mohammed arkoun et le maghreb pluriel : pour une approche
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Insaniyat n° 43, janvier â mars 2009, pp. 69-79
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Mohammed Arkoun et le Maghreb pluriel : pour une approche scientifique
Abdallah BAKOUCHE*
Objet de recherche/problĂ©matique Sâinscrivant en faux contre les discours âofficielsâ nationalistes et/ou
des Ă©lites aristocratiques citadines, qui privilĂ©gient dans la culture-identitĂ©-personnalitĂ© maghrĂ©bines les attributs arabe et islamique (quasi exclusivement), soit deux mĂ©moires valorisĂ©es et activĂ©es, quoique opportunĂ©ment associĂ©es Ă dâautres âmĂ©moiresâ (i. e. berbĂšre), Mohammad Arkoun dĂ©fend plutĂŽt une dĂ©finition socio-anthropologique des composantes de la culture maghrĂ©bine. A cet effet, il se donne pour tĂąche de valoriser et dâintĂ©grer toutes les Ă©tapes historiques, a fortiori marquantes, que traversa le Maghreb, câest-Ă -dire latino-romaine, arabo-islamique, turque, française et nationale. LĂ oĂč les âPouvoirs centralisateursâ dĂ©fendent et partant justifient une unitĂ© culturelle, soucieuse dâintĂ©gration sociale et politique, M. Arkoun se dĂ©fie de lââidĂ©ologiqueâ, et oppose le modĂšle dâune sociĂ©tĂ© maghrĂ©bine plurielle, dans ses expressions et ses âmĂ©moiresâ, assumant pleinement ses hĂ©ritages historico-culturels, malgrĂ© les ârupturesâ historiques, Ă la faveur de la diversitĂ©, et des contrastes, richement Ă©ducatifs. Sa dĂ©marche vise surtout Ă valoriser les cultures dites âpopulairesâ, sans Ă©critures, injustement opposĂ©es Ă la culture âsavanteâ, dominante et souvent solidaire de la âraison dâEtatâ1. A ce titre, son discours * Docteur en Langues, cultures et civilisations de lâOrient. 1 Notre prĂ©sente Ă©tude est essentiellement basĂ©e sur les articles-programmatifs de Arkoun, M. suivants, soit : âLes fondements arabo-islamiques de la culture maghrĂ©bineâ, reproduit in Penser lâIslam aujourdâhui, Alger, Ă©d. Laphomic/Enal, 1993 [1re 1986], pp. 207-221 ; âPenser lâhistoire du Maghrebâ, pp. 48-50. ; âAux origines des cultures maghrĂ©binesâ, pp. 131-134; âLâIslam et le Maghreb, une histoire qui reste Ă Ă©crireâ, in LâEtat du Maghreb, sous la dir. de Camille et Yves Lacoste, Paris, La DĂ©couverte, 1991. ; âLangages, sociĂ©tĂ©s et Religion dans le Maghreb indĂ©pendantâ, in
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âscientifiqueâ, Ă la fois ambitieux, exigeant et rigoureux, est anticipateur, et Ă certains Ă©gards subversifs. Il prend les traits dâun âprojet intellectuel exhaustifâ, audacieux et laborieux, sâinscrivant sur le long terme, et nĂ©cessitant la collaboration de nombreuses Ă©quipes de chercheurs.
