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LEONARDOPATRIGNANI

Traduitdel’italienparFaustinaFiore

GallimardJeunesse

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PourElenaetAlberto,gardiensdemonbonheur.

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Unjourviendraoùl’hommeseréveilleradel’oublietcomprendraenfinquiilestvraiment

etàquiilacédélesrênesdesonexistence:àunespritfallacieux,mensonger,

quilerendetlemaintientesclave…L’hommen’apasdelimites,

etquand,unjour,ils’enrendracompte,ilseralibremêmeencemonde-ci.

GiordanoBruno

Nossuccèsetnoséchecssontindissociables,àl’instardelamatièreetdel’énergie.

Quandonlessépare,l’hommen’estplus.NikolaTesla

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Prologue

Ailleurs,quelquetempsplustôt,ilyeutl’asphalteduretfroid.Ilyeutlespharesdescamionnettessurgies à l’improviste du fondde cette languede terre qui serpentait entre les fourrés. Il y eut lesfreinsd’unfourgonquicrissaientsurlebitumeluisant.Et puis le cri d’un homme, l’ordre de descendre immédiatement du véhicule. Les bras d’Alex,

JennyetMarcolevésensignedereddition, lesregardsimpuissantsfaceà larangéedelumièresetd’armesàquelquesmètresd’eux.Ensuite,lescoupsdefeu.Sous le regard ébahide la lune, au coursd’unenuit quimarquait la finduvoyage,une femme,

cachéederrièreuntronc,observalascènepuiss’enfuitloindel’horreur.Lebruitsourddecestroiscorps tombés à terre ne quitterait plus sa mémoire. Il tourmenterait le sommeil d’Anna pendantlongtemps,trèslongtemps.Ellecourut,leplusloinpossible,avecunechatteeffrayéequ’elleportaitparlapeauducou,leséprouvettescontenantlegénomedestroisamisensécuritédanssaveste.Ailleurs,grâceàelle,lavierecommenceraitbientôt.Dans les infinies bifurcations duMultivers, entre lesmultiples replis de l’espace et du temps, il

existaitforcémentunlieuoùl’onpouvaitgrandiretvivreentoutesérénité.Unpetitcoinsûr,àl’abridudanger,oùlemanègepourraitrecommenceràtourner.Premiervagissement.Premiercri.Premièresrespirationsdansunmondenouveau,si loindeces

armes,del’hypocrisied’unesociétécomposéed’esclavessansconscience.Etdubitumeglacial,impitoyable,funeste.

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Sam-en-Kar,an381C.S.SaisonduSoleil,jour38

Ilyatropdelumière,aujourd’hui.Elleestpresqueéblouissante.Ilvafalloirquejefermelesvoletsetquej’allumeunebougie.Hier,j’aientendumamanettontondiscuter.Ilsparlaientdemoi.Ilssetrouvaientdanslechamp,

occupés à semer, et ne m’ont pas vu. Assis derrière le chêne, mon livre entre les mains, j’ai toutentendu.«Commentpeut-ilêtreaussiintelligent?»demandaitmononcledesagrossevoixrauqueetbasse. « Je ne sais pas », répondait ma mère. Ou peut-être devrais-je dire ma mère adoptive, enespérantqu’ellene lira jamais ce journal, parcequ’elle leprendraitmal : je la connais. « Jen’aijamaisvuunenfantcapabledeprogrammertoutlecycledessaisons,desrécoltes,desÈres.Ilauneconnaissancedesmathématiqueshorsducommun.»Puis,ànouveaumononcle:«Etil l’acalculéjusqu’enl’an600…»Elle,plusperplexequefière:«Plusdedeuxcentsannéesdecalendrier…alorsqu’il n’enapas encore vécu cinq !Comment fait-il ?Et s’il était possédéparun espritmalin?»«NousdevrionsenparlerauConfesseur.»Jenecomprendspaspourquoima familleahonteous’étonnedemescapacités.Quand j’entends

desdiscussionsdecegenre–cen’estpaslapremièrefois–,jemedemandesic’estjuste.Jenefaisriendemal.Jesais,lesautresenfantsnesontpascommemoi.Peut-êtremesparentspréféreraient-ilsavoirungarçonnormal,quipassesesaprès-midiàjouerprèsdufleuveetàjeterdescaillouxdansl’eauleplusloinpossible.Àleursyeux,jesuispetit.Toujourscemot:petit.Toutlemondel’utilise.Maisquesignifie-t-il?

Petitentaille,certes.Jenepeuxlenier.Maisàmonavis,lapenséesemesureenprofondeur,pasenhauteur.Touslesamisdepapaquitravaillentdansleschampsoudanslesmagasinsduvillagesontdehautetailleetdeconstitutionrobustemaisnepossèdentpasunegrandecapacitéd’analyse.Toutauplusparviennent-ilsàgarderenmémoirelescomptesdelafamille, lescoûtsdesproductionsoulesdonnées de la dernière récolte. Quand ils regardent le ciel, ils s’imaginent que les étoiles quicomposentuneconstellationsetrouventtoutessurlemêmeplan,àlamêmedistancedenous.Ilsnesont pas conscients du passage du temps, du déplacement de la Terre par rapport au Soleil et auxautres planètes. Ils ne voient pas au-delà de la prochaine saison. Devrais-je donc moi-même lesdéfinir comme « petits » ? Ils se consacrent aux travaux manuels, voilà tout. Tout comme je meconsacre au raisonnement et au calcul.Cen’est pasma faute si, en cinqans, je suis devenuassezrapide.Quoiqu’ilensoit,j’enaiassez.Jevoudraisvoird’autreslieux;jesuiscertainqu’ilyenabeaucoup.Etconnaîtred’autresgens.

Sam-en-Kar est un beau pays, mais je suis las de jouer toujours aux mêmes jeux, de rencontrertoujours lesmêmes têtes.Personnenem’a jamaisemmenévoir l’océan,parexemple. J’enai vudenombreusesillustrations:cedoitêtremerveilleux.Etlesmontagnes,quej’observedeloin,etdontlessommetsenneigéssedétachentcontrelecielbleuquandilfaitbeau.

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Lesautresenfantsvontbientôtvenirmechercher.J’espèrequemamanleurdiraquejemerepose.Jen’aipasenviedejouer.Jen’aiqu’uneenvie:partir.Unjour,j’espère.Enattendant,lanuitdernière,j’airefaitcerêve.Cerêveoùjepenseetparledansuneautrelangue.

Il me hante depuis trop longtemps. Je ne l’évoque plus devant maman : je ne veux pas qu’ellem’emmènevoirunmédecinenplusduConfesseur.Jelegardepourmoi;celavautmieux.Celacommençaitcommed’habitude,maiscettefois,lasuiteétaitdifférente.Audébut,j’étaisdans

unepiècesombre,commetoujours,etj’appuyaissurunesériedeboutonspourallumerdestubesquidiffusaientune lumièrebleupâle,artificielle.La lumièresereflétaitsur lesparoisenverrede troiscabines.Dans les deuxpremières se trouvaient les corpsdedeuxadolescents dont je sentais qu’ilsm’étaientaussichersqu’unfrèreetunesœur,reliésentreeuxparunfilinvisible,unlienmental,faitd’énergie.Ilsavaientlesyeuxfermés.Surlecôtédelacabineétaitgravélenombre2014.Dansmonrêve, j’étais certain qu’il représentait une année. Et que cette année-là était la dernière. L’ultimeannéed’uncycle.Jusque-là,c’étaitbienlerêvehabituel.Jen’avaisjamaisréussiàvoirplusloin.Maishier,ils’est

poursuivi.J’aisouhaitébonvoyageàmesamis,puis j’aiouvert la troisièmecabine.Cellequiétaitvide.Jemesuisretournéversunepetitetableoùsetrouvaituneseringue.Jel’aiattrapée.J’ailevéleregard et jeme suis aperçumoi-mêmedans unmiroir posé sur la table, éclairé par la lumière desnéons. Je me suis observé pendant quelques instants. J’étais adulte, comme les autres fois. Unevingtained’années,peut-être.L’espaced’un instant, j’ai eu l’impressionde lireauplusprofonddemesyeuxetd’yvoirdesimages.Confuses.J’étaisassisdansunevoiture,surlesiègearrière.Autourdemoi,toutbougeaitcommeauralenti.

Jevoyais les rochers, jevoyais la tempête.J’entendais lescris.J’entendaismescris.Ensuite,cetteterriblesensationdetomberdanslevide,unbruitsourd,etleretouràlaréalité.Ouplutôtaurêve:aumiroir.Mescheveuxsemblaientenpapiermâché,etjeclaquaisdesdentsàcausedelatempératureglaciale.Jemesuisregardé,etj’aientenducequejepensais,commesij’avaisparléàvoixhaute:«Nousnousréveillerons.Unjour,nousnousréveillerons.Etnousseronsencorevivants.Jesaisqueça vamarcher. »Puis je disais (ou plutôt je pensais) quelque chose d’autre, dans cette langue quim’étaitsi familièredanslerêve.Maissoudain,celas’est interrompu.Ladernièreimagedont jemesouviens est celle de la seringue que je tenais entre les doigts, l’aiguille prête à pénétrer dansmachair.Parfois,jefixemamanetpapa,etjedoismeretenirdehurlerderage.Cetteragequiprovientdu

manquederéponsesàmesquestions,d’explicationsfaceàmesdoutes.Maisplusletempspasse,plusje rêve. Et plus je rêve, plus je me souviens. À présent, et depuis un bon moment déjà, j’en suiscertain:cequejevoisestarrivépourdebon.Autrefois.Dansunpassélointainetincompréhensible.Celafaitpartiedemavie.D’unevieprécédente,commedirait levieuxetsageMeuron,avecqui jevaisparfoisdiscuterdu sensde l’existence. Ilneme juge jamais, lui. Ilneme trouvepaspetit.Aucontraire, il soutient que je suis très, trèsmûr.De toute façon,mes parents ne sont pasmes vraisparents.Ilsnesaventpasquejesuisaucourant.J’enaiconsciencedepuisunanoudeux:ilsm’ontadopté. Peut-être ont-ils laissé échapper quelques mots de trop quand ils croyaient que je necomprenaispasencorelalanguedeSam-en.Maisjecomprenais;jenecomprenaisquetrop.J’aiétéacheté,même si je déteste cemot.Pourtant, cela s’est bel et bienpassé de cettemanière : onm’aéchangécontrequelquesprovisionsetunebellebêtebiengrasse.D’aprèslesrécitsquej’aisurpris,une femmeaux cheveux rouxm’adéposéauCentredeSolidaritédeGarenquand j’étais encoreunnourrisson.Peuaprès,mafamilleactuellem’aemmené.Mesparentsadoptifsnepouvaientpasavoird’enfants,doncilsm’ontacheté.C’estarrivéenl’an376ducalendrierSam-en,pendantlaSaisondelaLune.Jen’aijamaisécrit toutcelasurmonjournalintime,depeurquemamanetpapalelisent.

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Mais je ressens de plus en plus vivement la nécessité de partir. Et toi, inséparable gardien demamémoire,amidepapieretconfidentsilencieux,tuviendrasavecmoi.

Sam-en-Kar,an388C.S.

Marcorefermalecahierreliédecuir,laissasonregarderrerunmomentsurlenumérohuitgravésur lacouverture,puisreposalevolumesousunepiledelivresquioccupaientunepetiteétagèreàcôtédesonlit.Sonjournal,uniquetémoind’uneviequineluiappartenaitpas,qu’iln’avait jamaisvraiment considérée comme sienne ; et à la fois, précieux recueil de toutes ces visions, cesapparitionsetcesvoixquil’avaienthantétoutaulongdesabrèveexistence.Septannéesavaientpassédepuiscesnotesprisesen381.Combiendefoislesavait-ilrelues,ense

demandantcequ’ilfaisaitici,aumilieudecesgens?Pourtant,chaquematin,lesoleilémergeaitetréchauffaitsoncœursipleindeblessuresetdecicatrices.Uncœurqui,peut-être,avaiteubesoindetrouveruneoasisdepaixetdetranquillité.Était-celàceàquoiserésumaitsaviedanslarégiondeSam-en?Unehaltedansunportaccueillant,unrépit?Oun’était-cequel’unedesnombreusesfacesdudé?Unecagedorée,cettefois;uncoconprotecteur.Unnuméroheureux,sansaucundoute.Maispaslesien.Il connaissait si bien lagéographie ironiqueduMultivers. Il avait eu le tempsde se remémorer

presquechaquepas,chaquevisage,chaquehistoire.Lesrêvesl’avaientaidé,depuisqu’ilavaitapprisàdistinguer lamatièreoniriqueconfusede lamémoire.Tout était contenudansce journal avec lechiffrehuitgravésurlecuirdelacouverture.Parfois,illeregardaitd’unautrepointdevue,etlehuitdevenaitlesymboledel’infini.Pasd’aprèslestraditionsdeSam-en-Kar,biensûr.NicellesdeGê,nicellesdeshabitantsdel’îledeLimen,dontilavaitretrouvéchaquefragmentdesouvenirpetitàpetit.Non : cet entrelacement de deux formes ovales le ramenait un demi-millénaire en arrière, dans savillenatale,Milan,enItalie.Làoùtoutavaitcommencé.Àl’époqueaussi,unjournalaveclesymboledel’infiniencouvertureavaitétéletémoindesesvoyages.SonanthologiepersonnelleduMultivers.Marcoôtaseslunettesetlesposasurunbureauenboismassif.Celuisurlequelilécrivait,àcinq

ans,àl’époqueoùtoutlemondeleconsidéraitcommes’ilétaitvictimed’unsortilège,oudroitsortidel’enfer,uniquementàcausedesonintelligencehorsducommun.Sam-en-Karétaitunpaysancrédansdessuperstitionsetdescroyancespopulaires,ennetcontraste

avec la modernité des métropoles au-delà des montagnes, qui considéraient le futur avecenthousiasmeetvivaientunprogrèstechnologiqueconstant.Ilyétaitallé.ÀSam-en-Tor,etàSam-en-Garen.Àcinqans,ilrêvaitdegrimpersurcesmontagnesenneigéesquisedécoupaientauloin;àneuf, il les avait franchies. Il avait vu ce qui se trouvait de l’autre côté, il avait vécu, et il avaitcompris. Puis il était revenu, alors qu’on le croyait à jamais disparu. Dans sa sacoche, à peinequelquesprovisions,etsonfidèlejournal,dontlesdeuxtiersdespagesétaientdésormaiscouvertespar son écriture. Avec le temps, les souvenirs étaient revenus un à un. Comme des bouteillesaffleurant à la surface de la mer et enfin éclairées par la lumière éblouissante du soleil, ils luiapportaientdeprécieuxmessagesdupassé.Lestessellesd’unemosaïque,lelongdelaroutetortueuseet pleine d’obstacles qui l’avait conduit jusqu’ici. Ce n’était pas le fruit de son imagination. Cen’étaientpasdescauchemars.C’étaientdesévénementsréels,authentiques,concrets.Ilenavaitdoutépendant des années. Il s’était interrogé jour après jour, comme s’il avait dû résoudre une énigmeséculaire,sansjamaisenparleràpersonne.Detoutefaçon,nisesamis,nisesparentsadoptifs,niunConfesseur extorquant de l’argent aux ignorants sous prétexte de purifier leur âme par des ritesdiscutablesn’auraientpuécouterneserait-cequ’unseuldesrécitsdeMarcosanslejugerfou.EtonenfermaitlesfousdansleCentredeRécupérationdeGaren.Unlieuqu’ilvalaitmieuxneconnaîtrequeparouï-dire.Marcopassaunemaindanssescheveuxnoirs,auxboucles rebellesperpétuellementébouriffées.

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Puis il se frotta les yeux. Par la fenêtre filtrait la lumière du premier soleil du matin. Quelquesinstrumentsàventrésonnaientdéjàauloin,dansleschamps.Onallaitcélébrerl’unedesnombreusesfêtesdupays,organiséesparlestravailleursdelaterrepourhonorerKar,leSeigneurdesrécoltes,suivantunecoutumeantiquenéeen125C.S.,calendrierdeSam-en.Lebruitd’unpoingquifrappaitsixcoupspargroupesdedeuxcontrelecadredelafenêtrelefit

sursauter.Marco alla ouvrir la fenêtre et se pencha pour adresser un clin d’œil à un garçon auxcheveuxblondscoupésenbrosse.Cedernieravaitunpiedposésurunesailliedeferquidépassaitdumur,l’autrecoincéentredeuxbriques,lamaingaucheagrippéeàuneaspéritédelaparoi,etladroitelibre,levéeensignedesalut.– Surtout pas par la porte du rez-de-chaussée, hein ? lançaMarco avec une pointe de sarcasme

tandisqu’ilretournaits’asseoirsurlelit.Le garçon escalada le rebord de la fenêtre, dégringola à l’intérieur, heurta une chaise, et se

retrouva les quatre fers en l’air au milieu de la chambre. S’étant relevé d’un bond athlétique, ilépoussetasonpantalon.–Tropfacile.–Un jourou l’autre, tuvas tecasser lecou, tu sais. (Marco l’examinade la têteauxpieds,puis

secoualatêteensouriant.)Tesparentsneparticipentpasàlafête?–Si.C’estpourçaquejesuisvenutevoir.Jen’avaispasenviedeprendrepartàlaprocession.–Ettasœur?–Elleyestallée,elle.Çaluiplaît.Ellen’enajamaisratéune.–Tantmieuxpourelle.–Qu’étais-tuentraindefaire?Marcobaissalégèrementlatête,etsonregardtombasurlejournal,souslapiledelivres.–Rien.Jerelisaisquelquestrucs…–Encorecejournal?–Encoremonprécieuxjournal,Alex.Legarçonblondsourit.–Marco,tuasdouzeans.Tunepourraispast’amusercommetoutlemonde?Tuestoujoursen

traindelire,defairedescalculs,deparlerdechosesquepersonnenecomprend…Marcoselevaetluitournaledos.Ildemeuraquelquesinstantsplantédevantlafenêtre,toutense

grattantlajoueduboutdesdoigts,l’âmetroubléepardesréflexionsetdesquestionsquesonaminesemblaitpascapabled’appréhender.–Écoute-moiplutôtdeuxminutes,repritAlex.Marco se retourna, lesmains fourréesdans lesgrandespochesde sonpantalon sombreau tissu

épais,hivernal,qui jurait avec ladouce températurequi régnait ence soixante-septième jourde laSaisonduSoleil.–Qu’ya-t-il?–Jevoudraisteparlerdequelquechosed’unpeu…intime.–Vas-y.Alextirasurlecoldesonpulletlesecoua.–Ilfaitchaud,cheztoi.–Passpécialement.C’esttoiquit’agites.Allez,raconte.Qu’est-cequetuasfait?Lesyeuxd’Alexcherchaientuneissuedesecours,seposaientsurcequil’entourait.Uncoffreen

noyer,aucouvercleouvertetappuyécontrelemur,avecunepiledetissusàl’intérieur.LebureaudeMarco, envahi par les crayons, les feuilles, les livres, les cahiers. Un tableau représentant lefirmamentàuneépoqueparticulièredel’année,aumomentoùlestroisétoilesdelaCeintured’OrionformaientcommeunprolongementidéaldelatourEdilea,situéetoutausuddelavalléeetutilisée

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par la riche métropole de Sam-en-Garen pour effectuer des relevés astronomiques etmétéorologiques.Regardercetableaususcitaitenluiunesensationindéfinissable.Unétourdissementvagueetléger,presqueunenvoûtement,quilesaisissaitaussiquandiladmiraitlaconstellationelle-même,reineindiscutabledelavoûtecélestependantlesnuitsaucielserein.Après cet instant de gêne, le regard d’Alex finit par croiser à nouveau celui de son ami, qui

attendaittoujourssaréponse.–Inutiledetournerautourdupot.Çafaitquelquesnuitsquejefaisunrêveétrange.–Étrangecomment?–Dément.–Raconte.Alexsoupira,puisilprituneinspirationprofondepoursedonnerducourage.–Nerispas,jeteprie.Çam’estdéjàarrivétroisouquatrefois…enfait,je…tuneriraspas,hein?–Jeneriraipas.–Jerêvequej’embrassemasœur.Marcodemeuraimmobile,sansprononcerunmot,sansmêmehausserunsourcil.–Tucomprends?continuaAlex.C’estridicule.–«Embrasser»dansquelsens?Tuluidonnesunbisousurlajoue?Surlefront?–Non…unbaiser.Unvrai.Alexposasescoudessursesgenouxetsepritlatêteentrelesmainspourcachersahonte.Sonami

vints’asseoiràcôtédelui.–Àtonavis,qu’est-cequeçaveutdire?demandaAlex,toutrouge.–C’estbiensimple:quetuesunpervers.Alexluilançaunregardfurieux.–Crétin!Tutemoquesdemoi,ouquoi?Jenetediraiplusrien!–Ducalme.Jeplaisantais.Tuluienasparlé?–Biensûrquenon!Marcohochalentementlatête,commes’iltiraitdesconclusionsdecesquelqueséléments.–Jecomprends.Parcuriosité,oùl’embrassais-tu?–Jetel’aidéjàdit.Nefaispassemblantdenepascomprendre.Surlabouche!–Jevoulaisparlerdel’endroit.Oùétiez-vous?–Ah.Dansunlieudifférentàchaquefois.Lapremièrefois,nousétionsassisdansuneespècede

jardin…avecunportaildevantnous.Ladeuxième,c’étaitdansunepièce,danslenoir;jenepeuxpast’endiredavantage,carjeladistinguaisàpeineelle-même.Etpuisdansunendroitpleindemonde,àl’airlibre,avecdesappareilsbizarresautourdenous.Delongsvéhicules,surdesrails,commeceuxqu’ilsutilisentàTor,tuvoiscequejeveuxdire?–Oui,j’aicompris.LeslocomoteursdeGerber.Vousétiezdansunesortedegare.–C’estça.Cesenginssontextraordinaires,tunetrouvespas?Ilsdoiventallertrèsvite…–Impressionnants,oui.Maisparle-moiencoredecebaiser…Qu’est-cequeturessentais,entoute

franchise?Alexsecoualatête,commes’ilnecroyaitpaslui-mêmeauxparolesqu’ils’apprêtaitàprononcer.– C’était fantastique. Une émotion que je ne peux pas t’expliquer. J’étais… comment dire ?

Heureux.Maisçan’aaucunsens,nomd’unchien!C’estmasœur!–Crois-moi,lecontreditsonamiavecundemi-sourire,

iln’yariendebizarrelà-dedans.–Tuasperdulatête?Marcos’éclaircitlavoix,puissuggéra:–Fais-moiplaisir,mêmesiçapeuttesemblerabsurde.Parles-enavecelle.Raconte-luicequetuas

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rêvé.–Toujourslemotpourrire,hein?Pourquoiest-cequejeferaisunechosepareille?–Fais-moiconfiance.Alexplissalefrontetdétournaleregard.–Jamais,mêmesouslatorture.–Essaie,insistaMarco.Suismonconseil.Alexpassalamaindanssescheveuxblonds,récemmentcoupésparsamère,puisilselevaetse

dirigeaverslafenêtre,tandisquel’affirmationdesonamirésonnaitencoredanssatête:Iln’yariendebizarrelà-dedans.Enfin, ilpassaunejambede l’autrecôtédurebord,soupira,etse tournaversMarco.–Pasquestion.Jeneleluiraconteraijamais.Jennymeprendraitpourunfou.

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Sam-en-Garen,an394C.S.SaisondelaLune,jour5

Lafemmedescenditl’escalierétroitquiconduisaitdelapharmacieaulargesous-solquiservaitàla fois d’arrière-boutique et de laboratoire. Elle passa rapidement l’index et lemajeur de lamaindroitesuruneséried’interrupteursenbasde larampe.Lesdix lampesduplafonds’allumèrent lesunesaprèslesautres.Lalumières’intensifiaenquelquessecondesetéclairadespalettesrecouvertesdecartons,desrangéesd’étagèresenvahiesdetoutessortesdeproduitset,del’autrecôtédelapièce,delonguespaillassesoùs’empilaientdespapiers,desinstrumentsd’optique,desarticlesdebureau,deséprouvettes,jusqu’auxlargeslavabosencéramiquequienoccupaientl’extrémité.–Anna!criaunevoixà l’étageau-dessus.Jemesuis trompé,cen’estpascentvingtetun,c’est

deuxcentvingtetun!–D’accord!réponditlafemmeendirectiondel’escalier.Puiselles’avançaverslesétagères.Slev,sonmari,auraittoutaussibienpuluidonnerlenomdu

produit : elle pouvait se passer de son numéro de série. La femme d’un mètre quatre-vingts auxcheveux roux flamboyants, vêtue d’un pull sans manche qui laissait libres ses bras maigres,connaissaitparcœurtoutlecatalogue,composédeseizemilletroiscentvingt-sixproduits,etmisàjourchaqueannéepour introduireaumoins troisouquatrecentsnouveauxbrevetsdesdifférentesmaisonspharmaceutiquesdeGaren.Slev ne savait pas tout au sujet d’Anna. Il l’aimait et se contentait des versions censurées des

souvenirsdesafemme,sansjamaisl’embarrasserpardesquestionstropinsistantesconcernantsonpassé.CarAnnan’étaitpascommetoutlemonde.Slevs’enétaitrenducomptelejouroùilsavaientparticipéauxenchèresvisantàremporterlecontratdulocaloùilsvoulaientfonderleurpharmacie.Ilyavaitaumoinsquatreoucinqacheteursplusrichesdanslasalle,maisAnnaleuravaitparléavantledébut des négociations. Le moment venu, ils s’étaient tous retirés après quelques relancesinsignifiantes.Onétaitalorsenl’an382ducalendrierSam-en,letrente-neuvièmejourdelaSaisonduSoleil,unedatequeSlevn’oublieraitjamais.Maiscen’étaitpasuniquementcetépisodequiavaitconvaincul’homme,ungaillarddequarante-cinqansauxlargesépaulesetauvisagerecouvertd’unebarbe piquante et sombre, que son épouse cachait quelque secret. Déjà, il y avait la mémoireincroyabled’Anna.Elle était capablede se rappeler lenom, leprénom, lenumérod’identificationmédicaletladatedenaissanceden’importequelclientjamaisentrédansleurpharmacie.Parailleurs,lesdialoguesavecelleprenaientsouventunedimension insolite :Annanedemandaitpasauxgensleur opinion, elle leur suggérait une opinion. Dans le cadre de leur commerce, ce don leur avaitdonnéunavantagecertainsurlaconcurrence.Lapharmacied’AnnaetSlevétaitlaplusfréquentéedelaZone5deGaren,capitaledeSam-en.Lesaffairesmarchaienttrèsbien,cequipermettaitaucoupledeseconsacrerégalementà la recherche : ilsutilisaient leur laboratoiresouterraincommebaseetcommandaientdesétudesetdesenquêtesàd’autrescentresdanstoutelarégion.Annaprit leproduitdontsonmariavaitbesoinsuruneétagèreetseretourna.Sonregardtomba

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surunobjetenboisaccrochéaumur:uncalendrierperpétueltailléparunmenuisierdeKar,achetélorsd’unefoirepaysanneàlaquelleSlevetelleavaientparticipébiendesannéesplustôt.Annapritlechiffretroisetleremplaçaparunquatre,afindecomposerl’année394.LaSaisondelaLuneformaitla première moitié de l’année Sam-en : elle commençait au début de l’hiver et se terminait auxpremières pluies, cédant la place à la Saison du Soleil. Cela faisait déjà cinq jours qu’elle étaitentamée,maisniSlevniellen’avaientpenséàmettrelecalendrieràjour.QuandAnnaeutformélenuméro394,uneimageseprésentasoudainàsonesprit.Troisberceauxenbambou,tapissésavecuntissuépaisetdoux,côteàcôte.Troisnouveau-nésenparfaitesanté,lesyeuxfermésetlevisageserein,plongésdansleursrêves.Derrièrelesberceaux,leportailmajestueuxduCentredeSolidarité,uninstitutgéréparungroupe

de femmesvolontaires, sans lienavecaucune religion– lesvalléesdeSam-envoyaient sanscessefleurir denouveauxcultes– et quivouaient leurvie à répondre auxbesoinsde leurprochain.LesautoritéspolitiquesdeSam-enn’omettaientjamais,chaqueannée,deconsacrerunparagraphedeleurbudget au Centre de Solidarité et de subventionner l’activité incessante de ces femmes qui secontentaientd’êtrenourriesetlogéespouraccomplirunemissiondontellesétaientassezfières.Le jouroùAmenar etDel avaient trouvé les troisberceauxet les avaientportés à l’intérieurdu

centre.Ellesavaientdécouvertunpetitbraceletnouéaupoignetdechaquebébé.Àchaquebracelet,unnomàlaconsonanceétrangèreétaitgravésurunepetitepierreenfiléesuruncordon.Unbilletétaitaccrochéàl’undesberceaux.Amenarl’avaitluàvoixhautedanslasallederéuniondesvolontaires:Jevouspriedevousoccuperdecesenfants.Ilss’appellentAlex,JennyetMarco.Dansl’espoirque

vousrespecterezleursnomsetquevouspourrezlesaider,jevousremerciedetoutmoncœur.–Celafaitpresquedix-huitans,réfléchitAnnaàvoixhaute.Le Centre de Solidarité avait opéré à lamanière d’un orphelinat. Enmoins d’une demi-saison,

MarcoavaitétéadoptéparunefamilledeSam-en-Kar.Peuaprès,AlexetJennyavaientétéaccueillisà leur tour par une autre famille du même village. Anna avait suivi ces événements de loin, ensurveillant lesaffichesde lavilleet lespublicationsofficiellesducentre.Elleavait souriavecunepointed’amertumeenapprenantqueJennyetAlex–dontlevieuxIanluiavaitparlélonguement,etqu’elleavaiteuletempsdeconnaîtrependantleurfuiteàl’issuetragique–grandiraiententantquefrèreetsœur.Maislaseulechosequicomptait,c’étaitqu’ilsaillentbien.ElledevaitbiençaàIan.Etàceluiqui,àGê,avaitétésonpère:Nathan.Unefoisquelesbébésavaientétéadoptés,Annanes’étaitplus occupée d’eux et n’avait plus osé réaliser la moindre expérience de clonage humain. EnfinsereineauxcôtésdeSlev,aucoursdesannéessuivantes,elleavaitperdutoutcontactaveclesréalitésparallèles.Elleavaitchoisideneplusvoyager.Mais entre les infinis replis de l’espace-temps s’élèvent parfois des voix sans visage capables

d’entraînerune identitédansunautre lieu.C’estuneénergieexplosive,quidomine lavolontéet lapensée.C’estl’appelquinousramèneàlamaison.Emportéepar l’undeces tourbillons,quelques jours après avoir remplacé le troispar lequatre

danslecalendrierSam-en,Annavit.Ellevitunailleursdontellesesouvenait.Ellevitcomments’étaitdéveloppéeuneviequ’elleavaitespéréoublier.EllevitGê,etellecompritqu’elleavaitcommisuneerreurterrible.

Cela arriva à l’improviste. De retour de son voyage, Anna passa au moins deux heures à sedemandersielleavaitrêvéous’ils’agissaitdel’undecessautsinterdimensionnelsqu’ellesubissaitparfois,quandelleétaitpetite,sanspouvoirlesmaîtriser.Illuiétaitparfoisdifficilededifférenciercesdeuxexpériences,touteslesdeuxàlafoissifortesetsifugaces.Ce jour-là, Slev n’était pas à la maison. Le magasin était fermé à cause d’une fête régionale.

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Comme toujours lorsqu’elle restait seule, Anna écrivait. Des fables, des comptines, des chansons.C’était son activité préférée, pendant son temps libre ; le plus souvent, elle offrait ensuite sesproductionsauxenfantsdesesclients.Cequ’elleappréciaitleplusdanslarégiondeSam-en,c’étaitcettefacilitédesrapportssociauxquiavaitpeut-êtreconstituélepremiercritèreaumomentdechoisircelieuparmitantd’autrespossibles,aumomentdedonnerunemaisonetunavenirauxbébésMarco(qu’ellecontinuaitàappelerIan),AlexetJenny.Grâceauxrécitsdesonpère,Nathan,Annasavaitqu’unoudeuxsièclesaprèsl’extinctiontotalede

lacivilisationprécédenteàlasuitedelachuted’unastéroïde,lavieavaitrecommencépartout,danstoutes les dimensions duMultivers. Cependant, toutes n’avaient pas atteint les niveaux de progrèsscientifiquesdeGêoudeSam-en.Aucoursde sonadolescence,Annaavait longuementvoyagéettrouvédesmondesparallèlesoùl’électricitén’avaitmêmepasencoreétédécouverte.Il y avait une autre chose qu’elle avait comprise dès le début de sa vie singulière : elle-même

existaitdanstouteslesdimensionsoùsamèreavaitdonnénaissanceàunefille.Maisdanslesautresfacesdelaréalitécontemporainequ’Annaavaitexplorées,sonpèreétaitunautrehomme.Elleavaitdoncdestraitsdifférents,souventunautreprénom,etn’étaitporteusequedelamoitiédupatrimoinegénétiquedesamère,àlaquelles’ajoutaitunedeuxièmemoitiévenued’ailleurs.IlétaitparfaitementclairdanssonespritqueNathanetIann’avaientexistéquedanslaréalitédeGê.ElleauraitvouluposermillequestionsàIan,sonmentor.Maislevieilhommeavaitétéabattupar

lesmilitairespendantqu’elleprenaitlafuitedanslaforêt,justeavantqu’ellenequitteunmondedont,jusqu’àcemoment-là,ellen’avaitplusrienvoulusavoir.Elle était en train d’essayer de trouver une rime qui conclue une de ses comptines lorsque son

esprit, entraîné par une force souveraine, dévia le cours de ses pensées vers une tangente quil’emmenaloindeSam-en,dansunlieuque,danssoncœur,elleavaitdéjàenterréetpresqueoublié.De l’autrecôtédu tourbillon remplidemillionsdevoixetdevisages superposés, elle se retrouvaface à deux petits yeux vert émeraude qui la fixaient dans la pénombre et qui firent affluer en uninstanttouslessouvenirsqu’elleconservaitdecettedimension.–Diletta…chuchotaAnnaentendantlamainverslachatteallongéesurledos,quiquémandaitdes

caresses.Cettechatten’existaitqu’àGê.ElleétaitsipetitequandAnnal’avaitemportéeaumomentdelafuite

deBen,sivieilleetfatiguéeaujourd’hui.Dilettaétaitlesignedereconnaissanced’uneréalitéqu’elles’étaitefforcéed’effacerdesamémoire.Encoreétourdie,Annaselevaetsemitenmarchedansunedirectionquel’AnnadeGêconnaissait

par cœur. Elle se vit appuyer sur un interrupteur presque sans s’en rendre compte, en un gesteautomatique.À cemoment-là, sa pensée errait sur une frontière impalpable, en équilibre entre sessouvenirsdeSam-enetsesconnaissancesdeGê.Ici,uneautreversiond’elle-mêmeavaitcontinuéàvivreaprèsl’épisodedelafuitedanslavégétation.Quandelleregardaautourd’elleetvitlestablesetlesmeublesvivementéclairés,ellecompritqu’ellesetrouvaitdanssonvieuxlaboratoire.UnesalleentouréedegrandesfenêtresquidonnaientsurlabanlieuearidedeMarina.Le laboratoireétait à la fois son lieude travailet sademeure.Presqueunbunker,oùelle s’était

retranchéebiendesannéesplus tôt,dans l’espoirque legouvernementdessans-visagesdeGê,quiexerçaient le pouvoir à travers des messages numériques transmis via Texte et ne se montraientjamais en public, la laisserait travailler en paix. Anna caressa doucement la chatte, qui se mit àronronner.Puissesyeuxseposèrentsurune tablederrière lepetit fauteuiloccupéparDiletta.Uneenveloppeyétaitposée.Elle l’ouvrit.Ellenecontenaitpasdes feuillesdepapier,maisune tabletteinteractive,commecellesquetouslescadrespossédaientetquis’enroulaientsurelles-mêmesquandonn’enavaitplusbesoin.Celle-ciétaitfine,uncentimètred’épaisseur,cequiprouvaitqu’ils’agissaitd’unmessage. Les tablettes professionnellesmesuraient deux centimètres et contenaientmille fois

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plus de données que les premières. Les missions, les projets, les présentations étaient presquetoujoursnotéssurcesappareils,trèsrarementsurdupapier,surtoutquandilsvenaientd’enhaut.Anna activa l’écran en appuyant sur un bouton, puis attendit deux secondes. Le logo deLax (la

maison mère qui fabriquait tous ces appareils électroniques, ainsi que les vieilles caméras quicontrôlaient lapopulationdeGêavantquel’onpasseauxmicropucessous-cutanées)brillapendantuninstant.Puisl’écranredevintnoir,etenfin,lemessagedébuta.Uncadrebleusedessinaaucentretandisqu’unevoixmétalliqueetdépourvued’intonationsrécitait:– Cette communication strictement réservée a pour destinataire la professeure Anna Y758BG4.

Passezvotremicropucesurlapartiebassedel’écranafindeconfirmervotreidentité.Annaobéit,etquelquesimagesdéfilèrentalorssurl’écran.Lapremièreétaitlaphotographied’un

immeubleimposant.Unmotengroscaractèressedétachaitau-dessusdel’entrée:SYNAPTIQUE.Annaenavaitentenduparler.C’étaitunesociétéderecherchemédicalespécialiséedansledomaine

desneurosciences.Elleeutdumalàs’ensouvenir,ouplusexactementàmettreàjoursamémoiredesa vie parallèle à Gê, mais, en qualité de biologiste, elle devait déjà avoir travaillé en tant queconsultantepourSynaptique,quelquesannéesauparavant.Lavoixautomatiquereprit,tandisquel’écranprésentaitenaccéléréquelquesimagesdel’intérieur

dubâtiment:–ProfesseureAnna,votrevieprofessionnelleaétéexaminéeavecattention,etvoscompétences

rendentaujourd’huipossibleunecollaborationcontinueavecSynaptique.Voustrouverezl’heureetladatedevotrepremierrendez-vousaveclesresponsablesdecettesociétéàlafindecetteprésentation.Nous vous rappelons que cette communication est strictement personnelle, et que la mise encirculationdedonnéesprotégéesestpassibled’unsignalement.L’écran redevintnoir, avantd’afficherunepageblancheportant les indicationsannoncéespar la

voixartificielle.Annalevalesyeuxversuncadreprésentantunegrilledenombresposésurlatable.–Mais…c’estcematin.Dansmoinsdedeuxheures!Avec difficulté,Diletta descendit du fauteuil et disparut derrière.Anna ferma les yeux et prit le

tempsde réfléchiràcequ’on luiproposait.On luioffrait–oupeut-êtreserait-ilplus justededirequ’on lui imposait, puisqu’onétait àGê– lapossibilitéde collaborer avecuncentrede recherchemédicale important. Il ne s’agissait plus d’une consultance occasionnelle, mais d’une véritablemissionàdurée indéterminée.Elle enavaitbesoin, à la fois sur leplanéconomiqueet sur leplanprofessionnel.Enuninstant,ellepassaenrevueunevieparallèlefaitedemomentsjamaisvécus,uncheminqu’elleavaitquittélejouroùIan,AlexetJennyavaientététuésetoùelles’enétaittiréedejustesse.Cejour-là,elles’étaittrouvéefaceàuncarrefour.ElleavaitchoisiSam-en:c’étaitlàqu’elledésiraitvivre,et làqu’ellevoulaiteffectuer leclonage.Maispendantcesdix-huitdernièresannées,logiquement,saversionalternativedeGêavaitcontinuéàvivre.Elleavaitavancédanssacarrièreets’étaitefforcéedeneplusavoirdeproblèmes,convaincuequecettetristehistoireavaitdéjàeusonlotdetragédies,depuislamortdesonpère,Nathan,jusqu’àl’embuscademilitaire.Maisl’AnnadeSam-enquiavaitquittécetteréalitéetavaitpréférél’oublieravaitcommislamême

erreur que sa version alternative deGê.Dans les deux cas, elle était persuadée qu’elle avait vécul’épilogue de cette aventure. Elle comprit l’étendue de sa méprise quand, le matin même, elle seprésenta à un colloque avec des responsables de la coordination des ressources de Synaptique etqu’onluiconfiasapremièremissionofficielle.On lui remit une autre tablette, qui contenait les archives de dix-huit années de recherches

effectuéessurlescorpsdedeuxjeunesgenscapturésdix-huitansplustôt.Danssonnouveaubureau,une petite pièce étroite et sans fenêtre, au fond du couloir au premier étage du bâtiment,Anna fitrapidementdéfilerlesphotographies.–Cen’estpaspossible…balbutia-t-elle.

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Etellelerépétaàvoixbasse,plusieursfois,conscientequ’onpouvaitl’observeretlasurveillerdebiendesmanièresdifférentes,commec’étaitsouventlecasàGê.Lesvisagesd’AlexetJenny,danslesdossierscliniques.Leurscorpsenveloppésdansdesblousesblanchesetallongéssurdepetitslits,avecdesélectrodes

colléessurleurstempes,leurfront,leurpoitrine.Leursyeuxfermés,enapparencesansvie.Leurs yeux grands ouverts, pendant certaines expériences dont la tablette rapportait les résultats

sousformedegraphiques,decourbes,detableauxdedonnées.Dix-huitansaprèsl’embuscadeayantcoupécourtàlafuguequiauraitdûpermettreàIanetàses

deuxamisdeprendreunnavireversOrient,AlexetJennyétaientencorevivants.Ilsfaisaientl’objetd’étudesdelapartd’unesociétéderecherchespécialiséedansledomainedesneurosciences.Etelle,Anna,avaitétéembauchéepouryparticiper.

Elleenroulala tablette, laposadansuntiroir,etseleva,assommée.Ellepassaunemainsursonfront, puis dans ses longs cheveux roux, tandis que ses yeux se perdaient dans le vide et que cesimageslaramenaientversuneviequ’elleavaitvoulueffacer.Unequestionluivint:qu’étaitdevenuIan?Silesdeuxautresétaientencorevivants,etsilescoupsdefeun’avaientdoncpasétémortels,queldestinavaitconnusonvieuxmentor?Annaposalamainsurlavitrequiséparaitlepetitbureauducouloiret se renditcompteque levieux Ianaurait trèsbienpuêtreenfermédanscet immeublemême.Soudain, un désir terrible de s’éloigner de cet endroit s’empara d’elle commeun frisson glacé.

Elleseconcentrasurunephraseàlaquelle,encetinstantprécis,ellen’arrivaitpasàdonnerunsens,unephrasesurgieàl’improvistedanssoncerveauetquirefusaitdedisparaître:Ilss’écroulèrenttouscommeunjeudequilles.Elletournoyaentresestempescommeuneinsupportableritournelle,jusqu’àcequ’Annas’effondreparterre,évanouie.Del’autrecôtédutourbillon,Annarouvritlesyeuxetlevalatêtebrusquement,ensueur,commesi

ellevenaitdeseréveillerd’uncauchemar.Elletenaitencoreunstyloentresesdoigts;unecomptineincomplèteétaitécritesurunpapierdevantelle.Lesoleil,hautdanslecieldeSam-en,tapaitcontrelafenêtre de la cuisine qui déversait sa lumière éblouissante. Toute la matinée s’était écoulée. Annabaissaleregardsurlatable:ladernièrelignedutextequ’elleavaitcomposéétaitEtaprèss’êtreempiffrésdemûresetdemyrtilles…Elle écrivit le vers final, puis se cacha le visage dans les mains. Son cerveau poursuivait la

réflexionentaméedansunedimensionparallèle,toutcommeill’avaitfaitaveclacomptine.«Ilsn’ontpasététués,pensa-t-elle.Onlesétudie.Ilssontvivants.»–Jedoislestrouver,conclutAnnaavantdesortirentoutehâtedechezelle.

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3

Sam-en-Kar,an388C.S.

Unepluielégèretombaitsurlatêtedesenfantsquiparcouraientunegranderoutedanslacampagneverte et luxuriante.À leur têtemarchait une grande femmeà l’abondante chevelure noire, avecunlongmanteau vert qui traînait par terre et s’imbibait d’eau. La femme portait en bandoulière unesacoched’oùdépassaientquelqueslivres.Lesenfantslasuivaientcommeuntroupeaudemoutonssuitunberger.– Et donc, comme nous le disions l’autre jour, la frontière nord de notre région toujours

ensoleillée–oupresque–estdélimitéepar…?L’enseignanteregardaautourd’elle,maissesélèvesgardèrentlesilence.Ilsétaientseize,d’unâge

compris entre onze et douze ans.Une fille aux cheveux châtains leva lamain. La femme tendit lapaumeversellepourl’inviteràrépondre.–Jenny?– Par un fleuve, le Laari, dit timidement la fille en regardant autour d’elle pour quémander

l’approbationdesescamarades.–Exact.Vouslesavieztous,n’est-cepas?L’institutriceentrepritalorsdedécrireleparcoursduLaari,quicoupaitd’unboutàl’autrelaterre

deSteiretmarquaitlafrontièreentreSam-enetlarégiondesLacs,plusaunord.Les leçons se déroulaient toujours ainsi, à Sam-en. Ce matin-là, le petit groupe avait suivi la

maîtresse surune routede campagne àquelquesminutesde lamaisonoùvivaitMarco, au sudduvillage.Depuiscetendroitdelavallée,au-delàd’unevasteplained’herbe,onapercevaitunerangéedemaisons,avecaupremierplanlafenêtregrandeouvertedelachambredeMarco.Lesenfantscontinuèrentleurpromenadetandisquel’enseignanteleurparlaitdelagéographiede

larégiondesLacs.L’odeurd’herbemouilléeétaitenivrante.Unecharrettetraînéepardeuxchevauxpassa sur la route, obligeant le groupe à se ranger sur les côtés pour ouvrir un passage. Le bruitfamilierdessabotss’approcha,deplusenplusfort,avantdes’éloigneretdepermettreàl’institutricedecontinuersaleçon.–Entoutcas,moi,jelesavais…chuchotaAlexàJenny.Cematin-là,lesyeuxdugarçonétaientfuyants.Ilparlaitàsasœurjumellemaisneréussissaitpasà

soutenirsonregard.–Tuesbizarre,commenta-t-elleenralentissantlepaspourlaisserlerestedugroupelesdépasser.Lavoixdel’enseignanteseperditdanslelointain,tandisqueleschevauxcontinuaientàtrotterdans

leurdosavecunbruitcadencéquirésonnaitdanstoutelavallée.–Pasdutout,contestaAlex.Mais ses yeux bleus étaient fixés sur lamaison deMarco.Fais-moi plaisir, même si ça peut te

sembler absurde. Parles-en avec elle. Raconte-lui ce que tu as rêvé. Les paroles de son amicontinuaient à cogner contre les parois de son crâne, à pousser avec la force d’un bélier. Maiscommentpourrait-iltrouverlecouragedeselancerdansuneconfessionpareille?

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–Pourtant,j’avaisl’impression…Tuasquelquechoseàmedire?–Non.Jennyhocha la tête.Le soleil pointa derrière la couverture de nuages qui se déplaçait lentement

versl’ouestetéclairaderefletsdoréssachevelurechâtainvaporeuse.–D’accord,reprit-elle.Puisquetuneveuxpasmedirecequit’arrive,c’estmoiquivaisteraconter

quelquechose.Alexhaussalesépaulescommeparindifférence–uneprovocationplusqu’unevéritableprisede

position.Ilaimaittaquinersasœur,qui,desoncôté,savaitl’acculerenemployantlesbonsmotsaubonmoment.Jennyl’avaitsouventcouvertquandilsuivaitMarcodansuneexcursionnonautorisée;elleavaitbiensouventprouvésacapacitéremarquableàmenerleursparentsenbateau.Cen’étaitpassimplementunebonnementeuse:elleutilisaitunmélangederegards,d’intonations,d’imaginationetd’improvisation.Ilslacroyaienttoujours.Alex vit le groupe d’élèves traverser un pont qui franchissait une rivière. L’enseignante était en

trainderaconterquelquechoseausujetd’unevieilledigue.–Lamaîtressevanousgronderparcequenousn’écoutonspas…Qu’est-cequetuveuxmedire?–J’aifaitdesrêvesabsurdes.Jenesaispassijepeuxtelesraconter.Alex demeura pétrifié. Pendant une fraction de seconde, il crut que c’était lui qui venait de

prononcercettephrase.–Qu’est-cequetuas?s’étonnasasœur.Lesjouesd’Alexavaientprisuneteinteécarlate,etilplissaitlesyeuxcommepourseprotégerdu

soleilquiavaitreprispossessionducielau-dessusdelavalléedeKar.–Rien,je…rien.Continue.–Tun’espasmonfrère,danscesrêves.Tun’espas…Nousnesommespasdelamêmefamille,

disons.–Commentlesais-tu?–Parcequenousnenouscomportonspascommeunfrèreetunesœur.Ahuri,étourdi,etmêmeunpeueffrayéparcetaveu,Alexnetrouvarienàrépondre.Auboutd’une

interminableminutedegêne,ildemanda:–Quesepasse-t-ildanscesrêves?–Alex!Jenny!crial’institutrice.Auriez-vousl’obligeancedevousjoindreànous?Lepontneva

pasvousmanger,vouspouvezletraversersanscrainte!Alex soupira, et Jenny écarta les bras. Puis ils allèrent rejoindre les autres et firent semblant

d’écouterlaleçon.Maisaucundesdeuxnepensaitplusàl’école.Tousdeuxserappelaientcesrêvesquis’étaientrépétésplusieursfoisaucoursdesdernièressemaines.Ilsavaientvuetvéculesmêmesscènes.Ilétaitdifficiled’enparler,difficiledeseconsidérercommeautrechosequecommeunfrèreetunesœur.Cessensations,cettetempêteintérieure,cessentimentsn’avaientrienàvoiravecleurviedejeunesadolescents,etrienàvoiravecleurliendeparenté.Etpourtant,ilsétaientterriblementréels.

S’ensuivirentquelquesjoursdesilence,deconversationsinterrompuesdèslespremiersmots.Unjour,lesparentsd’AlexetJennydurents’absenterpendantquelquesheures:uncommerçantdeTorétait venu auvillagepour négocier l’achat dedenrées alimentaires.C’était l’après-midi, etAlex etJenny avaient reçu l’ordre de ne pas sortir de chez eux.D’habitude, dans ces cas-là, Alex bravaitl’interdiction, demandait à sa sœur de le couvrir et traversait le village afin de se glisser dans lachambredeMarcoparlafenêtre.Maispascejour-là.Ilsrestèrentenferméschacundanssachambrependantpresquedeuxheures.Tousdeuxcherchaient

les mots justes pour recommencer cette discussion jamais achevée. Tous deux avaient peur du

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ridicule.Finalement,pousséeparlasoif,Jennysortitdesachambreetdescenditàlacuisine.Alexentenditle

bruitdesespasdansl’escalieretdécidad’allerlarejoindre.Quandillatrouvadeboutaumilieudelapièce, une sensation intense de déjà-vu le traversa de la tête aux pieds, l’empêchant d’ouvrir labouche.Jennyseretournaenébauchantunsourireembarrassé.Lalumièredusoirquipénétraitparlafenêtreentrouverteéclairaitlamoitiédesonvisage.–Jemedemandais…hésita-t-elle.Tusaiss’il resteunpeudecette infusionquenousaapportée

notretante?Alexfitunsigned’ignorance.–Iln’yenaplus?insista-t-elle.Jenelatrouvenullepart.–Jenesaispas.Jen’aimêmepaseuletempsd’ygoûter.–Ah.D’accord.–Quelquechosenevapas?Tuasl’airnerveuse,remarquaAlexfaisantunpasverselle.–Moi?Pourquoi?–Pourrien.Juste…–TunevaspaschezMarco,aujourd’hui?Jennycroisalesbrasetattenditsaréponsetoutensemordantl’intérieurdelajoue.Alexhaussales

épaules.–Non.Jen’aipasenvie.–Tuesdeplusenplusbizarre,ditJennyensecouantlatête.–Ettoi,tuesnerveuse,répliqua-t-ilsanslaregarderenface.Çafaitdesjoursquetuesnerveuse.

Depuisque…–Mêle-toidetesaffaires.Alexlafixa.–Tusaistrèsbienquecesontmesaffaires.Elleseraidit,cachantmalsonembarras,sanssavoirquoirépondre.Àcemoment-là,lalumièredu

soleilquifiltraitencoreparlafenêtredisparutetlaissalapiècedanslapénombre.Alexgardalesyeuxplantésdansceuxdesasœurpendantuninstant,puissoupiraetfitvolte-face,

repartantversl’escalier.–Qu’est-cequetuensais?demandaJennyderrièrelui,brisantlesilence.Alexdemeuraimmobile,unemainposéesurlarampe,lepiedsurlapremièremarche.Soncœur

battaitlachamadeetuneboufféedechaleurmontaitjusqu’àsesjoues.IlfitànouveaufaceàJenny,cachéedanslapénombredelacuisine.–Jecroisquej’aifaitlemêmerêve.

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SiègedeSynaptique,Marina,Gê

…prêtàêtreadministré……opérationnelleàpartird’aujourd’hui……archivesaprèslamiseàjourdesdonnées…

Alexouvritlesyeux,avecdifficulté.Autourdelui,lesvoixallaientetvenaient,commeunevaguequisebrisaitsurl’écueildesonchampauditif,puisseretirait,avantdereveniravecplusdeviolenceencore.Lesphrasesqu’ilentendaitétaientfragmentaires,maisilréussitaumoinsàassocierunvisageàcesparolesétoufféesparlavitreépaissequiséparaitlapièceducouloirextérieur.Cellequiparlaitétait une petite femme maigre, avec des cheveux noirs et une blouse vert pâle. Elle s’adressait àquelqu’un,maisunecolonnecachait son interlocuteur.Allongé sur ledos,Alexessayade lever latête,maissentitaussitôtdescrampesdanslecou.–Jenny…murmura-t-ild’unevoixfaible.Iltoussa.Àchaquequinte,sapoitrineluifaisaitmalcommesiquelqu’unappuyaitdessusavecune

chaussure.–Jesuislà…réponditunevoixféminine.Cettevoixl’avaitaccompagnépendanttouteunevie,peut-êtremêmependantdesmillionsdevies.

Ce timbre délicat, fragile comme leur existence, avait traversé avec lui l’espace et le temps, étaitmontésurscènependantledernieractedelatragédieprécédenteetétaitrevenuparmilesacteursdecettenouvellepièce.Alexessayadeparler,maisladouleurqu’iléprouvaitauxmusclesducouetl’engourdissementde

ses membres, ajoutés à sa confusion, lui permirent uniquement de balbutier quelques motsdéconnectés:–Toujours…lapièce…piqûre…–Jesuislà,répétaJenny,plusieursfois.Aucundesdeuxnevoyaitl’autre.Ilsreconnaissaientlapièceoùilssetrouvaientgrâceauxpetites

fissuresdanslemurau-dessusd’eux,maisleursregardsnepouvaientpassecroiser.Ilsnepouvaientpas se tourner, ni bouger leurs bras : leurs poignets étaient emprisonnés dans des anneaux de ferintégrésàlastructuredulit.Commelafoisprécédente.Commechaquefois.Quelquesjoursplustôt,Jennyavaiteul’occasiondeseregarderdanslemiroir,danscettemême

chambre.Sonvisage,sesyeux…Querestait-ildecettejeunefillequigagnaitmédailleaprèsmédailledansdescompétitionsdenatationenAustralie?Quelleviemenait-elle,àprésent?Sonrefletavaitsuffiàdévoileruneréalitéquiétaitpeut-êtreencorepirequelamort.Lesfinesridessursonfrontetsa peau cireuse indiquaient que bien des années avaient passé : dix ? vingt ? Ses yeux étaient las,absents,vides,commel’abîmedesouvenirsauxquelsellen’avaitplusaccès.Ellen’enavaitgardéquedes flashs, des diapositives sans lien entre elles, des images et des sensations si fortes qu’ellesresteraientprobablementgravéesdanssamémoirepourtoujours.Unquai.Unegare.Unjardin.Etcegarçonauxbouclesblondes,rebelles,etauxyeuxbleuscommel’océansouslesoleil.

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«J’aiquelâge?»Çaavaitétésapremièrepensée, lorsqu’elles’était reconnuedans lemiroir.Lesyeuxeffrayéset

impuissants,leslèvresouvertessouslechoc,elleavaitregardél’infirmierquiétaitvenulachercherpeuaprèsetavaitdétectéenluiunejeunesseperdue.Pendantquelejeunehommepoussaitlefauteuilroulanthorsde lapièce, elle avait cherchéAlexdesyeux,mais son lit étaitvide.Ensuite,unautrecouloir,uneautrepièce.Uneautreaiguille.Uneautredose.Unautrecycle,quirecommençaitàzéro.–Jesuislà,répétaencoreunefoisJennytandisqu’Alexbredouillaitquelquesmotsàl’autrebout

delachambre.Contrairementàlui,celafaisaitdéjàuneheureoudeuxqu’elleétaitréveillée,etelleavaitentendu

toutcequ’avaitditl’infirmièrequiparlaitavecunecollèguedanslecouloir:– L’inhibiteur est prêt à être administré, selon le protocole. Je t’informe de l’arrivée de la

professeure Anna : elle est opérationnelle à partir d’aujourd’hui. Les dossiers cliniques ont étérapportésauxarchivesaprèslamiseàjourdesdonnéesdeladernièreprisedesang.Voilàcequ’ilsétaientdevenus.Descobayes.Desobjetsd’étude.Dumatérielencyclopédique.Depuisdix-huitans,AlexetJennyvivaientàl’intérieurdeSynaptiqueentantquefasciculesouverts

surunpassélointain,témoinsd’unecivilisationéteinte.Jennyessayaencoredeselever,envain.Poignetsetchevillesétaientmenottésaulit.Puisellese

rappelal’expérience,ladernièred’uneséried’expériencesdontilétaitimpossibledeseremémorerledébut.L’épreuveà laquelle ilsavaientétésoumisuneheureoudeuxavantqu’on lesemmèneaudouzièmeétagepourleurfairedespiqûres.Lejardin.Leblocdeglace.Lacage.–Àquoibon…bredouillaJenny,leregardcolléauplafond.–Quoi?demandaAlex,encoreétourdi,lesyeuxmi-clos.–Cequ’ilsnousontfaitfairetoutàl’heure.Tutesouviens?–Oui…oui.Jemesouviens.Cematin-là,unhommeentièrementprotégéparunecombinaisonblanchelesavaitconduitsdansle

« jardin » du sixième étage de Synaptique. C’était une structure synthétique, la reproduction d’unjardin botanique, aussi artificielle que tous les autres habitats dans lesquels Alex et Jenny avaientmenéjusqu’iciunevieenobservation.Onétudiaitleursinteractions.Onétudiaitleurcomportement.Etcejour-là,onavaitvouluvérifier

silesfacultésextrasensoriellesdesdeuxjeunesgenspouvaientavoiruneffetsurlamatière.Pendant un des rares moments où leurs activités neuronales n’étaient pas inhibées par les

médicaments,onlesavaitenfermésdansuneespècedecageenglace,ungigantesquecubed’oùilsn’auraientpus’enfuirquesilescôtésavaientfondu.Lebutétaitdevoirsileurespritpouvaitréalisercetexploit.L’expérienceavaiteuunrésultatnégatif,etlesmédecinsavaientétéobligésdefairesortirlessujetsdelacageavantqu’ilsnetombentenhypothermie.Aufildesannées,onlesavaitplacésdansdescentainesdesituationsdifférentes.Onavaitparfois

même utilisé des figurants en chair et en os, des gens qu’on laissait seuls avec eux afin de voirjusqu’où allaient leurs pouvoirs. Le reste du temps, leur cerveau était entravé par du Neurex, unproduit inhibiteurde l’activité synaptiqueque les expériencesmenées lespremières années avaientdésignécommeprincipaltraitementpermettantdecontrôlerleurdondemanipulationcérébrale.Enl’absenced’unedosepériodiquedeNeurex,onlescroyaitcapablesd’asservirlesemployésducentrederecherche,etmêmedeprépareruneévasion.Riende toutcelan’était jamaisarrivé,et lesexpériencessepoursuivaientdepuis trop longtemps

sansqu’aucunenouveautééclatantenebriselaroutine.Voilàpourquoionavaitjugéquelemomentétait venu de confier l’affaire à quelqu’un qui s’y connaissait dans le domaine mnémonique, la

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professeureAnna.–Jesensencorelefroiddecette…chose…chuchotaAlex,lesyeuxdésormaisgrandsouverts.–Lecube?– Oui. Je le sens jusqu’aux os. On ne nous avait pas déjà fait faire un truc du genre, il y a

longtemps?–Jecroisquesi.Peut-être…plusd’unefois.Messouvenirssontconfus.Sijefermelesyeux,j’ai

l’impressiond’êtreencorelà-dedans…Lavoixd’unmédecinquivenaitd’entrerdanslachambremitfinàlaconversation.

Tandis que Jenny et Alex étaient emmenés pour une énième piqûre, Anna, enfermée dans sonnouveaubureaudupremierétage,sortaitdesonévanouissement.Sonparcoursavaitdenouveaubifurqué.Elle qui avait décidé demettre fin à ses voyagesmentaux quand elle avait épousé Slev dans la

réalité parallèle, elle était à nouveau l’esclave de son don inestimable. D’un côté, elle avaitrecommencéàs’occuperdelapharmacieetavaitaccueillisonmarienluilisantlanouvellecomptinequ’elleavaitcomposéelematin;del’autre,elles’étaitlevéeetétaitsortiedesonbureaupourmonteraudouzièmeétagedubâtiment.Làoù,selonlatabletteinteractive,AlexetJennyvivaientdepuisdix-huitanscommedesratsdelaboratoire.

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5

Sam-en-Kar,an390C.S.

–Tuplaisantes?Encore?L’intonationdelavoixd’Alexétaitunmélangedesurpriseetdetristesse.–Jedoisyaller,réponditMarcoenramassantuncaillouetenlelançantdetoutessesforcesversle

haut.Lecaillou,àlaformetriangulaire,volalongtempsavantdetomberdansl’eaudufleuveetdecréer

depetitesvaguescirculairesquisepropagèrenttoutautouravantdedisparaître.–J’aipeurquetesparentsneleprennentpasaussibienqu’ilyaquelquesannées…Alexramassauncaillouàsontouretessayadelelancerencoreplushaut.Ensuivantdesyeuxla

trajectoiredelapierre,ilrencontralesrayonsbrûlantsdusoleildemidi,quitombaientàlaverticalesur la vallée. Les deux garçons portaient des vêtements légers, ce matin-là : T-shirts à manchescourtes, pantalons coupés à hauteur du genou, sandales aux pieds. Autour d’eux, les grillons necessaientdestriduler,et le regardseperdaitdans lagrandeétenduevertequientourait lavalléedeKar.–Dis-moi,tun’asplusfaitcesrêves…bizarres?–Lesquels?–Ceuxquetum’avaisracontésilyaquelquetemps…Tun’enasplusparlé,depuis.Alextâtal’herbeenrassemblantsessouvenirs,soulevaunepierretropgrossepourêtrelancée,la

reposatoutdesuite.Enuninstant, ilserevitdanslachambredeMarco,deuxansplustôt,quandilavaitracontéàsonamisaconfrontationavecJennyausujetdecesrêvesabsurdes.IlserappelaitlaréponsedeMarcoavecuneprécisionsurprenante.

Lesrêvesquetufais…quevousfaites,lesvisions,lessensations,monjournalenestrempli.Nemedemandepaspourquoivousn’avezjamaisvécud’expériencedecegenrejusqu’àaujourd’hui,touslesdeux.Jeledécouvrirai:ildoityavoiruneexplication.Maismoi,d’aussiloinquejemesouvienne,j’enaitoujourseu.Cenesontpasdesrêves,Alex.Cesontdessouvenirs.

–Tuveuxdireavecmasœur,c’estça?Non,cen’estplusarrivé.–Àellenonplus?– Pas à ma connaissance. Je me rappelle qu’à l’époque, nous en étions venus à ne plus nous

adresserlaparolependantdessemaines.C’étaittellementgênant…–Jesais.Alexseleva,posalesmainssurseshanchesetregardaautourdelui.– Nous avons de la chance d’être nés ici. Ce n’est pas un endroitmagnifique, dis ? Et tu veux

encoret’enfuir?–Nousnesommespasnésici.Cette réponsedeMarcoentraînaànouveauAlexdanscettechambreoù lesoleilde l’après-midi

s’insinuaitentrelesvoletsetdessinaituntrianglelumineuxsurlacouverturemarrondulit.

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–Jelesaisaveccertitudedepuisdéjàlongtemps:onm’aadopté.Et,Alex…toietJennyaussi,vousavezétéadoptés.–Impossible.–J’aidespreuves.TuterappellesquandjesuisalléàGaren,ilyatroisans?–Tafugue?Commentpourrais-jel’oublier?–JesuisalléauCentredeSolidarité,àl’époque.Tuenasentenduparler?–Peut-être,enpassant.Maisc’estridicule.Mamanetpapan’auraientpasfaitunechosepareille.–Écoute-moi.Quandj’aitrouvélecentre,jemesuisglissédanslasalledesarchivesetj’aifouillé

lesregistres.Nousavonsétéadoptéstouslestroisen376.J’aimêmetrouvéunprétextepourparleravec une volontaire, dans les jours suivants. Elle m’a raconté qu’on avait vu une femme rousses’enfuiraprèsavoirlaissénostroisberceauxdevantl’institut.–C’estdelafolie.Jesuissûrquetutetrompes.–Jesaisquiestcettefemme,Alex.Elleapparaîtdansmesrêves,ellefiguredanscespages.Etje

saiscequ’elleafaitpournous.

–Alex,tum’écoutes?NoussommesnésàGaren.Jesaisquec’estdifficileàadmettre,maisc’estvrai.Sonamileregardaenfronçantlessourcils.–Tum’asdéjàracontécettehistoire.–Jetteuncaillou,Alex.–Pardon?–Jetteuncailloudansl’eau.Alexhaussalesépaules.Ils’agenouilla,passaenrevuequelquespierres,puisoptapourunelégère,

enformedelosange,parfaitepourêtrelancée.Illatintentresonpouceetsonindex,prêtàluidonnerl’élandécisif.Quandillaprojetaverslefleuveavecunmouvementagileetrapide,lecailloueffleuralasurfacedel’eausixfoisavantdecouler.–Super!s’exclamaAlex,ravidesonexploit.Tuasvuça?D’unsignedelamain,Marcoinvitasonamiàs’asseoirprèsdelui.Lespaupièresplisséespourne

pas être aveuglé par le soleil, il attendit qu’Alex soit confortablement installé sur le rocher qu’ilsavaientchoisicommebasepourleurconcoursdericochets.–Jenesaispasencorecomment,maisunjour,jeréussiraiàtefairecomprendrequinoussommes.–Pourquoim’as-tudemandédejeteruncaillou?Marcosourit.–Regardelesconséquencesdetongeste.Observel’eau.Alexseretournaetvitunesériedecerclesconcentriques, résultatsdesrebondsducaillousur la

surfaceplatedufleuve.Onauraitditsixpetitescibles,commecelledutiràl’arcauquelilexcellait,mais enexpansioncontinuelle.De leur centrenaissaientdes cerclesquidevenaientdeplus enplusgrands,jusqu’àcequelesanneauxextérieursrencontrentceuxproduitsparlesricochetsvoisins.–Qu’est-cequejesuiscensévoir?–Notrevie.Alexdemeurauninstanthypnotiséparcettesymphoniedemouvements.Puislesvaguesmoururent

peuàpeu,etl’eaurepritsonimmobilité.–Marco,tuesmonmeilleurami.J’aitoujourscrucequetumeracontais.Maissouvent…j’aidu

malàtesuivre.Commesituparlaisunelangueétrangère.Tuasuncerveauextraordinaire,vraimenthors du commun, mais… aide-moi à comprendre de quoi tu parles, s’il te plaît. Quand je necomprendspas,çamefaitpeur.–Quedefoisjesuisvenum’asseoirsurcerocher,toutseul…

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Marcolevalatêteetfixaunpointdanslelointain,au-delàdufleuve,làoùcommençaitunezonedecollines.Aprèslescolliness’élevaitunepetitechaînedemontagnes,etdel’autrecôtédesmontagnes,ilyavaitlacapitaledelarégiondeSam-en:lavilledeGaren.–Jelesaisbien,s’impatientaAlex.Tuestoujourstoutseul,tuécris,tulis,tupenses…Desfois,je

medemandepourquoions’entendsibien.Maisc’estcommeça!Jevoudraisjustequetut’amusesunpeuplus…ajouta-t-ilavecuneexpressiondecompassion.–Cetendroitestmerveilleux,ditMarco.Tuasraison,nousavonseudelachance.Del’autrecôté,

cen’estpaspareil.–Del’autrecôtédesmontagnes?–Oh,non.Del’autrecôtédesmontagnes,àGaren,àTor,danslarégiondesLacs…onvitbien.

Leshabitantssontunpeuplusserrés,voilàtout.Lapersonnequinousaamenésicisavaitquec’étaitl’endroitidéal,quenousnousretrouvionsàlacampagneouàlaville.–Alorsdequoiparles-tu?Tuviensdedirequedel’autrecôté,cen’étaitpaspareil.Del’autrecôté

dequoi?–Denous-mêmes,Alex.Cesanneauxsesontévanouis,maintenant.Maiscombienyenavait-il?

Cinq,six?Unseulcaillou,etunnombrepotentiellementinfinidevies.Denaissances,d’existences,defins.Ilyalongtemps,jet’aiparlédelafemmequinousavaitdéposésauCentredeSolidarité.Tunem’aspascru,etiltefaudrapeut-êtreencoreuncertaintempsavantdemecroire.–Eneffet…–Maisjesaisaveccertitudecequecettefemmeafaitpournousaider.Jel’aivu.C’estmoiquilui

aiconfiécettemission.Del’autrecôté.Alexselevaets’époussetalescuissespourfairetomberlesbrinsd’herbecollésàsonbermuda.–Ilsefaittard.Tuessûrdevouloirpartir?–Certain,réponditMarcoenluidonnantuneaccolade.Quandtuserasseuletquetuattendrasmon

retour,vienst’asseoirici,detempsentemps.Respireàpleinspoumonsleparfumenivrantdel’herbe,penseauxquatorzeannéesquetuaspasséesdanscerefuge…etlancequelquescailloux.Etensuite,transposecequetuvoisàl’infini.Alex essaya de sourire pour faire plaisir à son ami, mais son rictus nerveux cachait mal son

malaise. Les discours deMarco lui apparaissaient comme une ardoise couverte de signes confusauxquelsilavaitdumalàattribuerunsens.Ilpercevaitlasincéritédesonamimaispeinaitàlesuivredans ses raisonnements tortueux.Néanmoins, il l’avait toujours aimé, et sans lemoindre doute, ilattendraitsonretour.–Qu’as-tul’intentiondefaire?luidemanda-t-ilencore.–Jetrouveraicettefemme,réponditMarco,déterminé.Jelatrouverai!Elledoitêtrelà,quelque

part.Unjour,jeteprouveraiquetoutcequetuvoisautourdetoin’estqu’unseuldecescercles,Alex.Uneseuledesinfiniesorbitesdenotrevie.

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Sam-en-Kar,an390C.S.

Deux jours après avoir révélé ses intentions à Alex,Marco remplit un sac de provisions et devêtements, et partit. Son ami avait raison : ses parents risquaient de le prendre trèsmal.Quand ils’était enfui, àneufans, l’émotionet la joiede le revoir sainet saufavaientprévalu, à son retour.Cettefois,ilétaitprêtàparierquelesréactionsseraientcomplètementdifférentes.AvantdepartirpourGaren,ildécidadepasserparl’aubergedeMmeDoro.C’étaitlàquelevieux

Meuronpassaitsesaprès-midi,entreunverredeligala–uneliqueurproduitepar lafamilleDoro,interdite aux enfants de l’âge de Marco – et une discussion philosophique avec lui-même. Àl’exceptiond’Alex,Meuronétaitl’interlocuteurpréférédeMarco.Ilavaitpresquesoixante-dixans,uncrânecomplètementchauve,lefrontcreuséderides–pouravoirtropréfléchi,prétendait-il–etunsouriretoujoursprêt.Marcoleconsidéraitcommesongrand-père.D’autantplusquesonvraigrand-père,ouplutôtsongrand-pèreadoptif,étaituntravailleurdelaterreinfatigable,etquesonseulsujetdeconversationétaitlescultures.Marco traversa le village avec son sac sur le dos à l’heure où le soleil se retirait derrière les

montagnes et où des hommes allumaient les réverbères à côté des magasins de la rue. Kar étaitcomposé essentiellement de maisons en bois, même si quelques bâtiments en pierre avaientdernièrementétéconstruitsaucentreduvillage.Lesboutiquesduvieuxbourgavaient,ellesaussi,desmursenbois,etlesincendieséclataientassezfréquemment.Pourtant,cinqansplustôt,MarcoavaitremarquéquelesmaisonsetmagasinsdelagrandevilledeGarenétaienttousenpierreouenciment.D’aprèsMeuron,cettedifférenceétaitdueà lavolontéobstinée,de lapartdeshabitantsdeKar,derespecterlestraditionsantiques.Meuronlui-mêmerejetaitleprogrèsconstantdescitadinsd’au-delàdesmontagnes.«Ilsconstruisent,construisent,construisent,disait-ilsouventenparlantdeshabitantsdeGaren,etilsoublientchaquejourunpeuplusleursorigines.»Quandilarrivasousl’enseigneAubergeDoro,Marcocachasonsacderrièreunecharretteàcôtéde

l’entrée.MmeDoroconnaissaitbiensesparentsadoptifsetauraitcertainementétéprisedesoupçonsen le voyant entrer avec un pareil bagage.Marco n’en était pas certain,mais il subodorait que lapatronne de l’auberge avait été en tête de la recherche aux flambeaux qui avait traversé le villagecommeunlongserpentdefeu,cinqannéesauparavant,surlestracesdugarçondeneufansdisparu.L’adolescent entra dans l’auberge. Les tables étaient disposées n’importe comment devant le

comptoir,etdesdrapeauxetdestêtesd’animauxempailléesétaientaccrochésaumur.Lataverneétaitdéserte, à l’exceptiond’une seule table,dansuncoin.Toujours lamême table,dans lemêmecoin.Meurontenaitauxtraditions.Devantlui,ungobeletetunecarafepleinedeligala.–Jevoisquetun’aspasoubliétonvieilamichauve…croassa-t-ilenlevantleregard.–Meuron!Commentvas-tu?Marcoslalomaentreleschaisesetallas’asseoirenfacedel’homme.Mêmederrièrelecomptoir,il

n’yavaitpasâmequivive:àcetteheure-là,MmeDoroprofitaitdumomentoùl’aubergeétaitquasividepourvaqueràsesoccupations.

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–Oùvas-tu?l’interrogeadebutenblanclevieilhommeenremplissantsonverre.–Pardon?–C’estécritsurtafigure.Allez,netournepasautourdupot.Oùvas-tu?–Unjour,ilfaudraquetum’expliquescommenttufais…–Commentjefaisquoi?–Pourliredansmespensées!–Marco,Marco…Tuesentrédemanière furtiveen regardantautourde toi, tun’espasavec ta

famillealorsqu’ilvabientôtêtrel’heuredudîner,etenplus,tuaslaisséunsacparterreàcôtédelacharrette,dehors.–Commentlesais-tu?–Jenesuispasundevin.J’étaisdeboutdevantlafenêtre,là-bas,etjet’aivuarriver.D’ailleurs,je

teconseilled’allerreprendretonsac,avantquelechevaln’évacuesadernièrerationd’avoinedessus.Marcosourit,résigné,puissortitdel’aubergepourrécupérersonsac.–Lapatronnen’estpaslà,pasvrai?demanda-t-ilenrevenantverslatable.–Puisquetuesvenuiciavantdefuguer,c’estquetusaisparfaitementquenon.Àcetteheure,c’est

toujoursmoiquisurveillel’aubergeensonabsence,pendantqu’ellefaittoutessortesdetâches.Descomptes,descommandes,cegenredechoses.Detoutefaçon,personnenevienticiavantledîner:lespremiersarriventendébutdesoirée.–Elledevraittepayerpourgardersonauberge!–Tucroisquecettecarafedeligalam’acoûtéquelquechose?Meuron rit et but une gorgée. Marco haussa les épaules, puis détourna le regard. Son voyage

imminentoccupaitsonesprit.–Allez,tupeuxmeledire,maintenant.Oùvas-tu?insistalevieux,d’unevoixrenduepâteusepar

l’alcool,maislesyeuxvifsetl’espritlucide.–ÀGaren.–Encore?–Tunevaspast’ymettre,toiaussi?–Ducalme,mongarçon.Jenetejugepas.–Tantmieux.–D’ailleurs,àproposdeGaren…–Oui?Meuronledévisageaavecuneexpressionétrangeetlaissapasserquelquesinstantsensilence.–Veux-tuunpeudeligala?proposa-t-ilavantdepoursuivre.–Non.Continue.ÀproposdeGaren…?– J’y suis allé, il y a quelque temps, et je voulais t’en parler. J’ai passé la soirée dans un

établissementcommecelui-ci,justeunpeuplus…moderne.–Oùsetrouve-t-il?–Ausuddelaville.Etfigure-toiquej’aieuune…discussionphilosophiqueaveclepatrondela

taverne.–Sansblague?raillaMarco.–Ilfautquetuparlesàcethomme.(LefrontdeMeuronseplissaetconféraunecertaineautoritéà

cequ’il venait dedire.) Je suis resté là-bas jusqu’à la fermeture, et enplusdedégusterunproduitqu’onappellefraccato–unsublimeextraitderaisinetd’herbesquipoussentdanslesenvironsdeTor–,j’aifaitlaconnaissanced’unhommeàl’espritremarquable.Cequim’aleplusfrappé,c’estquedetempsentemps,j’avaisl’impressiondeparleravectoi.–Commentça?Quedisait-il?–Pasàcausedecequ’ildisait,maisàcausedelamanièredontilledisait.Vousvousressemblez

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beaucoup.Dansvotrefaçondepenser,jeveuxdire.–Comments’appelle-t-il?– Il s’appelle Jastel, et la taverne porte son nom.Chez Jastel, ouLe Troquet de Jastel, quelque

chose du genre. Elle n’est pas très grande, mais on la connaît, dans le quartier. Elle se trouve àquelquespasd’uncarrefouroùl’onorganisetouslesdixjoursunmarchéauquelparticipentaussilescommerçantsdeKar.Tun’auraspasdemalàletrouver;c’estlaplaceduMarché.–D’accord.Etaufait,cesoir,tunem’aspasvu,d’accord?–Pourquoi,j’aivuquelqu’un,moi?Jesuisrestéicitoutseul,avecmacarafedeligala,àméditer

surlesaffaireshumaines…àécriredansmatêteunehistoiredespeuplesetdesguerres…Marco sourit, le cœur plein de reconnaissance envers son complice, son ami, son confident

toujoursprêtàl’écouteretàl’aider.–Allez,passe-moileverre:jevaisgoûterceligala,lança-t-il.Levoyagevenaitdecommencer.

