masterproef van arthur thiry (le roman de toute chevalerie,...
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ARTHUR THIRY Historische Taal- en Letterkunde
LE ROMAN DE TOUTE CHEVALERIE : DE LA TRANSLATIO LA RCRITURE
Promotor : Prof. Dr. Philippe Verelst Masterproef Juni 2010
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Non nova, sed nove
Monique Goullet
Tout texte se construit comme une mosaque de citations, tout texte est une absorption et transformation dun autre texte.
Julia Kristeva
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Remerciements Jean-Marie Yante qui ma fait dcouvrir le moyen ge sa juste valeur et Colette Storms qui a su men faire aimer la littrature, et grce qui je connais ce roman. Remerciements aussi Jan Herman pour mavoir dvoil le monde du mythe littraire travers le personnage de Don Juan et Wim Verbaal qui ma sensibilis la problmatique de la rcriture.
Merci tout particulirement Philippe Verelst de mavoir guid dans lapprofondissement de mes connaissances en littrature mdivale et dans la ralisation de ce mmoire. galement tous ceux qui mont soutenu dans cette dmarche.
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AVANT-PROPOS
De tout temps, lAntiquit grco-romaine a fascin les esprits, avec une nostalgie si
grande quon lui reconnatrait parfois dtre lorigine de tout. Mme le moyen ge, qui lon
reprocherait trop facilement davoir presque oubli lAntiquit, nous livre des uvres avec
cette priode pour cadre. Ainsi, le Roman de toute Chevalerie ne pouvait quveiller, en moi,
la plus grande curiosit. En effet, une uvre traduite du grec au latin et, enfin, du latin
lancien franais, tout en gardant un thme antique, parat proposer un trait dunion idal
mes tudes, o se joignent littratures antique et mdivale. De la langue latine la langue
franaise et de la culture antique la culture mdivale, ce texte nous propose une double
translatio (studii linguaeque). Et pourtant, bien vite, nous devons constater que lune et
lautre semblent totalement fausses. Dun ct, nous retrouvons une Antiquit plus conforme
aux temps de lauteur mdival qu ceux dAlexandre le Grand et, de lautre, un texte qui ne
parat respecter son modle que dans les intentions avoues. De toute vidence, nous ne
retrouvons pas non plus la laudatio temporis acti, que nous serions en droit dattendre dune
uvre voquant le pass.
Devant le grand tonnement que provoqua la premire lecture de cette uvre, nous
avons eu lirrsistible envie de comprendre ce que pourrait bien divulguer une analyse plus
profonde de son contenu. Nous nous refusions daccepter que lignorance et le manque de
talent aient pu mener les auteurs mdivaux dans une telle droute, voulant croire une autre
logique trangre nos yeux modernes se cachant derrire des apparences trompeuses.
Cest pourquoi, nous nous proposons ici dapporter une alternative cette solution dfaitiste,
laide des thories plus modernes de la rcriture notamment. Cette optique offre la
possibilit de regrouper cette double translatio derrire un projet cohrent dappropriation et
de surpassement dun modle. Un modle qui Adapt dans un nombre impressionnant de
langues, atteignant au Moyen ge une sphre de diffusion plus vaste encore que la Bible, []
se verra gnralement oubli des Modernes1 . Un tel sort rserv au modle, comme sa
traduction, trahit une considrable incomprhension de cette matire depuis la Renaissance.
Pourquoi donc un tel regard fut-il port sur ces uvres ? Comprendre et, peut-tre, rtablir
luvre de Thomas de Kent, et sa matire, sa juste valeur ; voil le dessein de notre travail.
1 Pseudo-Callisthne. Le Roman dAlexandre. La vie et les hauts faits dAlexandre de Macdoine, trad. et comment par Gilles Bounoure et Blandine Serret, Paris, Les Belles Lettres, 1992 (La Roue Livres, 13), p. XII.
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I. CHRONOLOGIE ET ABRVIATIONS DUSAGE
Vu la complexit et labondance de la matire, nous avons jug prfrable den donner
ds prsent une vue densemble1 au lecteur et, pour lever toute ambigit, dadopter une
srie dabrviations dusage chez certains auteurs. La lecture de mon expos sen verra sans
aucun doute considrablement facilite. Une prcision de taille simpose dj propos de la
terminologie utilise dans la littrature parcourue. Celle de lusage extrmement ambigu du
syntagme Roman dAlexandre2 . Tantt il signifie lensemble de la tradition littraire sur
Alexandre du Pseudo-Callisthne la fin du moyen ge, tantt il identifie lunique Roman
dAlexandre de Bernay. Mais, bien souvent, il dsigne la ligne de textes dAlbric ce
mme auteur excluant par exemple le Roman de toute Chevalerie. Dautres fois, il indique
soit lensemble des textes mdivaux franais ou vernaculaires, soit nimporte quel de ces
textes pris sparment. Afin de lever de telles ambigits, nous ferons donc usage des
abrviations suivantes ou du pluriel Romans dAlexandre par lequel nous nommerons le
groupe complet des textes mdivaux3.
336-323 aCn Alexandre III, roi de Macdoine, appel Alexandre le Grand suite sa conqute de la Perse.
A. Principaux ouvrages de lAntiquit Ier sicle pCn Quinte-Curce, Historia Alexandri Magni (10 livres4).
Ier ou IIe sicle? Archtype de la Lettre dAlexandre Aristote ; circulera dans de nombreuses versions latines indpendantes (Epistola Alexandri Magni ad Aristotelem) et la
recensio du Ps.-Call.
c. 200 Le roman grec du Pseudo-Callisthne [Ps. Call.].
IVe sicle Julius Valre, Res Gestae Alexandri Macedonis.
IXe sicle Le Julii Valerii Epitome [Zacher Epitome].
Xe sicle La Nativitas et Victoria Alexandri Magni Regis de larchiprtre Lon de Naples ; nomm communment, avec ses adaptations, Historia de Preliis.
1 Il va de soi que les dates restent toujours approximatives et sujettes discussion, mais cet aperu est indispensable pour rvler au-del des dates exactes lordre de composition gnralement accept. Comprendre cet ordre est primordial pour aborder la question de lintertextualit. [Chronologie base sur celle prsente dans : Donald MADDOX et Sara STURM-MADDOX, Introduction. Alexander the Great in French Middel Ages , dans The Medieval French Alexander, d. Donald Maddox et Sara Sturm-Maddox, New York, State University of New York Press, 2002 (SUNY Series in Medieval Studies), pp. 1-19.] 2 Les termes romanesque et roman sont eux-mmes ambigus puisquils sont la fois utiliss pour les textes mdivaux crits en langue romane (franaise) et pour les textes antiques inscrits dans la ligne du genre ou anti-genre parfois appel roman grec (aussi pour les ouvrages latins). 3 Toute autre variante de signification devrait tre rendue vidente par le co-texte. Par exemple, le singulier peut parfois reprendre lensemble des textes antiques et/ou mdivaux par abstraction. 4 Les deux premiers livres, perdus, nont pas pu rsoudre la polmique autour de la naissance ou les origines du hros. (Cf. : infra).
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B. La tradition mdivale c.1110-25 Fragment franco-provenal dAlbric de Pisanon (105 vers).
c. 1155 Lamprecht, Alexanderlied ; adapt dAlbric.
c. 1160 Le Roman en dcasyllabe ou lAlexandre dcasyllabique ; adapt dAlbric et racontant les enfances et les exploits initiaux du hros [ADca].
c. 1170 Eustache, Le Roman du Fuerre de Gadres ; racontant un assaut entrepris durant le sige de Tyr.
c. 1170 Lambert le Tort, Alexandre en Orient ; raconte les aventures dAlexandre en Inde ; bas sur lEpitome et lEpistola Alenxandri Magni.
c. 1170 Fragment du Mort Alixandre ; 159 vers conservs dans le manuscrit de lArsenal5 [MortAlix].
c. 1175-80 Thomas de Kent, Le Roman de toute Chevalerie ; raconte la vie entire en dodcasyllabes ; fort indpendant [RTCh].
c. 1180 Jehan le Nevelon, La Venjance Alixandre ; aprs sa mort.
c. 1185 Alexandre Bernay (ou de Paris) ; 16 000 vers dodcasyllabiques en quatre branches ; raconte la vie entire du hros et rcrit la plupart des textes prcdents ; on parle de
la Vulgate [RALix].
1184-87 Gautier de Chtillon, Alexandris ; pome pique latin bas sur Quinte-Curce6.
c. 1191 Gui de Cambrai, Le vengement Alixandre.
c. 1213-14 LHistoire ancienne jusqu Csar ; contient une vie dAlexandre apparente lEpitome et lEpistola Alenxandri Magni.
XIIIe sicle Le Roman dAlexandre en prose ; traduit de lHistoria de Preliis.
c. 1250 La Prise de Defur ; interpolation anonyme en alexandrins (longue) ; raconte le sige et la prise de Defur et introduit des pisodes importants.
c. 1260 Voyage dAlexandre au Paradis terrestre ; interpolation anonyme de 503 vers.
c. 1312 Jacques Longuyon, Les Vux du paon ; interpolation augmentant la matire de la troisime branche de la Vulgate ; premier lment dudit Cycle du Paon .
av. 1338 Jean le Court, Le Restor du paon ; continuation des Vux.
1340 Jean de la Mote, Le Parfait du paon ; pome final du cycle insr dans La Prise de Defur.
av. 1448 Lhistoire du bon roy Alixandre de Jehan Wauquelin ; un roman en prose bas sur une version en prose de la Vulgate.
1450-70 Les Faits et conquestes du noble roy Alexandre ; rcriture en prose de la tradition en vers.
1468 Les Faits du grand Alexandre ; traduction en prose de lAlexandris par Vasque de Lucne pour la cour de Bourgogne.
5 Ms. Arsenal 3472. 6 Tout fait part parmi les textes sur Alexandre et dextrme qualit, il reprsente lun des principaux textes littraires latins du moyen ge. Sa renomm a dpass parfois celle de lnide. [Cf. Jean-Yves TILLIETTE, LAlexandride de Gautier de Chtillion : nide mdivale ou Virgile travesti ? , dans Alexandre le Grand dans les littratures occidentales et proche-orientales. Actes du colloque de Paris. 27-29 novembre 1997, d. Laurence Harf-Lancner, Claire Kappler et Franois Suard, Paris, Nanterre, Universit Paris X, 1999 (coll. Littrales, h. s.), pp. 275-287].