Les rĂ©centes âouverturesâ des RĂ©gimes politiques [centralisateurs]; le cheminement vers la modernitĂ© matĂ©rielle et intellectuelle ; le phĂ©nomĂšne de la mondialisation, la confrontation aux diffĂ©rentes crises sociales, seraient-ils autant de facteurs qui favoriseront la recherche dâautres reprĂ©sentations, quant Ă la prise en charge de ânouveaux projets culturelsâ dans le Maghreb post-indĂ©pendance ? Quelles sont les chances de rĂ©ussite et quels sont les milieux qui seraient susceptibles dâĂȘtre rĂ©ceptifs au âprojet culturel/intellectuel exhaustifâ de M. Arkoun ? 2
HĂ©ritages historico-culturels : Ă©tat des lieux Contrairement, donc, Ă la conception nationaliste et aux discours
militants [islamistes], qui rĂ©duiraient les âcomposantes/fondementsâ de la culture maghrĂ©bine Ă deux dimensions arabe et islamique âexclusivesâ, dâun point de vue anthropologico-sociologique, M. Arkoun postule lâexistence de âtrois culturesâ au moins, correspondant Ă trois langues, quâil conviendrait de dĂ©terminer par des enquĂȘtes sociologiques, afin de mieux cerner leurs aires et milieux sociologiques oĂč elles prĂ©dominent. A savoir le berbĂšre avec ses variantes dialectales (Chleuh, Rifain, Mozabite, kabyle, Nefussi), essentiellement pratiquĂ© dans des rĂ©gions parfois dâaccĂšs difficile : montagnes de Kabylie, les AurĂšs, Atlas et Rif marocains, Oasis, Mzab, dĂ©sert du Fezzan. La langue arabe prĂ©sente un niveau Ă©crit et savant avec ses dialectes non Ă©crits. Dominant par lâĂ©crit, lâarabe mĂ©dian est essentiellement reprĂ©sentĂ© par des âclasses citadinesâ, enracinĂ©es dans de vieilles
Collectif, Les Cultures du Maghreb, sous la dir. Maria-Angels Roque, Paris, LâHarmattan, 1996, pp. 83-108. Et secondairement, nous rĂ©fĂ©rons Ă ses autres Ă©crits, en rapport direct avec notre thĂšme. 2 En effet, le combat menĂ© par M. Arkoun - depuis quelques dĂ©cennies- semble porter ses fruits Ă la faveur des transformations nationales et mondiales. Lâauteur sâen fĂ©licite : « Il a fallu attendre lâavĂšnement de Mohammed VI au Maroc pour quâĂ une langue rĂ©duite Ă lâexistence prĂ©caire de simples dialectes soit reconnue une existence officielle comme composante du patrimoine national. LâAlgĂ©rie sâest dĂ©cidĂ©e Ă aller dans le mĂȘme sens aprĂšs des refus radicaux », voir son article (1995), rĂ©Ă©crit rĂ©cemment, « Aux origines des cultures maghrĂ©bines », in, Maghreb : Peuples et Civilisations, sous la dir. Camille, E. et Lacoste, Y., 2 Ă©d. 2004, p. 85.
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traditions arabe et islamique, ou nouvellement promues Ă des fonctions politiques et Ă©conomiques. Enfin le français que lâauteur qualifie de langue des âsuper-Ă©litesâ chargĂ©e de gĂ©rer les secteurs Ă©conomiques modernes, conserve par ailleurs, une place importante dans les milieux scolaire, universitaire et mĂ©diatique. ParallĂšlement, les usagers du français se trouvent engagĂ©s dans un rapport compĂ©titif avec les arabophones. Encore, dâun point de vue ethno-anthropologique lâauteur souligne le caractĂšre trĂšs mĂ©diterranĂ©en marquant le Nord du Maghreb, surtout la bande du Tell3. En ce sens, il invite Ă explorer la dimension mĂ©diterranĂ©enne de la personnalitĂ© maghrĂ©bine, en lâoccurrence la richesse de la littĂ©rature et de lâarchitecture latines, la splendeur de lâEglise dâAfrique pour ainsi restaurer la solidaritĂ© des MaghrĂ©bins avec le monde mĂ©diterranĂ©en. Relativement au Sud, il met en exergue lâappartenance du Maghreb Ă la âcivilisation du dĂ©sertâ, qui constitue une rĂ©alitĂ© vivante et enrichissante.
Au terme de cette Ă©numĂ©ration des composantes fondamentales des âprofondeursâ du Maghreb, aussi sommaire soit-elle, nĂ©cessitĂ©e par lâexposĂ©, Arkoun nous engage Ă prendre conscience de lâimmense travail de recherche scientifique et de rĂ©flexion Ă entreprendre, en vue de protĂ©ger, conserver, rĂ©habiliter, revaloriser les diverses expressions et diffĂ©rentes cultures au Maghreb contemporain.
Grandes ruptures : ârefoulementsâ et âoublisâ Avant dâexposer les grands axes du projet culturel âscientifiqueâ,
que propose M. Arkoun, en vue de prendre en charge intellectuellement lâhistoire et les cultures au Maghreb contemporain, et partant de discuter opportunĂ©ment ses positions, nous ne pouvons faire lâimpasse sur ses observations critiques, de portĂ©e socio-anthropologique, qui sont autant de prĂ©alables Ă une rĂ©Ă©criture moderne de lâhistoire du Maghreb, menĂ©s Ă lâaide de concepts opĂ©ratoires, tels que âimpensĂ©sâ, âoublisâ, etc.
