mowgli, - donatiennedujeudotcom.files.wordpress.com · tarzan. ce n’est qu’en 1926 que les...

8
D’où vient le succès du Livre de la jungle, jamais démenti depuis sa parution en 1894 ? Pourquoi l’œuvre de Rudyard Kipling nous parle-t-elle à ce point ? Les aventures de Mowgli, héros des nouvelles qui forment le premier et le second Livre de la jungle (1895), interrogent l’essence de notre humanité. Mowgli, entre nature et civilisation − 64 − HÉROS INTEMPOREL

Upload: others

Post on 29-Oct-2019

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Mowgli, - donatiennedujeudotcom.files.wordpress.com · Tarzan. Ce n’est qu’en 1926 que les Français découvrent pour la première fois le personnage de Tarzan, créé en 1912

D’où vient le succès du Livre de la jungle, jamais démenti depuis sa parution en 1894 ? Pourquoi l’œuvre de Rudyard Kipling nous parle-t-elle à ce point ? Les aventures de Mowgli, héros des nouvelles qui forment le premier et le second Livre de la jungle (1895), interrogent l’essence de notre humanité.

Mowgli, entre nature et civilisation

− 64 −

HÉROS INTEMPOREL

Page 2: Mowgli, - donatiennedujeudotcom.files.wordpress.com · Tarzan. Ce n’est qu’en 1926 que les Français découvrent pour la première fois le personnage de Tarzan, créé en 1912

Mowgli, entre nature et civilisation Mowgli chez les singes.

Dans Le Livre de la jungle, les singes sont les plus primitifs et méprisés des peuples de la jungle. Ils vivent dans les ruines d’une ancienne cité hindoue et n’ont ni langage, ni loi, ni chef, soit aucune organisation sociale. Ils décident alors d’enlever Mowgli pour en faire le chef de leur tribu.Mowgli élu chef du peuple des singes, huile sur toile de 1918 par John Charles Dollman (1851-1934).

© Ty

ne &

Wea

r Arc

hives

& M

useu

ms/

Bridg

eman

Imag

es

Rendez-vous

p. 90 pour

l’article lié

− 65 −

Mowgli, entre nature et civilisation

Page 3: Mowgli, - donatiennedujeudotcom.files.wordpress.com · Tarzan. Ce n’est qu’en 1926 que les Français découvrent pour la première fois le personnage de Tarzan, créé en 1912

L e film de Walt Disney, qui a donné une seconde vie aux nouvelles de

Kipling, ne doit pas faire oublier le contexte dans lequel a été écrit Le Livre de la jungle. Né à Bombay, Kipling entretint toute sa vie des liens étroits avec l’Inde, pays où il commença sa carrière d’écrivain en tant que journaliste. Comme ses parents, il aimait profondé-ment ce pays, malgré la difficulté du contexte colonial. Pourtant, les histoires de Mowgli furent long-temps interprétées comme une apologie de l’Empire britannique. Sous les traits de Mowgli se dessine l’homme civilisé, faisant bénéficier les indigènes de sa supériorité, et ne quittant la jungle qu’après avoir contribué à y rétablir un ordre politique satisfaisant. Ainsi Mowgli débarrasse-t-il le chef des loups, Akela, de la terreur et du désordre que fait régner le tigre usurpa-teur, Shere Khan. Considérées par certains comme une défense ardente du colonialisme, les nouvelles de Kipling témoignent en même temps d’une conscience aiguë de la fragilité de l’Empire br i tannique,

de l’entre-deux historique qui marque la fin du xixe siècle.