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7

SiègedeSynaptique,Marina,Gê

Anna termina de boutonner sa blouse gris foncé, dont la couleur désignait son département derecherche,enattendantques’ouvrelaportecoulissantedel’élévateur.Quandellefutàl’intérieur,ellepassa l’index sur une plaquemétallique où clignotait une rangée horizontale de nombres, de un àseize.Elleeffleura lenumérodouzeet ferma lesyeuxpendantqu’ellemontait.Elleconnaissait lesloisdeGê.Cesrèglesauxquelleselleavaitespéréneplusêtreconfrontée:rapportssociauxréduitsau strictminimum, interaction limitée avec les autresdépartements, et une existencedépendantedecettepuceminusculesouslapeaudel’index.Undispositifcapabledetraduirechaquevieenunprofilnumérique,ayantremplacélescamérasentantqueprincipalinstrumentdecontrôledelapopulation.Cettepuce représentait l’undesélémentsclésde l’admirableprogrammepolitiquedénomméBien-Êtrepourlequel,enl’absenced’alternativecrédible,elleavaitelle-mêmevoté.«Commesicevoteservaitàquelquechose»,avait-ellepenséenexprimantsonchoix,desannéesplustôt.Voilàtoutcequiluiétaitresté:lalibertédepensée.Lapossibilitédeseréfugierdanscettedimensioninaccessiblepourbeaucoupd’autres,defaireusagedesaraison,decomprendrelaréellenaturedecelieu.Elleavait toujoursrespecté lesrègles,pourtant ; ilauraitétéstupidede lesenfreindre.ÀGê,unsimplesaluttropjoyeuxadresséàuncollègued’unautredépartementpouvaitconduireàunsignalement.«Me reconnaîtront-ils, après toutes ces années ? » se demandaAnna pendant que s’allumait le

numéroneufetquel’élévateurs’ouvraitpourlaisserentrerdeuxcollèguesd’unautredépartement,vêtusd’uneblouseorange.«Aufond,ilsnem’ontvuequ’uneseulefois…»Elleobservasonimagedistordue,renvoyéeparlaplaquemétalliquesurlaquelleclignotaientles

nombres.Lesrefletsargentésdeseslongscheveuxrouxmarquaientletempsquis’étaitécoulédepuisson pacte avec Ian.Maismême si elle avait plus de cinquante ans, elle se sentait aussi déterminéequ’autrefois.« Il va falloir qu’ilsme fassent confiance », pensaAnna tandis que l’élévateur recommençait à

monteretquelesdeuxpersonnesàcôtéd’ellebavardaientsansluiaccorderunregard.Annademeuraensilence,décidéeàaccomplirsondevoirsansposerdequestions,pournepaséveillerlessoupçons.– J’ai lu sur leplanningdu jourque tu terminaisplus tôtqued’habitude, ce soir,dit lepremier

tandisquel’élévateurs’arrêtaitaudouzièmeétageetqu’Annas’apprêtaitàsortir.Tuconfirmes?–Oui.J’aiobtenuunepermissionspéciale.MesenfantsreviennentdeleurvisiteguidéedeLender;

lebateauvaaccosterdansdeuxoutroisheures.LavoixdudeuxièmehommeseperditderrièreAnna,quitraversaitdéjàlecouloiraprèsêtresortie

sansdireaurevoir,commelevoulaitlecodesocialdeGê.Unepartiedesonâmen’étaitpastroubléeparlaconversationqu’ellevenaitd’entendre:c’étaitla

partiequiavaitcontinuéàvivreàGêpendanttoutescesannées,tandisquel’undesesmultiplesalteregoétaitailleurs,àGaren,avecsonmari,Slev.L’AnnadeSam-en,elle,étaitsurpriseetméditasurcesquelquesmotsenavançantdanslecouloirvers lapièce129,désignéepar la tablette interactivecomme la chambre des deux jeunes gens. En effet, les continents deGê et d’Orient avaient été en

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guerre froide pendant des décennies, même si certaines activités commerciales persistaient dansl’ombre, à l’insudupeuple.Or,Lender était la ville la pluspeupléed’Orient, ce continent que lesanciennes cartes appelaient Asie, et où le régime politique avait imposé la langue anglaise toutcommeonavaitimposél’usagedel’italienàGê.Commentétait-ildoncpossiblequelesenfantsd’uncitoyendeMarinase soient rendusàLender,etque leurpèreenparlecommes’il s’agissaitd’unesimplevisitetouristique?Annasoupira.Endix-huitans,lasituationgéopolitiqueavaitdûévoluer.Elle arriva en vue de la porte numérotée 129. Jusqu’ici, elle avait gardé un sang-froid parfait,

évitantdefairetransparaîtrelamoindreémotiondevantlesemployésdeSynaptique.Mais,dèsqu’ellefutdevantlabaievitréequiséparaitlapièce129ducouloir,Annademeurapétrifiée.Autour de la femme immobile circulaient des blouses grises et orange, avec des dossiers, des

tablesàroulettessurmontéesdeboîtesd’éprouvettes,desperfusions,enuneeffervescenceordonnéemais constante. Personne ne semblait lui prêter attention, tout comme elle-même n’avait échangéaucunregardavecunautretravailleurdel’entreprise.Après s’être approchée de la vitre d’un pas lent, presque timide, elle se figea, envahie par une

émotionàmi-cheminentrel’ahurissementetlajoie.Commesi,quelquepart,ellen’avaitjamaiscesséd’y croire.Comme si c’était elle-même qui avait lancé cet appel vers une réalité parallèle où ellemenaituneviesiconfortable.L’hypothèseluivintquesaversionalternativedeGêavaitlulemessagereçuàsonlaboratoire,avaitcomprisqu’ilallaitsepasserunévénementfondamentalets’étaitmiseencontactavecl’AnnadeSam-enavantdeseprésenterdevantsesnouveauxcollèguesdeSynaptique.Derrière cette vitre, les corps d’Alex et de Jenny gisaient, immobiles, dans leurs lits respectifs,

disposésenvis-à-vis,éclairésparlafaiblelumièrequipénétraitparlafenêtre.C’étaiteux.Dix-huitansplustard.Les yeux fermés, les traits du visage si loin de l’adolescence tourmentée que la vie leur avait

imposée,lescorpsinertes,peut-êtresoussédatif.Maisvivants.Annaobservacettescènependantdelonguessecondes,lesbrasballants,levisageimpassible.Un

observateurattentifauraitcependantremarquélevoiled’émotionpresqueimperceptiblequicouvraitlesyeuxdelaprofesseure.Carlescorpsdesdeuxamis,encorevivantsdesannéesaprèscequ’elleavaitprispouruneexécutionbrutale,signifiaientquel’espoirétaitencorepermis.EtàcetespoirétaitliéelapossibilitéqueIan,luiaussi,aitétéépargné.Annabaissaleregardetfitquelquespasverslaported’entréedelachambre.Ducoindel’œil,elle

vérifiaquesesmouvementsn’étaientpasplusintéressantsqueleva-et-vientquil’entourait.Puiselleprituneinspirationprofonde,arrangealecoldesablouse,etposalamainsurlapoignée.Dèsqu’elleentra,elleeutlaconfirmationquecen’étaitpasparhasardqu’elleétaitrevenueàGê.

Cen’étaitpasun incident,niunévénement fortuit.Elleéprouva laconviction intimede se trouverprécisément là où il était nécessaire qu’elle soit.D’avoir répondu à un appel.D’avoir accepté unemissionquivenaitjustedecommencer.D’êtrerevenueàsonpointdedépart.Ellesentitunedécharged’énergiecirculerdanschaquecentimètredesoncorpsetpénétrerdans

sonespritaveclaviolenced’unéclair.Ellecompritquelepontentrelesmondesavaitétérebâti.Etquel’avenirrestaitàécrire.

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Sam-en-Garen,an390C.S.SaisonduSoleil,jour179

Celafaitdésormaisquinzejoursquejesuisenvoyage.DèsmonarrivéeàGaren,j’aiétéforcédevolerunepairedechaussuresneuves.Lessemellesdes

miennesétaientpresquecomplètementdécollées.J’aitraversélesmontagnesparlemêmesentierqu’ily a cinq ans, mais ça m’a pris beaucoup moins de temps. Néanmoins, le voyage m’a fatigué. Parbonheur,Meuronm’avaitoffertunegourdepleinedeligala.Pourquoiest-ilinterditd’envendreauxadolescents ? C’est terriblement bon ; je regrette de ne pas y avoir goûté plus tôt. Son fort tauxd’alcoolenfaituneboissonparfaitepourvoyageràtraversdesmontagnesglaciales.JemedemandesiontrouveaussicetteliqueuràGaren.Jenemerappellepascomments’appellecetteautreliqueurdontm’aparlélevieux.Traccato,fraccato…Peuimporte.Jeledécouvriraibientôt.J’ai passé ma première nuit dans le quartier de la Grande Bibliothèque de Sam-en-Garen. Par

bonheur,ilnefaitpasencoretropfroid.Bientôt,laSaisonduSoleils’achèvera,etavecellel’an390du calendrier de Sam-en.Dans une quarantaine de jours, la chaleur ne sera plus qu’un souvenir ;maisd’icilà,jedevraisêtrerentréàlamaison.Jenesaispasencoreoùjedormiraicesoir,maisjesaisoù j’iraiaprèsavoir terminéd’écrireces lignes.Jesuisactuellementassissousdesarcades,àl’endroitindiquéparMeuron:laplaceduMarché.L’aubergedontm’aparlémonvieilaminedevraitpasêtreloin.Lanuitdernière,j’aiencorefaitunrêveétrange…J’arrachaisunmorceaudepapierportantune

listedenomsdesmainsd’unhomme.Dansmonrêve, jesavaisquecethommeétaitmonpère.Monvraipère.Maisl’environnementétaitbizarre:jemetrouvaissurunepromenadeduborddemer,etaubeaumilieudecettealléeilyavaitunbureauenboissemblableàceluiquej’aiàKar.L’hommeétaitassisderrièrecebureau.Etilpleuvaitàverse.Pourtant,sijelevaislesyeux,jevoyaislesoleil.Cedoitêtreunsouvenirconfus.J’yréfléchiraiplustard.C’estlemomentd’yaller.

Marcorefermasonjournal,lerangeadanssonsacavecuncrayonmaltaillé,etseleva.Onétaitaumilieu de la matinée. Un vent insistant avait commencé à souffler quelques minutes plus tôt ;parallèlement, le ciel avait foncé, et le soleil avait disparu. La grande place était vide, mais desaffichesindiquaientladateduprochainmarchérégional,dansunedizainedejours.Marcoconsidérales arcades qui entouraient la place, d’où partaient quatre avenues. Au centre s’élevait une petitefontainesurmontéed’unestatue.Quireprésentait-elle?Marcol’ignorait,maisiladmiraitlavigueuret la prestance du sujet, qui brandissait une lance et montrait les muscles de ses bras et de sespectoraux.Sesmolletss’enfonçaientdansl’eau,etsatuniqueflottait,commesoulevéeparlevent.Marco prit quelques minutes pour observer les habitants de Garen, si élégants et soignés par

rapportàceuxdeKar.Unefemmecoifféed’unchapeauornédefleurspromenaitunepoussette.Deuxhommes, peut-être des collègues de travail, passèrent devant le garçon, impeccables dans leuruniformevertfoncéindiquantqu’ilsoccupaientunemploiimportantàlagare.Marcoavaitvucette

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gare,quisedressaitnonloindelaGrandeBibliothèquedeSam-en-Garen.Ilavaitécarquillélesyeuxfaceàl’entréevoûtéeetà laqueuequis’étaitforméedevant lesguichets.Excitépar lafrénésiequihabitait ce lieu de départs et de rencontres, il avait passé une bonne demi-heure à contempler lesnouveaux locomoteurs de Gerber, la grande fierté ferroviaire de la Terre de Steir. Ils étaientimposants, si longs qu’on n’en voyait pas la fin, et sous le soleil, les fenêtres ressemblaient auxécaillesluisantesd’unénormeserpentimmobileetsilencieux.Marcovits’approcherunhommequidevaitavoirtoutauplusledoubledesonâge.Encouragépar

sabonnemineetparsadémarchelente,ill’arrêtaetluidemanda:–Excusez-moi,monsieur,sauriez-vousoùsetrouvelatavernedeJastel?Le jeune homme répondit par un signe négatif et poursuivit son chemin. Marco avança alors

jusqu’à l’entrée de l’une des quatre avenues et décida d’entrer dans l’un des magasins sous lesarcades.Ilchoisituneboutiquedefruitsetlégumes,unedesraresquiluirappelaientKar,oùcultiverlaterreavaittoujoursétéconsidérécommeunartsacré.–Pardonnez-moi…LatavernedeJastel…Savez-vousoù…?–Del’autrecôtédelaplace,réponditunefemmequilescrutaaveccuriosité.DanslarueNeuve.À

unecentainedepas.–Jevousremercie,dit-ilavantderessortiretdetraverserlaplace.Trois voitures tirées par des chevaux noirs passèrent devant lui l’une après l’autre quand il

s’engageadanslarueNeuve,unelargeavenueflanquéedebâtimentsenpierre.Iln’eutpasbesoindecomptersespas.Accrochéeàlaverticalesurunefaçade,l’enseigneenboissurlaquelleétaitgravéL’EstaminetdeJastelétaitbienvisibledeloin.L’atmosphère que l’on respirait à Garen était la même que lors de son premier voyage : une

énergievibrantequiparcourait chaque rueet jaillissaitdesyeuxdechaquepassant. Il appréciait leprogressismedeshabitantsdeGaren,mêmes’ilétaitattachéauxvertusetauxvaleurstraditionnellesdeKar.MaisKar n’avait pas une gare à la pointe de l’avant-garde.Et lesmaisons étaient presquetoutesenbois.Etlesgensnes’habillaientpasavecunetelleélégance.

QuandMarcopénétradansl’estaminet,illetrouvapleindemonde.Malgrésonappellation,lasallecomportaitdenombreusestables,etpouvaitrecevoiraumoinsunecentainedepersonnes.Elleavaitun point commun avec l’auberge deMmeDoro : sa décoration. Des têtes d’animaux ornaient lesmurs, mais également des haches, lances, fusils, et aussi des blasons qui devaient représenter lesgrandes familles s’affrontant chaque année lors d’une course appelée leTournoi deGaren.C’étaitgrâce à cette compétition que l’Estaminet de Jastel était aussi plein, ce matin-là. Assis autour decarafes et d’assiettes de viande rôtie, hommes et femmes discutaient avec animation au sujet d’unpointquelconquedurèglementquivenaitd’êtremodifié.Marco se faufila entre les tables et atteignit le comptoir. Il fut accueilli par un homme d’une

soixantaine d’années. Taille moyenne, cheveux gris, front dégarni et longs favoris, grands yeuxcouleur noisette, l’homme lui adressa un sourire qui céda rapidement la place à un regardsoupçonneux.–Dis-moi,mongarçon,tunedevraispasêtreàl’école,àcetteheure-ci?–Si,monsieur.Maisjevaisàl’écoleàKar.J’habitelà-bas.–Alorspourquoin’yes-tupasencemoment?–Nevousinquiétezpas,jesuisvenuavecmafamille…Mesparentssontallésdiscuterdechoses

quinemeregardentpas;entoutcas,c’estcequ’ilsdisent.Ausujetd’unmarché,d’unefoire,jenesaispastrop…–Ah!Tesparentssontcommerçants.Tuauraispulediretoutdesuite.Ilsdoiventêtreentrainde

s’organiserpourleprochainmarchésurlaplace…

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–Quelquechosedecegenre.Excusez-moidevousposerlaquestion,mais…c’estvous,Jastel?–Enpersonne,tonnal’hommeenlevantverslasalleunregardsatisfait.C’esttoujoursmoiquetu

verrasderrièrececomptoir. J’aidescuisiniers,biensûr,etdesserveurs…Maiscecomptoir,c’estmondomaine.Tusais,c’estmoiquiaifondécettetaverne,ilyabiendesannées.Toutseul!Tuveuxsavoirquelleestmadevise?–C’estquoi?–Jeneconnaisqu’uneseulepersonnequipuissegarantirmaliberté,etcettepersonnemesourit

touslesjoursdanslemiroir!Marco se figea, les yeux fixés sur le patron de la taverne.Ce dernier recommença à rincer des

verrestandisquelegarçon,pétrifié,neréussissaitpasàouvrirlabouche.Cechocsoudainétaitaussiviolent qu’inexplicable. Marco sentait la faiblesse dans les muscles de ses jambes ; il avaitl’impressionde flotterdans levideetdut s’agripperaucomptoirpournepas tomber. Il essayaderespireràfond.Était-ilsurlepointdes’évanouir?Uneffetsecondaireduligala?C’étaitpeut-êtrepourcetteraisonqu’onn’envendaitpasauxadolescents…Jastel sortit de sous le comptoir une bouteille dont l’étiquette indiquait FRACCATO –PRODUCTION

ARTISANALE et en versa deux verres à des hommes aux joues rouges et au front couvert de sueur.Tandisquelesdeuxhommestrinquaient,Marcoretrouvalecontrôledesoncorps.Ilregardaautourdelui.Lesvoixassourdissantesdesclientsrésonnaientdanssatête;bienvite,ilneréussitplusàlessupporter.Cechœurdecrisconfusinterrompudetempsentempsparunéclatderiresporadiqueletorturait à la manière d’aiguilles enfoncées dans ses tempes l’une à la suite de l’autre, sans uneseconde de pause. «Depuis que le Tournoi deGaren existe, cette règle a toujours été considéréecomme sacrée ! À quoi bon la changermaintenant ? » « Ton cheval s’est remis de son accident,Olem?Ilpourracourir?»«Cetteannée,quepersonnenecomptesur lavictoire,monéquipeestimbattable!»«Tonfilsestl’undesmeilleurs,c’estvraimentdommagequ’ilsesoitcassélachevillevingtjoursavantletournoi…Quileremplacera?»–Assez!criaMarco.Ilattrapasonsacetquittal’EstaminetdeJastelsansseretourner.

L’après-midi,aprèsavoirquittélataverne,MarcopritladirectionduCentredesolidarité,aunord-est. Ilyétaitdéjàalléetserappelaitbien lechemin.Quand lesoir tomba, ilcherchaunendroitoùpasserlanuit.Ilavaitmarchélongtemps,etsesjambesétaientlourdes.Ilétaittroprisquédedormirdans la ruecommeil l’avait fait laveille,ensecachantdansunrenfoncementàcôtéde laGrandeBibliothèque.Garenétaitunevillepaisible,maislesgardesfaisaientrégulièrementdesrondesàpiedouàcheval,ycomprislanuit,pourvérifierquetoutallaitbien.Etaprèstout,iln’avaitquequatorzeans.Finalement, aprèsdesheuresd’errance,Marco trouvauncentre équestre, et se confectionnaune

coucheenpailledansunboxvide.En seglissant à l’intérieur, il avait aperçu les têtesdequelquessuperbes pur-sang dans les autres box.Des chevaux de course ; probablement les futurs héros del’imminentTournoi deGaren.Heureusement, la nuit était tombéedepuis unbonmoment, et il n’yavaitaucungardien.Lelendemainmatin,toutenessayantdeseremémorerlesrêvesabsurdesqu’ilavaitfaits–ilétait

presque sûr que dans l’un d’entre eux, il chevauchait l’un de ces pur-sang qui lui parlait dans unelangue inconnue toutengalopant–,Marcosemità la recherched’unabreuvoir. Ilavait labouchesècheetpâteuse :cela faisaitaumoinsunedemi-journéequ’iln’avait rienbu,et ledernier liquidequ’ilavaitavaléétaitduligala.Quandildécouvritunepompe,ilpoussaunsoupirdesoulagementetsortit de son sac la gourde désormais vide offerte par Meuron. Il ôta le bouchon, la plaça sousl’arrivéed’eauetactionnalelevier.

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–D’oùtufors,toi?demandaunevoixrauquedanssondos.«Oh,non!»pensaMarco.Ilfermalagourdeàmoitiépleineetseretourna.–Jesuisdésolé…j’avaissoif…balbutia-t-il.Lejeunehommequil’avaitsurprisdanslemanègeétaitgrand,musclé,dotéd’unelargemâchoire,

cheveuxchâtainsbouclés,yeuxverts.Iltenaitunlongrâteauàlamain.–Tun’aspasdemaifon?demanda-t-il,avecuneprononciationbizarrequitransformaittousless

etzenf.–Euh,je…hésitaMarco,quiessayadedétournerl’attentionenposantàsontourunequestiondont

ilconnaissaitlaréponse:Sauriez-vousm’indiquerlecheminduCentredesolidarité,parhasard?Lejeunehommeposalerâteaucontreunmur,puisébauchaunsourirepleindecompassion.–Excufe-moi…Tuesorphelin?–Onpeutdireçacommeça.–Jefuisdéfolé…Tunefaispeut-êtrepasque…Ah,fut.–Quoi?–LeFentredeFolidaritéaété,commentdit-on…démantelé.Ilyalongtemps.TroisFaifons,peut-

êtrequatre.Marcofermabrièvementlesyeuxetbaissalatête.Leseulendroitoùilavaitunechancedetrouver

desinformations.Démantelé.–Qu’est-cequeçaveutdire?Il…n’existeplus?–Exact.Nouveauprogrammepolitique.Iln’yavaitplusaffezdemoyens,paraît-il.– J’ai compris. Excusez-moi d’être entré dans ce manège sans demander l’autorisation. Puis-je

finirderemplirmagourdeavantdepartir?Lejeunehommes’approchaetluiposalamainsurl’épaule,magnanime.–Tuasl’airaffamé.Tuveuxdesprovifions?Nousproduifonsdelatrèsbonneviande:duporc,

duveau…–Jevousremercie,ditMarcoenterminantderemplirlagourde,maisjen’aipasd’argent.L’étrangerhaussalesépaules,puisrepritsonrâteauetsaluad’unsignedetêteavantdedisparaître

dansl’écurie.Marcocollasaboucheaurobinetetbutàsatiétéavantderemettresonsacsursondosetdes’éloignerdumanège.«Etmaintenant?»sedemanda-t-ilquandilfutdanslarue.Lecielétaitserein,l’airencorechaud.

C’était le cent-quatre-vingtième jour de la Saison du Soleil. Le climat allait bientôt changer. Uneannéenouvelleallaitcommencer,etMarcoéprouvaitlebesoindetrouverdesréponses.Il semit enmarche sans but, fouillant dans ses pensées confuses à la recherche d’une clé. Son

existenceétaitforméedemilletessons:unmiroiràrecomposer,uneidentitéàrecréer.Pourtant, ils’étaitpasséquelquechosed’étrange,laveille.Unépisodeauquelilavaittâchédenepasprêtertropd’attention,maisquiremontaitàlasurfaceaprèsl’échecdel’objectifprincipaldesonvoyage.Laphraserevint,insistante,résonnantsanscessedanssonesprittandisqu’ilrepartaitverslesud,

danslavillequiseréveillaitetdéversaitpeuàpeuseshabitantsdanslesrues:Jeneconnaisqu’uneseulepersonnequipuissegarantirmaliberté,etcettepersonnemesourittous

lesjoursdanslemiroir!

Marco posa son sac contre un muret et s’assit en tailleur dans l’herbe qui longeait la routepériphériquedeGaren,cellequiallaitverslesud,endirectiondesmontagnes.Ilfermalesyeux,restaimmobile, et se laissa transporter par ces quelques mots. Cette phrase était une main quil’accompagnaitversuneépoquelointaine,oubliée.Il se retrouva dans une petite chambre, dans la pénombre de ses souvenirs.Deux personnes s’y

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trouvaient : lui-même,adulte,etunenfant. Ilavaitdéjàvucetenfant,danscertainsdeses rêves lesplus décousus, au cours de ses quatorze années de vie à Sam-en-Kar. Il reconnaissait ses yeux,l’expressiondoucemaisdéterminéedecepetitbonhommequilevoyaitcommeunguide,unhéros,unmaître.Cetenfantallaitgrandiret,toutjeuneencore,l’accompagnerenmer,dansl’expéditionquiconduirait à sonexilvolontaire sur l’îledeLimen.L’expéditionaucoursde laquelleMarco, alorsappeléIan, trouverait lacabined’Alexaufonddel’eau.EtcetenfantnomméBen,devenuunjeunehomme,garderaitlesecret.Ilsétaienttouslesdeuxdanscettechambre.

–Quet’ai-jeappris,mongarçon?Onlerépèteensemble?– Tu m’as appris notre philosophie de vie : « Je ne connais qu’une seule personne qui puisse

garantirmaliberté,etcettepersonnemesourittouslesjoursdanslemiroir!»–Bravo,monfils.Trèsbien.Nel’oubliejamais.Jet’aime.

Marcorouvritlesyeuxetsentituneénergienouvelleleparcourirdelatêteauxpieds.Jastelavaitàpeu près l’âge que Ben aurait eu actuellement à Gê, s’il avait été encore vivant dans la réalitéalternative.Le gérant de l’auberge avait d’autres traits,mais quelque chose de lui appartenait à unpasséqu’il ignorait lui-même.Quelquechosequiétaitresté,par-delàl’indéfinissablebarrièreentrelesmondes. Ilyavaitune raisonpour laquelleMeuronavait incitéMarcoà trouver l’EstaminetdeJastel, pour laquelle le vieux avait jugé que l’aubergiste et l’adolescent se ressemblaient dans leurmanière de raisonner, de s’exprimer.La conséquence d’un paradoxe aussi absurde que logique duMultivers.«Serait-ce réellement…» pensaMarco tout en comparantmentalement l’énergie de Jastel et le

caractèredeBen.Danssonesprit,lesyeuxmûrsdupremierdevinrentlesyeuxdécidésdudeuxième.«Jedoisretourneràlataverne»,résolut-il.Un nœud lui serrait la gorge : dans samémoire affleuraient les nombreux rêves où le chagrin

d’avoirperdusonfilsuniquel’avaitterrassé,sifort,sicru.Maispeut-êtrelamortn’était-ellequ’unevaguesolitairevenues’éteindresurlarivetandisqu’unnombreinfinid’autresvaguescontinuaientàchevaucherlamer.Marcoarrivaà l’Estaminetde Jastel endébutd’après-midi, à l’heureoù les ruesensoleilléesde

Garen étaient àmoitié désertes et où les gens finissaient de déjeuner ou se reposaient. Le silence,parfoisinterrompuparlessabotsd’uncheval,recouvraitlavillecommeunvoileetluiconféraitunaspect austère, presque solennel. Les façades ocre de certains immeubles, avec leurs fenêtresoblongues et leurs portes étroites, lui apparaissaient comme d’énormes visages apitoyés dont lesombresplanaientsursonchemin.L’âmepleinedetrouble,àlafoisdéçuparl’échecdesonenquêteetintimidéparlarencontreimminente,Marcomarchasanss’arrêterjusqu’àlaplaceduMarché.Aprèss’êtredésaltéréàlafontaine,ilempruntalaruequimenaitàl’estaminet.QuandMarcoentradans la taverne,Jastelétaiten trainde laverdesverres. Iln’yavaitpersonne

auxtables,personnedevantlecomptoir.Lestêtesd’animauxaccrochéesauxmurssemblaientfigéesdansuneexpressiondestupeur.–Jepeuxentrer?hasardalegarçon.Laquestionrésonnadanslasallevide.Jastel,quiempilaitdesverressuruntorchonblanc,levales

yeux.–Tueslegarçond’hier,non?–Oui,monsieur.C’estmoi.–Jedoist’avouerquej’étaissurlepointdefermer…–Jeneresteraipaslongtemps.

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Marcos’approchaducomptoir,lecœurbattant.Ilgrimpasuruntabouret.Derrièrel’hommeétaitaccrochéeunepancarteenboisoùétaientgravéscesvers:Ceuxquin’ontpasd’argent/neboirontpascéans.–Dequoias-tubesoin?–Depasserquelquesinstantsici…decomprendre.L’homme l’examina,mais il n’avait pas l’airméfiant, juste curieux.Le regard baissé,Marco se

lança:–Vousarrive-t-ilparfoisdefairedesrêvesétranges?–Pardon?– Des rêves où vous êtes… quelqu’un d’autre. Dans un autre monde. Un monde où les objets

portentunautrenom,oùlesgensparlentuneautrelangue…Çavousarrive?Jastel haussa les sourcils et garda le silence quelques minutes. Puis il passa de l’autre côté du

comptoirets’assitsuruntabouretàcôtédeMarco.–Jefaisbeaucoupderêvesbizarres.Commetoutlemonde,jecrois.Pourquoimeposes-tucette

question?–Jevousenprie,répondez-moi,insistaMarco.IllevalesyeuxetrencontraleregardprofonddeJastel,quipenchaitlatêtesurlecôtécommepour

tenterdecomprendreoùsoninterlocuteurvoulaitenvenir.Marcorevintàlacharge:–Celavousarrive?D’êtrequelqu’und’autre,dansvosrêves?–Jenecroispas,ditenfinl’hommeensecouantlatête.–Trèsbien,jevousremercie.Excusezmonindiscrétion.Marcoseleva,maisilavaitàpeineposélepiedparterrequel’hommemitlamainsursonbras.–Mais je peux peut-être contribuer tout demême à ta recherche.Tu es étudiant en philosophie,

c’est ça ?En tout cas,maintenant que j’y pense, il y a un rêve bizarre que je fais souvent. Je l’aitoujoursfait.Marcoremontasurletabouret.–Jerêvedelamer,avouaJastel.Uneétendued’eauinfinie…l’océan.C’estunrêverécurrent,et

c’estétrange,parceque jenesuis jamaisalléà lamer. J’ai toujourshabité ici, àGaren. Jenesaismêmepas à quoi ça ressemble. Je n’ai vuquequelques tableaux.Mais parfois, dansmes rêves, jeplonge,etjevoismêmelefond.C’estmagnifique…Cequisuivitn’étaitpasprémédité.Cefutungestespontané,uneréactionautomatiquedelapartde

Marco.Ildescenditdesontabouretd’unbond,etsejetadanslesbrasdeJastel.Cedernierdemeurauninstantimmobile,dansunepositiongauche,lesbrasouverts.Puis,ilserralegarçonquienfouissaitsonvisagecontresalargepoitrine.Ils restèrentquelquesminutesdans lesbras l’unde l’autre, juste assezpour tomberdans levide

d’unprécipicedontonnevoyaitpaslefond,assezpourquel’espritdeMarcosoitentraînéloindeSam-en, loin de cette vie d’adolescent dans laquelle il ne s’était jamais reconnu. Il ne sut pas cequ’éprouvaJastelpendantcetteembrassade,etneluiposapaslaquestion.Maisquandilrecula,ilvitsesyeuxhumides.Lesyeuxd’unadulte.Lesyeuxd’unenfant.Était-ilpossiblequelapersonnequiluifaisaitfacesoituneversionalternativedeBen,lefilsque

MarcoavaiteuàGê?L’hommequi,dansuneautreréalité,avaitsacrifiésaviepourmettreJennyensécurité,etquiignoraitsesautresidentitésvivantdanslesmondesparallèles?Levoyagedugarçonpouvaitêtreconsidérécommeachevé.Lelendemain,ilrepartiraitpourKar.

Maiscettenuit-là,malgrésafatigue,ilneputfermerl’œil.Le sourire de cet enfant qui récitait sa devise sur la liberté était une berceuse douce et

mélancolique,unappelintemporelquijoignaitentreeuxchaqueparcours,chaquehistoire.C’étaitlaréponseàunequestionqueMarcos’étaitposéebiendesannéesplustôt,lorsquesespenséesn’étaient

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encorequedeshypothèsesfragiles.C’étaitunpont,enfinsolide,prêtàêtretraversé.

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Sam-en-Garen,an391C.S.SaisondelaLune,jour1

Aujourd’hui,jemeremettraienvoyage.Ce que j’ai découvert pendant ces quelques jours passés à Garen est très loin de ce à quoi je

m’attendais,maistoutaussiprécieux.J’aurais voulu poser tant de questions à cette femme nommée Anna, mais je n’ai pas eu la

possibilitéde la rencontrer. Il yapresquedeuxcentmillehabitantsàGaren. Jene sais rienà sonsujet,jen’aiaucunindice.Maisjesuiscertainquejelatrouverai,unjour.Oupeut-êtrequeceseraellequimetrouvera.Aufond,c’estellequiarendunotresurviepossible.Mêmesijenemerappelletoujourspaspourquoinousétionsenfuite,quinouspoursuivait…Enattendant,j’aifaitlaconnaissancedecethommenomméJastel.J’aientendusavoix,j’aiécouté

soncœur.J’aicomprisquic’était.C’estlaconfirmationquej’attendais.Depuissanaissance,JastelvoitlaterredeSam-en,connaîtcesrues,cesgens…Ilnesaitpasque

les sentiersontbifurquédepuis toujours. Ilne sait riendeGê,nesoupçonnepas l’existencedesesidentitésalternatives.Commetous leshabitantsde laplanète.S’ilyaunechoseque j’aicomprise,depuis que j’ai commencé à rêver, c’est qu’il nous a été donné une chance extraordinaire. Avec letemps, je finirai parme rappeler pourquoi et comment. Je retrouverai nosorigines, et la raisondenotredifférence.Jesaisque laréponsese trouvequelquepartdansmonpassé,maiscelui-ciestunsouterrainsombreetpleindetunnels.Certainesportessontencoreverrouillées,maisj’ailetemps.Jedoisencoregrandir;peut-êtrequelessouvenirsgrandirontenmêmetempsquemoncorps,quetoutel’histoiremereviendra.Peut-êtreaussiquejetrouveraiuneréponseàcettequestionquejemeposedepuislongtemps:pourquoiest-cequ’AlexetJennynevoientriendecequejevois,exceptionfaitedecesrêvesincestueux?Je referme ici mon journal pour me remettre en marche. Je dois franchir les montagnes avant

d’arriverdanslavalléedeKar,oùmafamilleadoptivesefaitdusouciàmonsujetdepuisdéjàtroplongtemps.Jerentreàlamaison.

Sam-en-Kar,an393C.S.

–Tuterendscompte?ditAlex,lementontremblant,lesyeuxluisants.IlétaitassisparterredanslachambredeMarcoettenaitentrelesmainslejournalintimedeson

ami,qu’illisaitàvoixhaute.–C’estvraimentétrange,réponditJenny,deboutdevantlafenêtre.Sesyeuxseperdaientau-delàdesmontagnestandisqu’elleessayaitdesereprésenterledeuxième

voyagedeMarco, telquecedernier l’avait racontédanssoncahier.Ceshistoiresabsurdesdeviesparallèles, d’existences alternatives, les concernaient aussi, elle et son frère.Des histoires qu’Alexconnaissaitdepuislongtemps,maisque,malgrésesefforts,ilnepouvaitcomprendre.– Cette page est datée de 391… Il y a deux ans. Je me rappelle encore la punition que lui ont

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infligéesesparentsquandilestrentrésainetsauf.–Alex,tuaslusonjournald’unboutàl’autre.MarcoestleseuldetoutSam-enàavoirdetelles

visions.Sic’estvraiquenousfiguronsdansnombred’entreelles,pourquoin’enavons-nousaucunsouvenir?–Enfait,d’aprèsMarco,cesrêvesétrangesquenousavonsfaits…–D’accord,àpartça.Maisc’étaitunépisodeisolé:çanes’estplusreproduit.Alorsquececahier

enestplein!Nousavonsdix-septans,maintenant,etjenecroispasque…–Tun’ypensesjamais?l’interrompitAlex.Ilselevalentement,posalejournalsurlebureauets’approchadelafenêtre.Derrièrelui,lecorps

de Marco gisait silencieusement sous un drap brodé, les paupières closes depuis presque deuxsaisons.–Àquoi?demandatimidementJennyenpassantunemaindansseslongscheveuxchâtains.Alexfitunautrepasenavant,ets’adossaàlafenêtre.–Àcesrêves,Jenny.Lesyeuxbleusde son frère laclouèrent surplace, sans lui laisserd’échappatoire.Depuisqu’ils

avaientdépassécettepériodegênante,ellen’avaitplusétécapabledeleregarderenfacedelamêmemanière.Quelquechoseavaitchangé.Pourtant,ilsavaientcontinuéleurviehabituelle,ens’efforçantd’oubliercequis’étaitpassé.–Écoute,Alex…–Marcoétaitconvaincuquec’étaitnormal.–Quoidonc?–Tulesaistrèsbien.–Nousn’enavonsplusjamaisreparlé.Pourquoilefairemaintenant?Alexsetournaverssonami.Sescheveuxnoirsétaientemmêléssursonfront,sesmainscroisées

sousledrap.L’expressiondesonvisagerestaitsereine,depuislepremierjour.–Merde,juraAlexensemordantlalèvrepourseretenird’éclaterensanglots,envain.Ets’ilnese

réveillaitplus?J’aipeur,Jenny.J’aisipeur.–Ilseréveillera.Nousdevonsycroire.Alexsecoualatête,puissecachalevisagedanslesmainsetlaissacoulerseslarmes.–Ilnefautpasqu’ilmeure…Sa sœur s’approcha de lui et le prit dans ses bras. Alex enfouit son visage dans son épaule et

continua à pleurer. Dans sa tête défilaient des images terribles de processions dans le village, dediscoursd’adieuduConfesseur.Jennyfermalesyeux,etilsdemeurèrentensilence,chacunplongédanssespensées,unisparleur

douleuretparleursracinesenfoncéesdansunsolvieuxdecinqcentsans.Ilsnedirentplusunmotjusqu’àcequ’unevibrationmystérieuselesparcoure,commeunélancementsoudainentrelescôtes.Cefutleursespritsquisecroisèrentetquis’avancèrentensemblesurleplandel’inconscient.Uneétenduebleuesedéployaautourd’eux.Uneodeursaléepénétradansleursnarines.Lesvagues

s’élevèrent,lesmouettesvolèrentdansleciel.Leventsoufflaitdel’est.Unpasaprèsl’autre,surcettelanguedeterrequicoupaitl’océan,cettejetéesurlePacifiquequiavaitreprésentéundébutmanqué,unrendez-voustrahi,uneillusion.Maisaussiunpointdedépart.Toutcelaleurétaitinaccessible.Àcemoment-là,ilsneserappelaientriendecequ’ilsavaientvécu

ensemble.Rien,saufunbaiser.Une note en dehors de la partition, un moment échappé à l’oubli auquel ils étaient confrontés

depuistroplongtemps.Unmirageoniriquequ’ilsavaientpréféréenterrer.Tropaberrantparrapportàleurviedefrèreetsœur,troptaboupourêtreplusqu’unfantasmeinvolontaire.Marcosemblaitau

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courant de quelque chose, mais aucun des deux autres ne l’avait jamais vraiment écouté. Etmaintenant,ilgisaitlà,immobile,absent.Alexdemeuraserrécontresasœur,latêtesursonépaule,lesmainsdélicatementposéesderrière

sescheveux,jusqu’àcequ’unbruitdepassefasseentendredansl’escalier.Avantquelaportedelachambrenes’ouvre,Alexrelevalatêteetouvritlesyeux.Jennyenfitautant,ettousdeuxéchangèrentencoreunlongregardavantdeselâcher.Effrayés.Anxieux.Troublés.Lebruitdelaportelesramenaàlaréalité.LamèredeMarco,unepetitefemmemaigrenommée

Tesse,auvisagemarquéparlesnuitsd’insomniepasséesauchevetdesonfils,leurannonçad’unairsombre:– Jedoisvousprierdepartir,maintenant. Je suisdésolée.LemédecindeGarenest sur lepoint

d’arriver.AlexetJennysedétachèrent.LegarçonattrapalejournaldeMarcoetletenditàTesse.–Ceci…–Tupeuxlegarder,situveux,l’interrompit-elle.Jenel’aijamaislu,etjen’aipasl’intentiondele

faire.–D’accord.Merci.–Voussavez,continua-t-ellecommesiellen’avaitpasentendu la réponsed’Alex,parfois, ildit

quelquesmots.Jennyfronçalessourcils.–Jen’auraispascruçapossible.–Lemédecinsoutientquec’estnormal.Cesontcomme…desdélires.–Sijepeuxposerlaquestion…Quedit-il?demandaAlex.Ellepoussaungrandsoupiretposaunemaincontrelechambranledelaporte.–Engénéral,cesontdesphrasesincompréhensibles.Illesprononceavecbeaucoupdeconviction,

commes’ils’agissaitd’uneautrelangue,maisellesnesignifientrien.D’autresfois…jenesaispas.Cesderniersjours,ilasouventévoquéuneliste.Unelistedenoms.Etilarépétéplusieursfoisunephrase.–Unephrase?–Uneespècedeproverbe…Laseulechoseàpeuprèssenséequ’ilaitditedepuisqu’ilestdansle

coma:Quandonauraaussimaîtriséletemps,dutempsaussionferacommerce.AlexetJennyéchangèrentunregardperplexe, tandisqu’à l’étageau-dessous, lavoixdupèrede

Marcoannonçaitl’arrivéedumédecin.Tousdeuxadressèrentundernierregardàleurami,saluèrentTesseetquittèrentlapièce.Tandis qu’ils s’éloignaient, leurs pensées les ramenèrent à l’époque où Marco avait écrit ces

dernièrespagessursonjournal.Sonarrivéechezlui,sapunition,puissonretouràl’école,etenfinlecoma.Sansaucunsignevisiblede traumatismesoude lésionscérébrales.Personnen’avait réussiàdevinerlacausedesonétat.Etpourtant,Marcodormaitdepuispresquedeuxsaisons.Audébut,touteuneéquipemédicaleétaitvenuedeGarenpourexaminer l’adolescent,quiavaitétédéclaréaussitôthors de danger : les fonctions vitales primaires étaient normales.Néanmoins, personnene pouvaitaffirmerquelegarçonfiniraitparseréveiller,nidéterminerquellemaladieavaitpuleplongerdanslecoma.Audébut,uneinfirmièrevenaitrégulièrementperfuserlepatientpourlenourrir.Maisparlasuite,vularéactionpositivedesonorganisme,onétaitpasséàunesondenasogastriquequiinjectaitdes nutriments directement dans son estomac. Un médecin venait lui rendre visite une fois parsemaine,pourvérifierenpersonneoùenétaitcequ’ildéfinissaitcomme«uncasencyclopédique».LafamilledeMarcosavaitque,sanslesgigantesquespasenavantfaitsparlamédecineaucoursdesdernièresannées–etsurceplan,Garenétaitunevéritablevilled’avant-gardeetuneréférencepourtoutelarégion–,iln’yauraiteuaucunespoirpourleurfils.Maisendépitduprogrèsscientifique,

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aucuneanalysen’avaitréussiàdéfinirlemalàl’originedel’étatdeMarco.

Sur le trajetde retour,niAlexni Jennyn’ouvrirent labouche.Le soleil secouchaitderrière lesmontagnes,etlavalléedeKarétaitpeuàpeurecouverted’unmanteaubleufoncé.Ilsétaienthabitésparlagêne,unsentimentaussidésagréablequedangereux.Agités,confus,avidesd’explications.Irrémédiablementliésl’unàl’autreparunsentimentsansnomquidépassaitleslimitesdel’espace

etdutemps,quiguidaitleurâmeetprenaitlepassurlaraison.Ilsnepouvaientpasoubliercequ’ilsavaientvupendantleurembrassade,chezleurami.LeurchagrinconcernantMarcon’avaitrienàvoiravec cet instant fugace de sérénité indéfinissable. Leur douleur n’avait fait que débloquer quelquechose.Leresteappartenaitàleurnature,auxracineslesplusintimesd’uneexistenceoubliée.Cebaiser.Cette jetée.Cettesensationdeplénitudedueausimple faitdemarcher lamaindans la

main,perdusdansl’enchantementduprésent.Ilsnepouvaientpasfaireabstractiondecequ’ilsétaient.Jumeaux.Amis.Amoureux.Âmessœurs.

Tandisquesesamisrentraientchezeux,MarcogisaitimmobilesouslescouverturesbrodéesparTesse. Ses paupières serrées tremblaient parfois, de manière presque imperceptible. Ellesdemeuraient fermées, comme si leur rôle avait étédeprotéger cequi sepassait endessous ;maisellesvibraient,loinduregarddeceuxquinepouvaientpascomprendre.Deceuxquinesavaientpaslirelescoordonnéesd’unvoyageimpensable.

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Biensûrquetuvastoutmeraconter.Sinon,jet’apporterailestêtesdecesdeuxgaminspourquetupuissesleurdireadieu,avantdefairecouperlatienne.Les traitsmarqués, anguleux, les iris cristallins,miroirs trompeursd’uneâmenoire, cruelle.Le

rictusdel’homme.Sescheveuxargentés,tirésenarrière,quibrillentsouslalampe.Tulevoissourire,maisàcausedelaparalysiepartielledesonvisage,seslèvressetordentenune

grimacegrotesque.Letondesavoix,enrevanche,n’admetaucuneréplique.Ilestsûrdelui.Ilnesetrouveplusqu’àunpasdel’échecetmat.Tupeuxrefuser.Tupeuxemportertonsecretdanstatombe.Tupeuxchoisirlamort.

Non.Tuneleferaspas.Tu saisque toutnepeutpas finir ainsi, dans cette cellule.Sousune lumière artificielle, dans les

oubliettesd’unpénitencierglacial,tandisquelessaisonssesuccèdentau-dehors.Tuasfranchileseuil, tuastrouvéunmoyen,tut’esmisensécuritéavantlafindumonde.Mais

dans une seule réalité. Tu sais que si tu meurs maintenant, les efforts d’Anna seront inutiles. Turenaîtras ailleurs, mais tu n’auras aucune conscience de ce que tu as été. Tu seras une personnecommetantd’autres,ignorantlesinfinisméandresdelaviehumaine.Celanepeutpassepasserdecettemanière.Voilàpourquoituessurlepointd’accepterunmarché.Poursurvivre.Soudain,unéclair.Unéclairquichassel’obscuritédetonesprit,etquitesuggèreuneissue.Enune

fraction de seconde, tu comprends que tout ce qui t’entoure n’est qu’une redite. Tout cela est déjàarrivé.Tusaisàprésentquetupeuxrépondrecequetuveuxàl’hommequiricanedevanttoi.–Vatefairefoutre,salaud.Letondetavoixestdétendu,calme,commesituvenaisjustededonnerunconseilfraternelàun

ami.Lerictussefige.L’hommeneritplus.Lesridesdesonfronts’épaississent.–Qu’as-tudit?–Quesituveuxconnaîtrelaformuledelamutagenèse,tun’asqu’uneseulepossibilité:metuer,

puistesuicider,etespérerquel’enferexistepourvenirmechercherlà-bas.Parcequec’estlàquejel’emporterai.Silence.Iltefixeavechaine.L’as-tudécontenancé?L’as-turéellementlaissédansuneimpasse?–Jetel’arracheraienmêmetempsquetesentrailles,cettefoutueformule.Crois-moi.

Etuninstantplustard,toutrecommence.Tuavaisraison.Cen’étaitriend’autrequ’uneredite.Biensûrquetuvastoutmeraconter.Sinon,jet’apporterailestêtesdecesdeuxgaminspourquetu

puissesleurdireadieu,avantdefairecouperlatienne.

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Labandes’estrembobinée.Onrepartdesmêmesrides,dumêmerictus,desmêmesmots.Toutestclair.Situmodifiescettescène,situessaiesdechangertonsouvenir,tuesréexpédiéaudébut.Tandisquetoncorpsgît,immobile,surtonlitdeSam-en-Karetquetamèreinvoqueunmiracle,tu

erressurlessentiersdetessouvenirs.TuesàMemoria.–Tupourraisaumoinsmedirecomment tu t’appelles, improvises-tualorsenproieàundélire

d’omnipotence.–MonnomestIvan.Tudevraislesavoir,puisquec’esttoi-mêmequim’asplacédansunedeces

cabines.C’esttoiquiricanes,maintenant:–Eneffet.Maistuavaisseizeans,c’étaitlafindumonde,etnousétionsenItalie.Àprésent,tues

unvieuxporc:commentveux-tuquejemesouviennedetoi?–Écoute, fils de pute, soit tumedonnes la formule tout de suite, soit tes amismourront.Et toi

aussi,maisseulementaprèsavoirvuleurstêtesroulerparterre.–Vraiment?–Comptelà-dessus.–D’accord.Tue-les.L’hommelaisseéchapperunrire,puislanceuncoupdepoingcontrelemuràsagauche,formant

unefissuredanslemur.–Maisqu’est-cequeturacontes?Tuasperdulaboule?Tusouris.Pause.Labandeserembobineànouveau.C’estainsiqueçasepasse,àMemoria.Tulesaisbien.Tuaspassécinqcentsansànaviguerdans

cemonde.À l’époque, si tumodifiaisunsouvenir, tu retournais toujoursaumêmeendroit : sur lapromenadeduborddemer,àBarcelone,enEspagne.Aujourd’hui,lescénariodedépartestdifférent.Tout recommenceaumomentdumarché.Àprésent, ilne resteplusqu’àcommencer l’enquête.Tusaiscommentonfait.C’estainsiquetuastrouvélaréalitéparallèledanslaquelletuassauvéquelquesautres et toi-même grâce aux cabines et à l’acide sulfhydrique. C’est ainsi qu’Alex et toi avezdécouvertl’expériencemenéepartonpèrequiafaitdevousdesvoyageurs.TuesàMemoria,etchaquepersonneestunportail.Enfacedetoi,cen’estpasunhommequite

menacedansunecellule,maisunsouvenir.Uneporte.Tuessurlepointd’entrer,etilnepourrapasopposerderésistance.Pendant que Tesse est agenouillée à ton chevet et prie pour que tu rouvres les yeux un jour, tu

t’apprêtesàcomprendre.

Ivan se lève et ricane dans l’ombre. Tu es revenu au début de la conversation. Tu décides del’écouter,deleseconder.– Mon père disait toujours : Quand on aura aussi maîtrisé le temps, du temps aussi on fera

commerce.Çateplaît?C’estexactementcequetuasfait,situyréfléchis.Tuasmaîtriséletemps:tuastrompéledestinennouspermettantdesurvivreàl’extinctiondel’humanité,etmaintenant,tul’asutilisécommemonnaied’échangepour rester envie.Commec’est amusantqu’àprésent, tun’aiesplusaucuneimportance,aucunpouvoir…–Lepouvoirestdangereux.Tubaisses le regard sur le sol de la piècedont lesmurs sont enveloppésd’obscurité.Lapidaire

commeuneépitaphe,àpartirdecejour-là,lacitationrailleusedetongeôlierseratacondamnationettamalédiction,tonjugementettonchâtimentéternel.–Loindelà, trèscher.(Ivanlèvelatêteetobserveunpointquelconque,commepourprendrela

pose et faire étalage de son autorité.) Le pouvoir est la plus enivrante des conditions humaines.

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L’amour?Unepertedetemps,bonnepourlespetitsenfants.Lafamille?Unnœuddechaînes.Maislepouvoir,ladominationmentaleetpolitiquesurlesautres…Ilnefinitpassaphrase.Ilfaitunsigneàungarde,etcedernierluipasseunpistolet,qu’ilpointe

surtoi.–Qu’est-cequiteprend?cries-tu.Nousavionspasséunmarché!–Etsijetetiraisenpleinefigure,plutôt?Quecrois-tuquevaillenotremarché,ici?Tulefixespendantquelquesinstants,conscientdenepouvoirexerceraucuneinfluencesurl’esprit

d’unepersonnequipossèdelesmêmesfacultésquetoi.Alors,tujouestadernièrecarte:–Ilyacinqcentsans,jet’aisauvédelafindumonde.Tuaseutoutcequetudésirais.Maintenant,

jetedemandeseulementdenouslaisserenvie.Auxconditionsquetupréfères.Ileniraainsi.L’hommeordonneauxgardesderrièreluidetejeterdanslecachotleplussordide

dupénitencier.Enisolement,pourlerestantdetesjours,demanièrequel’influencedesonespritseheurtequotidiennementauxmursdepierreglacialsautourdetoi.La séquence temporelle est distordue, s’interrompt, et recommence au hasard quelquesminutes

plustôt.L’hommes’approchedetonvisage.Lessillonssursonfrontsontcoupésparlacicatriceetmisen

reliefparlalumièredelalampeau-dessusdetatête.Levisagedetongeôliersemblesculptédanslaroche. Ses traits sont marqués, durs. Pas un poil de barbe. Ses cheveux argentés sont presqueéblouissants.Savoixt’agressecommeunemorsure:– Ton amiNathan, avant demourir,m’a parlé de lamutagenèse insertionnelle. La raison pour

laquelle nous sommes ce que nous sommes. Je veux la formule. Je veux la recette que ton père aexpérimentée surnosmèresetquia faitdenousune race supérieure.Maispas seulement. Jeveuxaussisavoircommentdiabletuasfaitpournousgarderenviedanscescabinespendanttoutcetemps.–Jevoulaisjustementteracontertouslesdétails…Tutergiversesenregardantautourdetoi,bienconscientquetutetrouvesdansunevoiesansissue.L’homme étire ses lèvres en un rictus, et une large fossette se creuse dans sa joue droite. Sa

réponseestunesentencequetuconnaisdéjà:–Biensûrquetuvastoutmeraconter.Sinon,jet’apporterailestêtesdecesdeuxgaminspourque

tupuissesleurdireadieu,avantdefairecouperlatienne.

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L’hommemarched’unpasvif,latêtehaute.Lesoleilchercheàsefrayeruncheminentrelesnuages,etunventagaçantsoulèvedesdétritusde

cetrottoirducentredeMarina.Certainseffleurentsonlongimperméablemarronfoncé.Tuesderrièrelui.Tuesàcôtédelui.Leslunettesdesoleilt’empêchentdevoirsesyeux,maistureconnaîtraiscettecicatriceentremille.

C’est l’homme qui organisera ta capture et qui t’imposera le marché. Mais dans ce fragment deMemoria, il est plus jeune. Il passe à travers toi sans s’apercevoir de ta présence. Puis il continuerapidementet,d’unebourrade,écarteungroupedepersonnesquientoureunvéhiculesurleborddutrottoir.Personnen’oserienluidire.Detoutefaçon,noussommesàGê,etleprogrammepolitiqueappeléBien-Êtregarantitàtousuneviesereineetsûre,sansconfrontations.Au bout d’un moment, l’homme s’arrête devant un appareil. Avec effort, tu retrouves dans un

recoindetamémoirel’imagedecesmachines:ilyenapartout.Cesontlesterminauxquiserventàseconnecteràsonprofil,ceuxgrâceauxquelsl’épousedetonfilsBenpeutrecevoirunepensionàdate régulière. C’est grâce à ce système que tes petites-filles Melissa et Lara, que tu n’as jamaisrencontrées,peuventétudieretontdequoimanger.Lenécessairepourresteràl’intérieurducadre.Justeassezpourcontinueràsemouvoirsurl’échiquier,sansaucunepossibilitéd’ensortir.L’hommeposesonindexsuruneplaquemétallique,etl’écrans’illumine.Personnenepeuttevoir:c’estlàtonavantage.Tuassistesàunescènequiappartientaupassé,plus

précisémentlepasséd’Ivan5BC77D9D,d’aprèscequiestaffichésurl’écran.Tonfuturgeôlier.Tunepourraspaschangerledéroulementdesévénements,naturellement.C’estlàtondésavantage.Ladateenhautàdroitedel’écrantefaitcomprendrequ’àcetteépoquetun’habitesdéjàplussurle

continent deGê.Tu t’es réfugié sur l’île deLimen.Tumaintiens des contacts sporadiques avec tafamille, réduits à des échanges demessages codés sur Texte avec ton fils Ben, qui te parle d’unefemmeetdedeuxsuperbesfillettesquetuvoudraistantpouvoirembrasser.Maismaintenant,tueslà,derrièrecethommequeturencontrerasànouveauavantquecommence

tonenfermementdansuneprison.Tulesuiscommeuneombre.Etcommeuneombre,tun’asaucuneconsistancephysiqueencelieu.Ivans’éloignedelamachineetrecommenceàmarcher,têtehaute.Ilneseretournepas,n’interagit

jamais avec quiconque. Il avance dans l’une des avenues principales du centre de Marina avecl’assuranced’unsoldatpendantuneparade,jusqu’àcequequelquechoselefassesursauter.Tusuissonregard.C’estunepetitefille,quidoitavoirtoutauplusdixoudouzeans.Unefrangenoiresurlefront,lesyeuxcoupablesd’uneenfantquisaitqu’elleestentort,lecorpsprépubèregracieuxdansunsurvêtementsombre.–Quefais-tuici?Lavoixd’Ivanestmenaçante,maisbasse,afinquelespassantsn’entendentpas.–Tulesaisbien,répond-elleavecrésolution.Jeveuxvoir.–Rentreàlamaison.Jetravaille.

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–Etmoi,j’apprends.Ivanluitourneledosetseremetenmarche.Ilavancejusqu’àuneportevitrée.Sonindexsepose

suruneplaquelumineusefixéeaumuràcôtédel’immeubledequatreétages.Iltapequelquechose.Laportes’ouvreautomatiquement.Ivanentre.Lafilleaussi.Ettoiaveceux.Devant l’homme, il y a un escalier. Sur la droite, une porte entrouverte laisse entrevoir des

poubelles pleines. Le mur sur ta gauche est occupé par des tableaux électriques. Quelques pointsrougesclignotent.Ivanmonte.Premier étage. On entend les pleurs d’un nouveau-né, qui proviennent d’une porte au fond du

couloir.Puis lavoixde lamèredubébé,enproieàunecrised’hystérie :«Tuvasencorepleurerlongtemps?J’enaiassez!»Ivanregardeautourdelui,ignorelafillequil’observeattentivementetcontinueàgravirl’escalier.Deuxième étage. Un chien hurle. La fenêtre du palier est traversée par de larges fissures. Ivan

monteencore.Troisième étage. Ivan fait quelques pas dans le couloir pour vérifier les numéros sur les portes

d’entrée des appartements. Il glisse unemain dans son imperméable, et on entend un clic. Puis ils’arrêtedevantlenuméro9.Ilrègnedésormaisunsilencesurnaturel.Pasuncourantd’airneprovientdelafenêtreaufondducouloir–intacte,celle-là.Pasunevoixdanslesappartements.–Reste où tu es, ordonne Ivan à la fille derrière lui.Unpas de plus, et tu ne rentreras pas à la

maison.Ellehochelatête.Ivanfrappeàlaporte,puisattendtranquillement.–Oui?répondunevoixmasculine,adulte.Ivanfaitcraquersoncouenpenchantlatêteàgauche,puisàdroite.–Jesuisceluiquivousaécritenprivécematin,annonce-t-ilavecuntimbregrave,maistranquille.Laportes’ouvre.L’hommequil’aouverteporteunetenuedesport:unshortetundébardeur.Ila

lescheveuxenbataille,etsonvisageestgâtéparunebarbemaltaillée.Iln’estpastoutjeune.Ildoitavoiràpeuprèslemêmeâgequ’Ivan:unecinquantained’années,pasplusdecinquante-cinq.–Puis-jeentrer?demandepolimentIvan.–Biensûr.Jevousenprie.Étrange.Cecomportementn’estpasprévuparlecodesocialdeGê.D’oùleurvientcetteattitude?Tuentresà ton tour.Laporte se refermedans tondosaumomentoù Ivanpénètredans lapièce

principale,assezpetite.Aucentre,unetableestenvahieparlapaperasse;lesmurssontoccupéspardesbibliothèquesrempliesdegrosdossiers.Surcertains,tulisdesmotscommeBILAN,COMPTERENDU,PERSPECTIVE.L’hommes’assieddevantlatableetinviteIvanàenfaireautant.–Audébut,quandj’ailuvotremessagesurTexte,jen’yaipascru.Maispersonneneconnaîtcette

histoire.Mêmemoi,j’aiparfoisdumalàcroirequec’estréellementarrivé.C’estincroyabledenousretrouverici,touslesdeux…–Vousavezraison.–Nousn’étionsquedesadolescents.C’étaituneautrevie…« De quoi donc parlent-ils ? » te demandes-tu tout en tournant autour de l’homme et en le

dévisageant,sansqu’ilperçoivetaprésenceéthéréechezlui.Ensuite,tuobservesIvan.Etsoudain,tucomprends,bienavantquel’hommequiluifaitfacen’enfasseautant.–Vousêteslenuméro9,dittonfuturgeôlierenôtantseslunettesdesoleiletenlesposantsurla

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table.Sesyeuxsontfroids,cruels.Onlitdanssesirislavolontéfarouchedequelqu’unquiadécidéde

commanderseul.Tuvoissasoifdedomination,sonbesoind’exercerlepouvoir.–Lenuméro9?–Oui.Ivanglisseunemainàl’intérieurdesonimperméable.Ondiraitlegestedequelqu’unquivasortir

unearme.Tupoussesuncri,paruninstinctabsurdedansunetellesituation.Ivansortunpapieretletendàl’homme.Puissamainrecommenceàfouillerdanssonimperméable.Soninterlocuteurn’aqueletempsde

lever le regard de la liste de noms notés à la main sur la feuille. Tu cries à nouveau, mais tonhurlementseperddanslescouloirsdetonesprit.Lecoupdefeu,étoufféparunsilencieux,résonnesourdementdanslepetitappartementducentre

deMarina.Avantqu’Ivannereprennelaliste,alorsquel’hommes’effondreparterreavecuntrouenpleinmilieudu front, tu parviens à lire ce qui y est écrit.Dixnoms.Les deuxpremiers sont ceuxd’AlexetdeJenny.Dutroisièmeauhuitième,ilssonttousbarréspardeuxtraitsrouges.Leneuvièmeestceluidel’hommequiagoniseactuellementsurlesol.Ledixièmes’appelleNathan.Tuleconnais.Tuterappelles.C’estlepèred’Anna.Etc’estleprochain.

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SiègedeSynaptique,Marina,Gê

Anna referma derrière elle la porte en verre de la chambre 129 et resta quelques minutes encontemplationdesdeuxcorpsallongéssurleslits.Untourbillondepenséesconfusesl’empêchaitdeseconcentrersurlamissionqu’onluiavaitconfiée.LapersonnequidirigeaitSynaptiqueetquil’avaitengagéeignoraitdetouteévidencesonhistoire

personnelle.Mêmesi,enenfilantsablousegriseetenarpentantlescouloirsdubâtiment,Annas’étaitdemandésisonarrivéeétaitlerésultatd’unecoïncidenceous’ils’agissaitd’unpiège.«Ilssontencorevivants»,serépéta-t-elleens’approchantdeJennypourmieuxl’examiner.Ellelesavaitdéjà,grâceàlatabletteinteractive;elleavaitdésormaiscomprisquelesmilitairesne

lesavaientpastués,cejour-là,maisjusteendormis.Cependant,c’étaittoutdifférentdelesvoirdesespropresyeux.Drogués,horsdecombat.Maisvivants.EtsiIanavaitétéépargné,luiaussi?UnbruitderrièreAnnalatiradecettepenséepeut-êtreabsurde.–Professeure?l’appelaunevoixféminine,claireetaccueillante.Anna se retourna.Respectueuse comme toujours du code social qui prévoyait des conversations

platesetformelles,elleréponditsimplement:–Bonjour.–BienvenueàSynaptique.Jesuisladirectricedecetinstitutderecherche.Jem’appelleDana.–Enchantée.Annatenditlamain.Lafemme,quisemblaitavoirenvironquarante-cinqans,dégageaitbeaucoup

de charme. Un visage aux traits doux, une peaumate, des cheveux noirs et lisses avec une petitefrange sur le front. Des yeux grands, vifs, aussi décidés que sa poignée de main. Son corps,enveloppédansuneblouseorange,semblaitpulpeux,avecdescourbesprononcées,etonentrevoyaitson décolleté généreux sous le col enV de la blouse.Même sa voix était suave, avec une pointerauquequi la rendaitensorcelante.Annan’auraitpassudiresic’étaitàcausede l’ensembledecescaractéristiques, ou juste la surprise de découvrir que le responsable de cette structure était unefemme,maisellefutimmédiatementconquiseparDana.–Sivousvoulezbienme suivre, jedisposede troisminutespourvousparler devotremission

chez nous. Ensuite, vous voudrez bien m’excuser, mais je dois aller assister à une importanteconférenceàLender.Unnavirem’attend.«C’estdoncbienvrai,pensaAnnatoutensuivantlafemmehorsdelachambre129.Ils’estpassé

quelquechoseentreGêetOrient.Laguerrefroideestterminée.»

–Vousavezétésélectionnéepourvoscompétencesenmatièred’extraction,commençalafemmeaprèss’êtreassisederrièrelebureaud’unepiècemeubléedansunstyleminimaliste,avecdesmurssanstableaux,unefenêtredonnantsurlaplacequis’étendaitdevantl’entréeprincipaledubâtimentetunbureausur lequeln’étaientposéesquequelques tablettes interactivesetunebouteilled’eauFrey.Noussavonsquevousvousdébrouillez trèsbienaveclessystèmesinformatiques,enplusdevotre

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formationdebiologiste etdevotre richeexpériencedansd’autresdomainesde lamédecine.Nousvousavonschoisiepourmeneràbienunprojetcommencéilyadix-septansetquiconcernelesdeuxsujetsdontilestquestiondanslaprésentationdontvousavezprobablementdéjàprisconnaissance.–Oui,jel’ailueattentivementcematin.– Très bien. Considérez-vous ici comme chez vous. Bien entendu, vous pouvez retourner dans

votre habitation pour y dormir, la nuit. Mais si vous le désirez, Synaptique possède de petiteschambresquelaplupartdesemployésutilisent.Ceuxquihabitentloin.–Bien.–Touteslesinformationsquejevousaidéjàdonnéesouquejesuissurlepointdevousdonner

sontstrictementconfidentielles.Vousn’êtespasautoriséeàenparleràdestiers.Desquestions?–Quanddois-jecommencer?– Tout de suite. Nos archives sont à votre disposition, et vous pourrez vérifier les progrès

accomplis pendant ces années de recherche. Comme vous l’aurez déjà compris à la lecture de laprésentation que nous vous avons remise, ces deux sujets sont particulièrement intéressants. Noussommes face aux deux seuls rescapés d’une civilisation éteinte il y a presque cinq cents ans. Leslaboratoiressontpleinsd’ossementsdelasociétéduDeuxièmeMillénaire,maislà, ils’agitd’êtreshumainsencoreenvie.Nousavonsextraitdeleurmémoiredesconnaissancesd’importancecruciale,maisilresteencorebeaucoupàfaire.C’estunerecherched’uneimportanceextrême.Annaécoutacediscoursavecuneexpressionconcentrée,professionnelle.Ellesavaitparfaitement

qui étaient ces deux rescapés, et les paroles deDana ne lui apprenaient rien de nouveau ;mais ladirectriceducentrederecherchenedevaitsurtoutpass’enrendrecompte.–Quantàsavoircommentilsontsurvécuàlafindeleurcivilisation,etcommentilsontréussià

subsister si longtemps, ce sont là des informations strictement réservées, inaccessibles aussi bienpourmoiquepourvous.Danscecentre,nousnouslimitonsàétudierleursfacultésmentales:leurscerveauxcontiennentdesélémentsd’unintérêtextrême,entantqueproduitsdecettecivilisationdontnousavonsétudiéetreproduitlesprogrèstechnologiquesgrâceauxinnombrablesdécouvertessous-marines.–Jecomprends.–Jevous laissecette tablette :vousy trouverez lenomde lapersonnechargéedevous tenirau

courant de l’état des recherches.Ce collègue pourra vous conduire au laboratoire et aux archives.Nous sommes convaincus que les deux sujets ont encore beaucoup à nous apprendre, maisactuellement, nos recherches stagnent. Ce qui justifie votre présence ici. Je suis certaine qu’avecl’analyse des archives et le croisement des données obtenues jusqu’à présent, vous parviendrez àobtenirdenouveauxrésultats.J’aiconfianceenvotreexpérience.Danaseleva,sansattendreuneréponsedelapartd’Annaquisecontentad’ébaucherunsouriretout

enprenantlatablette.Lesdeuxfemmesseserrèrentlamain,etladirectricedeSynaptiquereconduisitAnnahorsdesonbureauavantdes’éloigner.Annarespiraprofondément,puislaissaéchapperunsourireironique:avantd’êtremiseaucourant

des étudesmenées surAlex et Jenny au cours des dix-huit dernières années, elle aurait surtout eubesoinquequelqu’unluirésumelasituationpolitiquedelaplanète…

–Àvotredisposition,professeure.L’hommechargéderésumeràAnnalesdix-septannéesderecherchesconduitessurAlexetJenny

l’avait rejointedanssonnouveaubureau,aupremierétage,etavait frappépolimentavantd’entrer.Plus jeune qu’elle, il devait avoir tout juste dépassé la cinquantaine. Il avait les cheveux gris etlégèrement dégarnis et des lunettes à monture épaisse qui surmontaient un nez recourbé, desmoustaches épaisses et des lèvres minces. Il portait la même blouse orange que Dana, celle des

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vétérans,maiscontrairementàladirectricedeSynaptique,sontimbredevoixétaitnasal,désagréableetpeuaccueillant.–Raviedefairevotreconnaissance,ditAnnaenselevantdesonfauteuilencuiretenluitendantla

main.– Je suis le docteurThierry, dit l’autre en la lui serrantmollement.Danam’ademandédevous

montrernosarchives.Puisquenousdevons travaillerensemble, jevousproposedepasseroutre lecodesocialetdenoustutoyer.Onyva?Annapritlatabletteinteractivequiluiavaitétéremiseparlesresponsablesdescoordinationsdes

ressources,lorsquesamissionavaitofficiellementcommencé.–Puis-jeteposerunequestion?–Biensûr.–Danam’aparlédecesarchives,mais ilm’asemblécomprendrequeLaxadéjàenregistré les

résultatsdetouteslesanalysesmenéessurlessujetsàpartirdeleur……capture.–…dudébutdesrecherches.Cematin,avantd’allervoirladirectrice,j’yaijetéunrapidecoup

d’œil, et j’ai trouvé des centaines de pages pleines de données, de tableaux, de courbes, etc. Ilmesemblequ’ilyabienassezdematérielpour…Sourcilshaussés,Thierryl’interrompitavecunepointedemorgue:–Sansvouloir tecontredire, lesdonnéesquetuasexaminéessont importantes,certes,mais…tu

n’asencorerienvu.Suis-moi,jeteprie.L’hommesortitdelapièced’unpasrapide,commes’ilpartaittoutseul.Annalaissalatablettede

Laxsurlebureau,puissortitàsontouretdutforcerl’allurepourlerattraper.Ils traversèrent le long couloir jusqu’aux élévateurs. Thierry entra le premier et appuya sur le

bouton-5.Deuxheuresplustôt,quandelleétaitmontéeaudouzièmepourvoirlescorpsd’AlexetdeJennyconservésdanslachambre129,Annan’avaitmêmepasremarqué,danssonexcitation,quelesiège de Synaptique comptait également huit étages souterrains, pour un total de vingt-quatre. Lahauteur de chaque étage ne dépassait cependant pas deux mètres, ce qui faisait que du dehors, lebâtimentsemblaitpluslargequehaut.Thierryseremitenmarchedanslecouloirducinquièmesous-sol.Auxmursétaientaccrochésdes

plansdubâtiment,desconsignesdesécurité,desvitrinesenverrebleucontenantdesextincteursGrellet un résumé des normes anti-incendie, ainsi que de petits panneauxmuraux deDarren, la sociétéinformatiquequifournissaitlesprincipalesentreprisesdelavilleetlesstationssous-marinescommeMnemonica.–Nous y sommes presque, annonçaThierry qui continuait à avancer en lui tournant le dos. La

rampequetuvoislà-basconduitàunniveauintermédiaire.C’estlàquenousallons.–Intermédiaire?– Oui. Nous sommes au -5, mais la rampe ne descend pas au -6. On ne peut pas accéder au

laboratoiredirectementparl’élévateur.Ilfautfairececourttrajetàpied.–Jevois.L’hommes’arrêtasurleseuildeladescenteétroiteetsombre.PuisilseretournaetfixaAnnaavec

uneexpressionplusgravequelescirconstancesnel’auraientrequis.–Laportecoulissanteenbasdelarampenes’ouvrequequandonposel’indexsurlaplaque.Les

profilsnonautorisésn’ontpasaccèsaulaboratoire.–Etmonprofilest-il…?–Biensûrquenon.Tuviensd’arriver.Pourlemoment,nousallonsentrergrâceàmamicropuce.

Nousferonsensortedet’ajouteràlalisteblancheleplusvitepossible.Thierrys’identifiaetattenditquelquessecondes.Unelumièreorangeclignotaàcôtédelaplaque,

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et laporte s’enfonçadans lemur, libérant lepassagevers le laboratoire.Dèsque tousdeux furententrés dans la pièce, la lumière artificielle, jusqu’alors faible et tamisée, augmenta d’intensité etéclairalazonecommeenpleinjour.Thierrymarcha droit vers unmur occupé par une longue console numérique surmontée par un

écran d’aumoins troismètres de large. L’écran était en veille : au centre, le logo deDarren auxcouleursvivesfaisaitalternerplusieursnuancesdebleusurfonddoré.Enappuyantsurunbouton,lecollègued’Annaactival’écran,etuneimageapparut.–Cequetuvasvoirestunexempled’extraction.Jusqu’àprésent,cequivasuivren’aétévuque

par quatremembres d’une commission de Lender, ainsi que, bien entendu, la directrice, quelqueschercheursdehautniveaudeSynaptiqueetmoi-même.Ilestinutiledepréciser…«…que le contenude ces informations est top secret et blablabla sous peine de signalement et

blablabla », complétamentalementAnna. Son regard était rivé sur la première image du film quiattendaitdedémarrer:onyvoyaitunsuperbemonument,qu’elleavaitdéjàvudansunvieuxlivredesonpère–unvolumeissudelacivilisationéteinteen2014,récupérédansquelquecaisseperdueaufonddel’océan,etdontlespagesétaientrestéeslisibles.–D’accord,répondit-elle,maisellen’écoutaitplusThierrydepuisquelquessecondes.Soncollèguebaissaunleviersurlaconsole,etleslumièresdelasalles’atténuèrent.Puisilinvita

Anna à s’asseoir, et regarda le film avec elle, en surveillant du coin de l’œil les réactionsémerveilléesdelanouvellevenue.

La vidéo montra pendant quelques secondes la structure imposante d’une église, dont lesnombreusesflèchesseperdaientdanslecielgriscommedesaiguillesplantéesdanslesnuagesdensesquirecouvraientlaville.Elleétaitvuedepuislecentred’ungrandparvistraversépardesgroupesdepigeons à la recherche de miettes de nourriture. Soudain, les contours du cadre se brouillèrent,comme les coinsnoircisd’unevieillephotographie, et l’obscurité avançapeuàpeuvers le centrejusqu’àrecouvrirtoutel’imageàlamanièred’unecouchedecendres.Aussitôt,unenouvelleimagese forma. Le point de vue devait être celui d’un enfant, car à la hauteur de ses yeux se dressaitdésormaisleportailcentralmajestueuxdel’église.Sonregardselevajusqu’àcequ’ilpuisseadmirerlescontrefortshorizontauxetseperdredanslacontemplationdesstatues.Lemouvementsaccadédesimages donnait à penser qu’il ne s’agissait pas d’une vidéo officielle, mais d’une prise de vuesubjective.Etl’aspectdumonumentrappelaitàAnnaunecathédraleimportanteayantappartenuàlacivilisationprécédenteayanthabitélaplanèteTerre.Ellecompritaussitôtquesicequ’elleobservaitavait réellement été extraitde lamémoired’Alex, elle avait en faced’elledes imagesdeMilanen2014.Uneépoquequelesfondsmarinsavaientramenéeàlalumière,enrestituantdanscertainscasdesbibliothèquesentières,maisdontiln’existaitaucunevidéo…jusqu’àprésent.–Tuvasentendreunfragmentaudioencoreintact,chuchotaThierry.Ilfaitpartiedessouvenirsdu

sujetmasculin.Annagardalesilence,lesyeuxrivéssurl’écran.Le cadre se déplaça sur la gauche, et rencontra unemain adulte. Puis le regard se leva vers le

visaged’unhomme.–Etmaintenant,papa,onvaoù?demandaunevoixd’enfant.L’hommesourit.–Auplanétarium.

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Sam-en-Kar,an393C.S.