ProcĂ©dant Ă une âpsychologie de lâhistoireâ, M. Arkoun Ă©voque les ârupturesâ dans le long parcours du Maghreb, ayant par consĂ©quent induit des ârefoulementsâ et âoublisâ, se traduisant ainsi par les âhĂ©ritages atrophiĂ©sâ, Ă la faveur de mĂ©moires âsĂ©lectivesâ et partant âorientĂ©esâ. Ainsi, il considĂšre que lâHistoire du Maghreb est fragmentĂ©e et lacunaire, car trop marquĂ©e par les dispersions et les 3 Arkoun, M., âAux origines des cultures maghrĂ©binesâ, in LâEtat du Maghreb, pp. 131-132. ; cf. aussi : âActualitĂ© dâune culture mĂ©diterranĂ©enneâ, in Penser lâIslam aujourdâhui, pp. 185-205.
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ruptures culturelles, aussi bien dans ses sources que dans ses phases historiques : romaine, arabe, turque, française, nationale. De telles discontinuitĂ©s gĂ©opolitiques se traduisent par des ârefoulementsâ collectifs dans chaque pĂ©riode historique4.
LâHĂ©ritage savant : Histoire-langues-cultures Dans les articles-programmatifs mentionnĂ©s, M. Arkoun invite donc,
Ă une rĂ©Ă©criture de lâhistoire du Maghreb contemporain, et surtout Ă la repenser. Parmi les obstacles âĂ©pistĂ©mologiquesâ qui ne cessent de retarder lâavĂšnement dâune Ăšre de ârĂ©Ă©valuation critiqueâ des composantes historico-culturelles, sociologiques et anthropologiques des sociĂ©tĂ©s maghrĂ©bines, lâauteur met en cause les âdĂ©rivesâ vers un âIslam militantâ et un âarabisme abstrait et intolĂ©rantâ, accentuĂ©s aprĂšs les indĂ©pendances.
Par ailleurs, il marque sa distance avec ce quâil appelle les âdeux dogmatismesâ opposĂ©s, successifs, Ă savoir la âscience colonialeâ et la âscience nationalisteâ, et engage les protagonistes Ă une âexigence scientifiqueâ, soucieuse de rĂ©tablir les âdroits de la connaissanceâ.
Il place les âsciences humaines et socialesâ au coeur de sa dĂ©marche afin de repenser lââespace maghrĂ©binâ, Ă lâaide des modifications des programmes dâenseignements scolaires et universitaires ; ainsi que les discours ambiants. A titre dâillustration de sa relecture historique critique de lââespace maghrĂ©binâ, il trouve injustifiĂ© et arbitraire dâĂ©vacuer la prĂ©sence âlatino-romaineâ, passage pourtant si riche dans ses expressions et oeuvres civilisationnelles ayant marquĂ© lâespace maghrĂ©bin5. En ce sens, malgrĂ© la ârĂ©sistance africaineâ Ă la romanisation, et bien que la âscience colonialeâ ait fait un usage politique de cette Ă©poque, il rĂ©cuse la âscience nationalisteâ qui rend impensable le âMaghreb romainâ, effaçant ainsi une mĂ©moire porteuse de la dimension mĂ©diterranĂ©enne, qui Ă lâextrĂȘme participerait de lââidentitĂ© maximaleâ du Maghreb; outre les dimensions arabe et islamique. Par lĂ , il dĂ©nonce la rupture des pays maghrĂ©bins, du moins
4 Voir Langues, société et religion dans le Maghreb indépendant, in Les Cultures maghrébins, op. cit., pp. 86-89. 5 A titre indicatif, voir, Février Paul-Albert, Approches du Maghreb romain, Edisud, Aix-en-Provence, t. I, 1989 ; t. II., 1990.
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lâAlgĂ©rie avec ses âressources anthropologiques, gĂ©o-historiques, et gĂ©opolitiquesâ6.
