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Armand Colin Fascismes et fictions. Le bleu du ciel et L'œillet rouge Author(s): LINA FRANCO Source: Littérature, No. 136, MONTRER N'EST PAS DIRE (DÉCEMBRE 2004), pp. 111-127 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41705048 . Accessed: 15/06/2014 03:22 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.76.86 on Sun, 15 Jun 2014 03:22:15 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

Fascismes et fictions. Le bleu du ciel et L'œillet rougeAuthor(s): LINA FRANCOSource: Littérature, No. 136, MONTRER N'EST PAS DIRE (DÉCEMBRE 2004), pp. 111-127Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41705048 .

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■ LINA FRANCO, UNIVERSITÉ PARIS 7-DENIS DIDEROT

Fascismes et fictions.

Le bleu du ciel et L'œillet rouge

Des liens profonds soudent l'expérience politique de Bataille à l' Italie fasciste. Ils se tissent après la fondation des Faisceaux italiens de combat , au premier printemps de l'après-guerre ' au moment de la vic- toire plébiscitaire du régime le 25 mars 1934. La lecture des théoriciens dissidents de l'«État éthique»2 parmi les plus avisés lui offre un appui solide. Dans un contexte historique grave, le fascisme mobilise pensée et action, et dans la diversité des approches, met à nu des nœuds.

L'analyse de Bataille devance dans l'élaboration de la notion d'«hétérologie» - la science de ce qui est «tout autre» 3 - la réflexion italienne prise dans les morses de l'économisme, du conservatisme et de l'orthodoxie religieuse. Le sens de la décollation de Louis XVI et le symbole de l'être acéphale - où le concept d'autorité connaît un désaveu - , restent étrangers à la péninsule. Dans ses terres, la pensée demeure historiquement orientée vers une bicéphalité inscrite dans une tradition de (ré)conciliation et plus attentive aux revendications de la classe ouvrière pour la conquête d'une position hégémonique qu'aux agitations de la foule sur la place publique.

La lecture des fasci italiens créés à la fin du XIXe, ainsi que le choix de L'œillet rouge d'Elio Vittorini comme du texte pouvant aider à la compréhension de la véritable nature du fascisme, constituent les deux moments clé de l'expérience politique transalpine de l'écrivain. Un intérêt jamais démenti pour l'histoire de la péninsule, plus particulièrement pour les événements qui caractérisent la formation de son unité, est à l'origine de l'essai Le fascisme en France , qui, même dans son inachè- vement, constitue l'un des apports importants de cette analyse. Son développement confirme le tiraillement d'une pensée prise entre les deux tentations de toujours, le politique et la littérature. Du politique, elle met à nu le fond ambivalent, de la littérature, elle dévoile le caractère para-

1. Le 23 mars 1919 sur la place San Sepolcro. Voir Georges Bataille, Le fascisme en France, Œuvres complètes, II, p. 206 (désormais OC, tome et page). 2. Pour les «Emprunts de Georges Bataille à la BN (1922-1950)», voir la liste établie par Pier- re Le Bouler et Joëlle Beller Martini, in OC, XII, p. 553-621. Parmi les auteurs lus, figurent Benedetto Croce (284, p. 572), Dante Alighieri (536, p. 593), Giovanni Gentile (388, p. 582), Nicolas Machiavel (730, p. 610), Pietro Nenni (563, p. 596 et 648, p. 602), Gaetano Salvemini (494, p. 590), Silvio Trentin (490, p. 589). Pour la citation, Benito Mussolini, Le fascisme. Doctrine, institutions, Paris, Denoël et Steele, 1933, p. 52. 3. Georges Bataille, «La structure psychologique du fascisme», OC, I, p. 348.

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■ MONTRER N'EST PAS DIRE

doxal. Toutefois, c'est sur le plan de la fiction, dans les pages du Bleu du ciel et de L'œillet rouge , que l'éclosion de l'analyse permet de dépasser l'urgence de l'action vers d'autres questionnements. L'heure est à l'approfondissement des raisons de l'écriture dans sa relation avec le politique.

Bataille saisit tôt la nature kaléidoscopique du fascisme. Dans son fond il repère, comme des fragments mobiles aux infinies combinaisons de lectures, des noms (ceux des théoriciens dissidents lus), des faits (l'enfermement et l'élimination physique des ennemis du régime) et les initiatives qui leurs sont associées (la fondation des tribunaux militaires et l'imposition de la censure à la presse) 4. Rien ne lui échappe de la mise en scène changeante et mouvementée de l'esprit répressif propre à l'étatisme et au collectivisme totalitaires. Loin de reculer devant les questions cruciales de la liberté et de la violence qu'ils mettent en jeu, il s'y affronte avec insistance. Claire est sa volonté de dénoncer un mouve- ment qui entraîne un temps à sa précipitation et voue ses possibilités au désastre.

Des premières remarques consacrées au «Fascisme italien et [au] national-socialisme allemand», recueillies lors de la réunion5 du «Cercle communiste démocratique» à l'élaboration de l'essai (entamé l'année de la dissolution du Cercle, en 1934), on assiste à une montée en puissance de la réflexion. Au fascisme en France , l'auteur confie ses notes sur la constitution des Società operaie et sur la naissance, au crépuscule du XIXe siècle, des rassemblements habituellement classés sous le label général de fasci , qui sont à l'origine de la «situation insurrectionnelle» dont le duce tire profit. C'est l'histoire du Mezzogiorno qu'Antonio Gramsci - fondateur du PCI prisonnier du régime 6 étudie avec acharne- ment et rigueur dans les Cahiers de prison1. L'entreprise carcérale vise à

4. À propos des procès iniques, voir Salvatore F. Romano, Storia dei fasci siciliani, Bari, La- terza, 1959, p. 382-383 et 478. Le général Fiorenzo Bava Beccaris est l'auteur de la répression sanglante de la manifestation organisée à Milan le 7 mai, et non le 6 comme Bataille le croit, 1899. 5. La réunion eut lieu au «Café Augé» le 30 mars 1933, au moment où le Cercle traversait une crise profonde causée par l'entrée de certains de ses membres dans le PCF et la SFIO. Constitué par Lifschitz (le véritable nom de Boris Souvarine) et dit jusqu'en 1930 «Cercle communiste Marx et Lénine» pour signifier une prise de distance «vis-à-vis du "culte de la personnalité"» et aussi un acte de libération «de tout dogmatisme», Boris Souvarine, «Prologue» à La critique sociale, Paris, La Différence, 1983, p. 16 (désormais, P, page). 6. Emprisonne le 8 novembre 1926 a la suite de 1 application des lois speciales adoptees apres l'attentat manqué du 3 1 octobre perpétré par Anteo Zamboni contre Mussolini. La déclaration Contre les nouveaux crimes du fascisme , parue le 15 septembre 1935 dans les pages ď Europe quelques jours avant l'agression contre l'Éthiopie (le 3 octobre), réclamera la libération des prisonniers antifascistes, dont Gramsci. Sa parution suit l'annonce de la constitution d'un Co- mité international d'aide aux emprisonnés et aux déportés antifascistes italiens par Jean-Ri- chard Bloch et Romain Rolland. 7. L'ensemble represente environ trois mille pages manuscrites. Les Cahiers 1 a 17 (plus 4 cahiers de traduction) ont été écrits à la maison d'arrêt spéciale de Turi (au sud-est de Bari), où Gramsci fut enfermé du 19 juillet 1928 au 19 novembre 1933, tandis que la rédaction des Cahiers 18 à 29 dits «Cahiers spéciaux» (destinés à un travail de réécriture et de remaniement)

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FASCISMES ET FICTIONS ■

définir le caractère politique de la culture et la fonction culturelle de la politique à partir de la modalité idéologique de leur conception. Aux yeux du leader communiste, la spécificité du fascisme italien n'est autre que celle d'une «révolution-restauration»8.