Entre nature et civilisationMais le retentissement du Livre de la jungle a depuis longtemps dépassé le cadre d’une situation socio-histo-rique aujourd’hui fort lointaine. Les aventures de Mowgli touchent au mythe dans le sens où elles font écho à des questionnements marqués par un entre-deux beaucoup plus profond que le passage de l’Inde de la colonisation à l’indépendance. L’œuvre de Kipling interroge d’abord le rapport problématique entre nature et civilisation. D’une part, l’auteur utilise classiquement l’an-thropomorphisation des animaux pour tendre un miroir à la société et faire apparaître sa part d’ombre et de “sauvagerie”. Non seulement les rapports de pouvoir sont féroces, comme en témoigne la menace de dévoration d’Akela par les jeunes loups, mais la violence est au cœur du pacte symbolique qui fonde la communauté. La panthère Bagheera achète ainsi la vie de Mowgli par le sacrifice d’un taureau, sacrifice sur

lequel se fonde l’interdiction de manger du bétail. C’est

ici qu’apparaît la face

lumineuse de la jungle : loin d’être le seul domaine de la sauvagerie ou de l’anarchie, elle est régie par des lois immuables, parfois plus nobles que celles de la civilisation.

Il s’y affirme une identité commune au-delà des espèces, ce qui conduit Mowgli à ne pas avoir «  le moindre sentiment de la diffé-rence qu’établit la caste entre un homme et un autre homme ». La loi de la jungle lui apprend aussi à « ne pas se fâcher  » et à supporter les moqueries de ses congénères sans chercher à se battre. C’est pour-quoi le peuple des singes, qui n’ont ni loi, ni chef, ni patrie, ni langage, est parfaitement méprisé des autres animaux. Ni sauvages ni civilisés, ces

© A

mer

ican

Antiq

uaria

n So

ciety,

Wor

ceste

r, Ma

ssac

huse

tts, U

SA/B

ridge

man

Imag

es

L’Inde britannique. Rudyard Kipling est né en Inde à l’époque où celle-ci faisait partie de l’Empire britannique. Ses œuvres sont accusées de faire l’apologie de l’impérialisme anglais et du colonialisme.Le prince de Galles chassant le tigre en Inde, gravure de l’École anglaise du xixe siècle.

© Lo

ok an

d Le

arn/

Illustr

ated

Pap

ers C

ollec

tion/

Bridg

eman

Imag

es

Rudyard Kipling. Né en Inde britannique en 1865, l’auteur du Livre de la jungle est l’un des écrivains anglais les plus populaires depuis la fin du xixe siècle. En 1907, alors âgé de 42 ans, il est le premier auteur britannique à recevoir le prix Nobel de littérature et le plus jeune à l’avoir reçu. Portrait de 1890.

− 66 −

HÉROS INTEMPOREL

Chez Disney en 2016Le propre d’une figure mythique est de pouvoir prendre divers visages, sans pour autant perdre de son aura. Quarante-six ans après le succès du Livre de la jungle, les studios Disney ont en effet décidé de tourner une nouvelle fois cette histoire d’enfant élevé dans la jungle. La particularité du film, qui sortira en avril 2016, réside dans le mélange entre des séquences animées et des prises de vue réelles. Comme toujours, Disney ne lésine pas sur les moyens. Non seulement Jon Favreau, réalisateur d’Iron Man, est à la caméra, mais de grands acteurs prêteront leur voix aux personnages animaliers. La suave Scarlett Johansson en Kaa, le savoureux Bill Murray en Baloo…

Page 4: Mowgli, - donatiennedujeudotcom.files.wordpress.com · Tarzan. Ce n’est qu’en 1926 que les Français découvrent pour la première fois le personnage de Tarzan, créé en 1912

“ancêtres” de l’homme posent plus que tout autre la question de notre identité profonde.

Entre homme et animalDe fait, la théorie darwinienne de l’évolution, élaborée 50  ans avant l’œuvre de Kipling, génère des inter-rogations dont Le Livre de la jungle se fait l’écho. Certes, l’auteur ne s’appe-santit pas sur la nature de l’esprit ou de l’âme, mais il s’intéresse à la prétendue distinction entre l’homme et l’animal. Dans la jungle, le nom des espèces ne leur confère pas nécessairement les privilèges d’une identité fixe. Bagheera elle-même est « rusée comme le chacal Tabaqui, hardie comme un buffle et téméraire comme un éléphant blessé  ». Mais c’est surtout Mowgli, comparé à une « grenouille », agile comme un singe, qui passe son temps à chercher à quelle espèce il appartient –  Walt Disney jouera sur ce thème à travers la paternité de l’ours Baloo (cf. infra).

