mbembe - la république désoeuvrée, la france à l'ère post-coloniale

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LA RÉPUBLIQUE DÉSOEUVRÉE La France à l'ère post-coloniale Achille Mbembe Gallimard | Le Débat 2005/5 - n° 137 pages 159 à 175 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2005-5-page-159.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Mbembe Achille, « La république désoeuvrée » La France à l'ère post-coloniale, Le Débat, 2005/5 n° 137, p. 159-175. DOI : 10.3917/deba.137.0159 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.136 - 10/09/2013 17h21. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.136 - 10/09/2013 17h21. © Gallimard

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LA RÉPUBLIQUE DÉSOEUVRÉELa France à l'ère post-colonialeAchille Mbembe Gallimard | Le Débat 2005/5 - n° 137pages 159 à 175

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-2005-5-page-159.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Mbembe Achille, « La république désoeuvrée » La France à l'ère post-coloniale, Le Débat, 2005/5 n° 137, p. 159-175. DOI : 10.3917/deba.137.0159--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Achille Mbembe

La république désœuvrée

La France à l’ère post-coloniale

La présente réflexion vise à apporter quelqueséléments de réponse à deux interrogations pres-santes. La première est de savoir pourquoi, en cesiècle dit de l’unification du monde sous l’em-prise de la globalisation des marchés financiers,des flux culturels et du brassage des populations,la France – et, au-delà, l’Europe – s’obstine-t-elle à ne pas penser de manière critique la post-colonie, c’est-à-dire, en dernière analyse, l’histoirede sa présence au monde et l’histoire de la pré-sence du monde en son sein aussi bien avant,pendant, qu’après l’Empire ? La seconde a traitaux conséquences politiques, intellectuelles etculturelles de cette crispation. Que nous dit-elleau sujet des limites du modèle républicain et desa prétention à symboliser une manière d’uni-versalisme ? Quelles sont les conditions intellec-tuelles qui pourraient faire en sorte que le vieiluniversalisme à la française fasse place à cettealternative que l’on n’a cessé de refouler : celled’une nation véritablement cosmopolite, capablede poser en des termes inédits et pour le compte

du monde dans son ensemble la question de ladémocratie à venir 1 ?

Je pars de l’idée selon laquelle la probléma-tique de la démocratie à venir est profondémentliée au devenir de cette institution spécifiquequ’est la frontière 2 – ce par quoi il faut entendreaussi bien le rapport entre la constitution du pouvoir politique et le contrôle des espaces quela question plus générale de savoir qui est monprochain, comment traiter l’ennemi et que fairede l’étranger. La difficulté que nous éprouvons à« répondre de » ces trois figures a, pour l’essen-tiel, partie liée avec ce que les démocraties exis-tantes ont fait du problème de la race. En ce qui

Achille Mbembe est professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand, Johannesburg(Afrique du Sud). Il est notamment l’auteur de De la post-colonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contem-poraine (Paris, Karthala, 2000). Le Débat a déjà publié : « Notes sur le pouvoir du faux » (n° 118, janvier-février 2002).

Ce texte a bénéficié des critiques de Pierre Nora, Cathe-rine Coquery-Vidrovitch, Michel Agier, Aurelia Wa Kabwe-Segatti, Stefania Pandolfo, Catherine Blondeau et Josep Ramo-neda.

1. Cf. La démocratie à venir. Autour de Jacques Derrida,Paris, Galilée, 2004.

2. Sur ce sujet, lire les réflexions d’Étienne Balibar,Europe, Constitution, Frontière, Paris, Éd. du Passant, 2005.

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nous concerne, à force de tenir pendant si long-temps le modèle républicain pour le véhiculeachevé de l’inclusion et de l’émergence à l’indivi-dualité, nous avons fini par faire de la républiqueune institution imaginaire et à en sous-estimerles capacités originaires de brutalité, de discri-mination et d’exclusion.

La scène primordiale de cette brutalité et decette discrimination a été la plantation sous l’es-clavage, puis la colonie à partir du XIXe siècle.De manière tout à fait directe, le problème queposent le régime de la plantation et le régimecolonial est celui de la fonctionnalité de la racecomme principe d’exercice du pouvoir et commerègle de la sociabilité. Dans le contexte d’au-jourd’hui, convoquer la race, c’est appeler à uneréflexion à propos du dissemblable, de celui oucelle avec qui l’on ne partage rien ou très peu –de ceux et celles qui, tout en étant avec nous, àcôté de nous ou parmi nous, ne sont, en dernièreanalyse, pas des nôtres.

Bien avant l’Empire, la plantation et la colonieconstituaient un « ailleurs ». Elles participaientdu « lointain » et de l’étrangeté – d’un au-delà desmers. Et c’est presque toujours en tant qu’ex-trêmes limites qu’elles apparaissaient dans l’ima-ginaire métropolitain. Aujourd’hui, la plantationet la colonie se sont déplacées et ont monté leurstentes ici même, hors les murs de la Cité (la ban-lieue). Ce déplacement complique, plus que parle passé, la définition des limites du dedans et dudehors et provoque, au passage, une remise enquestion des critères de l’appartenance, « dèslors qu’il ne suffit plus d’être citoyen françaispour être considéré comme un Français – et unEuropéen – à part entière, et traité comme tel 3 ».Le prochain et le lointain, du coup, s’enchevê-trent. Le paradoxe de cette présence est qu’ellereste largement invisible au moment même oùl’étroite imbrication de l’ailleurs et de l’ici, cette

généralisation de l’étrange, de sa disséminationet de sa diffusion dans l’espace – tout cela a pourconséquence l’aggravation de la tension fonda-trice du modèle républicain français. Il s’agitnon point de l’opposition entre universalisme etcommunautarisme (comme tend généralement à le penser l’orthodoxie), mais entre univer-salisme et cosmopolitisme (l’idée d’un mondecommun, d’une commune humanité, d’une histoireet d’un avenir que l’on peut s’offrir en partage). Etc’est le refus du passage au cosmopolitisme quiexplique à la fois l’impuissance de la France àpenser la post-colonie, le trouble qui s’empared’elle dès lors qu’il s’agit de penser la questioneuropéenne et l’incapacité de ce pays à proposerau monde une politique de l’humain différente àla fois du messianisme américain et du relati-visme tout court.

Cet argument sera développé en deux temps.D’abord, je ferai valoir que le problème de ceuxqui, tout en étant avec nous, parmi nous ou à côté de nous, ne sont finalement pas des nôtres – ce problème n’a été résolu ni par l’abolition del’esclavage ni par la décolonisation. L’extensionde la citoyenneté aux descendants d’esclaves oude la colonie n’a pas entraîné une transforma-tion profonde de la manière dont nous procé-dons à la figuration politique de la démocratie.Elle n’a pas non plus conduit à un renouvelle-ment des modalités d’institution imaginaire dela nation. Telle est, au demeurant, l’aporie aucœur de la logique de l’intégration et de l’assi-milation qui gouverne bien des débats passés etactuels. La forme d’universalisme qui sous-tendl’idée républicaine semble, en effet, ne pouvoirpenser l’Autre (l’ex-esclave, l’ex-colonisé) « qu’entermes de duplication, de dédoublement jusqu’àl’infini d’une image narcissique » à laquelle est

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3. Jocelyne Dakhlia, Islamicités, Paris, PUF, 2005, p. 8.

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assujetti celui ou celle qui en est la proie 4. Mal-gré une riche tradition philosophique visant àredonner à l’Autre toute son humanité (Merleau-Ponty, Lévinas, Derrida), les archétypes del’Autre dans la pensée française contemporainesont encore très largement dépendants desfigures de l’exotique ou de catégories purementessentialistes (cas de la question musulmane).