Le projet Le fascisme en France avorte rapidement, ainsi qu'une tentative postérieure de reprise sous le titre de La destinée tragique 9. Ces travaux sont néanmoins pour Bataille le laboratoire où déployer dans la gravité du temps une lecture de la menace du totalitarisme. Elle trouve sa systématisation dans les trois articles «La notion de dépense», «Le problème de l'État» et «La structure psychologique du fascisme» parus dans La critique sociale (1931-1934) 10, la revue fondée par l'ancien directeur du Bulletin 11 du parti, Boris Souvarine. On y débat des thèmes nodauxde l'actualité: le déclin du socialisme, la montée des régimes autoritaires, la faiblesse de l'action syndicale, la défaite de l'Internatio- nale communiste. L'écrivain français et les autres collaborateurs, repré- sentatifs du grand éventail de la gauche 12, ne s'emploient guère à l'action. L'entreprise relève «de toute autre chose que de la politique», et le Cercle n'est pas «un groupe politique, mais un lieu de rencontres, d'études et de controverses» 13. La nature verbale de la lutte vaut à l'ensemble des participants l'appellation d'intellectuels «demi-portion» par Gramsci, «l'ami italien» cité dans l'une des premières pages du «Prologue» 14. L'attaque du dirigeant prisonnier est sans merci, elle con- damne la compréhension du marxisme que le groupe affiche et le rôle de l'intellectuel qui en découle, dont la nature est dite «bureaucratique»:

7. (suite) remonte au séjour dans la clinique du Dr Cusumano à Formia, où Gramsci arriva le 7 décembre 1933 et qu'il quitta le 24 août 1934 à destination de la clinique romaine Quisisana, où il mourut en 1937. Grâce à un subterfuge organisé par Tatiana Schucht et Carlo, respective- ment la belle-sœur et le frère de Gramsci, les cahiers sont parvenus en Union Soviétique (1938) avant d'être rapportés en Italie à la fin de la guerre et confiés à Y Instituto Gramsci. 8. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, avant-propos, notices et notes de Robert Paris, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 1978, 10, p. 124 (désormais C, tome et page). 9. Il s'agit de la proposition faite par l'écrivain en 1938 à Roger Caillois sur l'éventualité de publier, dans la collection que celui-ci dirige «Tyrans et Tyrannies», une «étude sur les formes extrêmes du pouvoir» écrite à partir des textes parus dans La critique sociale augmentée «d'une longue introduction [...]», Georges Bataille, Lettres à Roger Caillois. 4 août 1935- 4 février 1959 , édition présentée et annotée par Jean-Pierre Le Bouler, préface de Francis Mar- mande, Romillé, Folle Avoine, 1987, p. 83. 10. Respectivement dans le n° 7, janv. 1933, le n° 9, sept. 1933 et le dernier, qui fut publié en deux volets, dans les nos 10, nov. 1933 et 1 1, mars 1934. Ils ont été réunis dans OC, I (p. 302-320, 332-336, 339-37 1). L'homonymie entre le nom de la revue et La critica sociale de Filippo Turati, actif théoricien anti-fasciste dont les écrits sollicitent l'attention de Bataille, n'est pas sans intérêt. 11. Entrepris en 1925 après son éviction du Parti et de l'Internationale, dans un esprit libre de tout souci du «marxisme» et du «léninisme» au sens où l'entendaient les dévots et les cagots du communisme. [. . .] Le dernier numéro terminera la série en 1933, P, p. 11. 12. On y retrouve d'anciens militants communistes, des trotskistes et d'anciens surréalistes. 13. P, p. 21. 14. Les deux hommes s'étaient probablement rencontrés à Moscou où, de 1921 à 1923, Sou- varine était délégué du PCF auprès du Comité exécutif de l'Internationale communiste. Un nouveau règlement du Ministère italien avait établi une liste des revues politiques auxquelles le détenu pouvait s'abonner. Voir C, 2, p. 258 et, plus particulièrement, p. 598, note 5.

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■ MONTRER N'EST PAS DIRE

Il est évident que l'on ne comprend pas le processus moléculaire d'affirma- tion d'une nouvelle civilisation, se déroulant dans le monde contemporain, sans avoir compris le nœud historique Réforme-Renaissance. [...] Lifschitz voit davantage dans l'homme politique le grand intellectuel au sens littéraire que le grand politicien. Mais qui de Bismarck et de Barrés a été le plus grand intellectuel? Qui a «réalisé» les plus grands changements dans le monde de la culture? Lifschitz ne comprend rien à de tels problèmes et il ne comprend même pas le problème que lui-même pose mal: il s'agit, c'est vrai, de travailler à l'élaboration d'une élite, mais on ne peut détacher ce travail du travail d'éducation des masses, ces deux activités au contraire ne faisant qu'une, et c'est justement cela qui complique le problème. [. . .] Il s'agit donc d'avoir en même temps une Réforme et une Renaissance. [. . .] Un «intellectuel», comme croit l'être Lifschitz, dispose d'une manière de poser et de résoudre le problème: en travaillant concrètement à créer ces œuvres scientifiques dont il déplore amèrement l'absence, non en se limitant à exiger que d'autres (qui?) y travaillent. [...] Une revue est «un terrain» pour commencer à tra- vailler à la solution d'un problème culturel, elle n'est pas, en elle-même, une solution: et encore doit-elle avoir une orientation précise, et donc offrir la possibilité d'un travail collectif à un groupe intellectuel: toutes choses qui n'apparaissent pas dans la revue de Lifschitz. 15

La critique sociale , «revue des idées et des livres» 16, ne réalise pas la synthèse de critique et d'action qu'incarne l'intellectuel organique des Cahiers , à la fois théoricien (d'un programme d'émancipation des mas- ses) et politique (engagé sur le terrain de la lutte sociale). Dans des cir- constances historiques aussi sombres, l'urgence de l'organisation d'une action politique, dans laquelle s'inscrit le jugement, prend le dessus. Autant Gramsci via saint Thomas affirme-t-il la nécessité d'un lien entre l'ordre des idées et celui des faits - «Intellectus speculativus extensione fit practicus » 17 selon les enseignements de l'aristotélisme et de la tradition scolastique - , autant la revue s'installe-t-elle dans un travail de critique serré, loin de toute œuvre de politisation de l'idéologie, loin donc de la tentation de dévier en faveur de la mobilisation. Bataille lui-même, qui, à l'époque pourtant promeut les initiatives de l'Union de lutte des intel-

15. C, 7, p. 207-208. Le commentaire remonte très vraisemblablement à l'été 1931. On lit dans une lettre à Tania du mois de juillet de la même année: «Il serait bon qu'on ne m'expédie plus de nouvelles revues, comme on l'a fait ces derniers temps. Il n'y en a qu'une dont je dé- sirerais continuer la lecture: il s'agit de la revue bibliographique de sociologie publiée par les éditions Marcel Rivière, intitulée La critique sociale [...]. Elle n'est pas très bien faite et c'est même un signe de décadence qu'une maison qui jouit à juste titre d'un certain crédit, comme celle de Rivière, publie un fatras aussi désordonné et sans orientation scientifique sérieuse, toutefois, pour avoir une revue bibliographique française, et étant donné qu'elle est peu en- combrante et pas chère, je souhaite l'avoir», ibid., p. 593, note 1. 16. Le sous-titre indique les champs d analyse suivants: «Sociologie, Economie politique, Histoire, Philosophie, Droit public, Démographie, Mouvement ouvrier, Lettres et Arts». 17. C, 8, p. 370. Cette même idée formulée à partir de la proposition de Vico «verum ipsum factum» sera reprise dans un sens idéaliste par Benedetto Croce dans l'ouvrage La philosophie de Jean-Baptiste Vico. De ce penseur napolitain, Bataille lit Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel (1910), voir «Emprunts de Georges Bataille à la BN (1922-1950)», OC, XII, p. 572.

