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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » (Lénine, 1902, Que faire ?) Les dossiers du PCMLM Naissance de la France Molière, portraitiste bourgeois Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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Page 1: Molière, portraitiste bourgeoislesmaterialistes.com/fichiers/pdf/dossiers/pcmlm-moliere.pdf · 2014. 7. 2. · protection » par Louis XIV, dont le talent est résumé au « divertissement

« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. »

(Lénine, 1902, Que faire ?)

Les dossiers du PCMLM

Naissance de la France

Molière, portraitiste bourgeois

Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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Les dossiers du PCMLM

Table des matières1. Molière, auteur national....................................................................................................................22. Un début dans l'esprit de la farce......................................................................................................33. Le tournant des Précieuses ridicules.................................................................................................54. La figure type du Cocu imaginaire...................................................................................................75. Affirmation du portrait type avec L'École des maris........................................................................96. Les Fâcheux, du baroque au classicisme........................................................................................107. La querelle de L'École des femmes................................................................................................128. L'esprit brillant de Le Mariage forcé..............................................................................................159. L'offensive anti-religieuse avec la Princesse d'Elide, Tartuffe, Dom Juan.....................................1810. Médecins et autres réactionnaires.................................................................................................2311. Paysans, usuriers et traditions féodales........................................................................................2512. Comédies-ballet et apothéose avec le Bourgeois gentilhomme...................................................2713. Les limites historiques..................................................................................................................3214. Contradictions au sein du peuple..................................................................................................3415. Triomphe du baroque....................................................................................................................3616. Contradiction ville-campagnes et rejet de l'esprit borné féodal...................................................4017. « hors de Paris, il n’y a point de salut pour les honnêtes gens »..................................................4118. Les références à Aristote..............................................................................................................4319. Les anciens sont les anciens et nous sommes les gens de maintenant.........................................47

1. Molière, auteur national

Molière, Racine, Diderot et Balzac sont lesquatre grandes figures de notre culturenationale, du génie français. Tous sont leproduit d'une époque progressiste, portant unprogrès de civilisation. Ils assument le réalisme,avec les caractéristiques propres aux conditionsde la France d'alors : celle de la monarchieabsolue pour les deux premiers, celle de labourgeoisie ascendante pour les deux autres.

Jean-Baptiste Poquelin (1622-1673), ditMolière, a été un immense dramaturge,assumant son époque selon le principe bienconnu depuis de « plaire et instruire ». Al'opposé de Racine, qui avec la tragédie s'étaittourné vers la psychologie dans son rapport avecl’État, Molière s'est orienté avec la comédie versla psychologie dans son rapport avec la société.

Là où Racine dresse le tableau de portraitsintérieurs tourmentés face aux exigences de lacivilisation, Molière façonne des exemples

typiques propres à certaines rapports sociaux.

Comme le raconte un personnage de la piècede Molière intitulée La Critique de l’École desfemmes, défendant la valeur du théâtre tel qu'ill'a lui-même développé :

« Lorsque vous peignez des héros, vousfaites ce que vous voulez ; ce sont desportraits à plaisir, où l’on ne cherchepoint de ressemblance ; et vous n’avezqu’à suivre les traits d’une imaginationqui se donne l’essor, et qui souvent laissele vrai pour attraper le merveilleux.Mais lorsque vous peignez les hommes, ilfaut peindre d’après nature.On veut que ces portraits ressemblent ; etvous n’avez rien fait, si vous n’y faitesreconnaître les gens de votre siècle.En un mot, dans les pièces sérieuses, ilsuffit, pour n’être point blâmé, de dire deschoses qui soient de bon sens, et bienécrites ; mais ce n’est pas assez dans lesautres, il y faut plaisanter ; et c’est uneétrange entreprise que celle de faire rireles honnêtes gens. »

Molière est ainsi un portraitiste ; il reprend

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Molière, portraitiste bourgeois

les bases du théâtre italien, mais les accordeavec les exigences propres à la France,s'éloignant ainsi de l'exubérance italienne pourdévelopper les thèmes chers à la culturefrançaise : l'esprit adroit, la capacitéd'adaptation, la disposition au conflit.

Cependant, il faut ici mener une tâche rude,consistant à redécouvrir le véritable Molière.Regardons, en effet, les œuvres qui ont été leplus représentés avant la mort de Molière, et cetant publiquement qu'en privé.

On a Sganarel le ou le Cocu imaginaire (143fois), L'École des maris (130 fois), Les Fâcheux(121 fois), L'École des femmes (105 fois),Tartuffe ou l'Imposteur (95 fois), Psyché (83fois). Il faut, parmi ces œuvres qui ont le plusmarqué, sans nul doute compter Dom Juan oule Festin de pierre qui a dû faire face à larépression.

Reste que, de fait, certaines œuvres les plusreprésentées alors ont été « oubliées » depuis,alors que d'autres œuvres plus secondaires ontpu être mises en avant, comme Le Misanthropeou l'Atrabilaire amoureux, Le Médecin malgrélui, L'Avare.

De la même manière, une œuvre comme LeBourgeois gentilhomme est connu de nom, maissans aller plus loin, en limitant cela à de lafarce. Cette tendance de résumer Molière à lafarce est d'ailleurs un marqueur historique de ladécadence de la bourgeoisie.

Cela est révélateur de l'interprétationbourgeoise faite de Molière, dont la portéesociale est restreinte à la moquerie, dontl'actualité à l'époque est réduite à une «protection » par Louis XIV, dont le talent estrésumé au « divertissement ».

En faisant cela, on nie l'alliance de Molièreen tant que portraitiste bourgeois avec LouisXIV et la cour, alliance visant de manièreévidente à affaiblir la religion et le clergé. Onoublie alors, de manière significative et anti-culturelle, que Molière a réalisé des comédies-ballet, mélangeant comédie, danse et musique,

dans l'esprit de la cour propre à la monarchieabsolue, forme progressiste par rapport à laféodalité.

On oublie également que Molière était unimmense acteur, jouant justement les rôles lesplus subtils de ses propres pièces, étant auservice de leurs charges anti-féodales.

Bref, on réduit Molière à un farceur, alorsqu'il est un vecteur historique de culture, aupoint que pour parler de la langue française, onparlera par la suite de « la langue de Molière ».

2. Un début dans l'esprit de la farce

Au départ, inévitablement, Molière estinfluencé par le théâtre populaire italien, laCommedia dell'arte qui célèbre l'ingéniosité faceà la naïveté, tout en jouant fondamentalementsur la bouffonnerie.

L'une des premières œuvres de Molière, LeMédecin volant, se fonde sur cette approche avecun thème d'ailleurs traditionnel dans ce type dethéâtre : le valet Sganarelle se fait passer pourun médecin. Il n'hésite pas à prétendre avoir unfrère jumeau, se disputant même avec celui-cidevant quelqu'un d'autre s'il le faut, enalternant ses habits en apparaissant à la fenêtre.

Molière, pendant de nombreuses années, vaporter ce théâtre-là, dans le cadre d'une troupeitinérante, passant surtout dans le sud de laFrance.

« Gorgibus.Oui-da, je m’en vais lui dire. Monsieur, ildit qu’il est honteux, et qu’il vous pried’entrer, afin qu’il vous demande pardonen particulier. Voilà la clef, vous pouvezentrer ; je vous supplie de ne me pasrefuser et de me donner ce contentement.

Sganarelle.Il n’y a rien que je ne fasse pour votresatisfaction : vous allez entendre de quellemanière je le vais traiter. Ah ! te voilà,coquin. - Monsieur mon frère, je vousdemande pardon, je vous promets qu’il n’y

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a point de ma faute. - Il n’y a point de tafaute, pilier de débauche, coquin ? Va, jet’apprendrai à vivre. Avoir la hardiessed’importuner M. Gorgibus, de lui romprela tête de ses sottises ! - Monsieur monfrère... - Tais-toi, te dis-je. - Je ne vousdésoblig... - Tais-toi, coquin.

Gros-rené.Qui diable pensez-vous qui soit chez vousà présent ?

Gorgibus.C’est le médecin et Narcisse son frère ; ilsavaient quelque différend, et ils font leuraccord.

Gros-rené Le diable emporte ! ils ne sont qu’un.

Sganarelle.Ivrogne que tu es, je t’apprendrai à vivre.Comme il baisse la vue ! il voit bien qu’ila failli, le pendard. Ah ! l’hypocrite,comme il fait le bon apôtre !

Gros-rené.Monsieur, dites-lui un peu par plaisir qu’ilfasse mettre son frère à la fenêtre.

Gorgibus.Oui-da, Monsieur le médecin, je vous priede faire paraître votre frère à la fenêtre.

Sganarelle.Il est indigne de la vue des gensd’honneur, et puis je ne le saurais souffrirauprès de moi.

Gorgibus.- Monsieur, ne me refusez pascette grâce, après toutes celles que vousm’avez faites.

Sganarelle.En vérité, Monsieur Gorgibus, vous avezun tel pouvoir sur moi que je ne vous puisrien refuser. Montre, montre-toi, coquin. -Monsieur Gorgibus, je suis votre obligé. -Hé bien ! avez-vous vu cette image de ladébauche ?

Gros-rené.Ma foi, ils ne sont qu’un ; et, pour vous leprouver, dites-lui un peu que vous lesvoulez voir ensemble.

Gorgibus.Mais faites-moi la grâce de le faireparaître avec vous, et de l’embrasserdevant moi à la fenêtre. Sganarelle.- C’est une chose que jerefuserais à tout autre qu’à vous ; maispour vous montrer que je veux tout fairepour l’amour de vous, je m’y résous,quoique avec peine, et veux auparavantqu’il vous demande pardon de toutes lespeines qu’il vous a données. - Oui,Monsieur Gorgibus, je vous demandepardon de vous avoir tant importuné, etvous promets, mon frère, en présence deM. Gorgibus que voilà, de faire si biendésormais, que vous n’aurez plus lieu devous plaindre, vous priant de ne plussonger à ce qui s’est passé.

Il embrasse son chapeau et sa fraise.

Gorgibus.- Hé bien ! ne les voilà pas tousdeux ?

Gros-rené.Ah ! par ma foi, il est sorcier.

Sganarelle.Monsieur, voilà la clef de votre maisonque je vous rends ; je n’ai pas voulu quece coquin soit descendu avec moi, parcequ’il me fait honte : je ne voudrais pasqu’on le vît en ma compagnie dans laville, où je suis en quelque réputation.Vous irez le faire sortir quand bon voussemblera. Je vous donne le bonjour, etsuis votre, etc . »

Dans une autre pièce parmi les premières deMolière, La Jalousie du barbouil lé, on retrouvele même esprit bouffon : une femme que sonmari refuse de laisser rentrer à la maison faitsemblant de se tuer, pour inverser la situationensuite et l'accuser d'être un ivrogne rentranttard, sans aucun sens des responsabilités. On alà la substance même de la farce, l'esprit del'arroseur arrosé.

« Angélique.Tu ne veux donc pas m’ouvrir ?

Le barbouillé.Je t’ai déjà dit vingt fois que je n’ouvriraipoint ; tue-toi, crève, va-t’en au diable, jene m’en soucie pas.

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Molière, portraitiste bourgeois

Angélique, faisant semblant de sefrapper. Adieu donc !... Ay ! je suis morte.

Le barbouillé.Serait-elle bien assez sotte pour avoir faitce coup-là ? Il faut que je descende avec lachandelle pour aller voir.

Angélique.Il faut que je t’attrape. Si je peux entrerdans la maison subtilement, cependantque tu me chercheras, chacun aura bienson tour.

Le barbouillé.Hé bien ! ne savais-je pas bien qu’ellen’était pas si sotte ? Elle est morte, et sielle court comme le cheval de Pacolet. Mafoi, elle m’avait fait peur tout de bon. Ellea bien fait de gagner au pied ; car si jel’eusse trouvée en vie, après m’avoir faitcette frayeur-là, je lui aurais apostrophécinq ou six clystères de coups de pied dansle cul, pour lui apprendre à faire la bête.Je m’en vais me coucher cependant. Oh !oh ! Je pense que le vent a fermé la porte.Hé ! Cathau, Cathau, ouvre-moi.

Angélique.Cathau, Cathau ! Hé bien ! qu’a-t-ellefait, Cathau ? Et d’où venez-vous,Monsieur l’ivrogne ? Ah ! vraiment, va,mes parents, qui vont venir dans unmoment, sauront tes vérités. Sac à vininfâme, tu ne bouges du cabaret, et tulaisses une pauvre femme avec des petitsenfants, sans savoir s’ils ont besoin dequelque chose, à croquer le marmto tout lelong du jour.

Le barbouillé.Ouvre vite, diablesse que tu es, ou je tecasserai la tête. »

On n'a pas ici une originalité particulière,même si dans Le Médecin volant on a en arrière-plan le mariage forcé entre une jeune femme etun vieux, et dans La Jalousie du barbouil lé, lethème du mari ennuyeux amenant sa femme àtenter de vivre mieux avec un amant.

On est, de fait, encore dans la farce, dans lablague, la bouffonnerie. Il n'y a pas d'encoredéveloppé une véritable typologie. Pour cela, ilfaudra attendre le passage à la comédie.

Cependant, on a déjà de présent la questiondémocratique du droit des femmes, qui se poseface à la féodalité et ses valeurs.

3. Le tournant des Précieuses ridicules

La troisième œuvre de Molière, L'Étourdi oules Contretemps, prolonge l'esprit de la farce ;on retrouve un personnage à l'espagnol,Mascarille, valet ingénieux aidant dans uneentreprise amoureuse son maître maladroit quifait tout rater.

On est ici encore dans les bons mots, du type« Les plus courtes erreurs sont toujours lesmeilleures », tout comme dans l’œuvre suivante,Le Dépit amoureux, où l'on retrouve Mascarilleet des propos comme « On ne meurt qu'une fois,et c'est pour si longtemps ! »

Le scénario de cette quatrième pièce esttoujours aussi impossible, avec un homme dépitécar la femme qu'il aime se serait marié avec unautre, alors qu'en fait c'est une sœur cachée quil'a fait, sans que son futur mari le sache parailleurs.

L'invraisemblance, la dimension burlesque, larecherche du bon mot pour faire avancer leprocessus théâtral, tout cela réduit cespremières comédies à un simple prolongementdes premières farces.

L’œuvre qui suit, Les Précieuses ridicules, en1659, modifie par contre radicalement ladirection prise. En apparence, on a le mêmeprincipe qu'auparavant, on retrouve par ailleursencore Mascarille. Encore une fois, on a deuxvalets ingénieux.

Toutefois, ces deux valets jouent auxaristocrates pédants afin de charmer deuxfemmes qui sont des « précieuses » et dontveulent se moquer deux jeunes hommeséconduits en raison de leur « simplicité ».

On a donc ici de posé une typologie : au-delàde la comédie tendant à la farce, il y a le

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portrait des précieuses, de leur manière, de leursprétentions. Les deux femmes, Magdelon etCathos, ont même pris les noms plus « ronflants» d’Aminte et de Polixène.

On apprend ainsi :

« Gorgibus Comment, ces noms étranges ! Ne sont-cepas vos noms de baptême ?

Magdelon Mon Dieu ! que vous êtes vulgaire ! Pourmoi, un de mes étonnements, c’est quevous ayez pu faire une fille si spirituelleque moi. A-t-on jamais parlé dans le beaustyle de Cathos ni de Magdelon, et nem’avouerez-vous pas que ce seroit assezd’un de ces noms pour décrier le plus beauroman du monde ?

Cathos Il est vrai, mon oncle, qu’une oreille unpeu délicate pâtit furieusement à entendreprononcer ces mots-là ; et le nom dePolyxène que ma cousine a choisi, et celuid’Aminte que suis donné, ont une grâcedont il faut que vous demeuriez d’accord.»

Dès la scène d'exposition, la dimensionculturelle nationale de cette attitude depréciosité est soulignée par un des hommeséconduits :

« Je connois ce qui nous a fait mépriser.L’air précieux n’a pas seulement infectéParis, il s’est aussi répandu dans lesprovinces, et nos donzelles ridicules en onthumé leur bonne part. En un mot, c’estun ambigu de précieuse et de coquette queleur personne. »

Cependant, il serait erroné de ne voir que ceseul aspect. A travers les « précieuses », Molièresouligne, comme il l'avait déjà fait auparavant,les exigences féminines. Les précieuses sont tropexigeantes sur le plan du « style », mais enmême temps elles exigent de la romance.

Cette exigence est-elle réactionnaire ?Absolument pas, elle correspond à la

revendication démocratique des femmes. Dans lepassage suivant, il y a deux aspects : d'un côté,il y a le style pédant, forcé des précieuses, del'autre il y a la revendication du droit àl'amour.

« Magdelon Mon père, voilà ma cousine qui vous dira,aussi bien que moi, que le mariage ne doitjamais arriver qu’après les autresaventures. Il faut qu’un amant, pour être agréable,sache débiter les beaux sentiments,pousser le doux, le tendre et le passionné,et que sa recherche soit dans les formes.Premièrement, il doit voir au temple, ou àla promenade, ou dans quelque cérémoniepublique, la personne dont il devientamoureux ; ou bien être conduitfatalement chez elle par un parent ou unami, et sortir de là tout rêveur etmélancolique. Il cache un temps sa passionà l’objet aimé, et cependant lui rendplusieurs visites, où l’on ne manque jamaisde mettre sur le tapis une question galantequi exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui sedoit faire ordinairement dans une allée dequelque jardin, tandis que la compagnies’est un peu éloignée ; et cette déclarationest suivie d’un prompt courroux, quiparoît à notre rougeur, et qui, pour untemps, bannit l’amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser,de nous accoutumer insensiblement audiscours de sa passion, et de tirer de nouscet aveu qui fait tant de peine. Après celaviennent les aventures, les rivaux qui sejettent à la traverse d’une inclinationétablie, les persécutions des pères, lesjalousies conçues sur de faussesapparences, les plaintes, les désespoirs, lesenlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilàcomme les choses se traitent dans lesbelles manières et ce sont des règles dont,en bonne galanterie, on ne sauroit sedispenser. Mais en venir de but en blanc à l’unionconjugale, ne faire l’amour qu’en faisant lecontrat du mariage, et prendre justementle roman par la queue ; encore un coup,mon père, il ne se peut rien de plusmarchand que ce procédé ; et j’ai mal aucœur de la seule vision que cela me fait.