–Tucontinuesàlerelire?–Oui.–Tutefaisdumal,Alex.–Jesais.J’enaibesoin.–Detefairedumal?–Non.DeMarco.Deseshistoires.Jenny s’assit en tailleur sur l’herbe, encore mouillée après l’orage de la nuit précédente. Une

semaines’étaitécouléedepuisleurdernièrevisiteàMarco,etAlexcontinuaitàemporterpartoutlejournaldesonami.Detempsentemps,ill’ouvraitetrelisaitunextrait.Deshistoiresaussiabsurdesquebizarrement crédibles, vu la fidélité avec laquelle elles étaient rapportées. Il parcourait chaqueépisodeplusieursfois,etyretrouvaitl’enthousiasmeetlaconvictiondesonami.Cesconsidérationsdignesd’unadulte,etdatéesde381,lorsqueMarcoavaitcinqansetpassaitses

après-midiàcalculerlescyclesdesrécoltes,àpréparerdescalendriersetàprogrammerlesdatesdessaisonsàvenir.Cette anthologie de cauchemars et de visions qui revenaient sans cesse, et dont la plus forte

concentrationsesituaitentre382et384.Cesnotesduvoyagede385,quand,àneufans,Marcoavaitpréparéunballuchonetavaittraversé

lesmontagnes,mûparcedésirquilepoussaitdanslavie:celuid’apprendre.Cesconclusionsde388,lorsqueMarcoavaitdécouvertcerêveinterditdesesdeuxmeilleursamis,

ouplutôt,commeilledéfinissait,cettevisiondupasséréapparuedansleurmémoire.Cebaiserquicontinuaitàêtreunmotifdegêneentrelesjumeauxmaisquileshantait,s’accrochaitàeux,commepourlesentraînerplusloinencore.Et enfin, ce deuxième voyage, en 390, avec la rencontre de Jastel et les derniers paragraphes

rédigésavantleretouràlamaison.–Voiciunepagequejenet’aipaslue,ditAlextandisqueJennyramassaituncaillouetlelançait

danslefleuve.–Sielleestcontenuedanscejournal,tumel’assûrementlue.Çafaitunesemaineque…–Non,Jenny.Jevoulaistelalireici.–Alex,vas-tum’expliquerpourquoinoussommesvenus?Le garçon leva les yeux, en plissant les paupières pour ne pas être aveuglé par le soleil, et

rencontraceuxdeJenny.Derrièresasœur,lesmontagnessedressaientdanslelointain,etlefleuvecoulaitjustesouslerocheroùilsétaientassis.–ParcequeMarcoetmoivenionstoujoursicijoueràfairedesricochets.Jennyréponditparunsouriremélancolique.–Ilmemanque,ajoutaAlex,enbaissantleregardsurlejournal,ouvertàlapagequ’iln’avaitpas

encorelueàsasœur.Ilmemanquetant…

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–Jesais.Jennyselevaetallas’asseoiràcôtédesonfrère.–Jet’écoute.Vas-y.–D’accord.

Note46.LeparadoxedeBen.J’airéfléchietanalysécequis’estpasséàGarenilyaquelquesjours.J’aiconfrontécettenouvelle

donnée avec tout ce que je sais au sujet de ma vie parallèle grâce aux rêves et visions quim’accompagnentdepuisl’enfance.Voicimesconclusions.J’existeici,àSam-en,oùjesuisnéen376C.S.àlasuited’uneexpérienceconçueetpréparéepar

moidansuneréalitéparallèle,etmiseenapplicationparune femmenomméeAnnaque jen’aipasencoreréussiàretrouver.Jesaisquecette femmepossèded’extraordinairescapacitésmnémoniquesquiluiontpermisd’apprendreparcœurtoutnotrepatrimoinegénétique,àAlex,Jennyetmoi,etdelefaireainsisortirdel’autreréalité.ElleafranchileseuilentrelesmondesetautilisécesinformationsàSam-enpourdonnervieenlaboratoireàtroisclones.Jemerappellequijesuisdel’autrecôté,maispasmesamis.CelapourraitsignifierquedanslemondeassociédansmonespritaunomdeGê,jesuisvivant,alorsqu’euxsontmorts.Maisilyaundétailquinecadrepasaveccettehypothèse:lerêvequ’ilsontfait,etquireprésentepourmoil’espoirqu’unjour,toutleresteleurreviendra.Cebaisernepeutêtrequ’undétailappartenantàlaréalitéd’oùjeproviens,puisquelehasardavouluqu’icimesamisgrandissententantquefrèreetsœur.Plusieursélémentsdelaréalitéparallèlememanquent,cependant.Jedoislesrécupéreràtoutprix.

Je sais que j’ai eu une famille, un fils nommé Ben qui a suivi mon enseignement et est devenuchercheur.Jemesouviensmieuxdeluienfantqu’adulte,cequiestdûaufaitqu’àunmomentdonné,j’aidûlequitter.Jemesuisréfugiésuruneîle.Quoiqu’ilensoit,Ben,àunâgetendre,aapprisunedevisequej’avaisinventée,unephrasequeseulsluietmoiconnaissions.Notrerecettesecrètepourlebonheur–si l’onadmetque la liberté,c’est lebonheur.Or, j’airéentenducettedevise lorsdemonvoyageàGaren,quandj’airencontrél’hommequelevieuxMeuronm’avaitsuggéréd’allertrouver.J’ai toujourssoupçonnéquecetamateurde ligalaétaitdotéd’uneperceptionhorsducommun…Ildoit posséder des capacités demédium, car il a fait quelque chose d’incroyable : il a reconnu unhommeliéàmavie.Ilaremarquédanssonattitude,sonallure,sesparoles,quelquechosequiluiafait penser à moi, malgré notre différence d’âge. Après avoir connu Jastel et avoir entendu cettedevise,jen’aiplusdedoutes:toutcommeAnna,JastelexisteaussibieniciquedanslaréalitédeGê,etsûrementbiend’autresencore.Simonraisonnementestjuste,ilestnédanstouteslesdimensionsoùsamèreaeuunfils,commeAnna.Maisd’unmondeàl’autre,sonpèreestdifférent.ÀGê,c’estmoi.Bienentendu,ilnepeutpaslesavoir.Iln’apasconsciencedesinnombrablesfacettesdenotrevie.Ilen va demême pour toutes les personnes que je vois chaque jour. Elles ne savent pas qu’il existed’infinies versions alternatives d’elles-mêmes. Pourtant, selon toute probabilité, ce qu’ellesapprennent dans l’un de ces mondes se reflète sur certains de leurs moi alternatifs. Comme cettedevise,queJastelrépètefièrementàvoixhauteetquesesclientsconnaissentsansdoutebien.Ilnepeutpaslesavoir,maiscettedevise,c’estmoiquilaluiaienseignée.Moi,unadolescent.Lui,monfils,unadulte.C’estleparadoxedeBen,lepremierparadoxespatio-

temporelquejerencontredepuismarenaissanceici.J’aibeaucoupaimésamère,danslaréalitédeGê. J’ai souvent rêvé d’elle : elle s’appelait Beth. Je l’ai connue tout jeune, et nous nous sommesmariés en unmois. Lemois suivant, elle était enceinte. Ces derniers jours, j’ai réussi à retrouverplusieursfragmentsdenotrevieensemble.ElleestmortequandBenavaitneufans.Jen’aipasoséinterrogerJastel;jenesaispassijesuisprêtàentendresesréponses.J’ignoresisamèreestencore

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vivante.Peut-êtrequ’unjour,jeretourneraiàGaren,etquej’aurailecouragedelachercher.Peut-être pourrai-je me perdre à nouveau dans ses yeux ensorceleurs. Pour l’instant, j’ai suffisammentd’informationspourcomprendrequecequim’entouren’estqu’unepelliculetransparente.Tôtoutard,jeréussiraiàvoiràtravers.Ilfautjustequejetrouvecomment.

–C’estcomplètementfou,commentaJenny.– Ou extraordinaire, répliqua Alex. Et si c’était vrai ? SiMarco avait raison ? Si nous avions

réellementétéadoptés,etquetoutceci,enréalité…Lajeunefilleseleva,posalesmainssurseshanchesetpoussaunsoupir.– Parmi toutes les superstitions et croyances qui sont en train de se répandre dans cette vallée,

celle-ci est certainement la plus séduisante.Mais comment pourrait-elle être vraie ? Cette histoireselonlaquellenousexistonsaussiailleurs…L’idéequenoussommespeut-êtremorts,puisquenousnenousrappelonsriendecetteréalité…Qu’est-cequeçaveutdire?–Çaveutpeut-êtredirequenousdevrionsvoirleschosesdifféremment.Alexfermalejournal,ramassauncaillouetseleva.Puisillelançaenl’airetlevitdessinerune

courbeavantdetomberdansl’eau.–Uncaillou,unesériedecercles…chuchota-t-il.Jennyfronçalessourcilstandisquesonfrères’agenouillaitetchoisissaitunautrecaillou,platet

mince,enformedetriangle,avantdelelancerversl’eauàl’horizontale.–Unseulcaillou,etcinq…sixsériesdecercles…–Sept,lecorrigea-t-elle.–C’estvrai,sept.–Etalors?–C’est ce queme disaitMarco.Nous devons considérer les choses d’un autre point de vue.Le

dernierricochetestàaumoinsquinzemètresdupremier.Lescerclesgénérésparl’unnepourrontjamaiseffleurerceuxdel’autre:ilsmourrontavant.– D’un autre point de vue, répéta Jenny à mi-voix tout en observant les formes géométriques

parfaitesdessinéesparlemouvementdesvagues.Alexseretournaets’approchadeJenny,qu’ilregardaintensément.Sesyeuxbleusbrillaientsous

lalumièredusoleil.–Etsinotrevien’étaitpasunparcoursunique?Sicetteexistence–Sam-en,l’école,nosfamilles–

neformaitquel’undesricochets?–Alex,je…Jennyessayadefuirsonregard,commesilaproximitéd’Alexlamettaitmalàl’aise,maisill’en

empêcha:– Regarde-moi, je t’en prie. Et dis-moi que tu ne ressens pas quelque chose d’inexplicable, toi

aussi. Quelque chose qui n’appartient pas à notre vie. Ce sentiment est remonté à la surface àl’occasiondurêvequenousavonsfaitilyadesannées,maisiln’estpeut-êtrepasnéici.–Jecrainsdenepascomprendrecequejeressens…Alexluisouritavecconviction.Sesparolesvibraientd’énergie:–Jemettraismamainàcouperquedepuiscejour-là,tuypensestoutletemps.Parcequemoi,c’est

moncas.Nousnoussommeséloignésl’undel’autre,nousnoussommesignorés,nousavonsévitéd’enparler.AlorsqueMarco…ill’atoujourssu.Jenny soupira, et laissa son regard errer sur les cercles concentriquesdans l’eau.Quand elle se

tourna à nouveau vers son frère, elle constata qu’il avait l’expression de quelqu’un qui attend uneréponseimportante.–C’estvrai,admit-elle.J’ypensesouvent.Ouplutôt,j’essaiedenepasypenser,carc’estmal.

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Alexattiralesmainsdelajeunefilleàluietlesposasursapoitrine.–Non,Jenny.C’estlogique.JecroisàcequeditMarco,àseshistoires,àsesvisions.Jecroisen

lui.–J’aipeur…avouaJenny,lesjouestremblantes,enessayantdesourire.–Dequoi?Elle observa le lit du fleuve, redevenu lisse. Elle repensait aux ricochets, aux cercles. Un seul

caillou, des répercussions infinies. Un seul esprit, des vies infinies. Puis elle rencontra les yeuxd’Alex,quirayonnaientd’uneconvictionabsolue.–J’aipeurd’êtreamoureusedetoi.

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–Jenny!Alex!L’appelrésonnadanstoutelavalléeetbrisalecalmedececoindeSam-en-Kar.C’étaitunevoixde

femme,forteetstridente.Ils lareconnurent toutdesuite,malgréladistance: ils’agissaitdeSeina,leurmèreadoptive.–Ah,vousêteslà!s’exclama-t-elleens’approchant.Rougissante,Jennymitsesmainsdanssondos,commesielleavaitquelquechoseàcacher.–Çafaituneheurequejevouscherche!–Nousétionsici,prèsdufleuve,sejustifiaAlexenremarquantlesyeuxhumidesdesamère.Que

s’est-ilpassé?Lafemmeessuyaunelarmeavecsonpouce,puisrassemblasonépaissechevelurechâtainenune

queue-de-cheval.D’un tempérament résolu,peuenclineàdesélansd’émotion,Seina semblait cettefois avoir perdu son sang-froid habituel. Sa carapace, qui la faisait paraître parfois presque dure,semblait s’être lézardée sous le coup d’un événement imprévisible. Ses yeux gris, généralementfroidsetimpassibles,étaientchargésd’uneémotionnouvelle,inattendue.–Ilfautquevousvenieztoutdesuite.Instinctivement,Alexfermalesyeux.Enunefractiondeseconde,ilvit lecorpsdeMarcoétendu

sansviesurlelitdelachambreoùilavaitpassédescentainesd’après-midi,leConfesseurcélébrantleritetraditionnelnomméSalutFinal,avecunpetitgroupedegensenlarmes.Ilchassacettevisionaussi vite qu’elle s’était présentée.Après tout, il pouvait s’être passé n’importe quoi : leurmaisonavaitpubrûler,ouleurpèreadoptifêtreécraséparunvéhiculeagricole.–C’estTessequim’ainformée,ajoutaSeinaavantderepartirdansl’autresens.Allons-y.CenomconfirmaàAlexquec’étaitbienàsonmeilleuramiqu’ilétaitarrivéquelquechose.Tous

troisquittèrentlefleuveetempruntèrentunchemindeterrequimenaitverslevillage.AlexetJennyn’osèrent poser aucune question, mais ils ne cessaient d’échanger des regards. Leurs penséesn’avaientpasbesoindemots.Aprèsdesannéesdedoutes,decraintes,desannéespasséesàenfermerleurs sentiments à double tour dans un recoin de leur cœur pour ne pas leur laisser l’occasion detrouverunéchodansleurâme,ilsavaientenfindécidédecroireauxhistoiresdeMarco.Cederniernepouvaitpaslesabandonnermaintenant!

Quandilsentrèrentchezleurami,lapremièrechosequ’ilsvirentfutlevisageémudupère,Floris.Unhommedepeudemots,agriculteurexpérimenté,pastrèsavenantàcausedesoncorpstrapuetdesonvisagemarquépar de longues cicatrices, des ridesprofondes et d’épais sourcils.En réalité, ilavaituncœurd’or.C’étaitluiquiavaitinsistépouradopterMarco,enmettantpourcelaengagelarécolte de toute l’année 376 ; mais seule sa femme, Tesse, connaissait ce détail. Alex et Jennyn’avaient jamais échangéavecFloris autre chosequedes«Bonjour» et «Au revoir».Cette foisencore,ilslesaluèrentd’unsimplesignedetête,sansouvrirlabouche.Seinamonta avec eux aupremier étage,mais demeura à l’écart pour observer la scène.Alex et

Jennyentrèrent lentementdans lachambrede leurami,firentdeuxpasà l’intérieuretéclatèrenten

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sanglotsàl’unissonenvoyantlesouriremalindeMarco.Ilétaitallongésursonlit,soutenupardeuxgroscoussins,latêtetournéeverseux.PasdeConfesseuraccomplissantunritepostmortem.Pasdecortègedegensenlarmes.–C’étaitnécessaire,chuchotaMarcod’unevoixfaible.Excusez-moi.Alexs’agenouillaprèsdulitdesonamietenfouitlatêtedanslescouvertures.–Tuesvivant.Bonsang,tuesvivant!J’avaispeurdeneplusjamaispouvoirteparler…–J’avaisdusommeilenretard,plaisantasonami,toutenadressantunlargesourireàJenny.Alexlevalatête,toujoursàgenoux,etpritlamaindesonami.–Tues…tuesguéri?–Jen’aijamaisétémalade.–On t’a trouvéprèsdupuits, ce jour-là, se rappelaAlexen fixant lemur, commes’ilvoyait la

scèneprojetéederrièresonami.Tuétaissansconnaissance.Ettunet’esplusréveillédepuis.Tuneterappellespascequis’estpassé?–C’estquelqu’unquit’afait…ça?demandaàsontourJenny.Derrière elle, Seina redescendit au rez-de-chaussée pour discuter avec Tesse et Floris. Marco

essayadeseredresser,maisdemultiplescrampesl’obligèrentàyrenoncer.–Iln’yaqu’àvousdeuxquejepeuxledire…–Nousgarderonslesecret,promitAlex.–Oui,c’estquelqu’un.–Jelesavais!s’exclamaJenny.Toutlemondeparlaitd’uneétrangemaladie,mais…j’aitoujours

soutenuqu’ilyavaituncoupable!–Maisqui?s’énervaAlex.Quiestcesalaud?–Ilestenfacedevous,réponditMarcod’untoncalme.JennysetournaversAlex,etilséchangèrentunregardperplexeavantdedévisagerleuramid’un

airaccusateur.–Tutemoquesdenous?–Pasdutout.–Alors,soisunpeuplusclair.Tuesentraindedire…–…que jeme suisplongévolontairementdans le coma,Alex.Tuasbiencompris. J’ai toutde

mêmedûdemanderunpeud’aidemédicaleauvieuxMeuron.Voussavez,ilétaitherboriste,autrefois.Ilconnaissaittrèsbienlesplantesetmenaitdesexpériencespoursoigner…–Attends,attends,l’arrêtaJenny.Tut’esmisdanscetétattoutseul?Pourquoi?Tuesdevenufou?–Memoria.–Pardon?Marcoexpliquatranquillement,avecunsourire:–Un jour, après avoir recollé quelquesmorceaux du puzzle, j’ai compris qu’ilm’enmanquait

encoretrop.Leseulmoyendelestrouvertous,c’étaitderetournerlà-bas.QuandjemesuissouvenudeMemoria,j’aicompriscequimerestaitàfaire.–Jenesaispasdequoituparles,ditAlexensecouantlatête,maisc’esttropfort.Vraimenttrop

fort.Tuasfaillitetuer!–C’étaitleseulmoyen.Dumoins,jel’espérais,etj’aieuraison.Dansunétatd’inconsciencetotale

etd’inactivitéducorps,quandl’espritestlibredevoyager,leseulscénariopossible,c’estMemoria.Nousyavonsétéensemble,touslestrois.Vousnepouvezpasvousensouvenir,maispeut-êtrequ’unjour…–Memoriaest…unendroit?demandaJennytandisqu’Alexserelevait.–Oui.C’estcequirestequandnotreespritestvivant,maisquenotrecorpsnerépondplusànos

commandes.Unesortederêvelucide.Unlieupeupléparnossouvenirs,etceuxdesautres.

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–Etpeux-tunousdirecequetuesalléchercherlà-bas?Marcoréessayadesesoulever,avecuneffortquiluifitgrincerdesdents.Ils’agrippaauxbordsdu

lit,froissantlesdrapssoussesdoigts,etfixalevidedevantlui.–Lavérité.AlexetJennynedirentrientandisqu’ilremuaitfaiblementsesjambesetmurmurait:– Jem’attendais àpire.M’aurait-onmassé régulièrement, parhasard ?Mesmuscles sontmoins

atrophiésquejenelecraignais.–Toutcequejesais,c’estqu’unmédecinvenaitdeGarenunefoisparsemaine…réponditAlex,

quin’avaitpaslamoindreidéedecequesignifiait«atrophié».–Jeposerai laquestionàmamère,ne t’inquiètepas.Etpendantquelquessemaines, jevais sans

doutedevoirutiliserceci…Marcojetauncoupd’œilversl’autreboutdelapièce.Àdroitedubureau,unfauteuilroulantétait

calécontrelemur.Alexsuivitsonregard,etenvoyant le fauteuil, il sentitunfrissonmonter le longdesacolonne

vertébrale.Iléprouvabrusquementunvertige,commesisoncorpstombaitdansunprécipice,etdutsereteniràlatêtedelitpournepasvaciller.Jennyluilançaunregardinterrogateur.– À présent, je sais que vous êtes avec moi, reprit Marco. Je le sens. Les souvenirs vous

reviendront, j’ensuisconvaincu.Jesuisvivant,de l’autrecôté.Jenesaispasoùvousêtesdétenus,vous,maisilsnenousontpastués.J’aivulaprison.J’aivoyagédanslamémoiredemongeôlier.J’aitantdechosesàvousdire…–Laprison?répétaJennyd’unevoixfaible.–Lepontestintact,chèreamie.Là-bas,jesuisenfermédansunecelluled’isolement,etj’aiquatre-

vingt-huit ans, alors qu’ici j’en aurai bientôt dix-huit. Je ne sais pas combien de temps je peuxsurvivrelà-bas,maisàprésent,nousavonstouteslescoordonnéesnécessaires.–Nécessairespourfairequoi?demandaAlex,ens’efforçantdejouerlejeu.–Pouryretourner.

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15

SiègedeSynaptique,Marina,Gê

Seuledans la chambre129, assise sur une chaiseverte à côtédu lit de Jenny,Annaobservait lajeunefilledevenuefemme.Lespaupièresunpeusoulevées,commesiellecherchaitvainementàlesouvrir. Les cheveux châtains, longs, propres et parfumés après le lavage programmé cematin-là.D’après Thierry, qui l’avait accompagnée au douzième étage avant de la laisser seule, les sujetsdormaientàcausedessédatifsqu’onleuradministraitaprèschaqueextraction,commel’imposaitleprotocole.Ilsétaientsusceptiblesdeseréveillerd’unmomentàl’autre,maisilétaitdéconseillédelesbrusquer.En attendant que Jenny ouvre les yeux,Anna repensa aux images surprenantes qu’elle venait de

voir.L’église.Laplace.Lamainadulte.Levisagedel’homme.Desscènesd’unpassésilointainqu’ilsemblaitirréel.Pourtant,c’étaitàcemêmepasséqu’avaitappartenusonpère,Nathan.La vidéo avait duré une dizaine de minutes et avait présenté à Anna, émerveillée, d’autres

fragments, choisis parmi les extractions les plus importantes. Parfois nets ; d’autres fois flous,brumeux. Certaines séquences semblaient abîmées, ce qui rendait les images discontinues ouconfuses.La plus claire et limpide représentait un réverbère à côté d’un petit escalier. Le réverbère se

trouvaitsurunejetées’avançantsurl’océan,etl’escalierdescendaitversuneplage.Chaquedétaildecetteimageavaitétédécodéetfidèlementreproduit,commesicesouvenirn’avaitpassubil’usuredutemps.Etd’aprèscequeluiavaitditThierry,ilapparaissaitàlafoisdanslessouvenirsd’AlexetdansceuxdeJenny.Soncollègueluiavaitégalementmontrélesarchivesnumériquescomplètes,accessiblesgrâceàun

tableau de commande portant le numéro 1. L’appareil qui conservait toutes les extractions,numérotéesetdatées,encontenaitsoixante-quatorzeentout.Sonrôle,àelle,étaitd’allerplusloin.Anna était certaine d’une chose, bien qu’elle ne puisse en parler ni à Dana, ni à Thierry : afin

d’obtenir plus de résultats que ceux (minces, quoiqu’extraordinaires) qu’avaient donnés dix-septannées d’analyse, il fallait suspendre le traitement à base de Neurex. Sous l’effet d’un inhibiteursynaptique,ilseraitdifficiledetirerd’autressouvenirsdel’espritdesdeuxsujets.MaisAnnasavaitqu’AlexetJennypossédaientdesfacultéscérébraleshorsducommun,cequilesrendaitdangereux.Télépathie,manipulationdelapensée,lecturedessouvenirsd’autrui:descapacitésqu’ellepartageaitavec eux. Combien de fois avait-elle éprouvé une pointe de remords, à Sam-en, face à ces genssuspendusàseslèvres,cesclientsindécisquifinissaientparacheter,cesrivauxquirenonçaientàdesenchèresensafaveur!Sonespritétaitlaclédetout.Voilàpourquoiceluid’AlexetJennydevaitêtrecontrôlé.Endigué.Limité.Detouteévidence,lejourdelafugue,ilsavaientétéassommésdemanièreànepaspouvoirs’enservirpouréchapperàlacapture.–Jesuislanouvelleresponsablechargéedes’occuperdevous,annonçaAnnasuruntondétaché,

professionnel,sanssavoirsilapatientepouvaitl’entendre.Les paupières de Jenny commencèrent à vibrer, et certaines rides fines au coin de ses yeux

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s’accentuèrent, pour ensuite s’aplanir à nouveau. Brusquement, elle ouvrit les yeux. Sa bouches’ouvritàmoitié,commesielleallaitpousseruncriétranglé,maisseulunrâleensortit,tandisquesesmainss’agrippaientaudrap.«Quesepasse-t-il?»s’inquiétaAnnaenreculantlebuste.LesyeuxdeJennyrestèrentfixéssurleplafondpendantquelquessecondes.Puislesmusclesdeses

mainssedétendirentlentementetlâchèrentprise.Sonvisageserasséréna,luiaussi,etsespaupièresse refermèrent.Annasupposaqu’il s’agissaitd’uneffetcollatéraldessédatifsetdécidaqu’ilvalaitmieux laisser la jeune femme tranquille jusqu’à son réveil complet.C’est alorsqu’elle entendit unmurmurequiluifitl’effetd’unfrissonglacial.Maiscen’étaitpaslabouchedeJennyquil’avaitémis,mêmes’ilvenaitd’elle.«Aide-moi.»Anna se leva brusquement, tandis que son cœur s’emballait dans sa poitrine. Pour mieux se

maîtriser,ellepritundossiercliniqueposésurunetableàcôtédulitetfitsemblantdelelire.Maislesparolesdansaientdevantsesyeux,etcetteprièrecontinuaitàrésonnerentrelesparoisdesoncrâne.«Aide-moi.»Cen’étaitpaslavoixdeJenny.Cen’étaitpasunevoix.C’étaitunepensée.Quand Jenny ouvrit les yeux et regarda autour d’elle,Anna était là.Debout, le dossier dans les

mains,etcettenouvellecertitudeentête:personnenepourraitfouillerdansleursidées.Elleregardasapatientedehaut,levisagetiré,etrépéta:–Onm’achargéedem’occuperdevous.Maistoutenprononçantcesmots,ellepensait:«Jesuislà,Jenny.N’aiepaspeur.»Jennyhocha la têteenébauchantunsourire timide,et fouilladanssamémoirepour trouverune

explicationàcetteconfianceinstinctivequ’elleéprouvaitenverslanouvellechercheuse.« Aide-moi », pensa-t-elle à nouveau. Puis elle déplaça son regard vers le lit d’Alex, toujours

inconscient,etcorrigea:«Aide-nous.»

QuandAnnasortitparlagrandeportecoulissantedurez-de-chausséedeSynaptique,cesoir-là,cefutsousuncieldeplomb.Onrespiraitunairdetempête;leventsoulevaitdespapiersetdesfeuillesdutrottoiretlesentraînaitdansunedanseconfuse.Annaresserrasonmanteauettraversalentementleslargesruesducentre,enlevantdetempsentempslatêtepouradmirerlesimmensesgratte-cielqui faisaient la fierté de leur architecte. Souvent, lors des retours à la terre nocturnes des stationssous-marinestellesqueMnemonica, lescamérasplacéesà l’extérieurdecesstationsmontraient lesflèchesscintillantesdestoursducentre-villeavantmêmelespharesdesignalisationdisposéslelongdelacôteenvuedefaciliterl’accostage.Anna ne croisa le regard d’aucun passant mais les observa tous du coin de l’œil. Des visages

absents ; une armée de consciences asservies. Au cours de ces dix-huit dernières années, lesresponsablespolitiquesdevaientavoiratteintlebutqu’ilss’étaientfixé:faireensortequecettevieplaiseà tous lescitoyens.Quechaquehabitant se trouveà l’aisedansunendroitoù sa libertéétaitconfinée et ses besoins limités. C’était mieux que la guerre. C’était mieux que la famine. Elle serappelaitqu’àl’époque,Ianinsistaitsurlefaitqu’unerévolutionétaitimpossibledansunsystèmeoùlamajoritédescitoyenssoutenaientleprogrammeduBien-Être.Nulnevoyageaitjamais.Nuln’étaitjamaisl’artisand’unchangement.Aucuneopinionn’apportaitjamaislamoindredifférence.Ettoutlemonde l’acceptait. « C’est une vie dépourvue de sens », disait toujours Ian. Et son père, Nathan,acquiesçaitensilence.Dans la rue, les voitures en file indienne, disciplinées, rentraient lentement chez elles. Les

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premièresgouttesdepluie tombèrentsur lespare-brise.Aufuretàmesurequ’Annas’éloignaitducentre,lesgrandsimmeublesauxfaçadesparfaitescédèrentlaplaceàdesbâtimentsdedeuxoutroisétages, aux murs fissurés et aux vitres fêlées. Des rafales de poussière l’agressaient commed’immensesessaimsd’abeilles.Annapressalecoldesonmanteaucontresabouche,éternuauneoudeuxfoisetcontinuaàmarcher.Lapluiedevenaitinsistante,écrasaitsachevelurerousseetargentée,et semêlait aux larmes qui coulaient sur son visage. Elle pleurait, et elle invoquait tout l’univers,priant pour pouvoir retrouver Ian. Elle se rappelait des épisodes de son enfance àGê, quand ellen’était qu’une enfant aux yeux vifs qui apprenait par cœur n’importe quelle liste de noms ou dechiffresquiluipassaitsouslenez.EtIan,amietconfidentfidèledesonpère,étaittoujourslà,avecsongrandsourireetsonregardénergique,pleind’unevitalitéetd’uneforcequin’appartenaientpasàcelieu,àcetteépoque.SiAlexetJennyétaientdevenusdescobayes,peut-êtrequeIan, luiaussi,avaitétéépargné.Mais

même ainsi, il pouvait être mort de vieillesse, naturellement. Anna ne pouvait pas s’informer, niauprèsdeDana,niauprèsdeThierry.Pourtant,ilfallaitqu’ellesache.Àtoutprix.Brusquement, elle s’arrêta, au niveau d’un croisement. Sur sa droite, une rangée de poubelles

dégageait une odeur nauséabonde. Par terre étaient esquissés à la craie les contours des corps decriminelsoudecontestatairesquiavaientétéabattus.Cesystèmeétaitutilisédepuis toujourspar lapolicedeGêenguised’avertissement,entantquemoyendefairesavoirqu’unmalfaiteuravaitétééliminé,etqu’ilvalaitmieuxnepasprendre le risqued’être leprochain.Annaconnaissaitbien lesméthodesbrutalesdelapolice.Sonpèreavaitvuunlointaincousinàeuxexécutésoussespropresyeux,alorsqu’elleétaitàpeineadolescente.Illuiavaittoujoursexpliquécommentfaireensortequepersonnen’aitdedoutesausujetdesabonneconduitesociale.Cependant,Annanes’étaitpasarrêtéepourobserverlespoubellesquidébordaient,nilestracesde

craieparterre.Elles’étaitarrêtéeparcequ’elleavaitcomprisd’unseulcoupcequ’elledevaitfaire,etvite.«Ilfautquejelesfassesortirdelà.»Quand elle arriva chez elle, Diletta l’accueillit en miaulant avec insistance et tournicota autour

d’elle pendant quelques minutes avant que sa maîtresse se rende compte que son bol d’eau et sagamelledecroquettesétaientvides,etavaientétéléchésaupointdesemblerneufs.–Jesuisdésolée,machérie,s’excusa-t-elleàvoixhauteenallumantleslumièresdelamaisonnette

où elle habitait et qui lui servait également de laboratoire depuis toujours. Jem’enoccupe tout desuite.Maissonespritétaitconcentrésurcettemotivationquidevaitlapousseràpasseràl’actiondèsque

possible,fût-ceaurisquedesaproprevieetdecelledesdeuxamis:«SiAlexet Jennyme reconnaissent, etque laprochaineextractionmontre le souvenirdenotre

dernière rencontre, c’est fini pour tout lemonde.Thierry verra que j’étais à bord de cette voitureavantqueIanneseheurteàcebarrage.Ilverraleséprouvettesavecleursaliveetsauraquelpactej’aifaitavecIan.Ilnefautpasqueçaseproduise!»Cettenuit-là,pendantqueDilettadormait,rouléeenboulesuruncoussin,Annas’assitàlatabledu

laboratoire avec une feuille blanche. Elle prit un crayon et commença à dessiner le visage d’unhomme. Au fur et à mesure que les lignes se rejoignaient et formaient les yeux, délimitaient lescontoursdelamâchoire,définissaient lesanglesdeslèvreset lacourbedunez,sonâmeseperdaitdansuntourbillondesouvenirs,attiréeavecdeplusenplusdepuissanceverscesformesà lafoisanguleusesetsinueuses.C’étaitunportraitdeSlev.Sonsourirefranc,sonregarddoux.Auplus fort de sa concentration,Annaglissa de l’autre côté du tourbillon spatio-temporel.Elle

avaitenfincomprisquelétaitlemécanismementalquiluipermettaitdevoyagerentrelesdimensions.Sonespritétaitlaclédetout.Ilsuffisaitqu’ellereconstruisedanssapenséelesdétailslesplusprécis

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possibled’uneréalitéenapparencelointaine.C’étaitainsiquelepontsereformait,etqu’ellepouvaitlefranchir.Son âme rejoignit sa version alternative de Sam-en, sans qu’aucun obstacle ne puisse l’en

empêcher.Iln’yavaitpasuninstantàperdre.LemomentétaitvenudetrouverAlex,JennyetMarco,etdeleurraconterlavérité.

Quand elle rouvrit les yeux dans samaison deGaren,Anna était allongée sur son lit dans unechemise de nuit légère, et Slev ronflait à côté d’elle.En regardant autour d’elle, dans le noir, elleéprouva soudain un trouble, un malaise croissant. En un instant, une crise de tachycardie et unetornadedevisionsangoissantes laparalysèrent.LesyeuxvitreuxdeJenny,aumilieudesonvisagecadavérique.LericanementdeThierryentraind’archiversondossier.Leregardbouleverséd’Alexposésurlecorpsinanimédesonaimée.L’expressiondésapprobatricedeDana.Annasavaitd’oùvenaientcesvisions.Ellesétaientproduitesparsaterreurdenepasréussir,dene

pasêtrecapabledetirerlesdeuxjeunesgensdecettesituation.Denepaspouvoirlesaider.Dèsqu’ellerecommençaàrespirerrégulièrement,elleselevasansbruitetpritdesvêtementsdans

une commode. Elle quitta la chambre et s’habilla, dans le noir, avant de sortir de la maison. Àquelques pas de chez eux se trouvait une écurie, et aucungardien ne surveillait les chevaux.Entreautresparceque cesderniers jours– cela lui revenait,maintenant–, l’attentionde ses concitoyensétait concentrée sur leTournoideGaren, imminent,oùn’étaientutilisésquedespur-sang.Etdanscetteécurie,iln’yenavaitpasunseul.Maisn’importequelcanassonconvenaitpourpartirimmédiatementverslavalléedeKar.

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16

LajoiedesavoirMarcosortidesoncomaserépanditdanstoutlevillagedeKar,àtelpointqu’onproposa au jeune homme de retourner en classe bien avant qu’il n’ait terminé sa période derééducation. Une semaine après le réveil de Marco, Floris et Tesse poussèrent donc son fauteuilroulantjusqu’aucentreduvillage,surlaplacedelaFontaine:c’étaitdelàquepartaientlesleçonsitinéranteshabituellesdanslavallée.Sescamaradesl’accueillirentavecunenthousiasmesincère,quelquepeuinsoliteenverscetélève

plutôttaciturnequisautaitsouventlescourspourpoursuivresesétudesprivées.Maislesdeuxsaisonsqu’ilavaitpasséesenéquilibreentrelavieetlamortavaientsecouéélèvesetprofesseurs,ettoutlemondeétaitsoulagédelerevoirsainetsauf.Enoutre,ledix-huitièmeanniversairedeMarcotombaitàpeinequelquesjoursplustard:onvenaitd’entrerdansl’an394ducalendrierdeSam-en,etMarcoétaitnélesixièmejourdelaSaisondelaLune.Dumoinsétait-celàcequesesparentsavaientdéclaréàl’étatcivildeKar,dix-huitansplustôt.Lesadoptions,courantesàGarenetTor,étaientmalvuesparleshabitantsdelavallée;parconséquent,nilafamilledeMarco,nicelled’AlexetdeJennyn’avaientavouélavérité.LavéritabledatedenaissancedestroisjeunesgensrestaitdoncunmystèrequeseuleAnnaauraitpurésoudre.– Où as-tu mis tes lunettes ? demanda Alex quelques heures plus tard en poussant le fauteuil

roulant : il raccompagnait Marco chez lui après la matinée de leçons, comme convenu avec lesparentsdesonami.–Jenelesutilisepasdanslesgrandesoccasions,etilm’asembléqu’aujourd’hui,c’enétaitune.–Tuveuxdirequetupréfèresêtrecomplètementbigleux?–Non,jeveuxdirequej’utilisececi.Marcoouvritunœilenécartant sespaupièresavecdeuxdoigts,etde l’autremain, ildécollaun

petitdisquetransparentqu’iltenditàsonami,avantd’ôterégalementledeuxième.–Voilà,maintenantjesuisvraimentbigleux.Alex s’arrêta, contourna le fauteuil roulant, prit le petit cercle entre ses doigts et l’observa à

contre-jour,sourcilshaussés.–Qu’est-cequec’estquecestrucs?–Deslentilles,Alex.Deslentillesdecontact.Parfois,jesuissurprisparl’ignorancequirègnedans

cevillage…–Pourquoi,çavientd’où?–IlyaplusieursentreprisesquienproduisentàTor,ainsiquequelques-unesàGaren.C’estlàque

jelesaipiquées,auCentreDioptrique.–J’auraisdûm’endouter.–Oui,maispasaucoursdemonderniervoyage.Lapremièrefois.Saufquej’enaiseulementune

boîtedevingtpaires,doncjelesgardepourlesgrandesoccasions,commejeledisais.J’enmettrailejourdemonanniversaire,mêmesijepensequemamyopieaempirédepuisneufans.–Combiendefoispeut-onlesutiliser?–Justeune.Audébut,onnelessentmêmepas,maisauboutdequelquesheures,onestgêné.Jeme

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souviens qu’à l’époque, il était question de construire desmodèles plus résistants, qu’on pourraitréutiliserpendantunedemi-saison.–Tunem’avaisjamaisracontéça…Alex recommença à pousser le fauteuil, tandis queMarco se penchait en avant pourmasser un

molletendolori.Lescrampesl’avaientaccompagnépendanttoutelamatinée;ellesnesemblaientpasvouloirlequitter.–IlvafalloirquetuviennesàGarenavecmoi,unjour.Etailleurs,aussi. Ilya tantdechosesà

voir…–Jesais.–Nousavonspresquedix-huitans.Àcetâge-là,de l’autrecôtédesmontagnes,onestconsidéré

commeunadulte.Tulesavais?–LesvillesduNordsontvraimentsidifférentes?–Ellesreprésententl’avenir,Alex.Tuasvumeslentillesdecontact;tuasvulesperfusionsdans

machambre.–C’estvrai.Onfaitdeschosesincroyables.–Cenesontpasdesmiracles,pourtant:justelefruitdel’ingéniositéhumaine.C’estdelascience.Tousdeuxquittèrentlarueprincipaleets’engagèrentsurunepetiteroutepoussiéreusequimenait

verslacampagneouverte.–Ilyaautrechosequ’ilfautquetusaches,repritMarcoensortantdeslunettesdesapocheetenles

mettantsursonnez.Alexs’arrêtaànouveaudepousserpourluifaireface.–Quoidonc?–Jedoisvousparler,àJennyettoi.Seuls.Dèsquepossible.–D’accord.Demain?LesyeuxnoirsdeMarco,profondsetdéterminéscommeletondesavoix,nevacillèrentpas.Ils

demeurèrentplantésdansceuxd’Alex,avecl’énergied’untorrentqueriennepeutendiguer.–Cesoir.

L’eauchaudeenveloppaitlecorpsdeJennyavecdélicatesse,etlamousseforméeparunflacondesavonparfuméflottaitàlasurfacedubain,cachantsanudité.C’était bientôt l’heuredudîner,mais lamaison était plongéedans le silence.Seina etDeier, ses

parents, devaient être encore au magasin. Son père était forgeron et menuisier : il tenait un petitmagasinàKar,etcesderniersjours,safemmeetluis’yattardaientlesoir,carilsétaientenpleinepériodedecomptesetd’inventaire.AlexdevaitêtrechezMarco,àmoinsqu’ilnesoitallédonneruncoupdemainauxparents.Jennyfermaàdemilespaupières.Elleglissalentementdanslabaignoirejusqu’àcequel’eaului

arrivejustesouslementon,etdétenditsesmuscles.Lesyeuxd’Alex.Sarespiration.Sonsourire.Sesdoigts,entrelacésauxsiens.Était-ilpossiblequecesoitvrai?Cesentimentquiluicoupaitlarespiration,absurde,inavouable,

inacceptable. Et pourtant, si vif. Aussi profond que tabou. Résultat d’un désir nié, vibration d’uncosmosinconnu.Plongéedansl’eaupresquejusqu’auxlèvres,Jennypassaunemainsursonventre,caressant du bout des doigts sa peau lisse et veloutée. Céder à ce baiser, à ce rêve plusieurs foisrépété,croireà l’avisdeMarcoetpartager laconvictiond’Alexéquivaudraientpourelleàvoir lemondequil’entouraitsedésagréger,détruisantlaviequ’elleavaitmenéejusqu’àprésent.Unbruitsoudainlafitsursauter.

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–Oh,excuse-moi!La silhouette d’Alex se découpa dans la pénombre, au centre de la porte ouverte. À la lumière

tamiséedesbougies,quiconféraitàlasalledebainsuneteintejauneorangéetquisereflétaitsurlepeu d’eau visible entre les montagnes de mousse, Alex remarqua l’expression embarrassée de sasœur,sesjouesrouges,sonregardfuyant.–Désolé,jecroyaisquetuétaissortie.Jennyébauchaunsourirenerveux.–Mamanetpapavontrentrertard,continuasonfrèreenessayantderegardern’importeoùsauf

danslabaignoire.Jesuispasséaumagasin,etilsnousdisentdedînersanslesattendre.Excuse-moid’êtreentré,maisjen’aipasentendudebruit,et…– Ne t’inquiète pas, lui dit-elle, en s’efforçant d’accompagner ses paroles par un sourire

convaincant.Alexseretournapoursortir,maislavoixcalmeetfermedeJennyleretint:–Ilyaquelquechosedontjevoulaisteparler.Alex rentra dans la salle de bains, tendu, les yeux baissés. Il s’arrêta face aumiroir, faiblement

éclairépar l’unedesbougiesposée surune tablette enbois, et appuya sesmains sur le lavabo.LeprofildeJennysedécoupaitdanslereflet,derrièresapropresilhouette.–Jet’écoute.Jennyémergeadequelquescentimètresdel’eau,quiluiarrivaitdésormaisàlabaseducou.–Tunem’asjamaisrépondu.–Àquelsujet?–Tusaisbien.Cequejet’aiditaufleuve.Alex rencontra les yeux de sa sœur dans le miroir. Son esprit revint à cette phrase, source de

troubleetd’obsessionpourlui:J’aipeurd’êtreamoureusedetoi.Cejour-là,lanouvelleduréveildeMarco avait écarté toute autre préoccupation.Mais Jenny avait raison : ils n’en avaient plus parlédepuis.– Pour croire à toute cette histoire, continua-t-elle, ta confiance enMarco, ta conviction que le

mondedontilparleexiste…çanesuffitpas.Tucomprends?–Jepense,oui.–J’étaisterroriséequandjet’aidit…–Jenny,l’interrompitAlexenseretournantetens’appuyantaulavabo.JecroisàcequeditMarco.

Tulesais.J’ycroisvraiment.Leregarddelajeunefillesevoiladetristesse.–Mais…?–Mais ce qu’il y a entre nous… je ne sais pas comment t’expliquer.Çame fait peur.Là, en ce

momentmême,d’uncôté,j’aienviedem’approcherdetoi,etd’unautrecôté,jesuisparalysé.Jennyhochabrièvementlatête,commesilemêmetroublehabitaitsonâme.–Nousavonsessayédefuirnossentiments.Longtemps.Nouslesavonsrepoussés,nouslesavons

niés.Résultat,aujourd’hui,nousn’arrivonsmêmeplusànousregarderenface…–Quepouvons-nousfaire,alors?Jenny posa le regard sur la couche demousse qui flottait sur l’eau, secoua lentement la tête, et

cherchauneréponse,tandisqu’Alexgardaitlesyeuxbaisséspourrespecterlapudeurdesasœur.–J’aibesoindecomprendrequinoussommesvraiment,dit-elleenfin.Jeneveuxplustevoiraussi

malàl’aise,oumesentirmoi-mêmeaussinerveuse.Etsitucommençaisparmeregarderenface?Alexsourit,prituneinspirationprofonde,etobéit:illevalatête.LavoixdeJennyluiavaitparu

sereine,maissonvisagedisaittoutautrechose.–Situesencorel’Alexd’autrefois,celuiavecquij’aigrandi,etsinousnoustrompons…alors,

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viensmerejoindre.–Jenny,je…–Tuterappelleslejeuquenousfaisionsquandnousétionsenfants,lorsquenousprenionslebain

ensemble?demanda-t-elleenseredressant,lescoudesappuyéssurlereborddelabaignoire.–Franchement,non,réponditAlex,ensedétournantlégèrementpouréviterderegarderlapoitrine

nuedeJenny.–Vraiment?Nousnousmettionsfaceàface,lesjambeslevées,lespiedscollés,etnouspoussions

detoutesnosforcesennoustenantauborddelabaignoireaveclesbras.–Etquigagnait?–Enfait…personne,jecrois.Maisc’étaitdrôle.–Aujourd’hui,turisqueraisdeteretrouversurleplancher!gloussaAlexenregardantànouveau

sasœur,quis’étaitlaisséeglisserdequelquescentimètresverslebaspourquel’eaucachesesseins.–Ah,enfin!–Enfinquoi?–Enfin,tutecomportescommed’habitude.Tuplaisantes,ettumeregardesenface.J’aibesoinde

ça,Alex.Quetusoismonfrèreoupas,j’aibesoindetevoirainsi.–Tucroisvraimentquejen’oseraispasentrerdanscettebaignoire?Jennyleregardaenhaussantunsourcil.Aussitôt,AlexenlevasonT-shirt,puiscommençaàôter

sonpantalon.Jennytournalatêtedel’autrecôté.–Qu’est-cequetufais?–Tudisaisquetuvoulaissavoirquinousétions.Ehbien,moiaussi.Quelquessecondesplustard,Alexétaitassisdanslagrandebaignoirefaceàsasœur.Sesjambes

cherchaientuneplaceentrecellesdeJenny,sesbrasétaientposéssurlerebordencéramique.Elleluiadressaunregardmenaçant,aumomentoùl’avant-dernièrebougies’éteignaitderrièrelevisagedugarçon.–Tul’asvraimentfait…–Jel’aivraimentfait.–Tuesfou,ouquoi?–J’essaiejustedecombattremonembarras.C’estcequetuvoulais,non?–Tuesmonfrère…ditJenny,brusquementsérieuse,enlaissantensuspensunephrasequisonnait

davantagecommeuneinterrogationquecommeuneconstatation.Tunedevraispasprendretonbainavecmoi.Alexsouritetattrapauntasdemousse.–Nousl’avonsdéjàfaitdescentainesdefois!–D’accord,maisnousétionspetits.–Dequoias-tupeur?Jennyserenfonçajusqu’àcequel’eauluiarriveaumenton,etremontasesgenoux,quidépassèrent

aumilieudesbullesdesavon.–Lesparentspourraientrevenird’unmomentàl’autre.–Etalors?Noussommesjusteentraindejouer!AlexavançasamainversJennyetluiécrasauntasdemoussesurlevisage.Dèsqu’ellelevason

brasgauchehorsdel’eaupourcontre-attaquer,ill’attrapaavecunepoignedeferetcommençaàlachatouiller sous l’aisselle, une torture à laquelle Jennyn’avait jamais pu résister.C’était son pointfaible :cela la transformaitenuneproiefacile, incapablederéagir, terrasséepardeséclatsderirehystériques.–Arrête!Alex,arrête!glapit-elletandisquel’eaudébordaitdelabaignoire.–Comptelà-dessus…

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–Arrête,crétin!Tousdeuxchahutèrentdanslabaignoirejusqu’àcequeladernièrebougies’éteigneendégageant

uneforteodeurdecire.Etcefutlenoir.Etenunéclair,AlexetJennyserevirentenfants,entraindes’amuserdanscettemêmebaignoire,

quiavaitalorslesdimensionsd’unepiscineàleursyeux.Libres.Insouciants.Innocents.–Tucrois?demandaJennyàmi-voix.–Quoi?–Quenoussommesjusteentraindejouer.Ils étaient figés dans une pose plastique, leurs corps entremêlés sous la surface de l’eau. Alex

serraitunpoignetdeJennydanssamain,etelleavaitentourésondosdesonbras.Unarrêtsurimageaumilieud’unjeud’enfants,àcausedecettehistoirequiremontaitàlasurface,decesentimentquicontinuaitàlestorturer.–Dis-le, chuchotaAlexdans l’obscurité, sonvisage àquelques centimètres de celui de sa sœur.

Dis-moiàquoitupenses.Jennyattenditquelquesinstants,haletante,lesyeuxfermés.Puisellerépondit,commesilesparoles

d’Alex avaient percé une brèche dans son cœur, avaient réussi à ouvrir définitivement une portedemeuréetroplongtempsfermée:–Jenepenseàrien.Jeneveuxpenseràrien.Ilgarda lesilence, lâchasonpoignet,ets’approcha lentement.Passant lebrassous lasurfacede

l’eau,ilposaunemainsurlahanchedeJennyetlacaressadoucementavantdel’attireràlui.QuandleseindeJennyeffleuralapoitrined’Alex,leursdeuxvisagesseretrouvèrentfaceàface.Leslèvresd’AlexseposèrentdélicatementsurcellesdeJenny.L’obscuritéetlesilenceencadraient

cemomenthorsdutemps,cemomentécritquelquepartsurlelivredudestin,etenfinvécu,loindetout et de tous. À la poursuite de cette étincelle unique qui animait leurs vies depuis toujours. Unamoursansrègles,sansexplications.Uneforceinéluctablevouéeàs’affranchirden’importequellenorme,n’importequelleprescriptionouconvention.Levraimoteurdel’actionhumaine,levecteurdelaformed’énergielapluspureetlaplusexplosive.Lesdeux corpsondulèrent sous lamoussedésormais presque complètement dissoute, dont il ne

restaitplusquequelquesmincesarchipelsquiflottaientàlasurfacedel’eau.Seuls,loindujugementdes autres, enfin conscients de ce qu’ils étaient, Alex et Jenny furent emportés par un tourbillond’émotions qu’ils croyaient n’avoir jamais connues. Mais ils les avaient déjà ressenties. Ailleurs.Loind’ici.Del’autrecôté.

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17

LanuitétaittombéesurlavalléedeKar.SurlabergeduLaari,àlafrontièredelavallée,justeavantlesmontagnesquioccupaientlapartie

suddu territoirede lavilledeGaren,une femmeet soncheval se reposaient. Ils s’étaient installéssouslesarbres,dansunezoneboiséeaumilieudelaquelleserpentaitlefleuve.Lanuitavaitlevisaged’unedemi-luneahurie,etlesond’unchœurdehiboux.Rienquequelquesheuresdepause.Justeassezpourpermettreàl’espritd’Annadefairelechemin

inverse,des’abandonnerautourbillonquilaramèneraitausiègedeSynaptique,àGê.

Lesyeuxd’Alexétaiententrouverts.Lescheveuxblondcendréécraséssurl’oreiller,lespaupièrestremblantes,ilessayaitdetrouverla

forcedeseréveiller.L’effetdessédatifsavaitbaisséaucoursdesdernièresheures.LeNeurex,enrevanche,continuaitàcirculer dans son organisme. Même sa mémoire à long terme, comme celle de Jenny, étaitsérieusementcompromise.Ilneserappelaitplussonhistoire,lasuccessionlinéairedesévénementsqui leconcernaient.Seulsémergeaientdesfragmentsquinesuffisaientpasàretraceruneexistencebriséeenmillemorceaux,desimagesnepermettantpasdereconstruireuneséquencecomplète.La lumière du soleil filtrait par les larges fenêtres de la chambre, et la brise agitait les rideaux

couleurcrème.Annaétaitassiseàcôtédulitd’Alex,uncâbledanslesmains.Septautresétaientdéjàreliésàdepetitesventousescolléessur la têtedugarçon;celuiqu’elle tenaitétait lehuitième.Dèsqu’elle lemitenplace, l’écranposésuruneétagèreàcôtédulits’alluma,etmontraungroscarrénoirtraversépardesbandeshorizontalesintermittentes.Pendantcetemps,Alexavaitréussiàgrand-peineàouvrird’abordunœil,puislesdeux.EnvoyantAnna,iln’ouvritpaslabouche.Maisilladévisagea.Inexpressif.Immobile.–Tum’entends?Entends-tumavoix?demandaAnnaenprenantundossiersousl’écran.Alexfronçalessourcilsd’unairperplexe,puishochalatête.–Bien.Commençonsparvérifierl’activitéauniveaudeslobestemporels.Ellefeuilletaledossier,détournantlesyeuxdecevisagequiluirappelaitdessouvenirsenfouispar

le temps.Lespaupières d’Alex tressautaient nerveusement, et endessous, les iris de cet adolescentdevenu homme brillaient d’un bleu limpide, contrastant avec les teintes blanches et grises de lachambre.–Quelssouvenirsconserves-tudeladernièresemaine?lutAnnaàvoixhautesansleverleregard.–La…laglace,répondit-ilaprèsquelquessecondesdesilence.–Quellessensationsas-tuéprouvées?–Froid…douleur…(Lesyeuxd’Alexseposèrentsurunpointprécisduplafond,àgauche.)Peur

denepassortirducube.–Bien.Dis-moisituterappellesquelquechosedel’annéedernière.

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Alexgardaleslèvresserréesetsecoualentementlatête.–Tuneterappellesrien?Ilregardaautourdelui,etessayadeseredresser.–Jenesaispas…– Tu dois rester allongé, l’arrêta froidement Anna tout en gardant un œil sur l’écran où se

dessinaientdessinusoïdeschaquefoisqu’Alexparlait.Àprésent,essaiedemeraconterunsouvenirdetonenfance.Peux-tufaireça?Levisaged’Alexétaitunmasquedemalaiseetd’impuissance.–Non?insistalafemme.–Je…–Situn’yarrivespas,cen’estpasgrave.Passonsàlaprochainequest…–Anna,l’interrompitbrusquementAlex.TuesAnna,pasvrai?Lafemmereculalentementsursachaise,ettouslesmusclesdesoncorpsseraidirent.«Ilm’areconnue,pensa-t-elle.Ilsesouvientdemoi.»–Anna…Marco…répétaencorelegarçon.Son menton tremblait. Il semblait ému, mais peut-être n’était-ce qu’une réaction nerveuse.

Néanmoins,unechoseétaitclaire:ilrestaitquelquechoseaumilieudesdécombresdesamémoire.Cequivenaitdeseproduireétaitexactementcequ’Annaavaitredouté.Soudain,danssondos,lavoixnasillardedeThierrybrisalesilence:–Intéressant…Annaseretournabrusquement.LeslèvresdeThierryétaientrecourbéesenunsouriremalin.–Danam’avaitditde tesurveiller,mais jen’espéraispasobtenirdes informationsà tonsujetsi

vite.L’hommeadressaungrandsourireàAlex,puisjetauncoupd’œildel’autrecôtédelachambreà

Jenny,quiavaitlesyeuxgrandsouverts,maisnedisaitmot.DerrièreThierry,au-delàdelaparoivitrée,Annavitalleretvenirdesemployésenblouseblanche

ouverte.Elleprituntonferme:–Jenecomprendspasdequoituparles.Thierryhaussaunsourcil.–Jet’enprie.Tumeprendspourunidiot?Ilt’aappeléepartonnom.Vousvousconnaissez.Annaselevaetfitfaceàsoncollègue,décidéeàbluffer:–J’aiditmonnomauxpatientslorsquejemesuisprésentée.J’exigedesexcuses.Thierryfermalaportevitréedelachambreets’approchad’elle:–As-tuidéedesconséquencesqu’auraitunsignalementdemapartconcernantcetteaffaire?–Quelleaffaire?Jefaismontravail,ensuivantpointparpointlesindicationsqu’onm’adonnées!–Cesdeux-làsaventquitues.Ilyaunsystèmed’enregistrementaudiodanscettechambre.Tun’as

pas vu de caméra, donc tu croyais que tu pouvais parler librement ? Ce n’est pas le cas. Et je tegarantisquetun’asjamaisprononcétonnomdanscettepièce.Annaseraclalagorge,ravalasacolèreetregardaThierrydanslesyeux.Auboutd’unmoment,

l’hommesetournaverslavitrequiséparaitlachambreducouloir.Del’autrecôté,descollèguesenblousegriseavançaient,portantdesenveloppes,destablettesetdescartons.–Lajournéedetravailseterminedanscinquante-cinqminutes,annonça-t-il.Puisilsetournaetfitunpasenavant,s’arrêtantàquelquescentimètresd’Annadontlecœurbattait

lachamade.Celle-cileconsidéra,décontenancée.–Pardon?L’homme sortit un appareil d’unepoche intérieure de sa blouse : une tablette plus petite que les

modèles standards. Anna n’en avait jamais vu de pareilles. Cela ressemblait à une télécommande,

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comme celles qu’on utilisait dans les usines pour diriger des machines à distance. Thierry tapaquelquechose,puislevaleregard.–Maintenant,nouspouvonsdiscutertranquillement.L’enregistrementaudioestenveille.–Je…jenecomprendspas.–Dana est encore àLender.Dans une heure, il n’y aura plus âmequi vive ici, à l’exception du

personneldesécurité.Maisenl’absencedeDana,lepersonneldesécuritéestsousmesordres.Anna se tourna rapidement versAlex et remarqua son expression de stupeurmuette. Elle en fit

autantavecJenny,quisemblaitparalyséeparlapeuretcontinuaitàfixerleplafond.–IlyauneoudeuxchosesqueladirectiondeSynaptiquenesaitpasàmonsujet,continuaThierry.

Quepersonnen’ajamaissues.–Maisdequoiparles-tu?demandaAnnaensecouantlégèrementlatête,déboussolée.–D’abord,j’aiunepassionpourlesinstrumentsdemusique.Jeregrettetantqu’ilsnesoientpasen

ventelibre.Anna fronçait les sourcils, comme si elle cherchait la solution à une devinette. Son collègue

poursuivit:–Ensuite,jesuistrèsamiavecunhommenomméMark.Iltientunmagasin,enbanlieue.C’estun

ancien programmateur de Lax, et il fait contrebande de faux profils, de voitures volées… Maispersonnenel’ajamaispincé,parcequ’ilconnaîtlatechnologiemodernesurleboutdesdoigts.C’estunasdudépistage.–Situessaiesdemefaireavouerquelquechose,je…–Markestlebeau-frèredeBen.Ben,lefilsdeIan.Anna cessa brusquement de respirer. Ses pupilles se dilatèrent, les battements de son cœur

augmentèrentencored’intensitéetdeviolence,commesiquelqu’unmartelaitsacagethoraciquedel’intérieur.–Commentsais-tu…Sa phrase demeura en suspens. Les rides sur le front de l’homme s’aplanirent, et un sourire

heureuxadoucitsestraits.–Tun’aspasencorecompris,Anna?Ilseretourna,jetaunrapidecoupd’œildel’autrecôtédelavitre.Soudainvif,déterminé,etbien

plusamicalquesavoixdésagréablenelelaissaitàpenser,ilrangealatélécommandedanssapocheetplantasurAnnasonregardénergique.– Je suis dans ton camp, affirma-t-il avec orgueil, comme s’il n’attendait que l’occasion de

prononcercettephrasedepuisbienlongtemps.Jeteraconterailerestecettenuit.Annaposaunemainsursapoitrineetlâchaunsoupir,puisfermauninstantlesyeux.Celanedura

qu’unbattementdecils,justeletempsnécessairepourseréjouirintérieurementfaceautourimprévuprisparlesévénements.Ellelesrouvritd’uncoup.–Cettenuit?–Cettenuit.Quandnouspartironsd’ici.

Annapassalesmainsdanssescheveuxetsecoualatête,maiselleseressaisitaussitôt:ilnefallaitsurtout pas que quelqu’un remarque son comportement insolite à travers la vitre et soit pris desoupçons.Lesmainsjointes,l’airrésolu,elleadressaunhochementdetêteàThierrypourconfirmerleurententeetleurnouvellecomplicité.Lemomentd’écrirelemot«fin»àcettehistoiren’étaitpasencorevenu.

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Pendant qu’Anna attendait avec Thierry la fin de la journée de travail au siège de Synaptique àMarina,surlecontinentdeGê,etquesaversionparallèlesereposaitprèsd’unfleuveàlafrontièrenorddelavalléedeKar,surlaterredeSam-en,Marcopassaitlasoiréedanssachambre.Quandilentenditlebruitd’uncailloucontresafenêtre,ilpritunecanneposéecontrelemuretselevadesonlit.Ildescenditpéniblementquelquesmarches,toutenappelantsesparentspourlesavertirdel’arrivée

desesamis.Tesseaccourutpourlesoutenir;Florisallainstallersonfauteuilroulantdevantlaportede lamaison.Quand lamèreouvrit, lesvisagessouriantsd’AlexetJennysedécoupèrentcontre lecielsombre.–Nerestezpasdehorstroplongtemps,surtout,recommanda-t-elle.Marcoestencorefaible.Elledéposaunbaisersurlefrontdesonfilsetrentra.Alexempoignalefauteuil.Jenny,elle,admiraitlesdécorationsquiornaientlesmursextérieursde

la maison, installées ce même après-midi par les parents de Marco en prévision de sa fêted’anniversaire.Celle-ciallaitforcémentattirerbeaucoupdemonde:auvillage,laguérisondujeunehommeétaitencorelagrandeaffairedumoment.–Désolé,j’aiencorequelquesdifficultésmotrices,s’excusaMarco.–Noussommeslàpourça,réponditAlexensemettantàpousser.–Jesuiscontentquevoussoyezvenus.–Oùveux-tualler?demandaJenny.–J’auraisbesoindeparleràMeuron,toutàl’heure.Donc,sivousêtesd’accord,nouspourrions

nousdirigervers l’aubergedeMmeDoro.Nouspouvonsnousarrêter sur laplaceduCommerce,qu’endites-vous?Àcetteheure-ci,iln’yaurapasgrandmonde.–Àtesordres!réponditAlexendonnantunetapeamicalesurl’épauledesonami.Quandilbaissaleregard,unfrissoninattenduluiparcourutl’échine.– Je ne sais pas pourquoi, avoua-t-il à voix basse, comme s’il avait peur d’être entendu, mais

chaque fois que je vois ce fauteuil roulant, je ressens quelque chose de bizarre. Je ne sais pascommentvousledécrire.Uneespècedesensationdedéjà-vu.–Peut-êtreparcequetul’asdéjàvu,eneffet,insinuaMarco.Toustroisavancèrentàtraverslesruesduvillaged’unpaslent.Letrajetétaitenpartieéclairépar

leslanternesaccrochéesàl’extérieurdequelquesmaisons.Ilstraversèrentlevieuxbourg,forméderuellesétroitesquidébouchaientparfoissurdepetitesplaces,sanspasserparlequartiercommerçant,plus richeenmagasinsetauberges,où ilscouraient le risquede rencontrerdesamisde la famillecurieuxdesavoircequiétaitarrivéexactementàMarco.–Vousavezlumonjournal,commençacedernier.Voussavezdoncdanslesgrandeslignescequi

m’estarrivérécemment.–Cequit’estarrivédepuistanaissance,même,précisaAlex.–C’estvrai.–Cequetuasécritausujetdetonfilsestvraimentfou,murmuraJennyenregardantdroitdevant

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elle,presquecommesielleparlaittouteseule.C’estlepassageleplusabsurde.Franchement,j’aidumalàycroire.–Jesaisbienquepourvous,c’est inconcevable.Maisc’estbien lui. J’auraispu luidemander le

nomdesamère.Peut-êtreleferai-je,unjour.Jesaisquej’aiaimécettefemme.Dansuncoindemoncœur,jel’aimeencore,mêmesij’aidix-huitansici.Pouvez-vousimaginerunechosepareille?Unamourquidépassetoutesleslimitesdel’espaceetdutemps?AlexetJennyn’échangèrentpasunregard,maisilspensèrentàlamêmechose.Cequiétaitarrivé

entreeuxcesoirmêmeétaitunsentimentquineconnaissaitpaslesfrontièresphysiquesdelaréalitéquilesentourait.–Jel’aivue,elleaussi,àMemoria.Etmaintenant,jesaisexactementcequ’ellereprésentaitpour

moi. Quant à ce garçon, Ben… (Marco se tourna vers Jenny, tandis que la place du Commerceapparaissaitauboutdelarue.)Ilt’asauvélavie,ilyalongtemps.Marco leur raconta toute l’histoire. Jenny passait sans cesse de l’émerveillement à l’incrédulité.

L’imagination la plus débridée du meilleur conteur n’aurait pas pu inventer une histoire aussiexaltante,pleined’embûchesetdegestesd’uncourageincroyable.Assissurunmuretsemi-circulairedelapetiteplace,Alexetelleapprirenttoutcequ’ilyavaitàsavoirausujetdeMnemonica.Lafugue,lesacrificedeBen,larencontreaveclevieilhommenomméIan.PuisilsécoutèrentMarco,installédans son fauteuil roulant face à eux, remonter la ligne du temps, emporté par mille souvenirs etpensées, lavoixbriséepar l’émotion, et essayerde reconstituer lepuzzled’unevievieilledecinqcentsans.IlsretournèrentàMilan.Etrevirentlafindumonde.AlexetJennyavaientchoisid’ycroire.Etleurseuleraisondelefaireétaitcetteattiranceàlaquelle

ilsn’arrivaientplusàéchapper,celienindissolublenéàuneautreépoque,dansunautrelieu.–Jesuisconvaincuquevousaussi,del’autrecôté,vousêtesvivants,conclutMarcoaumomentoù

unecharrettetiréepardeuxchevauxtraversaitlaplace,soulevantunnuagedepoussière.–Maistuviensdenousraconterqu’onnousatirédessus!objectaJenny.–Jastelignoretoutdesviesparallèles.Ilnesaitriendesesautresvies,nepeutpass’ensouvenir.Il

ne connaît pasBen, ne se connaît pas lui-même.Ce n’est pas votre cas.Vous n’êtes pas une pageblanchesurlaquellelaviearecommencéàécrireilyadix-huitans.Cerêvequevousavezfaitilyaquelquesannéesaéchappéaucontrôledequelqu’un.Cebaiserestarrivé jusqu’ici.C’estvotre lienavecleMultivers.Ilsouritetremontaseslunettessursonnez.–C’estaussilaseuleraisonpourlaquellevousm’écoutezsansmeprendrepouruncinglé,comme

leferaitn’importequi.–Quecrois-tuqu’ilsoiten traindesepasserdansceque tuappelles la réalitéparallèle,alors?

demandaAlex.–Jeledécouvriraibientôt.J’ailescoordonnées,maintenant.Etjemerappelleenfincommenton

lesutilise.Notreespritestlaclédetout.JennysetournabrusquementversMarco,avecuneexpressionàlafoiscurieuseetperplexe.Elle

connaissaitcettephrase.Elleneserappelaitpasoùellel’avaitentendue,maisellelaconnaissait.–Qu’est-cequeçaveutdire?–C’estnousquirecréonslepont,sinoussavonsoùaller.Maispourça,ilfautquenotreespritsoit

capabledereconstruirelelieu.Etmoi,celieu,jel’aivu.–Quellieu?l’interrogeaAlex.–Lelieuoùjesuisenfermédepuisdix-huitans.Lelieuoù,sinousnefaisonsrien,jevaisbientôt

mourir.

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–C’estl’heure.Lesemployéssontsurlepointdequitterlesiège.Prépare-toi.La voix nasillarde de Thierry était plus déterminée que jamais.Anna et lui avaient esquissé les

phases initiales de leur plan, mais elle avait l’impression désagréable qu’assez vite ils seraientcontraints d’improviser.Cependant, le tempsn’était plus aux conjectures.Lemoment était venudepasseràl’action.Unsignalacoustique résonnaàchacundesvingt-quatreétagesdeSynaptique.C’était la sonnerie

quimarquaitlafindelajournéedetravail.Ceuxquidevaientrentrerchezeuxsedirigèrentverslerez-de-chaussée,etceuxquipassaient lanuitdans lebâtiment–c’était lecasdecertainsemployés,commeDanal’avaitracontéàAnna–allèrents’enfermerdansdeschambresétroitespourneplusensortirjusqu’aulendemainmatin.Unedizainedeminutesplus tard, toutva-et-vient avait cessédans le couloirdudouzièmeétage.

Danslachambre129,AlexetJennyétaientréveillés,immobilessurleurslitsd’hôpital.LedoublejeudeThierryleuravaitétérévélé,maisilsn’osaientpasencoreadresserlaparoleaudocteur.–Tuessûrdesavoircequetufais?demandaAnnaenexaminantlecouloirderrièrelabaievitrée.–Jesuissûrdesavoircequileurarriverasinousnelesemmenonspasloind’ici.–Ilyaunequestionquejemepose.Sijen’étaispasvenuetravaillerici,qu’aurais-tufait?–Maistuesarrivée,réponditThierryenouvrantlaporte.Àtonavis,quiasoutenutacandidature?

J’avaisbesoindetoi.Danam’atoujoursdonnécarteblanchedansmontravail.Tuvasavoirdumalàycroire,maisellenesaitpasgrand-choseàtonsujet.Justequelquesdétailsinutilessurtonparcoursprofessionnel.Elleignorequiesttonpère.Elleignorecedonttuescapable.Annademeuramuette.Quesavaitcethommedesescapacités?–Attends-moiiciuninstant,ordonnaThierryavantdes’éloigner.Jevaisvérifierquelavoieest

libre.Elleacquiesçaetallas’asseoiràcôtédeJenny.Leursyeuxse rencontrèrent, secommuniquèrent

confianceettendresse.Lajeunefemmes’efforçad’ébaucherunsourire.–Vousneméritezpastoutcequevousavezsubi,chuchotaAnna.Unelarmeroulasursonvisageettombasurlelit.–Oùallons-nous?demandaJennyd’unevoixfaible.–Ailleurs.Danssondos,Alextoussa,seraclalagorge,etbredouilla:–Jenesaismêmepascequ’ilya,ailleurs.Thierryrevintauboutdequelquesminutes.IlfermalaportederrièreluietrecommandaàAlexet

Jenny:–Surtout,quoiqu’ilarrive, tous lesdeux,comportez-vouscommesivousétiezdrogués.Restez

dansvoslitsensilence,etfaitessemblantdedormir.Annainspiraàfondetseleva.Thierrysetournaverselleetposalesmainssursesépaules.–C’estlemomentd’yaller.Tuesprête?–Oui,affirma-t-elle,malgréletremblementquiagitaitsesmains.Jelesuis.

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Aprèsavoiréchangéunregarddeconnivence,ilsallèrentchacunversl’undeslits:Thierryversceluid’Alex,AnnaversceluideJenny.Ilsôtèrentlesfreinsquibloquaientlesrouesetlespoussèrenthorsdelapièce,danslecouloir.Ilscroisèrentaussitôtunagentdesécurité.Annaeutainsil’occasionde voir Thierry en action pour la première fois. Elle fut parcourue par une puissante décharged’adrénaline.AprèsavoiréchangéquelquesmotsavecThierry,l’hommeenuniformes’écarta,etilspurentcontinuerverslesélévateurs.–Nousnepouvonspaspasserpar là.Les litsne tiennentpasdedans.Il fautprendreceluiquiest

réservéautransportdespatients.–Oùest-il?–Là,derrière.Thierrytournadeuxfoisàdroitedansdescouloirsétroitsetsetrouvafaceàlaportecoulissante

d’unmonte-charge.Ilpassasonindexsurlaplaque.Auboutd’uneminuted’attente,lemonte-chargearrivaàleurétageetlaportes’ouvrit.–Qu’as-tuditàcethomme?–Quenousdevionsfairedesanalysesausous-sol.Tantquenoussommesàl’intérieur,lesagents

desécuriténedevraientpasnousposertropdeproblèmes.Commejetel’aidit,enl’absencedeDana,ilssontsousmesordres.–Jecomprends.Maistun’aspasl’autoritépourfairesortirlespatientsd’ici.Thierry sourit pendant que la porte se refermait automatiquement et que le monte-charge

commençaitàdescendre.–Enaucuncas.Voilàpourquoi,sinousrencontronsdesobstacles,taprésenceestindispensable.Anna fronça les sourcilsetgardaun instant le silence.Elleborda ledrapde Jennyetcaressa sa

doucechevelurechâtain.–Queveux-tudire?demanda-t-elleenfin.–Jesaisquetun’espascommemoi.Jesaiscequetupeuxfaire.Il la transperçait du regard. Derrière lui, le chiffre sept clignotait. Anna secoua la tête et

l’interrogead’unhaussementdesourcils.Ildéveloppa:– Il y a dix-huit ans, ces deux jeunes gens ont été frappés avec des cartouches soporifiques

contenant de la benzodiazépine et une bonne dose de Neurex, afin d’éviter qu’ils n’utilisent leurspouvoirspourmanipulerlespenséesd’autruiets’enfuir.Unjour,j’airencontréunhommeayantsubiun traumatismemental dans des circonstances particulières. Il s’appelait Jonas ; il travaillait dansl’unitéderecherchedeBen,àborddeMnemonica.Iladûessayerdelesarrêterpendantleurévasion,ouquelquechosedugenre…Entoutcas,c’estdevenul’undespatientsdel’hôpitalpsychiatriquedeRoden.Jenesaispasceque luia fait Jenny,mais j’aieu l’occasionde rendrevisiteàcethomme,pendantunstage,ilyalongtemps.Lemoinsquel’onpuissedire,c’estqu’ilnevapastrèsbien…Thierrygloussa,etAnnaréfléchit.Ellerepensaauxenchèrespourl’achatdelapharmacie,àSam-

en.Lesconcurrentsquis’étaientretirés.Etdanslesmoissuivants,cesmêmespersonnesquiavaientcommencéàfréquentersonmagasin…–D’accord,jevoisdequoituparles,mêmesije…Maiscommentfais-tupourêtresûrquejepeux

enfaireautant?–Parcequetumel’asdéjàprouvé.–Quand?–QuandAlext’aappeléepartonnom,etquetuastentédetejustifier.C’étaituntestcaché.J’avais

besoindeteconnaîtreavantdemelancerdanscetteaventure.–Jenecomprendspas.–Anna,tum’avaiscomplètementconvaincu!Sij’avaisvraimenteul’intentiondetedénoncer,ces

troisphrasesquetum’asassenéesauraientsuffiàmefairechangerd’avis.

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Lafemmebaissalatêteetrepensaàlaterreurqu’elleavaitéprouvéealors.–Dans ce cas, pourquoi n’as-tu pas organisé cette fuite depuis longtemps en t’appuyant sur les

capacitésd’AlexetJenny?–Parcequ’ilssontconstammentsousNeurex.Etl’administrationdeceproduitsuituneprocédure

bienprécise,commetuasdûleliredansledossierqu’ont’aremis.Ilfautàchaquefoisqu’ilyaitquatre responsables présents ! Une mesure de sécurité aussi simple qu’efficace. Or je n’ai aucuncomplice,ici.–Jevois.–Voilàpourquoiilmefallaituneaideextérieure,insoupçonnable.Saufquejen’étaispascertain

quetusoislabonnepersonne,jusqu’àcequetuessayesdemeconvaincremoi-même…Lemonte-charges’arrêta,laportes’enfonçadanslemur,etThierrysortitenpremier,enpoussant

le lit d’Alex.Anna le suivit dans un couloir dont on ne voyait pas le bout.Une forte odeur d’œufpourripénétradanssesnarines,etelledutpresserunemainsursabouchepourretenirunhaut-le-cœur.–Àquelétagesommes-nous?–-1,réponditThierrytoutenvérifiantqu’AlexetJennyavaientbienlesyeuxfermés.Il fautque

nousallionsjusqu’auboutpourpouvoirpasserparl’entrepôt.Ilsmarchèrentsurunecinquantainedemètres,dépassantdesportesferméesetdesvitresoccultées

pardelourdsrideaux.Latailledecesous-solimpressionnaitAnna.Del’extérieur, lebâtimentétaitcertes imposant,mais ilneparaissaitpassigrand.Lesniveauxsouterrainss’étendaientvisiblementbienplusloinquelesétagessupérieurs.–L’odeurquetusensestprovoquéepardesexpérienceschimiquesmenéesdans lesautressous-

sols.Ellemonteparlesconduitsd’aération.Àpartirdurez-de-chaussée,lesystèmeestdifférent:iln’yapasd’échanged’airentrelesdeuxsections.Sinon,tousceuxquientrentparl’entréeprincipaledeSynaptiquedevraientsubircettepuanteur…Annahochalatêteetcontinuaàpousserlelitjusqu’àcequ’unbruitmétalliquelafassesursauter.–Ducalme,ditThierry.Ilscrutalecouloir,dontilsavaientdésormaisparcourulamoitié.–Celavientdelà-bas.Ildoityavoirunvigile.Jem’enoccupe.Ilscontinuèrentpendantunedizainedemètres,puisralentirentl’allurequandungroupedequatre

hommesenuniformes’interposadevanteux.LeregarddeThierrys’assombritquandilconstataquelatenuequ’ilsportaientn’étaitpaslatenuehabituelledesagentsdesécuritédeSynaptique.–Ilyaunproblème,murmura-t-il.Neprendsaucuneinitiative.N’aiepasl’aird’hésiter.Anna serra plus fort la barre de fer du lit et garda le silence.Quand ils se retrouvèrent face au

groupe,l’undeshommesseplantadevantlesautresetposaunemainsursaceinture,justeau-dessusd’unétui.Cheveuxblondsetcourts,visagerasédeprès,unemâchoireprononcée.Ilportaitunevesteverteboutonnéejusqu’aucouetunpantalonnoirenfoncédansdesbottesencuir.–Identification,ordonna-t-ilàvoixhaute.Thierrycontournalelitd’Alexettenditlamainversl’agent,quitiradesapocheunappareilnoir

avecunemplacementoùglisserl’index.Thierryneluilaissapasletempsdeparler,etdéclarad’untonferme,indiquantclairementsaplacedanslahiérarchieducentrederecherches:– Je ne vous ai jamais vus ici auparavant. Normalement, c’est la société Phoenix qui assure la

sécuritédubâtiment.Veuillezvousidentifieràvotretour,jevousprie.L’agent,quiexaminaitlafichedeThierry,réponditsèchement:–UnitéWusk.NousavonsétéembauchésparladirectiondeSynaptiquepourrenforcerlasécurité

ordinairependantlesjoursd’absencedeladirectriceDana.–Jen’aireçuaucunecommunicationàcesujet.