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FASCISMES ET FICTIONS ■

lectuels révolutionnaires de «Contre- Attaque», assume le rôle de fin observateur du fascisme. Si l'abandon de l'essai ne tarit pas son étude du fascisme, c'est ailleurs et autrement qu'il l'aborde. La réflexion avance dans un espace qui n'est plus celui de la politique et de sa prétention totalisante, mais celui de l'écriture et de sa force interrogatrice. Le texte emporte la tentation de la rue. La pensée refuse ce qui exigerait son engagement. Le politique continue de s'écrire différemment, dans des récits hâtivement réduits à leur seule composante érotique 18, où il puise dans les possibilités insoupçonnées de la fiction.

Un roman sert d'appui à ce politique arbitraire - c'est en 1958, l'année de la rédaction de «La violence excédant la raison» 19 - , pour indiquer ce qui pourrait aider à l'intelligence du fascisme. Bataille cite le nom jusqu'alors jamais mentionné d'un écrivain autrefois collaborateur du Bargello (l'hebdomadaire de la Fédération fasciste de Florence), et indique le titre de l'un de ses romans, dont la rédaction se situe en pleine montée du régime mussolinien, en 1933:

Si l'on veut comprendre ce qu'il y avait de vrai, malgré l'intention radicale- ment contraire, dans cette tendance fasciste paradoxale, il faut lire L'œillet rouge d'Elio Vittorini et l'étrange postface de ce livre.20

Si la préface21 attire l'intérêt, ce n'est pas en raison de l'incongruité existant entre son développement en traité d'arts poétique et sa nature de roman, encore moins pour «la contribution qu'il [le texte] peut apporter à une histoire de l'Italie sous le fascisme et à une caractérisation de l'attirance qu'un mouvement fasciste en général peut exercer, à travers des malentendus spontanés ou provoqués, sur les jeunes». L'entreprise de Vittorini, dont le but est la reconstruction d'une figure d'intellectuel de gauche qui s'oppose au «désordre juvénile» vécu dans les rangs du fascisme, demeure étrangère aux interrogations qui sont à l'origine de la remarque. Ce dont il continue obstinément 22 d'être question chez Bataille est plutôt ce magma explosif d'horreur et d'exultation reconnu capable de rendre fascinant la guerre au point d'en défigurer le soubassement de violence. 18. On trouvera une analyse de la question dans un ouvrage de l'auteur, Georges Bataille. Le corps fictionnel, Paris, L'Harmattan, coll. Le corps en question, 2004. 19. Le texte est contenu dans l'article «Le pur bonheur», paru in Botteghe oscure, XXI, prin- temps, 1958, p. 20-30. 20. Georges Bataille, «Notice autobiographique», OC, VII, p. 461. Les premiers volets du ro- man publié en feuilleton paraissent dans le numéro 2-3 de février-mars 1933 de la revue So- laria. L'édition en volume voit le jour en 1948. Parmi les écrits parus dans II Bargello , une attention particulière doit être réservée au texte «Il mio ottobre fascista» publié le 28 octobre 1932 relatant de la participation manquée de l'écrivain à la Marche sur Rome. 21 . Elio Vittorini, «Préface», L'œillet rouge, in Le opere narrative, I, aux soins de Maria Corti, Milan, coll. I meridiani, 1974, p. 448. Je signale que la «Postface» dont parle Bataille est en réalité une Préface (désormais ma référence). Elle accompagne la première sortie en volume du roman. 22. Au sujet de «l'insistance politique» dans l'œuvre de l'écrivain, voir Francis Marmande, Georges Bataille politique , Presses Universitaires de Lyon, 1985.

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■ MONTRER N'EST PAS DIRE

La nouvelle structure politique est pour l'écrivain français une composition où, à côté des dynamiques socio-culturelles traditionnelles, coexistent des aspects du domaine religieux. L'application de la science hétérologique à cette synthèse effervescente que l'affermissement du nouveau pouvoir réalise jette une lumière sur l'ambiguïté substantielle d'un fascisme qui réunit des éléments à la fois inconscients et mythiques (d'où l'importance des pratiques rituelles), de sorte qu'ils soient indisso- lublement imbriqués. L'opposition homogène/hétérogène reconduite à celle de profane/sacré et élargie par la spécification du deuxième terme en sacré droit ou haut (comme ce qui exerce une attraction, c'est l'objet de la vénération religieuse) et sacré gauche ou bas (l'objet du dégoût qui génère la répulsion)23 conduit à identifier la nature «affective» des rapports entre les membres de la nouvelle recomposition politique et «l'attraction irraisonnée» exercée par son «chef» 24. Le fiihrer et le duce incarnent cette «action positive» qui, d'une part, attire et réduit à l'unité de façon autoritaire le résidu social rejeté misérablement en tant que «négation destructrice» (l'abject) et, de l'autre, le transcende en tant qu'existence humaine vulgaire (le lumpen prolétariat)

La domination de l'effervescence irréductible appartient donc à la partie de la société hétérogène dont l'agitation n'est plus négative comme celle des misé- rables, mais tout au contraire positive et impérative: la forme accomplie de cette partie de la société est désignée sous le nom de souveraineté.25

La composition hétérogène du pouvoir et son organisation sont non seulement inédites par rapport à celle des anciennes structures politiques, mais aussi inintelligibles par les seuls instruments rationnels. Cette origi- nalité, marque d'une unicité indubitable, interdit de regarder vers le passé en quête des réponses adéquates au dépassement de la crise d'autorité, de la décomposition entropique des démocraties en Europe résultant des angoisses, des violences et des luttes sociales désordonnées. Dans la courte reconstruction historique des Fasci italiani di combattimento , une nouvelle orientation s'impose; elle s'irrigue simultanément des apports de la psychanalyse, de la sociologie, de l'ethnographie et de la phéno- ménologie:

[. . .] l'antagonisme s'amplifie un jour ou l'autre et devient trop aigu pour que la société puisse continuer à vivre sans le réabsorber. Le fascisme représente aujourd'hui le travail de réabsorption nécessaire. Il est naturel que le mouve- ment ouvrier occidental qui, moribond et misérable aujourd'hui, ne sait plus

23. On doit à l'étude «Prééminence de la main droite» (1907) d'un élève de Durkheim, Robert Hertz, la découverte de la polarité gauche/droite du sacré. Voir Le Collège de Sociologie, 1937-1939, édition présentée par Denis Hollier, Paris, Gallimard, coll. Folio/Essais, 1995, p. 105. 24. Georges Bataille, Le fascisme en France, OC , II, p. 207. 25. ueorges Bataille, «La royauté de 1 burope classique», U C, 11, p. III et ZZ4, pour la citation qui précède. Pour la référence au lumpen prolétariat, voir les annotations en marge du texte «La structure psychologique du fascisme», OC , I, p. 669.

