mélusine après le cri

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Page 1: Mélusine après le cri

Colloque Mélusine et les femmes d’outre monde.

Ethno 96.Comité du centenaire du Congrès d’Ethnographie Nationale.MCPP, Parthenay 4 et 5 Mai 1996.

Mélusine après le cri.

Georges Bertin.

Groupe de Recherches sur l’Imaginaire dans l’Ouest.Université Catholique de l’Ouest. Angers.

Institut de Psychologie et Sociologie Appliquées

Laboratoire de recherches opÚratoires en psychologie et Sciences Sociales.

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G Bertin, Mélusine après le cri.

"Le désir, seul ressort du monde...", écrivait André Breton dans l'Amour Fou,.1"le désir, seule rigueur que l'homme ait à connaître, où puis-je être mieux pour l'évaluer qu'à l'intérieur du nuage?".

Il y a, dans cette définition du désir, un renvoi implicite aux origines mêmes du mot, lequel, si l'on en croit l'étymologie, trouve sa signification dans la racine indo-européenne SIDUS-SIDERIS qui désigne l'étoile d'une constellation.

Le verbe DE-SIDERARE (désirer) marque ainsi le regret de ce qu'on cesse de voir, dont on regrette la disparition et, par extension, désignerait tout ce que l'on a eu en commun et qui fait désormais défaut, telle cette femme mythique qui disparaît soudain dans un grand cri.

La référence aux nuées, aux cieux, aux astres chez Breton nous convoque donc à poser la problématique du désir qui:

- trouve son origine dans le manque, la privation, la séparation, le regret,

- se traduit par la demande, l'expression du besoin, la recherche, la prière. Derrière cette expression on voit bien se profiler les manques les plus primitifs dont rendent compte les mythes de l'Age d'Or, de la Quête, de l'Etoile retrouvée ou inaccessible, de l'Eternel Retour ou, encore, ceux de l'ère de la Femme: Isis, Hannah, Brigit la brillante, Véronique, Venisse ou Mélusine, archétype de la brutale disparition d’un obscur objet du désir, mais de quel désir?

André Breton décrétait de nécessité publique de "ne pas, derrière soi, laisser s'embroussailler les chemins du désir".2. Il a, sans doute, jeté les bases d'une anthropologie du désir. Il suffit, pour s'en convaincre, d'en pointer les mises en forme successives dans trois moments fondamentaux de son oeuvre:

" Poisson soluble", publié en 1924, l'année même du Premier Manifeste du Surréalisme, Breton a alors 28 ans,

"L'Amour Fou", publié en 1937 et inspiré par la rencontre de l'auteur, en 1934, avec Jacqueline Lamba,

"Arcane 17", publié en 1944, à l'époque où le fracas atomique mettait un terme aux combats où s'étaient affrontées les idéologies du siècle.

Il nous a, en effet, semblé qu'entre ses oeuvres, depuis Poisson Soluble qu'Alquié considérait comme une oeuvre clé, entièrement marquée par l'imaginaire féminin, jusqu'à Arcane 17, dans laquelle Breton annonce le retour et la délivrance de Mélusine, la femme serpent, il y a réellement une mise en forme des diverses assomptions du désir, en ses schèmes eidolo-moteurs, pour reprendre une terminologie Durandienne.

De ces images du désir, dans lesquelles nous reconnaissons trois figures du Temps, nous évoquerons brièvement les deux premiers ordres, aujourd’hui étrangers à notre sujet, avant d’en venir au troisième, celui de Mélusine.

Premier ordre: le Sidéral.

1 Breton A. L'Amour Fou, Paris, Gallimard, Folio, 1978, p.119.2Bertin G. L'Imaginaire du groupe surréaliste de Paris, in Cena, N° 9, Juin 1992 éd ass. CENA.

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Poisson Soluble, dont le premier texte est dédicacé "A Simone "comprend 32 textes dont 31 réalisés de "façon purement automatique". Ecrits entre Mars et Mai 1924, ils mettent en oeuvre un Imaginaire largement sidéral, les images les plus fréquemment repérées étant celles de l'héroïsme, de l'Ascension, de l'onirique et d'un spatial lumineux. Ces pages "d'une légèreté gracieuse" selon Julien Gracq, mettent le lecteur en présence d'une nature miniaturisés, toute de délicatesse, une nature déjà en marche vers l'homme. Le désir d'exister dans l'amour y prend le "visage de joies sensuellement amoureuses dans un climat de clarté"

Ainsi cette image: "sur le bord des nuages se tient une femme, sur le bord des îles une femme se tient comme sur les hauts murs décorés de vignes étincelantes".