Par contraste, il serait intĂ©ressant de confronter la vision arkounienne avec dâautres analyses historiques, Ă©manant de quelques intellectuels maghrĂ©bins de sensibilitĂ©s diffĂ©rentes, sans parler de lâhistoriographie officielle, qui Ă©valuent plutĂŽt « nĂ©gativement » la prĂ©sence romaine au Maghreb. Dâabord, nous trouvons particuliĂšrement Ă©loquente la vision quoique Ă©crite sous domination coloniale dâun Aly El-Hammamy : âRome puis Byzance gouvernĂšrent lâAfrique du Nord au pas de parade. SĂ©nateurs rĂ©gnant sur leurs chaises curules ; CĂ©sars aux fronts laurĂ©s : Imperators drapĂ©s de leur pourpre divine [...] Scipion, Marius, Scylla, CĂ©sar, Auguste, y brillĂšrent dâun fulgurant et rapide Ă©clat. Rome eut en Afrique tout ce quâelle voulut : villes, capitoles, arcs de triomphe, thĂ©Ăątres, arĂšnes, thermes, aqueducs, casernes, monuments, statuts [âŠ]. Mais, elle nâeut pas autre chose. Sa politique nâĂ©tait pas de celles qui eussent pu gagner le coeur du BerbĂšreâ.
LĂ oĂč M. Arkoun exalte la splendeur dâune littĂ©rature latine, sans aucun doute riche en elle-mĂȘme, et appelle Ă mettre en lumiĂšre le rayonnement de lâEglise dâAfrique, A. El Hammamy a relevĂ© que dans lâensemble la premiĂšre laissa le BerbĂšre âfroid et indiffĂ©rentâ, pour nâavoir touchĂ© que quelques fractions isolĂ©es de la population berbĂšre; et la seconde entacha sa mission, rendant Ă©quivoque la âvĂ©ritĂ©â, et surtout rĂ©tablit lââesclavageâ dont lâabolition avait Ă©tĂ© lâune des finalitĂ©s sociales du Christianisme. Et El Hammamy dâĂ©voquer la fameuse rĂ©bellion de Donat le berbĂšre, Ă©vĂȘque schismatique de Carthage (IV s. J.-C.) ; contrairement Ă Saint-Augustin : âil ne trahissait pas ses obligations moralesâ7.
Quant Ă A. Laroui, lâĂ©rudition de son Histoire du Maghreb, Essai de synthĂšse (1970), a Ă©tabli tout simplement que par deux fois, lâascension du Maghreb a Ă©tĂ© entravĂ©e, dâabord, Ă cause de lâoccupation romaine, et ensuite avec lâintervention française. Enfin, et pour rompre avec lâhistoire-rĂ©cit, Ă relent idĂ©ologique, tant dĂ©criĂ©e par M. Arkoun, nous rapportons un autre point de vue sur le rapport des MaghrĂ©bins avec leur passĂ©, en termes dââimaginaire religieux et socialâ. En effet, Mohamed Talbi relĂšve le fait que la Tunisie de son cĂŽtĂ© avait connu une histoire trĂšs contrastĂ©e pendant plus de quatorze siĂšcles [berbĂšre, 6 Voir supra âAux origines des cultures maghrĂ©binesâ, in LâEtat du Maghreb, pp. 133. ; entretien avec M. Arkoun, in Le Monde Arabe dans la Recherche Scientifiqueâ, n ° 5, 1995, p. 11. 7 El Hammamy, Ali, Idriss (Roman historique Nord-Africain), rĂ©Ă©d, Alger, Entreprise Nationale du Livre, 1988, pp. 27-30.
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punique, romaine, judĂ©o-chrĂ©tienne], mais Ă lâissue de sa rencontre [ainsi que le Maghreb] avec la civilisation arabo-islamique, les civilisations antĂ©rieures sont devenues âinopĂ©rantes dans notre identitĂ© et nos appartenancesâ, parce quââelles ont dĂ©sertĂ© notre mĂ©moire individuelle et collective et nâagissent pas sur notre comportementâ, pour ĂȘtre ainsi vouĂ©es Ă une âhistoire morte pour la plupart de nos concitoyensâ. Depuis, seule la dimension arabo-islamique âremplit la mĂ©moire et enflamme lâimaginationâ, a fortiori quand elle ânâest pas contrĂŽlĂ©e par la scienceâ, si bien que lââimaginaire islamique ou arabe, ou arabo-islamiqueâ nâa pas cessĂ© dâĂȘtre le moteur de la Tunisie8.
