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Marteinson, Sémiotique du comique: TABLE DES MATIERES
AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 34
I. D’UN EXAMEN SPECULATIF VERS UNE METHODE EXPLICATIVE . . . . . . 40Le Barbier et Jean Bête : structures globales 40
L’acte premier 55L’acte deux 105L’acte trois 132L’acte quatre 155
Jean Bête à la foire : examen paradigmatique 164Les structures comiques des Fausses confidences 188
L’acte premier 188L’acte deux 212L’acte trois 225
Observations 238
II . ELABORATION DE LA METHODE EXPLICATIVE . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 242Remarques préliminaires 242Le phénomène de la désintension 249La table périodique des paradigmes comiques 261
Les formes pragmatiques de la désintension comique 266La réception de la disjonction intensionnelle 279
III . LA METHODE INTERPRETATIVE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 289Ontologie d’une sémiotique extensionnelle et intensionnelle 289
Vérité phénoménologique et vérité mythique 289Une théorie de la signification du rire 296L’esthétique de la comédie 301Conclusion 314
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 321Sémiotique et théorie littéraire 321Anthropologie et psychologie 322Sémiotique, logique et philosophie 322Critique théâtrale 324Le problème du comique 326Oeuvres littéraires 330
INDEX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 331
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AVANT-PROPOS
La sémiotique actuelle n’explique pas la littérature comique ; la question est
de savoir si c’est parce que le genre n’est pas « pertinent » pour la discipline, ou si
la sémiotique serait insuffisante devant les problèmes posés par le comique. Or, pour
nous la réponse est particulièrement claire : le comique entre bel et bien dans le
domaine de ce que la sémiotique examine, ou devrait examiner. Aussi le rire
constitue-t-il un indice de l’inachèvement de la « science » exactement comme
l’expérience Michelson-Morley démontra que la physique classique n’était pas à
même d’expliquer le mouvement dans le cas de vitesses élevées comme celle de la
lumière?1
La sémiotique, pour nos fins, à savoir celles d’expliquer le fonctionnement
du comique et de comprendre la structure de la comédie, serait donc inadéquate. Il
s’agit alors de s’interroger sur les origines de l’échec, afin de le surmonter. En
d’autres termes il est impératif de réexaminer les fondements philosophiques de la
discipline — car il nous semble que les ressources nécessaires ne lui manquent pas
— c’est que la sémiotique est fondée de façon àne pouvoir appréhenderle ridicule
dans le texte comique. Une fois cette tâche complétée, la discipline pourvoirait
d’après nous la méthodologie que notre sujet requiert.
1 Michelson et Morley (1887). Leur célèbre expérience est comptée parmi les plus importantesdes deux derniers siècles — c’est elle qui révéla que la vitesse de la lumière est invariable quel quesoit le cadre de référencegaliléen, ce qui emmènerait Einstein (1909) à élaborer une nouvelleapproche mathématique impliquant une nouvelle physique : la relativité.
2
La sémiotique, pour Greimas (1970 : 11), constituait un « projet scientifique »
qu’il qualifierait plus tard (juin 1990) de « science » qui « a fonctionné de manière
très satisfaisante [...] depuis vingt années ». Mais comme c’était le cas pour ce qui
est de l’alchimie à l’époque de Newton,— que l’on confondait avec les sciences
naturelles qui seraient légitimées par l’histoire, et qui deviendraitla chimiebeaucoup
plus tard,— la sémiotique a malheureusement de la difficulté àexpliquer la réalité
communicative observable (pour ce qui est de notre propos), et ne contribue encore
guère à unecompréhensiondu dynamisme profond de celle-ci.2
En effet, il nous semble que la sémiotique se trouve à un stade comparable à
cette science médiévale — dans la mesure où elle fournit au chercheur un ensemble
d’outils analytiques, mais ne lui offre pas encore la cohérence d’une discipline
rigoureusement établie. Le sémioticien modeste par exemple ne peut répéter et
vérifier les expériences de ses collègues plus brillants, car la démarche de ceux-ci fait
très souvent appel à une « intuition extra-sémiotique » qui guide l’application de tel
ou tel modèle selon la syntaxe du texte. De plus, le refus d’examiner spéculativement
la philosophie fondamentale impliquée par le domaine aboutit à un manque de
critères non seulement d’objectivité mais aussi de neutralité.3 Autrement dit, aucune
2 Nous reprenons ici la définition catégorielle qu’élabora le philosophe allemand Droysen dansson Grundriß der Historik (1851), selon laquelle on peut distinguer trois classes de méthodescientifique : la méthode spéculative, qui pose tout simplement la question de savoirqu’est-ce quiest?; la méthode explicative, dont le but est d’identifier les lois gouvernant les causes et les effets ;et la méthode interprétative, qui vise une compréhension de l’unité interne, la grammaire, qui seréalise dans la diversité des manifestations d’un système structural.