Gorgibus Quel diable de jargon entends-je ici ?Voici bien du haut style.

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Molière, portraitiste bourgeois

Cathos En effet, mon oncle, ma cousine donnedans le vrai de la chose. Le moyen de bienrecevoir des gens qui sont tout à faitincongrus en galanterie ! Je m’en vaisgager qu’ils n’ont jamais vu la carte deTendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins,Billets-Galants et Jolis-Vers sont desterres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur personnemarque cela, et qu’ils n’ont point cet airqui donne d’abord bonne opinion des gens? Venir en visite amoureuse avec unejambe toute unie, un chapeau désarmé deplumes, une tête irrégulière en cheveux, etun habit qui souffre une indigence derubans !… mon Dieu ! quels amants sont-ce là ! Quelle frugalité d’ajustement et quellesécheresse de conversation ! On n’y durepoint, on n’y tient pas. J’ai remarquéencore que leurs rabats ne sont pas de labonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’ungrand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges. »

D'une certaine manière, on reconnaît là quecette approche a marqué la France : les femmesbasculent, y compris dans la société bourgeoise,entre le mariage « utilitaire » et l'attenteidéalisée du « prince charmant ».

Le carte de Tendre est un « principe » tirédu roman Clélie de Madeleine de Scudéry. Aupays de « Tendre », on traverse un fleuved'Inclination, une mer d'Inimitié, un lacd'Indifférence, le village de Billets-galants, lehameau de Billets-doux, pour enfin parvenir auchâteau de Petits-soins.

On reconnaît là bien sûr les « étapes »successives de la romance telle que les femmesfrançaises, historiquement, la conçoivent.

En ce sens, les critiques bourgeois ont tort dese demander si les « précieuses » ont existé entant que tel comme figure historique du XVIIesiècle. Les « précieuses » ont un doublecaractère et à travers elle c'est le statut de lafemme que l'on retrouve.

4. La figure type du Cocu imaginaire

Avec Les Précieuses ridicules, Molière faitdonc passer la farce à la comédie consacrée auxportraits. Ce n'est qu'un début, bien entendu, etles figures types représentées – les Précieuses –visent plus un style, une approche, qu'unevéritable catégorie de gens bien définie.

Cependant, voici un extrait de cette œuvreoù justement, on trouve une mise en abyme –forme typique du XVIIe siècle et lié au Baroque– où l'on voit un personnage raconter... qu'il faitdes portraits, alors que justement lui-même enest un.

Cette mise en abyme, cette image dansl'image, montre que Molière savait ce qu'ilfaisait, et c'est sa manière de l'expliquer aupublic.

« Mascarille Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pasdes premiers tout ce qui se fait ; mais nevous mettez pas en peine ; je veux établirchez vous une académie de beaux esprits,et je vous promets qu’il ne se fera pas unbout de vers dans Paris que vous nesachiez par cœur avant tous les autres.Pour moi, tel que vous me voyez, je m’enescrime un peu quand je veux ; et vousverrez courir de ma façon, dans les bellesruelles de Paris, deux cents chansons,autant de sonnets, quatre centsépigrammes et plus de mille madrigaux,sans compter les énigmes et les portraits.

Magdelon Je vous avoue que je suis furieusementpour les portraits : je ne vois rien de sigalant que cela.

Mascarille Les portraits sont difficiles, et demandentun esprit profond : vous en verrez de mamanière qui ne vous déplairont pas. »

L’œuvre de Molière qui a suivi, intituléSganarel le ou le Cocu imaginaire, conserve-t-ellecette approche ? De fait, elle a eu un grandsuccès, et justement elle présente un bourgeois.C'est quelque chose de très important : on a ici

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un portrait d'un élément de la classe bourgeoise.

C'est un témoignage de l'affirmation de laclasse bourgeoise et de son style de vie, avectous ses défauts. Ici, en l'occurrence, on aSganarelle, « bourgeois de Paris », qui aide unejeune femme évanouie. Sa femme croit qu'il latrompe, et inversement elle a ramassé unportrait qu'a laissé tomber la jeune femmeévanouie, et Sganarelle en retour croit qu'ilreprésente son amant !

Un imbroglio qui a une dimension propre à lafarce mais qui concerne à la fois une classesociale construite et développée, et égalementune attitude existante : la jalousie sans limites,avec ce « cocu imaginaire ». On a donc bienl'élaboration d'un portrait.

Cependant, ce n'est pas tout : on retrouveencore la question démocratique du droit desfemmes. La jeune femme s'est évanouie en effet,car on veut la marier à un autre que celuiqu'elle aime. Son père raisonne en ne se fondantque sur l'argent.

Cela témoigne du conflit naissant entre droitsindividuels et développement du capital, propreà la bourgeoisie ascendante. Si la bourgeoisieavance et est progressiste alors, elle possède uneterrible contradiction la déchirant : les bourgeoiss'affranchissent, mais restent des possessions ducapital...

« Gorgibus Et cet époux ayant vingt mille bonsducats, Pour être aimé de vous doit-il manquerd’appas. Allez tel qu’il puisse être avecque cettesomme, Je vous suis caution qu’il est très honnêtehomme.

Célie Hélas !

Gorgibus Eh bien, hélas ! que veut dire ceci, Voyez le bel hélas ! qu’elle nous donne ici. Hé ! que si la colère une fois me

transporte, Je vous ferai chanter hélas ! de belle sorte.Voilà, voilà le fruit de ces empressements Qu’on vous voit nuit et jour à lire vosromans, De quolibets d’amour votre tête estremplie, Et vous parlez de Dieu, bien moins que deClélie. Jetez-moi dans le feu tous ces méchantsécrits Qui gâtent tous les jours tant de jeunesesprits (…) Mais suis-je pas bien fat de vouloirraisonner, Où de droit absolu j’ai pouvoird’ordonner, Trêve donc je vous prie à vosimpertinences, Que je n’entende plus vos sottes doléances»

Il est remarquable également que c'est uneservante qui arrive à démêler les fils del'intrigue, comprenant les quiproquos, faisant secalmer tout le monde et et rétablissant la vérité.L'attribution d'une fonction si grande à unpersonnage socialement si bas révèle l'entreprisedémocratique de Molière.

Il faut pourtant noter un point, à la toutefin, où l'on retrouve le principe propre aubaroque selon lequel les apparences sonttrompeuses et qu'on ne peut faire confiance enrien. Ici Molière n'a pas rompu avec la culturebaroque, fondée par les jésuites et relativisanttoute entreprise scientifique.

Voici la morale « baroque » enseignée à la finde l’œuvre :

« Sganarelle A-t-on mieux cru jamais être cocu quemoi. Vous voyez qu’en ce fait la plus forteapparence Peut jeter dans l’esprit une fausse créance: De cet exemple-ci, ressouvenez-vous bien, Et quand vous verriez tout, ne croyezjamais rien. »

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Molière, portraitiste bourgeois

Molière a donc, à ce stade, rompu avec lesimplisme de la farce, mais pas avec l'idéologiebaroque et son interprétation de la réalitécomme insaisissable.

5. Affirmation du portrait type avecL'École des maris

Molière a tenté, après Sganarel le ou le Cocuimaginaire, de développer certains aspectspropres aux portraits. Le choix fut cependanterroné, puisqu'il tenta de faire une comédiehéroïque, c'est-à-dire une comédie dont lesprincipaux protagonistes sont des aristocratesaux valeurs typiques selon eux-mêmes :vertueux, combatifs, etc.

La pièce, intitulée Dom Garcie de Navarreou le Prince jaloux, ne fut pas un succès.L'intrigue consistait en fait en une farcetransposée chez les aristocrates, avec un hommejaloux alors qu'en fait son concurrent, qui aidela princesse à revenir sur le trône, était en faitle frère de celle-ci. Une telle démarche nepouvait qu'échouer.

Aussi, l’œuvre suivante de Molière, L'Écoledes maris, nous ramène dans la société elle-même, dans une problématique bourgeoise.Deux frères s'occupent de l'éducation de deuxsœurs qu'ils veulent marier par la suite.

Celui qui l'éduque de manière libérale arriveà aboutir au mariage, la seconde privée deliberté s'enfuit dès qu'elle le peut pour marierun jeune homme. On est ici dans la mise envaleur de l'épanouissement libéral propre à labourgeoisie progressiste à l'époque.

Voici comment s'exprime le frèreréactionnaire, tourné en définitive vers laféodalité, défendant l'enfermement des femmes :

« Sganarelle Vous souffrez que la vôtre aille leste etpimpante : Je le veux bien ; qu’elle ait et laquais et

suivante : J’y consens ; qu’elle coure, aime l’oisiveté,Et soit des damoiseaux fleurée en liberté : J’en suis fort satisfait. Mais j’entends quela mienne Vive à ma fantaisie, et non pas à la sienne; Que d’une serge honnête elle ait sonvêtement, Et ne porte le noir qu’aux bons joursseulement ; Qu’enfermée au logis, en personne biensage, Elle s’applique toute aux choses duménage, À recoudre mon linge aux heures de loisir,Ou bien à tricoter quelque bas parplaisir ; Qu’aux discours des muguets elle fermel’oreille, Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille. Enfin la chair est foible, et j’entends tousles bruits. Je ne veux point porter de cornes, si jepuis ; Et comme à m’épouser sa fortunel’appelle, Je prétends corps pour corps pouvoirrépondre d’elle. »

A l'inverse, l'autre frère explique que « lessoins défiants, les verrous et les grilles Ne fontpas la vertu des femmes ni des filles », et lesfemmes elles-mêmes s'expriment de manièrerationnelle, organisée, convaincante.

C'est à ce titre que le frère « moderne »donne le choix à la femme :

« Ariste Si quatre mille écus de rente bien venants,Une grande tendresse et des soinscomplaisants Peuvent, à son avis, pour un tel mariage, Réparer entre nous l’inégalité d’âge, Elle peut m’épouser ; sinon, choisirailleurs. Je consens que sans moi ses destins soientmeilleurs ; Et j’aime mieux la voir sous un autrehyménée, Que si contre son gré sa main m’était

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donnée.

Sganarelle Hé ! Qu’il est doucereux ! C’est tout sucreet tout miel. »

Il y a même plus : à la rationalité s'ajoute laconfiance. Le frère progressiste a toute confianceen la vérité et en le libéralisme. Il explique ainsi:

« Ariste Moi je n’aurai jamais cette foiblesseextrême De vouloir posséder un coeur malgré lui-même. Mais je ne saurais croire enfin… »

Ce qui est également frappant, c'est que lafigure du frère réactionnaire est exposé enprenant en compte la contradiction villes-campagnes. Sganarelle, qui donc entend obligerla femme à se soumettre, dénonce la ville deParis, se sent malade en ville et salue la moraledes « champs » :

« Sganarelle Il faut sortir d’ici. Le séjour de la ville en moi ne peutproduire Que des…

Valère Il faut chez lui tâcher de m’introduire.

Sganarelle Heu !… J’ai cru qu’on parloit. Auxchamps, grâces aux cieux, Les sottises du temps [c'est-à-dire del'époque] ne blessent point mes yeux. »

Dans un même esprit, la jeune femme qui serebelle assimile sa situation à celle de femmes enOrient. Là encore on a une dénonciation de laféodalité et de ses mœurs.

L'École des maris est ainsi une œuvre

véritablement de haute valeur, car présentantdeux personnages typiques par rapport à unequestion sociale brûlante. C'est toutl'affrontement entre le progrès et la réaction quiest exposé.

6. Les Fâcheux, du baroque auclassicisme

Avec Les Fâcheux en 1661, on a le grandtournant dans l’œuvre de Molière. Nonseulement on retrouve de développé le thème duportrait, mais on a cette fois bien plus : l'appuide Louis XIV, qui va donner une dimensionhistorique à l'ensemble.

Comédie-ballet, Les Fâcheux décrit justementdes personnes ennuyeuses, empêchant un hommed'aller voir la femme qu'il aime, parce qu'ellesleur racontent une partie de cartes fameuse, oubien parce qu'elles viennent chanter un air, etc.

On devine que ces fâcheux sont le genred'importuns que connaît, en quelque sorte LouisXIV, qui va même, alors que l’œuvre étaitencore à l'écriture mais que la liste était établie,en mentionner un qui manque : le fâcheux nepensant qu'à la chasse à courre.

Molière s'empressera de l'ajouter, ce quidonnera :

« Dorante. Ha ! Marquis, que l’on voit de fâcheux,tous les jours, Venir de nos plaisirs interrompre lecours ! Tu me vois enragé d’une assez bellechasse, Qu’un fat... C’est un récit qu’il faut que jete fasse.

Éraste. Je cherche ici quelqu’un, et ne puism’arrêter.

Dorante, le retenant. Parbleu, chemin faisant, je te le veux

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conter. Nous étions une troupe assez bien assortie»

Et le Dorante de ne plus s'arrêter.

La comédie – qui a toute une partie musicaleet dansée – est un immense succès, avec 106représentations. Ce n'est pas tout : la premièreeut lieu au château de Vaux-le-Vicomte, lorsd'une immense fête donnée par le surintendantNicolas Fouquet, dont le faste choquera LouisXIV au point que Fouquet sera par la suite misen prison pour avoir accumulé tant de richessesaux dépens du pays.

Cela signifie que, symboliquement, on a lechoix de Molière, de la culture nationale, contrele parasitage par des esprits qui, aussi brillantsqu'ils soient, ne servent pas la cause publique.On est là très précisément dans l'esprit deRichelieu, de l'affirmation nationale, de lamonarchie absolue comme forme permettant aupays de dépasser la féodalité (et, également, labureaucratie liée au développement de l’État).

On a ici un moment clef historiquement,expliquant l'apparition du classicisme. Alors quele baroque était la forme idéologique apparue enréaction à l'humanisme, l'existence de lamonarchie absolue renverse la forme pour luidonner un contenu progressiste de dépassementde la féodalité.

Cela se voit dans Les Fâcheux, dont leprologue commence avec une naïade (unenymphe d'eau douce) sortant d'une grotte, avecdes dryades (des nymphes), des faunes et dessatyres sortant des forêts ou des statues qui semettent à bouger, à l'appel suivant :

« Hôtesses de leurs troncs, moindresdivinités, C'est Louis qui le veut, sortez, Nymphes,sortez »

La forme baroque des grottes, despersonnages liés à l'antiquité dans l'esprit de la

Renaissance qui s'est intégré au baroque, toutcela est assimilé, intégré à l'affirmation del'idéologie de la monarchie absolue qui, dans sonbesoin d'ordre et de régularité étatique, affirmele classicisme.

Voici comment cela est résumé par AndréFélibien, dans sa Relation des magnificencesfaites par M. Fouquet à Vaux-le-Vicomte lorsquele roi y al la, le 17 août 1661, et de lasomptuosité de ce lieu :

« Le théâtre était dressé dans le bois dehaute futaie, avec quantité de jets d’eau,plusieurs niches et autres enjolivements :et l’ouverture en fut faite par Molière, quidit au roi qu’il ne pouvait divertir SaMajesté, ses camarades étant malades, siquelque secours étranger ne lui arrivait. A l’instant un rocher s’ouvrit et la Béjarten sortit en équipage de Déesse. Ellerécita un prologue au roi sur toutes sesvérités, c’est-à-dire sur toutes les grandeschoses qu’il a faites, et en son nom ellecommanda aux termes de marcher et auxarbres de parler, et aussitôt Louis donnale mouvement aux termes et fit parler lesarbres. Il en sortit des divinités qui dansèrent lapremière entrée du ballet au son desviolons et des hautbois qui s’unissaientavec tant de justesse qu’il n’y a rien de sidoux ni de si agréable. »

Par la suite, la comédie-ballet se poursuivraavec une incroyable magnificence :

« De cet amphithéâtre sortit une quantitéinnombrable de fusées qu’on perdait devue et qui semblaient vouloir porter le feudans la voûte des cieux, dont quelques-unes retombant faisaient mille figures,formaient des fleurs de lys, marquaient desnoms et représentaient des étoiles,pendant qu’une baleine s’avançait sur lecanal du corps de laquelle on entenditsortir d’épouvantables coups de pétards,et d’où l’on vit s’élancer en l’air toutessortes de figures, de sorte qu’ons’imaginait que le feu et l’eau s’étant unisn’étaient qu’une même chose : les cascadesdes deux côtés, le canal au milieu, le feude l’amphithéâtre, celui de la baleine etdes fusées serpentant sur l’eau, faisaientassurément un fort beau mélange. Les fusées, après avoir serpenté longtempssur l’eau, s’élançant d’elles-mêmes en

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produisaient d’autres qui faisaient lemême effet des premières. La prodigieuse quantité de boîtes, depétards et de fusées rendaient l’air aussiclair que le jour, et le bruit des uns et desautres mêlé à celui des tambours et destrompettes représentait fort bien unegrande et furieuse bataille : et je vousavoue que mon âme pacifique sentaitenfler son courage et que je serais devenuguerrier, si l’occasion en eût été aussivéritable qu’elle était bien représentée. »

7. La querelle de L'École des femmes

Molière, en 1662, produit une œuvre qui vaavoir un très profond retentissement et resteraappelé historiquement la « Querelle de L'Écoledes femmes ».

Cela commence donc avec la pièce L'Écoledes femmes en 1662, à quoi suit une série decritiques et d'attaques, auxquelles Molièrefournit une réponse en 1663 dans La Critique del'école des femmes.

Une autre pièce de 1663, intituléeL'Impromptu de Versail les, est à ajouter en faitdans cette querelle, de par sa forme particulière.

La pièce qui lance la « querelle », L'Écoledes femmes, est une comédie somme toutebanale dans la forme : c'est le contenu quipossède une dimension anti-féodale extrêmementforte.

La pièce sera jouée à la cour quinze joursaprès la première, et au milieu de l'année 1663,« l'excellent poète comique » Molière reçoit1000 livres de gratifications royales (à titre decomparaison, une famille modeste vivait alorsavec 300 livres par an).

De fait, son caractère offensif est patent. Ony trouve en effet un homme âgé, Arnolphe, quiest le tuteur d'une fille qu'il a placé dans uncouvent afin de la rendre la plus idiote possible,pour la marier par la suite. Cependant, celle-cidevenue jeune femme a par hasard vu un autrehomme et c'est le coup de foudre, qui lui fournittoute l'intelligence possible pour faire triompher

son amour.