Pour notre part, nous observons que malgrĂ© les tentatives de âmanipulation de lâhistoireâ, auxquelles tous les Etats et Nations ne sont pas Ă lâabri, nous comprenons lâattitude âgĂ©nĂ©reuseâ de M. Arkoun de vouloir intĂ©grer tous les âhĂ©ritagesâ ayant affectĂ© lââespace maghrĂ©binâ. A dĂ©faut dâexalter lâĆuvre romaine dans la littĂ©rature maghrĂ©bine contemporaine, par ailleurs justiciable de âlâHistoire, ce tribunal des Nationsâ, nous demeurons rĂ©ceptif Ă sa dĂ©marche de rĂ©activer la solidaritĂ© des MaghrĂ©bins avec le monde mĂ©diterranĂ©en. Aussi, sommes-nous sensible Ă sa dĂ©marche âscientifiqueâ qui se veut loin des Ă©vocations nostalgiques, et de la vision conventionnelle, dans le but de potentialiser rĂ©ciproquement le âpensĂ©â et lââimpensĂ©â, parce que servant une mĂȘme finalitĂ©, Ă savoir apporter un maximum dâĂ©clairage sur des rĂ©alitĂ©s, en lâoccurrence Ă lâhistoire des Nations maghrĂ©bines, au-delĂ des tabous et des dogmes.
LâHĂ©ritage âoralâ : Dialectes-cultures-Islam âpopulairesâ Poursuivons lâexposĂ© des observations critiques de M. Arkoun en
matiĂšre de politique linguistico-culturelle appliquĂ©e au Maghreb. Dans lâarticle-programmatif, consacrĂ©e aux Cultures du Maghreb, lâauteur affiche une intention de âdĂ©dramatiser la question linguistiqueâ. Il y invite Ă poser les vrais problĂšmes qui conditionnent lâentrĂ©e du Maghreb dans une modernitĂ© curieuse de considĂ©rer Ă©galement toutes les expressions culturelles. Sâil souligne que lââarabeâ comme langue officielle est un fait indiscutable, en revanche, il engage les pays maghrĂ©bins Ă revoir les mĂ©thodes, les domaines et Ă soumettre davantage lâarabisation Ă la recherche et aux dĂ©cisions communes, par delĂ les contingences politiques changeantes. Il sâappesantit surtout sur le phĂ©nomĂšne de la diglossie qui Ă©largit le fossĂ© entre les âlexiques 8 Talbi, M., Plaidoyer pour un Islam moderne, Tunis/Paris, Ă©d. DesclĂ©e de Brouwer, 1998, p. 38.
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scientifiquesâ sans cesse retravaillĂ©s par les chercheurs occidentaux et la langue âarabeâ, quâil juge âhandicapĂ©eâ par les usages de lââimaginaire populisteâ.
Aussi, convient-il de prĂ©ciser que cette diglossie se complique davantage, au Maghreb, en raison de la pratique de deux sortes de dialectes trĂšs vivants : les dialectes berbĂšres et les dialectes arabes. Parce que rarement Ă©crits, ces derniers reprĂ©sentent un niveau âoralâ, de forme linguistique âdĂ©gradĂ©eâ, souligne M. Arkoun, et corollairement produisant des cultures populaires âmĂ©prisĂ©esâ, comparativement Ă la langue arabe savante, noble et sacrĂ©e, intronisĂ©e par le triomphe de lâEtat islamique classique. Justement, câest contre ce âmĂ©prisâ des âcultures populaires exacerbĂ© par les âEtats-Nations-Partisâ, qui incriminent le colonisateur dâavoir âaviliâ lâarabe/savant, que M. Arkoun sâindigne9.