Pourtant, le clan des loups, qui a élevé le petit d’homme, finit par le rejeter. En effet, Mowgli «  soutient le regard » des animaux, et ce regard est un signe de son altérité, de son appartenance à l’espèce de ceux qui se comportent comme les maîtres de la nature. Miroir de l’âme, mais aussi révélateur d’une profondeur et d’une duplicité tout humaine, le regard de Mowgli le renvoie inéluc-tablement à sa véritable patrie. Revenu vivre parmi les hommes, l’enfant reste cependant en lien avec ses frères loups, suscitant l’admira-tion du prêtre qui lui reconnaît une autorité supérieure. Mais la nature est moins soumise à Mowgli qu’elle n’intériorise, elle est sa mémoire inconsciente, ce premier langage qu’il doit désapprendre, ce souvenir d’une vie du corps et de l’esprit en pleine harmonie.

Entre enfance et âge adulteLa jungle possède en effet les couleurs du paradis perdu. Mowgli y grandit nu, nourri aux mamelles de la mère louve comme Romulus et Rémus, jouissant de la chaleur et de ce rapport fusionnel avec la

nature. Ses activités de chasse et de cueillette ne sont pas harassantes, et la confrontation avec le danger est consubstantielle à la vie dans cet espace sauvage. Cependant, de façon significative, les problèmes du jeune héros surgissent alors qu’il aborde les rivages de l’adolescence. La jungle devient alors un terrain d’apprentissage de la liberté, d’in-tériorisation de la loi, sous le regard bienveillant de deux mentors, Baloo

et Bagheera. Errant entre l’enfance et l’âge adulte, le Mowgli de Kipling fait des allées et venues entre la jungle et le village, démontrant qu’il n’a pas encore trouvé sa véritable place. C’est ainsi que Le Livre de la jungle forme un roman d’éducation particulièrement touchant dans la mesure où il exprime la diffi-culté de devenir un homme, tout simplement.

Donatienne du Jeu

L’enfant et les loups. Dans l’œuvre origi-nale de Kipling, Mowgli est élevé par les loups avant que ces derniers ne le rejettent.Le village des loups, dessin de 1903 de Charles Maurice Detmold (1883-1908) pour Le Livre de la jungle.

© T

he S

taple

ton

Colle

ction

/Brid

gem

an Im

ages

− 67 −

Mowgli, entre nature et civilisation

Page 5: Mowgli, - donatiennedujeudotcom.files.wordpress.com · Tarzan. Ce n’est qu’en 1926 que les Français découvrent pour la première fois le personnage de Tarzan, créé en 1912

© W

ikim

édia

Tarzan. Ce n’est qu’en 1926 que les Français découvrent pour la première fois le personnage de Tarzan, créé en 1912 par Edgar Rice Burroughs.

Le Livre de la jungle est-il raciste et misogyne ?Diverses analyses sociologiques du film de Walt Disney ont fait apparaître les stéréotypes que véhiculent certains personnages. La femme semble cantonnée à son rôle de mère nourricière (la louve) ou pire encore à une figure aguichante et coquette, qui n’attend que l’homme pour se réaliser. La rencontre finale de Mowgli avec une jeune fille de son âge, fredonnant une chanson sur son futur mari et jetant des regards langoureux en direction du garçon, est en ce sens édifiante. Côté stéréotypes, la représentation des singes suscite aussi la critique. Associés au jazz, évoluant dans des ruines où ils chantent leur désir d’être « comme vous » (les hommes), les singes rappellent pour certains la condition des Afro-Américains. Par chance, Louis Prima, qui prête sa voix au roi Louis, était un blanc italo-américain.