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–Vousn’aviezaucuneraisond’enrecevoir.Son tonglacial prouvait que lapositiondominantedeThierry lui importait peu. Il l’écartad’un

brasets’adressaàAnna:–Madame,identification,jevousprie.Annaobéitsansprotester,enapparencetrèscalme,alorsquelecoldesablouses’imprégnaitde

sueurfroide.Lestroisautresagents,parfaitementsilencieux,setenaientaugarde-à-vous.–Oùemmenez-vouscespatients?–Nouslesconduisons…commençaThierry.–Est-ce à vous que j’ai posé la question ? l’interrompit l’agent. Je ne crois pas.Madame, ayez

l’amabilitédemedireoùvousemmenezceslits.Annacherchadésespérémentunprétexteplausible,tandisqu’unfrissonglacials’insinuaitdansses

os et que le spectre de la capture prenait dans son imagination la forme d’un cachot sombre etmalodorantaufonddel’undecessous-sols.–Examenradiologique, improvisa-t-elleenfixant lesyeuxcouleurémeraudede l’homme.C’est

surl’ordredujour.Thierrygarda le silence, en fermant justebrièvement lesyeux.Quand l’agent se tournavers lui

commepourobteniruneconfirmation,ilcommentasèchement:–Laprofesseurevousarépondu.Pouvons-nouscontinuer,maintenant,oucomptez-vousnousfaire

perdreencoreplusdetemps?JedoutequeDanaseraheureused’apprendre…–Silence!ordonnalegarde.Derrièrelui,sescollèguesdégainèrentleurspistolets.–Aufonddececouloirsetrouvel’accèsàl’entrepôt,etunepetiteportesurlagauchequimèneà

l’escalierdelacourextérieureD6.Jedoutequevousayezl’intentiondepoussercesdeuxlitsdanslesescaliers.Or,lessallesderadiosontauneuvièmeétage.Annaclaquaitdesdentsdepeur,maisellefitunpasenavant.–Monsieur,dit-elleavecassurance,jevousconseilledevérifiersurvotretabletteinteractive.L’homme fronça les sourcils et fixa surAnna son regard impitoyable,mais enmême temps, il

sortit son appareil de sa poche, comme elle le lui avait suggéré. Thierry se surprit à hausser lessourcils.Àcôtédelui,lestroisautreshommesavaienttoujoursleurpistoletàlamain,dirigésverslebas.Étendus dans leurs lits respectifs,Alex et Jenny gardaient les paupières closes. Ils entendaientchaquemotdelaconversationmaisn’avaientaucuneidéedel’endroitoùilssetrouvaient.–Examenradiologique,lutl’agentàvoixhautesursatablette,avantdeleverleregard:Correct.

Maisj’insistesurlefaitquececouloirconduitàl’entrepôt.Vousallezdoncveniravec…–Vousvoustrompez,l’interrompitcalmementAnna.Noussommesauneuvièmeétage.Entournant

à droite au fond du couloir, on arrive dans le département de radiologie.Vous ne connaissez pasencoretrèsbienlebâtiment,ondirait.Thierryobservaducoindel’œillestroisagentsàcôtédelui.Ilsavaientunedizained’annéesde

moins que celui qui les interrogeait,mais comment auraient-ils pu se laisser berner ainsi ? Selontouteprobabilité,ilsconnaissaientleplandel’immeublesurleboutdesdoigts.Ilenfonçasesmainsdanslespochesdesablouse,sepréparantaupire.–Neuvièmeétage…répétalegarde,quiseretournaverssescollègues,étourdi, lesyeuxdansle

vague:Noussommesauneuvième,n’est-cepas?Lestroisautreséchangèrentdesregardsdécontenancés.Peut-êtren’oseraient-ilspascontredirele

vétérandel’unité.Pourunefois,l’unedestristeshabitudesdeGêpouvaitleurêtrebienutile.Malheureusement,alorsquedeuxdeshommesgardaientlesilence,letroisième,auxcheveuxnoirs

etàlabarbebientaillée,fitunpasenavant.Iltenaitentresesmainsunearmesemi-automatiqueDe-Linn.

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–Pasdutout.Noussommesaupremiersous-sol.Cettefemmement.EtilvisaAnnadesonarme.Sansattendreunesecondedeplus,Thierrysortitsonpoingfermédesapocheetjetaviolemmentle

contenud’unpaquet transparentvers le jeunehommeetsesdeuxcollèguesderrière lui. Ilen jaillitune poudre jaunâtre, qu’ils reçurent en plein visage. Le vétéran observa la scène, immobile,désorienté,commes’ilétaitsousl’effetd’hallucinogènes.Pendant que les trois plus jeunes se frottaient les yeux et poussaient des cris de douleur, Anna

profitadel’étatdeconfusionduchefpourluiôtersonarme.Àcemoment-là,uncoupdefeupartitdel’undespistoletsdestroisautresgardes,quis’agitaientcommeenproieàdesconvulsions.–Vite,filons!criaThierry.D’uncoupdepied,ilfittomberparterrel’agentquis’étaitavancépourcontrediresonsupérieur.Il

enfitautantaveclesdeuxautres,etpartitencourantaveclelitd’Alex,suiviparAnnaetJenny.Quandilsatteignirentl’extrémitéducouloir,iltournad’abordàdroite,puisàgauche.–Parici?demandaAnna.Tiens,gardeça,dit-elleenluipassantlepistolet.–Nousnepouvonspluspasserparl’entrepôt.Lesautresontdûentendrelecoupdefeu.–Maisl’escalierne…–Alex,Jenny,debout!Leslitsrestentici.Lesdeuxautresouvrirentlesyeuxeteurentjusteletempsderegarderautourd’euxavantdevoir

queThierry leur indiquait une porte sur la gauche. Ils descendirent de leurs lits, vêtus de simpleschemisesmédicalesquileurarrivaientaugenouetseboutonnaientdansledos,etsuivirentAnnadansl’escalier.Thierrys’apprêtaitàlessuivrequandunouvriervenantdel’entrepôtapparutdanslepetitcouloirdedroite.IleutjusteletempsdelancerunregardmenaçantàThierryavantquecederniernepointe le pistolet et ne fasse feu. La balle s’enfonça dans lemur à côté de l’ouvrier, qui fila sansdemandersonreste.Thierry glissa l’arme dans une poche intérieure de sa blouse, passa la porte et monta jusqu’à

l’étageau-dessus,oùlesautresl’attendaient.Ilsdébouchèrentdansunepetitecourpleinedegrandespoubellesdeplusieurscouleurs.Ils’agissaitd’unezoneenpleinairdévolueaustockagedesdétritus.Unpetitportaildonnait sur la rue : c’était l’accèspar lequelpassaient lescamionsqui ramassaientchaquejouràl’aubelecontenudespoubelles.–Nefaitespasdebruit,recommandaThierry.Quelqu’unpourraitregarderparunefenêtre.Suivez-

moi.Touslesquatretraversèrentlacouretarrivèrentdevantleportail.Del’autrecôtédesbarreaux,les

passants,lesvoitures,lavieordinairedeMarina.–Ilvafalloir l’escalader.L’ouverturedeceportailnepeutêtreréaliséequesur identification,et

seulslesrecycleurs…–Halte!criaunhommederrièreeux.Ilvenaitdejaillird’uneportemétalliquequidonnaitsurlacour.Thierryreconnutl’undesagents

dePhoenix.Dansdescirconstancesordinaires,enl’absencedeDana,ceux-ciétaientsoussesordres.Maisàprésent, il lesvisaitavecunpistolet,et lasueurperlait sursoncrânechauve.AlexetJennyétaient en chemise d’hôpital, et n’importe quel gardien employé par Synaptique était conscient duniveaudesécuritémaximumquis’appliquaitauxpatients.Thierryfermalesyeux,devinantques’ilessayait de sortir son pistolet, l’autre leur tirerait dessus. Alex et Jenny demeurèrent immobiles,presséscontreleportailfermé.– Mais vous êtes fou, ou quoi ? cria alors Anna, à la surprise générale. Vous n’entendez pas

l’alarme?L’hommefitquelquespasenavant.Iltenaitsonpistoletdesdeuxmains;illepointad’abordsur

Thierry,puissurlafemme,qu’ilregardadanslesyeux.Cefutuneerreur.

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–Jevous…–Dépêchez-vous!Vousêtesendangeraussibienquenous!Écoutezlasirèneetl’annonce,enfin!L’homme fit une grimace. Son expression, jusqu’ici menaçante, se fit nerveuse. Alex et Jenny

échangèrentunregardavecThierry.Ilscomprenaientqu’encetinstantmême,l’hommeenfaced’euxentendait une sirène résonner entre les parois de son crâne, et une annonce préenregistrée quiordonnaitd’évacuerlebâtimentleplusvitepossible.–Ouvrezdonccefoutuportail!insistaAnna.Vousvoulezquenoussoyonstousgrillés,ycompris

lespatients?Legardeobéit,tapantmaladroitementetàtouteallureuncodesuruneplaquemétalliqueàdroite

delagrille.–Vite,sortez!cria-t-il.Puisilseretournapourregarderunedernièrefoislacoursurmontéedelargesfenêtresderrière

lesquelles les flammes se propageaient furieusement, mais seulement dans sa tête. Quand il fit ànouveaufaceàlarue,lesquatreautresavaientdisparu.Uneminuteplustard,AlexetJennylevèrentenfinlesyeuxversleciel.Lesoirtombaitsurlaville

deMarinaàlamanièred’unvoilemincerecouvrantlamisère,lemensongeetl’hypocrisie.Souscemanteau,lesmillehasardsd’unenouvelleévasionnonpréparée.Mais,aussiabsurdequecelapuisseparaître,setrouveràl’extérieurdeSynaptique,respirerlesgaz

d’échappementdesvoituresetmarcherdanslesruesdeMarinaleurprocuraituneémotionnouvelle,oubliée.Unesensationquirallumaitl’espoir.L’illusiondepouvoirredevenirlibres.

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20

–C’estune folie, lâchaAnna,haletante, tout en se renfonçant sousuneporte cochère, serrant lamaindeJennydanslasienne.IlssetrouvaientsurlapartieestdeSynaptique.Devanteux,unrond-pointfaisaitconvergertrois

grandesavenuesquitraversaientlequartierlepluscentraldeMarina.Despiétonsallaientetvenaient.–Suivez-moijusqu’àceparking,là-bas,ordonnaThierryentendantledoigt.–Qu’as-tulancéàcesagents?– Un mélange chimique urticant. S’ils en ont reçu dans les yeux, leur vue est sérieusement

compromise.Ilsemitenmarche,suiviparlesautres.Quandilsarrivèrentdansl’airedestationnement,àl’abri

derrièreunerangéedecamionsblancs,Thierryôtasablouseetlaroulaenboule.Puisilplongealamaindansunepochedesonpantalon.–Ilyaunhommequinousobserve,fitremarquerAnnaàmi-voix.Alex et Jenny suivirent son regard jusqu’au trottoir d’en face, où un homme d’une soixantaine

d’années,lesbrascroisés,lesexaminaitd’unairsoupçonneux.–Vousattirezl’attention,constataThierryendésignantleschemisesmédicalesd’AlexetdeJenny.

Nousdevonsfilerd’ici.–Maiscomment?demandaAnnaenessayantdecontenirsanervosité.Thierry sortit de sapocheunepetite boîte grise ronde et appuya sur unbouton.Devant eux, les

pharesd’uncamionclignotèrent,etonentenditlebruitdelaserrurequisedéverrouillait.–AlexetJenny,montezàl’arrière!ordonna-t-ilenouvrantlaporte.Annacontournalevéhicule.SurlesflancsétaitécritTABLETTESLAX:VOUSÊTESL’ESPRIT,

NOUSSOMMESLEBRAS.Ellemontaàl’avant,àcôtédeThierry,pendantquecederniervérifiaitqu’aucunpoliciern’étaitenvue.Aprèsavoirallumélemoteur,ilcommenta:–Endehorsdequelquesdétailshorsprogramme,jusqu’ici,monplann’estpastropmauvais,pas

vrai?Etildémarra,avecunairassezsatisfait.

Endehorsdequelquesprisesd’air,l’arrièreducamionétaittotalementcoupédumondeextérieur.Quand leurs yeux se furent habitués à l’obscurité, Jenny s’approcha la première d’Alex et

s’abandonnacontresontorse.–Noussommes…sortis…balbutia-t-elle,d’unevoixbriséeparl’émotion.Ils passèrent quelques secondes en silence, uniquement dérangés par le bruit que faisaient les

suspensionslorsqu’ellesrencontraientdestrousdanslebitume.AlexcaressaitlescheveuxdeJenny.–Annaest…commença-t-il.– Jeme souviens d’elle. Je lui fais confiance, je sais que c’est notre amie.Mais je ne sais pas

pourquoi.Jenemerappelleplusàquelmomentnousl’avonsrencontrée.–Marcoétaitlà,lançaAlex.

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Ilsemorditlalèvrepourcontenirsonémotion.Levisagesouriantdesonamis’étaitprésentéàlui.–Nousétionsdéjàentraindenousenfuir,àl’époque.Jemerappellequej’avaispeur.–Quenousa-t-onfait,pendanttoutescesannées…?Laquestiondemeuraensuspens.Alexsoupiramaisneréponditpas.Ilpenchalatêteetdéposaun

baisersurlanuquedeJenny.Ilgardalongtempsleslèvresdélicatementappuyéessursescheveux.

–Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demandaAnnaquand, sur une place, le camionpassa à côtéd’uneconstructionimposanteaupointdecacherunebonnepartieduciel.–Tuparlesdubateau?–Oui.Annaadmiralareproductionmassive,éclairéepardeslumièresrougesetbleuesquiformaientun

haloautourdunomgravéengrandeslettressurleflancdelacoque:ORIENT.–Tuessérieuse?Ilatoujoursétélà.C’estunsymbole.DepuisqueGê…Anna,toutvabien?Elleenvisageaunmomentd’avoueràThierrysonignoranceausujetdesdix-huitdernièresannées,

maisfinalement,ellepréférasetaire.LessouvenirsdesonexistencealternativeàGêrestaientassezflousdanssonesprit.Elleconnaissaitlastructuredecemonde,seshabitudes,salangue,maispasleschangementssociopolitiquesquiavaienteulieuaucoursdesdeuxdernièresdécennies.–Jeveuxsavoircequiestarrivé,Thierry.Commentnousensommesarrivéslà.Ledocteurtournapouremprunterunerueplusétroite.Ilconduisaitprudemment,prenantgardeà

ne commettre aucune infraction au code de la route, et vérifiait à chaque croisement qu’aucunevoituredepolicen’étaitenvue.Ilseraclalagorgeetcommença:–Laformule.Toutacommencéaveclaformule.Beaucoupdechosesontchangédepuisquenous

avonscapturélesdeuxadolescents.–Nous?– J’étais là. (Le regard deThierry était fixé sur la route.)À l’époque, j’étais l’un desmeilleurs

hommesauservicedugouvernementdececontinent.J’obéissaisauxordresd’untypesansscrupulesnomméIvan,quim’amenéparleboutdunezpendantdesannées.Jeteparleraipluslonguementdeluiquandnousseronsensécurité.Disonssimplementque…toutcequetuvois,etmêmetoutcequetuaseul’occasiondevoirautourdetoidepuistanaissance,toutestsoussonautorité.Etpourtant,situdemandesàlarondequiestcefameuxIvan,personnenepourraterépondre.–TuveuxdirequelegouvernementdeGê, leBien-Êtreetcompagnie…toutestdirigéparcette

personne?Etquetuétaissonbrasdroit?Thierryralentitàl’approched’uncarrefour.Ilétaitentraindes’éloignerducentredeMarina.La

villen’étaitpluséclairéequepardeslumièresartificiellesquiformaientunemosaïquedepetitsyeuxcolorés entre lesquels le camion se faufilait avec agilité. Le but du scientifique était d’atteindre labanlieuedeMarinaavantque sonarrestationet celled’Annane soientdésignéescomme l’objectifprioritairedesforcesdel’ordre.– Ivan n’a pas de bras droit. Il tient les rênes tout seul. Mais il a sélectionné une équipe de

professionnelsàsonservice.–Tuasdoncparticipéàlacaptured’AlexetdeJenny?–C’étaituneopérationmilitaire.Jenemesuispasexposé,maisj’étaislà.Àbordd’untout-terrain

quisuivaitlesvéhiculesdel’armée.J’aitoutvu.Lessoldatsquiordonnaientaufourgondes’arrêter,lespharesdirigésverslesadolescentsetlevieux…etlescoupsdefeu.Annafermalesyeux.Elleavaitl’impressionderevoirlascène,depuissacachettedanslesfourrés

épaislelongdelaroute.–Levieux?

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Thierrysetournaverselleethaussaunsourcil.–Tusaistrèsbiendequijeparle.Etil laissaéchapperunrictusquifitfrissonnerAnna.L’espaced’uninstant,elleeutl’impression

que la personne avec laquelle elle venait de prendre la fuite était tout sauf un ami.Mais peut-êtren’était-cequ’uneultimerésistancedesonâme,méfianteparnature,àl’égarddudocteur.–Qu’est-ildevenu?–CethommeestlaraisonpourlaquelleIvanestentréenpossessiondelaformule.Laraisonpour

laquellelestroisamisontétéépargnés.LaraisonpourlaquelleOrientestaujourd’huiunecoloniedeGê.–Thierry,dis-moicequiestarrivéàcethomme.–Iln’estpasencoremortdevieillesse,sic’estcequetudésiressavoir.Ilestactuellementenfermé

danslepénitencierdeMarina,dansunecelluled’isolement.Depuisdix-huitans.Parmitoutescesinformationsfondamentales,Annaseconcentrauniquementsurladernière.Elle

réfléchiraitauresteplustard.Laseulechosequicomptait,c’étaitdesavoirqueIanétaitencorevivant.Sesyeuxse remplirentde larmes.Elle,professionnellehabile, réservée,qui respectait les règlesetfaisaittoujourssondevoirpouréviterd’encourirdessanctions,toutenrestantprêteàdescendresurlechampdebatailleafindejouerunedernièrepartiecontrelerégime;elle,cettemêmefemmequiavait traversé les replis du Multivers pour offrir une nouvelle vie à trois jeunes gens dans unedimension alternative pacifique, elle pleurait. Elle pleurait parce que les rails s’étaient à nouveaualignés,parcequelesroutesavaientdécidédeconverger.Ellepleurait,etelletremblait,parcequ’ellenedoutaitplus,désormais,delanécessitédesonretour.–Jesaisbeaucoupdechosesàtonsujet,Anna,repritThierry.JeconnaistonlienaveclevieuxIan.IldépassaunefiledevoituresgaréesurlarueduPortdeMarina,lalongueavenuequimenaitàla

meretàlazoneportuaire,etdébouchasurlaroutequilongeaitl’eau.Celle-cisefondaitdésormaisaveclebleufoncéduciel.Pendantunefractiondeseconde,sesyeuxfurentattirésparunbâtimentquiportaitl’enseigneHorus–Maisonducommerce.–Chaquefoisquejevoiscetimmeuble,jecomprendslesensdemavie,duparcoursquim’amené

ici.Annaregardaparlafenêtre.–Lequel,celui-là?Ques’est-ilpassélà-dedans?–Pasici.ÀHorus.Jesaisquetuconnaisl’histoiredelastationsous-marineMnemonica.Peut-être

ignores-tuqu’elleaaccostéauportd’Horus,ilyadix-huitans.Avantl’évasiondeJennyetdufilsdeIan.–Ben?– C’est ça, Ben. Le chercheur. Sur l’ordre d’Ivan, on lui avait fixé un faux rendez-vous sous

prétextequ’ildevaitremettredesdocumentstopsecrets.Benaéchappéàl’attentat,mêmesijenesaispastrèsbiencomment.Peut-êtreétait-ilenretarddequelquesminutes.Lacafétériaoùilavaitrendez-vousaexplosé,maisiln’étaitpasàl’intérieur.–Jeneconnaissaispascetépisode.Maisenquoicelateconcerne-t-il?–C’étaitmoiquiavaispréparélabombe.AnnasemorditleslèvresetrepensaàcequeIanluiavaitracontéausujetdelacavaledesonfils.– Ian est le responsable de tous nos problèmes, continua le scientifique avec colère. S’il avait

emportélaformuledanssatombe,rienneseraitarrivé.–Dequelsproblèmesparles-tu?Ilsétaienten traindepasserdevantune rangéed’immeublescaractéristiquesdecequartierde la

ville, une zone de passage entre le centre et la banlieue. D’énormes blocs de ciment, des façadesanonymes,desnuancesdegris.Descouleursaussiéteintesquecellesqu’onvoyaitsurlesvisagesdes

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habitants.– Ivanavaitpris lepouvoir surcecontinent longtempsavant lacapturede Ian,Alexet Jenny.À

présent, grâce à cette maudite formule, il domine la planète tout entière. Cependant, le véritableproblèmen’estpaslà.–Commentça?–Levraiproblème,c’estlamenacequipèsesurleMultiversdanssonentier.Anna sursauta en entendant ce terme queThierry n’était pas censé connaître.De l’autre côté du

pare-brise,labanlieuedélabréedeMarinacommençaitàprendreforme,avecsesmaisonnettesd’unou deux étages, ses hangars industriels aux toits branlants, ses routes à l’asphalte irrégulier et sespetitsimmeublesauxfaçadesdécrépitesetauxfenêtresbrisées.–Tuconnais…–Biensûr,confirmaThierrysansattendrequ’Annaterminesaquestion.Jenepeuxpasl’étudier,je

ne peux pas le voir. Mais je sais tout. Je sais que notre vie n’est qu’une parmi d’autres. Etmalheureusement,jenesuispasleseulàlesavoir.Lepouvoird’Ivanestlimitéàcetteplanète,àcetteexistenceuniquement.Levéritabledanger,c’estsafille.Annademeurafrappéeparcetterévélation.Ellepassaunemaindanssescheveuxetsecoualatête.–Quidiableestlafilledecethomme?Etpourquoiest-elledangereuse?– Parce que… répondit Thierry en ralentissant à l’approche d’un carrefour. Parce qu’elle est

commetoi.Iltournaversellesesyeuxnoirs,profondsetdéterminés,etprécisa:–Lafilled’Ivanpeutvoyager.Annan’eutpasbesoind’autresexplications.Unsourireconvaincuetun timbresuaveapparurent

danssonesprit.Unvisageauxtraitsdoux,unepeaumate,unepoignéedemainénergique,unregardaussidécidéquesavoix,capabled’envoûtermêmeleplussceptiquedesesinterlocuteurs.Annaelle-mêmeavait été séduite, et elle savaitdésormaisquecen’étaitpas justedûàuncaractèreagréable,maisàunpatrimoinegénétiquemodifié.Les laboratoires sont pleins d’ossements de la société duDeuxièmeMillénaire,mais là, il s’agit

d’êtreshumainsencoreenvie.Nousavonsextraitde leurmémoiredesconnaissancesd’importancecruciale,maisilresteencorebeaucoupàfaire.C’estunerecherched’uneimportanceextrême.–Dana,devinaAnna.Etellefermalesyeux,accablée.

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Surl’undesraresimmeublesdeplusdecinqétagesdelabanlieuedeMarina,unécranlumineuxindiquaitvingtheures.Thierryconduisaittoujours,pendantqu’àl’arrière,AlexetJennyétaientserrésl’uncontrel’autre.Des sans-abri erraient sur les trottoirs, les bras fatigués de pousser un chariot rempli de

couvertures et de vêtements, les barbes embroussaillées, le visage brûlé par le soleil qui avaitdésormaiscédélaplaceauxlumièresélectriques.Maléclairée,malfréquentée,tombantenruine,lazone vers laquelle se dirigeait Thierry était peut-être la plus dangereuse de tout le continent. Lequartieroùilsroulaientàprésentsetrouvaitexactementàl’opposédelabanlieueoùhabitaitAnna.Son petit appartement était en effet situé à l’est de la ville, alors que les faubourgs dans lesquelsThierryétaitentraindes’aventurers’étalaientàl’extrémitéoccidentale.Ausud,lavilledonnaitsurl’océan,dontlelitfroidetprofondavaitconservélamémoired’unecivilisationéteinteetcontinuaitàrévélerrégulièrementlessecretsd’unmondejamaisvraimentdisparu.–Oùallons-nous?demandaAnna.–Dansunlieusûr.Chezunepersonnedeconfiance.–Unlieusûr?Dansuncoincommecelui-ci?Etsiquelqu’unnousvoit?– Ne t’inquiète pas, la rassura Thierry en scrutant au-delà d’une rangée de réverbères dont la

moitié étaient brisés. Nous sommes presque arrivés. Je te garantis que personne ne viendra nouschercherici.Aumoinspendantquelquesheures.Unecentainedemètresplus loin, il ralentit et s’engagea aupasdansune impassequi, auxyeux

d’Anna,suffisaitàpeineàlaisserpasserunevoiturededimensionsmodestes.Laruellenonéclairées’enfonçaitentredesimmeublesenciment.Thierrydébouchadansunecourentouréeparquatrepetitsimmeubles.De la lumièrefiltraità traversdesrideaux,et lesilencepresque irréeln’étaitbriséqueparlemiaulementoccasionneld’unchat.–Descendons.Nefaispasdebruit.Anna ouvrit la portière du camion et la referma délicatement, puis regarda autour d’elle avec

circonspection.Ilnesemblaityavoirpersonnedanslesparages,maiselleconnaissaitlabanlieuedeMarinaetsavaitquedansunendroitpareil,d’unmomentàl’autre,unesilhouettenoirepouvaitsurgiret lesmenaceravecunearme. Iln’étaitpasnécessairedebienconnaître la situationpolitiquepourcomprendre que le programme nommé Bien-Être avait abandonné les banlieues à leur destin, sesouciant uniquement de soumettre la population, mais sans réels efforts visant à mettre fin à lamicrocriminalitéduquartier.–Lavoieestlibre,annonçaThierryàvoixbasse.Laisse-lessortir.Anna ouvrit la portière arrière. D’un geste, elle invita Alex et Jenny à garder le silence, puis

refermalentementlecamionquandilsfurentdehors.–Cesdernièresannées,chuchotaThierrytoutenlesguidantlelongdelafaçadeintérieuredel’un

desimmeubles,lesbandes,lesclans,lesgroupesdedealersetdecontrebandierssesontmultipliés.Uniquementenbanlieue,biensûr.Onlesaconfinésicidansl’espoirqu’ilss’élimineraientlesunslesautres,probablement…

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–Noussommesdansdebonnesmains,alors!raillaAnna.Thierrys’arrêtadevantuneporte,puissortituneclédelapochedesonpantalonetlaglissadansle

trou.Pasde serrureautomatique,pasdeplaquepour l’identificationduprofilnumérique.Laportes’ouvritsurunepetiteentréeéclairéeparuneampoulequipendouillaitduplafond.Quandilsfurenttousàl’intérieur,Thierryrépondit:–Lesseulesquisoientavecnous.

Précédée parAlex et Jenny qui se tenaient par lamain,Anna suivit Thierry jusqu’à un escalierserréentredeuxmurscouvertsdefissuresetdemoisissures.Ellenecessaitdesedemanderàquielleavait affaire.Un chimiste anciennement au service d’Ivan, le tyran impitoyable qui dictait ses loisdans l’ombre depuis des décennies ; puis un scientifique et technicien employé par Dana, ayantdéveloppé le logiciel d’extraction des souvenirs qu’elle avait vu en action à Synaptique ; puis unhors-la-loi,enrévoltecontrelepouvoir,mettantsavieendangerpourfavorisercetteévasion…QuiétaitréellementThierry?Quandcedernierfutenbasdel’escalier,illesattendit,puisentradansunepièce,suiviensilence

parlesautres.Au milieu d’un nuage de fumée, deux hommes étaient assis sur un canapé lacéré, devant un

téléviseurDarren.Lepremier,del’âgedeThierry,avaitleteintmat,unnezrecourbé,etdescheveuxnoirscommedelapoix,tirésenarrièreetrassemblésenunequeue-de-cheval.Ilposasoncigare,selevaetvintàlarencontred’Anna.Derrièrelui,unhommeplusjeune,d’environvingt-cinqans,auxcheveuxfrisés,portaitunechemisedéboutonnéesursontorseglabre,dontlesmanchesretrousséesdévoilaientsesbrasauxveinessemblablesàdelongsélastiquesbleustendussouslapeau.–Vousn’avezrienàcraindre,promitThierryeninvitantlesautresàs’installerdanslapetitepièce.Quand lepremierdesdeuxhommes s’approchad’Anna,un souriremélancolique sedessina sur

sonvisage.Sesyeuxétaientremplisd’uneémotionréelle,palpable,commesilavuedecettefemmeletouchait.–Noussommesreliésparunlongpontdegensdontlesdestinssontentremêlésdepuistoujours,

annonça-t-ild’unevoixrauqueetprofonde.–Nous…nousnousconnaissons?balbutiaAnna.–Jem’appelleMark.Masœurest laveuvedecepauvreBen. Jesaisquevousvousconnaissiez

depuisvotreenfance.Etjesaisquetuétaistrèsamieavecsonpère,Ian.Lagorged’Annasenoua,etelleneparvintpasàrépondretoutdesuite.Ellefermabrièvementles

yeuxetserevit,enfant,àcôtédumeilleuramidesonpère,àl’époqueoùonpouvaitencoreledéfinircommeunhommelibre.–C’étaitcommeunmentor,pourmoi,avoua-t-elle,lesyeuxhumides.Elle fit un pas en avant, presque comme si elle allait se jeter dans les bras deMark,mais elle

s’arrêta. Le jeune homme s’approcha à son tour pour se présenter.Quand il fut devant elle,AnnadécouvrituntatouageenformedeTsursontorse.–Vous êtes tous en sécurité, ici, promit-il avec des yeux sincères, de lamême couleur que ses

boucleschâtains.Sonvisagecalmemaisdéterminéluidonnaitl’airplusvieuxqu’ilnel’étaitréellement.–Commentt’appelles-tu?–Quinto.MavieestconsacréeàlaVoie.Jeseraiàvoscôtésjusqu’àmonderniersouffle.–Etvoici legarçonet lafilledont jevousaiparlé, lesprésentaThierry.Mark,Quinto,pouvez-

vous les emmener à côté, pour le traitement ? Il y a des vêtements de rechange à leur taille dansl’armoire.–Letraitement?s’étonnaAnna.

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–C’estindispensable.Nousdevonslessoigner.–Dequoi?–Dedix-septannéesdeNeurex.Mark et Quinto accompagnèrent Alex et Jenny dans une petite pièce séparée du reste de

l’appartementparunrideausale,tandisqueThierryconduisaitAnnadanslacuisine.– Ce sont des adultes, maintenant, mais nous continuons à les traiter comme des adolescents,

commenta-t-elleavecunepointed’ironiemélancolique.–Ilsn’ontjamaiseul’occasiondegrandir,danscemonde.Dedevenirvéritablementadultes.Leurs

corpsontvieilli,maisleursyeuxsontrestésceuxdedeuxadolescents.Ils’assitàunetableenvahieparlesmiettes,lesrestesdenourriture,lesbouteillesd’eauFrey.Anna

soupira:–Onfiniraparnoustrouver.C’estsûr.– Personne ne viendra ici. Le problème, c’est que nous ne pouvons pas rester longtemps.Nous

devonsagir.Etvite.Elles’assitenfacedelui.–Qu’allons-nousfaire,alors?Thierry la regarda dans les yeux, puis il se retourna pour prendre une petite casserole sur une

étagère.Ilfitcoulerdel’eau,remplitlerécipient,etleposasurlacuisinière.–Cemondeestpourri,Anna.Corrompupardeslogiquesquepersonneneconnaît,asphyxiépar

l’ignorance,parl’habitudemalsainedecroireauxmessagesdesmédias,àlapropagande.Toi,tuesdifférente.AlexetJennyaussi.Vousêteslesanomaliesdecesystème.–ToutcommeDana,d’aprèscequetum’asdit.Quesais-tuexactementausujetdesespouvoirs?Thierryallumalefeuàinduction,semblableàceuxqu’ellepossédaitelleaussidanscelaboratoire

oùellenemettraitpeut-êtreplusjamaislespieds.–Jevaistoutt’expliquerdansl’ordre,selonmonhabitude.Tuveuxduthé?–Volontiers.Thierryouvritunplacardpourychercherdessachetsetselança:– J’appellerai augmentés tous ces êtres humains en bonne santé nés de mères soumises à la

mutagenèse insertionnelle. Cette fameuse enzyme, l’endonucléase de type II, qui fut expérimentéepourlapremièrefoisdanslasociétéduDeuxièmeMillénaire.–Cellequiaétéréduiteencendres.–Exactement.Celled’oùvenaittonpère,Nathan.–Donc pour toi, je suis une augmentée.Nathan a injecté l’enzyme àmamère, avant qu’elle ne

tombeenceinte.MaisDana?Tum’asditqu’elleétaitcommemoi.Commentest-cepossible?ElleétaitdéjànéequandIvanaextorquélaformuleàIan.–Trèsjuste.Enthéorie,Danadevraitdoncêtreunepersonnecommetouteslesautres.–Etalors,ques’est-ilpassé?–J’aidécouvertquelquechosed’incroyable.Quelquechosequ’Ivanlui-mêmeignorait.Annaposalescoudessurlatableenboisaprèsavoirrepousséunpetittasdemiettes.–Jet’écoute.–Cettecapacitécérébraleaugmentéepeutêtretransmisegénétiquement.Maispasàtouslesenfants.–Elleesthéréditaire?– Oui. Et figure-toi que le siège de cette mutation – il m’a fallu des années d’études pour le

comprendre–estuntraitchromosomiquequeseuleslesfemmespossèdent.Entrèsgros,c’estcettebrancheenplusduchromosomeXparrapportauYdesindividusdesexemasculin.– D’après tes recherches, donc, un augmenté peut transmettre ses capacités sans injections

ultérieures,maisuniquementàsesfilles?

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–Exact,confirmaThierryavecunsouriresatisfait.PenseàBen.C’étaitlefilsdeIan,quivenaitdecette civilisation éteinte il y a cinq cents ans, comme Ivan et Nathan. Ben avait-il conscience duMultivers?Desespropresversionsalternatives?–Pasàmaconnaissance.–Alors queDana, oui. Pourtant, on n’a fait aucune piqûre à samère, puisque sa fille était déjà

adultequandIanadécouvertlaformule.Maiselleahéritédetoutessesfacultés.Annaréfléchit,etserepassaenuninstantlefilmdesavie,envoyanttoutessesactionssousunjour

différent.–Doncenfait,monpèreauraitpusepasserd’injectercetteenzymeàmamère?– Tout à fait. Tu es une femme, et en tant que femme, tu es un être supérieur. Génétiquement

supérieur. Tu aurais été différente des autres de toute façon. J’ai fini par comprendre que cettebrancheduXenplusestenmesured’activerungènequiestaussi transmisauxgarçons,maisqui,chezeux,demeurelatent.Ilnepeutpass’exprimer.Annafutdistraitedesesréflexionsausujetdesaconditionparticulièreparunbruitdepas.C’était

MarketQuintoquientraientdanslacuisine.–Toutvabien?leurdemandaThierry.– Ilssonten traindesechanger, réponditQuinto.Nousallons les laisserseulspendantquelques

minutes,puisnouscommenceronsletraitement.–Nousleuravonsdonnéàmanger,ajoutaMark.(Unélastiqueentrelesdents, ilétaitentrainde

rassembler ses cheveux de jais et les tirait le plus possible vers sa nuque). Du pain, un peu defromage…Danslacasserole,l’eaucommençaitàbouillir.Thierrypritdestassessuruneétagère.Annarevint

àleurconversation:–Commentas-tufaitpourdécouvrirtoutça?–Celafaituneéternitéquejetravaillesurcetteenzyme.Jesuislepremieràavoireuconnaissance

delaformule,aprèslemarchépasséentreIanetIvan.Ivanavaitconfianceenmoi.Ilm’avaitsibienendoctriné!Jedirigeaistouteuneéquipemédicale,rassembléeparluipourdonnervieàson…sonarmée.–Sonarmée?Dequoiparles-tu?–C’étaientdesbébés,àl’époque.Maintenant,cesontdesadolescentsdeseize,dix-septans.Leurs

mèresontétéenlevéesilyadix-huitans,aprèscetristemarché,etenferméesdansunhôpitaloùellesontétéinséminéesetsoumisesàlamutagenèseinsertionnelle.Parmoi.Aprèslesaccouchements,lesnouveau-nésontétéemmenésdansuneautrestructure…–Où?–DansunCentredeconditionnementmental.C’estlàquetoutacommencé.Annafrissonna.–C’estinhumain!– Toutes les mères ont été tuées le lendemain de la naissance de leurs enfants. Je suis saisi

d’horreurchaquefoisquej’yrepense.Quoiquejefasse,jenepourraijamaisexpiermescrimes.Markpritunsucrieret leposasur la table, tandisqueQuintoaidaitThierryàremplir les tasses.

Annasirotaunegorgéedesaboisson,puisfixaThierryd’unœilsévère.–Pourquoifais-tucela?–Quoidonc?demanda-t-il,assisfaceàelle,satasseentrelesmains.–Terévoltercontrelerégime.Pourquoi?Ilseleva.– Ivan est capable de convaincre un homme de couleur qu’il a la peau blanche. Il a réussi à

constituerungouvernementquenulneconnaîtparcequelespersonnesqui lecomposentn’ontpas

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conscienced’elles-mêmes.Ellessontsoussonjougmental,depuistoujours.Etlesaugmentés–cesenfantsdont je t’aiparlé–ontsubiuneéducationbaséesurun lavagedecerveaupermanentgrâceauquelcesadolescentsinsoupçonnablesformentdésormaisleplusefficacedesservicessecrets.Voilàcequ’afaitIvan,entreautresgrâceàmoi.–Ilt’aconditionnépourpouvoirt’utiliser…–J’étaisunprogrammateurbrillant,avecunepassionpourlachimie.Ilmevoulaitàsescôtés.Il

mevoulait à la têtede sesgroupesd’opération. Ilm’abourré le crânependantdes années. Je suisdevenul’und’eux.Undeceuxaupouvoir.–Maismaintenant,tuconspirescontrelepouvoir.Jenecomprendspascommenttuasréussiàte

libérerdesoninfluence.Thierryreposasatasseetpoussaunsoupir,puisiléchangeauncoupd’œilavecMarketQuinto,

quirépondirentparunsilencesignificatif.–J’aidécouvertquelquechosequiatoutchangé.Quelquechosedontjen’avaispasconnaissance.

Quelquechosequiallaitau-delàdecequ’unêtrehumainpeutsupporter.Aprèsquoi, j’aidécidéderéagir,etmavieachangé.J’aicommencéàvoirlaréalitéautourdemoitellequ’elleétaitvraiment,etlechâteaudemensongesauquelj’avaiscrupendanttoutescesannéess’estécroulé.Etj’aitrouvémonvéritablebut.–Qu’as-tudécouvert,Thierry?Une larme,vestigedesouvenirsatroces, serpentaentre les ridesduscientifiqueavantde tomber

surlatable.Sesyeuxétaientredevenusceuxd’unenfant.–Lemarché,lepactequ’ontforméIvanetIanaupénitencierdeMarina,aépargnélestroisamis,

qui ont donc été rayés de la liste. La liste qui contenait les noms de tous les enfants sur quil’expérience avait étémenée, il y a cinq cents ans. Ils ont tous été éliminés un par un, sur l’ordred’Ivan. Il craignait qu’ils ne fassent obstacle à son ascension au pouvoir. Il a tué personnellementcertainsd’entreeux.D’autresontétéenlevésetont«disparu»,ouontpéridansdesattentats.L’und’euxétaitmonpère.AnnafutpétrifiéeparlarévélationdeThierry.Danssapoitrine,cependant,lesbattementsdeson

cœuraugmentèrentd’intensitéjusqu’àluicouperlesouffleetàlafairetousser.–C’estmoiquiavaispréparélabombe,sansconnaîtrelenomdesondestinataire,conclutThierry.

Voilàpourquoijefaistoutça.

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LaplaceduCommerceétaitdésormaisdéserte.Ilétaittard,etseulesquelquesâmeserraientencoredanslesruespoussiéreusesdeSam-en-Kar.Marcoavaitracontétoutcequ’ilsavait,certainpourlapremièrefoisquesesamislecomprenaient.Qu’ilsl’écoutaientvraiment.– Nos parents ne savent pas que nous sommes ici, dit Alex quand il eut terminé. Ils faisaient

l’inventaireaumagasin.Nousdevrionspeut-êtrerentrer.–Oui,avantqu’ilsviennentnouschercher…ajoutaJenny.–D’accord.Vousavezbesoinderéfléchiràtoutcequejeviensdevousdire.Jesaisquecen’est

pasfacile.Moi,j’aieuletempsd’analysertoutescesinformations:mavieentièreàSam-enaétéunparcours à la recherche de ma véritable identité. Pour vous, c’est différent. C’est un vraibouleversement.–Lemondetelquenousleconnaissonsestunmensonge…Alexselevadumuretoùilétaitassisdepuisaumoinsdeuxheures.Jennyenfitautantavantdele

corriger:–Peut-êtrepasunmensonge.Peut-êtreest-ceunemanièredifférentederaconterlamêmehistoire.–C’estbiença,confirmaMarcoenoffrantunsourirefatiguéàsesdeuxamis.Commelescartes

aveclesquellesjoueparfoislevieuxMeuron.Illesplaceselonplusieursschémas,etàchaquefois,ilentireuneinterprétationdifférente.–Onteramèneàlamaison?–Non,merci.Voussavezquej’aiunrendez-vous.Etpuis,jesuiscapabledefaireroulercefauteuil

toutseul!AlexetJennyprirentcongé.Illesregardas’éloignerdansuneruesombreetdemeuralàquelques

minutes,àlafoisémuetexcité.Illesentaitdanssestripes,illepercevaitsurunplanplusélevéquelapenséerationnelle: lemomentarrivait.Bientôt,beaucoupdechosesallaientchanger.Laroueallaitrecommencerà tourner. IlconsidéraitcesannéespasséesàKarcommeun longapprentissage,uneenquêtemenéedansunebibliothèquesilencieuse,bienprotégéedesmalheursdumondeextérieur.–Quefais-tuàlambinerdehorsàuneheurepareille,garçonauxmillepensées?Marcoseretournabrusquementenentendantcettevoixrauqueetamicalebriserlesilence.–Meuron!Poussantlesrouesdesonfauteuil,lejeunehommeallaàlarencontredesonvieuxconfident,qui

sepenchaenavantpourl’embrasseravecaffection.–Jesensquetuvasrepartir…encoreunefois.Marco hocha la tête et recula jusqu’au longmuret circulaire qui suivait la circonférence de la

place,uniquementinterrompuàproximitédesruesquienpartaient.–J’étaissurlepointdevenirtechercher.Jevoulaisteparler.–Ehbien,jet’aiprisdevitesse!Lafaiblelumièred’unelanternesuspendueàunarcdepierreàquelquesmètresd’euxsereflétasur

lecrânedégarniduvieux.Sonfronts’aplanitquandiladressaàsonjeuneamiunsourirebienveillant,puissecreusaànouveauderidesprofondes.

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–Quelquechosenevapas?demanda-t-il.– Non, pas du tout. Je suis en bonne santé. Je ne peux pas encore très bien marcher, mais…

pourquoicettequestion?–Jevoulaisdire:quelquechosenevapas,là-bas?Meuron fitun rapidemouvementde la tête, commes’ilvoulait arracher l’attentiondeMarcoau

mondequilesentouraitetl’entraînerau-delà.–Là-bas?–Tusaistrèsbiendequoijeparle.–Meuron,commentas-tufaitpourtrouverJastel?Il…Il…Marconeréussitpasàterminersaphrase.SouslesyeuxpénétrantsdeMeuronseformaunsourire

malicieux.– Cela m’arrive depuis toujours. Je rencontre des personnes hors du commun. Je perçois des

vibrationsquiéchappentauxautres.Disonsquec’estmaspécialité.–Tuvoisl’invisible…–Depuis toujours. J’aime penser que j’attire des fragments d’infini, si tu veux bien me passer

l’expression. La vie est un cercle perpétuel, un devenir incessant. À une fin succède toujours undébut;àunemort,unerenaissance.–Parfois, j’ai l’impressionde teconnaîtredepuisuneéternité…murmuraMarco, lesyeuxfixés

surlalanterne.–Etsic’étaitlecas?Legarçonfronçalessourcils,s’efforçantdecomprendrelesensdesparolesduvieuxMeuron,qui

souritgaiement.–Danstonregard,ilyadesannées,j’ailuunehistoiredontjen’aipaspudistinguerlepremier

chapitre.Jenel’aipastrouvénonplusdansmaproprevie.Ilyaquelquechoseenmoiquiexistaitpeut-êtreaudébutdestempsetexisteraencoreàlafin.Unelumièrequiresplenditenmoi.Peut-êtrecettelumièreresplendit-elleenchacundenous,maistoutlemonden’estpascapabledelavoir.–Queveux-tudire,Meuron?–Peut-être…peut-êtrequejen’existepas.Marcoécarquillalesyeux.Brusquement,cettephrasesetransformaencaractèresd’imprimerie,en

lettres sur un écran lumineux. C’étaient les mots de Thomas Becker, l’auteur d’un essai sur leMultivers qu’Alex, Jenny et lui-même avaient rencontré avant la fin du monde. Puis l’image futremplacée par celle d’un cartomancien dépenaillé. Et soudain, tout devint clair. C’étaient desmessages, des personnifications de quelque chose d’indéfinissable, comme l’énergie même quicirculaitdans lecosmos.C’étaientdesvisions,des rencontresàunautreniveaudeconscience,quiempruntaientdesformesconnuesuniquementparcequelecerveauavaitbesoind’ycroire.–Çaatoujoursététoi…!s’exclamaMarco,stupéfait.Becker,levoyantmalaisetmaintenant…–Jenesaispasdequoituparles,mongarçon.–C’étaittoi!Enuneseconde, lemondeextérieurdisparut.Lalignedutempsseréduisitàunpointminuscule,

comme si chaque événement depuis le début de l’histoire était en parfaite synchronie avec lessuivants.Iln’yavaitlàqueMarcoetlevieuxMeuron,faceàface;autourd’eux,lenéant.–Tun’existespas…répétalegarçon.Ilyaquelquechoseenmoiquiexistaitpeut-êtreaudébutdestempsetexisteraencoreàlafin.Une

lumièrequiresplenditenmoi.Peut-êtrecettelumièreresplendit-elleenchacundenous,maistoutlemonden’estpascapabledelavoir.–Lavoitureestbientôtarrivéeàdestination,Marco.Tulesais,n’est-cepas?Legarçonrouvritlesyeuxetsortitdesonrêveéveillé.

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–Queveux-tudire?–Quelemomentestvenupourmoidepartir.Jelesens.–Non.Nedispasça.Jeneveuxpasteperdre.Tuesleseulquim’aiestoujoursécouté.Jetiensà

toi,Meuron…–Moiaussi,mongarçon.Marconeparvintpasàcontenirsonémotion.Ilsefrotta lesyeuxetsecachalevisage.Quandil

croisaànouveauleregardduvieux, ils’aperçutquecedernier, luiaussi,retenaitdifficilementseslarmes.–Jeneveuxpashabiterdanscevillagesanspouvoirterendrevisite,Meuron!– Quelque chose de grand t’attend, Marco. Je le sais. Ton intelligence, ton esprit, l’énergie

phénoménalequecontienttonâmeserontbientôtdéterminants.–Cette femme,murmuraMarco, en prenant conscience de ce qu’il disait seulement après avoir

prononcécesmots.Je l’ai tantaimée…Etnotrefilsétaitmafierté. Ilétait tout,pourmoi.Tum’aspermisdeleretrouver…Meuronledévisageaquelquessecondesaveccuriosité,tandisqueMarcosecouaitlatête,confus.À

cemoment-là,desmondeslointains,desviesparallèles,despenséesetdessouvenirssemélangeaientcommedescouleurssurunepalette.Ilnesavaitpluscequ’ilvenaitdedireàMeuron,maisilétaitsûrquelevieuxcomprendrait.Commeill’avaittoujoursfait.–Vatereposer,mongarçon,luiconseillal’hommeenpliantdifficilementsesgenouxdouloureux

etenluiserrantlebras.Demainestunjourimportant,ettoutlemondeseracontentdefairelafêteavectoi.Bonanniversaire,monjeuneami.Ensuite,ilseretournaets’éloigna.Marcoregardalasilhouetteduvieilhommequidisparaissaitdanslelointain,peuàpeuavaléepar

l’obscurité.Illevitmarcherpourladernièrefois,surl’ultimeportiondesonchemin.L’espaced’uninstant,illerevitassisàlatabledel’aubergeDoro.Ilserappelaleurslonguespromenades,aucoursdesquellespersonnen’adressaitlaparoleauvieux.Illerevitentraindeluidonnerlaméthodepourseplonger lui-mêmedans lecoma, loindesoreilles indiscrètes.Et ilsesouvintquesesparents luiavaient plusieurs fois demandé qui était ce vieil ami dont il parlait souvent,mais qu’ils n’avaientjamais rencontré.Après lui avoir dit adieu, ce soir-là,Marco se demanda siMeuron avait jamaisexisté.SiThomasBeckeravaitjamaisexisté.Silevoyantmalaisavaitjamaisexisté.Ous’ilsétaienttousl’expressioncorporelled’uneénergieindéfiniequeseulesquelquespersonnesétaientcapablesdepercevoir.–Merci,monami.Mercid’avoirété là,ditMarcodans leventqui soulevaitdepetitsnuagesde

poussière.Puis ilpoussason fauteuilverschez lui.LesparolesdeMeuroncontinuaientà résonnerdanssa

tête.Pouvait-iln’êtrequ’unmessage,passéparlescanauxinsondablesdel’espaceetdutempspouratteindreceuxqui,commelui,pouvaientvoircettelumièreparticulière?Unechoseétaitsûre:dansle passé, cesmessages avaient toujours été chargés d’une extraordinaire valeur prophétique, et laprédictiondeMeuronl’accompagnajusquechezlui.Quelquechosedegrandt’attend.Jelesais.Tonintelligence,tonesprit,l’énergiephénoménaleque

contienttonâmeserontbientôtdéterminants.Toutentraversantlevillage,Marcosedemandas’ilétaitpossiblequeledépartn’aitpasétécelui

duvieuxMeuron,cesoir-là.Maislesien.Ilarrivaenfinchezlui.Seuleslesstridulationsdesgrillonstroublaientlesilence.Tesseétaitencore

danslacuisine,entraind’éplucherunequantitéimpressionnantedepommesdeterre.Ellevintàsarencontrepourl’aideràseleverdufauteuilroulantetàmonterdanssachambre.–Bonnenuit,maman,luisouhaita-t-ilquandilfutassissursonlit,lespaupièresgonfléesdepleurs

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retenus.Tessesouritet,parpudeur,neluiposaaucunequestionpendantqu’ellefermaitlafenêtre.Lelendemainmatin,àl’aube,Marcofutréveilléparunventfrais.Legarçonselevaàl’aidedesa

canneets’aperçutquelafenêtreétaitouverte.Étonné,illareferma.Ens’appuyantsursonbureau,ilremarquaunmorceaudepapierjauneàcôtédel’undesescahiers.Ils’assitetlesaisit.Cequ’ilavaitsous les yeux n’était pas l’écriture irrégulière et désordonnée de samère.Ce n’était pas non plusl’écritureappuyéedesonpère,quin’avaitguèrel’habitudedeprendrelaplume.C’étaientdesligneset des courbes harmonieuses, propres à une calligraphie féminine, élégante. Le contenu du billetlaissaMarcosansvoix:

Jesuisalléedel’autrecôté,làoùjevouscroyaismorts.Jesaistout.Vousvousêtesvenduspoursurvivre.Vousn’avezaucuneidéedesconséquencesdevotreacte.Anna

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23

Debout devant un canapé en cuir aux accoudoirs déchirés et dont la mousse débordait par lesfentes, dans une petite chambre d’un appartement de la banlieue deMarina, Jenny venait juste deboutonner un jeans quand elle se sentit défaillir.Elle tendit unbras versAlex, qui avait enfilé unechemiseencoreouvertesurunpantalonentoilenoir.Jennyappuyasamaincontreletorsenud’Alexpour ne pas perdre l’équilibre, son buste se pencha en avant, ses yeux se perdirent dans le vague.Devantelle,unefenêtremurée.–Quesepasse-t-il?s’inquiétaAlexenlaprenantparlesépaulesetenlaserrantcontrelui.–Excuse-moi,haleta-t-elle.Ellesecoualatêtecommepourchasseruneidéenoire.–Jemesuisrappeléquelquechose…laissetomber.–Parle-moi,l’incitaAlexenluicaressantlescheveux.–Lesous-marin…Ben…–Jenesaisriendecettehistoire.–Jenemerappellepas trèsbien…Çan’aduréqu’un instant. J’étaisassiseà l’arrière,dansune

voituretout-terrain…nousétionsentraindenousenfuir.Jerevoisunephotographie…–Ilyacombiendetemps?–Jenesaispas.Alex,toutestsiembrouillédansmatête…Çamefaitpeur.Surlaphoto,ilyavait

unefamilleheureuse.Deuxpetitesfilles…Il la serra contre lui, essaya de la rassurer. Jenny s’abandonna contre sa poitrine et essaya de

contenir le cocktail d’émotions qui avait pris possession de son âme. Il y avait la rage de ne pasréussiràretrouversonproprepassé.Lafrustrationcauséeparcetterechercheincessantederéponsesintrouvables. L’angoisse de se sentir à nouveau en cavale, après toutes ces années qui semblaientn’avoirduréquequelquesjours.–Jepeuxentrer?Quintoécartalerideauetpénétradanslachambre.Jennyfitunpasenarrièreetessuyaunelarme,

pendantqu’Alexboutonnaitsachemise.–Toutvabien?–Queva-t-ilnousarriver?demandaAlex.Quintoallas’asseoiràunetabledel’autrecôtédelapièce.Ilsortitdeuxpochesàperfusiond’un

tiroir,puislesreliaàunemachinedevantlui,uncubegrisavecunlogoetunesériedeprisessurlecôtédroit.Lespochescommencèrentàseremplirdèsquelejeunehommeappuyasurunbouton.–Nousneconnaissonspaslaréactionàcetraitement.Maisc’estnécessaire.–Jecroyaisenavoirterminéaveclesaiguilles…chuchotaJennyencroisantlesbrassursonpull

noir.–Asseyez-vousici,jevousenprie.Etremontezvosmanches.QuintoselevaetlaissalaplaceàAlex.–Jesaisquevousavezpeur.Jevousdemandedemefaireconfiance.Denousfaireconfiance.

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–Annanenousferaitpasdemal,pensaJennyàvoixhaute,leregardfixésurlemurjauni.Dès que les récipients furent prêts pour le goutte-à-goutte, Quinto enfonça une aiguille dans

l’avant-brasd’Alex,lafixaavecunsparadrapetyreliauntubetransparent.PuisilenfitautantavecJenny.–Commejevousledisais,nousnesavonspasexactementcequivasepasser.Pendantdesannées,

onvousaempêchésd’utiliserunegrandepartiedevotreintelligenceetdevotremémoire.Ceproduitdevraitvousaideràenretrouverl’usage.Maisiln’ajamaisététesté.Alexlevalatête,etsonregardrencontraletatouageenTsurlapoitrinedujeunehomme.–Etensuite,quesepassera-t-il?Jenny,quiseposaitlamêmequestion,acquiesça.–Ensuite,nousessaieronsdefairebougerleschoses,réponditQuinto.Etilattenditaveceuxquelaperfusionsetermine.

–Quandpartons-nous?demandaMark,lesmainsposéessurledossierducanapésurlequelétaientassisThierryetAnna.Uneheures’étaitécouléedepuisledébutdelaperfusiondestinéeàneutraliserleseffetsduNeurex.–Bientôt,réponditlescientifique.Anna,elle,réfléchissaitàladiscussionqu’ilsavaienteuedanslacuisine.LepèredeThierryétait

un augmenté, lui aussi. Mais son fils n’avait hérité aucune capacité particulière. La descendanceféminineétaitdoncl’uniquevéhiculed’uneintelligencesupérieurecapabledesaisirlesmystèresdesuniversparallèles.Elleenfutàlafoisémerveilléeeteffrayée.Àcemoment-là,Alex,JennyetQuintoentrèrentdanslesalon.–C’estfait,ditlejeunehomme.Thierryhochalatête.–D’ici quelquesminutes, vous pourriez connaître des réactions significatives. Si vous ne vous

sentezpasbien,prévenez-noustoutdesuite.– J’ai encoredumal à croire qu’ils ont passédix-sept ans enfermés au siègedeSynaptique, dit

Anna.–Pourtant,c’estlecas.Etc’estgrâceàeuxquelesaugmentéssontnésetontgrandi.Annainterrogeasoncollègueduregard.–Pendantlespremièresannées,nousavonsexpérimentésureuxtouslestypesdeconditionnement,

pourvoirdequoiilsétaientcapables,etjusqu’oùnouspouvionsaller.–Vouslesutilisiezcommedescobayespour…–Oui,Anna.Etc’estmoiquiaidirigélaplupartdecesexpériences.Jenecesseraijamaisdeme

sentircoupable.Toutpardonestimpossible.–Maisoùsontcesaugmentés,àprésent?–Ilsconstituentunearméeauserviced’Ivan,àlamanièred’unréseaudeneuronesquicirculeau

milieudelapopulation,danslesruesdecettevilleetdetouteslesautres.Nousavonséduquétantdecesenfantsquemêmemoi,jesuisincapabledetedirecombienilssont.Quandilsonteudouzeans,nouslesavonséparpillésparmileshabitants.–Cessalaudssontpartout,ajoutaMark.C’estdifficiledelesrepérer.–Nelesappellepascommeça,leréprimandaThierry.Cesadolescentsnesontpasresponsablesdu

destinquelavieleuraréservé.Ilsn’ontpasdemandéànaître.Ilsn’ontpasdemandéàsubirpendanttouteleurenfanceunconditionnementmentalininterrompu.Cesontsimplementdesarmes.Efficaces,etimpitoyables,malheureusement.–Pourquoiest-cequepersonnenepeutlesreconnaître?s’informaAnna.Oùvivent-ils?–Surl’ordred’Ivan,quandilsontétéréinsérésdanslapopulation,touteslesarchivesdel’étatcivil

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ontétédétruites.Jelesaivusnaître, jelesaisuivispendantdouzeans,maisaujourd’hui, ilsenontentreseizeetdix-sept,etmoiaussi,j’auraisdumalàlesreconnaître.Pourtant,quedefoisj’aicroiséleregardd’unadolescent,danslesruesdecetteville…Unregardquivousfixequelquessecondesdetrop.Unregardquivouspénètre,quifouilledansvotre tête.J’aiessayéderésister,et j’aicontinuémonchemin.Maisàchaquefois,jemesuisdemandésiceluiquejevenaisderencontrerétaitl’undesenfantsquej’avaisélevés.Onnesaitpasoùilsvivent.Ilssontpartout.Cesontdesombres.Quandlesgenslesrencontrent,ilsnesesouviennentpasd’eux.–Uneéquiped’agentssecrets…murmuraAnna.Elle demeura en silence pendant quelques instants, se représentant l’arme formidable qu’ils

constituaient.Puiselledemanda:–Etquelétaitl’objectif?– Au début, Orient. Ivan voulait renverser le système politique de ce continent pour mettre le

grappin dessus. Dicter ses lois à Orient signifiait avoir à sa disposition une main-d’œuvreinépuisable, contrôler des gisements de pétrole et d’autres ressources variées, être à la tête d’uneflottenavale supérieure à celledeGê. Il y est parvenuenquelques années.Uneopérationparfaite,d’unpointdevuestratégique.–Jecomprendsmieux,maintenant…murmuraAnnapourelle-même.–MaisquandDanaaprislamesuredelapuissancedecettearméeetadécouvertquecontrairement

àsonpère,ellepouvaitexplorerdesréalitésparallèlesinfinies…–…elleenaconcluquecemonden’étaitqu’unepartdugâteau,complétaMark.–Maiscesadolescentsn’ontpasétéconditionnésdansd’autresmondes,n’est-cepas?–L’effetdévastateurdecequenousavonseffectuésur leurespritestengermedanschacunede

leurs versions alternatives. Comme quand on est le porteur sain d’une maladie. Il suffirait quequelqu’un débloque certainsmécanismes déterminés de leur psyché, et l’armée serait prête à êtreutiliséedansn’importequelledimensionparallèle.Danal’acompris,etellecomptes’enservir.–Maisc’estaffreux,s’épouvantaAnna.L’ampleurdecettecatastropheestinimaginable!–J’aiquelquechoseàtemontrer,annonçaThierry.Maispasici.–Dequois’agit-il?–Danareviendracertainementcettenuit,oudemainmatin,continua-t-ilsansrépondre.Nousallons

êtrerecherchés,etpasseulementparlapolicedeGê.Thierryseleva,fitsigneàAnnad’enfaireautant,puisdéclenchaunmécanismequitransformale

canapéenlit.–Nousn’avonspasbeaucoupde temps.Essayonsdenous reposer aumoinsuneheure avantde

partir.Quandnoussortironsd’ici,nousn’auronsplusl’occasiondesouffler.–Oùas-tul’intentiond’aller?demandaQuinto.–DanslemagasindeMark.

Annas’allongeasurlelit,etAlexetJennys’installèrentprèsd’elle.Tropde révélations, tropde bouleversements. Ils avaient besoin d’unepause. Idéalement, il leur

auraitfalluunedizained’heures.Maispourlemoment,uneseraitmieuxquerien.PendantqueQuintoetMarksomnolaientdansdesfauteuilsetqueThierryveillaitdanslacuisine,penchésurlatabletteinteractive qu’il portait toujours enroulée à l’intérieur de sa veste, Anna ferma les yeux ets’abandonnaausilence.Elleessayadeseremémorerdesélémentsd’uneterrelointaine.Elleévoqualaformed’unefeuille

depapieretlesmotsqu’elleavaitécritsdessus.Elleseconcentrasursasignature,aveclesdeuxAencapitales,commed’habitude.Enfin,ellerevitlalumièredelalunequiseréfléchissaitsurlespierresd’unpuits.

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Quandelleouvritlesyeuxdel’autrecôté,sonchevals’abreuvaitàuntorrentquicoulaitnonloindeSam-en-Kar.Annaeut la sensationqu’ellevenaitde fairequelquechosede très important.Bienvite,unéclairdanssamémoireluirappelacequis’étaitpassécesoir-là.Lepapier.Lemessage.L’irruptionsilencieuseetfugacedanslachambredeMarco,puisdanslamaisond’AlexetJenny.

Laisser cemessage équivalait à planter une graine pour annoncer son retour. Elle ne pouvait êtrecertainequelestroisjeunesgensaientconsciencedeleurpassé.S’ilscomprenaientcequesignifiaitsalettre,alorscelavoulaitdirequelepontétaitintact.Etquelemomentétaitvenudelesrencontrer.Letourbillonlaramenaenarrièreaussivitequ’ill’avaitconduitedanscetteréalitéparallèle.Elle

sefrottalesyeux.Del’autrecôtédelapièce,lejeuneQuintoétaitentraind’enfilerunpantalon.Laforme de ses cuisses, de son dos et de ses épaules laissait deviner qu’il pratiquait constamment lamusculation,etquesonphysiqueétaitlerésultatdecetentraînementhorsducommun.–Combiendetempsavons-nousdormi?–Moinsdequaranteminutes.Thierryentradanslapièce,s’approchad’Anna,etsepenchasurlelit.–Nousdevonspartir,annonça-t-ilàmi-voix.Tupeuxlesréveiller?Annaobéit,tandisqueledocteurs’éloignaitetrevenaitavecuneseringue.QuandAlexetJennyse

redressèrent,lesyeuxencoremi-clos,abrutisdesommeil,Thierrys’agenouillaprèsd’eux.–C’estladernière,promis.–Encoreunepiqûre?seplaignitJenny.– C’est de l’adrénaline. Elle combattra l’effet soporifique de l’inhibiteur que nous vous avons

injectétoutàl’heure.Cettenuitrisqued’êtrelongue:vousdevezêtreaumieuxdevotreforme.Il les piqua, presque sans qu’ils s’en aperçoivent. Du reste, l’homme s’occupait d’eux depuis

presquevingtansetlesavaitsoumisàdescentainesdetraitements.–Pourquoiallons-nousaumagasindeMark?demandaAnnapendantqueceluiqu’ellevenaitde

nommerfermaitsonmanteau,déjàprêtàsortir,etqueQuintobuvaitunegorgéedethé.– J’ai des choses à temontrer. Par ailleurs, le sous-sol de la boutique est un véritable arsenal.

Quandlesoleilselèvera,ilvaudramieuxquenoussoyonsbienarmés.–Allons-y,conclutQuinto.Ilposasatassesuruneétagèreets’engagealepremierdansl’escalier.

Minuitétaitpassédepuispeuquandilssortirentdel’appartementetrejoignirentlecamion.ThierryetAnnamontèrentàl’arrièreavecAlexetJenny,MarksemitauvolantetQuintos’installaprèsdelui.Pendantletrajet,AnnaexpliqualasituationàAlexetJenny.C’estquandellenommaIanqu’Alexcommençaàsesouvenir.L’unaprèsl’autre,commedansuneséquencedediapositives,lessouvenirsd’un passé trop longtemps enfoui se présentèrent à lui. Des fragments d’une vie temporairementeffacéeparleNeurex.Ilvitlesourired’ungarçonauxcheveuxnoirsébouriffésetauxgrosseslunettes.Ilvitunfauteuil

roulantélectrique.Ilvitunepièceauxmurscouvertsdelivres,avecunetableaucentreettroisécransallumés en permanence dessus, et des papiers partout. Il entendit une voix ; il ne comprit pas sesparoles,maisilsutquec’étaitsonami.Toujours.Ilserappelaquec’étaitleseulàl’avoircru.Ilserappelaquetoutavaitcommencéaveclui.Àunmomentdonné,ilsecoualatête,etdansl’obscuritédel’espacedechargement,ilseretourna

versJenny.Samainétaitfroide.Glaciale.– Ilyavaitplein…pleindemonde…balbutia-t-elle. Ilscriaient…ilscriaientmonnom.Etmoi,

je…jenageaistoujoursplusvite,unebrasseaprèsl’autre…et…

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Il luiprit levisageentresesmainset laregardaenface,sansvoirplusque lerefletd’une lueurdanssesyeux.–Jenny…j’aivuMarco.J’étaischezlui…–J’aigagné,l’interrompit-elle.J’aigagné,ettoutlemondemefélicitait,etilyavaitmon…mon

père.Ilpleurait.–Quesepasse-t-il?murmuraAlex.–Letraitementfonctionne,réponditThierryd’unevoixrenduerauqueparl’émotion.Vousêtesen

traindevousrappelerquivousêtes.–OùestMarco?demandaAlex.Brusquement,lecorpsduvieuxIanapparutdevantlui.Ilétaitallongésurlebitume,inanimé.–Ilestmort,pasvrai?Etnous,commentsefait-ilquenousnesoyonspasmorts?Annas’approchadeluietposaunemainsursonépaule.–Alex,écoute-moi. Ian…Marcoestvivant. Ilestenfermédansuneprison. Ilaquatre-vingt-huit

ans.Maisilestencorevivant.Alex se jeta dans les bras d’Anna, et elle le serra contre elle, une main derrière sa nuque.

Désormaishabituéeàl’obscurité,ellesetournaversThierry.–Pourrons-nousjamaislesortirdelà?L’autrefitlamoue.–Unblitzdanslepénitencierleplussécurisédetoutlecontinent,réaliséparunebandedehors-la-

loiprobablementdéjàrecherchéspartout,pourfairesortirunhommedeprèsdequatre-vingt-dixansdesacelluled’isolement?Anna garda le silence. Vu sous cet angle, il était évident qu’il s’agissait d’une entreprise

inenvisageable.CefutThierrylui-mêmequiconclut,laprenantencoreunefoisparsurprise:–Jecomptaislefairecettenuit.

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Lafêted’anniversairedeMarcocommençaaudébutdel’après-midietseterminaaucoucherdusoleil.ElleréunitpresquetouslesjeunesgensdeKardanslacourdesamaison.Alexet Jenny se firent attendre.SiMarcoavait eu le choix, iln’aurait invitéqu’eux.Mais ildut

sourire, distribuer des bises, plaisanter et faire semblant de s’amuser, en dissimulant ses penséesderrièreunegaietéforcée.Cen’étaitpaslejourdesonanniversaire.C’étaitlejourdelarévélation.Lemessaged’Annaétaitlapreuveultimequetoutcequ’ilavaitvu,toutcequ’ilavaitrêvé,toutcequiluiétaitrevenuétaitbeletbienréel.Alorsquelafêtebattaitsonpleinetquetoutlemondeattendaitlegâteau,letonnerregrondasurla

valléedeKar,menaçant,etlesinvitésallèrentsemettreàl’abridanslamaison.Marcolessuivit,àlafois présent et absent ; une fois à l’intérieur, il se posta devant une fenêtre, les yeux fixés sur leportail,attendanttoujourssesdeuxmeilleursamis.Samèrecriaquelquechose–peut-êtreproposait-elleduthéàlaronde–,maisilrestaoùilétait,

assis sur son fauteuil roulant, l’esprit errant vers des destinations inconnues. Ses camarades seregroupèrent dans le vaste salon pendant qu’il attendait devant la vitre sur laquelle des gouttes depluiecommençaientàs’écraser.Auboutd’unmoment,deuxsilhouettesapparurentsurlaroute,derrièreleportail.Alex,lesmains

enfoncées dans les poches, portait un pull beige sur un pantalon clair. Ses cheveux blonds étaientcoupés court, alors que dans les souvenirs queMarco relatait dans son journal, ils formaient uncasquesursatête,avecunemècherebellequiluiretombaitsurlefront.LarobebleucieldeJennylaissaitàdécouvertses jambesfinesetdorées ;sachevelurechâtainretombaitdélicatementsurseslargesépaules,etelleavaitpassélamaindansuneceintureencuirquientouraitsataille.Endépitdesescourbatures,desescrampescontinuellesetdesonéquilibreinstable,Marcodécida

deselever.Àl’aidedesacanne,ilatteignitlaported’entrée.Ilposaalorslacannecontreunmuretsortit.Unefoisdehors,illevalesyeuxversleciel,occupéparunemassedenuagesnoirspoussésparle

vent.Lapluiedevenaitinsistante.Ignorantladouleur,legarçontraversalejardinetdépassalatableoùétaitposélegâteau.Ilauraitdûlemettreàl’abri,maisilcontinuaversleportail.Unefoisarrivé,il s’agrippa à la grille pour garder l’équilibre. De l’autre côté, ses deux amis le regardaient ensilence.Leursyeuxrayonnaientd’uneconvictionnouvelle,etdansleursirisbrillaitl’éclatd’unréveillongtempsattendu.–Vousavezreçulemessage,vousaussi?demandaMarcod’untonplacide,sanséleverlavoixàla

findesaquestion,presquecommes’ils’agissaitd’uneaffirmation.AlexetJennyacquiescèrent.–Nousdevrionspeut-êtrerevenirenarrière.Marcoseretournaetmarchaverslaporte,lesmainsdanslespoches,perdudansuntourbillonde

pensées. La fête allait bientôt s’achever, et avec elle, une période de cette vie. Quelque chosed’importantétait sur lepointdesepasser,ainsiqueMeuron l’avaitprédit. Il lui suffisaitde savoirqu’Annas’étaitaussirenduechezAlexetJenny.

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Elle était venue les chercher. Elle était enfin venue. Peut-être les observait-elle en ce momentmême,cachéederrièreunerangéed’arbres,accroupiedemanièreànepasêtrevue.

Lecieldefeuétaittraverséparunebandeincandescentequidescendaitverslesol.Dansleschampss’élevaientleshurlementsdéchirantsdespaysans.Nombred’entreeuxs’enfuyaient,sansbut.D’autress’agenouillaientetjoignaientlesmains,têtebaissée.Unbruitéquivalentàceluidecentainesdecoupsdetonnerrerésonnait,avecuneintensitécroissante.Ensuite, une plage. Les nuances délicates du ciel limpide se confondaient avec l’eau. Un chien

aboyaitdanslelointain.Unvélopassaitcommeuneflècheetmontaitsurlajetée.Etpuisunecabinedeverre,ouverte.Lesmurssombresd’unrefuge,lalumièretamiséedequelques

lampesaunéon,unetempératuredeplusenplusbasse.Enfin,lebitumeglacial.Desdétonationsquirésonnaientdansl’air.Lemondesensdessusdessous,

derrière leprofild’unfourgon.Et là-bas,entre lesarbres, lesyeuxperçantsd’unefemme.Safuitedanslesbroussailles.Jennyseredressad’unbondsursonlit.Ellehaletait.Ellesortitetcourutdanslecouloirdupremier

étage jusqu’à lachambred’Alex.Elleyentra sans frapper, et le trouvaassis sur leborddu lit, lesyeux vitreux, les doigts crispés sur le drap. Quand il se tourna vers elle, elle vit qu’il semblaitterrorisé.–J’aifaitunrêve.Un…–…cauchemar,acheva-t-elle.Moiaussi.–CommeceuxdeMarco.–Exactement.Jenny alla s’asseoir à côté d’Alex, et ils demeurèrent ainsi pendant plusieurs minutes, sans

échangerunmot.Cen’étaitpasnécessaire.–J’avaisl’impressiond’yêtre…Alexfermalesyeux.Ilentendaitencorelescrisd’unenfant.Unfrissonleparcourut.–C’étaitvraimentnous?–Oui,Jenny.–Nousn’étionspasàSam-en.–Non.Ils’agissaitd’autrechose.–Autrechosequenousavonsvécu…Noussommesentraindenousrappelercequis’estpassé.Alexsepritlatêteentrelesmains.–Dansl’undecescauchemars,j’étaissurunepromenadeprèsdelamer,et…j’appelaismamanet

papadeuxinconnus.–Marcoatoujoursditlavérité.Toutelajournée,AlexetJennycontinuèrentàs’interrogermutuellementsurcequ’ilsavaientvuet

vécu dans leurs rêves. À certains moments, ils étaient forcés de s’asseoir pour ne pas perdreconnaissance, lorsque d’autres visions d’un passé inconnu ou d’un présent alternatif éclairaient lethéâtre de leur conscience. Jenny se vit en train de nager, au milieu des vivats d’un grouped’admirateurs.Alexseretrouvadansundébarras,devantuncartonoùlemotCADRESétaitécritsuruncôté.Quandlesoirarriva,ilsfirentsemblantd’allersecoucher.IlsdevaientparleràMarco.Iln’yavait

plus de temps à perdre. Lorsqu’ils sortirent par la fenêtre et atterrirent dans le jardin, ils nes’aperçurentpasquequelqu’unlesobservait,cachédansl’obscurité.

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–Commentest-ilpossiblequ’ilsoitencorevivant?demandaAlexàThierry,perplexe,tandisquedans son cerveau affluaient en vrac des souvenirs proches et lointains qui le déstabilisaientcomplètement.Quelâgeas-tuditqu’ilavait?–Quatre-vingt-huitans.Celadit,votretortionnaire,Ivan,estencoreenvie,luiaussi.Ilenaquatre-

vingt-douze.J’aiétésonmédecinpersonnelpendantdesannées.Ilalapeaudure,cesaletype.–Maisbientôt,toutpasseradanslesmainsdesafille,fitremarquerAnna.Sonesprittentaitdésespérémentdesaisirlaportéedel’objectifuniverseldeDana.Jusqu’oùirait-

elle?Le camion ralentit et se gara. Tous les quatre attendirent queMark et Quinto ouvrent la porte

arrière. Quand ils émergèrent à l’air libre, ils furent accueillis par quelques gouttes de pluiesporadiques. La lumière tremblotante d’un réverbère se reflétait sur le bitume irrégulier, sur lesvitrinesfendilléesdesmagasinsetsurlesfenêtresdesappartementsaurez-de-chaussée.Danslaruedéserte,quelquesvoituresauxcarrosseriescabosséesetauxpneususésetlissesétaientgaréessurletrottoir.Les panneaux de signalisation étaient complètement rouillés.Les poubelles débordaient dedétritus.L’odeurlaplusfortequipénétraitdansleursnarinesétaitcelledepouletavarié.–Uncoinsympa,hein?ironisaMarkendépassantl’entréeprincipaledesonmagasinetenouvrant

uneportelatérale.Ilyavingtans,lesbanlieuesn’étaientpasdanscetétat-là.Maislesdirigeantsontcompris que nous laisser entre nous commedes chiens qui se disputent les dernières carcasses nefaisaitaucunedifférence,etvoilàcequec’estdevenu.–Etpourtant,leprogrammeduBien-Êtrerechargetoujoursvosprofils,commentaThierry.– Oh, bien sûr, admit Mark en éclairant l’intérieur du magasin. Le fonds familial est versé

régulièrement.C’estleurexcuse.Etilyadesgens,danslequartier,quiapprouventcesystème.Ilsnesaventmêmepasdequiilsparlent,maisilsdéfendentleursactions…Suivez-moi.Ils’engageadansunpetitcouloirquiseterminaitsurunescalierencolimaçon,raideetétroit.–Je…jesuisdéjàvenueici…soufflaJenny.Lesautressetournèrentverselle.–Oui,tuesdéjàvenue,confirmaMark.Jem’ensouviensbien.Benettoicherchiezunfauxprofil

etunevoituredecontrebande.Àl’époque,jem’étaisdemandépourquoiiljugeaittavieprécieuseaupointdecommettreunetellefolie.Aujourd’hui,paixàsonâme,lecouragedontilafaitpreuvememotive.Nousallonsaccomplirsavolonté.Alex était resté en arrière avecAnna.Quand tout lemonde fut descendu par l’escalier étroit, il

l’arrêtaenluiposantunemainsurl’épaule.–CommentvaMarco?Annaréponditenutilisantspontanémentlenomquiluiétaitplusfamilier:–Ianestenfermédansunecelluled’isolementdepuislejouroùilaconclucemarchéquivousa

permisdesurvivre.Jenesaisriendesonétatdesanté;pourmoi,c’estunmiraclequ’ilsoitencorevivant.Jevaisfairetoutmonpossiblepourlefairesortirdelà,etThierryetlesautresvontnousyaider.