Je viens d’affirmer que la décolonisation n’apas mis un point final à la question de savoir quefaire des histoires partagées une fois que celles-ci ont été plus ou moins désavouées. Je le mon-trerai en m’appuyant sur deux exemples. Lepremier concerne les relations que nous avonstissées avec les ex-colonies d’Afrique en parti-culier. Le second a trait à la politique françaisede la langue française – langue devenue un patri-moine commun aux ex-colonisateurs et aux ex-colonisés. Je l’utiliserai comme exemple vivantde la difficulté que nous éprouvons à passer aucosmopolitisme et à penser la démocratie à venir.J’examinerai, pour terminer, les conditions épis-témologiques qui contribuent à la reproductionad infinitum du provincialisme à la française. Cesconditions tiennent, pour l’essentiel, à la persis-tance d’un narcissisme que l’on doit qualifierd’ethno-racialisant. Dans toutes les sphères de lavie publique et de la vie culturelle, artistique etintellectuelle, ce narcissisme s’exprime demanière privilégiée sur le mode du déni de larace, y compris dans les actes de racisme.

La France et l’Afrique :décoloniser sans s’auto-décoloniser

J’ai évoqué la décolonisation non sans savoirque le terme fait l’objet de contestation. Nom-breux sont en effet ceux qui se demandent si,

avec la fin des tutelles formelles, tout est vraimentremis en jeu, tout recommence vraiment, aupoint où l’on peut dire des ex-colonies qu’ellesrouvrent leur existence et se mettent à distancede leur état antérieur. Pour certains, la réponse àcette question est négative. Colonie, néo-colo-nie, post-colonie : il s’agirait du même théâtre,des mêmes jeux mimétiques, avec des acteurs etdes spectateurs différents (et encore !), mais avecles mêmes convulsions et la même injure. C’est,à titre d’exemple, le point de vue des militantsanti-impérialistes aux yeux desquels la colonisa-tion française en Afrique n’a jamais vraiment prisfin. Elle aurait simplement changé de visage,revêtant désormais mille autres masques.

À l’appui de cette thèse, l’on cite, pêle-mêle,la présence de bases militaires dans plusieurspays d’ancienne occupation française de la régionet une longue tradition d’interventions directesdans les affaires de ces États, l’émasculation deleur souveraineté monétaire à travers des méca-nismes tels que la zone franc et l’aide à la coopé-ration, le maillage et la clientélisation de leursélites à travers une panoplie d’institutions cultu-relles et politiques (cas des institutions de lafrancophonie ou du bureau Afrique de l’Élysée),l’activisme immoral des services secrets et diversréseaux affairistes, voire criminels, la participa-tion directe à des politiques de la violence, voireà des dynamiques de nature génocidaire 5. Malgréle caractère parfois polémique de ces affirma-tions, il serait naïf de prétendre qu’elles sonttoutes infondées. La France, comme toute autrepuissance dans le monde, est soucieuse de ses

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4. Jacques Hassoun, L’Objet obscur de la haine, Paris,Aubier, 1997, p. 14.

5. Agir et Survie, L’Afrique à Biarritz. Mise en examen dela politique française, Paris, Karthala, 1995 ; François-XavierVerschave, La Françafrique. Le plus long scandale de la Répu-blique, Paris, Stock, 1998 ; John Chipman, French Power inAfrica, Oxford, Blackwell, 1989.

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intérêts idéologiques, stratégiques, commerciauxet économiques. Le primat de ses intérêts tantpublics que privés commande, en très grandepartie, sa politique extérieure. Historiquement,elle a su exploiter l’avantage que lui conférait saposition d’ancienne puissance impériale pourcimenter, avec les élites africaines francophones,des rapports inégaux marqués tantôt du sceau de la brutalité, tantôt de celui de la vénalité.

Cette forme de domination peu onéreuse etqui mêle brutalité et vénalité, Alexis de Tocque-ville la recommandait déjà en 1847 pour lesArabes. « L’expérience a déjà montré mille foisque, quels que soient le fanatisme et l’esprit natu-rel des Arabes, l’ambition personnelle et la cupi-dité avaient souvent encore plus de puissancedans leur cœur et leur faisaient prendre acciden-tellement les résolutions les plus opposées àleurs tendances habituelles », écrivait-il alors.« Le même phénomène s’est toujours vu chez leshommes à moitié civilisés. Le cœur du sauvageest comme une mer perpétuellement agitée, mais où le vent ne souffle pas toujours du mêmecôté. » Et de réclamer une politique qui, soit enflattant leur ambition, soit en leur distribuant del’argent, fasse en sorte que « même ceux d’entreeux qui montraient la haine la plus furieusecontre les chrétiens prennent tout à couples armes pour eux et se tournent contre leurscompatriotes 6 ».

En Afrique subsaharienne, ces rapports ontrevêtu des formes diverses. Dans la plupart descas, ils s’inscrivaient dans une logique de corrup-tion mutuelle. Du côté africain, le moteur de lavénalité se trouvait alors être la conjonction dedeux pulsions culturelles qui précèdent lemoment colonial : d’une part, le désir illimitéd’acquisition des biens et des richesses (chréma-tistique) ; et, de l’autre, la reproduction sur letemps long de formes excessives de jouissance

(pleonexia) 7. En maintes autres circonstances,cependant, la relation prenait purement et sim-plement la forme d’une panoplie d’attitudesracistes à peine cachées sous le manteau d’unpaternalisme de bon aloi. Puis, lorsqu’il le fallait,la France n’hésitait pas à recourir à la force toutcourt, voire à l’assassinat.

Aussi bien le racisme mâtiné de paternalismeque la corruption mutuelle, voire le jeu de la ser-vilité apparente du côté des élites africaines, toutcela était profondément ancré dans des structureshistoriques d’inégalité qu’une civilité presquecérémonielle masquait et ratifiait constamment.Mais l’inégalité constituait à la fois une formed’échange et une forme de don. Dans ce jeu de la soumission, cérémonies, grâces, échanges etdons permettaient, d’une part, d’engendrer desdettes et, d’autre part, d’instituer des réseaux dedépendance réciproque que favorisait, au demeu-rant, une relative interculturalité 8. Cela dit, ilserait erroné de réduire l’analyse des dynamiquespolitiques et culturelles des sociétés francophonesd’Afrique aux seuls rapports que leurs élitesentretiennent avec la France. Au fait, ces rap-ports eux-mêmes n’ont cessé de se transformer.Cette lente transformation a pris un cours erra-tique à la faveur de la faillite financière de nombred’États, puis la généralisation des guerres derapine dans l’ensemble du continent au cours du dernier quart du XXe siècle notamment 9. Si

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6. Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie, Paris,Éditions Complexe, 1998, pp. 74-75.

7. Joseph C. Miller, Way of Death. Merchant Capitalismand the Angolan Slave Trade, 1730-1830, Madison, Univer-sity of Wisconsin Press, 1988.

8. Jean-François Bayart, « Réflexion sur la politique afri-caine de la France », Politique africaine, 58, 1995 ; puis « Bisrepetita : la politique africaine de François Mitterrand », inS. Cohen (sous la dir. de), Mitterrand et la sortie de la guerrefroide, Paris, PUF, 1998.

9. Jacqueline Damon et John Igué (sous la dir. de),L’Afrique de l’Ouest dans la compétition mondiale. Quels atoutspossibles ?, Paris, Karthala, 2003.

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les réseaux affairistes traditionnels n’ont pasencore totalement perdu du terrain, ils ne peu-vent cependant plus agir comme si l’Afriqueétait une « chasse gardée » de la France. Au nomdu maintien des grands équilibres macro-écono-miques (discipline fiscale, maîtrise de l’endette-ment public et de l’inflation), de la libéralisationdes échanges, voire de la lutte contre la pau-vreté, le poids des fonctionnaires internationauxs’est accru même si, dans les faits, les réformesdevant conduire à plus de compétitivité s’enli-sent. Les besoins de rééchelonnement de la dette,les processus d’ajustement structurel et les pri-vatisations ont rendu inévitable une gestion mul-tilatérale de la crise africaine et des guerres etcatastrophes humanitaires qui en sont, sinon lacause, du moins le corollaire. Il en a résulté unaccroissement de l’influence des institutionsinternationales (qu’elles soient financières, à l’ins-tar de la Banque mondiale et du Fonds moné-taire international, ou qu’elles se spécialisentdans l’action dite humanitaire) et l’émergenced’une forme de gouvernementalité que j’ai appe-lée, ailleurs, « le gouvernement privé indirect 10 ».