Les images de lumière y sont sans cesse renforcées par celles de l'élévation.

Breton s'explique lui -même d'ailleurs sur son dessein: il s'agissait "d'enseigner directement par des images aussi bien la cosmographie que la chimie, que la musique", les descriptions de l'objet même du désir, la femme, n'échappent pas elles non plus à ce régime de l'imaginaire qui valorise les figures lumineuses et ascensionnelles. Ce désir du poète emprunte des voies où se succèdent, sans nous laisser de repos, des images marquant un désir d'exister dans l'amour fondé sur quête de l'objet inaccessible, objet perdu du fait de sa position aérienne ou sidérale, lumineuse et élevée, objet dématérialisé.

Gilbert Durand met ce régime de l'Imaginaire en rapport avec la station redressée de l'homme dont l'apprentissage lui coûte tant3. Peut-être que cette spatialisation à la fois aérienne et lumineuse de la femme correspond-elle ici à une difficulté rencontrée par le poète d'assumer son désir: "Elle était au delà de nos désirs à la façon des flammes" (3)

En effet, les schèmes ascensionnels sont souvent mis en relation avec un isomorphisme de la pureté où convergent l'aile, l'oiseau, la flèche et la lumière. C'est sans doute ce qui faisait écrire à Marguerit Bonnet4 que les produits automatiques de l'écriture de Breton, et c'est on l'a vu le cas de Poisson Soluble, constituaient autant de "traces ambiguës et souvent incertaines du désir lancé à la recherche de lui-même".5

Deuxième ordre: L'Age d'Or de l'Amour Fou.

Le Surréalisme se rêve "nouvelle Genèse, recommencement d’après le déluge, Age d'or retrouvé " écrivait José Pierre.

Se réalisant dans le délire de la présence absolue, on voit très nettement André Breton prendre ici le contre pied d'un régime de l'Amour marqué par l'inaccessible.

Au contraire du précédent, les images qui seront valorisées là sont celles de la fusion, de la beauté convulsive, qu'elles s'expriment dans les regards, dans l'exaltation de l'amour charnel ou dans les délices de la consommation du fruit défendu.

C'est un nouvel âge de l'amour qui fait retour aux origines et abolit le Temps comme obstacle à la réalisation du désir amoureux.

3Durand Gilbert Les structures anthropologiques de l'Imaginaire, Paris, Dunod, 1985, 10ème éd.p.138sq.4Bonnet Marguerite, André Breton et la naissance de l'aventure surréaliste, Paris, Gallimard, 1988.5 ibidem.

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"Je ne nie pas que l'Amour aie maille à partir avec la vie. je dis qu'il doit vaincre et pour cela s'être élevé à une telle conscience poétique de lui-même que tout ce qu'il rencontre nécessairement d'hostile se fonde au foyer de sa propre gloire".

L'Amour fou est précédé du désir des folles découvertes pour mieux glorifier le pouvoir de subversion de la chair.6

Ensuite Breton décline ce cheminement dans l'accomplissement du désir: la rencontre, le voyage à deux dans un pays étranger, la discorde, la naissance d'un enfant.

En effet ces épreuves sont inséparables du désir "le sexe de l'homme et celui de la femme ne sont aimantés l'un vers l'autre que moyennant l'introduction entre eux d'une trame d'incertitudes sans cesse renaissantes7".

L'Amour Fou suppose à la fois l'exaltation du comportement lyrique, et la transe, les transports, les ravissements, les hallucinations.

Il est aussi marqué d'une extrême fragilité, peut se briser un jour sur un obstacle insurmonté, il "est toujours derrière, jamais devant"(Alexandrian)..

C'est l'affirmation de l'ordre du désir radicalement fusionne "région paradoxale où la fusion de deux êtres qui se sont réellement choisis restitue à toutes choses les couleurs perdues du temps des anciens soleils (AF1), reflet du Temps immobile qui caractérise pour lui cette expérience.

