michel bakounine: Œuvres tome vi (p.-v stock, Éditeur, 1895)

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 MICHEL BAKOUNINE ŒUVRES Tome VI  Avec une préface, des ava nt-propos et des notes, par James Guillaume. 1912

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MICHEL BAKOUNINE

UVRESTome VI

Avec une prface, des avant-propos et des notes, par James Guillaume. 1912

On trouvera le fac-simil du tome VI (pour les renvois de pages) sur Wkisource.

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TABLE DES MATIRESPrface Errata et Addenda Protestation de l'Alliance Avant-propos Protestation de l'Alliance, 4-24 juillet 1871 (indit en grande

partie)

Rponse d'un International Mazzini Avant-propos Rponse d'un international Mazzini, 25-28 juillet 1871 (publi le 14 aot en traduction italienne, les 18 et 19 aot en franais) Appendice : L'Internationale et Mazzini, par Saverio Friscia. Rapport sur l'Alliance Avant-propos Lettre de Bakounine la section de l'Alliance de Genve, 6 aot Rapport sur l'Alliance, 28 juillet-27 aot 1871 (indit en grande

1871 partie)

Rponse l'Unit Italiana Avant-propos Rponse l'Unit Italiana, septembre-octobre 1871 (publi les 10, 11 et 12 octobre en traduction italienne ; traduction franaise indite, faite sur la version italienne) Circulaire. mes amis d'Italie Avant-propos Circulaire. mes amis d'Italie, l'occasion du Congrs ouvrier convoqu Rome pour le 1er novembre 1871 par le parti mazzinien, 19-28 octobre 1871 (publi en traduction italienne plusieurs reprises partir de 1885 ; traduction franaise indite, faite sur la version italienne) Appendice. Un feuillet retrouv Avant-propos Un feuillet retrouv de la mise au net de l'tude sur les Juifs allemands envoye Paris le 18 octobre 1896. 3

PRFACE ----------Ce tome VI n'a pas besoin d'une introduction explicative. Un coup d'il jet sur la table des matires suffit au lecteur pour s'orienter. Les crits que comprend le volume tous rdigs dans l't ou l'automne de 1871 sont de deux catgories bien distinctes. Deux d'entre eux, publis pour la premire fois dans leur intgralit, la Protestation de l'Alliance et le Rapport sur l'Alliance (avec la lettre qui y est jointe), appartiennent la polmique contre Marx : ils ont t rdigs au moment o se prparait la Confrence de Londres, destine consolider la dictature personnelle que l'illustre communiste allemand prtendait exercer dans l'Internationale. Les autres sont dirigs contre Mazzini, qui avait attaqu la Commune de Paris et l'Internationale. Ils constituent les premiers faits d'armes de cette campagne clbre de Bakounine dont le rsultat fut de soustraire la jeunesse rvolutionnaire italienne, et plus tard, avec elle, la majeure partie du proltariat d'Italie, la domination morale exerce jusqu'alors par Mazzini sur un si grand nombre de ses compatriotes. Le premier en date parut, en traduction italienne, dans le Gazzettino Rosa, de Milan, et en franais dans la Libert, de Bruxelles. Le second parut en traduction italienne, dans le Gazzettino Rosa ; le troisime, aprs avoir circul manuscrit dans les rangs des militants italiens, ne vit le jour, galement en traduction italienne, qu'en 1886 ; l'un et l'autre sont publis en franais pour la premire fois. J. G.

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Nota. Dans ce volume, comme dans les prcdents, les chiffres infrieurs placs, dans le texte, ct d'une barre verticale, indiquent les feuillets du manuscrit de Bakounine.

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ERRATA ET ADDENDA---------Pour le tome II. Page XX, ligne 3. Au lieu de : Ce fut l qu'il publia en allemand sa brochure, lire : Ce fut l qu'il crivit sa brochure, publie Leipzig... Page XL, note. la premire ligne, au lieu de : neuf cents, lire : douze cents. Ligne 6, au lieu de : Netchaef crivit l'diteur, lire :Netchaaf crivit Lioubavine, reprsentant de l'diteur. Ligne 10, aprs le mot : rclamerait, suivi d'un point, intercaler cette phrase : Cette lettre fut reue par Lioubavine le 3 mars 1870, et envoye par Lioubavine Marx ( la demande de celui-ci) le 8/20 aot 1872. la suite de cette phrase, au lieu de : Quand Bakounine apprit, lire : Quand Bakounine eut appris. Ligne 11, aprs le mot : Netchaef, intercaler ces mots, entre parenthses : (par une lettre insultante que lui crivit aussitt Lioubavine)... Page XXV, ligne 1. Aprs : Netchaef, supprimer le mot : , et le remplacer par ceux-ci : au reprsentant de. Mme page, ligne 3 la fin de la ligne, placer un appel de note : (1), et au bas de la page ajouter une note ainsi conue : (1) la Haye, Marx savait pertinemment, par une lettre que lui avait crite Lioubavine lui-mme le 8/20 aot 1872 (lettre qu'Edouard Bernstein a publie en 1908 dans la revue russe Minouvchi Gody), en lui envoyant la lettre de Netchaef arrive le 3 mars 1870, que Bakounine tait compltement tranger l'affaire au moyen de laquelle lui, Marx, voulait tenter de le dshonorer. Lioubavine le prvenait que la lettre de6

Netchaef ne constituait pas une preuve contre Bakounine ; il l'clairait, par des explications dtailles, sur la vritable signification de ce document, et le mettait en garde contre la fausse interprtation que lui, Marx, paraissait dispos en donner. Et nanmoins Marx, quoique dment averti par son correspondant, prsenta la commission d'enqute de la Haye la lettre de Netchaef comme une preuve que Bakounine avait commis un acte d'escroquerie et de chantage ! Il a donc sciemment tromp cette Commission. Mme page, ligne 6 d'en bas. Changer l'appel de note : (1) en (2). Faire le mme changement en tte de la note place au bas de la page. Page LV, ligne 6. Au lieu de : Zayzef, lire : Zaytsef. Page 106, note. la premire ligne, au lieu de : Continuation, II, lire : Continuation, III. Page 277, dernire ligne du texte. Au lieu de : Le 18 mars, lire : Le 19 mars. Page 282, ligne 24 Au lieu de : du 23 avril, lire : du 28 avril. Pour le tome V. Page VIII (Errata). Supprimer les deux lignes relatives la page 8 ; elles sont le rsultat dun quiproquo. Mme page, ligne 18. Au lieu de : ligne 19, lire : ligne 9. Mme page, ligne 19. Au lieu de : sentir, lire : sortir. Mme page, ligne 23. Au lieu de : Page 116, lire : Page 106. Page 19, ligne 24. Au lieu de : en un sentiment, lire : ou un sentiment. Page 37, note, ligne 3. Au lieu de : 1867, lire : 1868. Page 51, ligne 6. Aprs : problme social, intercaler : sortir. Page 84. ligne 6. Au lieu de : socit, lire : sainte. Page 104, ligne 10. Au lieu de : adhrent, lire :7

adhreront. Page 143, ligne 3 den bas. Aprs : dhritage, supprimer le point dinterrogation, et mettre la place une virgule et un tiret (, ). Page 153, ligne 12 Au lieu de : 14 aot, lire : 7 aot. Page 176, ligne 18. Au lieu de : le juste expos, lire : la juste expression. Page 224, ligne 23. Cette ligne doit se lire ainsi : faire copier ces 37 pages (1), et envoya cette copie, revue et corrige de sa main, Paris... Page 233, note, dernire ligne. Au lieu de : p. 144, lire : p. 244. Page 327, ligne 5. Au lieu de : et volont, lire : et de volont Pour le tome VI. Page 22. dernire ligne de la note 2. Au lieu de ; page 2215, note, lire : page 215, note 2. Page 93, lignes 8-9. Au lieu de : frquentant, lire : frquentent. Page 148, ligne 21. Aprs : cette lettre, intercaler : date du 6 aot... Page 189, ligne 21. la fin de cette ligne ajouter lappel de note : (2). Page 219, ligne 13. Supprimer la virgule aprs : dinstinct et placer une virgule aprs : rvolutionnaires. Page 234, ligne 22. Supprimer la virgule aprs : tailleurs. Page 262, notes ligne 7 den bas. Aprs : 1879, au lieu dune parenthse, mettre une virgule. Page 3o6, ligne 3. Supprimer les mots : contre Mazzini. Page 322, ligne 22. Au lieu de : fonction, lire : fiction. Page 344, ligne 19. Au lieu de : politique, lire :8

politicien. Page 410 note 1, ligne 14. Au lieu de : une, lire : una. Page415, ligne 14. Au lieu de : en vous-mmes, lire : de vous-mmes. Page 427, ligne 21. Au lieu de : Gosoudarsvennost, lire : Gosoudarstvennost.

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Protestation de l'Alliance

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AVANT-PROPOS ---------Les pages qui vont suivre furent crites Locarno, en juillet 1871, l'occasion de la campagne dloyale mene Genve contre Bakounine et ses amis par des intrigants qui avaient russi, alors, s'emparer de la direction des sections de l'Internationale de cette ville. Dans la Notice biographique place en tte du tome II des uvres, on trouve (pages XXXIXLI et VLVIII) des dtails sur la scission dans la Fdration romande, dont le prtexte fut, de la part des intrigants genevois, l'admission dans cette Fdration de la section dite l'Alliance, fonde par Bakounine. On aurait pu penser que les tragiques vnements de 1870-1871, la guerre, le sige de Paris, la Commune, feraient oublier ces discordes et rtabliraient la paix au sein de la classe ouvrire de Genve. Il n'en fut rien. Marx et Engels, qui, de Londres, dirigeaient la campagne mene Genve contre Bakounine par leur agent russe Outine, voulaient absolument se dbarrasser de la Section de l'Alliance. Ds l't de 1870 (13 aot), ils avaient russi, par de louches manuvres, faire prononcer l'expulsion de Bakounine, Perron, Joukovsky et Henry Sutherland de la Section centrale de Genve : ils furent expulss sur la proposition d'Outine, sans avoir t entendus, comme coupables du crime irrmissible d'tre, en mme temps que membres de la Section centrale, membres aussi de la Section de l'Alliance, admise dans la Fdration romande au Congrs de la Chaux-de-Fonds (avril 1870) contre la volont des dlgus de Genve. Au printemps de 1871 ils recommencrent leurs manoeuvres : une missaire style par eux, Mme lise Dmitriefff, s'tant rendue Genve en mars 1871, y annona, en leur nom, qu'il n'tait pas vrai que la Section de l'Alliance et t admise dans l'Internationale par le Conseil gnral en 1869. Or, deux lettres officielles attestaient cette admission : une lettre du 28 juillet 1869, du11