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–Pourquoi?demandaAlexàvoixbasse.–Pourquoiquoi?–Pourquoinousa-t-ontraitésainsi?Pourquoiunetelletorture?–Parcequ’onavaitpeurdevous.

Markallumadesnéonsquiéclairèrent lapiècesouterraine.Plusieursordinateursoccupaientunelonguetableenboispeinteenblanccontrelemurd’enface.Lesautresmursétaientenvahispardesétagères couvertes d’objets de tous les genres, que lemagasin vendait ou échangeait : des pots defleurs, des cadres, des casseroles, mais aussi des câbles électriques, des outils, des casques desécurité,deslampesdepoche.Thierryexpliqua:–Mark est un ancien programmateur de Lax, l’entreprise qui a autrefois implanté le réseau de

camérasquisurveillaitlavilletoutentière,avantdefairebreveterlelogicielpourlamicropucesous-cutanée que nous portons tous à l’index. C’est le seul à pouvoir nous aider à résoudre diversproblèmes.Lepremier concerne ladésactivationmomentanéedenosmicropuces.Tudisaisque tupensaisenêtrecapable?–Oui,réponditl’intéresséendénouantsaqueue-de-cheval.Ilyaquelquetemps,j’aidéveloppéun

nouveaumodificateurquej’aidéjàtesté,cesderniersmois,enattaquantlesservicesautomatiquesdequelques entreprises. Je peux utiliser ce bug pour les profils : le principe est le même. Quandl’anomalieseraremarquée,ilfaudrauncertaintempspourrésoudreleproblème.Ons’enapercevravite,bienentendu,maiscetteopérationnousdonnerauncertainavantage.Parsécurité,jevaisaussidésactiverlesprofilsd’autreshabitantsdeMarina,auhasard,pourquepersonnenefasselelienavecnous,dumoinsdansunpremiertemps.– Parfait. Pendant l’opération au pénitencier, il est important que personne ne puisse nous

intercepter.–Concernantcettemission,j’aiunemeilleureidée.Maisnousenreparleronstoutàl’heure.–D’accord.Maintenant, s’il te plaît, éteins la lumière etmontre à nos amis la vidéo que je t’ai

envoyéehier.Mark acquiesça et éteignit le néon. Puis il tapa sur un clavier, et une image apparut sur l’écran

devantlequelilsétaientrassemblés.Unepagedejournal.Thierryexpliqua:–Voiciunextraitduquotidienqui,aufildesans,estdevenul’organedepresseleplusrépandude

toutGê.Letitreengroscaractèresdisait:DESDIZAINESDEFEMMESDISPARUESÀMARINA.–Celafaitréférenceàcequetumeracontaistoutàl’heure?devinaAnna.–Exactement.Continue,Mark.Ladeuxièmeimagereprésentaitunentrefiletenbasd’uneautrepagedumêmequotidien,datéde

l’annéesuivante.–Vouscomprenez?demandaThierryavecunrictusamer.L’articleévoquaitcesfemmesdisparuesunedizainedemoisplustôt,etreliaitcetévénementàla

découverted’unesecterassemblantdesemployésdel’entreprisetextileLysart,quiavaientdécidédeprotestercontreleBien-Êtreetdemontrerleurcolèreparunsuicidecollectif.–Ilsontfaitpassercetteabominationpourunefoliecommiseparunesecte.Ensuite,iln’enaplus

été question dans la presse. Je n’ose imaginer comment les familles respectives ont réagi… oucommentonlesafaittaire.–Quellehorreur…murmuraAnna.–Descentainesdefemmesétaientconcernées.Certaines furentenlevéeségalementdansd’autres

villes de Gê, mais la concentration la plus forte était ici. Et personne ne s’est posé la moindre

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question.Toutlemondeaavalélaversionrelayéeparlapresse.Ilsgardèrenttouslesilencependantquelquesinstants,lesyeuxfixéssurlapagedejournal.–Lesimagesquevousallezvoirmaintenantnesontpasagréables,repritMarkenpianotantsurle

clavier.J’auraispréférénepasvouslesmontrer.Maisc’estpourçaquenoussommesiciaujourd’hui.Ils’agissaitd’unreportageréaliséparunjournaltélévisénationaletdiffusédix-huitansplustôt,

dansl’éditiondusoir.Lacamérafilmaitd’abordlacampagneouverte,puisuneroutenationale,avantde zoomer sur le corps d’un homme caché par un drap imprégné de sang, étendu au milieu del’herbe. Une voix off récitait : « Une autre victime des assauts sur l’autoroute a été repéréeaujourd’huinonloindeMarina,Gê.L’homme,quiareçudeuxballesdanslanuque,aététrouvésansviepar les forcesdepolice. Il s’agitd’unbrillantchercheurnomméBen,qui travaillaitdepuisdesannées à la tête d’une unité de recherche dans la station sous-marine Mnemonica. Nous vousrappelonslesrèglesdesécuritéélémentaires:nevousarrêtezjamaissurl’autoroutesansuneraisonvalable,etsivousremarquezlamoindreanomalie,signalez-laimmédiatementauxautorités.»Jennyplaquaunemainsursabouche,unsanglotétranglédanslagorge.Souscedrapsetrouvait

l’hommequil’avaitfaitévaderdelastationsous-marineetquiavaitdonnésaviepourlamettreensécurité.LatacherougesurlaquelleinsistaitlacaméraétaitforméeparlesangquelefilsdeIanavaitversépourelle.Chaquesouvenirdecettetragédieluirevintenunéclair,aussinetquesielleavaiteulieulasemainedernière.Alexfermalesyeux,etAnnasemorditlalèvre.–Jeneveuxpasvoirça.Thierrys’efforçadelaréconforter,enmodulantletondesavoixsurdesnotesplusprofondeset

pluschaudes:–Crois-moi,Anna,nousallonslesfairepayerpourleurscrimes.– C’est ainsi que fonctionne le système, depuis toujours, commenta Mark. On nous ment. On

dissimule,onensevelit,onmaquille lavérité.Lescitoyenscroientqu’ilne sepasse jamais riendegrave.Poureux,nousvivonsréellementàl’èreduBien-Être.–C’est scandaleux, s’offusquaQuinto, à la fois troublé par ces images et frappé par l’émotion

qu’ellessuscitaientchezsescompagnons.–Àlatêtedelaplupartdesinstitutionsquidirigentcepaysontétéplacésdesgensquiontconclu

despactesavecIvan.Desgenssansscrupulenidignité.Nouslesavonstousidentifiés.Ceuxquiontété corrompus, ceux qui ont étémanipulés…Des dizaines d’esclaves qui n’ont pas conscience del’êtreetquitiennentaujourd’huilesrênesdugouvernementetvénèrentIvancommeundieu.– Et vous croyez que nous pouvons renverser ce système à… nous six ? demanda Anna en

comptantlesprésents.Thierryrallumaleslampesetseplantadevantellepourlaregarderbienenface.– Nous ne sommes pas que six, Anna. Derrière la façade d’une société assujettie, la résistance

prendforme,peuàpeu.Etl’heuredurèglementdecomptesvabientôtsonner.Nousnesommespaslesseulsàavoirmanœuvrédansl’ombre,cesdernièresannées.Markestleroidescontrebandiersduquartier;ilestàlatêted’unréseauinvisibledegensquicommencentàouvrirlesyeuxetquipeuventnousdonneruncoupdemain.Quintoestunmaîtred’armesetuncombattantexpérimenté.Etpuisilya moi, qui ai accès à des archives d’importance cruciale et qui possède une longue expériencemédicale;ettoi,avectesconnaissancesdansledomainedelabiologieetdelascienceengénéral,ettescapacitésmentaleshorsducommun.Etenfin,ilyaeux,termina-t-ilendésignantAlexetJenny.Annabaissaleregardverslesol,suivantdesyeuxlesfissuresquifendaientlecarrelage.Thierry

s’approchad’elle,posalesmainssursesépaulesetlaregardaavecconfianceetdétermination.–Etj’espèrequenouspourronsaussicomptersurIan.

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EnarrivantdevantlamaisondeMarco,AlexetJennylancèrentuncailloucontresafenêtrepourattirersonattention.Quelquesminutesplustard,leuramisortitsursonfauteuilroulant.Alexentrepritdelepousser;touslestroisn’échangèrentquepeudemotsavantd’arriveraufleuve.Ilss’arrêtèrentdans un coin uniquement illuminé par la lune qui se reflétait sur l’eau, formant une pyramide deréverbérations dorées. Tout autour d’eux régnait le silence, parfois interrompu par le hululementd’un hibou.Marco jouait avec un gros caillou, les yeux fixés sur les sommets qui délimitaient lavallée.–Quoiqu’ilarrive,jure-moiquenousseronstousensemble,plaidaJenny.Elleavaituntonnouveau,pleindesagesse,dematurité.CelafaisaitdesannéesqueMarcoattendait

cetteprisedeconscience,voulaitconvaincrecesdeuxadolescentsqueleurmonden’étaitpascontenuentre ces chaînes de montagnes et ces cours d’eau mais s’étendait au-delà des limites de leurimagination.–Jetelepromets.(Marcoconsidéral’eau,levisagesombre.)Lesconséquences.Lesconséquences

denosactes.Qu’ai-jefait…?–Tuparlesdelalettred’Anna?–Nousdevonsretournerlà-bas,touslestrois.Nousdevonsarrangerleschoses.Ilselevapéniblementetfitquelquespaschancelantsverslefleuve.Puisils’agenouilla,etAlexet

Jennyvinrentseposteràsescôtés.–Qu’entends-tupar«retournerlà-bas»?demandaJenny.–Jesaisexactementoùjesuis,del’autrecôté:dansunecelluled’isolement.– Je ne sais même pas ce que c’est qu’une cellule d’isolement, fit remarquer Alex. Mais

comment…?– Je crois vraiment quenous sommesdésormais capablesde franchir le seuil.Mais nous avons

besoindeconnaîtrel’endroitoùnoussommes,del’autrecôté.(Marcosecoualatête,lesyeuxrivéssur le refletde la lunequidansait sur l’eau.)Malheureusement, jen’aiaucune idéede l’endroitoùvousêtes,vous.–Ilssontavecmoi.Lavoixd’Anna,quileursemblaitàlafoissilointaineetsifamilière,lesfitseretournertousles

trois. Alex fit un pas en arrière et Jenny plaqua une main sur sa bouche, mais Marco demeuraimpassible.Cefutluiquiparlaenpremier:–Jesavaisquetuviendrais,Anna.Celle-cis’approcha,et la luneéclairadélicatementsonvisageencadréparsonépaissechevelure

rousse.Sescernessous lesyeuxet sapeausèche,abîméepar les températuressévères rencontréesdanslesmontagnes,racontaientsonvoyage;sonexpressiondéterminée,sonsourireàpeineesquisséetl’énergiedesonregardracontaientsonhistoire.–Ladernièrefoisquejevousaivus,vousn’étiezquedesbébés…–Tues…commençaJenny.C’esttoiquiasécritcemessage?–TuescelledontparlaitMarco,complétaAlexenserappelantlesrécitscontenusdanslejournal

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desonami.Celledontilatoujoursparlé.–Oui.Nousnoussommesconnusilyalongtemps,dansunlieutrèsdifférentdecelui-ci.–Qu’ai-jefaitdesiterrible,del’autrecôté?l’interrogeaMarco,quelaculpabilitétenaillaitdepuis

qu’ilavaitlusonmessage.Annas’approchapourposerunemainsursonépaule.Leursyeuxserencontrèrent,etl’espaced’un

instant,lafemmeredevintunefillette.Elleserevitsuruneterrassefaceàsonmaîtreàpenser,Ian,quisondait sa mémoire extraordinaire en lui demandant de nommer une à une toutes les étoiles dufirmament. Comme un jeune grand-père et sa petite-fille chérie. Un mentor et son élève. Maisaujourd’hui,parunparadoxespatio-temporel, lescartesde leurexistenceavaientétémélangées,etl’uneétaitunefemmemûre,l’autreunadolescent.–Vousavezsurvécu,Ian,maisàquelprix…Alexhaussalessourcils.–Ian?–C’étaitmonnom,là-bas,expliquaMarco.–Queva-t-ilsepasser?s’inquiétaJennyencoinçantunemèchedecheveuxderrièresonoreille.Marcomit lamaindanssapocheetensortit lepetitmotécritparAnna,qu’il luibranditsousle

nez.–Jeveuxsavoirquellessontlesconséquencesdemonacte.Elle lui racontaalors toutcequ’elleavaitdécouvertdepuisque le tourbillon l’avaitaspiréesans

préveniretqu’elles’étaitretrouvéeànouveauconfrontéeavecladureréalitédeGê.ElleleurparladeSynaptique,deThierry,del’arméed’augmentés,desterriblessuitesdumarchéauquelelleavaitfaitallusiondanssonbillet.–Depuiscejour-là,conclut-elle,tuesenfermédansuncachotdupénitencierdeMarina,etAlexet

Jennyserventdecobayes.–J’aicommisuneerreurcolossale.Nousaurionsdûmourir,commentaMarco,laissantsonregard

errer sur des buissons d’une couleur légèrement plus claire que les autres et qui évoquaient uncortèged’animauxdifformesentraind’épierleurconversation.–Descobayes?répétaJennyenprenantAlexparlamain.Queveux-tudire,Anna?Quenousa-t-

onfait?– Vous avez subi toutes sortes d’expériences. Et on vous a administré une drogue à intervalles

réguliers,pouréviterque…–Pouréviterqu’ilsutilisentleurscapacités,c’estça?devinaMarco.Il fixa une pierre qui brillait sous la lumière de la lune et hocha la tête, comme s’il n’avait pas

besoinderéponse.–Voilàpourquoiilsneserappelaientpasl’endroitd’oùilsvenaient…–C’estexact.–Etcommentpouvons-nousretournerlà-baset…arrangerleschoses?demandaAlex,résolu.– Il va falloir nous séparer. Ian… Marco va devoir s’isoler, se concentrer au maximum et

reconstituerdanssonesprit lacelluled’isolementoùilestprisonnier. Ildoityarriverseul.Jen’aijamaisvucetendroit.Encequivousconcerne…AlexetJennyentrelacèrent leursdoigtsavecencoreplusdeforcependantqu’Annacherchait les

motsjustes.–Mémoirepartagée.C’estleseulmoyen.Ilfautquevousvoyiezcequejevois,quevousayezles

mêmessouvenirsquemoi.Encemomentmême,nousnouscachonsdanslacaved’unmagasinsituédanslabanlieuedelavilledeMarina,encompagniedequelquespersonnesdeconfiance.Allons-y.–Uninstant,l’arrêtaAlex.Quevontdevenirnoscorps,ici,àSam-en,àpartirdumomentoù…où

nous…

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–Oùvotreespritvoyageradanslaréalitéparallèle?–C’estça.– Nous continuerons à mener notre vie habituelle. Ne vous inquiétez pas. Une partie de notre

consciencesedéplaceailleurs,carc’estlà-basquenousavonsbesoindetoutenotreénergie,maisunepartieseulement.– Et moi, intervint Marco, comment ferai-je pour vous retrouver, si je suis enfermé dans une

prison?Annalefixaintensément.–Jedoisavouerquej’ignoredansquelétattuesencemoment.Toutcequejesais,c’estquetues

vivant.Mais si tu rouvres les yeux de l’autre côté, Ian, si vous y arrivez… alors sache que noussommesentraindevenirtechercher.

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Vous vous rappelez ? Nous avons traversé un petit couloir, serré entre deux murs couverts decrevassesetdemoisi.Nousavonsdescenduunescalierencolimaçon,dontlesmarchesn’étaientquedeminusculesplaquesdemétalsurlesquellesonpouvaitàpeineposerlamoitiédupied.Enbas,l’undenosamisaallumé.Ils’appelleMark,etc’estunhommeauteintolivâtre,auxyeuxnoirscommelefondd’unpuits,auxcheveuxnoircorbeau,luisants,attachésenqueue-de-cheval.Ils’estassisàunetableblanche,faceàdesécrans.Dans la petite pièce où nous sommes, les murs sont occupés par de nombreuses étagères. Là

s’entassentlesmarchandisesqueMarkvenddanssaboutique.Descasseroles,desoutils,descâblesélectriques,descasques…Rappelez-vouscequenousamontrécethomme.Untitredejournal:DESDIZAINESDEFEMMESDISPARUESÀMARINA.Vouslevoyez?Vouspouvezlefaire…Ilyadeuxautrespersonnesavecnous.UnjeunehommenomméQuinto.Environvingt-cinqans.Rappelez-vousson physique athlétique, sa chemise ouverte qui laisse entrevoir un tatouage en forme de T sur sapoitrine, ses yeux profonds et sincères, sa peau claire, ses cheveux châtains frisés…Et puis il y aThierry.Vousleconnaissezdepuisdelonguesannées.C’estl’hommequis’estoccupédevousdepuislejouroùnousnoussommesquittés…Ilaenvironcinquanteans,lescheveuxgris,lefrontlarge.Ilporte une paire de lunettes àmonture épaisse, et son nez est recourbé.Rappelez-vous ses lèvres simincesqu’ellessemblentdisparaîtresoussagrossemoustachegrise.Écoutezsavoixnasale,presquedésagréable.Vousavezentenducettevoixpendantdesannées…Àprésent,rappelez-vouscommentvousêtesvous-mêmes,dansvoscorpsdetrente-sixans.Àlafois

semblablesàcequevousêtesactuellement,etbienplusvieux,avecunregardmûr…Voyez-vousvosbras?Cesmainsd’adultes,avecunepeaumoinslisse,etpuisvotrevisage,quelquesridessurlefrontetaucoindesyeux…Réussirez-vousàvousregarderdanslesyeux,àvousrappelercequevousêtesdevenus?

–Récapitulons,ditThierry.Il scruta le visage de ses complices. Quinto gardait les yeux fixés sur l’écran ; ses pensées

semblaientdéjàl’entraînerdanslescouloirsreprésentéssurleplan,ceuxdupénitencier.Pendantcetemps, Mark agrandissait l’image d’un monte-charge qui descendait à l’extérieur de la structurepentagonaledelaprison.Annasetenaitunpeuàl’écart,appuyéecontreuneétagèreenvahieparlescartons,latêtebaissée,apparemmentdistraite.AlexetJennyétaientassissurdeschaisesbancales,leregardperdudanslevide.– Nous garerons le camion devant l’entrée de l’aile ouest. (Thierry désigna le plan avec une

baguetteenbois.) Ilyaun lieuà l’abri,protégéparunerangéed’arbres,exactement ici.QuintoetMarkentrerontdanslaprison.Nous,nousresteronsàbord.–Àvosordres,approuvaQuintoensefrottantlesmains.–C’estnousquientrerons,expliquaMark,parceque,jusqu’àpreuveducontraire,nosvisagesne

figurentpassurlesterminauxdetouslesagentsdepoliceducontinent.Ilmontraauxautresunpetitobjetrose,mou,àlaformecylindrique.

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–Nousporteronscesprothèsesensilicone.Souslafaussepeau,j’aimislesprofilsnumériquesdesdocteurs Semel P956354F et Matt K638842S, spécialistes d’Horus décédés il y a deux jours, enmodifiantlesparamètresdeleurétatcivilpourlesadapterànous.Ils’écouletoujourssoixante-douzeheures avant que le profil d’un cadavre soit désactivé et disparaisse des registres, donc cela nouslaisseunemargeétroitepourl’évasiondeIan.Soitnouslefaisonsévadercettenuit,soitjamaisplus.–Savons-nousoùilestenfermé,exactement?demandaQuinto.–Non.Nous ledécouvrironsà l’intérieur. J’ai réussiàaccéderàcertainsprotocoles internesdu

pénitencier et j’ai découvert que les contrôles médicaux sont habituellement effectués par lesmédecinsdelaprison,etnonpardespersonnesexternes.Ilvadoncfalloirconvaincreleresponsabledu département. Il y en a un pour chaque aile de la prison. Pour ce faire, j’ai préparé un fauxdocumentde laCommissionmédicaled’Horusqui attestenosqualifications et qui nous autorise àvérifierl’étatdesantédespatientsenfermésenisolementdepuisplusd’unan.Nousleremettronsàlasentinelle.–Toutestclair?demandaThierryàAnna,quisemblaithypnotisée.Àcemomentprécis,AlexetJennytombèrentdeleurschaisessurlecarrelagepoussiéreux,detout

leurpoids.–Bonsang!Qu’est-cequileurarrive?s’affolaMark.Ilcouruts’agenouillerprèsd’eux.Lesyeuxécarquillés,ilstremblaientcommes’ilsavaientétéen

hypothermie.–Del’eau!réclamaThierry.Ilcourutde l’autrecôtéde lapièce,oùunpetit réfrigérateurétaitposésurune table. Ilensortit

deuxbouteillesdeFreyqu’illançaàMark.– Alex, Jenny…murmura Anna, d’abord dans un simple souffle à peine audible, puis dans un

chuchotementplusfort.ElletenditlamainversThierry,quiseprécipitapourlasouteniretluiévitadesecogneràsontour

latêtesurlesol.Entresesbras,Annamurmura:–J’airéussi?Thierrysecoualatête:ilnecomprenaitpassaquestion.Pendantcetemps,Markavaitmislamain

derrière la nuque de Jenny et luimouillait les lèvres. Elle le regarda alors et le repoussa, puis seredressaets’adossaaumur.–Quiêtes-vous?cria-t-elleàMark.Quisonttouscesgens?Alexs’assitàsontour,serapprochad’elle,etladévisagea.–Jenny?Tu…Ellefronçalessourcilsàsontourenlevoyantsidifférent.Adulte.–Alex…tonvisage…Ilbaissalesyeux,tournalesmainsetobservasespaumes.PuisilcherchaAnnaduregard,paniqué.–Oùsommes-nous?Annaserelevaaveceffort,vints’agenouillerprèsd’eux,etleuradressaunsourirerassurant.–Vousn’avezrienàcraindre.Nousavonsréussi.C’estainsiquevousêtes,àprésent.C’estvotre

vie,autantquecelledeSam-en.AlexsetournaànouveauversJennyetpalpasonvisage,commes’ilcroyaitàunehallucination.–Tuasl’air…balbutia-t-ilenlavoyantdedix-huitansplusâgée.Tues…Jenny lui rendit son regard incrédule, puis se tournavers les autrespersonnesprésentesdans la

pièce.ThierryetMarklesobservaientaveccirconspection,Quintoavecahurissement.AnnaadressaunemouemélancoliqueàThierry.–Tut’estoujoursdemandépourquoiIanavaitoffertlaformuledelamutagenèseenéchangedesa

misérablesurvie,n’est-cepas?

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–Tuconnaislaréponse?demanda-t-il,lefrontdésormaisplisséderidesrégulières.–J’étaislà,moiaussi.–Où,là?–QuandlessoldatsonttirésurIan,AlexetJenny.J’étaislà.Ellejetaunregardverslesadolescentsdevenusadultes,puiss’adressaànouveauaudocteur:–Jedevaislessauver.–Qu’est-cequivientdesepasser,aujuste?demandaThierryenôtantseslunettes.–Tuavaisraison.Danaestcommemoi.Ellepeutvoyager.EllepeutparcourirleMultiversentier.

C’est ce que j’ai faitmoi aussi, en emportant la connaissance détaillée du génome de Ian,Alex etJenny.J’aiutilisémamémoirepourleurredonnervie.Loind’ici.LesvisagesdeMarketQuintoétaientdeuxmasquesd’incrédulité,tandisqu’AlexetJennyétaient

assaillisdesouvenirs.Leurespritseréappropriaitleurpassé:Mnemonica,lesacrificedeBen,Gê,lafuiten’étaientplusdesrécitsbizarrescontenusdansun journalqueMarcocachaitsousunepiledelivres àKar,mais des éléments de leur vie alternative qui commençaient à émerger de l’océandel’oubli.–Tulesas…clonés?demandaThierry.–Ilyadix-huitans.–Cen’estpaspossible…VoilàpourquoiIanatoutfaitpoursurvivre.Pourpouvoirgarderintactle

pontmentalavecsonclone…C’estincroyable.Tulesas…reproduits!–Pendantdesannées, j’aipenséquece jour-là, ilsavaientété tués. Je lesai fait adopterpardes

familles,etjenelesaiplusrevus:jepréféraisqu’ilsgrandissentdansl’ignorancedeleurhistoire…heureux, si possible. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Les souvenirs les ont lentementconditionnés.LeIanalternatifestungarçondedix-huitansquiportesonnomd’origine,Marco.Ilsaitexactementcequiestarrivéàsonalteregoici.Anna ferma les yeux et revit ceux humides de Ian, aumoment de leurs adieux qu’elle espérait

transformerensimpleaurevoir.Dix-huitansplustôt,avantqu’AnnaneprenneDilettaparlapeauducouetnedescendedufourgonpours’enfoncerencourantdanslesbroussailles,illuiavaitdit:«Simonhypothèsetientlecoup,nousnousreverrons.»–Extraordinaire,commentaMark.Absolumentextraordinaire.–Si touts’estpassécommeprévu, repritAnna, levieilhommedequatre-vingt-huitansenfermé

dans lepénitencierdeMarinasaitquenousallonsessayerde le faireévader,parceque je le luiaiannoncé…ilyaquelquesminutes.Ilnousattend.–Alorsallons-y ! conclutQuintoen frappantdans sesmains,bienqu’encoredéconcertépar les

révélationsd’Anna.

À cemoment-là, dans une cage de ciment froide et étroite, au-dessous du niveau de lamer, unvieillardvenaitd’ouvrirlesyeuxetdesourire.Unenouvelleconsciencemûrissaitdanssonâme,etles souvenirsd’unevie longueetdifficile semêlaientàceuxd’uneautre,plus innocente,courteetpure.Ilbaissalesyeuxpourobserversonproprecorps,sanséprouverderépulsionpoursapeauridéeet

lestachesquicouvraientsesbrasetsesmains.Ilcontemplasamusculatureencoretoniqueeteutlaconfirmationqu’aucoursdecesannéesilavaitgardésonéquilibrementaletsaforcephysique,làoùn’importequelhommedesonâgeseseraitlaissémourir.Ianseleva,fitquelquespasverslalourdeported’acierquileséparaitdurestedumonde,etappuya

sonvisagecontrelerevêtementglacial,lenezécraséàquelquescentimètresdujudas.IladressaalorsunepenséeàtoutelavilledeGê,etmêmeàlapopulationentièredecemondeàladérive:«Préparez-vous,préparez-voustous.Préparez-vousàvousréveiller.»

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Thierry,Anna,AlexetJennyremontèrentl’escalierencolimaçonetsortirentàl’airlibre.DanslabanlieuedeMarina,deshurlementsdechienss’élevaient.Libresdecrierleurdésespoiràlalune,ilssemblaient les porte-parole de l’affliction intime du genre humain. Le découragement cru et réel,ensevelitouslesjourssouslemasquedel’asservissement.Toutensoulevantensilencedeuxsacsencuir noir,Markméditait sur le destin de ses concitoyens, et il se demanda si lemoment était bienchoisipourmélangerànouveaulescartes.Sicen’étaitpasuneentrepriseirréalisable,commel’avaitreconnuBenpresquevingtansplustôt,aussidéterminéfut-ildanssesprojetsderébellion.Quinto l’aida à rassembler des armes, et ils échangèrent des regards qui valaient plus demille

mots. Enfin, tous deux rejoignirent les autres près du camion. Mark prit le volant et, dans sonexcitation,iloubliamêmedeverrouillerlemagasin.Detoutefaçon,ilyavaitpeudechancespourquelelendemainilpuisseoffrirleservicehabituelàsesraresclients…Assise entreAlex etThierry à l’arrière, dans le noir, Jenny réalisa pour la première fois qu’ils

couraientundangerconcret,quandlessouvenirsdeSam-en,siinsouciantsetlointains,s’insinuèrententrelesreplisdesaconsciencedeGê.–J’aipeur,murmura-t-elle,maiselleneparlaitqu’àelle-même.L’obscuritécachaitlesridesautourdesesyeuxfragiles.Ellen’étaitpasprêteàagir.Etelleaurait

juréqu’Alex,quiessayaitdelaréconforterenlaserrantcontreluiensilence,nel’étaitpasnonplus.Une partie de leur âme était encore àKar, dans ce présent alternatif sûr, ce refuge.Et c’était cettepartiequiavaitpeur.–Notrevillage,Kar…ditJenny,latêteposéesurl’épauled’Alex.J’ail’impressiond’avoirrêvé.Il

mesemblesiloin…c’estabsurde.Il lui caressaune joue et ferma les yeux. Il essayait denepenser à rien,mais plus il s’efforçait

d’effacer toutes les imagesdesonesprit,plus lessouvenirsrevenaient,confus, fragmentaires,sansqu’il soit possible de les relier à un passé lointain ou à un présent alternatif. C’étaient des yeuxgonflés de larmes, c’étaient des rues, c’étaient des gens qui regardaient le ciel, et puis aussi dessourires, des ricochets sur l’eau d’un fleuve, des pages de journal. Ce kaléidoscope de souvenirsdéconnectés essayait de l’entraîner loin de là,mais l’odeur des cheveux de Jenny le ramenait à laréalité.Àleurmission.Àlapeur.Jennyrelevalatête.–Est-cepossiblequenoussoyons…quenoussoyonsencorelà-bas?Enmêmetemps?Alex joignit lesmains sous sonmenton et s’y appuya. Il ne répondit pas. Ou peut-être le fit-il,

intérieurement,danssoninconscientleplusprofond.UnlieudontJennyconnaissaitlescoordonnéesexactes.Quandilsentitlecamions’arrêteràl’improviste,Thierrylevalatêtebrusquement.MarketQuinto

descendirent,contournèrentlevéhicule,etouvrirentlaportearrière.LepremiertirasurlafermetureÉclaird’unsacqu’ilavaitposéàcôtéd’Annaetlança:–Alors,écoutez-nousavecattention,carnousn’avonspasbeaucoupdetemps.–Oùsommes-nous?demandaThierry.

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–Dansunendroitdésert:leparkingdel’entrepôtFrey.Ilestdeuxheuresdumatin.–Etquevoulez-vousfaire?demandaAnnatandisqu’unelampes’allumaitàl’intérieurducamion.–Nouséquiper.Marksortituneboîteenplastiquenoiretl’ouvrit.Ilensortitdepetitessphèrescouleurchairetles

distribuaàtoutlemonde.–Tenez.C’estuneinventionàmoi,mêmesijen’aipasl’intentiondelafairebreveter.Il ritetglissaunedecespetitesboules rosesdanssonoreille.Puis ilallumaunappareilnoiret

ronddelatailled’unebagueetleglissadansunepochedesonpantalon.–Faitescommemoi.Àpartirdemaintenant,noussommestousencontact.Cetappareilestàlafois

uneoreilletteetunmicro.Grâceàlui,nouspouvonsentendrelavoixdesautres,etlesautrespeuventnousentendre,ainsiquetoutcequisepasseautourdenous.Letrucquejeviensdemettredansmapocheassurelepontradiophonique.–TuauraisdûêtrenomméprésidentdeLax,s’émerveillaThierry.Alexglissa l’appareil acoustiquedans sonoreille et haussa les sourcils, surpris, en entendant la

phrasedeThierryenlégerdifféré.–L’enrobageencaoutchoucest faitpouradhérerauxparoisdevosoreilles : ilnerisquepasde

glisseroudetomber.Commevouspouvezleconstater,continuaMarkensetournantetenmontrantaux autres son profil droit, la couleur empêche qu’on puisse remarquer l’intrus facilement. Enrevanche, les fréquences sur lesquellesnous transmettonspourraient coïncideraveccellesutiliséespourlescommunicationsinternesdupénitencier.Jen’aiaucunecertitudeàcesujet.C’estunrisqueàcourir.–Maintenant,passonsauxarmes,ditQuinto,aveclavoixetl’attituded’unsoldat.Jenepouvaispas

vousmettredanslesmainsdesenginscompliquésàchargeretàutiliser,donc…Voicidespistoletssemi-automatiques, calibre45, deStormo,unedesmarques adoptéespar lesmilitairesdeGêeux-mêmes. Ilsont tousun localisateur électroniquedans le canon,queMarketmoi avonsmodifiédemanièrequ’aucunrévélateurnepuisseensignalerlaprésence.Pasmêmeceuxdupénitencier.–Mais, je…balbutia Jennyencherchantunappuidans le regardd’Alex, tandisqueQuinto leur

montraitlepistolet.Queveux-tuqu’onenfasse?Nousnesommespasdessoldats!–Maisnoussommesrecherchés,répliqualejeunehomme.Chacundenouspeutseretrouverdans

une situation d’urgence d’unmoment à l’autre. Nous garderons cette arme dans un étui sous nosvêtements,enespérantnejamaisdevoirlasortir.Alexhochalatête,àlagrandestupéfactiondeJenny.–Explique-nouscommentonl’utilise.Quintosouritetmontralepistoletenletenantdanssamaindroite.– Cette partie coulissante que vous voyez là, c’est la glissière. En la tirant comme ceci (il prit

l’arme dans samain gauche et tira le bloc supérieur en arrière), on arme le chien. Le pistolet estdésormaischargé.Ilsuffitd’appuyersurladétentepourtirer.–Decombiendecoupsdisposons-nous?demandaAnna.– Huit. Chaque chargeur contient huit balles. Rappelez-vous que les Stormo sont des semi-

automatiques.Pourtirerleshuitcoups,vousdevezarmerlechienàchaquefois;ilnesuffitpasdecontinueràappuyersur ladétentecommeavecunemitraillette.J’aichoisicemodèleparceque,sinousdevonsnousdéfendre,chaquecoupseraprécieux.Jenevoulaispasquevouslesgâchiez.Quinto sortit du sac six bandoulières à passer sous l’aisselle, et ôta sa chemise, dévoilant son

physiquesculpté.Ilmontracommentajuster lacourroieetglissasonarmedansl’étui,puisattenditque les autres en fassent autant. Thierry tendit un pistolet à Jenny, qui respira profondément et seforçaàleprendre.–Danscesac,nousavonsencorequelquestrucsutiles,parmilesquelsunemitraillettequejesuisle

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seul à savoir utiliser.Voilà pourquoi, si nécessaire, c’estmoiqui vous couvrirai.Si nous sommesdansunesituationcritiqueetquejecrie«à terre!»,vousdevezimmédiatementvousétendrefacecontrelesol.–Maisnous…nousn’entronspas?demandaAlextoutencachantlepistoletsoussonpull.–Certainementpas,réponditMark.Personnenedoitvousvoir.Thierryapprouva,pendantqueMarkdéroulaitune tablette interactive, l’allumait,etmontraitaux

autresleplandupénitencier.Ildésignaunpointprécis.–Quandnousseronsàl’intérieur,amenezlecamionjusqu’ici.–C’estquoi?–Leportaildelacour.(Marks’adressadirectementàThierry.)Àl’aller,nousallonsdevoirsuivre

unparcoursobligatoire.Au retour, nous aurons avecnousundétenuquin’apasvu la lumièredusoleildepuisdix-huitans.Nousnepourronspasrefairelemêmechemindansl’autresens.–Est-ceplusfaciledesortirparlacour?demandaAnna.–Commevouspouvezlevoird’aprèsleplan,chaqueailedurez-de-chausséeasonpropreaccèsà

lacour,àtraversuneportesituéeauboutd’unpetitcouloir.Lastructureestlamêmedanschacunedescinqailesdupentagone.QuellequesoitlazoneoùestdétenuIan,l’issuelaplusrapideseradonccelle-là.Jenny observa tour à tour la concentration d’Alex, le calme de Quinto, la gravité d’Anna,

l’excitation de Thierry et la détermination de Mark. Pendant une fraction de seconde, son espritretournaaux immensesvalléesdeSam-en, auparfumenivrantde l’herbedeschampsbattuepar lapluie, au coucher du soleil derrière lesmontagnes quimarquaient la frontière entreKar etGaren.TandisqueQuintorefermaitlessacs,Alexpritsonamieparlamain.Ilavaitsentisanervositéetseretourna pour la regarder en face. « Nous sommes ensemble ; quoi qu’il arrive, nous seronsensemble»,luidit-ilmentalement,etcettepenséel’enveloppacommeuneétreinte.–C’estlemoment,décidaMark.Allonssemerlapremièregrainedecetterévolte.

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Markgaralecamiondel’autrecôtédelarouteparrapportauportaild’entréedupénitencier,surunepetite aire de stationnement séparéedu trottoir par une rangéed’arbres. Il était deuxheures etdemiedumatin,etl’airétaitdevenufroidetpiquant.Delàoùilss’étaientgarés,onpouvaitvoirauloin des sentinelles postées sur le toit du bâtiment, une vaste construction de forme pentagonale,trouéeaucentreparunelargecour.Lessentinellesmarchaientàpaslents,unemitrailletteàlamain,etportaientununiformefoncé,avecquelquechosedebrillantàlahauteurdelaceinture.Mark, qui avait gardé le silence pendant la dernière portion du trajet, utilisa l’oreillette pour

communiqueraveclesautres,enfermésdansl’espacedechargement.–Nousysommes.Toutlemondem’entend?–Oui,confirmèrent-ilsenchœur.Quintoouvritlaportearrière,etunerafaleglacéesoufflasurlespassagers.Ilboutonnasachemise

jusqu’aucou,puissortitunevestenoireéléganted’unsacetl’enfila.Marklerejoignitetenfitautant.–TuesSemelouMatt?demandaThierryàsonamiquiajustaitsaqueue-de-cheval.Il se rappelait le jour où tous les deux avaient échangé une poignée demain et s’étaient avoué

mutuellement leur ambition : démasquer le programme du Bien-Être et provoquer un sursaut deconscience collective. C’était cet objectif qu’ils allaient tenter d’atteindre aujourd’hui. Ils avaientdépasséunpointdenon-retour.–Semel,réponditMark.Tiens,ajouta-t-ilenluitendantlesclésducamion.–Soyezprudents.MarketQuintos’éloignèrentd’unpaslent,alorsqueleurcœurgalopaitdansleurpoitrine,etse

dirigèrent vers la guérite située à droite duportail, occupéepar deux sentinelles.Derrière eux, ilsentendirentlebruitducamionquiredémarrait.Ilstraversèrentlarue.Quandilsnefurentplusqu’àquelquespasdelaguérite,l’undesdeuxsoldatsensortit,samitrailletteàlamain.C’étaitunhommeauxcheveuxgris,d’unecinquantained’années,auxveinesducoutenduescommelacorded’unarcetàlapoitrinebombée.Aumilieudusilencespectralquirégnaitdanslequartier,ilordonnaauxdeuxinconnus:–Identification.–Biensûr.Mark leva lebrasdroitetglissa l’indexdansunpetitappareil tubulaireque l’hommelui tendait,

dotéd’unécranpourafficherleprofildusujet.–DocteurSemelP956354F…lutlasentinelleàvoixhaute.– Et voici mon assistant, le docteur Matt, ajouta Mark pendant qu’un souffle de vent glacial

s’insinuaitdanslecoldesaveste.Quinto allongea la main, et le garde vérifia son identité, tandis que son collègue sortait de la

guériteàsontour.–DocteurMattK638842S.Pourquoivenez-vousenpleinenuit?– Nous arrivons d’Horus ; nous sommes chargés d’une mission par la Commission médicale,

réponditMarkd’untonfroid,détaché.

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–Noussommespartisàlafindenotrejournéedetravail,ajoutaQuinto.Lasentinelleauxcheveuxgrisnesourcillapas,maissoncollègue,plusjeune,plissalefront.–Avecquiavez-vousrendez-vous?demandalevétéran.– Nous faisons la tournée de tous les pénitenciers. Vérification des conditions cliniques des

condamnésàperpétuité.Mark sortit une feuillepliée enquatred’unepochede sonpantalonet lamontra aux soldats.Le

vétéranlalutavecattentionetlarenditàMark.–Accompagne-lesjusqu’àlaporteducouloir,ordonna-t-ilauplusjeune.Ce dernier obéit : il les escorta jusqu’au portail, et passa l’index sur une plaque pour ouvrir la

grille.Ilsétaientàl’intérieur.

Le soldat leur fit traverser un corps de garde tandis que le portail se refermait dans leur dos.Quinto et Mark ne prononcèrent pas un mot : ils savaient que leur brève conversation avec lessentinellesavaitétéentendueparThierryetlesautres,enfermésdanslecamionpostédel’autrecôtédubâtiment.Auboutdel’alléequicôtoyaitlamuraille,unautresoldatàlastatureimposanteetàlamâchoire

proéminente vint à leur rencontre. Il échangea quelques mots avec la sentinelle qui les avaitaccompagnés,puiss’adressaàMark:–Jevaisvousescorteràl’intérieur,annonça-t-ilbrièvement.Suivez-moi.Derrièrelui,MarketQuintofranchirentuneporteetlongèrentungrandcouloir,deplusdetrois

mètresdehaut,avecàdroitedesfenêtresquimontaientjusqu’auplafondetquidonnaientsurlacourintérieure.Surlagauche,unesériedebureauxauxportesfermées.Lesilencerégnait.Àcetteheure-là, les prisonniers devaient tous être allongés sur leurs couchettes respectives ; contrevenir à ladisciplinerigoureuseenfaisantdubruitn’étaitprobablementpasunebonneidée.Lesoldatpassadevantleseulbureauéclairéetcontinuajusqu’auboutducouloir.Ils’arrêtadevant

des élévateurs. Quand ils entrèrent dans une cabine,Mark haussa un sourcil, surpris par sa tailleimpressionnante : son camion aurait pu y tenir sans problème. Ces monte-charge gigantesquesdevaient être utilisés pour transférer des sections entières de détenus d’un seul coup. Ainsi qu’ill’avaitvusurleplan,laplupartdescellulessetrouvaientausous-sol,oùlestunnelssecroisaientetformaientunesortedelabyrinthe.Legardepassaledoigtsuruneplaquemétalliquequesurmontaitunpetitécranoùétaitreproduitle

plandupénitencier.Ilchoisitunsecteur,etl’élévateurcommençaàbouger.Lesoldatgardalesilence,lesmainsdansledos,leregarddirigéverslehaut.QuintoetMarkserendirentcomptequelacabinebougeait non seulement verticalement, mais aussi horizontalement, comme si elle se déplaçait enzigzagdanslebâtiment.Ilsn’échangèrentqu’unseulregard,lourddetension.Aucundesdeuxn’avaitjamaiseffectuéuneopérationdecegenre.Uneseuleerreur,mêmeminime,etilsnesortiraientplusjamaisdelà.–Jevaisvousconduireverslesurveillantquiestresponsabledel’aileC,niveauE2.LeniveauE

renfermetouslesprisonnierscondamnésàunepeinederéclusionàvie;lechiffre2désigneceuxquisontenisolement.–Bien,monsieur,réponditMark,avecunrespectexcessif.Legardelesprécédadansuncouloirétroitquiconduisaitàunpetitbureauprotégéparunevitre

sale.Danscetteailedupénitencier,l’airétaitimprégnéd’uneforteodeurd’ammoniaquequipénétraitdanslesnarinesetlesbrûlaitdel’intérieur.Lesoldatditquelquesmotsàtraversunefentedanslavitre,puisils’éloignaetparcourutlecouloir

ensensinverse,ens’arrêtantàproximitédel’élévateur.MarketQuintorestèrentfaceaubureaudu

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surveillant, un homme obèse au visage rouge et moite, qui les observa avec méfiance pendantquelquesinstantsavantdeseleverpesammentetd’ouvrirunepetiteporte.–Montrez-moivotremandat,ordonna-t-ilenarticulantmallesmots.Marksortitànouveausondocumentetleluitendit.Quintorespiraàfond.–Jen’aireçuaucunecommunicationausujetdecettevisite,ditl’homme.Quinto lançaun regardàMark, et lui transmit toute son inquiétude sansbougerun seul sourcil.

L’homme qui se trouvait face à eux pouvait être l’un de ces nombreux employés aux capacitésintellectuelleslimitéesquelasociétédeGêreléguaitàdespostesroutiniersoùonneleurdemandaitque de respecter quelques règles fondamentales.Ce genre de personnes conduisaient des camions,classaient des archives, surveillaient des immeubles. Formés à signaler toute anomalie, ils étaientplutôt fiables. Il pouvait aussi s’agir d’un surveillant exagérément scrupuleux au physiquedésavantageux.Danstouslescas,ilétaitvisiblementagacéd’êtredérangé.– Nous faisons la tournée de toutes les prisons de Gê, selon la directive de la Commission

médicaled’Horus,récitaMark.Legardienretournas’asseoirdevantunécran,tapasurleclavieravecdeuxdoigts,etsecoualatête.

Enfin,ilressortitdupetitbureau.–Jenepeuxpasvouslaisserpasser,annonça-t-ild’unevoixmonocorde.Quintofitunpasenavant,menaçant,maisilsecontint.–Maisnoussommesvenusexprèsd’Horus!–Le niveau de protectionE2 est en vigueur, ici.Unmandat ne suffit pas. Il faut que je reçoive

personnellement une communication via Texte, envoyée par vos supérieurs de la Commissionmédicale,etauthentifiéeparlesystèmeCode.Tantquecettecommunicationneserapasarrivée,vousallezdevoirpatienterdanslasalled’attente.L’agentécartaQuintoetlesprécédajusqu’àuneporteenverreàquelquespasdelà.Lesdeuxamis

entrèrent dans une petite pièce, avec une table aumilieu et quatre chaises autour. Sur une étagèreétaientposésunhaut-parleuretundispositifdediffusionaudioqueMarkreconnut : ilétaitproduitparLax.–Jevaiseffectuertoutdesuitelesvérificationsnécessaires.Leresponsabledel’aileCfermalaportevitréeàcléetallarejoindrelegardequilesavaitconduits

jusqu’ici.–Merde,marmonnaMark.Quintos’assitetplantasescoudessurlatable,latêteposéesursespoings.LavoixdeThierryrésonnadansleursoreillettes:–Nousavonstoutentendu.Pouvons-nousfalsifiercetteautorisation?– Non, répondit Mark à voix basse, tout en surveillant du coin de l’œil les deux agents qui

discutaientdanslecouloir.Jepourraistedicterledocument,maislesystèmeCodeestinattaquable.Ilvérifielaprovenancedelacommunication.Etnousnepouvonspasletrafiqueràdistanceavecunesimpletabletteinteractive.–C’estmalparti,sedésolaQuinto,leregardbaissésurlatable.–Vousêtesendanger,conclutAnna.Vousdevezsortirdelààtoutprix…Àl’arrièreducamion,AlexetJennyseregardèrentdanslesyeuxavecangoissependantquelques

secondes.Ilsétaientconscientsquesil’opérationéchouait,ilsn’auraientplusaucunechancedefairesortirleuramiducachotoùilcroupissaitdepuisdix-huitans.Porte.Couloir.Élévateur.AileC.NiveauE2.Personnenesutcequ’ilssedirentmentalementpendantcessecondesdetensionpalpable.Soudain,

Jennysautahorsducamionet semitàcourirà toutevitesse le longde lamurailledupénitencier.Alexlasuivitaussitôt.

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–Non,non!criaAnna.Danslasalled’attente,Quintoselevabrusquement.–Quesepasse-t-il?–AlexetJennysontsortisducamion,réponditThierryendescendantduvéhiculeenmêmetemps

qu’Anna.Ilssontentraindecourirversl’entrée!–Arrêtez-lestoutdesuite,ordonnaMarkentournantledosàlavitre.Ilsvontsefairetuer!ThierrybondissaitdéjàquandAnnalepritparlebrasetl’arrêta.–Non,pastoi.Siont’attrape,tun’aspaslesarmespourtedéfendre.Ledocteur hésita quelques secondes, en se demandant de quoi elle parlait. Puis il comprit. Il ne

s’agissaitpasd’armesàfeu,maisdecedondontiln’avaitpashérité.Ilhochalatêteàcontrecœur,fermalaportearrièreetlança:–Monte,nousallonslessuivreaveclecamion.Annagrimpasurlesiègedupassager,etThierrydémarra.

–Ilfautfairequelquechose,ditQuinto.–Maisquoi?Nousnepouvonspassortird’ici:onnousaenfermés.Markregardaautourdelui,etsesyeuxnerencontrèrentquelanuditédelapièce.Pasdefenêtre,

pasd’armoireoude commode, justeune étagère avec le systèmedediffusion audio, et cette tablevide.–Cesontdesvitresblindées,commentaQuinto.Nousnepouvonsmêmepasutilisernosarmes.Si

AlexetJennysefontprendre,ceseranotrefaute!–Jel’avaisdéjàtesté.–Quoi?–Cedocument.J’avaisdéjàfaituneexpérience,danslaprisondeSirius,ilyadeuxoutroismois.

Personnenem’aréclamécettefoutueautorisation!J’aivuunprisonnier,j’aifaitsemblantdevérifiersa tension artérielle et ses réflexes. Une visite médicale parfaitement banale. Puis je suis ressorticommej’étaisentré.Avecunpistoletquin’apasétédétecté,etunefaussemicropucedanslesiliconeautourdemondoigt.Çaauraitdûfonctionner!–Commentallons-noussortird’ici?s’énervalejeunehommeenregardantautourdelui.Au-delà de la vitre, à l’autre bout du couloir, le surveillant et le soldat qui les avaient conduits

jusqu’icicontinuaientàdiscuter.Soudain,Markmarmonnaquelquechosed’inaudible,sortitunemicropuceexternedelapochede

sonpantalon,ets’approchadesappareils.–Qu’est-cequetufais?–J’improvise.Sur l’étagère, à côté du haut-parleur, était posée une machine rectangulaire grise, de quelques

centimètresdehaut,portantlelogodeLaxenreliefsurledessus.Markglissalamicropucedansunefentesurlecôtédel’appareil.Unpetitécrans’allumasurledessus.–Heureusementquejelesaitoujourssurmoi,commentaMarkenappuyantsurdesboutons.–Quoi?–Mesarchives.CeciestunsynthétiseurnumériqueP21deLax;jel’aitestéetutilisédesdizaines

de fois, quand je travaillais pour eux. Il lit tous les formats audio, de la simple onde basique auxdocumentscompressés.–Etàquoiçasert?–Àdiffuserdesannoncesvialesystèmeaudiodupénitencier.Quintofitunpasenavant.Unsouriremalicieuxs’étaitdessinésursonvisage.–Tuveuxdirequetuvas…

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–Ilfautquejeréussisseàdistraireleurattentiond’unemanièreoud’uneautre,expliquaMarkavecun regard enflammé. Arme ton pistolet et prépare-toi à défendre notre position. Que la fêtecommence!

Quand le camion deThierry tourna dans la rue principale et arriva devant le portail par lequelétaiententrésMarketQuinto,Annaécarquilla lesyeux, incrédule.Laguériteétaitvide,et lesdeuxsentinellesétaiententraindemarcherl’uneversl’autresurleborddelaroute,lespistoletspointésversleurscrânesrespectifs.–Qu’est-ceque…?commençaAnna.Justeàcemoment-là,lesdeuxhommestirèrentenmêmetempsets’écroulèrentparterre.Lebruit

descoupsdefeufutassourdiparlessilencieux.–Oh,putain,s’exclamaThierry.CesontAlexetJennyquiontfaitça?–Jecrainsfortqueoui.Del’autrecôtéduportail,cesderniersétaiententraindetraverserrapidement lecorpsdegarde

glacial et désert. Ils suivirent lemême chemin queMark etQuinto, en se rappelant les indicationsentenduesunquart d’heureplus tôt à travers l’oreillette. Ils voyaient encore lesvisages ahurisdesdeuxsentinelles,impuissantesfaceàleursregardscapablesdepénétrerdanslesméandresobscursdeleurespritetdecreuserjusqu’àéradiquertoutesleurscertitudes.Etcettephrase,«toncollègueestuntraître », qu’Alex et Jenny avaient fait voyager dans les synapses des sentinelles et qui avait prispossession de leur conscience jusqu’à ce que l’ordre de s’éliminer l’un l’autre, net et inéluctable,atteigneleurcerveau.L’erreurdesdeuxsoldatsavaitétédeleurprêterattention.Deleuraccordercesquelques instants, fatals.Pendantune fractionde seconde, Jennyeutune impressiondedéjà-vu.Oupeut-êtres’agissait-ild’unsouvenirdecetteviequiémergeaitdel’oubli.Ellerevitunhommedansunélévateur;quelqu’unquiavaitessayédel’arrêterdanssafuite,biendesannéesplustôt.Quelqu’unàquisoninterventionavaitcoûtésasantémentale.–Laporte,ditAlex.Ilssontpassésparici.–Allons-y.Jennysortitsonpistoletdesonétuietlechargea.Puiselleéchangeaunregarddeconnivenceavec

Alex,quis’armaégalement.–Nousneseronssûrementpasseuls,àl’intérieur…Alexentradans le longcouloirauxgrandes fenêtresethautdeplafondet regardaautourde lui.

Jenny,danssondos,chuchota:–Là-bas.Aufondducouloir,deuxgardesmarchaientdans leurdirection, lentement. Ilsne lesavaientpas

vus.Lesdeuxamissecachèrentdansunrenfoncementdumur.–Nousdevonsrejoindrelesélévateurs,ditAlexàmi-voix.Maisnotrepetittrucrisquedenepas

fonctionnerunedeuxièmefois.Jennysemorditlalèvre,puisappela:–Thierry,tunousentends?Nousnepouvonspaspasserparlà.– Alex, Jenny, sortez de là, ordonna la voix de l’homme dans leurs oreillettes. Si on vous

reconnaît…–On y est,maintenant.Dis-moi s’il y a d’autres élévateurs en dehors de celui qu’ont emprunté

MarketQuinto,auboutducouloir.Thierryexaminarapidementleplan.–Non.Vousdevezobligatoirementpasserparlàsivousvoulezdescendre.Revenez,toutdesuite.

C’esttropdangereux.–Horsdequestion,réponditAlex.

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Jennysetut.Ellecherchaitunesolution,envain.Quefaire,sinonrenoncer?Ilétaitpeuprobablequecessoldats,enlestrouvantenceslieux,leurdonnentletempsdesefairehypnotiser.Les gardes n’étaient plus qu’à une dizaine demètres de l’encoignure oùAlex et Jenny s’étaient

cachésquandilsepassaquelquechosed’inattendu.Cela commença par des notes de piano, accompagnées par des violons, formant une douce

harmonie qui se fit entendre dans chaque recoin du pénitencier deMarina,même sur les toits oùétaientfixéscinqhaut-parleurs,unpourchaqueaile.Thierry et Anna, toujours dans le camion, échangèrent un regard ébahi. Une voixmasculine et

sensuellesemitàchanter,etlessoldatsquiavançaientversAlexetJennys’arrêtèrentnet.Aprèsuninstantdestupeur,ilsfirentdemi-touretcoururentversleseulbureauéclairéducouloir,danslequelilspénétrèrent.–Commentçasefait…?s’étonnaAlex,lesyeuxpleinsd’espoir.La chanson le ramenait toute une vie en arrière. Il était certain de connaître ces notes, tapies

quelquepartdansuntiroirdesamémoire.–Jenesaispas,réponditJenny,maisprofitons-en!Enentendantlamusique,levieuxIanouvritlesyeuxdansl’obscuritédesacelluled’isolement.Il

fouillasessouvenirs,àlarecherchedel’originedecettemerveilleusemélodie.Cenefutpasleseulàseréveiller:touslesprisonniersdeMarinaselevèrent,etbonnombred’entreeuxs’avancèrentversles barreaux de leur porte, déconcertés et agréablement surpris par cet événement unique dansl’histoiredelaprison.AuniveauE2,lesurveillantobèseetsoncollègueathlétiqueseprécipitèrentverslasalled’attente.–Quivousadonnéledroitd’utiliser lesynthétiseur?cria legrosàtravers lavitrependantque

l’autredéverrouillaitlaporte.MarketQuintos’étaientcachésdel’autrecôtédelatable,àgenouxderrièreunrempartdechaises,

lesarmesaupoing.Dèsquelesgardesentrèrent,Quintoselevaettira.Marktenditlebrasdel’autrecôtédudossierd’unechaiseet fit feuégalement.L’hommeauphysique ingrat s’écroulaàgenoux,touchéàlapoitrine,maisl’autrebonditsurlagauchepouréviterlesballesetroulasurlecôté.IlseredressaensuitesurungenouetvisaQuinto,quisejetafacecontreterre.Lesoldatdirigeasonarmeverslesolpourl’abattre,maisMarkrenversalatablesurluid’uncoupdepied,puisrechargeasonpistoletet tiraànouveau,ouvrantunebrèchedans lebois.Onentenditunbruitsourd,suiviparunsilence irréel. QuandMark déplaça la table, il vit que le soldat gisait sur le sol, les yeux grandsouverts,levisageensang.–Onfile!cria-t-ilàQuinto.

AlexetJenny,quicouraientdanslecouloirendirectiondesélévateurs,s’arrêtèrentbrusquement.Cette fois, ce ne fut pas deux, mais six gardes qui jaillirent du bureau éclairé à quelques mètresd’eux:sixhommesenuniformebleufoncé,avecuneplaquedoréeluisanteàlaceinture,pistoletaupoing.Les soldats s’alignèrent devant eux. Dans les haut-parleurs, la voix cristalline du chanteur

produisaitunenoteaiguësublime.–Jetezvosarmes!ordonnal’undeshommes.

Pendantce temps,deretourd’Orient,enavancesur l’horaireprévu,Danaentradans lachambre129dudouzièmeétagedeSynaptique.Etellelatrouvavide.Dès qu’elle se rendit compte que quelque chose n’allait pas, elle sortit de la chambre d’Alex et

Jenny et se précipita au fond du couloir. Elle passa l’index sur une saillie convexe en plastiqueéclairéeparunLEDrouge,etunevoixgrésillaàtraverslesystèmeaudio:

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–Sécurité.–IciDana.Lachambre129estvide.Qu’onm’expliquecequis’estpassé.–Madameladirectrice,onnevousapasmiseaucourant?Uneévasion.Nousavonstrouvéquatre

agentsdel’équipeWuskausous-sol.L’unsembledrogué:ilnerépondpasauxquestions.Lestroisautressontaveugles,ilsdisentqu’ilsn’ontpasréussià…–FaitesvenirThierry.Immédiatement.–Madame… il semblerait queThierry ait été demèche avec eux.Unouvrier l’a vu s’enfuir en

compagnied’unefemmeauxcheveuxrouxetdeuxpatientsenchemise.Danademeurapétrifiée,lesyeuxfixéssurlaparoidevantelle.Lesilencerégnaittoutautourd’elle.–Commentest-cepossible…?dit-elle,suruntonquineressemblaitpasàunequestion.– Nous sommes vraiment navrés ; l’utilisation d’une nouvelle équipe a créé des problèmes

internes.Nous,lesemployésdePhoenix,étionsauxétagessupérieursquandc’estarrivé,et…Danas’éloignad’unpasrapidesansécouterlereste.Lebruitdesestalonsrésonnaitdanstout le

douzième étage. Elle rejoignit les élévateurs, le visage tiré, les lèvres serrées, les yeux brûlant decolère. Pendant la descente jusqu’au rez-de-chaussée, comme souvent, elle ferma les paupières etessaya de calmer sa rage en s’accordant un instant de méditation. Un souvenir lui revintspontanément ; il avait les couleurs scintillantes de la jeunesse, et l’aspect exaltant d’une nouvelledécouverte.

C’était la première fois que son père l’emmenait voir les fruits de plusieurs années de travailintensif, dansune structuredont il était à la fois le fondateur et le directeur,même si ces titresnefiguraientsuraucundocumentofficiel.Elle-mêmeallaitbientôtavoirvingt-septans,maissonregardmalinetcurieuxétaitencoreceluidelafillettequi,autrefois,avaitprisl’habitudedesuivresonpèrecomme son ombre, même quand on le lui interdisait formellement, et même si cela lui coûtait despunitionscorporellesou–cequiétaitpeut-êtrepire– l’indifférencede l’homme.Dansce souvenirfigurait également Thierry, avec quinze ans demoins : il ne portait pas encore ses lunettes, ni sesgrossesmoustachesgrises.Ilavaitaccueillisonpèreens’inclinantmaladroitementpourprouversadéférence, puis l’avait saluée elle-même et les avait précédés le long d’un large couloir auxmursargentés.Aufondsetrouvaitunegrandeportecoulissante.Lascènefitunbondenavant,commes’ilmanquaitdesfragmentsdesouvenir.Danaétaitàprésent

assise sur un siège bleu dans ce qui ressemblait aux gradins d’un stade. Son père et Thierrydiscutaient,accoudésàlarambarded’unegaleriesemi-circulaire, leregardfixésurlagrandesallesouseux.Danaavaitposélespiedssurlesiègedevantelleetappuyélescoudessursesgenoux.Puiselleavaitobservécequisepassait.Àunevingtainedemètresd’elle,souslapetitetribune,ungrouped’aumoinscentcinquantejeunesgensagenouillés lui tournaient ledos, la tête levéeversungrandécran.Lesbrastenduslelongdeshanches,ledosdroit,ilsneprononçaientpasunmot,nesoupiraientpas,ne toussaientpas.Sur l’écrangéantapparaissaitunvisagehumainstylisé.Lescontoursd’unetête,àpeinetracés.Lenezetlabouche,presqueimperceptibles.Pasd’yeux.Unautrebondenavant.Uneheureplustard,peut-être.–Combiendetempssont-ilsrestésdanscetteposition?avaitdemandéDanatandisqu’ellerentrait

àlamaisonavecIvan,àbordd’unevoituredanslaquellelechauffeurétaitséparéd’euxparunevitreafindenerienentendre.–Aumoinstroisheures,avaitrépondusonpère.Ilétaitpenchésurunetabletteinteractive,entraindelireunecommunicationprivée.Levisagedur

commelapierre,lessourcilsarquésau-dessusdesesyeuximpénétrables.Labarbehirsute,commeillaportaitparfois.–Voilàquirenforceraleurdiscipline,avait-ellecommentédansl’espoird’attirersonattentionetde

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leflatter.–Personnenet’ademandétonopinion,Dana.Etmaintenant,fais-moileplaisirdetetaire.J’aides

messagesàlire.

L’élévateur arriva au rez-de-chaussée, et le bruit de la porte coulissante ramena la directrice deSynaptiqueauprésent.Elle arrangea le colde saveste et s’avançavers le comptoir endemi-lunede l’accueil, derrière

lequeldeuxfemmesd’unetrentained’annéestapaientsurdesclaviersDarren.–Pouvons-nousfairequelquechosepourvous,madameladirectrice?–Personnenem’aditcequis’étaitpassécettenuit.(Danaparlaitsuruntonmodéré,sanslaisser

transparaîtrelamoindreirritation.)Jesuisrevenued’Orient,etjen’airiensujusqu’àcequej’entreenpersonnedanslachambre129.Lesdeuxfemmeséchangèrentunregardembarrassé.–Avez-vousuneexplicationàmedonner?insistaDanaavecunsourirefaux.–Enfait…ilnoussemblaitquec’étaitàlasécuritédelefaire…nousnepensionspasque…–Prenezvosaffairesetnemettezpluslespiedsici,ordonnaDanaavantdeleurtournerledosetde

sortirdubâtiment.

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30

–Ilslesontcapturés!Thierry,tuasentendu?ditMarkquicouraitdanslecouloirduniveauE2,suiviparQuinto.SavoixrésonnadanslesoreillettesdeThierryetAnna,postésdanslecamiondevantlepénitencier

deMarina.–J’yvais,annonçaAnna.EllecherchadanslesyeuxdeThierryuneapprobationqu’ellen’obtintpas.–Vousvoulezvraimentqu’onypassetous?cria-t-il.Ellel’ignoraetdescenditduvéhicule.Àl’intérieurdubâtiment,lachansoncontinuaitàdélecterles

prisonniers,maiselleétaitdésormaiscouverteparunepuissantesirène.–Ilsfontsonnerl’alarme,constataQuintoalorsqueMarkentraitdansl’élévateur.Noussommes

fichus.–Thierry,criaMark,ilyadesgrenadesdanslesac.Prépare-toiàtedébarrasserdessentinellessur

letoit!Alorsqu’Anna franchissait leportaild’entrée,pistolet à lamain,Thierrydescenditducamionà

son tour,ouvrit laportearrière,etpritunsacavantd’aller s’installerunpeuplus loin,entredeuxarbres.Surletoit,lesgardescommençaientàs’agiter.Ilsortitlesgrenadesetsemitenposition.

«Ilssonttropnombreux»,pensaJennyquandunsoldatsedétachadugroupeets’approchad’eux.Alexetellesebaissèrentlentementpourposerleursarmesparterre.L’hommepointasonpistolet

surelle.–Vousdeux…vousêteslespatientsévadésdeSynaptique.Onvousrecherche.Lespenséesdesdeuxamissecroisèrent,puisAlexserelevasanslâchersonpistolet,passalebras

autourducoudeJenny,latiracontreluicommeunotage,etposalecanoncontresatempe.–Bravo.Vousnousavezreconnus.–Qu’est-cequetufais?s’émutundessoldats.–Jetezvosarmesoujetire.Jevousjurequejelefais.EtvousréglerezvoscomptesavecDana.Leshommesrestèrentuninstantimmobiles.Jennyétaitglacéedesueurfroide,mêmesic’étaitelle

quiavaitsuggérémentalementcetteactionàAlex.Leurbluffétaitfondésuruneseulehypothèse:queDanaaitordonnédelescapturervivantsàtoutprix.Lessoldatshésitèrent,jusqu’àcequel’und’euxhochelatête.Ilssemirentalorstousàjeterleursarmes.Àcemoment-là,QuintoetMarkdébouchèrentdederrièreunangleetseretrouvèrentfaceàcette

scèneabsurde.Quintosemitàcourirverslegroupedesoldats;sonrugissementretentitdanstoutlecouloir,au-dessusduhurlementdelasirène.Ilpritsonélanavecuneagilitéenviable,etatterritsurledos d’unmilitaire qui s’écroula par terre, souffle coupé. Les autres se retournèrent brusquement.Quelqu’uncria:–C’estunpiège!Feu!Profitant de cette diversion, Alex et Jenny enfoncèrent la porte d’un bureau dont les lumières

étaientéteintesetseréfugièrentàl’intérieur.Marktouchaunsoldatàlapoitrine, tandisqueQuinto

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prenaitentresesmainslatêtedel’hommequivenaitdetomberetlafaisaittournerjusqu’àluibriserle cou. Pendant ce temps, les autres agents récupérèrent leurs armes ; ils semirent à tirer, ce quiobligeaQuintoàsortirsonStormoetàsedéfendreenreculant.Deuxautresgardestombèrent.Lescorps s’entassaient lesuns sur les autres.Mark sebarricadaderrière laporteouverted’unbureau,maisQuintoseretrouvatotalementexposé,lechargeurvide,faceàunsoldatquipointaitsonpistoletsursapoitrine.–Adieu!L’homme, rasé, avec de larges épaules et un corps robuste, allait appuyer sur la détente quand

Jennysortitderrièreluidubureau.Elletenditsonarmeetfermalesyeux.Lecoup,d’uneprécisionsansfaille,brisalanuquedusoldat.Leseulgarderestévivanttentaalorsdes’enfuir.CefutMarkquil’atteignitdeloinavecladernière

balledesonchargeur.–Alex,Jenny!–Anna?Alex sortit du bureau et la vit au fond du couloir,mais juste à cemoment-là, un groupe d’une

dizainedegardesapparutderrièreelle.–Non!cria-t-il.–Ilyenad’autres!Filons!décidaMarkensaisissantJennyparlebras.–Nousnepouvonspaslalaisserlà!objectaQuinto.Ilramassaunearmeparterre,fitquelquespasenavant,visalamasseindistincted’agentsderrière

Annaettira.Leshommesripostèrentdanssadirection.EtAnna,quiétaitaumilieu,tomba.–Nooon!hurlaQuinto,avectoutl’aircontenudanssespoumons.Mais il recula, et finit par s’enfuir avec les autres. Ils s’engouffrèrent dans le seul élévateur

disponibleaurez-de-chaussée.Quandtoutlemondefutàl’intérieur,MarksélectionnaleniveauE2.–Ilsluionttirédessus,ditAlex,levisageblême.Ilsl’onttuée.Jennysejetadanssesbrasetéclataensanglots.Quintobaissalatête,bouleversé.–C’estmafaute!–Nedispasdebêtises ! grondaMarken le secouantpar les épaules.Tirons Iande son trou, et

fichonslecamp,sinonaucund’entrenousnesortiravivantdecetteprison!L’élévateur ralentit, s’arrêta, et la porte coulissa le long du mur. Les quatre conspirateurs

parcoururentaupasdecourselesouterraindel’aileC,dépassèrentlepetitbureaudusurveillantetlasalled’attenteoùgisaientlescadavresdesdeuxhommes,jusqu’àlaseulecellulehabitéeàcetétagede la prison. Mark arriva en dernier, après avoir pris une carte magnétique dans la poche dusurveillantobèseetaprèsavoirrécupérésamicropuceaveclesarchivesaudiodusynthétiseurLax.Quand il futdevant la lourdeporteenacierducachot, il inséra lacartedansunefenteaucentre

d’uneplaquemétalliquedanslemur.Deuxinterminablessecondess’écoulèrent,pendantlesquellesilessuyalasueurdesonfrontaveclamanchedesaveste.Laportesedéverrouilla.Markfitalorsunpasenarrière,etcefutAlexetJennyquis’avancèrent.Alex poussa le battant des deux mains. Jenny était collée à lui, le cœur tambourinant dans sa

poitrine.Quandleursyeuxsefurenthabituésàl’obscurité,ilsdistinguèrentunvieillardassissurunlitdecamp,lesjouescreuses,lesmainsrecourbéesposéessurlesgenoux.Ianlevalentementlesyeux.Quandilrencontraceuxd’AlexetdeJenny,ilsourit,commes’iln’était

nullementsurprisdelesvoir.Courage,lesamis.Sortonsdecettecage.Savoixrésonnaentrelesparoisdeleurcrâneettourbillonnaeneux.Cettephrasevenaitdesiloin!

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Maisàprésent,c’étaitluiquiétaitencage,eteuxquidevaientl’aideràensortir.Danssonregard, ilyavaituneémotion inexprimable ;danssonvisage,unesouffrancedevenue

habitude,unespoirdevenurésignation.Maisaussi,depuisquelquesheures,unenouvellecertitude.Lepontétait rétabli, et il leur restaitencoredescartesà jouer…àconditiondesortirvivantsdecetteprison.L’entraînementphysiquequeIans’étaitimposépendantsonlongemprisonnementallaitfinalement

se révélerutile. Il se leva etmarcha à la rencontred’Alex et Jenny,quidécouvraient à la fois soncorpsmaigredequatre-vingt-huitansetsesyeuxvifsdejeunehomme.–Nousn’avonspasbeaucoupdetemps,luiditAlex.Mais dans cet échange de regards fugace, le temps n’était qu’un importun. Leur relation n’en

connaissaitpasleslimites;leuramitiédépassaitsesbarrières.IlssortirentdelacelluleetsuivirentMark,leseulàconnaîtrelecheminquidevaitleurpermettre

desortirdelà.

–Noussommessurlepointdedéboucherdanslacour,annonçaMark,haletant,engravissantunescalierétroit.Thierry,tum’entends?–Jet’entends,réponditcedernier,toujourspostéentredeuxarbresenfacedupénitencier.–Oùes-tu?–Côtéouest,làoùnousvousavonsdéposés.–Jettelesgrenadessurletoitpourattirerlessentinelles,etensuite,conduislecamionjusqu’àla

sortiecôtéest.–D’accord.Sansperdredetemps,Thierrydégoupillal’uneaprèsl’autrequatregrenadesqu’iljetasurletoit

dubâtimentavec toute la forcequ’ilput rassemblerdanssonbrasdroit. Il touchadeuxagents,quitombèrent. Les autres se précipitèrent vers le nuage de fumée qui s’était formé. Pendant ce temps,Thierrygrimpadanslecamionetpartitpiedauplancher.Lasirènecontinuaitàrésonnerdanstoutlequartier.Enhautde l’escalier,Markdonnauncoupdepieddansuneportemétallique,quis’ouvrit sur la

couroùlesprisonnierssepromenaientuneheureàl’airlibrechaqueaprès-midi.Lesprisonnierslespluschanceux,biensûr. Ian levaun instant lesyeuxvers lecielpouradmirer ledemi-visagede lalune,reinedufirmament.AlexetJennyleprirentchacunparunemain;ensemble,ilssuivirentMarketQuintoqui traversaient la cour en longeant lesmursde l’aile nord.Maisdeux soldats surgirentdevanteux.–Mark!criaQuintoendésignantlesdeuxhommesquis’approchaientaupasdecourse.–Toutlemondeàterre!criaMark.Alex,passe-moitonpistolet!AlexluilançaleStormo.Markl’attrapa,l’arma,ettiraendirectiondesdeuxmilitaires.Ceux-cise

jetèrentparterreetroulèrentsurlecôté, tandisqueQuintocouraitversuncabanonaucentredelacour.Unbâtonétait appuyécontre lemur.Le jeunehommes’enempara, contourna le cabanon, etdébouchadansledosdessoldatsqu’ilpritparsurprise.Lerestedugroupeserelevaetrecommençaàcourirverslasortie,pendantqueQuintodonnaituneleçondecombatauxdeuxhommes.Lepremierfutassommépardeuxcoupssouslementon.Ledeuxièmen’eutpasletempsdeviserlejeunehommeavantquesonpistoletnesoitprojetédansl’airetqueleboisneseplantedanssonventre,luifaisantcracherunflotdesang.Unesentinellepostéesur le toitsemità lescanarder,mais legroupes’étaitdéjàréfugiédans le

corpsdegarde,àcôtéduportail.Quintorejoignitlesautresetsemitàl’abriderrièreunmur.–Commentl’ouvre-t-on?demandaAlex,pantelant.–Thierry,tum’entends?appelaMark.

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–Jesuisdanslecamion.Oùêtes-vous?–Devantleportail.Ilvafalloirquetuviennesnouschercher.–Àvosordres.Thierryfitfairedemi-touraucamion,etlepositionnadosauportail.Puisilenclenchalamarche

arrièreetappuyasurlapédaled’accélérateuràfond,lesyeuxrivéssurlerétroviseur.Les cinq conspirateurs reculèrent précipitamment en voyant la silhouette du camion foncer vers

eux.L’arrièreduvéhiculepercutaviolemmentlagrilleetladéfonça.–Grimpez,vite!criaMark.Delacourprovenaientlescrisetlescoupsdefeud’unautregroupedesoldatsquiaffluaientvers

eux,armésdepistoletsetdemitraillettes.Thierrydescenditd’unbondetallaouvrirlaportearrièreducamion.IléchangeajusteunregardfugacemaislourddetensionavecIanavantdelepousseràl’intérieur. Après avoir fait monter Alex et Jenny, il grimpa à son tour à l’arrière et essaya derefermerlaporte,envain:lechocavaitabîmélaserrure.Ilduttenirlesportesentirantlespoignéesdel’intérieur.Quintogrimpasurlesiègedupassager.Markrepritlevolant.Uninstantplustard,sousunerafale

demitraillettequiallafrappersonflancdroit,lecamionquittalepénitencieretdisparutdanslanuit.

