mikel dufrenne - les valeurs, toujours

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  • 8/22/2019 Mikel Dufrenne - Les valeurs, toujours

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    ruditest un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec

    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. ruditoffre des services d'dition numrique de documents

    scientifiques depuis 1998.

    Pour communiquer avec les responsables d'rudit : [email protected]

    Article

    Mikel DufrenneETC, n 7, 1989, p. 16-18.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    http://id.erudit.org/iderudit/36353ac

    Note : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.

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    Les valeurs, toujours

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    DOSSIER fHEMAflQUE

    Les valeurs, toujours

    L

    es valeurs s'effritent-elles ? Ce qui suggrecette question, c'est l'effritement du discours qui porte sur elles. Oui, ceux qui fontprofession de rflchir parlent peu desvaleurs; dans le langage du lobby philosophique j'entends les beaux esprits,

    ceux qui lancent la mode intellectuelle, parfois avec lacomplicit des mdias , si surgissent parfois desmots nouveaux ou des tours syntactiques imprvisibles,d'autres mots sont gomms, les mots qui dsignaienttraditionnellement des valeurs sres : sagesse, bont,humanit, justice, beaut. Le philosophe postmodernese dfie du kitsch philosophique, et il invite sescontemporains perdre une bonne fois la navet. Defait, beaucoup l'ont perdue : dans les pays dits dve

    lopps rgne aujourd'hui le pragmatisme; gauchecomme droite, la classe politique fait un usage modrdes idaux quirisqueraientd'encourager l'esprit d'aven-

    ture, sinon la subversion. Et le citoyen a appris sedfier des pouvoirs qui useraient de leur autorit jusqu' exercer la terreur pour promouvoir le rgne des valeurs.

    fMais regardons ailleurs et prtons attention la

    grande rumeur de la parole quotidienne. L, on ne! thorise pas, on ne parle pas des valeurs, mais on parle

    valeur. Toujours, et sans cesse. Laissons ici de ct lesvaleurs marchandes, c'est--dire les prix; ils ne nousapprennent rien de ce qu'est la valeur d'un objet vcupar un sujet. Si je dis propos d'une vente rcente quela cote de Picasso remonte, je dsigne le sort que lemarch de l'art fait une certaine marchandise selon laloi de l'offre et de la demande; je ne dis rien de la valeurintrinsque d'une uvre telle que le got peut l'apprcier; et je ne dis rien non plus d'un sujet qui pourraitavoir une relation personnelle avec cette uvre : acheterou vendre est le fait d'un spculateur soucieux d'in-vestissements ou de prestige, non d'un homme qui peutdsirer ou jouir. Par contre, qui aime une uvre diravolontiers que pour lui, elle est sans prix. Et sans doute

    le dira-t-il aussi d'autres valeurs qu'il rencontre ailleurs :lasaveurd'un fruit, la puretd'une lumire, la grandeurd'un paysage, la noblesse d'un geste, l'innocence d'unvisage... tant de qualits qu'il ne cherche pas davantage exprimer en termes montaires.

    Comment ces valeurs sont-elles parles ?coutez ce qui se dit dans le commun langage transmisen hritage depuis la nuit des temps. Il bouge ensurface, ce parler, selon les vicissitudes du savoir ou dela production et aussi selon les jeux de l'argot, mais levocabulaire axiologique y tient bon : les mots qu'vitele discours sophistiqu sonnent encore ici. On entenddire : c'est bien, ou c'est mal, c'est bon ou c'est mauvais, c'est juste ou c'est inique, c'est beau ou c'est laid(mme si on dit plus volontiers : c'est chouette ou c'estmoche). Place doit videmment tre faite ce qu'onappelle des valeurs ngatives, et peut-tre les mots qui

    les dsignent trouvent-ils ici l'emploi le plus frquent :le malheur ou la douleur sont plus souvent et plusvivement prouvs que le bonheur ou le plaisir. Encoreque ceux qu'accablent la misre ou l'opression n'ontplus la force de parler. Mais peut-tre ceux qui, prouvantle mal, sont capables de le dire, ne le nomment-ils queparce qu'ils ont aussi quelque ide ou quelque image,si indcises soient-elles, du bien, et des mots pour ledire; le ngatif est l'ombre porte du positif.