Du coup, l’Afrique francophone ne constitueplus le « domaine réservé » de la France. Mêmedes organismes tels que l’Agence française dedéveloppement – autrefois l’un des outils privi-légiés de la présence économique de ce pays enAfrique – sont désormais obligés de naviguerdans le sillage des institutions multilatérales definancement. Face aux contraintes qu’entraîne lechoix d’appartenance à l’Europe, la France estdésormais obligée d’alléger l’encombrant et dis-pendieux arsenal qui, longtemps, fit d’elle une« puissance africaine » à part entière. Comme àl’époque coloniale, les dividendes qu’elle tiraitde ce mode de domination apparaissent aujour-d’hui tout à fait dérisoires 11. Plus fondamentale-ment, la France est en train de perdre (ou, dans

certains cas, a déjà perdu) une très grande partiede l’influence culturelle qu’elle exerçait autre-fois sur les élites africaines. Cette perte s’expliqueen partie par son incapacité à soutenir les mou-vements de démocratisation et, en partie aussi,par sa politique d’immigration. Il n’y a plus,aujourd’hui, un seul grand intellectuel africaindisposé à célébrer, sans façon, les noces de la« négritude » et de la « francité », comme n’hésitaitpas à le faire, récemment encore, Léopold SédarSenghor 12. Les États-Unis sont manifestementles principaux bénéficiaires de cette défection.Ils offrent, à cet égard, trois atouts dont la Francene dispose guère.

Le premier, c’est leur capacité presque illi-mitée de capter et de recycler les élites mondiales.Au cours du dernier quart du XXe siècle, leursuniversités sont parvenues à attirer dans leur gironpresque tous les meilleurs intellectuels africains(y compris ceux d’entre eux qui avaient été for-més en France), voire des universitaires françaisd’origine africaine auxquels les portes des insti-tutions françaises sont restées fermées 13. Dans lessciences sociales et les humanités, par exemple,les meilleurs ouvrages des meilleurs auteursfrancophones sont désormais publiés par desmaisons d’édition américaines sans qu’apparais-sent, du moins dans l’immédiat, des perspec-

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10. Achille Mbembe, « Du gouvernement privé indirect »,Politique africaine, 73, 1999.

11. Daniela Kroslak, « France’s Policy Towards Africa.Continuity or Change ? », in Ian Taylor et Paul Williams (éd.),Africa in International Politics. External Involvement in theContinent, New York, Routledge, 2004.

12. Léopold Sédar Senghor, Liberté V. Le dialogue des cultures, Paris, Éd. du Seuil, 1993.

13. Didier Gondola, « La crise de la formation en his-toire africaine en France vue par les étudiants africains », Poli-tique africaine, n° 64, 1997 ; et les réponses de Jean-Pierre Chrétien, « Une crise de l’histoire de l’Afrique en langue fran-çaise ? », et Michel Cahen, « Africains et africanistes. À pro-pos de l’article de Ch. Didier Gondola », Politique africaine,n° 68, 1997.

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tives de traduction française 14. Le deuxième estd’ordre racial. C’est l’immense réserve symbo-lique qu’est la présence aux États-Unis d’unecommunauté noire dont les classes moyenne etbourgeoise sont relativement bien intégrées dansles structures politiques nationales et fort visiblessur la scène culturelle. Certes, ladite commu-nauté continue de souffrir de diverses formes dediscrimination. Mais il n’est qu’à voir le nombrede gens d’origine africaine qui, à un momentdonné, ont exercé ou continuent d’exercer dehautes fonctions au sein de l’armée, du gouver-nement fédéral, au Sénat, au Congrès, à la têted’importantes municipalités, voire à la Coursuprême, pour mesurer la distance qui, sur ceplan, sépare les États-Unis de la France. À biendes égards, la globalisation culturelle dont lesÉtats-Unis sont le fer de lance est, dans desdomaines aussi variés que la musique, la modeou le sport, constamment alimentée par les pro-duits de la créativité des diasporas africaines ins-tallées dans ce pays depuis l’époque de la traitedes esclaves. Aux premiers déplacements forcésdes siècles de l’esclavage ont succédé diversesautres vagues migratoires en provenance desCaraïbes, puis, à partir des années soixante, del’Afrique subsaharienne anglophone. À l’excep-tion des Haïtiens, les migrations francophonessont, en revanche, récentes. La plupart sont liéesau phénomène de la circulation des élites que laglobalisation a accéléré. Elles coïncident, d’autrepart, avec le tournant anti-immigration si carac-téristique du dernier quart de siècle européen –anti-immigration qui, en retour, a alimenté enAfrique des réactions de rejet de la France et dece qu’elle représente, même si, par ailleurs, lesfaits de la francophonie et de la colonisationfrançaise se trouvent être des facteurs de diffé-renciation parmi les Africains d’Amérique.D’autres migrations sont le fait des déscolarisés

qui, grâce à leur esprit d’entreprise, sont en trainde changer la face de certains quartiers desgrandes villes américaines (cas de Little Senegalà Harlem ou de la présence des restaurants éthiopiens et érythréens dans les principalesmétropoles).

À cause de la forte présence des gens d’ori-gine africaine aux États-Unis, il est devenuimpossible d’imaginer l’identité américaine sansréférence à l’« Atlantique noir », c’est-à-dire sansune reconnaissance explicite des fondations trans-nationales et diasporiques de la nation améri-caine et de la pluralité de ses héritages 15. Deuxphilosophies de la nation et de la présence aumonde s’opposent donc : d’un côté une imagi-nation de la nation en référence au sol – et doncconçue en termes de frontières et de territoires –et une autre en référence aux flux – et donc lar-gement déterritorialisée. Contrairement à laFrance, l’impératif d’égalité requis pour faire dechacun un sujet de droit et un citoyen à partentière n’a pas nécessairement conduit, auxÉtats-Unis, à cette forme d’abstraction quereprésente le sacre juridique de l’individu – l’unedes pierres d’angle de la fiction républicaine. Lespolitiques de discrimination positive (affirmativeaction) font certes l’objet de contestations. Maiselles permettent de garantir une certaine visibilitédes minorités raciales et des femmes dans diffé-rentes sphères de la vie publique et culturelle.

Viennent, finalement, les puissantes institu-tions philanthropiques (fondations, églises etautres) dont certaines disposent de sièges sur lecontinent. La plupart ont pour cibles les milieuxuniversitaires, les organisations de la sociétécivile, les médias, voire les décideurs (hommes

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14. Un cas notoire est celui de V.Y. Mudimbe, The Inven-tion of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1988.

15. Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et doubleconscience, Paris, Éditions Kargo, 2003.

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politiques, hommes d’affaires). À travers les sub-ventions qu’elles distribuent, les programmesqu’elles soutiennent et l’ethos qu’elles pro-meuvent, ces institutions, auxquelles s’ajoutentde nombreuses églises conservatrices, jouent unrôle considérable dans l’« acculturation à l’amé-ricaine » des militants, hommes d’affaires, acti-vistes et élites africaines en général. L’on pourraitrésumer tout cela en un mot : l’existence destructures de l’hospitalité. Il ne s’agit pas de sous-estimer la réalité de la violence raciale ou la per-sistance, aux États-Unis, de l’idéologie de lasuprématie blanche. Il ne s’agit pas non plusd’occulter les effets du tournant qu’a représentéla « guerre contre le terrorisme » (war on terror).Cela dit, ce sont ces structures de l’hospitalitéqui font défaut à la France contemporaine 16.Leur absence explique, en partie, son incapacitéà penser la post-colonie et, au-delà, le monde. Àl’inverse, ce sont ces structures qui rendent lemodèle américain si attrayant aux yeux des élitesmondiales. Un fossé culturel grandissant secreuse entre les élites africaines, en particulier,et la France, dont le modèle leur paraît de plus en plus désuet au sein d’une Europe qui seconstruit sur le modèle d’une forteresse 17.