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FASCISMES ET FICTIONS ■

guère lutter que contre lui-même, soit liquidé et disparaisse puisqu 'il n ' a pas su vaincre. Il n'y a peut-être plus désormais de place sur la terre que pour de grandes sociétés bouleversées dans un sens monarchique, unifiées autant que peut l'être la volonté d'un seul homme, c'est-à-dire que pour de grandes sociétés fascistes26.

Bataille prend en compte les enjeux que la violence pose du point de vue social en tant qu'élément qui, par la voie de la séduction et de la provocation, ramène l'homme à cette exubérance consubstantielle à sa nature, que le recours à la loi (morale et juridique) tente de soumettre. Sur ce terrain, ses questionnements rencontrent certaines problématiques abordées par Vittorini. La Giovinezza21 décrite dans L'œillet rouge rappelle de près la «jeunesse virulente de la révolution» de 1917 (à laquelle il se réfère), qui luttait au nom d'« exigences subversives radicales» et autour de laquelle se réunissaient les «éléments de diverses classes», ces mêmes éléments qui dans les commentaires de Tarquinio contre Alessio (les deux protagonistes masculins) sont réduits à un rassemblement hétéroclite digne des invectives les plus féroces.

L'importance de l'essai pour l'analyse du fascisme est, replacée dans le cadre du roman italien, confirmée; d'une part, pour l'éclairage original qu'elle apporte à l'œuvre, au substrat idéologique de son auteur et à son engagement dans la vie politique de la province sicilienne; de l'autre, vis-à-vis des expériences militantes rapportées dans un récit auquel l'auteur attribue, malgré l'inspiration autobiographique manifeste (que la «Préface» nuance), la valeur d'un document historique.

Le fascisme en France aborde la question politique d'abord dans une perspective étymologique. L'interrogation sur l'origine du terme fascio sert à fixer la signification pré-idéologique spécifique du mouvement, le but étant de repérer les éventuels glissements sémantiques d'une utilisation à l'autre, d'une appropriation à l'autre du terme. Ainsi, lit-on brièvement au sujet des Fasci operai , des Fasci siciliani , des Fasci ď azione rivolu- zionaria , des Fasci interventisti , pour aboutir aux célèbres Fasci italiani di combattimento au sujet de la formation desquels Bataille écrit: «A cette époque [1919], le nom de Fasci était dépourvu de toute signification politique précise. Il exprimait simplement le rassemblement et la lutte. » 28 La définition laisse affleurer les premiers germes de la logique

26. Georges Bataille, Le fascisme en France , OC, II, p. 212. 27. Dans le feuilleton de la revue, le passage «[...] nous sifflons entre nous " Giovinezza "» est suivi de la phrase suivante supprimée dans l'édition en volume: «Peu à peu des paroles se forment en nous et nous ne réussissons plus à les contenir, puis nous éclatons. . . [ Giovinezza ] de notre liberté», Solaria, 4-5, avril-mai 1933, p. 33. Je traduis du texte original. 28. Georges Bataille, Le fascisme en France, OC, II, p. 206. Des cinq faisceaux, ce paragra- phe s'occupera surtout des Fasci operai et siciliani, dont l'utilité pour l'intelligence de l'ex- périence politique de Vittorini d'avant l'éclatement de la guerre et des faits racontés dans L'œillet rouge est indéniable.

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économique et politique qui guidera Mussolini dans l'édification de son État. Il s'agit, sur le versant de la production, du corporatisme et, sur celui de la lutte proprement dite, de l'organisation du pouvoir dans ses aspects à la fois spirituels et formels restitués du moins en partie par la jeunesse de L'œillet rouge29.

Les quelques observations livrées dans l'essai au sujet des Fasci operai et des Fasci siciliani aident à la fois à l'intelligence du fascisme, tel qu'il est décrit dans le roman, et à la compréhension du parcours politique de son auteur, qui en 1950 encore écrivait à son ami Dionys Mascolo son attrait pour certaines formes de lutte typiques de l'île natale. Les sympathies anarchistes d'autrefois sont alors avouées:

[...] je viens de rentrer de Sicile. [...] Le mouvement social des paysans et des mineurs est magnifique. [. . .] J'ai assisté à une occupation de terres avec des milliers de paysans à cheval comme dans une armée. Tout à fait différent du nord de l'Italie et de la France. Rien de restrictif du point de vue idéologique. Personne ne pense à l'URSS ou à des dictatures. Que d'éclatements de liberté immédiate et de conquêtes élémentaires ![...] Il est certain que si j'habitais en Sicile, je serais toujours avec eux30.

La description des émeutes déchirant un tissu social délabré permet d'identifier certaines caractéristiques des révoltes qui au début du siècle agitèrent la vie de l'île, terre des Vêpres. Il s'agit, d'une part, de l'imma- turité politique de l'action due à l'absence d'un véritable travail de théo- risation, de l'autre, de son caractère impulsif et improductif en contraste avec tout projet de direction réellement révolutionnaire.

Soulèvements spontanés et confus réfléchissant «l'impulsion una- nime qui naît du besoin extrême et de la douleur aiguë et profonde», les Fasci siciliani réunissent les agriculteurs ruinés par la politique douanière adoptée par l'Italie après l'unification, ainsi que les ouvriers des mines de soufre de l'île et des carrières de marbre de la Lunigiana31. Leur fon- dation en 1891 suit de presque vingt ans celle des Fasci operai (1872) nés des incompréhensions opposant les marxistes aux anarchistes au sein

29. Je me réfère à l'identification au duce chez les Italiens, ainsi qu'à l'exaltation de «l'homme intégral», symbole d'une réussite parfaite, et, sur le plan formel, à l'importance de l'uniforme et à la nécessité d'une banalisation populiste de son usage à travers l'adoption de la chemise noire et de l'insigne fasciste. Je rappelle que le 30 mai 1930, Bataille emprunte à la BNF l'ouvrage de Pierre Temple, L'État corporatiste fasciste, Lyon, Bosc frères & Riou, 1930; voir OC, XII, p. 596. 30. Lettre à Dionys Mascolo, Milan, 14 mars, 1950, in Gli anni del Politecnico. Lettere 1945- 1951, Carlo Minoia (éd.), Turin, Einaudi, 1977, p. 304. Je traduis du texte original. 31. L adoption en 1887 du tarif prohibitif est une réponse aux mesures de retorsion des Etats européens pénalisés par les exportations agricoles du Midi italien. La décision suit la logique qui inspire la politique protectionniste de 1878 inaugurée pour faire face aux difficultés éco- nomiques liées à la persistance de la structure latifundiaire et à l'adoption de méthodes archaï- ques pour le décollage de l'industrie nationale. Ces dispositions entraînent des conséquences assez graves pour l'économie agricole italienne et compromettent de manière irréversible les exportations notamment vers la France, qui, entre 1882 et 1887, lance une guerre douanière contre la péninsule.