C'est le triomphe de la nature face auxmanigances féodales. Les valeurs féodales sontridiculisées par le portrait d'Arnolphe, qui estd'ailleurs présent tout au long de la pièce, enformant le personnage central.

De la même manière, on trouve dans la piècede nombreuses allusions érotiques, afin desouligner l'importance du corps et de lasexualité.

Arnolphe, qui nie l'existence de la femme, quirejette tant son esprit que son corps, est unefigure réactionnaire, ses propos étant présentéscomme absolument représentatifs de l'ancienpoint de vue, relevant de l'idéologie féodale.

« Chrysalde. Et que prétendez-vous qu’une sotte, en unmot...

Arnolphe. Épouser une sotte est pour n’être pointsot. Je crois, en bon chrétien, votre moitié fortsage ; Mais une femme habile est un mauvaisprésage ; Et je sais ce qu’il coûte à de certainesgens Pour avoir pris les leurs avec trop detalents. Moi, j’irais me charger d’une spirituelle Qui ne parlerait rien que cercle et queruelle, Qui de prose et de vers ferait de douxécrits, Et que visiteraient marquis et beauxesprits, Tandis que, sous le nom du mari deMadame, Je serais comme un saint que pas un neréclame ? Non, non, je ne veux point d’un esprit quisoit haut ; Et femme qui compose en sait plus qu’ilne faut. Je prétends que la mienne, en clartés peusublime, Même ne sache pas ce que c’est qu’unerime ;

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Et s’il faut qu’avec elle on joue aucorbillon [jeu avec des rimes en « on »] Et qu’on vienne à lui dire à son tour : «Qu’y met-on ? » Je veux qu’elle réponde : « Une tarte à lacrème » ; En un mot, qu’elle soit d’une ignoranceextrême ; Et c’est assez pour elle, à vous en bienparler, De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre etfiler.

Chrysalde. Une femme stupide est donc votre marotte?

Arnolphe. Tant, que j’aimerais mieux une laide biensotte Qu’une femme fort belle avec beaucoupd’esprit. »

D'ailleurs, et bien évidemment, Arnolphe achangé son nom afin de se faire passer pour unnoble. C'est un exemple typique du théâtre deMolière, où la cour et la bourgeoisie attaquentla féodalité, qui n'apporte rien que valeursréactionnaires et vanité ridicule. Voici commentun personnage de moque de la prétentiond'Arnolphe :

« Chrysalde. Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe...

Arnolphe. Bon ! Me voulez-vous toujours appeler de cenom ?

Chrysalde. Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à labouche, Et jamais je ne songe à Monsieur de laSouche. Qui diable vous a fait aussi vous aviser, À quarante et deux ans, de vousdébaptiser, Et d’un vieux tronc pourri de votremétairie Vous faire dans le monde un nom de

seigneurie ?

Arnolphe. Outre que la maison par ce nom seconnaît, La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreillesplaît.

Chrysalde. Quel abus de quitter le vrai nom de sespères Pour en vouloir prendre un bâti sur deschimères ! De la plupart des gens c’est ladémangeaison ; Et, sans vous embrasser dans lacomparaison, Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre, Qui n’ayant pour tout bien qu’un seulquartier de terre, Y fit tout à l’entour faire un fossébourbeux, Et de Monsieur de l’Isle en prit le nompompeux.

Arnolphe. Vous pourriez vous passer d’exemples dela sorte. Mais enfin de la Souche est le nom que jeporte : J’y vois de la raison, j’y trouve desappas ; Et m’appeler de l’autre est ne m’obligerpas. »

Les réactions à la pièce sont vigoureuses et,en réponse, Molière réalise en 1663 une comédieappelée La Critique de l'École des femmes. Elleconsiste en une discussion de personnes ayant vula pièce, la majorité la critiquant, d'autres ladéfendant.

La pièce est un très grand succès, et sert demanifeste théorique pour Molière, qui y faitl'éloge du portrait, et également ainsi del'amour naturel, de l'expression sincère dessentiments, de la reconnaissance du désir sexuel,que bien entendu les pédants réfutent.

Ce qui compte cependant également, c'estl'affirmation de l'existence d'un bon sens, quipermet d'évaluer ce qui est bien.

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« Le Marquis Il ne faut que voir les continuels éclats derire que le parterre y fait. Je ne veuxpoint d’autre chose pour témoigner qu’ellene vaut rien.

Dorante Tu es donc, marquis, de ces messieurs dubel air, qui ne veulent pas que le parterreait du sens commun, et qui seraient fâchésd’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleurechose du monde ? Je vis l’autre jour sur lethéâtre un de nos amis, qui se renditridicule par là. Il écouta toute la pièceavec un sérieux le plus sombre du monde ;et tout ce qui égayait les autres ridait sonfront. À tous les éclats de risée, il haussaitles épaules, et regardait le parterre enpitié ; et quelquefois aussi, le regardantavec dépit, il lui disait tout haut : Risdonc, parterre, ris donc. Ce fut uneseconde comédie, que le chagrin de notreami. Il la donna en galant homme à toutel’assemblée, et chacun demeura d’accordqu’on ne pouvait pas mieux jouer qu’il fit.Apprends, marquis, je te prie, et les autresaussi, que le bon sens n’a point de placedéterminée à la comédie ; que la différencedu demi-louis d’or, et de la pièce dequinze sols, ne fait rien du tout au bongoût ; que, debout ou assis, l’on peutdonner un mauvais jugement ; et qu’enfin,à le prendre en général, je me fierais assezà l’approbation du parterre, par la raisonqu’entre ceux qui le composent, il y en aplusieurs qui sont capables de juger d’unepièce selon les règles, et que les autres enjugent par la bonne façon d’en juger, quiest de se laisser prendre aux choses, et den’avoir ni prévention aveugle, nicomplaisance affectée, ni délicatesseridicule.

Le Marquis Te voilà donc, chevalier, le défenseur duparterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, et jene manquerai pas de l’avertir que tu es deses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.

Dorante Ris tant que tu voudras. Je suis pour lebon sens, et ne saurais souffrir lesébullitions de cerveau de nos marquis deMascarille. J’enrage de voir de ces gensqui se traduisent en ridicule, malgré leurqualité ; de ces gens qui décident toujours,et parlent hardiment de toutes choses,sans s’y connaître ; qui, dans une comédie,se récrieront aux méchants endroits, et nebranleront pas à ceux qui sont bons ; qui,voyant un tableau, ou écoutant un concertde musique, blâment de même et louenttout à contre-sens, prennent par où ilspeuvent les termes de l’art qu’ils

attrapent, et ne manquent jamais de lesestropier, et de les mettre hors de place.Hé, morbleu, messieurs, taisez-vous.Quand Dieu ne vous a pas donné laconnaissance d’une chose, n’apprêtez pointà rire à ceux qui vous entendent parler, etsongez qu’en ne disant mot, on croirapeut-être que vous êtes d’habiles gens. »

C'est une pièce qui prend littéralement enphoto un débat dans le milieu cultivé del'époque.

Elle est d'ailleurs suivie très rapidement deL'Impromptu de Versailles, qui est cette fois unephotographie des acteurs eux-mêmes, Molière enfaisant d'ailleurs partie, donnant ses consignes,répétant également avec les autres.

Ce qui est également important, c'est que,plusieurs fois, Molière affirme que son existenceest liée à la cour : c'est une affirmationpolitique. Son théâtre progressiste, bourgeois,est soutenu par la cour. Il n'est possible quedans ce cadre là, et le personnage de Molière ditdans la pièce :

« Molière Mon Dieu, Mademoiselle, les rois n’aimentrien tant qu’une prompte obéissance, et nese plaisent point du tout à trouver desobstacles. Les choses ne sont bonnes quedans le temps qu’ils les souhaitent ; etleur en vouloir reculer le divertissement,est en ôter pour eux toute la grâce. Ilsveulent des plaisirs qui ne se fassent pointattendre ; et les moins préparés leur sonttoujours les plus agréables. Nous nedevons jamais nous regarder dans ce qu’ilsdésirent de nous : nous ne sommes quepour leur plaire ; et lorsqu’ils nousordonnent quelque chose, c’est à nous àprofiter vite de l’envie où ils sont. Il vautmieux s’acquitter mal de ce qu’ils nousdemandent, que de ne s’en acquitter pasassez tôt ; et si l’on a la honte de n’avoirpas bien réussi, on a toujours la gloired’avoir obéi vite à leurs commandements.Mais songeons à répéter, s’il vous plaît. »

L'offensive contre la noblesse est ouvertementprésentée comme actualité politique :

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« Molière (Parlant à de la Grange.) Vous, prenezgarde à bien représenter avec moi votrerôle de marquis.

Mademoiselle Molière Toujours des marquis !

Molière Oui, toujours des marquis. Que diablevoulez-vous qu’on prenne pour uncaractère agréable de théâtre ? Le marquisaujourd’hui est le plaisant de la comédie ;et comme dans toutes les comédiesanciennes on voit toujours un valetbouffon qui fait rire les auditeurs, demême, dans toutes nos pièces demaintenant, il faut toujours un marquisridicule qui divertisse la compagnie. »

La « Querelle de L'École des femmes » estune étape historique de l'offensive anti-féodale.

8. L'esprit brillant de Le Mariage forcé

Une fois la querelle de l'école des femmesayant ouvert la voie à la démarche de Molière, ilne restait plus qu'à continuer. La pièceréellement nouvelle qui suit, Le Mariage forcé,est ainsi de nouveau une comédie-ballet.

Pour que les choses restent claires, pour ainsidire, c'est sur ordre de sa Majesté qu'elle estjouée en janvier 1664 au palais du Louvre, puisen février 1664 par la troupe de Monsieur, frèreunique du Roi, au Théâtre du Palais-Royaldevant le public.

La pièce est indéniablement brillante,puissamment intelligente. Le thème est encoreune fois un homme désireux de se marier, alorsqu'il ne l'a jamais fait. Il a changé d'avis, parcequ'il a adopté un point de vue réactionnaire,voyant la femme comme un objet, comme uneesclave satisfaisant ses vieux jours :

« Sganarelle J’y ai répugné autrefois ; mais j’aimaintenant de puissantes raisons pour

cela. Outre la joie que j’aurai de posséderune belle femme, qui me fera millecaresses, qui me dorlotera, et me viendrafrotter lorsque je serai las ; outre cettejoie, dis-je, je considère qu’en demeurantcomme je suis, je laisse périr dans lemonde la race des Sganarelles ; et qu’enme mariant, je pourrai me voir revivre end’autres moi-même ; que saurai le plaisirde voir des créatures qui seront sorties demoi, de petites figures qui meressembleront comme deux gouttes d’eau,qui se joueront continuellement dans lamaison, qui m’appelleront leur papaquand je reviendrai de la ville, et mediront de petites folies les plus agréablesdu monde. Tenez, il me semble déjà quej’y suis, et que j’en vois une demi-douzaine autour de moi. »

Il va la rejoindre, le jour de son mariage,avec un esprit patriarcal tout à faittraditionnel...

« Sganarelle Eh bien ! ma belle, c’est maintenant quenous allons être heureux l’un et l’autre.Vous ne serez plus en droit de me rienrefuser ; et je pourrai faire avec vous toutce qu’il me plaira, sans que personne s’enscandalise. Vous allez être à moi depuis latête jusqu’aux pieds, et je serai maître detout : de vos petits yeux éveillés, de votrepetit nez fripon, de vos lèvresappétissantes, de vos oreilles amoureuses,de votre petit menton joli, de vos petitstétons rondelets, de votre… Enfin, toutevotre personne sera à ma discrétion, et jeserai à même de vous caresser comme jevoudrai. N’êtes-vous pas bien aise de cemariage, mon aimable pouponne ? »

Cependant, la femme qu'il doit marier,Dorimène, est moderne et explique bien qu'ellecompte profiter d'une totale liberté... et quicompte déjà lui envoyer les factures de sesachats.

« Dorimène J’aime le jeu, les visites, les assemblées,les cadeaux, et les promenades ; en unmot, toutes les choses de plaisir : et vousdevez être ravi d’avoir une femme de monhumeur. Nous n’aurons jamais aucundémêlé ensemble, et je ne vouscontraindrai point dans vos actions,comme j’espère que, de votre côté, vous ne

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me contraindrez point dans les miennes ;car, pour moi, je tiens qu’il faut unecomplaisance mutuelle, et qu’on ne se doitpoint marier pour se faire enrager l’unl’autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés,comme deux personnes qui savent leurmonde : aucun soupçon jaloux ne noustroublera la cervelle ; et c’est assez quevous serez assuré de ma fidélité, comme jeserai persuadée de la vôtre. Mais qu’avez-vous ? je vous vois tout changé de visage.

Sganarelle Ce sont quelques vapeurs qui me viennentde monter à la tête.

Dorimène C’est un mal aujourd’hui qui attaquebeaucoup de gens ; mais notre mariagevous dissipera tout cela. Adieu. Il metarde déjà que je n’aie des habitsraisonnables, pour quitter vite cesguenilles. Je m’en vais de ce pas acheverd’acheter toutes les choses qu’il me faut,et je vous enverrai les marchands. »

Sganarelle, le vieil homme (il n'a en faitqu'une cinquantaine d'années, mais pourl'époque c'est beaucoup), se met alors à hésiteret va demander des conseils, allant voir deuxphilosophes qui lui répondent de manièretotalement à côté de manière extrêmementhumoristique, ou encore des diseuses de bonneaventure égyptiennes, un magicien qui appelledes diables... On notera d'ailleurs, que bien sûr,il s'adresse à tout le monde sauf au clergé,comme si l'avis de ce dernier n'avait pas devaleurs... On a ici un esprit bourgeois, urbain,moderne.

Le tout est prétexte à des intermèdesmusicaux composés par l'italien Jean-BaptisteLully (1632-1687), devenu Français ens'intégrant à cette nouvelle idéologie formée parLouis XIV par l'intermédiaire de Versailles.

Voici le passage concernant l'un des deuxphilosophes interrogés. Le premier était undisciple d'Aristote, n'écoutant jamais Sganarelleet se préoccupant uniquement de raisonnementtechnique au moyen de concepts philosophiques,dans l'esprit, finalement, de la scholastiquereligieuse (qui avait repris Aristote, tout en «

modifiant » sa conception générale de l'univers).

Nous reverrons cette question de la présenceimportante d'Aristote dans les œuvres deMolière, preuve indubitable de l'influence del'averroïsme (et, apparemment, jamais remarquépar aucun commentateur bourgeois !).

Ici, le second philosophe est un sceptique,niant la réalité au nom du doute systématique.

« Marphurius.Que voulez-vous de moi, SeigneurSganarelle ?

Sganarelle.Seigneur Docteur, j’aurais besoin de votreconseil sur une petite affaire dont ils’agit ; et je suis venu ici pour cela. Ah !voilà qui va bien. Il écoute le monde,celui-ci.

Marphurius.Seigneur Sganarelle, changez, s’il vousplaît, cette façon de parler. Notrephilosophie ordonne de ne point énoncerde proposition décisive ; de parler de toutavec incertitude ; de suspendre toujoursson jugement : et par cette raison vous nedevez pas dire "Je suis venu" ; mais "Il mesemble que je suis venu."

Sganarelle.Il me semble ?

Marphurius.Oui.

Sganarelle.Parbleu, il faut bien qu’il me semble,puisque cela est.

Marphurius.Ce n’est pas une conséquence ; et il peutvous sembler, sans que la chose soitvéritable.

Sganarelle.Comment, il n’est pas vrai que je suisvenu ?

Marphurius.Cela est incertain ; et nous devons douterde tout.

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Sganarelle.Quoi ? je ne suis pas ici ; et vous ne meparlez pas ?

Marphurius.Il m’apparaît que vous êtes là, et il mesemble que je vous parle : mais il n’est pasassuré que cela soit.

Sganarelle.Eh ! que diable, vous vous moquez. Mevoilà, et vous voilà bien nettement ; et iln’y a point de me semble à tout cela.Laissons ces subtilités je vous prie ; etparlons de mon affaire. Je viens vous direque j’ai envie de me marier.

Marphurius.Je n’en sais rien.

Sganarelle.Je vous le dis.

Marphurius.Il se peut faire.

Sganarelle.La fille, que je veux prendre, est fortjeune, et fort belle.

Marphurius.Il n’est pas impossible.

Sganarelle.Ferai-je bien, ou mal, de l’épouser ?

Marphurius.L’un, ou l’autre.

Sganarelle.Ah ! ah ! voici une autre musique. Je vousdemande, si je ferai bien d’épouser la filledont je vous parle.

Marphurius.Selon la rencontre.

Sganarelle.Ferai-je mal ?

Marphurius.Par aventure.

Sganarelle.De grâce, répondez-moi, comme il faut.

Marphurius.C’est mon dessein.

Sganarelle.J’ai une grande inclination pour la fille.

Marphurius.Cela peut être.

Sganarelle.Le père me l’a accordée.

Marphurius. Il se pourrait. Sganarelle.Mais en l’épousant, je crains d’être cocu.

Marphurius.La chose est faisable.

Sganarelle.Qu’en pensez-vous ?

Marphurius.Il n’y a pas d’impossibilité.

Sganarelle.Mais que feriez-vous, si vous étiez en maplace ?

Marphurius.Je ne sais.

Sganarelle.Que me conseillez-vous de faire ?

Marphurius.Ce qui vous plaira.

Sganarelle.J’enrage !

Marphurius.Je m’en lave les mains.

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Au diable soit le vieux rêveur.

Marphurius.Il en sera ce qui pourra.

Sganarelle.La peste du bourreau. Je te ferai changerde note, chien de philosophe enragé.

Marphurius.Ah ! ah ! ah !

Sganarelle.Te voilà payé de ton galimatias ; et mevoilà content.

Marphurius.Comment ? Quelle insolence ! M’outragerde la sorte ! Avoir eu l’audace de battreun philosophe comme moi !

Sganarelle.Corrigez, s’il vous plaît, cette manière deparler. Il faut douter de toutes choses ; etvous ne devez pas dire que je vous aibattu ; mais qu’il vous semble que je vousai battu.

Marphurius.Ah ! je m’en vais faire ma plainte, aucommissaire du quartier, des coups quej’ai reçus.