Le désir bâillonné par le puritanisme retrouve ici la promesse du bonheur, en guérissant notre sexualité de l'aliénation quand la recréation perpétuelle s’éternise dans l’instant..

L'évocation du mythe de Vénus vient heureusement le confirmer car notre "désir n'a pas besoin de vérité, de démystification, mais de tant de mythes qu'à la fin il ne sache plus ou donner de la fête(8)."

6Alexandrian A. André Breton, Paris, Le Seuil, Ecrivains de toujours, 1971.7(?) ibidem.8(?) Bruckner P.et Finkielkraut A. Le Nouveau dèsordre amoureux, Paris, Le Seuil, 1977, p.287.

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TROISIÈME ORDRE: LE RETOUR DE MÉLUSINE.

C'est l'achèvement d'une Quête: après les aspirations sidérales, après la fusion de la jouissance absolue, voici l'évocation, à pleines pages d'Arcane 17, ouvrage écrit à l'occasion d'un voyage avec Elise au Canada en 1944, des images de la Mère, de la Nuit et du Gouffre, mais aussi de la Femme-Enfant, de la Femme fleur, de la Coupe de la Jeunesse Eternelle.

Les circonstances de l'écriture du texte nous fournissent également des indications à cet égard puisque Breton compose son texte en Gaspésie, devant le rocher de Percé, magnifique allégorie naturelle.

C'est bien à une reconquête du désir vu comme processus d'initiation à la redécouverte de l'Etoile retrouvée, de l'Amour dans la liberté que s'engage et nous engage, à cette époque et en ces lieux, André Breton..

Dans cette période troublée de l'histoire de l'humanité, le poète imagine que le salut terrestre ne peut venir que par la femme, "de la vocation transcendante de la femme" (AR149).

Car est venu le temps "de faire valoir les idées de la femme aux dépens de celles de l'homme dont la faillite se consomme assez tumultueusement aujourd'hui" (AR 62) Il s'agit bien de débouter l'homme, par une véritable révolution, un retournement de son désir, "de toutes ses instances tant que la femme ne sera pas parvenue à reprendre de ce pouvoir sa part équitable et cela non plus dans l'art mais dans la vie"(AR 64).

Dés lors l'objet de son désir s'en trouve identifié.

"Oui, c'est toujours la femme perdue, celle qui chante dans l'imagination de l'homme mais au bout de quelles épreuves pour elle, pour lui, ce doit être aussi la femme retrouvée". (AR p.60).

Il s'incarne dans un nom, celui d'une de nos plus grandes fées nationales: Mélusine dont il va décliner les attraits, les mérites, dans lequel il va projeter entièrement la somme de ses désirs.

Rappelons simplement que la figure de Mélusine, élément incontournable du folklore français, bien connue depuis maintenant trente ans grâce aux travaux d'Henri Dontenville et de la Société de Mythologie Française, est une personnalité sacrée, apparaissant souvent comme une ogresse, ou encore une ondine à la queue serpentiforme, femme animale, serpente ou tritone, incarnation éminente de la Mère néolithique (la Mé Lusine soit la Grand Mère ou encore la Mére l’ogresse) arborant souvent sur le front l'escarboucle symbolisant la pensée pure, la voyance et offrant aussi la particularité d'être ailée et de pouvoir se déplacer très rapidement par des moyens qu'ignorent les simples mortels. Elle passe pour avoir enfanté différentes familles dont les Lusignan qui considèrent, de ce fait, appartenir à une essence différente de celle des autres humains et ne manquent pas d’en tirer gloire.

Nous en trouvons trace dés le XIème siècle chez Gautier Map ou Gervais de Tilbury et c’est en 1392 que, sur la commande de Jean de Berry, comte de Poitou, et de Marie duchesse de Berry, son épouse, Jehan d‘Arras libraire et relieur en entreprend l’écriture.

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Les différentes versions de sa légende la mettent aux prises avec un époux rencontré prés d'une fontaine qu'elle a initié aux plaisirs de l'amour et qu'elle finit toujours par quitter lorsque celui-ci, en enfreignant un interdit, découvre la face cachée de la personnalité de son épouse sacrée. Elle revient parfois, la nuit, à son insu pour allaiter sa progéniture qui boitera en héritage comme sa mère. Ses apparitions sont scandées par des cris surhumains.