Le miroir de la francophonie

Penchons-nous, à présent, sur la question dela langue telle qu’elle se donne à voir à travers lemiroir de la francophonie. Ici, il importe de sedémarquer des principaux arguments mis enavant dans le discours linguistique des nationa-lismes panafricains. Selon ce discours, les langueseuropéennes parlées en Afrique seraient deslangues étrangères imposées par la force à despopulations défaites et soumises. Elles représen-

teraient de puissants facteurs d’aliénation et dedivision. En outre, elles ne se seraient imposéesà la conscience africaine qu’en évinçant et enmarginalisant les langues autochtones et lasomme de réflexion religieuse, politique et esthé-tique que celles-ci véhiculaient. Sur un planpurement politique, la langue coloniale auraitpour fonction d’imposer la loi d’un pouvoir sansautorité à un peuple vaincu militairement. Pource faire, elle ne doit pas seulement provoquer lamort des langues autochtones qui lui résistent ou encore en effacer les traces. Elle doit aussimasquer sa propre violence en inscrivant celle-cidans un système de fictions en apparence neutres(humanisme, civilisation, universalisme). Telétant le cas, il ne pourrait y avoir de libérationpolitique, économique ou technologique qui nes’accompagnerait point d’une autonomie lin-guistique. En retour, l’émancipation culturelle neserait guère possible sans identification totaleentre langues africaines, nation africaine et pen-sée africaine 18.

L’on ne saurait nier les pouvoirs de la langue,notamment lorsque ces pouvoirs s’exercent dansun contexte de rencontre imposée, d’expropria-tion et de dépossession, comme ce fut le cas sousla colonisation. De fait, il y a toujours, dans cegenre de situations, un équivalent linguistique du« pouvoir du sabre » (razzias et destructions, tor-tures, mutilations, épurations et profanations).Cela dit, le raisonnement nationaliste/panafrica-

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16. Didier Fassin, Alain Morice, Catherine Quiminal (sous la dir. de), Les Lois de l’inhospitalité, Paris, La Décou-verte, 1997, notamment la conclusion.

17. Lire, par exemple, Une Malgache, « La “grandeur” de la France à l’aune d’un consulat : témoignage », Politiqueafricaine, n° 67, 1997 ; et le dossier spécial « La France et lesmigrants africains », même numéro.

18. Voir, en particulier, les réflexions de Ngugi waThiong’o, Decolonising the Mind. The Politics of Language inAfrican Literature, Londres, Heinemann, 1986 ; et Paulin Hountondji, Les Savoirs endogènes, Paris, Karthala, 1994.

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niste repose sur une série de méprises. Toutd’abord, il sous-estime le fait qu’au terme deplusieurs siècles d’assimilation progressive,d’appropriation, de réappropriation et de traficsle français a fini par devenir une langue africaine àpart entière. Ce processus est fort différent de la« francisation » des diverses régions de l’Hexagonedont traite Fernand Braudel dans son étude surl’identité de la France 19. Les langues, religions et techniques héritées du colonialisme sont pas-sées par un processus de vernacularisation – ico-noclaste sans doute, et en bien des aspectsdestructeur, mais aussi porteur de ressourcesnouvelles, tant sur le plan de l’imagination, de lareprésentation que de la pensée.

Ensuite, loin d’entraver le pouvoir de figura-tion des langues autochtones ou de le piéger, cesdernières ont tiré profit du procès de vernacula-risation du français. De cet entremêlement est en train de naître une culture créole caractéris-tique des grandes métropoles africaines. Sur leplan linguistique, la créolité consiste, ici, en unprocessus de transformation figurative impli-quant, de nécessité, une relative déperdition, une dissipation, voire un obscurcissement del’originaire. Cette dissipation a lieu au seind’un foisonnement des objets, des formes et deschoses. Voilà pourquoi, sur un plan épistémolo-gique et culturel, créolité rime, non pas avec laproduction mimétique et l’aliénation, commetend à le faire croire le discours africain du natio-nalisme culturel, mais avec vraisemblance, véri-similitude, onomatopée et métaphore.

Maintenant, il s’avère que le discours officielfrançais sur la langue française présente des simi-litudes avec celui des nationalismes panafricains.Peu importe que le nombre des francophones hors de France soit aujourd’hui supérieur à celuides Français ; ou encore que la langue françaisesoit, de nos jours, plus parlée hors de France

qu’en France même. Nous continuons d’agir etde penser comme si nous en avions l’exclusivepropriété. Il nous tarde de comprendre qu’elle estdésormais une langue au pluriel ; qu’en sedéployant hors de l’Hexagone elle s’est enrichie,s’est infléchie et a pris du champ par rapport àses origines. La France ne s’étant guère décoloni-sée – malgré la fin de l’empire colonial –, ellecontinue donc de promouvoir une conceptioncentrifuge de l’universel largement décalée parrapport aux évolutions réelles du monde de notretemps.

L’une des raisons de ce narcissisme culturelest que le français a toujours été pensé en rela-tion avec une géographie imaginaire qui faisaitde notre pays le « centre du monde ». Au cœurde cette géographie mythique, la langue fran-çaise était supposée véhiculer, par nature et paressence, des valeurs universelles (les Lumières,la raison et les droits de l’homme, une certainesensibilité esthétique). Telle était sa tâche, maisaussi son pouvoir : celui de représenter la penséequi, se mettant à distance d’elle-même, seréfléchit et se pense elle-même. Dans cet éclatlumineux devait se manifester une certainedémarche de l’esprit lui-même – celle qui, dansun mouvement ininterrompu, devait conduire àl’apparition de l’« homme » et au triomphe de laratio européenne et universelle 20. Cette missionet les valeurs qui la sous-tendaient, la républiquedevait en constituer l’éclatante manifestation.Les noces de la république et de la langue sonttelles que l’on pourrait dire : la langue n’a passeulement créé la république (l’État). La langues’est elle-même créée au travers de la république.Dans un acte de transsubstantiation, la répu-

Achille MbembeLa république désœuvrée

19. Fernand Braudel, L’Identité de la France. Espace ethistoire, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.

20. Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéo-logie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.

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blique s’est déléguée elle-même dans un substi-tut, la langue française, qui la représente et laprolonge. Du coup, parler ou écrire le françaisdans sa pureté, ce n’est pas seulement dire sanationalité. C’est pratiquer, de facto, une langueuniverselle. C’est percer l’énigme du monde,discourir sur le genre humain tout court.

Ce rapport métaphysique à la langue s’ex-plique lui-même par la double contradiction surlaquelle repose l’État-nation français. D’unepart, les noces de la langue et de l’État trouventune partie de leur origine dans la Terreur (1793-1794) durant la Révolution. C’est de cette époqueque date le réflexe du monolinguisme – cette idéetypiquement nôtre selon laquelle la langue fran-çaise étant une, indivisible et centrée sur unenorme unique, tout le reste n’est que patois. End’autres termes, il y a une voie – et une seule –d’émergence au sens. Cette voie ne peut triom-pher que sur les ruines des autres langues. Ils’agit, d’autre part, de la tension, elle aussi héri-tée, du moins en partie, de la révolution de 1789, entre le cosmopolitisme et l’universa-lisme. Cette tension est au fondement de l’iden-tité française. L’universalisme à la françaisen’est, en effet, pas l’équivalent du cosmopoli-tisme même s’il signifie, quelque part, une cer-taine manière de lecture du monde et de relationau monde. Dans une large mesure, la phraséolo-gie de l’universalisme a toujours servi de para-vent à l’idéologie du nationalisme et à sonmodèle culturel centralisateur : le parisianisme.Pendant longtemps, la langue a été l’enveloppede cette phraséologie de l’universalisme dontelle a, à la fois, manifesté et masqué les aspectsles plus chauvinistes. Le triomphe de l’anglaiscomme langue dominante du monde contempo-rain devrait entraîner la réalisation selonlaquelle une excessive nationalisation de lalangue fait nécessairement de celle-ci un idiome

local porteur, à ce titre, de valeurs finalementlocales.