Sganarelle.Je m’en lave les mains.

Marphurius.J’en ai les marques sur ma personne.

Sganarelle.Il se peut faire.

Marphurius.C’est toi, qui m’as traité ainsi.

Sganarelle.Il n’y a pas d’impossibilité.

Marphurius.J’aurai un décret contre toi.

Sganarelle.Je n’en sais rien.

Marphurius.Et tu seras condamné en justice.

Sganarelle.Il en sera ce qui pourra.

Marphurius.Laisse-moi faire.

Sganarelle. Comment ? on ne saurait tirer une parolepositive de ce chien d’homme-là, et l’onest aussi savant à la fin, qu’aucommencement. Que dois-je faire dansl’incertitude des suites de mon mariage ?Jamais homme ne fut plus embarrassé queje suis. Ah ! voici des Égyptiennes. Il fautque je me fasse dire par elles ma bonneaventure. »

9. L'offensive anti-religieuse avec laPrincesse d'Elide, Tartuffe, Dom Juan

Molière, avec le premier succès permis par laquerelle de l'école de femmes, se retrouve lié à lacour et son positionnement historiquement enconflit avec la religion. La raison d’État et lesintérêts nationaux priment, et exigent s'il le fautla soumission du clergé. Molière, représentant dela bourgeoisie, est ici un allié important.

Il est ainsi placé au cœur, avec lecompositeur Lully, de la grande fête des Plaisirsde l'Ile Enchantée, au château de Versailles. Lenom de la fête vient d'un passage d'un poèmeépique de 30 000 vers, le Roland furieux, del'auteur italien de la Renaissance LudovicoAriosto, dit « l'Arioste ».

Elle se déroule du 7 au 13 mai 1664, pour unpublic trié sur le volet dans la cour (600personnes furent invitées), allant dedivertissement en divertissement, depuis le feud'artifice jusqu'à la loterie, du théâtre aucarrousel, du ballet aux collations, etc.

On y retrouve Lully comme surintendant dela musique de chambre, Beauchamp le maître deballet, Mademoiselle Hilaire qui est cantatrice,

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Vigarini qui est machiniste et scénographe,toute une série de comédiens pour réciter lesvers des poètes de cour Benserade et Périgny.

Ces comédiens viennent exclusivement de la« troupe de monsieur », le nom de la troupe deMolière avec monsieur représentant le frère duroi; ce qui signifie qu'ont été mises de côté lesautres troupes parisiennes : celles de Bourgogneet du Marais, ainsi que les Italiens du Palais-Royal et les Espagnols du Louvre.

La Princesse d'Elide y est jouée pour lapremière fois, dans une pièce plaisante qui,justement, témoigne de l'écrasement del'idéologie religieuse par la cour. La pièceraconte comment une princesse revendique lasolitude, mais cède devant un prince feignantl'indifférence.

On peut et on doit céder à l'amour : il y a làune affirmation des sentiments en contradictionflagrante avec la mentalité religieuse. C'est lesens du soutien à Molière effectué par LouisXIV.

Comme le formule un personnage :

« Cynthie Et serait-ce un bonheur de respirer le jourSi d’entre les mortels on bannissaitl’amour ? Non, non tous les plaisirs se goûtent à lesuivre, Et vivre sans aimer n’est pas proprementvivre. »

Et c'est le choix de deux autres personnages,qui avouent qu'il faut oser aller de l'avant :

« Clymène Chère Philis, dis-moi, que crois-tu del’amour ?

PhilisToi-même, qu’en crois-tu, ma compagnefidèle ?

Clymène On m’a dit que sa flamme est pire qu’un

vautour, Et qu’on souffre en aimant unepeine cruelle.

Philis On m’a dit qu’il n’est point de passionplus belle, Et que ne pas aimer c’estrenoncer au jour.

Clymène À qui des deux donnerons-nous victoire ?

Philis Qu’en croirons-nous, ou le mal ou lebien ?

Clymène et Philis ensemble. Aimons, c’est le vrai moyen De savoir cequ’on en doit croire. »

Enfin, comme il y a une dimension relevantdu portrait, on trouve de mis en avant le thèmede la coquetterie féminine, avec le jeu fémininde l'indifférence exigeant des hommes de jouerles chevaliers servants :

« La Princesse Il y a grande différence, et ce qui sied bienà un sexe, ne sied pas bien à l’autre. Il estbeau qu’une femme soit insensible, etconserve son cœur exempt des flammes del’amour ; mais ce qui est vertu en elle,devient un crime dans un homme. Etcomme la beauté est le partage de notresexe, vous ne sauriez ne nous point aimer,sans nous dérober les hommages qui noussont dus, et commettre une offense dontnous devons toutes nous ressentir. »

On est là dans un éloge de la vie en elle-même, s'arrachant à la religion. Aussi, on nesera guère étonné de trouver, lors des fêtes desPlaisirs de l'Ile Enchantée, la présentation detrois actes de Tartuffe.

Cette pièce est, en effet, la première offensiveouverte contre la religion catholique, au pointque Louis XIV sera obligé, tactiquement, decéder aux injonctions immédiates de l’Église etd'empêcher qu'il y ait des représentationspubliques. Voici comment Pierre Roullé, dansLe Roi glorieux au monde, ou Louis XIV, le

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plus glorieux de tous les rois du monde , publiéen 1664, attaque à la fois Molière et la pièce, demanière frontale:

« Un homme, ou plutôt un Démon vêtu dechair et habillé en homme et le plussignalé impie et libertin qui fut jamaisdans les siècles passés, avait eu assezd’impiété et d’abomination pour fairesortir de son esprit diabolique une piècetoute prête d’être rendue publique, en lafaisant monter sur le Théâtre, à ladérision de toute l’Église, et au mépris ducaractère le plus sacré et de la fonction laplus divine, et au mépris de ce qu’il y a deplus saint dans l’Église, ordonné [sic] duSauveur pour la sanctification des âmes, àdessein d’en rendre l’usage ridicule,contemptible, odieux. Il méritait par cet attentat sacrilège etimpie un dernier supplice exemplaire etpublic, et le feu même, avant-coureur decelui de l’Enfer, pour expier un crime sigrief de lèse-Majesté divine, qui va à [sic]ruiner la Religion catholique, en blâmantet jouant sa plus religieuse et saintepratique, qui est la conduite et directiondes Ames et des familles par de sagesGuides et Conducteurs pieux. Mais sa [sic] Majesté après lui avoir faitun sévère reproche, animé d’une justecolère, par un trait de sa clémenceordinaire, en laquelle il imite la douceuressentielle à Dieu, lui a par abolitionremis son insolence, et pardonné sahardiesse démoniaque, pour lui donner letemps d’en faire pénitence publique etsolennelle toute sa vie. Et afin d’arrêteravec succès la vue et le débit de saproduction impie et irréligieuse, et de saPoésie licencieuse et libertine. Elle lui a ordonné sur peine de la vie d’ensupprimer et déchirer, étouffer et brûlertout ce qui en était fait, et de ne plus rienfaire à l’avenir de si indigne et infamant,ni rien produire au jour de si injurieux àDieu et outrageant l’Église, la Religion,les Sacrements et les Officiers les plusnécessaires au salut, lui déclarantpubliquement et à toute la terre qu’on nesaurait rien faire ni dire qui lui soit plusdésagréable et odieux, et qui le touche leplus au cœur, que ce qui fait atteinte àl’honneur de Dieu, au respect de l’Église,au bien de la Religion, à la révérence dueaux Sacrements, qui sont les canaux de lagrâce que JÉSUS-CHRIST a méritée auxhommes par sa mort en la Croix, à lafaveur desquels elle est transfuse etrépandue dans les Âmes des Fidèles quisont saintement dirigés et conduits. SaMajesté pouvait-elle mieux faire contrel’impiété et cet impie, que de luitémoigner un zèle si sage et si pieux, et

une exécration d’un crime si infernal ? »

Il faudra attendre plusieurs années avantqu'une version remaniée, connue sous le nom deLe Tartuffe ou l’Imposteur, puisse être jouéeavec un grand succès. L'autorisation ne doit rienau hasard : elle intervient au moment de «l'armistice » entre l’Église alliée au roi et lesforces religieuses dites jansénistes, prônant uneinterprétation passive de la religion etexprimant les intérêts de la noblesse au refusd'un État centralisé.

La religion est obligée de lâcher du lest, et lamonarchie absolue peut se permettre d'autoriserTartuffe, qui est alors un immense succès.

La pièce raconte comment un homme, fidèleau régime, se fait manipuler par quelqu'unprétendant être « dévot » en religion etparasitant en réalité sa famille. Molière attaquela réalité sociale, il accuse ceux qui dérangent labonne conduite des fidèles du roi :

« Nos troubles l’avaient mis sur le piedd’homme sage, Et, pour servir son prince, il montra ducourage. Mais il est devenu comme un hommehébété Depuis que de Tartuffe on le voit entêté »

C'est d'ailleurs la société bien ordonnéepermise par le roi qui sauvera la situation à lafin ; voici comment le fonctionnaire venantrétablir l'ordre et expulser Tartuffe présentel'ordre dominant :

« Nous vivons sous un prince ennemi de lafraude, Un prince dont les yeux se font jour dansles cœurs, Et que ne peut tromper tout l’art desimposteurs. D’un fin discernement sa grande âmepourvue Sur les choses toujours jette une droitevue ; Chez elle jamais rien ne surprend trop

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d’accès, Et sa ferme raison ne tombe en nul excès. Il donne aux gens de bien une gloireimmortelle : Mais sans aveuglement il fait briller cezèle, Et l’amour pour les vrais ne ferme pointson cœur À tout ce que les faux doivent donnerd’horreur. »

Le seul ordre, c'est celui de l’État ; personnene peut imposer sa violence, même pas un filsen colère contre Tartuffe :

« Cléante Voilà tout justement parler en vrai jeunehomme. Modérez, s’il vous plaît, ces transportséclatants. Nous vivons sous un règne et sommes dansun temps Où par la violence on fait mal ses affaires.»

Le début de la pièce est également marquépar une grand-mère, Madame Pernelle,défendant le personnage appelé Tartuffe,appuyant sa « critique » systématique desmœurs non conformes aux valeurs religieuses etcritiquant les jeunes pour leur non respect deces valeurs. Voici comment ceux-ci exprimentpar la suite leur opinion bourgeoise, libérale :

« Damis Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot decritique Vienne usurper céans un pouvoirtyrannique ; Et que nous ne puissions à rien nousdivertir, Si ce beau monsieur-là n’y daigneconsentir ?

Dorine S’il le faut écouter, et croire à sesmaximes, On ne peut faire rien, qu’on ne fasse descrimes ; Car il contrôle tout, ce critique zélé.

Madame Pernelle Et tout ce qu’il contrôle est fort biencontrôlé. C’est au chemin du ciel qu’il prétend vousconduire »

Il y a une critique de la superstition, et ausens strict Madame Pernelle représentel'idéologie baroque, avec ses refus de reconnaîtreque la science peut expliquer le monde etconsidérant que tout, à part Dieu, n'est quetrompe-l'oeil.

Même quand son fils lui révèle que Tartuffe atenté de coucher avec sa femme, MadamePernelle nie qu'il faille se fier à la réalité etqu'on puisse vraiment la comprendre :

« Orgon C’est tenir un propos de sens biendépourvu. Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeuxvu, Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous lerebattre Aux oreilles cent fois, et crier commequatre ?

Madame Pernelle Mon Dieu ! le plus souvent l’apparencedéçoit : Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’onvoit. »

Orgon, fidèle au roi, est ainsi une victime dela religion et des préjugés du passé. Or, commeil est dans l'intérêt de la monarchie absolue qu'ilreste rationnel, il faut combattre la superstition.

L'accent est donc mis non pas sur Tartuffe,bien secondaire dans la pièce, mais sur l'attituded'Orgon, passé d'homme mesuré fidèle au roi àune figure crédule, soumise à un parasite qui, defait, concurrence le roi en tant que représentantde l'ordre social.

Voici comment est raconté la positiond'Orgon par rapport à Tartuffe :

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« C’est de tous ses secrets l’uniqueconfident, Et de ses actions le directeur prudent ; Il le choie, il l’embrasse ; et pour unemaîtresse On ne saurait, je pense, avoir plus detendresse : À table, au plus haut bout il veut qu’ilsoit assis ; Avec joie il l’y voit manger autant quesix ; Les bons morceaux de tout, il faut qu’onles lui cède ; Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vousaide. Enfin il en est fou ; c’est son tout, sonhéros ; Il l’admire à tous coups, le cite à toutpropos ; Ses moindres actions lui semblent desmiracles, Et tous les mots qu’il dit sont pour lui desoracles. »

La désarroi moral d'Orgon est tellement fort,qu'il en vient à posséder un dédain completpour le monde, et pour sa famille même. C'estlà en fait la position, en pratique, dujansénisme, et c'est intolérable à la fois pour labourgeoisie et pour la raison d’État.

Voici un passage témoignant de cet étatd'esprit :

« Orgon C’est un homme… qui… ah !… un homme…un homme enfin. Qui suit bien ses leçons, goûte une paixprofonde Et comme du fumier regarde tout lemonde. Oui, je deviens tout autre avec sonentretien ; Il m’enseigne à n’avoir affection pourrien ; De toutes amitiés il détache mon âme ; Et je verrais mourir frère, enfants, mère etfemme, Que je m’en soucierais autant que de cela.

Cléante Les sentiments humains, mon frère, quevoilà ! »

La solution est bien sûr le réalisme, à la foisbourgeois et conforme aux exigences de la raisond’État et de son pragmatisme. Il faut, à toutprix, savoir évaluer une situation :

« Cléante Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction Entre l’hypocrisie et la dévotion ? Vous les voulez traiter d’un semblablelangage, Et rendre même honneur au masque qu’auvisage ; Égaler l’artifice à la sincérité, Confondre l’apparence avec la vérité, Estimer le fantôme autant que lapersonne, Et la fausse monnaie à l’égal de labonne ? »

La pièce qui va suivre le Tartuffe, Dom Juanou le Festin de pierre, va aller encore plus loin.Elle mérite une analyse approfondie à elle touteseule, de par sa complexité.

Le cœur de l’œuvre, c'est un libertin appeléDom Juan qui fonde toute sa vie sur leraisonnement, sur le réalisme, le matérialisme oubien le pragmatisme, selon. Il est présentécomme quelqu'un d'intéressant, voire à valoriser.

Et surtout, son alter ego, qui est son valetSganarelle, par ailleurs joué par Molière lui-même, est un idiot fini croyant en toutes lessuperstitions, tout en obéissant à Dom Juan eten l'aidant dans toutes ses entreprises.

Les religieux ne seront nullement dupes etcomprendront bien sûr que le danger ce n'estpas que Dom Juan, c'est aussi voire surtout lafigure de Sganarelle, qui ridiculise les croyants.Rochemont, dans un pamphlet, dénonce ainsi lapièce de Molière, et plus particulièrement dupersonnage de Sganarelle, joué par Molière lui-même :

« Une religieuse débauchée et dont l'onpublie la prostitution. Un pauvre à qui l'on donne l'aumône àcondition de renier Dieu.

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Un libertin qui séduit autant de filles qu'ilen rencontre. Un enfant qui se moque de son père et quisouhaite sa mort. Un impie qui raille le ciel et qui se rit deses foudres. Un athée qui réduit toute la foi à deux etdeux sont quatre et quatre et quatre sonthuit. Un extravagant [c'est-à-dire le valetSganarelle] qui raisonne grotesquement deDieu et qui par une chute affectée casse lenez à ses arguments . Un valet infâme créé au badinage de sonmaître, dont la créance aboutit au moinebourru car pourvu que l'on croit au moinebourru tout va bien, le reste n'est quebagatelle. Un démon qui se mêle dans toutes lesscènes et qui répand sur le théâtre les plusnoirs fumées de l'enfer. Et enfin, un Molière, pire que tout cela,habillé en Sganarelle, qui se moque deDieu et du Diable, qui joue le Ciel etl'Enfer, qui souffle le chaud et le froid, quiconfond la vertu et le vice, qui croit et necroit pas, qui pleure et qui rit, qui reprendet qui approuve, qui est censeur et athée,qui est hypocrite et libertin, qui esthomme et démon tout ensemble. Un diableincarné comme lui-même se définit. »

Notons également que ce pamphlet futimprimé avant même la publication de la pièce :à l'époque fut en fait tout à fait compris laposition et le rôle de Molière.

Le prince de Conti, devenu dévot, dit dansun même sens :

« Y a-t-il une école d’athéisme plusouverte que le Festin de Pierre, où, aprèsavoir fait dire toutes les impiétés les plushorribles à un athée qui a beaucoupd’esprit, l’auteur confie la cause de Dieu àun valet à qui il fait dire, pour la soutenir,toutes les impertinences du monde ? Et il prétend justifier à la fin sa comédie,si pleine de blasphèmes, à la faveur d’unefusée qu’il fait le ministre ridicule de lavengeance divine ; même pour mieuxaccompagner la forte impression d'horreurqu'un foudroiement si fidèlementreprésenté doit faire dans l'esprit desspectateurs, il faut dire en même temps auvalet toutes les sottises imaginables surcette aventure. »

(Sentiments des Pères de l’Église sur lacomédie et les spectacles)

Le pragmatisme de Dom Juan est ainsi laréponse à la crédulité d'Orgon face à Tartuffe,et tout cela est permis, dans la mesure dupossible, comme critique parce que la monarchieabsolue a tout intérêt à affaiblir la religion etl’Église, pour renforcer l’État et sa « raison ».

10. Médecins et autres réactionnaires

L'échec, en raison de la répression, des piècesayant comme personnages « principaux »Tartuffe et Dom Juan – avec en leur cœur ladénonciation anti-féodale de la religioncatholique – n'a pas déçu le roi.

Celui-ci fait de la troupe de Molière pasmoins que la « Troupe du Roy », en 1665. Lanouvelle pièce, appelée L'Amour médecin etconsistant de nouveau en une comédie-ballet, estjouée à Versailles.

Elle a été écrite rapidement, et son portraitvise surtout à se moquer des médecins, à lascience improbable masquée par un jargonélaboré pour mystifier. Il y a même une servantequi vient se moquer des médecins en disant quequelqu'un marche sur leurs plate-bandes, enayant tué quelqu'un à l'épée, concurrençant lesmédecins qui justement envoient plus aucimetière qu'ils ne guérissent...

