé dans son champ. C’est bien la plus petite de toutes les graines, mais, quand il a poussé, c’est la plus grande des plantes potagères, qui devient même un arbre, au point que les oiseaux du ciel viennent s’abriter dans ses branches. » (Mt, 13, 31-32)

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SÉNEVÉÉTÉ 2016

« ART ET FOI »

SOMMAIRE

Éditorial, par Pierre-Marie LangLois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Résonances de la foi : l’artiste chrétien, serviteur de la Révélation

Brune-Lorraine LaLubin, Prudence ou la vocation poétique d’un chrétien au IVe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Jean-Benoît PouLLe, L’art, figure de la sainteté : l’exemple de Fra Angelico . 31

Nicolas boiffin, Composer de la musique d’église au XIXe siècle : l’exemple de Charles Gounod. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

Défenses de la foi : l’écrivain-apologète, avocat ambivalent

Clarisse Pinchon, Le Génie du Christianisme, Chateaubriand . . . . . . . . . . . . . . . 65

Yoann chaumeiL, Léon Bloy. L’absolu de l’écrivain, l’écrivain de l’Absolu . . 81

Interférences dans la foi : quand l’art questionne

Nicolas chargeLègue, Mikaël Quesseveur, La Querelle des Iconoclastes . . 91

Augustin mahé, De l’art religieux à la religion de l’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

Pierre-Marie LangLois, Artistes chrétiens actuels, entre joies et épreuves . . . 139

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Éditorial

Quand il s’adressait aux artistes, Benoit XVI aimait à citer cette phrase de l’écrivain suisse Hermann Hesse : « l’art signifie : montrer Dieu en chaque chose. » L’art est un auxiliaire précieux pour rester dans l’ac-tion de grâce à laquelle Dieu nous appelle face à la Création. Il est trop facile pour les chrétiens, et notamment au XXIe siècle, de cantonner leur rapport au monde aux jugements hâtifs et de la critique. C’est pourquoi nous avons, plus que jamais, besoin de la capacité d’émerveillement que l’art sait chez nous susciter.

Ce rappel, nécessaire, ne suffit pas cependant à conclure que l’art est, forcément, en pleine adhésion avec la vie chrétienne. Percevoir les artistes des pionniers du spirituel, des visionnaires, relève du poncif. Et ce poncif n’est pas plus chrétien que néo-païen, agnostique, ou encore syncrétiste. Si l’on en reste là, notre exigence envers l’art n’est pas pleine-ment réalisée : nous condamnons les artistes à constituer la caste sacer-dotale d’une société qui parfois assimile l’art à une religiosité officielle.

C’est pourquoi, ce numéro du Sénevé s’aventure sur un sujet moins souvent interrogé. Au-delà des correspondances évidentes avec la spiri-tualité qu’on reconnaît volontiers à la création artistique, comment celle-ci se positionne-t-elle par rapport à la foi chrétienne en particulier ? La foi s’aventure au-delà d’une vague croyance en Dieu ; elle s’enracine dans une révélation divine, dont le sens est porté dans l’histoire par l’Église. Autant de réalités dont une activité artistique authentiquement chré-

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tienne va tenir compte, et même plus : va servir à travers son charisme spécifique.

C’est pourquoi nous vous proposons ici trois approches qui éclairent, chacune à leur manière, les grâces et les épreuves que l’art procure au contact de la foi chrétienne. L’art engendre de belles résonances de la foi : des artistes font de leur vocation artistique un appel chrétien pour édifier leurs contemporains. L’époque moderne nous offre aussi des exemples de défenses de la foi par l’art : des créateurs choisissent le glaive de leur talent pour combattre les égarements et les préjugés qui minent l’image de la foi chrétienne. Enfin, il sera aussi question des inévitables interférences : des premiers siècles jusqu’à maintenant, on s’interroge sur les limites de l’insertion de l’art dans notre foi. En tant que créateurs, les artistes suscitent de la part des croyants des craintes parfois justifiées, parfois fantasmées.

Nous vous invitons, par ces différents itinéraires, à revisiter aussi la place de l’art dans votre propre chemin de foi. Pour ma part, je me re-mémore l’émotion profonde que m’a souvent procurée la Passion selon saint Mathieu de Jean-Sébastien Bach, aux périodes où ma foi était la plus vacillante. Je reconnais là un secours que Dieu m’a accordé pour rester au contact de sa Parole. Tous, nous sommes ainsi soutenus chacun à nos manières par les dons que Dieu nous dispense à travers ses serviteurs ar-tistes. Rendons Lui grâce pour ces dons, attachons-nous à les préserver, et efforçons-nous de les promouvoir auprès de ceux qui sont encore loin du Christ !

Pierre-Marie LangLois

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Résonances de la foi : l’artiste chrétien, serviteur de la Révélation

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Prudence ou la vocation poétique d’un chrétien au IVe siècle

Brune-Lorraine LaLubin

« Vinclis o utinam corporis emicemLiber, quo tulerit lingua sono mobilis ultimo ! 1 »

Introduction : christianisme et poésie dans les premiers temps de l’Église

Alors que la poésie se trouve souvent à l’origine des diverses littéra-tures, et qu’elle semble même dans l’Antiquité plus légitime que la prose pour exprimer le sacré2, elle n’apparaît que tardivement chez les chré-tiens. Quelle en est la raison ? Plusieurs hypothèses ont été formulées. D’une part, le christianisme s’est d’abord diffusé dans des milieux po-

1. « Puissé-je m’élancer, délivré des liens de mon corps, là où aura tendu ma langue flexible en ses derniers accents ! » (derniers vers du prologue de Prudence. Traduction de Maurice Lavarenne).

2. Ce phénomène est observable pour la Grèce dont la littérature commence avec Ho-mère puis Hésiode. Les oracles étaient en vers. Les doctrines philosophiques furent d’abord exprimées par le biais de la poésie chez les philosophes présocratiques. Rome n’a pas échappé à la règle : ses premiers écrivains, dont on n’a gardé que des frag-ments, étaient des poètes et la doctrine épicurienne fut diffusée par Lucrèce à travers le long poème didactique du De Natura Rerum.

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pulaires. Le Nouveau Testament est un texte en prose et la première littérature chrétienne se compose de traités, d’apologies, de prêches, puis de commentaires exégétiques. D’autre part, on conçoit une certaine dé-fiance pour la poésie vue comme un instrument de célébration des dieux du paganisme. L’idée de poésie chrétienne ne va donc pas de soi dans les premiers temps de l’Église. Cependant, au fur et à mesure que la nouvelle religion pénètre parmi les élites, il s’agit de montrer que les chrétiens sont capables de produire des œuvres littéraires de valeur. Mais même à ce moment-là, ce que doit être la poésie chrétienne n’a rien d’évident : plusieurs voies ont été ouvertes avec plus ou moins de succès. Les chré-tiens héritent en effet d’un double modèle : l’Écriture Sainte d’une part et l’héritage de la littérature gréco-romaine d’autre part. La Bible offre un exemple de poésie dans les livres sapientaux et notamment les psaumes et les cantiques. Dans l’Occident latin, Commodien, l’un des premiers poètes chrétiens, au IIIe siècle, cherche à s’inspirer de ce modèle biblique en créant une poésie dont la versification adopte des tours poétiques populaires et hébraïsants, rompant ainsi résolument avec la poésie tra-ditionnelle. Nous avons conservé de lui deux recueils, le Carmen apolo-geticum et les Instructiones. Son choix audacieux ne fut pourtant pas suivi. Au IVe siècle, Juvencus s’essaye à traduire les Évangiles en épopée. Par la suite, saint Hilaire mais surtout saint Ambroise inaugurent les hymnes religieuses pour un usage liturgique : saint Ambroise adapte une strophe et des rythmes populaires afin de répandre cette poésie parmi toute l’as-semblée des chrétiens. A peu près à la même époque, saint Paulin de Nole écrit aussi des poèmes très personnels qui lui permettent d’expri-mer l’intensité de sa foi. Prudence suit une voie différente : sa poésie est, comme celle de saint Ambroise et de saint Paulin, profondément chré-tienne, mais il choisit de s’inscrire dans la longue tradition de la poésie classique, montrant par-là que le christianisme non seulement n’est pas incompatible avec la culture mais qu’il est le mieux à même d’en hériter. C’est ce qui fait de lui le poète chrétien de l’Antiquité.

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11Prudence ou la vocation poétique d’un chrétien au IVe siècle

I. La poésie comme consécration à Dieu

Dans la préface qui précède son œuvre Prudence, poète latin d’origine espagnole3, relate sa vie et expose sa conception d’une poésie comme vo-cation. Ce poème est le seul document qui nous donne des informations sur le poète. Il se présente comme une confession dans laquelle l’écrivain déplore ses fautes de jeunesse, parle de son action dans les procès (ce qui évoque une carrière d’avocat), fait mention des hautes charges qu’il a exercées comme gouverneur de villes illustres, et du rang élevé qu’il a tenu auprès de l’empereur (il s’agit de Théodose). Cette évocation de sa carrière donne lieu à un bilan :

Ces biens ou ces maux me serviront-ils à quelque chose après la des-truction de la chair une fois que la mort aura fait disparaître ce person-nage, quel qu’il soit, qui était moi ? 4

Ce constat désabusé donne lieu à une résolution :

Eh bien, tout à la fin de ma vie, que mon âme pécheresse dépouille sa sottise ; qu’elle célèbre du moins Dieu par ses chants, si elle ne le peut par ses mérites. 5

Les deux strophes qui suivent ont été présentées par la critique comme un résumé de son œuvre et des buts qu’il se proposait d’atteindre à travers elle :

3. Il est un compatriote de l’empereur Théodose.

4. Toutes les traductions sont empruntées à Maurice Lavarenne dans l’édition bilingue de l’œuvre de Prudence de la C.U.F. (Collection des Universités de France appelées familièrement Budé !)

5. Je donne ici les vers latins qui permettront aux classicisants de mieux apprécier la beauté de la langue : Atqui fine sub ultimo Peccatrix anima stultitiam exuat ; Saltem voce Deum concelebret, si meritis nequit.

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Hymnis continuet dies

Nec nox ulla vacet, quin Dominum canat ;

Pugnet contra hereses, catholicam discutiat fidem ;

Conculcet sacra gentium,

Labem, Roma, tuis inferat idolis ;

Carmen martyribus devoveat, laudet apostolos

Que sans interruption elle emplisse le jour de ses hymnes ;

Qu’aucune nuit ne se passe sans qu’elle chante le Seigneur

Qu’elle lutte contre les hérésies, qu’elle expose la foi catholique ;

Qu’elle foule aux pieds le culte des païens ;

Qu’elle flétrisse, Rome, tes idoles ;

Qu’elle consacre un poème aux martyrs, qu’elle loue les apôtres.

Autrement dit, le poète, à travers une poésie tour à tour lyrique, polé-mique, didactique, épique, satirique, épidictique, se donne pour mission de promouvoir l’œuvre de Dieu, de la chanter et de la servir. Son œuvre, qui se compose de pièces très diverses, est conçue comme une totalité dont l’unité réside précisément dans le service de Dieu.

Dans l’épilogue, Prudence évoque les différentes offrandes qu’une âme peut faire à Dieu :

L’homme pieux, plein de foi, innocent et chaste, offre à Dieu le Père les présents de la conscience, dont son âme bienheureuse abonde intérieure-ment. Un autre se prive de son argent pour en nourrir les indigents. Nous, ce sont des iambes rapides et des trochées agiles qui forment nos sacrifices, car nous manquons de sainteté, et nous ne pouvons rien pour soulager les pauvres. Cependant, Dieu approuve nos vers prosaïques et les écoute avec bienveillance.

Pour finir, Prudence développe la comparaison de la vaisselle dans la maison d’un homme riche, vaisselle qui présente toutes les gammes du plus brillant au plus humble mais tout vase a son utilité s’il est approprié au

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service du maître. C’est donc une fonction humble comme l’argile que le poète revendique dans le Palais du Salut.6

II. La réalisation de cette vocation à travers son œuvre

L’œuvre de Prudence apparaît comme un édifice construit dont chaque partie réalise l’un des buts annoncés dans la préface.

1. Le Cathémérinon

Comme pour la plupart des œuvres de Prudence, le titre en est grec. Il signifie Hymnes de toutes les heures du jour. Le poète sanctifie chaque aspect de la journée et de la vie du chrétien : le réveil (Hymne au chant du coq et Hymne du matin), le repas (Hymne avant le repas, Hymne après le repas), la soirée (Hymne pour l’heure où l’on allume la lampe ; Hymne avant le sommeil), le jeûne (Hymne de ceux qui jeûnent, Hymne après le jeûne), Hymne de toute heure, les obsèques (Hymne pour les funé-railles d’un défunt), et certaines fêtes, Noël, l’Épiphanie. Chaque détail de la vie quotidienne est rapproché d’un motif biblique et se charge ainsi d’une valeur allégorique. L’hymne a non seulement une valeur exhorta-tive mais elle est aussi une prière adressée au Christ. Certains poèmes sont d’une grande beauté et on gagnerait beaucoup à les lire. La première hymne, par exemple, l’hymne au chant du coq, identifie le lever du matin au retour lumineux du Christ. Le chant du coq, qui a autrefois éveillé la conscience de Pierre, doit nous inviter à quitter nos péchés et à entrer dans la lumière de notre Sauveur. Ce poème invite ainsi à envisager la journée qui commence dans l’espérance.

6. Munus ecce fictile Inimus intra regiam salutis.

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En voici quelques strophes :Ales diei nuntius Lucem propinquam praecinit ; Nos excitator mentium Iam Christus ad uitam uocat.

« Auferte, clamat, lectulos Aegros, soporos, desides ; Castique, recti ac sobrii Vigilate, iam sum proximus ! »

Post solis ortum fulgidi Serum est cubile spernere, Ni parte noctis addita Tempus labori adieceris.

Vox ista, qua strepunt aves Stantes sub ipso culmine Paulo ante quam lux emicet, Nostri figura est iudicis.

Tectos tenebris horridis Stratisque opertos segnibus Suadet quietem linquere Iam iam uenturo die,

Ut, cum coruscis flatibus Aurora caelum sparserit, Omnes labore exercitos Confirmet ad spem luminis.

Hic somnus ad tempus datus Est forma mortis perpetis : Peccata, ceu nox horrida, Cogunt iacere ac stertere ;

L’oiseau qui annonce le jour chante l’approche de la lumière ; aussitôt l’éveilleur d’âme, le Christ, nous appelle à la vie.

« Ecartez, nous crie-t-il, vos couchettes malades, endormies, paresseuses. Et chastes, justes, sobres, veillez : voici que je suis tout proche. »

Une fois que le soleil étincelant s’est levé, il est bien tard pour dédaigner son lit, à moins que l’on n’ait pris une partie de la nuit pour prolonger le temps du travail.

Ce chant du coq, qui peu avant que la lumière ne jaillisse, éveille le gazouillement des petits oiseaux perchés sous le rebord du toit, est le symbole de notre juge.

Nous étions enveloppés de ténèbres affreuses et enfoncés sous de nonchalantes couvertures : ce chant nous engage à renoncer au sommeil, au moment où le jour est sur le point de paraître ;

Il encourage ainsi tous ceux que la peine tourmente à espérer bientôt la lumière, lorsque l’Aurore aura éparpillé dans le ciel ses effluves étincelants.

Ce sommeil accordé pour un moment est l’image de la mort éternelle. Le péché, comme une nuit affreuse, nous plonge dans un assoupissement profond.

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Sed uox ab alto culmine Christi docentis praemonet Adesse iam lucere prope, Ne mens sopori seruiat,

Ne somnus usque ad terminos Vitae socordis opprimat Pectus sepultum crimine Et lucis oblitum suae.

Mais voici qu’une voix d’en-haut, celle du Christ notre maître nous avertit que la lumière est proche, pour que l’âme cesse d’être l’esclave du sommeil ;

Pour que la léthargie n’accable pas jusqu’à la fin d’une vie sans énergie notre cœur enseveli dans le péché, et qui a oublié sa vraie lumière.

Le bréviaire romain a retenu plusieurs strophes comme certaines strophes de l’Hymne 1 (dont les deux premières citées ci-dessus), quelques strophes de l’Hymne 2 « Au matin »7, quatre strophes de l’Hymne XII de l’Épiphanie :

7. Dont cette prière au Christ : Intende nostris sensibus, Vitamque totam dispice ; Sunt multa fucis inlita, Quae luce purgentur tua. (Tourne tes yeux vers notre cœur, considère toute notre vie ; il y a en nous bien des taches de mensonge que ta lumière peut effacer.)

Sur l’étoile :Quicumque Christum quaeritis, Oculos in altum tollite ! Illic licebit visere Signum perennis glorae.

Ô vous tous qui cherchez le Christ, Elevez vos yeux vers le ciel ! Vous y pourre voir luire un signe De sa gloire à jamais durable.

Sur la ville de Bethléem :O sola magnarum urbium Maior Bethlem, cui contigit Ducem salutis caelitus Incorporatum gignere !

Plus grande que les grandes villes, Tu eus, Bethléem, le bonheur D’enfanter l’auteur du Salut, Venu du ciel pour s’incarner.

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Sur les saints Innocents :Saluete, flores martyrum, Quos lucis ipso in limine Christi insecutor sustulit, Ceu turbo nascentes rosas !

Salut à vous, fleurs des martyrs, Qu’au seuil même de votre vie L’ennemi du Christ faucha comme L’ouragan les naissantes roses.

Notons au passage que Corneille et Racine ont traduit ces strophes avec le reste des cantiques du bréviaire romain.8

2. L’Apotheosis

L’Apotheosis est un poème théologique qui a pour but de démontrer le mystère de la Sainte Trinité et la divinité du Christ. Prudence s’est sans doute inspiré du Contre Praxéas de Tertullien. Le fait d’exprimer le mystère de Dieu à travers la poésie peut sembler déconcertant à notre époque où, en poésie, théologie rime avec ennui9. Mais dans le cas de notre poète, cette démonstration s’élève comme un chant de louange à Dieu, célébrant la beauté du mystère divin à travers certaines formules, images et allégories bien frappées.

En terme d’exemple, on peut citer le traitement de l’humanité char-nelle : tout ce qui, chez l’homme, est du domaine de la chair, a une valeur positive et non dépréciée du fait que le Christ Dieu est venu racheter aussi notre chair en s’incarnant réellement et non pas seulement en appa-rence. Au point de départ, nous sommes créés par amour : Dieu veut ha-biter en nous. Le poète en rend compte à l’aide de formules vigoureuses :

8. Le lecteur que cela intéresse voudra bien me pardonner : j’ai privilégié la traduction de Maurice Lavarenne qui rend bien compte du texte de Prudence. Mais on peut aller lire les hymnes de Corneille et de Racine qui sont d’une grande beauté et d’une grande poésie mais qui sont du Corneille et du Racine plus que du Prudence !

9. Les Romains étaient familiers de ce genre d’exercices qui ne les rebutaient pas. Bien au contraire, la poésie didactique était un genre très apprécié : Le De Natura Rerum de Lucrèce et Les Géorgiques de Virgile en témoignent.

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Christus forma Patris, nos Christi forma et imago ; Condimur in faciem Domini bonitate paterna, Venturo in nostram faciem post saecula Christo. (v. 309-311)

« Le Christ est l’image du Père, nous sommes l’image et la ressem-blance du Christ, et bien des siècles plus tard le Christ viendra avec un visage semblable au nôtre. »

Non Pater in carnem descendit, sed Patris arcem Sumpta caro ascendit, Natus per utrumque cucurrit. (v. 176-177)

« Ce n’est pas le Père qui est descendu dans la chair, c’est au contraire la chair prise par le Christ, qui est montée vers les hauteurs où siège le Père ; et c’est le Fils qui a fait la liaison entre les deux. » Le poète nous rappelle que le corps n’est pas mauvais en lui-même - sinon le Christ ne se serait pas incarné - et c’est pourquoi le Christ tue la mort par son Incarnation :

Mors alitur culpa ; culpam qui non habet, ipso Pastus defectu mortem consumit inanem. Sic mors in Domini consumpta est corpore Christi ; Sic periit, solitum dum non habet arida pastum. (v. 942-945)

« Car c’est la faute qui nourrit la Mort ; celui en qui la faute n’existe pas vient à bout de la mort en la faisant succomber d’inanition. C’est ainsi que la Mort a succombé en ce qui concerne le corps de Notre Sei-gneur le Christ. C’est ainsi qu’elle a péri de faim en ne trouvant pas sa nourriture accoutumée. »

Ceci doit nous inviter à considérer avec respect notre chair. En effet,

Christus nostra caro est ; mihi soluitur et mihi surgit ; Soluor morte mea, Christi uirtute resurgo.

Le poète établit une véritable équivalence qui rejoint l’émerveillement biblique devant la merveille de l’homme dont Dieu est venu partager la condition : « Le Christ est notre chair ; c’est pour moi qu’il se laisse dé-

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truire et c’est pour moi qu’il ressuscite. Moi aussi, la mort me détruit et la vertu du Christ me ressuscite. »

C’est pourquoi, le Christ est désigné comme « le vengeur du corps hu-main » (humani corporis ultor, v. 409). La véhémence du poème s’explique par la polémique mais aussi par la ferveur qui est celle d’une profession de foi.

3. L’Hamartigenia

L’Hamartigénie est un poème théologique sur l’origine du mal. Comme pour L’Apotheosis, Prudence a sans aucun doute abondamment suivi Ter-tullien (Contre Marcion).

Le poète a recours a des images qui ne sont pas forcément nouvelles mais qui, poétisées, prennent un relief tout particulier. Ainsi, pour repré-senter l’unité de Dieu Trinité, le poète fait surgir l’image du soleil, astre unique mais dont l’action est triple puisque « son mouvement l’entraîne, sa chaleur brûle, sa lumière resplendit » (motu agitur, feruore cremat, tum lumine fulget, v. 74). Prudence réfute les marcionites10 en rappelant que le père du mal n’est autre que Satan, « un ange dégénéré (angelus degener). La poésie se prête bien à la mise en scène du déferlement du mal sur l’homme et à travers lui, sur le monde, car « c’est la vie de l’homme qui donne au reste de l’univers l’exemple du péché » :

Exemplum dat uita hominum, quo cetera peccent (v. 250)

Les critiques de Prudence aiment à citer la comparaison assez frap-pante de l’adultère de l’âme humaine avec le diable et de l’enfantement des vices à la reproduction et à la mise bas de la vipère. Le poète rappelle que si la possibilité du péché existe, c’est parce que Dieu, en faisant de

10. Les marcionites suivent la doctrine de Marcion qui, parmi les hérésies qu’il a formu-lées, prétendait qu’il y avait un dieu mauvais, celui de l’Ancien Testament, et un dieu bon, le Christ.

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19Prudence ou la vocation poétique d’un chrétien au IVe siècle

l’homme le roi de la création, l’a voulu libre. Le libre-arbitre est figuré par l’exemple de Loth et de sa femme, ou encore de Ruth et d’Orpha.

4. La Psychomachie

La Psychomachie est un poème sur le combat de l’âme. Le poète dépeint les vertus et les vices sous les traits de guerrières. L’œuvre est précédée d’une préface évoquant le combat d’Abraham et de ses serviteurs pour libérer Loth. Abraham représente l’âme, tandis que ses serviteurs sym-bolisent les vertus, Melchisédec est le Christ qui nourrit l’âme de la force de ses sacrements et fait habiter en elle la Sainte Trinité rendant ain-si « féconde, de la semence éternelle, l’âme longtemps privée d’enfants, pieusement épouse grâce aux baisers de l’Esprit Saint. Alors, mère sur le tard, richement dotée, celle-ci donnera à la demeure du Père un héritier digne de lui. »

Le poème commence par une invocation au Christ :

Dissere, rex noster, quo milite pellere culpas Mens armata queat nostri de pectoris antro

« Explique-nous, ô notre Roi, avec l’aide de quels soldats l’esprit en armes peut chasser les fautes du fond de notre poitrine ».

Cette poésie peut nous laisser perplexes, car nos esprits sont peu ha-bitués à se représenter les vertus en de féroces guerrières. Cependant, cette vision a le mérite de mettre en lumière l’âpre guerre qui se livre dans l’âme chrétienne et que saint Paul lui-même évoque : « J’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. » (Rm 7. 23) ; « vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans la lutte contre le pé-ché » (Hébr 12. 4).

Les vertus mènent ainsi une guerre forcenée et massacrent triom-phalement (et allègrement, il faut bien le dire !) les vices. Le premier combat est celui de la Foi (Fides) contre l’idolâtrie (Cultura deorum). Puis la vierge Chasteté (Virgo Pudicitia) s’oppose à la Luxure (Libido). Le discours

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qu’elle adresse après sa victoire n’est pas sans rappeler l’Apotheosis dans la mise en valeur de l’Incarnation du Christ venant sanctifier la chair :

Inde omnis iam diua caro est, quae concipit illum, Naturamque Dei consortis foedere sumit. (v. 76-77)

« Depuis, elle est toute entière divine, cette chair qui a conçu le Christ, elle a pris la nature de Dieu en lui étant associée. »

Lui succède la Patience (Patientia) qui s’oppose à la Colère (Ira). Ces deux vertus sont présentées sous un jour significatif. En effet, la Colère se déchaîne inutilement contre la Patience impassible et finit par se don-ner la mort, car, ainsi que le conclut la Patience :

Ipsa sibi est hostis uesania, seque furendo Interimit, moriturque suis Ira ignea telis. (v. 160-161)

« La fureur folle est sa propre ennemie, elle se tue par frénésie ; la colère bouillante meurt de ses propres traits. »

La Patience, quant à elle, est associée, à Job, et présentée comme la nécessaire associée de toute vertu :

Nulla anceps luctamen init uirtute sine ista Virtus ; nam uidua est, quam non Patientia firmat. (v. 176-177)

« Aucune vertu n’engage sans elle un combat hasardeux ; car elle est sans soutien celle que la Patience ne vient pas renforcer. »

La Vanité bouffie (inflata Superbia) entre ensuite en scène et tourne en dérision les vertus qui n’offrent, selon elle, que des consolations pu-sillanimes (lenta...solacia) et un lâche espoir (spes...iners)11. Elle s’oppose à l’Humilité (Mens Humilis) qui s’adjoint la compagne Espérance (Spes). Elles n’ont pas besoin de se battre, car la Vanité tombe d’elle-même dans

11. Les arguments de la Vanité sont assez courants chez tous ceux qui veulent dénigrer l’attitude chrétienne.

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le piège tendu par la Fraude (Fraus) et l’Humilité n’a plus qu’à lui couper la tête tandis que l’Espérance, après un discours, s’envole vers le Ciel, sous le regard nostalgique des autres vertus qui malgré leur désir de la rejoindre, sont retenues sur la terre par les combats.

En effet, la Sensualité (Luxuria) prend la suite de la Vanité. Un mo-ment, les vertus semblent faiblir sous son charme, cédant presque à la tentation d’ « obéir à cette maîtresse sans énergie » (dominaeque fluentis / Iura pati, v. 341-342) mais elles sont rappelées à l’ordre par la Sobriété (Sobrietas) qui présente la croix du seigneur et met en pièce l’ennemie, faisant fuir sa cohorte.

Surgit ensuite la Cupidité (Auaritia) qui touche tous les hommes. Mais, son ennemie principale est la vaillante Raison (Ratio armipotens). La Cupidité, un peu plus maline que les autres vices, revêt alors un aspect honorable (habitum sese transformat honestum, v. 552) et se fait passer pour la vertu d’Économie (Virtus parca). C’est alors qu’intervient la Charité (Operatio) la maîtresse des vertus. Après avoir étranglé l’Avarice, la Cha-rité rappelle les paroles du Christ enjoignant de ne pas prendre avec soi de biens, de ne pas se préoccuper du lendemain, mais de rester confiants dans les biens qu’il procure.

Alors que les vertus quittent le champ de bataille sous l’égide de la Concorde (Concordia), elles sont attaquées à l’improviste par la Discorde (Discordia) portant aussi le nom d’Hérésie (Heresis) qui vient blesser la Concorde. Elle est tuée par la Foi. La Concorde adresse ensuite une allo-cution aux autres vertus

Pax plenum uirtutis opus, pax summa laborum. (v. 769)

« La paix est l’œuvre parfaite de la vertu ; la paix est le point final des travaux »

Nil placitum sine pace Deo (v. 772)

« Rien ne plaît à Dieu sans la paix ».

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Les vertus construisent ainsi, à l’exemple de Salomon, le Temple étin-celant de l’âme qui devient alors une demeure pour Dieu.

5. Les deux livres du Contre Symmaque

Dans le Contre Symmaque, Prudence s’emploie à réfuter, à vingt ans de distance, les arguments du sénateur païen Symmaque qui réclamait à l’empereur le rétablissement de l’autel de la Victoire. Le poète s’inscrit ici dans la lignée de saint Ambroise qui avait déjà réagi en envoyant deux lettres à l’empereur. Chaque livre s’ouvre sur une préface allégorique ti-rée d’un épisode du Nouveau Testament présentant saint Paul et saint Pierre, les deux patrons de la ville de Rome, sauvés d’un danger par la prière12. Le premier livre est une satire des faux dieux du paganisme, fruits de l’imagination des poètes. Le deuxième livre comprend la réfuta-tion elle-même. Le poème est remarquable en ce qu’il présente la volonté de conversion de Rome et sa destinée chrétienne révélée par l’empereur Théodose. L’histoire de Rome est l’œuvre de la providence divine : sa vocation est en effet de créer un Empire qui permette à l’humanité d’être unie pour recevoir d’un même cœur la Révélation du Christ13.

Iam mundus te, Christe, capit, quem congrege nexu Pax et Roma tenent.

« Désormais, le monde t’accueille, ô Christ, le monde dont la paix et Rome maintiennent l’étroite unité. » (II, 635-636).

12. Pour saint Paul, il s’agit de la morsure d’une vipère (Ac 28). La préface du livre II évoque la marche sur l’eau de saint Pierre (Mt 10).

13. Ce thème providentialiste vient d’Eusèbe de Césarée et a trouvé un large écho chez Ambroise de Milan, mais, avec Prudence, « pour la première fois en Occident un auteur chrétien présente une histoire de Rome continue et cohérente de Romulus à la dynastie théodosienne » (H. Inglebert, Les Romains chrétiens face à l’histoire de Rome, Paris, 1996).

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Ce poème est plus qu’une réfutation de Symmaque : il tend à expo-ser, contre la tentation conservatrice du retour aux traditions païennes, une vision du monde dans la lumière du christianisme qui, loin d’abolir l’héritage des anciens, lui donne son véritable sens en le transcendant. Cette conception apparaît clairement à la fin du livre II où le poète pré-sente le modèle du cultivateur chrétien (l’agricola christianus) qui cultive son champ à l’image de son âme. Or, chez notre poète, ce thème de la correspondance entre la cultura agri et la cultura animi doit autant à Virgile et Horace qu’à la parabole évangélique de la bonne terre qu’il paraphrase. Ainsi, tout le passé de Rome, que ce soient ses victoires militaires ou ces réalisations littéraires, prend son sens avec le Christ.

6. Le Péristéphanon

Le Péristéphanon, recueil des couronnes, est une série de poèmes consa-crés à chanter la gloire des héros chrétiens que sont les martyrs. Ainsi que le signale Maurice Lavarenne dans son édition de Prudence, « l’idée de choisir comme thème de tels récits était heureuse en elle-même. C’était sortir des sentiers éternellement rebattus de la mythologie, où se com-plaisait encore Claudien14 par exemple, pour inaugurer un genre nouveau d’épopée ».

Ces poèmes témoignent d’un culte des martyrs et contribuent eux-mêmes grandement à le développer. Ils se présentent comme un chant de louange, mais aussi un récit souvent merveilleux et une prière. L’hymne II à saint Laurent, martyr romain, raconte une histoire édifiante et qui se veut également haletante puisque le poète ménage des effets de surprise au lecteur pour l’amener à s’émerveiller sur la personnalité du saint, riche en inventions dues à sa charité et à son courage. En conclusion, le poète exprime la tristesse qu’il éprouve de son éloignement de Rome, tombeau du martyr :

14. Claudien : poète païen contemporain de Prudence et chantre officiel de la Cour impé-riale (qui, bien qu’elle fût chrétienne, ne semblait pas gêné par son paganisme). Outre ses nombreux panégyriques, il a laissé des poèmes épiques sur des sujets mytholo-giques, La Gigantomachie et Le rapt de Proserpine.

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Nos Vasco Hiberus diuidit Binis remotos Alpibus Trans Cottianorum iuga Trans et Pyrenas ninguidos.

Vix fama nota est, abditis Quam plena sanctis Roma sit, Quam diues urbanum solum Sacris sepulcris floreat.

Nous, l’Ebre basque nous en sépare ; deux chaînes d’Alpes nous en écartent ; nous habitons au-delà des sommets Cottiens, au-delà des Pyrénées neigeuses.

C’est à peine si la renommée nous a appris combien Rome est pleine de tombeaux de saints, combien le sol de la Ville est riche, fleuri de sépulcres sacrés.

Le poète considère le saint comme un intercesseur vivant au Ciel, et continuant de s’occuper des intérêts de ses enfants spirituels. Il reconnaît son indignité et sa lâcheté, mais s’adresse avec d’autant plus de confiance au saint martyr.

Ceu praesto semper adsies, Tiosque alumnos urbicos Lactante complexus sinu Paterno amore nutrias ...

Audi benignus supplicem Christi reum Prudentium, Et seruientem corpori Absolue uinclis saeculi !

On dirait que tu es toujours à la disposition de tous, et que dans ton amour de père tu embrasses sur ton sein caressant des enfants de la Ville, et tu les combles de bienfaits. (...)

Ecoute avec bienveillance les supplications de Prudence, coupable envers le Christ ; il est l’esclave de son corps : dégage-le des chaînes du siècle.

Prudence célèbre surtout les martyrs espagnols et les martyrs romains dans une ferveur qui est également patriotique : les martyrs sanctifient la terre qu’ils ont arrosés de leur sang et cette terre en tire son identité. Ainsi dans l’hymne IV en l’honneur des dix-huit saints martyrs de Sara-gosse, le poète évoque la gloire de Saragosse à côté de celle des autres cités énumérées comme en une litanie :

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Bis nouem noster populus sub uno Martyrum servat cineres sepulchro, Caesaraugustam uocitamus urbem, Res cui tanta est. ...

Martyrum credas patriam coronis Debitam sacris, chorus unde surgens Tendit in caelum niueus togatae Nobilitatis

Notre peuple conserve dans un même sépulcre les deux fois neuf martyrs ; Saragosse, tel est le nom de la ville qui possède un tel trésor.

On croirait que c’est là la patrie des martyrs, patrie réservée à leurs couronnes sacrées, et d’où le choeur neigeux de leur noblesse en toge s’élance vers le ciel. »

Le poète met dans la bouche des saints des discours d’exhortation, souvent très longs, mais certaines phrases se détachent, comme celle de saint Fructueux (hymne VI, 25) :

Carcer christicolis gradus coronae est.