L’autre raison du déclin de l’aura de laFrance dans le monde est le scepticisme (aussibien dans le monde post-colonial qu’en Occi-dent), sinon le doute radical, à l’égard de toutidéal universaliste abstrait. Les luttes antico-loniales ont radicalisé ce soupçon sur le plan pratique. Sur le plan théorique, la critique post-coloniale et la critique de la race (deux phéno-mènes intellectuels que nous continuons deconfondre à tort avec le tiers-mondisme) ontaccentué le défaut de crédibilité de notre idéolo-gie. Or, notre réflexion se déploie comme si lacritique post-coloniale de l’universalisme (pourne parler que d’elle) n’avait jamais eu lieu. Nousaurions pris au sérieux ces deux critiques qu’ellesnous auraient appris, d’une part, que les languesuniverselles sont celles qui assument leur carac-tère « multilingue ». D’autre part, elles nousauraient permis de mesurer à quel point le sortdes grandes cultures mondiales se joue désor-mais par le biais de leur capacité à traduire lesidiomes du lointain en quelque chose non plusd’étrange ou d’exotique, mais de familier.

Puis il y a eu le triomphe, à l’échelle mon-diale, d’une sensibilité cosmopolite que favorise,en très grande partie, la globalisation. Comme onle sait désormais, la globalisation consiste autanten un processus de mise en relation des mondesqu’en un processus de réinvention des diffé-rences. À la limite, l’un des succès de la globali-sation est le sentiment qu’elle donne à chacun età chacune de pouvoir vivre non seulement safantaisie, mais aussi de faire l’expérience intimede la différence dans l’acte même par lequel onla subsume et la sublime. Autrement dit, il ya une manière du « nous » qui, à l’échelle dumonde, prend désormais forme – et de manièreprivilégiée – dans l’acte par lequel l’on parvient

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à partager les différences. Voilà précisément ce

qu’il nous tarde de comprendre. La sublimation

de la différence et son partage sont possibles

parce que la distinction entre la langue et la mar-

chandise s’étant, pour l’essentiel, effacée, com-

munier à l’une équivaut à participer à l’autre.

Langue de la marchandise, marchandise de la

langue, marchandise en tant que langue, langue

sous l’espèce de la marchandise, langue commedésir et désir de langue en tant que désir de mar-

chandise : tout cela ne constitue plus, à la limite,

qu’une seule et même chose, un seul et même

régime des signes 21.

Le difficile passage au cosmopolitisme

La discussion que l’on vient de mener

conduit logiquement à une première conclusion : la

présence de l’ailleurs dans l’ici et de l’ici dans

l’ailleurs nous oblige à relire l’histoire de la

France et de son Empire. Aujourd’hui, la tenta-

tion chez beaucoup est de la réécrire en en fai-

sant une histoire de la « pacification », de la « mise

en valeur de territoires vacants et sans maîtres »,

de la « diffusion de l’enseignement », de la « fon-

dation d’une médecine moderne », de la « créa-

tion d’institutions administratives et juridiques »,

de la mise en place d’infrastructures routières et

ferroviaires. Cet argument repose sur la vieille

idée selon laquelle la colonisation fut une entre-

prise humanitaire et qu’elle contribua à la

modernisation de vieilles sociétés primitives et

agonisantes qui, laissées à elles-mêmes, auraient

peut-être fini par se suicider. En traitant ainsi

du colonialisme, nous refusons de renoncer à

nos mensonges et de nous voir, « même un ins-

tant, par les yeux d’autrui 22 ». Pis, nous préten-

dons nous autoriser d’une sincérité intime,

d’une authenticité de départ, afin de mieux trou-

ver des alibis – auxquels nous sommes les seuls

à croire – à une conduite passablement immo-

rale. L’on prétend que les guerres de conquête,

les massacres, les déportations, les razzias, les

travaux forcés, la discrimination raciale institu-

tionnelle, les expropriations et toutes sortes de

destructions – tout cela ne fut que « la corruption

d’une grande idée » ou, comme l’explique Alexis

de Tocqueville, « des nécessités fâcheuses23 » .

Réfléchissant sur l’espèce de guerre qu’on

peut et doit faire aux Arabes, le même Tocque-

ville affirme que « tous les moyens de désoler les

tribus doivent être employés ». Et de recomman-

der, en particulier, l’interdiction du commerce

et « le ravage du pays » : « Je crois, dit-il, que le

droit de guerre nous autorise à ravager le pays et

que nous devons le faire soit en détruisant les

moissons à l’époque de la récolte, soit tous les

temps en faisant des incursions rapides qu’on

nomme razzias et qui ont pour objet de s’empa-

rer des hommes ou des troupeaux. » Comment

s’étonner, dès lors, qu’il finisse par s’exclamer :

« Dieu nous garde de voir jamais la France diri-

gée par l’un des officiers de l’armée d’Afrique ! »

La raison en est que l’officier qui « une fois a

adopté l’Afrique, et en a fait son théâtre, [y]

contracte bientôt des habitudes, des façons de

penser et d’agir très dangereuses partout, mais

surtout dans un pays libre. Il y prend l’usage et le

goût d’un gouvernement dur, violent, arbitraire

et grossier 24 ».

Telle est, en effet, la vie psychique du pou-

voir colonial. Il s’agit, non pas d’une « grande

Achille MbembeLa république désœuvrée

21. Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité, Paris, Éd. du Seuil, 2002.

22. Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard,1960, p. 521.

23. Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie, Paris,Éditions Complexe, 1988, p. 77.

24. Ibid., pp. 88-89.

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idée », mais d’une espèce bien déterminée de violau centre de laquelle se trouve une certaine idéede la guerre des races au sens de traitement,contrôle, séparation des corps, voire des espèces.Dans son essence, il s’agit d’une guerre menéenon contre d’autres personnes humaines, maiscontre des déchets humains, des rebuts 25. C’estla raison pour laquelle des auteurs tels que Han-nah Arendt ou Simone Weil ont pu, après avoirexaminé en détail les procédés des conquêtes etde l’occupation coloniales, conclu à une analo-gie entre ceux-ci et l’hitlérisme 26. L’hitlérisme,dit Simone Weil, « consiste dans l’applicationpar l’Allemagne au continent européen, et plusgénéralement aux pays de race blanche, desméthodes de la conquête et de la dominationcoloniales 27 ». Et de citer, à l’appui de sa thèse,les lettres écrites par Hubert Lyautey de Mada-gascar et du Tonkin.

Que sur le plan culturel l’ordre colonial aitété marqué de bout en bout par ses ambiguïtés et ses contradictions est indiscutable 28. Lamédiocrité de ses performances économiques est aujourd’hui largement admise 29. Encore faut-il distinguer les différentes périodes. Après s’êtrelongtemps appuyée sur les sociétés concession-naires dont personne de sérieux ne nie aujour-d’hui la brutalité et les méthodes de prédation, la France vécut longtemps dans l’illusion qu’ellepouvait bâtir son Empire à peu de frais (empire-on-the-cheap) 30. Les colonisés devaient financereux-mêmes leur propre servitude. Elle avait, dès1900, rejeté l’idée de programmes d’investisse-ment dans les territoires coloniaux qui auraientbénéficié de fonds métropolitains et qui auraientfait un usage intensif des ressources africaines.Ce n’est qu’après 1945 que l’idée d’un colonia-lisme « développemental » (developmental colo-nialism) se fit jour – et encore ne s’agissait-il qued’une économie d’extraction, fragmentée et opé-

rant sur des marchés captifs à partir d’enclavesplus ou moins disjointes 31. Ce projet fut viteabandonné pour au moins deux raisons : d’abordles coûts jugés trop élevés, ensuite parce qu’aubout du compte la logique impériale était sim-plement intenable. À long terme, les demandesindigènes en matière de droits civiques et d’éga-lité raciale au sein d’un espace politique unique(l’État-providence) avaient pour effet de dépla-cer sur la métropole les coûts que cette dernières’efforçait de rabattre sur les territoires colo-niaux eux-mêmes. Ainsi s’explique, pour l’es-sentiel, la décision de décoloniser.