« Lisette Quoi, Messieurs, vous voilà, et vous nesongez pas à réparer le tort qu’on vient defaire à la médecine ?

M. Tomès Comment, Qu’est-ce ?

Lisette Un insolent, qui a eu l’effronteried’entreprendre sur votre métier : et quisans votre ordonnance, vient de tuer unhomme d’un grand coup d’épée au traversdu corps »

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Bien entendu, il y a une charge anti-religieuse, car les naïfs croyant les médecins sontaussi ceux qui sont superstitieux, qui ont étéfaçonnés par l'obscurantisme religieux... Lejeune homme qui veut parler secrètement à lafemme qu'il aime se fait passer pour un médecinauprès du père de celle-ci, et son discours jouelà-dessus :

« Clitandre Monsieur, mes remèdes sont différents deceux des autres : ils ont l’émétique, lessaignées, les médecines et les lavements :mais moi, je guéris par des paroles, pardes sons, par des lettres, par destalismans, et par des anneaux constellés.

Lisette Que vous ai-je dit ?

Sganarelle Voilà un grand homme ! »

Si le scénario est grossier, Molière réussit parle portrait à ne pas limiter cela à la farce. Il y ala révolte contre l'obscurantisme, comme lorsquele jeune homme dit la vérité, mais que pèremystifié croit que c'est un discours visant àtromper sa fille devenue « folle ».

« Clitandre N’en doutez point, Madame, ce n’est pasd’aujourd’hui que je vous aime, et que jebrûle de me voir votre mari, je ne suisvenu ici que pour cela : et si vous voulezque je vous dise nettement les chosescomme elles sont, cet habit n’est qu’unpur prétexte inventé, et je n’ai fait lemédecin que pour m’approcher de vous, etobtenir ce que je souhaite.

Lucinde C’est me donner des marques d’un amourbien tendre, et j’y suis sensible autant queje puis.

Sganarelle Oh ! la folle ! Oh ! la folle ! Oh ! la folle !»

Comme il s'agit d'une comédie-ballet, oncomprend que l'appel est à la joie, et qu'il fautsavoir se passer des médecins, dans la mesure oùce sont des charlatans...

« La Comédie, Le Ballet et LaMusique, tous trois ensemble. Sans nous tous les hommes Deviendraient mal sains : Et c’est nous qui sommes Leurs grands médecins.

La Comédie. Veut-on qu’on rabatte Par des moyens doux, Les vapeurs de rate Qui vous minent tous, Qu’on laisse Hippocrate, Et qu’on vienne à nous.

Tout trois, ensemble. Sans nous… »

On retrouve la même chose dans Le Médecinmalgré lui, où là encore on a une servante quiexprime les choses simples de la vie.

« Jacqueline on n’a que son plaisir en ce monde ; etj’aimerais mieux bailler à ma fille eun bonmari qui li fût agriable, que toutes lesrentes de la Biausse. »

Le Médecin malgré lui se moque d'ailleursfondamentalement de la médecine, puisqu'uncoupeur de bois se fait passer brillamment pourun médecin. Il y a là une critique approfondiede la mystification obscurantiste de la caste desmédecins, dans une œuvre fameuse etsavoureuse.

On a le même principe dans la pièce montéeentre les deux précédentes, Le Misanthrope oul'Atrabilaire amoureux. Si elle est bien moinsréussie, elle se veut un portrait également, maisle public n'a pas réellement apprécié, et pourcause : le personnage du misanthrope est

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attachant dans son isolement face à ceux etcelles pour qui ne comptent que le paraître.

Voici ce que dit le misanthrope :

« Non, je ne puis souffrir cette lâcheméthode Qu’affectent la plupart de vos gens à lamode ; Et je ne hais rien tant que les contorsions De tous ces grands faiseurs deprotestations, Ces affables donneurs d’embrassadesfrivoles, Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles, Qui de civilités avec tous font combat, Et traitent du même air l’honnête hommeet le fat. Quel avantage a-t-on qu’un homme vouscaresse, Vous jure amitié, foi, zèle, estime,tendresse, Et vous fasse de vous un éloge éclatant, Lorsque au premier faquin il court en faireautant ? (...) Le ciel ne m’a point fait, en me donnant lejour, Une âme compatible avec l’air de la cour. Je ne me trouve point les vertusnécessaires Pour y bien réussir, et faire mes affaires. Être franc et sincère est mon plus grandtalent ; Je ne sais point jouer les hommes enparlant ; Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’ilpense Doit faire en ce pays fort peu derésidence. Hors de la cour sans doute on n’a pas cetappui Et ces titres d’honneur qu’elle donneaujourd’hui ; Mais on n’a pas aussi, perdant cesavantages, Le chagrin de jouer de fort sotspersonnages »

Faut-il alors comprendre que l'hypocrisie dela cour est intenable ? Ou bien inversement quele « misanthrope » est un aristocrate lié à laféodalité et incapable de suivre l'exigence

culturelle nouvelle ? Ou encore, comme cemisanthrope haïssant l'humanité manie àperfection le langage exigé par son époque,n'est-il pas finalement un égocentrique refusantfaussement les manières délicates ?

En pratique, c'est en fait la contradictionvilles-campagnes qui permet de comprendre quece personnage du misanthrope estréactionnaire : il est contre le développementdes mœurs, il est débordé par le développementculturel. Il est donc condamné historiquement.

11. Paysans, usuriers et traditionsféodales

Le Ballet des Muses, à Saint-Germain-en-Laye, a consisté en une série de comédiesutilisant également la danse et le chant ; Molièrey participe avec trois œuvres : Mélicerte,Pastorale comique, Le Sicilien ou l'Amourpeintre.

On est dans l'esprit de la pastorale, ceshistoires de campagne idéalisée, avec l'antiquitégréco-romaine en référence, avec la culture de laRenaissance en arrière-plan.

Il y a ainsi deux Molière : celui qui d'un côté,bourgeois, tend à l'idéologie représentée parl'humanisme et la peinture flamande, celui qui,de l'autre, contribuant à la monarchie absolue,est lié à l'idéologie de la Renaissance.

Lorsqu'il écrit Amphitryon, après ses troisœuvres pour le Ballet des muses, il sert ainsi leRoi soleil, qui est en quelque sorte représentépar Jupiter, qui lui-même prend l'apparenced'Amphitryon afin de charmer, en fait abuser,sa femme Alcmène.

Mercure prend, lui, l'apparence du valet, quis'appelle Sosie et philosophe sur ce « sosie »qu'il retrouve devant lui :

« Sosie Il ne ment pas d’un mot à chaque

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repartie, Et de moi je commence à douter tout debon. Près de moi, par la force, il est déjàSosie ; Il pourrait bien encor l’être par la raison. Pourtant, quand je me tâte, et que je merappelle, Il me semble que je suis moi. Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,Pour démêler ce que je voi ? Ce que j’ai fait tout seul, et que n’a vupersonne, À moins d’être moi-même, on ne le peutsavoir. »

Une autre comédie-ballet suit, qui n'auraguère de succès : George Dandin ou le Mariconfondu. Riche paysan, Georges Dandin achèteun titre de noblesse et est devenu Monsieur dela Dandinière, il se marie avec une famille nobledésargentée, mais sa femme le méprise ets'empresse de se laisser courtiser.

La pièce consiste donc en la description desmalheurs du paysan, comme la scèned'exposition le présente même directement, dansune sorte d'adresse au public :

« George Dandin Ah ! Qu’une femme Demoiselle est uneétrange affaire, et que mon mariage estune leçon bien parlante à tous les paysansqui veulent s’élever au-dessus de leurcondition, et s’allier, comme j’ai fait, à lamaison d’un gentilhomme ! La noblesse desoi est bonne, c’est une chose considérableassurément ; mais elle est accompagnée detant de mauvaises circonstances, qu’il esttrès bon de ne s’y point frotter. Je suisdevenu là-dessus savant à mes dépens, etconnais le style des nobles lorsqu’ils nousfont, nous autres, entrer dans leur famille.L’alliance qu’ils font est petite avec nospersonnes : c’est notre bien seul qu’ilsépousent, et j’aurais bien mieux fait, toutriche que je suis, de m’allier en bonne etfranche paysannerie, que de prendre unefemme qui se tient au-dessus de moi,s’offense de porter mon nom, et pensequ’avec tout mon bien je n’ai pas assezacheté la qualité de son mari. GeorgeDandin, George Dandin, vous avez faitune sottise la plus grande du monde. Mamaison m’est effroyable maintenant, et jen’y rentre point sans y trouver quelque

chagrin. »

Cependant, au-delà du portrait du paysanparvenu qui vient se fracasser sur les exigencesféodales – une contradiction évidente, qui ne serésoudra que lorsque le capitalisme sedéveloppera plus avant - on a de nouveau lafigure de la femme se libérant, s'arrachant à laféodalité.

« Angélique Oh ! les Dandins s’y accoutumeront s’ilsveulent. Car pour moi, je vous déclare quemon dessein n’est pas de renoncer aumonde, et de m’enterrer toute vive dansun mari. Comment ? parce qu’un hommes’avise de nous épouser, il faut d’abordque toutes choses soient finies pour nous,et que nous rompions tout commerce avecles vivants ? C’est une chose merveilleuseque cette tyrannie de Messieurs les maris,et je les trouve bons de vouloir qu’on soitmorte à tous les divertissements, et qu’onne vive que pour eux. Je me moque decela, et ne veux point mourir si jeune.

George Dandin C’est ainsi que vous satisfaites auxengagements de la foi que vous m’avezdonnée publiquement ?

Angélique Moi ? je ne vous l’ai point donnée de boncœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé monconsentement, et si je voulais bien de vous? Vous n’avez consulté, pour cela, quemon père et ma mère ; ce sont euxproprement qui vous ont épousé, et c’estpourquoi vous ferez bien de vous plaindretoujours à eux des torts que l’on pourravous faire. Pour moi, qui ne vous ai pointdit de vous marier avec moi, et que vousavez prise sans consulter mes sentiments,je prétends n’être point obligée à mesoumettre en esclave à vos volontés ; et jeveux jouir, s’il vous plaît, de quelquenombre de beaux jours que m’offre lajeunesse, prendre les douces libertés quel’âge me permet, voir un peu le beaumonde, et goûter le plaisir de ouïr dire desdouceurs. Préparez-vous-y, pour votrepunition, et rendez grâces au Ciel de ceque je ne suis pas capable de quelquechose de pis. »

Le problème de Molière est qu'ici, s'il

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dénonce les mœurs féodales et leur inhumanité,il ne peut pas aller trop loin dans le portrait,car cela amènerait à rejeter la monarchieabsolue elle-même. L'Avare, pièce qui suitGeorge Dandin ou le Mari confondu, sera ainsiégalement un échec.

Ce n'est que par la suite que cette pièce serareconnue comme ayant de la valeur, au pointd'être la seconde pièce la plus jouée à laComédie française après Tartuffe.

C'est très révélateur de la fonctionidéologique de L'Avare. Molière pouvait avoir dusuccès dans la mesure où il était un portraitistebourgeois utilisé par la monarchie absolue dansle cadre d'une alliance contre la féodalité.

Cependant, L'Avare se concentre sur laquestion du rapport entre la bourgeoisie et lestyle de vie exigé à l'époque par la cour.

Pour le paysan Georges Dandin, labourgeoisie ne pouvait que regretter son tristesort dans la mesure où c'était un parvenu, touten se moquant en même temps de ses traditionspaysannes féodales.

Pour l'Avare, la cour méprisait la figure del'usurier, composante essentielle de la féodalité,symbole d'une logique rejetant tout principe deculture au nom de l'argent. Si l'on rit de l'avare,c'est parce qu'on rit de l'usurier, comme lefameux passage où il découvre le vol de sacassette enterrée dans le jardin et contenant sonargent :

« Harpagon. Harpagon criant au voleur dès le jardin,et venant sans chapeau. Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! aumeurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suisperdu, je suis assassiné ; on m’a coupé lagorge : on m’a dérobé mon argent. Quipeut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour letrouver ? Où courir ? Où ne pas courir ?N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Quiest-ce ? Arrête. (À lui-même, se prenantpar le bras.) Rends-moi mon argent,coquin… Ah ! c’est moi ! Mon esprit esttroublé, et j’ignore où je suis, qui je suis,et ce que je fais. Hélas ! mon pauvreargent ! mon pauvre argent ! mon cher

ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tum’es enlevé, j’ai perdu mon support, maconsolation, ma joie : tout est fini pourmoi, et je n’ai plus que faire au monde. »

Mais la bourgeoisie ne pouvait pas appuyerune critique de quelqu'un accumulant du capitalet revendiquant la frugalité, même si l'usurierest très différent du capitaliste...

En critiquant l'Avare comme figure, Molièreassume ainsi l'idéologie dominante, où labourgeoisie est déjà en recul sur le planidéologique dans la mesure où elle est obligée debricoler son échec à assumer le protestantisme,ce qui amène à la genèse d'une sorte decatholicisme d'esprit déiste, que l'on retrouvechez Descartes, Rousseau, Voltaire, la franc-maçonnerie, etc.

Mais la bourgeoisie, si elle accepte cela, nepeut pas prendre partie de manière réelle danscette bataille qui ne lui est, en fin de compte,que d'un intérêt secondaire, alorsqu'inversement l'idéologie de la monarchieabsolue – paraître, civilisation et raison d’État –se donne comme tâche d'écraser toutes lesautres idéologies sous sa pression.

12. Comédies-ballet et apothéose avec leBourgeois gentilhomme

Après L'Avare, Molière revient à la comédie-ballet, avec Monsieur de Pourceaugnac. C'estune comédie où on se moque des langagesincorrects aux yeux de la cour, comme le picardet l'occitan, où l'on montre que, hors de Paris,tout est naïveté. La conclusion, en elle-même,témoigne du caractère divertissant de la pièce,comme reflet de l'idéologie de la cour :

« Ne songeons qu’à nous réjouir : La grande affaire est le plaisir. »

Dans la continuité, on a ensuite la comédie-

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ballet Les Amants magnifiques, joué à l'occasiondu carnaval de 1670, au cours des festivitésappelées pas moins que Divertissement royal.Louis XIV devait monter sur scène pour danserdeux rôles, mais apparemment il ne fit pas (etpar ailleurs il ne le fit plus non plus par lasuite).

On est là, encore dans l'esprit de laRenaissance et du divertissement pastoral, avecdes références à la Grèce, une princesse devantse marier et allant à la chasse, etc.

On est dans la même démarche avec Psyché,une tragi-comédie utilisant également le principedu ballet, durant cinq heures et présenté à Parispendant de longues périodes : du 24 juillet au25 octobre 1671, du 15 janvier au 6 mars 1672et du 11 novembre au 23 janvier 1673.

4000 personnes purent ainsi voir un spectaclefaste dans la « Salle des Machines », avec desdécors mobiles permettant de multiplier les lieuxdes différentes scènes. Psyché, une jeune femme,est ainsi transporté dans un palais, dans unecampagne sauvage, aux enfers, pour êtrefinalement enlevé enfin par le dieu Amour quil'emmène au ciel, avec l'accord tant attendu deVénus et de Jupiter.

On retrouve encore les nymphes et lesnaïades, des sylvains, bref des esprits des forêtset des eaux. L'une des divinités, Flore, résumel'esprit de la cour :

« Est-on sage, Dans le bel âge, Est-on sage De n’aimer pas ? Que sans cesse, L’on se presse De goûter les plaisirs ici-bas. La sagesse De la jeunesse, C’est de savoir jouir de ses appas L’Amour charme Ceux qu’il désarme ; L’Amour charme, Cédons-lui tous.

Notre peine Seroit vaine De vouloir résister à ses coups : Quelque chaîne Qu’un amant prenne, La liberté n’a rien qui soit si doux. »

Entre ces deux œuvres, Molière a réalisé uneautre comédie-ballet, qui est extrêmement connuen France : Le Bourgeois gentilhomme.

C'est une pièce qui, de fait, prolongel’ambiguïté de la situation de Molière. Làencore, comme dans L'Avare, on a unpersonnage plus conforme aux exigences de lacour que de celles de la bourgeoisie.

On a ainsi un bourgeois, « MonsieurJourdain, avec les visions de noblesse et degalanterie qu’il est allé se mettre en tête ».

Le personnage tente de saisir les règles de lacour, et il est simplement ridicule, incapable dedevenir réellement raffiné. En même temps, celarévèle une certaine vanité et un certain ridiculedes nobles eux-mêmes.

On a ainsi en même temps une cour qui semoque des « ploucs » et des bourgeois semoquant de la rigidité des nobles, le tout dansune œuvre qui terminera dans une apothéosedélirante absolument incroyable.

Voici un extrait présentant bien le caractèrede Monsieur Jourdain, celui dont on se moquedans toute l’œuvre.

« Madame Jourdain Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vosfantaisies, et cela vous est venu depuis quevous vous mêlez de hanter la noblesse.

Monsieur Jourdain Lorsque je hante la noblesse, je faisparaître mon jugement, et cela est plusbeau que de hanter votre bourgeoisie.

Madame Jourdain Çamon vraiment ! il y a fort à gagner àfréquenter vos nobles, et vous avez bienopéré avec ce beau Monsieur le comtedont vous vous êtes embéguiné.

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Monsieur Jourdain Paix ! Songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savezpas de qui vous parlez, quand vous parlezde lui ? C’est une personne d’importanceplus que vous ne pensez, un seigneur quel’on considère à la cour, et qui parle auRoi tout comme je vous parle. N’est-cepas une chose qui m’est tout à faithonorable, que l’on voie venir chez moi sisouvent une personne de cette qualité, quim’appelle son cher ami, et me traitecomme si j’étais son égal ? Il a pour moides bontés qu’on ne devinerait jamais ; et,devant tout le monde, il me fait descaresses dont je suis moi-même confus.

Madame Jourdain Oui, il a des bontés pour vous, et vous faitdes caresses ; mais il vous emprunte votreargent.

Monsieur Jourdain Hé bien ! ne m’est-ce pas de l’honneur, deprêter de l’argent à un homme de cettecondition-là ? et puis-je faire moins pourun seigneur qui m’appelle son cher ami ?