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II. POINT DE VUE MTHODOLOGIQUE
A. Problmatisation
Tandis que sur le continent le Roman allait sans cesse saccroissant de nouvelles branches
ajoutes, les unes la fin, les autres dans le corps mme de luvre, le mme ouvrage, transport en
Angleterre, y tait largement mis contribution par un romancier, dont le nom varie selon les
manuscrits, qui entreprenait son tour, avec plus dindustrie que de talent, de raconter les hauts
faits du hros macdonien. Il ne faut pas se faire dillusion sur la valeur littraire de cette nouvelle
composition, qui parat avoir reu de son auteur le titre un peu ambitieux de Roman de toute
chevalerie. Cest une uvre galement dpourvue doriginalit et de style. Il sen faut cependant
quelle soit sans importance. Dabord elle nous fournit la preuve la plus certaine et la plus ancienne
que nous ayons de lintroduction du Roman en Angleterre. Puis elle a servi de base lun des
pomes anglais sur Alexandre. Enfin elle offre, en sa composition mme, de curieuses particularits.
ces divers titres elle mrite toute notre attention1 .
Un ouvrage plus curieux est celui dun Anglais nomm Thomas de Kent, dont lpoque est
assez incertaine, qui donna son pome le titre de Roman du tute Chevalerie. Cest une sorte de
translation ou plagiat du pome dAlexandre faite en mauvais vers, et en ce franais corrompu que
les Normands avaient introduit en Angleterre. [] Lauteur prtend avoir traduit un bon livre en
latin, et cite pour ses autres autorits, et dune faon un peu hasarde, Solin [etc.]2 .
Matre Eustache3 ne sest pas content dextraire et de paraphraser en mauvais vers de sa
faon les auteurs latins [] : il a aussi mis contribution un ouvrage franais dans lequel il a puis
dautant plus librement quil na eu dautre peine que celle de transcrire les morceaux quil lui a plu
de sapproprier. Cet ouvrage franais nest autre que le Roman en alexandrins 4 , auquel il a
emprunt deux branches sur quatre []5 .
Voici en essence la reprsentation que les philologues du XIXe sicle avaient de
luvre sur laquelle nous nous proposons daxer notre analyse. Il nous serait premire vue
ais de prendre le contrepied de ces diffrents propos afin dintroduire notre point de vue.
Cependant, attachons-nous dabord relever les lments qui rejoignent dune certaine faon
les conceptions plus modernes de lanalyse littraire. Notons en ce sens que la notion
dintertextualit est ici dj bien prsente, mme incomprise, dans le lien qui unirait6 le
Roman de toute Chevalerie avec le Roman dAlexandre franais (le RAlix) galement avec 1 Paul MEYER, Alexandre le Grand dans la littrature franaise du moyen ge, t. II, Histoire de la lgende, Paris, F. Vieweg, 1886 (Bibliothque franaise du Moyen Age, 5), pp. 273-274. 2 Guillaume FAVRE, Mlanges dhistoire littraire, t. II, Recherches sur les histoires fabuleuses dAlexandre le Grand, Genve, 1856, pp. 104-105. 3 Il est prsent dmontr avec certitude que lauteur est bien Thomas et non Eustache de Kent. Cependant, Paul Meyer, par une longue dmonstration, arrive la conclusion inverse. Notons galement lironie du philologue. 4 Il sagit ici du RAlix. 5 Paul MEYER, op. cit., p. 285. 6 Nous verrons plus loin quil est prsent gnralement admis que lun navait pas (directement) connaissance de lautre et que le RTCh est antrieur au RAlix.
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la postrit anglaise de luvre. Ces liens seraient dailleurs le seul intrt du texte. Loin de
partager cette conception, cest bien ce lien intertextuel que nous accorderons toute notre
attention dans ltude qui suit. Tax de plagiat , de paraphrase ou dappropriation, ce
phnomne nest pourtant pas davantage le fait de notre texte que celui des autres fictions sur
Alexandre. Nous ne sommes dailleurs pas sans savoir quil sagit l dun procd trs
courant dans la littrature mdivale en gnral. Peut-tre mme lune de ses principales
forces cratrices.
Nous comprendrons donc quil est prsent ncessaire de prendre nos distances de
cette conception dpasse du Roman de toute Chevalerie et de lintertextualit en gnral.
Toutefois, nous ne pouvons nier que ce Roman occupe une place part dans la chane de
production des Romans dAlexandre ; ce qui fut sans doute lorigine des critiques son gard.
Sorte de maillon rebelle inclassable, il a longtemps t ignor des philologues et nous
pouvons au moins reconnatre ces deux auteurs le mrite de lavoir voqu. En effet, si Paul
Meyer reste en quelque sorte le pre de la recherche sur le Romans dAlexandre dans le
domaine franais et continuera longtemps tre une rfrence pour celle-ci, nous constatons
quil a presque totalement failli dans lanalyse de notre texte. Celui-ci na vraisemblablement
vu juste que lorsquil affirma : Le Roman de toute Chevalerie est indit, et il se passera
peut-tre bien des annes avant quil soit publi. Les manuscrits en sont peu nombreux,
incorrects et trs disperss7 . Voil sans doute la clef du problme. Pas moins de nonante ans
auront effectivement t ncessaires pour voir apparatre leditio princeps8, la seule jusqu
prsent, de luvre de Thomas de Kent les manuscrits tant trop corrompus et diffrents
pour que ce texte soit repris dans les diffrents corpus danalyse prcdant cette date. Cette
dernire difficult sajoute donc la premire lorsque lon veut tudier cette uvre. Mais
cette place part rend la perspective dautant plus intressante lorsque lon veut tudier,
travers ce texte-ci, les rapports intertextuels qui unissent lensemble des textes narratifs
relatifs Alexandre dans une gnalogie trs complexe9.
Dans ce sens, notons galement quoutre leurs jugements de valeur explicites, les
extraits ci-dessus rendent galement compte dune tendance philologique qui resta longtemps
la norme. Celle de considrer quun texte, en voluant dans le temps, ne peut que se dgrader
et que, par consquent, seuls les textes les plus anciens auraient une valeur littraire. Cest
galement la dmarche des diteurs de textes qui, souvent, raclent les couches successives
dun texte pour en retrouver la forme premire. Cette dmarche a t ncessaire, par exemple,
pour mettre en vidence que lide errone de Paul Meyer propos du RTCh tait due aux
nombreuses interpolations survenues ultrieurement dans les manuscrits. Cependant, le
mouvement textuel rend compte des actualisations successives lies la rception du texte.
7 Ibid., p. 274. 8 The Anglo-Norman Alexander (Le Roman de toute chevalerie) by Thomas of Kent, d. Brian Foster et Ian Short, 2 vol., Londres, 1976 et 1977 (Anglo-Norman Text Society, 29-31, 32-33). 9 Nous nous arrterons cependant au XIIe sicle qui la vu natre.
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Ainsi, il devient possible de considrer le RAlix ou le RTCh comme deux actualisations
diffrentes dun mme texte restant eux-mmes sujets au changement. Dans cette logique,
les diffrences entre les textes ne sont plus des dgradations des niveaux plus ou moins
levs, mais bien le reflet dune rception diffrencie. Cette rception explique lvolution
du texte et du thme dAlexandre. Une dmarche inverse serait celle dun historien qui,
pousse lextrme, se doit de considrer chacun de ces textes mdivaux comme des
dgradations de loriginal latin lui-mme effritement du texte grec. En bref, sans mettre la
rception au premier plan, seul le texte grec aurait une quelconque valeur.
Heureusement, notre dmarche ne sera pas celle de lhistorien, mais il convient de
trouver une mthode danalyse qui se dmarque galement de celle des philologues antrieurs.
De plus, leur dmarche ne peut rendre compte des variations du thme dAlexandre le Grand
en synchronie textes historiques, littraires, religieux, etc. quen poussant plus loin un
cloisonnement rendant impossible toute vue densemble. Il est donc ncessaire dabandonner
la voie traditionnelle de lanalyse discontinue du complexe thmatique autour du Macdonien
et, aussi, dtudier nos textes davantage comme un ensemble plutt que comme des ouvrages
isols. Tel est galement ce que sest propos de faire Alexander Cizek dans ses
Considrations sur la rception du thme dAlexandre le Grand au Moyen Age10. Pour lui,
nous devons partir des rsultats de lapproche philologique avec pour objectif de restituer les
tapes et le sens de la rception. En clair, le point de dpart pour un renouvellement de
perspective est une vritable esthtique de la rception. Celle-ci doit permettre de pallier les
inconvnients de ce quil appelle l exgse alexandrographique traditionnelle , commence
par Meyer et finalise par George Cary11 , laquelle na pu rendre compte des mutations
successives subies par les composants du thme travers le moyen ge. A. Cizek affirme
donc :
Une premire difficult, notre avis insurmonte par lexgse traditionnelle, est lie la
ncessit de trouver une logique suffisante dans le plthore de textes narratifs comportant une
diversit tout fait droutante, dont le seul dnominateur commun serait la reprsentation du hros
antique. [][Cet embarras] a dtermin Cary oprer un dcoupage arbitraire, en statuant dans
lvolution du thme un Medieval Alexander priv de ses racines hellnistiques et romaines. En
revanche, il a essay de compartimenter la matire des rfrences et des uvres cristallises de telle
sorte qu la fin il a perdu de vue une solution de continuit12 .
10 Alexandre CIZEK, Considrations sur la rception du thme dAlexandre le Grand au Moyen ge , dans Littrature et socit au moyen ge. Actes du Colloque des 5 et 6 mai 1978, d. Danielle Buschinger, Universit de Picardie, Centre dtudes mdivales, Paris, Champion, 1978, pp. 201-230. 11 George CARY, The Medieval Alexander, d. D. J. A. Ross, Cambridge, 1956. Dans la seconde partie de son livre, G. Cary tente de rpondre la question: Comment Alexandre le Grand tait-il peru au moyen ge ? Mais il donne une vision trs cloisonne du problme. Dans la premire, qui fait toujours autorit, il tablit un historique des textes relatifs celui-ci. 12 Alexandre CIZEK, op. cit., pp. 204-205. Pour les citations de cet auteur, nous avons choisi de corriger les nombreuses fautes dorthographe ou de grammaire prsentes dans larticle.
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Cette continuit serait pourtant, selon lauteur, le terme-clef dfinitoire du genre ou anti-genre
historico-littraire, tenant compte de lhtrognit des uvres qui sy rapportent. Ainsi, la
relation du texte singulier avec la srie des textes constituant le genre apparat comme un
processus de cration et de modification continue dun horizon13 .
Ce processus, auquel nous nous intresserons tout particulirement, ne commence pas
forcment au moyen ge. La formation de lalexandrographie en donne une preuve tout fait
vidente ; ne autour dune existence relle, laquelle sest peu peu mute en mythe politico-
littraire. La formation de ce mythe politico-hroque14 devra ainsi galement retenir notre
rflexion dans la dernire grande partie de notre analyse. Si celle-ci ne se limite pas
uniquement au moyen ge, elle nest pas moins le fait de lunique Pseudo-Callisthne quelle
prcde. P. Meyer lavait dj bien compris lorsquil affirma : on serait tent de voir dans
luvre du Pseudo-Callisthne le point de dpart de la lgende : cen est au contraire le point
darrive 15 . Cependant, le mythe perdure et continue dvoluer selon la logique de
lesthtique de la rception. Notre objectif sera donc galement de dpasser la vision de P.