« La prison, pour les chrétiens, est un pas vers la couronne. »

Dans les temps troublés qui sont les nôtres, des normaliens seront peut-être sensibles à l’Hymne IX, consacrée à la passion de saint Cassien, professeur martyrisé par ses élèves. Le poète s’adresse à son lecteur sur un mode personnel en racontant comment, alors qu’il était allé prier, plein de tristesse, dans une église, il a vu un tableau représentant le saint martyr et s’est fait raconter son histoire par le sacristain, une histoire qui « montre la foi solide de l’ancien temps » (ueram uetusti temporis monstrat fidem). Le poème ne s’achève pas avec la mort du martyr mais sur sa fécondité post mortem à l’égard du poète suppliant qui s’approche de lui et s’épanche sur le ton de la confidence. Par sa poésie, le poète met en lumière la proximité que nous pouvons avoir avec les saints.

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Tunc arcana mei percenseo cuncta laboris, Tunc, quod petebam, quod timebat, murmuro : Et post terga domum dubia sub sorte relictam, Et spem futuri forte nutantem boni. Audior ; urbem adeo, dextris successibus utor, Domum reuertor, Cassianum praedico.

Puis je passe en revue toutes mes peines cachées, et je murmure au saint mes désirs et mes craintes ; je lui parle de ma famille que j’ai laissé derrière moi dans une situation difficile, de mon espérance chancelante d’un bonheur qui arrivera peut-être. Le saint m’entend. Je vais à Rome ; mes démarches réussissent ; je reviens chez moi ; je chante les louanges de Cassien.

Le poète célèbre aussi en des formules heureuses la passion des apôtres saint Pierre et saint Paul protecteurs de Rome (Hymne XII), de saint Cyprien de Carthage (Hymne XIII) qui, avant de rendre gloire à Dieu par son martyre, mit au service de la Parole divine « une éloquence pleine de richesse pour instruire le monde » (locuples facundia, quae doceret orbem) : le poète raconte avec art sa conversion qui révèle déjà la puis-sance de Dieu et fait ressortir la dimension à la fois charnelle et univer-selle du saint (double dimension voulue par la vocation catholique) :

Nec Libyae populos tantum regit, exit usque in ortum Solis et usque obitum, Gallos fouet, imbuit Britannos, Praesidet Hesperiae, Christum serit ultimis Hiberis ; Denique doctor humi est, idem quoque martyr in supernis ; Instruit hic homines, illinc pia dona dat patronus.

« Ce n’est pas seulement les peuples de la Libye qu’il dirige, il s’avance jusqu’au lever du soleil et jusqu’à son coucher ; il soutient les Gaulois, instruit les Bretons, veille sur l’Hespérie, sème le Christ chez les plus reculés des Ibères. En un mot, c’est un docteur sur terre en même temps qu’un martyr au ciel. Ici il instruit les hommes. De là-haut, ce saint pa-tron nous envoie ses dons bienveillants. »

L’hymne XIV est consacré à Sainte Agnès dont la passion a été retra-cée également par saint Damase et saint Ambroise. Mais Maurice Lava-renne signale que le poème de Prudence a fourni l’hymne de la fête de Sainte Agnès dans le Bréviaire mozarabe.

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7. Le Dittochaeon

Le Dittochaeon est un recueil de quatrains destinés, pense-t-on, à ac-compagner des fresques représentant des scènes de l’Ancien et du Nou-veau Testament. Certains sont strictement narratifs ou descriptifs, mais d’autres invitent à la contemplation comme le quatrain XXVII sur les présents des mages (Magorum munera) :

Hic pretiosa magi sub uirginis ubere Christo Dona ferunt puero myrrhaeque et turis et auri ; Miratur genetrix tot casti uentris honores Seque Deum genuisse hominem, regem quoque summum.

« Voici les mages qui apportent au Christ enfant, allaité par la Vierge, des présents précieux de myrrhe, d’encens et d’or. Sa mère s’étonne de voir rendre tant d’honneurs au fruit de ses chastes entrailles, et d’avoir mis au monde l’Homme-Dieu, qui est aussi le Roi suprême. »

A travers l’émerveillement de Marie, le poète nous introduit dans le mystère, nous invitant par sa poésie à redécouvrir le miracle du Salut.

III. L’apport de Prudence

1. Sauver la culture païenne en la convertissant

Prudence a fait une œuvre originale en ce qu’il a choisi de s’inscrire dans la grande tradition de la poésie classique et de recueillir tout son hé-ritage, réalisant ainsi une fusion harmonieuse de la culture païenne et de la pensée chrétienne. Ses écrits greffent un fond chrétien sur une forme classique. Il se distingue ainsi des autres poètes chrétiens qui lui sont contemporains ou légèrement postérieurs, car sa poésie n’a rien d’une paraphrase en vers de l’Ecriture. Elle est l’expression de sa pensée, mais d’une pensée profondément chrétienne. Cependant, il revendique éga-lement, face aux écrivains païens de son époque, comme Symmaque et

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Claudien, l’héritage de la culture antique qu’il souhaite subsumer en le christianisant. Cette attitude s’exprime très nettement dans les vers du Contre Symmaque où il rappelle le souhait de l’empereur Théodose15 de conserver les statues païennes pour leur valeur ornementale :

Liceat statuas consistere puras, Artificum magnorum opera ; haec pulcherrima nostrae Ornamenta fiant patriae, nec decolor usus In uitium uersae monumenta coinquinet artis. (v. 502-505)

« Permettons aux statues, œuvres de grands artistes, de se dresser toutes pures ; qu’elles deviennent de beaux ornements de notre patrie ; mais qu’un mauvais usage ne souille plus, ne fasse plus servir au mal les monuments de l’art. »

2. La postérité de Prudence

Prudence n’a pas été seulement un continuateur, il fut aussi un (ré)novateur. Il a en effet redonné souffle aux genres littéraires épuisés. La grande poésie didactique romaine retrouve une raison d’être en de-venant le véhicule de la doctrine chrétienne. Ses hymnes aux martyrs ont alimenté les hagiographies médiévales, mais font ressortir à travers l’expression poétique d’une dévotion personnelle le rôle d’intercesseur que peuvent jouer les saints en nos vies et la relation vivante que nous pouvons entretenir avec eux. Bien plus, avec la Psychomachie, Prudence est l’inventeur de l’épopée allégorique qui connaîtra une fortune consi-dérable au Moyen-Age, et notamment dans l’iconographie : les sculp-tures de nos cathédrales sont là pour l’attester ! Son œuvre est celle qui fut la plus recopiée après la Bible. Il apparaît aux médiévaux comme l’équivalent chrétien d’un Virgile ou d’un Horace. Encore apprécié des humanistes, il tombe ensuite dans l’oubli aux siècles suivants, lorsqu’est prôné le retour au classicisme qui relègue dans l’ombre l’Antiquité tar-dive comme une sombre période de décadence. Cependant, Laurence

15. Nous avons un témoignage de cette politique impériale dans le Code théodosien.

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Gosserez16 a suggéré l’idée que Prudence, avec ses peintures vigoureuses et sa pratique de la poésie comme un exercice spirituel dans lequel on en-gage son salut, a pu inspirer un Baudelaire fasciné par « les poètes latins de la décadence ».

Désormais, son œuvre est surtout envisagée d’un point de vue histo-rique, comme témoignage intéressant de la mentalité ou de l’esthétique d’une époque17.

Conclusion

On peut dès lors se demander si ce poète garde un intérêt pour nous aujourd’hui. N’est-il pas un vieux fossile poussiéreux réservé à quelques classicisants en mal de spécialisation, comme l’auteur du présent article, à de prestigieux érudits ou à de malheureux agrégatifs d’une matière en voie de disparition ? Peut-être, et pourtant, les esprits curieux et bienveil-lants, sensibles aux belles images, pourront encore en tirer divers ensei-gnements :

• L’homme n’est pas banal. Il s’inscrit en effet dans ce mouve-ment de grands aristocrates convertis qui choisissent un mode de vie retiré et ascétique comme son contemporain, Paulin de Nole devenu ensuite évêque et porté sur les autels. Prudence, lui, ne figure pas dans le martyrologe, peut-être parce qu’il reste mal connu, d’autant plus qu’il n’est pas entré dans la prêtrise. Ce qui le distingue de ses contemporains et notamment de saint Paulin, c’est le choix spécifique de la poésie comme chemin de sainteté, un choix qui s’appuie, si l’on y réfléchit bien sur les Écritures, les Psaumes comme les Épîtres pauliniennes, qui exhortent le fidèle

16. Dans son article « Modernité baudelairienne et ‘décadence’ latine : le poète latin Pru-dence, une source de Baudelaire ? », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2000.

17. Les remarques vengeresses dont l’éditeur Maurice Lavarenne émaille son édition de l’œuvre du poète, prenant un malin plaisir à souligner toutes les maladresses et les er-reurs de goût, sont un remarquable échantillon de la condescendance dont Prudence se voit aujourd’hui affligé.

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à se faire le chantre de Dieu en tout temps. Ses poèmes ne sont pas seulement des compositions savantes pour un petit cercle de lettrés, ce sont les œuvres d’un croyant : ses vers vibrent d’une foi fervente.

• Nous pouvons trouver dans son œuvre des pépites dont l’article que voilà aura essayé de donner une idée : beaucoup de passages poétiques peuvent encore nous toucher et restent injustement dans l’oubli, car notre sensibilité n’est plus familière de cette es-thétique faite de réminiscences classiques et d’une imagerie allé-gorique.

• Cette œuvre appartient à une époque d’une grande richesse et dont nous sommes autant les héritiers que de celle de Cicéron, peut-être même davantage. En effet, il s’agit bien d’un tournant. Prudence fut le conseiller de Théodose, l’empereur qui acheva la christianisation de l’Empire tandis que, dans le domaine culturel, se réalisait la fusion entre la culture gréco-romaine et le chris-tianisme, fusion dont nous sommes aujourd’hui encore, qu’on le veuille ou non, les héritiers. Ce sont aussi les derniers feux de l’Empire romain déjà menacé par le déferlement des hordes bar-bares. La poésie de Prudence est le reflet de cette « belle époque », mais, en faisant de l’art un moyen privilégié d’expression de la foi, elle annonce déjà les grandes réalisations du Moyen-Age.

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L’art, figure de la sainteté : l’exemple de Fra Angelico

Jean-Benoît PouLLe

Le 3 octobre 1982, le pape Jean-Paul II éleva le peintre Guido di Pietro, en religion Fra Giovanni da Fiesole, o. p., à la gloire des autels. Plus d’un demi-millénaire s’était écoulé entre la mort à Rome, en 1455, de celui que la postérité connaît sous le nom de Fra Angelico, et sa béa-tification. Ce long délai peut surprendre, tant la réputation du « peintre des Anges », déjà bien établie de son vivant, s’accrut encore après lui. De cette aura de gloire, semblable au nimbe doré de tant de ses personnages, émerge communément l’idée d’une synthèse, unique chez lui, entre le génie pictural et la sainteté personnelle.

En effet, si toute l’histoire de la peinture occidentale peut être écrite en fonction de ses rapports au sacré, nous avons fréquemment l’im-pression que l’art de Fra Angelico en constitue un moment singulier. Il représente, d’une certaine manière, la figure la plus achevée et la plus haute de l’intrication entre l’art et la foi. En un sens, qu’elle qu’ait pu être la floraison réelle des peintres de renom chez ses contemporains, nous pressentons que Fra Angelico ne se réduit pas à un nom dans l’histoire si riche du Quattrocento florentin. Sa peinture, qui certes prend place dans la lente évolution des techniques à la Renaissance, n’en fait pas pour autant un artiste situable ou daté : il semble qu’elle manifeste particulièrement l’intemporalité de l’art. C’est pourquoi, de Gracq à Proust, elle a fasciné des artistes dont la sensibilité est a priori bien éloignée de celle d’un domi-

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nicain du XVe siècle, qui fut, on l’oublie trop souvent, contemporain de Torquemada ou de Savonarole. Du reste, la personnalité de l’artiste im-porte peu ici, puisqu’elle paraît s’effacer entièrement derrière son œuvre. Mais alors, la singularité de cette dernière n’en devient que plus brûlante : comment, à un âge où il n’est ni un génie ni un prophète, le peintre peut-il traduire dans son art le Mystère chrétien ?

Certaines réponses à cette interrogation se trouvent bien dans la vie du Frère Jean de Fiesole, religieux et peintre à Florence, mais d’autres ne se laissent approcher que dans la contemplation de ses grands chefs-d’œuvre, tels l’Annonciation du couloir de San Marco. À travers leur étude successive, c’est pourtant le même mystère de l’humble effacement des saints devant Dieu que nous apercevrons.

I. Fra Giovanni da Fiesole, un mystique au Quattrocento ?

Guido di Pietro est né à une date inconnue aux alentours de 1400, à Vicchio di Mugello. Selon Vasari, biographe des peintres qui écrit lui-même à la fin du XVIe siècle, il est le fils d’un paysan aisé ; un de ses frères devient bénédictin, tandis que sa sœur Francesca aura un fils, An-tonio, qui est plus tard l’assistant de son oncle sur les chantiers de Rome et d’Orvieto. Nous ne savons rien de Guido avant 1417, où il est men-tionné comme membre d’une confrérie affiliée aux Dominicains obser-vants. Il entre peu après au couvent dominicain de Fiesole sous le nom de Fra Giovanni, peut-être après un éloignement temporaire de Florence en raison des troubles du Grand Schisme, et est ordonné prêtre en 1427. Dès 1417, il est signalé comme peintre ; la question de sa formation est très controversée, et nous ramène à celle, bien plus vaste, de l’éclosion du Quattrocento florentin1. A l’époque de son éducation artistique, les grands maîtres florentins sont Masaccio, Lorenzo Monaco ou Starnina : il paraît difficile de déterminer dans quelle mesure ils ont respectivement influen-cé le peintre de Fiesole, même s’il est certain que ce dernier a compris

1. Paul Muratoff, Fra Angelico, Paris, Crès, 1929, pp. 15-20. Pour la partie historique et descriptive, nous nous sommes fiés à cet auteur, ancien mais généralement sûr.

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leurs grandes innovations techniques, et s’en est inspiré. Fra Angelico, contemporain de Donatello ou de Brunelleschi, semble également être resté à l’écart des problèmes nouveaux éclos avec ces artistes polyvalents de la première génération du Quattrocento.

Sa première œuvre, la décoration d’un autel pour la chapelle Gherar-dini de l’église Saint Étienne de Florence, date de 1418. Les composi-tions de ses années 1420-1430 témoignent d’un passage progressif de la peinture orfévrée, art proche de l’enluminure –on peut d’ailleurs penser qu’il a eu des enlumineurs pour maîtres-, à la peinture de chevalet, puis à la fresque2. De cette période nous sont essentiellement parvenus des retables d’autels, en particulier des prédelles. Dans ces œuvres collec-tives, il est souvent assez ardu de savoir ce qui relève du maître ou de ses disciples3. Citons le retable de l’église Saint-Dominique de Fiesole, le Triptyque de Saint-Pierre Martyr, et surtout l’Annonciation conservée au Pra-do, dont la prédelle comporte cinq histoires de la Vie de la Vierge, œuvre où, pour la première fois, la composition est enveloppée d’une lumière diaphane qui devient bientôt caractéristique de son style.

En 1436, a lieu sans doute le tournant de sa carrière : le couvent San Marco de Florence est affecté aux dominicains de Fiesole, qui dé-cident de le reconstruire. C’est alors que Fra Angelico peint les fameuses fresques des cellules, à la demande de Cosme l’Ancien4. A elles seules, ces soixante-dix compositions forment la moitié de son œuvre connue5. Certaines sont entièrement de la main du maître, mais beaucoup révèlent la touche d’autres exécutants. Il n’y a pas eu de plan général des fresques dans le couvent : en peignant, le frère Giovanni répondait avant tout à une nécessité monastique, celle de soutenir la vie contemplative grâce à des scènes d’édification. C’est pourquoi le visiteur contemporain de

2. Ibid., p. 33.

3. Ibid., pp. 20-30.

4. Cosme l’Ancien (1389-1464) est le premier des Médicis à imposer son hégémonie politique à Florence, de 1434 à sa mort. Il inaugure également la longue tradition dynastique du mécénat éclairé.

5. Ibid., p. 8

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San Marco doit songer que Fra Angelico a représenté ces scènes pour ses frères, non pour la montre ; il n’a pas « décoré » le couvent, mais l’a rendu plus propice à la prière par la peinture de la vie du Christ. Les fresques se trouvent d’ailleurs toutes à contre-jour, sur le même mur que l’unique fenêtre des cellules. Pour autant, à rebours de l’imagerie pieuse qui fait du saint un solitaire, il ne faudrait pas oublier les aspects maté-riels et même comptables d’une telle entreprise, qui révèlent que, chez Fra Angelico, les dons certains pour la vie contemplative s’allient à des aptitudes probables pour la vie active6. Parmi les compositions les plus harmonieuses, Paul Muratoff distingue le célèbre Christ en croix avec Saint Dominique pour la « pureté et la simplicité du style », La Madone et les saints pour la souplesse du rythme, ainsi que les deux Annonciations, celle du corridor, la plus célèbre, et celle de la troisième cellule, peut-être son chef d’œuvre pour le sens de la mesure et l’audace de l’invention7. Mais d’autres relèvent aussi la Transfiguration de la troisième cellule, à cause de l’aisance idéale et de la légèreté des figures, le Christ aux outrages, ou en-core la Nativité de la cinquième cellule, qui donne à voir une ébauche de perspective. Si l’on excepte certaines œuvres, où les retouches ultérieures ne sont pas sans maladresse, le couvent San Marco présente ainsi une concentration rarissime de compositions qui marquent un sommet de la peinture à fresque.

La peinture de cet ensemble occupe Fra Angelico jusqu’aux environs de 1445. L’année suivante, son ami et supérieur Antonin, prieur de San Marco, devient archevêque de Florence. Puis le pape Eugène IV, attiré par sa renommée, l’appelle à Rome en 1447. Après un court séjour à Or-vieto, où il décore une chapelle de la nouvelle cathédrale, il se rend dans la Ville Éternelle pour peindre les fresques d’une chapelle du Saint-Sa-crement détruite au XVIe siècle. En 1450, il doit retrouver Florence, car il a été nommé prieur de San Marco et archiprêtre8. Il se rend une nou-

6. Ibid., pp. 49-51.

7. Ibid., pp. 52-56.

8. P. Muratoff, op. cit., p. 64, voit dans ce poste une « charge honorifique », sans prouver cette assertion

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velle fois à Rome en 1442, cette fois à la demande de Nicolas V, et peint les fresques de la Chapelle Nicoline, qui a été préservée. Il y meurt le 18 février 1455, et est enterré dans l’église Santa Maria sopra Minerva.

Ces quelques éléments biographiques posés, sommes-nous mieux renseignés sur l’art de Fra Angelico ? A bien des égards, sa vie si dis-crète semble avoir épaissi le mystère. Pour une conscience moderne, il est évident que la clé de la personnalité de l’artiste, de son « génie », se trouve dans l’étude de ses œuvres. Mais dans le cas de Fra Giovanni de Fiesole, nous nous heurtons à de nombreuses difficultés. On a déjà signalé qu’il est très difficile de distinguer ce qui relève de lui, ou de ses disciples et élèves9. Pour autant, a-t-il laissé une « école » à propre-ment parler ? Cette question est au moins aussi débattue que celle de sa formation. P. Muratoff incline à répondre affirmativement10. Mais il se montre très circonspect : les disciples de Fra Giovanni da Fiesole, à partir de 1445 surtout, ont pris toujours davantage de part à son travail, et ont tendu à « masquer sa personnalité artistique11 ». A la fin de sa vie, il est en quelque sorte absorbé par son école, et disparaît en elle. On peut certes repérer des affinités avec certains de ses contemporains, qui ont été récemment soulignées12 : il s’agit au premier chef de Fra Filippo Lip-pi, le plus connu ; mais on peut aussi citer son aide Pesellino, Benozzo Gozzoli pour la période tardive, ou encore Zanobi Strozzi. Toutefois le milieu de ses disciples reste en général très mal connu ; car « les maîtres qui restèrent les plus fidèles à Fra Angelico sont ceux dont les noms ne sont pas parvenus jusqu’à nous13 ».

9. Ibid., pp. 20-30.

10. Ibid., p. 60.

11. Ibid., p. 61.

12. Par exemple dans l’exposition « Fra Angelico » organisée en 2011 au Musée Jacque-mart-André.

13. Muratoff, op. cit., p. 72.

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De même, on peut difficilement lui trouver une postérité picturale immédiatement identifiable. P. Muratoff affirme péremptoirement qu’il « n’y a pas eu en art d’héritiers authentiques de Fra Angelico14 », car cet art « fut hautement prisé de ses contemporains, mais n’en fut pas vrai-ment compris ». Comment alors définir son style ? Muratoff pense que son œuvre « s’efforce de briser avec la tradition gothique, poussé qu’il est par un idéal de beauté quelque peu conventionnelle, non moins que par ses exigences abstraites de mesure, d’harmonie, de proportion, de rythme15 ». En cela, il s’élève contre la thèse, dominante à l’époque où il écrivait, qui fait de Fra Angelico un « gothique tardif » à la suite des maîtres du Trecento. Il le définit plutôt, selon la terminologie – quelque peu fixiste, mais alors en vigueur en histoire de l’art –, comme un « clas-sique instinctif », qui marquerait la transition entre le « classicisme médié-val » d’un certain art italien, et les « romantiques de la Renaissance », tels Botticelli16 : ainsi, « ce qu’il y avait de profondément abstrait dans la pein-ture de Fra Angelico ne fut compris par personne de son vivant, et de tous les Quattrocentistes n’eût pu l’être, en général, que du seul Botticel-li17 ». Plutôt que d’un style ou d’une « manière » qui se transmettrait par filiation directe, la peinture de Fra Angelico témoignerait d’un « esprit » manifesté par résurgences brusques chez des peintres de la même sensi-bilité. Outre Botticelli, Muratoff cite Raphaël, qui aurait pu voir dans le Frère angélique « le maître qui lui était le plus apparenté par l’esprit », car « ni l’un ni l’autre {sans être « médiévalistes »} ne furent des novateurs de la forme, des réalistes, ni des naturalistes, et c’est pourquoi ils n’appar-tiennent pas complètement à la Renaissance18 ». Fra Bartolomeo, autre peintre dominicain, témoigne quant à lui d’une résurgence plus tardive de cet esprit, dans la seconde moitié du XVIe siècle.

14. Ibid., p. 74.

15. Ibid., p. 75.

16. Ibid., pp. 15-20.

17. Ibid., p. 75.

18. Ibid., p. 75.

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Certains ont vu dans Fra Angelico l’équivalent, pour la tradition la-tine, des peintres d’icône du monde grec. Si P. Muratoff lui concède un « côté iconographique », il prévient que ce n’est ni un dogmatique ni un théoricien, qui n’a « pas le moindre penchant pour l’illustration d’une doctrine quelconque, ou même pour la narration dans sa peinture19 ». Il conteste également l’expression trop vague de « symbolisme » pour désigner son art, qui est symbolique « tout au plus dans la mesure {…} où l’art chrétien en général est symbolique20 ». Le mysticisme du peintre, si important pour son hagiographie, n’est en revanche pas contesté : son art possède une « faculté mystique de contemplation réelle », et certains auteurs vont jusqu’à considérer « qu’il voyait réellement des anges, très souvent et tout près de lui », de manière aussi simple, précise et naturelle que le monde d’ici-bas. Cela n’en fait pas un homme complètement indif-férent aux réalités terrestres. Au contraire, dans sa peinture « la profonde sincérité de la vision intérieure s’allie à un art immense, à une infaillibi-lité presque mathématique, au plus ingénieux modèle de composition étudiée et travaillée21 ». En cela, il retrouve certains des vieux schèmes des mosaïstes et peintres d’icônes : car « il comprenait que le thème de l’art chrétien est le thème de la prière, et par conséquent, un thème ryth-mique22 ».

Ainsi, Fra Angelico représente bien un paradoxe fondamental de la vie chrétienne : celui d’un régulier dans le monde, qui n’est pas du monde. Il n’est pas séparable du grand mouvement de recherches et d’innovation qui marque la Renaissance florentine. Sa carrière est analogue à celle de bien des artistes de son époque. D’abord inspiré par les travaux de ses prédécesseurs, il a été admiré et reconnu par ses contemporains, au point d’être à son tour imité par des disciples moins doués. Et pourtant, le clas-sicisme harmonieux et intemporel de sa peinture, ainsi que son mysti-cisme inné, donnent l’impression d’une œuvre tout à fait singulière, dans

19. Ibid., p. 76.

20. Ibid., p. 77

21. Ibid., pp. 78-79.

22. Ibid., p. 80.

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laquelle on trouverait des correspondances immédiates avec les canons d’autres traditions et époques. Il est donc vain d’extraire Fra Angelico de son siècle, comme de vouloir l’y réduire. Mais au fond ce paradoxe de l’artiste n’est-il pas aussi celui chacune de ses œuvres ?

II. Figurer le Mystère : l’Annonciation du couloir de San Marco

Le récit de l’Annonciation, dans l’Évangile selon Saint Luc, frappe par son laconisme23 : treize versets d’une étonnante concision racontent le pur contact verbal entre la Vierge et l’Ange, sans décrire aucun lieu ni aucun geste. Cette sobriété évangélique contraste avec l’abondante exé-gèse qui en a été donnée par les Pères et les docteurs de l’Église. Car ceux-ci ont bien senti que le récit de l’annonce n’épuise de loin pas le sens de ce qui se passe dans la scène narrée : à l’instant même du Fiat, le Mystère de l’Incarnation se produit, le Verbe se fait chair. En un sens, l’Annonciation vaut d’abord pour ce qu’elle nous dit de l’Incarnation. La réalité de la scène du colloque angélique possède donc la structure d’un mystère : derrière elle apparaît une multiplicité de significations ver-tigineuses pour l’intelligence humaine. Le Fiat marial, l’acceptation de l’Incarnation, qui est l’instant du récit le plus souvent représenté dans les scènes d’Annonciation, réalise la conjonction de deux ordres hétéro-gènes, du divin et de l’humain. Comme les Pères l’ont vu, c’est en ce sens un écho lointain du Fiat lux de la Genèse : il exprime, mais inversement, le même saut de l’abîme infini qui sépare la créature du Créateur.

Un tel acte possède bien évidemment un caractère exorbitant, inef-fable, inouï : c’est quelque chose d’absolument impropre à la représen-tation. Comment donc le montrer dans la peinture ? En effet, celle-ci ne travaille qu’avec les seules ressources du visible, et le tableau qui en

23. Les lignes qui suivent s’inspirent de la seconde partie de l’ouvrage de George Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et Figuration, Paris, Flammarion, 1990, pp. 113 sq., consacrée à l’analyse des Annonciations du maître de San Marco. Avouons toutefois que, si la plupart de ses pages nous ont paru éclairantes, nous n’avons pu suivre tous les détours de la pensée de l’auteur, lorsque leur expression devient par trop nébuleuse.

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résulte n’est rien d’autre qu’un simple objet matériel. Par ailleurs, de-puis l’avènement de la modernité, précisément depuis cet humanisme du Quattrocento qui formait l’environnement de Fra Angelico, la peinture occidentale s’est appliquée à produire un récit. À l’imitation de la pa-role, elle donne à voir une « scène narrative », l’instantané d’une histoire. Cette narrativisation de la peinture succède aux représentations symbo-liques ou mystiques de l’ère médiévale, et est inséparable des grandes nouveautés de la technique picturale : la tridimensionnalité produite par la perspective donne l’illusion que le lieu représenté est un espace natu-rel, tandis que le mouvement et le rythme de la composition donnent l’impression au spectateur qu’il se trouve devant le « moment naturel » de l’action. La peinture de scènes y a assurément gagné en réalisme psycho-logique. Mais face à une telle évolution, le Mystère semble mis hors-jeu.

La chance de Fra Angelico fut de rester en marge de ces bouleverse-ments, sans leur être complètement étranger. Dans les fresques de San Marco, il ne se préoccupe pas du récit, de la vraisemblance de « l’histoire » tirée de l’Ecriture. Dans l’Annonciation du corridor, aucun détail « réa-liste » ne permet d’identifier la Galilée. De même, la peinture n’est pas situable dans le temps du récit : Fra Angelico ne peint pas un épisode de l’Annonciation, un moment précis d’un récit préalablement décomposé, pour les peintres, selon les attitudes de la Vierge. Il existait pourtant cinq types d’Annonciation au Quattrocento, à partir de ces moments, selon que la Vierge était représentée dans une attitude de cogitatio, d’humiliatio, d’accep-tatio, etc. A San Marco, tout se passe, en somme, comme si le peintre était bien au fait des innovations de son époque, telles que l’organisation de la composition en scènes d’une histoire ou la perspective, mais refusait délibérément de les utiliser. De là vient peut-être son classicisme inclas-sable, ni médiéval, ni renaissant.

Refusant les nouvelles méthodes qui auraient pu assigner à la figure représentée un temps et un lieu définis, Fra Angelico se retrouve en outre, pour peindre l’Annonciation, devant le défi singulier de figurer l’infigu-rable, de donner à voir un acte à la portée infinie, qui conditionne tout le salut du genre humain. La réflexion technique tend ici à se rapprocher de la théologie. Il n’est pas invraisemblable de penser qu’à cet égard, Fra Angelico a dû s’appuyer sur les écrits de son ami Saint Antonin de Flo-

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rence. Ces derniers sont de toute manière représentatifs des conceptions théologiques d’un dominicain du XVe siècle sur l’Annonciation, très mar-quées par la grande scolastique de Saint Albert le Grand et de Saint Tho-mas d’Aquin. A la suite de ces maîtres, Saint Antonin commente l’Incar-nation selon trois arguments de convenance24 théologique : le premier, scripturaire, fait de la Parole de l’Ange un reflet de la prophétie d’Isaïe : la parole présente qui annonce un événement à venir, Ecce concipies (Lc, 1, 31), est aussi une citation du prophète (Is, 7, 14 : « Voici que la Vierge est enceinte »). Ainsi, lors de l’Annonciation, tous les temps sont convoqués. La seconde convenance explique l’apparente irrationalité du Mystère an-noncé par le fait que le mode d’énonciation doit correspondre au mode de promesse divine (Saint Antonin s’inspire ici de Saint Albert). Dans toute l’Annonciation se manifeste d’ailleurs une sorte de sur-éminence du mystère dans la présentation du récit : c’est ainsi par admiration du mystère et non par passion naturelle, selon Saint Antonin, que la Vierge se trouble (Lc, 1, 29). La troisième convenance fait intervenir la cause finale de l’Annonciation, la perspective du Salut, qui répare la nature en vue de la fin des temps ; l’Annonciation est alors le point inaugural de l’œuvre salvifique. Chacune de ces trois convenances correspond à un temps spécifique : passé, présent et avenir. Elles introduisent le croyant à entrer dans une temporalité d’attente, en prenant pour modèle la Vierge, en qui Saint Antonin voit une illustration du don de piété, du fait de sa soumission au mystère : comme Marie, le croyant doit attendre avec dé-votion la plénitude des temps.

Cet exemple n’est qu’un aperçu de la richesse spirituelle infinie que recèle l’Annonciation. Mais le problème demeure entier : comment ex-primer cette abondance de sens en peinture ? Comment figurer une pro-phétie, un mystère, la grâce ou l’attente du Salut ? En somme, comment peindre, dans l’Histoire, ce qui ne relève plus entièrement de l’Histoire ? La difficulté vient d’une double contrainte : en vertu de la prévalence du Mystère sur le récit qui le signale, il faudrait réduire la trame narrative au minimum pour bien le représenter ; or sur la peinture, c’est le mystère

24. À entendre ici, au sens scolastique, par opposition à la nécessité logique, à laquelle l’Incarnation ne se soumet jamais.

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qui risque d’être réduit à rien, étant donné qu’il est invisible, et, au sens usuel, infigurable.

Il est alors nécessaire de porter l’interrogation sur la notion de fi-gure même, sur ses enjeux et ses potentialités. Au sens le plus général, une figure est une configuration du monde visible, l’aspect d’un objet, d’une créature ; c’est, selon Saint Thomas, « une forme de grandeur dans les choses corporelles ». Mais la notion recouvre aussi une seconde ac-ception, que donne le Catholicon du prédicateur dominicain Giovanni di Genova, quand il signale que figurare peut s’entendre au sens d’in aliam figuram mutare : il s’agit de donner à une chose non pas son aspect propre, mais un autre, changer sa visibilité pour y introduire l’hétérogénéité et l’altérité. On défigure, si l’on veut, mais pour mieux préfigurer. Figurer une chose, c’est donc la signifier par autre chose que par son aspect ha-bituel. Ce sens de la figure se trouve bien sûr au fondement de la pensée exégétique traditionnelle. Cette notion, dans l’exégèse, donne en effet le principe et l’exigence d’une sorte de diffraction réglée du sens. Elle permet de penser à la fois le travail de division dans les quatre sens exé-gétiques de l’Ecriture, et le « trajet » entre tous les éléments diffractés, qui présente le mystère à l’intelligence. Pour ne prendre qu’un seul exemple parmi tous ceux qui sont montrés par la Bible elle-même, pour Saint Paul, le rocher que frappe Moïse figure le Christ (1 Co, 10, 4). Donc le mystère n’est pas infigurable, il n’est que figurable. En ce cas, figurer le mystère signifie l’appréhender en pratiquant une forme de diffraction, de déplacement du sens.

Cependant, aucune figure exégétique prise isolément ne peut signi-fier en propre, car le Mystère divin lui-même n’a pas son signum proprium. Ce n’est que par le réseau des renvois que le sens figural se réalise. Une figure suppose alors un système de déplacements, que Saint Augustin appelle signa translata. Les objets mêmes que nous désignons par leurs termes propres sont employés pour désigner un autre objet. En un sens, il n’y a pas de figure sans détour. La figurabilité, si l’on peut dire, inclut l’intervalle entre le signe et la chose, entre le Rocher et le Christ, ce qui les relie comme ce qui les sépare. Pour une représentation de l’Annon-ciation, doivent être « présentes » les prophéties ainsi que les autres signes bibliques dégagés par l’exégèse de cet épisode.

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L’œuvre n’est pas donc explicite, étant en cela à l’image du mystère qu’elle doit figurer : l’image peinte est énigmatique en ce que « l’énigme » représentée dans la figure donne à voir des « similitudes dissemblables », du fait de l’hétérogénéité des ordres réunis. Donnant la relation entre deux objets comportant des similitudes, la figure inclut et exhibe aussi la différence qui les sépare. Par là, elle est radicalement différente du récit, de la peinture de scène.

