matière et forme - fargesii

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ÉTUDES PHILOSOPHIQUES POUR VULGARISER LES THÉORIES D'ARISTOTE ET DE S. THOMAS ET MONTRER LEUR ACCORD AVEC LES SCIENCES II MATIÈRE ET FORME EN PRÉSENCE DES SCIENCES MODERNES PAR Mgr Albert FARGES Prélat de la Maison de Sa Sainteté Docteur en Philosophie et en Théologie Anc. Dir. aux Séminaires de Saint-Sulpice et de l'Institut catholique de Paris Membre des Académies de S. Thomas de Rome, de Paris et de Louvain SEPTIÈME ÉDITION Ouvrage honoré d'une Lettre de S. S. Léon XIII, et couronné par l'Académie Française PARIS BERCHE ET TRALIN, LIBRAIRES 69, RUE DE RENNES, 69 1908 Tous droits réservés

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Albert farges

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  • TUDES PHILOSOPHIQUES POUR VULGARISER LES THORIES D 'ARISTOTE ET DE S. THOMAS

    ET MONTRER LEUR ACCORD AVEC LES SCIENCES

    II

    MATIRE ET FORME EN PRSENCE

    DES SCIENCES MODERNES

    PAR

    Mgr Albert FARGES Prlat de la Maison de Sa Saintet

    Docteur en Philosophie et en Thologie Anc. Dir. aux Sminaires de Saint-Sulpice et de l'Institut catholique de Paris

    Membre des Acadmies de S. Thomas de Rome, de Paris et de Louvain

    SEPTIME DITION

    Ouvrage honor d'une Let tre de S. S. Lon XIII, et couronn par l 'Acadmie F r a n a i s e

    PARIS BERCHE ET TRALIN, LIBRAIRES

    69, RUE DE RENNES, 69

    1908 Tous droits rservs

  • A notre Cher Fils Albert FARGES, prtre de Saint-Sulpice, Paris.

    LON XIII, PAPE Cher Fils, salut et bndiction apostolique. L'hommage que vous avez voulu Nous faire, comme un bon fils, des

    prmices de votre talent et de votre science, en nous offrant vos Etudes philosophiques, nous a t bien agrable, et Nous tenons, par la lettre que Nous vous crivons, vous en tmoigner Notre satisfac-tion paternelle.

    Ds le commencement de Notre Pontificat, une de nos plus vives proccupations a t de ramener les tudes suprieures aux vrais principes des anciens, en les remettant sous l'autorit de saint Thomas d'Aquin, et c'est avec une joie toujours croissante, que Nous voyons de tous cts, tant d'heureux rsultats rpondre nos souhaits. Or, la Com-pagnie laquelle vous appartenez, et vous personnellement, cher fils, vous Nous avez procur ce sujet de joie, par le zle avec lequel, vous conformant religieusement Nos instructions, vous vous tes appliqu, soit autrefois dans l'enseignement de la jeunesse, soit depuis par les crits que vous publiez, remettre en honneur cette belle philosophie des anciens docteurs, et montrer son harmonie, surtout en ce qui touche l'observation et l'tude de la nature, avec les progrs constants des sciences modernes. On ne peut que louer l'uvre que vous avez entreprise et la mthode, assurment excellente, avec laquelle vous la menez sa fin.

    A une poque o tant de gens, avec l'arrogance de ce sicle, regar-dent avec ddain les ges passs et condamnent ce qu'ils ne connaissent mme pas, vous avez fait une uvre ncessaire en allant puiser aux sources mmes la vraie doctrine d'Aristote et de saint Thomas, de manire lui rendre, d'une certaine faon, par l'ordre lumineux et la clart de votre exposition, la faveur du public. Et quant aux repro-ches qu'on lui fait d'tre en dsaccord avec les dcouvertes et les rsultats acquis de la science moderne, vous avez eu raison d'en mon-trer, par la discussion des faits et des arguments allgus de part d'autre, la faiblesse et l'inanit.

    Plus vous marcherez dans cette voie, plus s'tablira et se fortifiera votre conviction, que la philosophie aristotlicienne, telle que l'a inter-prte saint Thomas, repose sur les plus solides fondements, et que c'est

  • l que se trouvent encore aujourd'hui les principes les plus srs de la science la plus solide et la plus utile entre toutes.

    L'oeuvre que vous avez entreprise, cher fils, vous demandera, Nous le comprenons bien, de longs et pnibles travaux. Mais prenez cou-rage, Nous vous l'ordonnons, bien persuad que vos forces seront la hauteur de cette tche, et que de trs rels avantages pourront en dcouler non seulement pour ceux qui s'occupent des tudes sacres, mais surtout pour ceux qui, s'appliquant aux sciences naturelles et celles qui leur sont apparentes, se laissent en si grand nombre, Nous le constatons avec douleur, carter de la vrit, soit par leurs opi-nions prconues, soit par les erreurs d'un matrialisme grossier.

    Dans cette voie vous trouverez un honorable encouragement dans la faveur que vous ont acquise, auprs des savants, vos crits dj publis, et que vous obtiendrez dans une mesure d'autant plus large, que vous mettrez plus de soin poursuivre votre uvre, sous les auspices de si grands matres.

    Mais puisque ces sympathies des savants, comme vous l'avouez avec une pit toute filiale, n'ont de prix vos yeux que si la Ntre vient s'y ajouter, Nous voulons entourer votre personne et vos travaux de toute Notre bienveillance, et Nous formons pour vous, et en mme temps pour la vraie science, le vu que votre uvre ait un plein et complet succs.

    Comme gage de cette bienveillance, et pour vous assurer le succs que vous implorez du secours divin, c'est de tout cur que Nous vous accor-dons vous, vos confrres et vos lves, la bndiction apostolique

    Donn Rome, prs saint Pierre, le 21 mai 1892, la quinzime anne de Notre Pontificat.

    LON XIII, PAPE.

  • MATIRE ET FORME EN PRSENCE

    DES SCIENCES MODERNES

    AVANT-PROPOS

    PREMIRE PARTIE Existence de la Matire et de la Forme

    I. Les preuves de la dualit de l'tre matriel . . . . 1 Preuves tires des faits vulgaires :

    a) Les antinomies de l'tre matriel. b) Ses changements et mtamorphoses. c) Sa multiplication par divisions. d) Et par gnrations.

    2 Preuves tires des phnomnes scientifiques : Prliminaires. Contrle de la science ; sa hau-

    te porte. Existence des corps simples et des corps composs. Comment se pose la question.

    a) Combinaisons et simples mlanges. Na-ture nouvelle du compos, son homo-gnit ; la loi des poids.

    b) L'affinit lective. La loi des proportions dfinies. La loi des proportions multi-ples.

    c) La cristallisation. Formation et rforma-tion du cristal. Tmoignages des savants.

    II. L'Atomisme. Ngation du principe formel . . . Expos des diffrents systmes atomistiques. Histoire des systmes. Critique de l'atomisme.

    1 Critique de sa notion de l'atome. Il n'est pas prou-v qu'il soit isol, ni qu'il tourbillonne dans l'ther ou dans le vide.

    9

    13

    41

  • 4

    2 Critique de son principe Matire et Mouve-ment , qui ne suffit expliquer :

    a) Ni les corps simples (poids atomiques, constance spcifique, nature de l'tre et de son opration) ;

    b) Ni les corps composs (homognit, na-ture nouvelle) ;

    c) Ni les principaux phnomnes de l'univers (gravitation, cohsion, affinit, rcur-rence, lois du choc, nature du mouve-ment).

    3 Rfutation indirecte. L'atomisme favorise le ma-trialisme et l'idalisme.

    III. Le Dynamisme. Ngation du principe matriel.

    1 Expos historique des systmes dynamistes. a) Znon, Pythagore. b) Leibnitz. c) Christian Wolf. d) Boscowitch. e) Em. Kant. f) Schelling, Hartmann, etc.

    2 Critique gnrale du Dynamisme. a) Il n'explique pas les changements spci-

    fiques ; b) Ni l'illusion de l'tendue. c) Il ruine l'unit de l'tre. d) L'action distance. Vains efforts pour y

    chapper. 3 Critique particulire des systmes.

    a) Systme de Leibnitz et de Wolf. b) Systme de Boscowitch. c) Systme de Kant et de ses disciples.

    4 Les causes de l'illusion dynamiste et ses remdes. Il faut revenir la tradition.

    DEUXIME PARTIE

    Nature de la Matire et de la Forme.

    PRLIMINAIRES 121

    89

  • 5

    I. Nature de la Forme Description sommaire. Dfinition Quoad nomen. Dfinition Quoad rem. Division en espces. Ses proprits essentielles.

    a) Activit. b) Simplicit ; l'indivisibilit des formes. c) Unit ; la pluralit des formes. d) Hirarchie des formes. e) Disposition s'unir la matire.

    II. Nature de la Matire premire Difficults du sujet. Comparaison et analogie. Dfinition ngative. Dfinition positive. Proprits essentielles de la matire.

    a) Indestructible ; b) Simple d'essence ; c) Identique ; d) Inerte et passive ; e) Principe de quantit extensive f) Et d'impntrabilit ; g) Son aptitude une forme.

    III. Relations de la Matire et de la Forme Thorie de l'Acte et de la Puissance. Application au sujet : Materia est potentia pura. Vraie pense d'Aristote et de S. Thomas. Double rle des deux lments. Ont-ils une double existence ?

    IV. Forma educitur e potentia Materi Comment la Forme peut-elle tre tire de la Matire ? Diverses manires dont une chose peut en contenir

    une autre. Application de ces principes. Confusion des modernes. L'volution panthistique, et l'volution d'aprs S.

    Thomas.

    135

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    149

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  • 6

    V. Forma producitur e nihilo sui sed non subjecti. . Obscurit de cette formule. Objection de Parmnide. Solution d'Aristote. Rien ne se cre, rien ne se perd . Le Devenir. Les formes latentes et les formes en puissance. Grandeur de cette thorie.

    VI. Les lments dans le compos chimique I. Persvrance des lments matriels. II. Persvrance seulement virtuelle des lments for-

    mels. 1 Comment se pose la question. 2 Preuves :

    a) Nature nouvelle des composs chimiques. b) Leur homognit parfaite.

    3 Objections tires : a) De la nature de l'analyse et de la synthse

    chimique. b) De l'absence de cause gnratrice. c) De la prtendue persistance dans le com-

    pos des qualits des lments : (den-sit, capacit calorique, puissance r-fractive, proprits magntiques, raies de spectre, affinits chimiques, etc.).

    4 Tmoignages des savants.

    VII. Les lments dans le compos vivant Analogie des deux composs chimique et vivant. On pose la thse de la persvrance virtuelle des for-

    mes lmentaires. 1 Preuves :

    a) L'unit du moi humain. b) L'insuffisance des autres systmes.

    2 Objections : a) La question du cadavre. (La matire peut

    garder l'empreinte de la vie.) b) Le rle positif des lments matriels. (La

    materia signata.) c) La lutte des deux principes.

    3 Rsum et conclusion. Un rquisitoire.

    178

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  • VIII. Accord avec Aristote, S. Thomas et les Scien-ces sacres Importance de cet accord.

    1 La vraie pense d'Aristote. 2 La vraie pense de S. Thomas.

    D'o viennent les difficults. Conciliation des textes. Rsum des solutions.

    3 Accord avec les dogmes sacrs. Difficults et rponses. Dfinition du Concile de Vienne.

    IX. Corollaire sur la distinction relle entre la Matire et la Forme Un malentendu. Ce n'est pas leur existence qui est

    distincte : impossible de sparer la Matire de la Forme.