Meyer lorsquil ajouta un peu plus loin : son uvre [le Ps.-Call.] clt la lgende proprement
dite [] [et les crits mdivaux] ne doivent que leur forme16 limagination du moyen
ge17 . Nous nous arrterons plus longuement sur la formation de ce mythe en seconde partie
d'expos jusqu sa ralisation (temporaire) au XIIe sicle. Retenons maintenant quelle
sancre dans la vie relle dAlexandre et quil ne suffit pas quil y ait reprise dune uvre
par plusieurs autres pour quil y ait mythe littraire18 .
13 Hans Robert JAUSS, Littrature mdivale et thorie des genres , dans Potique, 1, Paris, Seuil, 1970, pp. 79-101. (p. 85) ; cit par Alexander CIZEK, op. cit., p. 205. 14 Tel est le terme utilis par Philippe Sellier lorsquil analyse mythes littraires : Tantt, il sagit de figures glorieuses : Alexandre, Csar [], Louis XIV [], Napolon [] ; tantt il est question dvnements rels ou semi-fabuleux : la guerre de Troie, la Rvolution de 1789, la guerre dEspagne [] Ici, mythe, renvoie la magnification de personnalits (Alexandre) ou de groupes (les rvolutionnaires), selon le processus caractristique dun genre littraire bien connu : lpope. Ainsi sexplique quavec ces grands mythes politiques fonctionne toujours de faon prvalente le modle hroque de limagination : rverie du ou des surhommes, affronts toute sorte dpreuves (monstres, ennemis innombrables), et promis malgr la mort lapothose . Extrait de Philippe SELLIER, Essais sur limaginaire classique. Pascal Racine - Prcieuses et moralistes - Fnelon, Paris, Champion, 2005 (coll. Champion classique, srie Essais , 2), p. 22. 15 Paul MEYER, op. cit., p. 2. 16 Cette vision admet lanachronisme comme un fait, sans se poser la question dune logique sous-jacente. Logique nouvelle involontaire ou vritable idologie susceptible denrichir le texte/mythe. Lide de navet historique ne peut, dans notre point de vue, aucunement tre pose a priori. 17 Paul MEYER, op. cit., p. 3. 18 Philippe SELLIER, op. cit., p. 23.
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B. Lcriture crire au Moyen ge crire dans une autre langue que la sienne, placer ce quon crit
sous lautorit dun autre, accumuler les remplois et en faire le tissu dune uvre, sattribuer un texte
que lon [n] a pas crit criture collective, criture embote, simple maillon dune uvre
continue : autant dattitudes cratrices qui apparaissent aujourdhui insolites et sopposent notre
conception moderne de lauteur, responsable conscient et identifi dune cration originale.
Analysant le processus de la cration mdivale la seule aune de loriginalit, le soumettant aux
catgories tranches dauteur, de plagiaire ou de faussaire, invoquant sans plus de prcision une
cole, un atelier ou un scriptorium, les historiens se laissrent longtemps emprisonner dans un
anachronisme et une subjectivit qui obscurcirent la gense et influencrent et influencrent jusqu
ldition des uvres19 .
Avant de dvelopper la formation du mythe, intressons-nous dabord la
problmatique production-rception 20 proprement dite. Pour A. Cizek, la cration et la
diffusion de luvre au moyen ge sont lobjet dune relation ternaire entre producteur,
transmetteur/diteur et consommateur de littrature 21 . Lintermdiaire a une fonction
mdiatrice entre les deux extrmes et dcide presque du destin de luvre, imposant son
intervention dans la chane de production. la fois producteur et consommateur, il est aussi
en relation immdiate avec le public rcepteur, aux exigences duquel il obit. Cest dans ce
sens que lhorizon dattente du public (mdival, chevaleresque, chrtien ou anglais, etc.) se
reflte dans la nouvelle version du texte. Dans cette vision, le milieu rcepteur reoit le rle
de modlateur , alors que lauteur/adaptateur reoit un rle passif, conforme la demande
sociale qui le commande. Le mdiateur tend toujours remplacer le crateur qui reste, de
rgle, dans lanonymat22. Lors de la traduction duvre latine en langue vernaculaire, la
distance entre producteur et consommateur tant dautant plus grande, ladaptateur pourra se
comporter trs librement avec son modle. Non seulement les gots du public rcepteur ont
considrablement changs, mais encore les conceptions de vie, la socit et les murs. Par la
suite, des pisodes tombent au profit ou non dinterpolations23 de versions concurrentes ou de
19 Conclusion dans Auctor & auctoritas. Invention et conformisme dans lcriture mdivale. Actes du colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), d. Michel Zimmermann, Paris, cole nationale des Chartes, 2001 (Mmoires et documents de lcole des Chartes, 59), p. 594. 20 Alexandre CIZEK, op. cit., pp. 207-209. 21 Il considre ici avant tout les ralisations dun mme texte travers les diffrents manuscrits pour en expliquer les variations. Il nempche que sa rflexion est quasi directement applicable la relation entre la Zacher Epitome et les diffrents Romans dAlexandre mdivaux. 22 Entre cela et la ncessit de tuer lauteur , si chre Roland Barthes, il ny a quun pas. Notons que, dans notre cas, comme nous le verrons plus loin, lEpitome Julius Valre est de toute faon anonyme. Mais lon remarque facilement que Thomas de Kent reste vague propos de ce bon libre latin , alors quil identifie volontiers ses autres sources de manire explicite et les utilise diffremment. 23 Comme celles dnonces par Paul Meyer dans lextrait introductif.
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sources tout fait trangres, la matire avec une signification particulire pour le nouveau
public24.
Nous le voyons, cette esthtique de la rception propose par A. Cizek reprsente un
rel apport lanalyse de notre faisceau de textes. Appliquer les mthodes de la thorie
littraire moderne aux textes mdivaux peut, on le voit, enrichir considrablement ltude de
ceux-ci. Toutefois, si cet article appelle une petite rvolution de point de vue dans notre
sujet dtude, il reste vague quant aux solutions proposes. La thorie de la rcriture, dans
laquelle nous voulons introduire notre texte, se reflte explicitement dans lide ci-dessus,
mais nest en aucun cas thorise par lauteur. Ceci sexplique notamment par le fait qualors,
ces thories modernes ntaient qu leurs balbutiements 25 . Nous le savons, lun des
premiers 26 vraiment thoriser lintertextualit27 (et plus spcialement la rcriture) sera
Grard Genette quelques annes plus tard : lobjet de la potique [] nest pas le texte,
considr dans sa singularit [], cet objet est la transtextualit28, ou transcendance textuelle
du texte [dfinie], grossirement, par tout ce qui le met en relation, manifeste ou secrte, avec
dautres textes29 . Une telle thorie faisant usage de labstraction, mme pour dfinir le texte,
il nest pas chose aise de lappliquer directement au texte mdival dans ses spcificits
lequel ne semble dailleurs pas retenir beaucoup lattention du thoricien. Nous ferons ce
travail dans un second temps, voyons dabord quelle fut son importance dans la littrature
romanesque mdivale.
En fait, la rcriture et lintertextualit, comme nous lenvisageons prsent pour nos
textes, ont dabord t le fait de lacte dcriture30 en langue latine. Cest de cette manire que
la littrature mdio-latine a connu son apoge au XIIe grce une dynamique
24 Par exemple, comme nous le verrons par la suite, le Livre de Daniel ou des extraits de Flavius Josphe. 25 Notons galement quA. Cizek est avant tout intress par le thme dAlexandre. Dans ce sens le texte nest que son support et, bien quil explique en partie son volution, celui-ci nest de toute manire pas lobjet de son expos. 26 Les travaux de Mikhal Baktine et Julia Kristeva, dans les annes 1970, ont bien entendu un rle plus significatif dans la dcouverte de lintertextualit au sein de la Nouvelle Critique. Cependant, Grard Genette sera sans doute le premier en proposer un dveloppement systmatique du moins pour la branche qui nous intresse ici. 27 Pour tre plus prcis, G. Genette propose dans Palimpseste une tude dtaille de lhypertextualit qui justement nous intresse. (Cf. : infra) 28 Genette appelle transtextualit ce qui est au dpart appel intertextualit (Bakhtine, Kristeva, Todorov) en tant quaspect universel de la littrarit (concept abstrait), ce qui met en relation avec dautre textes, de faon consciente ou non (ex : le genre littraire). Il appelle intertextualit, cas particulier (restrictif, prsence effective) de la transtextualit, la relation de coprsence entre deux ou plusieurs textes, par voie de citation, plagiat, allusion et donc de manire consciente. Ainsi, Genette parle de cinq cas particuliers de transtextualit : inter-, para-, mta-, archi- et hypertexualit. La rcriture est, quant elle, un cas particulier de lhypertextualit ainsi dfinie. Dans le jargon thorique, il nest donc pas rare de voir lhypertextualit devenir un cas particulier de lintertextualit ( Genette) transtextualit ne stant pas impos. Nous adopterons cette dernire taxonomie. 29 Grard GENETTE, Palimpsestes. La littrature au second degr, Paris, ditions du Seuil, 1982 (coll. Potique), p. 7. 30 Lintertextualit ne se limite videment pas la littrature proprement dite.
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dmancipation31 qui, au-del de limitation, sapproprie par mulatio ce qui prcde en vue
de faire mieux . Ce procd dcriture nest pas pour autant pas propre la littrature
mdivale. Bien au contraire, lorsque ces crivains usent des techniques dimitation, ils
sappliquent suivirent les prceptes anciens ; de Cicron notamment :
[2,22] XXII. (90)Ergo hoc sit primum in praeceptis meis, ut demonstremus, quem imitetur
(atque ita, ut, quae maxime excellent in eo, quem imitabitur, ea diligentissime persequatur); tum
accedat exercitatio, qua illum, quem delegerit, imitando effingat atque exprimat, non ut multos
imitatores saepe cognoui, qui aut ea, quae facilia sunt, aut etiam illa, quae insignia ac paene uitiosa,
consectantur imitando. (91) Nihil est facilius, quam amictum imitari alicuius aut statum aut motum;
si uero etiam uitiosi aliquid est, id sumere et in eo uitio similem esse non magnum est [](92) qui
autem ita faciet, ut oportet, primum uigilet necesse est in deligendo; deinde, quem probarit, in eo,
quae maxime excellent, ea diligentissime persequatur []32 .