Figurer l’Annonciation implique d’abord un travail particulier sur la temporalité. C’est en effet, on l’a vu, un moment singulier dans lequel plusieurs temps se nouent. On sait qu’à Florence, l’année commençait le 25 mars, donnant à cette fête une valeur d’avènement. Manière aussi de marquer que le temps du mystère est toujours le présent -ceci bien qu’examinée rationnellement, la temporalité de l’Incarnation soit invrai-semblable, un vrai défi à la génération comme à la continuité et à la du-rée. La fête de l’Annonciation est aussi un passé commémoré, à double titre : car selon ce qui était cru au temps de Fra Angelico, l’épisode dont elle fait mémoire a lieu le même jour – 25 mars – que la création d’Adam, dont elle est comme l’écho inversé. C’est encore un futur préfiguré, celui de la Rédemption sur la Croix, qui accomplit l’attente. L’Incarnation du Verbe est un enjeu métahistorique, qui renvoie à la plénitude des temps : c’est bien le passage de l’éternité dans le temps qui y est montré. On peut dire que l’Annonciation, qui rejoue la Création, fait déjà signe vers la Na-tivité, la Nativité vers la Passion, celle-ci vers la Résurrection, l’ensemble figurant la Rédemption. Ainsi, grâce à la relation figurale, toute histoire de l’Ecriture devient un passé commémoré, un futur préfiguré, et un présent mystérieux. Le temps y signifie enfin une totalité cohérente. Par la récitation de l’Ave, à laquelle la peinture invite, la plénitude des temps est mise en jeu dans les instants quotidiens de la vie du fidèle. Nous en voyons un témoignage dans l’inscription au bas de l’Annonciation du cor-ridor de San Marco : « Virginis intacte cum veneris ante figuram pretereundo cave

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ne sileatur ave ». Cette inscription se prête à de multiples jeux de sens25. Elle est avant tout une invitation à la récitation du Rosaire. Elle est éga-lement elle-même une « annonce » qui inclut le spectateur, même si ce dernier se tient ante figuram, au seuil de la figure. L’œuvre conjugue donc une certaine mise à distance de la scène, mais aussi le franchissement virtuel de la distance par la piété du croyant.

La peinture exige une forme de mise en paradoxes croisés de deux données « naturelles », le temps du récit évangélique, et l’espace matériel de l’œuvre. Ce n’est qu’à ce prix que l’énigme, visible, devient le support pour la pensée du mystère – la contemplation se fait alors proche de l’interrogation. Prenons l’exemple, pour l’Annonciation du corridor, de la colonne, très importante dans la composition, où elle fait à la fois fonc-tion d’axe et de seuil. Examinée sous un angle « naturaliste », elle est une partie de la demeure de la Vierge telle que se l’imagine le peintre. Mais les arcatures peuvent aussi être des figures du Temple de Jérusalem, lui-même habitation de Dieu à l’image de la Vierge, selon l’exégèse ; elles peuvent encore représenter le couvent San Marco. La colonne est une fi-gure qui possède traditionnellement une immense richesse sémantique ; si Saint Antonin en fait une image de la conscience (sa fonction, ici, serait d’amener le croyant à une conversion du regard pour mieux pénétrer le mystère), tout ce à quoi elle renvoie, dans la Bible, peut être finalement ramené au Christ médiateur entre Dieu et les hommes. Dans cette pein-ture, c’est un lieu emblématique du mystère, de la communication entre le ciel et la terre, donc de l’union hypostatique.

L’Annonciation, ensuite, résume plusieurs lieux : de même que son temps n’est pas qu’un moment défini d’une histoire, de même son lieu n’est pas la simple circonscription d’un espace. Le « lieu pictural » (la fresque, au sens matériel) doit suggérer le déplacement ; car l’Incarna-tion elle-même induit une certaine « diffraction » de l’espace ordinaire.

25. Didi-Huberman repère par exemple les parallélismes formels virginis/veneris ; ave/cave et intacte/ante. Il insiste sur le double sens d’intacte selon qu’il s’agit d’une contraction d’intactae (rapporté à Virginis) ou d’un ablatif, qui signifierait alors une invitation à la chasteté du regard. Mais voir en veneris également le génitif de Venus, donc une allu-sion à la beauté de la Vierge, relève plutôt du délire interprétatif…

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Le « lieu » de l’Annonciation prend alors la valeur du réseau des autres lieux qu’il signifie26. La peinture, en ce sens, représente bien l’espace, mais pour le déréaliser. On possède des indices de ce déplacement dans la place de la Vierge du corridor : elle se trouve à droite de la composi-tion, mais au centre de l’espace figuré qui est délimité par les arcatures. L’attitude déférente de l’Ange la met bien au centre de l’œuvre, ce qui donne à voir un autre « déplacement » : ce pur esprit s’agenouille devant une créature inférieure selon la nature, mais infiniment surélevée par la grâce : de sorte que dans l’humble jeune fille de Galilée, c’est déjà la Reine des cieux qui est saluée.

Le jardin peint à gauche de la fresque est un autre « lieu » qui n’est pas mentionné dans le récit de l’Annonciation, mais dont l’abondance dans la tradition picturale de la scène indique bien la saturation de sens. Ici, il est semé de fleurs, taches rouges et blanches qui sont autant d’allusions au Christ souffrant et glorieux : selon un motif analogique fréquent dans la pensée scolastique, de même que la fleur se multiplie à partir de l’un, « pullulat de uno », de même la mort du Christ fait germer et se multiplier son Corps mystique, l’Église : éclaboussant la terre, son sang la féconde et fait fleurir une humanité nouvelle. L’analogie est encore renforcée par la fausse étymologie, courante au Moyen Âge, qui fait de Nazareth la « ville des fleurs ». Le jardin de Nazareth, surtout, figure d’autres jardins bibliques : d’abord le lieu de la Chute, le Paradis terrestre, qui suggère bien sûr l’identification de la Vierge comme Ève nouvelle ; mais aus-si le jardin des Oliviers, et le celui de l’ensevelissement du Christ, puis de la Résurrection. En un seul lieu est ainsi ramassé tout le drame de la Rédemption, qui est déjà en jeu dans l’Annonciation. La disposition des fresques à l’intérieur du couvent, même sans plan préétabli, semble s’organiser en un réseau qui relie l’Annonciation du corridor aux autres mystères du Salut : sur le couloir opposé, est représentée une grande Cru-cifixion, entourée de motifs végétaux qui sont précisément les mêmes que ceux de l’Annonciation, tandis que dans la cellule la plus proche est peinte l’Agonie du Christ, au jardin des Oliviers. Le rapport entre l’Annonciation

26. G. Didi-Huberman, jamais avare de bons mots, ajoute que « la tropologie est ici à l’image de la topologie ».

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et les Mystères centraux de la Rédemption, la Passion et la Résurrection, se renforce encore à la vue de l’autre Annonciation, celle de la troisième cellule, qui a pour témoin le dominicain Saint Pierre Martyr. Enfin, les arbres peints dans la fresque de la cellule voisine, un Noli me tangere, sont exactement les mêmes que ceux du jardin de l’Annonciation du couloir. Les fresques s’appellent donc l’une l’autre, invitent au parcours, et tissent un réseau qui fait sens. Dans le thème iconographique du jardin clos, hortus conclusus en allusion à l’épouse du Cantique des Cantiques (Ct, 4, 12 : « Tu es un jardin clos, ma sœur, ma fiancée »), nous pouvons voir aussi une fi-gure de la Vierge, réceptacle de l’Incarnation. Et le lieu virginal, à travers la disposition des couleurs dans la fresque, apparaît alors aussi comme un Paradis en puissance.

La représentation figurale du mystère ne doit cependant pas faire perdre de vue que l’Annonciation fut un événement réel, qui a eu lieu dans l’histoire. C’est pourquoi Fra Angelico élabore dans la fresque un espace illusionniste, qui donne en partie une impression de réalisme au spectateur. La ligne d’horizon est ainsi rehaussée de manière à ce que la cohérence perspective soit au mieux lorsque celui-ci est agenouillé, comme l’y invite l’inscription. Néanmoins, il serait erroné de dire que le spectateur est inclus dans l’espace de la fresque, puisqu’il voit le pa-vement. De même, la disproportion de la Vierge par rapport à l’ange indique bien l’inachèvement de ce réalisme.

L’œuvre peinte se donne quant à elle comme « lieu de mémoire » du lieu extraordinaire de l’Incarnation. Elle est la réalisation du lien entre une réalité physique, son fondement surnaturel, et sa conscience imaginative et figurale. Cet espace a la vertu d’engendrer, pour qui le contemple, tout un réseau de figures où pourra se tisser la mémoire dévote du Mystère. En définitive, sa simplicité même lui permet d’être le réceptacle des as-sociations mémoratives et figurales.

En somme, la figure de la Vierge devant laquelle le spectateur est invité à la prière ne désigne pas seulement le personnage peint, certes central dans la composition, mais bien la fresque entière, qui est dans sa totalité le lieu du Mystère.

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Si nous nous intéressons tout de même plus en détail aux personnages de la scène peinte, nous constatons avant tout la fonction d’intercesseur de l’Ange : il doit diriger le regard du spectateur vers la Vierge, centre de toutes les attentions. Les teintes rosées de son vêtement, qui évoquent la condition charnelle, rappellent que l’apparence humaine qu’il a prise n’est que d’emprunt. De même, l’aspect multicolore de ses ailes montre en lui qu’il le messager visible et l’émanation de l’origine invisible de toute lumière. Par comparaison, le manteau marial peut paraître bien sombre. Mais le drapé du vêtement de la Vierge, particulièrement travail-lé, révèle son importance fondamentale : c’est sous ce manteau qu’invisi-blement, le mystère s’accomplit. Sa couleur sombre figure l’obombration du Très-Haut, en écho à la nuée qui couvre la Présence divine et, en même temps, la signale27. Cette « ombre » qui recouvre la Vierge laisse entrevoir une robe immaculée, signe de sa condition virginale, de l’éclat de sa plénitude de grâce, mais surtout, déjà, de son illumination par le Verbe. Intérieurement illuminée, Marie pourra communiquer la grâce et devenir illuminatrice. A travers la dialectique de la lumière et de l’ombre sur la Vierge peinte28, on figure ainsi le mystère de l’inhabitation divine, et son corollaire, l’enveloppement par la chair. C’est encore un moyen d’indiquer que Marie est le réceptacle de la ressemblance fondamentale, celle de l’homme à Dieu. Mais la peinture ne parvient à une telle indica-tion qu’à travers cette « dissemblance figurale ». En tant qu’elle ressemble à Dieu, la Vierge ici représentée sera belle, d’une beauté qui reprendra les nuances de la lumière divine. C’est aussi en ce sens que chaque élément de la composition, en participant de cette beauté, signale la présence de la Vierge : chaque détail de la figure vaut pour le tout du « lieu ».

27. G. Didi-Huberman signale qu’à travers le souvenir du taleth juif, qui couvre de son ombre les deux époux, la pensée médiévale a joué sur la proximité des mots latins nubes, nubere et innuba (la vierge).

28. La lumière aveuglante comme l’ombre, dans les théophanies vétérotestamentaires, empêchent la vision naturelle ; mais ce sont autant d’indices de la présence du Dieu caché. Cette ombre et cette lumière préfigurent l’Incarnation, où la lumière glorifie « l’ombre » de la chair et lui donne forme.

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On a déjà dit que cette l’œuvre vaut aussi comme invitation à la prière : il faut préciser que la prière est presque ici un prolongement du regard, et que la fresque se fait son support. Mais vient un moment où ce qui est visible va cesser d’occuper le devant de l’esprit, comme l’œil se ferme à demi pour la méditation. La prière, et parfois même la vision mystique prennent le relais du visible, pour une véritable incorporation du mystère. En priant l’Ave Maria, le dominicain de San Marco mêle sa propre voix au colloque angélique, tout en prolongeant sa cogitatio par une œuvre de piété réelle. Est-ce à dire que la représentation picturale est superflue ? Au contraire, en tant que soutien à la prière, elle figure encore Marie médiatrice, qui revêt tant d’importance dans la tradition dominicaine. Certes le Christ reste le médiateur par excellence, et toute-fois son réceptacle, la Vierge, diffuse la médiation christique. Il n’y a pas de plus grande figure d’intercesseur auprès de Dieu pour les hommes que la Vierge, si proche des hommes pécheurs par son humble condition de créature, si élevée par son intimité avec Dieu. Elle joint à la fois la res-semblance fondamentale de l’homme à Dieu, et la dissemblance infinie entre la créature et le Créateur.

À travers cette étude d’une des plus célèbres fresques de Fra Ange-lico, nous n’avons pas vraiment résolu l’énigme de sa singularité. Si l’on écarte toutes les problématiques modernes du génie et de l’inspiration, on peut tout au plus avancer quelques traits saillants de son art, qui n’ont pas de valeur explicative générale.

Premièrement, nous avons vu à quel point la peinture, pour lui, s’ins-crit dans la continuité de l’exégèse. Elle ne fait pas qu’illustrer les rappro-chements figuraux mis au jour par les Pères, ainsi que les réélaborations théologiques des docteurs scolastiques précieusement conservées par la tradition dominicaine ; elle prolonge aussi effectivement le travail exégé-tique en ce qu’elle applique, de manière visuelle, les quatre sens de l’Ecri-ture au passage évangélique. Ainsi, la scène picturale comme illustration du récit de l’Annonciation correspond au sens littéral, tandis que les sens spirituels du passage sont aussi représentés : les différentes figures peintes correspondent au sens allégorique en ce qu’elles convergent toutes vers le Christ et Sa Mère – inséparables quand il s’agit de l’Incarnation – ; par

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son inclusion du spectateur, qu’elle invite à l’agenouillement et à la piété, la fresque met aussi en œuvre le sens moral ; enfin le sens anagogique est décelable dans la distorsion, le déplacement du temps et du lieu produite par la peinture, qui introduit le spectateur dans une temporalité d’attente, et lui donne conscience que dès l’annonce du mystère, c’est la plénitude des temps qui est en jeu.

Secondement, notre impression, que Fra Angelico a su témoigner de la valeur de l’art pour un croyant mieux que tout autre peintre, se trouve spécialement justifiée dans la scène d’Annonciation. En effet, celle-ci, en vertu de son sujet même, possède la qualité de manifester de manière éminente la relation figurale à l’œuvre dans la peinture : car à l’image de la Vierge lors de l’Incarnation, elle se fait le réceptacle du Mystère divin. Et comme elle, elle est le lieu par excellence qui réunit les extrêmes, tant spatiaux que temporels : le plus haut passé biblique et le temps quotidien de la récitation du Rosaire, la terre et le ciel, le jardin de l’origine comme celui de la fin. Mais ce que la peinture ne fait que figurer, la Vierge le ré-alise en son corps. Et en définitive, c’est peut-être parce qu’il avait com-pris cette déficience intrinsèque de l’art face à l’effectivité du Mystère que Fra Angelico prit la voie d’une imitation plus haute et plus parfaite de la Vierge, spécialement dans sa vertu d’humilité : il lui fut donné de saisir qu’aux yeux de Dieu, les plus grands artistes sont les saints.

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Composer de la musique d’église au XIXe siècle : l’exemple

de Charles Gounod

Nicolas boiffin

C’est le 22 novembre 1903 – jour de la Sainte-Cécile – que le pape Pie X, tout juste élu, publie dans un Motu proprio son « Instruction sur la musique sacrée ». Dans le but « de maintenir et de promouvoir la dignité de la maison de Dieu », le texte donne un cadre à la musique d’église qui, tout en étant reconnue comme un « art véritable », doit être conforme à la liturgie. Selon Pie X, trois « genres » de musique sacrée respectent ce critère : le chant grégorien, considéré comme « le plus parfait modèle de la musique sacrée », la « polyphonie classique » – en particulier celle de Palestrina (1525-1594), contemporaine du Concile de Trente – et, sous quelques réserves, la musique sacrée plus moderne qui peut accompa-gner la liturgie à condition qu’elle bannisse toute inspiration profane et en particulier « théâtrale » :

Parmi les divers genres de musique moderne, il en est un qui semble moins propre à accompagner les fonctions du culte : c’est le style théâtral, qui obtint une si grande vogue au siècle dernier […]. Par sa nature même, il présente une opposition complète avec le chant grégorien, la polyphonie classique, partant avec la règle capitale de toute bonne musique sacrée. En outre, la structure intime, le rythme et ce qu’on appelle le conventionna-

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lisme de ce style ne se plient que malaisément aux exigences de la véritable musique liturgique. 1

Comme l’écrit Jean-Yves Hameline, le Motu proprio pose les fonde-ments d’un « droit en matière d’art et de convenance artistique2 » : il délimite dans la musique sacrée un répertoire conforme à la liturgie et, par conséquent, indique aussi la voie à suivre à ceux qui souhaitent écrire de la musique pour l’église. Pie X défend alors l’idée que la musique pro-fane et la musique sacrée se distinguent non seulement par le contexte dans lequel elles sont jouées – opéra ou salle de concert d’une part, église d’autre part – mais aussi par des spécificités internes : il y a un style sacré et un style profane.

Le Motu proprio de 1903 s’inscrit dans un débat qui a traversé tout le siècle précédent : en France, ce sont les adeptes du courant ultramontain comme Dom Prosper Guéranger (1805-1875), le critique musical Joseph d’Ortigue (1802-1866) ou encore l’organiste Félix Danjou (1812-1866) qui, en militant dès les années 1830 pour la généralisation du rit romain sur tout le territoire, défendent l’idée que le plain-chant constitue la seule véritable musique d’église et cherchent par des travaux scientifiques à le restaurer sous une forme qu’ils estiment authentique. Tous ne sont pas de cet avis : le critique musical Paul Scudo (1806-1864), par exemple, voit dans l’évolution du langage musical à travers l’histoire un progrès constant dont la musique religieuse doit tirer profit3.

Parallèlement à la question de définir la véritable musique d’église, c’est l’interprétation de cette dernière qui fait débat. En effet, la Révo-lution ayant considérablement affaibli les maîtrises paroissiales, les res-

1. Pie X, « Instruction sur la musique sacrée », Motu proprio « Tra le sollicitudini », 22 no-vembre 1903 (http://www.introibo.fr/tra-le-sollecitudini-1903).

2. Jean-Yves Hameline, « Le Motu proprio de Pie X et l’instruction sur la musique sacrée (22 novembre 1903) », La Maison-Dieu, 239, 2004, p. 86. Jean-Yves Hameline a consa-cré de nombreux articles et ouvrages à la liturgie (cf. notamment Une poétique du rituel, Paris, Cerf, 1997, 224 p.).

3. Paul Scudo, « De la musique religieuse », Paul Scudo, Critique et littérature musicale, Paris, Amyot, 1850, p. 379-389.

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taurateurs jugent indispensable de remettre sur pied un enseignement du chant religieux ancien dans un pays où beaucoup d’églises sont très limitées sur le plan matériel4. Plusieurs établissements sont alors créés : Alexandre Étienne Choron (1771-1834), après avoir tenté en 1811 de ré-organiser les maîtrises à la demande du ministre des Cultes de Napoléon Ier, crée en 1817 son Institution royale de musique classique et religieuse dont l’activité perdure jusqu’en 1834. Louis Niedermeyer (1802-1861) poursuit l’entreprise de Choron en créant en novembre 1853 sa propre École de musique classique et religieuse ; le plain-chant, la polyphonie ancienne et l’orgue (notamment le répertoire de Jean-Sébastien Bach) y sont enseignés. Enfin, en 1894, Charles Bordes, Vincent d’Indy et Félix Alexandre Guilmant fondent la Schola Cantorum, une école destinée à réhabiliter le chant grégorien et la polyphonie de la Renaissance.

On le voit, les débats sur la musique d’église sont complexes et leurs aspects sont aussi bien religieux et artistiques que politiques, pédago-giques ou encore scientifiques. Dès lors, on peut se demander ce que re-présente plus spécifiquement le statut de compositeur dans un contexte où le camp des « restaurateurs » défend essentiellement la restitution d’un répertoire ancien préexistant.

L’exemple de Charles Gounod (1818-1893) est ici particulièrement intéressant : non seulement le compositeur français se distingue par une production très importante dans le domaine de la musique d’église5 mais il prend également part aux différents débats que nous venons d’évoquer. Plusieurs fois au cours de sa vie, le compositeur semble en effet rejoindre le point de vue des restaurateurs en matière de musique d’église. À Rome où il découvre les œuvres de Palestrina chantées dans la chapelle Sixtine, le compositeur écrit en 1843 que « l’Art religieux dont la trace s’est per-due en France depuis tant de temps n’en appelle qu’à des réparateurs

4. Félix Danjou, « De l’état actuel du Chant ecclésiastique et de la musique religieuse », Revue et Gazette musicale de Paris, 14 avril 1839, p. 113-115, 19 mai 1839, p. 155-156.

5. Sans tenir compte des partitions inachevées ou perdues, on peut compter dans le catalogue de Gounod dix-huit messes, quatre oratorios et des centaines de motets et de cantiques.

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courageux et capables6 » ; en 1860 il participe au Congrès pour la res-tauration du plain-chant organisé par Joseph d’Ortigue et en 1892 écrit à Charles Bordes, qui fait alors redécouvrir la musique de Palestrina et Vittoria lors des Semaines Saintes de Saint-Gervais, qu’il « est temps que le drapeau de l’art liturgique remplace dans nos églises celui de la canti-lène profane, et que la fresque musicale proscrive toutes les guimauves de la romance et toutes les sucreries de piété qui ont trop longtemps gâté nos estomacs7 ». Si l’on étudie le catalogue sacré de Gounod, on est alors surpris de constater une grande diversité stylistique : le genre de la messe, par exemple, est représenté par des œuvres écrites dans le style de Palestrina comme la Vokalmesse composée à Vienne en 1843 ou encore la Messe à la mémoire de Jeanne d’Arc libératrice et martyre (1887), mais aussi par des compositions beaucoup plus proches du style de l’opéra et convo-quant l’orchestre symphonique comme la Messe solennelle de Sainte-Cécile (1855) et la Messe du Sacré-Cœur de Jésus (1876), ou encore par des parti-tions écrites dans un style très simple et destinées à de petits effectifs vocaux comme la Messe en ut majeur (1845) ou la Messe à la congrégation des Dames auxiliatrices de l’Immaculée Conception (1876). Comment expliquer une telle hétérogénéité à une époque où composer de la musique d’église implique de prendre position dans un débat à la fois religieux, politique et esthétique et où les partis pris sont tranchés ?

Très souvent l’auteur de Faust a été présenté comme un composi-teur tiraillé entre le sacré et le profane : si l’on en croit Saint-Saëns il y aurait ainsi « deux natures dans la personne artistique de Gounod : la nature chrétienne et la nature païenne, […] l’apôtre et l’aède8 ». De fait, en 1848, le musicien quitte son poste de maître de chapelle à l’église des

6. Lettre de Charles Gounod au Comte Amédée de Pastoret, 25 mars 1843, copie conservée à la médiathèque Hector Berlioz, CNSMDP.

7. Lettre de Charles Gounod à Charles Bordes, 16 novembre 1892, citée par Camille Bellaigue (Gounod, Paris, Félix Alcan, 1911, p. 196).

8. Camille Saint-Saëns, « Charles Gounod », Portraits et souvenirs, Paris, Calmann-Lévy, 1900, p. 47.

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Missions étrangères et abandonne son projet d’entrer dans les ordres pour se consacrer essentiellement à la composition d’opéras ; de la même manière l’esthétique très « théâtrale » de certaines messes ou au contraire le rôle central joué par la religion dans des opéras tels que Faust (1859) ou Polyeucte (1878) pourraient justifier l’hypothèse d’une « concurrence » entre sacré et profane chez Gounod. Pourtant, ce thème de la dualité n’est guère satisfaisant dans la mesure où il tend à exclure les différents contextes dans lequel le compositeur écrit sa musique d’église.

Si comme nous l’avons dit Gounod formule à plusieurs reprises un idéal en matière de musique sacrée, cet idéal est en effet réalisé de dif-férentes manières selon les moyens dont dispose le compositeur pour le mener à bien. À l’église des Missions étrangères où il exerce la fonc-tion de maître de chapelle de 1843 à 1848, Gounod doit tenir compte non seulement du goût des paroissiens, contre lequel il parvient plus ou moins à s’imposer, mais aussi et surtout de la précarité des moyens mu-sicaux mis à sa disposition :

Les ressources dont je disposais étaient à peu près nulles. En dehors de l’orgue, très médiocre et très limité, j’avais un personnel chantant qui se composait de deux basses, un ténor, un enfant de chœur ; puis moi, qui remplissais à la fois les fonctions de maître de chapelle, d’organiste, de chanteur et de compositeur. Je travaillai donc en raison et en vue de ce maigre budget, et ce fut un bien que cette nécessité où je me trouvais de tirer le meilleur parti possible de moyens si restreints. 9

Comme le montre ce texte, si le passage du compositeur aux Missions étrangères correspond à la confrontation d’un idéal à la réalité, cet idéal n’est pas abandonné mais plutôt complété : Gounod prend conscience que le retour à une véritable musique d’église ne peut pas reposer uni-quement sur la composition dans le style qu’il estimerait conforme à la liturgie mais doit aussi tenir compte des capacités des musiciens et cher-cher à l’améliorer par un travail pédagogique, celui-là même qui est du ressort du maître de chapelle. Le style des œuvres composées durant

9. Charles Gounod, Mémoires d’un artiste, Paris, Calmann-Lévy, 1896, p. 164.

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cette période, généralement très simple, correspond ainsi à une volonté de s’adapter aux musiciens.

À partir de 1848, la production sacrée de Gounod se caractérise de manière générale par des œuvres de plus grande envergure, incluant sou-vent l’orchestre. La grande différence avec les années précédentes réside dans le fait que le compositeur écrit désormais sa musique religieuse sans être maître de chapelle. Gounod fait donc l’expérience d’une autre ma-nière d’être musicien d’église dans la mesure où il ne compose plus pour une paroisse spécifique et doit faire éditer sa musique religieuse pour la diffuser et l’adapter à des moyens d’exécutions variables. Ici, c’est la confrontation au monde musical et donc aux concerts et à l’édition qui transforme le rapport du compositeur à la musique d’église. La Messe so-lennelle de Sainte-Cécile ou encore la Messe du Sacré-Cœur de Jésus de Gounod, créées respectivement le 22 novembre 1855 et le 22 novembre 1876, sont des exemples significatifs d’une musique destinée au concert plus qu’à l’accompagnement de l’office : elles s’inscrivent en effet dans la conti-nuité des messes commandées à partir de 1847 par l’Association des Ar-tistes musiciens pour la célébration de la Sainte-Cécile dans l’église de Saint-Eustache, solennité à l’occasion de laquelle l’église est transformée en un véritable lieu de concert10.

Durant cette période, la création des œuvres religieuses de Gounod trouve un écho important dans la presse qui nous permet de comprendre comment la musique d’église est écoutée. Si nous prenons l’exemple des messes, les deux points les plus importants traités dans les comptes rendus sont l’évaluation des interprètes d’une part et la qualification en termes esthétiques des différentes parties de l’œuvre, parfois accompa-gnée d’une description plus technique, d’autre part. Par exemple, au sujet de la Messe aux Orphéonistes, le critique Jules Lovy, dans le Ménestrel du 19 juin 1853, écrit après avoir cité les personnalités officielles assistant au concert : « le Kyrie est d’une inspiration élevée ; on a surtout remarqué le passage interprété par les soli. Le Gloria a semblé d’une couleur un peu

10. Fanny Gribenski, « Le théâtre de la philanthropie musicale. La célébration de la Sainte-Cécile à Saint-Eustache », L’église comme lieu de concert, thèse de doctorat, EHESS, p. 193-294.

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terne ; le Qui tollis est d’un excellent style ; mais l’O salutaris et l’Agnus Dei sont les meilleurs morceaux de la messe11 ». L’expression « inspiration élevée » est typique du vocabulaire utilisé dans la presse pour parler des œuvres religieuses à l’époque de Gounod12. Le compte rendu de Lovy reproduit en miniature un modèle que l’on retrouve très souvent dans la presse musicale.

Au sujet du Sanctus et du Benedictus créés à Londres le 15 janvier 1851 et que l’on retrouvera dans la Messe de Sainte-Cécile, on peut lire dans la Revue et Gazette musicale de Paris la traduction d’un compte rendu paru dans l’Athenäum : « nous n’avons pas souvenir d’une mélodie plus simple, plus suave et plus élevée que celle du Sanctus. À la plénitude de la beauté mélodique s’unissent une ferveur et une dignité religieuse qui rendent le chant tout à fait inapplicable à un sujet profane13 ». Les termes « suave », « élevé » ou encore « ferveur », « dignité religieuse » sont des exemples par-mi d’autres de ce lexique utilisé pour décrire la musique sacrée. Comme le montre l’expression « tout à fait inapplicable à un sujet profane », ce vocabulaire va de pair avec la volonté de définir un style proprement religieux dans la musique moderne. Si nous comparons quelques diction-naires de musique publiés pendant cette période, on constate que le fait de qualifier le caractère musical des différentes parties de la messe traduit en général une conception plus « moderne » de la musique d’église.

L’article « Messe » du Nouveau Dictionnaire de musique de Charles Soul-lier publié en 1855 se contente d’énumérer les parties de la messe en musique et de faire référence aux différentes messes du plain-chant :

MESSE, s. f. — On appelle messe en musique une composi-tion musicale en plusieurs parties détachées dont les principales

11. Jules Lovy, « Un dimanche musical », Le Ménestrel, 19 juin 1853, p. 2.

12. Au sujet de la Messe du Sacré-Cœur de Jésus, on peut lire par exemple : « le Qui tollis est d’un beau sentiment, – le Credo a beaucoup de grandeur […]. L’offertoire en la bémol est plein d’onction et d’une grande suavité » (Augustin Morel, « Fêtes religieuses et musicales », Le Ménestrel, 26 novembre 1876, p. 406).

13. « Revue critique », Revue et Gazette musicale de Paris, 26 janvier 1854, p. 30.

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sont, pour les messes solennelles, le Kyrie eleison, le Gloria et le Credo, et pour les messes avec accompagnement d’orgue, dans certaines cathédrales, en outre des morceaux ci-dessus cités, le Graduel, l’Offertoire, le Sanctus, le Benedictus et l’Agnus Dei. (Voyez tous ces mots.)

On distingue plusieurs sortes de messes, qui, outre les divers morceaux qu’on y chante, ont toutes leurs noms particuliers et leurs intonations spéciales. C’est à l’organiste à donner le ton au premier Kyrie ; mais il faut avoir soin auparavant de lui désigner celle parmi ces messes qu’il doit jouer. Ces messes sont celles du Double majeur, du Double mineur, du Semi-double, du Simple, de la Vierge, des Anges, pour le rite romain, et des Solennels mineurs, des Solennels et annuels majeurs et la messe dite de Dumont pour le rite français.14

La mention du rôle de l’organiste indique que cet article porte sur la fonction proprement liturgique du genre de la messe. Aux articles correspondant à chacune des sections de la messe, nous ne trouvons généralement que la liste des tons de plain-chant correspondants, sauf, curieusement, pour le Sanctus et l’Agnus Dei :

SANCTUS, s. m. — Sanctus Dominus Deus sabaoth, l’une des parties principales de la messe mise en musique. Cette prière doit être d’un style grave et soutenu, d’un caractère imposant et majestueux. On en distingue six dans le plain-chant […].15

AGNUS DEI, s. m. — Partie de la messe dont le texte a été tiré du premier chapitre de l’évangile de saint Jean. — Compo-sition musicale spéciale pour ce moment solennel de la sainte messe. C’est une prière dont l’expression doit être remplie de suavité et de tendresse. On en distingue six notés dans divers tons pour le plain-chant […].16

14. Charles Soullier, Nouveau Dictionnaire de musique illustré, élémentaire, théorique, historique, artistique, professionnel et complet, à l’usage des jeunes amateurs, des professeurs de musique, des institutions et des familles, Paris, E. Bazault, 1855, p. 185.

15. Charles Soullier, Nouveau Dictionnaire, op. cit., p. 271.

16. Charles Soullier, Nouveau Dictionnaire, op. cit., p. 11.

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L’auteur qualifie ici le caractère propre à deux parties de la messe et définit l’Agnus Dei comme une composition. Il semble alors que l’auteur parle tantôt d’un répertoire préétabli, celui du plain-chant, que l’orga-niste peut à la rigueur harmoniser lui-même, et tantôt de la composition proprement dite : c’est sans doute dans le second cas qu’il prend la peine d’utiliser des adjectifs pour définir différents types de caractère. Dans leur Dictionnaire de musique théorique et historique publié un an auparavant, les frères Escudier avaient clairement fait référence au second type de messe :

MESSE. Composition musicale, en plusieurs morceaux dé-tachés, que l’on chante dans les églises catholiques pendant le saint sacrifice de la Messe.

Les paroles de la Messe sont fort belles et favorables au lan-gage varié de la musique ; elles fournissent des contrastes dont un compositeur habile sait tirer parti. Le Kyrie est une prière affectueuse, le Gloria s’ouvre par un chant éclatant, le Credo, ma-jestueux d’abord, passe de l’expression d’un sentiment tendre à celle d’une profonde tristesse. Les effets bruyants du Resurrexit contrastent avec l’abattement de la douleur ; la trompette du Ju-gement fait entendre ensuite ses accents terribles et solennels, et le discours musical a pour péroraison un finale brillant et rapide dans l’Et Vitam, ordinairement traité en fugue ; le Sanctus et l’Agnus Dei, sont deux prières : l’un a le caractère imposant, l’autre est d’une expression suave et tendre.

Parmi nos compositeurs modernes, les messes de Lesueur et de Cherubini sont justement admirées.17

La première partie de cet article se fonde sur l’esthétique du « contraste » qui caractérise en grande partie la musique tonale du XIXe siècle ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les frères Escudier citent Le-sueur, théoricien de la musique sacrée expressive comme nous l’avons rappelé plus haut. Cet article n’est pas orienté vers l’interprétation ou la liturgie comme celui de Soullier mais vers la composition. Si l’on reprend

17. Marie et Léon Escudier, Dictionnaire de musique théorique et historique, Paris, Michel Lévy frères, 1854, tome 2, p. 68-69.

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le dictionnaire de Soullier, on s’aperçoit d’ailleurs que ce dernier semble directement s’inspirer des frères Escudier lorsqu’il parle davantage des compositions religieuses modernes : les adjectifs « suave et tendre » pour l’Agnus Dei, et « imposant » pour le Sanctus sont utilisés dans les deux dictionnaires.

On comprend alors qu’avec le développement d’une musique sacrée considérée pour elle-même en tant que composition se forge tout un ensemble de catégories d’écoute. C’est à la lumière de ce contexte qu’il faut lire par exemple le compte rendu que d’Ortigue consacre à la Messe de Sainte-Cécile18. Comme nous l’avons rappelé plus haut, Joseph d’Or-tigue est un virulent défenseur du plain-chant auquel il consacre un dic-tionnaire en 1853 ; pour lui l’harmonie tonale, reposant sur un principe d’alternance entre les dissonances et leur résolution, est incompatible avec l’absence de passions qui devrait caractériser la musique d’église. Or, le critique semble porter un jugement très favorable sur la messe de Gounod et emploie lui aussi ce lexique fréquent dans les comptes rendus consacrés à la musique d’église : « le Kyrie est une humble et touchante prière, pleine d’émotion religieuse », « [l’Offertoire] est un chef-d’œuvre de mélodie onctueuse, d’harmonie pénétrante, d’instrumentation exquise », « [le Sanctus est] une des créations les plus élevées de l’auteur ».