On voit ici que le mythe reprend en les synchrétisant les figures du désir déjà étudiées dans l'oeuvre de Breton, Mélusine est à la fois du royaume sidéral, auquel elle appartient par sa nature divine, elle est encore liée à l'eau, à la fécondité, institue la régression temporelle pour son époux tout en réinstituant les traits de la grande déesse des sociétés indo-européennes.

Au delà, le mythe permet au poète de prendre en compte ce que ne permettaient pas les régimes de l’imaginaire précédemment évoqués, son animalité profonde (Henri Laborit aurait parlé de l’usage de son cerveau reptilien), ce que ne démentent d’ailleurs pas les analyses de Pierre Gordon:

« Les cris de Mélusine sont aussi aisés à comprendre que les cris de la Sphinge thébaine, qui était elle aussi une ogresse . Lorsqu’elles agissaient comme femmes sacrées, les Mélusines ne pouvaient employer le langage humain, puisqu’elles devenaient les serpentes. Force leur était de pousser des sifflements aigus.9»

Enfin, comme "Mélusine avant le cri qui doit annoncer son retour, parce que ce cri ne pourrait s'entendre s'il n'était réversible.10..(AR 66), image de la Mère éternelle, la femme sacrée apparaît chez les celtes sous le nom de Karydwen, épouse de Hu Kadarn, le fils de Dieu, le Vaillant et le Fort, à la fois vierge comme fille et épouse comme mère. Robert Ambelain11 rappelle qu’étymologiquement Karydwen signifie la Porte Divine (Ker - Doué), rejoignant là la conception asiatique d’une Nature Supérieure à la création terrestre et matérielle, caractère, comme on l’a vu, du mythe mélusinien. Associée au bouleau, arbre des lieux humides, dans les traditions celtiques, elle est l’image de la beauté.

Karydwen est donc la Nature, l’oeuvre de Dieu et sa double existence offre à l’être purification, mère éternelle, Amour salvateur et miséricordieux qui « dans le dur périple abrite et inspire la créature encore enténébrée ».

Breton a parfaitement intégré ces figures du mythe qu'il décline en trois temps dans Arcane 17: Mélusine après le cri, Mélusine délivrée, la Femme-Enfant.

1°) Mélusine après le cri.

"Mélusine au dessus du buste se dore de tous les reflets du soleil sur le feuillage d'automne (on retrouve ici un schème lumineux). Les serpents de ses jambes dansent en mesure au tambourin. Les poissons de ses jambes plongent et leur têtes reparaissent ailleurs comme suspendues aux paroles de ce saint qui les prêchait dans le myosotis, les oiseaux de ses jambes relèvent sur elle le filet aérien (AR64-65).

Mélusine à demi reprise par la vie panique, Mélusine aux attaches inférieures de pierraille ou d'herbes aquatiques ou de duvet de nid, c'est elle que j'invoque, je ne vois qu'elle qui puisse rédimer cette époque sauvage(AR65).

9 Gordon Pierre, Essai, les Vierges Noires, Mélusine, l’origine et le sens des contes de fées, Neuilly sur Seine, Arma Artis, 1983.p;25.10 les notes type AR 000 font référence à l’édition d’Arcane 17, Gallimard Folio 1965.11 Ambelain Robert, Les Traditions celtiques, St Jean de Braye, éd. Dangles, 1977, p.38-39.

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C'est la femme tout entière et pourtant la femme telle qu'elle est aujourd'hui, la femme privée de son assiette humaine, la légende le veut ainsi, par l'impatience et la jalousie de l'homme.

On voit ici poindre l’importance du cri comme moment décisif de la métamorphose.

Gordon12 voit dans ce cri la marque de l’initiation qu’il rapproche des sifflements aigus renforçant le langage animal des personnalités divines au moment des mises en scène initiatiques dont abondent les récits ethnographiques. Il montre que celui-ci a pour but de renforcer la terreur, l’ogresse intervenant à l’époque où les jeunes gens doivent traverser les rites, c’est à dire subir la mort initiatique.

On aurait donc confondu cet usage du trépas initiatique, souligné par toutes les traditions ésotériques, avec celui de la mort organique et Gordon explique ainsi la croyance aux dames blanches , annonciatrices de la mort, et nous rapprochons cela de la croyance à la charrette de la mort, présente dans les traditions celtes, et dont les roues font un vacarme effrayant.