Nous le comprenons cependant, limitatio telle quelle est ralise au XIIe sicle va bien plus
loin que celle voque ci-dessus par Cicron, mais il sagit bien dimiter les prdcesseurs
afin de montrer que lon est au moins capable de faire aussi bien en vue dessayer de faire
mieux ensuite. La tendance actuelle nest donc plus de considrer les imitations ou
remaniements comme des plagiats agrments de navet. Au contraire, de plus en plus de
chercheurs dveloppent lide que ces uvres autrefois mal comprises sont en ralit le
rsultat dun phnomne de rcriture parfaitement conscient.
Il apparat par ailleurs que ce mme phnomne se retrouve paralllement en langue
vernaculaire et trouve donc dj ses racines dans lAntiquit latine classique. Les deux
semblent, en effet, fort apparents. Benot de Sainte-Maure est, par exemple, conscient de
reprendre le flambeau dun collge antique dans la translatio studii :
31 Cf.: Wim VERBAAL, How to Become a Giant: The Poetics of Re-writing and Emancipation in Twelfth-Century Literature , presented at the Exploratory Workshop Interfaces York (22-25 avril 2009); pas encore publi : In this contribution to the Exploratory Workshop of Interfaces I wish to advance the following proposition. The twelfth century is characterized by a strong emancipatory movement, []. In literary field, this emancipation seems to have taken place by way of a seemingly general tendency, which I should like to characterize as a poetics of re-writing practises and techniques, from the basic school exercise until the fully developed incorporation of a model into a new original text. More than ever before, this practice of re-writing took its start from classical models, as if the twelfth writers were trying to found their new world by absorption of the ancients ; (Introduction). 32 Cicero. De Oratore. Liber Secundus, publi le 30 dcembre 2004 sur Itinera Electronica, Bibliotheca Classica Selecta (BCS) [http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/ArchTextes/]. Voici donc le premier de mes prceptes : indiquer llve quel modle il doit imiter et lui dire de sexercer ensuite, le matre une fois choisi, en donner une reproduction et une image fidle. Quil ne fasse pas comme ces maladroits copistes de ma connaissance, qui sattachent seulement aux choses les plus faciles saisir, ou mme aux bizarreries et imperfections. (91) Rien nest plus ais que de copier quelquun dans larrangement de sa toge, dans son maintien, dans ses gestes. Lui emprunter ses dfauts pour en rester marqu son tour, ce nest pas un grand mrite []. (92) Le moyen de bien faire (je le rpte), moyen ncessaire, cest dabord de savoir ouvrir les yeux au moment de choisir, puis, le choix arrt, de sappliquer rendre ce que lon y dcouvrira de meilleur. [trad. de Edmond Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1927].
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Lonc tens fu sis livres perduz
Qui ne fu trovez ne vez ;
Mes a Athenes le trova
Cornelius, quil translata :
De grec le torna en latin
Par son sens e par son engin.
Ceste estoire nest pas usee,
[]
Mes Beneez de Sainte More
La continue e fait e dit
E o sa main les moz escrit,
Ensi taill[i]ez, e si curez,
E si asis, e si posez
Que plus ne meinz ni a mester33 .
Autrement dit, la translatio du latin au franais, bien plus quune simple traduction, savre
tre une technique de rcriture parmi dautres laquelle permet peut-tre daller plus loin
encore. En tout cas, il semble tout fait concevable que cette technique de rcriture par la
traduction, aux commencements de la littrature franaise, ait t un moyen pour les auteurs
de soctroyer une reconnaissance comme auteurs part entire, auteurs dots de cette
autorit que lon ne reconnaissait en principe cette poque quaux seuls crivains latins 34.
De simple navet ou maladresse, nous passons donc une vritable dmarche, voire
programme, dcriture cratrice ainsi lacte de lauteur/adaptateur reprend tout son sens.
Nous comprenons donc que la traduction reprsentait une tape indispensable au roman,
ne ft-ce que parce quelle le justifie. De plus, les auteurs ont devant eux des exemples dont
ils connaissent la forme et le style et sattachent donc travailler sur la forme. Il est
intressant pour comprendre cela, maintenant que nous avons rhabilit lauteur, de sarrter
un instant sur les mtacommentaires auctoriels contenus dans les diffrents textes mdivaux.
propos de la translatio, nous pouvons lire chez Benot de Sainte-Maure quil assume un
travail de polissage de luvre (cf. vv. 132-137) et nignore donc pas lcart existant entre sa
source et sa traduction . Benot noublie pas non plus ses auditeurs lorsquil justifie sa
dmarche. Cest bien pour eux quil crit ceux-ci risquant de ne plus comprendre loriginal :
E por ce me vueil travailler
En une estoire conmencer,
Que de latin, ou je la truis,
Se jai le sens e se ge puis,
La voudrai si en romanz metre
33 [Der Trojaroman des Benot de Sainte-Maure, d. Kurt Reichenberger, Max Niemeyer verlag, Tbingen, 1963 (Sammlung Romanischer bungstexte, 48), vv. 117-129 et vv.132-137]. 34 Francine MORA, Remploi et sens du jeu dans quelques textes mdio-latins et franais des XIIe et XIIIe sicles. Baudri de Bourgeil, Hue de Rotelande, Renaut de Beaujeu , dans Auctor & auctoritas, op. cit., pp. 219-230. [Citation : p. 220].
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Que cil qui nentendront la letre
Se puissent deduire el romanz :
Mout est lestoire riche e granz
E de grant ovre e grant fait.
En maint lue laura hon retrait
Saveir cum Troie fu perie,
Mes la vertez est poi oe 35 .
Nous voyons donc, travers ces deux extraits, que ce premier auteur assume rellement
sa dmarche. Nanmoins, il apparat encore quelque peu coinc entre son modle et ses
lecteurs. Ainsi, sous la formule de modestie se ge puis , il semblerait presque se dfendre
ou demander la permission sa source ou ses lecteurs. Nous retrouvons clairement ici le
schma de production dAlexander Cizek. Bien que Thomas de Kent identifie plus vaguement
sa source , nous constatons chez lui quil assume encore plus nettement son acte dcriture
et se dfend de ses dtracteurs. Limportance du public36 est galement trs prononce chez
Thomas :
La verit ai estrait, si lestorie [ne] ment.
Nai sez faiz acreu, oe vus di verreiement,
Mes beles paroles i ai mis nequedent.
Ni ai acreu lestoire ne jo ni ost nient ;
Pur plaisir as oianz est un atiffement ;
Home ne deit lange translater autrement ;
Qui d[ir]eit mot par mot, trop irreit leidement.
Dun bon livre en latin fis cest translatement.
A oe qui lem veit e siet, nestoet desrainement,
Mais qui que sen corust, joe di mentendement ;
Mi voleirs me constreinst od lur entichement.
Qui mun non demande, Thomas ai non de Kent,
E pur oe me nom en cest enbrievement
Ne voil qua[u]tre ait blasme de oe ka moi apent.
Si clerc ou chevaler de rime me reprent,
Contre toz envios par cest mot me defent :
Cil qui plus seit de moien meno[r] fait mesprent.
Ore porrez vers oir, par le mien escient,
Qui sunt a escoter a celi ki les entent,37 .
35 Der Trojaroman des Benot de Sainte-Maure, op. cit., vv. 33-44. 36 Nous aurons loccasion de revenir plus amplement sur la question du public rcepteur du RTCh. 37 Thomas de Kent. Le Roman dAlexandre ou le Roman de toute chevalerie, trad., prsentation et notes de Catherine Gaullier-Bougassas et Laurence Harf-Lancner avec le texte dit par Brian Foster et Ian Short, Paris, Champion, 2003 (coll. Champion Classiques, srie Moyen ge , n5), l. 194, vv. P11-P29. [ms. Paris].
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Lauteur/adaptateur donne ici formellement son identit cet ouvrage, ce qui confirme
lhypothse voque ci-dessus. la lecture de ces extraits, nous percevons effectivement
comme un contrat entre lauteur/adaptateur dune part et le lecteur/rcepteur de lautre
portant sur la fidlit envers le modle pour le respect dune vertez 38 . Une clausule
importante de ce contrat spcifie cependant que si modifications il y a, elles ont pour unique
objectif dassouvir les exigences du lecteur mdival et ne pourront en aucun cas tre retenues
charge de la source , le mdiateur prenant toute responsabilit pour son compte. Il est
vident que ce contrat affirme lexcellence de la source , tout en rejetant une part
importante de responsabilit sur lexigence du public, mais responsabilise surtout fortement
lintermdiaire dans le schma ternaire prsent plus haut. Ce dernier, au-del des reproches
envisags, dpose vritablement sa propre marque de fabrique sur le produit modifi et gonfle
en quelque sorte son importante dans le schma de Cizek tout en grignotant quelque peu la
place des deux autres parties. Il est dans ce sens trs significatif de constater qu chaque fois
que Thomas nous donne son nom, cest pour se positionner39 face ses sources :
Al regn de Ethiopie ad il ost men,
E veu tel[es] choses qe point nen ay cont.
Jeo nen puis mes, seignurs, nen doy estre blam,
Car qui de la geste veut oit verit
En un vers ne poent li fez estre assomm.
Aprs plusors vers ay cest translat ;
Overtement lay dit a qui lay present.
Jeo ne descrif nul fet dont nay autorit.
Pur pleisir as oianz lay un poy atiff,
E feint unes paroles pur delit e beaut.
Romanz est ennoius quant un poy nest rim ;
Si malement est leu, de pis est escout.
Si rien i ay mespris, si me soit pardonn
Pur ceo qe sui jolifs e ne gueres lettr.
Al mielz qe soy e poy lay certes ordin ;
Sachez de controvere nay rien ajust.
Si jeo rien i ay mis qe siet, ou del tut seit ost.
[En lisant ses sources nous-mmes ; liste des sources secondaires]
Donc saverez [vous] pur voir qe nest pas controv.
Au regn de Ethiopie ay ore mon vers torn ;
Trop sunt riche ly fet a estre obli.
38 Cette notion de vrit mrite bien entendu une plus ample analyse pour comprendre les glissements narratifs dans le texte puisquils ne peuvent tre imputs uniquement un ornement formel. Nous rservons ce dveloppement essentiel pour plus tard. 39 Notons ds prsent que chez Thomas de Kent, comme chez Benot de Sainte-Maure, lon retrouve dans ce positionnement la dfense dune vrit historique. Nous aurons loccasion de dvelopper celle-ci plus loin.
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[Considrations sur les exploits et la grandeur du hros]
Si Thomas en dei[s]t tant cum font li autur,
De plusors fust tenu a large menteur !40 .
Agriofagos les nome cil qui le latin espont,
Mestre Thomas, romanzour parfont,
Le meillur qe lem siet en trestut ceo mond41 .