En réalité, on ne peut pas tout à fait comprendre l’article de d’Ortigue si l’on fait abstraction de cette phrase : « je ne conteste pas les aptitudes du talent de M. Gounod pour le genre dramatique ; mais, toutes réserves faites et renouvelées sur le véritable style qui convient au genre religieux, je crois que ce jeune maître possède éminemment toutes les qualités qui doivent distinguer le compositeur de musique sacrée ». C’est parce qu’il précise qu’il n’écoute pas la messe de Gounod comme un exemple du « véritable style qui convient au style religieux » – lequel ne correspond qu’au seul plain-chant – mais comme une œuvre musicale à proprement parler dont la particularité est de traiter le texte de la messe, que d’Or-tigue inscrit son compte rendu dans les nouvelles catégories d’écoute que nous avons définies plus haut.

18. Joseph d’Ortigue, « Revue musicale », Journal des débats, 27 décembre 1855.

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59Composer de la musique d’église au XIXe siècle : l’exemple de Charles Gounod

Un an plus tard, d’Ortigue précise dans un article son point de vue sur la musique sacrée moderne :

La grande basilique chrétienne est faite pour le plain-chant ; elle n’est pas faite pour la musique, l’orgue excepté […]. Loin que je blâme, dans certains cas limités, l’introduction de la musique dite sacrée dans les églises, je remercierai les prélats, les curés et les ecclésiastiques qui fourniront à des compositeurs sérieux et respectueux envers les convenances liturgiques et chrétiennes l’occasion de nous donner des chefs-d’œuvre […]. Je ne me plaindrai pas lorsque certaines solennités m’offriront l’occasion d’aller entendre un motet de Bach ou de Carissimi, une messe de Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Cherubini, de Lesueur, de Berlioz, de Gounod. […] Que la vraie musique d’église, la musique convenable, grave, ait sont entrée dans l’église. Qu’elle se souvienne seulement que sa véritable place, sa place avantageuse, ce sont les chapelles, les concerts spirituels. 19

Ici d’Ortigue établit une distinction entre deux types de musique sa-crée : celle destinée à l’église et celle destinée aux « concerts spirituels » ; seul le plain-chant, que d’Ortigue ne qualifie d’ailleurs pas de « musique », conviendrait à la première, tandis que le répertoire élaboré au fil des siècles par les compositeurs formerait la seconde.

Durant la dernière période de sa vie, Gounod renonce pourtant au langage musical moderne pour adopter dans ses messes des styles plus anciens, et en particulier celui de Palestrina, dans la volonté de parvenir à une forme d’ « impersonnalité ». Au sujet de sa Messe à la mémoire de Jeanne d’Arc, il écrit ainsi : « je vais maintenant tâcher d’achever ma messe. C’est un autre genre de difficulté, celle d’y faire disparaître ma personnalité dans le style le plus impersonnel possible20 ».

Impersonnel, le style palestrinien l’est pour deux raisons : d’une part parce qu’il repose sur l’imitation d’une musique du passé et d’autre part parce qu’il n’exprime aucune passion individuelle – c’est en tout cas de

19. Joseph d’Ortigue, Revue de musique ancienne et moderne, 1856, p. 77-78.

20. Lettre de Charles Gounod à Anna Gounod, 19 juillet 1886, médiathèque Hector Berlioz, CNSMDP.

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cette façon qu’il est perçu par ses défenseurs, qui soulignent son antério-rité historique par rapport à la musique de Monteverdi, celle-ci incarnant au contraire, comme le souligne alors Fétis, l’apparition d’une musique tonale permettant la modulation et ouvrant donc la voie à l’expression des passions21. On soulignera également que Palestrina, essentiellement connu au XIXe siècle grâce à la biographie écrite par Giuseppe Baini en 1828, joue dans l’histoire de la musique religieuse un rôle important : l’anecdote relative à la Messe du Pape Marcel, composition qui en 1562 au-rait convaincu les cardinaux de ne pas bannir de l’église la musique polyphonique est très souvent citée à l’époque de Gounod, que ce soit par les « restaurateurs » comme d’Ortigue ou par les « modernes » comme Paul Scudo : dans l’article « Messe » de son Dictionnaire liturgique, histo-rique et théorique de plain-chant et de musique d’église, d’Ortigue cite l’œuvre de Palestrina comme une exception et l’oppose au caractère habituelle-ment trop élaboré de la polyphonie22 ; Scudo fait quant à lui référence à l’anecdote sur la Messe du Pape Marcel pour montrer qu’il est possible de continuer à inventer de nouvelles formes dans la musique religieuse tout en respectant le cadre liturgique23. Le style palestrinien peut alors appa-raître comme un compromis entre la restauration d’anciens répertoires et la pratique de la composition, d’autant plus que la musique de la Re-naissance connaît dans les années 1880-1890 un succès grandissant qui dépasse les débats sur la musique à l’église, notamment grâce au travail éditorial mené par Charles Bordes qui dirige comme nous l’avons dit les Semaines Saintes de Saint-Gervais de 1890 à 1892.

21. Katharine Ellis, « Palestrina et la musique dite « palestrinienne » en France au XIXe siècle : questions d’exécution et de réception », Philippe Vendrix dir., La Renaissance et sa musique au XIXe siècle, Klincksieck, 2000, p. 155-190.

22. Joseph d’Ortigue, Dictionnaire liturgique, historique et théorique de plain-chant et de musique d’église, Paris, L. Potier, 1854, p. 803-804 (voir aussi l’article « Harmonie » p. 675-676).

23. Paul Scudo, « De la musique religieuse », Critique et littérature musicales, Paris, Amyot, 1850, p. 379-389 ; Félix Huet, « La musique liturgique : L’art moderne dans ses rapports avec le culte », Mémoires de la Société d’agriculture, commerce, sciences et arts du dépar-tement de la Marne, année 1884-1885, Châlons-sur-Marne, Librairie de la Société, 1886, p. 123-204.

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À vrai dire, les dernières messes de Gounod ne rompent pas totale-ment avec la conception « moderne » du genre. La Messe de Jeanne d’Arc et la Messe de Clovis s’ouvrent toutes deux par un prélude comportant une marche avec cuivres et représentant des scènes historiques – Jeanne d’Arc entrant dans la capitale ou écoutant ses voix dans la première, Saint-Rémi baptisant Clovis dans la deuxième. Au sujet de la marche ou-vrant la Messe de Jeanne d’Arc, on peut lire alors dans le Ménestrel :

L’œuvre débute par une marche royale au grand orgue, avec fanfares de trompettes, d’un effet saisissant.

Dès les premières mesures l’émotion vous gagne et l’on écoute avec admiration cette marche royale, dans laquelle se trouve intercalé un grand choral : Quia fecisti viriliter. Vient ensuite un solo de soprano d’une mélodie douce et simple : ce sont les voix qui parlent à Jeanne ; ce passage produit avec la marche un effet de contraste. 24

Les catégories de l’ « effet », de la représentation et du « contraste » qui caractérisaient les messes précédentes plus « modernes » de Gounod sont donc toujours présentes ici. Si le style des dernières messes marque une évolution, ces œuvres n’en continuent pas moins de s’inscrire dans les catégories d’écoute que nous avons examinées plus haut.

En définitive, l’exemple de Gounod montre bien quels problèmes pose le statut de compositeur dans un débat animé avant tout par des ecclé-siastiques, des critiques musicaux ou encore des interprètes. Il est en effet important de souligner que c’est en tant que créateur d’œuvres destinées à être jouées et éditées que Gounod s’investit dans le débat sur la musique d’église ; c’est donc la question du style qui le concerne en premier lieu, plus que celle de l’unification liturgique du territoire français, de la restau-ration d’un répertoire ancien déjà existant ou même de l’enseignement de la musique religieuse. Néanmoins notre compositeur n’est pas coupé de ces autres problématiques. Ses œuvres sacrées et particulièrement ses messes

24. Louis Bouve, « La messe de Jeanne d’Arc de M. Gounod », Le Ménestrel, 31 juillet 1887, p. 276.

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sont toujours associées à des évènements et des lieux bien précis : la di-versité de ces derniers explique en grande partie la disparité stylistique du catalogue religieux de Gounod. Aux Missions étrangères et à la direction de l’Orphéon, le compositeur doit adapter son idéal de musique d’église au niveau des choristes dont il dispose ; lorsqu’il compose pour l’Association des Artistes Musiciens, il peut tirer parti de ressources orchestrales et vo-cales importantes ; lorsque des messes destinées à célébrer des évènements historiques dans la cathédrale de Reims lui sont commandées, il peut d’au-tant mieux justifier le retour à un style plus ancien.

En somme, ce ne sont pas tant une nature sacrée et une nature pro-fane qui s’affrontent chez Gounod comme on l’a souvent dit, mais plutôt un idéal et une réalité : celle du compositeur, confronté à des contextes d’exécutions variés. Plus que toute autre, la musique d’église est marquée par cette tension.

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Défenses de la foi : l’écrivain-apologète, avocat ambivalent

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Le Génie du Christianisme, Chateaubriand

Clarisse Pinchon

En écrivant le Génie du Christianisme, Chateaubriand entend réaliser une apologie de la religion chrétienne se démarquant nettement de celles qui ont pu être réalisées par le passé. Il estime en effet que le mode d’argumentation qu’avaient employé ces œuvres n’est plus adapté au contexte historique qui est celui de Chateaubriand, marqué par un rejet en bloc du christianisme et par un refus radical de la religion chrétienne, conséquence directe de l’idéologie des Lumières et de la Révolution Française. Dès lors, la démarche apologétique traditionnelle consistant à défendre tel ou tel point de la foi, à fonder rationnellement les dogmes de la religion chrétienne, opérante dans le cadre d’une dispute théolo-gique ou d’un litige sur telle ou telle vérité de la foi, n’est plus pertinente. En effet, l’apologie doit faire face à une attaque du christianisme d’un genre nouveau, ou du moins inédit depuis que le christianisme est bien établi en Occident, s’apparentant à une résurgence des attaques païennes à l’encontre du christianisme naissant dont Julien l’Apostat constitue un bon exemple : les philosophes des Lumières ont accusé le christianisme d’être une religion de barbarie et d’obscurantisme, source de guerre et de violence, entrave au progrès des sciences, des mœurs, de la littérature et des arts. Ils en ont déduit qu’une telle religion ne pouvait être que fausse, ne pouvait avoir pour origine un vrai Dieu. Durcie au cours de la Révolution française, une telle idéologie antichrétienne a donné lieu à des

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velléités de déchristianisation. Prouver la vérité des dogmes catholiques, comme l’ont tenté sans succès certains apologistes au XVIIIe siècle, était donc une réponse malheureuse à une telle dépréciation du christianisme, puisque les dogmes n’étaient pas la cible privilégiée des attaques des phi-losophes des Lumières, puis des révolutionnaires. C’est ainsi que Cha-teaubriand justifie l’adoption d’une stratégie apologétique d’un genre nouveau : il entend se fonder non plus sur la « cause » mais sur l’« effet » : il ne s’agit plus de défendre le christianisme en prouvant la vérité de ses dogmes, ce qui avait pu convenir lors des débuts du christianisme pour la défendre contre les accusations des païens, puis après l’établissement du christianisme dans le cadre de disputes théologiques, mais en mettant en lumière l’excellence de ses fruits, de ce qu’il a produit depuis son avènement. Chateaubriand entend arguer du caractère extraordinaire du christianisme et de ses manifestations pour prouver son origine divine, sa vérité. En d’autres termes, il ne s’agit plus de prouver les vérités de la foi par leur contenu, mais de mettre en lumière les bienfaits de la religion dont ces vérités constituent le cœur.

Le thème de l’art occupe une place de choix dans une telle entreprise apologétique. D’après Chateaubriand, les philosophes des Lumières, au milieu d’autres accusations, n’ont eu de cesse de souligner l’incompati-bilité fondamentale du christianisme avec les arts et les lettres : ils ont présenté la religion chrétienne comme un obstacle à leur développement. C’est sans doute ce qui explique que Chateaubriand accorde un telle place à l’art dans son apologie : deux parties sur les quatre qui composent l’œuvre y sont explicitement consacrées, comme l’expose Chateaubriand lui-même lorsqu’il présente le plan général de son œuvre dans l’intro-duction : « La seconde et la troisième [parties] renferment la poétique du christianisme, ou les rapports de cette religion avec la poésie, la littéra-ture et les arts ». Dès l’introduction, il affirme vouloir prouver que « de toutes les religions qui ont jamais existé la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres. » L’art va ainsi représenter un argument de taille en faveur de la re-ligion chrétienne. Par ailleurs, le titre-même de l’œuvre de Chateaubriand semble indiquer que la religion chrétienne est intrinsèquement liée à l’art : l’usage du terme « génie » prête à interrogation. En effet, ce mot était alors aussi polysémique qu’aujourd’hui, si l’on en croit les diction-

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naires de la fin du XVIIIe siècle (Trévoux ou Furaud). Sans doute le génie du christianisme renvoie-t-il au caractère propre, aux vertus spécifiques du christianisme, comme on parlerait du génie de la langue française ou de la nation française. Néanmoins, on peut supposer que le terme, dans la lignée des philosophies de l’art développées au XVIIIe siècle, revêt une connotation artistique, ce qui ferait signe vers un lien étroit, une liaison intrinsèque entre l’art et la religion. Il s’agira donc ici d’explorer ce rap-port entre le christianisme et les arts : quel rôle le thème de l’art peut-il jouer dans la perspective apologétique qui est celle de Chateaubriand ?

I. L’art chrétien et sa beauté : un argument décisif en faveur du christianisme

Parmi les « effets », les bienfaits du christianisme par lesquels Cha-teaubriand veut démontrer l’excellence de la religion dont ils découlent, l’art occupe une place prééminente. Chateaubriand entend prouver l’excellence du christianisme par l’excellence de l’art que la religion chrétienne a inspiré. Une religion qui a présidé à la production de tant d’œuvres si belles, admirables, si parfaites, ne peut être accusée de faus-seté, de barbarie, d’obscurantisme. Le christianisme constitue pour l’art une source d’inspiration sans comparaison : on ne peut qu’adhérer à une religion s’apparentant à une pierre d’Héraclée sans pareil pour tous les artistes qui l’embrassent et qu’elle inspire. En quelque sorte, Cha-teaubriand transpose de la nature à l’art, la preuve physico-théologique de l’existence de Dieu. La preuve physico-théologique, réinvestie par Chateaubriand lui-même dans un chapitre de la première partie consa-crée aux dogmes et doctrine, intitulé « l’existence de Dieu prouvée par les merveilles de la nature », consiste à arguer de la beauté et de la perfection de la nature pour prouver qu’elle n’est pas le fruit du hasard et n’a pu être qu’être crée par un Dieu bon et tout-puissant. Chateaubriand semble ici se livrer à une variation audacieuse sur cet argument traditionnel en éri-geant l’existence de Dieu en cause nécessaire non des beautés naturelles, mais des beautés artistiques. L’art chrétien, si admirable, ne peut avoir pour inspirateur que le vrai Dieu et ne peut plonger ses racines que dans une religion authentique.

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Chateaubriand s’emploie dès lors à dévoiler, à mettre en lumière les beautés et les perfections de l’art chrétien, allant souvent jusqu’à le com-parer aux arts païens et à en affirmer la supériorité ; et ce, dans tous les domaines de l’art. Chateaubriand décline sa thèse suivant un système des arts différent de celui que nous connaissons. Dans la deuxième partie, il s’attache à la « poésie », terme qui subsume non seulement ce que nous entendons de nos jours par ce mot, comme l’épopée, mais aussi la tragé-die et ce que nous appelons des romans. L’autre partie est consacrée à la littérature et aux Beaux-Arts : si le terme de Beaux-arts recouvre, comme de nos jours, la musique, la peinture, la sculpture et l’architecture, la no-tion de littérature comprend quant à elle des types d’écrits aujourd’hui considérés comme en marge ou en dehors du champ littéraire, comme les écrits historiques, philosophiques ou scientifiques. Chateaubriand n’accorde pas une place égale à tous les domaines de l’art. Il fait la part belle à la littérature, citant des extraits entiers d’œuvres qu’il affectionne comme Paradise Lost de Milton, Homère, ou encore Polyeucte, et bien sûr la Bible, et les commente longuement, tandis qu’il évoque de manière assez elliptique les effets du christianisme sur la peinture, la sculpture, la musique ou l’architecture.

Penchons-nous sur quelques ressorts argumentatifs et quelques exemples développés par Chateaubriand. Il a à cœur de montrer que tout, dans le christianisme, est favorable à l’épanouissement du génie de l’artiste et à la création d’œuvres. Ainsi, il avance que la religion chré-tienne, à rebours de religions païennes, se préoccupe de morale : l’étude et la connaissance des passions et des mouvements du cœur humains font partie intégrante de cette religion, contrairement aux cultes païens où religion et morale sont séparées. C’est ce qui fait que la peinture des passions est bien plus belle, touchante et juste dans la poésie d’inspira-tion chrétienne que dans la poésie païenne. Chateaubriand appuie de tels propos sur une série d’exemples dans lesquels il compare la peinture des relations filiales, conjugales et amoureuses dans des poèmes chrétiens et païens et conclut à la supériorité de l’expression des passions dans les poèmes chrétiens. Ainsi, à ses yeux, quelque admirable que soit la reconnaissance d’Ulysse par Pénélope dans l’Odyssée ou la tendresse unis-sant Hector et Andromaque dans l’Iliade, la relation entre Adam et Ève dépeinte dans Paradise Lost est bien plus touchante et pure. Seul Milton

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a su peindre l’amour comme une vertu et en donner une représentation aussi belle, réussissant à surpasser Homère. La religion chrétienne donne au poète chrétien les moyens de surpasser le poète païen.

Pour mentionner un autre exemple, seul le christianisme a permis l’émergence d’une poésie descriptive digne de ce nom en transformant profondément la manière de voir la nature. La vision païenne d’une nature peuplée d’une multitude d’êtres merveilleux (dieux des fleuves, nymphes et naïades) faisait obstacle à l’émergence d’une poésie prenant la nature pour objet. Seule une nature débarrassée de cette foule d’êtres superflus, où l’homme se trouve seul face aux œuvres de Dieu, propice à la méditation, donne prise au développement de la poésie descriptive. C’est le christianisme qui a inauguré une perception de la nature propice à la composition de descriptions poétiques de la nature, ce que la mytho-logie rendait impossible, puisqu’elle « rapetissait la nature ». Pour ce qui est du domaine de la littérature, Chateaubriand multiplie les arguments pour prouver que la religion chrétienne constitue le terreau d’œuvres in-comparables, supérieures en tout cas aux œuvres païennes. Il se livre à de semblables développements dans le domaine des Beaux-arts également, quoique de manière plus lapidaire comme nous l’avons déjà dit. Ainsi, lorsqu’il en vient à évoquer la peinture, il affirme la supériorité de la pein-ture chrétienne, venant du fait que les Évangiles et l’histoire sainte dans son ensemble constituent pour les artistes une meilleure source d’ins-piration que la mythologie païenne : par exemple, selon Chateaubriand, l’épisode biblique du sacrifice d’Abraham donne lieu à des tableaux bien plus réussis que le mythe du sacrifice d’Iphigénie. De même, aucun mythe ne pourra jamais inspirer la réalisation de tableaux aussi réussis et émouvants que peuvent l’être les peintures des scènes de la vie du Christ, que sont les Nativités, les Vierges et l’Enfant, les Fuites dans le désert, les Couronnements d’épines, les Sacrements, les Missions des apôtres, les Descentes de croix, les Femmes au saint Sépulcre.

Dans ces deux parties consacrées aux arts, le texte de Chateaubriand prend la forme d’une démonstration parfaitement argumentée : ce dont témoigne la présence de preuves par la négative aux côtés de nombreuses preuves assertives déjà évoquées. Ainsi La Henriade, œuvre de Voltaire, adversaire du christianisme et fervent partisan de l’irréligion que n’a de

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cesse de dénoncer Chateaubriand : en fait ce dernier la décrit comme une œuvre fade, terne, dont tous les défauts viennent de ce que Voltaire, qui ne manquait pas de génie, n’avait pas la foi, et ne recevait donc pas l’inspiration du christianisme. Les seuls passages échappant à une telle dépréciation sont ceux où Voltaire semble s’être un tant soit peu ouvert à la spiritualité et avoir temporairement renoncé à son rationalisme des-séchant. Sans la foi chrétienne, le génie de l’artiste est impuissant. De la même façon, dans un chapitre consacré à l’art oratoire, intitulé « Que l’incrédulité est la principale cause de la décadence du goût et du génie », il montre que la perte de la foi et le rejet du christianisme entraînent immanquablement un déclin de l’éloquence et du goût. Par exemple, pour Chateaubriand, l’infériorité du XVIIIe siècle par rapport au siècle de Louis XIV en matière de littérature tient à une cause majeure : l’incré-dulité des littérateurs du XVIIIe siècle, contrastant avec la foi indéfectible de ceux du Grand Siècle. C’est bien par un raisonnement rigoureux que Chateaubriand entend défendre la religion chrétienne : sans le christia-nisme, les arts périclitent. La foi est donc bel et bien ce qui inspire les artistes, ce qui prouve l’excellence de la religion chrétienne.

II. Le christianisme, une religion qui est toute entière art

Chateaubriand ne réduit pas l’art à une simple preuve parmi les autres de l’existence du christianisme. La religion chrétienne n’est pas seule-ment une source d’inspiration pour les arts au sens traditionnel du terme et pour les lettres : elle est elle-même art, beauté, au sens où elle est, de par son essence-même, pure poésie. C’est ce que Chateaubriand n’a de cesse de mettre en lumière, tentant de dessiller les yeux de ses contem-porains. Le souffle poétique du christianisme pénètre dès lors tous les croyants qui deviennent en quelque sorte artistes, elle leur insuffle une âme de poète. Ainsi, Chateaubriand souligne la dimension éminemment poétique des croyances et pratiques de dévotions populaires en les men-tionnant dans la partie explicitement consacrée aux Beaux-arts et à la littérature sous le nom d’« harmonies morales ». Les chants du pèlerin, le bâton orné d’un coquillage, les coutumes telles le geste de planter une croix à côté d’un mort sur la route en souvenir du bon Samaritain, le cru-

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cifix surmonté de buis que l’on trouve dans toutes les demeures, toutes ces pratiques ont été inspirées par le souffle poétique du christianisme. De par la disposition de l’ouvrage qui inclut ces harmonies morales dans la partie consacrée aux arts stricto sensu, Chateaubriand semble conférer à ces marques de dévotion populaire le statut d’œuvres d’art, au même titre que les œuvres littéraires, picturales, musicales ou architecturales dont il est fait mention au sein de la même partie. Sans doute a-t-il à cœur d’élargir ainsi le sens de « la poétique du christianisme », cette poésie et cette beauté du christianisme, qui trouve donc une expression tout aussi valable et adéquate dans ces dévotions populaires et traditionnelles que dans les œuvres d’art académiques : d’où l’expression d’« harmonies mo-rales » employée pour les désigner : elles sont en harmonie avec la beauté du christianisme, l’expriment adéquatement.

Dès lors, si seules les deux parties médianes de l’œuvre sont explicite-ment consacrées aux arts au sens strict du terme, on peut considérer qu’il est question de l’art en un sens plus large dans les deux autres parties de l’œuvre : dans la première partie, consacrée aux dogmes et doctrines du christianisme, Chateaubriand s’emploie à mettre en lumière leur poésie et leur beauté. Par exemple, dans le premier livre, il s’attache à faire valoir la beauté des mystères que sont la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption et les Sacrements, ainsi que leur supériorité par rapport aux mystères païens. Ainsi, les mystères chrétiens ont la particularité de s’adresser aux hommes, de lui révéler les secrets de sa nature. Par conséquent ils parlent à tous, contrairement aux mystères païens qui ne s’adressent qu’à une élite d’artistes et de philosophes, et ne révèlent rien des arcanes du cœur humain. Cela fait signe vers la supériorité poétique des mystères chré-tiens, qui sont beautés universellement perçues, poésie qui touche tous les esprits.

Le thème de l’art est aussi prégnant dans la dernière partie du Génie, consacrée au culte. Une religion telle que le christianisme, de par sa na-ture-même, donne nécessairement lieu à un culte dont la poésie surpasse celle de n’importe quel autre culte. Se profile alors l’idée traditionnelle selon laquelle la religion se doit d’employer des moyens artistiques et es-thétiques pour séduire les fidèles, les convertir, comme ce fut le cas dans le cadre de la Contre-Réforme. Chateaubriand mentionne cet usage de

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l’art, par exemple lorsqu’il évoque, dans la partie consacrée aux Beaux-arts cette fois-ci, le pouvoir de conversion de la musique sur des Amérin-diens : « Quand il a civilisé les sauvages, ce n’a été que par des cantiques ; et l’Iroquois, qui n’avait point cédé à ses dogmes, a cédé à ses concerts. » Dans le même passage, Chateaubriand décrit la relation entre l’art et la religion chrétienne comme une collaboration, un échange coopératif et symétrique : la religion chrétienne remplit pour l’art le rôle d’une mère, favorisant son épanouissement et mettant à sa disposition un important vivier d’inspiration, tandis que, en retour, les arts mettent à sa disposition leurs charmes, leur pouvoir de séduction. Cette image de la relation filiale et de la coopération montre d’ailleurs que Chateaubriand ne se contente pas d’évoquer une telle pratique : il la justifie, en arguant de ce que le christianisme, religion la plus poétique qui soit, est la seule à pouvoir légitimement user de moyens artistiques et esthétiques pour convertir ou maintenir ses fidèles dans la foi. La beauté de son culte, de sa pompe, est en effet largement détaillée dans la quatrième partie consacrée au culte, Chateaubriand évoquant la beauté et la poésie des cloches, des orne-ments de l’Église, du vêtement du clergé, des prières et des cérémonies : il ne s’agit pas de moyens que le christianisme mettrait arbitrairement à profit pour persuader, séduire et convertir, mais d’une émanation natu-relle d’une religion qui est essentiellement poésie. C’est donc en vertu de son essence même que le christianisme séduit les âmes et suscite la conversion par la beauté de son culte : elle n’use pas arbitrairement de la beauté de sa pompe, puisque celle-ci lui est intrinsèquement liée. On pourrait citer à l’appui de cette idée un passage d’Atala, court récit à visée apologétique. Chactas et Atala, deux jeunes sauvages en fuite, assistent dans une communauté chrétienne aux Amériques à une messe, célébrée par le père Aubry qui leur a porté secours. Chactas et Atala sont frappés par la beauté de la célébration : lors de la consécration, au moment où le père Aubry élève l’hostie, le soleil qui se lève vient coïncider avec l’hos-tie, semblant lui prêter ses rayons. La beauté de la nature et la beauté du culte se rehaussent mutuellement. Or Chateaubriand insiste souvent sur le fait que les beautés de la nature sont l’œuvre de Dieu. Cette confusion entre beauté de la nature et beauté du culte érige ainsi la beauté du culte en émanation directe de Dieu, qui renforce par ses œuvres la poésie du culte et des sacrements chrétiens.

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III. L’art comme paradigme pour penser la foi

Si le thème de l’art est omniprésent dans le Génie, c’est sans doute aussi parce qu’il donne prise à une réflexion sur la religion chrétienne, distincte d’une réflexion purement intellectuelle et théologique. L’art donne à penser sur la religion et sur la foi. L’art est un moyen d’initiation et d’éducation spirituelle, il est censé guider les croyants dans leur foi L’art peut-être considéré comme un symbole traversant le Génie de part en part, modèle métaphorique de la relation à Dieu et de la foi. Ce serait dès lors une nouvelle manière de se rapporter à Dieu que voudrait initier Chateaubriand.

On peut ainsi lire l’évocation de la condition de l’artiste comme une image de la condition du croyant et de la nature humaine en général, considérée dans son rapport à la religion. En suivant Chateaubriand, on peut identifier deux principes à l’œuvre chez l’artiste, le poète et le lit-térateur : le génie et la foi. Un artiste peut très bien être doué de génie, s’il n’a pas la foi, il ne sera jamais un aussi grand artiste que celui qui a la foi et adhère aux vérités du christianisme. On peut ici citer à nouveau l’exemple de Voltaire, que Chateaubriand mentionne à plusieurs reprises dans le Génie, et une autre partie de ses œuvres que Chateaubriand juge tout aussi sévèrement que son épopée : Voltaire était doué de génie, mais son refus de la foi chrétienne a fait de lui un dramaturge médiocre, bien inférieur à Racine. Selon Chateaubriand, si Voltaire s’était ouvert à la foi chrétienne, ses tragédies eussent pu être aussi belles que celles de Racine. Voltaire, comme littérateur qui rejette l’inspiration chrétienne, est ainsi la parfaite image de l’incrédule qui refuse la grâce. Sans la foi, le génie ne peut rien : cela n’est pas sans rappeler le principe pascalien de la misère de l’homme sans Dieu, corrélative à la grandeur de l’homme avec Dieu. Pour mentionner un autre exemple de la même teneur, on pourrait citer La Jérusalem Délivrée du Tasse, qui semble métaphoriquement étayer l’idée selon laquelle un croyant, quelle que soit l’ardeur de sa foi, se montre toujours indigne de la grâce de Dieu : selon Chateaubriand, La Jérusa-lem Délivrée n’est pas aussi parfaite que pourrait l’être une œuvre inspirée par les Croisades, parce que Le Tasse n’a pas su tirer parti d’un tel sujet comme il aurait pu et dû le faire. C’est comme si la nature humaine de l’artiste le rendait inapte à exprimer parfaitement dans ses œuvres toute

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la poésie du christianisme, la beauté incomparable de cette religion. Cela n’est pas sans rappeler la condition du croyant, qui, en tant qu’homme, se montre toujours indigne de la grâce que Dieu lui fait, et ne peut s’y ouvrir totalement. On peut se référer à nouveau à Pascal, qui dans les Pensées, affirme que Dieu confère une grande dignité à l’homme qui peut élever son âme jusqu’à Dieu (comme l’artiste dans le Génie, voir les pas-sages où la création artistique est mise en parallèle avec la Création di-vine, les œuvres de l’artiste avec les œuvres de Dieu), ce qui le garde de la concupiscence, mais que l’homme s’en montre toujours indigne de par l’imperfection de sa nature au regard de celle de Dieu, ce qui le détourne également du péché d’orgueil. Ainsi, la condition de l’artiste révèle quelque chose de celle du croyant, ce qui semble bien indiquer que l’art est employé comme paradigme pour penser la foi, la relation à Dieu et au christianisme.

Ériger ainsi l’art en paradigme pour penser la foi témoigne du dé-sir de Chateaubriand de réaliser une apologétique fondée non plus, comme le veut la tradition, sur la raison, mais sur l’intuition, le cœur, le sentiment. Chateaubriand ne souhaite évidemment pas disqualifier to-talement la raison ; toutes les vérités de la religion chrétienne peuvent être et ont été effectivement rationnellement fondées. C’est ainsi que Chateaubriand déclare, évoquant la beauté des mystères, que Dieu fait « tourner les charmes et les grandeurs de ses mystères dans le cercle d’une logique inévitable. » : même si Chateaubriand préfère mettre en exergue la beauté et la poésie de ces mystères pour emporter l’adhésion, cela n’empêche pas que les mystères soient parfaitement cohérents logi-quement, qu’on puisse démontrer rationnellement leur exactitude. Seu-lement, une telle approche de la foi et des vérités du christianisme est nécessairement insuffisante, quelque chose lui manque inévitablement. D’ailleurs, le contexte historique et spirituel le montre bien : toutes les défenses du christianisme fondées sur la raison ont échoué à protéger le christianisme des assauts des philosophes des Lumières, puis des révolu-tionnaires. Cet échec témoigne de la nécessité de passer d’une apologie fondée sur la conviction à une apologie fondée sur la persuasion. On pourrait ici encore se référer à Pascal et citer ce passage des Pensées où il évoque un homme qui, convaincu rationnellement par les vérités de la religion s’agenouille dans une posture de prière, attendant que la foi

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vienne le saisir. La conversion du chrétien convaincu par un Bossuet ou un Leibniz doit être parfaite et menée jusqu’à son terme par la persua-sion : c’est justement ce que Chateaubriand compte faire, en touchant le cœur plus que la raison. Telle est donc en définitive le sens de la rupture dans la stratégie apologétique que Chateaubriand revendique. Or, mettre l’art, la poésie, la beauté au centre de son apologie est précisément un moyen de dépasser ou de contourner l’approche de la foi par la raison. L’art est en effet un biais privilégié permettant de faire saisir les vérités de la foi par l’intuition. Il s’agit d’un dépassement de ou d’une alternative à l’approche raisonnée tout à fait valable. L’art, la poésie sont le moyen de communiquer de manière intuitive à ce croyant agenouillé les vérités de la foi, de toucher le cœur de celui dont la raison est déjà acquise aux vérités du christianisme.

La prépondérance de la thématique artistique, poétique et esthétique dans le Génie est donc un signe de la révolution (si l’on peut dire) que Chateaubriand entend initier dans le rapport au christianisme et à Dieu. Chateaubriand invite à un changement de point de vue sur la foi : le rapport du chrétien à la foi doit être pensé sur le mode de celui de la contemplation de l’œuvre d’art ou de l’inspiration créatrice. Le chrétien doit avoir le même rapport à Dieu, à la foi, que le spectateur à l’œuvre d’art qu’il contemple ou l’artiste à son inspiration créatrice : de la même manière que le spectateur se laisse toucher par la beauté de l’œuvre et que l’artiste s’abandonne à son inspiration, le chrétien est encouragé à passer outre la rationalisation et à s’abandonner à la foi, à ouvrir son cœur. En d’autres termes, la religion chrétienne doit être pensée davantage sur le modèle de l’art et de la poésie plutôt que sur celui du système logique co-hérent ou du traité parfaitement argumenté. Défendre une telle approche de la foi constitue un véritable appel à l’humilité : l’homme doit recon-naître les limites de sa raison, accepter de mettre sa raison de côté pour s’ouvrir à Dieu, comme à tout ce qui constitue le christianisme : mystères, épisodes de l’histoire sainte... D’où l’éloge de la foi populaire : les plus modestes ont su, notamment en se laissant toucher par les beautés et la poésie du christianisme, garder la foi, saisir intuitivement les vérités du christianisme et y adhérer de toute leur âme, à rebours des philosophes gonflés d’orgueil qui ont cru pouvoir écarter la foi d’un revers de main.