− 68 −

HÉROS INTEMPOREL

Il en faut peu pour être heureux

Lorsque les studios Disney se lancent dans l’écriture du scénario du Livre de la

jungle, ils ont à l’esprit le dernier long-métrage d’animation réalisé par la société en 1963, Merlin l’en-chanteur. Après le succès mitigé de ce film, Walt Disney s’attelle à la réussite de son nouveau projet. Le Livre de la jungle sera une œuvre originale, faisant apparaître des animaux sauvages jusque-là peu présents dans ses dessins animés.

De son côté, le scénariste Bill Peet entreprend de donner aux nouvelles de Kipling une unité narrative et chronologique. Au lieu des allées et venues du héros entre la jungle et le village, l’histoire de Mowgli s’apparente à un roman d’éducation et trouve son aboutissement dans le retour du petit d’homme parmi les siens. Jugé trop sombre par Disney,

le scénario de Peet est finalement repris par Larry Clemons en 1966, avec pour consigne de se concentrer sur la création des personnages et le plaisir du spectateur (character and entertainment). Atteint d’un cancer du poumon la même année, Walt Disney n’assistera malheureusement pas à la sortie de son chef-d’œuvre.

Character and entertainmentConfiée principalement au dessina-teur Ken Anderson, la conception graphique des animaux cherche à s’éloigner de la rondeur du style qu’on pouvait rencontrer aupara-vant chez des personnages comme Dumbo. Non seulement Anderson est envoyé en Afrique pour observer la faune au naturel, mais tout le studio s’inspire de documentaires animaliers pour donner le plus de

Trente ans après le premier long-métrage de Walt Disney, en 1937, Le Livre de la jungle paraît sur les écrans. Comment ce dernier film réalisé par Disney de son vivant donna-t-il une nouvelle vie au roman de Rudyard Kipling ? Histoire d’une success-story.

Page 6: Mowgli, - donatiennedujeudotcom.files.wordpress.com · Tarzan. Ce n’est qu’en 1926 que les Français découvrent pour la première fois le personnage de Tarzan, créé en 1912

Tarzan. Ce n’est qu’en 1926 que les Français découvrent pour la première fois le personnage de Tarzan, créé en 1912 par Edgar Rice Burroughs.

© W

ikim

édia

− 69 −

Le Livre de la jungle - Une chasse à l’homme

réalisme possible à cette jungle animée. En fait de réalisme, il s’agit de trouver l’expression humaine la plus juste dans un corps d’animal dessiné à la perfection. Disney veut en effet des personnages (charac-ters), à partir desquels une véritable comédie pourra avoir lieu. C’est bien là que réside la réussite extraordi-naire du Livre de la jungle.

Dans un décor tropical dont la beauté emprunte lointainement au Douanier Rousseau évoluent des animaux à la personnalité saillante et souvent comique. Appuyé sur une canne qui ne lui résiste pas, l’élé-phant Hathi, « colonel de la 5e brigade de pachydermes de Sa Majesté  », offre ainsi une délicieuse satire du personnel militaire, oublié de l’em-pire colonial. Kaa, serpent hypnoti-seur et vorace, entre aussi dans cette brillante galerie de personnages. Confrontés à la difficulté de donner des expressions humaines à un être qui n’a ni pattes ni épaules, les dessi-nateurs de Kaa travaillèrent sur le caractère interminable de son corps et sur son regard perfide.

Mais c’est surtout la voix effrayante du python, associée au thème musical de la flûte – celle du charmeur de serpents – qui confère à l’animal sa personnalité propre. De la même façon, la voix de l’acteur Phil Harris, interprétant le rôle de

Baloo, donna envie à Walt Disney de développer ce personnage. L’ours nonchalant et bavard, dévoué et peu fiable à la fois, allait devenir le plus grand ami de Mowgli.