C. La rcriture Nous avons jusquici pu dmonter que la translatio nest pas une simple traduction, au
sens moderne42, mais un vritable acte dcriture , sinscrivant dans le cadre plus large de
la rcriture. Il est grand temps alors denvisager lintertextualit, et plus prcisment la
rcriture 43 , sous un angle plus thorique afin de comprendre cet acte. Reprcisons, en
premier lieu, le schma de production44 de lnonc tel quil est envisag par la thorie
moderne et effleur par Alexander Cizek. Pour celle-ci, lnonc est un vnement unique et
non ritrable vu le rle que jouent lintertexte et lauditeur dans son schma de production45.
En fait, l enonc produit par le locuteur lest au terme dun processus o lintress
anticipe les ractions de son auditeur [=horizon dattente]. Si ce dernier manque, son rle est
assum par le groupe social dont le locuteur fait partie. Par ailleurs, [] l nonc se
profile sur lhorizon du dj-dit : l intertexte46 est ce lieu o le je doit compter avec lautre.
[] Parce quil est toujours interindividuel et intertextuel, l nonc nest jamais un
monologue, mais un dialogue ; [] il souvre sur le monde social, le monde des valeurs ; il
vhicule lidologie47 . Ce schma savre bien plus concret lorsque lon sintresse des
noncs rsultants de limitation ou de la transformation. Il y a alors une relation plus forte
40 Ibid., ll. 414-415, vv. 6639-6677. 41 Ibid., l. 421, vv. 6732-6734. 42 Action de faire que ce qui tait dit dans une langue naturelle le soit dans une autre, en tendant lquivalence smantique et expressive des deux noncs [P.R.], cest--dire changer de code sans changer dnonc. 43 La rcriture sintresse uniquement la relation entre un texte donn et son modle identifi lorsquelle dpasse le simple plagiat, citation, etc. ; mais relve de lcriture (cration). Lintertextualit, quant elle, sintresse plus globalement la relation entre ce texte et lintertexte en tant quensemble des textes qui entrent en relation dans un texte donn (consciemment ou non). Nous verrons plus loin quau sein du RTCh, la relation avec chaque texte est diffrente. 44 Nous remarquerons une certaine similitude entre le schma de Baktine et celui plus connu de Roman Jakobson. 45 Ce qui implique dans notre cas que toute rcriture sera forcment diffrente, puisqu chaque poque, dans chaque lieu, dans chaque couche de la socit, etc., lauditeur et lintertexte (sens large ou non) seront forcment diffrents. Sans entrer dans les dtails, remarquons encore quaprs lauteur, cette relation continue. Par exemple, dans notre lecture, lintertexte (sens large) comprend les uvres crites aprs le RTCh, les tudes sur les Romans dAlexandre, lAlexandre historique, etc. et lauditeur peroit le texte selon sa propre exprience moderne. Nous lisons en quelque sorte un autre texte que le lecteur mdival. On pourrait presque dire que la rcriture continue sans lauteur. (Cf. M. OTTEN, Smiologie de la lecture , dans Mthodes du texte, op. cit., chap. XXII, pp. 340-350). 46 Attention, il sagit ici bien de lintertexte envisag de manire plus abstraite, parfois inconsciente, que G. Genette conoit comme transtextuel (cf. : supra). 47 Nous devrons plus loin tudier la part didologie prsente, au-del de la part dintertextualit, dans notre texte.
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encore entre lintertexte et lnonc : on parle ds lors dhypertextualit48. Celle-ci met en
relation un hypotexte (texte A, domaine de lintertexte) et un hypertexte (texte B, nonc
nouveau). Ds lors, nous ne pouvons plus parler de source , comme dans le cas de la
citation, mais plutt de modle modle qui est en quelque absorb par le nouveau texte.
Cest en ce sens que lon parle dhypertextualit puisque lhypertexte contient lhypotexte et
vise le remplacer. Pour tre complet, notons encore que lon parle dhypertextualit
indirecte sujet diffrent, style semblable que Genette appelle imitation et
dhypertextualit simple quand la manire, bien que diffrente, ne peut faire oublier la
similitude du thme. Dans notre cas, nous sommes en prsence dune relation hypertextuelle
simple, cest elle que nous appelons ici rcriture.49
Notre texte parat finalement correspondre le mieux cette dernire catgorie. De plus,
il semble vident que, devant la grande abstraction de Bakhtine et Kristeva, le texte mdival
a sa place dans la thorie intertextuelle presque tout est texte. Mais cela reste par dfinition
trs abstrait. Lhypertextualit, nous lavons abord plus haut, a fait lobjet dune tude
potique trs dtaille par Grard Genette. Celui-ci aborde le cas de lhypertextualit de
manire beaucoup plus concrte, mais il sintresse toujours une abstraction du texte. Par
ailleurs, la thorie moderne semble, premire, vue davantage tourne vers les textes
modernes. Mais, nous lavons compris, ces thories sont parfaitement applicables au texte
mdival. Dans quelles mesures, ds lors, le modle potique de G. Genette peut-il tre
appliqu au texte mdival ? Ce travail dadaptation a surtout t entrepris par les hagiologues,
dont la discipline savre relativement proche de la ntre50. La rcriture hagiographique
dans lOccident mdival 51 propose une synthse thorique indispensable pour bien
comprendre les applications possibles de la thorie de Palimpseste une branche de la
littrature mdivale la fois particulirement marque par la mouvance textuelle et trs
attachs cette notion de vertez52 que nous dvelopperons plus loin.
En partant ltude des dossiers hagiographiques 53 , une mme complexit des
interrelations textuelles est constate : on a la nette impression que chaque poque sest
48 Toute relation unissant un texte B (hypertexte) un texte antrieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe dune manire qui nest pas le commentaire . [Grard Genette, op. cit., p. 13]. 49 L. SOMVILLE, Intertextualit , dans Mthodes du texte. Introduction aux tudes littraires, chap. VIII, Maurice Delcroix et Fernand Hallyn (s. dir.), Paris-Bruxelles, Duculot, 1995, pp. 113-131. [Citation, p.122]. 50 Les similitudes entre les Romans dAlexandre et lhagiographie sont importantes. Il sagit en quelque sorte de chansons bibliographiques structurellement analogues. Et formellement, le RAlix et le RTCh utilisent les vers de douze syllabes (ds lors nomms alexandrins) comme bien souvent la posie didactique et religieuse ; ce qui en a fait piloguer plus dun selon M. Gosman. [Martin GOSMAN, La Lgende dAlexandre le Grand dans la Littrature Franaise du 12e sicle, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997 (coll. Faux titre, 133), p. 6]. 51 La rcriture hagiographique dans lOccident mdival. Transformations formelles et idologiques, Monique Goullet et Martin Heinzelmann (s. dir.), Paris, Deutsches Historisches Institut, Jan Thorbecke verlag, 2003 (Beihefte der Francia, 58). 52 Vertez qui interdit a priori, dans les yeux du critique moderne, toute mouvance thmatique. 53 Dossier comme unit de base pour ltude de la rcriture hagiographique : totalit des pices crites en lhonneur dun mme saint (vitae, sermons, miracles, translations).
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employ imprimer sa marque littraire propre 54 . Cest plus prcisment Franois
Kerlougan qui, le premier, a propos de redfinir la rcriture hagiographique partir de la
potique genettienne55 ; dans la mesure o la neutralit de cette redfinition reprsente un
avantage majeur pour la recherche et lui donne un nouvel lan positif. Elle permet
effectivement de se dbarrasser compltement de conceptions ngatives, hrites dun autre
temps, et empche avant tout dtudier les textes en partant du texte le plus ancien. Une telle
vision archtypique nest pas fort constructive pour tudier la mouvance textuelle observe.
Nous lavons remarqu chez Paul Meyer notamment. Lhypertexte nest plus lhypotexte ce
qutait la copie lurtext par dfinition un dclin. Ainsi, dans les manuels hagiographiques,
la rcriture tait soit occulte, soit pourvue dun vocabulaire connotation nettement
pjorative56 et ne pouvant mener qu des conclusions ngatives :
Daprs Aingrain, cette mthode de remaniements qui aurait svi durant tout le moyen ge a
fait courir, quelle que ft lintention du remanieur, des risques souvent graves lexactitude
historique 57
.
Heureusement, la recherche de lexactitude historique est, prsent, loin dtre le seul
intrt de lhagiologie. Dans notre cas, cette recherche naurait de toute manire aucun sens.
Finalement, nous prfrerons parler de rcriture plutt que de remaniement. Thoriquement
synonyme, ce terme vite non seulement la connotation pjorative, pour une plus grande
neutralit ou objectivit, mais encore fait transparatre la dynamique de lintertextualit et
voque lincessant travail de rappropriation collective58 .
Nous pouvons maintenant reprendre la dfinition de la rcriture telle quelle est revue
et synthtise par les hagiologues59 , et lappliquer telle quelle nos textes : la rdaction
dune nouvelle version (hypertexte) dun texte prexistant (hypotexte), obtenue par des
modifications qui affectent le signifiant (modifications quantitatives, structurelles,
linguistiques), ou des modifications smantiques, qui affectent le signifi. Le terme de
rcriture dsigne dabord laction de rcrire, puis, par mtonymie, la nouvelle version
obtenue. [] Enfin, on ne parlera point de rcriture pour deux textes concernant un mme
[personnage], dont lun a t crit par un auteur qui ignorait lexistence de lautre . Il sera,
par exemple, inappropri de parler de rcriture dans la relation unissant le RAlix et le RTCh
deux hypertextes diffrents dun mme hypotexte 60 . Prcisons sans attendre que cette 54 Monique GOULLET et Martin HEINZELMANN Avant propos , La rcriture hagiographique dans lOccident mdival, op. cit., pp. 7-14. [Citation p. 7]. 55 Cf. P. BOUET et F. KERLOUGAN, La rcriture dans le latin du haut moyen ge , dans Lalies, 1986, pp. 153-168. 56 Le terme remaniement sous-entend, par exemple, lexistence dun seul bon texte. 57 Monique GOULLET et Martin HEINZELMANN Avant propos , dans La rcriture hagiographique dans lOccident mdival, op. cit., p. 12. (citant : Ren Aingrain, lhagiographie. Ses sources ses mthodes son histoire, 1953, pp. 136-140). 58 Ibid., p. 13. 59 Ibid., pp. 13-14. 60 En outre, nous le verrons, Alexandre de Paris na sans doute mme jamais eu connaissance de cet hypotexte (le Zacher Epitome), puisquil offre le rsultat dune chane de rcritures en langue franaise. Il nest,
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dichotomie entre signifiant et signifi, inspire de la smiotique saussurienne, et o le texte
(abstrait) serait le signe61, nest en ralit quune simplification mthodologique. Lors de la
rcriture, on ne peut modifier lun sans lautre. Il nempche que, pour tudier correctement
notre texte en tant quhypertexte, nous utiliserons cette abstraction, sparant dun ct la
mouvance textuelle (ou matrielle) et de lautre la mouvance thmatique (mythe, idologie,
anachronismes, etc.).