Madame Jourdain Et ce seigneur, que fait-il pour vous ?

Monsieur Jourdain Des choses dont on serait étonné, si on lessavait.

Madame Jourdain Et quoi ?

Monsieur Jourdain Baste, je ne puis pas m’expliquer. Il suffitque si je lui ai prêté de l’argent, il me lerendra bien, et avant qu’il soit peu.

Madame Jourdain Oui, attendez-vous à cela.

Monsieur Jourdain Assurément. : ne me l’a-t-il pas dit ?

Madame Jourdain Oui, oui : il ne manquera pas d’y faillir.

Monsieur Jourdain Il m’a juré sa foi de gentilhomme.

Madame Jourdain

Chansons. »

On a donc l'opposition entre la femme,rationnelle et attachée à la bourgeoisie, etl'homme qui délire et essaie de basculer dansl'aristocratie, au point de refuser un mari poursa fille car n'appartenant pas à l'aristocratie,dont lui-même n'est pourtant pas issu, malgréses dénégations.

« Monsieur Jourdain Vous n’êtes point gentilhomme, vousn’aurez pas ma fille.

Madame Jourdain Que voulez-vous donc dire avec votregentilhomme ? Est-ce que nous sommes,nous autres, de la côte de saint Louis ?

Monsieur Jourdain Taisez-vous, ma femme : je vous voisvenir.

Madame Jourdain Descendons-nous tous deux que de bonnebourgeoisie ?

Monsieur Jourdain Voilà pas le coup de langue ?

Madame Jourdain Et votre père n’était-il pas marchandaussi bien que le mien ?

Monsieur Jourdain Peste soit de la femme ! Elle n’y a jamaismanqué. Si votre père a été marchand,tant pis pour lui ; mais pour le mien, cesont des malavisés qui disent cela. Tout ceque j’ai à vous dire, moi, c’est que je veuxavoir un gendre gentilhomme.

Madame Jourdain Il faut à votre fille un mari qui lui soitpropre, et il vaut mieux pour elle unhonnête homme riche et bien fait, qu’ungentilhomme gueux et mal bâti.

Nicole Cela est vrai. Nous avons le fils dugentilhomme de notre village, qui est leplus grand malitorne et le plus sot dadais

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que j’aie jamais vu.

Monsieur Jourdain Taisez-vous, impertinente. Vous vousfourrez toujours dans la conversation. J’aidu bien assez pour ma fille, je n’ai besoinque d’honneur, et je la veux fairemarquise. »

Le bourgeois voulant devenir gentilhomme,en fait, n'est qu'un vaniteux, totalement hors depropos :

« Maître tailleur Voulez-vous mettre votre habit ?

Monsieur Jourdain Oui, donnez-le-moi.

Maître tailleur Attendez. Cela ne va pas comme cela. J’aiamené des gens pour vous habiller encadence, et ces sortes d’habits se mettentavec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres.Mettez cet habit à Monsieur, de lamanière que vous faites aux personnes dequalité. Quatre garçons tailleurs entrent, dontdeux lui arrachent le haut-de-chausses deses exercices, et deux autres la camisole ;puis ils lui mettent son habit neuf ; et M.Jourdain se promène entre eux, et leurmontre son habit, pour voir s’il est bien.Le tout à la cadence de toute lasymphonie.

Garçon tailleur Mon gentilhomme, donnez, s’il vous plaît,aux garçons quelque chose pour boire.

Monsieur Jourdain Comment m’appelez-vous ?

Garçon tailleur Mon gentilhomme.

Monsieur Jourdain « Mon gentilhomme ! » Voilà ce que c’estde se mettre en personne de qualité. Allez-vous-en demeurer toujours habillé enbourgeois, on ne vous dira point : « Mongentilhomme ». Tenez, voilà pour « Mongentilhomme ».

Garçon tailleur Monseigneur, nous vous sommes bienobligés.

Monsieur Jourdain « Monseigneur », oh, oh ! « Monseigneur» ! Attendez, mon ami : « Monseigneur »mérite quelque chose, et ce n’est pas unepetite parole que « Monseigneur ». Tenez,voilà ce que Monseigneur vous donne.

Garçon tailleur Monseigneur, nous allons boire tous à lasanté de Votre Grandeur.

Monsieur Jourdain « Votre Grandeur ! » Oh, oh, oh !Attendez, ne vous en allez pas. à moi «Votre Grandeur ! » Ma foi, s’il va jusqu’àl’Altesse, il aura toute la bourse. Tenez,voilà pour Ma Grandeur.

Garçon tailleur Monseigneur, nous la remercions trèshumblement de ses libéralités.

Monsieur Jourdain Il a bien fait : je lui allais tout donner. Les quatre garçons tailleurs se réjouissentpar une danse, qui fait le secondintermède. »

Les situations sont cocasses au possible,comme la leçon sur les voyelles, où la vanité dupédantisme intellectuel saute aux yeux :

« Maître de philosophie La voix O se forme en rouvrant lesmâchoires, et rapprochant les lèvres parles deux coins, le haut et le bas : O.

Monsieur Jourdain O, O. Il n’y a rien de plus juste. A, E, I,O, I, O. Cela est admirable ! I, I, I, O.

Maître de philosophie L’ouverture de la bouche fait justementcomme un petit rond qui représente un O.

Monsieur Jourdain O, O, O. Vous avez raison, O. Ah ! labelle chose, que de savoir quelque chose !»

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L’œuvre termine dans une apothéose anti-féodale. En théorie, le roi Louis XIV voulait unepièce pour se moquer des Ottomans, car un deleurs émissaires n'a pas été impressionné par unde ses luxueux habits.

En pratique, on se moque ici de la tyrannieet de la religion : sous couvert de se moquer dela tyrannie régissant l'empire ottoman et del'obscurantisme musulman, c'est en fait lareligion chrétienne dont on se moque, avecégalement la conception d'un tyran dont oncélébrerait le culte sans aucune réalité decivilisation.

Monsieur Jourdain se croit nommé «mamamouchi », comme paladin de l'empireottoman, par un ottoman qui est en fait lefiancé déguisé. La scène est délirante au possible:

« Six Turcs entrent gravement deux àdeux, au son de tous les instruments. Ilsportent trois tapis fort longs, dont ils fontplusieurs figures, et, à la fin de cettepremière cérémonie, ils les lèvent forthaut ; les Turcs musiciens, et autresjoueurs d’instruments, passent pardessous ; quatre Derviches quiaccompagnent le Mufti ferment cettemarche. Alors les Turcs étendent les tapis parterre, et se mettent dessus à genoux ; leMufti est debout au milieu, qui fait uneinvocation avec des contorsions et desgrimaces, levant le menton et remuant lesmains contre sa tête comme si c’était desailes. Les Turcs se prosternent jusqu’àterre, chantant Alli, puis se relèvent,chantant Alla, ce qu'ils continuentalternativement jusqu’à la fin del’invocation ; puis ils se lèvent tous,chantant Alla ekber. Alors les Derviches amènent devant leMufti le Bourgeois vêtu à la turque, rasé,sans turban, sans sabre, auquel il chantegravement ces paroles :

Le Mufti Se ti sabir, Ti respondir ; Se nou sabir, Tazir, tazir. Mi star Mufti : Ti qui star ti ?

Non intendir : Tazir, tazir.

Deux Derviches font retirer le Bourgeois(…).

Le Mufti Star bon Turca Giourdina ? Bis.

Les Turcs Hey valla. Hey valla. Bis.

Le Mufti chante et danse. Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.

Après que le Mufti s’est retiré, les Turcsdansent, et répètent ces mêmes paroles. Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.

Le Mufti revient, avec son turban decérémonie qui est d’une grosseurdémesurée, garni de bougies allumées, àquatre ou cinq rangs. Deux Derviches l’accompagnent, avec desbonnets pointus garnis aussi de bougiesallumées, portant l’Alcoran : les deuxautres Derviches amènent le Bourgeois,qui est tout épouvanté de cette cérémonie,et le font mettre à genoux le dos tournéau Mufti, puis, le faisant incliner jusquesà mettre ses mains par terre, ils luimettent l’Alcoran sur le dos, et le fontservir de pupitre au Mufti, qui fait uneinvocation burlesque, fronçant le sourcil,et ouvrant la bouche, sans dire mot ; puisparlant avec véhémence, tantôtradoucissant sa voix, tantôt la poussantd’un enthousiasme à faire trembler, en sepoussant les côtes avec les mains, commepour faire sortir ses paroles, frappantquelquefois les mains sur l’Alcoran, ettournant les feuil lets avec précipitation, etfinit enfin en levant les bras, et criant àhaute voix : Hou. Pendant cette invocation, les Turcsassistants chantent Hou, hou, hou,s’inclinant à trois reprises, puis serelèvent de même à trois reprises, enchantant Hou, hou, hou, et continuantalternativement pendant toute l’invocationdu Mufti. Après que l’invocation est finie, lesDerviches ôtent l’Alcoran de dessus le dosdu Bourgeois, qui crie Ouf, parce qu’il estlas d’avoir été longtemps en cette posture,puis ils se relèvent.

Le Mufti s’adressant au Bourgeois.

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Ti non star furba ?

Les Turcs No, no, no.

Le Mufti Non star forfanta ?

Les Turcs No, no, no.

Le Mufti aux Turcs. Donar turbanta. Donar turbanta. Et s’en va.

Les Turcs répètent tout ce que dit leMufti, et donnent en dansant et enchantant, le turban au Bourgeois.

Le Mufti revient et donne le sabre auBourgeois. Ti star nobile, non star fabola. Pigliar schiabola.

Puis il se retire. Les Turcs répètent les mêmes mots,mettant tous le sabre à la main ; et sixd’entre eux dansent autour du Bourgeoisauquel ils feignent de donner plusieurscoups de sabre. Le Mufti revient, et commande auxTurcs de bâtonner le Bourgeois, et chanteces paroles. Dara, dara, bastonara, bastonara,bastonara.

Puis il se retire. Les Turcs répètent les mêmes paroles, etdonnent au Bourgeois plusieurs coups debâton en cadence.

Le Mufti revient et chante. Non tener honta : Questa star l’ultima affronta.

Les Turcs répètent les mêmes vers. Le Mufti, au son de tous les instruments,recommence une invocation, appuyé surses Derviches : après toutes les fatigues decette cérémonie, les Derviches lesoutiennent par-dessous les bras avecrespect, et tous les Turcs sautant dansantet chantant autour du Mufti, se retirentau son de plusieurs instruments à laturque. »

On a ici une production de très haut niveau,d'une très grande subtilité, bien loin de lasimple « farce ».

13. Les limites historiques

Les dernières œuvres de Molière prolongent,une dernière fois, l'offensive anti-féodale. Ellesatteignent cependant une limite : celle propre àla monarchie absolue.

Les Fourberies de Scapin défendent ainsi,encore une fois, le droit au choix de la personneavec qui on veut se marier. On trouve toutefoisde présente une réflexion sur le fatalisme, dansl'esprit stoïcien. Il faudrait accepter les chosestelles qu'elles sont : ici se reflète le caractèrepassif de la bourgeoisie dans le cadre del'alliance avec la cour.

Scapin, personnage qui manigance et quitrompe, rappelle qu'il faut prendre pourtant leschoses telles qu'elles sont :

« Scapin Monsieur, la vie est mêlée de traverses. Ilest bon de s’y tenir sans cesse préparé ; etj’ai ouï dire, il y a longtemps, une paroled’un ancien que j’ai toujours retenue.

Argante Quoi ?

Scapin Que pour peu qu’un père de famille ait étéabsent de chez lui, il doit promener sonesprit sur tous les fâcheux accidents queson retour peut rencontrer : se figurer samaison brûlée, son argent dérobé, safemme morte, son fils estropié, sa fillesubornée ; et ce qu’il trouve qui ne lui estpoint arrivé, l’imputer à bonne fortune.Pour moi, j’ai pratiqué toujours cetteleçon dans ma petite philosophie ; et je nesuis jamais revenu au logis, que je ne mesois tenu prêt à la colère de mes maîtres,aux réprimandes, aux injures, aux coupsde pied au cul, aux bastonnades, auxétrivières ; et ce qui a manqué à m’arriver,j’en ai rendu grâce à mon bon destin. »

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Lorsqu'il fait croire à un père que son fils aété enlevé par des Ottomans, il souligne le rôlede la « destinée » :

« Géronte Que diable allait-il faire dans cettegalère ?

Scapin Une méchante destinée conduit quelquefoisles personnes. »

C'est très important, car ici on voit queMolière commence à glisser ouvertement sur leterrain de la culture baroque.

La raison de cela tient à la réalité de lasociété française. De fait, la pièce qui suit, LesFemmes savantes, reprend la ligne générale del'offensive anti-féodale, tout en posant unequestion compliquée, difficile à répondre alors.

Historiquement en effet, au début del'humanité, la femme avait davantaged'importance que l'homme car elle donnait lavie. La hiérarchie s'est imposée avec la périodede l'agriculture et de la domestication, du «triomphe » patriarcal sur la nature.

Or, si la bourgeoisie et le progrès rétablissentla dignité féminine, reste la question de lamaternité. En l'absence de société collectivisée,la femme est obligée de « choisir » entre une viede famille et la science. Telle est lacontradiction montrée dans la pièce Les Femmessavantes.

Dès le début, on a deux femmes opposantleurs points de vue à ce sujet :

« Armande De tels attachements, ô Ciel ! sont pourvous plaire ?

Henriette Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux àfaire, Que d’attacher à soi, par le titre d’époux, Un homme qui vous aime, et soit aimé devous ;

Et de cette union de tendresse suivie, Se faire les douceurs d’une innocente vie ?Ce nœud bien assorti n’a-t-il pas desappas ?

Armande Mon Dieu, que votre esprit est d’un étagebas ! Que vous jouez au monde un petitpersonnage, De vous claquemurer aux choses duménage, Et de n’entrevoir point de plaisirs plustouchants, Qu’un idole d’époux, et des marmotsd’enfants ! Laissez aux gens grossiers, aux personnesvulgaires, Les bas amusements de ces sortesd’affaires. À de plus hauts objets élevez vos désirs, Songez à prendre un goût des plus noblesplaisirs, Et traitant de mépris les sens et lamatière, À l’esprit comme nous donnez-vous touteentière : Vous avez notre mère en exemple à vosyeux, Que du nom de savante on honore en touslieux, Tâchez ainsi que moi de vous montrer safille, Aspirez aux clartés qui sont dans lafamille, Et vous rendez sensible aux charmantesdouceurs Que l’amour de l’étude épanche dans lescœurs : Loin d’être aux lois d’un homme enesclave asservie ; Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie, Qui nous monte au-dessus de tout le genrehumain, Et donne à la raison l’empire souverain, Soumettant à ses lois la partie animale Dont l’appétit grossier aux bêtes nousravale. Ce sont là les beaux feux, les douxattachements, Qui doivent de la vie occuper les moments; Et les soins où je vois tant de femmessensibles,

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Me paraissent aux yeux des pauvretéshorribles. »

Henriette répond alors simplement que si lesfemmes n'avaient pas assumé leur sexualité, iln'y aurait pas de naissance : il n'y aurait pas euArmande, il n'y aurait pas peut-être de savantauquel elle va donner naissance...

« Henriette Mais vous ne seriez pas ce dont vous vousvantez, Si ma mère n’eût eu que de ces beauxcôtés ; Et bien vous prend, ma sœur, que sonnoble génie N’ait pas vaqué toujours à la philosophie. De grâce souffrez-moi par un peu de bontéDes bassesses à qui vous devez la clarté ; Et ne supprimez point, voulant qu’on vousseconde, Quelque petit savant qui veut venir aumonde. »

Cette question est, de fait, d'une grandemodernité. Elle amène évidemment les femmesbourgeoises à vouloir supprimer la dimensionnaturelle : « on ne naît pas femme, on le devient». La femme bourgeoise veut devenir un hommecapitaliste.

Molière, portraitiste bourgeois, est confrontéà cette contradiction historique, déjà au XVIIesiècle.

14. Contradictions au sein du peuple

La question de la maternité et de la sexualitépar rapport à l'éducation et l'activité sociale aété un problème fondamental, comme entémoigne Les femmes savantes.

Cependant, ce n'était pas le seul écueil àl'appui fait par Molière aux femmes et à leurquête de savoir : il y a également la question dela famille. Comment s'expriment lescontradictions au sein du peuple ?

Comment les contradictions villes-campagnesjouent-elles dans les rapports au sein ducouple ? Comment éviter que les progrès de laculture ne tombent dans le pédantisme, etcomment éviter que le pragmatisme bourgeoisne sombre dans la facilité ?

C'est encore là un problème essentiel d'unemodernité très grande ; ce qui est vrai au XVIIesiècle l'est encore au début du XXIe siècle.

C'est par exemple le thème d'une discussiond'un couple au sujet de l'expression « rustique »d'une servante : cela semble intolérable à lafemme, et tout à fait secondaire vis-à-vis dumari placide et pragmatique.

« Philaminte Vous voulez que toujours je l’aie à monservice, Pour mettre incessamment mon oreille ausupplice ? Pour rompre toute loi d’usage et deraison, Par un barbare amas de vices d’oraison, De mots estropiés, cousus par intervalles, De proverbes traînés dans les ruisseauxdes Halles* ?

Bélise Il est vrai que l’on sue à souffrir sesdiscours. Elle y met Vaugelas en pièces tous lesjours ; Et les moindres défauts de ce grossiergénie, Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie.

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Chrysale Qu’importe qu’elle manque aux lois deVaugelas, Pourvu qu’à la cuisine elle ne manquepas ? J’aime bien mieux, pour moi, qu’enépluchant ses herbes, Elle accommode mal les noms avec lesverbes, Et redise cent fois un bas ou méchantmot, Que de brûler ma viande, ou saler tropmon pot. Je vis de bonne soupe, et non de beaulangage. Vaugelas n’apprend point à bien faire unpotage, Et Malherbe et Balzac, si savants enbeaux mots, En cuisine peut-être auraient été des sots.

Philaminte Que ce discours grossier terriblementassomme ! Et quelle indignité pour ce qui s’appellehomme, D’être baissé sans cesse aux soinsmatériels, Au lieu de se hausser vers les spirituels ! Le corps, cette guenille, est-il d’uneimportance, D’un prix à mériter seulement qu’on ypense, Et ne devons-nous pas laisser cela bienloin ?