C’est, en partie, parce que nous nous sommespersuadés d’avoir établi dans nos colonies une« civilisation bienfaisante » que nous éprouvonstant de peine à déchiffrer la « nouvelle sociétéfrançaise » au sein de laquelle nous vivons. Ainsien est-il de ce que nous avons nommé – afin demieux le stigmatiser – le « communautarisme ».Inscrire de cette manière la différence dans lestermes du culturalisme ne nous autorise pas sim-plement à vivre notre histoire passée et présentedans le mensonge et le déni de responsabilité.Dans une sorte d’auto-intoxication collective,

Achille MbembeLa république désœuvrée

25. Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer.Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005.

26. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme [1976],Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002.

27. Simone Weil, Œuvres, Paris, Gallimard, coll.« Quarto », 1999, pp. 430-431. Lire également Enzo Traverso, La Violence nazie : une généalogie européenne, Paris, La FabriqueÉditions, 2002.

28. Anne Stoler et Frederick Cooper (sous la dir. de), Tensions of Empire : Colonial Cultures in a Bourgeois World, Ber-keley, University of California Press, 1997, pp. 1-56.

29. Herbert Frankel, Capital Investment in Africa : ItsCourse and Effects, Londres, Oxford University Press, 1938 ;Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français : His-toire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1984.

30. Catherine Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps descompagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris, Mouton, 1977.

31. Frederick Cooper, Decolonization and African Society :The Labor Question in French and British Africa, Cambridge,Cambridge University Press, 1996.

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nous sommes également convaincus d’avoir, parlà même, identifié le mortel danger auquel faitface notre modèle laïc et séculier. Mais l’idée quele « communautarisme » rassemble, par exemple,l’ensemble des musulmans de France fait-ellevraiment sens ? Olivier Roy n’a-t-il pas raisonlorsqu’il affirme qu’il n’y a pas plus de « com-munauté musulmane » que de « communautéjuive » en France, mais des populations éclatées,hétérogènes et, dans l’ensemble, peu soucieusesde s’unifier ou même de se reconnaître avant toutcomme des communautés religieuses ? Croit-onvraiment que l’on pourra fonder de nouveau lelien social détruit dans nos banlieues en faisantde la laïcité la police de la religion, ou que les pro-blèmes de l’immigration et d’intégration consti-tuent avant tout des problèmes de « sécurité » ?Comment se fait-il que la figure du «musulman»ou de l’« immigré » qui domine notre discourspublic ne soit jamais celle d’un « sujet moral » àpart entière, mais passe toujours par des catégo-ries dévaluantes qui traitent du musulman et del’immigré comme d’une masse indistincte qu’ilnous est, dès lors, permis de disqualifier som-mairement ?

C’est, en outre, cette façon de diviser l’his-toire qui explique que nous éprouvons tant depeine à donner chair à notre modèle civiquerépublicain. C’est, enfin, ce qui rend si difficilele processus de figuration politique d’une sociétééclatée en une multitude de voix de plus en plusséparées par les nouvelles questions sociales : laquestion raciale et celle de l’islam. En mutilantde cette manière l’histoire de notre présence aumonde et de la présence du monde en notre sein,l’on fait croire que la tâche de production etd’institution de la nation française, loin d’êtreune expérimentation continue, s’est achevéedepuis longtemps déjà, et qu’il n’est plus que dudevoir des nouveaux arrivants de s’intégrer à

quelque chose qui existe déjà et qui leur estoffert à la manière d’un don, en retour duquel ilsdoivent manifester reconnaissance, voire « res-pect de notre propre étrangeté 32 ». C’est une vio-lence similaire qui fait penser que le modèlecivique républicain aurait, depuis longtemps,trouvé ses formes canoniques ; ou encore quetout ce qui remet en question ses fondementsethniques et racialisants relèverait purement etsimplement du projet tant honni d’une « démo-cratie des communautés et des minorités ».

Les remarques que je viens de faire ne peu-vent paraître curieuses que si l’on fait l’impassesur la prodigieuse expérience de clôture culturelleet intellectuelle dont la France a fait l’expérienceau cours du dernier quart du XXe siècle. Ce refluxnationaliste de la pensée a profondément affaiblinos capacités à penser le monde et à contribuerde façon décisive aux débats sur la démocratie àvenir. Les raisons de cette myopie étant trop bien connues, point n’est besoin de les ressasserici. Qu’il suffise d’en mentionner deux. D’unepart – et à quelques exceptions près –, nousn’avons pas su mesurer, à sa juste valeur, lasignification politique du virage qu’a été l’irrup-tion, dans différents champs du savoir, de la phi-losophie, des arts et de la littérature, des quatrecourants intellectuels qu’ont été la théorie post-coloniale, la critique de la race, la réflexion surles diasporas et toutes sortes de flux (publicculture) et la pensée féministe 33. L’apport de cescourants à la théorie démocratique, à la critiquede la citoyenneté et au renouvellement de la pensée sur la différence et l’altérité est indiscu-

Achille MbembeLa république désœuvrée

32. Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Galli-mard, 1988, p. 289.

33. Edward Said, Culture et impérialisme, Paris, Fayard,2000 ; Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquencesculturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001 ; P. Gilroy, L’Atlantique noir, op. cit. ; Judith Butler, La Vie psychique dupouvoir. Théories de l’assujettissement, Paris, Léo Scheer, 2002.

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table. Cruciale est, à cet égard, la reconnais-

sance du fait qu’historiquement l’individu se

constitue en citoyen par la médiation d’un pro-

cessus de subjectivation. En d’autres termes, est

citoyen celui ou celle qui peut répondre person-

nellement à la question de savoir « qui suis-je ? »

et qui, ce faisant, peut parler publiquement à la

première personne34

. Certes, il ne suffit pas de

parler à la première personne pour exister

comme sujet. Mais il n’y a pas de démocratie là

où cette possibilité est purement et simplement

niée. En outre, pour avoir négligé l’importance

de ces pensées venues d’ailleurs (et qui, pour-

tant, s’inspiraient profondément des apports de

notre philosophie), nous nous sommes retrouvés

dans l’incapacité d’élargir notre réflexion sur les

rapports entre la mémoire et la nation. Com-

ment, par exemple, ne pas voir que la plantationet la colonie constituent à la fois des lieux demémoire et des lieux d’épreuve ? Ici, peut-être plus

qu’ailleurs, s’éprouve ce que c’est que de tenter

de devenir sujet, ou encore de se soucier de soi

(auto-subjectivation). Comment ne pas voir que

la plantation et la colonie récusent radicalement

la possibilité d’appartenance à une humanitécommune – cette pierre angulaire de l’idée

républicaine ?

Dans notre forme d’humanisme civique (la

république), le passage du moi particulier au moi

universel (l’homme en général) n’est possible

que si nous faisons abstraction de nos différences

individuantes. Dans cette logique, le citoyen est

avant tout celui ou celle qui est conscient(e)

d’être un être humain égal aux autres et qui dis-

pose, en outre, de la capacité de discernement de

ce qui est utile au bien public. Les courants de

pensée nés de notre rencontre avec le « tout-

monde » montrent que, là où ces attaches ont été

niées ou oblitérées par la violence et la domina-

tion, la montée vers la citoyenneté n’est pas

automatiquement incompatible avec l’attache-

ment à ces différences individuantes que sont la

famille, la religion, la corporation, voire l’ethnie

ou la race. Le sentiment d’appartenance à lasociété du genre humain (la définition de soi en

termes universels) ne passe pas nécessairement

par l’abstraction des différences individuantes.

L’abstraction des différences n’est pas une

condition sine qua non de la conscience d’appar-

tenance à une humanité commune.