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–C’estentièrementmafaute,murmuraQuintod’unevoixblanche.Le camion deMark était en train de rouler sur une large avenue bordée de hauts réverbères et

encadrée par des immeubles de trois étages, aux façades anonymes, sans lamoindre lumière auxfenêtres.L’avenuemenaitversl’extérieurdelaville,maisilsétaienttousparfaitementconscientsquelesaccèsauxroutesnationalesseraientferméespardesbarragespoliciers.MaintenantqueMarketQuintoavaientétéfilmésparlescamérasdesurveillancedupénitencierdeMarina,touslesmembresdugroupeétaient recherchés.Etpeut-êtreque l’ordredecapturerAlexetJennyvivantsn’étaitplusaussicatégorique.–Arrête,luiordonnaMark.Nousavonsétéprisaumilieudescoupsdefeu.–Jen’auraispasdûtirer,ilsétaienttropnombreux.J’auraisdûm’enfuiravecvous.–Tuasfaitdetonmieux,Quinto.J’enauraisfaitautant.–J’aifaituneconnerie!hurlalejeunehommeenfrappantdupoingcontrelavitre.Ilsauraientpu

lacapturer,ilsauraient…Putain,Mark,ilsl’onttuée!À l’arrière, le silence régnait.Tout lemondepensait à cette femmebrillante et courageuse, à la

chevelurerousseetausouriremalicieux.Cettefemmequi,dix-huitansplustôt,avaitfaitdond’unenouvellevieàtroisjeunesgens,loinducauchemard’oùilsvenaient.Cettefemmequiavaitrisquésaviepouressayerdetirersonmentordel’oublietteoùilétaitentraindedépérir.Alexavaitàpeineeuletempsdevoirlecachotenquestion.Cecubedeciment,avecunecouchette

trop courte qui obligeait le prisonnier à se recroqueviller pour dormir. Ce trou, froid, oublié dumonde,oùlevieillarddésormaisassisprèsdeluiétaitcensémourir.–Ellen’auraitpasdûentrer,murmura-t-ilenfin.Jenny,quipleurait,luipritlamain.–Jen’arrivepasàcroirequeças’estpassécommeça.Jen’arrivepasàcroirequ’elleest…–Jen’auraispasdû la laisserpartir, l’interrompitThierry,bouleversé, levisagecachédans ses

mains.Jesuisuncrétin.–Annaestvivante,affirmaIand’untongrave,ettoutlemondesetournaverslui.Quoiqu’ilsoit

arrivédanscetteprison,elleestvivante.Alexéclataensanglotsetsejetadanslesbrasdesonami.Ilss’étaientenfinretrouvés,aprèsune

attenteinterminablependantlaquellechacunignorait lesconditionsdeviedel’autre.Marchanttousdeux sur le fil entre résignation et espoir.Alex serra contre lui ce corps en apparence gracile, enréalitéencoremusclé.–Marco…Commentvas-tu?–Çava.Mais,s’ilteplaît…j’aivécupluslongtempsici,oùj’aifondéunefamille,élevéunenfant,

et tout le reste,quedans lacivilisationd’oùnousvenons.J’appartiensdésormaisàcemonde ; j’aivieilliici,et…jemourraiici.Dumoins,lapartielaplusgrosseetlaplususéedemoncœur.Donc,siçanetedérangepas,appelle-moiIan.Alexhochalatêtedanslenoir.IlsavaitquesoninséparableamietseulconfidentdeSam-enétaiten

facedelui,luiaussi,maisseulementsousuneformelatente,écraséeparl’histoiredramatiquedeson

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alterego.Ils’adossaàlaparoiducamionetgardalesilence.– Cette délicieuse musique… reprit Ian, avec ce ton léger et ironique qui l’avait toujours

caractérisé.D’oùvenait-elle?Lesautresnerépondirentpastoutdesuite:levisaged’Annaétaitencoreimprimédansleuresprit.–Votredouleurest aussi lamienne,dit levieillard faceàcemurde silenceetdechagrin.Mais

nous devons être forts. Cela ne veut pas dire qu’il faut l’oublier. Cela veut dire qu’à partir demaintenant,ilfautsebattreensonnom.–C’étaituneidéedeMark,murmuraThierry.–Mark?–L’hommequiconduitcecamion.Tuneleconnaispas…Sasœurétaitl’épousedetonfils,Ben.Ianacquiesça,unnœuddanslagorge.Puisilcontinuasurlemêmesujet:–Alors,cettemusique?Ques’est-ilpassé,cesdernièresannées?C’estgrâceàlamer?–Non.Lamusiquen’ajamaisexisté,ici.Àpartquelquesmélodiesnumériquesquiaccompagnent

lesreportagesetpublicitésàlatélévisionousurlestablettes.Rienquiressembleàça.–Jeconnaiscettechanson.Thierryfutprisd’admirationpourlamémoiredecethomme,quiréussissaitàretrouverdansson

passéunechansonvenantdesiloin.–Tut’ensouviens?–C’étaitunechansondesannées50,ilmesemble.Dansl’habitacle,QuintoadressaunregardperplexeàMarkenentendantlesmotsdeIandansson

oreillette.Sansquitterlaroutedesyeux,Markprécisa:–1950.Quintosetournaverslafenêtreetselaissahypnotiserparleslumièresdelanuit,lesenseignesdes

magasinsfermés.Ilrepensaitàcequiétaitarrivéaupénitencier.Quandlamusiqueavaitcommencé,il était tombé sous le charme, comme tout le monde. Malgré sa concentration, il n’avait pas pus’empêcherd’êtreémerveilléparcessonsquifrappaientsesoreilles.Quellepuissance,quelleforcecontenuedanscesquelqueslignesmélodiques!–Jem’ensouviensbien,moiaussi,ditAlex.C’estbizarre,d’ailleurs:jenemerappellepasgrand-

chosedecetteautrevie.Jenny et Ian ne répondirent pas, mais ils comprirent que par « autre vie », Alex ne faisait pas

référenceàSam-en.Ildésignaitleurexistenceinterrompueparlafindumonde,en2014.–Cettechanson,elle…continua-t-il,presqueexcité.Jenel’aipasoubliée.Quandelleacommencé

à être diffusée par les haut-parleurs, les notesm’ont transporté ailleurs. L’espace d’un instant, j’aivu…j’aivuunhomme,assissurunfauteuil,tenantlapochetted’undisquevinyledanssesmains.–Tonpère…soufflaJenny,quilaissaensuspenscesparolespresquesusurrées.–Oui.Monpère.Monvraipère.Mavraiefamille.Jemerappelleunefeuilledepapier,unesériede

mots…Jelesécrivaismal,cen’étaitpasmalangue.Bonsang,c’estabsurde.J’ail’impressionqueças’estpasséhier!J’avaisapprisletextedelachansonparcœur;c’estpeut-êtrepourçaquejenel’aijamaisoubliée.C’estincroyable,jesaismêmecequemedisaitmonpèreausujetdecettechanson,çamerevientmaintenant :elleavaitétéécritedanslesannées30,mais laversionlapluscélèbreétaitcelled’ungroupedesannées50.–Cesontjustementtessouvenirssidétaillésquinousontpermisdelareproduireaussifidèlement,

commentaThierry.IlexpliquaalorsàIancequis’étaitpasséàSynaptiquecesdernièresannées.Illuiparladulogiciel

qu’il avaitmis lui-même au point pour l’extraction des souvenirs, et grâce auquel cemorceau demusiqueétaitparvenujusqu’àeux,mêmesilamernel’avaitjamaisrestitué.–Cette sociéténepermettrait jamaisauxgensd’écouteroudecomposerun tel chef-d’œuvrede

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créativitéhumaine,commentaIanavecunequintedetoux.Lesautresgardèrentlesilence.ÀlachansonaveclaquelleMarkavaitréveillétouslesprisonniers

dupénitenciersesuperposaientlevisagedouxetcourageuxd’Anna,sonregardfier,miroirdesonâmesensibleettéméraire.–Etmaintenant,qu’allons-nousdevenir?demandaJenny.CefutMark,toujoursauvolant,quileurrépondit.Savoixrauqueleurparvintàtraverslesystème

audio:–Noussommespresquearrivés.–Où?demandaAlex.Ianfronçalessourcilsenentendantcedialoguetronqué:c’étaitleseulquin’avaitpasd’oreillette.–AudojodeQuinto.

QuandMarkluifitunsignal indiquantquelavoieétait libre,Quintoouvrit laportedéfoncéeducamion,ettoutlemondedescendit.Derrièreunerangéedevoituresgaréessedressaitunimmeubledecinqétages,àlapeintureécailléeetauxnombreusesvitresbrisées.Onauraitdituneconstructionabandonnée,maisquelques loupiotesdanscertainsappartementsdonnaientàpenserqu’il s’agissaitpeut-êtresimplementdel’unedesnombreusesbâtissesdélabréesdelabanlieuedeMarina.–C’estquoi,undojo?demandaJennytandisquelepetitgroupesuivaitQuintoendirectiond’une

grandeporte.–Onnelesappelleplusainsi,ditThierry.Ouplutôt,onnelesajamaisappelésainsi,àGê.Cemot

appartientà lacivilisationd’oùvousvenez. Il est issud’une langueancienne, le japonais–çadoitvous dire quelque chose. Il signifie « lieu où on suit la Voie ». Cela désigne le gymnase où ons’entraîne, où on apprend les arts martiaux. Sauf qu’aujourd’hui, les citoyens ne peuvent pasfréquenter ce genre d’endroit. Seuls quelques groupes d’habitants ont l’autorisation de le faire.Quinto,entantqu’ex-militaire,enfaitpartie.–Commentconnais-tusibiennotrecivilisation?Lepetitgroupes’arrêtadevant l’entrée.Unécriteauau-dessusde leurs têtes indiquait :CENTRE

D’ENTRAÎNEMENT.ThierrysetournaversIan,quivenaitd’enfilerlavestedeMarkpourseprotégerdufroid.–Parcequemonpèreétaitl’undesadolescentsvenusdevotremonde.Commevous.Etàl’époque,

avantlacatastrophe,ilfréquentaitundojooùilapprenaitlekendo,nonloindeMilan.Ianplissalesyeux,assailliparlessouvenirs.Lescabines.Lalistedenoms.L’expériencemenéepar

sonpère.EtMilan.Saville.–Mon père serait horrifié de voir ce que sont devenus ces endroits, continua Thierry. De son

temps, lesdojos étaient sacrés.C’était là qu’on atteignait le parfait équilibre entre le zen et le ken.Entre l’esprit et le corps. Et tout cela en suivant laVoie. En écoutant l’enseignement du Sensei, leMaître. Tant d’éléments de cette civilisation nous sont parvenus ! On s’est toujours demandécomment.Lesdécouvertesfaitessurlefonddel’océanlejustifientenpartie,maiscetteexplicationnem’ajamaistotalementsatisfait.Quintoestd’accordavecmoi.Parfois,jemedisquelesphilosophiesorientalesrenfermentlesecretdel’éternité.Qu’ellessaventmouriretrenaître,enuncyclesansfin.Peut-êtreleurcléest-elledirectementdansnosgènes.–Tonpère…c’étaitundecesadolescents…murmuraIan, leregardperdudanslevide,pendant

queQuintosoulevaitunrideaudeferetinvitaitlesautresàentrer.–Oui,etIvanlesatoustués.Depuisdesannées,jeportelepoidsdemaculpabilité.J’étaisl’unde

seshommesdemainlesplusfidèles.Jel’aiaidéàcommettretoutessortesdecrimes.Jusqu’àcequejedécouvrequiétaitmonpère,etquejemeréveille.

Le gymnase était une large structure dont les parois étaient entièrement tapissées de bois, tout

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commelesoletmêmeleplafond,traversépardespoutresépaisses.Lemuraufonddelasalleétaittroué par une large baie vitrée qui allait d’une paroi à l’autre et derrière laquelle un grillage auxmailles serrées séparait le gymnase de la cour intérieure de l’immeuble. Des tapis de sol étaiententassés le long dumur de droite, et des bâtons posés contre celui de gauche. Dans l’entrée, destableauxaccrochésaumurreprésentaientdemanièrestyliséedesscènesdecombat.Alexremarquaquelasilhouetteàpeineesquisséedel’hommelepluscostaud,quiavaitl’avantagedanslespremiersdessinsenhautàgauche, finissaitparsuccomberenbasàdroitesous lescoupsdesonadversaire,pourtantbienplusfluet.Quinto tendit à Ian un pantalon en toile noir, unT-shirt portant le logo du dojo et un pull gris.

Aprèslesavoirenfilésàl’écart,levieillardrevintverslesautresetannonça:–Jemerappelle.J’aitoutvu.Pasici…ÀSam-en.–Dequoiparles-tu?demandaThierry.–J’aivulaliste.J’aimêmeassistéàl’assassinatdel’undeceshommes.–Pendantquetuétaisdanslecoma?devinaAlex.Ian hocha la tête, et Jenny se rappela ces deux saisons durant lesquelles tout lemonde, dans le

villagedeKar,s’attendaitàapprendred’unjouràl’autrelanouvelledelamortdugarçon.Thierryhaussaunsourcilémerveillé.–Cequevotreespritestcapabledefaireesttoutbonnementextraordinaire.Ilracontaàtoutlemondecequ’ilavaitdéjàavouéàAnnaavantledébutdesopérationsetexpliqua

cequ’il avaitdécouvert au sujetde lacomposantehéréditairede l’amplificationcérébrale.Pendantsonrécit,lesautress’assirententailleursurungrandtapis,aucentredudojo.Ilsnepurentéviterquelesouvenird’Annas’imposeàeux,etquelqueslarmescoulèrentencore.MaisIanavaitraison:Annapouvaitvoyager,etsavieàGên’étaitpassaseulevie.Dansl’immensitéduMultivers,lamortperdaittoute signification. Cependant, où que fût Anna désormais, parmi les facettes innombrables del’existence,elleétaittroploind’eux,etsonabsencelesdésolait.–Noussommesensécurité,ici?demandaJennyauboutd’unmoment.Quintocroisalesdoigtspourlesfairecraquer,puisseleva.–Normalement,oui.Maisonnepeutpasexclurequelecamionaitétérepéréetquenotreparcours

soitretracé.–Onnepeutpaslocaliserlesmicropuces?s’inquiétaIan.–Non,réponditMark.Enfin,enthéorie,si,maisj’aidésactivénosprofils.–Etlui?demandaQuintoendésignantlevieilhommedumenton.–J’aivérifié.Lesienétaitdéjàdésactivé.Detouteévidence,aprèsl’avoircondamnéàlaprisonà

vie,ilsonteffacésonidentitédesarchives.–Poureux,j’étaisdéjàunhommemort…commentaIan.Ce n’était pas une considération amère.Au contraire : une pointe de satisfaction perçait dans sa

voix.Alexselevabrusquement.–Ilsvontnouslepayer.IlsvontnouspayerlesmortsdeBenetAnna.Etlamanièredontilsnous

onttraitéspendanttoutescesannées,etcequ’ilsontfaitàIan.Maintenantquenoussommessortisdelà,etquenoussommesensemble,ajouta-t-ilenéchangeantunregarddéterminéavecJennyetavecsonvieilami,nouspouvonsfairechangerleschoses.Marksemitdeboutàsontour,sortitunetabletteinteractivetubulairedel’intérieurdesaveste,etla

déroula.–Ah,voilàlesignal.C’estlacommunicationquej’attendais.Nousavonsdelavisite.–Qui?l’interrogeaJenny.–Unhors-la-loi.Quelqu’unavecquiilvautmieuxêtreami.

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LatablettedeMarkémitunautresignalacoustique,etilsedirigeaversl’entréedudojo.Quintolesuivit,lesclésducamionàlamain.Alexet Jenny,eux,contemplaientensilenceunsabredebambouqueQuintoavaitappeléshinai.

Leurâmerenfermaitunehistoiredramatiqueethorsdutemps,peut-êtreaussiantiquequel’histoirede cebâton.Une fractionde seconde leur suffisait pour communiquer. « Il y aura encoreunenuitd’étoilespournous»,sedirent-ils.Ians’approcha,unsourireaffectueuxsurleslèvres.–Noussommestoujourscestroisjeunescampagnards…–Oui, admit Jenny, avec unmélange de candeur et de reconnaissance. Et dire que j’ai toujours

quelquepeudoutédetesthéories…Jetedemandepardon.–N’importequienauraitfaitautant.Vousnepouviezpasvousrappelercequis’étaitpassé.–Maismaintenant,nousnepouvonspasnepasnousrappeler,intervintAlex.Depuisqu’onnousa

injecté cet antidote… je vois sans cesse des scènes, des personnes du passé. Je n’arrive pas à leschasserdemonesprit.–C’estpareilpourmoi,confirmaJenny.Continuellement.–Vousêtesentrainderedécouvrird’oùnousvenons.Quinoussommes.Quinousavonsété…Ianleurouvritlesbras,etilssejetèrentcontresapoitrine.Serréslesunscontrelesautres,pendant

ce fragmentd’éternité, ils furent ànouveau trois jeunesgensdumêmeâge, trois amis auxdestinsscellés,liéspourtoujoursparunfilinvisiblequiunissaitleurshistoires.–Nous,noussavonsqu’Annaesttoujoursvivante,chuchotaIan.Pasvrai?–Oui,réponditAlex,lesyeuxrouges.QuintoetMarkrevinrentdanslegymnase.Ilsétaientsuivisparunhommedecouleuràlastature

imposanteetàlamâchoirecarrée,puisparunefemmeauvisageaplatietauxyeuxenamande.Tousdeuxtiraientungarçonauxlongscheveuxnoirsdont lesyeuxétaientbandéset labouchecouvertepardel’adhésif.–J’aileplaisirdevousprésenterAimaretSara,annonçaMark.Jeneconnaispasencorelenomdu

garçon,maisilnousdirabientôtlui-mêmecommentils’appelle,etbiend’autreschosesencore.L’adolescentgrognaquelquechose.La femmeaux traits asiatiques fit quelquespas enavant, les

yeuxfixéssurIan,etchuchota:–C’estvous…Le vieil homme la dévisagea en fronçant les sourcils. Il essayait de comprendre qui était cette

femmeauxtraitssidifférentsdessiens.–Nousnousconnaissons?Nousnoussommesdéjàrencontrés?–Non,réponditlafemme,quiluitenditlamain.Maisj’aitravaillépendantdesannéesauxcôtésde

votrefils,Ben,dansl’unitéderecherche.NousétionsensembleàborddeMnemonica.C’estnousquiavonstrouvéJenny,et…Benm’aracontévotrehistoire.Seulementàlafin,avantdes’enfuir.Ilétaitsifierdevous!Iansentitunnœuddanssagorge,etsesyeuxsemouillèrent.Lesimagesdesapremièreexpédition

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encompagniedesonfilsluirevinrentavecviolence.Pendantuninstant,ilfutlà,souslasurfacedel’eau, fier de cet élève qui allait monter en grade, qui saurait poursuivre ses recherches dans lesprofondeursdel’océan.– Et moi, j’étais fier de lui, dit-il en lui serrant la main, puis en la portant à sa bouche pour

l’effleurerdeseslèvres.Sara se tourna ensuite vers l’adolescente désormais adulte qui s’était autrefois évadée de

MnemonicaavecBen.Jennynel’avaitpasoubliée.Lesanalyses,larééducation,lessemainespasséesàbordde lastationsous-marine.Aveccette femme,dont levisagen’avaitpasbeaucoupchangéendix-huitans,endehorsdequelquesimperceptiblesridesd’expressionautourdesyeux.Illuisuffitdelaregarderenfacepourêtreramenéedanslepassé.–Sara…Elles se jetèrentdans lesbras l’unede l’autre, tandisque levisageamicaldeBenaccompagnait

leurspensées.–Tuesencorevivante…balbutiaSaraenlaserrantavecforce.Lavoixprofonded’Aimarinterrompitlascènederetrouvailles:–Qu’est-cequejefaisdelui?Legéantdecouleurtenaitlatêtedel’adolescentdansunepriseénergique,lecouserréentreson

brasetsapoitrine.–Viensavecmoi,réponditQuinto.Allonsenbas.Veneztous.– Je n’entends plus le retour audio, fit remarquer Thierry en tapotant avec un doigt contre son

oreilledroite.– J’ai éteint l’appareil, expliqua Mark. À présent que nous sommes ensemble, ce n’était plus

nécessaire.Jeveuxéviterquelabatteriesedéchargetropvite.Quintolesconduisitjusqu’àunepetiteporteaufonddugymnase.Ilsdescendirentunescalierdans

l’obscuritélaplustotale,jusqu’àcequelejeunehommeallumeleslumièresdansunesecondesallede sport, au sous-sol. À la différence du dojo de kendo dont ils venaient, la pièce où ils seretrouvaient était destinée à la gymnastique de manière plus générale, avec divers appareils demusculation le longdesmurs.Quintopritunbancutilisépoursouleverdeshaltères,et leplaçaaucentre.–Allonge-leici,recommanda-t-ilàAimar.Cederniertiralegarçonauxcheveuxlongsjusqu’aubancetl’étenditdessus.Quintoôtalebandeau

desesyeux,et l’adolescentvitau-dessusdesa têteunebarreaccrochéeàunechandelle,avecdeuxgrospoidsvissésàchaqueextrémité.Ilmugitquelquechose.Thierrys’approchaets’agenouillaprèsdeluipourôterl’adhésifdesabouche.Legarçontoussaplusieursfois,levisagemoitedesueur.Ensuite,ilseredressaetseretrouvaface

ausilencedesprésents.Illesobserva,etlescompta.–Huitcontreun,ricana-t-ilenhaussantunsourcil.Bravo!Juste après, il fixa Alex dans les yeux, intensément, sans le quitter du regard. Tout le monde

compritcequ’ilessayaitdefaire.–Pourquoitun’obéispas?marmonna-t-ilpourlui-mêmeaprèsquelquesinstantsd’effort.Alexréponditavecunemouededédain:–Situessayaisdeprendrelecontrôledemonesprit,jecrainsquetunetesoistrompédecible…Legarçonn’eutpasletempsderéfléchiràcequ’ilvenaitd’entendre.Uneaiguillepénétradansson

bras,tandisqueQuintoetAimarlemaintenaientfermement.–Quiêtes-vous?rugit-il.Thierryôtalaseringueetlarangeadansunepochedesaveste.–Avecça,tudevraistetenirunpeutranquille.

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–NoussommesUtopia…maintenantettoujours…chuchotalegarçon.–LadosedeNeurexquejet’aiinjectéeéviteraquetufassesusagedetescapacitésphénoménales.

Et j’y ai ajouté une bonne dose de tranquillisant, parce que tum’as l’air un peu nerveux. Pendantquelquesheures,tuvasêtreunepersonnenormale.Tuescontent?QuintoetAimarlelâchèrent,etsepostèrentchacund’uncôtédelachandelle,prêtsàintervenir.Le

jeunegarçonrestaassissurlebanc,ledosdroit,leregardfixésurThierry.–Jeconnaistesyeux.Jesaisquitues,mêmesijenemerappellepastonnom…–Eneffet,nousnousconnaissons.Faisuneffort.Jem’appelleThierry.Ilparlaitd’untoncalme,maissessouvenirsleramenaientdix-huitannéesenarrière,quandilavait

constitué l’armée d’Ivan. La corruption de son âme. La culpabilité qui le suffoquait, lui serrait lagorgecommeunnœud.L’erreuràlaquelleilessayaitdésormaisderemédier.Legarçonneréponditpas,maissonregarderradanslevidederrièreledocteur.–Dis-nouscommenttut’appelles,continuaThierry.Enl’absencederéponse,cefutAimarquilesinforma:–Ils’appelleGérard,etilestàlatêted’unpetitgrouped’augmentésquiaeulabrillanteidéede

sabotermonactivité.–CeGérardet sescompagnonsont repéréuncommerceclandestinentreGêetOrient,expliqua

Mark.CommercequiestdirigéparAimar,iciprésent.NousdevonsremercierSara,quiétaitàbordduMayer, à l’époque : c’est ellequi a couvert certaines actions illégalesd’Aimar et qui l’a aidé às’enfuirquandelleacomprisquelétaitsonobjectif.–C’est-à-dire?demandaAlex.–Dansunesociétécivilisée,avouaAimar,nousserionsdesmalfaiteurs.Descontrebandiers,des

pirates,destrafiquants…Enréalité,cecommerceillégalquenousentretenonsdepuisdesannéesestnédanslebutd’aidernosfrèresd’Orient.–Jenecomprendspas,l’interrompitIan.Orient?VousfaitesducommerceavecOrient?–Pendantquetuétaisenfermédanstacellule,OrientestdevenuunecoloniedeGê.Lecontinentest

passé sous le contrôle d’Ivan, l’homme qui t’a fait emprisonner et qui nous gouverne tous, dansl’ombre.Petitàpetit,àOrient,l’italienprendlepassurl’anglais,etbientôt,ildeviendralapremièrelangue, ce qui unifiera les deux territoires. Or, il faut savoir qu’à part à Lender, la capitale, lapopulation vit dans lamisère.Bien entendu, chez nous, la télévision ne diffuse que des images dumerveilleuxLender ’sPark,desvuesaériennesdeSundayRiver,desvidéosrassurantesduMedicalCenter.Saufquelesseizeautresmétropolessontlaisséesàl’abandon.Lescitoyenssontétranglésparlesimpôtsetn’ontpasdecouverturemédicale.Nousavonsessayéd’arrangerunpeuleschoses,enmontantunréseaud’échangesclandestinsquiprofitedecertainesfaillesdanslesystèmedetransportmaritime.Jusqu’àcequeGérardetsespetitscopainss’enaperçoivent.– J’ai aidé Aimar à s’enfuir, ajouta Sara, mais plusieurs de ses complices ont été arrêtés et

enfermés, peut-être condamnés. Malheureusement, le réseau de Gérard est bien plus puissant quel’organisationclandestined’Aimar.–Etvous…vouscroyezpouvoirchangerquelquechose?raillal’augmenté.Aimarluilançaunregarddeglace.–Tais-toi.Pourtouteréponse,legarçonluiritaunez.Aimarsepenchaenavantetcouchalegarçonsurle

bancenluicognantlatête,puisilattrapalabarredeshaltèresetlabaissajusqu’àsoncou.SondosàlamusculaturepuissantecachaitlevisageécarlatedeGérard.–Jevaistetuer!–Arrête,Aimar!ordonnaThierry.Commes’iln’avaitpasentendu,legéantdecouleurenfonçaencorelabarredanslecoudeGérard.

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Lesyeuxdugarçon,injectésdesang,semblaientsurlepointdejaillirdeleursorbites.MaisAimarseredressaetjetaleshaltèrescontrelemur,surlequelchaquedisquedemétallaissaunemarque.–Nousavonsbesoinde luivivant, se fâchaThierry.Grâceà lui,nousallonspouvoir suivre les

faitsetgestesdesautresaugmentés.Ilpeutnousfournirdesinformationsprécieuses.–Banded’esclaves,ditGérarddansunrâleavantdecracherdusangparterre.Vousn’êtesqu’une

banded’esclaves.Thierryleregardaaveccompassion.Ilrepensaitàl’institut.Auxdouzeannéesdeconditionnement,

auxleçons.Auxcentaines,auxmilliersdevidéosquelesenfantsavaientdûregarder,avecuncasquesurlesoreilles,dansunepiècesombre.Audressage,auxmanipulations,auxinductionshypnotiques,auxtraitementsmédicaux.Il savaitqu’iln’oublierait jamaiscesenfants, cet institut.Ni l’enseigne railleuseavec sesgrands

caractères, sur la façade de l’immeuble, qui proclamait aux passants le nomde l’admirable projetd’Ivan:UTOPIAMarks’adressaàlacantonade:–Ilfautqu’onsedépêche.Nousnepouvonspasresterici.Aimar,Quinto,emmenez-le.–Vousperdezvotretemps,marmonnaGérard.Onvoustrouveraquandmême.–Silence!luiintimaThierry,contrarié.Ians’approchadeMarketlepritàl’écart:–As-tudésactivéégalementlesprofilsd’AimaretdeSara?–Biensûr,avantqu’ilsneviennentici.Avantmêmedevenirtechercher.–Etlegarçon?–Lesaugmentésn’ontpasdemicropuce.–Maisdequoiest-ilquestion,exactement?Mark décrivit brièvement au vieil homme l’équipe d’agents secrets créée par Ivan. Juste à ce

moment-là,unbruitassourdissantaccompagnédecrisleurarrivadel’étageau-dessus.–Ilsontfaitsauterl’entréeprincipale!compritQuinto.–Merde!juraMark.Ilfautqu’onsorte!–Parici!Quinto traversa la salleencourant, endirectiond’uneportebasse.Aimar soulevapar lebras le

corpsdeGérardqui se laissa transporter commeun sac, sansopposerde résistance.Quinto laissapassertouslesautresetsortitendernier.Le groupe grimpa les marches étroites d’un escalier et se retrouva dans la cour intérieure de

l’immeuble.Surladroite,lafenêtrerectangulairedudojoétaitéclairée.Gérardvoulutappeler,maisAimardevinasonintentionet luidécochauncoupdegenoudansle

ventrequiluicoupalarespiration.–Suivez-moi,lançaQuinto.Iltraversarapidementlacour,puisunhalld’entrée.Legroupelesuivitdel’autrecôtéd’uneporte

etseretrouvadanslarue.LanuitdeMarinaétaitfraîcheetéclairéeparunerangéederéverbèreslelongdelachaussée.QuintoéchangeaunregarddeconnivenceavecMark.–Ilfautqu’onrécupèrelecamion.–Onyvatouslesdeux.Vousautres,cachez-vousderrièrecekiosque.Thierryconduisitlegroupejusqu’àunpetitpavillonquisedressaitdel’autrecôtédelarueetoù

étaitécritINFORMATIONS,tandisqueQuintoetMarkcontournaientl’immeublepourserapprocherdel’airedestationnement.Quandilsarrivèrentàl’angledelarueoùsetrouvaitl’entréeprincipaledudojo,Marksetourna

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versQuinto.–Jevaisjeteruncoupd’œilpourvoirs’ilsontpostédeshommesdehors.–Faisbienattention.Markpassalatêtedel’autrecôtédumurpourexaminerlasituation.Unpassanttraversaitlarueà

quelquesmètres du gymnase, du côté opposé à eux,mais il avait l’air d’un citoyen quelconque etparfaitement innocent. Devant l’entrée du Centre d’entraînement était garé un véhicule blindé desforcesdel’ordredeGê,maispersonnen’attendaitauvolant.MarkfitsigneàQuinto.–Lavoieestlibre.Allons-y.Tousdeuxtraversèrentlarueetsedirigèrentversl’airedestationnement,àunecentainedemètres

delà.Ilsmarchaientcommedeshabitantsduquartier,lesmainsdanslespoches,enfaisantsemblantdediscuterentreeux.Ilsvenaientdedépasserlaplate-bandequiséparaitleparkingdelaruequanddesvoixlesfirentseretourner.Quatrepoliciersenuniformeétaientsortisdudojo;deuxd’entreeuxportaientunfusilenbandoulière,lesdeuxautresavaientunpistoletaupoing.–Allezcontrôlercesdeuxhommes,là-bas,ordonnal’und’eux.Enl’entendant,Quintobonditversl’arrièreducamionsansprendreletempsd’échangerunregard

avecMark.Pendantqu’ilouvraitlaportearrière,lespolicierscommencèrentàfairefeu.–Cache-toiderrièreunarbre!hurlaQuintotoutentirantlafermetureÉclairdel’undessacs.MaisMarkn’eutpasletempsdeseprotégercontrelarafaledecoupsdefeu.Avantdedisparaître

derrièreunpeuplier,ilfuttouchéàl’épauleetàlacuisse.Lecridedouleurqu’ilpoussafutentendupartoussescamaradescachésdel’autrecôtédel’immeuble,derrièrelekiosque.–Non!criaQuintoavantdejeteràl’aveuglelesdeuxdernièresgrenadesversl’entréedudojo.Lesbombes explosèrent l’une après l’autre en touchant le sol, et des cris déchirants s’élevèrent.

Aussitôt,Quinto décida de se risquer à découvert : il sortit avec unemitraillette et déchargea sonarmeendirectiondunuagedefuméequientouraitlespoliciers.CeuxquiavaienttirésurMarketquin’avaientpasététouchésparlesgrenadestombèrentsansavoirletempsdesedéfendre.D’autres,quijaillissaientjusteàcemoment-làdudojo,furentaccueillisparlesballesetn’eurentqueletempsdecomprendrecequisepassaitavantdes’écrouler.–Entre,vite!criaQuinto.Mark s’approcha du camion en titubant, le pantalon et la veste imbibés de sang.Avec l’aide de

Quinto, il grimpa à l’arrière et se laissa tomber sur le plancher. Le jeune homme referma de sonmieuxlesportesdéfoncées,puisilsemitauvolantetdémarra.Quelquessecondesplustard,ilétaitdel’autrecôtédel’immeuble.Ils’arrêtadansungrandcrissementdefreinsàcôtédukiosque,sautahorsduvéhiculeetfitgrimpertoutlemondeàbord.Thierrypritplaceàl’avant,àcôtédelui.–Markestblessé?–Oui,réponditQuintoenrepartantsurleschapeauxderoues.Ilfautqu’onlesoigneleplusvite

possible.–Maiscommentnousont-ilsretrouvés?–Ilfautqu’onsedébarrassedececamion.Deuxminutesplustard,lesilencerégnaitànouveaudanscequartierdelabanlieuedeMarina.

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–Quellevuemagnifique,tunetrouvespas?Lavoixduvieuxmonsieurétaitpâteuseetprofonde.Sesyeuxseperdaientau-delàdeslargesbaies

vitrées, au soixante-cinquième étage du gratte-ciel le plus haut du centre deMarina. Au siège dugouvernementdeGê,aucunemployén’avaitjamaismislespiedsdanscettepièceauparquetélégant,auxmursoccupéspardelargescartesgéographiques,avecunebaignoireàhydromassageaucentredelapièceetunesolidetableenboissurlaquelleétaientposésplusieurspanneauxetdesliassesdepapier.L’hommequi contemplait lavilledeMarina sourit.Puis il avalaunepastille comme il le faisait

touslesmatins,àl’aube,pourcalmersatensionartériellegalopante.Saufqu’ilétaitquatreheuresetdemieetqu’ilfaisaitencorenuit.–Tum’écoutes?insistalafemmedanssondos.Lasituationestgrave.– Derrière les gratte-ciel étincelants et les bidonvilles des banlieues, continua le vieux, nous

pouvons toujours compter sur la vue réconfortante de l’océan.Mon ami le plus cher.Mon éternelprotecteur. Je t’ai déjà dit qu’après ma mort, je veux être incinéré, et que mes cendres soientrépanduesdanslamer,n’est-cepas,monenfant?–Aucasoùtunet’enseraispasaperçu,père,jenesuisplusuneenfant.–Bah.Sottises.Tuserastoujoursmapetitefille,Dana.Monmeilleursoldat.L’homme fit pivoter son fauteuil roulant. Sur son visage, les reflets d’une lampe posée sur le

bureaus’insinuaientdanslesreplisdesapeauetfaisaients’alternerdesraisdelumièreetd’ombre.La profonde cicatrice en diagonale sur son front s’enflamma un instant sous les rares cheveuxargentésquiluirestaient.–Père, insistaDanaavecunegrimace, iln’yapasde tempsàperdre.Jesuispasséeausiègede

Synaptique. Les deux patients ont disparu : ils ont été emmenés par des employés. D’après lesdernièresnouvelles,l’assautdonnéàl’endroitindiquéparlescoordonnéessatellitairesfourniesparnotreagentn’ariendonné.Ilsontforcémentdescomplices.Etnousavonsperduleurtrace.Ivan eut un sourire qui augmenta encore la nervosité de sa fille. Il s’avança vers elle avec son

fauteuilélectrique.–Jesuisà la têted’unempire.Personnenepeutallernullepart.Vas-tucesserde t’agiterainsi?

Celaneteressemblepas.Celanenousressemblepas.Danabaissalatête.Ivanseremitàcontemplerlepanoramadel’autrecôtédelavitreetconclut:–D’icidemain,cesrévoltésstupidesserontdelaviandefroide.–Tulessous-estimes,objectaDana,dontletonchaudetséducteurétaitgâtéparsonangoisse,pour

lapremièrefoisdepuisbienlongtemps.–Ettoi,tulessurestimes!(Lavoixrauquehabituelled’Ivans’étaittransforméeenrugissement.)Je

netefélicitepas!Voilàdonccellequiveutappliquermonbrillantprogrammeau-delàdeslimitesdel’empiredesonpère?Unefemmelettequitrembledansseschaussettesaumoindreobstacle?Danasemorditlepoingets’efforçadenepasréagir.Maislesparolesdesonpèreluifirentl’effet

decouteauxenfoncésdanssapoitrine.

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–Tun’esqu’unefemmelette!crial’homme.Ilfrappalafemmeauvisageavecunetabletteenroulée,jusqu’àlafairesaigner.–Excuse-moi…Jenesavaispas…–Notrefilledoitapprendreladiscipline.Siellenel’apprendpas,celaveutdirequetunel’éduques

pascorrectement.Laprochainefoisqu’elledisparaîtrapendanttouteunejournée,jetetiendraipourpersonnellementresponsable,etlescoupsquetuviensderecevoirteparaîtrontdescaressesàcôtédecequit’attend.Àcemoment-là,levisaged’unefillettedeneufansavecunefrangenoireapparutsurleseuildela

porte,faceàsonpère,assissurlecanapédusalon.Samère,agenouilléedevantlui,selevalentementetquittalapièce.–Oùétais-tu?l’interrogeadurementl’homme.–Je…jenesaispas.–Tutemoquesdemoi?Jet’aidemandéoùtuétais!Réponds,outupasserasunmoisentiersans

voirlalumièredusoleil!–Jetejurequejenesaispas.J’étaisassisesurlajetée,auport.Jemesuisendormie,j’imagine,

et…quandjemesuisréveillée,j’étaisdansunendroitcomplètementdifférent.Jetejure!–Jenecroispasunseulmotdecequetumeracontes.Oùdiableétais-tufourrée?–C’estvrai!Quandj’aiouvertlesyeux,lamerétaitencorelà,maislavilleavaitchangé.Lesgens

étaientdifférents, ilsparlaientuneautre langue…etcen’étaitpasunrêve.C’étaitunendroitbienréel.–Jediraiàtamèredet’emmenerchezlemédecin.Situmeracontesdesmensonges,ilvat’arriver

malheur,Dana.Etmaintenant,disparaisdemavue.

–Jetedemandepardon,père.Tuasraison.D’icidemain,nouslescapturerons,etcettefois,nousneseronspascléments.–Jeneseraipasclément.–Biensûr.–Ouplutôt,jenem’abaisseraipasànégocier,commeilyadix-huitans.Cegrouped’inconscients

estaubordd’unprécipice,etilsytomberonttoutseuls.–Ilyaaussiundenosagentsaveceux.Ilaétévuàcôtédugymnase,quand…–Jem’enfiche!C’estunpion.Qu’ilsletuent,siçaleurchante!Lamissionestsacrée,maisles

soldatspeuventêtresacrifiés.Cettedeviseinhumaineétaitsurlabouchedesonpèredepuisqu’ilavaitplacéThierryàlatêtedu

projetUtopia.Elleétaitbienimplantéedansl’espritdeDana,quiavaitapprisàlafairesienne.–C’estvrai,admit-ellesuruntonpleindedéférence.–Tuasautrechoseàmedire?Sinon,j’aimeraisprofiterenpaixdelavuedecenouveaujourqui

s’ouvresurmaterre…Danalevalesyeuxavecunnouvelorgueil.–Oui,ilyaautrechose.–Dépêche-toi.–Jevoulaisteteniraucourantdemesprogrès.J’aivisitéplusdecinquanteréalitésparallèles.En

fait,j’enaivudescentaines,maisjenesuisretournéequelàoùleprogrèstechnologiqueaatteintunniveausuffisantpourquejepuisseutiliserlesmassmedia.D’aprèsmonenquête,nosjeunesagentsexistentdans toutescesdimensions,mais leurconditionnementn’estque latent.Pour l’instant,c’estunearméeéparpilléeetinutilisable.–Quellestratégieas-tuemployéepourlestrouver?–Tonsymbolefonctionneparfaitement.

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–Explique-toi.Etsoisbrève,ajoutaIvanavecimpatience.D’unsimplebattementdecils,Danarepassaenrevuelessurprenantsscénariosdanslesquelselle

s’étaitdéplacéecesdernierstemps.ElleserevitentraindesepromenersousleshautesarcadesquientouraientlagrandeplaceAtmen,aucentredelavilledeBraik.Elleportaitunelonguejupenoireetunpullépais,lejouroùelleavaitréussiàmanipulerlesystèmedediffusionvidéodesgrandsécranspublicitaires,àl’heureoùlesoleilsecouchaitderrièrel’imposanteHorlogedeSey-Aht-Jamel.L’undecesénormesécranssedressaitaucentrede laplaceetauraitattiré l’attentiondupassant leplusdistrait.Dana s’était surprise à examiner son refletdans lavitrined’unmagasindevêtements.Sonvisageétait différent, ses traits seulement enpartie semblables à ceuxde sonalter egodeGê.Elledevait avoir hérité ce visage plus anguleux d’un père qui ne pouvait pas être Ivan.Mais elle avaitencore lesyeuxprofondset sombresdesamère, lescheveuxfinset lissesde la femmequi l’avaitmiseaumondedanstouteslesdimensionsparallèlesqu’elleavaitvisitées.Quandelleavaittournéledosàlavitrinedumagasin,elleavaitvusonpremiermessageremplirl’écrangigantesque.C’étaitlevisage stylisé, sans yeux.Endessous figurait une inscription, dans une langueque les habitants deBraiknepourraientpascomprendre:NOUSSOMMESUTOPIA.MAINTENANTETTOUJOURS.Tandis que son père l’observait, agacé par son silence, dans son bureau du soixante-cinquième

étage,ellefermaànouveaulesyeuxetlesrouvritàl’intérieurduprestigieuxthéâtreOnaïde,fiertéarchitecturaledelavilledeSlidea,assiseàcôtéd’unhommesurunsiègebleu.Leslumièresétaientencorealluméeset lascènevide,avant ledébutduspectacle.Lequotidiendu jourétaitposésur lesiège à côté d’elle. Elle le prit, feuilleta quelques pages et eut la confirmation du résultat de sonopération. Un cadre publicitaire en bas à droite de la page 21 présentait le visage sans yeux,surmontantleslogan.Leresteduquotidienétaitécritdansunelanguequimélangeaitdescaractèresquiluiétaientfamiliersetdesidéogrammescomplexes.L’une après l’autre, sans qu’elle réussisse à les contrôler, d’autres visions s’imposèrent : des

fragmentsdesouvenirs,desimagesimpossiblesàtraduireenmotsàsonpère.Ellesevitfaceàunadolescentaucrâneraséetauxbrastatoués.Elleserappelaitsonnom,Dybren,

et sa dévotion totale à la cause.C’était lui qui était venu la voir, parceque ce symbole aperçuparhasardavaitdonnéunsensauxcauchemarsquiletourmentaientdepuissonenfance.Descauchemarsdanslesquelsétaittoujoursrépétélemêmeslogan,dansunelangueàluiinconnue:«NoussommesUtopia.Maintenantettoujours.»Elleseretrouvaentraindeparleravecungroupedejeunesgens,lespremiersaugmentéschezqui

sonopérationmassived’utilisationdesmassmediaavaitréveillélanaturelatente.Elleserevitdanslapénombre d’un sous-sol, en train de donner ses premiers ordres, d’expliquer des stratégies etd’assigner des rôles à de jeunes complices insoupçonnables qui, à partir de ce moment-là,formeraientsonéquiped’agentssecretspersonnelle.–Tumefaisperdremontemps,luireprochaIvan,latirantdecetourbillondesouvenirs.– Je te demandepardon, père.Ton excellent travail dans la formationde ces agents s’est révélé

précieux. Le slogan et le symbole sont des moyens extraordinairement efficaces pour entrer encontactavecleurinconscient.Ivancoupacourt:–Enfin,turessemblesbienàmafille.Nousverronssituesàlahauteur.Danas’approchad’unepetitetableenbois,ypritdeuxverresàpiedetyversadelaliqueur.–EtsinoustrinquionsauBien-Être,avantdenousquitter?Ivanébauchaunsourireetactionnalefauteuilroulantpours’approcherdelatablebasse.Danalui

tenditunverre,etfittinterlesiencontreceluidesonpère.–Ànotredominationsurcetteterre!lança-t-ilavantd’avalerlaboissond’untrait.–Non, le corrigea-t-elle, un sourire énigmatique sur les lèvres.Àma domination sur toutes les

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terres.Cefutladernièreimagequ’Ivanréussitàdistinguernettement.Ensuite,ilyeutdescouleursconfuses,desmursetdesmeublesquisemblaientbouger,desmotset

dessonsmélangés,dominésparunrirequirésonnaitdanslebureaudusoixante-cinquièmeétageduplushautgratte-cieldeMarinaetsemultipliaitàl’infinientrelesparoisdesoncrâne.–Tu…lâchalevieuxdansunrâle.–Jen’aipasletempsdet’écouter.Jedoisréunirl’équipe.Ivantombaparterre,lajouedroiteécraséesurleparquet,etobservasafilleavecdesyeuxremplis

deterreur,injectésdesang.«Meshommes»,pensa-t-il,etDanaperçutsapensée.–Cenesontplusteshommesdepuisunbonboutdetemps.(Elleluiadressaunsourirecynique.)

Regarde-toi.Tunevauxplusrien.Il demeura les yeux écarquillés durant quelques secondes d’angoisse supplémentaires, pendant

qu’unnœudseserraitdanssagorgeetluicoupaitlarespiration,décrétantlafindelacourse.Danas’agenouillaprèsdeluietluichuchotaàl’oreille:–Tun’asjamaisvraimentcruenmoi.C’étaitlaseulechosequejedésirais.

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–Tuperdstropdesang,ilfautqu’ontesoigne,ditAimar.LecamionconduitparQuintofonçaità traversMarinadans lesilencede lanuit.Quelquesrares

gouttesdepluie éclaboussaient lepare-brise.Les ruesétaientdésertes,mais elles se repeupleraientsouspeu:unhaloclairselevaitauloin,derrièrelescollines.C’étaitlalumièred’unjournouveau,prêteàéclairerchacundeleursmouvements.–Jetteuncoupd’œillà-dedans,réponditMarkendésignantunsac.Aimartâtonnadanslenoir,trouvalesac,fouillaparmilesarmesetenressortitunecartouchière.Il

ôta lesballesqu’il jetadans le sac,puis serra laceintureénergiquement sous legenoudeMark,àquelquescentimètresdelablessure.– Je vais t’aider à te déshabiller, proposa-t-il àMark qui essayait d’ôter sa veste avec son bras

gauche.–Ilfaittropnoir,ici.Alex,prendslatablettedansmapocheintérieureetallume-la,s’ilteplaît.Alex obéit, et inclina l’écran de manière à éclairer l’épaule droite de Mark, déchirée et

ensanglantée.On aurait dit qu’une griffe avait arraché un épais ruban de peau, ouvrant un cratèreviolacé qui laissait entrevoir des veines et des faisceaux de nerfs jusqu’à quelque chose deblanchâtre:l’os.–Putain,çafaitmal!criaMarkenfrappantplusieursfoiscontrelaparoiducamionavecsonbras

indemne.–Tuaseudelachance,fitremarquerAimar.Laballen’estpasrestéeà l’intérieur.Elle t’a juste

effleuré.–Ellem’abieneffleuré!– D’accord, mais nous n’avons pas besoin de l’ôter. Tu en as toujours une dans la jambe, par

contre.Ilmefaudraitdel’alcool,unelame,desbandesdegaze…–Ilfautqu’ons’arrête,enconclutJenny.–Pasquestion.Ilsdoiventêtreànostrousses!objectaMark.Maisilsemordaitlepoinggauche.LavoixrauqueetgravedeIans’éleva:–NousavonsdéjàperduAnnaenroute.Nousnepouvonspasteperdre,toiaussi.Peu après, Quinto gara le camion, à moitié sur le trottoir, devant une station-service. Thierry

descenditdesonsiègeetallaouvrirlaportearrière.–Cevéhiculen’estplussûr.–Vousêtesfichusquoiquevousfassiez,commentaGérard,étenduàcôtédeSara.Aimarsetournaversluietluienvoyasonpoingdanslafigure.PuisilsoulevaMarkdanssesbras.–Allez,sortonsdelà.–Fou…tus…répétaGérard,encrachantdusang.–Tuvastetaire?rugitAimar.Puisildemandaauxautres,maisàvoixplusbasse:–Ilyaundistributeurdemédicaments,danscequartier?Ilfautqu’onfassequelquechose,sinonil

nepasserapaslajournée.

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–Onpeut jeterunœilsur la tablettedeMark,suggéraThierry.Maisd’abord,descendeztous,etsuivez-moi.Quandilsatteignirentlastation-service,Thierrypassadevantetmarchajusqu’àunespaceprotégé

parunerangéedebuissons,d’oùonnevoyaitpaslarouteprincipale.Devanteuxs’étendaitunebandedeterreoùpoussaientquelquesmauvaisesherbes.L’immeubleleplusprocheétaitàtroisouquatrecentsmètres.Auloin,lalumièredel’aubes’intensifiait;l’horizonétaitcouvertparunlégervoiledebrouillard,etl’airs’étaitfaitlourd.Lecrachinquiétaittombésurlavillequelquesminutesplustôts’étaitarrêtétoutdesuite,sansdébouchersurunvéritableorage.– Il y a undistributeur à unkilomètre d’ici, annonçaThierry après avoir consulté la tablette de

Mark.–J’yvais,réponditaussitôtAimarenexaminantleplaninteractif.–Pastoutseul,intervintQuintoenlerejoignant.LejeunehommesepenchaensuiteversThierryetchuchota:–SituasuneautredosedeNeurex,utilise-la:jenevoudraispasqueGérardfasselemalinpendant

notreabsence.–D’accord,allez-y.Maisdépêchez-vous.Il fautquenous trouvionsunrefugeavantquelesgens

sortentpourallertravailler.–Etsinousnousmêlionsàlafoule?proposaJenny.Enpleinjour,nouspourrions…–Ceseraitterriblementrisqué,l’interrompitThierry.Nosvisagesontdéjàfaitletourdetousles

écransducontinent.Etdansuntroupareil,nousavonsplusdechancesd’êtredénoncésparuncitoyenquelconquequetrouvésparlapolice.Auleverdusoleil,nousdevonsêtreloind’ici.Nousn’avonspasplusd’uneheureavantquelesruesnecommencentàseremplir.Quinto et Aimar s’éloignèrent à grands pas. Tandis que Thierry et les autres discutaient de la

marcheàsuivre,AlexetJennyfirentquelquespas le longdesarbustes,sanss’éloignerdugroupe.Toutétaittranquilleautourd’eux:lecalmequiprécèdelatempête.–Cegarçon…ditAlex,lesyeuxbaissés.Cen’estqu’unevictime.–Qui,Gérard?–Oui.Jemedemandecequ’ilsaitdesaproprevie.–Toutecettehistoireestfolle.Jennysecoualatêteetdonnauncoupdepiedàunmorceaudeverre,puiss’arrêta,lesyeuxbaissés.

Duboutdesachaussure,elleséparaquelquestessonsentassésaumilieudesbroussailles.–Notrevien’estpastrèsdifférentedecettebouteille…éclatéeenmillemorceaux.Alexlapritparlamainetluiadressaunsourireunpeuamer:–Tupréféreraisunevienormale?–Alex, quand je te regarde, je vois un homme de trente-six ans avec les yeux et le cœur d’un

adolescent.Unadolescentquej’aicomprisquej’aimais.Quies-tu?Quiestceluiquejeprenaispourmonfrère?Iljetauncoupd’œilaupetitgroupe,etvitThierryàgenoux,entraind’injecteruneautredosede

NeurexàGérard.–Jesuis toujourslemême,Jenny,affirma-t-ilenlaprenantpar lesépaulesetenlaregardanten

face.Oùquenousallions,quelquesoitletessondebouteillequetuobserveras,ceseralemiroirdenosâmesentremêlées.Jecroisqu’ilenestainsidepuistoujours.Jennycroisasonregardsincère.Elles’approchaetposalatêtesursapoitrine,puischuchota:–Sicelarevenaitàteperdrepourtoujours,ànepluspercevoirlamoindredetespensées…non,je

nevoudraispasmenerunevienormale.AlexplongeasonvisagedanslacheveluredeJenny.Ellerelevalatêteetlefixaintensémentavant

de fermer les yeux et de poser délicatement ses lèvres sur les siennes. Aussi tortueux que fût le

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chemin,aussirisquéquefûtlemoindrepas,leurlienétaitlapreuvequ’ilssetrouvaientsurlabonneroute,surleurVoie.Mêmesicelalesconduisaitàlamort.Ilséchangèrentunbaiser,etiln’yeutplusriend’autrequeleursentimentéternel.Ilsdemeurèrent

serrésl’uncontrel’autrejusqu’àcequelavoixdeIanbriselesilence:–Jesavaisquenousnousreverrions.J’aiattendudix-huitansdanslenoirpourvousretrouver.–Commentas-tu réussià survivre?demandaAlexense tournantvers lui, sesdoigtsentrelacés

avecceuxdeJenny.–Parcequej’espéraisretrouvermesamis,réponditIanensouriant.Parcequej’ycroyais.

Quelquesminutes plus tard,Quinto etAimar revinrent du distributeur, et le contrebandier se fitaiderparThierrypourextrairelaballedelajambedeMark.Cedernierenfonçaunmorceaudetissudans sa bouche pour que ses cris de douleur n’attirent pas l’attention pendant qu’on extirpait leprojectileenfoncédanssachair.Ensuite,Thierrydésinfectarapidementlablessureetlabandaavecuntripletourdegaze.Puisilfitunepiqûreanti-inflammatoireàMark.Leteintnormalementolivâtredecedernierétaitdésormaisunmasquecireuxetmoitedesueur.– Il ferabientôt jour,annonçaThierry tandisqu’Alex, Jennyet Ian rejoignaient legroupesur la

bandedeterrederrièrelastation-service.Certaines fenêtres des immeubles s’étaient allumées, comme des yeux curieux espionnant leurs

prochainesactions.–Qu’est-cequ’onfait?demandaQuinto.–C’estlemomentd’avertirtousnoscontacts.Thierry se saisitde la tablettedeMark,qui reprenaitpeuàpeuquelquescouleurs,mais celui-ci

l’arrêta,toutendénouantsaqueue-de-chevalpourlaissersescheveuxnoirsetlissesenliberté.–Déjàfait.–Dequoiparlez-vous?demandaSara.– Si tout se passe comme prévu, expliqua Quinto, dont les yeux brillaient d’impatience, nos

dirigeantsvontenvoirdetouteslescouleurs.–Ce qui couvait dans l’ombre de l’hypocrisie de ce pays va enfin éclater au grand jour, ajouta

Mark.Justeàcemoment-là,latabletteinteractiveémitunsignal.Thierrytapotaquelquechoseethochala

tête,satisfait.–Debonnesnouvelles?s’enquitAlex.L’hommetournal’écranetlemontrafièrementauxautres.–Lespectacleadéjàcommencé.Le groupe découvrit alors la photo de l’un des gratte-ciel du centre de Marina. Le haut de la

structureélancéereflétaitlespremièreslumièresdel’aurore,grâceauxlargesfenêtresdesbureauxadministratifs.Lapartiebasse,elle,étaitenflammes.–Quiafaitça?demandaJenny.–Unebandededissidentsaveclesquelsnoussommesencontactdepuisunboutdetemps,dirigée

par un certain Sant. Cet homme a passé dix ans en prison après une condamnation injuste. Unehistoire de fraude… à l’époque, il travaillait pour une compagnie d’assurances. Bien entendu, iln’avaitrienfait,maisonavaitbesoind’unboucémissaire.–C’estluiquis’estretrouvéenprison,continuaThierry,alorsquelesvraisresponsabless’ensont

tiréssansencombre.Desgensàlasolded’Ivan.Latourquevousvenezdevoirsurcettephotoestlesiègedelacompagnied’assurancesoùtravaillaitSant.Àcetteheure-ci,lesbureauxsontfermés,etiln’yapersonne.Jennyfronçalessourcils.

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–Maisildoittoutdemêmeyavoirdumondeàl’intérieur…Desagentsdesécurité,desfemmesdeménage…–C’estprobable.(Aimarregardal’unaprèsl’autretoussesamis.)Ilfautvoirleschosesenface:

dusangvacouler,aujourd’hui.Etpasseulementceluidegensquil’ontmérité.–Quefonttescollègues?luidemandaThierry.–Ilssontprêts.Àmonsignal,ilsferontcoulerleMayer.Ilssesauverontsurdeschaloupesvenues

de l’île de Limen. Selon toute probabilité, c’est là qu’ils iront après l’attentat, pour fêter leuropération.Etsiquelqu’untentedelessuivrejusqu’àl’île,ilserabienaccueilli…Cetendroitestendehorsdetoutejuridiction,etiln’estpashabitépardespersonnestrèspacifiques.« En effet », pensa Ian, tandis que dans samémoire défilaient des images de l’exil qu’il s’était

imposé,de l’herboristeriequ’il avaitmontée,dupetit bunkerglacial qu’il avait construit plusieursmètressousterreafind’yconserverlacabinecontenantlecorpsd’Alex.–Lemondeestsurlepointd’assisteràlafindel’èreduBien-Être,annonçaThierryavecorgueil,

presqueavecexaltation.Aprèsl’explosiondecegratte-cieletlenaufrageduMayer,nouscirculeronsplusfacilement.–Nousseronstoujoursrecherchés,objectaAlex.–D’icicesoir,tantdepersonnesserontrecherchéesquelesforcesdel’ordrenesaurontplusoù

donnerdelatête.Unautresignalattiral’attentiondeMark,quiregardasatablette.–Voilàquidevraitvousplaire…EtilmontraàAlexetJennylapremièrepageduquotidiendeGê,unorganedepressedirigépar

lessous-fifresd’Ivanettotalementasserviaugouvernement.–Occupation du siège de Synaptique, lut Jenny à voix haute.Un groupe de révolutionnaires est

actuellement barricadé à l’intérieur de la structure de recherche médicale la plus avancée de lamétropole.Lapoliceencerclelebâtiment;nousattendonsdesrenseignementsultérieurs.–Ilsn’étouffentpluscegenredenouvelles?s’étonnaQuinto.Oubienl’équipederédactiona-t-

elleétéinfiltrée?–Vousnevousrendezpascomptedecequevousfaites…commentaGérardenrampantparterre.Aimarluidonnauncoupdepiedauvisage,puisilécrasalatêteduprisonniersoussasemelle.–Unefoispourtoutes,tais-toi!Compris?Thierryattrapalegéantparlebras.–Ducalme…nousavonsbesoindelui.Gérardcrachauncaillotdesangparterre,puisilessayadeseredresser,envain.Aimarl’observait

avechaine,maislegarçon,toutentoussant,ledéfiaitduregard.Ianéprouvadelacompassionpourcemalheureuxquiavaitplusoumoins lemêmeâgequesonalteregodeSam-en.Pourtant,quelledifférenceentreleursparcours,entrelesensdeleursdeuxvies!Aimarseretournaverslesautresetnevitpascequel’augmentés’apprêtaitàfaire.CefutJenny

quipoussauncripourattirerl’attentiondesescompagnons.Maisc’étaittroptard.Gérardtenaitunmorceaudeverreàlamain,latêtetoujoursécraséecontrelesol,etuntorrentrougevifcoulaitdesoncou.Lederniermessagequ’ilvoulutadresseraumondeavantdefermerdéfinitivementlesyeuxfut un ricanement ; une grimace de défi, qui se tordit lentement jusqu’à se transformer en uneexpressionde terreurglaçante.Alexcroisa le regarddugarçonen traindemourir, etpendantunefractiondeseconde,ilperçutuneinterrogationintime,aussiprofondequelesblessureslaisséesdansl’espritdujeunehommeparsonendoctrinement:Pourquoi?–Merde!criaMark.Sara se cacha les yeux, et Ian baissa la tête face à cet épilogue tragique.Ce fut à cemoment-là

qu’Alexcomprit.

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–Del’autrecôté,ilspeuventchoisir.Thierryseretournaverslui.–Quedis-tu?Alex ferma les yeux. Il avait tout entendu, au début de cette terrible nuit, quand Thierry avait

racontéàAnnal’histoiredesaugmentés.L’effetdévastateurdecequenousavonseffectuésurleurespritestengermedanschacunedeleurs

versionsalternatives.Commequandonest leporteursaind’unemaladie. Ilsuffiraitquequelqu’undébloquecertainsmécanismesdéterminésdeleurpsyché,etl’arméeseraitprêteàêtreutiliséedansn’importequelledimensionparallèle.Danal’acompris,etellecomptes’enservir.–Danslesautresmondes,ilspeuventrenonceràleurdestin.Ici,celaleurestimpossible.–C’estvrai…chuchotaJenny,lesyeuxfixéssurleruisseaudesangquicoulaitducoudeGérard.Markhochalentementlatête.–S’ilexistaitunmoyen…Thierry s’agenouilla devant le cadavre, passa sa paume sur le visage de Gérard et lui ferma

délicatementlespaupières.Puisilseretournaverslegroupe.–Ces adolescents sont une sorte de conscience collective conditionnée.Aucun de nous n’est en

mesuredeleschanger.

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Duhautdesonsoixante-cinquièmeétage,DanavoyaittoutelavilledeMarinas’étendreàsespieds,soumiseàsonuniquevolonté.Plusdehiérarchie,plusdechefàqui rendredescomptes.Danssondélired’omnipotence sans limites, ellevenait de sedébarrasserd’unvieil hommedequatre-vingt-douzeansquiauraitpeut-êtresuccombésouspeu,demortnaturelle.Unhommequinel’avaitjamaiscomprise.Lecadavretombaduhautdugratte-cielleplusélevédeMarinaets’écrasaparterre,maislesseuls

quieurentleloisird’appréciercespectaclemacabrefurentquatreagentsdesécuritédugratte-cieletdeuxfemmesdeménagequinettoyaientlesvitresd’unhôteljusteenfacedusiègedugouvernement.Aucuneautopsienerévéleraitjamaislacauseréelledelamortd’Ivan,vuquelamorgueétaitdirigéeparungroupedepersonnesquiobéissaientdésormaisàsafille.Pendantquelevieillardfonçaitverslebitume,Danasortitde lasuitequideviendraitbientôtsonproprebureauetdescenditunedizained’étages à pied. Les horloges numériques accrochées aumur au-dessus des élévateurs indiquaientcinqheuresdumatin.Enfin,ellearrivadevantuneporte,passal’indexsuruneplaquerondeetentra.Elle se trouvait dans une salle d’archives où était renfermée la mémoire de papier de tous lesdocuments administratifs, législatifs et politiques deGê. Les subordonnés d’Ivan, aux commandesd’un gouvernement de sans-visages qui s’adressait à la population exclusivement via desproclamationsécritesoudesdiscoursdébitéspardesvoixautomatiques,nemettaientjamaislespiedsdanscettepièce:toutcequecelle-cicontenaitétaitfacilementaccessibleparvoieélectronique.Danas’enfermaàl’intérieuret,sansallumer,circulaentrelesétagèresjusqu’àunefenêtre.Ébahie,

ellevitalorsàquelquescentainesdemètresdedistanceungratte-cieldontlabaseétaitenflammes.Lescrisd’horreurpoussésparlespassantsparvenaientjusqu’àelle.Ellesortitdelapocheintérieuredesavesteunpetitécouteuretl’enfonçadanssonoreille.Puiselle

détacha de sa ceinture une tablette enroulée sur elle-même comme un petit bâton et l’activa. Enquelquessecondes,ellesélectionnalenomd’uncontactdansundossierintituléPRIVÉetattendit.–KoryX856àvotreservice,madame.Lavoixmétalliquede l’homme résonnadésagréablementdans l’oreilledeDana : ellegrésillait,

commebrouilléepardesinterférences.–J’aimeraiscomprendrepourquelleraisonunimmeubleducentreestentraindebrûlersousmes

yeux.L’hommelaissapasserquelquesinstantsdesilence.Danaattendit.–Nousl’ignorons,madame.Noussommesnous-mêmesentraind’essayerde…–J’exigeunrapportimmédiat,sansquoijevousdéchargeraidevosresponsabilités,voscollègues

etvous.–Veuillezmepardonner;nousfaisonstoutnotrepossiblepourcomprendrecequis’estpassé.Àcemoment-là,latablettedeDanaaffichaautomatiquementlapremièrepageduquotidien,avec

unephotoillustrantledéploiementdesforcesdepolicedevantl’entréedeSynaptique.–Làaussi?murmuraDana.–Pardon?

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– J’ai sous les yeux la nouvelle qu’un groupe de révolutionnaires vient d’occuper le siège deSynaptique.Vousétiezaucourant?L’hommehésita,puisilbalbutia:–Nous…noussommesaucourant.–C’est toutcequevousavezàdire?s’énervaDanaenfrappantlafenêtreduplatdelamain.Je

vais vous faire déporter dans les mines de Sirius, bande d’incapables ! Comment puis-je faireconfiance à des hommes qui tardent àme donner des informations et qui ne répondent pas àmesquestions?–Enfait,jepeuxvousrépondre,machère,ditlavoixmétallique.Danahaussalessourcils.–Quivousadonnél’autorisationdevousadresseràmoidecettemanière?L’hommelâchaunrire,puisavoua:–Lapersonneàlaquellevousvouliezparlerestentrainderoulersurletapis,sousmesyeux,en

cetinstantmême.Quantàl’autorisationdem’adresseràvousainsi,ehbien…jel’aiprisetoutseul.LecorpsdeDanaseraidit,etellesentitunélancementdanslapoitrine.Ellefermabrièvementles

yeux,ensouhaitantseréveillerdececauchemar.Del’autrecôtédelavitre,àquelquescentainesdemètresdedistance,unefemmesejetaitd’unefenêtredugratte-ciel,désormaisentièrementenveloppéparlesflammes.Lesoleilavaitémergéderrièrelescollines.–Qu’avez-vousdit?–Préparez-vousàassisteràvotrefinetàcelledevotreprogramme.Etn’hésitezpasàtransmettre

messalutationsàvotrevieux,aufait.–Maisquiêtes-vousdonc?crialafemme,poingsserrés.–Celan’aaucune importance,mais jem’appellePaul.Mamèreaété tuéesousmesyeux, ilya

longtemps,parcequesonnomfiguraitsuruneliste.Demandezàvotrepère,ilsaitdequijeparle…Danarepensaà l’expressionsatisfaited’Ivan,quand il luiavait raconté,biendesannéesplus tôt,

comment il s’étaitdébarrasséde tousses rivauxpotentiels :desgensnéspendant lacivilisationduDeuxièmeMillénairecommelui,etquipossédaientunesprithorsducommun.Sonascensionrapideaupouvoirétaitpavéedesang.–Vousêtesunhommemort.–Vousvoustrompez.Jenemesuisjamaissentiaussivivant.Etilmitfinàlacommunication.Danas’appuyaàlavitreavecunbras,puisposasonfrontsursonpoignet.Elleétaithypnotiséepar

les flammes qui engloutissaient le bâtiment. Par un jeu de reflets, les lueurs rouges et orangesemblaient s’étendreà toute laville et annoncerunedébâcle imminente.Danaétait torturéepar lesparoles de cet homme, qu’elle se répétait en boucle comme une ritournelle insupportable. Elle serenditcomptequ’ellevenaitd’empoisonnerlaseulepersonneàquielleauraitpudemanderconseildans une situation aussi critique. Repensant à Thierry, elle prit conscience que quiconque étaitsusceptible de la trahir. Pouvait-elle encore se fier à quelqu’un ?En théorie, toutes les institutionsétaientdirigéespardespersonnesàlasoldedesonpère,quiobéissaientaussiàsespropresordresdepuis des années et profitaient du système. La police était à sa botte. Surtout, il y avait l’arméed’augmentés,peut-êtrel’équiped’agentssecretslaplusfidèledontelledisposait.Cefutàeuxqu’elledécidades’adresser.Iln’yavaitpasuninstantàperdre.Enquelquesminutes,Danaarrivaaurez-de-chaussée,traversalelargehallsansregarderpersonne

en face et disparut derrière les portes coulissantes. Personne n’osa arrêter la marche rapide etdéterminéedecettefemmeentailleurgrisfoncé,auregardpleind’assurance,quiquittalegratte-cieletmontadanssontout-terrainnoir.

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Lesoleils’élevaitdansleciel,etunechaleurlourdequirendaitlarespirationdifficilerecouvraitpeuàpeulaville.Onentendaitdanslesrueslespremiersbruitsdelajournée.Markdétourna le regardducadavredeGérard,dont la têtebaignait dansune flaquede sang, et

lança:–Jesaisoùnouspouvonsnouscacher.–Où?demandaThierry.–Dansquelquesminutes,lalignesuburbainevaouvrir.Lespremièresramessonttoujourspresque

vides.D’iciunedemi-heureouuneheure,ellesserontrempliesdetravailleurs.–Tuveuxdescendredanslemétro?–Jeconnaisbienleplandestunnelssouterrains.LastationSparteestproched’ici.Venez.Ians’approchadeMark,quirefaisaitsaqueue-de-chevalavecunbraceletprisàsonpoignet.–Commentvas-tu?Tutesenscapabledecontinuer?L’ex-programmateurdeLaxluiadressaunsourirefranc.–Oui.Jedoisyarriver.Suivipartouslesautres,Markcontournalastation-serviceetretournasurlaroute.Lecamionétait

toujourslàoùilsl’avaientgaré.«Lesforcesdel’ordredeGêdoiventêtreoccupéesailleurs»,pensaAimarenrepensantàl’incendiedugratte-ciel.Ils traversèrent l’avenue, longèrent une rue transversale sur deux cents mètres, et tournèrent à

gauche.UnpanneauavecunSenhautd’unpoteaurouilléindiquaitunestationdelalignesuburbaine,ceréseaudetrainssouterrainsquicirculaientdanstoutelavillejusqu’àlabanlieue.–Sinouscroisonsquelqu’un,baissezlesyeux,recommandaThierrytandisqueMarklesguidait

versl’escalierquidescendaitverslesportillons.Quandilsfurentdevantlepassagepayant,Quintopassaentêtedugroupeetfrottalaprothèseavec

lefauxprofilnumériquesuruneplaque.Lorsquelabarreseleva,ilseplantaau-dessouspourlaisserpassertouslesautres.Puisilavançaàsontour,etl’obstacleserabaissadanssondos.Uneenseignelumineuse indiquait deux directions possibles : à droite, un escalier descendait vers le quai oùs’arrêtaientlestrainspourMARINAEST.Àgauche,desampoulesLEDrougescomposaientlemotFORUM.–Dequelcôté?–Aucuneimportance,puisquenousvoulonsnousenfoncerdansletunnel.Passonsparici.Markempruntal’escalierdegauche.Quandlegroupearrivaenbas,Sarachuchota:–Là-bas.Deuxhommessetenaientauboutduquai.L’écranau-dessusdeleurtêteannonçaituneattentedesix

minutesavantl’arrivéeduprochaintrain.–Ilvautmieuxnouséparpillerlelongduquai,afindenepasnousfaireremarquer,suggéraIan.Marksetournaverslerestedugroupe.–Nousdevonsattendrequeletrainpasse,pournepasrisquerdenousfaireécraser.Donc,eneffet,

ilvautmieuxnousséparer.Surtout, sid’autresgensarrivent,ne les regardezpas.Dèsque la rameserapassée, laissez les éventuels passagers endescendre et se diriger vers les sorties avant demerejoindresousl’horloge.Lesautresacquiescèrentetsedivisèrententroispetitsgroupes.Lesdeuxhommesàl’autreboutdu

quai leur tournaient ledos : ilschoisissaientdesboissonsdansundistributeurautomatique.AlexetJenny restèrent à l’avant avec Ian, qui s’assit sous unepublicité gigantesquevantant lesmérites del’eauFrey.AimaretQuinto,munisdes sacs contenant cequi restait de leur armement,marchèrentjusqu’au bout du quai. Sara, Thierry et Mark s’arrêtèrent au centre, à moitié dissimulés dans uncouloirquiconduisaitversunescalier.Quandlesdeuxhommesseretournèrentavecdescannettesà lamain, ilsnevirentqueQuintoet

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Aimarquidiscutaientàvoixbasse.Ilss’installèrentsurunbancpoursiroterleurboisson.Peuaprès,ungroupecomposédedeuxfemmesetunhommeobèsearrivadel’extérieuretfitquelquespassurlequai.Ilmanquaitencoretroisminutesavantl’arrivéedutrain.LestroisnouveauxvenuspassèrentdevantlebancsurlequelétaitassisIan,entouréd’AlexetdeJennyquileurtournaitledos.Puisilscontinuèrentverslecentreduquai,làoùs’ouvraitlecouloirinterne.C’estalorsquel’unedesdeuxfemmes croisa brièvement le regard de Thierry. Elle se détourna aussitôt, mais elle avait l’airinterloquée.Elleéchangeaquelquesmotsaveclesdeuxautres,etl’hommesortitaussitôtunetabletteinteractivedelapochedesonpantalon.–Ellet’areconnu?murmuraSara.–Jenesaispas.Jel’airegardéeàpeineunefractiondeseconde…–Merde,juraMark.–Nousnepouvonspasprendrederisque.(Thierryrespiraàfondpourtenterdegardersoncalme.)

S’ilsvérifientsurlatabletteetqu’ilsnousdénoncent,noussommesfichus.Markfouilladanslapochedesavesteetappuyasurunbouton.Aussitôt, lesoreillettesqu’aucun

d’entreeuxn’avaitôtéesseréactivèrent.–Écoutez tous : le trioaucentreduquaipourraitavoir repéréThierry. Ilsdiscutententreeuxet

tiennentunetabletteàlamain.Nousdevonslesempêcherd’envoyerunsignalement.Uninstantdesilences’écoula,rompuparlavoixdeQuinto:–Ians’encharge.Eneffet,levieilhommemarchaitàpaslentsjusqu’aucentreduquai,suividuregardparAlexet

Jenny qui avaient entendu la communication et lui avaient tout répété. Thierry détourna le regard,maisMark et Sara surveillèrent du coin de l’œil les trois inconnus quimanipulaient la tablette.Àl’autreboutduquai,AimaretQuintoposèrentleurssacsparterre,prêtsàintervenirparlaforcesinécessaire.–Sophistiqués,cesnouveauxmodèles,pasvrai?lançaIanquandilatteignitlegroupe.Lesdeuxfemmesfirentsemblantdenepasl’avoirentendu,commelevoulaitlecodesocialdeGê.

L’hommefitunpasenarrièreetgardalesilence,maisilscrutaIandelatêteauxpieds.–Nepasrépondreàunvieilhomme,quellemauvaiseéducation…soupiracelui-ci.Et ilplantasesyeuxdansceuxdel’hommeenfacedelui,unefractiondesecondeàpeine.Mais

pendant ce bref laps de temps, il vit défiler soixante années de solitude.Une table avec une seuleassiette.Unmiroirsalequirenvoyaitl’imaged’unphysiquedélabré.Unlitd’unepersonne,aucentred’unechambrenue.Undecespanneauxquioffraient toutessortesdeservicesauxcitoyens,ouvertsurunepageàcaractèresexuel.Puisilvitlesyeuxsévèresd’unevieilledame.L’hommefaceàIanregardaautourdelui,confus.Lesfemmescontinuaientàleurtournerledos.–Croyez-moi,chuchotaIan,dontlesyeuxressemblaientàprésentàceuxdelamèredel’homme,

elledésapprouverait.Toutcommeelledésapprouvequevousn’ayezjamaistrouvéuneépouseetquevouspayiezdesprostituées.SaraetMarkobservaientlascènesansentendreledialogue.Quelquessecondesplustard,ilsvirent

Ians’éloignerdutrioetvenirverseux.EnpassantprèsdeSara,Ianluitenditlamainetluiremitlatabletteinteractivedel’inconnuavecunsourire.–Donne-laàThierry.Dis-luiquetoutvabien.Àcemoment-là,leslumièresdutrainapparurentaufonddutunnel.Personneneditmot.Lesdeux

hommesassisprèsdudistributeurselevèrentavecleurboisson.QuintoetAimarremirentleurssacssurl’épaule.Thierryenroulal’appareilaprèsavoirvérifiéqu’aucunmessagen’avaitétéenvoyé,etpoussaun

soupir de soulagement. Puis il attendit l’arrivée du convoi, qui s’arrêta et repartit après une brèvehalte.Derarespersonnesendescendirentetsedirigèrenttoutdesuiteverslasortiesanscroiserleurs

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regards.Uneminuteplustard,lequaiétaitredevenudésert.

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Danaouvritlaportedel’appartementdusous-sold’uncoupdepied.Onyaccédaitendescendantunescalieràlabased’unimmeubledetroisétages,danscettezonegriseetanonymeentrelecentreetlabanlieue.Àl’intérieur,lesstoresétaienttirés,l’airvicié.Unmélangedefumée,detranspirationetdenourritureavariée.–Lève-toi,ordonna-t-elleenappuyantsuruninterrupteurpouréclairerlachambre.Sur un grand lit étaient entrelacés les corps d’un garçon et d’une fille, nus, les draps emmêlés

autourdeleursjambes.Lafilleseredressa,lescheveuxébouriffésretombantsursespaupièresmi-closes.Plusieursbouteillesenverregisaientautourdu lit,etdesvêtementsétaientéparpilléssur lesol.–Jet’attendsdehors,annonçaDanaaugarçon.Toi,fichelecamp,ajouta-t-elleàl’attentiondela

fille.–Mais vous êtes qui ? bredouilla celle-ci pendant que le garçon émergeait péniblement de son

sommeil.Vousnepouvezpasentrerici,c’estunepropriétéprivée!Nouspourrionsvousdénoncer!Danalevalesyeuxauciel,agacée,puiselleglissalamaindroitedanssaveste,ensortitunStormo

calibre9munid’unsilencieuxetabattitlafillededeuxballesenpleinepoitrine.–Qu’est-cequisepasse?crialegarçonenserelevantd’unbond,lesyeuxexorbités.–Lève-toiethabille-toi,Stan.Immédiatement.Dana se retourna et sortit de l’appartement, puis attendit, adossée au mur extérieur, tout en

contrôlantlesnouvellessursatablette.Legarçonenfilaunechemise,unslipetunpantalonentoilegriseavantdesortir,piedsnus.–Pourquoiavez-vousfaitça?demanda-t-ilenboutonnantsachemisesursontorseglabre.Son visage à la mâchoire carrée était marqué par des cicatrices aux pommettes. Ses cheveux

châtains,ondulés,luiarrivaientjusqu’aucou.Sesyeuxenamandeetsonnezaplatisuggéraientquel’undesesancêtresavaitquittéOrientpourimmigreràGê,peut-êtreunecentained’annéesplustôt,quandlescontinentsn’étaientpasencoreenguerrefroide.Stan,lui,étaitnéetavaitgrandiàMarina,oùilavaitsubileconditionnementmentaldeThierryjusqu’àsesdouzeans.Ensuite,ilétaitdevenuune ombre. Au cours des années précédentes, Stan avait voyagé plusieurs fois à Orient, il avaitparticipéàdesopérationsdesabotage,ourdidesattentatscontredeshommespolitiquesducontinentennemi, espionné,manipulé les gens. Comme pour ses camarades, son jeune âge travaillait en safaveur:insoupçonnables,enapparenceinnocents,cesadolescentsavaientprovoquélachuted’Orient.– Parce que le moment est venu de rassembler les autres et d’agir, et que je ne veux aucune

distraction.Nemefaispascroirequetutenaisàcettefille.–D’accord.Jevousécoute.–Etévitedecoucheravecdesgamines…–Quandjenetravaillepaspourvous,jefaiscequejeveux!–Non.Lamoindredistraction,lamoindreerreurounégligencepeutnousmeneraufildutempsà

perdrelecontrôlesurlapopulation.C’estcequiestarrivé,etmaintenant,nousenpayonsleprix.–Expliquez-vous.