secrtaire gnral du Conseil gnral, Eccarius, annonant la Section de l'Alliance, Genve, que le Conseil gnral avait accept son adhsion comme section l'unanimit ; et une lettre du 25 aot 1869, du secrtaire correspondant pour la Suisse, Hermann Jung, accusant rception des cotisations envoyes Londres par la Section de l'Alliance. Ces lettres furent produites publiquement par le secrtaire de la Section de l'Alliance, Joukovsky. La rplique semblait crasante : mais Outine et ses acolytes payrent d'audace, et affirmrent que ces lettres devaient tre des faux. Devant un pareil aplomb dans le mensonge, il fallut sommer le Conseil gnral de s'expliquer. Un socialiste franais, Paul Robin, qui, rfugi Londres la suite d'un mouvement insurrectionnel tent Brest en octobre 1870, faisait partie du Conseil gnral (sur la prsentation de Marx lui-mme), et qui, en 1869, avait t membre de la Section de l'Alliance Genve, fut pri par moi d'intervenir. Robin rclama une copie des deux lettres incrimines de faux ; cette copie lui fut envoye de Genve dans les derniers jours de juin, et il se chargea d'obtenir du Conseil gnral une dclaration attestant l'authenticit des lettres. Cette manire de mettre directement les menteurs au pied du mur ennuya beaucoup Marx et Engels ; ils tergiversrent tant qu'ils purent, mais Robin tint bon, et, dans la sance du Conseil gnral du 25 juillet 1871, il obtint l'attestation rclame : les copies furent contresignes par le secrtaire et revtues du sceau du Conseil. J'avais mis, la fin de juin, Bakounine au courant de ce qui se passait. Cette nouvelle l'mut. Il tait occup la rdaction de l'crit que nous avons imprim au tome IV des uvres sous le titre dAvertissement pour L'EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE ; il abandonna immdiatement ce travail, qui est rest inachev, et commena, le 4 juillet, un manuscrit o il se proposait de faire l'histoire du conflit genevois. Il tait supposer que le Congrs gnral de l'Internationale, qui n'avait pu avoir lieu en 1870 cause de la guerre, se runirait, conformment aux statuts, en septembre 1871 ; et Bakounine, pensant que la question de la scission de la12

Fdration romande, et celle de la Section de l'Alliance qui avait t le prtexte de cette scission, seraient portes devant ce Congrs, voulait prparer ainsi des matriaux aux dlgus des sections jurassiennes, qui auraient s'y faire les dfenseurs de l'Alliance, les dfenseurs du collectivisme rvolutionnaire, l'encontre des politiciens de la coterie genevoise. Le journal de Bakounine porte ce qui suit au sujet de ce manuscrit, qu'il intitule, le 4 juillet, Protestation, et, le 25 juillet, Appel : Juillet, 4. Commenc Protestation de l'Alliance. 5. Pour l'Alliance. [Mme indication les 6, 7 et 8.] 9. Pour l'Alliance. Paquet (Pour l'Alliance, pages 41 incl.) avec lettre James envoys. 10. Pour l'Alliance. [Mme indication du 11 au 15.] 16. Pour l'Alliance. Envoy James, avec lettre. Protestation 1 (pp. 42-91). 17. Pour l'Alliance. [Mme indication du 18 au 24.] 25. Grand paquet de l'Appel (pp. 92141) avec lettre Guillaume, envoys. Commenc la Rponse Mazzini. Je devais, aprs avoir lu le manuscrit de Bakounine, destin aux internationaux des sections du Jura, en envoyer Genve, au fur et mesure, les parties successives, afin qu'elles fussent revises et au besoin compltes par ceux des membres de la Section de l'Alliance, tels que Joukovsky et Perron, qui taient en tat de le faire. En consquence, j'expdiai Genve, quelques jours aprs l'arrive du deuxime envoi de Locarno, la portion du manuscrit dj lue par moi, c'est--dire les 62 premiers feuillets. Le 25 juillet, comme on vient de le voir, Bakounine1

Dans son journal, Bakounine a crit ici, par un lapsus vident, Prambule au lieu de Protestation . Ce lapsus s'explique par le tait que, dans le courant de juin, il avait travaill un manuscrit dont le titre commenait par ce mot, le Prambule pour la seconde livraison de L'EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE : voir t. IV, p. 242. Les feuillets 42-91, qui me furent expdis le 16 juillet, font suite aux 41 feuillets expdis le 9. 13

s'interrompit pour crire une Rponse Mazzini : celui-ci avait attaqu l'Internationale et la Commune de Paris dans sa revue hebdomadaire, La Roma del Popolo. La rdaction de cette Rponse prit Bakounine quatre jours, du 25 au 28 juillet ; aussitt ce travail termin, il revint l'Alliance. Mais ce ne fut pas pour continuer la rdaction de la Protestation (ou Appel), dont 141 pages taient dj rdiges ; il entreprit, sur le mme sujet, un nouveau travail, qui devait tre un Mmoire justificatif, adress au Comit fdral de Saint-Imier : les premiers feuillets de ce nouveau manuscrit me furent expdis le 5 aot. (On trouvera galement ce Mmoire justificatif, ou Rapport sur l'Alliance, dans le prsent volume, p. 143.) La rdaction du manuscrit Protestation de l'Alliance n'ayant pas t continue, je conservai entre mes mains les feuillets 63-141, et ce fut fort heureux, car ces feuillets ont t ainsi prservs de la destruction, sauf le feuillet 123 (voir plus loin, p. 78) ; tandis que les 62 feuillets dont je m'tais dessaisi ne m'ont jamais t rendus, et doivent tre considrs comme perdus, moins qu'un hasard heureux, mais improbable, ne les fasse retrouver un jour chez quelque habitant de Genve. Ce travail de Bakounine n'a pas t utilis, l'exception d'un fragment comprenant les feuillets 123-139, qui fut imprim la fin de 1871, avec le consentement de l'auteur, dans notre Almanach du Peuple pour 1872, sous ce titre : Organisation de l'Internationale. En outre, quelques passages ont t soit utiliss dans le Mmoire de la Fdration jurassienne (1872- 1873), soit cits au tome Ier de L'Internationale, Documents et Souvenirs (1905). Que contenaient les 62 feuillets perdus ? Ma mmoire ne me fournit rien de bien prcis cet gard : mais l'examen de la suite du manuscrit fait voir que le commencement devait parler au lecteur de l'organisation des sections de l'Internationale Genve, expliquer ce que c'tait que les sections de la Fabrique (horlogerie et bijouterie) et les sections du Btiment, et montrer comment les comits des sections avaient fini par imposer leur autorit aux groupements corporatifs, qui prirent l'habitude de14

se laisser diriger par eux. Pour suppler en quelque mesure ces pages de dbut qui sont perdues, et faciliter l'intelligence du reste, je crois utile de reproduire deux passages du Mmoire de la Fdration jurassienne relatifs l'organisation de l'Internationale Genve ; le contenu de ces passages est identique pour le fond, je puis l'affirmer, aux indications et aux considrations que Bakounine avait dveloppes avec plus d'ampleur dans les feuillets qui nous manquent. Voici cet extrait : Les ouvriers genevois se divisent en deux grandes branches : ceux qui sont occups la fabrication de l'horlogerie, de la bijouterie et des pices musique (monteurs de botes, graveurs et guillocheurs, faiseurs de secrets, faiseurs de ressorts, repasseurs et remonteurs, faiseurs d'chappements, bijoutiers, etc.), et qu'on dsignait sous le nom gnral douvriers de la Fabrique, non point qu'ils travaillent dans une fabrique comme les ouvriers des filatures anglaises, par exemple, mais parce que, dans le langage genevois, l'ensemble de l'industrie horlogre, patrons et ouvriers, s'appelle en un seul mot la Fabrique ; et en second lieu les ouvriers qui n'appartiennent pas la Fabrique et qui sont occups ce qu'on appelle les gros mtiers (menuisiers, charpentiers, serruriers, ferblantiers, tailleurs de pierres, maons, pltriers-peintres, couvreurs, etc.,) : ceux-l sont dsigns par le terme gnrique douvriers du btiment. Les ouvriers de la Fabrique sont presque tous citoyens genevois et domicilis Genve d'une faon stable ; leur salaire est peu prs double de celui des ouvriers du btiment ; ils ont plus d'instruction que ces derniers ; ils exercent des droits politiques, et sont en consquence traits avec beaucoup de mnagements par les chefs de parti bourgeois ; en un mot, ils forment une sorte d'aristocratie ouvrire. Les ouvriers du Btiment, par contre, sont gnralement des trangers, Franais, Savoisiens, Italiens, Allemands, et forment une population flottante qui change continuellement ; leur salaire15

est minime et leur travail beaucoup plus fatigant que celui des horlogers ; ils n'ont gure de loisirs donner leur instruction ; et, en leur qualit d'trangers, ils n'exercent aucun droit politique, en sorte qu'ils sont exempts du patriotisme troit et vaniteux qui caractrise trop souvent l'ouvrier genevois proprement dit ; en un mot, les ouvriers du btiment forment le vritable proltariat de Genve. Les ouvriers des corps de mtiers du btiment avaient t les premiers adhrer l'Internationale (en 1866 et 1867), tandis que ceux de la Fabrique, bien que dj groups dans des socits professionnelles, se tenaient pour la plupart encore dans une prudente expectative ou dans une ddaigneuse indiffrence ; quelques-uns mme se montrrent absolument hostiles. (Mmoire, pages 22-23.) Nous avons indiqu les tendances radicalement opposes des deux grands groupes ouvriers genevois : la Fabrique, forme entirement de patriotes genevois aux tendances bourgeoises et troites ; et le Btiment, compos surtout de proltaires trangers, ne recevant qu'un salaire minime, indiffrents aux petites proccupations de politique locale, et acceptant d'instinct le socialisme rvolutionnaire. Une habitude fcheuse des ouvriers de Genve, et qui ouvrait trop la porte l'esprit d'intrigue et l'esprit de domination, tait celle de concentrer presque entirement l'activit des divers corps de mtier dans les sances de leurs comits. Les assembles de sections taient rares, et les comits formaient autant de gouvernements au petit pied, qui agissaient et parlaient au nom de leurs sections sans les consulter. L'habitude de l'autorit produisant toujours une influence corruptrice sur ceux qui l'exercent, les comits des ouvriers en btiment avaient des tendances presque aussi ractionnaires que ceux de la Fabrique, et faisaient gnralement cause commune avec eux. L'influence des comits tait contrebalance par l'assemble gnrale de toutes les sections de Genve, qui se convoquait dans les circonstances graves. L, les petites16

manuvres des meneurs taient noyes dans le flot populaire, et toujours les assembles gnrales se prononcrent dans le sens rvolutionnaire, et rsistrent la pression que les intrigants des comits cherchaient exercer dans le sens de la raction. Telle tait donc la situation qui se prsentait Genve aux propagateurs des principes collectivistes. D'une part les comits, comits de section, et Comit cantonal ou central (on appelait ainsi le Conseil de la fdration locale genevoise) compos de deux dlgus de chaque section, aux tendances bourgeoises et ractionnaires, aimant les manuvres occultes, et dlibrant dans le mystre comme de vritables gouvernements : de ce ct les collectivistes ne pouvaient rencontrer que de l'hostilit. D'autre part le peuple des sections : ce peuple tait ractionnaire, ou indiffrent, indcis, dans les sections de la Fabrique ; il tait rvolutionnaire dans les sections du btiment ; et comme ces dernires formaient la majorit dans les assembles gnrales, c'tait l seulement que le principe collectiviste pouvait triompher. Il y avait quelques corps de mtier intermdiaires entre la Fabrique et le btiment : typographes, tailleurs, cordonniers, etc. ; l aussi, les comits taient ractionnaires, et le peuple subissait trop souvent leur influence. (Mmoire, pages 6566.) Ces quelques passages me paraissent former une introduction qui se relie assez bien ce qu'on trouvera au dbut de la partie conserve du manuscrit. J. G.