Les mêmes courants montrent également que

si nous voulons « ouvrir le futur à tous », il

nous faut au préalable opérer une critique radi-

cale des présupposés qui ont favorisé la repro-

duction des rapports de sujétion tissés sous

l’Empire entre les indigènes et les colons et, plus

généralement, entre l’Occident et le reste du

monde. Ces rapports s’incarnaient dans des ins-

titutions militaires, culturelles et économiques.

Mais ils se donnaient surtout à voir dans des dis-

positifs de coercition symbolique, ou encore

dans des corpus de connaissances dont l’orienta-

lisme, l’africanisme ou la sinologie représentent,

sans doute, les avatars les mieux connus. Dans

cette perspective, la démocratie à venir est celle

qui aura pris au sérieux la tâche de déconstruc-

tion des savoirs impériaux qui, naguère, ont

rendu possible la domination des sociétés non

européennes. Cette tâche doit aller de pair avec

la critique de toutes les formes d’universalisme

qui, hostiles à la différence et, par extension, à la

figure d’autrui, prétendent faire de l’Occident le

monopole de la vérité, de la civilisation et de

l’humain. En opérant une critique radicale de la

pensée totalisante du Même, l’on pourra ainsi

poser les fondements d’une réflexion sur la dif-

férence et l’altérité, d’une pratique de la convi-

Achille Mbembe

La république désœuvrée

34. Sibylle Fischer, Modernity Disavowed. Haiti and theCultures of Slavery in the Age of Revolution, Durham, Duke

University Press, 2003.

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vialité, d’une esthétique de la singularité plu-rielle – cette multiplicité dispersante à laquellese réfère sans cesse Édouard Glissant 35. Et en cetâge de l’unilatéralisme, on pourra relancer la cri-tique de tout Souverain qui, cherchant à passerpour l’Universel tout court, finit toujours parproduire une notion essentialiste de la différencecomme mesure et structure hiérarchique des-tinées à légitimer le meurtre et l’inimitié. Unetelle critique est nécessaire parce qu’elle ouvre lavoie à la possibilité d’une démocratie multicultu-relle fondée sur l’obligation de reconnaissancemutuelle comme condition d’une vie conviviale 36.Dans ce type de démocratie, l’égalité ne consistepas tant « en une commensurabilité des sujetspar rapport à quelque unité de mesure » qu’en« l’égalité des singularités dans l’incommensu-rable de la liberté ». Dans de tels contextes, énon-cer le pluriel de la singularité devient l’un desmoyens les plus efficaces pour négocier le Babeldes races, des cultures et des nations rendu inévi-table par la longue histoire de la globalisation.

Si la France veut peser d’un poids quel-conque dans le monde qui vient, voilà la direc-tion qu’elle doit prendre. Mais prendre cettedirection implique qu’elle démolisse le mur dunarcissisme (politique, culturel et intellectuel)qu’elle a érigé autour d’elle – narcissisme donton pourrait dire que l’impensé procède d’uneforme d’ethno-nationalisme racialisant. Cetethno-nationalisme est d’autant plus surprenantqu’il fleurit à l’ombre de l’une des traditions dela pensée politique qui, dans l’histoire de lamodernité, a, plus que toute autre, fait montred’une sollicitude radicale pour l’« homme » etpour la « raison ». Il se trouve que, historique-ment, cette sollicitude pour le sort réservé à« l’homme » et à la « raison » a vite montré seslimites chaque fois qu’il a fallu reconnaître lafigure de « l’homme » dans le visage d’autrui

défiguré par la violence de la race 37. De fait, enquoi consistent la race et le racisme sinon en lepouvoir de se représenter autrui comme « déchet »et en la capacité de l’assigner à cet état de déchet« de son vivant même » ? Le versant nocturne dela république, l’épaisseur inerte où vient s’en-gluer sa radicalité, c’est donc bel et bien la race 38.Car la race est cette page obscure où, placé par laforce du regard de l’autre, « l’homme » seretrouve dans l’impossibilité de savoir en quoiconsiste l’essence de son travail et des lois. Or, ilse trouve que dans ce pays une imprenable tra-dition d’universalisme abstrait, héritée de laRévolution de 1789 et de la Terreur, n’a cessé de nier le fait brutal de la race, sous le prétexteque la revendication du droit à la différence –peu importe laquelle – contredit le dogme répu-blicain d’égalité universelle. De fait, ce qui, enprincipe, fait la force de l’idéal républicain, c’estson adhésion au projet d’autonomie humaine.Comme l’explique Vincent Descombes, le projetd’autonomie humaine est celui d’une « humanitéqui poserait elle-même et à partir d’elle-mêmeles principes de sa conduite 39 ». Cela dit, cettetradition fait semblant d’oublier que « l’homme »se laisse repérer sous des figures à chaque foisdifférentes et singulières. Et qu’aucune penséedu sujet ne saurait être complète qui oublie que

Achille MbembeLa république désœuvrée

35. Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Galli-mard, 1990 ; et Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1994 ; DipeshChakrabarty, Habitations of Modernity. Essays in the Wake ofSubaltern Studies, Chicago, University of Chicago Press, 2002.

36. Paul Gilroy, After the Empire. Melancholia or Convi-vial Culture, New York, Columbia University Press, 2005.

37. Laurent Dubois, A Colony of Citizens. Revolution& Slave Emancipation in the French Caribbean, 1787-1804,Durham, University of North Carolina Press, 2004.

38. Sue Peabody, « There Are No Slaves in France ». ThePolitical Culture of Race and Slavery in the Ancien Régime,Oxford, Oxford University Press, 1996 ; et, du même auteur, encollaboration avec Tyler Stovall, The Color of Liberty. His-tories of Race in France, Durham, Duke University Press, 2003.

39. Vincent Descombes, Le Complément du sujet. Enquêtesur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p. 383.

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le sujet ne s’appréhende que dans une distancia-tion de soi à soi et ne saurait s’éprouver que dansl’Autre.

Deuxième conclusion : si la vie de la démocra-tie participe d’une opération – sans cesse àreprendre – de figuration du social, alors on peutaffirmer que se faire entendre, se connaître soi-même, se faire connaître, parler de soi consti-tuent des aspects centraux de toute pratiquedémocratique. Entreprise d’expression, capacitéde se donner une voix et un visage, la démocra-tie est, fondamentalement, une pratique de lareprésentation – une prise de distance par rap-port à autrui aux fins d’imagination de soi, d’ex-pression de soi et de partage, dans l’espacepublic, de cette imagination et des formes queprend cette expression. De ce point de vue, l’onpeut difficilement prétendre que notre idéald’humanité civique s’est accompli alors mêmequ’une partie de nos concitoyens sont littérale-ment exclus de la part d’estime publique quenous dispensons quotidiennement « sous la formed’une quote-part de présence dans les institu-tions culturelles, les programmes scolaires,les divertissements médiatiques, les paradespubliques » et autres politiques d’assistance.

Une fois de plus, il s’agit d’insister sur lefait que l’individualisme normatif à la françaiseocculte largement les effets inégalitaires et cultu-rellement structurants du racisme. Ce derniern’est pas seulement systémique et ne se mani-feste pas seulement contre les « immigrés ». Ilest profondément inscrit dans le mode ordinairedes relations sociales et, surtout, dans la routinebureaucratique et dans les milieux culturels etdes entreprises. L’une des manières de le mas-quer dans le champ idéologique consiste précisé-ment à opposer universalisme et différencialisme(communautarisme) ou encore à s’en tenir à uneréaffirmation, dans l’abstrait, de l’égalité de

chaque individu devant la loi 40. Pour que ladémocratie à venir prenne sens et forme, et pourqu’émerge, dans sa multiplicité dispersante, cettenouvelle nation en train de se faire sous nosyeux, une nouvelle économie élargie de la repré-sentation qui prenne en compte toutes les formesde production et d’affirmation des identités col-lectives est nécessaire. Pour le moment, une tropgrande masse de citoyens, obscurs et invisibles,sont littéralement apparentés aux étrangers dansl’imaginaire public – cela à une époque où lafigure de l’étranger se confond dangereusementavec la figure de l’ennemi. L’on ne peut plus,dans ces conditions, assumer que le problème dela mal-représentation sera réglé par notre capa-cité d’agir et de parler pour le compte d’autrui.Ce qu’il faut dissiper, c’est l’opacité qui entourela présence, dans ce pays, de citoyens rendusinvisibles par des dispositifs qui produisent quo-tidiennement des formes d’exclusion que riend’autre, sinon la race, ne justifie – tout cela ausein d’une culture qui prétend cependant avoirdépassé le tropisme de la race derrière le masqued’un universalisme purement ahistorique.