Avant de proposer une typologie des rcritures hagiographiques suivant la taxonomie
genettienne, Monique Goullet62 sinterroge sur le bien fond dun tel choix en raison de
labsence dans les artes mdivaux63 de toute rflexion thorique sur le sujet. Nanmoins,
constate-t-elle, Genette offre une grille danalyse assez vaste pour lappliquer tout type de
texte. Il propose divers aspects pour la transformation64 : aspects quantitatifs (trois rductions
et leurs augmentations correspondantes), des aspects formels non quantitatifs et des aspects
smantiques ou conceptuels.
Les aspects quantitatifs, premirement, touchent la longueur du texte ou des passages.
Ainsi, la rduction peut prendre trois formes : celle de lexcision, de la concision et de la
condensation. Lexcision, ou lagage simple, consiste enlever des blocs (minimes ou
importants) ; cest--dire quelle rduit le nombre des parties du texte brut, mais en conserve
lordre et le vocabulaire. La concision, quant elle, conserve les parties et leur ordre, mais
les rduits tout en en modifiant variablement le vocabulaire. Enfin la condensation touche la
fois au vocabulaire et lordre quelle rorganise diffremment dans une synthse labore la
plus complexe des trois, car elle passe par la recomposition. Aux diffrents aspects de la
rduction correspondent alors ceux de laugmentation, respectivement : lextension,
lexpansion et lamplification. Lextension additionne par lajout de bloc (minimes ou
importants) cest linterpolation 65 . De son ct, lexpansion dfinit une dilatation
proprement parler, pas une rcriture du texte latin ce lien restant indirect. Mais il continue contenir les textes latins et grecs, par les voies plus larges de lintertextualit. 61 Sans entrer dans les dtails, mais pour ne pas omettre une prcision fort importante, notons que lun des postulats de la Nouvelle Critique ou de lintertextualit veut que le texte littraire nait pas de rfrent. Il na quun simulacre de rfrent, dans une relation autre que celle unissant signe et rfrent dans la smiotique linguistique. Michael Riffaterre propose donc une autre relation : Alors qu son niveau lmentaire, le discours feint de renvoyer le lecteur au monde rel, une mimsis gnralise, la smiosis opre un virement du rfrentiel lintertextuel : le texte lu en cache un autre . (L. SOMVILLE, op. cit., pp. 116 et 126 ; cf. : Michael Riffaterre, Semiotics of Poetry, Indina Univ. Press, 1978). 62 Monique GOULLET, Vers une typologie des rcritures hagiographiques, partir de quelques exemples du Nord-Est de la France , dans La rcriture hagiographique dans lOccident mdival, op. cit., pp. 109-131. 63 Elle fait toutefois remarquer que certains traits de rhtorique des XIIe et XIIIe sicles fournissent des listes de procds pour labrgement et lallongement des textes, mais ceux-ci ne dpassent pas le stade de la pratique et ignorent le plan de la critique littraire. [Ibid., p. 110]. 64 Ibid, pp. 110sq. 65 Ce synonyme dinterpolation laisse derrire lui la connotation pjorative du second terme. Il ne sagit plus dune erreur ou fraude introduite, par le remanieur, par lajout dlments parasites trangers, dans la tradition primitive (correcte). Toutefois, lav de sa connotation, le terme interpolation reste dapplication. Notons aussi lexistence de la contamination, soit une extension particulire o deux textes fusionnent pour donner naissance un troisime.
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stylistique obtenue par la paraphrase. Et puis, lamplification dsigne une matire repense
et rorganise or, dans le langage courant ce terme dsigne tout type daugmentation. Pour
tre complet, prcisons quil existe aussi la substitution, laquelle consiste en lenchanement
de la suppression et laddition dun ou plusieurs lments. Une technique mixte trs
productive donc.
Outres les aspects quantitatifs, dautres aspects de la transformation touchent la forme
sans modifier directement le sens. Ces modifications, premire vue purement formelles,
peuvent se rvler trs productives. Celles-ci manipulent le code de lnonc textuel. La
traduction, qui nous intresse particulirement, en est un bon exemple. Celle-ci ne modifie
donc, en soi, pas le contenu du texte. En dautres mots, elle naffecte pas directement le
signifi, do la ncessit dinscrire la translatio mdivale dans ce cadre plus large de la
rcriture. En plus de la traduction, il reste la transposition (versification et prosification), la
transmtrisation (modification du mtre), la transtylisation, la transmodlisation (ex : passage
du narratif au dramatique), le changement de focalisation ou de point de vue narratif, le
changement des instances ou voix narratives, etc. La plupart de ces transformations nous
concernent dans notre analyse des degrs variables.
En troisime lieu, nous devons distinguer les aspects de la transformation qui affectent
directement le signifi66. Notons, en premier, la transformation thmatique, qui affecte le plus
nettement le sens. Celle-ci se divise, dune part, en une transformation digtique
modification de lunivers narratif et, dautre part, en une transformation pragmatique
modification des vnements et des lments de laction. Cest ici67 que se concentre toute la
tension entre histoire et littrature, soit entre RALIT historique et vertez ou fiction (cf. :
infra, Penser lhistoire). On ne peut, a priori, pas modifier fort librement, comme pour la vita
dun saint, lunivers dvolution de notre hros Macdonien, lequel sinscrit dans un contexte
historique bien dtermin. Cette tension est trs forte vu le lien explicite avec un pass
historique rel ; alors que, dans dautre cas, elle passe presque tout fait inaperue68. Et D.
Goullet dajouter que le corpus de Genette ne contenait apparemment pas duvre o la
tension digtique savrait aussi forte. Il est pourtant manifeste que, dans le RTCh, des
modifications ou micro-ractualisations 69 manipulent lunivers du rcit pour adapter
66 Ce sont eux qui perturbent le plus le lecteur/critique moderne. 67 Particulirement, la transformation thmatique dordre digtique. 68 Il est impratif de faire tat, ds prsent, dune constatation de Jean Frappier qui va en ce sens. Celui-ci nous fait remarquer, avec dautres mots, que ce glissement digtique nest pas propre aux romans antiques. Il est vident que la distance entre le Charlemagne historique et littraire est tout fait comparable. Cependant, la tension qui en rsulte, pour le lecteur moderne, est manifestement diffrente vu la connaissance globale que le lecteur moderne a de lAntiquit. Nous reviendrons plus tard sur les propos de cet auteur, mais il est significatif de constater quun mme procd provoque chez le moderne deux stimuli diffrents. [Cf. Jean FRAPPIER, La peinture de la vie et des hros antiques dans la littrature franaise du XIIe et XIIIe sicle , dans Histoire, mythes et symboles. tudes de la littrature franaise, d. ID., Genve, Librairie Droz, 1976 (Publications romanes et franaises, 137), pp. 21-54]. 69 Monique GOULLET, Vers une typologie des rcritures hagiographiques, partir de quelques exemples du Nord-Est de la France , op. cit., p. 112.
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lhypertexte aux conditions historiques nouvelles, le rorienter vers une nouvelle finalit.
Nous reviendrons, bien entendu, plus systmatiquement sur ce problme.
Un autre aspect de transformation du sens a galement son importance dans notre texte.
Il sagit de la transmotivation, savoir un changement des motivations du ou des personnages
ne modifiant ni laction ni lunivers du rcit. Dans notre cas, la transmotivation est vidente.
Si lon compare larchtype absolu, lAlexandre historique, lAlexandre mdival du RTCh,
nous avons, sur ce point, sans doute le glissement le plus important de la matire. En effet, la
motivation nouvelle, lobjectif final mme si Alexandre lui-mme doit encore le dcouvrir
est spirituel, avec larrive au Paradis notamment (aussi direction gographique nouvelle).
Nous le verrons, au-del du voyage physique, il y a galement un voyage ou plerinage
intrieur ; avec ses tapes propres : les brahmanes, le Paradis, etc. Cette transmotivation est
double avec, dun ct, la dmotivation, soit lannulation des motivations de lhypotexte, et,
de lautre, la remotivation ou cration de nouvelles motivations dans lhypertexte. Sur ce
point, lhagiographie et les Romans dAlexandre divergent trs nettement. Tandis que
lhagiographe jouit de peu de libert pour remotiver les actions dun saint, les
alexandrographes en font abondement usage. Prenons garde devant lvidence : la
remotivation nest pas le seul fait des adaptateurs mdivaux, encore moins du seul Thomas
de Kent, elle est le rsultat dun lent processus remontant, par exemple, jusqu Dmosthne70.
Ceci montre lintrt et la ncessit dtudier la chane de rcriture comme un ensemble71.
Finalement, il reste deux aspects aux consquences plus locales, mais avec une
productivit parfois importante. Dabord, la transvalorisation, laquelle participe des
transformations smantico-conceptuelles, concerne la modification de la valeur dun
personnage quant son rle ou son image. Celui-ci peut tre revaloris ou dvaloris dans
lhypertexte, par exemple, du statut de personnage secondaire celui de personnage principal.
Dans les Romans dAlexandre, le personnage de Nectanabo se voit ainsi rduit dimportance
dans son rle de pre par rapport la tradition du Pseudo-Callisthne. Ce qui nest pas sans
consquence sur limage globale dAlexandre lui-mme. Cette dvalorisation de Nectanabo
est absente du RTCh, ce qui reprsente lune des principales diffrences mettant notre uvre
70 Cf. : Elias KOULAKIOTIS, Devenir adulte, un dfi perdu pour Alexandre. Sur quelques tmoignages des orateurs attiques, dans MEFRM, 112-1, Rome, 2000, pp. 13-26. 71 Et M. Goullet dajouter : Dans lunivers globalement manichen des textes hagiographiques, les motivations du saint sont toujours les mmes, et les pripties de laction ne sont que des tapes vers une saintet programme avant le commencement des temps. Le saint en tant que tel ne jouissant daucune libert, les auteurs ne peuvent pas varier les motivations [Ibid., p. 13]. Vu les grandes similitudes soulignes entre lhagiographie et le RTCh, ou le RAlix, on est en droit de se demander face cette diffrence vidente si le RTCh nest pas une sorte danti-hagiographie. Ici, les motivations changent sans tre trahies, Alexandre semble jouir dune libert totale, le croit et veut saffirmer ainsi. Ncoutant pas les diffrents messages (Brahmanes, pierre du Paradis, etc.), Alexandre se voit refuser laccs au Paradis et meurt sans finir son travail. Nous npiloguerons pas davantage ce propos, nayant trouv aucune analyse proposant ce statut au texte, mais linterrogation est permise pour trouver la clef de la relecture mdivale du hros. Nous ne parlerons donc pas danti-saint ou danti-hagiographie, mais nous verrons plus loin que beaucoup de ces lments se vrifient.