La musique par-dessus toutSi les voix des acteurs ont fortement contribué au succès du film de Walt Disney, il en va de même pour les compositions musicales, auxquelles le réalisateur a prêté une attention toute particulière. Parmi les chan-sons composées initialement par Terry Gilkyson, Disney ne garda que celle de Baloo (« Il en faut peu pour être heureux…  »), qui allait devenir un véritable “tube”. Ce personnage

épicurien évolue dans un univers sonore totalement voué au divertisse-ment (entertainment) tel que l’enten-dait Walt Disney. Lorsque Baloo se gratte le dos avec un palmier, le jazz est au rendez-vous, et le trompet-tiste Cappy Lewis avec lui. Lorsqu’il pénètre au milieu des singes, envoûté par la voix de Louis Prima, c’est une scène d’anthologie qui nous est donnée à voir. Ceint de feuilles comme une nouvelle Joséphine Baker, Baloo se laisse aller au plaisir irrésistible du swing – et nous avec.

Donatienne du Jeu

Tarzan, un cousin (pas si lointain) de MowgliVingt ans après Rudyard Kipling, l’écrivain américain Edgar Rice Burroughs publie un roman intitulé Tarzan of the Apes, publié en 1926 en français sous le titre de Tarzan chez les singes. On y découvre les aventures d’un aristocrate anglais élevé par les grands singes et développant des capacités physiques hors normes. Comme chez Kipling, le roman aborde la relation problématique entre nature et civilisation, à laquelle Tarzan retourne avant de la quitter pour toujours. Émaillé parfois de préjugés propres à son époque, le récit de Burroughs fait cependant valoir la sagesse du monde animal et l’intelligence particulière qu’il faut développer pour y survivre.

Page 7: Mowgli, - donatiennedujeudotcom.files.wordpress.com · Tarzan. Ce n’est qu’en 1926 que les Français découvrent pour la première fois le personnage de Tarzan, créé en 1912

En 1758, le naturaliste Carl von Linné recense l’Homo ferus, homme retourné à l’état sauvage, et l’Homo sylvestris, l’orang-outang proche de l’espèce humaine.

En 1758, le naturaliste Carl von  Linné publie une nomenclature binomi-

nale de toutes les espèces animales et végétales, parmi lesquelles il recense l’Homo ferus et l’Homo sylvestris. Le premier désigne l’homme retourné à l’état sauvage et le second l’orang-outang, animal dont la proximité troublante avec l’espèce humaine nourrira la réflexion de Darwin. Dans un essai publié trois ans avant la clas-sification de Linné, le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les

hommes, Rousseau s’in-téresse à ce même orang- outang pour définir le propre de l’homme face à l’animal  : «  Il est bien démontré que le singe n’est pas une variété de l’homme, non seulement parce qu’il est privé de la faculté de parler, mais surtout parce qu’on est sûr que son espèce n’a point celle de se perfectionner qui est le caractère spécifique de l’espèce humaine. »

Ainsi, l’homme à l’état de nature n’est guère différent de l’animal dans la mesure où il ne cherche pas à se perfectionner, c’est-à-dire

à dépasser la satisfaction de ses besoins vitaux. Pour le philosophe, la véritable rupture ne se situe donc pas entre l’homme et l’animal mais entre l’homme naturel et l’homme “civil”. Celui-ci, entré dans la sphère du désir, développe alors un langage, moteur de la raison et fondement d’une certaine concep-tion du monde. Il devient en effet un fonds à la disposition de l’espèce humaine, qui s’emploie dès lors à le domestiquer. Rousseau en arrive à la conclusion qu’«  un homme qui médite est un animal dépravé  ». Le

modèle d’éducation qu’il propose est tendu vers la préservation de l’homme «  naturel  » chez l’enfant. Celui-ci doit développer son huma-nité par l’exercice de son instinct de conservation et la variété de ses expériences sensorielles, hors de tout a priori intellectuel.