«Les sons, écrit Ambelain13, déclenchent, dans l’âme séparée, l’illusion de cyclones, d’ouragan et proviennent de la perception intuitive du processus désintégrateur des éléments grossiers car le premier cri de Mélusine, ce fut un bouquet de fougères commençant à se tordre dans une haute cheminée...(AR 66).

Débarrassée de ses éléments grossiers, purifiée, Mélusine est ainsi figure de l’âme évoluée pour laquelle rien de ce monde terrifiant et illusoire ne se manifeste.

De nombreuses traditions religieuses témoignent de processus semblables.

On se rappelle ainsi que la réalisation de la vie terrestre du Christ se manifeste également par un grand cri qu’il pousse sur la Croix: « Eli, Eli, lama sabachtani » avant de rendre l’esprit, c’est à dire de rejoindre l’Esprit du Père et de réintégrer les cieux.

Le cri est ici symbole de la rupture avec la nature et la force animales, de l’accès à l’Ether, de la « mise en âme de l’immortel ».

Il réalise la conjonction des contraires, est marque de l’assomption des désirs humains, comme l’est l’assomption de Mélusine qui s’envole. On retrouve cette figure également chez la Vierge Marie.

De même, il est prélude à l’Ascension du Christ, à l’instant de la délivrance de son enveloppe charnelle, lorsque l’âme s’en sépare. (il rend son âme à Dieu).

Nous ne voulons pour preuve de cette association que le fait que le mot tabou, présent dans les versions normandes de la Légende Mélusienne, est bien celui de la Mort, ce mot que le seigneur d’Argouges, ne peut prononcer sauf à déclencher le processus irréversible de l’accomplissement de ce passage, le grand voyage.

Le cri de Mélusine, au moment de la métamorphose, est bien celui d’une délivrance, celle de l’animalité comme dans l’Apocalypse de Jean, la Femme, pour échapper au dragon, reçoit les ailes d’un grand aigle et peut voler au désert

12 op cit p.25.13 op.cit.p.139.

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jusqu’au refuge où, loin du serpent, elle doit être nourrie « un temps et des temps et la moitié d’un temps ».

2°) Mélusine délivrée.

Les images créées par Breton pour mettre en scène Mélusine délivrée renforcent ce sentiment « car Mélusine avant et après la métamorphose, est Mélusine."(AR65) .

«Le second cri de Mélusine ce doit être la descente d’escarpolette dans un jardin où il n’y a pas d’escarpolette, ce doit être l’ébat des jeunes caribous dans la clairière, ce doit être le rêve de l’enfantement sans la douleur.

 Mélusine à l'instant du second cri: elle a jailli de ses hanches sans globes, son ventre est toute la moisson de d'Août, son torse s'élance en feu d'artifice de sa taille cambrée, moulée sur deux ailes d'hirondelle, ses seins sont des hermines prises dans leur propre cri, aveuglantes à force de s'éclairer du charbon ardent de leur bouche hurlante (AR66)."

De nombreuses versions de la légende montrent à quel point Mélusine échappe à l’animalité en se purifiant, ceci est présent dans les versions pré-chrétiennes ou chrétiennes citées par Françoise Clier-Colombani14, les images du bain menstruel, de la femme au cuveau, des lavandières, du bain des lépreux, des fées converties en saintes thérapeutes, comme celles des traditions littéraires convergent vers cette interprétation encore renforcée par l’idée de mue soulignée par cet auteur: «  elle est sur terre pour tenter de se purifier de son état de fantôme et accéder à la pure humanité 15».

Il y a donc rupture avec un état antérieur laquelle ne se fait pas forcément sans souffrance, celle de la séparation.

Il semble bien d’ailleurs qu’à ce niveau, le mythe mélusinien nous dise aussi la rupture d’une communauté primitive avec ses polarités positives et négatives. la délivrance de l’animalité ne serait-elle pas celle de l’accès à la civilisation, le défi de Culture sur Nature, après purification?

La délivrance laisse en effet l’humanité en but à sa nature contradictoire. Créée pour travailler pour les dieux, c’est en assumant elle-même la mort (le cri) que Mélusine nous en délivre comme le Christ nous délivrera de l’univers du Mal, comme Gilgamesh, ainsi que le note Eugen Drewermann16, a été initié par sa relation sexuelle avec la prostituée du temple dans le savoir quasi divin qui fondait la communauté humaine.