Chrysale Oui, mon corps est moi-même, et j’enveux prendre soin, Guenille si l’on veut, ma guenille m’estchère. »

Le problème est, bien sûr, que le refus dupédantisme bascule vite dans le refus de voir lesfemmes être savantes :

« Chrysale. C’est à vous que je parle, ma sœur. Le moindre solécisme en parlant vousirrite : Mais vous en faites, vous, d’étranges enconduite. Vos livres éternels ne me contentent pas,

Et hors un gros Plutarque à mettre mesrabats, Vous devriez brûler tout ce meuble*inutile, Et laisser la science aux docteurs de laville ; M’ôter, pour faire bien, du grenier decéans, Cette longue lunette à faire peur auxgens, Et cent brimborions dont l’aspectimportune : Ne point aller chercher ce qu’on fait dansla lune, Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chezvous, Où nous voyons aller tout sens dessusdessous. Il n’est pas bien honnête, et pourbeaucoup de causes, Qu’une femme étudie, et sache tant dechoses. Former aux bonnes mœurs l’esprit de sesenfants, Faire aller son ménage, avoir l’œil sur sesgens, Et régler la dépense avec économie, Doit être son étude et sa philosophie. Nos pères sur ce point étaient gens biensensés, Qui disaient qu’une femme en saittoujours assez, Quand la capacité de son esprit se hausse À connaître un pourpoint d’avec un hautde chausse. Les leurs ne lisaient point, mais ellesvivaient bien ; Leurs ménages étaient tout leur docteentretien, Et leurs livres un dé, du fil, et desaiguilles, Dont elles travaillaient au trousseau deleurs filles. Les femmes d’à présent sont bien loin deces mœurs, Elles veulent écrire, et devenir auteurs. Nulle science n’est pour elles tropprofonde, Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieudu monde. Les secrets les plus hauts s’y laissentconcevoir, Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’ilfaut savoir. On y sait comme vont lune, étoile polaire,Vénus, Saturne, et Mars, dont je n’ai

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point affaire ; Et dans ce vain savoir, qu’on va cherchersi loin, On ne sait comme va mon pot dont j’aibesoin. Mes gens à la science aspirent pour vousplaire, Et tous ne font rien moins que ce qu’ilsont à faire ; Raisonner est l’emploi de toute mamaison, Et le raisonnement en bannit la raison ; L’un me brûle mon rôt en lisant quelquehistoire, L’autre rêve à des vers quand je demandeà boire ; Enfin je vois par eux votre exemple suivi, Et j’ai des serviteurs, et ne suis pointservi. »

Ce n'est pas tout : le rapport mère-fillerencontre le même problème : si la jeune femmeveut être épanouie et méprise les pédants aunom, en quelque sorte, de la dignité du réel, lamère pour autant connaît la valeur del'éducation...

« Henriette C’est prendre un soin pour moi qui n’estpas nécessaire, Les doctes entretiens ne sont point monaffaire. J’aime à vivre aisément, et dans tout cequ’on dit Il faut se trop peiner, pour avoir del’esprit. C’est une ambition que je n’ai point entête, Je me trouve fort bien, ma mère, d’êtrebête, Et j’aime mieux n’avoir que de communspropos, Que de me tourmenter pour dire de beauxmots.

Philaminte Oui, mais j’y suis blessée, et ce n’est pasmon compte De souffrir dans mon sang une pareillehonte. La beauté du visage est un frêle ornement,Une fleur passagère, un éclat d’unmoment,

Et qui n’est attaché qu’à la simpleépiderme ; Mais celle de l’esprit est inhérente etferme. J’ai donc cherché longtemps un biais devous donner La beauté que les ans ne peuventmoissonner, De faire entrer chez vous le désir dessciences, De vous insinuer les belles connaissances ; Et la pensée enfin où mes vœux ontsouscrit, C’est d’attacher à vous un homme pleind’esprit, Et cet homme est Monsieur que je vousdétermine À voir comme l’époux que mon choix vousdestine. »

On est, ici encore, dans une contradiction ausein du peuple, avec différents aspects.

15. Triomphe du baroque

Molière ne s'arrache donc pas à la soumissionà la cour. La Comtesse d'Escarbagnas est unecomédie-ballet, sans grande envergure, maissoulignant la séparation entre Paris et laprovince sur le plan des mœurs. A ce titre, ellecélèbre la séparation villes-campagnes, enaffirmant la cour et en abaissant l'aristocratie.

Le ton est le même avec Le Maladeimaginaire, comédie-ballet où la pièce qui semoque des médecins est entrecoupé de danses,de chants, et de scènes à la gloire du roi et dumode de la vie de la cour.

« Tous Joignons tous dans ces bois Nos flûtes et nos voix : Ce jour nous y convie Et faisons aux échos redire mille fois : LOUIS est le plus grand des rois ; Heureux, heureux qui peut lui consacrersa vie !

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Dernière et grande entrée de bal let Faunes, bergers et bergères, tous semêlent, et il se fait entre eux des jeux dedanse ; après quoi ils se vont préparerpour la comédie. »

Comme régulièrement dans les pièces deMolière, les médecins sont présentés comme desobscurantistes, des membres zélés de laféodalité. Le pouvoir royal est ouvertementprésenté comme un obstacle progressiste àl'obscurantisme des médecins.

On a ainsi cette scène où le médecin estscandalisé que sa profession ait parfois à rendredes comptes :

« Argan N'est-ce pas votre intention, monsieur, dele pousser à la cour, et d'y ménager pourlui une charge de médecin ?

Monsieur Diafoirus A vous en parler franchement, notremétier auprès des grands ne m'a jamaisOnne doit point ainsi se jouer des remèdes etme faire perdre mon temps. Je ne suisvenu ici que sur une bonne ordonnance ;et je vais dire à monsieur Purgon commeon m'a empêché d'exécuter ses ordres etde faire ma fonction. Vous verrez, vousverrez…

Argan Mon frère, vous serez cause ici de quelquemalheur.

Béralde Le grand malheur de ne pas prendre unlavement que monsieur Purgon aordonné ! »

« Monsieur Purgon Un clystère que j'avais pris plaisir àcomposer moi-même. »

« Monsieur Purgon Inventé et formé dans toutes les règles del'art. »

« Monsieur Purgon Et qui devait faire dans les entrailles uneffet merveilleux. »

Le problème est toutefois le même que pourl'affirmation des droits des femmes. Commentorganiser socialement le changement ?

La pièce oscille ainsi entre l'idéologie baroque– la science est, en fait, prétentieuse et vaine –et l'idéologie matérialiste célébrant la naturecomme étant rationnelle.

Voici deux extraits significatifs :

« Argan Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère,qu'un homme en puisse guérir un autre ?

Béralde Par la raison, mon frère, que les ressortsde notre machine sont des mystères,jusques ici, où les hommes ne voientgoutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais poury connaître quelque chose.

Argan Les médecins ne savent donc rien, à votrecompte ?

Béralde Si fait, mon frère. Ils savent la plupart defort belles humanités, savent parler enbeau latin, savent nommer en grec toutesles maladies, les définir et les diviser ;mais, pour ce qui est de les guérir, c'est cequ'ils ne savent pas du tout. »

« Argan C'est que vous avez, mon frère, une dentde lait contre lui. Mais, enfin, venons aufait. Que faire donc quand on est malade ?

Béralde Rien, mon frère.

Argan Rien ?

Béralde Rien. Il ne faut que demeurer en repos. Lanature, d'elle-même, quand nous la

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laissons faire, se tire doucement dudésordre où elle est tombée. C'est notreinquiétude, c'est notre impatience qui gâtetout ; et presque tous les hommes meurentde leurs remèdes, et non pas de leursmaladies. »

Molière, de fait, cède au baroque. Onretrouve le principe de la « mise en abyme »,puisqu'il est parlé de lui dans la pièce, et on adonc lui comme personnage se moquant de lui-même. La triste ironie est qu'il mourra aprèsune représentation de cette pièce, après avoirjoué un malade imaginaire alors que lui-mêmeétait réellement malade.

Voici la mise en abyme.

« Argan Ouais ! vous êtes un grand docteur, à ceque je vois, et je voudrais bien qu'il y eûtici quelqu'un de ces messieurs, pourrembarrer vos raisonnements et rabaisservotre caquet.

Béralde Moi, mon frère, je ne prends point à tâchede combattre la médecine ; et chacun, àses périls et fortune, peut croire tout cequ'il lui plaît. Ce que j'en dis n'estqu'entre nous ; et j'aurais souhaité depouvoir un peu vous tirer de l'erreur oùvous êtes et, pour vous divertir, vousmener voir, sur ce chapitre, quelqu'unedes comédies de Molière.

Argan C'est un bon impertinent que votreMolière, avec ses comédies ! et je le trouvebien plaisant d'aller jouer d'honnêtes genscomme les médecins !

Béralde Ce ne sont point les médecins qu'il joue,mais le ridicule de la médecine.

Argan C'est bien à lui à faire, de se mêler decontrôler la médecine ! Voilà un bonnigaud, un bon impertinent, de se moquerdes consultations et des ordonnances, des'attaquer au corps des médecins, etd'aller mettre sur son théâtre despersonnes vénérables comme cesmessieurs-là.

Béralde Que voulez-vous qu'il y mette, que lesdiverses professions des hommes ? On ymet bien tous les jours les princes et lesrois qui sont d'aussi bonne maison que lesmédecins.

Argan Par la mort non de diable ! si j'étais quedes médecins, je me vengerais de sonimpertinence ; et, quand il sera malade, jele laisserais mourir sans secours. Il auraitbeau faire et beau dire, je ne luiordonnerais pas la moindre petite saignée,le moindre petit lavement ; et je luidirais : « Crève, crève ; cela t'apprendraune autre fois à te jouer à la Faculté. »

Béralde Vous voilà bien en colère contre lui.

Argan Oui. C'est un malavisé ; et, si lesmédecins sont sages, ils feront ce que jedis.

Béralde Il sera encore plus sage que vos médecins,car il ne leur demandera point de secours.

Argan Tant pis pour lui, s'il n'a point recoursaux remèdes.

Béralde Il a ses raisons pour n'en point vouloir, etil soutient que cela n'est permis qu'auxgens vigoureux et robustes, et qui ont desforces de reste pour porter les remèdesavec la maladie ; mais que, pour lui, il n'ajustement de la force que pour porter sonmal.

Argan Les sottes raisons que voilà ! Tenez, monfrère, ne parlons point de cet homme-làdavantage ; car cela m'échauffe la bile etvous me donneriez mon mal. »

L'idéologie baroque est ainsi finalementprédominante. Une servante se déguise enmédecin de 99 ans à la va-vite, et la « confusion» triomphe, typiquement dans l'esprit baroque :

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« Béralde J'ai lu des choses surprenantes de cessortes de ressemblances, et nous en avonsvu, de notre temps, où tout le monde s'esttrompé.

Argan Pour moi, j'aurais été trompé à celle-là ;et j'aurais juré que c'est la mêmepersonne. »

« Béralde Il est vrai que la ressemblance est tout àfait grande ; mais ce n'est pas la premièrefois qu'on a vu de ces sortes de choses, etles histoires ne sont pleines que de cesjeux de la nature. »

Le fait qu'il suffise d'un habit de médecinpour devenir médecin est une critique de laprétention des médecins, mais joue égalementsur le fait que les apparences sont trompeuses,dans l'esprit du baroque encore une fois.

« Argan Mais il faut savoir bien parler latin,connaître les maladies et les remèdes qu'ily faut faire.

Béralde En recevant la robe et le bonnet demédecin, vous apprendrez tout cela ; etvous serez après plus habile que vous nevoudrez.

Argan Quoi ! l'on sait discourir sur les maladiesquand on a cet habit-là ?

Béralde Oui. L'on n'a qu'à parler avec une robe etun bonnet, tout galimatias devient savant,et toute sottise devient raison. »

Le moment final, toujours baroque, consisteen une sorte de danse orientale où le maladeimaginaire se voit attribuer le titre de médecin,l'illusion étant ouvertement mise en avantcomme méthode.

« Toinette Quel est votre dessein ?

Béralde De vous divertir un peu ce soir. Lescomédiens ont fait un petit intermède dela réception d'un médecin, avec des danseset de la musique ; je veux que nous enprenions ensemble le divertissement, etque mon frère y fasse le premierpersonnage.

Angélique Mais, mon oncle, il me semble que vousvous jouez un peu beaucoup de mon père.

Béralde Mais, ma nièce, ce n'est pas tant le jouerque s'accommoder à ses fantaisies. Toutceci n'est qu'entre nous. Nous y pouvonsaussi prendre chacun un personnage, etnous donner ainsi la comédie les uns auxautres. Le carnaval autorise cela. Allonsvite préparer toutes choses. »

Molière ne peut pas s'arracher à son époque :la monarchie absolue, avec son classicismecomme baroque français, limite son projet dansses fondements mêmes.

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16. Contradiction ville-campagnes etrejet de l'esprit borné féodal

L’œuvre de Molière possède une clef : lacontradiction entre les villes et les campagnes.La féodalité consiste en les campagnes ; lesbourgeois vivent dans les villes, qui étaientauparavant des bourgs fondés par les marchéstenus par les artisans.

La cour, quant à elle, choisit le camp desvilles : elle est portée par l'administration del’État s'affirmant dans un cadre nouveau : lanation.

Relever des campagnes, c'est être arriéré,c'est être déconnecté de la réalité et de sesexigences. Dans L'école des femmes, lepersonnage se plaint du fait que dans la grandeville qu'est Paris, le patriarcat ait reculé :

« Arnolphe.Fort bien : est-il au monde une autre villeaussiOù l’on ait des maris si patients qu’ici ? »

Arnolphe voit d'ailleurs son jeune concurrentlui ravir la jeune femme qu'il tient prisonnièrejustement alors qu'il était en déplacement à lacampagne : la contradiction est ici exposée demanière nette.

« Horace.Je fus d’abord chez vous, maisinutilement.

Arnolphe.J’étais à la campagne.

Horace.Oui, depuis deux journées. »

On a ainsi de manière régulière la figure de lapersonne à la culture féodale qui est en décalageavec les mœurs. C'est par exemple le cas dans lapièce Monsieur de Pourceaugnac, où lepersonnage éponyme se plaint qu'on se moque

de lui en ville :

« Monsieur de Pourceaugnac se tourne ducôté d’où il vient, comme parlant à desgens qui le suivent, Sbrigani.

Monsieur de PourceaugnacHé bien, quoi ? qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? Audiantre soit la sotte ville, et les sottes gensqui y sont ! ne pouvoir faire un pas sanstrouver des nigauds qui vous regardent etse mettent à rire ! Eh ! Messieurs lesbadauds, faites vos affaires, et laissezpasser les personnes sans leur rire au nez.Je me donne au diable, si je ne baille uncoup de poing au premier que je verrairire. »

Dans L'Avare, le personnage éponyme quireprésente l'usurier typique des campagnes – etnon le bourgeois capitaliste – considère la villecomme son ennemi, comme le révèle sa réactionau vol de sa cassette :

« Le commissaireQui soupçonnez-vous de ce vol ?

HarpagonTout le monde, et je veux que vousarrêtiez prisonniers la ville et lesfaubourgs.

Le commissaireIl faut, si vous m’en croyez, n’effaroucherpersonne et tâcher doucement d’attraperquelques preuves afin de procéder après,par la rigueur, au recouvrement desdeniers qui vous ont été pris. »

La pièce Le Misanthrope a justement commesens de présenter un inadapté à la ville, qui està ses yeux trop complexe et trop fausse. D'unecertaine manière, le personnage d'Alcestepréfigure de manière admirable le romantisme,nostalgie réactionnaire d'un moyen-âge idéalise.

Voici comment il exprime son avis sur la villeet la cour, c'est-à-dire sur la bourgeoisie et lepouvoir royal constituant l'administration del’État :

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« AlcesteJe ne me moque point.Et je vais n’épargner personne sur cepoint.Mes yeux sont trop blessés, et la cour et lavilleNe m’offrent rien qu’objets à m’échaufferla bile ;J’entre en une humeur noire, en unchagrin profond,Quand je vois vivre entre eux les hommescomme ils font ;Je ne trouve partout que lâche flatterie,Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mondesseinEst de rompre en visière à tout le genrehumain. »

Inversement, le personnage représentant lepersonnage « adapté » aux mœurs modernes età leur complexité : il prend les gens tels qu'ilssont.

« PhilinteJe prends tout doucement les hommescomme ils sont ;J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ilsfont,Et je crois qu’à la cour, de même qu’à laville,Mon flegme est philosophe autant quevotre bile. »

La brutalité typiquement féodale despersonnages arriérés est maintes fois soulignés.Les féodaux sont toujours prêts à la violence, àfaire couler le sang. Voici comment Molièredénonce l'attitude brutale du personnage del'usurier représenté par Harpagon :

« Maître Jacques dans le fond duthéâtre, en se retournant du côté parlequel il est entré.Je m’en vais revenir. Qu’on me l’égorgetout à l’heure ; qu’on me lui fasse grillerles pieds, qu’on me le mette dans l’eaubouillante, et qu’on me le pende auplancher.

Harpagon à maître Jacques.

Qui ? celui qui m’a dérobé ?

Maître JacquesJe parle d’un cochon de lait que votreintendant me vient d’envoyer, et je veuxvous l’accommoder à ma fantaisie. »

On a là une critique démocratique ; bienentendu de manière moderne il eut falludénoncer la situation du cochon de lait (c'est-à-dire d'un porcelet). Les féodaux sont décalés,brutaux, bornés – ils appartiennent au passé.

17. « hors de Paris, il n’y a point desalut pour les honnêtes gens »

Molière ne critique pas seulement le caractèrearriéré des féodaux. En effet, il y a la tentativede procéder à l'imitation de la culture, parpédantisme. Molière est une arme anti-féodalejustement parce qu'il empêche la reproductionen apparence de la culture par les faussairesféodaux.

La pièce Le bourgeois gentilhomme est ainsiun rappel aux bourgeois : il faut qu'ils restenteux-mêmes, pas qu'ils copient les féodaux. Unvrai bourgeois ne doit pas se la jouergentilhomme, il doit porter la ville nouvelle, etne pas transposer dans celle-ci des mœurs descampagnes.