La reconnaissance de la différence n’est guèreincompatible avec le principe d’une sociétédémocratique. Une telle reconnaissance nesignifie pas non plus que la société fonctionnedésormais sans idées communes et sans croyancescommunes. En fait, cette reconnaissance consti-tue un préalable pour que ces idées et cescroyances deviennent véritablement communes.Après tout, la démocratie signifie également lapossibilité d’identification à l’autre. Sans cette pos-sibilité d’identification, la république est désœu-vrée. Par ailleurs, le processus de subjectivation– dont j’ai dit qu’il participait pleinement du

Achille MbembeLa république désœuvrée

40. Véronique De Rudder (sous la dir. de), L’Inégalitéraciste. L’universalité républicaine à l’épreuve, Paris, PUF, 2000.

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devenir-citoyen – passe, entre autres, par desparticularismes librement revendiqués. Ce que laglobalisation rend possible, c’est précisément lapossibilité de subjectivation des particularités.Qu’est-ce, en effet, qu’être soi à l’âge de la globa-lisation, sinon de pouvoir revendiquer librementtelle ou telle particularité – la reconnaissance dece qui, dans la nation qui nous est commune,voire le monde qui nous est commun, me renddifférent des autres ? Et, de fait, l’on pourraitsuggérer que la reconnaissance de cette diffé-rence par les autres – voilà précisément lamédiation par laquelle je me fais leur semblable.Il apparaît donc, quant au fond, que le partagedes singularités est bel et bien un préalable à unepolitique du semblable.

Du reste, comme l’explique Jean-Luc Nancy,la singularité est à la fois ce que nous partageonset ce qui nous partage. Reconnaître la singularitédes lieux d’épreuve à partir desquels nous noussommes historiquement constitués commenation ne signifie point que des « différences enêtre » nous sépareraient les uns des autres. C’estla raison pour laquelle Nancy définit la « frater-nité » comme « l’égalité dans le partage de l’in-commensurable », mais l’incommensurable dece que nous avons en propre, chacun de nous. Iln’y a de « nous », dit-il, que dans le « à chaquefois une seule fois » de voix singulières. Et deconclure : l’être-en-commun relève fondamenta-lement du partage 41. Par ailleurs, combler ledéficit de figuration, ou encore briser le soclemoniste de la culture publique hexagonale n’estpas la même chose qu’endosser une politiquedont le fondement serait avant tout ethnique,racial ou religieux ; ou encore des pratiquesculturelles manifestement contraires aux droitshumains. Après tout, le refus de valider la biolo-gisation du social, son ethnicisation ou sa racia-lisation, est légitime. Mais cela n’est possible

que si l’on s’attaque à la question de la mal-représentation. Et il n’y a que le passage au cos-mopolitisme pour faire échec à une démocratiedes communautés et des minorités, d’un côté, et, de l’autre, à son double masqué : une démo-cratie racialisante, imbue de ses propres préjugéset illusions, et qui refuse d’avouer son nom dansl’acte même par lequel elle pratique le racisme.

Troisième conclusion : autant le sort de ladémocratie s’est joué, à partir du XIXe siècle,autour de la figure de l’individu doté de droitsindépendamment de qualités telles que le statutsocial, autant la démocratie à venir dépendra dela réponse que nous donnerons à la question desavoir qui est mon prochain, comment traiter l’en-nemi et que faire de l’étranger. La « nouvelle ques-tion de l’Autre » sous toutes ses figures – ouencore la présence d’autrui parmi nous, l’appari-tion du tiers – se trouve ainsi replacée au cœurde la problématique contemporaine d’un mondehumain, d’une politique du monde. Dans cesconditions, les interrogations d’ordre philoso-phique que soulevait il n’y a pas si longtempsMaurice Merleau-Ponty gardent toute leur actualité politique : « Comment le mot Je peut-ilse mettre au pluriel […] ? Comment puis-je par-ler d’un autre Je que le mien 42 ? » Que nous levoulions ou non, les choses aujourd’hui et dansl’avenir sont telles que l’apparition du tiers dans lechamp de notre vie commune et de notre culturene s’effectuera plus jamais sur le mode de l’ano-nymat. Cette apparition nous condamne àapprendre à vivre exposés les uns aux autres 43.Nous disposons des moyens de retarder cette

Achille MbembeLa république désœuvrée

41. Jean-Luc Nancy, L’Expérience de la liberté, Paris,Galilée, 1988, p. 97. C’est nous qui soulignons.

42. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la per-ception, Paris, Gallimard, 1945, pp. 400-401. C’est nous quisoulignons.

43. Emmanuel Lévinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991.

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montée en visibilité. Mais, au fond, elle est iné-luctable. Il nous faut donc, au plus vite, faire symbole de cette présence de telle manièrequ’elle rende possible une circulation de sens. Cesens émergera à distance à la fois d’une simplejuxtaposition des singularités et de l’idéologiesimpliste de l’intégration. Si, comme l’affirmeJean-Luc Nancy, l’être-en-commun relève du par-tage, alors la démocratie à venir sera fondée nonseulement sur une éthique de la rencontre, maiségalement sur le partage des singularités. Elle seconstruira sur la base d’une distinction netteentre l’« universel » et l’« en-commun ». L’universelimplique un rapport d’inclusion à quelque choseou quelque entité déjà constituée. L’en-commun a pour trait essentiel la communicabilité et lapartageabilité. Il présuppose un rapport de coappartenance entre de multiples singularités.C’est à la faveur de ce partage et de cette com-municabilité que nous produisons l’humanité.Cette dernière n’existe pas déjà toute faite.

Un dernier mot : en arguant du fait que « cequi distingue est aussi ce qui met “avec” et“ensemble” 44 », je viens de renvoyer dos à dosune certaine forme de multiculturalisme anglo-saxon (logique du côtoiement et de la juxtaposition)et une certaine manière du nationalisme à lafrançaise (logique de la duplication). Il faut main-tenant arrêter cette réflexion en faisant valoir quesi justice doit être rendue à la fois à l’abso-luité singulière du propre et à l’impropriété

commune de tous, comme le suggère Nancy,alors la démocratie doit retrouver ce qui, à l’ori-gine, a toujours fait d’elle un événement éthique.Il faudrait peut-être, ici, commencer par redé-couvrir le corps et le visage d’autrui en tant qu’ilsreprésentent non seulement les traces parlantesde son existence, mais ce qui fait de lui sinonmon prochain, du moins mon semblable.

C’est peut-être la condition pour mener àbien la tâche de refiguration politique du socialque nous ne pouvons plus différer. Quant à laforce de notre modèle d’universalisme, elle neviendra pas du dogme selon lequel il y auraitun ensemble de réquisits dont nous serions,seuls, les détenteurs légitimes, mais de notrecapacité d’inventer des formes chaque fois neuvesd’humaine coexistence. Cette autre manière decomprendre le sens de l’humain constitue aujour-d’hui le préalable à toute politique du monde.Cette politique du monde repose sur le souci que nous porterons à l’unicité de chacun que levisage de chacun exprime. Du coup, la respon-sabilité pour autrui et à l’égard du passé devien-dra l’orbite à partir de laquelle notre discours sur la justice et la démocratie et la pratique quenous en avons se mettent en mouvement 45.

Achille Mbembe.

Achille MbembeLa république désœuvrée

44. J.-L. Nancy, La Création du monde ou la mondialisa-tion, Paris, Galilée, 2002, p. 176.

45. E. Lévinas, Entre nous, op. cit., p. 241.

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