Cette délivrance ne permet-elle pas également à Mélusine d’échapper a une union incestueuse à laquelle la destinerait sa qualité de « grand mère » telle la sakti des légendes indiennes qui subit dans de semblables circonstances la purification par le feu après avoir exprimé ses désirs incestueux17? Ceci interpréterait et la question du tabou et celle de la généalogie dont se réclament les Lusignan.

14 Mélusine christianisée, bulletin SMF N°177, 2ème trimestre 1995.15 ibidem p.48.16 Drewermann Eugen. Le Mal, Desclée Debrouwer, 1996.17 Herrenschmidt Olivier, Les meilleurs dieux sont hindous, Lausanne, L’Age d’or/Essais, 1989, p.118

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L’époux de Mélusine n’est il pas lui aussi délivré et cette délivrance ne justifie-t-elle pas l’ordre social par la prise en compte qu’elle impose d’une vision d’ensemble de l’univers non plus fondée sur la fusion mais sur l’équilibre des polarités?

Breton ne nous invite-t-il pas ici à remouer avec cette sagesse médiévale où Temps et Tradition, profane et sacré, science et philosophie vivaient en bon accord lorsque se rencontraient comme complémentaires vision extérieure et expérience mystique s’originant à l’orient des pures intelligences?

De nombreux récits mettent ainsi accent sur l’exil, récits symboliques et d’initiation spirituelle recréant un intermonde. Le mystique, tel au XIIème siècle Sohrawardi, y ressaisit le drame personnel de son histoire au plan d’un monde suprasensible. ces récits le reconduisent à son origine, il peut retourner chez lui s’il ne se sépare ni n’isole l’une de l’autre la recherche philosophique et la réalisation spirituelle.

Ainsi, tandis que l’Orient, posant que la Science vient de Dieu, intériorisera l’histoire et revalorisera l’imaginaire par la poésie, l’Occident va développer la Science des causes; s’opposent alors dialectique et philosophia perrennis18.

Cette tâche nous semble en filigrane de l’effort accompli par le Breton d’Arcane 17 qui écrivait déjà, en 1924, dans le Second Manifeste du Surréalisme: « le procès de l’attitude réaliste demande à être instruit après le procès de l’attitude matérialiste (...) sous couvert de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir tout ce qui peut se taxer à tort ou à raison de superstition, de chimère, à proscrire tout mode de recherche de la vérité qui n’est pas conforme à l’usage », et de proposer le modèle du rêve, et du merveilleux, d’évoquer la toute puissance de l’Image, « médiatrice entre le domaine du vivant et de l’Univers », création pure de l’esprit, prise de conscience immédiate qui existe dans l’Univers19.

3°) La Femme-Enfant.

Le retour de Mélusine est aussi présent dans la légende comme il l’est dans le texte de Breton. Phase ultime, il est, pour nous, celui de la réversibilité du mythe et trouve son épiphanie dans la figure de la femme-enfant.

"La femme-enfant. C'est son avènement à tout l'empire sensible que systématiquement l'art doit préparer... la figure de la femme-enfant désigne autour d'elle les systèmes les mieux organisés parce que rien n'a pu faire qu'elle y soit assujettie ou comprise...

Qui rendra le sceptre sensible à la femme-enfant?

Je choisis la femme enfant non pour l'opposer à l'autre femme mais parce qu'en elle et seulement en elle me semble résider à l'état de transparence absolue l'autre prisme de vision dont on refuse obstinément de tenir compte(AR69).

On trouve là le point culminant de l’oeuvre du poète, soit des images qui lui viennent de très loin, de son histoire personnelle, et l’on se souvient qu’en 1930-1931, il a rencontré Claire, petite danseuse du Moulin Rouge, qu’il conduira à

18 Durand Gilbert, Science de l’Homme et Tradition, Paris, Berg, L’Ile Verte, 1979, p.19.19 Breton André. Second Manifeste du Surréalisme, Paris, Gallimard, La Pleiade, 1988.

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l’Isle sur la Sorgue, vers l’oeuvre d’un autre poète, René Char, dont un poème porte un nom, rencontré sur une tombe Lola Abba.