3 Nous visons ici les critères de scientificité que développa le philosophe et historien allemandMax Weber (1992 [1913]), notamment sa conception de la « neutralité » du chercheur, élaborée faceaux difficultés, vue la nature subjective des méthodes en sciences sociales, pour définir l’objectivité.Weber partageait avec Dilthey et nombre de leurs contemporains l’opinion selon laquelle les« sciences de l’esprit » différent ontologiquement des sciences naturelles.
3
ontologie fondée n’oriente encore le chercheur — il faut tout simplement « savoir
quand » on doit changer de posture méthodologique — lorsqu’il y a « changement
de syntaxe » dans le texte examiné.
Donc un premier problème fondamental, qui se manifeste en tant que talon
d’Achille de la sémiotique et la rend insuffisante devant la comédie, est le fait
qu’elle n’a pas exploré ses fondements philosophiques. Kalinowski (1985 : 262), qui
passe ces derniers au peigne fin en décrivant une « sémiotique adéquate », met à jour
quantité de questions que négligent nombre des chercheurs actuels. Il va jusqu’à dire
que la sémiotique (avant la lettre) était plus avancée au Moyen Age :
C’est pourquoi, afin de contribuer à rendre aux recherches sémiotiques les qualitéspossédées jadis, nous nous sommes livré à une réflexion philosophique prenant pourobjet, au point de départ, le langage, et progressant, d’un côté, vers une ontologieréaliste et existentielle et, de l’autre, vers une anthropologie exacte qui n’en est quela prolongation harmonieuse et qui reconnaît dans l’homme un être mixte, à la foismatériel et spirituel, parce que capable d’une pensée et d’un langage conceptuels.
Le philosophe a raison : pour parvenir à développer une approche structuraliste de
la communication, la sémiotique ne doit méconnaître ni les investigations de type
positiviste, entre autres celles de Carnap (1934), qui examine rigoureusement la
sémiotique de l’extension, ni les approches idéalistes, comme celles de Husserl. En
reconnaissant que ces deux extrêmes constituent des refus inacceptables, Kalinowski
(1985 : 130-31) démontre de façon convaincante qu’il fauts’écarter des deux biais
parce que chacun mène à une insuffisance fondamentale :
[...] une sémiotique adéquate se fonde sur la philosophie tenant pour rationnellementjustifiées les deux thèses opposées respectivement à celle de Husserl et à celle deCarnap. L’une reconnaît l’existence du monde extérieur comptant un nombreincalculable d’êtres qui se répartissent en diverses catégories, à la suite de quoi lanotion d’être est une notion analogique et non univoque [...] le terme la signifiantne peut être prédiqué ni univoquement ni équivoquement mais de manière
4
précisément intermédiaire : il peut être prédiqué detout être, quelle que soit sacatégorie ontologique, maisdifféremmentdes êtres de chaque catégorie, en fonctionde la structure ontique qui leur est propre et qui diffère justement de catégorie encatégorie. [...] L’autre thèse reconnaît l’existence dans l’homme de l’immatériel [...]notamment des concepts et des jugements logiques, enrobés, selon le mot deHusserl, de concepts ou jugements psychologiques.