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de la P Internationale (1864), c'est-à-dire au sein des organisations qui auraient dû aider les révoltés dans la structuration d'un discours politi- que fort et clair, dans l'élaboration d'une lutte capable de' rassembler les forces disparates des émeutes locales en vue de la révolution. On lit dans une page de l'essai de Bataille: «à cette époque l'ensemble des révolu- tionnaires en Italie appuyait les thèses anarchistes de Bakounine; la doc- trine autoritaire de Marx, qui s'opposait à ces thèses, apparaissait comme la "négation du sentiment révolutionnaire du prolétariat italien"» 32.

Les mesures exceptionnelles adoptées par le président du parlement Francesco Crispi (dont la présentation en 1894 des «lois anti-anarchistes») ont le sens d'une véritable contre-révolution qui, au renversement radical et sanglant, préfère le recours à la réforme comme un instrument d'adapta- tion, permettant de résoudre les problèmes à l'intérieur du système monar- chique-constitutionnel sans qu'un changement irréversible n'advienne.

Les società operaie constituées autour de l'année 1860 dans la mouvance de la pensée de Mazzini - le père fondateur de la Ire Interna- tionale - offrent un exemple du déficit politique qui caractérise les pre- miers rassemblements de protestation, où, à un discours socialement revendicatif bien énoncé (création d'appareils de secours et de formation du genre des syndicats et des corporations) correspond souvent une réflexion politique à peine ébauchée. Dans l'action éthique-pédagogique qu'elles mènent, la prépondérance donnée au souci de pourvoir à l'assis- tance matérielle des ouvriers contre une tentative pour gagner leur éman- cipation est frappante. C'est à ce résultat que les soulèvements anar- chistes organisés par les interprètes des idées de Bakounine (Cafiero, Costa, Malatesta) essaient de parvenir avant d'être emportés par les cri- tiques les qualifiant de révoltes inconséquentes33. Autant d'éléments qui montrent la spécificité de ces émeutes, dont l'ensemble renvoie à un tissu social différent de celui de l'Italie de 1848, c'est-à-dire de la seule conjoncture politique connue par le pays, où une révolution a semblé possible, voire imminente.

La constitution des Fasci est certes symptomatique d'un malaise social des classes agraires exclues de la vie politique active du pays même après son unification (le 17 mars 1871) et dépourvues de tout moyen légal pour dénoncer l'état d'oppression dans lequel elles vivent.

32. Georges Bataille, Le fascisme en France, OC , II, p. 205. 33. Une lecture positive de la Commune fut revendiquée par les forces démocratiques orga- nisées dans les comités de presse d'inspiration socialiste tel que La plebe d'Enrico Bignami à Lodi ou le Gazzettino Rosa d'Achille Bizzoni à Milan. Des trois porte-parole majeurs de l'anarchisme en Italie, seul Andrea Costa atteint une position politique remarquable. En 1881, il commence à publier avec Anna Kuliscioff L' Avanti dans le comité duquel milite le jeune Mussolini. Un an après, il est nommé au parlement italien premier député socialiste. C'est l'année de la fondation du Partito operaio italiano , dissous d'autorité en 1886 et reconstitué en 1892 sous le nom de Partito socialista dei lavoratori italiani , fort des apports théoriques d'Antonio Labriola et Filippo Turati.

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Pour ces formations, la violence et la révolte ont constitué les seules possibilités pour contrer les décisions d'un appareil politique oligarchi- que et délabré. L'écart séparant la naissance des Fasci operai des Fasci siciliani met en évidence le fossé existant entre deux contextes socio- politiques nationaux et des réalités régionales profondément différents. Dans une perspective diachronique, ils donnent à penser à l'existence de deux Italies, et, sur un plan strictement synchronique, à plusieurs Italies, que l'opposition habituelle nord-sud reflète mais de manière imparfaite. L'une de ces Italies a connu son moment de gloire lors de la conquête de l'Unité, une gloire néanmoins ternie douze ans après par la mort du roi Victor Emmanuel D. Une autre a été déchirée par de profondes convulsions de violence que rien n'a contrecarré; ni l'autoritarisme d'Humbert Ier, tombé à Monza sous la main meurtrière de l'anarchiste Gaetano Bresci34, ni le jeu parlementaire (le transformisme) d'Agostino Depetris, le dernier représentant de la gauche conservatrice. Dans les interstices d'une vio- lence poussée jusqu'à 1' exacerbation, le fascisme a trouvé un terrain sur lequel semer et duquel tirer une récolte abondante35.

La référence de Bataille aux faisceaux italiens permet de relancer «La question du Mezzogiorno », véritable écheveau où s'embourbent les intérêts les plus anciens avec les exigences les plus récentes. Après Gramsci, on a appris à l'appeler «la question de la bourgeoisie italienne», en entendant par là la période complexe qui, entre la tentative de révolution prolétarienne inaccomplie, et le succès de la restauration promue par les classes traditionnellement au pouvoir, dit combien longue et tourmentée a été la conquête d'un état démocratique dans la pénin- sule. C'est le problème du Risorgimento , de la contradiction opposant ses prétendues revendications libérales et nationales à ses conquêtes pen- sées et réalisées pour le bénéfice des élites et jamais pour le profit de la masse. C'est aussi le problème d'un socialisme naissant se démenant entre mille incertitudes et incohérences, qui, d'une part, approuve l'action des insurgés insulaires, et, de l'autre, méconnaît «l'orgueil» (la fatuità) de l'inspiration anarchiste. À cette insolence irraisonnée capable de produire seulement «délire et lâcheté», le socialisme éclairé du nord de l'Italie (celui de Labriola, Turati, Kuliscioff) préfère les principes, l'action pondérée. Tous les deux sont reconnus comme le nécessaire banc d'essai à la préparation d'une révolution «pratique et progressive» exploitant des moyens de lutte et d'organisation «non préconçus mais

34. Voir Georges Bataille, Le fascisme en France , OC, II, p. 205. 35. rour cette analyse, je suis tributaire, outre les analyses des auteurs cites dans la liste des emprunts de Georges Bataille à la BNF, des travaux de Giorgio Candeloro, Storia dell'Italia moderna, t. VI-X, Milan, Feltrinelli, coll. Universale economica (1970-1986), de Renzo de Felice, Mussolini il duce, 1. 1 «Gli anni del consenso 1929-1936» et II «Lo stato totalitario 1936-1940», Turin, Einaudi, (1974 et 1981) de Pierre Milza, Les fascismes , Paris, Seuil, coli. Point, (1985) et pour finir de Pierre Milza et Serge Berstein, Le fascisme italien 1919-1945, Paris, Seuil, coll. Point (1980).

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expérimentés» 36. Or, de la révolution les faisceaux siciliens possèdent Y intuition, comme une chose que l'on ressent naturellement et de laquelle seul un dégoût intime peut déterminer une expression brutale et convul- sive propre aux impulsions et nullement aux actes posés.

La constitution des Fasci baigne indéniablement dans ce magma de tensions aveugles et aveuglantes que Bataille interroge à partir d'une perspective univoque dans ses prémisses et contradictoire par rapport aux visées définies : la pratique de la violence comme un instrument à la fois de répression et d'émancipation à exercer jusqu'à la conquête d'une liberté pleine. L'expérience des faisceaux siciliens met à nu la virulence qui caractérise tantôt les actions accomplies par les groupes exclus de la vie politique active du pays, tantôt les résolutions des partisans du statu quo d'avant l'unification de la péninsule, qui visent à réprimer les révoltes et annihiler les grèves.