De là lui viendra une inspiration renouvelée aux sources de la féminité, c’est la Dalila évoquée dans Pleine Marge, comme son choix de nombreuses illustrations de son oeuvre: la Dalila de Gustave Moreau, celle de Dali ou encore la Dalila de Nabokov.

Car, « de la tête aux pieds Mélusine est redevenue femme... elle a réintégré le cadre vide d'où son image même avait disparu en pleine époque féodale...(AR70).

De part et d'autre de cette femme qui, par delà Mélusine est Eve et est maintenant toute la femme, frémit à droite un feuillage d'acacias, tandis qu'à gauche un papillon oscille sur une fleur...(AR74) »

Et Breton nous livre le secret de cette synthèse, de cette assomption du désir amoureux où culmine l'image Mélusinienne, "suprême régulatrice et consolatrice"(AR72).

"L'Etoile ici retrouvée est celle du grand matin... Elle est faite de l'unité de ces deux mystères: l'amour appelé à renaître de la perte de l'objet de l'amour et ne s'élevant qu'alors à sa pleine conscience, à sa totale dignité; la liberté vouée à ne se bien connaître et à ne s'exalter qu'au prix de sa privation même."

N'est-ce pas le sens même que donnent les ésotéristes à l'Arcane 17 des tarots (l'Etoile), qui présente une fée à la fontaine, à la fois Etoile et verse-eau, déesse de fécondité, vision cosmique de la femme, féminisation de l'univers, médiatrice par ses vertus occultes, par le fait que derrière toute femme se cache la figure de la magicienne, de l'initiatrice(20), figure de l'espérance, de l'Immortalité? Et l'on surprend ici Breton, parvenu à cette étape de son cheminement, dans une veine plus mystique.

"Le dix-septième arcane est celui de l'espoir, de l'étoile des Mages, celle qui les conduisit avec la lumière de l'espérance, au Messie qui venait de naître... L'Immortalité est le testament de l'espérance dans le plan divin."(21).

Dans Arcane 17, le désir trouve ainsi son objet d'une façon quasi magique, comme par la vertu d'une initiation sacrée.

André Breton, certes, n’est pas le premier écrivain ni sans doute le dernier à annoncer l‘Eve des Temps Nouveaux. Avant lui s’y étaient employés particulièrement Guillaume Postel (1510-1591), dans une oeuvre intitulée La Vierge Vénitienne, Eliphas Levi (l’abbé Constant, 1810-1875) et encore Anna Kingsford22 (1846-1888), laquelle, proposait une nouvelle théologie féminisante de l’Esprit Saint, voyant la femme comme image de l’âme divine en arguant du fait que son apparition, en dernier dans l’ordre de la création, était le signe de sa perfection.

Elle citait notamment, dans le Livre de Josué, la parabole du Figuier (Genése 3/7) dont les tiges ruissellent de lait et où la femme apparaît comme fruit de la matrice, coupe de la vie.

20(?) Bertin Georges, les Régimes de l'Amour dans le Roman de Tristan et Yseut, in "L'Amour", Cahiers de l'IPSA, 1993. UCO.21(?) Marcotoune Serge, La Science secrète des initiés, Paris, Champion, 1955, 2ème éd. p.141./7)22 Kingsford A. La voie parfaite, ou le Christ ésotérique, Paris, Alcan, 1892.

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Dans un essai écrit à Pékin en 1939, le jésuite Teilhard de Chardin 23 nous semble aller dans le même sens quand il évoque le rôle incontournable de la femme par laquelle, dit-il, « l’homme peut échapper à l’isolement de sa perfection ».

« Entre l’homme et la femme, un pouvoir spécifique et mutuel de sensibilisation et de fécondation spirituelle sommeille vraisemblablement encore, qui demande à se dégager en irrésistible élan vers tout ce qui est beauté et vérité ». Et il ajoutait: « Il va s’éveiller », en appelant au sens cosmique de l’Humanité.

CONCLUSION: "LA RÈVOLTE SEULE EST CRÈATRICE DE LUMIÈRE".