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Danamontraaugarçonlaphotodugratte-cielenflammé.–Quedis-tudecela?Ilpritlatablette.Justeàcemoment-là,lequotidiennumériquesemitàjour.–Oh,putain!Danaluiarrachal’appareiletvitl’imageduMayer,undesnavireslesplussolidesdelaflottede

Marina,avecungrostitre:ATTAQUETERRORISTESURL’OCÉAN.–Ilnemanquaitplusqueça,commenta-t-elle.Ellesemordit la lèvreetenfonçaunemaindanssescheveux,oùelle la laissaquelques instants,

commepourypuiserunesolutionquidevenaitdeplusenplusincertaine.–Qu’est-cequisepasse,exactement?s’inquiétaStan,quin’avaitjamaisétéconfrontéàunetelle

situationpendantsesdix-huitannéesdevieetdeservice.–Nousdevonsnoushâter,réponditsimplementDana.EllerevoyaitIvanagoniseraprèsavoiravalésonverredeliqueur,revoyaitlemasquehypocritede

Thierryquicouvaitlarévolteensecret.Decombiend’appuisdisposait-il?Avecl’aidedecombiendepersonnesavait-ilfomentétoutcela?Était-illechefdelarébellionouunsimplecomplice?Stanhochalatête.L’expressiondeDanasuffisaitàdépeindrelagravitédelasituation.–D’accord.–D’iciuneheure,jevousveuxtousauparkingdeSigma.–Lecentrecommercial?Pourquoilà-bas?– Parce qu’il est actuellement fermé. Il n’y aura donc aucune voiture dans le sous-sol. Aucun

employé,aucunvigile.J’aiàvousparler,etnousn’avonspasbeaucoupdetemps.Danas’éloigna.Stancourutàl’intérieurdesonappartement,s’assitàunetablecouvertedepapiers

etactivasonpanneau.À cet instant précis, leMayer commença à couler.Quelquesminutes plus tard, le gratte-ciel en

flammesdanslecentredeMarinas’écroulacommeunchâteaudecartesaupremiercoupdevent.Lespoliciers barricadés autour du siège de Synaptique entendirent d’autres explosions encore.Néanmoins,lapopulationcommençaitàsedéverserdanslesrues:toutlemonden’avaitpasencoreappriscequisepassait.Lestravailleursremplirentpeuàpeulesmoyensdetransport,commetouslesjours,etceuxquipossédaientunetabletteinteractiverapportaientauxautreslesderniersévénements.À l’encontrede toutcodesocial,depetitsgroupesse formaient,àborddes trainscommedans lesrues.Pendant ces événements, Mark et les autres avaient longé le côté gauche du tunnel de la ligne

suburbaine sur quelques dizaines de mètres et s’étaient glissés dans un passage étroit sombre etmalodorantquiconduisaitversuneporte.Markl’avaitouverteetétaitentrédansunepetitepièceavecune table vide au centre, des tableaux électriques sur lesmurs et une console où étaient posés desécransquimontraientendirectlastation.Thierrys’approchadelui.–Dis,cequetuasfaitaupénitencier…–Tuveuxrecommencer?demandaMarkavecunsourire.Thierry lui réponditparunclind’œil.Markgrinçadesdentsensentantdesélancements sous le

genouetàl’épaule,làoùilavaitétéblessé.Sondosétaittrempédesueursfroides.Maisilrassemblasesforcesetsortitdelapochedesonpantalonlamicropucequ’ilinséradansunefenteàl’extrémitégauchedelaconsole.–Quemijotez-vous?demandaSara.–C’estd’iciquepartentlesannoncesaveclesquellesnoscherspoliticiensnousabreuventchaque

jour dans le métro. Slogans, publicités, informations… toutes ces cochonneries faites pourinfantiliserlescitoyens.

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–Etpersonnenetravailleici?s’étonnaJenny.Legrondementd’untraintraversantlastationdeSpartefittremblerlaterresousleurspieds.Avec

unsouriremalicieux,Thierryrépondit:– Tout est automatique. Mais on ne peut pas exclure que quelqu’un entre par cette porte d’un

momentàl’autre.Auquelcasnousl’accueilleronsbienvolontiers…AimarricanaencaressantduboutdesdoigtslecanonduStormoqueQuintoluiavaitconfiépeu

auparavant,derrièrelastation-service.–Sara,annonçaIan,unemainposéesurl’épauledelafemmeauxyeuxenamande,prépare-toià

entendrequelquechosedesublime.Quelquechosequivientdenotreépoque.–C’estparti!annonçaMarkenpressantunbouton.Leshaut-parleursdisposéssouslesécransquiindiquaientletempsd’attenteavantleconvoisuivant

grésillèrent,puislamusiquecommença.Tousceuxquivenaientdedescendred’unwagon levèrent la tête,commeattirésparcette subtile

introduction de cordes et de piano. Aucun habitant de Gê ne réagissait jamais aux annoncesautomatiques,mêmequandellesétaientaccompagnéesparces jinglespublicitairesdont le seulbutétait de vriller le crâne des passagers et de véhiculer un slogan.Mais cette fois-ci, il s’agissait dequelquechosedetrèsdifférent,ettoutlemondelecomprit.–Regardezlesgens…ditMark.Ilfermalesyeux,tandisqueletimbrecristallinduchanteurformaitdesmélodiesenchanteresses

quirégalaientnonseulementlespersonnesprésentesdanslastation,maisaussicellesquivoyageaientailleursdansleréseausuburbain.DanstoutMarina,tousceuxquiétaientassisoudeboutdansuntrainousurunquaientendaientcettechansonetseposaientdesquestions.Alex secoua la tête tout en observant les visages émerveillés des citoyens sur les écrans. Cette

chansonleramenaitcinqcentsansenarrière.–Jemerappelle lachansondudébutà lafin,maintenant…C’était lapréféréedemonpère.Elle

s’appelaitSmokegetsinyoureyes.–Unexcellentchoix,décrétaThierryenluidonnantunetapedansledos.Alexsetut.Ils’efforçaitderetourneraupointdedépartdecettehistoire.Queseremémorait-ilde

sonpère,desafamille?Lesnotesdecettechansonluirestituaientunpasséenfouietengrandepartieoublié.Ilvitsesparentsdanserdanslesalondesonappartement,àMilan.Heureux.Heureuxcommeilsnel’avaientjamaisété.IlobservaValeriaetGiorgioLoriaaveclesyeuxd’unenfant,avecuneâmejeuneetinnocente.Tellesdespagesbrûléesdel’Histoire,desimagestorduesetnoirciesjusqu’àêtreréduites en cendres. Les cendres d’un monde disparu, dont lui, Jenny et Marco représentaientl’exception.Ledéséquilibre.Lalumièreencorevive.–Cemondeaoubliécequ’étaitl’enchantement,commentaIanàvoixbasse.Une larme coulait sur sa joue, et il chancela.Sara le soutint.Mark le regarda avec compassion,

comprenant son émotion. La note finale du chanteur, portée par un accord de cordes triomphal,résonnaitpartoutsouslaville.–Cemonden’ajamaisconnul’enchantement,corrigea-t-il.–Comprendront-ils?demandaSarasurlesdernièresnotesdemusique.–CesgensontvécuetgrandisousleprogrammepolitiqueduBien-Être,réponditThierry.Ilssont

habituésàdéfendreleursoppresseurs,àconsidérercommejustecequ’onnousprésentecommejustedepuistoujours.Maisjecroisencetteville.Jesaisquenousnesommespasseuls.MarksetournaversJenny.–Tusais,quandBent’afaitsortirdeMnemonicaetestpasséparmonmagasin, ilm’ademandé

pourquoi je n’appuyais pas son projet de rébellion, puisque je comprenais et que je partageais sapensée.Jeluiairéponduquedanscettesociété,ilétaitdéjàbienassezdifficiledefaireréfléchirun

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collègueouunamiausujetdel’horreurdenosexistences,sansmêmeparlerdel’inciteràlarévolte.Aujourd’huiencore,jemedemandesicesgensquevousvoyezsurlesécranssontprêts.S’ilssontcapablesdecomprendrequenousfaisonstoutcelapoureux.Quintofrappadesonpoingdroitsurlapaumedesonautremain.–Ilfautycroire,Mark!Quandlarésistanceacommencéàseformer,nousavionsunidéal.Nous

étions trèspeunombreux.Aujourd’hui, lesgenscommencentàouvrir lesyeux,etnotre réseauestsolide!–Maisnosennemisontunatout…objectaAlex.–Lesaugmentésd’Ivan,complétaJenny.EllevenaitdeparlerquandMarkécarquillalesyeuxenprenantconnaissanced’unmessageprivé

qui clignotait en haut à droite de sa tablette. Il venait d’un chauffeur de taxi qui travaillaitessentiellementdanslecentredeMarina.Uninformateur.IVANSUICIDÉGRATTE-CIELCENTRALPOLICESURPLACE.ATTENTION.– Il semblerait que les augmentés ne soient plus au service d’Ivan, commenta Mark, les yeux

toujoursrivéssurl’écran.Àprésent,ilsobéissentàDana.

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LeparkingdeSigmaétaitungrandespacesouterraindehuitmillemètrescarrés,éclairépardelonguesrangéesdetubesaunéondontlalumièrebleutéesereflétaitsurlesolluisant.Letout-terraindeDana coupa entre les colonnes qui soutenaient la base du centre commercial, disposé sur troisétages et également doté d’une énorme aire de stationnement extérieure. Sigma se trouvait dans labanlieuesud-ouestdeMarina,nonloinduport,etétaitactuellementfermépourtravaux.LevéhiculedeDanas’arrêtadevantunerangéedeCaddie.Ellejetauncoupd’œilparlafenêtreet

vit desmotos, quelques vieilles guimbardes et des dizaines d’adolescents de dix-sept ans.Nombred’entreeuxrestaientseulsdansleurcoin;d’autresformaientdepetitsgroupesetdiscutaientautourd’unetabletteinteractive.LorsqueDanasortitdesavoiture,lesilencesefitinstantanément.Lafemmeavançad’unpasrapide

jusqu’àcequ’elleseretrouvefaceaurégimentéparpillé.Stanfitquelquespasenavant,émergeantdelafouleavecunecertaineautorité.Ilsetournaversles

autreset,sansunmot,sansungeste,illesinvitaàserapprocher.PuisilsetournaversDana.–Noussommesàvosordres.–Combienêtes-vous?–Autantquenouspouvionsl’êtreensipeudetemps.–Commençons.Stanrecula,etDanajoignit lesmainsetfermaàdemilesyeux.Devantsespaupièresbaissées, la

dévotion.Plusdecentadolescentsensorcelésparsaprésence,parl’échodesapensée.Nuln’osadireunmotpendantqu’ellepénétraitcesespritsjeunesetextraordinaires,depuistoujoursauservicedelacause. Ces jeunes gens avaient passé plus de lamoitié de leur vie dans la discipline, avant d’êtrerendusàlavillecommedesmarginauxinvisiblespourlasociété,solitairesetsansmaîtrejusqu’àcequ’ilsentendentcettevoix,cetappelhypnotique.–NoussommesUtopia.Maintenantettoujours.LavoixdeDanaretentitdanslesouterrainetsonéchorebonditcontrelescolonnes,magnétiqueet

persuasive,riched’uneséductionàlaquelleonnepouvaitopposeraucunerésistance.–Aujourd’hui,nouspleuronsladisparitiondemonpère,l’hommequiafondél’écoleoùvosâmes

ontétéforgées.Iladécidédes’ôterlavie,cequiluiépargnerad’assisteràcequiestentraindesepasser.Lesregardsdesaugmentésétaientconcentrés,attentifs.Ilsnemontrèrentaucuneémotion,maisun

profondrespectenverscethomme,véritablelégendeàleursyeux.Certainshochèrentlatête,d’autresgardèrentlesbrascroisésoulespoingsserrés,prêtsàtout.–Ailleurs, dans les réalités parallèles, nous sommes déjà en train de conquérir l’opinion de la

population.Nous commençons à nous reconnaître, à travailler ensemble.Pour unmondemeilleur.Partout.Pourquenuln’aitplusrienàcraindre,etquetoutsoittoujoursmaîtrisé.Tout.Elle parlait d’une voix sonore, fière. Les autres gardèrent le silence. Chacun d’entre eux aurait

donné sa vie pour ce projet, tout comme l’avait fait Gérard cematinmême, en se sacrifiant afind’éviterqueThierryetsesamisneseserventdelui.

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– Ici, il est en train de se passer des choses terribles. Des groupuscules ayant échappé à notrecontrôlemettent nos ressources à dure épreuve.Vous avezvu les images.Maintenant, c’est à vousd’agir.Noussavonsqu’àlatêtedecettesédition, ilyauntraître.SonnomestThierry,etc’était lemédecinresponsabled’Utopia.Vousvoussouvenezpeut-êtredelui.IlaenlevédeuxpatientsnommésAlexetJennydusiègedeSynaptique,etaaidéunhommedepresquequatre-vingt-dixans,uncertainIan,às’évaderdupénitencierdeMarina.L’enlèvementdeces troispersonnescacheunplanprécis.Thierry a certainement des complices bien entraînés, et il est soutenu par un réseau clandestin.Trouvezcesgens…Danafitunepause,laissantsondiscoursensuspens,etfixalafoulecommesielleavaitfaceàelle

uneuniqueconsciencecollective.– … et empêchez-les de miner les fondements du Bien-Être. Nos concitoyens nous en serons

reconnaissants:grâceàvous,ilsn’aurontplusrienàcraindre.Ellebaissaleregard, lesmainsànouveaujointes,etpensaintensémentausymboled’Utopia,cet

emblèmequiservaitdesignalpourseshommes:levisagesansyeuxquiavaitétépeintsurchaquemur d’Utopia. L’image devant laquelle les jeunes augmentés avaient appris à méditer depuisl’enfance.Ellelavisualisadanssonesprit,etsutquesonarméeenfaisaitautant.Personnen’ouvritlabouche,mais touspensèrentà lamêmedevise,qu’ilsavaient répétéedesmilliersdefoisaufildesannées : « Nous sommes Utopia. Maintenant et toujours. » Puis Dana s’éloigna, tandis que lesadolescents se répartissaient enpetits groupes pour s’organiser.Elle les observa unedernière foisavec un mélange d’inquiétude et d’orgueil, puis remonta dans sa voiture et quitta le parking. Satablette,poséesurlesiègedupassager,clignota.Elleavaitreçuunmessagedelapartd’uncapitainede la flotte navale de Marina, un ami à elle, ainsi qu’un fidèle conseiller, depuis l’époque de laconquêted’Orient.LEMAYERESTENTRAINDECOULER.L’ACTIVITÉPORTUAIREESTSUSPENDUE.J’AIBESOINDETEPARLERLEPLUSTÔTPOSSIBLE.CAPITAINEMAGGIOREDESNER.Danaempruntaunerampedesortieetquittalesouterrain.

Pendantquelafilled’IvanroulaitendirectionduportdeMarina,AimaretQuintosortirentdelapetitesalledecommandesdutunneldelalignesuburbaine,aprèss’êtremisd’accordavecMarketThierrysurlamarcheàsuivre.Ilsparcoururent lecourt trajetqui lesséparaitduquai ledoscollécontre lemur,enfaisantbien

attentionà l’endroitoù ilsposaient lespieds.Un trainvenaitdepasser,et ilsnedisposaientquededeuxoutroisminutespourrejoindrel’entréedutunnel.L’obscuriténefavorisaitguèreleuravancée,maisilsatteignirentleurbutàtemps.Avantdegrimpersur lequai,Quintoprità saceintureunpetit tubemétalliquecontenantungaz

fumigène, et le lança vers les passagers qui attendaient la rame suivante. Le cylindre s’ouvrit enheurtant le sol et libéra le gaz. Pendant quelques secondes, à une vingtaine demètres à la ronde,personne ne comprit ce qui se passait. Les passagers toussaient, reculaient. Les deux hommes, quiavaientplacéunmasquedeprotectionsurleurbouche,enprofitèrentpoursefaufileraumilieudelafouleetgravir l’escalier.Enfin, ils émergèrentà l’air libre, aprèsavoir jeté leurmasquedansunepoubelle.Autourd’eux,lesgensallaientetvenaientdanslesrues.–Oùluias-tuditdevenirnouschercher?demandaAimar.–Justeici,devantlastationSparte.Maisnousnepouvonspasresterexposésàlavuetroplong…–Levoilà!l’interrompitl’autreenfaisantunpasenarrière.Unevoitureauxvitresteintéess’arrêtadevanteux.Ilssautèrentaussitôtàl’intérieur,etlevéhicule

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disparutdanslacirculation.Aumêmemoment,danslapetitesalledecommandesàl’intérieurdutunnel,Alexs’approchaitde

JennyetdeIan.–Àvotreavis,qu’est-ilentraindesepasseràSam-en?demanda-t-il.–Noussommesensécurité,là-bas,réponditIan.–EtAnnaestencorevivante…soupiraJenny.–Annaestvivantepartout.Sonheuren’estpasencorevenue.Samortdanscettedimension-cin’est

qu’unegouttedansl’océaninfinidesonexistence.–Mais si elle aétécapabledenouscloneràGaren,demandaAlex,nepourrait-ellepas le faire

ailleurs?Nepourrait-ellepaslefairepartout?–Pourquoi faire ?demanda Jenny. Jenecroispasquece seraitunebonne idée.Parfois, jeme

demandesinoscapacitéssontundonouunemalédiction.Iansouritetposaunemainsurl’épauledesonamie.– Jeme suis posé lamême question aumoins unmillion de fois. Ici, je suis vieux, désormais.

Bientôt, lamort viendrame chercher, et je nem’yopposerai pas. Je la suivrai. Je l’attends depuislongtemps.–Nouspourrionsvivreéternellement,pourtant.Annapourrait…–N’aiepaspeurdelamort,monami.Cetteépoquen’estpaslanôtre.Etnousavonsdéjàvucequi

sepassequandonessaiedetromperlecycledelanature.Quandonauraaussimaîtriséletemps,dutempsaussionferacommerce…–Qu’est-cequeçaveutdire?–Ondiraitunparadoxe,maisjel’aiapprisdenotrepireennemi,ilyadesannées,enprison.Ceux

quirêventdepouvoir,quicherchentàopprimerlesautresetàétendreleurdominationsurlemonde,cherchentdesgenscommenous.Depuistoujours.Nousavonssurvécuàl’extinctiondenotrerace,etnous avons apporté avec nous le secret de notre différence. Vous avez pu constater vous-mêmescombiende telles facultés,dansdemauvaisesmains,peuventavoirdesconséquencesdévastatrices.Danstouslesmondespossibles.–Ainsi,nousfinironsparmourir,unjouroul’autre…–Etceseranormal.QuecesoiticiouàSam-en.Maislavieestuncyclecontinu,etlamortn’est

queledébutd’unenouvelleaventure.Nousn’avonsaucuneraisondelaredouter.Noussommesfaitsd’énergie. Ce n’est pas le simple déclin de notre corps qui mettra fin à notre cheminement dansl’éternité.–L’énergieestéternelle?demandaJenny.–Toutcommelanature.C’estunvoyagesansfin.Ongrandit,onchange,onmeurtetonrenaît.Je

suislevieuxIan,quiaeudanscemondeunefamillemerveilleuse,maisaussiunevietourmentée.EtjesuisMarco,lejeunehommequiamaîtriséletempsetquinousafaitsurvivreàlafindumonde,en2014. Et je suis aussi cet adolescent de dix-huit ans, à Sam-en, qui vit depuis toujours avec unsentiment de culpabilité. Aujourd’hui, nous sommes ici pour arranger les choses, pour rétablirl’équilibre. Pour faire en sorte que tout reprenne sa véritable signification, et que les gens de cemonde soient enfin libres. Ce n’est ni un don, ni une malédiction. C’est notre voie. Et nous laparcourronsensemble.

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Dana longea la route parallèle à lamer, puis tourna dans une ruelle et gara son tout-terrain detravers, sur le trottoir. Elle descendit, leva les yeux et vit au sud unemasse de nuagesmenaçantss’avancer vers la ville. L’espace d’un instant, elle crut voir dans cette fatalité imminente maisinoffensivel’uniondesgroupesenrévoltecontrelepouvoircentral.Ellen’avaitjamaisenvisagédesubirunetelleattaque,carlapopulationétaitsousleurjougdepuisdesdécennies.MaisniIvanniellen’avaient pris en compte ceux qui réussissaient à voir au-delà des apparences, à comprendre leurdessein.DanamarchaendirectiondelameretarrivaauportdeMarina,écrasésousunechapedechaleur

insupportable.LecapitaineMaggioreDesnerl’attendaitadosséàunebarrière,unepipeàlamain.Encontrasteaveclachargeillustrequ’ilrevêtait,Desnerétaitunhommecourtaud,auvisageglabre,lesyeux surmontés par deux sourcils touffus. Avec ses joues rouges, on aurait presque dit un enfantdéguiséenadulte.Ilôtasonchapeaupourlasaluer,découvrantuncrânelargementdégarni.–LeMayer?l’interrogeatoutdesuiteDana,aprèsluiavoirrendusonsignedetête.–Ilcouleraàpicd’icideuxheures,toutauplus.–Deshommesàbord?–Peunombreux.Cen’étaitpasunvoyagedeplaisance.Enrevanche,nousavonsperduunequantité

considérablededenréesalimentaires.–Tuaspeurdemourirdefaim,Desner?ironisaDana.Elleobserval’immenseétendued’eausouslesoleilmatinal.–Oùesttonpère?demandal’hommeentirantsursapipe.–Ilestmort,répondit-ellebrièvement,sanscroisersonregard.–J’ensuisnavré.(Ilaspirauneautreboufféedefumée.)Jetepried’acceptermescondoléancesles

plussincères.Lescoupablessontlesmêmes,j’imagine?–Enfait,ilsembleraitqu’ils’agissed’unsuicide.Maisjevoisquetucommencesàcomprendre…–Quoidonc?–Lesgens.Lapopulation.Cen’estpasellequiserévolte.Nousavonsaffaireàdesgroupesisolés.

Lamasseestavecnous,etlerestera,surtoutsinouschangeonsunpeulesrèglesdujeu.–Queveux-tudire?–Laplupartdesgenssontalléstravaillercommesiderienn’était,cematin.Ilsontluouentendu

lesnouvelles,maisilsignorentquelestlebutdesrévoltés.–Pourl’instant,oui.Maisilestassezévidentquel’attaqueestdirigéecontrelepouvoirpolitique.

Combiendetempss’écouleraavantquelescitoyensnecommencentàseposerdesquestions?–Oh,ilsselesposerontsansdoute.Surtoutquandlesattentatsviserontlescivils…L’hommeôta lapipedesaboucheetfronçalessourcilspourscruter levisagedeDana,soudain

rayonnant,illuminéparunedéterminationnouvelleeteffrayante.–Excuse-moi,jecrainsdenepasavoirbiencompris.Tuvoudrais…–Tuasparfaitementcompris.J’aibesoindetonaide,toutdesuite.–Pourquoifaire?

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Dana,toutenadmirantl’horizon,imaginaitl’enchaînementdesévénementsenfonctionduplanquiprenaitrapidementformedanssatête.–Pourfairesauteruneécole.LeregarddeDesners’assombrit.–Ettuveuxquejedirigeuneopérationpareille?–Pourquoi,cen’estpastoiquiaslivrédelanourriturecontaminéeàLender,ouquiasparticipéau

transportd’esclavespendantlaguerrefroide?–Cen’estpaslamêmechose!–Nemedispasquetuasdesscrupules?Rappelle-toiquetaposition, tarichesse, lerespectque

toutlemondeteportesontdusàlamaingénéreusedemonpère.Desnerôtaànouveausonchapeaupours’essuyerlefront.–Tuveuxquejefassesauter…desenfants?–Précisément.–Maisc’estunacteinfâme,effroyable,inhumain,que…–Bravo, l’interrompitDana.Tuviensdemesouffler lesparolesdont jemeservirai lorsdema

première conférence de presse.À partir d’aujourd’hui, cemonde a un nouveau chef.Non plus unfantômeouuneombre :unchefavecunvisage.Et lapremièrechoseque je ferai,cesoir,ceseratransmettre en direct la photo de ce traître de Thierry, qui aura la mort de quelques centainesd’enfantssurlaconscience.–Pourquoidevrais-jefaireunechosepareille?–Parceque,dèsdemain,jetenommeraiPremierConseiller.Tuseraslapersonnelaplusinfluente

surl’échellehiérarchiquedececontinent.Aprèsmoi,bienentendu.Situpréfèresunautredestin,tueslibrededisparaîtredemavuepourtoujours.Lecapitainebaissa le regardetsuivitdesyeuxsonombreallongée,qui le faisaitparaîtreélancé

malgrésonphysiquenullementathlétique.Pourlaénièmefoisdesavie,ildécidad’ignorerlamoraleetdesefocalisersurcequ’ilavaitàygagner.Ivanétaitmort,ettoutel’estimequeluiportaitlevieuxavaitdisparuaveclui.Désormais,c’étaitDanaquicommandait,et ilavait tout intérêtàobéiràsonpremierordreofficiel.–D’accord,répondit-ilenremettantsonchapeausurlatête.Comptesurmoi.–Trèsbien.Quandlesoleilserahautdansleciel,jeveuxrecevoirunedépêchequim’apprendra

quetuasfaittontravail.Dèsdemain,Thierryetsabandedetraîtresnepourrontpluspointerlenezhorsdelatanièredanslaquelleilssesontréfugiéssansêtrelynchésparlapopulation.Nousn’auronsmêmepasbesoindelesprendreenchasse.Danasedétournaetlaissalecapitaineseulavecsaconscience,depuistoujoursnettementinférieure

àsasoifd’argentetdegloire.

Àl’intérieurdelapetitepièce,dansletunneldelalignesuburbaine,toutlemondes’étaitregroupéautourdeThierry.–Quand reviendrontQuinto etAimar ? demanda Jenny, tandis queMark vérifiait les dernières

nouvellessursatablette.–Ilsnereviendrontpasici.Ilsavaientrendez-vousavecunofficierdansleportdeMarina.L’un

desnôtres, nomméLars.C’est entre autres grâce à lui que les hommesd’Aimar ont pu saboter leMayer.Ilacoordonnélesopérationsàdistance.–Nousallonsdonclesrejoindreauport?demandaIan.–Oui,maisd’abord,ilvafalloirsortird’icisansnousfairerepérer…Lebruitd’untrousseaudecléssefitalorsentendre,ettoutlemondesetournad’unbondversla

porte.

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– Il y a quelqu’un, chuchota Thierry en sortant son Stormo de son étui. Quinto a changé voschargeurs,àvousaussi?Lesautresrépondirentparl’affirmative,lamaindéjàglisséesousl’aisselle.–Oh,merde,juralerouquinquiouvritlaporteetquiseretrouvafaceàtroispistoletspointéssur

lui.Je…jenesuisqu’unemployédusecteurélectrique,je…–Nousnetevoulonsaucunmal,lerassuraMark.Ilvajustefalloirquetunousaidesàsortird’ici.–Jeferaitoutcequevousvoulez,maiss’il…s’ilvousplaît,netirezpas!Jevousensupplie,je…

jeviensdedevenirpapa,j’aiunefillequiestnéeavant-hier…–C’estmerveilleux,lefélicitaIan.L’hommeleregardasansoserycroire.–Fermelaporte,ordonnaThierry.–Etmaintenant,coupelecourantsurtoutelaligne,s’ilteplaît,complétaMark.L’hommes’approchadestableauxélectriques,blême,lesmainstremblantes.–D’ici,jepeuxs…seulementcouperlecou…courantdanslastation,balbutia-t-il.Jenepeuxpas

empêcherlestr…trainsderoulersurlesrails.–C’estparfait,dumomentquelequaiestplongédanslenoir.Etlesescaliers.Etl’étageau-dessus,

làoùilyalesportillons.–Tout…toutdesuite.–Comment t’appelles-tu ? demandaThierry en essayant de ne pas effrayer davantage le pauvre

homme.–Nicolò.–Dis-moi,Nicolò,as-tuunevoiture?–Non,jesuisdésolé.Jemedéplaceparfoisaveclacamionnettedelasociété.–Encoremieux,commentaMark.Oùest-ellegarée?–Dansunparkingenfacedelastation.Maisonnepeutpasl’empruntersans…Markl’attrapaparlebras.–L’autorisation,c’estmoiquiteladonne!Thierryéchangeaunsourire radieuxavec lesautres,puisse tournaànouveauvers l’électricien,

quiavaitentreprisd’abaisserdesleviers.–Iln’yapasdetempsàperdre.Allons-y.C’esttoiquiconduiras.Uneminuteplus tard, toutes les lumièresdans lastationdeSparteétaientéteintes.Aucuncourant

n’alimentaitpluslesécransindiquantletempsd’attenteavantleprochainconvoi,nilesdistributeursautomatiques,nilesnéonsquiéclairaientlequai.Obscuritécomplèteégalementdanslesescaliersetàl’étageau-dessus.Legroupesortitduréduitetlongealetunnelverslequaipendantquelespassagersquipatientaientcommençaientàprotester.Cinqminutesplustard,Thierryetlesautresgrimpaientàbordd’unecamionnettegrisesurleflanc

delaquelleétaitinscritSOCIÉTÉÉLECTRIQUE–MARINA.

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Lacamionnettes’inséradanslacirculationmatinaledeMarina.Mark,assisàcôtéduconducteur,pianotait sur sa tablette interactive. Il s’aperçut que depuis quelques minutes, le journal avaitcommencéàutiliser l’expression«attaques terroristes»pourdéfinir lesderniersévénements.Unephotographie montrait un nuage de poussière d’une vingtaine de mètres de haut, dessinant unecoupolegriseau-dessusd’untasdedécombres.Despylônesdecimentetdesplaquesd’acierrougiesparlefeu,empilés,formaientunepyramidedegravatsaumilieudesquelsondistinguaitégalementdesmembreshumainsetdescarcassesdevoitures.Cettescènemacabreétaitreflétéeetmultipliéeparlesbaiesvitréesdesimmeublesenvironnants.Despompiers,despoliciers,desjournalistescirculaienttoutautour.Unebarrièreavaitétéérigéepourempêcherlesbadaudsdes’approcherdetropprès.Marksetournaversl’arrièredelacamionnette,quin’étaitpasséparéparunecloisondel’habitacle

duconducteurcommedanssonproprecamion.–Ilvanousfalloiruncertaintempspourtraverserlaville.–Aucuneimportance,lerassuraThierry.Noussommesensécurité,ici:personnenesaitquenous

utilisonscevéhicule.Ilyavaitunchapeaunoirdanslaboîteàgants.Marklepritetlemitsursoncrâne.–Çanetedérangepas,n’est-cepas?L’électricien secoua la tête et avala sa salivecommes’il avaituncailloucoincéen traversde la

gorge.–Quiêtes-vous?Je…jepeuxlesavoir?–Des amis, réponditMark avant de se retourner vers les autres : Nous allons avoir besoin de

provisions ; nous ne pouvons pas passer toute la journée sansmanger. Et nous sommes fatigués.Profitezdecetrajetpourvousallongeretvousreposer.–Ettoi?demandaSara,assiseentreAlexetIan.–Moi,jedormiraiplustard.Là,cen’estpaslemoment.–Tesblessures?–Jen’ypensemêmepas.LatablettedeMarkémitunsignalsonore.C’étaitunmessagedeQuinto:NOUSSOMMESAUPORT.DESNERREPÉRÉ.ONL’EMBARQUEDANS5MINUTES.QUINTOMarkfermalafenêtredeTexte,puisretournasurlapageduquotidien,oùildécouvrituntitreen

groscaractères:LEBIEN-ÊTREAENFINUNVISAGE.Marklutl’articleavecunegrimacedehaine.Cesoir,àdix-neufheures,endirectsurchaquetéléviseur,chaquepanneauetchaquetablettedeGê,

le Bien-Être rencontrera enfin ses électeurs. Après des années de confiance et de participation, deprogrès technologiquesetd’avancéessociales, le fructueuxprogrammepolitiquequia faitdeGêlelieusûroùnousaimonsélevernosenfantsmontreraenfinsonvisage:celuidelafemmequiarendu

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toutcelapossible.Lamèredetousnosidéaux,quiadécidé,encemomentterriblequifaitsuiteauxrécentes attaques terroristes au cœurdeMarina, de se dévoiler faceà ses fidèles citoyens.À cetteoccasion,lajournéedetravailsetermineradeuxheuresplustôtqued’habitude.Marksecoualatête,puisseretournaettenditlatabletteversl’arrière.IllapassaàThierry,etlui

indiquad’unsignede têtequ’ilyavaitquelquechosed’importantà lire.Sonami seconcentra surl’article,etquandilfutarrivéàladernièreligne,ilrecommençaaudébut.Illuttoutletextetroisfoisdesuite,estomaqué.Alexs’étaitassoupi,latêteposéesurlesjambesdeJenny,quin’arrivaitpasàdormiretcaressait

doucement les cheveuxblondsde sonbien-aimé.Après toutes ces annéespassées àSynaptique, ilsavaientdésormaisdesrefletscendrés,etétaientunpeupluslongssurlecou,avecunemècherebellesurlefront.Jenny ferma les yeux, mais ne put trouver le sommeil. Elle entendait son sang battre dans ses

oreillesenunrythmeincessantetfastidieux.Elleeffleuraànouveaulescheveuxd’Alexenpensantquelaseulechosequ’elledésiraitaumonde,c’étaitdisparaître,s’enfuirloindetout,meneruneviepaisibleoùelleseréveilleraittouslesmatinsàsescôtés.Sansplusavoirpeur.Devanteux,Saraessayaitdesereposer,elleaussi,latêteappuyéecontrel’épauledeIan.Cedernier

profitaitdusilencepourtrouverrefugedanslaméditation,commeilenavaitprisl’habitudependantsesdix-huitannéesderéclusionenisolementaupénitencier.Maiscettefois,dèsqu’ilselaissaaller,unpontl’entraînaavecforceloindelà.Saterre.L’odeurdel’herbequipoussaitàcôtédufleuve.Lesoleilresplendissant,hautdansleciel,quigouvernaitlessaisonsetdictaitletempsdesrécoltes

deSam-en-Kar.Celaneduraqu’uninstant.Il ouvrit les yeux de l’autre côté, et vit tout d’abord une selle. Puis il distingua la silhouette

imposante d’un cheval. Enfin, le visage d’une femme. Pendant quelques secondes, Ian eutl’impressiondeflotterentredeuxdimensions.D’uncôté, ilpercevaitencore lesbruitsde larue,etceuxdelacamionnetteconduiteparNicolòquisefaufilaitentrelesvoitures.Del’autre,ilentendaitlavoix douce et rassurante de cette femme. Une femme aux longs cheveux roux, avec les yeux dequelqu’unquiespèreencore.

–JesuisalléeàMarina.Onmegardeenobservationdansunhôpital.–Tuveuxdirequetun’aspasététuée?–Non,Ian.Jesuisgrièvementblessée,etenleurpouvoir.Maisjesuisvivante.

Ianrouvritlesyeuxetseredressabrusquement.–Elleestvivante!Jennylefixa,surprise,tandisqu’Alexseréveillaitensursaut.–Qui?Dequiparles-tu?Tuasfaituncauchemar?–Pasdutout.JesuisalléeàKar.J’aiparléàAnna.Mark,assisàcôtédeNicolò,setournaversl’arrièrepourécouter.–Biensûrqu’elleestvivanteàSam-en,soupiraAlexens’asseyantentailleurfaceàsonami.C’est

iciqu’elleaététuée,etquenous…–Non,non!Écoute-moi.Écoutez-moitous.Jesuisallédel’autrecôté,etjel’aivue.Ellem’adit

qu’elleétaitdansunhôpital.Ici,àMarina.Ellen’apasététuée,seulementblessée.JennyetAlexdemeurèrentsansvoix.Ilsrevoyaient lecorpsd’Annaquis’écroulaitsur lesoldu

pénitencier,souslesballesdessoldats.Thierrysourit,puisfronçalessourcils.

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–NousnepouvonspaslalaisserentrelesmainsdeDana.–Dequoip…parlez-vous?s’exclamaNicolò,toutenralentissantàl’approched’uncarrefour.–Tulesaurasbientôt,réponditMark.–Cesoir,àdix-neufheures,ajoutaThierry.Endirectdanslemondeentier.Markseretournaverslafenêtre.Ilvitdesgensfairelaqueuedevantunappareildemiseàjourdu

profil numérique installé sur un mur entre deux magasins. Il parcourut des yeux la route oùalternaientdesclochards,deshommesencostume-cravate,despoubelles,desréverbèresrouillés.Satablettesonnaànouveau,etillutlemessageàvoixhaute:–Desnerattrapé.Noussommesgarésprèsduport.Quinto.–Dis-luidesefaireemmenerparLarsjusqu’auxstudiosdetélévision,suggéraThierry.Rendez-

vousàlagaredésaffectéedansvingtminutes.J’aiuneidée.MarkacquiesçaettapalemessagechiffrésurTexte,précédédeplusieurscodescryptésdestinésà

empêcherquiconquedel’intercepter.–Elleestvivante…répétaJennyentrelesbrasd’Alex.Cederniersouritetluicaressadélicatementlevisage.–Toutirabien,chuchota-t-il.«Jet’aime»,pensa-t-elle,etelleleluiditaveclesyeux.

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La voiture de l’officier Lars était garée dans une impasse à quelques pas du port de Marina.Serruresbloquées,vitresteintées,elleattendaitprèsdebennesorangedestinéesaumatérielélectriquehorsd’usage,portantl’inscriptionMARINA–TRAITEMENTDESDÉCHETS16B.Lecielétaitunelangue grise anonyme entre les immeubles de l’impasse, et la chaleur se faisait de plus en plusinsupportable.–Je…jenesaispasdequoivousparlez!gémissaitlecapitaineMaggioreDesner.Ilessayaitdeselibérerdelaprised’Aimar,maisàchaquetentative,sonbrasdroitsepliaitencore

unpeuplusderrièresondos.Unautremouvementbrusque,etilrisquaitdeserompre.QuintoconsultaunetabletteinteractiveetydécouvritlemessagedeMark.–Démarre,ordonna-t-ilàl’hommequitenaitlevolant.Nousallonsàl’anciennegare.Lars alluma le moteur et partit. Son nez crochu et sa grosse moustache se reflétaient dans le

rétroviseur. Il échangea un signe de connivence avec Aimar, qui était assis derrière, une mainenserrant la nuque de Desner, l’autre son bras droit. Son visage, imperturbable malgré l’effort,évoquaitunesculptured’ébène.–Depuiscombiendetempsjoues-tuundoublejeu?lançaleprisonnierauconducteur,d’unevoix

étranglée.Tuétaisaucourant,ausujetduMayer!Lars jetaunautrecoupd’œil au rétroviseur.Sesyeux tranquilles rencontrèrent ceux, injectésde

sang,desonsupérieur.Illuiréponditaveccalme:–Ettoi,tusavaisquelesquatrecentmilledéportésquenousavonsembarquésàLenderetconduits

iciaufildesansétaientdestinésauxminesdeSirius.OuauxusinesausuddeDelta,oùilsseraientexploités pendant une quinzaine d’années avant qu’on ne les laisse crever dans leurs baraques,asphyxiésparlesgazrespirésjouraprèsjour.Desnerneréponditpas.Aimarlefixasanslamoindrepitié.–Aucunepunitionneserajamaissuffisante.LavoitureconduiteparLars traversa lazoneduportetemprunta la rocade.Danscequartier, la

situationsemblaittranquille,maispendantletrajet,Quintorepéradeloindeuxbarrages,qu’ilsignalaaussitôtàl’officierafinqu’ilpuisseleséviter.–Dites-moicequevousvoulez,etvousl’aurez,plaidaDesner.Aimarresserralesdoigtsautourdupoignetducapitaine,cequiluiarrachauncridedouleur.–Tucroisêtreenpositiondenégocier?–Mais jen’ai rien fait, jevous jure ! J’ai juste suividesordresvenusd’enhaut,comme tout le

monde,danscepays!–Maisoui,vousêtestousinnocents…QuintoseretournaetfouilladanslespochesdeDesner.Ilensortituncylindrequifaisaitlamoitié

de sapropre tabletteenroulée.C’étaituneversionpluschère,maisaussipluspratique,utiliséeparceux qui pouvaient se le permettre.Quand il l’alluma, unmessage clignotait sur l’écran. Il venaitd’arriver,sanssignature,etsaprovenanceétaitcryptée.CONFÉRENCEÀ19H.

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JECOMPTESURTOIPOURFAIRETONTRAVAILAVANT13H.–Quit’aécritcemessage?demandaQuintoaprèsl’avoirluàvoixhauteauxautres.Parle!Desner baissa la tête. Des gouttes de sueur coulaient sur son front et tombaient sur le tapis du

véhicule.–Parle,j’aidit.C’estDana?Oul’undesessubalternes?–Jeveuxdesgaranties,murmuraDesner,latêtepenchéeetlesyeuxfixésdevantlui,commes’il

s’adressaitaudossierencuirdusiègeavant.Sinon,vousnesaurezrien.–Jepeuxtegarantirquejetebriserailanuqued’unseulgestesitunerépondspas!rugitAimar.–Jeteconseilledelesécouter,suggéraLars,sanséleverlavoix.Prenant soin de conduire à vitessemodérée, afin de ne pas se faire remarquer, il emprunta une

bretelledesortiepourretournerverslecentredeMarina,endirectiondelagaredésaffectée.–Que ferez-vous demoi, quand vous aurez atteint votre objectif ? demandaDesner d’une voix

sourde.Sijen’aiaucunegarantie,autantquevousm’assassinieztoutdesuite.–Tuvasnousdirequit’aécritcemessage,insistaQuinto,etcequetudoisfaired’icitreizeheures.–Écoute,Desner, intervintLars en adressant un coup d’œil à son supérieur dans le rétroviseur.

Nombre d’entre nous ont commis des erreurs au service de ce système politique. Certains pourgarderleurposition,d’autresdansl’espoirdemonterengradeoudes’enrichir.D’autresencoreparcrainted’êtrepunis,dégradés,oupire,de«disparaître».Maisàprésent,leschosesvontchanger.Quintoseretourna,attendantlaréponsedeDesner.Cedernierseredressaetdécréta:–Lesheuresdevotremeneursontcomptées.Etlesvôtresaussi.Etquoiqu’ilensoit,jevousl’ai

déjàdit:j’exigedesgaranties.–Trèsbien, réponditLars.Un sous-officier àmesordres est actuellement chez toi.Laviede ta

femmedépendd’unmessagedenotrepart.Celatesuffit,commegarantie?–Tubluffes!–Tueslibredenepasycroire.Tantpispourtoi.Quinto,envoiel’ordred’exécutersafemme.Lejeunehommehochalatête,pritlatablette,ouvritTexteetcommençaàtaper.–Non,attendez!Desner se mordit les lèvres, nerveux. Au cours de sa carrière, longue de plusieurs dizaines

d’années,jamaisilnes’étaittrouvéainsi,ledosaumur.–«Jecomptesurtoipourfairetontravailavant13heures.»C’est-à-dire?–Onm’adonnéunemissionàaccomplir,avoualecapitaine.OrdredeDana.–Explique-toi.Desnerprituneinspirationprofonde.–Jedoisfairesauteruneécole.Aimarécarquillalesyeuxetsecoualentementlatête,puisilsetournaversQuinto,quiétaitresté

sans voix. Un silence glacial tomba sur l’habitacle, tandis que la voiture empruntait une voiesecondaireetquittaitlesembouteillages.–Etcettetragédieseramisesurvotredos,conclutDesner.Quelquesminutesplustard,lavoituredeLarsarrivadevantlagaredésaffectée,uneconstruction

vieille d’un siècle, désormais en ruine. Les rails que l’on distinguait encore au-delà du bâtimentdélabréavaientvupasserlespremierstrainspourSirius,pleinsdemineurs.–Cedoitêtreeux,ditQuintoenremarquantlacamionnettedeNicolò.Celle-ci étaitgarée surunepetiteairede stationnementpresquedéserte, en facede lagare.Lars

s’arrêta à côté et examina les alentours. Cette zone était à peu près abandonnée,mais la situationrequéraitlaplusgrandeprudence.Leregardd’unseulpassantpouvaitsuffireàsignalerleurposition.Aimardescenditduvéhicule,latêtedesonotagecoincéesoussonbrasdroit.Quintoenfitautant.

Avantd’avancerverslacamionnettegriseavecl’inscriptionSOCIÉTÉÉLECTRIQUE–MARINAsur

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leflanc,LarssetournaversDesner,moqueur:–Aufait,capitaine,pourinformation…iln’yaaucunsous-officiercheztafemme.

Une odeur de désinfectant aussi intense que désagréable imprégnait l’air et pénétrait dans lesnarines, cequiobligeaDanaà secouvrir laboucheet lenezd’unemain.Ellemontaaudeuxièmeétage de la clinique privée Alma et échangea quelques mots avec l’infirmière en chef, puis ellecontinualelongd’uncouloirnu,s’éloignantdelapuanteur.Quandellefutdevantlachambre21,elleyentrasansfrapper.Lafemmeétaitallongéesurlelit,uneperfusionenfoncéedanslebrasgauche,latêterelevéepar

d’épaisoreillers.Elles’étaitassoupie,maislegrincementdelaportelasortitdesonsommeil.Elletournalesyeuxverslanouvellevenue.–Commeonseretrouve…ditDanaavecsontimbretoujoursaussisuaveetleregardénergiquede

quelqu’unpouvantexercersasouverainetésanslimites.Annaneréponditrien.–Vousnemeditesmêmepasbonjour?continuaDanaens’asseyantsurunechaiseàcôtédulit.–Jen’airienàvousdire.–Unesprit aussibrillantque levôtre…Cedoit êtreunemined’informations. J’auraisdûm’en

rendrecompte,lapremièrefoisquejevousaivue.–Sivouscherchezdesinformations,vouspouvezrepartirtoutdesuite.–Tss, tss…Queldommagequevous travailliezpourcesgens-là.Vous seriezbienmieuxàmes

côtés.–Lapartieestterminée,répliquaAnna.Elleavaitdumalàparler:àchaquesyllabequ’elleprononçait,elleressentaitunélancementaigu

aumilieududos.–Croyez-moi,jevaisjouerpendantencoretrès,trèslongtemps.– Si vous touchez à un seul cheveu demes amis, continuaAnna en serrant lesmâchoires pour

supporterladouleur,jeviendraivouschercher.Partout.Voussavezdequoijeparle.Danaselevaetfitquelquespasverslafenêtre.Elletiralégèrementunrideaucrèmeavecdesfleurs

brodées et regarda au-delà des maisons, au-delà des gratte-ciel du centre qui ressemblaient auxflèchesd’unecathédraleuniquesituéeaumilieudelaville.Unecathédralesemblableàcellequ’elleavait admirée sur les panneaux de Synaptique, extraite des souvenirs d’Alex.Les yeux deDana seportèrentsurl’horizon,surcetteétendued’eauconservantlamémoired’unecivilisationàlafoissiprocheetsilointaine.–Cequej’offreàtous,c’estleBien-Être.Unesociétéoùtoutestmaîtriséestunesociétésaine.–Vousêtesfolle.–Unsondagequenousavonsréaliséilyaquelquesmoisprouvequeceprogrammepolitiquea

améliorélaviedequatre-vingt-dix-huitvirguleseptpourcentdesfamilles.–Lesgensn’ontpaslechoix!Quepourraient-ilspréférer?(Annaessayadesetournersurlecôté

droit,maisladouleurlatransperçacommeuncoupdepoignard.)VotreBien-Êtreestunedictature,acheva-t-elle.– Si on accorde trop de place aux idées, si on laisse le peuple interagir plus que nécessaire, il

devientingouvernable.C’estcequemonpèredisaittoujours.Notrecodesocialestefficace.–Votrepèreserendrabienvitecompteque…–Monpèreestmort.Anna ferma les paupières. Le délire d’omnipotence de la fille d’Ivan devait avoir atteint son

sommet,àprésentquelevieilhommeétaithorscircuit.Voilàpourquoiellefaisaitpreuved’unetelleassurance.Ellen’avaitplusaucuncompteàrendreàpersonne.Àprésent,iln’yavaitplusqu’elleface

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auMultiverstoutentier.Etunesoifinsatiabledepouvoir,decontrôle.–Votremutineriedésorganiséeseretourneracontrevous,préditDana.PauvreThierry…D’icice

soir,ceseral’ennemipublicnuméroun.–Dequoiparlez-vous?–Cesoir,jemeprésenteraiàlapopulation.Etcen’estqueledébutd’uneopérationquis’étendra

bienau-delàdeslimitesdecetteterre.Uneopérationquedesmicrobestelsquevousnepourrontpasarrêter.Voussavezdequoijeparle.Elleseretournaets’apprêtaàquitterlachambre.–Vousêtesmalade…chuchotaAnna.Dana se retourna avec fureur et s’approcha du lit. Elle se pencha en avant, les sourcils haussés,

menaçante,et tenditunemainversAnna,quiétaitclouéedansson lit, sansaucunepossibilitédesedéfendre.–Quevoulez…Annaneputacheversaphrase:lesdoigtsdeDanaluisaisirentlementonetluitournèrentlatête

verslemuropposé,oùunetélévisionétaitposéesuruneétagère.– À dix-neuf heures, professeure. N’oubliez pas. Le monde entier fera la connaissance de sa

nouvellereine.Ilnefautpasquevousratiezça.

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Nicolò etMarkdescendirent de la voiture, et ce dernier alla à la rencontredeQuinto.L’aire destationnementn’étaitpastrèsloind’unezoneindustrielleessentiellementoccupéepardeshangars.Aumilieusedressaitcequetoutlemondeappelaitl’Édifice9.Ildépassaitlesautresbâtimentsetàsonsommet,unimmensechiffreneufbrillaitd’unbleuélectriqueintense.Àl’intérieursetrouvaientlesstudios de télévision de la chaîne principale de Gê : une chaîne institutionnelle, au service dugouvernement, sur laquelle passaient essentiellement des informations, des publicités et desprogrammesdidactiquesdestinésauxenfantsetauxadolescents.–C’estqui,celui-là?demandaQuinto.– Il s’appelle Nicolò, répondit Mark. C’est un électricien de la ligne suburbaine. Nous avons

empruntésacamionnettepourvenirici.Quintogonflaletorse,etsesabdominauxsaillirentsoussonT-shirt.–Ilestdesnôtres,donc?–Iln’apasvraimenteulechoix.–É…écoutez,balbutial’homme,je…jevouslaisselacamionnette,etlesclés,maislaissez-moi

rentrerchezmoi,jevousensupplie…Jeviensd’avoirunbébé…Mark et Quinto se consultèrent du regard, pendant que Ian, Alex, Jenny, Thierry et Sara se

rassemblaientprèsd’eux.–File,acceptafinalementMarkenluidonnantunetapedansledos.Vadireàtafemmequelepère

desafilles’estcomportécommeunhéros,pendantuneheuredesavie.Nicolòsouritetessayadebredouillerun«merci»quinesortitjamaisdesagorge.C’estalorsqu’uncribrisalesilenceirréel.Unevoixmasculine,jeune.–Là-bas!Tout lemondeseretourna,ycomprisDesner.Cefut leseulàseréjouirenapercevantaumoins

cinquanteadolescentsentraindes’approcher.Celuiquiavaitcriéétaitl’undesplusdévouésàDana:Stan.Ilmarchaitentêtedugroupe,seslongscheveuxdénoués,avecl’expressiond’unchasseurquivientderepérersaproie.–Lesaugmentés…murmuraAlexenserrantlamaindeJenny.Tousdeuxétaientàdemicachésderrièrelesautres.Jennyneréponditpas:ellecontinuaàregarder

devantelle,pétrifiée,levisagefigéenunmasquedeterreur.–Pourcommencer,ordonnaStan,relâchezlecapitaine.D’ungeste rapide,Aimar sortit uncouteaud’unétui accrochéà sa ceinture, et leposa contre la

gorgedeDesner,qu’ilcontinuaitàretenirdesonautremain.–Vousdevrezpassersurmoncadavre!Markretintsarespiration.Ianobservaitlascène,impuissant.SaraetThierryrestèrentimmobiles,

euxaussi.Aumoindregeste,àlamoindretentativedecontre-attaque,toutrisquaitdeseterminerdansunbaindesang.Pendantquelquessecondes,lesilenceretombadevantlagaredésaffectée.Lesyeuxdesaugmentésétaientcommedesdizainesdepistoletspointéssureux,prêtsàfairefeu.Lentement,ilssedisposèrentendemi-cercledevantlesinsurgés.

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–Commetuvoudras,réponditStan.Deux camionnettes noires appartenant aux forces de l’ordre apparurent alors au bout de la rue.

Elless’approchèrentenfaisantrugirleursmoteurs,etquandellesarrêtèrentleurcourseàquelquesmètresdesaugmentés,leursfreinscrissèrentsurlebitume.Unedizainedesoldatsenuniformenoirensortirent,lesmitraillettesdirigéesversThierryetsesamis.Stan fit un geste de la paume à l’un des policiers pour lui ordonner d’attendre. Puis il passa

rapidementsescompagnonsenrevue.Cesfillesetcesgarçonsdedix-septansn’avaientpresquerienencommun:nileurtenuevestimentaire,nileurconstitution,nilacouleurdeleurpeau.Uniquementunobjectifàatteindre,etunearme,contenuedansleurboîtecrânienne.Tousbraquèrentleursyeuxverslesrévoltés,commedesfélinssurlepointdepasseràl’attaque.Quelques secondes s’écoulèrent, etAimar lâchaDesner.Legéant de couleur écarquilla les yeux

pendantquesoncouteaus’échappaitdesamain. Iléprouvasoudainunesensationdevideprofond.Les souvenirs de sa vie passée sur l’océan remontaient en lui et disparaissaient aussitôt, commearrachésdesoncerveau.Thierrysentitunélancementsoudaindanslecrâne.Enuneséried’éclairs,ilvitlevisagestyliséde

l’hommesansyeux, le symboled’Utopia.L’obéissancedeces enfantsqui suivaient chacunede sesdirectives.Unerangéed’éprouvettes.L’inscriptionSYNAPTIQUEenreliefsurlaported’unbureau.Ilsedemandacequisepassaitetvoulutcriermaisneputémettrequ’unfaiblerâle.Saratombaàgenoux.Têtebaissée,mainsposéessurlebitume,ellefutprised’unrirehystérique.

Elle revoyait le regard sincère de Ben qui lui parlait de ses projets d’évasion de la station sous-marine.Et puis le plan détaillé deMnemonica, placardé contre unmur, dans la salle où l’unité derechercheanalysaitlecorpsdecettefilleretrouvéeaufonddel’océan.Elleessayadeserelever,maissa tête était lourde, lesmuscles de son cou raides.Elle avait l’impression qu’elle ne pourrait plusjamaisbougerjusqu’àlafindesesjours.Ellecontinuaàgloussersansréussiràsemaîtriser,maisleslarmessemêlaientdésormaisàsonrire.Mark sentit une vague de chaleur l’envelopper avec la violence d’une tempête. Ses mains

tremblaient,etunfrissonparcourutsoncorps.Ilrevitlesouriredesamère,douxetchaleureux.Elleétaitâgée,danscesouvenir:lefrontcreuséderidesprofondes,lapeauplisséesouslesyeuxfatigués,destachessombresprèsdestempes,descheveuxargentés,finsetfragiles,quisemblaientsurlepointdesecasser.«C’estfini»,luidisait-elle,commedansunedernièrecaresse,fatale.Quinto ferma les yeux et visualisa le tao, symbole de la philosophie de vie à laquelle il avait

toujourscru,emblèmeéterneld’uneexistencevouéeà laméditation,à l’étudedesartsmartiauxentantqu’instrumentsdedisciplineducorpsetdel’esprit.Illevits’effritersoussonregardimpuissant,briséparune forcedont il ne connaissait pas l’origine.Une force à laquelle il était impossiblederésister.Nicolò entendit le premier vagissement de sa fille. Il vit son petit corps fragile allongédans un

berceau,sousunecouverturemoelleuse,jauneetrouge.Ilserevitpenchésurelle,vérifiantpourlacentièmefoisqu’ellerespiraitnormalement.Puisileutlacertitudeterriblequetoutcelaétaitsurlepointdes’effacerdesamémoire.D’êtregommé.Des’éteindre,pourtoujours.L’imagepâlitjusqu’àdisparaître;levagissementseperditdanslelointain.Pendant ces quelques instants, personne ne prononça un seul mot. Desner n’eut pas même le

couragede faire unpas.Derrière les augmentés, les policiers échangeaient des regards perplexes,maisilsavaientétéconduitsjusqu’iciparStanetsescompagnons,etcesjeunesgensreprésentaientlavoixdeDana.Ilsdevaientleurobéir.«Nous sommes assiégés », pensa Ian pendant que les autres cédaient à la violencementale des

augmentés,unearmequirisquaitdelesconduireàlafolie.Immobiles devant les regards faméliques de ces dévoreurs de souvenirs et d’idées, ces

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manipulateurs de rêves et d’espoirs, Alex et Jenny eux-mêmes risquaient de succomber. Ilss’accrochèrentauxréminiscenceslespluspures,auxsouriresetauxvoixd’uneenfancelointaine,àl’odeurdelameretàlabeautédufirmament.Ilss’enfermèrentdansunpasséimpénétrable,l’écrind’untrésorprécieux,lerefugedesentimentstoujoursvivants.AlexvitlestroisétoilesdelaCeintured’Orion,seconcentrasurcetteportiondecielquiéclairaitlanuitdeshommesdepuistoujours,quelleque soit la civilisation de ceux qui levaient les yeux pour l’admirer. Dans l’esprit de Jenny sedessinèrentlescontoursdutriskèle,unsymbolequiluiavaitappartenu,mêmesiellen’auraitsudirequand.Elle se rappelait l’avoirporté autourducou.L’avoir tenuentre lepouceet l’index.L’avoirapprochédesabouche,latêtelégèrementinclinée,lesyeuxfermés.Alexet Jenny réussirentà se tournervers Ianetvirent son regarddécidé.Unregardquine leur

était pas adressé.Qui n’était pas non plus dirigé versStan, ou les autres adolescents. Ian fixait lesseulespersonnesprésentesréellementvulnérables.Une fraction de seconde s’écoula, pendant laquelle le vieillard demeura dos droit, tête haute,

poitrine gonflée et bras croisés. Avec la concentration la plus pure, résultat de dix-huit annéesd’isolement. Dix-huit années de discipline et d’entraînement, psychique et physique. Uneconcentrationdirigéeversunbutbienprécis.Unbattementdecilssuffit.Les soldats qui se tenaient derrière les augmentés écarquillèrent les yeux, puis ils levèrent leurs

mitraillettes, et dans le silence irréel qui enveloppait la scène, ils firent feu. Une rafale de balles,interminable.Unefureursoudaineetinattendue,unvacarmeassourdissant.–Filons!criaIanavectoutlesoufflecontenudanssespoumons.IlcourutversSara,toujoursagenouilléeàquelquesmètresdelui,etlatirapourlarelever.Alexet

Jennyprirent leurs jambesà leurcou.Unrideaudefuméeetdepoussières’élevaitentreeuxet lesaugmentés. Des cris de douleur résonnaient dans l’aire de stationnement de la gare désaffectée :certainsétouffésetsourds,d’autresperçants.Thierryouvritbrusquement lespaupièresengrand,commes’il se réveillaitd’uncauchemar.La

première chose qu’il vit en se retournant futDesner qui essayaitmaladroitement de s’enfuir, sanssavoirdequelcôtésediriger.Thierrybonditenavantetl’attrapaparlebraspourl’entraînerderrièrelui,tandisqu’àcôtéd’eux,lamasseimposanted’Aimars’effondraitsurlesol,couvertdesang.–Filons,vite!criaencoreIan.Etildonnal’exemple,entirantSaraparlebras,tandisqueMarkassistait, impuissant,àlafinde

l’officierLars,frappédeplusieursballesenpleinepoitrine.Ilsdétalèrent.L’airedestationnementétaitdevenueunenferdesang,deterreetdepoussière,oùles

silhouettes indistinctes des augmentés tombaient l’une après l’autre sous les balles des soldats.ThierrypoussaDesneràl’arrièredelacamionnette.Lesautresgrimpèrententoutehâte,etMarksemitauvolant.Quintomontadevantàsescôtés,sanspouvoirchasserlavisiond’Aimaragonisant.Ilgrinçadesdentsetfrappadupoingcontrelafenêtre.Lesrouesduvéhiculedessinèrentunetracenoiresurl’asphalte,etcontinuèrentàcrisserpendant

quelquessecondes,tandisqueMarktournaitsurleschapeauxderouesverslaseuleissueduparking.Quelquesminutesplus tard, lapoussièreretombasur lebitumeruisselantdesangdevant lagare

désaffectée. Des dizaines de corps d’adolescents gisaient par terre, et une poignée de soldats lesobservaient,sanscomprendrecequis’étaitpassé.Dansleurtêterésonnaitencorel’ordrepéremptoiredonné par cette voix inconnue, qui avait pénétré avec force dans leur cerveau et en avait prispossession. La voix d’un vieil homme qui s’était exercé pendant des années dans le noir, dans laprivation,danslesilence.Lavoixd’unespritsupérieur.Et pendant que le silence tombait dans la camionnette conduite parMark, et que tous ceux qui

étaient à bord repensaient à ce qui venait de se passer et revoyaient leur camarade abattu par les

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soldats,dans lecentredeMarina,unautregratte-ciels’écroulaitcommeungigantesquechâteaudesable,surmontéparunecolonneimpressionnantedefuméeetdeflammes.

–Putain,juraQuinto.Aimarest…–Nousserionstousmorts,coupaMark.Ils…nouscontrôlaient.–Jen’avaispaslechoix,prononçalavoixgraveettristedeIanàl’arrière.C’étaitleseulmoyen

d’ensortirvivants.Thierryluitenditlamain.–Tunousassauvélavie.Jenesaispascommenttut’yespris,mais…–Ilsontcommisuneerreur,expliquaIan,leregardfixe,commes’ilrevivaitlascène.S’ilsétaient

venusseuls,jen’auraisrienpufaire.Maiscesontdesespions.Riend’autrequedesespions.Ilsn’ontpasapprisàtuer,justeàtrouveretàmanipuler.– Ils avaient besoin des policiers parce qu’on leur avait donné l’ordre de nous éliminer, devina

Sara.Quintogrinçaitencoredesdents.–C’est la première fois dema vie que jeme sens aussi impuissant. J’avais l’impression qu’ils

lisaientenmoi,qu’ils…mevolaientdesboutsdemonhistoire.Mark posa une main sur son épaule, tout en conduisant de l’autre au milieu d’une rangée de

hangarsanonymes.Quintosecoualatête,puisilsetournaversl’arrièreetcroisaleregarddeDesner.–Net’imaginepasquejet’aioublié,toi!–Quevousaditlecapitaine?l’interrogeaMark.–Qu’ildoitfaireexploseruneécoled’icitreizeheures.–Quoi?s’écriaThierry.Ilselevaetavançajusqu’àl’hommeenuniforme.–C’estvrai?Réponds!Desnerpenchalatêtepourfuirsonregard,maisThierryluienfonçalepouceetlemédiumdansle

cou,etl’hommesemitàtousser.–Réponds,j’aidit!–C’estvrai,confirmaQuinto.OrdredeDana.Elleveutquenotreactionsoitentachéedusangde

cesenfants.Iancomprittoutdesuiteleplaninfernal.–Elleveutfairecroirequec’estnousquiavonsfaitça.–Ilfautl’arrêter!s’exclamaAlex.Desners’étranglait.Thierrylelâcha.Quandileutreprissarespiration,lecapitaineregardaautour

deluiavecunricanementméprisant.–Vousavezenlevélamauvaisepersonne.–Qu’est-cequetuveuxdire?rugitMark,sansquitterlaroutedesyeux:ilsvenaientdedépasserle

dernierbâtimentdelazoneindustrielle.–Vouscroyezquejem’occupedeposerlesbombespersonnellement?Toutestdéjàprêt.J’aidéjà

envoyémeshommes.Vousêtesarrivéstroptard.Thierrysecachalevisagedanslesmains,ayantconsciencedecequesignifiaientcesparoles.Le

capitaineachevaparcetteconclusioninhumaine,d’unecruautésansappel:–Quoiquevousfassiez,cetteécolebrûlera.

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Aprèsavoirquittél’hôpital,Danaserenditdansunimmeubleunpeuàl’écartducentredeMarinaetmonta jusqu’au septième étage. L’immeuble appartenait à sa famille : les appartements des plushautsétagesétaientutiliséspourparlerloindetouteoreilleindiscrète,passerdesaccords,négocieretfairedesaffaires.Danapassal’indexsuruneplaqueàhauteurdesyeux,àcôtéd’uneportesurlaquelleétaitaccroché

le numéro 72 en cuivre. Quand elle entra, les lumières s’allumèrent automatiquement, passant enquelques secondes du bleu électrique au bleu pâle. Le plancher du salon était recouvert de tapisreprésentantdesscènesdechasse,et sur ladroite, sixchaisesencuirnoirentouraientune tableenverre.Del’autrecôté,quatrepetitsfauteuilsbordeauxétaientdisposésautourd’unetablebassenoire,luisante.Unécranplatoccupaittoutunpandemur.Surlesautresmursétaientfixéesdefinesétagèresblanches,nues,pourlaplupart.Ellepassaàcôtédelatable,posasatabletteinteractivedessus,puiss’assitsurl’undesfauteuilset

attendit l’arrivée des personnes qu’elle avait convoquées : le directeur de la première chaîne detélévisionnationaleet lechefde lapolice.C’était lapremièrefoisqu’elledonnaitdesordresàceshommesenl’absencedesonpère.Ilrestaitmoinsdehuitheuresavantsaconsécrationsurgrandécran.Sonestomacgrondaitdefaim,

maisellen’avaitpasletempsdemanger.Peut-êtrecesoir,aprèss’êtreprésentéeaumonde.Peut-êtredemain.Grâceàcetteallocution,elles’imposeraitcommelechefnonseulementdeGê,maisaussid’Orient. L’étape suivante, une fois Marina pacifiée, consisterait à envoyer des navires vers lecontinentinconnuquelesanciennescartessituaientàl’ouestdeGê.Là-bas,d’aprèscequeluiavaitracontésonpère,laviehumainen’avaitpasrepris.Lesyeuxdecetteterrequ’Ivanappelait«continentaméricain » s’étaient éteints en 2014 et ne s’étaient plus rouverts. Il était temps d’aller coloniserégalementcettezonepotentiellementricheetféconde.MaiscequiintéressaitdavantageDana,c’étaitde se consacrer aux réalités parallèles duMultivers afin d’étendre son contrôle partout où c’étaitpossible.Latabletteinteractiveémitunsignal.Danaselevalentementetajustasavesteavantd’allerouvrir.–Bonjour,Dana,lasaluaavecdéférenceunhommegrandetmalingrevêtud’uncostumeélégant.Sesyeuxétaient creusés ; sonvisage,pâle.Dana sedemanda s’il ne lui restait plus longtempsà

vivre,ousic’étaientlesévénementsrécentsquil’avaientainsimarqué.L’autre, plus petit et trapu, aux cheveux luisants et aux yeux vifs, lui adressa un sourire de

condoléances.–J’aisucequiétaitarrivéàIvan.C’estuneterriblenouvelle.–Surtoutenunmomentpareil,ajoutalepremier.–Sam,Oliver…entrez,jevousenprie.Touslestroiss’installèrent.Danalaissaerrersonregarddel’autrecôtédelafenêtreetseperditun

instantdanslacontemplationd’unemassedenuagesnoirsqueleventpoussaitverslaville.Cefutledirecteurdelachaînequipritlaparoleenpremier:–Onm’ainformédevotrevolontédevousprésenteraupublic.Êtes-vouscertainedevotrechoix?

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–Oui,Sam.Lemondeenabesoin.–Votrepèreapprouverait-il?demandaOliver.–Sonapprobationn’estplusnécessaire.Dana se leva et marcha lentement vers la fenêtre. Devant ses yeux, le visage sévère d’Ivan se

superposaitàlavuepanoramiquesurMarina.–Jenepeuxpasrester longtemps,ditOliver.J’aidesordresàdonnerpourlasurveillancedela

salledeconférences. Ilvanous falloir fournirunefforténormeenquelquesheures ; jedoism’enoccuperpersonnellement.–Lesjournalistes?l’interrogeaDanaenseretournantetens’adossantàlafenêtrefermée.–C’estGiada,monassistante,quis’enoccupe.Vousferezsallecomble.Iln’yauraaucuneville,ni

àGê,niàOrient,quin’assisterapasàvotrediscours.–Sam,lesautreschaînes?–Ellesobéiront,commeelles l’ont toujoursfait.Ceserauneretransmissionsimultanéesur tous

lescanaux.–Trèsbien.Jeveuxquecemessageaituneportéemondiale.Danafixalesdeuxhommesl’unaprèsl’autreavecsonregardintense,pénétrant.Ellesavaitqu’ils

feraientn’importequoipourelle,commeilsl’avaienttoujoursfaitpoursonpère.–Jepeuxvousgarantirquejediffuserailemessageleplusefficaceetconvaincantpossible,afinde

rassemblerencoreunefoislapopulationsousl’égideduBien-Être.Maispouratteindrecebut, j’aibesoindevotreplusgrandprofessionnalisme.Les deux hommes la saluèrent avec soumission, avant de la laisser seule dans l’appartement du

septièmeétage.Danaretournaverslafenêtreetposasonfrontsurlavitre.Sesyeuxseperdirentau-delàdelamétropole,au-delàdelachapedepollutionquipesaitsurlaville,au-delàdesnuagesnoirsetdel’océanquibordaitMarinaausud.Ilsvoyageaientau-delàdecetteplanète,loindecesgens.Pendantuninstant,lesmondesqu’elleavaitvisitéspendantsavieentièredéfilèrentdanslerefletde

lavitreetdanssonâme.Desuniverslointains,parfoisassezsemblablesàceluid’oùelleétaitpartie.Parfoistrèsdifférents.Ellevitlevisagesansyeuxs’affichersurlesécransgéants,surdesplaces.Ellelevitimprimédans

les encarts des journaux. Elle entendit le slogan inventé par son père, Nous sommes Utopia,maintenantettoujours,diffuséàlaradio,autéléphone,àlatélévision.Ellelesentitpénétrerdansdesespritsviergescommeunserpents’insinuantdanslesbroussailles.Ellefermauninstantlesyeuxetserevitelle-même,sousd’autrestraits,entraindemarcherdans

des rues alternatives. On l’appelait par un autre nom. Elle parlait d’autres langues. Elle vit desmaisons,desenfants,desmaris,desfamillesinconnues.Elleexaminaledéveloppementimprévisibledelavie,lesdéviationsfortuitesdel’existence.Etleprogrèstechnologique,leslimitesdelanaturehumaine,lapuissancedelacommunication.Lepoidsdesoncorpsdésormaisréduitàceluid’unvoileagitéparlevent,ellecontemplal’infini.

Enfin,ellerouvritlesyeux,respiraprofondémentetseretrouvadevantlavilledeMarina,aveclecieletl’océanquiseconfondaientsurl’horizon,etlaprogressiondenuagessinistresquiannonçaientunorageimminent.Elle se retourna, reprit ses affaires et quitta l’appartement. Il était temps de se présenter à son

peuple.DeregarderdanslesyeuxchaquecitoyendeGêetd’Orient,avecladouceurd’unemèreetl’autoritéd’unchef. Il était tempsdedonneruneexplicationconcernant les événements récents,derassurerlescitoyensetdeleurmontrerlevisagedel’ennemi.

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L’InstitutdepremièreformationOmicronexplosaàdouzeheuresetcinquante-deuxminutes.DanstoutlequartierretentitunedéflagrationtellequeleshabitantsdeMarinan’enavaientjamais

entendu.Unfracasauxproportionsinimaginables,suiviparunimmensenuagedefuméeenformedechampignonquiselibéraitdansl’air.Desdizainesdejournalistesaccoururentaussitôtetformèrentun cordonde caméras autour des barrières placées en toute hâte par les policiers.Les parents desélèvesapprirentlanouvelleautravailetseprécipitèrentsurlelieudelatragédie,pendantquelapluiecommençaitàtomberavecforcesurlaville,surlescrisdésespérésdesmèresetleslarmesdespères,surlecynismedesorganesdepresseetl’empressementinutiledesforcesdel’ordreetdespompiers.Enquelquesminutes,lesimagesdel’écoleenflammesfirentletourdestablettesinteractivesetdes

panneauxdetouslesbureauxdeGê.LepremierarticlecompletàcesujetfuttitréUNEVIOLENCEINHUMAINEetaccompagnédes terribles imagesd’Omicronréduitàunemontagnededécombresfumants,etdudésespoirdesparents.Et,ainsiqueDanal’avaitexigé,cetattentatfutprésentécommeleénièmeactedeterrorismedepuisledébutdelajournée.Aucoursdesheuressuivantes,lesopérationsdesecourssemirentenplaceettentèrentdevoirs’il

était possible d’extraire quelques corps du bâtiment écroulé. La police ordonna aux parents desvictimesderentrerchezeuxetd’attendredenouvellescommunicationsdelapartdugouvernementdeGê.Quelques-unstentèrentdeprotester,sansrésultat:lazonefutévacuéeenmilieud’après-midi.Des dizaines de mères et de pères effondrés rentrèrent chez eux sans explication. Ils attendirentl’allocutiondusoirdans l’espoirqu’elle leurapporteraitdes réponses.Dans l’espoirdedonnerunnomàl’horreur.

Dana laissa son tout-terraindansunparkingà l’air libre, après avoir franchiunebarreblancetbleuquiselevadèsquelafemmeapprochaledoigtdulecteurlaserencastrédansunpoteau.Quandellesortitdesonvéhicule,ellelevalesyeuxpouradmirerl’immeublefaceàelle,quireflétaitenladéformantlaréalitétoutautour,commeunmiroiroblong.Elle connaissait sa destination : onzième étage, salle Oméga. Son père avait déjà organisé de

nombreusesconférencesdepresselà-haut,maisl’estraden’avaitjamaisétéutilisée:lesjournalistesinvitésprenaientplacesurdeconfortablessiègesencuirbordeauxetregardaientdesvidéosprojetéessur un grand écran. La voix hors champ, toujours artificielle, récitait ensuite programmes etproclamations rédigés par des hommes à la solde d’Ivan, ceux qui travaillaient pour lui dans lesgratte-cielducentre.Ceux-làmêmequi,quelquesheuresplustôt,étaientpartisautravailets’étaientretrouvésfaceàuntasderuines.Danaentradansunélévateuretmonta jusqu’auonzièmeétage,puis traversaun longcouloir.Le

bruit de ses talons sur le sol en résine blanche annonça son arrivée. Deux hommes sortirentprécipitammentd’unepièce,s’avancèrentverselleetlasaluèrentd’unsignedetêteobséquieux.–Noussommesdanslestemps?demanda-t-elle.– Oui, madame, tout se passe à merveille, répondit l’un des deux, un jeune homme de belle

prestance,auxyeuxvertsportantunecasquettemarquéeSÉCURITÉ.

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–Bien.Communiquez-moileprogramme.L’autres’éclaircitlavoixetrécita:–Ilest17h04.À17h30,entréedestechniciens.Ilsinstallerontlesappareilsdeprisedevuesetde

son, et se raccorderont à une régie qui a déjà été préparée cematin dans la galerie de la salle deconférences.À18heures,entréedesjournalistes;ilsdevraienttousêtreassisàleurplaceà18h30.On vous attend pour lemaquillage à 18 h 35.À 18 h 40, nous ferons un test audio avec la régieexterne.–Celledesstudios?–Exactement.Leprogrammeestcoordonnéparl’Édifice9.Larégiedelagaleriesertuniquement

àgérerlescamérasetlesmicrophones,maislemontage,lemixage,etc.,sontréaliséslà-bas.Dansvotremessage,vousmedisiezquevousaviezunevidéoàfairepasser?–Eneffet,confirmaDanaensortantunemicropucedelapocheintérieuredesaveste.Elleestlà-

dedans.– Je vais la faire télécharger tout de suite, demanière qu’on puisse la lancer quand vous nous

donnerezlesignal.–Parfait.– Nous espérons être opérationnels à 18 h 50. À 19 heures, la retransmission commencera,

précédée par une annonce automatique répétée, sur toutes les chaînes, qui interrompra les autresémissions.–Jeveuxquetoutsepassesansanicroche,insistaDanaenregardantlesdeuxjeunesgensdansles

yeux.Cetteallocutionestdestinéeàchangerlecoursdeschoses.Tousdeuxhochèrentlatête,puisaccompagnèrentDanadansunesalled’attenteoùavaitétépréparé

unbuffetavectoutessortesdenourrituresetdeboissons.Danasefitservirunsimpleverred’eauets’assitendéroulantsatabletteinteractive.Desdépêchesl’informèrentquelesiègedeSynaptiqueétaitencoreoccupé,quelecentreavaitétéentièrementboucléparlapoliceaprèsl’effondrementdesdeuxgratte-ciel,etquelesparentsdesenfantsqu’elleavait faitmassacreravaientmanifesté leurdouleurdevantlesruinesd’Omicron,avecdescrisdéchirants,descrisesdenerfsetdesmomentsdetensionvitecalmésparlesforcesdel’ordre.Uneinfractionauxusagescompréhensibledanscemomentdecrise;unaccrocquelediscoursimminentraccommoderaitdemanièredéfinitive.Dana sélectionna un nom parmi ses contacts et l’appela. La voix d’un homme se fit entendre à

traverslehaut-parleurdel’appareil:–Jevousécoute,madame.–Daniel,j’exigequel’allocutiondecesoirsoitprojetéesurtouteslesplacesdeMarina.Avertissez

aussivoscollègues,danslesautresvilles.–Biensûr,madame,certainement…maisc’estasseztardpourpréparerceque…–Surtouslespanneauxpublicitairesdecepays.Mettez-vousautravail.Danaéteignitsatabletteets’enfonçadanssonfauteuil,leverred’eauencoreàlamain.Elleferma

les yeux. Elle réussirait à éteindre les flammes de la rébellion, elle en était certaine. Les citoyensverraientenellel’espoir,etaprèssondiscours,lesparentsdesenfantsbrûlésvifsmettraientThierryetsescomplicesenpièces.Combienpouvaientêtrecesinsurgés,danslefond?Ilss’étaientintégrésdanslesystème,ilsavaientbienfomentéleurcoupdansl’ombre,maisleurnombreétaitcertainementpetitparrapportàl’ensembledelapopulation.Ilsuffisaitdediffuserlebonmessage.Demontrerauxgenslamaindel’assassin.Ilrestaitmoinsdedeuxheuresavantl’allocutionquidevaitchangerlemonde.