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Une anecdote rapportée par Chateaubriand lui-même, dans un pas-sage consacré aux ruines des monuments chrétiens, peut être lue comme un exemple éclairant de cette saisie intuitive des vérités de la foi. Cha-teaubriand contemple les ruines d’une église située derrière le palais du Luxembourg, qui a été vandalisée durant la Révolution française. Il dé-crit les multiples dégradations qu’elle a subie. Il est alors en proie aux interrogations qui sont celles de beaucoup de croyants : pourquoi Dieu a-t-Il permis le saccage d’un lieu pourtant destiné à Son culte ? Le dé-sespoir s’empare de son âme. C’est alors que se fait entendre, dans une église voisine, le Laudate Dominum. Ce chant produit un vif effet sur Cha-teaubriand : il entend la voix de Dieu, le blâmant de ses doutes et de son peu de foi, lui donnant en exemple ceux qui persistent à Le louer et à L’adorer en dépit des malheurs et de l’adversité : « imite ces serviteurs fidèles qui bénissent les coups de ma main jusque sous les débris où je les écrase », lui intime cette « voix du ciel ». Ramené à la foi, à l’espérance, il s’agenouille aussitôt, demandant pardon au Seigneur de ses doutes et ses interrogations. Cette anecdote révèle la liaison intime entre foi et émo-tion esthétique. Cette confrontation de deux manifestations simultanées de la poésie du christianisme s’apparente à une représentation saisissante des turbulences d’une vie de foi, des péripéties de l’âme du chrétien : les doutes et le désespoir face au mal, et, en réponse, la persistance dans la foi, la louange envers et contre tout. Ce récit illustre surtout à merveille le nouveau rapport à la foi que Chateaubriand veut initier : il est lui même en proie à une saisie intuitive des vérités de la foi, de la nature du rapport à Dieu, qui s’impose à lui par l’intermédiaire de l’émotion esthétique. C’est son cœur qui est alors touché, et non sa raison. Face au problème du mal, ce n’est pas la construction d’un vaste système philosophique de justification à l’instar de la théodicée leibnizienne qui le maintient dans la foi, mais le sentiment, l’intuition. Chateaubriand, sans chercher à apporter une réponse rationnelle et systématique au problème du mal, s’abandonne à la foi, à la façon de l’artiste qui se laisse pénétrer par l’ins-piration ou de l’amateur d’art qui se livre toute entier à la contemplation d’une œuvre. L’humilité constitue un trait caractéristique de cette ap-proche : elle se traduit en effet par un abandon à la volonté de Dieu, sans prétendre élucider totalement et systématiquement l’énigme du mal. La symbolisation de cette approche intuitive de Dieu et de la foi par la voix

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de Dieu qui vient au devant du narrateur donne à une telle approche ses lettres de noblesse : l’abandon à la foi que permet de penser l’art est pré-senté comme une injonction divine.

Dans l’introduction du Génie, Chateaubriand annonçait une transfor-mation radicale du genre apologétique. C’est en fait un changement d’une portée bien plus large que Chateaubriand initie. Cette œuvre a constitué un véritable choc, une rupture décisive et ce pas seulement dans la tradi-tion apologétique. C’est ce que signifie Sainte-Beuve en décrivant le Génie comme « un coup soudain, un coup de théâtre et d’autel, une machine merveilleuse et prompte jouant au moment décisif ». Le Génie a en fait généré une modification profonde dans la manière de voir le monde.

Chateaubriand a, avec son œuvre, modifié en profondeur la sensibi-lité religieuse. A en croire un récit de madame Hamelin dans ses Souve-nirs, lorsque le Génie fut publié, les femmes s’arrachaient les exemplaires et passaient des nuits blanches à le lire, s’exclamant « Quoi, c’est là le christianisme ; mais il est délicieux ». Ces réactions indiquent que Cha-teaubriand a bel et bien révolutionné le rapport à la religion et à la foi : la foi est pensée sur le modèle d’une émotion esthétique. En effet, ces femmes qu’évoque Madame Hamelin pleurent devant Le Génie du christia-nisme comme elles le feraient en lisant un roman. Rendues clairvoyantes aux beautés et à la poésie du christianisme, elles sont prêtes à ouvrir leur cœur et à adhérer de toute leur âme aux vérités du christianisme comme elles s’abandonneraient à l’intrigue d’un roman. Ainsi, si Cha-teaubriand n’a pas suscité de vagues de conversion, il semble qu’il soit parvenu à modifier le regard des croyants sur leur religion et leur foi, à les rendre sensibles aux beautés du christianisme, à sa poésie, et ainsi à renforcer leur foi. Il mène à bien ce qu’on pourrait appeler une stratégie de conversion continue par l’émotion. Le Génie fut aussi une réussite sur le plan intellectuel : comme l’indique un certain Paul Janet dans un article consacré à la philosophie catholique du XIXe siècle paru dans la Revue des Deux Mondes en 1890, le Génie a inauguré un renouveau de la pensée chrétienne. Il a, d’après ce critique, permis au christianisme de faire en-tendre de nouveau sa voix dans les cercles philosophiques, Paul Janet en parlant comme d’une « aurore », d’une revanche des penseurs chrétiens sur la philosophie majoritairement profane et parfois antichrétienne du

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XVIIIe siècle, qui avait humilié la théologie et la philosophie chrétienne. Il a notamment inspiré Bonald, Lamennais ou de Maistre, et impulsé le renouveau catholique du XIXe siècle dans son ensemble.

L’impact du Génie ne se limite pas au christianisme, il n’a pas touché les seuls chrétiens. Il a eu plus largement une grande influence spiri-tuelle : le Génie a ménagé un triomphe à la spiritualité qui avait été mise à mal par la philosophie des Lumières. On a accepté de mettre en veilleuse la rationalité pour se tourner vers le divin, le spirituel, même si la soif de spiritualité retrouvée n’a pas toujours eu une orientation exclusivement chrétienne. Chateaubriand a ainsi donné une impulsion décisive à l’émer-gence de la sensibilité romantique, en rupture avec la rationalité dessé-chante des Lumières qui détournait l’homme du divin. Il a également eu une grande influence sur la sensibilité esthétique du XIXe siècle : il a inspiré les thèmes de prédilection du romantisme. Chateaubriand a par exemple préfiguré le goût pour les ruines ou pour le Moyen-âge ainsi que la volonté de sauvegarder le patrimoine national. En révolutionnant ainsi la sensibilité esthétique et le goût, Chateaubriand a d’ailleurs contribué à faire reconnaître, même chez ceux qui ne partageaient pas sa foi chré-tienne, la valeur patrimoniale et historique de sa religion : en dénonçant le vandalisme révolutionnaire, il a attiré l’attention sur la nécessité de sau-vegarder les œuvres d’inspiration chrétienne. A cet égard, Chateaubriand n’a rempli son but que partiellement : faire reconnaître la beauté des œuvres inspirées par le christianisme n’est pas suffisant pour susciter la conversion. En revanche, cela constitue un gage de respect et de recon-naissance des incroyants envers cette religion.

Ainsi, c’est l’état d’esprit de toute une époque qui s’est trouvé boule-versé par le Génie : en forçant un peu le trait, on peut dire que la vision du monde avant et après le Génie diffèrent réellement. Chateaubriand fait œuvre de poète, davantage que de théologien. Dès lors, on peut sourire des critiques d’ordre théologique ou même historique qui ont été adres-sées à Chateaubriand : certains théologiens lui ont en effet reproché ses approximations et ses erreurs mineures. A la lecture de cette œuvre, on ne peut certes pas s’empêcher de constater le caractère discutable de cer-tains de ses arguments et analyses artistiques. Ainsi, affirmer la supériori-té de Milton sur Homère peut sembler hasardeux. En un autre lieu, Cha-

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teaubriand lui-même semble embarrassé lorsqu’il tente de justifier l’idée selon laquelle il n’y avait pas de poésie descriptive chez les Anciens : qu’en est-il alors de Virgile ou de Théocrite ? Il peine d’ailleurs à mini-miser la poésie descriptive païenne et argumente assez maladroitement. En fait, l’exactitude et la validité logique de l’argumentation ne sont sans doute pas ce que vise Chateaubriand. Chateaubriand fait œuvre de poète, davantage que de théologien. Le Génie doit se lire non comme un traité théologique, mais comme une ode au christianisme, destinée à convertir en touchant les cœurs comme le feraient un poème ou une œuvre d’art.

En définitive, si l’on prend le terme de conversion au sens exclusi-vement religieux, la réussite de Chateaubriand n’est que partielle, car il n’a pas rallié toute la société française au christianisme. En revanche, Chateaubriand a suscité une véritable conversion de la vision du monde, qui a marqué tout le XIXe siècle : le dépassement de la raison par le cœur. Chateaubriand voulait ériger l’art en paradigme pour penser le rapport à la foi : en fait, c’est le rapport au monde dans son entier qui est désormais pensé sur le modèle de l’art et de la poésie ; on se rapporte au monde sur le mode de l’intuition et de la sensibilité.

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Léon Bloy L’absolu de l’écrivain, l’écrivain de l’Absolu

Yoann chaumeiL

« L’art n’est pas mon but, écrit Bloy, mais seulement un instrument dont j’ai appris à me servir comme d’une épée ou d’un canon, et je suis, avant tout et plus que tout, une âme religieuse ». Écolier, Bloy donnait des coups de couteau à ses camarades ; adulte, il donna des coups de plume. On ne s’étonne pas de la propension agressive du buffle périgourdin pour peu que l’on voie son regard hagard, effaré, exalté. Sa plume musi-cale, violon ardent de l’Apocalypse, n’est pas celle d’un petit homme de lettres : elle est celle d’un grand chrétien. Elle brûle autant qu’elle éclaire. Sa littérature a l’air de nous dire à chaque instant de laisser tomber la littérature et d’aller prier.

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Vie artistique et vie spirituelle : subversion frontalière

À rebours de l’esthétique dominante qui lui est alors contemporaine, écriture et Foi sont absolument consubstantielles chez Léon Bloy1. Là où nombre de ses contemporains n’ont plus foi en rien, d’autres trouvent des éléments de Foi de substitution. Et combien d’écrivains font de l’écriture un objet de Foi ? Certains faiseurs se satisfont d’une prose bien huilée, poussant l’acte de dévotion jusqu’à la contemplation béate de celle-ci ; peu font de l’écriture non un objet, mais un acte, un acte de Foi. Bloy est de ces derniers. L’étendard qu’il brandit est celui de la pleine co-hérence avec soi, et donc avec Dieu. Tout voyage qui ne va pas de Dieu à Dieu est idiot. Impossible dès lors de se satisfaire de petits succédanés d’Absolu, d’une fade sécularisation de la Foi chrétienne dans un siècle trop humain ; impossible dès lors de ne pas faire de l’écriture le moyen de témoigner de la seule vérité qu’il connaisse.

Pour autant, il ne s’agit pas de faire comme si l’écriture n’était qu’un canal de vérité parmi d’autres. Le verbe, selon le prisme figuratif du « vieux de la montagne2 », a ceci de supérieur qu’il est la figure du Verbe. Face à la prostitution bourgeoise de la parole, face aux étonnants lieux communs devenus révoltants en ce qu’ils ne révoltent plus personne, face enfin à l’oubli du dépositaire véritable du Verbe, Léon Bloy s’aban-donne. Il s’abandonne à la voix divine, il se fait étonnamment transpa-rent ; et il y a quelque chose d’étonnant à dire de Bloy qu’il s’efface, qu’il retire pudiquement un peu de sa personne, tant sa verve nous accable de singularité et de lignes axiologiques marquées au fer rouge.

1. Bloy subvertit avant tout la conception dominante de l’œuvre à la fin du XIXe siècle. Loin d’avoir adopté l’idée d’un art détaché de l’éthique, l’esthétique de Bloy s’inscrit dans la continuité d’un courant antique repris par le Christianisme qui établit un lien de consubstantialité entre esthétique et éthique. Les quelques théories sur l’art expli-citement développées dans son œuvre font signe vers cette nécessaire subordination de l’esthétique à l’éthique, qui, dans la perspective chrétienne qu’il assume, a quelque chose de proprement scandaleux pour la bonne société littéraire de l’époque.

2. Une des expressions que Bloy utilise pour se désigner.

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Cette écriture de l’effacement, qui n’enlève rien à la possibilité esthé-tique d’un style affirmé, a des origines à la fois mystiques et contre-ré-volutionnaires. Léon Bloy est familier de l’idée selon laquelle notre exis-tence est un ersatz d’être qui se dresse contre Dieu. N’empêchons-nous pas Dieu de s’aimer pleinement à travers nous ? Il y a trop de choses en nous qui se rebellent. Cette idée mystique et quasi-gnostique débouche sur la nécessité de se rendre transparent et de se dresser contre tout ce qui en nous dit « moi ». c’est là quelque chose qui ressemble à une dé-création de la dimension humaine des choses. C’est là quelque chose qui ressemble au projet bloyen.

Alors, l’écriture n’est pas un guide pour ce belluaire farouche : elle est un serviteur. L’art capitule devant la Vie. Au fond, l’esthétique clas-sique, peinte à grands traits, ne dit pas autre chose : l’écriture doit faire montre de souplesse dans la mesure où elle se doit d’épouser la forme de l’objet qu’elle sert. Nous retrouvons çà et là dans son œuvre le fantasme idéal d’un primitivisme artistique, d’une enfance de l’art où l’artiste ex-primerait une vision de la vie véritable, c’est-à-dire de la Foi. Il voit dans les grandes femmes mystiques, fictionnelles ou bien réelles, la pleine ré-alisation de cette exigence. Que ce soit Anne-Catherine Emmerich ou Clotilde Maréchal3, elles sont des visionnaires, parce qu’elles laissent toute sa place à Dieu qui s’exprime sans embûches à travers elles. Cette conception du rapport entre écriture et Foi a certes des origines mys-tiques et contre-révolutionnaires, mais elle trouve surtout ses racines en ceux qui jouèrent le rôle de modèles pour notre homme. Sa conception de l’art est modelée par celle du catholique breton Ernest Hello qui n’a de cesse d’expliquer que si l’art doit exprimer le beau, il a pour vocation d’exprimer une des qualités essentielles de l’unité de la Création, en tra-versant le visible comme l’invisible.

3. Clotilde Maréchal est le personnage principal du roman de Léon Bloy La Femme pauvre.

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Une écriture de l’Absolu

La pente de l’écriture bloyenne, véritable escalier céleste, se voulut as-cendante. En posture de prophète, Bloy échafauda une écriture verticale. Cette exigence de verticalité le condamna à la misère la plus sinistre, lui qui dut voir mourir deux de ses enfants pour pouvoir continuer à écrire, qui tout au long de sa vie s’est nourri de pauvreté dans la misère la plus sordide. Une socialité littéraire plus que négligée, des ego malmenés firent de lui un paria dans le monde des lettres. Si Léon Bloy, en vieil ours bour-ru à crinière de fauve, renonça aux jeux de la mondanité, c’est qu’il lui semblait difficile de dire des vérités en habit de carnaval, lui dont le goût naturel allait plutôt vers le velours épais. Sa situation de maudit ostracisé de la bonne société paracheva la déchirure avec le Monde. Bloy habilla sans doute le milieu des lettres pour l’hiver, mais celui-ci le lui rendit bien. Et qu’importe, plutôt le venin de ses ennemis que leur pommade, pensait-il.

Le déchirement avec le Monde par l’écriture est cela même qui garan-tit à ses yeux une plus grande communion avec Dieu. L’époux de sa fille Madeleine disait trouver en sa petite maison un véritable refuge contre tout ce qui est conventionnel et faux dans le Monde. Et le rôle principal qu’il assigna à son écriture fut de venir témoigner de cette plus grande communion, et de la partager. L’écriture est ce qui lui permit de prêcher, c’est-à-dire de communiquer la Foi. Cela prit une forme intéressante : il s’agit davantage d’un mode de réveil que d’éveil à la Foi. Là est aussi l’originalité de Bloy : c’est un réveil à la Foi qu’il veut électrique, violent, scandaleux, dans une perspective d’imitation christique et de plus haute Charité4.

Charité oblige, nous avons donc affaire à quelqu’un de remuant. Ce même homme fait bouger les lignes de rupture habituelles. Il ne s’agit pas de prendre par son œuvre le parti de l’Église contre le parti du Monde. Il s’agit de prendre le parti de Dieu contre le parti du Monde. Or, l’esprit du Monde se trouve dans tout ce qu’il y a d’humain, y compris dans la

4. Au médecin qui lui disait que son cœur était particulièrement usé, il répondait avoir sans doute abusé de cet organe.

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part humaine non de l’Église, sainte, mais des hommes d’Église. C’est ce qui explique son anticléricalisme. Y a-t-il là-dedans une réaction rebelle, l’expression d’un orgueil protestataire ? C’est sans doute tout le contraire. Si orgueil il y a, c’est l’orgueil de l’amour. Cette écriture de l’Absolu est une écriture de la Charité. Quelle plus grande charité peut faire Bloy à ses contemporains, laïcs comme clercs, que leur rappeler, à coups de mar-teaux s’il le faut, leur destination céleste ? Il est violent, bien sûr, mais par amour ; il est anticlérical sans doute, mais par surabondance de respect pour le clergé et pour la dignité de sa mission. Sa haute conception de la charge dont les hommes d’Église sont dépositaires est le guide de son intransigeance.

La question de sa Foi en l’Église n’est à ses yeux nullement problé-matique ; Bloy utilise ses solides mains périgourdines pour redresser ses frères, au sens propre du terme. Le but de son écriture est de faire office de tuteur. De la découle un rapport quasiment paternel avec tous ses lecteurs. Nous pouvons à bon droit nous prendre à penser que notre homme est un orgueilleux. Orgueilleux car il s’impose comme instance supérieure. Après tout, est-il assez saint lui-même pour donner des le-çons ? Mais n’est-ce pas là le revers de son humilité ? Humble car il s’ef-force d’écouter la lumière divine, dont il essaie d’être littéralement le pro-phète. Il savait bien qu’au-delà de sa personne, ce qui importe, ce n’est pas sa chanson, mais c’est ce qu’il chante.

Ora et scribe

Nombreux sont les convertis de notre écrivain, au premier rang des-quels les époux Maritain, Pierre Van der Meer, Pierre Termier, qui dirent tous que leur lecture de Bloy fut une sorte d’expérience de proximité avec l’or du Ciel. Bloy vous donnait une fois pour toutes le sens de l’Ab-solu, disait Mgr Baron. Le succès de son évangélisation repose d’abord sur le succès de la transmission du Mystère, palpable dans son écriture. Beaucoup ont parlé d’une obscurité de la langue bloyenne. Et il est vrai qu’on ne lit pas Bloy, on le déchiffre. Mais ses imprécations ne sont pas toujours facilement déchiffrables. C’est que sa vision, qui ne se réduit pas à une question de style, implique une translation constante des mots qu’il

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emploie au sein d’un autre ordre. Du haut de son symbolisme mystique, Bloy tente de déchiffrer la vérité hiéroglyphique du monde5.

Cette esthétique du mystère nous rappelle la part d’étrangeté qui nous échappe dans le monde, vraie trace divine. Si le Mystère de la Foi, lumière éblouissante, est inconcevable, il n’est pas impénétrable. Nous ne pou-vons regarder en face la lumière, mais nous pouvons voir le monde éclai-ré par elle. Comme le déclare Marie-Joseph Lory à propos de la poétique bloyenne : « L’art est un puissant moyen de le suggérer. L’homme est naturellement artiste, il aspire à se dépasser, à créer quelque chose qu’on n’ait encore jamais vu, et qui suscite ce miraculeux sentiment, cet éton-nement qu’on éprouve en découvrant la beauté.6 » C’est pourquoi l’art doit chez Bloy nécessairement s’achever en prière. Aussi n’a-t-il que trop de mépris pour les artistes qui dédaignent l’appel de Dieu et détournent l’art de sa finalité qui le justifie a posteriori.

Notre écrivain aime à se dépeindre en humble travailleur. Si son écri-ture est un moyen de communiquer le sens de l’Absolu, il la pense sur un mode tel que l’écriture de sa Foi est encore un moyen de prière. Il ne se pense pas différent du moine qui prie sans cesse, même à ses heures de travail. Bloy a d’ailleurs pensé un temps avoir la vocation religieuse7. Or, l’écriture de sa Foi a tout d’une prière efficace. Elle a effectivement un horizon pratique et conatif : elle vise à la transmission de la Foi. Elle vise donc à agir sur chaque lecteur. Il s’agit d’une tekhnè qui, mise au service d’une vertu théologale, devient elle aussi un peu divine. Nous comprenons encore tout ce qui éloigne l’écriture de Bloy de l’exercice de style ; il s’agit pour lui de solliciter justement l’âme du lecteur en usant à bon escient du verbe, reflet du Verbe. Elle ne peut déboucher que sur une ambition ultime : créer une vraie communauté de Foi avec le lecteur,

5. En ce domaine, les influences d’Ernest Hello puis de l’abbé Tardif de Moidrey qui l’initièrent à la lecture symbolique de La Bible sont fondamentales.

6. Marie-Joseph Lory, La pensée religieuse de Léon Bloy. Paris, Desclée De Brouwer, 1953, p. 61.

7. Après plusieurs séjours à la Grande Chartreuse, il revient convaincu que sa place n’est pas parmi les religieux. Cette conviction engendre une grande blessure chez Bloy.

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87Léon Bloy. L’absolu de l’écrivain, l’écrivain de l’Absolu

qui est à son tour appelé à devenir le coreligionnaire de Bloy. Si Dieu est la cause de la Foi, Bloy se veut la cause auxiliaire du réveil de la Foi chez les hommes, et ce par une écriture immaculée et brutale. Bien sûr l’écriture de Bloy peut être reçue, mais, comme toute écriture, elle ne vit que momentanément dans l’âme du lecteur. Elle est comme les jardins d’Adonis : promise à la mort prématurée. Elle doit donc devenir parole vivante non seulement par la Foi de celui qui la profère, mais aussi par la conservation de celle-ci dans l’âme de celui qui la reçoit. Sans notre collaboration, Bloy ne nous sauvera pas !

Littérature d’un enfant du siècle

Toute œuvre qui se veut exemplaire, pour être parachevée, appelle une modification dans la vie du lecteur. L’exemplum, procédé récurrent chez Bloy qui est, rappelons-le, empli de culture et de poétique médié-vales, constitue pour ce dernier un système pédagogique dont le but est bien l’application du message délivré : vivre pleinement la Foi. L’horizon est donc d’ordre pratique. Tout discours narratif bloyen est intimement lié au discours interprétatif qui débouche sur une visé pratique, prag-matique. Tout est fait pour que le lecteur rende ses actions conformes à la vérité que défend Bloy. Si Bloy recourt à des exempla, c’est qu’ils sont d’abord des moyens, moyens détournés de faire passer une information. Vieille idée dont Lucrèce parlait déjà, lui qui voulait « enrober la pilule amère de la vérité » de ses vers de « miel ».

Sans vouloir systématiser l’écriture de Bloy, celle-ci tourne autour de plusieurs procédés au premier rang desquels se trouve la parabole, plus encore que les exempla. Toutefois, et c’est là l’écart entre ce qu’il est et ce qu’il pense être, Bloy fait usage de la parabole non pas pour faciliter la communication de son message, mais pour en empêcher la communica-tion à ceux qui ne seraient pas à la hauteur pour la comprendre, pour la recevoir. Ce point de poétique me semble fortement révélateur. Tout est là. Cette sélectivité élitiste tranche avec l’universalisme chrétien autant qu’avec la simplicité monacale à laquelle il rêve. Sa poétique comprend en elle-même un aspect limitatif et défensif : elle est fermée à ceux qui ont l’estomac fragile. Loin d’être motivé par une vrai souci pédagogique

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d’une approche imagée de la vérité, le recours à la parabole limite délibé-rément le nombre des élus. L’hermétisme parabolique qu’il ne cesse de déployer est à mon sens un signe du paradoxal modernisme dix-neuvié-miste de Léon Bloy.

Son extrême modernité se retrouve dans la manière dont il présente sa Foi au lecteur. Cette manière toute doloriste, qui va avec l’idée d’une marginalisation obligée, se justifie semble-t-il par l’imitation christique qui incombe à chaque chrétien. Seulement, contrairement au Christ, Bloy est faussement à la marge. Bloy est encore dans le Monde, il occupe dans le Monde le rôle de celui qui ne veut pas en être. La dissidence est un élé-ment fondamental de tout système : un système a besoin des objections qu’on croit lui faire, et il ne se nourrit que de cela. Sa première nourriture, c’est celui qui le contredit. Si Bloy a besoin de fuir le monde, c’est qu’il a la conscience douloureuse d’en être. Le dénouement de son entreprise est dès lors voué à être absolument tragique : il est le pur produit de ce siècle qu’il déteste tant, de son siècle. Son écriture et son indignation toute romantique doivent pourtant tout à ce temps qu’il exècre. Pénétré d’idéalisme moderne, sa subjectivité est exacerbée. Tout en lui est roman-tique, jusqu’à son aspiration à rejoindre des temps mythiques idéalisés, le temps des catacombes, le temps de l’ardeur apostolique, le temps des Croisades. Mais son modernisme paradoxal n’enlève rien au bénéfice de l’ardeur déployée qui participe à empêcher le catholicisme de s’assécher en devenant une coquille vide, ainsi qu’à polariser l’attention autour du sacré, qui redevient une préoccupation majeure. La véritable vertu de la littérature de Bloy tient en ces quelques mots : elle vivifie de sa présence.

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Interférences dans la foi : quand l’art questionne

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La Querelle des Iconoclastes

Nicolas chargeLègue Mikaël Quesseveur

« Tu ne dois pas avoir d’autres dieux contre ma face. Tu ne dois pas te faire d’image sculptée, ni

de forme qui ressemble à quoi que ce soit qui est dans les cieux en haut, ou qui est sur la terre en

bas, ou qui est dans les eaux sous la terre. »(Exode, 20, 4, trad. officielle liturgique)

Introduction

Lorsque Musset apostrophe dans ses Vœux stériles la Grèce en l’appe-lant « mère des arts, terre d’idolâtrie », il répond, cela est vrai, à un topos de la littérature. Mais de ce topos l’on ne saurait ignorer qu’il exprime un ju-gement : si l’art est né en Grèce, si elle en est à proprement parler, la mère, les Grecs n’en étaient pas moins idolâtres. Loin d’être ici une condamna-tion chrétienne du paganisme des hellènes, ce vers est pourtant révéla-teur d’un rapport ambigu entre l’art et l’idolâtrie. Existe-t-il une œuvre d’art qui ne risque de mener à une forme d’idolâtrie ? En ce que même on dé-signe un objet comme œuvre d’art, ne risque-t-on pas d’établir avec lui un rapport d’admiration et de dévotion ? Mais ce serait alors supposer que le simple rapport d’admiration, sans prendre en compte la question de la

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forme que celle-ci peut adopter et qui pourrait pourtant éventuellement en modifier la nature, est une condition suffisante de l’idolâtrie.

Le fait même que Musset désigne la Grèce comme lieu d’idolâtrie n’est également pas sans écho dans l’histoire. La réflexion autour du sta-tut de l’œuvre d’art et du rapport à la fois qu’elle entretenait à la Création, mais également de la relation que nous pouvions entretenir avec elle, a été l’objet de débats virulents entre les VIIIe et le IXe siècles byzantins (on fait généralement aller la controverse de 717 à 843). Généralement connu sous le nom de crise des iconoclastes, le débat s’est inscrit dans la mémoire collective à la fois comme un moment particulièrement violent de l’histoire byzantine, mais également comme un moment d’intense ré-flexion et de débats autour de la question de la représentation des figures saintes (et dans une moindre mesure de la représentation en elle-même). Cet iconoclasme précoce a également eu sur l’Europe occidentale une influence majeure, par les débats théologiques qui ont pu suivre lors de l’émergence du protestantisme. Si aujourd’hui le terme peut avoir cer-taines connotations positives, cela n’a pas été toujours le cas, et ce fut bien au contraire une hérésie condamnée par les Églises chrétiennes d’Occident comme d’Orient. Probablement le ready-made a redonné à ce mouvement intellectuel une forme de valorisation, mais il en a aussi pro-fondément modifié le sens. Ainsi, la compréhension que nous pouvons en avoir aujourd’hui est-elle radicalement déviée. C’est la raison pour laquelle nous nous proposons dans cet article de revenir sur cette crise, et plus particulièrement sur son évolution historique et conceptuelle. Nous nous arrêterons, à la fois pour plus de précision, mais également par contrainte de place, à la question byzantine – loin de nous l’idée de ré-duire la question protestante à un pur et simple développement ou à une répétition de l’histoire byzantine, mais la question de ces réémergences historiques mériterait probablement elle aussi de se voir consacrer une restitution et une réflexion autour de ses spécificités.

A. Qu’est-ce que l’Iconoclasme ?

Mais avant toute chose, il nous faut revenir aux définitions et aux concepts préliminaires de notre sujet. L’iconoclasme – puisque c’est ce

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dont il s’agit ici – est littéralement l’attitude qui consiste à « briser les images ». De εἰκών, l’image, l’icône et κλάω, briser, l’expression désigne la volonté ou l’action de détruire, de faire disparaître, les images. Dans le contexte religieux, c’est précisément de toute représentation picturale de Dieu, du Christ, des saints, ou de tout autre élément biblique ou tra-ditionnellement inscrit dans l’Église qu’il s’agit. Néanmoins, l’interdit de la représentation de l’objet biblique peut en certaines circonstances concerner tout autant la représentation même de la nature ou des objets qui appartiennent au monde humain. Nous reviendrons plus tard sur les différents iconoclasmes qui ont pu émerger historiquement. En raison précisément de la diversité de ses manifestations, trouver une définition adéquate qui regrouperait tous les phénomènes historiques et ses ma-nifestations est probablement une tentative vaine. Néanmoins, et parce que nous nous limitons à l’espace byzantin des VIIIe et IXe siècles, nous nous proposons de donner la définition suivante de l’iconoclasme (IC) :

(IC) : l’iconoclasme est une attitude ou un acte d’hostilité envers des images (religieuses) parce ce qu’elles mèneraient à l’idolâtrie.

Aussi dans l’analyse que nous allons mener de la crise des icono-clastes, il nous faudra à la fois étudier les arguments théoriques mais aus-si et surtout les événements qui révèlent une attitude particulière envers les images.

Il peut sembler, pour l’Occident moderne, assez étrange de s’en prendre aux images. Mais c’est qu’il s’agit ici de questionner la repré-sentabilité de la divinité dans les images. N’y a-t-il pas une incommen-surabilité entre le Créateur et la Créature ? Est-il possible qu’il se trouve dans la Créature quelque chose de suffisamment grand et digne tel qu’il puisse contenir le Créateur ? Ce sont là les questions qui agitent l’espace byzantin durant la crise des iconoclastes et qui permettent probablement de mieux saisir le niveau auquel se situe le débat. C’est également sur le passage de l’Exode (20, 4) que se fonde l’iconoclasme : « Tu ne dois pas te faire d’image sculptée, ni de forme qui ressemble à quoi que ce soit

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qui est dans les cieux en haut1 ». Dans une compréhension légaliste, il s’agit déjà surtout et simplement d’obéir à ce commandement, ce qui condamne toute représentation semble-t-il. La question au cœur de l’ico-noclasme reste néanmoins de savoir par-delà la rigidité de la loi s’il est plus pur de croire sans l’intermédiaire d’une image ou si l’image est au contraire un moyen d’accéder à une réalité céleste plus grande, parce que plus appropriée à nos capacités cognitives. Est-il possible au divin de se manifester sous une forme matérielle, de permettre à l’homme d’accéder à la réalité de Dieu par l’entremise de la représentation, et ne doit-il pas, pour autant essayer de s’en débarrasser ? Est-ce qu’une prière devant une icône ou une œuvre d’art est à proprement parler de l’idolâtrie, ou n’est-ce qu’un moyen comme un autre de prier ?

L’iconoclasme part également de bases philosophiques importantes, dont l’héritage platonicien est extrêmement fécond pour la compréhen-sion de l’argumentation. On trouve en effet dans La République au livre X une condamnation des images. Dans la perspective platonicienne, le monde n’est déjà lui-même que l’image des Idées, c’est-à-dire des es-sences incorruptibles. Dès lors qu’un homme fait de l’art, il ne fait que produire une image de l’image. Or, l’image a moins de réalité que la chose en elle-même, il y a une perte de qualité inhérente à la représentation. L’objet est obscur par rapport à la vérité de l’essence.

1. C’est une affirmation que l’on retrouve à de multiples endroits dans l’Ancien Testa-ment : « Vous ne vous tournerez point vers les idoles, et vous ne vous ferez point des dieux de fonte » (Lévitique, 19, 4), « Maudit soit l’homme qui fait une image taillée ou une image en fonte, abomination de l’Éternel, œuvre des mains d’un artisan, et qui la place dans un lieu secret! » (Deutéronome, 27, 15), « Ils servirent les idoles dont l’Éternel leur avait dit: Vous ne ferez pas cela. » (2 Rois, 17, 12), « A qui voulez-vous comparer Dieu? Et quelle image ferez-vous son égale?… » (Esaïe, 40, 18-20), mais également dans le Nouveau Testament : « Ainsi donc, étant la race de Dieu, nous ne devons pas croire que la divinité soit semblable à de l’or, à de l’argent, ou à de la pierre, sculptés par l’art et l’industrie de l’homme. » (Actes, 17, 29), « et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes, et des reptiles ». (Romains, 1, 23)

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Au sein même de la chrétienté « occidentale2 », l’interdiction des images avait été plusieurs fois proclamée aux IVe, Ve et VIe siècles. Ainsi, le Concile d’Elvire (300 ou 309) en Espagne avait interdit la présence des tableaux dans les églises, Eusèbe de Césarée (339) les avait lui aus-si proscrits. Épiphane de Salamine (403) partageait cette opposition farouche aux images. Grégoire le Grand (604) lui-même ne voyait les images pieuses que comme un moyen d’éducation pour l’information des simples. Le monophysisme, hérésie condamnée au VIe Concile, était resté néanmoins très présent dans l’Anatolie, et était généralement pré-sent en Asie Mineure (Mésopotamie, Syrie, Palestine) ainsi qu’en Égypte. Le culte monophysite, qui affirme l’unicité de la nature du Christ, à la fois humaine et divine de manière confondue, rendait difficile la repré-sentation du Christ. En insistant sur la nature divine du Christ, au point d’amoindrir la nature humaine, il s’ensuivait qu’il était impossible, donc illicite de représenter le Christ selon les traits de son humanité, quand la nature divine n’est elle-même pas représentable.

Face aux iconoclastes se trouvaient les iconodoules, littéralement les « esclaves de l’image », considérant que la représentation du Christ n’était rien de moins que problématique, puisqu’en rendant « visible l’invisible », elle favorisait des vertus de piété. Tout comme les iconoclastes, ils se virent accusés d’hérésie, à la fois nestorienne, mais aussi monophysite. Nous reviendrons sur les diverses défenses proposées pour ces idées lors du Concile de Hiéréia.