En se référant même brièvement au tumulte de la réalité sociale italienne de cette fin de siècle, Bataille atteint le cœur de la question - l'histoire de l'Unité de l'Italie - dont la mise à nu est inséparable de l'intelligence des raisons de la victoire du fascisme. Une histoire à entendre par rapport au manque de solutions efficaces pour la situation d'émergence du Midi, et aux tentatives réitérées de banaliser le sens pro- fond des rébellions en les rabaissant au niveau «des révoltes de la faim et non du parti» (socialiste). Le traitement du politique comme une question d'ordre exclusivement public à matrice criminelle et non sociale a privé les émeutes des fasci de leur signification revendicative, et, par delà, de leur légitimité historique en tant que prodromes de la révolution prolétarienne inspirée par le socialisme devant s'opposer aux tentatives de restauration des anciennes oligarchies au pouvoir. Ces groupes mino- ritaires et pourtant puissants n'ont eu de cesse de s'organiser dans de nouvelles alliances (les «blocchi» de Gramsci). Dans cette antichambre de corruption et de mécontentements, le meneur de demain, le duce a guetté le moment propice pour pénétrer triomphalement sur la grande scène.

La remarque de Bataille, ainsi que le complément certes inachevé et pourtant éclairant des notes du Fascisme en France , attestent la compréhension de leur auteur de ce qui pendant longtemps est resté en Italie lettre morte, ou restreint à des espaces marginaux 37. La violence

36. Lettre d'Antonio Labriola à Garibaldi Bosco, in A. Labriola, Democrazia e socialismo in Italia. Carteggi di N. Colajanni: 1878-1898 , S. M. Ganci (éd.), Milan, Feltrinelli, 1959, p. 78. Au sujet de Bosco, Bataille écrit: «Ces nouveaux Fasci révolutionnaires [Faisceaux si- ciliens], en grande partie paysans, ont reçu l'impulsion décisive de Garibaldi Bosco, ouvrier de Palerme qui, ayant travaillé à Paris, avait étudié là non seulement l'organisation des Bour- ses du Travail mais celle de la Ligue des Patriotes. . . », Le fascisme en France, OC, II, p. 205. 37. Tel a été le cas des analyses de Gramsci, des solutions apportées à la crise par le chef du Parti socialiste de l'époque, Filippo Turati, ou des travaux du directeur de l' Unità, Gaetano Salvemini, l'un des théoriciens majeurs de la question méridionale outre que l'interprète du fascisme dans ses aspects sanglants dans La terreur fasciste: 1922-1926, texte lu aussi par l'écrivain français. Voir «Emprunts de Georges Bataille à la BN (1922-1950)», OC, XII, p. 590.

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sous la forme de la répression a constitué la seule réponse formulée par le nouvel État au problème des faisceaux, en particulier des faisceaux siciliens. De la même manière, elle servira d'élément de fascination et de provocation moins de trente ans après la victoire fasciste.

Le rappel par Bataille de «la situation insurrectionnelle» de ces années aide à l'intelligence du commentaire sur L'œillet rouge , ainsi que des étapes fondamentales du parcours politique de l'écrivain. La mise en route de l'essai invite à réfléchir sur les origines de l'auteur italien, dont la date et le lieu de naissance sont cruciaux en raison de leur coïncidence avec le moment où les forces révolutionnaires de la péninsule ont atteint le point de non-retour pour la définition de la forme à imprimer à leur lutte. Elio Vittorini est né à Syracuse en 1908 (date charnière par rapport aux développements de la pensée anarchiste et à son emprise sur les insoumis), dans une terre engagée dans un combat duel. Mobilisée au niveau national en raison des problèmes socio-économiques qu'elle par- tage avec les régions du Midi italien, la Sicile l'est davantage sur un plan strictement régionaliste, pour la lutte qu'elle conduit au nom de son indépendance du continent (la question du separatismo ) à laquelle II Politecnico consacre une attention soutenue38. D'autre part, le texte de Bataille incite à prendre conscience de l'incidence que la fréquentation par Vittorini du groupe anarchiste Bakounine e Malatesta a eu dans le choix pour le fascisme «intégral» et «révolutionnaire» de Malaparte. Certaines pages de L'œillet rouge consacrées au thème de la violence offrent une transposition des plus réussies de l'adhésion au credo de celui qui fût à la fois paladin du nationalisme autarcique et fondateur de la revue La conquista dello stato.

Le commentaire sur le roman censuré à cause, lit-on dans la «Préface», de ses passages scabreux39, souligne l'aspect contradictoire propre à la nature de l'adhésion au fascisme:

Si le communisme et le fascisme présentent un grand nombre de caractères communs, cette similitude est due en premier lieu au fait que les fascistes ita- liens se sont appropriés l'acquit de l'expérience bolcheviste. L'État mussoli- nien n'est que la réédition de l'État développé (malgré lui) par Lénine.40

38. La revue fondée par Vittorini assure ses activités entre 1945-1947. Elle change d'habit en adoptant une livraison mensuelle à partir du n° 29 du 1er mai 1946. Au sujet de l'intérêt réservé à l'île, voir le dossier «Sicilia non separatista, ma umiliata e offesa», Il Politecnico, 2, 6 oct. 1945, p. 2, les articles de Manlio De Angelis «Separatismo siciliano» et de Giuseppe Torto- rella «Latifondo, prigione della Sicilia» et la rubrique éditée par Oreste Lizzadri «Il latifondo, sua origine in Italia» parus dans les nos 4, 6 et 12, du 20 oct., 3 nov. et 15 dèe. 1945, p. 3, 4 et 1. 39. D après le décret daté du 7 août 1934, émis par le préfet de Florence Maggioni. 40. Georges Bataille, Le fascisme en France , OC, II, p. 207. Interessante est aussi la définition des Fasci donnée par Mussolini dans Y Enciclopedia italiana et reprise dans l'essai de l'écri- vain français: «On peut penser que le siècle actuel, écrit le Duce , est le siècle de l'autorité, un siècle de "droite", un siècle fasciste; et que, si le XIXe siècle a été le siècle de l'individu (libé- ralisme signifie individualisme), on peut penser que le siècle actuel est le siècle "collectif', et par conséquent, le siècle de l'État», ibid., p. 206.