    C'est leur essence qui est distincte. Espces de distinctions : physique, idale, relle. Leur distinction est relle. Nouvelles confusions des modernes.

    X. Corollaire sur les changements substantiels . . . La confusion des langues. Le couteau Jeannot. Aveux des savants. Phnomnes d'allotropie et d'isomrie. La chenille et le papillon. Accord avec les sciences modernes.

    CONCLUSION GNRALE La thorie n'est ni subtile ni obscure. Synthse grandiose de la hirarchie des tres. Revenons l'cole : Leibnitz lui-mme nous y engage.

    270

    263

    256

    230

    7

  • MATIRE ET FORME EN PRSENCE

    DES SCIENCES MODERNES

    Une des applications les plus importantes, et aussi les plus originales, des notions fondamentales d'Acte et de Puissance, que nous avons exposes dans notre premire tude, est assurment la thorie de la Matire et de la Forme, double lment de la constitution des tres corporels.

    Cette importance, que nous croyons inutile de d-montrer nos lecteurs, parce qu'elle saute aux yeux de quiconque est un peu familiaris avec la philosophie et la thologie scolastiques, suffirait nous expliquer pourquoi, vers le milieu de ce sicle, les premiers ef-forts de rajeunissement des doctrines pripatticien-nes ont vis, tout d'abord, la fameuse question de la Matire et de la Forme, et son application au compos humain.

    C'tait l un des traits caractristiques, et comme le point culminant de l'ancienne philosophie, qui, le pre-mier, avait frapp les regards de ses nouveaux explora-teurs, et c'est par l qu'ils croyaient pouvoir commen-cer leur uvre de restauration.

    Nous laisserons d'autres le soin de nous raconter l'histoire intressante de ce rveil philosophique ; de nous faire suivre la marche toujours croissante de son dveloppement Rome, Naples, Turin, Bologne,

    Renais-sance

    de l'cole.

  • Pre-mires cont ro-verses.

    10 TUDES PHILOSOPHIQUES

    dans les grands centres intellectuels de France, de Bel-gique et d'Allemagne ; de nous numrer les noms et les ouvrages dj si nombreux des mtaphysiciens, des physiologistes, des mdecins, des physiciens et des savants de tout ordre qui ont contribu cette renais-sance inespre d'une Ecole que l'on croyait ensevelie dans un ternel oubli.

    Nous nous permettrons seulement de rappeler nos contemporains le souvenir de ces dbats retentissants qui ont si longtemps passionn les lecteurs de la Re-vue des sciences ecclsiastiques, de la Revue du mon-de catholique, du Correspondant, de l'Univers, de Civilt cattolica, de la Scienza italiana, et plus r-cemment encore de la Revue des questions scientifiques de Bruxelles (1).

    Ces nombreuses et brillantes controverses o de part et d'autre il s'est dploy tant de talent, d'rudition, de verve et d'entrain, et aussi tant de passion pour la v-rit, tant de nobles efforts pour la saisir, nous venons de les relire, et nous hsitons quelque peu dire l'im-pression dominante qu'il nous en reste.

    Eh bien ! avouons-le trs simplement, nous croyons que s'il y avait eu un peu moins de confusions et de malentendus dans certains esprits, sur les notions fondamentales d'Acte et de Puissance, les dbats n'y auraient rien perdu, sinon peut-tre en longueur, et qu'ils auraient gagn en clart et en utilit pratique.

    (1) Parmi les principaux articles nous indiquerons les suivants : Re-revue des sciences eccl., 20 sept., 20 oct. 1864, 20 mai 1865 (P. Ramire). Janv., fvrier 1865, 20 nov. 1865 (F. J. M. Sauv). Revue du monde cath. juin, juill. 1864 et 1865. Juin, juill. 1866 (Dr Frdault). Correspondant sept. 1865 (Dr Frdault), et la rplique le cheval et le cavalier (M. Noblat). Univers 9, 11 aot, 8 sept. 1867 (Dr F.) 5, 13 juin 1868. Civilt catt., 6 aot 1864-1868 (P. Liberatore). Revue des q. scient., oct. 1881, janv., juillet 1882 (abb de Broglie), janv. avril 1882 (P. Carbonnelle). Voy. aussi: Dr Frdault. Trait d'Anthropologie, Forme et Matire. P. Ramire, L'accord de la philosophie de S. Thomas et de la science moderne. P. Botalla, La Composition des corps, etc.

  • MATIRE ET FORME 11

    Il nous semble qu'on aurait peut-tre mieux fait, avant de discuter la Matire et la Forme, de commen-cer par s'entendre sur les mots d'Acte et de Puissance, de Puissance active et de Puissance passive, de Puis-sance relle et de simple Possibilit.

    Avant de relever les ruines gigantesques de ce Par-thnon philosopbique, qu'un sicle rvolutionnaire avait os renverser, et qui n'en reste pas moins l'u-vre la plus grandiose et la plus merveilleuse de l'esprit humain, il n'et pas t inutile, il n'et t que sage de vrifier, et au besoin de poser nouveau les fondements sur lesquels on devait rebtir l'difice. Or le fondement de toute la philosophie pripatticienne, et en particu-lier de la thorie sur la Matire et la Forme, c'est l'Acte et la Puissance. Non pas que Matire et Forme soient simplement synonymes de Puissance et d'Acte, comme plusieurs ont sembl le croire ; une telle confusion pourrait nous entraner d'tranges erreurs que nous aurons occasion de signaler. Il y a entre ces notions des diffrences radicales que nous mettrons en lumire, mais il y a aussi des relations, des connexions intimes, qu'il est indispensable de connatre pour en avoir une intelligence exacte et complte.

    Une question dbattue depuis si longtemps, par des penseurs si distingus, ne peut manquer d'tre aujour-d'hui bien avance. Peut-tre mme, si nous en croyons certains esprits, serait-elle dj mre ? Quoi qu'il en soit, nous aimons reconnatre que tous nos devanciers ont singulirement facilit notre tche. Nous sommes surtout redevables envers les vaillants dfenseurs des doctrines thomistes, mais nous le sommes aussi envers leurs adversaires, car, selon la belle maxime d'Aris-tote : Il est de toute justice d'avoir de la reconnais-sance, non seulement pour ceux dont on approuve les opinions en les partageant, mais encore pour ceux dont

    La question est-elle mre ?

    Mthode.

  • 12 TUDES PHILOSOPHIQUES

    on trouve les recherches trop superficielles. Mme ceux-l ont contribu pour une certaine part au rsul-tat commun, en prparant d'avance pour nous la con-qute de la science (1) .

    Grce eux tous, amis et adversaires, puissions-nous contribuer nous-mmes quelque peu claircir une question si grave, et encore si obscure sur plusieurs points, ou du moins prparer la solution plus com-plte que nous apportera, dans un avenir plus ou moins lointain, le gnie synthtique que Dieu suscitera peut-tre un jour, pour rcompenser ceux qui, au milieu d'un sicle frivole et sceptique, n'auront pas voulu dses-prer de la puissance de l'esprit humain.

    En attendant, il faut que chacun apporte sa pierre la reconstruction du temple sacr de la Vrit ; c'est l une uvre qui demande le concours et l'union de tou-tes les intelligences ; car, si individuellement, comme nous le fait encore observer le mme philosophe, avec sa modestie habituelle, si chacun n'y contribue pour rien, ou n'y contribue que pour bien peu de chose, ce-pendant de tous ces efforts runis, il ne laisse pas que de sortir une uvre considrable (2) .

    (1) Aristote, Mtaph., Trad. de B.-S.-Hilaire, tome I, p. 112. Nous n'in-diquerons que le tome et la page de B.-S.-H. pour viter toute confusion avec l'dition Firmin-Didot que nous citons habituellement et dont les sub-divisions sont diffrentes.

    (2) Aristote, Mtaph., ibid., p. 111.

  • PREMIRE PARTIE

    EXISTENCE DE LA MATIRE & DE LA FORME

    Les preuves de la dualit de l'tre matriel.

    Un observateur attentif qui jette un regard scruta-teur sur les tres matriels qui composent ce monde, est bien vite tonn des antinomies ou des contradic-tions apparentes qu'il y dcouvre.

    Un animal, une fleur, un grain de bl, une molcu-le chimique ou un atome, tous les tres sensibles qui ne sont pas de simples agrgats, mais des individus qu'on ne peut diviser sans les dtruire, paraissent jouir d'une unit essentielle, et cependant ils sont tendus et composs d'une multitude de parties. Ils sont la fois uns et multiples, tendus et pourtant indivisibles, ce qui, au premier abord, parat contradictoire. La sour-ce d'o dcoule la multiplicit, la diffusion, le redouble-ment des parties pourrait-elle produire en mme temps l'indivision actuelle, la concentration des parties et l'unit de l'ensemble ? Il serait difficile de le croire. Le principe qui ramne l'unit la multiplicit de l'-tendue, doit tre distinct de celui qui produit cette mul-tiplicit tendue.

    Ces mmes tres sont passifs et inertes ; nous les d-plaons notre gr, nous leur imprimons un mouve-ment ou un pli qu'ils conservent fatalement. En mme

    gaires : a) Les

    antino-mies de l'tre.

    I

    vul-

    1 Les fa its

  • 14 TUDES PHILOSOPHIQUES

    temps, et sans rien perdre de leur degr d'inertie, ils sont actifs et capables de dployer des nergies puis-santes : les vivants se modifient eux-mmes, et les corps bruts peuvent, lorsqu'ils y sont provoqus, agir et ragir les uns sur les autres. L'animal ou le vgtal se nourrit et se dveloppe, le grain de bl germe et gran-dit, les corps lastiques ragissent contre le choc, le picrate de potasse clate avec violence au plus lger frottement, et les plus humbles atomes des corps inor-ganiques s'attirent ou se repoussent dans les phno-mnes de gravitation et d'affinit chimique. Or cette tendance au mouvement et cette indiffrence au mou-vement, cette force active et cette masse inerte dans un mme corps, sont encore des conceptions distinctes et si opposes, que bon nombre de philosophes, fer-mant les yeux l'vidence mme, ont cru devoir nier l'activit des corps.

    D'autre part, l'activit de l'tre matriel suppose en lui un principe simple. Toute force active est es-sentiellement simple. Notre raison se refuse com-prendre qu'elle soit compose ; car si elle tait compo-se de plusieurs agents, il lui serait impossible de produire une action unique. Deux agents, produi-raient-ils deux actions semblables tendant au mme but, sont incapables de ne produire qu'une seule et mme action. Or cette simplicit d'opration et cette composition d'tendue matrielle, dans le mme tre, sont de nouveau des proprits contraires.

    Il y a aussi dans tous les corps une partie qui leur semble commune, la quantit ou la masse, que l'on retrouve identique dans toutes les substances ; si bien que la chimie moderne, aprs l'alchimie du moyen ge, a caress parfois l'espoir chimrique de dcouvrir et mme d'isoler cet lment primitif. Mais ct de la quantit se manifestent une multitude de qualits ou

  • de proprits spcifiques les plus varies et les plus frappantes. Or, cette identit quantitative et gnrique, et cette varit qualitative et spcifique, sont, encore une fois, des proprits diamtralement opposes.