Dans cette confrontation, opposant les sociĂ©tĂ©s dâĂ©critures, [dont lâarchĂ©type est le Saint Coran], soutenues par lâEtat centralisateur, et les sociĂ©tĂ©s primitives/sauvages fonctionnant sur lââoratureâ, lâauteur y dĂ©cĂšle un âclivage de portĂ©e anthropologiqueâ. Ce clivage dââessence idĂ©ologiqueâ opposant JĂąhiliyya/ âilm [gentilitĂ©/science islamique] se verra prolonger sous forme de âpensĂ©e savante/pensĂ©e domestiquĂ©e [Pouvoir central/pĂ©riphĂ©ries dissidentes]. Lâopposition de ces forces est illustrĂ©e chez lui par un schĂ©ma âthĂ©oriqueâ, en lâoccurrence, un plan supĂ©rieur dominant : oĂč se solidarisent lâEtat, lâEcriture des historiographes, thĂ©ologiens, juristes, religion officielle administrĂ©e par les âgestionnaires du sacrĂ©â, etc. En bas, un plan infĂ©rieur dominĂ©, qui reprĂ©sente les sociĂ©tĂ©s segmentaires/orales, qui vĂ©hiculent des cultures populaires/hĂ©rĂ©tiques menacĂ©es de disparition par le secteur socio-politique officiel. Arkoun souligne que les oppositions entre Centre/marges sont rĂ©activĂ©es, voire exacerbĂ©es par le âphĂ©nomĂšne nationalisteâ et la âquĂȘte de lĂ©gitimitĂ©â, dâautant plus mis (es) Ă lâĂ©preuve par les dĂ©fis nouveaux (modernitĂ©, dĂ©mocratie, Ă©conomie, dĂ©mographie, technologie, etc..). Dans cette perspective, lâauteur nous engage Ă une ârĂ©Ă©criture moderne de lâhistoire de lâIslamâ en gĂ©nĂ©ral, et du Maghreb en particulier10.
9 En ce sens, les combats engagĂ©s, aux prises avec les « tabous », semblent aboutir Ă la faveur des changements politico-sociaux dans le Maghreb dâaujourdâhui. Cf. « En dĂąrija dans le texte », un article signĂ© par Yasrine Mouatarif, rendant compte du lancement dâune revue al-âamal (en dialecte marocain), (Janvier 2006), ainsi que quelques considĂ©rations sur les rĂ©alitĂ©s linguistiques au Maroc, in LâIntelligent/Jeune Afrique, n° 2353, du 12 au 18 FĂ©vrier 2006. 10 âPenser lâhistoire du Maghrebâ, in LâEtat du Maghreb, op. cit., p. 49.
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SchĂ©matisĂ©e en termes de dominants et dominĂ©s, la thĂ©orie de âportĂ©e anthropologiqueâ, affĂ©rente aux relations dialectiques entre Pouvoir central/sociĂ©tĂ©s soumises de M. Arkoun nous semble par trop tranchĂ©e. Pour nuancer cette vision âhĂ©gĂ©moniqueâ, imposĂ©e par un âPouvoir centralâ, soumettant âabsolumentâ les sociĂ©tĂ©s segmentaires/sauvages, au fil de lâhistoire, il nous paraĂźt important de rappeler quelques faits dâordre âlogiqueâ et historique.
Tout dâabord, dĂ©fendre lââintĂ©gritĂ©â des cultures orales, âsauvagesâ, antĂ©-islamiques, pour traiter dââĂ©gal Ă Ă©galâ avec la sociĂ©tĂ© dââĂ©critureâ porteuse du Livre Saint (diffusant le âIlm islamique), signifierait une impermĂ©abilitĂ© face au message/idĂ©ologie islamique et par consĂ©quent le maintien des cultures orales/âsociĂ©tĂ©s sauvagesâ intactes. Sinon, la âredditionâ de ces derniĂšres, face aux conquĂȘtes du Pouvoir/Etat central islamique porteur de message coranique, vĂ©hiculant les âlumiĂšresâ, supposerait quelques transformations, se traduisant par des concessions âconsentiesâ par les sociĂ©tĂ©s accueillantes.
Or, envahies puis gagnĂ©es Ă lâidĂ©al coranique/islamique et Ă mesure que âles nouvelles lumiĂšresâ Ă©clairaient les destins -autrement et a fortiori de façon crĂ©dible11, les sociĂ©tĂ©s dâaccueil initialement rĂ©sistantes avaient toute latitude de voir le Pouvoir/force se muer en âautoritĂ©â, pour reprĂ©senter dorĂ©navant une force de rĂ©fĂ©rence. Dâailleurs la distinction entre âPouvoirâ et âAutoritĂ©â est rĂ©appropriĂ©e par M. Arkoun, qui dans maints endroits lâĂ©voque pour faire valoir le concept de âdette de sensâ utilisĂ© par Marcel Gauchet12. Aussi est-il attestĂ© que les sociĂ©tĂ©s dites sauvages/primitives, islamisĂ©es ont opposĂ© des ârĂ©sistancesâ consĂ©quentes, Ă travers leurs pratiques antĂ©-islamiques (coutumes, valeurs ancestrales, croyances antiques, etc.), et ont rĂ©ussi Ă infiltrer le droit musulman, dâoĂč la thĂšse qui soutient une formation âlaĂŻqueâ du droit musulman, du moins partielle. Une telle thĂšse est franchement dĂ©fendue par M. Arkoun, quâil Ă©rige en argument majeur pour prouver la place de la âlaĂŻcitĂ©â dans les sociĂ©tĂ©s islamiques, dĂšs la formation de lâEtat islamique classique13.