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Cet aspect apparaît à plusieurs endroits chez Vittorini prisonnier de son dessein de réhabilitation. Il figure dans le dossier «Fascisti i giovani?» qu'en 1946 il consacre dans les pages du Politecnico aux rai- sons - «paradoxe permis» - de la militance «non fasciste» de la jeu- nesse des années 1920-1922, donc de la sienne aussi, dans les rangs des chemises noires41. On le retrouve aussi dans la «Préface», où il est pré- senté comme l'élément devant éclairer la lecture des expériences politiques d'Alessio et de ses préférences pour les leaders spartakistes évoquées dans le roman. Épineuse, la question est ainsi introduite:

Le fascisme a tué Matteotti : c'est-à-dire qu'il a tué quelqu'un, comme chacun d'eux a l'impression d'avoir besoin de le faire. À leurs yeux, qui voient les autres partis ne pas tuer, le fascisme est force, et en tant que force il est vie , et en tant que vie il est révolutionnaire. Mais ils ont entendu parler, je le répète, de socialisme et de révolutions communistes par le socialisme. Ils en savent assez pour penser que tout changement révolutionnaire du monde doit se pro- duire dans un sens socialiste. Le monde qu'ils voudraient est comme ils s'imaginent que le désire le socialisme. Aussi, les raisons avouées par ceux qui adhèrent au fascisme et qui font du bruit à l'intérieur du fascisme dé- rivent-elles, en majorité, de l'idée que le fascisme ne peut pas ne pas avoir un contenu socialiste. Il naît de ce fait, chez eux, avec les doutes qu'ils conservent portant sur la pos- sibilité d'un tel contenu du fascisme, une condition ď ambivalence. Ils sont prêts en même temps au socialisme et au fascisme. Et Y ambivalence de leur âme favorise, naturellement, l'affirmation italienne du fascisme. Il est toujours tellement plus facile de se laisser prendre par un courant que d'y résister.42

On en revient à «l'intention radicalement contraire» dont parle Bataille, à la signification que, selon Vittorini, le fascisme a eu pour cette jeunesse demandeuse d'une identité forte et en quête dans ces années tumultueuses d'enivrement. Leur formulation met en évidence ce qui est propre à l'analyse du fascisme de chacun. Du côté de Vittorini, une atten- tion pour les aspects extérieurs du phénomène, pour ses raisons sociales, politiques et économiques, qui mène à un traitement logique de ses aspects irrationnels, dont la violence43; du côté de Bataille, un intérêt pour la déraison que le fascisme représente, pour les impulsions qu'il recèle, pour cette part maudite qui lui est constitutive et qui échappe à la maîtrise de l'intellect en tant que matière appartenant à l'univers hétérogène44.

41. Il s'agit des deux longs articles «Fascisti i giovani?» et «In che modo i giovani sono stati fascisti?», parus in II Politecnico, 15, 5 janv. 1946, respectivement p. 1 et 4. 42. Elio Vittorini, «Préface», L'œillet rouge, op. cit., p. 448-449. Les deux premiers italiques sont de moi. 43. «Le terme des déchirements provoques par le capitalisme et la lutte de classes, le terme du mouvement ouvrier , ne serait-il pas, simplement, cette société fasciste - radicalement ir- rationnelle, religieuse - où l'homme ne vit que pour et ne pense que par le Ducei» Georges Bataille, Le fascisme en France, OC, II, p. 210. 44. «Ce régime implique la suppression de toute activité politique - et même à certains égards, intellectuelle et religieuse - autre que celle des fascistes ; il exige la soumission sans

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Autant peut-on convenir que le fascisme a constitué pour cette «jeunesse virulente» la possibilité topique de satisfaire le besoin de reconnaissance qui l'a ébranlé, autant faut-il reconnaître la nécessité de comprendre ce que ce besoin cache de désir de vie, surtout quand on la ressent menacée. Dans certaines circonstances - la guerre en constitue une - ce besoin prend des dimensions tellement démesurées qu'on se découvre à son grand étonnement prêt à tout: tuer si cela apparaît néces- saire, ou inversement, mettre sa propre existence en jeu poussé par la persuasion que c'est dans les extrêmes, au seuil des limites humaines, qu'on pourra enfin vivre pleinement.

Le penchant de cette jeunesse pour le fascisme, que Bataille qualifie de paradoxal , dit combien celui-ci a su tirer parti de cette nécessité en se proposant à elle non pas comme la réponse à ce besoin, mais en tant qu'occasion offerte à tout un chacun d'en formuler une. Une fois la visée formulée dans ces termes, il s'agissait de parvenir à convaincre chaque individu de la possibilité de pouvoir accomplir une pareille tâche. De sa victoire jusqu'aux jours de son déclin, le fascisme a poursuivi cela sans jamais perdre de vue ses objectifs propres obtenant sur le plan pulsionnel, irrationnel, ce qu'il n'est pas parvenu à obtenir sur le plan idéologique.

L'étude de Bataille invite néanmoins à réfléchir sur quelque chose d'autre que la propension d'une génération pour la pensée, le mouve- ment et le modèle de vie que le duce proposait aux plus réceptifs et imposait aux plus hostiles par le biais de sa propagande. À y voir de plus près, on s'aperçoit que le paradoxe indique moins une disposition particulière que l'essence du phénomène, son pouvoir de séduction:

Il est certain, lit-on dans le commentaire sur L'œillet rouge , que le monde bourgeois tel qu'il est est une provocation à la violence et que, dans ce monde, les formes extérieures de la violence sont fascinantes.45

La réflexion s'autorise des résultats auxquels ont abouti les analyses de l'époque de la participation à La critique sociale , des apports de l'expérience du mouvement «Contre- Attaque», des dissensions avec les amis proches, éveillées par la proposition de vaincre le fascisme à tra- vers le recours aux instruments mêmes employés par ce dernier. Le monde bourgeois, auquel la remarque s'applique, est celui sur lequel Bataille s'est exprimé dans ses articles et textes des années 1920-1930. Ils en fixent les caractéristiques dans l'appartenance à l'univers homogène (dans lequel s'inscrit le style de vie choisi par Tarquinio et par le père d'Alessio), dans l'identification complète à la pensée de l'utile «qui répugne à l'esprit que commande le souci du bien et le primat de l'avenir

44. (suite) réserve de chaque personne, sous peine de violences effrénées. L'État [...] cesse d'être une simple fonction de police et de voirie pour devenir la réalité humaine à laquelle l'in- dividu se trouve durement subordonné», ibid., p. 207. 45. Georges Bataille, «Notice autobiographique», OC, VII, p. 461.

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d'envisager de coupables gaspillages, inutiles ou même nuisibles» 46, dans le goût pour la provocation inconséquente énoncé ainsi :

L'homme normal [. . .] peut apercevoir et seul, dans le mouvement de la vio- lence, la négation de la règle , le refus opposé non seulement à la loi humaine, ou divine, mais au monde et à l'être même. Et il peut savoir que le refus fonde la vie humaine et met la volupté à la mesure d'un univers qui l'anéantit.47

Dans l'univers de la dépense de Bataille, la violence en tant qu'expression d'un mouvement excessif, figure forte du paroxysme qui instaure le désordre dans les actes comme dans les paroles, représente à l'encontre du discours logique et de la loi, un déni radical des contraintes. Elément de l'univers hétérogène, cette violence peut survivre dans l'uni- vers bourgeois, mais comme fonction de la provocation et jamais en tant qu'acte renversant les règles qui ordonnent le monde durablement. Dans la logique homogène qui finalise tout, il ne peut y avoir qu'une utilisation consciente de la violence, ce qui a le sens d'une limitation de son potentiel de renversement, d'une réduction à un simple élément de fascination, à un appel viable le temps à peine d'un emportement.

Les passages de L'œillet rouge mettent à nu le pouvoir de séduc- tion de la violence, la force de son emprise, l'envoûtement de ses formes extérieures que la vue du sang rend de plus en plus irrésistible à travers le récit des affrontements publics, des règlements de compte privés et de l'enivrement éprouvé pour une arme possédée.