    De ces faits vulgaires, universellement constats, les philosophes pripatticiens concluaient qu'un seul principe est insuffisant expliquer le mme tre. Sans doute, il ne rpugne pas que plusieurs proprits puis-sent dcouler d'un mme principe, mais il rpugne, di-saient-ils, qu'un seul principe puisse revtir la fois deux proprits ou deux oprations contradictoires ; car s'il produisait la fois, l'unit et la pluralit des par-ties, l'tendue et l'indivisibilit, la composition du su-jet et la simplicit de son action, l'activit et l'inertie, il semblerait ainsi s'affirmer et se nier en mme temps. Ces anciens philosophes concluaient donc, avec vrai-semblance, la dualit de l'tre matriel.

    Enfin, ayant observ que l'un de ces deux lments peut varier sans que l'autre varie proportionnellement ; ainsi l'unit de l'animal demeure identique quoi qu'il augmente de volume ; les qualits et l'activit, bien loin d'tre proportionnelles la quantit, peuvent varier dans la mme masse, etc., ces mmes philosophes se virent contraints d'admettre non seulement une dis-tinction de raison, mais une distinction relle entre ces deux lments toujours unis et insparables.

    Tout corps serait donc compos de deux lments rellement distincts : l'un, principe d'tendue, de pas-sivit, de quantit et d'identit ; l'autre, principe d'u-nit, d'activit, de qualit et de spcifiation.

    Le premier fut appel Matire premire ; le second reut le nom de Forme substantielle.

    Mais si, pour arriver formuler cette hypothse sur

    * * *

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 15

  • 16 TUDES PHILOSOPHIQUES

    la constitution intime des corps, il suffisait d'un coup d'il gnral sur les proprits qu'ils nous manifes-tent un moment donn de leur existence, le spectacle encore plus instructif de leurs mtamorphoses et de leur mobilit perptuelle fournissait un argument d-cisif, capable de confirmer cette opinion et d'en rendre la vrit encore plus saisissante. Aussi les anciens ont-ils surtout insist sur cette nouvelle preuve.

    Quant nous, nous dit Aristote, posons comme un fait fondamental que les choses de la nature, soit tou-tes, soit quelques-unes au moins, sont soumises au changement : c'est l un fait que l'induction ou l'ob-servation nous apprend avec vidence (1) .

    Or, pour expliquer les changements dans les tres qui nous entourent, l'esprit humain n'a jamais pu con-cevoir que trois hypothses possibles :

    Ou bien l'tre ne change pas du tout, ce n'est qu'une illusion ;

    Ou bien l'tre change tout entier ; Ou bien il ne change que partiellement : une partie

    demeure, tandis que l'autre change rellement. Affirmer, avec Znon et d'autres sceptiques, que les

    tres matriels qui composent cet univers n'prouvent aucun changement, qu'ils sont fixes et immuables dans leurs qualits et leurs oprations, ce serait affirmer une chose videmment contraire l'observation la plus lmentaire. Pour rfuter ces sophistes qui nient le mouvement et le changement, il suffit de marcher : c'est le changement local ; il suffit de changer l'eau en vapeur, de la dcomposer en oxygne et hydrogne, ou bien de brler du bois et de le convertir en gaz et en cendres : c'est le changement de qualits accidentelles ou de qualits spcifiques ; il suffit de voir une plante

    (1) Aristote, Physiq., I, 436. Cf. De generat., p. 171 ; Mtaph., II, p. 82 (trad. B . -S . -H) .

    b) Les change-ments

    de l'tre.

  • germer, crotre et dprir : c'est le changement de quan-tit.

    D'autre part, affirmer avec Hraclite et les positi-vistes modernes, que l'tre qui prouve un change-ment change tout entier, et qu'il n'y a rien en lui de permanent ; soutenir que la substance n'existe pas et que l'tre n'est qu'une srie de phnomnes qui se succ-dent, une succession d'pisodes (1) , une cration perptuelle ou un perptuel devenir, c'est une affirma-tion non moins trange et non moins sophistique, puis-qu'elle nous amnerait conclure que le soleil d'hier n'est pas le mme que celui d'aujourd'hui, que l'hom-me qui parle n'est plus le mme que celui qui a pens, que le condamn mort qui monte l'chafaud n'est plus celui qui a commis le crime ; en un mot, que la permanence de quelqu'un ou de quelque chose, et par consquent l'identit du moi individuel que proclame la conscience humaine, n'est plus qu'une illusion ou une srie d'illusions mtaphysiques.

    Pour viter ces deux excs galement condamnables, il faut, avec Aristote, choisir un terme moyen entre l'opinion de Znon et celle d'Hraclite. Il faut admet-tre que l'tre change, mais qu'il ne change pas tout entier : une de ses parties change, tandis que l'autre demeure permanente (2). Il faut donc conclure la dua-lit de l'tre matriel, puisque son unit est absolu-ment incompatible avec son changement (3).

    (1) Cf. Aristote (B.-S.-H.), Mtaph., III, 217 ; Physique, I, 442 ; II, 550, etc.

    AR ET FORME 2

    (2) ... , ' . Aristote, Phys., l. I, c. VII, 4. Cf. S. Thomas, Sum. th., I, q. 9, a. 1, c. etc.

    (3) Oui sans doute, si l'tre est un, il ne peut pas avoir de mouve-ment : mais s'il a une partie qui change, et si la substance s'ajoute la forme, ds lors le mouvement est possible, car la forme change puisqu'elle peut passer d'un contraire l'autre ; et qui dit changement dit mouve-ment par cela mme. L'unit de l'tre est incompatible avec sa mobilit ; mais du moment que l'tre est multiple, il est susceptible de mouve-ment . B. S.-Hilaire, Prf. Physiq., p. 28.

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 17

  • 18 TUDES PHILOSOPHIQUES

    Mais ce changement lui-mme peut tre plus ou moins profond. Parfois il n'est qu'accidentel et pour ainsi dire superficiel, parce qu'il n'apporte l'tre au-cune modification essentielle ou spcifique. Ainsi le corps, tout en restant le mme, passe du chaud au froid, du repos au mouvement, d'une couleur une autre... etc. Parfois, au contraire, le changement at-teint les profondeurs de l'tre, au point de changer ses qualits essentielles et spcifiques : ainsi par la nutri-tion le pain se change en sang et en chair humaine, il devient en nous vivant et sentant ; le suc de la plante se change en bois, en fleurs et en fruits ; le bois, son tour, se change en fume et en cendres ; les gaz hydrogne et oxygne se changent en eau. . . etc.

    C'est dans ces changements intimes et spcifiques que nous prenons sur le fait la dualit fondamentale de l'tre sensible. Le principe quantitatif et gnrique qui demeure identique sous ces transformations sp-cifiques a t appel Matire premire, par opposition au corps lui-mme qui est la Matire seconde avec la-quelle se font les uvres d'art.

    Le principe qualitatif et spcifique qui seul prouve des changements a reu le nom de Forme substantielle, par opposition aux qualits ou formes accidentelles dont les variations ne changent jamais l'espce. Le changement dans les qualits accidentelles a pris le nom d'altration, tandis que le changement dans les proprits spcifiques, et par consquent dans l'es-sence du sujet, a t appel gnration dans un sens large, car le mot de gnration ne s'applique stricte-ment qu' la reproduction des tres vivants (1).

    (1) Cf. Aristote (B.-S.-H.), Phys., I, p. 479, 550 ; I I , 428. De generat., p . 24, 39, 42, 44, 45, 46.

  • MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 19

    Un des changements les plus curieux qu'prouvent les substances matrielles, et qui serait inexplicable sans un double principe constitutif, c'est la division de leurs parties, qui d'un tre unique en fait deux, trois tres, ou une multitude. Eclairons notre pense par un exemple emprunt la division des figures.

    Soit un rectangle, sans joint ni fente, et l'tat d'in-division absolue, comme le reprsente la figure n 1. La figure 2 nous le montre divis en deux triangles contigus ; et la figure 3 nous montre les deux parties spares. Il est clair que le passage du n 2 au n 3 n'est qu'un simple changement local. C'est le passage du n 1 au n 2 qui est le changement intime puisque d'un seul tre il en fait deux. Or nous remarquons qu'en-

    tre ces deux tats 1 et 2, il y a quelque chose de com-mun et quelque chose de diffrent. L'lment commun est la quantit qui demeure identique en passant de la l re la 2e figure. Nous voyons en effet que la ma-tire ou l'tendue des deux triangles obtenus par la division est identique l'tendue totale du premier carr. Mais un autre lment a disparu : c'est la forme carre qui a t remplace par les formes quivalentes des deux triangles dj virtuellement contenues dans le carr primitif. S'il n'y avait pas dans ce changement une partie demeurant identique, il n'y aurait pas eu division, mais annihilation du tout et cration des parties.

    Cet exemple, en nous montrant un changement dans les formes accidentelles ou figures, va nous faire com-

    c) Les divisions de l'tre.

    N 1 N 2 N 3

  • prendre le changement plus profond produit par la division dans les formes spcifiques.

    On ne saurait mettre en doute qu'il y ait dans l'u-nivers actuel des tres individuels, qui ne sont pas seulement des agrgats, mais qui jouissent d'une unit vritable. Cependant, l'exprience le prouve, ils peu-vent tre diviss et mutils. Si je divise un animal, les membres dtachs meurent et changent de nature. Si je dtruis par la division une cellule vivante, ou bien une molcule chimique, elles se dcomposent en leurs lments primitifs : hydrogne, oxygne, carbone, e t c . , et je constate de nouveau, avec la persvrance des lments matriels, l'apparition de nouvelles for-mes spcifiques et individuelles.

    Pour qu'un tre vraiment un soit divisible, il faut donc avant tout qu'il soit constitu d'un double prin-cipe : Matire et Forme.

    d)Les gnra-

    tions nou-

    velles.

    La division n'est pas le seul moyen de multiplier les individus ; il en est un autre bien plus admirable et encore plus mystrieux, que nous ne pouvons si-gnaler ici qu'en passant, parce qu'il est exclusivement propre aux tres vivants, c'est la gnration, par la-quelle tous les tres vivants se multiplient en perp-tuant leur race. Dire qu'il n'y a pas d'tres nouveaux dans la nature, c'est fermer les yeux l'vidence. Alors mme qu'on soutiendrait que les individus qui nais-sent, prexistaient dj de quelque manire, ils ne prexistaient certainement pas comme individus, et leur naissance serait au moins une mtamorphose profonde. Cependant la quantit de matire reste iden-tique dans l'univers. Le principe de vie qui a chang est donc radicalement distinct de la matire qui ne change pas ; et nous avons le droit de conclure encore une fois la dualit de l'tre matriel.

    * * *

    TUDES PHILOSOPHIQUES 20

  • Les preuves de cette dualit dans le monde des vi-vants sont si nombreuses et si frappantes, qu'il nous semble bon de les rserver pour une Etude spciale sur la vie. Nous n'en parlons ici que pour faire entrevoir les vives lumires qu'apporte avec elle l'harmonie d'une vaste synthse, qui s'tend tous les tres matriels de l'univers, et les explique tous galement par un dou-ble principe, la Matire et la Forme.

    Nous verrons plus tard s'il y a lieu de justifier l'em-ploi de ces deux mots : Matire et Forme. Mais quels que soient les mots adopts, l'ide qu'ils expriment nous parait juste et profonde, et nous devons ajouter qu'elle n'est pas bien difficile saisir. En nous tenant ce point de vue gnral et suprieur, il est facile de reconnatre que ce sont l des notions trs lmentai-res et trs simples.