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PROTESTATION DE L'ALLIANCE....................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [ce qu'ils 2 |63 pensent et ce qu'ils veulent est pens et voulu par leurs sections, en sorte qu'ils n'ont pas mme besoin de les consulter pour savoir ce qu'ils doivent dcider et faire en leur nom. Cette illusion, cette fiction est fcheuse sous tous les rapports. Elle est trs fcheuse d'abord sous le rapport de la moralit sociale des chefs eux-mmes, en ce qu'elle les habitue se considrer comme des matres absolus d'une certaine masse d'hommes, comme des chefs permanents dont le pouvoir est lgitim tant par les services qu'ils ont rendus que par le temps mme que ce pouvoir a dur. Les meilleurs hommes sont facilement corruptibles, surtout quand le milieu lui-mme provoque la corruption des individus par l'absence de contrle srieux et d'opposition permanente. Dans l'Internationale il ne peut tre question de la corruption vnale, parce que l'association est encore trop pauvre pour donner des revenus ou mme de justes rtributions aucun de ses chefs. Contrairement ce qui se passe dans le monde bourgeois, les calculs intresss et les malversations y sont donc fort rares et n'y apparaissent qu' titre d'exception. Mais il existe un autre genre de corruption auquel malheureusement l'Association internationale n'est point trangre : c'est celle de la vanit et de2

Les deux mots entre crochets sont ajouts pour complter le sens de la phrase. A cet endroit, Bakounine parlait videmment des comits et de leurs habitudes gouvernementales ; il expliquait comment, tout naturellement, les comits en taient venus substituer leur volont et leurs penses celles de leurs administrs. 18

l'ambition. ---------Il est dans tous les hommes un instinct naturel du commandement qui prend sa source premire dans cette loi fondamentale de la vie, qu'aucun individu ne peut assurer son existence ni faire valoir ses droits qu'au moyen de la lutte. Cette lutte entre les |64 hommes a commenc par l'anthropophagie ; puis, continuant travers les sicles sous diffrentes bannires religieuses, elle a pass successivement s'humanisant trs lentement, peu peu, et semblant mme retomber quelquefois dans sa barbarie primitive par toutes les formes de l'esclavage et du servage. Aujourd'hui elle se produit sous le double aspect de l'exploitation du travail salari par le capital, et de l'oppression politique, juridique, civile, militaire, policire de l'tat et des glises officielles des tats, continuant de susciter toujours dans tous les individus qui naissent dans la socit le dsir, le besoin, parfois la ncessit de commander aux autres et de les exploiter. On voit que l'instinct du commandement, dans son essence primitive, est un instinct carnivore tout bestial, tout sauvage. Sous l'influence du dveloppement intellectuel des hommes, il s'idalise en quelque sorte, et ennoblit ses formes, se prsentant comme l'organe de l'intelligence et comme le serviteur dvou de cette abstraction ou de cette fiction politique qu'on appelle le bien public ; mais au fond il reste tout aussi malfaisant, il le devient mme davantage, mesure qu' l'aide des applications de la science il tend davantage et rend plus puissante son action. S'il est un diable dans toute l'histoire humaine, c'est ce principe du commandement. Lui seul, avec la stupidit et l'ignorance des masses, sur lesquelles d'ailleurs il se fonde toujours et sans lesquelles il ne saurait exister, lui seul a produit tous les malheurs, tous les crimes et toutes les hontes de l'histoire. Et fatalement ce principe maudit se retrouve comme19

instinct naturel en tout homme, sans en excepter les meilleurs. Chacun en porte le germe en soi, et tout germe, on le sait, par une loi fondamentale de la vie, doit ncessairement |65 se dvelopper et grandir, pour peu qu'il trouve dans son milieu des conditions favorables son dveloppement. Ces conditions, dans la socit humaine, sont la stupidit, l'ignorance, l'indiffrence apathique et les habitudes serviles dans les masses ; de sorte qu'on peut dire bon droit que ce sont les masses elles-mmes qui produisent ces exploiteurs, ces oppresseurs, ces despotes, ces bourreaux de l'humanit dont elles sont les victimes. Lorsqu'elles sont endormies et lorsqu'elles supportent patiemment leur abjection et leur esclavage, les meilleurs hommes qui naissent dans leur sein, les plus intelligents, les plus nergiques, ceux mmes qui dans un milieu diffrent pourraient rendre d'immenses services l'humanit, deviennent forcment des despotes. Ils le deviennent souvent en se faisant illusion sur eux-mmes et en croyant travailler pour le bien de ceux qu'ils oppriment. Par contre, dans une socit intelligente, veille, jalouse de sa libert et dispose dfendre ses droits, les individus les plus gostes, les plus malveillants, deviennent ncessairement bons. Telle est la puissance de la socit, mille fois plus grande que celle des individus les plus forts. Ainsi donc il est clair que l'absence d'opposition et de contrle continus devient invitablement une source de dpravation pour tous les individus qui se trouvent investis d'un pouvoir social quelconque ; et que ceux d'entre eux qui ont cur de sauver leur moralit personnelle devraient avoir soin de ne point garder trop longtemps ce pouvoir, d'abord, et ensuite, aussi longtemps qu'ils le gardent, de provoquer, |66 contre eux-mmes, cette opposition et ce contrle salutaire. ---------C'est ce que les membres des comits de Genve, sans doute par ignorance des dangers qu'ils couraient au point de20

vue de leur moralit sociale, ont gnralement nglig de faire. force de se sacrifier et de se dvouer, ils se sont fait du commandement une douce habitude, et, par une sorte d'hallucination naturelle et presque invitable chez tous les gens qui gardent trop longtemps en leurs mains le pouvoir, ils ont fini par s'imaginer qu'ils taient des hommes indispensables. C'est ainsi qu'imperceptiblement s'est forme, au sein mme des sections si franchement populaires des ouvriers en btiment, une sorte d'aristocratie gouvernementale. Nous allons montrer tout l'heure quelles en furent les consquences dsastreuses pour l'organisation de l'Association Internationale Genve. Est-il besoin de dire combien cet tat de choses est fcheux pour les sections elles-mmes ? Il les rduit de plus en plus au nant ou l'tat d'tres purement fictifs et qui n'ont plus d'existence que sur le papier. Avec l'autorit croissante des comits se sont naturellement dveloppes l'indiffrence et l'ignorance des sections dans toutes les questions autres que celles des grves et du paiement des cotisations, paiement qui d'ailleurs s'effectue avec des difficults toujours plus grandes et d'une manire trs peu rgulire. C'est une consquence naturelle de l'apathie intellectuelle et morale des sections, et cette apathie son tour est le rsultat tout aussi ncessaire de la subordination automatique laquelle l'autoritarisme des comits |67 a rduit les sections. Les questions de grves et de cotisations exceptes, sur tous les autres points les sections des ouvriers en btiment ont renonc proprement tout jugement, toute dlibration, toute intervention ; elles s'en rapportent simplement aux dcisions de leurs comits. Nous avons lu notre comit, c'est lui dcider. Voil ce que les ouvriers en btiment rpondent souvent ceux qui s'efforcent de connatre leur opinion sur une question quelconque. Ils en sont arrivs n'en avoir plus aucune, semblables des feuilles blanches sur lesquelles leurs comits peuvent crire tout ce qu'ils veulent. Pourvu que leurs comits ne leur demandent pas trop d'argent21

et ne les pressent pas trop de payer ce qu'ils doivent, ceux-ci peuvent, sans les consulter, dcider et faire impunment en leur nom tout ce qui leur parat bon. C'est trs commode pour les comits, mais ce n'est nullement favorable pour le dveloppement social, intellectuel et moral des sections, ni pour le dveloppement rel de la puissance collective de l'Association Internationale. Car de cette manire il n'y reste plus la fin de rel que les comits, qui, par une sorte de fiction propre tous les gouvernements, donnent leur propre volont et leur propre pense |68 pour celles de leurs sections respectives, tandis qu'en ralit ces dernires n'ont plus, dans la plupart des questions dbattues, ni volont ni pense. Mais les comits, ne reprsentant plus qu'euxmmes, et n'ayant derrire eux que des masses ignorantes et indiffrentes, ne sont plus capables de former qu'une puissance fictive, non une puissance vritable. Cette puissance fictive, consquence dtestable et invitable de l'autoritarisme une fois introduit dans l'organisation des sections de l'Internationale, est excessivement favorable au dveloppement de toute sorte d'intrigues, de vanits, d'ambitions et d'intrts personnels ; elle est mme excellente pour inspirer un contentement puril de soi-mme et une scurit aussi ridicule que fatale au proltariat ; excellente aussi pour effrayer l'imagination des bourgeois. Mais elle ne servira de rien dans la lutte mort que le proltariat de tous les pays de l'Europe doit soutenir maintenant contre la puissance encore trop relle du monde bourgeois. Cette indiffrence pour les questions gnrales qui se manifeste de plus en plus chez les ouvriers en btiment ; cette paresse d'esprit qui les porte s'en reposer pour toutes les questions sur les dcisions de leurs comits, et l'habitude de subordination automatique et aveugle qui en est la consquence naturelle, font qu'au sein |69 mme des comits la majorit des membres qui en font partie finissent par devenir les instruments irrflchis de la pense et de la volont de trois ou de deux, quelquefois mme d'un seul de leurs camarades, plus22

intelligent, plus nergique, plus persvrant et plus actif que les autres. De sorte que la plupart des sections ne prsentent plus que des masses gouvernes bien plaire soit par des oligarchies, soit mme par des dictatures tout individuelles et qui masquent leur pouvoir absolu sous les formes les plus dmocratiques du monde. Dans cet tat de choses, pour s'emparer de la direction de toute l'Association Internationale de Genve, et notamment du groupe des ouvriers en btiment, il n'y avait qu'une chose faire : c'tait de gagner par tous les moyens possibles les quelques chefs les plus influents des sections, une vingtaine ou une trentaine d'individus tout au plus. Une fois ceux-l gagns et dment infods, on avait toutes les sections du btiment en ses mains. Tel est prcisment le moyen dont se sont servis avec beaucoup de succs les habiles meneurs de la Fabrique de Genve. Le point culminant de l'organisation proprement genevoise, c'est le Comit central de Genve 3. Chaque section y envoie deux dlgus, de sorte qu'il devrait |70 runir dans ses sances, maintenant que le chiffre des sections de l'Internationale Genve est mont ........ 4, en comptant deux dlgus pour chacune, ...... membres. Il est trs rare que le nombre des dlgus effectivement runis dans les sances rgulires du Comit central atteigne le tiers. Le Comit central est l'autorit incontestablement suprieure dans l'Internationale de Genve. Grce aux pouvoirs dont il est investi, et grce ses rapports directs avec toutes les sections, dont il est cens tre d'ailleurs l'expression immdiate, la reprsentation constitutionnelle et en quelque sorte le Parlement permanent, le Comit central est certainement plus3 4