En développant une analyse de L'œillet rouge et du Bleu du ciel (que Bataille écrit en 1936), par rapport à l'usage et à la signification que chacun d'entre eux réalise, on remarquera que l'un s'inscrit dans la logique du monde homogène autant que l'autre baigne dans la démesure de l'univers hétérogène. La ligne de démarcation séparant le premier roman du second se situe dans la présence de l'idée de la mort - l'intolérable excès 48 - , fondamentale dans le texte de Bataille, alors qu'elle est neutralisée en fiction dans celui de Vittorini. Si crime il y a dans L'œillet rouge , il appartient à l'ordre du verbal (les récits), du visuel (l'importance de la couleur rouge), mais jamais à celui du tactile comme quelque chose dont on se serait rapproché, dont on aurait fait l'expérience ou simplement ressenti l'imminence de l'avènement.

L'analyse du fascisme reste dans le cas de l'écrivain italien étran- gère à la dimension hétérogène qui lui est propre, où les éléments pul- 46. Georges Bataille, Sur Nietzsche, OC, VI, p. 60. 47. Georges Bataille, «Notes», L'Érotisme, OC, X, p. 707. 48. C'est sur cette idée que l'essai se termine: «Au-delà des grandes têtes impératives des dieux - libérée du piètre souci de l'existence à vivre et à ne pas manquer, personnellement - l'agitation d'esprit, dans un mouvement désespéré de déchirure et de sanglots, accède enfin directement à la mort. Il ne s'agit plus de préserver le droit comique de s'appartenir à soi- même [...]. Il est devenu possible, au-delà de ceux qui déjà réduisent de toutes parts la totalité des hommes à leur empire, d'appartenir dans l'extase à la mort», Georges Bataille, Le fascis- me en France, OC, II, p. 213.

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■ MONTRER N'EST PAS DIRE

sionnels coexistent avec la composante mythologique. De l'aventure des faisceaux qu'il a vécue et sur laquelle il écrit, Vittorini ne prend en compte que les aspects sociaux, leurs répercussions par rapport à la lutte pour l'émancipation politique et culturelle de l'homme, où rien n'est énoncé au sujet de sa libération. Cela impliquerait une prise en compte de la question morale et sexuelle, et par delà le traitement de ce à quoi l'écriture de Vittorini ne s'ouvre jamais, sinon dans la sphère de la fiction, la mort.

Les enjeux de l'analyse du fascisme dans l'espace narratif des deux auteurs se disent avec le plus de force. Qu'il s'agisse d'un pressentiment, d'un danger imminent, d'un défi insensé, ou d'une voie d'accès au point extrême des limites de l'homme, la mort constitue le thème fondateur de l'écriture du Bleu du ciel , ce qui donne un sens aux excès de Tropp- mann, le protagoniste masculin, et reconnaît leur inanité. Il en est tout autrement dans L'œillet rouge:

Je sentais toute ma vie plongée dans la peur de ne pas deviner la main que je voulais suivre, je veux dire la main de celle qui m'était la plus chère et dont il était indifférent qu'elle vous conduisît en enfer ou qu'elle vous conduisît au paradis. 49

L'adhésion aveugle ou hâtive à une idée politique, ce qui pourrait correspondre à la préférence donnée par Alessio au fascisme sur la base des récits des amis ou d'idées reçues, partage quelque chose de la peur de se tromper du jeu des enfants, où les conséquences entraînées par le choix importent moins que la certitude d'avoir choisi ce et celle qu'on aime le plus. Loin d'être à l'abri de cette peur, l'impudence, dont Alessio fait étalage face aux autorités fascistes, baigne entièrement dans ce senti- ment. «Dans la peur, lui avait dit un jour Tarquinio, les gens s'allient. Et tu vois bien que les braves et les justes sont alliés par une peur intelli- gente... Comme les perfides le sont par une peur idiote. L'humanité est toute entière divisée par des pactes et par des alliances contre les peurs...» 50. Le passage dissimule derrière le discours sur la peur une réflexion politique. La peur qui rassemble et dans laquelle on se découvre plus proche de ce qu'on avait cru, voire plus fort et pour cela même prêt à faire ce qu'on n'aurait jamais eu le courage et la force de faire par soi-même, cette peur-là rappelle celle que Vittorini respirait à Florence et qui ne se différencie en rien de celle que les Italiens connu- rent pendant les années de l'installation du régime et tout au long de sa tentative de redressement totalitaire. Si dans le passage elle apparaît encore trop subtile, plus proche de l'insinuation que de la critique, elle ne tardera pas dans les pages qui suivent à se faire dénonciation de la tromperie qu'a été le credo fasciste.

49. Elio Vittorini, L'œillet rouge, op. cit., p. 31 1. 50. Ibid., p. 238.

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FASCISM ES ET FICTIONS ■

Dans l'ancrage à l'événement, comme ce qu'on offre à la réflexion et à l'écriture, se situe l'obstacle insurmontable pour Vittorini: franchir «la ligne au-delà de la mort»51. Frontière de l'indépassable, elle désigne un «tournant», qui par l'histoire et ses rebondissements invite à s'inter- roger sur ce qui se situe au-delà des limites habituellement assignées aux vies et aux œuvres, en dehors de l'espace d'une critique lorsque elle est signe de la pensée de l'homogène. C'est le moment de l'ouverture aux éléments socialement et scientifiquement inassimilables, à l'œuvre du mal, et aux lieux inactuels de la monstruosité où le politique s'enracine. C'est aussi le moment du dépassement de sa force de cristallisation par l'exploration du temps, moins par rapport à sa systématisation comme histoire que comme inattendu chanceux, avènement d'un négatif inespéré.

Libérée des «formes objectives que l'histoire compose et recom- pose», l'écriture avance dans le grand large des «expériences intérieures (les réelles et celles que l'imagination... représente aisément)». La con- nivence de la vitalité et de la mort continue à inciter la pensée, mais sous une autre forme, à la lisière d'horizons nouveaux.

. . . l'imagination peut [. . .] faire, justement, ce que la volonté d'un peuple elle- même ne pouvait effectuer. Se représenter selon l'expression de Nietzsche, une situation tragique et pouvoir en rire, cela suppose une interminable mé- ditation, cela ne peut être que bien rarement donné dans l'expérience immé- diate, dans l'expérience réelle. A plus forte raison, si s'en mêlent de quelque manière les jeux du désir et le désordre de la passion. Ces grandes eaux de la possibilité miraculeuse où d'ailleurs doivent se retrouver la transparence, la richesse et la splendeur apaisante de la mort et de l'univers, supposent l'ima- gination réunissant ce qui n'est jamais donné qu'en parties52. La fiction accomplit le dépassement de l'événement dans la liberté

d'une écriture qui dit son expérience d'une façon non objectivement conditionnée. Au point de rupture du cheminement logique, elle transpose cet «impossible, pourtant là»53, qui, dans la misère de l'attente, réinsère l'inespéré à vivre et à jouir dans le temps présent. La violence est assen- timent au scandale de la matérialité dont le fascisme est aussi l'histoire. Dans ces récits, elle marque l'avènement d'une pensée et d'une parole de la démesure.

51. Lettre à Francesco Leonetti, le 19 novembre 1961. Correspondance inédite mise à ma dis- position par le destinataire. 52. Georges Bataille, «Les larmes et les rois», Botteghe oscure, XVll, printemps, 1956, p. 55. Cet article ne figure pas dans les Œuvres complètes de Bataille. 53. Ibid., p. 40 et 46. L'expression, à analyser en parallèle avec «Impossible »/«C'est fait», dans Le mort, OC, IV, p. 39 et 51, revient aussi dans La souveraineté, OC, VIII, 257.

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