On a par exemple le moment où MonsieurJourdain, bourgeois voulant devenirgentilhomme, qui tente d'importer le culteféodal de « l'importance » :

« Monsieur Jourdain, Laquais.

Monsieur Jourdain Suivez-moi, que j’aille un peu montrermon habit par la ville ; et surtout ayezsoin tous deux de marcher immédiatementsur mes pas, afin qu’on voie bien que vousêtes à moi.

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Laquais Oui, Monsieur. »

Dans La Comtesse d'Escarbagnas, onretrouve de la même manière la critique dupédantisme féodal déconnecté des valeurs réellesde la culture et de la civilisation. Les féodauxsont décalés par rapport aux réelles exigences,aux réelles bonnes manières.

Les spectateurs constatent ainsi dans la pièce:

« La Comtesse Allez, impertinente, je bois avec unesoucoupe. Je vous dis que vous m’alliezquérir une soucoupe pour boire.

Andrée Criquet, qu’est-ce que c’est qu’unesoucoupe ?

Criquet Une soucoupe ?

Andrée Oui.

Criquet Je ne sais.

La Comtesse Vous ne vous grouillez pas ?

Andrée Nous ne savons tous deux, Madame, ceque c’est qu’une soucoupe.

La Comtesse Apprenez que c’est une assiette surlaquelle on met le verre. Vive Paris pourêtre bien servie ! »

On retrouve pareillement dans la pièce :

« La Comtesse Ôtez-vous de devant mes yeux. En vérité,Madame, c’est une chose étrange que lespetites villes ; on n’y sait point du tout

son monde ; et je viens de faire deux outrois visites, où ils ont pensé medésespérer par le peu de respect qu’ilsrendent à ma qualité.

Julie Où auraient-ils appris à vivre ? Ils n’ontpoint fait de voyage à Paris.

La Comtesse Ils ne laisseraient pas de l’apprendre, s’ilsvoulaient écouter les personnes ; mais lemal que j’y trouve, c’est qu’ils veulent ensavoir autant que moi, qui ai été deuxmois à Paris, et vu toute la cour.

Julie Les sottes gens que voilà !

La Comtesse Ils sont insupportables avec lesimpertinentes égalités dont ils traitent lesgens. Car enfin il faut qu’il y ait de lasubordination dans les choses ; et ce quime met hors de moi, c’est qu’ungentilhomme de ville de deux jours, ou dedeux cents ans, aura l’effronterie de direqu’il est aussi bien gentilhomme que feuMonsieur mon mari, qui demeurait à lacampagne, qui avait meute de chienscourants, et qui prenait la qualité decomte dans tous les contrats qu’il passait.

Julie On sait bien mieux vivre à Paris, dans ceshôtels dont la mémoire doit être si chère.Cet hôtel de Mouhy, Madame, cet hôtel deLyon, cet hôtel de Hollande ! Lesagréables demeures que voilà !

La Comtesse Il est vrai qu’il y a bien de la différence deces lieux-là à tout ceci. On y voit venir dubeau monde, qui ne marchande point àvous rendre tous les respects qu’on sauraitsouhaiter. On ne s’en lève pas, si l’onveut, de dessus son siège ; et lorsque l’onveut voir la revue, ou le grand ballet dePsyché, on est servie à point nommé.

Julie Je pense, Madame, que, durant votreséjour à Paris, vous avez fait bien desconquêtes de qualité.

La Comtesse Vous pouvez bien croire, Madame, quetout ce qui s’appelle les galants de la cour

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n’a pas manqué de venir à ma porte, et dem’en conter ; et je garde dans ma cassettede leurs billets, qui peuvent faire voirquelles propositions j’ai refusées ; il n’estpas nécessaire de vous dire leurs noms : onsait ce qu’on veut dire par les galants dela cour. »

Dans les Précieuses ridicules, on trouve deridiculisé le même genre d'attitudes pédantes, decomportements relevant faussement de laculture :

« Mascarille Tout ce que je fais me vientnaturellement, c’est sans étude.

Mascarille Les gens de qualité savent tout sans avoirjamais rien appris. Magdelon Assurément, ma chère.

Magdelon Hélas ! qu’en pourrions-nous dire ? Ilfaudroit être l’antipode de la raison, pourne pas confesser que Paris est le grandbureau des merveilles, le centre du bongoût, du bel esprit et de la galanterie.

Mascarille Pour moi, je tiens que hors de Paris, il n’ya point de salut pour les honnêtes gens. »

Le triomphe de Paris ne date pas du XIXesiècle : la ville naît au XVIIe siècle, commevecteur de culture et de civilisation, contre laféodalité - et contre les pédants qui tententd'utiliser cela dans un sens réactionnaire, aumoyen de l'esprit pédant.

18. Les références à Aristote

Il existe une particularité dans les œuvres deMolière, qui n'a été noté nulle part : la présencetrès régulière d'allusions au philosophe Aristote.Faut-il y voir ici des allusions à l'averroïsme ?C'est fort possible, puisque c'est l'averroïsmequi a été la base sur laquelle s'est développé lematérialisme en France.

La difficulté tient également au fait que lesallusions à Aristote ne sont pas toujours demême nature. Dans certains cas, il s'agit deremarques faites en passant, parfois c'est mêmepour se moquer des philosophes pédants.

Dans les articles sur Dom Juan, il a déjà éténoté qu'il est parlé d'Aristote directement, levalet Sganarelle racontant n'importe quoi à sonsujet. C'est pour noter qu'Aristote est utilisé àtort et à travers.

Or, justement, l'averroïsme se fonde sur uneinterprétation d'Aristote (d'ailleurs correcte), àquoi l’Église a répondu par la répression (del'averroïsme dit latin) puis finalement unecontre-interprétation (évidemment tronquée) parThomas d'Aquin.

Quelle est la position de Molière ? C'estdifficile à dire, mais dans tous les cas il se situedans la tradition de l'averroïsme politique. Etcomme on peut le voir dans les pièces, ilconnaissait la philosophie d'Aristote : on peutdonc y voir une allusion à l'averroïsme politique.

L'alliance avec la cour correspond d'ailleursparfaitement à cette ligne.

Voici, comment dans Le médecin malgré lui,il est fait appel de manière éperonnée àAristote.

« Sganarelle Ô la grande fatigue que d’avoir unefemme, et qu’Aristote a bien raison,quand il dit qu’une femme est pire qu’undémon !

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Martine Voyez un peu l’habile homme, avec sonbenêt d’Aristote ! »

On trouve également le moment suivant dansune scène :

« Géronte Oui ; mais je voudrais bien que vous mepussiez dire d’où cela vient.

Sganarelle Il n’est rien plus aisé : cela vient de cequ’elle a perdu la parole.

Géronte Fort bien ; mais la cause, s’il vous plaît,qui fait qu’elle a perdu la parole ?

Sganarelle Tous nos meilleurs auteurs vous dirontque c’est l’empêchement de l’action de salangue.

Géronte Mais encore, vos sentiments sur cetempêchement de l’action de sa langue ?

Sganarelle Aristote, là-dessus, dit… de fort belleschoses. »

Dans Les femmes savantes, il est fait allusionde manière ouverte aux différentes philosophies :le platonisme, qui l'idéalisme largement utilisépar l’Église, le péripatétisme, qui est le nomdonné à l'école d'Aristote, et enfin Épicure quiest la grand théoricien du matérialisme.

Cette allusion aux batailles d'idées est trèsimportante. SI le platonisme est la basethéorique de l’Église, l'épicurisme est laréférence idéologique des « libertins » (nomqu'avait au XVIIe siècle les matérialistes, leterme sera galvaudé par la suite). Et laphilosophie d'Aristote est une sorted'intermédiaire, pratiquement une allusion àl'alliance de la bourgeoisie avec la monarchieabsolue.

Voici l'extrait en question :

« Philaminte Le sexe aussi vous rend justice en cesmatières ; Mais nous voulons montrer à de certainsesprits, Dont l’orgueilleux savoir nous traite avecmépris, Que de science aussi les femmes sontmeublées, Qu’on peut faire comme eux de doctesassemblées, Conduites en cela par des ordres meilleurs,Qu’on y veut réunir ce qu’on sépareailleurs ; Mêler le beau langage, et les hautessciences ; Découvrir la nature en mille expériences ; Et sur les questions qu’on pourra proposerFaire entrer chaque secte, et n’en pointépouser.

Trissotin Je m’attache pour l’ordre aupéripatétisme.

Philaminte Pour les abstractions j’aime le platonisme.Armande Épicure me plaît, et ses dogmes sont forts.»

Dans la pièce Les Précieuses ridicules, ontrouve une allusion à la conception d'Aristoteselon laquelle une intelligence universelle s'estglissée dans des êtres vivants formés à partir dematière.

On a, dans la juste compréhension d'Aristotepar l'averroïsme, l'intelligence universelle, l'âme« individuelle », la forme et la matière. On a defait quelqu'un expliquant dans la pièce :

« Cathos Mon Dieu ! ma chère, que ton père a laforme enfoncée dans la matière ! que sonintelligence est épaisse et qu’il fait sombredans son âme ! »

Cette phrase vise se moquer des personnes

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Molière, portraitiste bourgeois

utilisant un langage incompréhensible pour lesgens, cependant un esprit avisé, opposé à lareligion, comprend l'allusion...

Dans Le Bourgeois gentilhomme, on aégalement une allusion à la philosophied'Aristote, plus précisément sa logique, qui alargement été repris par l’Église pour seconstruire intellectuellement.

Voici donc la sorte d'étrange dialogue :

« Maître de philosophie Par où vous plaît-il que nous commencions? Voulez-vous que je vous apprenne lalogique ?

Monsieur Jourdain Qu’est-ce que c’est que cette logique ?

Maître de philosophie C’est elle qui enseigne les trois opérationsde l’esprit.

Monsieur Jourdain Qui sont-elles, ces trois opérations del’esprit ?

Maître de philosophie La première, la seconde, et la troisième.La première est de bien concevoir par lemoyen des universaux. La seconde, de bienjuger par le moyen des catégories ; et latroisième, de bien tirer une conséquencepar le moyen des figures barbara, celarent,darii, ferio,baralipton, etc. »

Enfin, concluons par une scène totalementdélirante. Dans Le mariage forcé, le futur mariéva se renseigner auprès de deux philosophes.L'un d'entre eux utilise les concepts d'Aristote.

Si l'on se moque du philosophe, en tout casMolière maîtrise parfaitement les références... Sil'on comprend en arrière-plan l'averroïsmepolitique issu de la pensée d'Aristote, alors on aici quelque chose que les historiens devraient,bien entendu, creuser.

« Pancrace N’est-ce pas une chose horrible, une chosequi crie vengeance au ciel, que d’endurerqu’on dise publiquement la forme d’unchapeau ?

Sganarelle Comment !

Pancrace Je soutiens qu’il faut dire la figure d’unchapeau, et non pas la forme ; d’autantqu’il y a cette différence entre la forme etla figure, que la forme est la dispositionextérieure des corps qui sont animés, et lafigure la disposition extérieure des corpsqui sont inanimés : et puisque le chapeauest un corps inanimé, il faut dire la figured’un chapeau, et non pas la forme. (seretournant encore du côté par où il estentré.) Oui, ignorant que vous êtes, c’estainsi qu’ il faut parler ; et ce sont lestermes exprès d’Aristote dans le chapitrede la qualité.

Sganarelle, (à part.) Je pensais que tout fût perdu.(À Pancrace.) Seigneur docteur, ne songezplus à tout cela. Je…

Pancrace Je suis dans une colère, que je ne me senspas.

Sganarelle Laissez la forme et le chapeau en paix.J’ai quelque chose à vous communiquer.Je…

Pancrace Impertinent fieffé !

Sganarelle De grâce, remettez-vous. Je…

Pancrace Ignorant !

Sganarelle Eh ! mon Dieu. Je…

Pancrace Me vouloir soutenir une proposition de lasorte !

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Les dossiers du PCMLM

Sganarelle Il a tort. Je…

Pancrace Une proposition condamnée par Aristote !

Sganarelle Cela est vrai. Je…

Pancrace En termes exprès ! »

« Pancrace Que voulez-vous ?

Sganarelle Vous consulter sur une petite difficulté.

Pancrace Ah ! ah ! sur une difficulté de philosophie,sans doute ?

Sganarelle Pardonnez-moi. Je…

Pancrace Vous voulez peut-être savoir si lasubstance et l’accident sont termessynonymes ou équivoques à l’égard del’être ?

Sganarelle Point du tout. Je…

Pancrace Si la logique est un art ou une science ?

Sganarelle Ce n’est pas cela. Je…

Pancrace Si elle a pour objet les trois opérations del’esprit, ou la troisième seulement ?

Sganarelle Non. Je…

Pancrace S’il y a dix catégories, ou s’il n’y en aqu’une ? Sganarelle

Point. Je…

Pancrace Si la conclusion est de l’essence dusyllogisme ?

Sganarelle Nenni. Je…

Pancrace Si l’essence du bien est mise dansl’appétibilité, ou dans la convenance ?

Sganarelle Non. Je…

Pancrace Si le bien se réciproque avec la fin ?

Sganarelle Eh ! non. Je…

Pancrace Si la fin nous peut émouvoir par son êtreréel, ou par son être intentionnel ?

Sganarelle Non, non, non, non, non, de par tous lesdiables, non. »

Molière connaissait parfaitement laphilosophie d'Aristote. Il n'a rien à voir avec lafarce : derrière les simples apparences ducomique, il y a une construction historique.

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Molière, portraitiste bourgeois

19. Les anciens sont les anciens et noussommes les gens de maintenant

Molière est donc une figure historique de laFrance ; c'est un artiste porté par tout unmouvement de fond, démocratique et bourgeois.La bourgeoisie aujourd'hui, devenueréactionnaire depuis 1848, le réduit toujoursplus à la farce, niant la dimension de son œuvre,mais même son caractère puisque les comédies-ballets ont été transformés en comédies, et sacritique réduite à de la farce et aux bons mots.

Étudier Molière et connaître sa portée estdonc une tâche incontournable pour saisir lecaractère national français et comprendrel'histoire de la lutte des classes dans notre pays.

Que l'on songe simplement à quel point lanature démocratique en défense des droits desfemmes est sous-estimé dans la présentation dutravail de Molière, alors que c'est un pointessentiel de la bataille anti-féodale.

Il suffit de voir comment les femmes sontvives, ingénieuses et combatives, comme cettetirade fabuleuse dans Le malade imaginaire :

« Thomas Diafoirus Nous lisons des anciens, mademoiselle, queleur coutume était d'enlever par force, dela maison des pères, les filles qu'on menaitmarier, afin qu'il ne semblât pas que cefût de leur consentement qu'ellesconvolaient dans les bras d'un homme.

Angélique Les anciens, monsieur, sont les anciens ; etnous sommes les gens de maintenant. Lesgrimaces ne sont point nécessaires dansnotre siècle ; et, quand un mariage nousplaît, nous savons fort bien y aller, sansqu'on nous y traîne. »

Molière est également un combattant dumatérialisme, même si cette mise en avant dumatérialisme est borné par l'alliance anti-féodaleavec la cour de Louis XIV.

Il suffit de voir comment on trouve dans ses

œuvres des personnages, prônant la conceptionselon laquelle il n'y a pas de séparation entre lecorps et l'esprit, base absolue du matérialisme.On trouve ainsi dans Les femmes savantes, unepseudo reconnaissance de la division religieuseentre l'âme et le corps, pour retourner cela enmatérialisme :

« Clitandre Pour moi par un malheur, je m’aperçois,Madame, Que j’ai, ne vous déplaise, un corps toutcomme une âme : Je sens qu’il y tient trop, pour le laisser àpart ; De ces détachements je ne connais pointl’art ; Le Ciel m’a dénié cette philosophie, Et mon âme et mon corps marchent decompagnie. »

La réduction de Molière à de la « farce » nied'ailleurs, évidemment, comment on retrouvechez Molière la mise en avant de l’État national,moderne, dans l'esprit de Richelieu, de LouisXIV. Molière est un applicateur zélé del'averroïsme moderne.

Voici comment on retrouve une critique anti-féodale, de nouveau dans Les femmes savantes,avec le rejet des artistes et scientifiques quin'ont qu'une perspective individuelle et ne seplacent pas dans la démarche d'ensemble de lasociété en pleine modernisation.

« TrissotinCe que je vois, Monsieur, c’est que pour lascience Rasius et Baldus font honneur à la France,Et que tout leur mérite exposé fort aujour, N’attire point les yeux et les dons de laCour.

Clitandre Je vois votre chagrin, et que par modestie Vous ne vous mettez point, Monsieur, dela partie : Et pour ne vous point mettre aussi dans le

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Les dossiers du PCMLM

propos, Que font-ils pour l’État vos habileshéros ? Qu’est-ce que leurs écrits lui rendent deservice, Pour accuser la cour d’une horribleinjustice, Et se plaindre en tous lieux que sur leursdoctes noms Elle manque à verser la faveur de ses dons? Leur savoir à la France est beaucoupnécessaire, Et des livres qu’ils font la cour a bienaffaire. Il semble à trois gredins, dans leur petitcerveau, Que pour être imprimés, et reliés en veau,Les voilà dans l’État d’importantespersonnes ; Qu’avec leur plume ils font les destins descouronnes ; Qu’au moindre petit bruit de leursproductions, Ils doivent voir chez eux voler les pensions; Que sur eux l’univers a la vue attachée ; Que partout de leur nom la gloire est

épanchée, Et qu’en science ils sont des prodigesfameux, Pour savoir ce qu’ont dit les autres avanteux, Pour avoir eu trente ans des yeux et desoreilles, Pour avoir employé neuf ou dix milleveilles À se bien barbouiller de grec et de latin, Et se charger l’esprit d’un ténébreux butinDe tous les vieux fatras qui traînent dansles livres ; Gens qui de leur savoir paraissent toujoursivres ; Riches pour tout mérite, en babilimportun, Inhabiles à tout, vides de sens commun, Et pleins d’un ridicule, et d’uneimpertinence À décrier partout l’esprit et la science. »

Molière correspond à un moment clef del'histoire de notre pays ; ne pas le connaîtrecondamne à ne pas comprendre la réalité denotre pays.

Première publication : juin 2014Illustration de la première page : portrait de Molière par Charles Antoine Coypel (1730)

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