Le regard porté sur l’enfant sauvage et notre relation à l’animalité induit des modèles éducatifs divers, sur lesquels nous pouvons encore nous interroger. Faut-il rééduquer les êtres “ensauvagés” ? Quelle part donner à la nature dans l’éducation ?

Ce qu’il advint du sauvage blanc, histoire vraie d’un “ensauvagé”Publié en 2012 chez Gallimard, Ce qu’il advint du sauvage blanc remporta le prix Goncourt du premier roman. François Garde y raconte l’histoire vraie d’un marin vendéen de 18 ans, abandonné par son équipage sur une île du Pacifique et retrouvé 17 ans plus tard par un navire anglais. Accompagné par Octave de Vallombrun, membre de la Société française de géographie, le “sauvage blanc” doit réapprendre complètement la langue française et les mœurs civilisées. La construction originale de ce roman, fondée sur une alternance entre les lettres d’Octave et le récit de l’“ensauvagement” progressif de Narcisse, donne une vision sensible du mystère de l’humanité et de la civilisation.

© W

ikim

édia

Doit-on rééduquer l’enfant sauvage ?

− 70 −

HÉROS INTEMPOREL

Page 8: Mowgli, - donatiennedujeudotcom.files.wordpress.com · Tarzan. Ce n’est qu’en 1926 que les Français découvrent pour la première fois le personnage de Tarzan, créé en 1912

Bagheera. Autrefois prisonnier des hommes, Bagheera la panthère noire est le meilleur ami et le protecteur de Mowgli.

Réduire le sauvageLa mise en œuvre pratique de l’éducation rousseauiste, détaillée dans Émile ou de l’éducation (1762), a probablement inspiré les pédago-gues les plus libéraux de notre temps, à commencer par Maria Montessori, dont l’enseignement repose sur l’éducation sensorielle et kinesthé-sique de l’enfant. Ce fut pourtant dans un but opposé que le docteur Itard, spécialiste de la surdité et de l’éducation spécialisée, développa une pédagogie fondée sur la stimula-tion sensorielle. Entre 1800 et 1806, il prit en charge un enfant sauvage qui avait été trouvé dans une forêt de l’Aveyron et s’employa à combler les carences éducatives dont il était victime. S’inscrivant dans l’idéal de progrès véhiculé par les Lumières, l’histoire de Victor et du docteur Itard est celle d’une société qui se veut bonne et généreuse, capable de triompher de toute sauvagerie

par l’exercice de la raison, mais qui cherche aussi à “rééduquer” ses éléments les plus rétifs, à “civiliser” les sauvageons qui échappent à la norme.

Ce travail de rééducation se solda par un échec. Non que le professeur Itard crût à la débilité mentale de Victor, ce qui était l’avis de tous ses confrères, mais il ne parvint pas à lui faire saisir le « véritable usage de la parole ». Par exemple, l’enfant ne consentait à prononcer le mot “lait” qu’à sa vue, non pas comme un signe de son besoin, un outil de commu-nication, mais comme une simple exclamation de joie. En fait, les exer-cices d’Itard oubliaient que notre perception des choses est structurée par le langage, dont Victor n’avait justement pas l’usage. Réagissant à un signal (la vue du lait entraînant la prononciation du mot “lait”), l’en-fant ne pouvait que singer les signes sans en comprendre la profondeur

symbolique. Cette incapacité à acquérir le langage constituait donc une lacune irréversible, séparant le civilisé du sauvage. À un moindre degré, la “sauvagerie” actuelle de certains jeunes des banlieues, nouvelles jungles de notre civilisa-tion, s’apparente à celle de Victor, notamment dans la mesure où elle touche profondément au caractère civilisateur du langage. Quel modèle éducatif saurons-nous mettre en place pour ne pas connaître l’échec du docteur Itard ? n

Donatienne du Jeu

− 71 −

Mowgli, entre nature et civilisation