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en marge de la tradition continentale principalement la ligne Albric-RAlix72. Un ultime
type de transformation, part, est encore la transformation mtadigtique plutt de type
quantitatif. Cette dernire naffecte pas le contenu du rcit, mais le discours port sur le texte.
Plus quaugmenter le volume du texte, cette transformation implique parfois une rorientation
conceptuelle forte. Ici encore, notre texte en use abondement par lusage de prologues internes
et mtacommentaires comme ceux prsents ci-dessus. La rorientation conceptuelle est chez
nous vidente.
* * *
En un mot, nous avons jusquici montr quel point lcriture mdivale a t
malmene par la critique littraire et doit, de nos jours encore, saffranchir de bon nombre
dides reues. Notre texte savre, ds lors, idal pour rendre cette criture toute sa valeur ;
tant donn la vexation certaine que peut provoquer celui-ci chez un lecteur moderne la
premire lecture un lien historique fort semblant malmen. travers les mtacommentaires
de lauteur lui-mme et avec lappui de visions nouvelles sur la littrature, nous avons pu
dmonter que notre translatio est plus quune mauvaise traduction. Et, plaant le texte dans le
domaine de la rcriture, nous proposons non seulement une nouvelle perspective danalyse
plus positive, mais nous faisons encore le pari audacieux que la thorie moderne sapplique
sans encombre au texte mdival. Ce qui signifie, nonobstant les nombreux prjugs
fustigeant le texte mdival, avant tout, que celui-ci est bien un texte dans la signification
moderne du terme et que son acte dcriture, bien que diffrent du ntre, sinscrit bel et bien
dans une logique similaire celle du texte moderne. Nous retrouvons donc, au XIIe sicle, une
double logique, lune visant crire dans une langue que lon ne parle pas et lautre crire
dans une langue que lon parle mais ncrit pas73. Or, dans les deux cas, nous retrouvons
bien linvention dune criture. Cest cette inventivit que lon remet lhonneur dans notre
travail.
72 Catherine GOULLIER-BOUGASSAS, Nectanabus et la singularit dAlexandre dans les Romans dAlexandre franais , dans Alexandre le Grand dans les littratures occidentales et proche-orientales, op. cit., pp. 303-319. 73 Cf. : M. Zimmermann, Ouverture du colloque , dans Auctor & auctoritas, op. cit. p. 7-14.
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III. DU TEXTE LINTERTEXTE
Dans loptique o, travers la rcriture, nous nous intressons lacte dcriture et
la formation du Roman de toute Chevalerie en tant que texte, il est prsent vident que nous
devons considrer lensemble des textes ayant constitus de manire directe ou indirecte
lintertexte de Thomas de Kent. Nous lavons vu plus haut, une mthode fructueuse pour
tudier la mouvance textuelle est de scinder, virtuellement, le texte en un signifiant et un
signifi selon les mthodes de la smiotique. Rappelons aussi quAlexandre Cizek allait dans
ce mme sens lorsquil affirmait limportance de comprendre la continuit entre les textes et
la relation du texte singulier avec la srie des textes constituant le genre 1 , pour
comprendre la rception du thme proprement dit. Celui-ci, bien que critique envers les
mthodes philologiques , de George Cary notamment, prcise toutefois quil est ncessaire
de se baser sur les rsultats de ces recherches si lon veut les dpasser. Nous nous proposons
donc dexpliquer, dans ce chapitre, les liens complexes qui unissent nos textes dans la chane
hypertextuelle o prend place le RTCh. En dautres mots, nous tcherons dapprocher ici la
formation de ce signifiant, du texte considr dans sa matrialit travers les diffrentes
tapes de son volution littraire. Nous garderons bien entendu toujours lesprit quil est
impossible de dissocier, dans les faits, totalement le texte matriel de ce quil contient. Il
sagit l dailleurs de tout lintrt de cette premire tape car, nous lavons vu, lintertexte
et particulirement lhypotexte constitue galement le rfrent 2 de ce signe textuel.
Lhypotexte faisant partie intgrante de lhypertexte, il est prsent ncessaire de lidentifier
prcisment et den comprendre la formation.
A. Alexandre et la littrature antique Lorsque que lon cherche tablir lhistoire littraire des textes concernant Alexandre,
un premier constat vient vite perturber lenthousiasme de nos recherches. En effet, le hros
macdonien, tellement vivant dans la littrature mdivale, parat totalement absent de la
littrature latine. Bien entendu, celui-ci a toujours fascin dj de son vivant mais, si son
personnage a survcu dans limaginaire collectif, ce nest dans un premier temps pas en tant
que personnage littraire mais en tant quexemplum. Il suffit de se rapporter limportant
ouvrage de synthse de la littrature latine dHubert Zehnacker et Jean-Claude Fredouille3
pour se rendre compte quAlexandre le Grand na pas du tout une place importante dans cette
littrature laquelle doit pourtant tellement la littrature grecque. Ceux-ci prcisent,
toutefois, que beaucoup dhommes illustres de la Rome antique ont voulu suivre lexemple du
1 Cf. : supra, problmatisation. 2 Cf. : supra, Michael Riffaterre, la rcriture. 3 Hubert ZHENACKER et Jean-Claude FREDOUILLE, Littrature latine, 3e d., Paris, Presses Universitaires de France, 2001.
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conqurant (Csar ou Pompe, Antoine ou Octave). Ainsi, selon ces auteurs, lorsquil crivait
ses Historiae Alexandri Magni, dune certaine faon, Quinte-Curce crivait lhistoire dun
rve romain . Ceci reste, dans louvrage cit, la seule rfrence lillustre Macdonien mis
part lorsquils abordent la Pharsale de Lucain, o prcisment Csar se rend sur le tombeau
dAlexandre.
Cet enthousiasme pour le hros naura cependant pas suffit en faire un personnage
littraire et, par consquent, aucun ouvrage vraiment littraire ne lui est consacr dans la
littrature latine classique. Cependant, Jean-Pierre Callu4 nuance fortement cette absence de
textes littraires sur Alexandre dans la littrature antique. Il existe bel et bien un certain
nombre duvres de ce type appartenant une littrature dite mineure, ou tardive, qui
mritent dtre tudies malgr leur omission dans les manuels de littrature. Ainsi, de la
dynastie constantinienne celle de Thodose 5 , un corpus alexandrographique sest
progressivement mis en place. Celui-ci se compose principalement des Res Gestae de Julius
Valre 6 , de la Lettre dAlexandre de Macdoine Aristote (sur son expdition et la
description de lInde), de lEpitoma Rerum Gestarum Alexandri, du De morte testamentoque
Alexandri Magni, de lItinraire dAlexandre, de la Collatio Alexandri et Dindimi et du
Commonitorium Palladii7. Ces uvres, considres comme secondaires, apparaissent donc
massivement une poque donne, alors que ce thme ne connaissait pas vritablement
dantcdents latins. Quelles explications peut-on trouver ce soudain engouement ?
J.-P. Callu propose au moins quatre motivations ou causalits ce nouvel essor. Celles-
ci ne se limitent dailleurs pas au seul Alexandre, puisquil sagit dun phnomne plus global.
La premire explication est dimportance capitale pour notre expos. Elle concerne, en effet,
la christianisation de la socit qui invitait la rcriture. Or, il apparat que les diffrents
textes grecs qui participent du fonds Alexandre soffrent assez facilement une rcriture
christianisante (cf. : infra, un hros passe-partout). Nous assistons donc un gonflement des
pisodes qui permettent cette remotivation. Voici lune des principales caractristiques des
textes mdivaux (europens) sur Alexandre. Nous voyons ainsi que la christianisation de
notre matire a commenc bien avant le moyen ge : celle-ci ne pouvait quinviter des
4 Jean-Pierre CALLU, Alexandre dans la littrature latine de lAntiquit tardive , dans Alexandre le Grand dans les littratures occidentales et proche-orientales, op. cit., pp. 33-50. 5 Pour rappel : Constantin Ier le Grand fut empereur de 306-337 et la dynastie de Thodose nous amne presque la fin de lempire. Cette poque est la fois marque par le dmantlement progressif de lempire et par christianisation de celui-ci. 6 Julius Valerius. Res Gestae Alexandri Macedonis. Translate ex Aesopo Graeco, d. Michela Roselini, Mchen-Leipzig, Teubner, 2004. 7 LEpitoma Rerum Gestarum Alexandri, le De morte testamentoque Alexandri Magni et lItinraire dAlexandre ne ferons pas partie des textes influenant directement, ou indirectement notre Roman. Les deux premiers ne nous sont dailleurs parvenus que dans un seul manuscrit commun et ont longtemps t considrs longtemps comme unitaire (= Epitome de Metz). Seule ldition de P. H. Thomas nous reste, le manuscrit ayant t dtruit lors de lincendie de la Bibliothque de Metz en 1944. (Cf. : Lellia GRACCO RUGGINI, LEpitoma Rerum Gestarum Alexandri Liber e il liber de Morte Testamentoque eius , dans Athenaeum, 39, Pavie, 1961, pp. 285-357. ; H. Tonnet, Le rsum et ladaptation de lAnabase dArrien dans lItinerarium Alexandri , Revue dhistoire des Textes, 9, 1979, pp. 243-254).
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rappropriations futures. Mais nous sommes, ici, dj du ct de la rception et de lvolution
du thme en tant que tel. Cest pourquoi, nous dvelopperons plus systmatiquement cet
aspect-ci plus tard. Retenons pour linstant, surtout, quun changement des convictions
religieuses dclenche une sorte de flux ditorial o une teinture du Christianisme cautionne
la marchandise8 .
On aurait pu republier des uvres du Haut Empire, mais selon lauteur le got des
lecteurs aurait chang galement. Le mouvement 9 est marqu par une double tendance.
Dabord, en Occident, le grec est de moins en moins compris et on assiste donc un vaste
mouvement de traduction10 vers le latin. ct de cela, la paresse11 pousse aux abrgs.
Cest aussi lpoque des brviaires de moralistes, ou dhistoriens surtout. De plus, lintrt
pour les fausses lettres augmente. Finalement, linnovation formelle est galement requise et
les diverses vitae Alexandri doivent se soumettrent la mode du moment. De manire
gnrale, nous devons remarquer que le modus scribendi tardif miniaturise au profit de
lOccident les versions plus labores antrieures12. Et sur le fond aussi le public roriente ses
envies. Ainsi, la troisime causalit voque par J.-P. Callu est un revirement du genre
historique. Pour lui, le genre historique, marqu souvent par la potique de lpope ou de la
tragdie et la fois caractre oratoire et moralisant, se voit contrecarr par la mythistoria
chre lHistoire Auguste13 . Cette rplique, travers le romanesque, est marque par un
laxisme dans la chronologie, une remodlisation profonde dvnements fondateurs (ex :
Guerre de Troie) et [linterfrence des] pulsions du draisonnable et de laventure avec le
droulement de la geste exemplaire . On se dirige ici droit vers la Res Gestae Alexandri
Magni de Julius Valre qui, en dpit du titre, se situe nettement dans lesprit romanesque. J.-P.