11 Entendre la rĂ©ception des « vĂ©ritĂ©s » religieuses et philosophiques qui sont autant de rĂ©ponses crĂ©dibles et des perspectives nouvelles face aux interrogations majeures : mort, place de lâhomme dans lâunivers, explication du monde, lâordre social, destin de la personne, etc. 12 âLaĂŻcitĂ© et Religion : Islam, Christianisme, Occidentâ, in Dossiers du Centre Thomas More, Lyon, n ° 53, 1989, p. 35. 13 Voir âLâIslam et la laĂŻcitĂ©â, in Bulletin du Centre Thomas More, Lyon, n° 24, 1978, pp. 22-25. ; LâIslam, morale et politique, Paris, Ă©d. DesclĂ©e de Brouwer, 1986, p. 114, et suiv.
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Par ailleurs, lâIslam dit populaire, qui se vit par opposition Ă lâIslam qui sâĂ©crit (savant), remporte visiblement la faveur de lâauteur. Il lui attribue la chaleur, la force Ă©motionnelle, lâattachement au « merveilleux » caractĂ©ristiques des peuples sans Ă©criture. Ainsi, il sâĂ©vertue Ă valider lâexpression populaire, doublement victime de lâaction anti-maraboutique des rĂ©formistes musulmans, intellectualistes et littĂ©ralistes, battant son plein dans les dĂ©cennies vingt/trente/quarante du XX s. ; et des actions « rĂ©volutionnaires » des Etats islamiques, post-indĂ©pendantistes. Il reproche aux âUlĂ©mas de ne pas voir Ă travers le culte des saints lâIdentitĂ© islamique fonciĂšre des groupes ethno-culturels les plus divers. Le sort fait Ă lâIslam populaire a Ă©tĂ© plus sĂ©vĂšre quand Ă lâaction thĂ©ologique a succĂ©dĂ© lâaction nationaliste, pour niveler ses bases sociales et culturelles. Si bien que le noyau religieux, poursuit-il, a subi une double dĂ©perdition : une affirmation thĂ©ologique virant en une religion-idĂ©ologie; et une expression populaire, cĂ©dant le pas aux langages stĂ©rĂ©otypĂ©s. LâĂšre des saints aux Ăąmes vibrantes, des inventeurs de symboles, etc., sâest Ă©clipsĂ©e. Arkoun exige une exploitation âscientifiqueâ de ce phĂ©nomĂšne (cf. LâIslam, hier, aujourdâhui, 1978).
Revisitant le mĂȘme domaine, deux dĂ©cennies aprĂšs, lâauteur sâintĂ©resse Ă ce phĂ©nomĂšne dans le cadre du âfait religieuxâ. Il manifeste le souci de le rĂ©tablir dans ses dimensions anthropologiques, selon une dĂ©marche de âsociologie des croyancesâ, qui dĂ©passe Ă la fois lâa priori thĂ©ologique, (dĂ©finition religieuse orthodoxe) et la dichotomie ethnographique (opposant lâislam populaire Ă lâislam savant).
Que lâauteur attribue Ă lâIslam dit âpopulaireâ les âvraiesâ bases sociales et culturelles, en lâoccurrence des peuples maghrĂ©bins, et lâaccrĂ©dite de spiritualitĂ© âinaliĂ©nableâ comparativement Ă un Islam âofficielâ mobilisĂ© idĂ©ologiquement, cela nous semble dĂ©fendable, mais dans certaines limites. Encore faut-il identifier les âauthentiquesâ institutions confrĂ©riques et leurs saints, reprĂ©sentatifs de cet Islam populaire. Or, il est notamment Ă©tabli que la dĂ©gradation de bon nombre de ces institutions religieuses populaires, soit au point de vue de lâorganisation ou de la âspiritualitĂ©â, Ă©tait antĂ©rieure Ă lâavĂšnement des Etats-Nations. A cet Ă©gard, le tĂ©moignage dâun Augustin Berque, faisant ressortir les abus, compromissions, perversions et naĂŻvetĂ©s est trĂšs Ă©loquent14. NĂ©anmoins, sâagissant dâĂ©tablir les responsabilitĂ©s quant Ă la dĂ©perdition de cette expression spirituelle populaire, dââexpĂ©rience du
14 âLes capteurs du divinâ, in Ecrits sur lâAlgĂ©rie, âArchives maghrĂ©binesâ, Aix-en-Provence, CRESM, Ă©d. Edisud, 1986, p. 85 et suiv.