Ici Kalinowski parvient à affirmer de manière convaincante que la sémiotique
devrait intégrer une méthode spéculative et, partant, ajouter à ses procédés d’analyse
rigoureux mais philosophiquement généralisants une méthode d’analyse
intensionnelle munie d’une sensibilité ontologique. Bref, la discipline doit tenir
compte desdeux côtésdu débat métaphysique platonicien duCratyle, à savoir la
dialectique des logiques naturelle et culturelle — dont celle-ci semble se dérober,
déviant de la première au profit d’une loi à part personnifiée dans l’image
platonicienne dulégislateur ivre. Pour la même raison, la sémiotique ne peut plus
ignorer l’analyse ontologique effectuée par Dilthey (1910/1988), qui reprend les
méthodes explicatives et interprétatives de Droysen (1857), et développe une
ontologie qui distingue entre les sciences naturelles et humaines — et dont le résultat
séminal est de démontrer que ces dernières peuvent et doivent employer la méthode
interprétative, visant lacompréhension, parce que chargées d’examiner les aspects
spirituels de l’homme. L’approche ontologique de Dilthey reconnaît que si l’organe
qu’est le cerveau est soumis aux lois de l’univers concret, l’esprit, une fonction ou
faculté de cet organe, ne l’est pas, surtout lorsqu’on le considère dans le contexte de
l’imaginaire social.
La sémiotique actuelle, jalouse de ses soeurs aînées, les sciences quantitatives,
tend à les imiter, se bornant à l’emploi d’une logique « sérieuse » (matérielle) pour
n’examiner le sens qu’en termes d’une logique mécanique — l’espace, le temps, le
5
cerveau, le corps et les syntagmes — comme s’il allait de soi que la logique était la
clé universelle de la vérité, qu’elle serait en quelque sorteplus qu’une méthode
limitée par une contrainte inhérente à certains domaines de pertinence.4 Petitot
(1986 : 994), en parlant de la structure sémiotique en général, aussi sans cerner
explicitement notre propos, explique cependant la nature précise de cet « obstacle
métaphysique », en termes kantiens (les caractères gras sont de nous) :
The epistemological obstacle brilliantly circumscribed in theCritique of TeleologicalJudgement(that is to say the impossibility ofphysically explainingmorphogenesis,(self) organization and regulation) is still far from being resolved. [...] The difficultyis not so much experimental astheoretical. The facts are not lacking but theconcepts are. It is only recently that inelementary(non-biological) cases, it hasbecome possible to begin to explain how a physico-chemical substratum canspontaneously self-organize, either temporally (oscillating chemical reactions), orspatiotemporally).
Or les origines du phénomène du comique, comme nous tenterons de le
démontrer, se trouvent en position « méta » par rapport à la logique même : si
l’événement relève d’une incongruité, comme d’innombrables philosophes l’ont déjà
constaté, c’est qu’il s’agit non d’une « erreur » d’ordre logique, mais d’une
disjonctionentre la raison logique etune culture qui ne l’est pas. La sémiotique
serait donc trop « sérieuse », pour ainsi dire, pour la littérature comique. Kalinowski
(1985 : 156-57) explique exhaustivement cette insuffisance ontologique :
L’homme pense. [...] ces puissances cognitives sont en outre capables de créer desimages, des concepts et ainsi de suite. [...] Il en est ainsi parce que la penséehumaine intellectuelle est immatérielle, [...] et l’immatériel en tant que tel estcapable de reproduire identiquement une même structure. [... ici] nous ne sommesen présence que d’objets intensionnels [...] vers lesquels tend ou du moins peuttendre l’attention de l’intellect de tout homme. Certains de ces objets [...] sontpurement intensionnels, les contenus de pensée qu’ils sont n’étant pas abstraits de
4 Cf. le théorème de Gödel (1989), qui démontre l’incomplétude de tels systèmes axiomatiques.
6
quelque être réel, mais construits [...] tels qu’il est impossible de produire lesartefacts dont les essences leur correspondent. [...] Or pour élaborer une sémiotiqueadéquate, le sémioticien doit, d’une part, admettre que le monde extérieur existe et,de l’autre, ne pas confondre l’être réel [...] et l’objet intensionnel [...] Nombreuxsont, hélas! parmi les sémioticiens, ceux qui ne font pas cette distinction [...] demanière suffisamment explicite et conséquente. Même les plus grands d’entre eux[...] prêtent à des critiques plus ou moins graves à cet égard.
En effet, perdre d’un côté le sens du réel, c’est nécessairement perdre le sens de
l’immatériel.5 La sémiotique, en regroupant dans un seul ensemble méthodologique
les fonctions extensionnelles et intensionnelles du langage, néglige la distinction entre
les opérations observables dans les systèmes concrets et celles que l’on observe dans
les systèmes idéels structurés, selon Dilthey (1910/1988), par la seule volonté libre.