Aussi appel Comit cantonal. Bakounine, ici et la ligne suivante, a laiss le nombre en blanc ; et il a crit en marge la remarque ci-aprs, destine aux amis de Genve qui devaient lire son manuscrit : Les amis genevois doivent mettre les chiffres actuels, que j'ignore. Dans tous les cas il y a plus le trente sections, et par consquent plus de soixante dlgus au Comit central. Voir page 2210, note (du fac-simil sur Wikisource) 23

puissant Genve que le Comit fdral 5 lui-mme. Ce dernier est le reprsentant exclusif et suprme des intrts, des aspirations, des penses et des volonts collectives de toutes les sections de la Suisse romande, tant vis--vis du Conseil gnral de l'Association Internationale des Travailleurs que des organisations nationales de cette Association dans tous les autres pays. Sous ce rapport, il n'est subordonn, d'abord, qu'au Conseil gnral, contre les dcisions duquel, d'ailleurs, il peut faire toujours appel aux Congrs gnraux, et ensuite et plus immdiatement encore aux Congrs fdraux des sections de la Suisse romande, qui n'ont pas seulement le droit de le contrler et de lui imposer leurs rsolutions dfinitives, mais encore de le casser et de le remplacer par un autre Comit fdral. Le Comit fdral a en outre la direction |71 suprme du journal. La rdaction en est, il est vrai, nomme par le Congrs romand ; mais le Comit fdral en a la haute surveillance, et possde le droit incontestable de lui imposer son esprit. Pour peu qu'il sache user de cet instrument, celui-ci lui assure une grande puissance, car le journal, s'adressant directement tous les membres de l'Internationale, peut contribuer fortement leur imprimer la mme direction collective. Telles sont les prrogatives principales du Comit fdral. Il faut y ajouter le droit et le devoir trs srieux de prendre en main la direction des grves, du moment que ces dernires, dpassant les limites d'une localit, font appel la coopration active ou mme l'assistance matrielle et morale de toutes les sections de la Fdration romande, aussi bien que des sections des autres pays. En dehors de ces droits, d'ailleurs si considrables, il ne lui en reste pas d'autres que ceux de surveillance, d'arbitrage, de contrle, et au besoin de rappel aux principes fondamentaux et constitutifs de l'Association Internationale, tels qu'ils ont t5

Le Comit fdral romand tait le reprsentant de la Fdration romande, dont l'organisation genevoise ne formait qu'une partie. Ce Comit fdral romand, lu pour un an par le Congrs de la Fdration romande, avait aussi son sige Genve pour l'anne 1869. 24

formuls par les Congrs gnraux, ni d'autre devoir que celui d'intermdiaire rgulier entre le Conseil gnral et les organisations locales. Dans les lieux o il existe un Comit central 6, c'est--dire un parlement local des sections, le Comit fdral n'a pas le droit de s'adresser directement ces dernires ; il ne peut le faire que par l'intermdiaire du Comit central, qui est le gardien naturel |72 de la libert et de l'autonomie locale contre les empitements du pouvoir. Le Comit fdral ne peut par consquent exercer d'influence directe et d'action immdiate sur les sections : ce pouvoir est exclusivement rserv au Comit central, auquel il assure une puissance locale bien suprieure celle du Comit fdral. Le pouvoir du Comit central, subordonn sans doute la surveillance plutt formelle que relle du Comit fdral, et plus srieusement encore la critique du journal, si seulement le Comit fdral veut avoir le courage de s'en servir au besoin contre lui, n'a d'autres limites vritables, dans l'administration des affaires intrieures de la localit, que celles qu'il peut rencontrer dans l'autonomie des sections et dans les assembles gnrales, sortes de Congrs locaux, non reprsentatifs mais vraiment populaires, en ce sens que tous les membres prsents de l'Internationale en font partie, et qui, conformment aux statuts arrts par le premier Congrs romand tenu en janvier 1869 Genve, ont le droit de casser toutes les rsolutions du Comit central et mme de lui imposer ses volonts, sauf appel du Comit central au Comit fdral et au Congrs romand, appel qui ne peut tre fait d'ailleurs que dans les cas o les rsolutions prises par une assemble gnrale seraient contraires aux principes fondamentaux de l'Association Internationale. Les limites poses par l'autonomie des sections l'arbitraire du Comit central sont trs srieuses l |73 o l'autonomie des sections existe rellement. Aussi le Comit central de Genve s'est-il toujours respectueusement inclin6

Ce Comit central et t plus correctement appel Comit local . 25

devant le droit des sections de la Fabrique, dont la solide organisation, comme nous l'avons dj observ 7, n'est pas seulement antrieure l'existence de l'Association Internationale, mais mme, sous beaucoup de rapports, trangre, pour ne point dire toute contraire, l'esprit et aux principes les plus positifs de cette Association. Il n'en est point ainsi pour les sections des ouvriers en btiment, dont l'organisation, trs imparfaite et souvent mme, comme nous l'avons dj vu, concentre exclusivement dans leurs comits, n'impose pas le mme respect au Comit central. Il suffisait ce dernier de faire partager son avis au comit de la section rsistante pour rompre cette rsistance, dont d'ailleurs il n'y a presque jamais eu d'exemple. Donc il ne restait, pour la dfense de l'indpendance et des droits des ouvriers en btiment, qu'un seul moyen : c'taient les assembles gnrales. Aussi, faut-il le dire, rien ne fut plus antipathique au Comit central que ces assembles vraiment populaires, auxquelles il a toujours tch de substituer les assembles des comits de toutes les sections, c'est--dire celles de l'aristocratie gouvernementale. Nous reviendrons sur ce point important. Maintenant, nous devons expliquer |74 l'intrt que le Comit central qui, en apparence, est le reprsentant non d'une coterie, mais de toutes les sections pouvait avoir remplacer les assembles populaires par ces assembles gouvernementales. Le Comit central n'est-il pas lui-mme une sorte de Parlement populaire issu du suffrage universel de toutes les sections ? Oui, en droit, non dans le fait. Fictivement, il reprsente tout le monde, mais en ralit, aprs une lutte de quelques mois, il a fini par ne reprsenter plus que la domination genevoise. ---------Nous allons donc indiquer maintenant, aussi brivement qu'il nous sera possible, les phases principales de cette lutte, qui nous feront voir comment le Comit central, aprs avoir t une7

Dans la partie du manuscrit qui a t perdue. 26

institution purement populaire et dmocratique, est devenu peu peu une institution gouvernementale, genevoise, et aristocratique. Dans l'Association Internationale de Genve, le nombre des sections des ouvriers en btiment, joint celui des sections intermdiaires (typographes, tailleurs, cordonniers, etc.), tant suprieur au nombre des sections de la Fabrique, et chaque section, quel que ft le chiffre de ses adhrents, n'tant reprsente au Comit central que par deux dlgus, il et d en rsulter que dans ce Comit les membres non-genevois auraient t en majorit et les Genevois en minorit. Il n'en a pourtant pas t toujours ainsi, par cette simple raison que plusieurs sections intermdiaires, et mme des sections d'ouvriers en btiment, quoique en majeure partie composes d'trangers, |75 avaient pris ds l'abord l'habitude d'envoyer comme dlgus au Comit central des camarades genevois, lesquels, obissant leurs inspirations patriotiques, votent presque toujours avec la Fabrique. Mais, alors mme qu'ils constituaient au sein du Comit central une minorit numrique, les dlgus proprement genevois y eurent ds l'abord une voix prdominante, et cela pour beaucoup de raisons. La premire, c'est que les ouvriers genevois, pris en masse, sont beaucoup plus instruits, ont beaucoup plus d'exprience politique, et manient infiniment mieux la parole que les ouvriers en btiment. La seconde, c'est que les sections de la Fabrique ont toujours dlgu au Comit central leurs membres les plus intelligents et les plus distingus, souvent mme leurs chefs principaux, en qui elles avaient pleine confiance, et qui, conformment au devoir impos par les statuts tous les dlgus vis--vis de leurs sections respectives, venaient rendre rgulirement compte leurs commettants de tout ce qu'ils avaient propos et vot dans le Comit central et leur demander des instructions pour leur conduite ultrieure, de sorte que les sections de la Fabrique pouvaient et peuvent se dire rellement reprsentes dans le Comit central ; tandis que, la plupart du temps, la27

reprsentation des sections des ouvriers en btiment dans le Comit central n'est qu'une pure |76 fiction. La force des ouvriers en btiment, avons-nous dit dj, n'est point dans le dveloppement scientifique ni politique de leur intelligence, mais dans la justesse et dans la profondeur de leur instinct, aussi bien que dans leur bon sens naturel qui leur fait presque toujours deviner le droit chemin, lorsqu'ils ne se laissent pas entraner par les sophismes de quelque rhteur et par les mensonges de quelques mchants intrigants, ce qui malheureusement leur arrive trop souvent. Ils comptent dans leur sein peu d'hommes instruits, habitus discuter en public et qui aient l'exprience de l'organisation et de l'administration. Ils rservent les plus habiles camarades pour leurs comits de sections, et ils envoient souvent les moins habiles et les moins zls comme dlgus au Comit central. Ces dlgus, comprenant peu ou point l'importance de leur mission, manquent souvent les sances de ce comit, et n'ont presque pas l'habitude de venir au sein de leurs sections rendre compte des rsolutions et des votes, auxquels, lors mme qu'ils sont prsents, ils ne prennent le plus souvent qu'une part automatique et passive. On conoit que vis--vis d'une telle majorit, lors mme qu'il y a majorit, la minorit proprement genevoise doive exercer une grande prpondrance. Eh bien, cette prpondrance, d'ailleurs toujours croissante, a t contenue pendant quelque temps par un seul homme, par le compagnon Brosset, serrurier. |77 Nous n'avons pas besoin de dire quel homme est Brosset 8. Alliant une relle bienveillance et une grande simplicit de manires un caractre nergique, ardent et fier ; intelligent, plein de talent et d'esprit, et devinant par l'esprit les8 Bakounine parle ainsi parce qu'en 1871 chacun connaissait, dans les sections de l'Internationale de la Suisse romande, cet ouvrier serrurier, de nationalit savoyarde, qui, pendant un temps, sembla incarnera Genve les aspirations et le temprament rvolutionnaire des ouvriers du btiment. Lors de la grande grve d'avril 1868, Franois Brosset fut le principal meneur . En janvier 1869, la fondation de la Fdration romande, il fut lu prsident du Comit fdral romand, et garda ses fonctions pendant sept mois. Plus tard, dgot par les attaques dont il tait l'objet de la part des chefs de la Fabrique, et frapp au cur par la mort de sa vaillante femme, il se retira de la lutte. On trouvera, p. 250, un autre portrait de Brosset