    Comment s'tonner du foisonnement perptueldes jugements de valeur ? Ces valeurs dont le nomcircule partout peuvent devenir des catgories aureste, nous le redirons, difficilement conceptualisables sous lesquelles subsumer des intuitions, mais cesont d'abord les qualits singulires d'objets donns

    l'intuition, dans lesquels elles rsident comme leurproprit essentielle. Ces objets sont des biens ou, l'oppos, des maux. Et ils grouillent autour de nous.Dans le rel, o on rencontre des boissons agrables,des filles jolies, des hommes honntes, des oiseauxivres de libert, midi le juste : des biens consommer, admirer, respecter (comme aussi bien des maux fuir ou combattre). Dans l'imaginaire aussi, qui estparfois l'aura du rel peru, mais qui ne procde pastoujours de la seule subjectivit. Car les valeurs nes'prouvent pas seulement dans l'exprience prsented'un bien, elles se rvlent au long d'une histoire : la

    ntre, mais aussi celle de l'humanit ou d'une partd'humanit, de cette communaut dont chaque individuest le dpositaire. Chacun de nous porte en lui unemmoire collective, qui constitue ce qu'Anne Cauquelinappelle la doxa1 : un savoir commun que le savoirconsacr s'efforce de rcuser ou de contrler, et dont ilest en effet ais de dnoncer le bariolage et la confusion,mais qui ne cesse d'habiter la communaut et y nourritla parole quotidienne. Ce que chacun appelle, non sansemphase, son opinion est toujours mle / 'opinion;c'est l que se fonde le tissu social2. Explorez donc celieu o s'enracine l'opinion; vous y trouverez,confuses,ambigus, mais toujours insistantes, les figures du justeou du sage, ou encore la figure hroque de l'hommelibre, rvolutionnaire ou martyr, ou encore l'image del'Eden, paradis perdu, le tropicale, Cted'Azur, ou leslieux enchants des contes, mais aussi l'horreur desEnfers, la laideur des monstres, la cruaut des tyrans.Innombrables sont les biens et les maux qui s'offrent nous.

    On conoit donc que le champ des valeurs sedploie dans le plus grand dsordre. Pas seulement ence que s'y opposent le positif et le ngatif. Mais parceque quivoques et contradictions y fourmillent : lesstrates de la mmoire collective s'accumulent, sechevauchent, se brouillent. L'imagerie religieuse n'estpas plus fane en nous que sur les vitraux des vieillesglises, les idaux de 89 sont toujours crits au fronton

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    Paul Grgroire, NON, NON. NON. (dtail) 1988

    Fibre de verre; dimension relle. Photo : Guy L'Heureux

    des mairies, les mouvements anarchistes de 68 ne sontpas totalement apaiss. De ce magma doxique, chacunse dbrouille; c'est dans ce terrain bouleversant qu'ont

    lieu les errances individuelles : chaque sujet sonopinion, et ses jugements de valeurs sont parfois sansappel. Convenons d'ailleurs que leur subjectivit estsouvent conforte par l'objet qu'habite la valeur; lesensus communis ne se rvle pas seulement dans le

    jugement de got o Kant l'a situ.

    Ainsi les valeurs sont-elles vcues et parles.Mais comment parler d'elles ? Comment les penser ?Pouren faire l'objet d'un discours, la rflexion s'emploie

    nominaliser le prdicat; partant de : ceci est beau ouceci est juste, elle prtend dfinir le beau ou le juste. Or,s'agissant du beau, Kant nous avertit : le beau est sansconcept. Et cette formule peut s'tendre au juste

    3, aussi

    bien qu' toutes les valeurs. Nous ne connaissons desvaleurs qu'un chantillon, donn par les biens ou les

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    maux que nous rencontrons. Mais dfaut de concept,n'y a-t-il pas quelque ide de la valeur ? Une ide sansdoute implicite, qui nous permette de la reconnatre etde la nommer dans l'objet qu'elle habite ? Oui, s'il estvrai que l'tre humain vient au monde comme capabledu monde, nous avons des valeurs un savoir virtuel, un

    pr-sentiment qui nous ouvre au monde du valable,disons du dsirable, si le dsir est cette espce du sentirqui suscite et oriente notre activit l'gard des biens.Autrement dit, les valeurs peuvent tre tenues pour desa priori qui rendent possible l'exprience des biens,telle qu'elle se produit en particulier dans la doxa. Etces a priori peuvent tre d'autant plus srement dcelssi l'on admet qu'ils ne constituent pas seulement lesujet comme ouvert l'objet, mais aussi l'objet danslequel ils rsident comme leurproprit essentielle. Cetobjet illustre alors l'a priori; il n'autorise pas leconceptualiser, mais il en suggre quelque ide. J'aipropos autrefois cette interprtation de l'a priori, etc'est pourquoi j'ai cru pouvoir ensuite tenter uninventaire des valeurs, qu'au surplus l'historicit de cesa priori interdit de tenir jamais pour dfinitif4.M'accordera-t-on qu'il y a l un discours possible surles valeurs ?