Il convient également de revenir sur le nom donné à cette période comme « Crise des Iconoclastes ». Parce que ce sont finalement les ico-nodoules qui ont vaincu, c’est-à-dire que l’iconoclasme a finalement été condamné en Orient, la période iconoclaste a été logiquement considé-rée comme un moment anormal de l’histoire byzantine. Ainsi, en dési-gnant ce moment par le terme de « crise » intègre-t-on le cadre de pensée iconodoule sur la question iconoclaste. De manière à rendre justice à la pensée iconoclaste, et à ne pas se prononcer liminairement sur la vérité

2. Le terme est inadéquat pour la période dont nous parlons, mais a ses vertus épis-témiques dans la compréhension des réseaux sociologiques de diffusion des idées iconoclastes.

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ou non de ses propositions, nous préférerons au terme de crise celui de Querelle. Nous reprenons alors par cette expression l’usage plus classique que ce terme a pu avoir pendant la période moderne et qui recouvre ce qu’on appellerait plutôt aujourd’hui controverse. C’est-à-dire qu’on réinvestit par ce terme de Querelle la perspective de discussion qui a pu également se trouver dans la Querelle des femmes ou la Querelle des Anciens et des modernes. Nous reviendrons ultérieurement sur les conséquences de ce choix sémantique.

B. L’espace byzantin

Il convient tout d’abord de replacer le contexte général historique dans lequel naît la querelle. L’Empire byzantin se compose de thèmes qui sont autant de divisions administratives et militaires réparties sur son territoire, dont certains sont extrêmement déterminants pour la poli-tique, à l’image du thème des Opsikion. On constate dans l’Empire une forte division entre les territoires, notamment entre ceux d’Asie Mineure tout juste conquis à la fin du VIIe siècle et au début du VIIIe siècle. Ces territoires ayant subi une large influence ottomane et juive, et puisqu’il y persiste des résidus de mystique magico-orientales, ils sont fortement marqués par un aniconisme. À l’inverse, dans la partie hellène de l’Em-pire, le culte aux icônes s’est progressivement développé et intensifié depuis le Ve siècle jusqu’à devenir un trait distinctif de la spiritualité orientale. Ce sont notamment les images pour le culte de l’Empereur qui sont extrêmement présentes, parfois même proches de représentations du Christ. Ainsi au VIe siècle l’effigie du Christ se trouve déjà à proximité de celle de l’Empereur Justinien II (c’est le Βασιλεύς ἐν Xριστῷ), et même, certains diptyques sont composés avec d’un côté l’Empereur et de l’autre le Christ. De manière générale, la représentation et les icônes restent néanmoins un culte de dévotion majoritairement populaire qui a connu un fort accroissement tout au long des VIe et VIIe siècles.

Concernant la situation géopolitique de Byzance, plusieurs éléments sont importants. Tout d’abord l’Empire byzantin au commencement du VIIIe siècle est en plein déclin, notamment militaire. Il n’assure plus qu’avec difficulté sa mission de protection de Rome, notamment contre

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les barbares. Et ce d’autant plus qu’il est menacé à l’Est et au Nord par les Arabes et les Bulgares. Les Omeyyades, quoique moins puissants qu’ils ne le furent en raison des guerres internes de dynastie, demeurent eux aussi une menace importante en ce début de siècle. Les Bulgares com-mencent de leur côté à avoir une organisation politique et militaire suf-fisante pour s’opposer à Byzance et même provoquer des assauts contre de grandes villes de l’Empire. C’est avec ces deux forces militaires que Byzance devra composer pendant le siècle et demi que nous allons par-courir.

On peut clairement distinguer deux périodes iconoclastes dans l’his-toire byzantine. La première, de 717 à 786, correspond au début du règne isaurien et à la naissance de la querelle des iconoclastes. C’est l’apogée du mouvement tant et si bien que l’on dira du VIIIe siècle qu’il est le siècle de la crise iconoclaste. Mais celle-ci, après une brève accalmie reprend entre 815 et 843, date à laquelle se fixe l’orthodoxie sur la question des images en refusant les différentes prises de position de l’iconoclasme.

C. Le problème des sources

La liturgie orthodoxe s’est donc constituée sur la base de la défaite de l’iconoclasme en 843. Aussi n’est-elle pas représentative de ce qu’a pu être le mouvement iconoclaste au sein de la société byzantine, et est par essence, profondément iconodoule. L’Église, parce qu’elle a vu dans l’iconoclasme une hérésie, a opéré une damnatio memoriae des iconoclastes, ce qui s’est traduit par la disparition des documents en faveur de l’icono-clasme La question de la lisibilité de cette période est de ce fait rendue extrêmement complexe.

Les principaux textes littéraires sur le sujet sont : Contre les hérétiques, du patriarche Nicéphore, Contre Constantin du Chevalin et Lettre à l’empe-reur de Théophile. Ces sources sont violemment hostiles aux iconoclastes et le seul texte iconoclaste restant est un texte juridique : l’Ekloga qui ne mentionne pas véritablement d’arguments en faveur de l’iconoclasme. Pour traiter de la question, trois textes sont ainsi essentiels : l’ensemble des trois traités de Jean Damascène contre l’iconoclasme de Léon III, le

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Synodikon de l’Orthodoxie, et les Actes du concile de Nicée II (787), qui défait la décision finale (Horos) du concile iconoclaste de Hiéreia en le citant partiellement.

L’ensemble des sources que nous possédons est très largement ac-quis à la vue iconophile, ce qui nous pousse à la prudence lors de l’étude des textes en raison des biais intellectuels de leurs auteurs. On trouve concernant la deuxième période iconoclaste un peu plus d’ouvrages, no-tamment historiques avec La chronique universelle de Georges le Moine, composée sous Michel III, (842-867) et qui retrace notamment la pé-riode iconoclaste la plus contemporaine de manière indépendante de tout autre auteur (pour 813-842 donc, avant les textes qui se fondent aussi sur Théophane). On dispose également des œuvres de Syméon Lo-gothète, et de Génésios qui sont néanmoins plus tardifs et adoptent gé-néralement tout de même le parti pris de l’iconodoulie. Pour les combats byzantino-arabes on peut s’appuyer sur les auteurs arabes comme Tabari, ou Ibn-al-Fakih.

On compte également certaines hagiographies des martyrs décédés sous les persécutions iconoclastes, notamment celle d’Étienne le Jeune, dont la chronique a été rédigée dès 808. Parmi les sources monastiques, la Vie de Nicétas, higoumène du monastère de Medikion en Bithynie (824), com-posée par Théosteriktos, viennent enrichir notre matériau. De même les lettres du patriarche Germain sont un document précieux. La dimension théologique a été particulièrement développée par Théodore de Stou-dios.

D. Méthodologie d’étude de la controverse

Ainsi, en raison de ce manque de source, adopterons-nous la pers-pective d’une sociologie des controverses. Celle-ci, issue de la perspec-tive des science studies et de la sociologie des sciences notamment améri-caine, cherche à restituer les mécanismes de production de la science. Dans cette perspective, tous les éléments qui mènent à la production d’un savoir (ici théologique) sont pris en compte. Il ne s’agit donc pas seulement de tenir compte des arguments et idées qui donnent son issue

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au débat, mais également de considérer les perspectives de pouvoir qui sont introduites au cœur même des arguments, les cercles sociologiques et les espaces privilégiés d’expression d’une idée et les moyens mis en œuvre dans la dimension la plus pratique pour convaincre ou imposer cette idée. On intègre donc ainsi à la fois les acteurs, mais également les objets ou les institutions qui concourent à la production de ce savoir, autant que le public assistant au débat, susceptible de prendre position. Nous essaierons ainsi de suivre trois principes, issus du programme fort de l’École d’Édimbourg :

1. Un principe de causalité : notre étude cherchera à étudier les conditions socio-culturelles à l’origine des connaissances scien-tifiques, mais d’en rendre compte causalement, ou, pour affaiblir ce principe, au niveau des raisons et des motifs qui poussent les acteurs à prendre certaines positions.

2. Un principe d’impartialité : il faut considérer exactement de la même manière le vrai et le faux, le rationnel et l’irrationnel, les succès et les échecs. On se refuse de donner raison aux icono-doules directement parce qu’ils ont gagné la querelle, et on consi-dère également ce qui a permis aux iconoclastes de tenir pour vraies (c’est-à-dire de croire en) leurs idées.

3. Un principe de symétrie : on fera appel au même type d’explica-tions pour les échecs et les succès des différentes théories.

On pourra également s’intéresser à ce qui fait que ce sont finalement les iconodoules qui remportent la controverse, c’est-à-dire aux modalités de clôture de la controverse.

I. Aux sources de la querelle iconoclaste

Il est d’usage de considérer que la querelle iconoclaste commence sous Léon III. Néanmoins, avec Marie-France Auzépy, il nous semble pertinent de déceler dès le début du VIIIe siècle une tendance vers l’ico-noclasme. En effet Philippicus-Bardanès a à certains égards été le véri-

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table précurseur de cette tendance entre 711 et 713, juste avant la prise de pouvoir de Léon III.

A. Philippicus-Bardanès

Philippicus-Bardanès a ranimé des querelles christologiques qui avaient été théoriquement entérinées avec le VIe concile. Il a souhaité en effet faire du caractère symbolique de l’image une arme de combat contre les forces ottomanes, aniconiques par essence. Néanmoins, il ne s’agissait pas tant de représenter le Christ ou Dieu dans les images pour qu’Il soit « présent » au côté des combattants, mais plutôt de faire de l’image en elle-même par sa présence et la dévotion que l’on peut avoir envers elle, la condition de la victoire. Si l’armée vainc, c’est que l’icône était présente, qu’elle fait signe de dévotion et que peut ainsi être reçue l’aide de Dieu. C’est ainsi qu’il a véritablement lancé une guerre par les images. L’image n’appartient pas seulement au registre de l’art, mais a une dimension politico-théologique dès son origine.

De famille arménienne, c’est-à-dire plutôt à l’Est de l’Empire byzan-tin, il avait comme beaucoup en Arménie des penchants monophysites. Puisque le dogme avait été interdit lors du VIe Concile, il ne pouvait pas réellement le proclamer, mais il reste très probable que son opposition aux images parte également d’une position initialement monophysite. Il se revendique néanmoins monothéliste3. Au IIIe Concile de Constanti-nople (680-681) la position monothéliste avait pourtant été condamnée. Malgré de nombreux efforts, il ne parvint pas à imposer le monothélisme, mais il trouva des soutiens dont le futur patriarche Germain. Parmi les faits notables qui expriment bien sa tendance iconoclaste, on peut noter l’acte de remplacer les images du concile placées devant le palais, porte du Million, pour y mettre son portrait. Il s’agissait pour lui d’une manière de lutter contre les décisions du Concile et de refuser de les reconnaître

3. Le Christ a une volonté unique théandrique (à la fois divine et humaine), qui avait été condamné au IIIe Concile par le duothélisme : le Christ a deux volontés, l’une humaine et l’autre divine, la volonté humaine est subordonnée à la divine.

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en leur refusant la publicité (au sens de présence dans l’espace publique) qui devait être les leurs. La motivation initiale de ce remplacement est donc dès le départ certes théologique, mais s’intègre très largement à une perspective politique : c’est le pouvoir de l’Empereur qui prend la place du pouvoir spirituel et de ses décisions. Contre la condamnation du monothélisme, Philippicus-Bardanès fait de son mieux pour assumer un pouvoir temporel à même de lui permettre d’exercer une piété qui lui semble plus juste. Rome a réagi violemment à ces positions en condam-nant l’Empereur et en refusant presque de le reconnaître : c’est un conflit entre « l’empereur hérétique », et « le pape défenseur de l’orthodoxie ». C’est ainsi que continue le long déclin de l’Empire byzantin comme em-pire défenseur de Rome. La querelle ne se situe en ce sens pas seulement au niveau théologique : en condamnant l’Empereur romain d’Orient, le pape se privait d’un soutien extrêmement puissant pour le défendre. L’enjeu est profondément politique ici, et si le pape ne cède pas, cela est aussi en raison de la situation militaire de Byzance.

Byzance n’était en effet plus aussi capable qu’elle ne l’avait fait au VIIe et VIIIe siècle de défendre le siège de la papauté. Elle a de fait subi de nombreuses invasions barbares des Bulgares et notamment les attaques du Khan bulgare Tervel. Les Bulgares parvinrent jusqu’à Byzance et pil-lèrent ses alentours, sans que la ville ne cède pour autant. Néanmoins, cette incapacité de l’Empereur a lutté contre les Bulgares faisait de lui un Empereur assez faible, et il fut finalement destitué par ses propres troupes alors qu’il exigeait d’elles qu’elles traversent le Bosphore. En se révoltant, celles-ci le destituèrent et l’aveuglèrent avant de l’exiler.

B. L’Empire byzantin en proie aux troubles politiques

C’est Anastase II qui prend sa place, une fois élu, notamment par les troupes qui s’étaient révoltées au Bosphore. Une de ses premières me-sures fut de reconnaître le VIe Concile et de supprimer le monothélisme. Cependant la séparation d’avec Rome avait déjà fait son effet, et Byzance a perdu de sa superbe auprès des Romains. Anastase est en fait surtout préoccupé par les avancées arabes et décide de les attaquer à Rhodes.

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Mais une fois encore les troupes se révoltent en faveur d’un nouvel Em-pereur (Théodose), renvoyant Anastase à une vie monastique.

Le règne de Théodose est extrêmement bref. Léon III, alors stratège du thème des Anatoliques, décide de se révolter contre lui en s’alliant à Artavasde, stratège du thème arménien auquel il promet sa fille et le titre élevé de curpalate. Léon III avait acquis son titre quelques années aupa-ravant pendant une expédition au Caucase au côté d’Anastase II. En dé-montrant ses talents militaires, il s’était assuré une place de choix et sur-tout le contrôle d’un thème puissant de l’Empire byzantin. Après avoir également négocié avec les Arabes, il réussit après six mois de guerre civile à se faire sacrer le 25 mars 717, après son entrée dans Constanti-nople. Il fonde alors une nouvelle dynastie qu’on appellera « Isaurienne », sans qu’il soit pour autant certain qu’il ait de telles origines4.

II. Le déclenchement de la querelle iconoclaste

A. Léon III et le Début de la Politique iconoclaste

L’œuvre principale de Léon III a été de faire au mieux pour arrêter le démembrement de l’Empire Romain d’Orient, dont la vocation théo-riquement universelle s’était vue démentie les vingt-deux années précé-dentes au moins avec les attaques bulgares et omeyyades. La logique de prise de possession du pouvoir, par usurpation militaire, engagée par Léon III est expressive du rapport qu’il a entretenu avec ce pouvoir : c’est en tant que général et commandant militaire qu’il dirige l’Empire pour restaurer sa gloire passée.

À peine cinq mois après son arrivée au pouvoir, les troupes arabes de Moslemah se rassemblent autour de Constantinople pour tenir un

4. Theophanes, un des principaux chroniqueur de cette période affirme son origine isau-rienne, mais les autres sources le font plutôt originaire de Syrie. (notamment Denys de Tehl Mahré, dans ses Chroniques (ed. et trad. franç. J.-B. Chabot)).

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siège durant une année. Mais Léon III parvint à le repousser notamment en coupant leurs moyens de ravitaillement et en usant largement du feu grégeois contre eux. La peste et la famine finirent par forcer les troupes assiégeantes à repartir complètement défaites. Cette victoire de Léon III lui permet d’obtenir vraisemblablement une paix avec le calife Omar. Il s’allia également avec les Khazars en 733, en mariant son fils à la fille de leur Khagan. C’est probablement le fait de sa diplomatie qui a mené les Khazars à envahir l’Azerbaïdjan en 731 et qui permet l’obtention de la route du Caucase (et notamment de la passe de Derbend). Cette stratégie militaire fut accompagnée d’une stabilisation intérieure : il a écrasé de nombreuses révoltes, notamment celle d’Anastase II, et a associé son fils à la couronne dès sa naissance. Le règne de Léon III est donc un moment de rétablissement de l’ordre.

Pourtant, c’est surtout pour sa politique religieuse que Léon III est connu. Il publia un édit obligeant les Juifs et Montanistes à se faire bap-tiser, mais son nom est avant tout le premier du siècle iconoclaste. Il faut tout d’abord distinguer les représentations sacrées, peintures murales, mosaïques qui avaient une valeur d’enseignement et les icones propre-ment dites du Christ, de la Vierge Marie et des saints, tableaux et objets portatifs, auxquels on attribuait un caractère miraculeux, dont plusieurs passaient pour achéiropoïètes (non faits de la main des hommes).

Ce sont d’abord les Arabes pour qui l’iconoclasme est au cœur de la religion musulmane, qui font commencer la politique iconoclaste, avec l’édit du Calife Yézid ordonnant en 723 la destruction des images dans les églises chrétiennes et dans les maisons. À peu près au même moment en Asie mineure, traditionnellement aniconique, des évêques appliquent la même politique et tentent pour une partie d’entre eux de convaincre le patriarche Germain qui les repousse avec indignation.

La question de savoir ce qui a pu pousser Léon III à adopter cette politique n’est pas évidente. Plusieurs hypothèses sont possibles. Parmi elles, il convient de rappeler que Léon III a grandi en Thrace et qu’il est originaire des régions d’Asie mineure. L’environnement culturel dans lequel il a été élevé était donc plutôt hostile aux images. Mais peut-être y a-t-il eu plus. Si Léon III a combattu les Arabes, il a également négocié avec certains d’entre eux, et on peut imaginer une certaine influence du

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monde arabe sur la compréhension du rapport à adopter face aux images chez Léon III, d’autant que, si l’on en croit les chroniqueurs5, il était arabophile. Certains ont pu également attribuer ce changement à une in-fluence juive, tradition elle aussi iconoclaste, mais les persécutions régu-lières témoignent plus d’une hostilité que d’une réceptivité (quoiqu’une influence ne soit pas impossible).

C’est en 726, après un tremblement de terre et une terrible éruption sous-marine qu’on considère que commence véritablement sa politique iconoclaste, d’abord sous forme de sermon. L’année suivante, elle s’ap-puie sur une politique religieuse plus claire et officielle. Léon III voyait dans l’éruption et le tremblement de terre des manifestations de la colère de Dieu, conséquence d’une politique iconophile que Dieu sanctionnait par l’intermédiaire et des forces humaines et des forces naturelles. Si l’on accepte la version des faits telle qu’elle est racontée par Nicéphore, on peut vraiment considérer que ce tremblement de terre a été un acteur de la controverse iconoclaste en ce qu’il a profondément influencé la décision politico-religieuse de Léon III. De même les différents thèmes de l’Empire par la manière dont se distribue la réception des idées icono-clastes peuvent être considérés sinon comme un acteur important, tout du moins comme le public influent de la querelle, qui permettra ou non certaines actions politiques par la menace que représente la révolte.

Cette politique iconoclaste de Léon III passa par la destruction no-tamment de l’icône du Christ qui surmontait les portes de bronze du Grand Palais (dans le quartier constantinopolitain de Chalcoprateia) au milieu des protestations du peuple. Celui-ci d’ailleurs en vint à tuer le mandataire de l’Empereur, de colère contre l’application de cette poli-tique. Cela mena également à une révolte dans le thème d’Hellade, que Léon III réprima lorsqu’ils arrivèrent à Constantinople (18 avril 727). Inquiété par ces révoltes, Léon III a tenté d’obtenir le soutien et du pa-triarche Germain et du pape Grégoire II pour qu’ils condamnent le culte des images. Il précise d’ailleurs dans la première lettre qu’il écrit à Gré-goire II la raison pour laquelle il souhaite voir adoptée ses mesures et la

5. C’est notamment Nicéphore, un de ses successeurs iconodoules qui rapporte cela, ce qui place cette idée fortement à caution.

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vision qu’il a de lui-même : il est non seulement empereur, mais pontife. Le fait pour l’Empereur que théoriquement l’Empire ait une vocation universelle était une raison suffisante de se juger un juste représentant de la volonté de Dieu sur Terre.

Sur le plan intellectuel, son principal problème fut celui de Jean Damascène, haut fonctionnaire à la cour califale de Damas. Considéré comme le plus grand théologien de son temps, il affirme que l’image est un symbole et un intermédiaire à la manière platonicienne, et fonde l’image du Christ sur le dogme de l’Incarnation, ce qui rattache le pro-blème des images à la doctrine du salut. Son argument principal part pré-cisément de l’Incarnation du Christ. Puisque le Christ s’est fait homme, il peut être circonscrit dans la chair qui, si corruptible et si mortelle soit-elle, n’en reste pas moins un mode d’être possible du divin. Le Christ, parce qu’il s’est rendu mortel et s’est incarné dans la Chair, s’est rendu visible par le passé ; il a dépassé l’interdit hébraïque de la représentation en s’incarnant. Parce qu’il a été visible, pour les apôtres autant que pour tous ceux qu’il a pu rencontrer, il n’est pas impossible de représenter de manière physique et corporelle la transcendance incarnée. Il s’agit bien de rappeler que les représentations ne sont pas celles du Père qui, précisé-ment parce qu’il ne s’est pas incarné, ne saurait être représenté, mais bien toujours et encore du Fils. Si l’on peut avoir des images qui semblent re-présenter le Père (pensons notamment au Christ Pankrator), ce n’est que pour souligner la consubstantialité du Père et du Fils. L’Esprit Saint quant à lui est représenté conformément aux Écritures, ou comme « colombe », ou comme « langue de feu ». Il est le prototype de la représentation qui per-met de l’atteindre par le médiat du réel, pense Jean Damascène. À l’ap-pui de ce propos, il développe une iconosophie complète, qui voit dans l’image le symbole du prototype qu’est le Saint. Il refuse le présupposé platonicien inhérent à l’argumentation des iconoclastes qui consistait à dire que l’image partageait la même nature que l’objet qu’elle représen-tait. En tant que symbole, l’image relève de l’imaginaire pour renvoyer à l’objet qui est désigné, et ne cherche pas à circonscrire cet objet comme le fait un signe (ainsi que les signes de l’Écriture), mais ouvre sur l’infini des possibles de l’image. C’est-à-dire qu’il n’y a pas dans l’image une subsomption de l’objet représenté, mais que celui-ci est atteint par l’ima-

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ginaire du croyant quand il se dévoue à l’image, en ayant conscience qu’il rend un culte au prototype et non à l’image en elle-même.

Puisque toutes les négociations politiques ont échoué, Léon III a dé-cidé d’imposer ses vues par la force. Il convoque le 17 janvier 730 un silention6 pour légiférer sur la question. Le patriarche Germain continue à refuser de s’y soumettre, Léon III le dépose donc et nomme à sa place son syncelle7, Anastase, qui approuve. C’est alors la rupture complète avec Rome : Grégoire III condamne par un concile la position icono-claste. Léon III, par vengeance de la rupture politique et de la perte d’in-fluence byzantine en Italie et à Rome décide de détacher les provinces hellènes du sud de l’Italie, la Sicile et la Calabre, ainsi que la préfecture d’Illycricum qui étaient rattachées à l’Église romaine.

La crise était dans l’air depuis longtemps. Qu’elle ait pris la forme d’une guerre des images, cela a tenu à la signification symbolique parti-culière immanente à l’image dans l’idéologie byzantine. La vénération des images de saints avait connu une diffusion croissante sur le territoire de l’Église grecque au cours des derniers siècles et elle était devenue une des manifestations les plus importantes de la religiosité byzantine. 8

B. Constantin V : Apogée du moment iconoclaste

1. Les querelles de pouvoir à l’arrivée de Constantin V au trône et les premières justifications théologiques

Les excès iconoclastes de Léon III ont sapé sa popularité, et ce malgré son triomphe sur les Arabes. Toute défaite était alors conçue comme un

6. Assemblée solennelle rassemblant les plus hauts dignitaires civils et ecclésiastiques.

7. Homme de confiance, familier du patriarche.

8. Georgije Ostrogorski, Jean Gouillard, Paul Lemerle, Histoire de l’État byzantin, Biblio-thèque historique, Paris, Payot, 1969, p. 188-189.

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signe de l’abandon de Dieu. Constantin V (741-775) récupère l’Empire à la suite de son père. Alors qu’il vient d’arriver sur le trône, Artavasde le lui conteste, lui qui avait obtenu la main de la fille de Léon III et espérait par cette entremise parvenir à régner sur l’Empire. Artavasde est alors thème de l’Opsikion, l’un des plus armés et des plus importants. Il réussit à prendre brièvement le pouvoir, mais Constantin, accueilli en Anatolie, parvient à soulever une révolte pour aller écraser l’usurpateur. Celui-ci pendant un bref moment autorise de nouveau le culte des images, mais dès mai 743, Constantin V prend le dessus militairement sur son grand-oncle.

Constantin a été un grand général quoiqu’un soldat chétif. Son règne a été assez violent, notamment contre ses adversaires religieux, et ce fut l’apogée de l’iconoclasme. Il a cherché à de nombreuses reprises à af-firmer l’unité de l’Empire. Chez les Arabes, la naissance de la dynastie Abbasside et le passage de Damas à Bagdad comme capitale diminue la dangerosité à l’est. Les Bulgares restent quant à eux menaçants. Constan-tin poursuit à bien des égards la politique de son père et rompt complè-tement avec l’Occident. Jusqu’en 751, Rome se satisfait de l’appui de Constantinople comme alliée malgré les diverses condamnations pour hérésie qu’elle a pu promulguer contre Byzance, et malgré les nombreux moments pendant lesquels Byzance refuse d’envoyer une aide substan-tielle à Rome. Les victoires de Pépin le Bref finissent de sceller la sépa-ration entre Rome et Constantinople, et les Francs deviennent l’allié le plus important de Rome.

Constantin V comme son père avait été prudent au début de son règne en raison de la révolte d’Artavasde. Il attendit donc les années 50 et la rupture avec Rome pour agir, en voulant pérenniser l’iconoclasme par un concile ecclésiastique. Pour s’assurer de la victoire, il nomme des partisans, et crée de nouveaux évêchés réservés aux partisans de l’icono-clasme. Tout cela s’accompagne d’une « propagande active et de nom-breuses publications ». Il y eut des discussions publiques, et même des débats. Mais les opposants étaient arrêtés à l’issue pour être mis hors

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d’état de nuire. Constantin V lui-même y a participé en rédigeant treize traités théologiques9.

La théorie iconoclaste s’est approfondie sans se fonder finalement sur Platon. C’est plutôt sur les conceptions ésotériques et « magiques » du monde que tout se fonde : il y a une « pleine identité », une « consubstan-tialité entre l’image et la chose représentée10 ». Constantin s’appuie éga-lement et surtout sur la christologie. Il accusa les iconodoules d’hérésie : s’ils respectaient la double nature du Christ, natures inséparables (contre l’hérésie nestorienne) mais inconfusibles (contre le monophysisme), ils ne pouvaient pas théoriquement représenter le Christ. Dans le cas où ils représentaient le Christ dans son humanité, alors c’était risquer de séparer les deux natures du Christ en ne représentant que l’humanité du Christ, et être nestorien ; et représenter le Christ en essayant d’y faire ap-paraître les deux natures c’était risquer dans la représentation elle-même de rendre confondue la nature divine et la nature humaine, c’est-à-dire l’hérésie monophysite. Ces débats ont pu à certains égards même in-fluencer l’Islam11.

2. Le concile de Hiéréia

Du 10 février au 8 août 754, se tient le Concile de Hiéréia, sur convo-cation de Constantin. Trois cent trente-huit évêques confessant tous l’iconoclasme sont réunis. C’est l’évêque d’Éphèse qui prend la prési-dence ; mais ni le pape, ni les patriarches orientaux n’ont envoyé de re-présentants : c’est « un concile sans tête ». Cela n’empêcha pas le concile de se revendiquer œcuménique et de vouloir ainsi s’appliquer à toute la chrétienté. Ils partirent des arguments de Constantin et de son attention à la question de la nature divine du Christ sans reprendre les principes

9. Dont seuls 2 ont laissé des fragments.

10. « Καί εἰ καλῶς, ὁμοούσιον ἀυτήν [τήν εἰκόνα] εἶναι τοῦ εἰκονιζομένου » (Ostrogorsky, Bilderstreit, 8, fragment 2)

11. Pour une étude plus approfondie de la question on se réfèrera à H. Grégoire, Mahomet et le monophysisme.

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monophysites qui pouvaient parfois être sous-jacents dans l’argumenta-tion impériale. Il y eut ainsi un rejet de toute représentation des saints, et de toute vénération12. Le 29 août 754 la décision est promulguée dans Constantinople et les images détruites. L’art profane existe depuis long-temps à Byzance, et il a joué un rôle assez important historiquement. Avec cette décision, il devient le centre de la vie culturelle byzantine, puisqu’on remplace toutes les images saintes par des images au culte de l’empereur, qui ne pose pas, lui, le problème de la dévotion aux images puisqu’il n’est pas censé représenter la divinité. De ce concile, on ne connaît que sa conclusion (l’ὅρος) qui condamnait à la fois la fabrication, mais aussi la possession et la vénération des icônes ; néanmoins, en ré-affirmant l’intercession de la Vierge et des saints, on doit constater les limites de l’influence de l’Empereur. Ainsi, si le camp des iconoclastes est ici dominant, on ne saurait néanmoins négliger la diversité des opinions qui peut exister au sein même du camp iconoclaste. Ainsi, ce n’est pas une bipolarité simple de la querelle qu’il convient de considérer mais bien la multipolarité propre aux débats qui ont pu exister au sein de cette controverse, aux différents niveaux de groupes auxquels on peut se pla-cer13.

La politique iconoclaste est néanmoins appliquée de manière pru-dente par Constantin V à ses débuts, par la crainte qu’il a de voir une nouvelle révolte émerger, et surtout car son contrôle politique du pays, s’il commence à s’affirmer, n’est pas entier. C’est surtout à Constanti-nople que l’Empereur agit, et déjà là se forment des poches de résistance à la politique iconoclaste.

12. Notons au passage que la défense théologique de Constantin V consiste également à refuser l’intercession de la Vierge Marie, et l’intercession des saints, autant que le culte des reliques.

13. Pour une réflexion autour de la bipolarité et de la multipolarité des controverses on pourra se reporter à Raynaud, Dominique, Scientific Controversy. A Socio-Historical Pers-pective on the Advancement of Science, New Brunswick et Londres, Transaction Publishers, 2015.

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Il trouva une opposition autour d’Étienne le Jeune, abbé du Mont-Auxence14. Celui-ci a cherché à concentrer les forces monastiques géné-ralement plus rétives à l’iconoclasme que les classes dirigeantes et plus éduquées de Constantinople. En cherchant à convertir au monachisme de nombreuses personnes de l’entourage impérial, Etienne tentait de sa-per l’autorité de l’Empereur et de s’opposer à la politique iconoclaste. Si l’on veut bien croire son chroniqueur homonyme Etienne, diacre de Sainte-Sophie qui en a écrit l’hagiographie, il a été sujet à de nombreuses persécutions de la part de l’Empereur, incapable de le convaincre de ma-nière argumentative et obligé d’utiliser la force militaire. C’est notam-ment par la comparaison entre les figures de l’Empereur et du Christ qu’Étienne fonde son argumentation : « “Si celui qui piétine le nomisma à l’effigie des empereurs subit un châtiment, quel châtiment est réservé à celui qui a piétiné l’image du Christ ?” et joignant le geste à la parole, il piétine un nomisma15 ». Ainsi Etienne, lorsqu’il rencontre l’Empereur et que celui-ci lui demande de se dédire, le place-t-il dans une situation paradoxale : (1) ou bien l’Empereur décide de le punir car il s’est attaqué à l’image de l’Empereur et que c’est là un crime. Mais alors il devra re-connaître que piétiner l’image du Christ est encore plus grave et mérite un châtiment plus grand encore, en ce que le Christ est plus grand en di-gnité que l’Empereur. Ce qui reviendra à se détacher de son iconoclasme dans la mesure où il reconnaîtra que la représentation ne vaut pas en elle-même, mais qu’elle est unie par un lien substantiel à ce qu’elle représente, (2) ou bien il refuse de le punir, s’ancrant profondément dans une com-préhension iconoclaste et refusant d’établir un lien entre sa représenta-tion et lui-même, mais passant également outre l’affront que vient de lui faire Etienne. Ce dernier fut en tout cas à n’en pas douter une figure de résistance importante, et les récits de miracles qu’il aurait accomplis ont

14. Pour une étude assez complète et introductive des rapports entre Constantin V et Etienne le Jeune, notamment quant aux sources, on pourra se référer au premier cha-pitre de la seconde partie « Une lecture “iconoclaste” de la Vie d’Étienne le Jeune », Marie-France Auzépy, L’histoire des iconoclastes, Bilans de recherche 2, Paris, Association des Amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance, 2007.

15. Ibid., p. 122.

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probablement inspiré d’autres défenseurs de l’iconodoulie à ne pas se dédire face aux exigences de l’Empereur.

Le monachisme byzantin a été le lieu privilégié de la résistance à l’iconoclasme. Celui-ci était en effet très proche des mouvements ico-nodoules et d’une dévotion à l’image par la contemplation, héritage notamment oriental. « C’est surtout dans les monastères que la liturgie revêt, comme en Occident, toute son ampleur, et là-bas, tous les mo-nastères sont contemplatifs16 », ce qui donne toute son importance à la présence de manifestations physiques de scènes religieuses et bibliques pour essayer d’en saisir l’essence. Ajoutons à cela que le milieu monacal n’était pas très instruit et que l’image était un moyen efficace, comme il le fut dans le Moyen-Âge latin, d’enseigner l’histoire biblique. Le règne de Constantin est réputé à cet égard pour avoir, d’après les chroniqueurs, été un temps de persécution des moines dont une partie préféra s’exiler dans les zones impériales de l’Italie, lieu dans lesquels l’influence impé-riale était bien moins importante. Constantin, dans la zone sous contrôle fit fermer tous les monastères qui refusaient de se plier à l’iconoclasme et persécuta, notamment par des humiliations publiques, tous ceux qui refusaient de reconnaître la doctrine iconoclaste. Par zèle et sur la fin de sa vie, il interdit même le culte à Marie et aux saints et non simplement la vénération de leurs icônes. Cette violence infligée aux institutions mo-nacales fait de l’ensemble des moines un pôle important de contestation de l’iconoclasme au sein de la querelle : leur poids politique et imaginaire est déterminant dans la victoire de l’iconodoulie, et de manière générale, la tendance pour les classes les moins éduquées à préférer l’iconodou-lie empêche l’iconoclasme de s’installer durablement et explique proba-blement également son échec. Cette politique de résistance monacale a mené elle-même à une politique de répression contre le monachisme par Constantin V qui l’a jugé dangereux. Les zones orientales ont été les lieux les plus particulièrement favorables à l’application de cette politique de répression des moines, poursuivis non en raison de leur culte, mais en raison de leur simple appartenance au corps des moines.