Prise dans cette perspective réductrice, l’imagination discursive est supposée
respecter la logique objective qui gère l’être matériel. Or, pour nos fins, la
sémiotique doit pouvoir poser la question « d’une sémantique de la structuralité, [...]
dont il faut d’abord apercevoir les rapports qu’elle entretient avec l’inconscient
anthropologique » (Benoist, 1975 : 127).
Effectivement, vu l’analyse de Kalinowski, les conséquences de cette « perte
de vue » du réel et de l’immatériel expliquent clairement comment la sémiotique
méconnaît la distinction fondamentale entre lasignification et la désignation, la
première étant la fonction d’être le signe d’une pensée, et la seconde celle d’être le
signe d’un objet6 : d’où la pratique regrettable selon laquelle le carré sémiotique est
considéré comme représentant la structure élémentaire de lasignification, tandis qu’il
5 Antithèse empruntée directement à Kalinowski (1985).
6 Définition expliquée par Kalinowski (1985 : 25), mais qui est indirectement attribuable selonlui (pp. 73, 213) à Thomas d’Aquin (v. sesSumma theologiae).
7
constitue plus précisémentune syntaxe élémentaire de ladésignation, parce que
représentant la discrétisation entre lessignes d’objets réelspossédant ou une
existence matérielle, ou une existence accidentelle, celle-ci englobant la classe des
propriétés que l’on peut abstraire de l’objet7. En fait le carré sémiotique n’a souvent
pas de pertinence dans la signification proprement dite, car ladiscrétisationrelève
d’un problème d’ordre concret ; on n’a qu’à considérer, comme l’a fait Greimas8,
le phonème, dont la logique provient de la nature physique du langage, et dont la
perceptibilité dépend de l’anatomie des organes buccaux et auditifs, ainsi que des
caractéristiques physiques du son — tandis qu’au niveau immatériel du concept, en
revanche, la discrétisation devient une question subjective, à la limite dépourvue de
sens, de sorte que les distinctions qu’on observeentre conceptssont précisément
celles qui se présentent commepertinenteset nonnécessaires.
Alléguons un exemple — car cette fluidité se manifeste clairement dans deux
types de phénomènes : la représentation d’un état de choses unique par de multiples
concepts, et celle d’une multiplicité d’états de choses par un seul concept. Existe-t-il
une distinction concrète entre un coup d’état illégal et une révolution? Le même
phénomène est perçu selon l’un ou l’autre de ces concepts selon lejugementque l’on
trouve pertinent d’y associer, soit « trahison » soit « libération ».
Le concept de la jalousie, d’autre part, représente deux types de phénomènes
tout-à-fait distincts : la jalousie qu’examinent Greimas et Fontanille (1991) dans la
7 On verra que la nature idéelle de l’abstraction d’une propriété matérielle ne lui donne pasforcément le statut ontologique d’un signifié lorsque l’abstraction est déterminée par le donné.
8 Sémantique structurale, début. Greimas fait un saut dans l’inconnu depuis l’interdéfinition desphonèmes à une théorie de l’interdéfinition de tout ce que peut « connaître » le cerveau.
8
Sémiotique des passionsse définit par uneconcurrence dysphoriqueà propos d’un
objet désiré par deux sujets ; or, d’un autre côté, nous observons une jalousie dont
les origines sont presque « euphoriques » appartenant à la classe des plaisirs
vicaires : appartient également au concept de « jalousie » toute situation dans
laquelle un sujet éprouve, par l’intermédiaire d’un autre, un plaisir suffisamment
remarquable pour que sa vicarité même devienne indésirable, le rendant « aigre-
doux » ; on remarquera que dans ce cas, il ne s’agit pas nécessairement d’une
concurrence intersubjective, et le phénomène peut se fonder sur une empathie
considérable envers le prétendu « concurrent ». La représentation conceptuelle et
linguistique de ces deux phénomènes est pourtant la même, pour des raisons
paradigmatiques — parce que le premier cas ne peut arriver que si un « concurrent »
imaginele dernier malgré l’esprit de rivalité. L’inverse n’est pourtant pas vrai. Bref,
parler de la discrétisation des concepts, c’est confondre, comme le dirait Kalinowski,
le sens du matériel et de l’immatériel, car la pensée est entièrement libre et fluide.