    En tout cas, qu'il invoque ou non l'a priori, lediscours qui porte sur l'ide des valeurs sur lesvaleurs comme iden'est pas sans consquence. Caril n'y a pas loin de l'ide l'idal : l'ide n'est passeulement elle-mme un idal en ce qu'elle est vise

    sans tre atteinte et se muer en concept, elle peutdsigner aussi un idal; et il arrive que certains idauxsollicitent leur ralisation. Une rflexion sur les valeursne peut donc rester indiffrente l'thique et lapolitique. Dmlant l'cheveau des valeurs, il ne sepeut qu'elle n'acquiesse certaines d'entre elles. Et nedoit-elle pas alors faire droit celui qui, debout dans lechamp des valeurs, apparat comme valeur dernire :l'homme ? L'homme qui requiert de l'thique au moinsun commandement : tu ne tueras point. La pense contemporaine pourtant, je l'ai dit, semble ignorer laphilosophie des valeurs; elle a t pendant un tempssduite par un certain positivisme, elle se voue parfoisaujourd'hui des jeux de langage brillants et striles. Ilarrive aussi que sa rserve soit inspire par une peurbien lgitime du dogmatisme.

    Mais prcisment, la pense peut encore seproposer une autre tche au sujet des valeurs. Je viensd'voquer l'thique : on l'a assez dit, la vraie morale semoque de la morale, et pareillement, la vraie politiquede la politique politicienne. La philosophie doit se fairephilosophie critique pour faire, autant qu'elle peut, lemnage dans la doxa : dnoncer ceux des discours

    axiologiques qui, hypocrites, cyniques, voire sincres,privilgient certaines valeurs et se recommandent d'ellespour imposer certaines normes morales, artistiques,sociales , car de telles normes font alors le jeu despouvoirs : au lieu d'ouvrir l'homme un avenir, elles

    visent maintenir l'ordre tabli. Certains idaux sonnentfaux dans certaines bouches : la justice dans la bouchedu juge qui dit : je rends la justice, ou, quand le couperettombe : justice est faite; la beaut dans la bouche deFbilien, lorsqu'il prtend dfinir et recommander lebeau idal qui associerait le dessin de Raphal au

    coloris du Titien; la libert, dans la bouche des patronsqui rclament d'chapper tout contrle; la loyaut,dans la bouche des chefs qui exigent l'obissance auxordres. Dans le champ confus et conflictuel des valeurs,il appartient tout homme, lorsqu 'il donne son opinion,de faire un choix au moins provisoire. Il appartientaussi au philosophe d'y projeter quelque lumiredmystificatrice, de rendre aux valeurs, lorsqu'ellessont confisques par des intrts plus ou moinsinavouables, leur libert, et de permettre l'hommed'exercer la sienne.

    Mikel Dufrenne(Mikel Dufrenne est philosophe de l'art. France)

    NOTES

    1. Le thme de la doxa est remarquablement dvelopp dans Essai dephilosophie urbaine et dans Cours trait du fragment.

    2. Franois Furet nomme sociabilit dmocratique cette choseconfuse qui s'appelle Vopinion et qui se produit dans les cafs, dansles salons, dans les loges et dans les socits au dix-huitimesicle (Penser la Rvolution franaise , p. 68). Oui, mais aussibien, sous d'autres formes et dans d'autres lieux, en tout temps.

    3. Etienne Bome dit fort bien : L'ide de justice s'exprime enconceptions plurielles et en concepts multiples, se contrariant lesuns lesautres, sans pouvoir arriver tre adquate l'ide originelle(Image de l'homme et sens de la justice, 65' semaine sociale deFrance. ditions ESF, 1985).

    4. Cf La notion d' priori et {'Inventaire des a priori.