    Cette simplicit mme a port certains esprits se dfier et craindre qu'il n'y et l qu'une vue incom-plte et superficielle. Nous sommes en effet bien loin de cette poque o les Ramus du XVIIe ou du XIXe si-cle osaient taxer ces notions d'absurdit et de contre-bon-sens ; aujourd'hui plusieurs philosophes sem-blent leur faire un reproche tout oppos. Ce sont l des vrits de gros bon sens, nous disent-ils, des notions approximatives et superficielles, qui suffisent peut-tre l'interprtation des faits vulgaires, mais qui sont in-conciliables avec une tude plus approfondie des ph-nomnes scientifiques.

    Ainsi, par exemple, ajoutent-ils, votre systme de la Matire et de la Forme a pris pour fondement une donne anti-scientifique, rpudie par la majorit des savants modernes : elle s'appuie sur les changements substantiels qui sont jamais bannis de la science !

    * *

    2 Contrle

    de la science

    *

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 2 1

  • 22 TUDES PHILOSOPHIQUES

    Les changements substantiels ! Voici en effet un mot qui est bien dcri non seulement parmi les igno-rants, mais aussi prs des savants ; un mot magique qui a la proprit d'lectriser les physiciens et les chi-mistes les plus pacifiques, et de provoquer leur indi-gnation ou leur ddain ! (1)

    Mais ce mot malheureux qui attirerait la foudre sur nos ttes, nous ne l'avions pas encore prononc ; que nos lecteurs nous rendent cette justice, et, puisqu'il offusque tant de bons esprits, nous allons leur promet-tre, en leur demandant grce, de ne plus le prononcer dsormais.

    En effet, nous avons conu le projet audacieux, peut-tre tmraire, aux yeux de quelques-uns de nos meilleurs amis, de rebtir sans son concours tout l'difice scolastique. Au lieu d'en faire le fondement, nous en couronnerons le fate ; au lieu d'en faire le prologue de cette tude, il en sera la conclusion et le dernier mot. Au dbut il serait quivoque et obscur ; la fin peut-tre sera-t-il devenu prcis et intelligible.

    Et ce dessein, nous voudrions le raliser avec le seul appui de la raison et de l'observation scientifique qui seule peut donner nos explications philosophiques une base positive en mme temps qu'un contrle in-dispensable.

    Oui, disons-le bien haut, non seulement nous accep-tons le contrle des donnes certaines et positives de l'observation scientifique, mais nous croyons y trou-ver le point d'appui ncessaire au levier puissant de la raison humaine ; nous croyons que la nature qui porte en son sein, avec ses mystrieux phnomnes,

    (1) Ceux-l mme qui reconnaissent des changements de nature ou de proprits spcifiques, n'admettent pas pour cela des changements substantiels. Il y a mme des no-scolastiques qui dfendent la Matire et la Forme et qui nient les changements substantiels !

    Sa haute porte.

  • les ressorts secrets qui les causent et les expliquent, ne se rvle nos yeux que par l'observation.

    Pour nous accuser, comme on le fait chaque jour, de mpriser la science, de vouloir consommer le di-vorce entre la mtaphysique et la science, il faut bien peu nous connatre ; il faut connatre bien peu cette grande cole pripatticienne, qui fut une cole de na-turalistes et de savants ; il faut avoir oubli avec quelle force et quelle insistance le matre ne cessa de recom-mander cette mthode d'observation, et avec quelle constance et quel succs il l'a pratique lui-mme.

    Dans la pense et jusque dans le langage de l'cole les mots de thorie et d'observation sont synonymes ; il n'y a qu'une seule expression, , pour expri-mer ces deux faces de la mme ide ; aussi sommes-nous prts abandonner toute thorie qui ne serait pas l'expression abstraite, mais rigoureusement fidle de la ralit observe.

    Aprs cette protestation que la persistance de cer-tains prjugs a rendue ncessaire, nous allons inter-roger les sciences modernes, et surtout la chimie, qui, sans l'atteindre toutefois, puisqu'elle est en dehors du domaine sensible, pntre plus avant dans la na-ture intime de la substance corporelle. Nous allons leur demander quels sont les faits scientifiques, anciens ou nouveaux, avec lesquels doit concorder notre tho-rie philosophique de la Matire et de la Forme, dj fonde, comme nous venons de le voir, sur l'observa-tion de faits vulgaires et universels.

    Le premier fait certain, c'est l'existence des corps simples et des corps composs. Il y a des corps que l'on peut ddoubler en substances d'espces diffrentes par les divers procds de l'analyse chimique. Si l'on prend,

    Corps simples et corps compo-

    ss.

    * * *

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 2 3

  • 24 TUDES PHILOSOPHIQUES

    par exemple, du bioxyde de mercure, et qu'aprs l'a-voir broy, on le chauffe dans une cornue en verre, nous le voyons se dcomposer, sous l'action de la cha-leur, en un gaz qui est de l'oxygne, et en un mtal brillant qui n'est autre que le mercure.

    Que l'on fasse passer une srie d'tincelles lectri-ques dans le gaz ammoniac, celui-ci se dcomposera et se rsoudra en azote et en hydrogne.

    De mme, par un courant voltaque, on ddoublera l'eau en hydrogne et oxygne.

    Le plus grand nombre des corps qui constituent l'-corce de notre globe ou qui l'entourent, peuvent tre ainsi dcomposs en substances diffrentes. Cepen-dant il en est plusieurs, tels que l'hydrogne, l'oxy-gne, le carbone, l'azote, l'or, le fer, le cuivre, etc., qui jusqu' ce jour se sont montrs rfractaires toute dcomposition, et que pour cette raison on a appels simples, c'est--dire indcomposables.

    La chimie actuelle en compte soixante-dix, mais elle ne dsespre pas d'en rduire le nombre mesure que ses mthodes exprimentales se perfectionneront et que ses intruments deviendront plus puissants. Ces soixante-dix corps simples, combins deux deux, trois trois, quatre quatre, et rarement davantage, produisent la plupart des composs matriels.

    Les anciens croyaient aussi l'existence des corps simples (1) ; mais ils se trompaient sur leur nombre et leur nature. Les uns n'admettaient qu'un seul corps simple, l'eau, l'air ou quelque lment plus subtil comme le feu ; d'autres naturalistes en admettaient deux ou trois ; mais la plupart depuis Empdocle et Aristote jusqu'au sicle de Lavoisier, en ont gnra-

    (1) Voici la dfinition trs orthodoxe que nous en donne saint Thomas : Corpora in qu alia resolvuntur, ipsa vero non resolvuntur in alia. In 3m De Clo, lec. 8.

  • lement admis quatre : la terre, l'eau, l'air et le feu. Aujourd'hui le feu n'est plus considr comme un corps, et les trois premiers ont t dcomposs en l-ments plus simples, en sorte que cette antique opinion a t compltement abandonne.

    Mais quelle que soit l'importance incontestable de ce progrs au point de vue des sciences physiques, elle est beaucoup moins grande au point de vue philoso-phique. Aristote lui-mme a pris soin de nous dire, en plusieurs endroits, qu'il lui importait fort peu qu'il y et tel ou tel nombre d'lments et qu'ils fussent de telle ou telle nature. Ce qui importe au philosophe, c'est de savoir qu'il y a des corps composs et des corps chimiquement indcomposables, quelle que soit d'ail-leurs leur classification ; ce qui lui importe surtout, c'est de poser ensuite et de rsoudre la question : quelle est la nature intime des corps simples ?

    Sans doute un corps est compos de corpuscules, les corpuscules sont leur tour composs de parcelles plus petites : molcules ou atomes. Mais cette rponse ne r-sout pas la question, car il est par trop vident que le tout est compos des parties. Que ces parties dernires soient divisibles, ou inscables, ou indivisibles, cela peut nous instruire sur la divisibilit de la matire, mais non pas prcisment sur sa nature : or c'est la question de la nature des corps simples que nous avons pose. Si l'analyse chimique est force de s'arrter ici, l'analyse mentale de la raison humaine ne peut-elle pas aller plus loin ?

    Ayant observ dans tous les corps des proprits qui semblent irrductibles et contradictoires :

    L'activit et l'inertie ; L'unit et la multiplicit des parties ; La composition du sujet et la simplicit de son op-

    ration ;

    Comment se pose

    la question.

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 2 5

  • Dans cette recherche dlicate nous allons tre puis-samment aids par toute une nouvelle srie de faits scientifiques : nous voulons parler en premier lieu des combinaisons chimiques, de leurs caractres et de leur opposition radicale avec les simples mlanges.

    Les anciens savaient dj distinguer ces deux esp-ces de phnomnes chimiques. Aristote et aprs lui saint Thomas nous en ont dfini la nature et marqu les diffrences essentielles avec une prcision et une sret de vues qui tonnent nos adversaires eux-mmes.

    Mais les savants modernes ont enrichi ces vieilles connaissances de faits nouveaux et de dmonstrations exprimentales nettes et prcises, qui ne laissent plus aucun doute sur la haute porte mtaphysique de ces phnomnes.

    La combinaison proprement dite a lieu lorsque deux corps s'unissent de manire former un troisime corps compltement diffrent, par ses proprits spci-fiques, des deux lments qui ont servi le former, et parfaitement homogne. Du moins telle est l'appa-rence constante que prsente ce phnomne aux yeux de tout savant impartial qui se borne observer, sans se proccuper des systmes.

    Combi-naison

    et simple mlange.

    *

    26 TUDES PHILOSOPHIQUES

    La permanence de la matire et le changement des qualits ; ne pouvons-nous pas conclure que cette double manifestation de proprits si opposes doit maner d'une double source ou d'un double principe ?

    On le voit clairement, le problme philosophique qui se pose ici dpasse de beaucoup la porte de l'ana-lyse chimique. Nous le rptons, il s'agit d'une ana-lyse logique ou mtaphysique qui, loin de contredire les phnomnes observs, les doit expliquer d'une ma-nire rationnelle.

    * *

  • Voici par exemple, comment un de nos chimistes les plus autoriss, qui s'efforce, dit-il, d'exposer les rsultats gnraux de la science sous la forme la plus prcise et la plus dpouille d'hypothse (1) , nous a dcrit l'analyse et la synthse du sel marin.

    L'analyse du sel marin conduit le dcomposer en deux lments, le chlore et le sodium : les proprits de ces deux lments ne prsentent aucune analogie avec celles du sel marin. En effet, d'une part, le chlore est un gaz jaune, dou de proprits dcolorantes et d'une extrme activit chimique ; d'autre part, le so-dium est un mtal, dou d'un aspect argentin, plus lger que l'eau, apte dcomposer ce liquide ds la temprature ordinaire. On voit combien ces lments ressemblent peu au sel marin, matire solide, blan-che, cristalline, dissoluble dans l'eau. Au premier abord, il est difficile de concevoir comment des corps dous de proprits aussi peu semblables celles du sel marin en sont cependant les seuls et vritables l-ments ; on serait port croire l'intervention de quelque autre composant que l'analyse aurait t im-puissante nous rvler. Cependant le chlore et le so-dium sont bien les seuls lments contenus dans le sel marin. La synthse a lev toute espce de doute cet gard ; car elle a tabli que le chlore et le sodium peuvent de nouveau entrer en combinaison, perdre leurs qualits, et reconstituer le sel marin avec ses ca-ractres primitifs (2) .

    Autre exemple : un volume de gaz oxygne, combin par l'tincelle lectrique avec deux volumes d'hydro-gne, produit un compos chimique, l'eau, qui ne rap-pelle en rien les proprits essentielles de l'hydrogne,

    (1) M. Berthelot, la Synthse chimique, p. VII. (2) M. Berthelot, Ibid., p. 7.

    a) Nature diff-rente.