Callu mentionne que la narration de ce texte a si peu en commun avec les deux prcdentes14,
quelle en cre une troisime : lanctre de lAlexandre mythique. Enfin, lauteur fait tat
8 Jean-Pierre CALLU, op. cit., p. 37. 9 L. C. Ruggini parle, quant elle, dun mouvement de dmocratisation de la culture au IVe [Lellia CRACCO RUGGINI, Sulla cristianizzazione della cultura pagana : il mito greco e latino di Alessandro dallt antonina al Medioevo , dans Athenaeum, 43, Pavie, 1965, pp. 3-80. (p. 21). 10 Il nest pas anodin de rappeler quen cette mme fin de IVe, lun des plus importants travaux de traduction sera ralis par Jrme. Chez Jrme, on assiste un vritable travail exgtique, de traslatio mais aussi demendatio rvision partir par exemple des commentaires rabbiniques. 11 Lauteur met volontiers, lui-mme, ce terme entre guillemets. Il va de soi que lexplication est plus complexe, dans un contexte social trs tendu et face au dmantlement progressif de lempire. 12 Cette affirmation de Jean-Pierre Callu doit selon nous tre nuance. Sil est vrai que lon assiste un large mouvement de traduction du grec vers le latin et plus globalement dappropriation culturelle, cela passe parfois par un vritable travail littraire. On voit par exemple les rcritures bibliques visant dune part embellir le texte en mauvais latin et dautre part rivaliser avec les uvres paennes classiques. Objectivement, nous assistons, dans ce cas, au moins un largissement et non une miniaturisation. Il est cependant incontestable que les IVe et Ve sicles sont, comme le XIIe, fortement marqus par la rcriture. 13 Ibid., p. 40 ; Histoire nigmatique pleine domissions, de demi-vrits, derreurs, etc. dont il nest pas vident de diffrencier linvolontaire du jeu volontaire. (Cf. : Hubert ZHENACKER et Jean-Claude FREDOUILLE, op. cit., pp. 428-429). 14 Sans entrer dans les dtails, il y a deux courants grecs : lun ouvert par Clitarque dbouche sur la Bibliothque de Diodore et le crits de Plutarque ; le second sur les rcits plus sobres comme le Mmorial de Ptolme et les observations dAristobule qui mnent la Gographie de Strabon et lAnabase dArrien.
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dune reprise du personnage dAlexandre par les empereurs affaiblis, mais pour qui le devoir
de conqute est bien prsent. Nous ne dvelopperons pas davantage ce point ici, puisquil
relve dautres problmatiques. Nous reviendrons, cependant, plus amplement sur ces divers
aspects lorsquil conviendra de montrer leur rle dans la constitution dun Alexandre littraire.
B. Fonds grec de la matire Nous le voyons, nos rcritures mdivales proviennent dhypotextes latins ayant jou
eux-mmes le jeu de la translatio. Il est donc indispensable de bien comprendre la formation
de ces derniers avant de les aborder plus en dtail. En dautres termes, nos hypotextes latins
sont galement des hypertextes dhypotextes grecs et nous devons donc, dans la perspective
adopte, considrer ces derniers textes comme la base de la gense de nos textes mdivaux.
Le Pseudo-Callisthne doit donc retenir notre attention en tout premier lieu. Cependant, la
fois la formation et ltat initial du texte restent flous : une chose parat certaine, ce texte a, le
premier, fait dAlexandre un personnage de roman. La tradition, parvenue dans quelques
manuscrits grecs dorigine byzantine, rattache ce texte Callisthne. Mais, tt, cette
attribution a t juge irrecevable do le titre sans quivoque qui lui est communment
attribu. En fait, identifier lauteur au neveu dAristote, compagnon de route dAlexandre
dans sa suite de lettrs et premier propagandiste des exploits du Macdonien, place louvrage
sous une trs grande autorit. Cependant, nous savons par ailleurs que Callisthne avait un
esprit trs grec sintressant aux oracles, refusant la proskynse, ayant des propos trop grecs,
etc. Une certaine opposition lidal dAlexandre, donc, qui lui valut les mfiances du chef
militaire. Dautre part, les bribes et rares fragments papyrologiques qui nous sont parvenus de
son Histoire dAlexandre ne confirment certainement pas cette association. Nous pouvons
ainsi conclure sans hsitation que le texte reste anonyme et que cette attribution ne vise qu
mettre celui-ci sous lgide dun proche de son hros. De manire similaire, des versions
armniennes lattribuent Aristote lui-mme ou encore des versions rabbiniques rattachent un
pisode Ptolme Lagide, fils de Lagos, compagnon dAlexandre et devenu souverain
dgypte. linverse, lattribution sope que propose le texte de Julius Valerius est plus
tonnante trois manuscrits grecs conservent de plus ce texte aux cts de fables dEsope.15
Pour diverses raisons, il est difficile de dater prcisment ce texte. Une chronologie
relative et une tude des lments internes permettent, cependant, den savoir davantage. Mais
tant donn la perte du texte dans sa composition originale, et vu lajout rpt de matire, la
difficult reste relle. George Cary ne se risque certainement pas prciser une date lorsquil
affirme que le texte est crit aprs 200 aCn and possibly much later16 . Les traducteurs non
plus, lorsquils fixent comme terminus ante quem17 la composition de la Res Gestae Alexandri
de Julius Valre, de datation plus certaine (IVe sicle), sans beaucoup plus de prcision sur la
15 Pseudo-Callisthne, op. cit., p. XII-XV. 16 George CARY, op. cit., p. 9. 17 Pseudo-Callisthne, op. cit., p. XVII.
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priode de composition. Nous nentrerons pas ici dans les dtails, mais il existe des
arguments 18 permettant de rduire fortement cette fourchette grande de plusieurs sicles,
lesquels varient quelque peu dun chercheur lautre. La plupart semblent saccorder pour
situer la fixation19 du texte vers le dbut du IIIe sicle de notre re cest galement cette date
qui est retenue dans notre chronologie initiale20. Mais ltude des lments du texte ne permet
pas seulement une datation plus prcise, elle permet aussi den savoir davantage sur lauteur.
Aucun nom bien entendu, mais plus personne ne semble douter aujourdhui quil sagisse
dun crivain originaire dAlexandrie dgypte. Cela se confirme par lidologie qui se reflte
dans luvre : il est question des rois et empereurs qui visitent le tombeau du Macdonien et
donc de laura de la premire ville fonde par celui-ci. Lascendance gyptienne de lauteur
ny fait aucun doute non plus Alexandre se prsente comme le vengeur du dernier pharaon
mis en fuite par les Perses21. De plus, le texte comporte entre autres des descriptions indites
de la ville et de ses habitudes, des units de longueur locales et des lments de magie
gyptienne. Et surtout, cette uvre nest certainement pas favorable aux Romains,
quAlexandre sempresse daller conqurir en premier lieu22. On peut voir l une sorte de
vengeance personnelle de lauteur lorsque lon sait que la domination romaine de la ville
proprit personnelle de lempereur na jamais t vcue trs positivement par ses habitants.
Quen est-il ds lors du texte lui-mme ? Il est intressant de sarrter un instant sur
ltat de conservation du texte23, lequel peut galement nous en apprendre beaucoup sur les
divergences entre textes latins, qui nous intressent plus spcifiquement, et par consquent
entre uvres mdivales. la suite des travaux de Mller24, premier diteur du texte, on
distingue gnralement trois recensiones dans les manuscrits grecs. La recensio , reprsente
par un unique parisinus25 grec (manuscrit A), est sans conteste la version grecque la plus
proche de loriginal. Cependant, les traductions armnienne et latine (la version de Julius
Valre) sont plus anciennes que le manuscrit grec et plus proches encore du texte
dorigine 26 . Plus loin, la recension est sans doute luvre dun crivain hellnistique
soucieux de rapprocher la lgende de la vrit historique27. Enfin, la recensio , est drive
18 Cf. surtout : Jean-Pierre CALLU, op. cit. et Lellia CRACCO RUGGINI, Sulla cristianizzazione della cultura pagana , op. cit. 19 Fixation est plus appropri car il est difficile daffirmer quil sagisse vritablement dun auteur unique ou plutt dune sorte de rhapsodie sorte de doute comparable la question homrique. (Pseudo-Callisthne, op. cit., p. XIX). 20 Ce sont avant tout des arguments dordre papyrologique qui permettent cette affirmation. 21 Par lintermdiaire de sa filiation avec Nectanabo. 22 Pour les arguments internes sur lauteur : Ibid., p. XIX-XX. 23 George CARY, op. cit., p. 9-12. [Reprise de Mller surtout]. 24 C. Mller, Reliqua Arriani et Scriptorum de Rebus Alexandri Magni Fragmenta collegit, Paris, Ambroise Firmin Didot, 1877. 25 Ms. Paris Bib. Nat. Ms. Fonds Grec 1711 (s. xi). 26 Ces deux versions, gographiquement trs distantes, saccordent entre elles plus que nimporte quels autres textes grecs et se rapprochent donc le plus de ce premier manuscrit. Do leur importance dans ldition du texte grec. (Cf. Paul MEYER, op. cit., p. 5). 27 Cette branche, comptant la majorit des manuscrits grecs, a donn notamment naissance la Vie bulgare dAlexandre (XIIe) et donc aussi aux drivs russes mais encore un texte grec (XIVe) et syriaque.
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dun manuscrit de type en complment dune source juive ou proche de sources juives28.
En outre, une quatrime recension a t rajoute aux trois premires, la recensio () dorigine
byzantine et base sur , laquelle nest reprsente par aucun manuscrit grec conserv, mais
bien par des versions syriaque, thiopienne et surtout le manuscrit grec perdu ayant servi de
base lautre traduction latine de lArchiprtre Lon de Naples29. Nous laurons compris, la
diversit du texte grec explique en partie dj la relation trs complexe entre les diffrents
textes. Pour le moyen ge occidental, nous retiendrons par ailleurs les recensions et (), qui
rvlent aussi les lectiones antiquores, lectiones breviores, lectiones quae alterorum originem
explicabant et prsentent donc, selon les rgles de la codicologie, le plus de lectiones meliores
surtout et les plus proches de larchtype gnral (x)30. tudier ce texte original reprsente un grand intrt pour ltude de la formation des
diffrents textes antiques et mdivaux, ainsi que du mythe. Dans un premier temps, nous
pouvons constater que tous les rcits fabuleux relatifs aux exploits du Macdonien remontent
au Pseudo-Callisthne grec, indpendamment de leurs origines et de la priode de lhistoire
o ils furent composs. travers dive