16. Jean Décarreaux, Byzance ou l’Autre Rome, Paris, Éditions du Cerf, 1982, p. 27.

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Par l’institution d’un Concile dit œcuménique, malgré le manque flagrant d’œcuménisme au sein de ce concile, Constantin V a cherché à mettre fin par l’institution à la querelle. Néanmoins, sa mort, malgré le prestige militaire qu’il avait acquis dans sa lutte contre les Bulgares, ne permit pas à sa politique de lui survivre, et il ne put y avoir une recon-naissance du concile sur l’ensemble du territoire byzantin. Cela d’autant plus que le manque de légitimité dont il pouvait paraître, ainsi que la rup-ture nette avec Rome sur le plan religieux, ont probablement largement ralenti la diffusion des idées iconoclastes. La résistance des moines, et l’exemple de Saint Etienne le Jeune est probablement également un des facteurs de division du territoire byzantin et rendait très lente la progres-sion de l’iconoclasme.

Un argument néanmoins se développe pendant ce concile autour de la question du salut et de l’image, question spécifiquement byzantine. Marie-France Auzépy résume ainsi le dilemme :

Contrairement aux iconodoules, en effet, qui considèrent la chrétienté comme idéalement conforme au plan divin, ce qui a pour effet de l’exclure de l’histoire, les iconoclastes considèrent que la chrétienté est construite par des hommes responsables de leurs actes, qui cherchent à se conduire selon les préceptes divins mais sont souvent égarés, ce qui implique qu’elle évolue dans le temps. Ainsi pour les iconodoules, il ne peut y avoir d’idolâtrie chrétienne, puisque le Christ, par sa venue, a anéanti les idoles, par défi-nition païennes, alors que pour les iconoclastes, les chrétiens, trompés par le diable, peuvent à un moment de leur histoire tomber dans l’erreur de l’idolâtrie, comme le firent jadis les juifs. 17

Les deux positions portent des philosophies de l’histoire radicale-ment différentes : l’une défend plutôt un accomplissement des Écritures au moment de la venue du Christ et l’impossibilité pour nous de tomber à nouveau dans l’idolâtrie : sinon à quoi aurait servi la venue du Christ sur Terre ? Si c’est l’Église ou quelque autre personne qui écarte l’homme de l’erreur, alors on rend vains la venue et l’enseignement du Christ. Mais de l’autre, on a une continuité historique établie entre le paganisme et le

17. Marie-France Auzépy, L’histoire des iconoclastes, p. 271.

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judaïsme, qui voit dans le christianisme un phénomène historique inscrit dans l’histoire qui mène vers le salut et qui donc ne se place pas hors de l’histoire. Cette liaison explicite de la question du salut et de l’image est certainement une des plus problématiques et aucun des deux camps n’a pu réellement s’y confronter et fournir des arguments à même de répondre aux objections.

À sa mort, Léon IV reprend le trône pour une courte période (775-780). Bien moins grand stratège que son père, il tenta néanmoins de poursuivre sa politique de manière beaucoup plus modérée. L’anti-mo-nachisme fut totalement abandonné et certains sièges épiscopaux impor-tants furent même confiés à des moines. Pour autant, il y eut quelques rares persécutions contre les hauts fonctionnaires iconodoules sans que cela n’atteigne les niveaux de persécutions connus sous Constantin V. Marié à une princesse khazare, Irène, il nomme son fils comme héritier du trône au nom de la volonté populaire. Il meurt prématurément sans véritablement régner le 8 septembre 780. Constantin VI n’a alors que dix ans, et la régence revient à Irène, farouche iconodoule qui transforme radicalement les tendances politiques de l’Empire.

III. La défense de l’iconodoulie : Le règne d’Irène

Puisqu’Irène récupère le pouvoir, elle parvient progressivement à purger les hauts fonctionnaires de l’Église pour y installer progressive-ment des iconodoules et réussit, après de longues tractations, à faire de son secrétaire le patriarche en obtenant la démission de Paul (le 31 Août 784), élu sous Léon IV.

A. Le concile de Nicée II

La première volonté d’Irène est de lutter contre la politique icono-claste. Elle décide donc la tenue d’un Concile en vue d’annuler le Concile de Hiéréia et de rétablir le culte des images. Elle parvient en 786, à réunir le concile dans l’Église des Apôtres à Constantinople. Mais des troupes, fidèles à Constantin V qui figure toujours malgré sa cruauté comme une

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grande figure militaire, font irruption pour dissoudre le Concile. Un nou-veau facteur entre en jeu dans notre compréhension de la querelle entre iconoclasme et iconodoulie. La gloire historique peut être déterminante dans le choix religieux de l’iconodoulie ou de l’iconoclasme. C’est-à-dire que l’armée dans son choix de défendre les décisions de Constantin V le fait certes au nom de la gloire de l’Empereur et de ses décisions, mais se retrouve tout de même par conséquent à défendre l’iconoclasme. Ici s’introduit bien le facteur politique et idéologique au sein de la querelle, qui n’est plus et pas simplement une querelle théologique, mais profon-dément une querelle politique.

Pour lutter contre ces troupes, Irène décide alors de mener la guerre contre les troupes arabes et y envoie les soldats iconoclastes ou en tout cas favorables à Constantin. À l’inverse, pour défendre le Concile, elle fait venir de Thrace des soldats pour défendre la ville. Ceux-ci sont plu-tôt favorables aux images, et le concile peut être convoqué en mai 787, sous le nom du septième concile de Nicée. Les sessions se succèdent du 24 septembre au 13 octobre. Le concile brise alors les décisions du concile de 754 et affirme le statut hérétique de l’iconoclasme : on détruit les écrits iconoclastes et on rétablit la vénération des images. On retrouve ici notre premier problème de source.

Le concile de Nicée n’avait néanmoins pas permis de rétablir les liens à Rome, désormais tout entière dévolue à l’Empire franc, et ce d’autant plus que la condition de relations véritables passaient par la récupération de l’Italie du Sud, ce que le concile de Nicée n’avait même pas évoqué comme une nécessité. Les Lombards l’avaient en effet conquise, à la suite du Concile de Hiéréia et de la rupture avec Rome.

On pourrait néanmoins questionner a minima les bases conceptuelles et philosophiques qui permettent à Irène et à ce Concile de défendre des positions iconodoules. À dire vrai, les actes du Concile ne contiennent pas de véritable argumentation, si ce n’est un argument d’autorité par la tradition (il y a toujours eu des images saintes au sein de l’Église de-puis même le temps du Christ). La seconde raison est christologique et consiste à dire que ne pas rendre de culte aux images, c’est ignorer la na-ture humaine du Christ au profit de sa seule nature divine (et donc deve-nir monophysite). D’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’exiger des prêtres, évêques

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et moines, qui avaient cédé à l’iconoclasme, de se rétracter, la parole n’est pas tant la condamnation d’une erreur de théologie ou de philosophie, mais la condamnation d’une absence de pratiques. Ceux qui devaient en effet s’abjurer de leur tendance iconoclaste disaient ainsi : « Je fais appel aux intercessions (πρεσβεία) de la Vierge, des puissances célestes et des saints, j’accepte les reliques des saints que j’embrasse (ἀσπάζομαι) et de-vant lesquelles je me prosterne (προσκυνῶ ) parce que j’ai foi dans le fait que par elles je participe au processus de sainteté. De la même façon, j’embrasse, je serre dans mes bras (περιπτύσσομαι) et j’accorde la pros-ternation de respect aux icônes de l’économie charnelle du Christ, de la Vierge, des anges, des apôtres, prophètes, martyrs et de tous les saints. » Plusieurs dimensions sont extrêmement présentes au sein de ce texte, mais la part la plus importante est consacrée aux saints. S’il est possible de représenter les saints et de se prosterner devant eux (la proskynèse), il est d’autant plus possible de le faire devant la Vierge et le Christ. C’est un ensemble d’attitudes qui est ciblé et qui en ce sens rejoint notre réflexion initiale sur la définition de l’iconoclasme : conçu comme attitude d’hos-tilité, son contraire est une attitude de reconnaissance et de dévotion aux images. Et c’est bien ce qu’indique la prosternation, le fait d’embrasser, le baiser aux icônes. La seule justification théorique possible que l’on puisse probablement trouver dans cette rétractation passe par la question de « l’économie charnelle », c’est-à-dire de l’Incarnation du Christ et de son existence terrestre. On retrouve ici les arguments de Jean Damas-cène. « Puisque l’Invisible, une fois revêtu de la chair est apparu visible, tu peux figurer la ressemblance de celui qui s’est fait théophanie » disait Jean Damascène. Si l’homme a été créé à l’image de Dieu, il a été aussi formé d’une âme et d’un corps, en vertu de quoi l’acte de sa connaissance passe par le sensible. De ce point de vue, l’image est introductrice. Du côté divin, et à partir de la double nature de l’unique personne du Christ, si le Fils de Dieu s’est incarné, s’il est, comme le dit l’Écriture, l’image du Dieu invisible et a pris aussi visage d’homme, il est licite de représenter son humanité. Bien que sa divinité échappe à notre vision, il est nôtre par son humanité.

Il convient néanmoins de revenir sur une seconde défense dite « du prototype » ou « de l’archétype ». Cette défense consiste à affirmer que la dévotion n’est pas rendue à l’image et n’est donc pas soumise à l’idolâ-

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trie, mais qu’elle est rendue à ce que représente l’image conçue comme prototype. « L’honneur rendu à l’image rejoint son prototype, et celui qui vénère l’icône vénère la personne qui s’y trouve représentée » dit le VIIe concile pour seule justification. Cela signifie donc que l’icône n’est pas consubstantielle à son prototype. Il faut distinguer l’archétype (la per-sonne même du saint) et son symbole, l’image. L’image porte le même nom que celui ou celle qu’elle représente, mais elle n’a pas la nature de l’original. En ce sens l’image est l’intermédiaire entre le fidèle et l’original. Mais qu’entend-t-on par l’expression de « prototype » ? Le prototype est le premier d’une série, le moule dont l’icône est l’empreinte. Le lien n’est pas celui de la ressemblance, mais de l’impression de la forme du proto-type sur la surface de l’icône18. Elle est comme une monnaie gravée à de nombreux exemplaires de l’empreinte d’un flan unique. La métaphore monétaire est bien présente chez les iconodoules : l’empreinte est avant χαρακτήρ, ce qui signifie d’abord empreinte monétaire. L’image première est celle du Saint Suaire, impression du visage du Christ dans un tissu. En ce sens l’honneur rendu à l’icône remonte au prototype et l’icône ne peut être considérée comme de la seule matière : « Celui qui se prosterne devant l’icône se prosterne devant le prototype qui y est inscrit ».

La conséquence logique de ce développement fonde la troisième dé-fense de l’iconodoulie. Par cette affirmation d’un lien intrinsèque entre le prototype et son icône, on fait de l’icône la garante de l’identité du saint, puisque celui-ci est mort et que seule sa trace terrestre dans l’icône reste présente. Elle est donc le seul élément qui permet au saint de rester présent matériellement dans le monde des vivants et dans le monde des Créatures. En quelque sorte, l’icône impose au prototype un mode visuel d’existence. C’est pour cela que l’icône est le lieu d’une communication entre le dévot et le saint qui pourra intercéder auprès de Dieu pour lui. « Au moyen des icônes, les hommes voient les saints, les touchent, leur parlent, comme les saints aussi peuvent les toucher et leur parler19 ». Il y a un véritable mode de présence du saint dans l’icône. Celle-ci n’est pas seulement une représentation des attributs du saint mais participe de la

18. « ἡ τῆς είκονικῆσ ἀναζωγραφήσεως ἐκτυπωσις » dit l’Horos.

19. Marie-France Auzépy, L’histoire des iconoclastes, p. 41.

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présence du saint dans la vie des croyants ; elle est à proprement parler ce qui permet l’intercession.

En tant qu’elle représente le Verbe incarné, l’image devient épiphanie, théophanie, diaphanie, fête de la lumière divine, réplique de la Transfigu-ration sur le mont Thabor. La divinité étant toute lumière, l’icône en est le reflet, la manifestation par transparence (Paul Evdokimov), et ce n’est pas sans raison que le fond d’or de l’image est, dans le langage des peintres, appelée lumière. 20

C’est ainsi qu’au VIIIe siècle, le lien entre l’icône et le saint devient existentiel : le lien qui unit le prototype à l’icône est d’une qualité telle que celle-ci devient non seulement le garant de l’authenticité du saint, mais même son mode d’existence. De là, l’idée que les images portent les valeurs du mystère et sont le reflet de la vie céleste. On est dans le domaine du hiératique.

Aussi les icônes ont-elles permis une extension formidable du culte des saints, en même temps qu’une transformation : une extension parce que le culte n’est plus limité à des lieux précis, le tombeau du saint, son marty-rium, qu’il n’est plus lié même au corps du saint, puisqu’il est indépendant des reliques. 21

B. La réaction de l’Occident : Le Concile de Francfort (794)

Si nous avons jusqu’alors largement évoqué les positions orientales et parfois les relations avec Rome, qu’en est-il de la perception de la querelle par l’Occident ? Quelle position prend-il sur la question ico-noclaste ? Celle-ci est très manifestement exprimée lors du Concile de Francfort en 794, convoqué à l’initiative de Charlemagne. Charlemagne refusait de voir sa conduite dictée par l’Orient et se trouvait donc dans

20. Jean Décarreaux, Byzance ou l’Autre Rome, p. 103.

21. Marie-France Auzépy, L’histoire des iconoclastes, p. 43.

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une position délicate. Les positions iconodoules comme iconoclastes, lar-gement inconnues en Occident, auraient été difficilement acceptées dans le monde occidental, et se soumettre au concile, c’était risquer d’intro-duire une nouveauté théorique incomprise. À l’inverse, si Charlemagne refusait l’iconodoulie, il risquait de passer pour un hérétique en raison du caractère œcuménique du concile de Nicée II. La seule solution pour lui consistait donc à s’attaquer au caractère œcuménique du Concile.

Il opte donc pour un refus unilatéral des deux conciles en ne recon-naissant ni Hiéréia, ni Nicée II. Il exprime cette position dans les Libri Carolini, dans lesquels néanmoins, il opte plutôt pour le parti isaurien que pour le parti d’Irène. Il semblerait que la piètre qualité des traduc-tions des actes des Conciles ait mené Charlemagne à quelques mécom-préhensions de ce qui avait été décidé à Nicée. Malgré cette réserve, il reste néanmoins important de considérer qu’il cherchait l’indépendance politique et spirituelle avant tout. La perspective dans laquelle s’enga-geait Charlemagne consistait à voir dans l’image, à la suite de Grégoire le Grand, un moyen de décorer et d’instruire, l’image ne devant servir que de « livre pour les illettrés ». Il accepte donc la fabrication mais pas la vénération ; c’est une position entièrement anti-byzantine, qui a égale-ment un statut artistique : l’image devient capable de narrer. La question de la vénération, et la connexion spécifique au salut ne se pose pas dans l’Occident médiéval. Seule la question de la représentation se pose, et ici, on pourrait presque retrouver les arguments de Constantin V. Puisque Dieu est inlocalis, il ne peut être enfermé dans aucun lieu déterminé, et puisque Dieu est incirconscrit il ne peut être représenté. C’est l’argument théologique porté par Charlemagne, insuffisant pour invalider les deux conciles, mais qui fixe la position occidentale. Pour défendre cette posi-tion, Charlemagne s’est attaquée à l’absence lors de ces deux conciles de représentants pontificaux et de représentants des Églises occidentales dans la prise de décision. Il accusait ainsi d’hérésie l’espace byzantin.

Mais un autre élément est à prendre en compte dans cette volon-té d’indépendance religieuse. Puisque Charlemagne a réussi à écraser les Lombards en Italie, ce que Byzance n’arrivait pas à faire depuis des années, Rome se tournait de plus en plus vers les Francs comme véri-tables protecteurs de l’Église romaine. Lorsque Léon III décide donc

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le couronnement en tant qu’Empereur de Charlemagne, il engage une décision plus que politique et entièrement schismatique avec l’Orient : il ne pouvait y avoir dans l’esprit de l’époque qu’un seul Empire, comme il ne pouvait y avoir qu’une seule chrétienté. À partir du moment où Rome couronne un Empereur qui n’est pas byzantin, elle affirme que l’Empire byzantin n’est plus l’héritier légitime de Rome. Charlemagne, à l’appui, affirmait que le trône de Constantinople était vacant depuis la dépossession de Constantin VI par Irène, et que le fait que l’Empire soit dirigé par une femme était une marque de sa faiblesse autant que de son illégitimité. Il est en tout cas certain que l’empire carolingien avait acquis sur Rome une force extraordinaire : c’est contre l’avis du pape Hadrien que Charlemagne avait pris position dans ses Libri Carolini. La position officielle de l’Église romaine passait alors par le culte des images, posi-tion qu’elle souhaitait voir adoptée par l’Orient, mais le poids politique des Francs était tel que l’Église romaine avait préféré s’y rallier que de devoir l’imposer.

« Ainsi c’est l’iconoclasme d’Irène qui a scellé la séparation entre Orient et Occident, en rendant pensable et possible le couronnement impérial de Charlemagne »22. À la fin du règne d’Irène, l’Empire se trouve affaibli. Charlemagne a été couronné empereur par le Pape, ce qui repré-sente donc une terrible perte d’influence, et l’Empire lui-même est me-nacé sur ses fronts oriental et septentrional par les Arabes et les Bulgares.

IV. Entre l’apaisement et la discorde : la deuxième période iconoclaste

A. Nicéphore Ier

Nicéphore Ier règne après Irène qui a été dépossédée par une révolte de hauts fonctionnaires. C’est un homme capable militairement et ad-ministrativement, qui règne dans une veine iconophile (preuve en est, le

22. Ibid., p. 302.

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mariage de son fils avec une parente d’Irène), bien qu’il soit peu appré-cié dans le milieu monastique en raison de l’exigence de soumission au pouvoir impérial qu’il demande de ce dernier. À la mort de Taraise il fait appel à Nicéphore, un laïc, pour le remplacer, ce qui provoqua de nom-breuses critiques dans les milieux monastiques. C’était surtout l’éviction de Théodore le Studite qui posait en fait problème, et le rétablissement du prêtre Joseph qui avait célébré une union irrégulière. Il affirmait ainsi son indépendance du pouvoir monastique et a soumis notamment les moines studites à certaines persécutions. Il a principalement participé à redresser les finances et l’armée byzantine, et a eu une politique de colo-nisation des territoires en danger, notamment slaves, près de la Bulgarie, en envoyant les habitants des thèmes d’Asie Mineure en Sclavinies. Mais Nicéphore mourut dans la guerre contre les Bulgares, de manière inat-tendue. Un interrègne se mit en place, particulièrement néfaste, à l’issue duquel Michel Ier Rangabé prit le pouvoir.

B. Léon V l’Arménien : héritier de Léon III et de Constantin V

Le nouvel empereur n’avait pas un pouvoir extrêmement fort. Il a été dévot des images et serviteur de l’Église, dans une perspective donc entièrement iconodoule. Néanmoins, sa soumission à l’Église a rendu difficile l’imposition du respect au sein du peuple et de l’armée. C’est notamment ce qui a mené à une défaite face aux Bulgares et à son ren-versement par Léon V l’Arménien.

Léon V a été le promoteur de la résurrection du mouvement icono-claste. « Les échecs militaires des règnes précédents avaient été la consé-quence de leur attitude iconophile » pensait-il, dans la même perspective que celle qui avait poussé Léon III à établir son jugement sur l’Empire byzantin. Il rétablit d’abord la paix avec les Bulgares puis s’assure de l’absence de danger venant des Arabes qui viennent de basculer dans des luttes intestines. Ses modèles impériaux sont les empereurs iconoclastes. Il juge en effet qu’ils ont permis à l’Empire de subsister dans la période difficile qu’il traversait, et ont rétabli en majeure partie l’honneur et la gloire dont jouissait Byzance avant les temps troublés dans lesquels les Isauriens arrivèrent au pouvoir.

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Après ses réussites diplomatiques et militaires, il s’attaque dès lors au projet iconoclaste en demandant à Jean le Grammairien de réunir la docu-mentation nécessaire à son projet. Ce projet unit les tendances opposées de l’Église contre l’Empereur : à la fois le patriarche Nicéphore et Théo-dore le Studite s’unirent politiquement contre lui. Plus clairement encore qu’au VIIIe siècle, la deuxième période de la querelle des images souligne le fond politique du mouvement iconoclaste. On y constate à la fois les efforts du pouvoir impérial pour soumettre la vie de l’Église, et de l’autre la résistance opiniâtre de l’Église, surtout de son aile intransigeante, à ces efforts. Contre eux Léon V décide de déposséder Nicéphore et d’exiler ses adversaires. Un synode est convoqué à Sainte-Sophie en 815 pour rétablit le concile de Hiéréia de 754 et s’opposer à Nicée. Si l’image n’est plus une idole, on la détruit tout de même ; et surtout l’argumentation devient beaucoup plus floue.

Néanmoins Léon V n’avait qu’une puissance militaire sans vrai sou-tien intellectuel et partisan. Il ne faisait que persécuter les opposants et employait la force armée pour se faire obéir, ce qui tend à démontrer la faiblesse de sa position. Le peuple surtout s’est lassé de cette guerre théologique qui dure depuis plus de cent ans déjà, et Léon V doit consta-ter qu’il ne peut tout à fait imposer ses vues dans tout l’Empire. Per-suadé qu’il n’était soutenu par personne, il devint progressivement para-noïaque, et finit par être assassiné le jour de Noël 820.

Sous Michel II son successeur, la querelle des images se calme. Il a interdit les discussions sur le sujet et reste très prudent : il ne rétablit pas les images, mais ne reconnaît pas le synode non plus, l’objectif étant avant tout de laisser la querelle mourir par elle-même, sans que personne ne vienne plus la soutenir, agissant par les biais de l’instruction et de l’éducation en faveur plutôt d’une position iconophile. C’est ainsi que la querelle s’achève.

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V. La question du sacré

Un dernier point mérite de retenir notre attention concernant la que-relle iconoclaste : il s’agit de savoir ce que l’on doit entendre par « sacré », ce qui est vraiment et pleinement un enjeu iconoclaste.

The Iconoclast controversy was a debate on the position of the holy in Byzantine society. On the issue of what was holy and what was not the Iconoclasts were firm and unambiguous. Certain material objects were holy because they had been solemnly blessed by ordained priest. For the Iconoclasts, there were only three such objects: the Eucharist, which was both given by Christ and consecrated by the clergy; the church building , which was consecrated by the bishop; the sign of the Cross. This last was not only a traditional sacramental gesture, whose power was shown in the rite of exorcism; for an eighth-century Byzantine, it was a sign given directly by God to men, when it first appeared in the sky to the Emperor Constantine. 23

Selon eux, aucun autre objet ne pouvait prétendre à être saint. Il sem-blait aux iconoclastes que les icônes avaient progressivement franchi la frontière de démarcation entre la sainteté et le profane. Les icônes ne pouvaient pourtant selon eux être saintes en ce qu’elles n’avaient pas reçu de consécration par le Christ ou la transcendance du Père. Elles n’avaient reçu qu’une consécration illégitime par les puissances du monde terrestre. On pensait simplement qu’elles étaient saintes, et c’était pour eux exac-tement dans la même perspective et seulement d’aussi mauvaises raisons que les païens pensaient que leurs images étaient saintes. Le diable avait pour eux pris l’avantage de la simplicité des masses pour réintroduire au sein du peuple chrétien les erreurs des Idolâtres.

Ils affirmaient en effet que les iconodoules ne pouvaient avoir aucune prétention à la sainteté des icônes produites par un artisan parce qu’elles n’avaient pas été bénies de manière aussi solennelle que l’Eucharistie ou l’Église. Pour certains iconodoules néanmoins, certaines icônes étaient

23. Peter Brown, « A Dark-Age Crisis: Aspects of the Iconoclastic Controversy », The English Historical Review 88 (1973/346), p. 1-34., (consulté le 14 juin 2016).

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le produit même de Dieu, et étaient ainsi d’origine divine. Elles n’étaient pas faites « de main humaine ». C’était pour eux un moyen d’affirmer qu’il y avait une forme de consécration dans le présent des icônes, auquel s’ajoutait une consécration par le passé. Puisque les icônes existaient du temps du Christ, elles ne sauraient être illégitimes ; elles ont en quelque sorte été permises par le Christ et la tradition, sans avoir besoin d’avoir recouru à une consécration explicite.

Puisque les saints étaient censés être des icônes vivantes pour les ico-nodoules, toute la question était alors de savoir s’il était possible qu’il existe des saints et savoir s’ils pouvaient intercéder pour nous auprès de Dieu. La question du sacré n’est pas alors vaine. En restreignant à ce qui a été institué au temps du Christ comme les seuls objets possiblement saints, les iconoclastes considèrent que l’humanité reste pécheresse et ne saurait s’élever à la sainteté. C’est être païen, idolâtre que d’admettre les saints. Là encore, probablement, les iconoclastes sont-ils un peu rapides dans leur démonstration et ne prennent-ils pas suffisamment en compte la dimension d’intercession propre à la sainteté : il ne s’agissait pas tant de reconnaître que les saints devaient recevoir des louanges que de consi-dérer qu’ils étaient plus à même que nous-mêmes d’obtenir l’intercession de Dieu pour nous.

Conclusion

En prenant le parti d’envisager les dissensions entre iconoclasme et iconodoulie sur le modèle de la querelle, nous avons souhaité souligner plusieurs points. Le problème central posé par le biais des sources ne nous conduit pas à un silence navré. Au-delà du seul support textuel, nous avons cherché à mettre en lumière la diversité des matériaux qui ont servi de vecteur à cette querelle. Les traces de résistance, les revirements diplomatiques, ainsi que les discontinuités institutionnelles sont autant de signes de la complexité d’un débat long de plus d’un siècle. En ce sens les pratiques de résistance d’une figure comme celle d’Étienne le Jeune face à Constantin V sont exemplaires. Bien que les Conciles soient des événements charnières, il s’agit de ne pas exagérer leur importance. Ils sont l’occasion de clarifications sur les termes et positions théoriques

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de la controverse. D’autres raisons autres que purement argumentatives ne sont pas à ignorer, et reconnaissons que le rôle de théoriciens tels que Jean Damascène est relativement mineur. Nous avons eu l’occasion de remarquer que l’argumentation théologique n’était pas toujours des plus serrées ; aussi lui prêter un poids décisif relèverait d’une forme de maquillage rétrospectif. Nous tenons donc à attirer une dernière fois l’at-tention du lecteur – déjà fort sollicitée, il faut bien le reconnaître – sur l’importance du contexte politique qu’était celui de l’Empire byzantin au VIIIe et IXe siècles. Son intégrité territoriale est directement menacée par les Arabes et les Bulgares, alors même qu’au cœur des relations tendues avec le siège pontifical se joue la question de l’héritage romain. Enfin le modèle de la querelle, en tenant compte de la diversité des acteurs en-gagés, permet de nuancer les découpages périodiques. Si certains règnes sont clairement identifiés à des moments iconoclastes ou iconodoules, il n’en existe pas moins des inerties au-delà des quelques revirements spectaculaires. Les manœuvres politiques de concession ou d’éviction en témoignent nettement. La querelle de l’iconoclasme est donc à entendre comme le point de crispation de tensions à la fois politiques, sociales, diplomatiques et religieuses.

Bibliographie

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125La Querelle des Iconoclastes

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De l’art religieux à la religion de l’art

Augustin mahé

Cette introduction renferme et révèle l’élément mystique, toujours présent et toujours caché dans la pièce… Pour nous apprendre l’inénar-rable puissance de ce secret, Wagner nous montre d’abord la beauté inef-fable du sanctuaire, habité par un Dieu qui venge les opprimés et ne demande qu’amour et foi à ses fidèles. Il nous initie au Saint-Graal ; il fait miroiter à nos yeux le temple de bois incorruptible, aux murs odorants, aux portes d’or, aux solives d’asbeste, aux colonnes d’opale, aux parois de cymophane, dont les splendides portiques ne sont approchés que de ceux qui ont le cœur élevé et les mains pures. Il ne nous le fait point aper-cevoir dans son imposante et réelle structure, mais, comme ménageant nos faibles sens, il nous le montre d’abord reflété dans quelque onde azurée ou reproduit par quelque nuage irisé.

C’est au commencement une large nappe dormante de mélodie, un éther vaporeux qui s’étend, pour que le tableau sacré s’y dessine à nos yeux profanes ; effet exclusivement confié aux violons, divisés en huit pupitres différents, qui, après plusieurs mesures de sons harmoniques, continuent dans les plus hautes notes de leurs registres. Le motif est ensuite repris par les instruments à vent les plus doux ; les cors et les bassons, en s’y joignant, préparent l’entrée des trompettes et des trombones, qui répètent la mélodie pour la quatrième fois, avec un éclat éblouissant de coloris, comme si dans cet instant unique l’édifice saint avait brillé devant nos regards aveuglés, dans toute sa magnificence lumineuse et ra-diante. Mais le vif étincellement, amené par degrés à cette intensité

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de rayonnement solaire, s’éteint avec rapidité, comme une lueur cé-leste. La transparente vapeur des nuées se referme, la vision disparaît peu à peu dans le même encens diapré au milieu duquel elle est apparue, et le morceau se termine par les premières six mesures, devenues plus éthé-rées encore. Son caractère d’idéale mysticité est surtout rendu sensible par le pianissimo toujours conservé dans l’orchestre, et qu’interrompt à peine le court moment où les cuivres font resplendir les merveilleuses lignes du seul motif de cette introduction. Telle est l’image qui, à l’audition de ce sublime adagio, se présente d’abord à nos sens émus.

Franz Liszt

Je ne crois pas avoir l’esprit religieux : les questions qui passent pour obséder les esprits de ce genre, je ne me les pose à peu près jamais. En revanche – dépourvu que je suis de croyances religieuses – je reste, par une inconséquence que je m’explique mal, extrêmement sensibilisé à toutes les formes que peut revêtir le sacré, et Parsifal, par exemple, a pris pour moi sans qu’il y ait de tension affective – au contraire – la relève d’une croyance et d’une pratique qui se desséchait sur pied.

Julien Gracq, Entretien avec Jean Carrière, Œuvres Complètes, t. 2, Paris, Gallimard,

coll. Pléiade, 1995, p.1236-1237.

Ces deux témoignages de wagnériens inconditionnels illustrent parfai-tement l’ambiguïté profonde du traitement de la religiosité dans l’œuvre du maître de Bayreuth : si la musique du prélude de Lohengrin semble d’abord mise au service de la religion en permettant à Liszt (comme à Baudelaire après lui) une expérience mystique et une rencontre avec le mystère eucharistique, elle ne tarde guère à se substituer au thème religieux qu’elle dépeint pour devenir elle-même l’objet d’une pratique cultuelle et d’une sacralisation que décrit Julien Gracq à propos de Parsi-fal. L’œuvre de Richard Wagner constitue donc le cas le plus exemplaire d’un glissement progressif de l’art religieux à la religion de l’art, de l’art à thème sacré à la sacralisation de l’art. Le protégé de Louis II de Bavière fait un usage ambigu du thème religieux et de la liturgie religieuse pour sacraliser l’œuvre et l’artiste qui les donnent en représentation. Ce sont ce transfert du thème religieux à la religiosité de l’œuvre et de la repré-

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sentation du culte au culte de l’artiste que je souhaite évoquer à travers l’exemple de deux opéras : Les Maîtres chanteurs de Nuremberg et Parsifal.

Les Maîtres chanteurs de Nuremberg et le mélange des genres

Kothner : Wählt der Herr einen heil’gen Stoff?

Walther : Was heilig mir, der Liebe Panier, schwing’ und sing’ ich, mir zu Hoff ’!

Kothner : Das gilt uns weltlich.

Kothner : Le gentilhomme choisit-il un sujet sacré ?

Walther : Sacré pour moi : C’est la bannière de l’amour Que j’agite et chante avec espoir !

Kothner : Nous appelons ce sujet profane.

Arc-boutés sur leur tradition et sur leurs règles esthétiques et morales archaïques, les Maîtres-chanteurs rappellent au jeune chevalier qui bous-cule le confort bourgeois de leur existence la distinction fondamentale entre art sacré et art profane. C’est pourtant cette distinction qui vole en éclats au fil de l’opéra tandis que le mélange constant du religieux et du profane, de la fête de la saint-Jean et de la fête de la musique, per-met à Wagner de sacraliser l’art par contamination des thèmes religieux, et d’établir un parallèle entre le Créateur et l’artiste, entre la Création et l’œuvre. Tout au long de l’opéra, les ambiguïtés entre le profane et le sacré, l’art et la religion, se multiplient, à la faveur de la présence de l’art comme thème de l’opéra et non comme simple véhicule. L’opéra ne s’ouvre t-il pas sur une sortie de messe et un chant à l’adresse de saint Jean-Baptiste, au terme duquel le chevalier Walther courtise la jeune Eva ? Voilà qui donne d’emblée le ton de l’opéra : celui d’une omnipré-sence de la religion chrétienne au service d’une consécration de l’art. La représentation de la liturgie catholique instaure donc d’emblée un sérieux mystique à une pièce qui relève pourtant de la comédie ; bien plus, elle fait naître chez le spectateur l’impression de participer à une cérémonie religieuse plutôt que de regarder un opéra. Les confusions sont entrete-nues savamment par le maître de Bayreuth : lorsqu’Eva compare le jeune chevalier qui vient de triompher de son cœur au roi David, une double

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confusion s’ensuit : sa confidente Magdalene confond le roi biblique avec le modeste apprenti cordonnier qui lui tient lieu de prétendant, ce qui a pour effet d’établir un parallèle entre les personnages de l’œuvre et ceux de la Bible ; puis, avertie de sa méprise, elle rappelle au public que le roi David, le roi chanteur, figure avec sa harpe sur le blason des Maîtres chanteurs de Nuremberg. Le mélange de la religion et de l’art, incarné par David à l’avantage de la religion, est repris à leur compte par les maîtres-chanteurs, mais au profit de l’art cette fois : le David des maîtres est un musicien avant d’être un psalmiste, un artiste avant d’être un re-doutable guerrier et l’oint du seigneur. Enfin, le petit enclos dans lequel s’enferme celui des Maîtres qui est désigné pour relever les fautes du chanteur évoque furieusement le confessionnal (bien qu’il soit question dans ce dernier de fautes plus graves que celle de goût). Le premier acte de l’opéra introduit donc prudemment la confusion et l’ambiguïté entre ce qui relève de l’art et ce qui relève de la religion, et établit une forme d’analogie entre l’œuvre (le David cordonnier) et la Bible (le roi David), entre la représentation de l’art (l’opéra lui-même, ou le chant des Maîtres) et la liturgie religieuse (la messe et le confessionnal).