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 27

  • ni celles de l'oxygne, et qui jouit de proprits fort diffrentes.

    De mme le soufre, combin par la chaleur avec la limaille de fer, donne naissance un corps nouveau, le sulfure de fer, qui ne prsente aucune des proprits caractristiques du soufre ou du fer employs sa for-mation. Si bien qu'un savant qui ignorerait l'origine de ces composs chimiques, n'hsiterait pas un instant les classer part ; distinguer spcifiquement ce sul-fure d'avec le soufre et le fer, car il existe autant de diffrence entre les corps composs et leurs lments qu'entre ces lments simples compars entre eux.

    Au contraire, il y a simple mlange entre deux corps, lorsqu'ils s'unissent en conservant leurs proprits spcifiques, ou en produisant une rsultante moyen-ne. Si au lieu de faire ragir l'un sur l'autre, par l'-tincelle lectrique l'hydrogne et l'oxygne nous nous tions contents de les mler d'une manire trs inti-me, nous aurions obtenu un gaz mixte, mais nous n'aurions jamais produit de l'eau.

    Qu'il soit difficile dans certains cas de juger si le changement est accidentel ou spcifique, ce n'est pas nous qui le nierons. Dans toutes les sciences, les ques-tions les plus dlicates ont prcisment pour objet de prciser les limites exactes entre les ides ou les cho-ses voisines et limitrophes. Quoi qu'il en soit des cas douteux, il y a des cas certains, et le chimiste, le phy-sicien, le minralogiste, reconnaissent des critriums d'une valeur incontestable, tels que : affinits, forme cristalline, densit, tat naturel, proprits acousti-ques, calorifiques ou optiques, lectriques ou magn-tiques, etc. Grce ces critriums la physique et la chi-mie ont pu dfinir et sparer leurs domaines propres, la premire ayant pour objet les phnomnes qui ne produisent que des modifications accidentelles dans

    2 8 TUDES PHILOSOPHIQUES

  • les proprits des corps, sans altrer leur constitution intime ; la seconde tudiant au contraire les mo-difications essentielles de ces proprits (1).

    Le corps issu de la combinaison chimique n'est pas seulement d'une autre espce, il est encore d'une ho-mognit parfaite. Dans une combinaison, nous dit Troost, on n'observe qu'un corps homogne dans tou-tes ses parties (2) . Tous les chimistes qui ne font pas de mtaphysique a priori en conviennent, et c'est le second caractre par lequel ils distinguent la combi-naison du simple mlange. Voici par quelles exprien-ces ils le dmontrent.

    Si au lieu de faire chauffer ensemble la fleur de sou-fre et la limaille de fer, nous nous contentons de les rduire en poussire trs fine et de les mlanger inti-mement par un procd mcanique, nous obtenons une poudre de couleur mixte, qui n'est homogne qu'en ap-parence seulement ; car l'aide d'un microscope nous constatons que les deux lments sont rests distincts et juxtaposs ; l'aide d'un fer aimant nous attirons la limaille de fer et la sparons du soufre ; ou bien, en jetant le mlange dans l'eau, nous voyons le fer, qui est plus lourd, se prcipiter au fond, tandis que le sou-fre surnage ou reste en suspension.

    Un exemple encore plus parfait de simple mlange, c'est la poudre canon. Les trois substances qui en-trent dans sa composition : le charbon, le soufre et le salptre, prsentent une apparence encore plus homo-gne. Il est impossible l'il le plus perant de les distinguer, alors mme qu'il s'armerait d'un puissant microscope ; mais les lments n'en sont pas moins

    (1) Cf. Troost, Chimie, p. 2, et tous les classiques : Naquet, Wurtz, etc., mme ceux qui essayent de donner ce fait une interprtation pu-rement mcaniste.

    2) Troost, Ibid., p. 5.

    b) Homo-gnit

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 2 9

  • 30 TUDES PHILOSOPHIQUES

    juxtaposs, et l'on peut s'en convaincre en les spa-rant par un autre procd. L'eau verse sur cette pou-dre lui enlve le salptre, et laisse un rsidu de soufre et de charbon ; puis en lavant ce rsidu avec du sul-fure de carbone, le soufre est son tour dissous, et il ne reste plus que du charbon. Chacun des trois l-ments a t ainsi distingu dans le mlange et limin.

    Or rien de pareil ne se produit quand il s'agit d'une vritable combinaison chimique.

    Aprs avoir combin le soufre et le fer, et obtenu un corps nouveau, le sulfure de fer, le microscope constatera l'homognit parfaite de toute la masse, l'aimant le plus fort sera incapable de dtacher du sou-fre la limaille de fer, et les dissolvants les plus ner-giques seront impuissants sparer les lments, parce qu'ils ne sont plus seulement juxtaposs, mais changs en un corps homogne tout nouveau jouis-sant de proprits spcifiques toutes diffrentes et qui n'ont aucune ressemblance avec les prcdentes .

    En mme temps que la science constate ce change-ment de nature ou de proprits spcifiques, par un contraste surprenant, elle constate que l'lment ma-triel est demeur identique : il est absolument inal-trable en masse et en pondrabilit. Et c'est l un des faits les mieux dmontrs de nos sciences d'observa-tion.

    Ainsi aprs avoir combin le soufre et le fer, on cons-tate que le poids du sulfure de fer obtenu gale la som-me des poids de fer et de soufre employs pour le pro-duire. Le poids de l'eau est gal au poids des deux gaz hydrogne et oxygne qui se sont combins.

    Le fer qui se rouille l'humidit de l'air augmente de poids en proportion exacte du poids de l'oxygne et de la vapeur d'eau avec lesquels il s'est combin.

    Cette loi due au gnie de Lavoisier domine tous les

    La loi des

    poids.

  • phnomnes de la chimie ; elle est universelle et il n'y a pas un seul fait connu qui puisse autoriser suppo-ser quelque exception. Elle a t appele la loi des poids ou de la conservation de la matire, et elle se formule ainsi : le poids d'une combinaison est gal au poids des corps qui se sont combins.

    Ainsi, d'aprs les lois les mieux connues des com-binaisons chimiques, et de l'aveu de tous les savants modernes :

    La matire demeure invariable en quantit pond-rable ;

    Les proprits spcifiques changent. N'avons-nous pas le droit de conclure que dans les

    corps soumis notre observation : Le principe matriel demeure ; Le principe spcifique (ou formel) change ? Ne pourrions-nous pas conclure dj que les corps

    sont forms de ce double principe matriel et formel ; et que notre thse philosophique de la Matire et de la Forme, prise ce point de vue tout fait gnral, n'est que la traduction en langage mtaphysique des faits les mieux constats de la science moderne (1) ?

    Mais faisons une excursion plus complte dans le domaine de l'observation scientifique ; peut-tre y d-couvrirons-nous de nouvelles lumires.

    Les simples mlanges peuvent avoir lieu entre tous les corps, quelles que soient leur nature et leur quan-

    (1) Tout ce que nous savons, nous dit le chimiste Cooke, c'est que le changement de l'eau en hydrogne et oxygne, ainsi que le changement de ces deux gaz en eau, n'est pas accompagn de changement dans le poids, et de cela nous concluons que dans ce changement le matriel est conserv, en d'autres termes, que l'eau et les deux gaz sont le mme ma-triel sous des formes diffrentes. (COOKE, La nouvelle chimie.) Res-tera prciser la nature de ce matriel et de ce formel, dont nous prou-vons ici l'existence.

    L'affinit lective.

    * * *

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 31

  • tit. Il suffira, par exemple, de les pulvriser, s'ils sont solides, et de les triturer ensemble dans un mor-tier.

    Il en est tout autrement des combinaisons chimi-ques. Un corps simple ne se combine qu'avec un cer-tain nombre de substances doues de proprits d-termines et dans des proportions toujours fixes et invariables

    Ainsi l'acide est sans action sur un acide, tandis qu'il est avide de rencontrer une base pour former un compos nouveau ; le mercure ne se combine pas in-diffremment avec tous les corps, mais avec certains seulement, tels que le soufre, le chlore, l'iode, etc. De plus, pour obtenir que ces corps ragissent l'un sur l'autre, il faut les avoir mis en prsence dans cer-taines proportions. Pour produire de l'eau il faudra un volume d'oxygne et deux volumes d'hydrogne, ou bien si nous considrons les poids, la proportion sera de 1 gramme d'hydrogne pour 8 grammes d'oxygne. Il faudra 1 gramme d'hydrogne et 35 gr. 5 de chlore pour former de l'acide chlorhydrique ; 8 grammes d'oxygne et 39 de potassium pour produire de la po-tasse, ou bien 23 grammes de sodium pour avoir de la soude, etc. En sorte que si l'on dpassait ces propor-tions, il y aurait un rsidu, c'est--dire que l'exc-dent chapperait la combinaison.

    Cette loi, dcouverte par Proust, a t ainsi formu-le : Deux corps pour former un compos se combi-nent toujours dans des proportions invariables.

    Une autre loi non moins importante a t dcouverte et formule par Dalton : Deux corps peuvent, en se combinant en diverses proportions, former des compo-ss diffrents ; dans ce cas, le poids de l'un restant le mme, le poids de l'autre doit varier dans des pro-portions trs simples. Prenons un exemple : 14 gram-

    TUDES PHILOSOPHIQUES 32

  • mes d'azote devront tre associs 8, 16, 24, 32 ou 40 grammes d'oxygne, pour former cinq combinaisons diffrentes, et par consquent ces diverses quantits requises seront entre elles dans des proportions trs simples comme les nombres 1, 2, 3, 4 et 5.

    Nous conclurons de ces faits et de ces lois, ce que les savants eux-mmes en ont conclu avec un rare bonheur d'expression : l'affinit est vraiment lecti-ve (1). Telle espce de substance se combine toujours avec telle espce et refuse de s'unir telle autre ; mise en prsence d'une substance compose de deux l-ments, elle se combinera avec l'un de ces deux l-ments, par une sorte de prfrence, l'exclusion du second ; elle ne se combine que dans telle ou telle pro-portion et refuse absolument toute proportion diff-rente. Sans doute le choix est ici involontaire et fatal, nous le reconnaissons volontiers, mais il n'en est pas moins la manifestation d'une aptitude et d'une activit spciale propre chaque nature de corps.

    Bien diffrente en cela d'une force purement mca-nique, d'une impulsion extrinsque et passive qui s'appliquerait tous les corps indiffremment, sans aucun choix ni prfrence pour leur quantit ou leur qualit, comme on le voit dans les simples mlanges, o toutes les espces et toutes les proportions peuvent s'unir par un procd mcanique.

    Cette affinit lective , nous offre donc, selon toute apparence, comme un vestige de cette ide di-rectrice , de ce principe formateur , que l'on ob-serve dans les tres vivants, par exemple dans le ger-me ou l'embyron, o nous le voyons non seulement faonner lui-mme ses organes, selon un type hr-ditaire, en s'assimilant les substances qui lui convien-

    (1) Non est natura aptum quodcumque cuicumque misceri. Aris-tote, Mtaph., lib. I, c. 8, 9 ; cf. De Generat., lib. I, c. 10, 5 ; etc.

    33 MATIRE ET FORME. I EXISTENCE

    3 MATIRE ET FORME

  • 34 TUDES PHILOSOPHIQUES

    nent, et en liminant celles qui ont cess de lui tre uti-les, mais encore entretenir ces organes aprs les avoir construits, rparer leurs lsions et mme les reproduire parfois compltement lorsque quelque accident les a dtruits.