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divinâ, nous attirons lâattention sur le phĂ©nomĂšne irruptif, tentaculaire et quasiment imparable de la âmodernitĂ©â qui nâa cessĂ© de bouleverser tous les secteurs des sociĂ©tĂ©s maghrĂ©bines, Ă lâinstar dâautres, lequel phĂ©nomĂšne est excellemment analysĂ© par M. Arkoun. Autres Ă©tapes, autres approches, lâIslam dâexpression populaire survit aux Ă©poques colonisation/dĂ©colonisation et bĂ©nĂ©ficie de regards nouveaux, le prenant en charge dans un climat de sĂ©rĂ©nitĂ©, Ă la faveur dâenquĂȘtes âscientifiquesâ. En ce sens, lâappel de M. Arkoun encourageant la production dâune littĂ©rature sociologique, psychologique, historique et anthropologique est plutĂŽt entendu, quoique par une minoritĂ©15.
En guise de conclusion Sans doute, lâorigine du projet intellectuel exhaustif de prise en
charge critique de lâensemble des hĂ©ritages maghrĂ©bins, est dictĂ©e par une rĂ©action indignĂ©e de M. Arkoun contre les usages âidĂ©ologiquesâ envahissants des Etats-Nations maghrĂ©bins post-indĂ©pendants. Dans les limites de cet exposĂ©, nous avons essayĂ© dâen retracer quelques grands axes, et surtout de reflĂ©ter les enjeux quâils soulĂšvent. Il sâagit de dĂ©finitions ârĂ©ductricesâ, dâessence idĂ©ologique, qui portent essentiellement sur la culture-identitĂ©-personnalitĂ© maghrĂ©bines, et se limitent aux dimensions arabe et islamique. Il en est rĂ©sultĂ© une mĂ©moire âofficielleâ, sĂ©lective, occultant dâautres mĂ©moires (berbĂšre antique, africain, romain, mĂ©diterranĂ©en, tribal), Ă cause des ârupturesâ âimpensĂ©esâ. A titre de comparaison, lâEspagne contemporaine assume-t-elle activement la dimension islamique dans la dĂ©finition de son identitĂ© ? Sans ĂȘtre propres Ă sa psychologie, les mutations que connaĂźt le Maghreb contemporain demeurent sujettes Ă des dimensions plus dominantes que dâautres, et partant des mĂ©moires plus actives que dâautres, dâoĂč la prĂ©sence imposante de certains hĂ©ritages, en lâoccurrence berbĂšre, arabe et islamique. Plus complexes, nous observons que les identitĂ©s stratifiĂ©es en tribale, locale, rĂ©gionale, nationale, communautaire, exclusivement islamique ou arabe, ou les deux Ă la fois, se combinent et sâactivent selon lâintĂ©rĂȘt des groupes, des niveaux culturels, des solidaritĂ©s avec lâextĂ©rieur, et des conjonctures. De ce point de vue, les dĂ©finitions dĂ©crĂ©tĂ©es par les Etats se verraient contournĂ©es dâune façon ou dâune autre. De mĂȘme, en matiĂšre de gĂ©nĂ©alogie historico-culturelle relative au Maghreb, la programmation scientifique que nous propose M. Arkoun, serait-elle
15 Cf. BabĂšs, LeĂŻla, LâIslam intĂ©rieur, passion et dĂ©senchantement, 2000.
Mohammed Arkoun et le Maghreb pluriel : pour une approche scientifique
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assez dĂ©terminante pour changer nos imaginaires sociaux et religieux ? Ces simples observations formulĂ©es, nous conviendrons quâil ne fait aucun doute que le pluralisme culturel que dĂ©fend le projet arkounien a le mĂ©rite de provoquer Ă nouveau des dĂ©bats sur diverses questions culturelles quâon croyait rĂ©glĂ©es. En fait, son oeuvre en dĂ©ploiement continu, fonctionne comme un contre-systĂšme.