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choses qu'il n'a pas eu le loisir ni les moyens de reconnatre et de s'approprier par la voie del science ; passionnment dvou la cause du proltariat, et jaloux l'excs des droits populaires ; comme tel, ennemi acharn de toutes les prtentions et tendances autoritaires, c'est un vrai tribun du peuple. Excessivement estim et aim par tous les ouvriers en btiment, il en devint en quelque sorte le chef naturel, et, ce titre, lui seul ou presque seul, tant dans le Comit central et dans les assembles gouvernementales des comits, que dans les assembles populaires, il tint tte la Fabrique. Pendant plusieurs mois, et notamment depuis l'expiration de la grande grve d'avril 1868 jusqu' son lection comme prsident du Comit fdral de la Suisse romande par le premier Congrs romand en janvier 1869 9, il resta sur la brche. Ce fut l la priode hroque de son activit dans l'Internationale. Dans le Comit central aussi bien que dans les assembles des comits, il fut rellement seul combattre, et, fort souvent, malgr la puissante coalition genevoise, soutenue par tous les lments ractionnaires de ces comits, il remporta la victoire. On peut s'imaginer s'il fut dtest |78 par les meneurs de la Fabrique 10. ---------L'objet principal de la discussion tait celui-ci : L'Association Internationale Genve s'organisera-t-elle selon les principes vrais et largement internationaux de cette institution, ou bien, tout en gardant son grand nom d'Internationale, deviendra-t-elle une institution exclusivement, troitement genevoise ? but vers lequel tendent naturellement de tous leurs efforts les ouvriers proprement genevois, la masse sans doute sans s'en rendreCe ne fut pas le Congrs qui dsigna Brosset pour les fonctions de prsident : c'est le Comit fdral qui choisit lui-mme, pour exercer la prsidence, un de ses membres. 10 Cet alina a t cit, un peu resserr, au tome Ier de L'Internationale, Documents et Souvenirs, p. 63.9

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compte elle-mme, mais les chefs avec pleine connaissance de cause, sachant fort bien que, dans ce dernier cas, l'Internationale ne manquerait pas de devenir bientt, en leurs mains, un moyen trs puissant d'intervention triomphante dans la politique locale du canton de Genve, au profit non du socialisme, mais du parti radical. Ce fut l le commencement, dans l'Internationale de Genve, du dbat ternel entre le radicalisme bourgeois et le socialisme rvolutionnaire du proltariat ; dbat qui, n'tant alors qu' sa naissance, tait naturellement encore envelopp d'incertitude, conduit par les deux parties opposes sous l'influence plutt d'aspirations instinctives qu'avec une connaissance raisonne de leurs buts, et qui ne fut mis en pleine clart que plus tard, en 1869, sous l'influence runie du journal lgalit et de la propagande de la Section de l'Alliance. Ce n'est pas vous, compagnons 11, que nous aurons besoin d'expliquer combien |79 ceux qui dfendaient le parti du socialisme rvolutionnaire taient dans le vrai, et combien ceux qui voulaient faire de l'Internationale un instrument du radicalisme bourgeois taient dans le faux, combien par l mme ces derniers travaillaient, sans le savoir et sans le vouloir sans doute, la ruine totale de l'esprit, de la consistance et de l'avenir mme de l'Association Internationale. Vous savez bien que ce mme dbat s'est reproduit au dernier Congrs gnral de l'Association, tenu Ble en septembre 1869, et que, quoiqu'en disent nos politiques adversaires, le parti du radicalisme bourgeois, ou plutt celui de la conciliation quivoque du socialisme ouvrier avec la politique des bourgeois radicaux, fut tacitement rprouv par la majorit de ce Congrs. Ce fut en vain que la majorit des dlgus de la Suisse allemande, joints aux deux dlgus de la Fabrique de Genve 12 et unis la presque totalit des dlgus allemands,11 12

Comme on le verra plus loin (p. 45), c'est aux ouvriers des Montagnes jurassiennes que Bakounine ici s'adresse. C'est Henri Perret et Grosselin que Bakounine dsigne ainsi. En ralit, Henri Perret seul tait dlgu par les sections de la Fabrique ; Grosselin avait t lu dlgu, ainsi que Brosset et Heng, par le vote de 30

voulut que ce Congrs mt en discussion la fameuse question du referendum ou de la lgislation directe par le peuple. Relgue comme dernire question, elle fut limine faute de temps, et parce qu'il tait vident que la majorit du Congrs tait contre. Pour vous comme pour nous, il est clair que la portion rvolutionnaire socialiste du proltariat ne saurait s'allier aucune fraction, mme la plus avance, de la politique bourgeoise sans devenir aussitt, contre soi-mme, l'instrument de cette |80 politique ; et que le programme du Parti de la dmocratie socialiste en Allemagne, vot par le Congrs de ce parti au mois d'aot 1869, programme que, fort heureusement, la force mme des choses lui impose la ncessit de modifier radicalement aujourd'hui, et qui, ayant dclar que la conqute des droits politiques tait la condition pralable de l'mancipation du proltariat, se mettait par l mme en contradiction flagrante avec le principe fondamental de l'Association Internationale, en faisant de la politique bourgeoise la base du socialisme (car toute politique pralable, c'est--dire qui devance le socialisme et qui se fait par consquent en dehors de lui, ce qui veut dire contre lui, ne peut tre qu'exclusivement bourgeoise), que ce programme, disons-nous, ne pouvait aboutir qu' mettre le mouvement socialiste du proltariat la remorque du radicalisme bourgeois. Pour vous comme pour nous il est vident que le radicalisme politique ou bourgeois, quelque rouge et quelque rvolutionnaire qu'il se dise ou qu'il soit en effet, ne peut et ne pourra jamais vouloir la pleine mancipation conomique du proltariat, car il est contre la nature des choses qu'un tre rel quelconque, individu ou corps collectif, puisse vouloir la destruction des bases mmes de son existence ; que, par consquent, le radicalisme bourgeois, nolens volens 13, sciemment ou inconsciemment, trompera toujours les ouvriers qui auront la sottise de se fier en la sincrit de ses aspirations13

l'ensemble des sections de Genve. (Voir p. 234.) (du fac-simil) C'est--dire qu'il le veuille ou non . 31

ou intentions socialistes. |81 Les radicaux ne demanderont pas mieux que de se servir encore une fois du bras ou du vote puissant du proltariat pour atteindre leurs buts exclusivement politiques, mais jamais ils ne voudront ni ne pourront servir ce dernier d'instruments pour la conqute de ses droits conomiques et sociaux. Nous sommes galement convaincus, n'est-ce pas ? qu'il y aurait une double duperie de la part du proltariat s'allier au radicalisme bourgeois. D'abord parce que ce dernier tend des buts qui n'ont rien de commun avec le but du proltariat et qui lui sont mme diamtralement opposs. Et ensuite parce que le radicalisme bourgeois ne constitue plus mme une puissance. Il est videmment puis, et son puisement total se manifeste d'une manire par trop flagrante dans tous les pays de l'Europe aujourd'hui pour qu'il soit possible de s'y tromper. Il n'a plus de foi dans ses propres principes, il doute mme de sa propre existence, et il a mille fois raison d'en douter, parce que rellement il n'a plus aucune raison d'tre. Il ne reste plus aujourd'hui que deux tres rels : le parti du pass et de la raction, comprenant toutes les classes possdantes et privilgies, et s'abritant aujourd'hui avec plus ou moins de franchise sous le drapeau de la dictature militaire ou de l'autorit de l'tat ; et le parti de l'avenir et de la complte mancipation |82 humaine, celui du socialisme rvolutionnaire, le parti du proltariat. Au milieu, il y a les platoniques, les ples fantmes du rpublicanisme libral et radical. Ce sont des ombres lamentables, errantes, qui voudraient s'accrocher quelque chose de rel, de vivant, pour se donner une raison d'tre quelconque. Rejets par la raction dans le parti du peuple, ils voudraient s'emparer de sa direction, et ils le paralysent, faussent et empchent son dveloppement, sans lui apporter en retour l'ombre d'une puissance matrielle ni mme d'une ide fconde. Les dmocrates socialistes de l'Allemagne en ont bien fait l'exprience. Que n'ont-ils pas fait depuis 1867 pour contracter32

une alliance patriotique, pangermanique, offensive et dfensive, avec le fameux parti dmocratique, rpublicain, radical et foncirement bourgeois qui s'appelait le Parti du peuple (Volkspartei), l'un des crateurs et des soutiens principaux de la non moins fameuse Ligue de la Paix et de la Libert, parti qui, s'tant form dans le midi de l'Allemagne, en opposition la politique prusso-germanique de Bismarck, avait son centre principal dans la capitale de ces bons Souabes, Stuttgart. Ne comprenant pas que ce parti n'tait rien qu'un fantme impuissant, les dmocrates socialistes de l'Allemagne lui ont fait toutes les concessions possibles et mme impossibles, ils s'taient rellement chtrs pour se mettre |83 son niveau et pour se rendre capables de rester allis avec lui. Nous voyons maintenant combien toutes ces concessions taient inutile et nuisibles : le Parti du peuple, dissip comme une vaine fume par les triomphes et la brutalit prusso-germanique de l'empereur Guillaume, n'existe plus, et le Parti de la dmocratie socialiste, qui ne peut tre dissip ni dtruit, parce qu'il est le parti non de la bourgeoisie, mais du proltariat allemand, doit aujourd'hui refaire et largir son programme, pour se donner une ide, une me ou un but quivalents la puissance de son corps. Parce que nous avons repouss avec nergie toute connivence et alliance avec la politique bourgeoise mme la plus radicale, on a prtendu sottement ou calomnieusement que, ne considrant seulement que le ct conomique ou matriel de la question sociale, nous tions indiffrents pour la grande question de la libert, et que par l mme nous nous mettions dans les rangs de la raction. Un dlgu allemand avait mme os dclarer, au Congrs de Ble, que quiconque ne reconnaissait point, avec le programme de la dmocratie socialiste germanique, que la conqute des droits politiques tait la condition pralable de l'mancipation sociale , ou, autrement exprim : que pour dlivrer le proltariat de la tyrannie capitaliste ou bourgeoise, il fallait d'abord s'allier cette tyrannie pour faire soit une rforme soit une rvolution33

politique, tait sciemment ou inconsciemment un alli des Csars. Ces messieurs se trompent beaucoup et, |84 sciemment ou inconsciemment , ils s'efforcent de tromper le public sur notre compte. Nous aimons la libert beaucoup plus qu'ils ne l'aiment ; nous l'aimons au point de la vouloir complte et entire ; nous en voulons la ralit et non la fiction ; et c'est cause de cela mme que nous repoussons absolument toute alliance bourgeoise, tant convaincus que toute libert conquise l'aide de la politique bourgeoise, par les moyens et les armes de la bourgeoisie, ou par une alliance de dupes avec elle, pourra tre trs relle et trs profitable pour Messieurs les bourgeois, mais pour le peuple ne sera jamais rien qu'une fiction. Messieurs les bourgeois, de tous les partis et mme des partis les plus avancs, tout cosmopolites qu'ils sont, lorsqu'il s'agit de gagner de l'argent par l'exploitation de plus en plus large du travail populaire, en politique sont galement tous de fervents et fanatiques patriotes de l'tat, le patriotisme n'tant en ralit, comme vient de le dire fort bien l'illustre assassin du proltariat de Paris et le sauveur actuel de la France, M. Thiers, rien que la passion et le culte de l'tat national. Mais qui dit tat dit domination, et qui dit domination dit exploitation, ce qui prouve que ce mot dtat populaire (Volksstaat), devenu et restant malheureusement encore aujourd'hui le mot d'ordre du Parti de la dmocratie socialiste de l'Allemagne, est une contradiction ridicule, une fiction, un mensonge, sans doute inconscient de la part de ceux qui le |85 prconisent, et pour le proltariat un pige trs dangereux. L'tat, quelque populaire qu'on le fasse dans ses formes, sera toujours une institution de domination et d'exploitation, et par consquent pour les masses populaires une source permanente d'esclavage et de misre. Donc il n'y a pas d'autre moyen d'manciper les peuples conomiquement et politiquement, de leur donner la fois le bien-tre et la libert, que d'abolir l'tat, tous les tats, et de tuer par l mme, une fois pour toutes, ce qu'on a appel34