    Bien loin de nous la pense de confondre l'affinit lective avec un degr infrieur de spontanit et de vie ; ce sont l deux espces diffrentes d'activit, que certains savants contemporains n'ont pu assimiler sans une exagration regrettable ; mais nous comprenons fort bien qu'ils les aient rapproches, car la nature ne fait pas de sauts , comme Leibnitz l'a si bien dit aprs Aristote ; elle va d'une espce une autre par des transitions douces qui tonnent la raison humaine, et manifeste l'unit de son plan dans les traits de res-semblance qu'elle imprime aux deux extrmits de l'-chelle des tres. Dans les corps inanims aussi bien que dans les tres vivants, il y a donc, avec un prin-cipe matriel et inerte, l'activit d'un principe forma-teur ; la molcule chimique aussi bien que la cellule vivante est compose de Matire et de Forme.

    Qu'on nous permette d'insister sur cette analogie frappante entre l'activit des tres inorganiques et celle des tres organiss et vivants. Afin d'en montrer toute la ralit objective, nous allons choisir un des plus in-tressants phnomnes de physique, dj connu des an-ciens, mais dont la science moderne a seule reconnu le caractre et la vritable importance, et que nous nous reprocherions de passer sous silence tant il est remar-quable et significatif. Nous voulons parler du phno-mne de la cristallisation.

    Lorsque les corps passent de l'tat liquide ou ga-zeux l'tat solide, sans transition brusque, mais

    La cristalli-sation.

    * * *

  • MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 35

    lentement et l'abri de toute cause perturbatrice ext-rieure, ils se cristallisent, c'est--dire que leurs mol-cules prennent des formes polydriques rgulires, en conservant entre elles un ordre et une symtrie par-faits.

    Dans cette mtamorphose les corps les plus vulgai-res perdent leur aspect grossier, ils deviennent d'or-dinaire transparents, et revtent un clat et une beaut parfois merveilleuse. Mais ce qu'il importe surtout de remarquer ici, c'est la constance des formes gomtri-ques que chaque corps affecte selon son espce. Ainsi un cristal d'alun est aussi reconnaissable sa forme octadrique que le serait un animal ou un vgtal quel-conque sa structure.

    Cependant les cristaux d'une mme substance sont loin d'avoir toujours une apparence identique ; mais d'aprs quelques lois fort simples qui sont le fonde-ment de la cristallographie, ces formes dites secondai-res peuvent toujours se ramener un mme type pri-mitif. Ces types eux-mmes se ramnent six espces fondamentales ou systmes cristallins, d'o se peuvent dduire toutes les formes observes : 1 le systme r-gulier ou cubique ; 2 le systme hexagonal ; 3 le sys-tme quadratique ou quaternaire ; 4 le systme ter-naire ou rhombodrique ; 5 le systme terbinaire ou orthorhombique ; enfin 6 le systme binaire et tricli-nique. Ainsi le carbonate de chaux se rencontre dans la nature sous des formes assez varies, mais qui tou-tes drivent du rhombodre, c'est--dire de la quatri-me famille cristalline.

    Aussitt qu'un corps commence cristalliser, ap-parat l'esquisse rudimentaire de son type dfinitif, en sorte que cet embryon cristallin l'individu chimi-que nous reprsente dj en miniature l'ensemble

  • tout entier du cristal lorsqu'il aura atteint son dve-loppement complet.

    Mais voici des particularits encore plus surpre-nantes dans la gense des cristaux : qu'un cristal, qu'un octadre d'alun, par exemple, soit tronqu sur un point, de manire perdre un de ses angles ; loin de rester tronqu, tel que l'accident l'a fait, comme un corps brut, vous le verrez, s'il est pos dans la disso-lution sur la face accidentelle, se faonner l'angle oppos une face correspondante, tout fait semblable l'autre, et perdre ainsi deux angles au lieu d'un. On ne peut s'empcher, nous dit M. Blanchard, qui rapporte ce fait, en voyant cette espce de sympathie entre deux angles correspondants d'un cristal, de se rap-peler celle qui existe entre les deux yeux, soit des ani-maux, soit de l'homme, et qui fait que la maladie ou la perte de l'un entrane si frquemment la maladie ou la perte de l'autre .

    Second cas analogue : un cristal a t priv de l'une de ses parties ou mme de toutes ses artes ; repla-cez-le dans la dissolution, il reproduira sous vos yeux, sur les divers points lss, toutes les parties qui lui manquent. Ainsi, le corps brut devenu cristal n'accep-te pas la mutilation que lui impose la main de l'homme. De par la puissance de la cristallisation, il se refait de lui-mme ce qu'il tait auparavant, de mme que, de par la puissance vitale, certains reptiles reproduisent un membre qu'un accident leur avait enlev (1).

    En prsence de tels phnomnes et de plusieurs au-tres analogues que nous aurions pu citer, nous com-prenons facilement que des savants et des botanistes fort distingus aient laiss chapper la pense, sans doute exagre, que les cristaux poussaient comme les

    (1) Cosmos, III , p. 58. Voy. Expriences de M. Loir dans les Comptes rendus, 16 mai 1881.

    Reforma-tion du

    cristal.

    TUDES PHILOSOPHIQUES 36

  • plantes et qu'ils avaient comme elles un principe vital. Mais s'il est exagr de leur attribuer la vie, il ne le serait pas moins, en sens contraire, de ne leur recon-natre que la matire, c'est--dire une masse tendue et une impulsion toute passive. Il y a l un lment suprieur, une activit, un principe formateur qui r-git la masse matrielle et, comme le dit si bien M. de Lapparent, lui imprime des directions privilgies de manire reproduire la figure dtermine qu'exige sa propre nature.

    Toute autre explication nous parat insuffisante. En chercher la cause dans la volont de Dieu ou dans la ncessit des lois de la nature, ce ne serait pas mme une explication. Il est clair que tout arrive dans la na-ture parce que Dieu l'a ainsi rgl, mais nous recher-chons ici la cause seconde par laquelle il a voulu at-teindre son but. Par exemple, nous sommes libres, parce que Dieu le veut ainsi ; mais si Dieu n'avait mis dans l'me humaine un principe dou de libert, la volont divine et t videmment inefficace. De mme il a d mettre dans les substances minrales une activit qui par sa tendance naturelle ft capable de produire les phnomnes de cristallisation que nous venons de dcrire.

    Toute impulsion passive, toute force mcanique, de quelque nom qu'on la dcore : attraction, polarisation, etc., devrait agir sur tous les corps indiffremment sans tenir compte de leur nature, elle serait donc impuis-sante expliquer les phnomnes spcifiques dont il s'agit et leur constance dans tous les individus de la mme espce (1).

    Sans doute, nous sommes loin de nier le concours de

    Principe forma-teur.

    (1) La stabilit spcifique de l'effet est constante, qu'il s'agisse d'un ef-fet unique, ou bien d'un effet double, comme dans le cas de dimor-phisme.

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 37

  • 38 TUDES PHILOSOPHIQUES

    ces forces mcaniques surtout dans le groupement des cristaux autour de leur noyau, dans l'accroissement du cristal aprs la formation de son embryon ou de son germe primitif. Mais ce germe lui-mme, cet embryon cristallin, pour passer de la forme amorphe une forme cristalline propre son espce, pour revtir un cer-tain moment ce type qu'il ne possdait nullement, pas mme l'tat microscopique, devait tre pourvu non seulement d'une masse tendue et passive, mais encore d'une activit ou d'un principe formateur, de mme que l'embryon animal, quoiqu'il soit identique chez un grand nombre d'espces, est anim d'un principe vital qui contient en puissance le type spcifique qu'il doit dvelopper fatalement de prfrence tous les autres types.

    Tant que l'on n'aura pas recours une telle cause formatrice ou formelle, nous croyons que l'on ne pourra assigner que des causes insuffisantes et que toutes les explications seront incompltes. Les plus illustres na-turalistes tels que Blanchard, La Vale, Tournefort, ont recul devant une explication purement mcani-que des lois de la cristallisation, et nous sommes heu-reux de pouvoir citer l'appui de cette thse un mi-nent professeur de l'Institut catholique de Paris dont l'autorit scientifique ne sera conteste par aucune cole.

    Il nous semble, nous dit-il, que la cristallographie jette sur ce dbat (philosophique) une lumire particu-lire. S'il est vrai que le choix du mode de cristallisa-tion soit la consquence ncessaire du genre de sym-trie de la molcule, du moment qu'un corps compos cristallise, nous devons admettre que sa molcule pos-sde une symtrie parfaitement dtermine. Or si l'on se rapporte aux conditions de la symtrie des poly-dres, notamment aux lois qui rglent la position re-

    Tmoi-gnage des

    savants.

  • lative des axes et des plans, on comprendra qu'en gnral la simple juxtaposition de deux polydres molculaires soit impuissante produire un difice symtrique. Ds lors, il faut reconnatre que le ph-nomne de combinaison entrane un nouveau grou-pement des atomes. De cette faon on pourrait dire que la cause substantielle d'un corps est l'lment dyna-mique qui dtermine l'architecture de l'difice ato-mique. Si cette puissance est trouble dans son action, l'difice se dtruit et les atomes, retombant sous l'in-fluence de puissances d'ordre infrieur, reconstituent des groupements plus simples, jusqu' ce que le pro-grs des actions destructrices amne la dissociation des lments. Mais tout instant l'ensemble des for-ces en jeu produit un groupement spcial, dont la sy-mtrie, sinon la forme, se traduit nettement par le phnomne de la cristallisation. Ainsi la cristallogra-phie donnerait raison l'opinion philosophique ex-prime ds le XIIIe sicle par le puissant gnie de saint Thomas d'Aquin (1) .

    Aprs avoir constat dans un mme tre corporel l'existence d'un double principe matriel et formel, il nous reste, ce qui sera la partie la plus ardue, la plus dlicate, et partant la plus intressante de ce tra-vail, il nous reste dfinir et expliquer la nature propre chacun de ces deux lments, leurs relations mutuelles, leur distinction relle ou logique, leur ori-gine, le mode de leur union soit dans les composs chimiques, soit dans les composs vivants ; en un mot exposer dans tous ses dveloppements la thorie p-ripatticienne de la Matire et de la Forme.

    (1) De Lapparent, Cours de minralogie, p. 68.

    La suite du sujet.

    * * *

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 3 9

  • Dans cette tude surtout mtaphysique, nous au-rons plus d'une fois l'occasion de reconnatre toute l'utilit et la fcondit merveilleuse des faits et des principes scientifiques que nous venons d'esquisser grands traits, et que nous devrons complter et pn-trer davantage.

    Mais auparavant, il faut dblayer notre voie des obs-tacles accumuls par nos adversaires, les partisans de l'Atomisme ou du Dynamisme ; il nous faut examiner en dtail les hypothses qu'ils ont essay de substi-tuer l'ancienne thorie de la Matire et de la Forme, ainsi que les arguments dont ils n'ont pas cess de la combattre.

    Les Atomistes nient l'existence du principe formel ; Les Dynamistes nient le principe matriel. Il est clair que si leurs objections taient invincibles

    et leurs nouvelles hypothses plus satisfaisantes, il serait bien inutile de poursuivre la voie o nous som-mes entrs : notre but serait condamn l'avance, et nos efforts se dpenseraient en vain. Si, au contraire, il nous est possible de rsoudre leurs difficults, et d'tablir l'impuissance ou l'insuffisance de leurs hy-pothses, il importe de le montrer au plutt.