Mais c’est après l’intermède ludique du deuxième acte que Wagner met en place de la façon la plus frappante cette élévation de l’art par contamination du sacré chrétien. Dans la première partie de l’acte, le texte Biblique fait l’objet d’innombrables références plus ou moins ex-plicites : la chanson de l’apprenti porte sur saint Jean-Baptiste, et l’inter-prétation du rêve inspiré du jeune Walther par le bon maître Hans Sachs ne va pas sans rappeler les scènes d’oniromancie qui parsèment l’Ancien Testament, par exemple lorsque Joseph explique le songe de Pharaon dans la Genèse ou que Daniel révèle à Nabuchodonosor le sens de sa vision. L’enthousiasme de Sachs sur les rapports entre rêve et poésie rend d’ailleurs plus explicite et plus hardie le parallèle qui s’établit entre le poète et Dieu, entre l’art et la religion :

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Mein Freund! Das grad’ ist Dichters Werk, dass er sein Träumen deut’ und merk’. Glaubt mir, des Menschen wahrster Wahn wird ihm im Traume aufgetan: all’ Dichtkunst und Poeterei ist nichts als Wahrtraumdeuterei.

Mon ami ! C’est là l’art du poète D’interpréter et de retranscrire ses rêves. Crois moi, la plus véridique folie des hommes Est celle qui lui est découverte en rêve. Tout l’art poétique et versificatoire N’est rien qu’une interprétation de rêves vrais.

Comment ne pas voir dans l’oxymore de la « véridique folie » une allusion aux mots illustres de saint Paul sur la sagesse de Dieu et la folie des hommes ? Ici le parallèle est audacieux, puisque la véridique folie n’est plus révélation du dessein divin, mais folie inspirée des hommes (des Menschen wahrster Wahn). De façon plus importante encore, le poème d’amour inspiré à Walther par son rêve et qui lui permet de remporter le prix artistique et la main d’Eva, outre qu’il s’appuie sur le nom de sa belle pour évoquer le paradis de la Genèse, rappelle étrangement la poésie du Cantique des Cantiques :

Morgenlich leuchtend im rosigen Schein, von Blüt’ und Duft geschwellt die Luft, voll aller Wonnen, nie ersonnen, ein Garten lud mich ein, dort unter einem Wunderbaum, von Früchten reich behangen, zu schau’n in sel’gem Liebestraum, was höchstem Lustverlangen. Erfüllung kühn verhiess, das schönste Weib: Eva im Paradies!

Resplendissant le matin de l’éclat de la rosée L’air chargé De fleurs et de parfum Plein de toute la joie Jamais rêvée Un jardin m’a invité Là, sous un arbre merveilleux Auquel une abondance de fruits est suspendue Je pus regarder dans un saint rêve d’amour Qui promettait audacieusement La satisfaction du plus haut des désirs La plus belle des femmes Eva au Paradis !

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Que l’on compare par exemple ce poème à l’extrait suivant du Can-tique des Cantiques :

Mon bien-aimé a pris la parole, il m’a dit : « Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens ! Car voici que l’hiver est fini; la pluie a cessé, elle a disparu. Les fleurs ont paru sur la terre, le temps des chants est arrivé; la voix de la tourterelle s’est fait entendre dans nos campagnes; le figuier pousse ses fruits naissants, la vigne en fleur donne son parfum. Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens ! Ma colombe, qui te tiens dans la fente du rocher, dans l’abri des parois escarpées. montre-moi ton visage, fais-moi entendre ta voix; car ta voix est douce, et ton visage charmant. Prenez-nous les renards, les petits renards, qui ravagent les vignes, car nos vignes sont en fleur. (...) C’est un jardin fermé que ma sœur fiancée, une source fermée, une fontaine scellée. Tes pousses sont un bosquet de grenadiers, avec les fruits les plus exquis; le cypre avec le nard, le nard et le safran, la cannelle et le cinnamome, avec tous les arbres à encens, la myrrhe et l’aloès, avec tous les meilleurs bau-miers. Source de jardins, puits d’eaux vives, ruisseau qui coule du Liban. L’ÉPOUSE : - Levez-vous aquilons. Venez autans ! Soufflez sur mon jardin, et que ses baumiers exsudent ! Que mon bien-aimé entre dans son jardin, et qu’il mange de ses beaux fruits! »

Cantiques des Cantiques, 2-3

La deuxième partie de l’acte III vient conclure de façon éclatante et étourdissante le mélange de l’art et de la religion, de l’artiste et du créa-teur. Le choix de la fête de la saint-Jean pour la tenue du grand concours de chant de la ville met d’emblée sur le même plan le calendrier chrétien et celui de l’art. La solennité de la cérémonie précédant le concours de chant est décrite avec une précision qui l’élève au rang de liturgie artis-tique. Toutes ces comparaisons entre l’opéra et la Bible, entre la création artistique et l’Univers créé, entre l’inspiration poétique et l’inspiration divine, et donc, implicitement, entre l’artiste créateur et le Dieu Créateur trouvent leur point d’aboutissement dans l’extraordinaire apothéose du poète Hans Sachs (personnage auquel Wagner lui-même s’identifie) que toute la ville salue comme une divinité tutélaire après une longue tirade sur le « saint art allemand ». L’opéra se conclut sur ses mots : Heil! Sachs! Nürnbergs teurem Sachs! (Salut à toi, Sachs, cher Sachs de Nuremberg !). Ainsi, l’utilisation par Wagner des thèmes, de la liturgie et des références religieuses au sein de cet opéra n’a pas pour objet la glorification de la

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religion, ni l’accroissement du réalisme de la peinture du Nuremberg médiéval, mais bien l’instauration d’une confusion croissante entre l’art et la religion, entre l’artiste et Dieu, confusion qui culmine dans cette adoration par la foule de l’artiste et de ses pouvoirs. Le contraste avec le finale de Tannhaüser est frappant : au cours de ce final, le poète Tannhaü-ser parvenait à obtenir du Dieu tout-puissant la rémission de ses péchés, ce qui marquait l’infériorité du poète pécheur vis-à-vis de son Créateur. Le cœur des pèlerins se lançait donc dans une hymne à Dieu, et non au poète décrit seulement par le terme peu flatteur de pécheur (Sünder) ou de pénitent (Büsser) : Heil! Heil! Der Gnade Wunder Heil! Erlösung ward der Welt zuteil. Es tat in nächtlich heil’ger Stund’ der Herr sich durch ein Wunder kund: den dürren Stab in Priesters Hand hat er geschmückt mit frischem Grün: dem Sünder in der Hölle Brand soll so Erlösung neu erblühn! Ruft ihm es zu durch alle Land’, der durch dies Wunder Gnade fand! Hoch über aller Welt ist Gott, und sein Erbarmen ist kein Spott! Der Gnade Heil ward dem Büsser beschieden, nun geht er ein in der Seligen Frieden! Hallelujah! Hallelujah! Hallelujah!

Gloire ! Gloire ! Gloire au miracle de la miséricorde La rédemption est accordée au monde Cela a eu lieu dans l’heure sainte de la nuit Le Seigneur s’est manifesté par un miracle Le bâton stérile dans la main du Pape A été par Lui recouvert de fraîche verdure Ainsi la rédemption doit-elle refleurir Pour le pécheur dans le brasier infernal Qu’on le proclame pour lui à travers tout le pays Pour lui qui a trouvé la miséricorde par ce miracle ! Dieu se tient haut au-dessus du monde entier Et sa miséricorde n’est pas une raillerie ! Le salut de la pitié est la récompense du pénitent Qui entre maintenant dans la joie sainte ! Alléluia ! Alléluia ! Alléluia !

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Parsifal et le culte à Bayreuth

Le 26 juillet 1882, le second festival de musique wagnérienne s’ouvre à Bayreuth en présence du compositeur sur les premières notes du Parsi-fal, dirigé par Hermann Lévi, et présenté pour la première fois au public. Ce n’est pas à un opéra qu’assiste la foule envoûtée, mais à un « festival scénique sacré », à une véritable cérémonie religieuse, à un culte dont Wa-gner est la divinité, révélée par ses œuvres. C’est ce passage du culte de l’art au culte de l’artiste qui suscite chez Nietzsche les commentaires les plus critiques. Le rôle que joue Parsifal dans ce changement est évident à la lumière des analyses du philosophe d’Iéna : dans Richard Wagner à Bayreuth, paru lors du premier festival de Bayreuth en 1876, où fut donné l’Anneau des Nibelung, saga dont le paganisme et la conclusion (la des-truction des dieux et des valeurs anciens) ne pouvaient que le séduire, Nietzsche voit dans ce nouveau festival un évènement exceptionnel, la régénération des fêtes tragiques grecques et du culte dionysiaque. En 1888, dans Nietzsche contre Wagner, le jugement qu’il porte sur Bayreuth après Parsifal n’est plus aussi dithyrambique : « À Bayreuth on n’est hon-nête qu’en tant que masse, en tant qu’individu on ment, on se ment à soi-même. On se laisse soi-même chez soi lorsqu’on va à Bayreuth, on renonce au droit de parler et de choisir, on renonce à son propre goût, même à sa bravoure telle qu’on la possède et l’exerce envers Dieu et les hommes, entre ses propres quatre murs. Personne n’apporte au théâtre le sens le plus subtil de son art, pas même l’artiste qui travaille pour le théâtre, – il y manque la solitude, tout ce qui est parfait ne tolère pas de témoins… Au théâtre, on devient peuple, troupeau, femme, pharisien, électeur, fondateur-patron, idiot – wagnérien : c’est là que la conscience la plus personnelle succombe au charme niveleur du plus grand nombre, c’est là que règne le voisin c’est là que l’on devient voisin… » Histrio-nisme, ascèse, esprit de troupeau, amollissement et perte de l’esprit cri-tique et du courage libérateur : on reconnaît là, transposées sur cette nou-velle religion du wagnérisme, toutes les caractéristiques que Nietzsche prête au Christianisme qu’il combat dans ses écrits. Le culte de Wagner, réplique monstrueuse et bouffonne du culte chrétien, est né. Le théâtre grec est devenu le temple embrumé d’un nouveau culte, et le compositeur tragique n’est plus qu’un « vieux minotaure », un bouffon se rêvant Dieu

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et exigeant son lot de victimes, de sacrifices et de marques d’adoration. L’analyse de Nietzsche peut difficilement être démentie par la suite des évènements : au fil des années, Bayreuth est décrit désormais comme un lieu de pèlerinage, où se pressent avec frénésie, venus des quatre coins du monde, les adorateurs du compositeur. Dès 1903, Albert Lavignac rédige presque à la façon de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, un Voyage artistique à Bayreuth, véritable guide du pèlerin musical, décrivant les diverses façons de se rendre à Bayreuth, les monuments remarquables à visiter en chemin, les activités à faire sur place, le palais du festival, les opéras auxquels on peut assister, à la fois dans leur argument et dans leur mise en musique, ouvrage qui débute sur ces mots : « On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux. » Bayreuth constitue donc depuis 1882 et cette représentation de Parsifal la grand-messe annuelle des wagnériens fanatiques. Bayreuth explicite les tendances, observées d’abord de façon plus confuse et discrète dans la carrière de Wagner, à la divinisation de l’artiste et son élévation au rang de nouveau Messie.

Parsifal tient donc le premier rôle dans cette mise en place du culte wagnérien. Seul à porter le nom de drame sacré, il ouvre régulièrement (et notamment cette année) le festival, et a surtout joui d’un statut tout à fait exceptionnel : la surveillance jalouse de la famille de Wagner s’était en effet assurée que le dernier opéra du maître ne puisse être joué qu’à Bayreuth. Jusqu’en 1914 donc, et à l’exception d’une représentation au Metropolitan Opera de New York que la famille n’avait pu empêcher, il fallait se rendre à Bayreuth, au lieu de pèlerinage, pour pouvoir assister, dans le même lieu dans la même ambiance que la communauté primitive des apôtres de 1882, à une représentation de Parsifal.

Mais ce statut extraordinaire de Parsifal est justement dû à l’argu-ment même de l’œuvre, qui permet au plus haut point ce transfert de la sacralité religieuse à l’art, et l’établissement d’un parallèle entre liturgie chrétienne et liturgie wagnérienne, entre eucharistie chrétienne et com-munion wagnérienne. C’est en effet de la Cène qu’il est question dans Parsifal, aussi les pèlerins renouvelant la cérémonie de 1882 en assistant à cet opéra dans le temple de Bayreuth apparaissent-ils comme une imi-tation des Chrétiens rappelant chaque dimanche le dernier repas du Sei-

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gneur et le renouvelant. L’opéra débute sur l’arrivée du jeune et naïf Perceval (Parsifal), apprenti chevalier, au château de Montsalvat où des chevaliers veillent sur le Graal. Les habitants du château comprennent vite que Perceval est celui qui peut vaincre le mage Klingsor et reprendre la sainte lance avec laquelle ce dernier a blessé mortellement le jeune Amfortas, fils du roi Titurel, désormais contraint de communier chaque jour au Graal pour survivre. Perceval reprend effectivement la lance avec l’aide de Kundry, la femme qui a craché sur le Christ au pied de la croix, et qui a été condamnée à mener une vie pluriséculaire, une vie de misère et de duplicité, jusqu’à ce qu’elle puisse se racheter. Il parvient à rejoindre des années plus tard un château de Montsalvat où l’ordre du Graal, privé du roi Titurel, décédé, périclite. Le retour de Perceval permet la rédemp-tion de Kundry, la guérison d’Amfortas et la réinstauration de la célébra-tion de la Cène avec le Graal. Comme on le voit, l’opéra multiplie donc les allusions à la Semaine Sainte et à la liturgie chrétienne du jeudi et du vendredi saints : le Graal est en réalité le saint calice dans lequel le Christ a versé le vin de l’alliance pour son dernier repas ; la sainte lance est celle avec laquelle le centurion a transpercé le côté du Christ pour s’assurer de sa mort ; Kundry lave les pieds de Perceval à son retour à Montsalvat et ce dernier lui administre alors le sacrement de la réconciliation ; les che-valiers du Graal sont des prêtres-chevaliers qui renouvellent le sacrement eucharistique. C’est donc le mystère pascal et sa réitération liturgique qui constituent le cœur de ce « drame sacré ». En particulier, l’opéra s’achève sur une scène de Cène à Montsalvat dont la sacralité et l’extase mystique sont décrits en ces termes par Lavignac :

Mais on entend au loin les cloches : c’est le Montsalvat qui appelle à lui ses serviteurs pour la funèbre cérémonie. Gurnemanz revêt respec-tueusement celui qu’il vient de sacrer Roi, de l’armure et du long manteau des chevaliers du Graal qu’il est allé chercher dans sa chaumière. Il ouvre la marche, suivi de l’Élu qui porte solennellement la Lance, et de Kun-dry humblement repentante. La contrée se déroule comme au premier acte, mais en sens inverse, car nous étions sur l’autre versant du Montsalvat : la brêt disparaît, les trois voyageurs s’engagent, après avoir franchi des portes dans le rocher, dans des galeries où l’on aperçoit de longues files de chevaliers vêtus de deuil. Le son des cloches se rapproche, et l’on pénètre enfin dans la grande salle du Burg , qui est dégarnie de ses tables et pré-

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sente un aspect lugubre. Les portes latérales s’ouvrent, donnant passage aux chevaliers qui, d’un côté, escortent le cercueil de Titurel, et de l’autre accompagnent la litière d’Amfortas précédée de la châsse voilée du Graal. Au paroxysme de l’exaltation, en proie à une extase angoissante, Amfor-tas a déchiré son vêtement et découvert son affreuse blessure : tous se sont écartés avec effroi… Alors Parsifal, qui, accompagné de Gurnemanz et de Kundry, a pu se faire place sans être remarqué, s’avance en brandissant le fer de la Lance sacrée, dont il touche le flanc de l’infortuné ; Amfortas, sentant ses douleurs s’apaiser, comprenant que ses supplications ont enfin été exaucées, s’abîme dans un saint ravissement ; il chancelle et tombe dans les bras de Gurnemanz. Parsifal prononce alors sur lui des paroles de bé-nédiction et de paix et présente aux serviteurs du Graal, émus et ravis, la Sainte Lance enfin reconquise par lui, le fou hésitant, à qui le Très-Haut a donné, avec la compassion des souffrances humaines, la force nécessaire pour accomplir l’acte héroïque et rédempteur. Puis, se déclarant désormais le serviteur et le pontife du Graal, il ordonne de découvrir la châsse et, en retirant la coupe sacrée, il se prosterne devant la sainte relique et l’adore avec ferveur. À son tour il célèbre la Cène. Le calice s’embrase et répand sa lumière sur toute l’assemblée. Titurel, revivant un moment, se lève et bénit l’assistance, tandis qu’une Colombe blanche descend des hauteurs de la coupole et plane au-dessus de l’Élu, qui, prenant le Graal, trace avec lui un large et solennel signe de croix sur la foule en adoration. Kundry tombe inanimée aux pieds de Parsifal, devant lequel Amfortas et Gurnemanz s’inclinent en une muette admiration, tandis que l’ensemble des chevaliers, des pages et des écuyers, échelonnés à tous les étages de l’édifice jusqu’au sommet de la coupole, font entendre à mi-voix, de tous les points de l’église, un immense cantique d’amour et d’actions de grâces.

Cette représentation d’un moment particulièrement important de la liturgie chrétienne, soutenue par la musique enchanteresse de cuivres im-maculés, de chœurs extatiques et de cordes languissantes permet ainsi à Wagner de transformer la représentation opératique en cérémonie re-ligieuse, de faire de Bayreuth un temple où des messes à sa gloire sont célébrées tous les ans. Le procédé de confusion entre l’art et la religion permettant une consécration de l’art, déjà observable dans Lohengrin et dans les Maîtres chanteurs de Nuremberg, atteint ici son paroxysme et son aboutissement. Parsifal apparaît comme la pièce maîtresse du projet wagnérien, le point de convergence de tous les efforts du compositeur,

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l’aboutissement d’une entreprise de divinisation de l’art et de l’artiste et transformant donc l’opéra en célébration religieuse.

Dans un passage des Confessions, saint Augustin porte un jugement nuancé sur l’introduction de la musique et des chants à la messe :

Et cependant quand je me rappelle ces larmes que les chants de votre Eglise me firent répandre aux premiers jours où je recouvrai la foi, et qu’aujourd’hui même je me sens encore ému, non de ces accents, mais des paroles modulées avec leur expression juste par une voix pure et limpide, je reconnais de nouveau la grande utilité de cette institution. Ainsi je flotte entre le danger de l’agréable et l’expérience de l’utile, et j’incline plutôt, sans porter toutefois une décision irrévocable, au maintien du chant dans l’Église, afin que le charme de l’oreille élève aux mouvements de la piété l’esprit trop faible encore. Mais pourtant, lorsqu’il m’arrive d’être moins touché du verset que du chant, c’est un péché, je l’avoue, qui mérite péni-tence: je voudrais alors ne pas entendre chanter.

Cette dernière phrase illustre le péril qui menace les rapports ambigus de l’art et de la religion : puissant soutien et témoin des beautés de la reli-gion, l’art, et la musique sacrée en particulier, s’exposent, lorsque l’artiste ne compose plus, comme le faisait Bach « Soli Deo Gloria », mais « ars gratia artis », et même « ars gratia artificis », à devenir des idoles nouvelles et non plus des moyens de conversion et d’élévation.

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Artistes chrétiens actuels, entre joies et épreuves

Pierre-Marie LangLois

Ce numéro du Sénevé exprime un message paradoxal. Alors que les rapports entre art et foi ont été intensément questionnés et reconfigurés au cours de ce dernier siècle, l’attention de nos rédacteurs se focalise sur des artistes et des enjeux qui nous renvoient unanimement aux siècles passés. Est-ce à dire qu’il est difficile, pour le baptisé du XXIe siècle, d’établir un lien spontané entre sa foi et une pratique artistique contem-poraine ? L’art sacré, notamment, serait-il un astre mort, dont les feux anciens persévèrent à nous réchauffer ?

Ce billet conclusif n’est pas destiné à répondre à cette question, mais à permettre, à sa manière, une incursion du présent prosaïque dans le thème apparemment si solennel et historique des relations entre l’art et la foi.

Des points de vue du théologien, du liturge, ou encore même du so-ciologue des religions, ces dernières décennies marquent une profonde mutation dans le rapport entre art et foi. L’art sacré, par exemple, est tra-versé par de multiples dynamiques. Tout d’abord, le déni pur et simple de son existence, de la part de ceux qui souhaitent substituer au sacré, jugé trop absolu, un art rituel, jugé plus humble et instrumental. Aussi, la sa-cralisation de l’art, fût-il sacré ou non, avec l’émergence d’une confusion entre inspiration artistique et inspiration divine. L’œuvre d’art, même

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profane, acquiert droit de cité dans l’espace religieux, en tant que trace de l’humain se dépassant lui-même, s’ouvrant à l’absolu. Ainsi le vitrail dé-peignant un coquelicot sera parfois préféré au vitrail religieux figuratif : tout dans l’acte artistique pourrait renvoyer à Dieu. Il faut aussi compter avec le regain d’une méfiance pluri-séculaire pour le côtoiement de la foi et de la quête de perfection esthétique. Le retour des « belles liturgies », l’engouement pour l’iconographie, font craindre un retour de l’émotion et du sensuel dans un périmètre religieux que d’aucuns préfèrent réserver aux aptitudes d’élévation de notre raison seule. Enfin, tout au contraire, dans le sillage du concile Vatican II mais aussi dans la redécouverte de ce qui le précéda, les merveilles artistiques de l’Église sont sans cesse plus insérées dans la vie liturgique et spirituelle de nombreuses commu-nautés locales. Trésors de l’Orient, majesté tridentine, musiques sacrées anciennes et renouvelées : nombreuses sont les âmes chrétiennes qui ac-cueillent la justesse artistique comme un don de l’Esprit pour nourrir l’élan missionnaire de notre temps.

Je vais m’arrêter sur quelques aspects de cette dernière tendance, pro-téiforme. De la musique contemporaine christianisée au renouveau de la musique sacrée du Grand Siècle, la Providence embrasse très large, confirmant une nouvelle fois à quel point la catholicité de notre Église s’exprime en chatoyances et en complémentarités. Il existe cependant un point commun à ces situations : la complexité des rapports entre la pratique artistique stricto sensu, et l’engagement spirituel. En effet, la ma-trice des arts est désormais très nettement dissociée des institutions reli-gieuses. Si le religieux reste omniprésent dès lors qu’il s’agit de conserver et de vivifier les héritages artistiques des siècles passés, il est rare que cette démarche se fasse dans une intention réellement chrétienne. De même que le vitrail-coquelicot investit les églises, le Kyrie est entonné plus souvent dans les salles de concert que dans nos lieux de culte. Re-visiter un répertoire sacré dans une intention sacrée, relève donc déjà d’un acte exceptionnel, si ce n’est contre-culturel. Il en va de même pour les pratiques artistiques contemporaines. Pour les baptisés appelés à une vocation artistique, mais qui souhaitent mettre cette pratique au service de la foi, il faut opérer une véritable conversion d’un répertoire fondé sur des références et des valeurs profanes, et parfois même manifestement anti-chrétiennes. Tant et si bien que des enjeux de discernement se

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posent souvent ; chaque année, les festivals de rock metal sont l’occasion de débats épineux entre ecclésiastiques et entre artistes chrétiens, d’une part à propos de la portée spirituelle de ces pratiques, et d’autre part sur l’opportunité de les « christianiser ». De plus, appartenir à une religion instituée ne correspond plus aux postures qu’on attend de l’idéal-type de l’artiste post-moderne, affranchi de toutes contraintes, provocateur, contournant ou même moquant les institutions.

L’artiste chrétien doit donc doublement faire ses preuves, démon-trer d’un côté qu’il est authentiquement chrétien et se met au service de la communauté, et d’un autre côté, prouver qu’il est authentiquement artiste, c’est à dire que sa foi ne compromet pas sa créativité et son pro-fessionnalisme. Double exigence assumée par les intéressés ; les préjugés de chacun constituent en quelque sorte l’occasion d’approfondir sa vo-cation, de l’éprouver. La vocation d’artiste chrétien ne peut se satisfaire d’être témoignage du Christ à la marge seulement. Et ce témoignage se rend tant par la vivacité de la foi, que par la qualité de la production ar-tistique, donnée pour la gloire de Dieu. Il en reste que l’artiste chrétien peut être victime de la double absence que les sociologues aiment à analyser chez les populations immigrées. Ni artiste conventionnel, ni baptisé bien conformé aux conventions de son milieu ; en somme, il s’agit d’un mode exacerbé du paradoxe permanent de l’être chrétien, dans le monde sans en être.

Cette réflexion m’est venue alors que je rencontrai plusieurs artistes chrétiens à l’occasion d’une mission d’évangélisation dans une paroisse d’Évreux, à l’Ascension. J’y avais été envoyé en compagnie de plusieurs camarades d’Anuncio, un mouvement d’évangélisation basé à Paris. Notre objectif : accompagner la paroisse dans la mise en place de mis-sions d’évangélisation directe dans les rues d’Évreux, à l’occasion d’un festival de musique et de danse chrétiennes actuelles impulsé par le curé du lieu. La vision de cet événement : l’art peut servir l’évangélisation. Ainsi pendant trois jours s’alternèrent danses, soirées musicales, ate-liers peinture, concerts de rue, pour donner aux ébroïciens l’occasion de découvrir l’Église autrement. Nombre d’artistes français et belges, du grapheur au danseur, laïcs et consacrés, avaient convergé pour l’événe-

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ment. Plusieurs figures m’ont marqué, comme semblant illustrer les pa-radoxes et les richesses que j’ai évoquées ci-dessus.

Tout d’abord, le curé, maître d’orchestre de l’événement. Franck Legros est un prêtre relativement jeune ; sa paroisse est emplie de re-commençants et de convertis de tous âges. Celle-ci s’est plongée dans l’adoration et la louange, a redonné de la majesté à ses liturgies. La prê-trise constitue une seconde vie pour le père Franck ; dans la première, il était danseur professionnel de ballet, à l’opéra de Düsseldorf. Il décrit comment l’appel de Dieu a, peu à peu, submergé et dépassé son intérêt artistique. Cependant, quand certains discernent qu’il leur faut renoncer totalement à leurs passions terrestres pour se donner au Christ, le père Franck a peu à peu perçu ses talents de danseur comme un don pour sa charge de pasteur. Il a créé une association qui organise des spectacles de danse sur des thèmes bibliques ; il partage ainsi, avec les jeunes de la région, tant sa technique de danseur que sa passion pour Dieu. Les fruits pastoraux sont impressionnants : de nombreux adolescents entrent dans une intimité personnelle avec le Christ, en s’initiant à une vie de prière in-tense et régulière. Cependant, cette voie n’est pas exempte de tentations. Le père Franck raconte comment, alors qu’il avait surpris des conversa-tions entre jeunes se plaignant du caractère trop spirituel des spectacles, il leur avait demandé à tous de déposer leurs costumes de danse devant l’autel, dans un acte de dépouillement face à la volonté divine. Ce sont par des actes presque théâtraux qu’ainsi, le danseur rappelle que Dieu est au centre, et éveille la conscience spirituelle des jeunes. A le voir se déplacer prestement dans sa soutane, on se rappelle aussi d’une dimen-sion fondatrice de la vocation sacerdotale. Dans la lignée du roi David, les prêtres ne servent pas seulement le Seigneur par les facultés que leur confère le sacrement de l’ordre, et par leur intellect. C’est leur corps qui se donne aussi, tout comme Jésus-Christ nous a livré le sien. Voir un prêtre concevoir et interpréter une pièce de danse sur le mystère de la Croix constitue un beau rappel de cette vocation sacerdotale absolue ; de même que lorsque l’on constate l’engagement corporel entier d’un prêtre dans la célébration des Mystères. Les activités du père Franck ne sont pas sans embûches et sans risques. Les critiques existent, forcément. Ce-pendant, mon ressenti personnel après deux visites à Évreux, confirme la synergie essentielle qui peut se faire entre art actuel et foi. Si le père

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Franck reste prêtre en dansant et en faisant danser, si son rôle ne souffre pas d’ambivalences, c’est parce qu’il est bon danseur. Non pas dans sa technique, certes excellente, mais surtout dans sa verticalité : quand il tombe sous l’évidence qu’un prêtre danse pour le Ciel, tourné vers le Ciel, quelque chose se révèle de l’appel sacerdotal. De tels charismes, forcément rares, réaffirment que tout de notre réalité humaine concerne Dieu, et mieux encore, doit lui être donné. La danse contemporaine offre peu d’occasions de nous rappeler que cet art est, en premier lieu, destiné à l’élévation spirituelle. C’est ainsi une réorientation salutaire que de le voir prendre sa place dans l’acte de louange et d’adoration.

Cette venue à Évreux fut aussi l’occasion pour moi de rencontrer un artiste parisien, de passage comme moi dans la bourgade normande. Vinz le Mariachi est le batteur du chanteur Gregory Turpin, et de groupe de reggae chrétien Les Guetteurs. En bon batteur, il reste peu connu, alors même que les deux noms qu’il accompagne sont désormais des plus prisés de ce que l’on se risquera d’appeler la scène chrétienne. Ce-pendant, il s’ouvre désormais une carrière en solo, avec l’album à pa-raître Xocolati, tourné vers la musique mexicaine. Pour lui, la notion d’ar-tiste chrétien n’a rien d’évident. Sa prise de conscience est venue par quelqu’un d’autre : « tu es artiste, tu es chrétien, tu parles de Dieu dans tes chansons : en fait, tu es un artiste chrétien ». Pourtant, Vinz ne nie pas que la musique ait une réelle puissance spirituelle. Il parle du leader du groupe Les Guetteurs comme d’un « psalmiste du XXIe siècle », non pour faire concurrence aux Saintes Ecritures, mais pour exprimer à quel point l’artiste peut se faire relai de la soif spirituelle de ses contemporains, et de leur cri vers Dieu. Les concerts de leur groupe sont émaillés de temps de prière et de témoignage. Le but premier de cette musique chrétienne, c’est réellement l’évangélisation. Et pour autant, Vinz veille à poser des frontières, ne pas mettre la musique au centre. Tout comme le groupe de danse du père Franck veut en premier amener les jeunes vers la prière, la musique chrétienne serait, pour Vinz, un simple facteur pour créer un espace propice à la conversion. C’est le premier relai pour ouvrir des dis-cussions de personne à personne, ouvrir un cœur qu’un discours abstrait sur Dieu laisserait froid. Cependant, la véritable rencontre avec l’Église se fait ailleurs : dans une discussion avec un prêtre ou un laïc mission-

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naire, dans la liturgie... Ainsi, l’artiste s’appréhende comme serviteur de la démarche de l’Église, avant tout.

Et cependant, alors même que Vinz s’appréhende comme serviteur de l’Église, il cherche aussi une légitimation de la part de ses pairs artistes. « Le meilleur compliment, c’est de la part d’un non-chrétien qui aime ma musique pour sa qualité professionnelle », me confie-t-il. Il ne s’agit pas d’hypothéquer l’exigence esthétique, au prétexte que son activité a une portée spirituelle. Et il n’y a pas là de réelle contradiction. Si l’art chrétien se veut missionnaire, il est contraint d’atteindre la plus grande qualité, afin de toucher les cœurs de tous. Qui plus est, rien ne justifierait que Dieu soit moins bien servi que les puissances de ce monde. Comment se fait-il que ce raisonnement, évident pour les arts sacrés traditionnels, soit accueilli comme plus ambivalent quand on l’entend dans la bouche d’ar-tistes actuels ? Ici, nous sommes bien évidemment renvoyés aux débats sur la qualité intrinsèque, de notamment la portée spirituelle, de tel ou tel genre artistique ; l’article de Nicolas Boiffin sur Gounod explore remar-quablement ce type de querelle. Je n’entrerai pas dans ces considérations, et au demeurant, je ne nierai pas leur importance. Il s’avère simplement qu’au contact de chrétiens ayant investi les pratiques artistiques actuelles, ces questions ne se posent pas forcément d’entrée de jeu. Nous avons af-faire à des gens ancrés dans leur temps qui, avec l’élan d’une conversion chrétienne profonde, ont aspiré à mettre leur talent au service du Christ. Christianiser leur pratique, non pas en la condamnant, mais en la rehaus-sant, et cela sans prétention idéologique particulière.

Christianiser son art est difficile, et se heurte aux préjugés tant de ses frères et sœurs d’Église, que de ses pairs artistes. Vinz, le père Franck, se situent, du point de vue humain, dans un entre-deux ; et des deux rives, certains observeront leur progression avec suspicion. Libre à nous d’apprécier ou non leurs démarches, et d’esquisser un bout de discerne-ment sur leur fécondité pour la mission de l’Église, tant qu’il s’agit d’un humble bout. Prenons conscience, cependant, que c’est bien la passion de Dieu qui anime les cœurs de ceux qui font le choix de devenir artistes chrétiens. Il ne s’agit pas pour eux de « jouer sur les deux tableaux » et de faire un non-choix en laissant cohabiter les deux passions de leur vie ; si c’était là leur intention, elle serait bien illusoire. Consacrer une pra-

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tique artistique actuelle à la gloire de Dieu relève plutôt d’une épreuve, et pointe ainsi vers la sincérité de ceux qui se l’infligent. Hommes et femmes d’interface, les artistes chrétiens prennent au sérieux l’appel de l’Église à aller chercher les âmes partout où elles se trouvent. Il revient ensuite à l’Église de discerner la fécondité de leurs démarches ; nul doute qu’ils se plieront à ses sentences. En effet, dans notre temps présent, la vie quotidienne des chrétiens est émaillée de « corrections de trajectoire » nécessaires pour rester fidèles à notre foi. En nulle matière le monde ne nous guide sur une voie sûre. La voix de l’Église n’en est que plus écoutée, et tout spécialement par ceux qui ont choisi d’y consacrer leur vie ; or, si dédier son activité professionnelle à sa foi ne relève nullement des vœux religieux, c’est un engagement dont il ne faut minimiser la por-tée, ni le courage.

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Achevé d’imprimer en juin 2016 sur les presses de l’imprimerie PrintBasPrix.com

Mise en page : N.L.

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LE SÉNEVÉ EST LE JOURNAL DES AUMÔNERIES CATHOLIQUE ET PROTESTANTE DE L’ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE ET DE L’ÉCOLE NATIONALE DES CHARTES

Résonances de la foi : l’artiste chré-tien, serviteur de la Révélation

Brune-Lorraine LaLubin, Prudence ou la vocation poétique d’un chrétien

Jean-Benoît PouLLe, L’art, figure de la sainteté : l’exemple de Fra Angelico

Nicolas boiffin, Composer de la mu-sique d’église au XIXe siècle : l’exemple de Charles Gounod

Défenses de la foi : l’écrivain-apolo-gète, avocat ambivalent

Clarisse Pinchon, Le Génie du Christia-nisme, Chateaubriand

Yoann chaumeiL, Léon Bloy. L’absolu de l’écrivain, l’écrivain de l’Absolu

Interférences dans la foi : quand l’art questionne

Nicolas chargeLègue, Mikaël Quesseveur, La Querelle des Iconoclastes

Augustin mahé, De l’art religieux à la re-ligion de l’art

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