jusqu'ici la politique ; la politique n'tant prcisment autre chose que le fonctionnement, la manifestation tant intrieure qu'extrieure de l'action de l'tat, c'est--dire la pratique, l'art et la science de dominer et d'exploiter les masses en faveur des classes privilgies. Il n'est donc pas vrai de dire que nous fassions abstraction de la politique. Nous n'en faisons pas abstraction, puisque nous voulons positivement la tuer. Et voil le point essentiel sur lequel nous nous sparons d'une manire absolue des politiques et des socialistes bourgeois radicaux. Leur politique consiste dans l'utilisation, la rforme et la transformation de la politique et de l'tat ; tandis que notre politique nous, la seule que nous admettions, c'est labolition totale de l'tat, et de la politique qui en est la manifestation ncessaire. |86 Et c'est seulement parce que nous voulons franchement cette abolition, que nous croyons avoir le droit de nous dire des internationaux et des socialistes rvolutionnaires ; car qui veut faire de la politique autrement que nous, qui ne veut pas avec nous l'abolition de la politique, devra faire ncessairement de la politique de l'tat, patriotique et bourgeoise, c'est--dire renier dans le fait, au nom de son grand ou petit tat national, la solidarit humaine des peuples l'extrieur, aussi bien que l'mancipation conomique et sociale des masses l'intrieur. Quant la ngation de la solidarit humaine au nom de l'gosme et de la vanit patriotiques, ou, pour parler plus poliment, au nom de la grandeur et de la gloire nationale, nous en avons vu un triste exemple prcisment dans le Parti ou plutt dans le programme et dans la politique des chefs du Parti de la dmocratie socialiste en Allemagne. Avant la dernire guerre, ce Parti semblait avoir compltement adopt le programme pangermanique du parti bourgeois radical et soidisant populaire, ou de la Volkspartei. Comme les meneurs de ce parti d'ombres non chinoises, mais allemandes, les chefs du Parti de la dmocratie socialiste s'en taient alls, eux aussi, 35

Vienne pour nationaliser et pangermaniser davantage le proltariat |87 selon eux par trop cosmopolite de l'Autriche, par trop humainement large dans ses aspirations socialistes, et pour lui inspirer des ides et des tendances plus troitement politiques et patriotiques, enfin pour le discipliner et pour le transformer en un grand parti national, exclusivement germanique. La logique de cette fausse position et de cette trahison vidente, politique et patriotique, envers le principe du socialisme international, les avait mme pousss tenter un rapprochement avec ce qu'on appelle en Autriche le parti allemand, parti semi-libral et semi-radical, mais minemment officiel et bourgeois ; parti qui veut prcisment l'asservissement de tous les peuples non allemands de l'Autriche, et des Slaves surtout, sous la domination exclusive de la minorit germanique, au moyen de l'tat. Et tandis qu'ils reprochaient, avec beaucoup de raison, parat-il, M. de Schweitzer de faire une cour illicite au pangermanisme knoutoprussien de M. de Bismarck, eux-mmes faisaient une cour indirecte au pangermanisme des ministres quasi-libraux de l'Autriche. Aussi, grand fut leur tonnement et trs comique leur colre, lorsqu'ils virent ces libraux, ces radicaux et ces patriotes officiels de l'Autriche svir contre les associations ouvrires. Et pourtant la logique tait du ct des ministres, non du leur. Les ministres, en tant que serviteurs intelligents et fidles |88 de l'tat, avaient mille fois raison de svir contre les ouvriers socialistes, et s'il y a eu quelque chose d'extraordinaire dans tout cela, c'tait la navet des chefs du Parti de la dmocratie socialiste, qui ignoraient les conditions d'existence d'un tat, de tout tat, au point de pouvoir s'indigner contre ces perscutions ncessaires et de s'en tonner. Ce que nous racontons l est d'ailleurs de l'histoire passe, bien passe. Les vnements immenses et terribles qui se sont drouls depuis, tant en Allemagne qu'au dehors, et qui ont chang la face de l'Europe, ont guri, il faut l'esprer, tout jamais les dmocrates socialistes de l'Allemagne et de leur navet traditionnelle et de leurs vellits nationales, politiques36

et patriotiques. Leur conduite vraiment admirable pendant et aprs la guerre, leur protestation nergique contre les crimes de l'Allemagne officielle et contre les lchets de l'Allemagne bourgeoise, les radicaux de la Volkspartei y compris, l'hommage qu'ils ont eu le courage vraiment hroque de rendre la rvolution et la mort sublime de la Commune de Paris, tout cela prouve que le Parti de la dmocratie socialiste, comprenant aujourd'hui l'immense majorit du proltariat de l'Allemagne, vient enfin de briser toutes les antiques attaches qui l'avaient enchan jusque-l la politique bourgeoisement patriotique |89 de l'tat, pour ne suivre exclusivement dsormais que la grande voie de l'mancipation internationale, la seule qui puisse conduire le proltariat la libert et au bientre. Voil ce que les soi-disant socialistes de la Fabrique Genve ne sont pas encore parvenus comprendre. Ds l'abord ils ont voulu faire de la politique genevoise dans l'Internationale, et transformer celle-ci en un instrument de cette politique. Cela avait dans l'Internationale de Genve encore moins de sens que dans le Parti de la dmocratie socialiste de l'Allemagne, puisqu'en Allemagne au moins nous ne parlons pas de l'Autriche tous les ouvriers sont allemands, tandis que dans l'Internationale genevoise la majorit des membres, cette poque, tait trangre, ce qui donnait l'organisation un caractre doublement international, puisqu'elle tait non seulement internationale d'intention et par son programme, mais internationale encore de position et de fait, la plus grande partie de ses membres tant condamns, par leurs nationalits diffrentes, rester compltement en dehors de la politique et de tous les intrts locaux de Genve. Faire servir cette Internationale d'instrument la politique genevoise, n'tait-ce pas forcer une masse d'ouvriers franais, italiens, savoyards, ou mme suisses des autres cantons 14, jouer le rle14

Les internationaux allemands et suisses-allemands Genve s'taient donn ds l'abord une organisation et une administration compltement spare, indpendante mme du Comit central 37

ridicule de soldats, de manuvres |90 dans une cause qui leur tait parfaitement trangre, au profit exclusif et sous le commandement immdiat des meneurs plus ou moins ambitieux des sections des ouvriers-citoyens de Genve ? Ce fut prcisment l'argument dcisif qu'on leur opposa. On leur dit : Puisque vous tes des citoyens genevois, faites autant qu'il vous plaira de la politique genevoise en dehors de l'Internationale : c'est votre droit, c'est peut-tre mme votre devoir ; dans tous les cas cela ne nous regarde pas. Mais nous ne vous reconnaissons pas le droit de transporter vos proccupations, vos luttes et vos intrigues locales au sein de notre Association Internationale, qui, comme son nom seul l'indique, doit poursuivre un but bien autrement intressant et grandiose que toutes ces patriotiques exhibitions des ambitions personnelles du radicalisme bourgeois. D'ailleurs, il faut le dire, cette poque, c'est--dire dans la seconde moiti de l'anne 1868, aprs que la grande grve des ouvriers en btiment eut montr aux bourgeois politiciens de Genve que l'Internationale pouvait et devait devenir une grande puissance, le parti radical n'tait pas encore parvenu jeter le grappin sur elle. Au contraire, les ouvriers-citoyens de Genve, devenus membres de l'Internationale, s'taient laiss entraner par les compagnons Ph. Becker, Serno-Solovivitch, Charles Perron, former un nouveau parti dmocrate socialiste, sous |91 la prsidence de M. Adolphe Catalan, jeune homme assez ambitieux pour changer facilement de programme selon les besoins du moment, et qui, rpudi par le parti radical, avait espr un instant que la puissance naissante de l'Internationale, dont il n'tait pas mme membre et qu'il avait peine cess de combattre, pourrait lui servir de marchepied. Il manifesta cette occasion autant de largeur et de flexibilit de conscience que de lgret dans ses calculs, qui furent naturellement djous par les faits. Le jeune parti de la dmocratie socialiste de Genve, dont le programme contenait d'ailleurs des chosesgenevois et du Comit fdral de la Suisse romande. (Note de Bakounine.) 38

excellentes, mais d'une ralisation impossible tant que la domination bourgeoise continuera d'exister, c'est--dire tant qu'il y aura des tats, ne se montra pas viable ; enfant g peine de deux ou trois mois, il mourut, touff et enterr par l'opposition ou plutt par l'indiffrence peu prs unanime des lecteurs du canton de Genve 15. Il rendit pourtant un grand service au parti conservateur modr, autrement dit indpendant , en prolongeant son rgne de deux ans. Depuis lors les ouvriers-citoyens de l'Internationale genevoise, aprs une hsitation de quelques mois, commencrent s'enrgimenter sous le drapeau du parti radical ; quant M. Catalan, il chercha pour sa jeune ambition une voie nouvelle, en tchant de crer un parti conservateur-socialiste du genre de celui dans lequel s'est noy chez vous 16 le trop fameux citoyen Coullery. ---------|92 Un autre point qui divisa les deux partis dans l'Internationale de Genve fut la question du travail coopratif. Vous savez qu'il y a deux genres de coopration : la coopration bourgeoise, qui tend crer une classe privilgie, une sorte de bourgeoisie collective nouvelle, organise en socit en commandite ; et la coopration rellement socialiste, celle de l'avenir et qui, par cette raison mme, est peu prs irralisable dans le prsent. Vous devinez que les principaux orateurs des sections proprement genevoises dpendirent avec passion la premire. Enfin il y eut une troisime question, trs importante au point de vue de l'organisation pratique de l'Internationale et de la lutte du proltariat contre l'arbitraire des patrons et des capitalistes : ce sont les caisses de rsistance. Comment15