    Il importe aussi de ne pas laisser sur nos derrires de tels adversaires : leurs objections tacites harcle-raient l'esprit de quelques-uns de nos lecteurs, et, en partageant leur attention, les empcheraient de nous suivre utilement. Nous commencerons donc par l'ex-position et la critique de ces deux systmes, en lais-sant de ct ce systme mixte de l'Atomisme-Dynami-que, qui a pour but de les concilier ou de les compl-ter l'un par l'autre, et qui, s'il est logique, rtablit, sous d'autres termes, la Matire et la Forme, comme nous le verrons dans la 2e partie de cette tude.

    TUDES PHILOSOPHIQUES 40

  • II

    L'Atomisme. Ngation du principe formel.

    L'Atomisme, sous ses formes varies, est le syst-me philosophique qui nie l'existence du principe for-mel ou actif dans les tres matriels, et qui prtend expliquer tous leurs phnomnes avec l'lment tendu et son mouvement purement passif. Aussi a-t-il crit sur son drapeau ces deux mots qui rsument sa th-se : Matire et Mouvement.

    Cette affirmation, ou plutt cette ngation, est la base fondamentale de tout l'difice atomistique ; nous croyons pouvoir dmontrer quelle en est aussi le ct faible et le point vulnrable.

    Mais pour bien comprendre le sens et la porte de ce principe, nous allons voir l'ensemble auquel il se rattache ; pour bien saisir la physionomie de ce sys-tme, nous allons essayer d'en retracer les contours. Nous ferons ensuite la part de la vrit et de l'erreur.

    Ces philosophes attachent une importance capitale la question de la divisibilit de la matire. Aussi commencent-ils par tablir que l'tendue concrte ne saurait tre divisible l'infini, quelle que soit d'ail-leurs la divisibilit de l'tendue abstraite. Si une telle division tait possible, nous disent-ils, nous pourrions la supposer un instant ralise, au moins par la toute-puissance de Dieu. Or, que pourrait-il rester d'un corps aprs une division pareille ? En restera-t-il une grandeur ? mais alors on supposerait que quelque cho-se a chapp la division, laquelle n'aurait pas t infinie, ce qui est contraire l'hypothse.

    Restera-t-il des points intendus ? Alors il faudra

    Expos des

    systmes

  • On arriverait la mme conclusion en considrant que tous les tres sensibles de la nature : un animal, une plante, un grain de bl, une molcule, ont besoin pour vivre ou pour exister, chacun selon son espce, d'un minimum d'espace et d'tendue concrte, qui, aussi rduit qu'on le suppose, ne semble pas pouvoir tre supprim compltement.

    Enfin cette opinion semble confirme par l'tude des combinaisons chimiques. Il est certain que les corps composants s'y subdivisent en parties minima indi-visibles par les forces naturelles.

    Ces minima d'tendue concrte ayant t appels atomes ou corpuscules, c'est le nom d'atomisme ou de philosophie corpusculaire qui sert dsigner ce sys-tme. Mais ce nom prte quivoque. Il ne suffit nul-lement, pour tre atomiste, d'admettre l'existence des atomes, qui est aussi reconnue par les atomistes-dyna-mistes ainsi que par la plupart des scolastiques.

    Les atomes ont une tendue relle quoique infini-ment petite, en ce sens qu'elle dpasse toutes les con-ceptions de notre imagination. L'industrie moderne est parvenue fabriquer des feuilles d'or assez min-ces pour que 250 mille feuilles superposes n'aient qu'une paisseur d'un millimtre ; elle fait aussi des

    (1) Voy. cet argument dans Aristote, De generatione, I, ch. 2, 10. Dans notre tude sur le Continu, 2e P . , c. 2, nous traiterons de sa divisi-bilit.

    Leurs dimen-sions.

    Les atomes.

    dire que l'tendue est compose de parties intendues, ce qui parat contradictoire.

    Ne restera-t-il plus rien du tout ? Alors ce serait r-duire le corps n'tre rien qu'une pure apparence (1).

    La division l'infini d'une tendue matrielle est donc absolument impossible ; cette division doit avoir un terme, elle doit s'arrter devant une dernire par-tie inscable qui est l'atome, .

    TUDES PHILOSOPHIQUES. 42

  • fils d'argent dors sur lesquels la couche de dorure a environ 1/500,000e de millimtre d'paisseur. Eh bien, tout ceci n'est rien en comparaison de la petitesse de l'atome. Si nous disions avec M. Wurtz qu'il faut 10 trillions de molcules d'air et 144 trillions de molcules d'hydrogne pour faire 1 milligramme de ces gaz, nous n'aurions pas encore donn une ide saisissable, ni surtout une ide exacte des valeurs infinitsimales dont il s'agit. D'aprs le mme auteur, 1 centimtre cube d'air renfermerait 21 trillions de molcules, nombre qui reprsente 21 fois un million lev la troisime puissance, c'est--dire le chiffre 21 suivi de 18 zros (1).

    Quoi qu'il en soit de cette prodigieuse petitesse, les atomes n'en sont pas moins dous d'une tendue rel-le. Leur masse est impntrable et rsistante, mais purement passive et inerte. Ils ne diffrent entre eux que par leurs masses et leurs poids et nullement par leurs natures ou leurs essences, du moins, telle est l'opinion des atomistes purs ; c'est par leurs mouvements et leurs divers groupements qu'ils for-ment les varits spcifiques que nous observons dans les corps ; de mme qu'en mathmatique les divers groupements des mmes units forment tous les nom-bres possibles.

    Parmi les savants qui, dans ces derniers temps, ont soutenu, avec un certain clat, la thse de l'unit sp-cifique des atomes, nous nous contenterons de citer le P. Secchi (2), qui expliquait leurs varits par l'hypo-thse des tourbillons d'ther, et le chimiste Proust qui supposait les corps simples composs d'atomes d'hy-drogne diversement condenss, hypothse qui ayant t d'abord reconnue insoutenable, fut ensuite reprise et amliore par Dumas (3).

    (1) Wurtz, La thorie atomique, p. 234. (2) Secchi, L'unit des forces physiques, p. 234, 581... (3) Wurtz, La thorie atomique, p. 36.

    Leurs diff-

    rences

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 4 3

  • La plupart des atomistes contemporains, partisans d'un systme mitig, l'atomisme chimique, admettent, avec M. Wurtz, que les soixante-dix corps simples d-couverts par la chimie sont forms d'atomes d'espces diffrentes ; les corps composs ne seraient que l'ad-dition ou la juxtaposition de ces lments simples. Cette juxtaposition elle-mme ne serait pas parfaite : deux ou plusieurs atomes d'espces diffrentes runis dans une molcule, par exemple, deux atomes d'hy-drogne et un atome d'oxygne runis dans une mol-cule d'eau, seraient spars les uns des autres par des intervalles relativement considrables, de faon se mouvoir leur aise. Leur union assez mtaphorique consisterait en ce qu'au lieu de se mouvoir avec ind-pendance les uns des autres, ils auraient des mouve-ments quilibrs ou combins en un tout harmonieux. Lorsque cette harmonie est dtruite, la molcule d'eau se dsagrge et se divise en ses lments primitifs.

    Ces intervalles supposs entre les atomes sont-ils absolument vides ? Presque tous les savants admettent aujourd'hui qu'ils sont remplis d'une matire extr-mement dilue et impondrable qu'ils appellent l'ther. Elle serait comparable une atmosphre immense dans laquelle seraient plongs tous les corps et qui les pntrerait dans leurs profondeurs les plus intimes. Les parcelles de cet ther seraient dans une agitation in-cessante ; et leurs tourbillons ou leurs vibrations pro-duiraient les phnomnes de gravitation et d'attraction universelle, d'affinit chimique, de cohsion, de lu-mire, de chaleur, d'lectricit, de magntisme, en un mot tous les effets attribus jusqu'ici des causes occultes , ou ces forces abstraites , ces enti-ts mtaphysiques qui ont berc l'enfance de la raison humaine , mais dont la science moderne es-pre bien nous avoir dlivrs pour toujours.

    Le vide, l'ther.

    L'ato-misme

    chi-mique.

    TUDES PHILOSOPHIQUES. 44

  • Ainsi tout est facilement expliqu par la matire et le mouvement passif qu'elle reoit du dehors, et qu'elle transmet par des combinaisons infiniment varies, sans qu'il se dtruise jamais. Rien ne se perd, rien ne se cre , et la somme des mouvements de l'univers demeure constante.

    On comprend maintenant, comment dans ce systme seront expliques les combinaisons chimiques sur les-quelles, ds le dbut, nous avons appel l'attention du lecteur.

    Le corps issu de la combinaison a perdu les qualits qui caractrisaient les composants, et a revtu de nou-velles proprits fort diffrentes et mme opposes ; comment cela s'est-il produit ? Le voici. Les lments en s'unissant n'ont rien acquis ni rien perdu ; ils ont seulement combin ensemble, ou runi leurs mouve-ments qui semblent ainsi transforms, mais il n'en est rien. D'ailleurs les qualits des corps ne sont pas des qualits, dans le sens vulgaire du mot ; elles ne sont que des vibrations produisant, non dans les corps, mais seulement sur nos sens certaines modifications ; par consquent les changements de ces qualits ne sau-raient tre que des combinaisons et des rsultantes de ces vibrations produisant sur nos sens des impres-sions diffrentes. Le reste n'est qu'apparence et illu-sion des sens qui ne saurait tromper que le vulgai-re !...

    Enfin les atomistes, pour rsumer leur systme et frapper les esprits, aiment employer une comparaison saisissante. Les atomes seraient en mouvement dans la molcule comme les plantes dans le systme solaire. La combinaison chimique serait l'introduction dans le systme de nouveaux lments, qui produiraient une nouvelle composition des mouvements et par suite des proprits diffrentes.

    Les combi-naisons.

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 4 3

  • Histoire de

    l'ato-

    L'hypothse atomistique, au moins dans son ide fondamentale, a t invente longtemps avant l're de la philosophie grecque ; il parat assez vraisemblable que les premiers sages de la Grce l'ont apporte de l'Orient berceau de leur civilisation, et surtout de l'In-de o nous la trouvons nettement formule dans le sys-tme philosophique et religieux appel Vaischika.

    Mais nous laisserons aux rudits ces recherches plus curieuses qu'utiles, et nous ne nous arrterons gure plus aux premiers philosophes de l'cole naturaliste d'Ionie, parce qu'il ne nous ont laiss que des bau-ches assez incompltes et assez grossires.

    Thals de Milet, l'un des sept sages, composait tous les tres avec de la matire et du mouvement, et la ma-tire elle-mme avec des atomes d'eau ; Anaximne et

    * * *

    46 TUDES PHILOSOPHIQUES

    Telle est l'hypothse philosophique que des savants, d'ailleurs fort distingus lorsqu'ils savent se mainte-nir dans le domaine de la science et des faits positifs, nous donnent comme le dernier rsultat des dcouver-tes contemporaines, et qu'ils appellent avec orgueil, la grande synthse et le dernier mot de la science moder-ne.

    Ne leur parlez pas de matire et de forme : ces deux mots qu'ils n'ont jamais entendu prononcer peut-tre que d'une manire plaisante, ne disent plus rien leur esprit, et n'veillent en eux que le souvenir des anciens temps !... Voudriez-vous que la science moderne con-sentt reculer jusqu'au XIIIe sicle ? En vrit, nous disent-ils, la Scolastique est un peu trop vieille pour notre ge ! Mais de grce, leur rpliquerons-nous, l'Atomisme se croirait-il beaucoup plus jeune ? Qu'il nous permette de lui rappeler un instant la date de sa naissance, et de drouler ses yeux son illustre gnalogie.

    misme.

  • MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 47

    Diogne d'Apollonie avec des atomes d'air ; Hraclite avec un lment plus subtil : tout viendrait d'un feu divin qui produirait toute chose par des alternatives de condensation et de rarfaction successives.

    Empdocle admettait quatre lments : la terre, l'eau, l'air et le feu, associs ou dissocis au hasard par l'A-mour ou la Discorde : ce qui ressemble beaucoup aux forces d'attraction et de rpulsion des physiciens mo-dernes.

    De son ct Anaximandre supposait un lment uni-que infini ( ), diffrent de la terre, de l'eau, de l'air et du feu, mais qui les contiendrait dans son vaste sein d'o le mouvement les ferait sortir.

    Anaxagore reconnaissait au contraire un nombre prodigieux d'lments diviss en un nombre infini d'a-tomes inscables, confondus primitivement dans le chaos, puis spars et mis en mouvement par une In-telligence suprieure. Parmi ces lments qu'il nomme homomries, les uns servent exclusivement la for-mation de l'argent, les autres la formation de l'or ; ceux-ci constituent les os, ceux-l composent la chair, le sang, et ainsi de suite : chaque espce de substance tant compose d'une espce particulire d'homom-ries.

    Telle fut la premire bauche de l'Atomisme. Com-me on le voit cette premire forme n'est pas encore compltement matrialiste, ou du moins elle n'exclut pas positivement l'intervention de forces distinctes de la matire et surtout de l'Intelligence divine (1). Plu-sieurs systmes l'admettent au contraire expressment, surtout celui d'Anaxagore, qu'Aristote flicite d'avoir brav l'opinion sur un point si important, et de n'a-voir pas craint de s'exposer aux railleries des impies.

    Anaxa-gore.

    (1) , d'aprs Anaxagore ; voy. Aristote, Phys., l. VIII, c. 5 ; Mtaph., l. I, c. 3 et 7.

  • 48 TUDES PHILOSOPHIQUES

    La seconde priode de l'atomisme fut au contraire nettement matrialiste et athe : elle nous offre aussi le type le plus complet de ce systme dans les temps anciens. Dmocrite, Leucippe et Epicure peuvent re-vendiquer la gloire d'en tre les vritables pres et fon-dateurs.

    Toute force dynamique, bien plus, toute intelligen-ce suprme est dcidment rejete par eux comme un rouage inutile. Tout doit s'expliquer dans l'univers par l'tendue et le mouvement passif des atomes.

    Ces atomes dont le nombre est infini, sont ternels, incorruptibles, d'une seule et mme nature. Toutes leurs proprits consistent tre tendus, solides, et se mouvoir fatalement au sein du vide qui seul peut enlever tout obstacle au mouvement et le rendre pos-sible. Leurs figures gomtriques sont infiniment va-ries : Quaedam levia, nous dit Cicron, alia aspera, rotunda, partim autem angulata, curvata quaedam et quasi adunca (1). C'est grce ces asprits multi-ples et bizarres, qu'ils peuvent mutuellement s'accro-cher lorsqu'ils se rencontrent en vertu d'un certain cli-namen ou d'une obliquit d'impulsion qui les fait dvier dans leur marche, au lieu de suivre des lignes paral-lles, et leur permet de se grouper dans des rencontres fortuites, de manire produire la varit et l'harmonie que nous admirons dans le monde. Aprs s'tre runis par hasard, ils se sparent de mme, sans dessein, sans lois, et suivant les caprices du sort.

    Ainsi d'aprs Dmocrite, tous les corps simples sont composs d'atomes solides et d'intervalles, ou bien comme il disait, de plein ( ) et de vide ( ), d'-tre et de non-tre (2).

    Les corps composs organiques ou inorganiques ne

    (1) Cicron, De natura Deor., C. I, n 24. (2) Aristote, Mtaph., l. I, c. 4, 7.

    Dmo-crite,

    Epicure.

  • sont pareillement que des juxtapositions d'atomes qui s'accrochent de diverses manires ; et la gnration ou la corruption des tres ne sont que de nouveaux grou-pements d'atomes.

    Ces groupements d'o proviennent toutes les diff-rences individuelles ou spcifiques que nous obser-vons dans les corps, sont constitus par trois lments : la figure, l'ordre et la position. Ainsi la lettre A diff-re de la lettre Z par la figure () ; la syllabe BA se distingue de la syllabe AB par l'ordre des lettres qui les composent () ; et c'est la diffrence de position () qui rend dissemblables les lettres et Z (1). Et de mme qu'avec les lettres de l'alphabet on peut com-poser des mots, des phrases et des discours infiniment varis, ainsi avec des atomes, de figure, de position et d'ordre diffrents, on peut composer tous les mon-des possibles. La lumire et la chaleur, selon Dmo-crite, sont des missions et des effluves d'atomes plus subtils et plus rapides qui rayonnent dans l'air ou dans les corps travers leurs pores comme dans des ca-naux : ce sont ces manations de particules infiniment petites qui pntrent dans nos organes sensibles pour y produire des sensations et des images.

    La vie elle-mme n'est qu'un jeu purement mcani-que des atomes et de leur mouvement passif. L'me n'est compose que de petits atomes plus lgers, plus ronds ou plus subtils.

    Telle est la doctrine de Dmocrite et de son ami Leucippe. Epicure n'y a presque rien ajout : les ato-mes, le vide et le hasard, sont aussi pour lui la clef de toute la nature. Mais, s'il n'a rien modifi dans la physique atomistique, il a du moins le mrite d'en avoir

    (1) Aristote, Mtaph., l. VII, c. 2, 2. Quant nous, ajoute-t-il, il nous semble qu'il y a bien d'autres diffrences que celles-l. Cf. Mtaph., l. I, c. 2, 8. De generat., l. I, c. 2, 4 et c. 8, 5.

    4 MATIRE ET FORME

    MATIRE ET FORME. I EXISTENCE 4 9

  • 50 TUDES PHILOSOPHIQUES

    compris la porte morale, et d'avoir, avec une trs gran-de logique, tir de ces principes toutes les consquen-ces pratiques qui y taient contenues.

    Plus tard, chez les Romains, Lucrce prtera la morale d'Epicure et la physique atomistique de D-mocrite le secours de sa verve potique et de sa brillante loquence, digne d'une meilleure cause. Mais toutes les ressources de son gnie ne suffiront pas prolon-ger la vie d'une doctrine que les traits acrs de Pla-ton et d'Aristote avaient dj blesse mort. Aprs quelques instants d'une renaissance factice, l'Atomis-me s'teint et disparat compltement de la scne du monde jusqu'au milieu du XVIIe sicle.

    C'est alors qu'un prtre catholique conoit le projet de rhabiliter l'atomisme, en le purifiant de la morale picurienne, et en spiritualisant la physique athe et matrialiste de Dmocrite. L'abb Gassendi, profes-seur au Collge de France, corrige dans ces systmes paens tout ce qui est trop choquant pour des oreilles chrtiennes ; ainsi par exemple la thorie du hasard et l'ternit des atomes ; mais il conserve peu prs tout le fond de leurs doctrines. Il admet les atomes ou corpuscules solides et impntrables, tendus et ce-pendant inscables, crs par Dieu en nombre prodi-gieux mais fini, ayant reu du Crateur le mouvement ou l'impulsion premire, qu'ils se transmettent pas-sivement. Ces atomes, quoique de mme espce, affec-tent les formes les plus diverses, de manire pouvoir facilement s'accrocher et s'unir en tourbillonnant dans l'espace vide. Leurs figures, leurs groupements et mou-vements, expliquent toutes leurs qualits spcifiques, tous leurs phnomnes, y compris la gnration et la destruction apparentes des tres vivants. Ce systme physique est complt par des conceptions fort inexac-

    Gas-sendi.

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    tes sur le vide, l'espace tendu et le temps, qu'il est d'ailleurs inutile d'exposer ici.

    Descartes fut aussi fervent atomiste que Gassendi ; mais ce gnie novateur ne pouvait manquer d'appor-ter l'ancien systme certains changements et d'y lais-ser son empreinte originale.

    Il remplace d'abord l'atome dur et inscable de Gas-sendi par une espce d'atome ou corpuscule qui est in-finiment divisible (1), au moins par la toute-puissance divine, parce que toute son essence est d'tre tendu et que l'tendue est essentiellement divisible.

    J'avoue franchement ici, nous dit-il lui-mme, que je ne connais point d'autre matire des choses cor-porelles que celle qui peut tre divise, figure et mue en toutes sortes de faons, c'est--dire celle que les gomtres nomment la quantit et qu'ils prennent pour l'objet de leurs dmonstrations ; et que je ne considre en cette matire que ses divisions, ses figures et ses mouvements (2) .

    Cette matire cre par Dieu remplit des espaces in-finis parce que nous ne pouvons concevoir que le monde ait des bornes (3) ; et que d'ailleurs le vide est impossible. En effet, le vide ne pourrait tre qu'une tendue ; or l'tendue, d'aprs Descartes, est prcis-ment l'essence d'un co rps .

    De cette impossibilit du vide, ou, si l'on veut, de cette ncessit du plein absolu, il rsulte, d'aprs ce philosophe, que le mouvement rotatoire est le seul possible : il faut ncessairement qu'il y ait toujours un cercle de matire ou anneau de corps qui se meu-vent ensemble et en mme temps ; en sorte que lors-que le corps A prend la place du corps voisin B, qui

    (1) Descartes, Principes de la phil., IIe pa r . , nos 20, 34. (2) Descartes, ibid., no 64. Cf. nos 10, 21, etc. (3) Descartes, ibid., no 21. Cf. Lettres, 23e.

    Des-cartes.

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    prend la place de C, lequel prend la place de D..., etc., il faut que le dernier corps chass vienne prendre la place du premier A ; ce qui forme alors un cercle ou un anneau complet (1). Et tous ces changements de-vant s'effectuer en mme temps, pour qu'il n'y ait ja-mais de place vide, on doit conclure que cette srie de corps n'a pu dcrire ce cercle que par un mouvement rotatoire.

    Tout autre mouvement, celui de translation rectili-gne, par exemple, devient tout fait inexplicable dans ce systme, car en l'absence du vide, il ncessiterait des sries de condensations et de rarfactions rcipro-ques que Descartes croyait incompatibles avec l'es-sence des corps, parce qu'il la confondait avec l'tendue gomtrique.

    Ce mouvement giratoire a t imprim aux atomes, par le Crateur dans une quantit dtermine, qui de-meure fixe et se conserve inaltrable sous mille formes quivalentes.

    Le choc et la collision mutuelle des premiers atomes, qui taient anguleux l'origine, les a arrondis et en a produit trois espces d'lments : le premier lment est comparable une poussire d'atome extrmement subtile ; le deuxime a la forme de petites sphres ar-rondies par le frottement ; le troisime a la figure n-cessaire pour remplir l'intervalle vide entre trois sph-res qui se touchent, c'est--dire qu'il ressemble de petites colonnes canneles, trois raies ou canaux, et tournes comme les coquilles d'un limaon, telle-ment qu'elles puissent passer en tournoyant entre trois boules qui s'entretouchent (2) .

    La lumire, le soleil et les toiles fixes seraient for-mes du premier lment le plus subtil ; le ciel serait

    (1) Descartes, ibid., no 33 (2) Ibid., IIIe p . , no 90.

  • surtout compos du second lment ; enfin le troisime dominerait da