Le triple cri de Mélusine inscrit le voyage auquel nous convie André Breton aux portes du désir, outre le fait que son objet soit clairement identifié: "oui, c'est toujours la femme perdue, celle qui chante dans l'imagination de l'Homme mais au bout de quelles épreuves pour elle, pour lui, ce doit être aussi la femme retrouvée" (AR p.60), et « tu sais bien qu'en te voyant pour la première fois, c'est sans la moindre hésitation que je t'ai reconnue. Et de quels confins des plus terriblement gardés ne venais-tu pas? quelle initiation, à laquelle nul ou presque n'est admis ne t'avait pas sacrée ce que tu es?" (AR p.23), dans trois ordres, et nous pouvons nous demander si les figures imaginaires convoquées par le poète ne sont pas sans nous interroger sur les visages du Temps auxquels se soumettent les sujets désirant que nous sommes:

- temps héroïques, de la quête et de la poursuite éperdue d'un objet qui toujours est rendu plus inaccessible par sa poursuite elle-même, là le désir ne tente sa réalisation qu'en séduction, c'est le mythe du rapt des femmes qui alimente cet imaginaire là en le résumant.

Quand Mélusine parvient au monde des hommes, quand elle accepte d’accéder à la requête de son seigneur humain, elle accepte de vivre le temps des hommes, celui de la nécessité.

- immobilité de la fusion réalisée au temps de l'Amour Fou, et l'on a vu la prédominance, à cette étape, du mythe de Vénus, c’est aussi dans le mythe mélusinien la période hors du temps, (7 ans dans quelques récits) où elle jouit de l’état de mariage et accepte l’amour de l’aimé qui est peut-être aussi son descendant,

- temps cyclique du retour dans le mythe de Mélusine convoquant du fond des âges et de nos inconscients la capacité que nous aurions à vivre d'une vie émerveillée.Le retour de Mélusine est là celui de la révolution du temps et nous inscrit dans le temps du Mythe en lui conférant son efficacité symbolique rédemptionnelle.

Certes, comme l'écrivait Breton dans l'Immaculée Conception, "l'Amour a toujours le Temps" et si le désir, comme le merveilleux, n'est pas le même a toutes les époques, il nous apprend à penser nos limites, avec les risques inhérents à cette entreprise.

23 Teilhard de Chardin Pierre, L’Energie Humaine,Paris, Le Seuil, Oeuvres Complétes-6, L’Energie Humaine, 1965, p.162-3.

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Car "l'homme propose et dispose. Il ne tient qu'à lui de s'appartenir tout entier, c'est à dire de maintenir à l'état anarchique la bande chaque jour plus redoutable de ses désirs".(Manifeste du Surréalisme. 1924).

Le mot révolte, en son sens premier, re-volvere- soit faire retour sur la courbe, se réinscrire dans la boucle du Temps,- prend dans ces images une signification toute particulière.

Dans sa quête incessante du merveilleux réactivée par son usage du mythe mélusinien, le poète nous amène à reconsidérer notre traitement de l’Espace et du Temps, à en modifier les perspectives pour rétablir les échanges entre le subjectif et l’objectif, entre réel et imaginaire. Il contribue, par là même, à dépasser l’angoisse, à nous dire que la vie est en son essence un excès, une prodigalité.

On comprend dés lors pourquoi, lorsque il entreprend de définir la femme dans son dictionnaire abrégé du Surréalisme, Breton cite Baudelaire: «  la femme est l’être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves. La femme est fatalement suggestive, elle vit d’une autre vie que la sienne propre, elle vit spirituellement dans les imaginations qu’elle hante et qu’elle féconde 24».

Le mythe la situe en ses multiples expressions, telles les Sakti indiennes lesquelles sont référées à leur histoire propre, dans leur rapports avec la Trimurti, (et l’on se souvient que Claude Gaignebet rappelle que l’avatar chrétien de Mélusine, Véronique est honorée à trois dates), comme celles qui ne donnent pas leur noms.

Leurs aventures nous racontent les épisodes de leur manifestations humaines et supra humaines qui aboutissent au passage de l’un au multiple.

Au fond Mélusine, en ses diverses assomptions désirables et désirantes, ne résout-elle pas, pour lui comme pour nous, ce paradoxe énoncé par Breton dans Point du Jour, «  le portrait d’un être qu’on aime doit pouvoir être non seulement une image à laquelle on sourit mais encore un oracle qu’on interroge ».

GB, Angers, le 3 avril 1996.

24 Oeuvres complétes, La Pléiade, 1992, p.809.

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