16

L'histoire de la campagne lectorale faite dans l'automne de 1868, Genve, par le parti de la dmocratie socialiste auquel le journal de Catalan, la Libert, servait d'organe, est raconte au tome Ier de L'Internationale, Documents et Souvenirs. Dans le Jura neuchtelois. 39

devaient-elles tre organises ? Chaque section devait-elle garder sa caisse spare, sauf fdrer entre elles toutes les caisses ? Ou bien ne devait-il exister, pour toutes les sections de la Suisse romande, qu'une seule caisse de rsistance commune, une et indissoluble au point qu'aucun membre ni aucune section qui voudraient se dtacher plus tard de l'Association Internationale ne pourraient jamais rclamer le remboursement de leurs cotisations ? Nous venons de citer les propres termes du Projet de statuts de la Caisse de la Rsistance, labor par la commission nomme par la Section centrale , projet prpar principalement, on peut mme dire exclusivement, par les compagnons Serno-Solovivitch, |93 Brosset et Perron 17, tous les trois ayant t cette poque les trois principaux combattants, les trois principaux dfenseurs des vrais principes et des vrais intrts de l' Association Internationale contre le particularisme et l'exclusivisme par trop patriotiques des citoyens genevois. Ce projet tait trs simple et en mme temps trs pratique, trs srieux. Si on avait voulu l'accepter dans le temps o il fut propos, on aurait cr en peu de mois une Caisse de la Rsistance trs respectable et trs solide. Chaque membre de l'Association Internationale, Genve, devait verser cette caisse commune, une et indissoluble, par l'intermdiaire du comit de sa section, une cotisation mensuelle de vingt-cinq centimes, c'est--dire une somme de trois francs chaque anne, ce qui, en valuant seulement quatre mille le nombre des internationaux dans le canton de Genve, aurait produit dans le cours d'une seule anne la somme considrable de douze mille francs. Cette caisse et t administre par un comit dans lequel chaque section se serait fait reprsenter par un dlgu, et par un bureau que ce comit aurait lu lui-mme dans son sein, comit et bureau toujours rvocables et soumis au17

Il me semble. (Note marginale de Bakounine.) Charles Perron tant mort en 1909, je n'ai pu vrifier s'il a t effectivement membre de cette commission. J. G. 40

contrle incessant d'un conseil de surveillance, et surtout celui des assembles gnrales ; le projet appuyait principalement sur les droits souverains de ces dernires. En l'tudiant de plus prs, on y dcouvre deux intentions principales, d'ailleurs insparables l'une de l'autre. La premire, c'tait de soustraire l'Association Internationale de Genve aux deux |94 dangers dont elle tait le plus menace : prim, au poison dissolvant et violent de la politique genevoise, et, secund, au poison soporifique de la coopration bourgeoise, en replaant l'Internationale sur sa base vritable : l'organisation de la lutte conomique contre l'exploitation des patrons et des capitalistes, genevois ou non-genevois. La seconde, qui devenait une consquence ncessaire de la premire, c'tait de remplacer le Comit central, qui avait dj pris tout le caractre autoritaire et occulte d'un gouvernement oligarchique, par le comit de la Caisse de la Rsistance, forc par sa constitution une transparence parfaite et soumis compltement la volont du peuple souverain, runi en assemble gnrale. C'tait une attaque directe contre l'oligarchie genevoise, qui, s'emparant un un de tous les comits des sections, tait en train de fonder sa domination dans l'Association Internationale de Genve. On comprend pourquoi ce projet, aprs avoir t imprim, n'eut pas mme l'honneur d'une discussion srieuse. Ce qui est remarquable dans les dbats auxquels donna lieu cette question des caisses de rsistance, c'est que d'abord les sections de la Fabrique furent pour le systme des caisses spares, tandis que les reprsentants de l'ide et de la pratique de l'Internationale prises au srieux dfendirent contre ces sections celui de la caisse unique. Mais plus tard, et notamment aux mois de juillet et d'aot 1869, lorsque cette question, conformment au programme propos par le Conseil |95 gnral de Londres pour le Congrs de Ble, fut de nouveau remise l'tude, il se trouva qu'au contraire c'taient les reprsentants srieux de la cause internationale qui taient devenus les partisans d'une fdration libre des caisses spares de toutes les sections, tandis que les principaux meneurs des41

ouvriers de la Fabrique soutenaient contre eux l'organisation d'une caisse unique. Que s'tait-il donc pass pour amener un si complet changement d'opinion dans chacun des deux partis ? Il s'tait pass ceci, que les partisans de l'autonomie et de l'galit relle de toutes les sections de l'Internationale, voyant que la coterie genevoise, malgr leurs efforts, tait parvenue s'emparer de tout le gouvernement de l'Association, avaient fini par comprendre que si on allait crer une caisse centralise et unique, la direction suprme de cette caisse, le maniement exclusif de cet unique instrument de guerre dont les ouvriers associs peuvent se servir pour combattre leurs patrons, et par consquent toute la puissance de l'Internationale, tomberait ncessairement entre les mains de cette coterie, de cette oligarchie gouvernementale dj par trop triomphante. Cette mme raison faisait naturellement dsirer aux chefs des sections proprement genevoises la cration d'une caisse unique. Nous nous empressons d'ajouter qu'il n'entrait dans ce dsir aucune arrire-pense cupide. Au contraire, nous constatons avec |96 bonheur que les ouvriers de la Fabrique ne se sont jamais montrs avares, et qu'ils ont toujours soutenu de grand cur, largement, de leur bourse toutes les associations ouvrires, tant genevoises et suisses qu'trangres, qui, forces de faire grve, ont fait appel leurs concours matriel et moral. Ce que nous leur reprochons, ce n'est donc pas l'avarice, c'est l'troitesse et souvent mme la brutalit de leur vanit genevoise, c'est leur tendance une domination exclusive ; nous leur reprochons d'tre entrs dans l'Internationale non pour y noyer leur particularisme patriotique dans une large solidarit humaine, mais pour lui imprimer au contraire un caractre exclusivement genevois ; pour subordonner cette grande masse d'ouvriers trangers qui en font partie, et qui en furent mme les premiers fondateurs Genve, la direction absolue de leurs chefs et, par l'intermdiaire de ceux-ci, celle de leur bourgeoisie radicale, dont ils ne sont eux-mmes, plus ou moins, que les instruments aveugles, les dupes.

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---------Toutes ces questions furent discutes, avec le secret qui convient aux dlibrations gouvernementales, au sein du Comit central de Genve, et le menu peuple, la masse de l'Association Internationale, ne fut jamais que trs imparfaitement inform des luttes qui se produisirent dans cette Haute Chambre des snateurs. Pourtant elles se reproduisirent, non sans doute |97 dans leur franche plnitude, mais incidemment et plus ou moins masques, tant dans les assembles gnrales que dans les sances mensuelles de la Section centrale 18. Dans les unes comme dans l'autre, le dfenseur ardent des vrais principes de l'Internationale, de l'indpendance et de la dignit des ouvriers en btiment et des droits souverains de la canaille populaire videmment menacs par l'ambition croissante et par les empitements de pouvoir de messieurs les snateurs des comits, le compagnon Brosset, fut puissamment soutenu par les compagnons SernoSolovivitch, Perron, Ph. Becker, Gutat, Monchal, Lindegger, et quelques autres encore, parmi lesquels il ne faut pas oublier M. Henri Perret, le perptuel secrtaire gnral de l'Internationale de Genve, qui, avec le tact propre aux hommes d'tat, dans toutes les discussions publiques, quelles que soient d'ailleurs ses opinions prives, s'arrange toujours de manire sembler partager l'avis de la majorit 19.18

19

Outre les sections de mtier, il existait Genve une section dite Section centrale, qui avait t la section mre de l'Internationale, et dans laquelle les ouvriers du btiment avaient t d'abord en grande majorit. Plus tard, quand se formrent de nouvelles sections de mtier, les ouvriers du btiment se retirrent de la Section centrale, qui devint alors un petit cnacle dans lequel rgnaient en matresses la raction et l'intrigue de la Fabrique. (Mmoire de la Fdration jurassienne, p. 67.) L'attitude quivoque et indcise des ouvriers de la Fabrique, demibourgeois lectriss un moment par la lutte (la grande grve d'avril 1868), mais qui tendaient se rapprocher de la bourgeoisie, tait reprsente merveille par le secrtaire du Comit central genevois (devenu en 1869 secrtaire du Comit fdral romand), Henri Perret, 43

Dans les grandes assembles publiques, ce furent naturellement les ides les plus larges, les opinions gnreuses qui l'emportrent toujours. La plupart du temps, lorsque l'esprit des masses n'a pas t depuis longtemps fauss par une propagation intresse et habile de calomnies et de mensonges, il s'tablit dans les runions populaires une sorte d'instinct collectif qui les pousse irrsistiblement vers le juste, vers le vrai, et qui est si puissant que mme les individus les plus rcalcitrants se laissent entraner par lui. Les intrigants, les habiles, tout-puissants dans les conciliabules plus ou moins occultes des |98 comits, perdent ordinairement une grande partie de leur assurance devant ces grandes assembles o le bon sens populaire, appuy par cet instinct, fait justice de leurs sophismes. Il s'y manifeste gnralement une telle contagion de justice et de vrit, qu'il est arriv fort souvent que dans les assembles gnrales de toutes les sections, mme une grande quantit d'ouvriers de la Fabrique, le menu peuple des sections proprement genevoises, entrans par l'enthousiasme commun, votrent des rsolutions contraires aux ides et aux mesures proposes par leurs chefs. Aussi, comme nous l'avons d'ailleurs dj fait observer, ces assembles gnrales ne furent jamais favorises par ces derniers, qui leur prfrrent toujours les assembles des comits de toutes les sections. Assembles gouvernementales et occultes s'il en fut, presque toujours tenues huis-clos, celles-l sont inaccessibles au peuple de l'Internationale. Seuls lesouvrier graveur, qui subit d'abord l'influence de Brosset, de Perron, de Bakounine, et se montra un rvolutionnaire tous crins aussi longtemps que le courant populaire lui sembla aller de ce ct ; et qui plus tard, lorsque dcidment les meneurs de la Fabrique eurent pris le dessus et donnrent le ton Genve, changea subitement de langage, renia ses anciens amis et les principes qu'il avait affichs si haut, et se fit l'instrument complaisant de la raction et de l'intrigue marxiste. (Mmoire de la Fdration jurassienne, p. 47.) Henri Perret devint plus tard secrtaire de l'Association politique ouvrire genevoise, et enfin, en 1877, en rcompense des services rendus, il fut nomm secrtaire de commissaire de police avec 2,400 francs de traitement. 44