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Àcinqheuresdel’après-midi,lestravailleursdeGêrentrèrentchezeux.DanslesruesdeMarina,les gens semblaient inquiets, incertains, plus en manque d’explications et de réconfort qu’ils nel’avaient jamaisété.Aucoursde la journée, tout lemondeavait appris cequi s’étaitpassédans lecentre :deuxgratte-ciel écroulés, tout lequartierboucléetoccupépar lapolice.Beaucoupavaientaussi eu vent du naufrage duMayer et de l’occupation de Synaptique, sans compter, bien entendu,l’attentatcontreOmicron.Tousn’avaientpasvulesimagesdecescatastrophes,maischaquecitoyenétait au courant de l’ordre du gouvernement de rentrer chez soi et d’allumer la télévision afind’entendre lediscoursendirectsur toutes leschaînes.Unévénementsansprécédentdans l’histoirerécentedelaplanète.Néanmoins,pendantqu’ilsmontaientl’escalierd’unimmeuble,ouqu’ilsattendaientunélévateur,

ouqu’ilsfranchissaientlaportedeleurmaison,malgrélasituationalarmante,nombreuxfurentceuxquiseremémorèrentunevoixsuave,uneharmonieinconnueetmerveilleuse.Tousceuxquiavaientpris le métro à l’heure de pointe, ce matin, pendant l’opération de Mark, avaient été hantésagréablement par cette chanson vieille d’un demi-millénaire, cet air qui leur revenait de temps entempssansdemanderlapermission.Fascinant,inviolable,éternel.Allongéesursonlit,lesmusclesdesjambesdouloureux,ledostraverséd’élancementslancinants,

Anna rouvrit les yeux vers 18h40, après un sommeil bref et tourmenté. Elle transpirait, avait desfourmisdanslesbras.Illuifallutquelquesminutespourdistinguerclairementlachambred’hôpital.Soudain, une infirmière de couleur entra dans la pièce, lui adressa un sourire froid et alluma latélévision.Pourtouteexplication,ellelança,avecunecertaineexcitation:–Plusquequelquesminutes.AnnaserappelalesparolesdeDana:«Lemondeentierferalaconnaissancedesanouvellereine.

Ilnefautpasquevousratiezça.»Plus lesminutes indiquées enhaut à droite sur l’écran s’écoulaient, plus les battements de cœur

d’Annaaugmentaientd’intensité.Deplusenplusrapides,deplusenplusforts.Quandlesangeutrecommencéàirriguernormalementsesmembressupérieurs,Annaseredressa

unpeu.Appuyéecontrelesoreillers,ellefermaàdemilespaupières.Ellerevoyaitlevisagesouriantde Slev derrière le comptoir de leur pharmacie de Garen. Ses yeux, si doux, telles des pierresprécieuses serties dans son visage carré, assombri par cette barbe touffue dont elle avait toujoursespéréqu’illaraseraitunjour.Combienellel’aimait!Combienellesesentaitloindelui,àprésent!–L’allocutioncommenceradansuneminuteexactement.CitoyensdeGê,votreattentetoucheàsa

fin,annonçaunevoixmétalliquedansleposte.Anna secoua la tête, chassa le souvenir de Slev et revint au présent.Au cours de cette dernière

minute,elles’efforçadenepenseràrienetdeseconcentrersurl’écranblancquiaffichaitlecompteàrebours.Maisellepensaàtoutlemonde.Auxberceauxd’Alex,deJennyetdeMarcolaissésdevantlaporteduCentredesolidarité.ÀIanquibavardaitdanslesalonavecsonpère,Nathan.ÀDanaquil’accueillaitdanssonbureaudeSynaptique.ÀlavoixnasaledeThierryquiluiannonçaitqu’ilétaitdanssoncamp.AutatouageenformedeTsurlapoitrinedeQuinto.Àlarafaledecoupsdefeuqui

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avaitéclatédanssondos,danslecouloirdupénitencierdeMarina,etquiluiavaitfaitcroirequ’ellevivaitsesdernièressecondes.Enfin,ellepensaaumuseaufinde lavieilleDiletta,sachatte.Depuiscombien de temps n’avait-elle pas mangé ? Était-elle partie chercher de la nourriture dans lequartier?Samaîtresseluimanquait-elle?LesourireéblouissantdeDana,surl’écran,latiradecetteséquencedesouvenirs.Elleétaitlà,en

gros plan, dans ce petit téléviseur posé sur une étagère. Elle était dans les maisons de tous leshabitantsdelaplanète.Elleétaitsurchaquepanneaupublicitaire,surlesplacesoudanslesrues,etsurtoutesles tablettes interactives.Leregardfier.Rayonnant.LeBien-Êtreavaitenfinunvisage:celuid’une femme charmante, aux yeux intenses, à la voix chaleureuse et ensorcelante, prête à se faireentendrepartout.Prêteàsefaireaimerparsonpeuple.–C’estavecuneimmenseémotiondanslecœur,etunsensaigududevoiretdelaresponsabilité

dans l’âme, que je me présente aujourd’hui à vous, citoyens de Gê et d’Orient. Vous nous avezsoutenus depuis le début ; vous avez été notre force, les piliers de notre programmepolitique.Cesoir, au termed’une journéemarquéeparde terribles événementsdans lavilledeMarina,d’où jevousparle,nousallonsenfinpouvoirentamerunvéritabledialogue;j’enrêvedepuislongtemps,etc’estdevenuréalitédepuisquelquessecondes.Anna grimaça, écœurée, et détourna le regard de la télévision. L’un des angles du plafond était

couvert demoisissures.Dana continua.Elle fit la liste de tous les dommages subis par la ville deMarinaaucoursdesdernièresvingt-quatreheures,puisfitdiffuserunevidéo.Unecaméraaériennemontraitdes ruinesd’unbâtiment réduitenpoussière :Omicron.Vued’en

haut,l’écolen’étaitplusqu’untasdesablegris,entouréparlesparentsetparlesforcesdel’ordre.Danaénuméralesdonnéesdelacatastrophe,dénonçalamortdetouscesenfants.Elleparlaavecunregardému,débordantdecompassion.Unephotographieapparutensuitesurl’écranderrièreelle.–Ceci,mesdamesetmessieurs,c’estl’hommequenouscherchons.SonnomestThierry,etilest

médecin.Etc’estleresponsabledecesattentats.Vousavezsouslesyeuxlevisagedelaterreur,etjevousjureque,pendantquejevousparle,touslespoliciersdeGêlecherchent.Luietsescomplices.CesonteuxquiontfaitcoulerleMayer,l’undenosmeilleursnavires.Euxquiontdétruitlesgratte-ciel. Eux qui ont occupé le siège de Synaptique. (Dana fit une pause et fixa dans les yeux chaquecitoyendeGê.)Eteuxquionttuévosenfants.Unplanmontralasalledeconférences,pleinedejournalistesinvitésàassisteraudiscours.Leurs

visagesétaientapprobateurs : ils semblaientacquiesceràchaquemot.Danareprit,desavoixaussidoucequetrompeuse:–Nousvouspromettonsquenoustrouveronscethomme,etquevousn’aurezplusrienàcraindre.

Nousleremettronsàlajustice,etsescomplicesaussi.Pourcela,nousavonsbesoindevous.Commetoujours à Gê, signalez-nous la moindre anomalie. C’est important. Ces individus méprisablespourraienttenterdevousattirerdansleursfilets,devousinciteràvousjoindreàeux.Dénoncez-lesimmédiatement.Vousavezvudequoiilssontcapables.Lesyeuxdecesenfantsquineverrontplusjamais la lumière du soleil réclament votre plus grandemobilisation.Gê redeviendra la terre quenousconnaissons,oùrègneetrégneratoujoursleBien-Être.«Elleagagné»,pensaAnna,atterrée.Elleétaitsubmergéeparsondégoûtenverscettecomédie

nauséabondeetsonangoisseausujetdesesamisdontelleavaitperdutoutetrace.C’estàcetinstantprécisquel’impensablearriva.Lamusiquecommençadoucement,entrantavecdélicatessedanslesmaisonsetlesâmesdetousles

habitants de la planète. Elle résonnait partout, et son volume augmentait régulièrement, jusqu’à cequ’ellecèdelaplaceàlavoix.Cettevoixquenombred’entreeuxavaientdéjàentendue.Engrosplansurtouslesécrans,panneauxettablettesdelaplanète,levisagedeDanasefigeadans

uneexpressionétrange:undemi-sourirehypocriteaccompagnédesourcilsdeplusenplusfroncés.

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Annaécarquillalesyeuxetessayades’asseoir.Unevoixhorschamppritalorslaparole:–Citoyens deGê, je vous parle depuis une petite pièce sombre. Je n’ai pas appris par cœur de

discours pour vous faire comprendre qui est celle que vous voyez face à vous. Je préfère laisserparlerpourmoidesimagesetdessonsd’uneréalitéqu’àpartirdedemain,nousapprendronstousàeffacerpeuàpeudenotremémoire.–Mark!s’écriaAnnad’unevoixrauque,ahurie.LegrosplandeDanadisparut,remplacéparlesimagesd’Omicronquibrûlaitsurcettemusique

horsdu temps.Toutàcoup,onentenditundialogueàdeuxvoix,unecommunication téléphoniqueavecquelquesgrésillements,etlacaméramontraànouveaulevisageparalysédeDana.

–Desner?–Oui,Dana.C’estmoi.J’aifaitcequej’avaisàfaire.–Parfait,Desner.Excellent.

Danalevaleregardverslarégie,situéedanslagaleriedelasalle.–Coupez leson toutdesuite,siffla-t-elle, lesdentsserrées, lamainplaquéesur lemicrodevant

elle,toutenessayantdenepasperdrecontenance.

–Lesimagesdel’écoleenflammesvontfaireletourdelaplanète.–Capitaine,j’espèrequeteshommessaurontgarderlesilenceleplusabsolusurcetteopération.

LeregarddeDanadevintmenaçant,tandisquelepublicforméparlesjournalistescommençaitàmurmurer.

–Personnenesaitquel’ordrevientdetoi.Saufmoi.–Tupeuxtereposer,Desner.Excellenttravail.

Danabaissalesyeux.Sonvisageétaitl’imagemêmedel’embarrasleplusintense.Danslarégiedelagalerie,personnenepouvaitarrêtercedialogue:laséquenceétaittransmisedirectementdepuislarégieexterneoù,encemomentmême,deuxhommesétaientassisdansunepièceobscurefaceàuneconsolenumériquesurmontéedepetiteslumièrescolorées.

–Jet’adressemesfélicitations.–Ettoi,disbonjouràtafemmedemapart.J’espèrequevousregarderezlatélévisionensemble,ce

soir.

Markapprocha labouched’unmicroetgarda ledoigtappuyésurunboutonquipermettaità savoixd’entrerdanslesmaisonsdetouslestéléspectateurs.–Cettefemmeetfeusonpère,quevousn’avezjamaiseuleplaisirdevoiràlatélévision,maisqui

a secrètementgouvernéce continentpendantdesdécennies, ne sontpas seulement responsablesdumassacredecematin ; ilssontà l’originede tousnosmauxdepuis ledébutde l’ÈreduBien-Être.Vous aurez dumal à le comprendre tout de suite,mais peu à peu, vous recouvrerez votre liberté.Votre dignité. Vous ouvrirez les yeux sur ce qui peut aujourd’hui vous sembler une affirmationabsurde:leBien-Êtreétaitunecage.Maisc’estfini.MarksetournaversThierryetl’invitaàprendrelaparoled’unsignedetête.Celui-cifermaune

secondelesyeux,puisrespiraàfondpoursedonnerducourage.–Lavoixquevousentendezàprésent,commença-t-il,estcelledelapersonnedontvousvenezde

voirlaphoto.L’organisateurdecetteinsurrection.MonnomestThierry,etj’aipassélamoitiédemavieauserviced’unhommesansmerci,nomméIvan.LepèredeDana.Chaqueprogrammepolitique,chaqueloi,chaqueinterdictionquivousétaitimposéeétaitlefruitdesongénieinfernal.Cethommea

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réussiàmanipulernonseulementmaconscience,maisaussicelledecentainesdepersonnesqui,aufildesannées,l’ontaidédanssesprojets.Jesuislepremiercoupable,etjel’avoue.J’aicompristroptardcequ’ilm’avaitfait;j’aicommisdescrimescontrel’humanité,etjemerendraidoncàlajusticepourpurgermapeine,maisseulementquandlajusticedeGêseraenfinlibreetindépendante.Dana porta les mains à son visage, muette et rigide derrière le micro au centre de la scène.

Plusieursjournalistess’étaientdéjàlevésetl’invectivaient.Desdizainesd’yeuxl’accusaient.Etdanslesmaisonsdeseschersélecteurs,pendantcesquelquesminutes,quelquechoseavaitdéjàcommencéàchanger.Laconsciencecollectiveentraitlentementdansunenouvelleère.Ilfaudraitdutemps;maiscetévénementétaitlepremiercoupdeboutoircontreladictature,destinéeàs’écroulertelslesgratte-cielducentredeMarinaquil’avaientsymbolisée.–J’aimeraisconclureenrassuranttouslesparentsdesenfantsdel’Institutdepremièreformation

Omicron,ajoutaThierry.Réjouissez-vous,embrassez-vous,soyezheureux: l’abominableprojetdeDana n’a pas abouti. Vos enfants sont en sécurité dans les entrepôts Darren. Vous reverrez leurssourires,carlesyeuxdevoscherspetitsn’ontjamaiscessédebriller.J’espèreque,dèsdemain,ilsrefléterontunenouvellelumière.Lalumièred’unehumanitéplusmûre,plusconsciente,enfinlibre.Venezleschercher.Vousleuravezmanqué.MarkobservalesyeuxhumidesdeThierryetsourit.Ilss’étreignirent.Derrièreeux,lestechniciens

attachésàdeschaiseslesregardaientavecadmiration,ayantenfincomprislaraisondeleurintrusion.QuandThierrycessadeparler,Danareculalentement,lesyeuxfixéssurlafoulemenaçantequilui

faisaitface.Ellesetournaverslescoulissesàsadroite,etaperçutlesregardsimpitoyablesdedeuxpoliciers, qui la condamnaient sans appel. Elle vira alors vers la gauche, et vit les assistants quil’avaient accueillie cet après-midi la toiser avechaine.Mais surtout, derrière eux, ellevit lesyeuxeffarésd’unaugmenté.L’undeseshommes.Larévolutiondelaconsciencecollectivedecemondeétaitdéjàenmarche.Danademeuraimmobilequelquesinstants.Unfrissonlaparcourut.Puiselles’écroulaparterre.Pendantqu’àl’hôpital,Anna,émue,s’essuyaitlesyeuxavecledrapdesonlitd’hôpital,àdeuxrues

d’Omicron,àl’abrisousletoitduhangarnuméro3desentrepôtsDarren,Jennysouritàunenfantaux cheveux blonds et lisses, et le prit par lamain.Elle leva les yeux vers ses camarades.Quintoenroulaunetabletteinteractive,etAlexetIans’étreignirent.–Onrentreàlamaison,meschéris,annonça-t-elle,lajouetraverséeparunelarme.

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Lesparentsdesélèvesd’OmicronaccoururententoutehâteauxentrepôtsDarren.N’osantycroire,ilsserassemblèrentdevantleshangarsgris.UnorageviolentavaitéclatésurMarina,etleséclairssesuccédaient,suivisdeprèspardescoupsdetonnerre.Sousleslumièresartificiellesbrouilléesparlapluie, les bâtiments ressemblaient à des coupoles lugubres et désolées. Le logo de la sociétéproductricedepanneauxdominaitleportaild’entrée.Auboutd’unmoment,dessilhouettesapparurentauloin.Unéclairquiilluminalequartiermontra

unvieilhommeavecunenfantdanslesbras,etuncoupleplusjeunequienconduisaitdeuxautresparlamain.Puisdenouveau l’obscurité, lapluiedrue, les rafalesglacialesqui secouaient lesaffichespublicitaires et soulevaient feuilles d’arbre et détritus. Les parents se pressèrent devant le portail.Quelques-unscriaient,d’autresexultaient.Undeuxièmeéclair zébra le ciel et, derrière cespremières silhouettes, d’autres apparurent, plus

petites.Pardizaines.Quintopassaentêtedugroupeetsedirigeaversleportail.Enarrivantdevantlagrille, il passa une cartemagnétique sur une plaque, et une lumière rouge semit à clignoter sousl’averse.Lafouledel’autrecôtédesbarreauxreculapourlaisserleportails’ouvrir,puisexplosaenreconnaissantlesvisagesdesenfants.Mèresetpèrescoururentvers lespetits, en retenant leur respiration,avec l’émotiondegensqui

croyaient avoir perdu une raison de vivre, et avec la certitude que cette nuit, quelque chose avaitchangé définitivement. Ils serrèrent leurs fils et leurs filles contre eux, sans qu’il soit besoin deparolespourtémoignerdecelienquidépassaitleslimitesdel’espaceetdutemps.Ian,AlexetJennyassistaientàlascèneensilence,lecœurdébordantd’émotionetd’orgueil.Quinto,lui,s’approchadeNicolòetl’étreignit.–Lemomentestvenuderentrercheztoi.Tupourrasraconteràtafemmeetàtafillequetun’as

pasétéunhérospendantuneheure.Tul’asétéjusqu’aubout.–Ce futunhonneurdevousaider, répondit l’électriciende la ligne suburbaine,dont les larmes

étaient noyées par la pluie. À partir de demain, je verrai la vie autrement. Nous avons tous étéaveuglespendanttroplongtemps.–Ilfaudradutempspourquelesgenssedébarrassentd’unendoctrinementquiadurédesdizaines

d’années,commentasolennellementIan,adosséàlagrille,lesyeuxfixéssurlesréverbèresdelarue.Ilfaudraungroseffort,maislapremièrepierreaétéposée.C’estàlapopulation,désormais,detoutreconstruire.

La tempêtecontinuaà faire ragependant toute lanuit,nettoyantdesdécenniesdemensonges,decomplots,d’abusdepouvoir,etpurifiant laville.Elle s’abattit sur lesdécombresdans lecentredeMarina,symboled’unpouvoirpolitiquedésormaisenterrésouscesruines.Le capitaineMaggioreDesnermarcha pendant des heures sous les éléments. Il revoyait chaque

minute de cette journée forte en émotions. Il finit par arriver au port, où ses souvenirs les plusintenses remontèrent à la surface. Le vent agitait l’eau noire devant lui. Les coudes posés sur larambarde de la jetée, il repensa à sa dernière stratégie, la tentative suprême qui lui avait valu la

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liberté.–Vouscroyezquejem’occupedeplacerlesbombespersonnellement?Toutestdéjàprêt.J’aidéjà

envoyémeshommes.Vousêtesarrivéstroptard.Quoiquevousfassiez,cetteécolebrûlera.Ilserappelaitledialoguemotàmot.Etilserappelaitencoreplusnettementavoirjouésadernière

cartejusteaprès,pouréchapperàunemortcertaine.–Àmoinsquevousn’allieztoutdesuitelà-baspourévacuerlesenfantsavantl’explosion.–Parle!avaitcriéThierry.Dis-nouslenomdel’école!–Seulementsivousmelibérez.–Jetedonnemaparole.Thierryluiavaittendulamain,maisDesneravaithésité.–Quellesgarantiesai-jequevousleferez?–J’aitravaillétouteuneviepourIvan.J’aicommisdescrimespeut-êtrepiresquelestiens.Tun’as

pasd’autrechoixquemefaireconfiance.Toutcommemoi,jevaisdevoirtefaireconfianceetcroirequetunem’aspasdonnélenomdelamauvaiseécole.–InstitutdepremièreformationOmicron,avait-ilavouéalors.Ils s’étaient serré lamain. Juste après, dans un éclair d’humanité,Desner avait sorti un porte-

cartesdesapocheetenavaitdonnéuneàThierry.– Il y a les entrepôtsDarrenàquelquesdizainesdemètresde là.Lehangarnuméro3n’est pas

utiliséactuellement.Leportails’ouvreaveccettecartemagnétique.Cachezlesgaminsdedansjusqu’àcequelasituationsecalmeunpeu.

L’écoleavaitsautéàl’heuredite.Maiselleétaitentièrementvide.DesnerétaitrestéavecThierryetMark, et juste après l’attentat, il avait appelé Dana, comme prévu. L’ex-ingénieur de Lax avaitenregistré la conversation sur lamicropuce qu’il avait utilisée au pénitencier et dans la station demétro.–Desner?–Oui,Dana.C’estmoi.J’aifaitcequej’avaisàfaire.–Parfait,Desner.Excellent.Cetteconversationserépétaitdanslatêteducapitainecommeunerengaine,pendantqu’ilregardait

lesvaguessebrisersurlesécueilsencontrebasdelajetée.Grâceàcecoupdefil,ilétaitredevenuunhommelibre.Thierryavaittenuparole.Mais,souslesgiflesd’unventfroidetviolentquiparaissaitlejugeimpitoyabledescrimesetcruautéshumaines,lecapitaineMaggioreDesnerrevitenquelquesinstantssonexistencetoutentièreet,loindetoutetdetous,ilsedéclaracoupable.Personnenelevittomberdelajetée.Personnen’entenditlebruitdesoncrânequisebrisaitcontre

lesrochers.Ilfiniraitparcesserdepleuvoir.Pourleshommeset lesfemmessanstachequiservaientchaque

jour leBien-Être en toute innocence, et dont la famille constituait le seul et unique refuge au seind’uneviedeprivations,lebeautempsreviendrait.Les citoyensdeGêméritaientdevoir enfinbriller le soleil avec lesyeux limpidesde ceuxqui,

désormais,n’étaientplusaveugles.

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L’oragesecalmapeuavantl’aube.Unmonde nouveau était sur le point de se réveiller : unmonde sansmaître, et par celamême

instable,fragile,oùilétaitnécessaired’instaurerdenouvellesrègles.Aucœurdelanuit,MarketThierryserendirentdansledojodekendooùilsretrouvèrentQuinto,

Ian, Alex, Jenny et Sara. D’autres militants se joignirent à eux : des amis courageux et descompagnonsderévoltequiavaientcontribuéàfaireéclaterl’insurrectionpendantlajournée.Quelleétaitl’étapesuivante?Nulnesavaitledire.Quelquesjoursplustôt,pasunseuldesrebelles

n’auraitpariésur la réussitede leuraction. Ilsétaient tousanimésparunegrandevolonté,paruneconvictionsolide.Maisilsn’avaientpassongéaulendemain.Orlelendemainétaitarrivé,aveccetteaubequicaressaitdoucementlavilleentraindeseréveiller,

et un arc-en-ciel splendide qui la recouvrait comme une aura protectrice, symbole d’une sérénitéretrouvée.Latempêteétaitterminée,etavecelleladictatureinvisibled’unhommevieuxdecinqcentsansetdesafille.–QuevadevenirDana?demandaJenny,assiseentailleurparterre,àcôtéd’unrâtelierenboisqui

contenaitdouzeshinai,lessabresdebambouutiliséspourlekendo.–Elleestaupénitencier,etjedoutequ’elleensortedesitôt,réponditThierry.–Etseshommes?demandaAlex.Lesaugmentés?Marks’approchaetposaunemainsursonépaule.–Cesonteuxquil’ontemmenéeenprison.Danaestseule,Alex.Ellevoulaitmontrerauxgensle

visagedel’ennemi,etc’estcequ’elleafait.Elles’estmontréeelle-même.– Il existe toujours une clé capable de déverrouiller la porte d’un esprit, reprit Thierry.Même

l’esprit le plus endoctriné et asservi au pouvoir.Dana voulait tuer des enfants.Des innocents. Lesaugmentésontenfincomprisquelevisagesansyeux,symboled’Utopia,c’étaitleleur.–Ilsétaientaveugles,résumaQuinto.– Qu’est-ce qui arrivera dans les dimensions parallèles…? demanda Ian, mais cela ressemblait

davantageàuneméditationpersonnellequ’àunequestion.–Cequenousavons fait ici se répercuterapartoutailleurs, affirmaThierry.La flammedecette

révoltes’allumeradanslesyeuxdecesadolescents,etleurpasséremonteraàlasurface.Partoutoùleslogand’Utopiaapénétrédans leursesprits, ilprendradésormaisunsensnouveau. Ilsconnaîtrontenfinleurhistoire.–Cesystèmenousatousconditionnés,ditMark,leregardbaisséversleplancher.D’unemanière

oud’uneautre.Oublierneserapasfacile.Cen’estd’ailleurspeut-êtrepassouhaitable.LatablettedanslapochedelavestedeThierryémitunsignalsonore,etledocteur,aprèsl’avoir

consultée,setournaversIan.–Voicidenouveauxarrivantsquetudevraisêtreheureuxderencontrer…–Pardon?s’étonnalevieilhomme.Thierrysedirigeaversl’entréedudojoetallaouvrirlaporte.Ilembrassaunefemmed’âgemûr,

accompagnéededeuxautresplusjeunes,puiss’avançaavecellesettenditlebraspourdésignerIan.

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Cedernieressayadereconnaîtreleursvisages,envain.Quandlaplusâgées’arrêtaàquelquespasdelui,ilyeutunmomentdesilence.Toutlemondeobservaitlascènesansoserouvrirlabouche.Unedesjeunesfemmes,àl’épaissechevelurenoireetfriséeetauxtachesderousseursursonnez

etsoussesgrandsyeuxbleus,souritalorsàIan.–Heureusedefairetaconnaissance,grand-père.Enuneseconde,laviedeIandéfiladevantsesyeux,unediapositiveaprèsl’autre,jusqu’àcequelui

revienneenmémoireunephotographiequesonfilsBenavaitchoisieenfondd’écransursatabletteinteractive.Dansceclichéprisvingtansplustôtfiguraientsonépouse,Loren,etsesfilles,MelissaetLara, qu’il n’avait jamais rencontrées. Et maintenant, elles étaient là, devant ses yeux, et ilreconnaissaitégalementlevisageharmonieuxdeLoren,derrièresesquelquesridesetsonvoiledemélancolie.Ian la regarda sans pouvoir retenir ses larmes, et lui prit les mains avec douceur. Il les porta

jusqu’àsoncœur,lesserradanslessiennes,etchuchota:–Ilesttoujoursici,avecnous…Loren se laissa aller contre sa poitrine, et ses filles s’approchèrent pour se joindre à leur

embrassade.

AlexetJennysortirentdudojoetmarchèrentlentementdanslarue.Ilssetinrentparlamainsousla lumièredu journaissant,qui faisaitbriller les flaqueset se reflétait sur lebitume luisant. Ilsneprononcèrentpasunseulmot:ilsavaientbesoindesereposer,demangerquelquechose,deréfléchiràtoutcequiétaitarrivé.Derepartiràzéro.–Bonjour,prononçasoudainunevoixau-dessusdeleurstêtes.Ilslevèrentlesyeuxversunbalcon.Unefilletteauxtressesblondesquidevaitavoirtroisouquatre

ansétaitaccrochéeàlarambarde.Elleportaitunerobeblancheetroseetavaitlespiedsnus.–Bonjour,luirépondirent-ilsenchœur.–Vousêtesamoureux?Jennyrépondit:–Oui…oui.–Depuiscombiendetemps?demandalagamine.Alex et Jenny se regardèrent en silence pendant quelques secondes. Ils repensaient à une salle

sombre,auplafondduplanétariumdeMilanpiquetédeconstellationsetdenébuleuses,àleursdoigtsentrelacés.Làoùtoutavaitcommencé.–Depuisavantlanaissancedumonde,réponditAlex.–Qu’est-cequeçaveutdire?demandalafilletteens’agenouillantetenpassantsonvisageentre

lesbarreaux.–Çaveutdirequenoussommesdesâmessœurs,Jennyréponditavecungrandsourire.–Desâmessœurs?–Laissetomber,ditAlex.–Commentt’appelles-tu?demandaJenny.–Stella.Etvous?–Jenny.–Etmoi,Alex.Tunedevraispastepréparerpouralleràl’école,Stella?Lafillettesereleva.–Papaditquec’estdangereux,dehors…Jenesaispassijevaisalleràl’école,aujourd’hui.– Il n’y a aucundanger dehors,ma jolie, réponditAlex.Tupeuxnous faire confiance.Quelque

choseachangé.

Danslesheuresquisuivirent,ledojosevidapeuàpeu.Laplupartdesinsurgésrentrèrentchezeux

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poursereposer.IandécidadepartiravecLorenetsesdeuxpetites-fillesafindepasserquelquesjoursdanslacompagniesiprécieusedecesmembresdesafamille.Benfiguraitdanstoutesleurspensées,dans toutes leurs conversations. Ian hésita à leur parler de Jastel et de sa taverne,mais il préféras’abstenir.Sara appela patiemment toutes les cliniques deMarina jusqu’à ce qu’elle retrouve celle où était

hospitaliséeAnna.Elle alla lui rendrevisite, et passaplusieurs jours à sonchevet en attendant sonrétablissement.Huit joursplus tard,Anna retournadans samaison-laboratoire,dans labanlieuedeMarina.Dilettan’étaitpaslà,etunefenêtreétaitouverte.Elledutsefaireuneraison:sachattes’étaitenfuie à la recherchedenourritureetd’affection.Auvudesvingt longuesannéesquipesaient surelle,detoutefaçon,ilvalaitmieuxl’imaginerentraindefouillerdanslespoubellesquelquepartetpouvoir espérer qu’elle était encore vivante… Anna dormit toute la journée. Elle revit le visagesouriant de Dana qui se transformait en masque de terreur ; elle imagina plusieurs conclusionsdifférentesàcetteaventure;ellerêvadeSlev,derrièrelecomptoirdeleurpharmaciedeGaren,quiluiservaitunantalgiquepourcalmerlesdouleursqueluicausaitsablessuredansledos.Elleseréveillalelendemainmatin,quandunmuseauhumideluichatouillalajoue.Leregarddela

chattesemblaitl’accuserdel’avoirabandonnée.Maiselleétaitdenouveaulà,auprèsdesamaîtresse.Vieille,fatiguée,fidèle.Elleresteraitjusqu’aubout.Nicolò,quiétaitrentréchezluiaprèsavoirrendulesélèvesd’Omicronàleursparents,n’allapas

travailler lelendemainmatin.Ildemeuraencompagniedesafemmeetenprofitapours’extasieràl’infini sur l’incroyablebeautéde leurpetite fille. Il sepenchait sans cesse sur le berceau, commen’importe quel père pendant les premiers jours de vie de son bébé. Chaque respiration de cettecréatureétaitunecaressepoursoncœur.Etquandlebébéouvraitsespetitsyeuxetréclamaitsamèreetsonlait,Nicolòluirépétaitquesonpèreavaitétéunhéros–paspendantuneheure:pendanttouteunejournée.Lelendemainmatin,ilretournaautravail.LachansonpasséeparMarkétaitrestéeenregistréedans

lasalledescommandesàl’intérieurdutunnelsuburbain.Nicolòneperditpasdetemps.Pendantquelequaiseremplissait,Smokegetsinyoureyessefitànouveauentendre.C’étaitunenouvellemanièredecommencerlajournée,unefaçond’enrichirlaviedestravailleurs.Presqueunhymneàlalibertéretrouvée. Plus de code social. Plus de dénonciations. Les gens en doutaient parfois encore, et ilfaudraitdutempspourmodifierdeshabitudesenracinéeseneuxdepuisdesdizainesd’années,maisilspouvaientenfinseregarderenface,mêmeentreparfaitsinconnus,etéchangerspontanémentleuravissurcettemusiquemagnifique.ThierryetMark,aprèsavoirdormijusquetarddansl’après-midi,seretrouvèrent lesoirdansle

magasindebanlieueetmirentaupointunpland’action.Ilétaiturgentdeconvoquerenréunionlespersonneslesplushautplacéesdecettepyramide,ausommetautrefoiscorrompuetmanipulé.Seuleune assemblée démocratique pourrait jeter les bases d’une reconstruction, et ce n’était qu’encomprenantetenadmettantcequiétaitarrivépendantdesannéesqu’ilspourraient tousrepartirdubonpied.Sanstromperie,sanschantage.Quelques joursplus tard,quandThierryse trouvafaceàOliver, lechefde lapolice,etqu’il lui

annonçaqu’ilvoulaitseconstituerprisonnierpourlescrimesqu’ilavaitcommisdanslepassé,celui-cisecoualatêteetluitenditlamain.–Cethommeetsafilleontenvoûtélanationtoutentière,moicompris.Vousetvosamisyavezmis

unterme.Jenecroispasquevousfairearrêtersoitunebonnesolution.Enfait,j’avaisunemeilleureidée…

Aprèsavoirsaluélesautres,AlexetJennydécidèrentdedormiraudojo.QuandQuintofutpartiàson tour, ils descendirent au sous-sol, entassèrent des tapis de sol par terre, et s’allongèrent après

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avoiréteintleslumières.Ilsdemeurèrentenlacéspendantdesheures,assommésparuneterriblefatiguephysiqueetmentale.

Ils dormirent jusqu’au lendemainmatin, en se retournantparfois,mais en se retrouvant toujours ànouveauserrésl’uncontrel’autre.Jennyseréveillalapremière,latêteappuyéecontrelapoitrinenued’Alex. Elle ouvrit lentement les yeux et se demanda dans quel monde elle était, dans quelle vie.Quelleroute,queldestin.Alexsentitsarespirationdanssoncou,etsouritavantmêmed’ouvrirlespaupières.–C’estterminé.Pourdebon.–Oui,monamour.Ellel’embrassadélicatementsurleslèvres,pendantqu’illuicaressaitlescheveux.–Qu’allons-nousfaire,maintenant?Jenny se redressa. Quelques rayons de lumière filtraient par un store sur le mur d’en face et

éclairaientdesappareilsdemusculation.–Cemondepourraitêtreunbelendroitoùvivre.Tunetrouvespas?Alexcroisalesmainsderrièresanuque,enrepensantàsesamisdeSam-en,safamilleadoptive,le

fleuve,lachambredeMarco.Là-bas,leursalteregocontinueraientàmenerleurvie,ensécurité.–Enfait,peuimportel’endroitoùnoussommes.Dumomentquetuesavecmoi.Jennysourit,puissepenchasurluietluiébouriffalescheveux.–Tucroisquejepourraistelaisser?–Jenesaispas.C’estlapremièrefoisquejepenseànousdeuxentant…qu’adultes.–Avoircetâgeadesavantages.–Desavantages?Jennyhésitauninstant,puiscontinua:–As-tujamaispenséquenouspourrions…vivreensemble?Alex ne répondit pas. Il garda le silence, les yeux fixés sur le plafond, tandis que Jenny lui

chatouillaitletorse.–Jen’aipresqueaucunsouvenirdemesvraisparents,poursuivit-elle.EtàSam-en,noussommes

frère et sœur. Notre identité est détruite. Le Multivers était notre secret ; notre don était notremalédiction.Pourunefois,jevoudraismenerunevienormale.Jevoudraispouvoirfairedesprojetsconcrets,neserait-ceque…–Quoidonc?–Unefamille,Alex.Legarçonseredressaetlapritparlamain.–Quandj’aivucesenfantsembrasserleursparents,dit-il,j’aipenséquec’étaitpeut-êtrelaforme

d’amour lapluspure, laplus inconditionnelle.Dans levisagedecespèresetdecesmères, j’aivurenaîtrelavie.Ilscroyaientleursenfantsmorts,etquandilslesontvussortirdel’entrepôt…–…c’estcommes’ilsavaientrecommencéàrespirer,conclutJenny.–Exactement.Çam’afrappé.Çam’afaitréfléchir.–Tucroisqueceseraitpossible…?Elleluipassalesbrasautourducou,etsecollacontrelui,enlaissantsaphraseensuspens.– Je crois que c’est ceque jedésirede toutemonâme, répondit-il, plusgrave et déterminéque

jamais.–Toietmoi?Unevraiefamille?–Toietmoi,Jenny.Alexapprochasonvisageetluieffleuralenezaveclesien.Ilgardalesilence,lesyeuxfermés,et

pendantuninstant,letempss’arrêta.

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Ilsétaienttouslesdeuxsurunejetée.Lamaindanslamain,leregardperdusurl’immenseétendued’eaudevanteux.–Tuesvenu,enfin…ditJenny,radieuse.Alexregardaautourdelui.Lesmouettesvoletaientdansleciel.Lesnuagess’enallaient,etlesoleil

recommençait à briller sur le ponton et sur les vagues pendant cet instant hors du temps et del’espace,cefragmentd’imaginationquiseconfondaitavecmilleréalités,millehistoires.–J’aitoujoursétélà.–Veux-tutepromeneravecmoidanscettevie,Alex?Jennyluisouriait,etilcompritqu’ilsetrouvaitdanslecoinleplusbeauduMultivers:leplussûr,

leplusheureux,leplusenchanteur.Labonnedestination.C’estàcemoment-làqu’ilslavirent,auboutdelajetée.Simignonnedanssarobeviolettequilui

laissaitlesjambesàl’air.Sijoyeuse,pendantqu’ellesautaitsurlequaietatterrissaitenpliantlesgenoux, tournée vers eux en quête d’approbation, les cheveux en bataille, avec ses grands yeuxintensescommelameretétincelantscommelesétoiles.Elleleuradressaungrandsourire.–Jenelâcheraistamainpourrienaumonde,Jenny.

Ilsrouvrirentlesyeuxetdurentseréhabitueràlapénombredugymnase.Ilsneprononcèrentpasunmotpendantquelquessecondes.Leursvisagescontinuaientàs’effleurer,

leurslèvressejoignaient,seséparaient,serapprochaientencore.–Tuasvulamêmechosequemoi,toiaussi?chuchota-t-elle.AlexarrangeaunemèchedecheveuxdeJennyderrièresonoreille,etrépondit:–Surlajetée?Oui,moiaussi,jel’aivue.–Àtonavis,c’étaitquoi?Jennyfermalesyeux,etill’embrassasurlefront.–Peut-êtrequec’étaitl’avenir.

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Unanplustard

Le rendez-vousétait àminuit,mais ils arrivèrent tous largementenavance.Certainsne s’étaientpasvusdepuisplusieursmois,d’autresdepuisquelquesjoursseulement.Maistousétaientémusdeseretrouverànouveauensembleaumêmeendroit.Anna les attendait dans le large hall d’entrée du bâtiment, assise sur un fauteuil. Elle portait un

tailleur bleu, ses cheveux roux rassemblés en une longue queue-de-cheval. Quand les portescoulissantes s’ouvrirent, elle se levaaussitôt et s’avançavers lespremiers arrivés.Les souriresdeMarketThierryfirentbattresoncœur.–Jesuissicontentedevousrevoir…dit-elle,émue,enlesembrassant.–Lesnouveauxlocauxsontmagnifiques,Anna,s’extasiaMarkenregardantautourdelui.L’accueil se faisait derrière un comptoir vitré en demi-lune, des fauteuils entouraient des tables

triangulaires et, derrière eux, un immense panneau lumineuxmontrait le plan dubâtiment, avec lalistedesdépartements.–Alors,commentçasepasse?– C’était un peu difficile au début,mais les choses commencent enfin à fonctionner. Il y a une

bonneéquipe.Cettecompagniedevraitenfinobtenirdesrésultatsutilespourtoutlemonde.–LaprofesseureAnna,directricedeSynaptique,commentaThierry.Quil’eûtcru?Les portes s’ouvrirent à nouveau. Alex et Jenny entrèrent, repérèrent le petit groupe et

s’approchèrent.AlexallaembrasserMark.–Tun’estoujourspasvenuinstallernotrestéréo!luireprocha-t-ilamicalement.–Eh,jetesignalequetuparlesàmonconseiller,pasàuntechnicienquelconque!répliquaThierry,

amusé.–Tout lemonde saitque sansMark, tune sorsmêmeplusdechez toi, gouverneur, raillaAlex,

maisjeveuxquecesoitluiquimefassecetteinstallation.Luietsonrépertoiredevieilleschansonsvoléesdansnotremémoire…–Blagueàpart,intervintJenny,çanousferaitplaisirquevouspassieznousvoir,undecesjours.–Nousviendrons,promitMark,quidésignaThierryd’unsignedumenton:Mêmesicemonsieur

alalourdetâchedenepasmenerlepaysàlacatastrophe…noustrouveronsuntroudanssonagenda.– Je suis si contente pour vous, dit Anna à Jenny, avant de se tourner vers les deux hommes,

respectivementgouverneuretPremierConseillerducontinentdeGê.–Quintovousditbien lebonjour, annonçaMark. Jene saispas sivousêtesaucourant,mais il

vient de partir vivre à Lender, à Orient. Il dit que là-bas, il reste plein de traces des anciennestraditions auxquelles il a toujours cru. Elles ont été trop longtemps enfouies, bannies, renduesinaccessibles.Saraestpartieaveclui.Alexhochalatête,satisfait,etdemanda:–EtIan?Quandarrivera-t-il?–Ilestdéjàlà,réponditAnna.Ilnousattendenbas,danslasalleMemoria.Thierryfronçalégèrementlessourcils.–Excuse-moi,Anna,maisjenesuispascertaind’avoircomprispourquelleraisonnoussommes

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rassemblésiciaujourd’hui.Endehorsduplaisirdenousrevoir,biensûr.QuemijotedoncIan?–Ilestsurledépart,réponditAlex.–Nousn’avons jamais cessédenousvoir, cesderniersmois, ajouta Jenny.Nous lui avons tenu

compagnie, nous l’avons hébergé, nous sommes parfois allés jeter un coup d’œil à notre vieparallèle…–DanslaréalitédeSam-en,précisaAnna.–Exactement.Ici,àGê,ilavécupendantuncertaintempsaveclafamilledeBen,maiscesderniers

mois,ilaétéreprisd’unecertaine…impatience.–C’est-à-dire?demandaMark,perplexe.–Voussavezcommentilest…avidedeconnaissances,obsédéparl’étude,ledésird’approfondir.

Quand nous avons fêté son quatre-vingt-neuvième anniversaire, il nous a révélé son projet. Noussommestombésdesnues.–Unprojetdontilavait toutd’aborddiscutéavecmoi,ajoutaAnna.Etquivaêtremisenœuvre

aujourd’hui.Suivez-moi.MarketThierryéchangèrentunregardpleindecuriositéetd’unecertaineappréhension,puisils

suivirent Anna à travers le hall, jusqu’aux élévateurs. Ils entrèrent dans l’un d’eux, et AnnasélectionnasurleplaninteractifunrectangleintituléSALLEMEMORIA.–Aufait,Thierry, jevoulais te féliciterpour toutceque tuas réaliséaucoursdecettedernière

année,ditAlexpendantqu’ilsdescendaient.Gêestunendroitmeilleur,aujourd’hui.Jenecroyaispasquec’étaitpossible.Çasevoitdanslesyeuxdesgens.Ilssesontréveillés.–Ilasuffideleurmontrerqu’ilyavaitd’autresraisonsdevivre.Queleurliberténes’arrêtaitpas

là où Ivan et Dana avaient placé des barrières. Il faudra encore du temps pour que l’humanitéreprenneconsciencedesaproprenature,maisnousyparviendrons.–Enattendant,aumoins,ilsécoutentdelabonnemusique!plaisantaJenny.Markluidonnaunetapesurl’épaule.–Toutça,c’estgrâceàvous.Vousêtesnotrepontaveclacivilisationprécédente.Espéronsquela

nôtrefinisseparluiressembler,aumoinsenpartie…–Etlesmicropuces?demandaAlex.Çaavance?–Oui.Lamoitiéde lapopulation se lesest faitôtergrâceàuneopérationchirurgicale rapide ;

l’autre moitié est sur la liste d’attente. De toute façon, elles ont toutes été désactivées : elles netransmettent plus aucun signal. Nous envisageons même de battre une nouvelle monnaie. Vraie,tangible,pasdeschiffresfroidssurunécran.–Noussommesarrivés,interrompitAnna.Venezavecmoi.Lepetitgroupetraversauncouloirétroitéclairépardesrangéesde tubesaunéonquidonnaient

aux parois une teinte bleu électrique.Au fond se dressait une porte, avec un panneau à hauteur devisage.Anna s’approcha du petit panneau et l’effleura. Une bande rouge horizontale monta alors, puis

redescendit,scannantsonvisage.Laportes’enfonçadanslemur.–VoicilasalleMemoria,annonça-t-elle.Jesuislaseuleàpouvoirentrerici,commevousavezpu

leconstater.–Oùsommes-nous,Anna?demandaThierry,troublé,enregardantautourdelui.Lasalleétaitsombre,uniquementéclairéepardespanneauxsurunmur,quin’affichaientpourle

momentquedescouleurschangeantes,des faisceauxde lumièrequipassaientduvioletaubleu,dubleu au vert.Au centre de la salle se trouvait une grosse cabine en position horizontale, avec desparoisenverreetunebaseenacier.–Noussommessurlequainuméro1,réponditlavoixrauqueetpâteusedeIan.Levieilhommeémergead’unepetiteportede l’autrecôtéde lapièce.Markallaàsa rencontre,

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brasouverts,etserraquelquessecondes lecorpsminceetfrêledecethommedequatre-vingt-neufans.–Lequainuméro1?répétaThierryenluiserrantlamain.IansaluaAlexetJennyavecungrandsourire,puisconfirma:–Oui.Vousêtesdansmagarededépart.Lejourestvenu.Alexprit lamaindeJennyetsemitàrespireravecforce.Ilsavaitcequiallaitsepasser,maisil

auraitvouluassisteràcettescèneleplustardpossible.–Jeneveuxpasquecemomentduretroplongtempsetquevousayezduchagrin,continuaIanen

s’approchantdelacabineetenposantlamainsurlebord.Ceciestunadieu,mesamis.Jennys’approchaetposasamainsurlasienne.–Nousétionspréparés,maismaintenantquenoussommesici,c’estdur…–Vous serezheureux.Vousaurezune famille formidable.Etvouspenserez souventàmoi, je le

sais.Sivousavezenviedemeparler,ilnousrestenotrepetitcoindesérénité,àlacampagne,àSam-en-Kar.Vousn’avezencorejamaisgoûtéàcetexcellentligala,jemetrompe?Alexrestaàl’écart,semordantlalèvrepoursecontenir.Thierrysecoualatête.–Jesuisleseulànepascomprendrecequisepasse?Iansetournaverslui.–Jesuisvieux,Thierry.Trèsvieux.Etfatigué.Bientôt,mescellulesmourront,etmoiavec.Voilà

pourquoijepars.–Tupars…où?–ÀMemoria.Alexfermalesyeux.Jennyluirepritlamainetsentitqu’iltremblait.–Dansun instant, jemecoucheraidanscettecabine,qui se remplirad’acide sulfhydrique.Anna

fermeral’enveloppeétanche,puisellemettraenroutelacryostasedanslapetitesalledecommandesdont je viens de sortir. Je vais vous saluer tout de suite, parce que dans peu de temps, il va faireglacial,ici.–Tuvas…balbutiaMark.Tu…–Jeparsdansunvoyageà reboursà travers l’Histoiredumonde. Jenesaispasdecombiende

temps jedispose,mais j’aidemandéàAnnadeneplusme faire sortir de cette cabine.Àpartir demaintenant, mes cellules vont vieillir très lentement, mais elles vont continuer à vieillir. Je suisdestiné àmourir,moi aussi, comme tout lemonde.Mais je passerai les dernières années demonexistenceàMemoria.Commevous lesavez, là-bas, lesyeuxdesautressontcommedesportesquipermettentd’accéderàleurssouvenirs.Jeremonterailetemps.J’aibesoindesavoir,deconnaître.Jeveux revoir la fin de notremonde, cet astéroïde que j’ai toujours considéré comme un projectileporteurd’unenouvellevie,quiaanéantilacivilisationetquil’afaitrenaîtreenmêmetemps.Etlafindelacivilisationd’avant,sij’yarrive.Etcellesquil’ontprécédée…Personnen’osainterromprelesparolesdeIan,quifixaitlevidedevantlui,commes’ilvisualisait

leparcoursquil’attendait.–Jedescendsdanscetabîmeaveclacertituded’yparvenir.Detrouverdesréponses.Delestrouver

pourvous.–Pournous?demandaThierry.Mais…tuviensdedirequetunesortiraisplusdecettecabine!–Moi,non.Maismesvisions,mesdécouvertes…Ceseral’héritagequejevousléguerai,àvouset

auxgénérationsaprèslavôtre.Annafitquelquespasenavantetsouritfaceàl’incompréhensiondeThierry.–Nousallonsutilisertonlogiciel,celuiquetuasinventéetquisertàextrairedessouvenirs.Nous

verronslepasséavecsesyeux.Peut-êtreapprendrons-nousautrechosesurnous-mêmes.Thierrybattitdescilslentement,mesurantlaportéedecetteexpérienceextrême.Puisilsoupira:

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–Quandcettecabineserefermera,tuseras…–…mort?ditIanavecunsourire.Certainementpas.Alex,dis-luiunpeuàquelpointçagrouille

devie,là-bas…Alexsejetadanssesbrassansrépondre.Lesyeuxgonflés, lementon tremblant, les jambeset lesbrasencoton, ilne réussitmêmepasà

serrercontre lui lecompagnondecetteaventurehorsdutemps,decevoyageà travers les infiniesbifurcations duMultivers. Pendant cet adieu, il essaya de ne penser à rien, de se concentrer sur larespirationdesonmeilleurami,pourladernièrefois.Maisuneimages’imposadanssonesprit,etilneputlachasser.Ilsétaientensemble,allongéssurlelitdeMarco,àMilan,prèsd’undemi-millénaireauparavant,dansuneautreréalité,uneautrevie.–Dormons,maintenant,Alex,sinondemainl’avionpartirasanstoi.–Jennyexiste,j’ensuiscertain…jelatrouverai,pasvrai?–Biensûrquetulatrouveras.Ilfautjustequetuycroies.Alexrelâchasonétreintelentement,puisilessuyaseslarmesavecsonpoignet.–Adieu,Marco,dit-il,enprononçantcenomquileramenaituneéternitéenarrière.–Adieu,monami.

Peu après, le groupe sortit de la pièce et laissaAnnamettre en route le processus de cryostase.QuandellelesrejoignitdanslecouloiretquelaportedelasalleMemoriaserefermadanssondos,nulnesoufflamot.Ilsparcoururent lepassagejusqu’à l’élévateur,chacunplongédanssespensées.Quandilsfurentdedans,AnnasélectionnauncarréoùétaitécritLOGGIADEIAN.Anna,Alex,Jenny,ThierryetMarksortirentdel’élévateuret traversèrentunesallederestaurant

aux grandes baies vitrées.Anna s’approcha d’une colonne à côté d’un comptoir semi-circulaire etappuyasurunbouton.Lesfenêtress’ouvrirent,etlegroupelasuivitsurunevasteterrasse.Unventagréablesoufflait,cesoir-là:unebrisequimontaitdelameretquicaressaitdoucementlesrêvesdescitoyensdecemondenouveau.–Commevouslevoyez,j’aidonnélenomdenotreamiàcetendroit,ditAnnaens’avançantvers

unerambardederrièrelaquellesedécoupaitleprofildelaville.Tout le monde se tut. Leurs regards se perdaient au-delà de la balustrade et erraient sur les

nouveauxgratte-cielducentre,puis,plusloin,surlestoitsdesimmeubleset,plusloinencore,surlabanlieuerénovéeetredevenuevivablegrâceàunplanderestructurationambitieux.Ilserraientparmilespenséesetlesrêvesd’unmondequivenaitdeseréveiller,prêtàaccueillirdenouvellesvérités,àse fixerdenouveauxobjectifs,àconsidérerdeshorizonsplusvastes.Unmondenouveau-né,enfincurieux.– Sans lui, rien n’aurait été possible, continuaAnna.Nous nous réunirons ici pour penser à lui

chaquefoisquevousenéprouverezlebesoin.–Es-tualléedansd’autresmondes,cesdernierstemps?demandaAlex.–TuveuxsavoirsiDanaestencoreunemenace?–Cen’estpaslecas?–Impossibleàdire,Alex.MaisjecroisqueDanaestseule.L’Utopiadesonpère,etlasienne,n’est

plusquel’échod’unecatastrophequinedisparaîtrajamaisdelamémoiredesadolescentsdontilssesontservis.

AlexetJennys’éloignèrentensilenceets’accoudèrentàlarambarde.Ilssepenchèrentlégèrementenavant, lesyeux rivés sur la lunepresque ronde,quiobservaitd’enhaut les actionsdeshumainssanslesjuger.Solitaire,silencieuseetparéedepuistoujoursd’unefascinationsombreetmystérieuse.Une succession de lumière et d’obscurité, avec ces énormes cratères qui dessinaient un visagepresquehumain, figé enune expressionde stupeur.Elle avait toujours été là, compagnemuette de

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leurspensées.ThierryetMarkallèrents’asseoirautourd’unepetitetable,tandisqu’Annas’approchaitd’unpetit

panneaunumérique.AlexpritJennyparlamain.–Tulavois?demanda-t-ilenlevantlesyeuxversleciel.– Oui, répondit-elle après avoir scruté le firmament et trouvé les trois étoiles de la Ceinture

d’Orion.Jelavois.–Ellenenousajamaisabandonnés.Annaappuya surunbouton, etunemusiqueenchanteresse–cette chansondes années30 rendue

célèbreparungroupedesannées50–sefitentendre.SousleregardsatisfaitdeThierryetlesourirecomplice deMark,Alex et Jenny s’enlacèrent. Elle appuya la tête contre sa poitrine, et il la serracontrelui,toutensebalançantlentementaurythmedesnotes.Lescorpsdedeuxadultes,lescœursdedeuxadolescents.Lesyeuxbrillantsd’unpetitgarçonetd’unepetitefillequisetenaientparlamainauplanétariumdeMilan,sousunocéand’étoiles,lejouroùtoutavaitcommencé.Dans l’air frais du soir, une voix vieille d’un demi-millénaire chantait un sentiment éternel et

inégalable.

–M’accorderez-vouscettedanse,mademoiselle?demandaAlex.Jennyessuyaunelarme,prituneprofondeinspirationetlevalesyeuxverssondestin.–Danstouslesuniverspossibles.

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Épilogue

Jemarchesuruneplagequisemblesansfin.L’eauquimemouillelespiedsestmillénaire,gardiennedelavie,éternellebibliothèquegénétique

quiconservel’histoiredesmondes.Commejevoudraispénétrerdanssessouvenirs,àlafaçondontje creuse dans les profondeurs des âmes humaines. Je suis en voyagedepuis une éternité,mais enréalité,lachronologien’existepas,ici.Toutarriveenuninstant,aumomentoùl’espritestentraînéparuneétincelle.Jecheminedanslesilencedelanuit,etj’ail’impressiond’entendrelesnotesd’unpiano, au loin.Un accompagnementmélancolique, à lamélodie à peine accentuée. Peut-être est-cel’échodessouvenirsdequelqu’und’autre.Ousimplementuneénièmesuperposition.J’ai lu dans les yeux de milliers, peut-être de millions de gens. J’ai vécu dans leur passé, j’ai

traversélesévénementsmarquantsdeleursviescommeonfranchitunfleuveensautantd’unrocheràl’autre.Jusqu’àcequejecomprennecequimanquaitpourcompléterlamosaïque.Unfragmentôcombieninattendu.C’estarrivéilyaquelquetemps,suruneplacenoiredemonde.Autourdemoi,leva-et-vientde

passants,decultures,derêvesetd’espoirs.Desviescroisées,destrajectoiresentremêlées.Assisàunetableenterrasse,dansunebrasserie,jetenaisunstyloposésurunefeuilledepapier,sanssavoirquoinoter. Sous la feuille, un quotidien français daté de 1988. Je me sentais comme perdu dans lacontemplationdesregardsdesgens,immobilisé,cristalliséparlasynchronisationdestemps.J’étaisarrivé dans ce recoin duMultivers après avoir chevauché des souvenirs inconnus, demémoire enmémoire, obsédé par ma quête de connaissance.Mais s’il m’est arrivé d’enquêter sur l’existenced’autrui,d’observerlessouvenirsdesgensentantqu’entitééthéréeetimpalpable,commeunintrus,cette fois, j’étais en possessiondemon corps. Je n’étais pas qu’unobservateur : je participais auxévénements.Jemetrouvaisdoncdansundemespropressouvenirs.Saufquedans la civilisationqui s’est achevéeaumomentde la chutede l’astéroïde, en1988, je

n’étaispasencorené.J’étaissurlepointdemerésoudreàtraduireenmotscetécheveaudedoutes,dansl’espoirdele

dénouer,quanduncouples’estassisàcôtédemoi.Etjemesuischangéenstatue.Ilsavaientenvironvingtans;moi,peut-êtreunpeuplus.Elle,siraffinéedanssonmanteaubeige

long jusqu’au genou, avec des gants noirs et une écharpe autour du cou. Lui, si élégant dans soncostume,lavesteouvertesurunechemisebleue,unfoulardcrèmeattachésouslementon.Jelesaireconnus, et je n’ai pas pu bouger un seul muscle pendant de longues minutes. Je les ai vuscommander à boire, tandis que le soleil s’éteignait derrière les immeubles et que l’air devenaitpiquant.Surlaplace,lespassantsétaientmoinsnombreux,rentraientchezeux.Jelesaivuséchangerdes regards qui valaient plus de mille mots, je les ai entendus prononcer quelques phrases.Brusquement, jeme suis levé.À l’improviste,presque sans l’avoirdécidé. Jeme suis approchédeleurtableetjemesuisraclélagorgepourattirerleurattention.Ils’estretourné,etsesyeuxbleusontsourienmevoyant.–Vousnepouvezpasvenirici,m’a-t-ilreproché,amusé.Etelle:

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–Qu’est-cequivousprend?Audébut,jen’aipascompris.Puisquelqu’unacrié:«Coupez!»Jemesuistournéverslavoix,et

j’aivulescaméras.–Attention,bonsang!Vousêtesentrédanslechamp!arugiunhommedansunmégaphone.Jesuisretournéàmatable,hébété.Uneheureplustard,j’aisuivilecouplejusqu’àunecaravane

garée dans une impasse à quelques pas de la place. Je leur ai demandé ce qui se passait, et j’aidécouvertquejen’étaispasàParisen1988.J’étaisàl’intérieurd’unplateaudecinéma,auxportesdeMilan,en2017.J’aiessayéderaisonner, je leuraisoutenuquecen’étaitpaspossible.Je lesaiappeléspar leurs

noms,AlexetJenny.Ilsm’ontdemandésijevoulaisunautographe.–Cettevilleabrûléen2014!ai-jecrié.Toutlemondeest…vousnevousrappelezpas?Ils m’ont chassé de la caravane. Et ce n’est pas tout : le souvenir s’est désagrégé en quelques

instants,s’estrecroquevillésurlui-même,commeunephotographiejetéedanslesflammes.J’auraisdû le suivre, le vivre : je sais que c’est ainsi que ça se passe, àMemoria.Mais j’ai essayé de lemodifier,d’interagir,etilm’arenvoyéici,lespiedsdanslesable.J’ysuisretourné.Jesuisallélà-basdesdizainesdefois,jouantmonrôledefigurant,pourvoirleciellimpidedemavilleintacte,enmedemandantsanscessepourquoi.Celafaitdesjoursquejemarchesansbut,mêmesiletempsn’aiciaucunesignification.Jemarche

etjemenoiedanslesquestions.L’astéroïdedevaittomberdanstouteslesdimensionspossibles:c’estcequ’onnousavaitdit.Cequenouscroyions.Ilyauninstant,j’ailevélesyeuxverslecielnocturne.Moi,défenseurdelascience,esclavedela

raison. Je les ai levés, et j’ai demandé une explication, sans même savoir qui j’implorais. Lefirmament m’a répondu. Ou peut-être me suis-je répondu tout seul, en admirant la constellationd’Andromède. Je l’ai regardée avec d’autres yeux. J’ai pensé à la relativité demon point de vue.Depuis cette plage, les étoiles ont une certaine configuration, forment des images qui ont donnénaissance à des mythes. Des histoires que nous connaissons tous. Mais si j’observais les mêmessoleils depuis un autre point de la galaxie, que verrais-je ? Je ne verrais pas Andromède ; je neverraispascetteconfiguration.Jeverraislesmêmesacteurs,maissurunautreplateau.J’aidoncessayédeconsidérernotrehistoire,cetteaventureinimaginablequiafaitserejoindrema

route et celles d’Alex et Jenny, en déplaçant le point de vue. J’ai revu notre parcours, jeme suisrappeléquenotreespritétait laclédetout.Quel’universmêmeétait lamanifestationempiriquedenotrepensée,quelamatièreétaitfaçonnéeparnosintentions,parlavolontéetlaconviction.Enuninstant,jemesuisremémorélesprophétiesdeThomasBecker–cettehallucination,cemessagequej’avais personnifié en lui attribuant les traits et le comportement d’un vieux professeur – et j’aicompris que ces prémonitions étaient enracinées dansmonmoi. J’ai retrouvé le vieuxMeuron deSam-en,quin’était,luinonplus,riend’autrequel’expressiondemesvisions.J’aitoujoursparlétoutseul.Jen’aijamaisvuquemoi-même.Jemetiensimmobiledevantlesvaguesd’unemersombre,aveclapleinelunequimonteau-dessus

dela lignede l’horizon,auseuildemonadieu.L’horizondesévénements, lepointdenon-retour :voilàlaplagesurlaquellejemeretrouve.Jesuisàlafinduparcours.Jelesens.Etmaintenant,toutestclair.C’estmoiquiailancéledéauxfacesinfinies.Ceciestmaréalité.Lecauchemar.Ledéfi.Lacréation.MonMultivers.Toutcequiaété,toutcequisera–l’horreur,lesalut,lafin,larenaissance–estnédansmonesprit,

dansl’enchaînementdetousleschoixpossibles.JecomprendsenfinpourquoiilexisteunedimensionoùMilanestintacte.UnedimensionoùAlexetJennypeuventgrandirensemble,s’aimer,vivreleur

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histoire.Sansmoi.Àpartirdumomentoùj’aivu,danslesreplisdemoninconscient, lafindelacivilisationetque

j’aiainsiinfluencémonaveniretceluidemonentourage,àlasuited’uneffetpapillondramatique,touteslesversionsd’AlexetdeJennydontlarouteavaitcroisélamienne,ontsuivilemêmedestin.Notreamitiélesacondamnés.C’étaitmoi,levoyantmalais;moi,lavoixdanslatêted’Alexquand,enfant, ildessinaitdesscènesdemortetdedestruction.C’étaitmoi, laprophétie.Voilàpourquoilecouplequej’airencontrésurleplateaudecefilmfrançaisestvivantetenpleineforme.Etpourquoilaplanèteestintacte.Là-bas,j’enjurerais,aucunastéroïden’esttombé.Là-bas,nousnenoussommestoutsimplementjamaisrencontrés.J’aijustetravaillécommefigurantdansunfilmdontilsétaientlesacteursprincipaux.Nousnoussommesàpeineeffleurés,danscetunivers.Ilsnesontjamaisentrésencontactavecmacréation.Mafolieinconsciente.Je me suis promené à l’infini, pieds nus sur cette plage, ayant parfois du mal à croire à mes

propresraisonnements,craignantdedevenirfou,ouperdudansunlabyrinthedeparadoxes.Etpuisjesuisreparti,etj’aitrouvéd’autresversionsdenotresociétéduDeuxièmeMillénaire.Des

dimensionsoùaucuncorpscélesten’aheurtélaplanèteTerreen2014.Oùjesuisdevenumoi-mêmeun adulte, dans le développement des événements décidés par quelqu’un d’autre. Je n’avais jamaisconsidérélaquestiondupointdevue.Jen’avaisjamaisobservéAndromèdesousunangledifférent.Jen’avaisjamaisréellementouvertlesyeux.J’aiparcourudeslignestemporellesalternatives,etdanschacundecesendroits,AlexetJennym’étaientétrangers.Jelesaicherchés,parfoismêmetrouvés;j’aiéchangéaveceuxunregardfurtif,pendantquelesouvenirs’effritaitetséparaitnoscheminspourtoujours.Cen’étaitpasmagrille,l’entraînementdescirconstancesinfluencéparmeschoix.J’étaisuncomparse,pasunprotagoniste.Étrangeràmoi-même.

Jesuisencoreici,surcetteplage.Entrainderéfléchirsurmonmoi,d’essayerdecomprendrelanaturede l’existence,depenserquemonhistoireestcelleden’importequid’autre.C’estnousquidécidonsl’avenirdenotreparcours,quitraçonslavoie.Chaqueambition,chaquecredoamèneunemutation dans le cours des événements. Et contamine tous ceux qui nous entourent, dans ce coindéterminéduMultivers,etdanstoutessesarticulations.Chacundenousestcapabledefaçonnersapropreréalité.D’érigerpontsetgratte-ciel,derendre

possiblel’impossible.Lescausesetleseffetsn’existentpas.Cequiexiste,c’estunpouvoirau-delàdel’imaginationhumaine.Qu’ils’agissedefairesourireuninconnuoudeprovoquerunecatastropheauxproportionsmondiales,celanechangerien.Chacundenousestsonpropredieu.

Assis en tailleur sur le sable humide, j’ai compris que ma vie, comme sans doute celle dequiconque,estunealternancedelumièreetd’obscurité.Unconflitperpétuelentreleyinetleyangdenotrenature,commediraitcecherQuintoavecsaphilosophietaoïste.Jemesuisbattudanstouteslesréalitéspossiblespournoussauver,mesamisetmoi,d’undestin

quemonespritavaitécrit.Undéquej’avaislancémoi-même.Peut-êtrejusteundéfiabsurdeàmescapacités.Ledésirdes’enfoncerdanslegouffreleplusnoir,etd’enremonter,degrandir,des’éleveràunstadesupérieurdelaconscience.Commej’aimeraisembrassermesamisencoreunefois!Jelesaimisendanger,jelesaisauvés,je

leur ai fait traverser de terribles épreuves.Ailleurs, d’après ce que j’ai constaté, ils ont pumenerensembleunevie tranquille, làoù lehasard lesa fait se rencontrer, làoùnoussommes totalementétrangers.Mais ici, dansmonMultivers, ils se sont battus pour être ensemble. Ils ont fait de leurssentimentsleurseuleetuniqueraisondeserelever,d’ycroire,derisquerleurvie.Au-delàdetoutesles barrières du temps, de tous les destins contraires. Ils ont été acteurs demon histoire. Acteursextraordinaires.Amisinséparables.

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Jesuisprêtàpartir.Jemarchelentementverslalune,tandisquel’eaufroidedelamerm’enveloppeetmontedemes

chevilles à mes mollets. Mon voyage se termine ici. Le livre de mes recherches se referme ; laflammes’éteintpourtoujoursetlibèreunpetitnuagedefuméedestinéàsedissiperdansl’air.Le silence règne. Un silence tel que je ne l’ai jamais entendu. Le silence de la nuit des temps,

frontièreextrême, limite inviolable.Onnepeutpas revenirenarrière.Toutdevientpeuàpeuplussombre ; la mer est d’huile. Même la surface de la lune reflète les tons de la fin. Je le sens. Jel’attends,curieuxdesavoircequejetrouveraiderrièrecetteporte.Àprésent,jesaisquijesuis.Jesaisquinoussommes.Noustous,prestidigitateursdenotrecosmos,

manipulateursdudestin,dessinateursdecartes.Nousnenousencroyonspascapables,enfermésdansdescagesinvisiblesquisedressentautourdenous,maisc’estainsi,j’enaidésormaislacertitude:ceen quoi nous croyons dans les profondeurs les plus intimes de notre âme, là où personne n’aurajamaisaccès,cequi,nousensommespersuadés,arrivera……arrivedéjà.

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Notedel’auteur

Noussommesvraimentsortisdutourbillon?La première ébauche deMultiversum, qui a atterri il y a bien des années sur le bureau demon

éditeurFrancescoGungui,seterminaitparunpointfinal.MaisaumomentdesignerlecontratavecMondadori, lui et moi étions déjà convaincus que le voyage ne pouvait pas s’arrêter là. C’est leMultivers qui nous a appelés, qui a ouvert des dizaines de portes et nous a invités à continuer àavancer.Etvoilàcomment lapropositionéditoriale s’est transformée,et commentonm’aaccordéune chance incroyable : celui de faire mes débuts dans un catalogue aussi prestigieux avec unetrilogiecomplète.Aujourd’hui,aprèsavoirfaitcesdernierspasavecMarco,Alex,Jennyettouslespersonnagesde

cettesaga,aprèsavoirmûrietluttéaveceux,magorgeestnouée.Unepartiedemoi,peut-êtreundemesalterego,saitquecen’estpasfini.Quecettehistoiresepoursuivradans lecœurdes lecteurs,qu’elleentraîneraleursespritsloinduprésentetlestransporteradansunprésentalternatif.À partir d’aujourd’hui,Multiversum est votre histoire. Vous connaissez les coordonnées. Votre

espritestlaclédetout.Unrécitest terminé,maisnousn’avonsvuquequelques facesdudé.Combiende tours lemanègepeut-ilencoreeffectuer?Jesuispersuadéqu’unpersonnagecontinueàmarchermêmelorsquesonauteuracessédeletenirparlamain.J’aitoujoursdéfinimeslecteurscommedesvoyageurs,enempruntantcetermeautitred’unesérie

téléviséeamusantedesannées80oùunjeuneétudiantinterprétéparJerryO’Connell(lepetitgarçonjoufflu de Stand by Me) découvrait un moyen d’accéder aux réalités parallèles à travers laconstructiond’unvortex.Lasérie,diffuséeenFrancesousletitreSliders:LesMondesparallèles,estsortieenItaliesousletitreLesVoyageurs.D’aprèsmoi,c’estcequenoussommes.Tous.Ceuxquisont arrivés jusqu’ici en partant de ce lointain lancer franc d’Alex à la première page du premiervolumesaventque leursyeux–ouverts,etmêmeécarquillés–continuerontà rêver.Ceuxquisontarrivés jusqu’ici saventquecequinousentouren’estqu’une seuledes réalitéspossibles.Ceuxquisontencoreperdusentreceslignesontvoyagé,etilsnecesserontpasdelefaire.Decroire.Nousnousretrouveronsun jour,biensûr.Peut-êtredansuneautrehistoire,surd’autressentiers.

Mais nous saurons toujours, au fonddu cœur, oùnous nous sommes rencontrés pour la premièrefois.Ceslignessontleplanétarium,lelieuoùnousnoussommestenusparlamainetoùnousavonsadmiréensemblelesétoiles.Jesuiscertain,amisvoyageurs,quenousnel’oublieronsjamais.

LeonardoPatrignaniVignate,11décembre2013

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Remerciements

J’aidécidéderemplircetespacedeconclusionavantd’apposerlemotFINàceroman.J’auraisététropnostalgique,peut-être,une foismon travail fini.Aumomentoù j’écrisces lignes,donc, ilmemanqueencoreunecinquantainedepagesavantdeclorelasaga.Parconséquent,jenesaispasencoremoi-mêmecommentelle se terminera.Vous,en revanche,vousdevriezavoiràpeineachevévotrelecture,donc…vousêtesplusavancésquemoi!Jetiensàremerciertoutd’abordchaqueêtrevivantentréencontactavecmacréaturedepuislejour

de sa naissance. Blogueurs, journalistes, libraires, bibliothécaires, DJ, collègues d’écriture,travailleurs,fans,détracteurs…Jesuisconvaincuquelarencontredetoutescesparticulesapoussélasagadanslabonnedirection.Vouspouvezdonctousestimerquevousappartenezauprojet,parcequec’estlecas.MonpremierremerciementnominatifvaàFrancescoGungui.Unhommedontlavoieacroiséla

mienneàunmomentdonné,ungrandprofessionneldevenuami,confident,collègue,enplusd’êtreun éditeur très précieux. Responsable du projet Multiversum pour Mondadori, il a toujours étéconvaincu d’avoir entre lesmains une carte gagnante, au point de tout risquer pour remporter lamise.Notrecollaborationestunesuitedecoïncidencesetd’impressionsdedéjà-vu.C’estunéchanged’énergieconcret,quelquechosequiaenrichimavieetaconsolidémonchemin.UneaccoladespécialeàPiergiorgioNicolazzini,monagent littéraire.Lesrésultatsgratifiantsde

cettesagaàl’étrangern’ontpasbesoind’êtreétalés,doncjemecontenteraidedirequ’êtreauteurn’ariend’unesinécure.L’incertitudedu lendemainpèse lourd,et l’agentdevientalors lerochersolideauquelonpeuts’agripper.L’amitiéquinouslieestdésormaisl’undespointscardinauxdemavie,unparcoursdontjevoudraisnejamaisvoirlebout.Ungrandmerciàtousceuxquionttravailléavecmoiàceprojet,depuisladirectriceéditorialede

la collectionChrysalide,FiammettaGiorgi, quiy a crudès ledébut, jusqu’à l’excellente équipe, àNancyduservicedepresse,auxgraphistesNandoetStefano,aupreuxAlfonsoZarbo.Etunepoignéedemainpleined’admiration,de reconnaissanceetmêmedevénération augénialRobertoOleotto,l’illustrateur qui a réalisé les couvertures des trois romans, extrêmement appréciées dans tous lescoinsdel’universconnu!Unremerciementsincèreégalementà tousleséditeursétrangersquiontappréciécettehistoireetquil’ontpubliéedansleurpays.Je tiensaussiàmentionneretsaluer lescollèguesdeplumequiont rendumespremièresannées

dans cemilieu uniques, en partageant avecmoi desmoments inoubliables : Giorgio Faletti, LiciaTroisi, Francesco Falconi, CeciliaRandall, BarbaraBaraldi,AsiaGreenhorn,DoroteaDe Spirito,PaoloBarbieri,EmanuelaValentini,MartaPalazzesi,EmmaRomero,FrancescaCostantino.Unsalutspécialdel’autrecôtédel’océanàGlennCooperetàsafabuleusefamille!Ont également bienméritémes remerciements des amis et des collaborateurs précieux, qui ont

gravitéautourdemesdimensionsparallèles(oudemavie)aucoursdecesannées,àcommencerparmesbêta-lecteursdeconfiance,àl’opiniondécisivedanslaphasederévisiondeceroman:Maurizio«JusticePoetry»Valente,etFrancescaBelussi.Enunmot:formidables.Etjecontinueraiavecmonwebmaster Edoardo Volpi Kellerman, ma rock sister Cristina Scabbia, le Mayer, Mirko « Ibra »

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Cioffi, Chris « Vlad » Fadda, Giorgia Trezzi, Laura et Dado Brivio, Matteo « Masa » Facchini,NicolòBongiorno,SteveLuchi,SaraMenichettietlemythiqueRockCity!Jedésireenoutreexpédierdessalutationsdel’autrecôtédelaplanètepourremercier(d’exister)

deuxartistesquiontéclairémaroute:StephenKing,àquoijedoismapassionpourl’écriture,quim’a appris comment on rend un personnage inoubliable et comment on construit une histoire àl’épreuvede l’usuredu temps ;etHansZimmer,quiaaccompagnéchaquephasede lacréationdemonprojet,del’idéedebaseàlarédaction,avecsesbandes-sonquiconstituentdésormaisl’arrière-planépiquedemonécriture,inspirationsacréedontjenepeuxplusmepasser.Jegardetoujourspourlafin,commeledessertaprèsunbonrepas,lapersonneàlaquellejetiens

leplusaumonde:mafemme,Valeria,dontlesourireaccompagnedepuisquelquesannéestousmesréveils,dont lesyeuxsontdésormaismonphare,monguide.Sonarrivéedansmavieachangé ladonne.Àpartirdecemoment-là,unnouveausoleilacommencéàbriller.Aujourd’hui,cesoleilsereflètedanslesyeuxdenosmerveilleuxenfants,ElenaetAlberto,àquicelivreestdédié.Àquinotrevieestdédiée.Cettesagaestnéeaprèsladisparitiondemonpère,LucianoPatrignani,le7avril2008.Pendantles

vingt-huitpremièresannéesdemavie,monpèreaétéleseulàlireouàécoutertoutesmescréations,desbandesdessinéesauxnouvelles,deschansonsauxromans.Créern’avaitpourmoiaucunsenssijenepouvaispasallerdanssachambreetposerlefruitdemacréationsursatabledechevet.Cettesagaexistegrâceàtoi,papa,tulesais.Mêmesitun’asjamaispulatenirentretesmains.Etsi,dansununiversparallèle,nonloind’ici,tuétaisentraindelireceslignes?

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LEONARDOPATRIGNANIestnéenItalie,àMoncalieri,en1980.Compositeur,acteurdedoublageetlecteurpassionnédesromansdeStephenKing,ilécritdeshistoiresdepuisl’âgedesixans.Multiversum,premiertomedesatrilogie,publiéen2012,estsonpremierroman.

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Ils ont traversé les dimensions parallèles. Ils ont dépassé les frontières du temps.Mais jusqu’oùleur quête de vérité entraînera-t-elle Jenny,Alex etMarco ?D’une réalité à l’autre, il leur faudraretrouverleuridentitéetaffronterunmondeaubordduchaos.Lesensdeleurvoyageestsurlepointdeserévéler.Undestinamoureuxau-delàdetouteslimites:laconclusionvertigineusedel’histoiredeJennyet

Alex.

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5,rueGaston-Gallimard,75328Pariscedex07

www.gallimard-jeunesse.fr

Titreoriginal:Multiversum-UtopiaÉditionoriginalepubliéeenItalie

parArnoldoMondadoriS.p.A.,Milan,2014avecl’accorddePNLA&AssociatiS.r.l./

PiergiorgioNicolazziniLiteraryAgency,Milan

©LeonardoPatrignani,2014,pourletexte©ÉditionsGallimardJeunesse,2015,pourlatraductionfrançaise

©ArnoldoMondadoriEditoreS.p.A.,2014,pourl’illustrationdecouverturedeRobertoOleottoConceptiondelacouverture:FernandoAmbrosi,StefanoMoro

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CetteéditionélectroniquedulivreUtopia–Multiversum–deLeonardoPatrignaniaétéréaliséele26mai2015

parFrançoisePhampourlesÉditionsGallimardJeunesse.

Ellereposesurl’éditionpapierdumêmeouvrage,achevéd’imprimerenjuin2015enItaliesurlespressesGraficaVeneta

(ISBN:978-2-07-066563-1-Numérod’édition:279549).

Codesodis:N70163–ISBN:978-2-07-505010-4Numérod’édition:279550

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3940414243444546UnanplustardÉpilogueNotedel’auteurRemerciementsL’auteurPrésenationOnlitplusfortCopyrightAchevédenumériser