membres, plus ou moins permanents et invariables, des comits des sections ont droit d'y prendre part. Runis en assemble prive et ferme, ils constituent ensemble la vritable aristocratie gouvernementale de l'Association. C'est une vrit nombre de fois constate, qu'il suffit un homme, mme le plus libral et le plus largement populaire, de faire partie d'un gouvernement quelconque, pour qu'il change de nature ; moins qu'il ne se retrempe trs souvent dans l'lment populaire, moins qu'il ne soit astreint une transparence et une |99 publicit permanentes, moins qu'il ne soit soumis au rgime salutaire, continu, du contrle et de la critique populaire qui doit lui rappeler toujours qu'il n'est point le matre, ni mme le tuteur des masses, mais seulement leur mandataire ou leur fonctionnaire lu et tout instant rvocable, il court invitablement le risque de se gter dans le commerce exclusif d'aristocrates comme lui, et de devenir un sot prtentieux et vaniteux, tout bouffi du sentiment de sa ridicule importance. Voil le sort auquel s'taient condamns les membres des comits de l'Internationale de Genve, en refusant au peuple l'accs de leurs runions. L'esprit qui prsidait ces runions devait tre ncessairement oppos celui qui rgnait dans les assembles populaires : autant ce dernier tait gnreux et large, autant le premier devait tre troit. Ce ne pouvait plus tre l'instinct des grandes ides et des grandes choses, c'tait ncessairement celui d'une fausse sagesse, de misrables calculs et de mesquines habilets. C'tait en un mot un esprit autoritaire et gouvernemental : non celui des prinpaux reprsentants de la grande masse de l'Internationale, mais celui des meneurs de la Fabrique genevoise. On comprend que ces Messieurs aiment beaucoup ces assembles des comits. C'est un terrain tout favorable pour le plein dploiement de leurs habilets genevoises ; ils y rgnent en matres, et ils en ont |100 largement fait usage pour endoctriner, pour discipliner dans leur sens et, s'il nous tait permis de nous exprimer ainsi, pour engenevoiser tous les membres principaux des comits des sections trangres, pour45

faire passer peu peu dans leur esprit et dans leurs curs les instincts gouvernementaux et bourgeois dont eux-mmes ils sont toujours anims. En effet, ces assembles des comits des sections leur offraient l'avantage de pouvoir connatre personnellement les membres les plus marquants et les plus influents de ces sections, et il leur suffisait de convertir ces membres leur politique pour devenir les matres absolus de toutes les sections. Aussi avons-nous vu qu'avant janvier 1869, poque laquelle les nouveaux statuts vots par le premier Congrs romand entrrent en vigueur, ce furent non les assembles gnrales, mais les assembles des comits qui furent considres, par le parti de la raction genevoise, comme la suprme instance lgale de l'Internationale de Genve. Les assembles gnrales, d'ailleurs, n'taient ni rgulires ni frquentes. On ne les convoquait que pour des cas extraordinaires, et alors leur ordre du jour, dtermin d'avance, tait toujours si bien rempli qu'il n'y restait que bien peu de temps pour la discussion des questions de principes. Mais il y avait un autre terrain sur lequel ces questions pouvaient tre dbattues avec beaucoup plus de libert : c'taient les assembles mensuelles et quelquefois mme extraordinaires de la Section centrale. La Section centrale, avons-nous dit, avait t le germe, le premier corps constitu de l'Association Internationale Genve ; elle en aurait d rester l'me, l'inspiratrice et la propagandiste permanente. C'est dans ce sens, sans doute, qu'on l'a appele souvent la Section de l'initiative . Elle avait cr l'Internationale Genve, elle devait en conserver et en dvelopper l'esprit. Toutes les autres sections tant des sections corporatives, les ouvriers s'y trouvent runis et organiss non par l'ide, mais par le fait et par les ncessits mmes de leur travail identique. Ce fait conomique, celui d'une industrie spciale et des conditions particulires de l'exploitation de cette industrie par le capital, la solidarit intime et toute particulire d'intrts, de besoins, de souffrances, de situation et46

d'aspirations qui existe entre tous les ouvriers qui font partie de la mme section corporative, tout cela forme la base relle de leur association. L'ide vient aprs, comme l'explication ou comme l'expression quivalente du dveloppement et de la conscience collective et rflchie de ce fait. Un ouvrier n'a besoin d'aucune grande prparation intellectuelle pour devenir membre de la section corporative qui reprsente son mtier. Il en est dj membre |102 avant mme qu'il ne le sache, tout naturellement. Ce qu'il lui faut savoir, c'est d'abord qu'il s'chine et s'puise en travaillant, et que ce travail qui le tue, suffisant peine pour nourrir sa famille et pour renouveler pauvrement ses forces dperdues, enrichit son patron, et que par consquent ce dernier est son exploiteur impitoyable, son oppresseur infatigable, son ennemi, son matre, auquel il ne doit autre chose que la haine et la rvolte de l'esclave, sauf lui accorder plus tard, une fois qu'il l'aura vaincu, la justice et la fraternit de l'homme libre. Il doit savoir aussi, chose qui n'est pas difficile comprendre, que seul il est impuissant contre son matre, et que, pour ne point se laisser craser par lui, il doit s'associer tout d'abord avec ses camarades d'atelier, leur tre fidle quand mme dans toutes les luttes qui s'lvent dans l'atelier contre ce matre. Il doit encore savoir que l'union des ouvriers d'un mme atelier ne suffit pas, qu'il faut que tous les ouvriers du mme mtier, travaillant dans la mme localit, soient unis. Une fois qu'il sait cela, et, moins qu'il ne soit excessivement bte, l'exprience journalire doit le lui apprendre bientt, il devient consciemment un membre dvou de sa section corporative. Cette dernire est dj constitue comme fait, mais elle n'a pas encore la conscience internationale, elle n'est encore qu'un fait |103 tout local. La mme exprience, cette fois collective, ne tarde pas briser dans l'esprit de l'ouvrier le moins intelligent les troitesses de cette solidarit exclusivement locale. Survient une crise, une grve. Les ouvriers du mme mtier, dans un endroit quelconque, font cause47

commune, exigent de leurs patrons soit une augmentation de salaire, soit une diminution d'heures de travail. Les patrons ne veulent pas les accorder ; et comme ils ne peuvent se passer d'ouvriers, ils en font venir soit des autres localits ou provinces du mme pays, soit mme des pays trangers. Mais dans ces pays, les ouvriers travaillent davantage pour un moindre salaire ; les patrons peuvent donc vendre leurs produits meilleur march, et par l mme, faisant concurrence aux produits du pays o les ouvriers gagnent davantage avec moins de peine, ils forcent les patrons de ce pays rduire le salaire et augmenter le travail de leurs ouvriers ; d'o il rsulte qu' la longue la situation relativement supportable des ouvriers dans un pays ne peut se maintenir qu' la condition qu'elle soit galement supportable dans tous les autres pays. Tous ces phnomnes se rptent trop souvent pour qu'ils puissent chapper l'observation des ouvriers les plus simples. Alors ils finissent par comprendre que pour se garantir contre l'oppression exploiteuse et toujours croissante des patrons, il ne leur suffit pas d'organiser une solidarit locale, qu'il faut faire entrer dans cette solidarit tous les ouvriers du mme mtier, travaillant non seulement dans la mme province ou dans le mme pays, mais dans tous les pays, et surtout dans ceux qui sont plus particulirement lis par des rapports de commerce et d'industrie entre eux. Alors se constitue l'organisation non locale, ni mme seulement nationale, mais rellement internationale, du mme corps de mtier. Mais ce n'est pas encore l'organisation des travailleurs en gnral, ce n'est encore que l'organisation internationale d'un seul |104 corps de mtier. Pour que l'ouvrier non instruit reconnaisse la solidarit relle qui existe ncessairement entre tous ces corps de mtier, dans tous les pays du monde, il faut que d'autres ouvriers, dont l'intelligence est plus dveloppe et qui possdent quelques notions de la science conomique, viennent son aide. Non que l'exprience journalire lui manque sur ce point, mais parce que les phnomnes conomiques par lesquels se manifeste cette indubitable48

solidarit sont infiniment plus compliqus, de sorte que leur sens vritable peut chapper et chappe en effet fort souvent aux ouvriers moins instruits. En supposant que la solidarit internationale soit parfaitement tablie dans un seul corps de mtier, et qu'elle ne le soit pas dans les autres, il en rsultera ncessairement ceci, que dans cette industrie le salaire des ouvriers sera plus lev et les heures de travail seront moindres que dans toutes les autres industries. Et comme il a t prouv que, en consquence de la concurrence que les capitalistes et les patrons se font entre eux, le vritable profit des uns comme des autres n'a d'autre source que la modicit relative des salaires et le nombre aussi grand que possible des heures de travail, il est clair que, dans l'industrie dont les ouvriers seront internationalement solidaires, les capitalistes et les patrons gagneront moins que dans toutes les autres ; par suite de quoi, peu peu, les capitalistes transporteront leurs capitaux et les patrons leurs crdits et leur activit exploitante |105 dans les industries moins ou pas du tout organises. Mais cela aura pour consquence ncessaire de diminuer dans l'industrie internationalement organise la demande des travailleurs, et cela empirera naturellement la situation de ces travailleurs, qui seront forcs, pour ne point mourir de faim, de travailler davantage et de se contenter d'un moindre salaire. D'o il rsulte que les conditions du travail ne peuvent ni empirer ni s'amliorer dans aucune industrie sans que les travailleurs de toutes les autres industries ne s'en ressentent bientt 20, et que tous les corps de mtier dans tous les pays du monde sont rellement et indissolublement solidaires. Cette solidarit se dmontre par la science autant que par l'exprience, la science n'tant d'ailleurs rien que l'exprience universelle mise en relief, compare, systmatise et duement explique. Mais elle se manifeste encore au monde ouvrier par la sympathie mutuelle, profonde et passionne, qui, mesure20

Le passage qui suit, partir d'ici jusqu' la ligne 15 de la p. 63, a t cit au tome II de L'Internationale, Documents et Souvenirs, p. 164. 49

que les faits conomiques se dveloppent et que leurs consquences politiques et sociales, toujours de plus en plus amres pour les travailleurs de tous les mtiers, se font sentir davantage, crot et devient plus intense dans le cur du proltariat tout entier. Les ouvriers de chaque mtier et de chaque pays, avertis, d'un ct, par le concours matriel et moral que, dans les poques de luttes, ils trouvent dans les ouvriers de tous les autres mtiers et de tous les autres pays, et, de |106 l'autre, par la rprobation et par l'opposition systmatique et haineuse qu'ils rencontrent, non seulement de la part de leurs propres patrons, mais aussi des patrons des industries les plus loignes de la leur, de la part de la bourgeoisie tout entire, arrivent la connaissance parfaite de leur situation et des conditions premires de leur dlivrance. Ils voient que le monde social est rellement partag en trois catgories principales : 1 les innombrables millions de proltaires exploits ; 2 quelques centaines de milliers d'exploiteurs du second et mme du troisime ordre ; et 3 quelques milliers, ou tout au plus quelques dizaines de milliers, de gros hommes de proie ou capitalistes bien engraisss qui, en exploitant directement la seconde catgorie et indirectement, au moyen de celle-ci, la premire, font entrer dans leurs poches immenses au moins la moiti des bnfices du travail collectif de l'humanit tout entire. Du moment qu'un ouvrier est parvenu s'apercevoir de ce fait spcial et constant, quelque peu dveloppe que soit son intelligence, il ne peut manquer de comprendre bientt que, s'il existe pour lui un moyen de salut, ce moyen ne peut tre que l'tablissement et l'organisation de la plus troite solidarit pratique entre les proltaires du monde entier, sans diffrence d'industries et de pays, dans la lutte contre la bourgeoisie exploitante. |107 Voil donc la base de la grande Association Internationale des Travailleurs toute trouve. Elle nous a t donne non par une thorie issue de la tte d'un ou de quelques penseurs profonds, mais bien par le dveloppement rel des50

faits conomiques, par les preuves si dures que ces faits font subir aux masses ouvrires, et par les rflexions, les penses qu'ils font tout n