Si le carré sémiotique s’applique plutôt à la désignation, que dirait-on des
structures élémentaires de la signification? Il convient ici de distinguer deux sens du
terme : la signification en tant que sens conceptuel d’un signe n’est pas l’acte
moyennant lequel celui-ci est communiqué. Pour ce qui est de la première acception,
nous dirions qu’il n’existe pas de structure élémentaire — ou plus précisément, que
toutes les significations sont élémentaires parce que chacune représente un paradigme
unique et intégral. Cette position nous semble raisonnable, puisque la signification
d’une proposition est perçue en tant que Gestalt, de sorte que, là où l’intellect voit
la possibilité de réduire une abstraction paradigmatique en composantes analytiques,
9
il conçoit ce processus comme l’identification d’un état paradigmatique composé, et,
partant, susceptible d’être représenté par de multiples significations qui sont, elles,
a priori irréductibles.
Pour ce qui est de la deuxième acception du terme, le processus par lequel
la signification proprement dite se communique, on ne peut la considérer, à notre
avis, sans tenir compte d’une opération intersubjective : dès lors que la signification
est « désigner » un concept (ou plus généralement une représentation selon le bon
usage philosophique), on ne peut négliger de la considérer du point de vue de deux
intelligences — n’empêche que l’une ou l’autre peut apparaître en tant que
participant virtuel, c’est-à-dire non présent ou non figurativisé.
Perron et Danesi (1996 : 14) élaborent un modèle expliquant, d’après la
pensée greimassienne, une partie de ce processus. Notons que ces chercheurs essaient
seulement d’offrir un compte-rendu sémiotique du parcours génératif de la cognition
selon la théorie greimassienne :
[...] un modèle de la cognition ayant trois niveaux fondamentaux : (1) une structureprofonde où les modèles figuratifs de l’expérience sont forgés en sèmes nucléaires(l’hypothèse de la figurativité) ; à ceniveau les événements perçus se groupent enactants ; (2) le niveau suivant du parcours génératif transforme les sèmes nucléairesen unités narratives et les situe dans une grammaire narrative qui répond à desstimuli contextuels (l’hypothèse de la contextualité) ; les rôles actantiels sont formésici à des moments spécifiques du parcours et le mode en vigueur de la cognition estnarratif ; (3) une structure de surface où les rôles actantiels sont convertis en unitéset structures discursives et où les unités de surface sont narrées ou actualisées. Onremarquera que ce modèle qui a été construit à partir des écrits de Greimas n’existepas en tant que tel chez lui, mais tente de saisir la dynamique de la relation entreexpérience et cognition.
Ce modèle contribue de manière importante à notre analyse, même si, parce qu’étant
une étude de l’oeuvre de Greimas, certains problèmes relevant de sa perspective non
ontologique et partiellement anti-philosophique restent intacts : l’absence
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d’interrogation sur la nature et le sens des structures socio-culturelles génératrices des
sèmes nucléaires, le manque de distinction entre la pensée construite et abstraite, et
la non investigation des conséquences de l’immatérialité de la pensée, d’un côté, et
de la nature matérielle des structures de surface de l’autre.
Ce modèle identifie cependant une hiérarchie pertinente, et fournit l’essentiel
d’un paradigme qui, à l’aide de la pensée de Kalinowski, semble expliquer la
signification en tant qu’acte. Seront nécessaires à ce développement, en premier lieu,
la séparation des procédés de production et de réception, d’où deux esprits distincts,
et en second lieu la reconnaissance de la précondition nécessaire qu’est le partage
d’une culture commune minimale par les deux intelligences, la culture étant ce qui,
comme nous l’avons suggéré à l’instar de Jean-Marie Benoist et de Claude Lévi-
Strauss, constitue le fondement d’une part de la sémantique structurale, et d’autre
part de la syntaxe profonde et, conséquemment, de la contextualité anthropomorphe.
Nous postulons donc hypothétiquement le protocole d’analyse suivant de la
signification : (A) Le parcours génératif : (1) la perception ou l’imagination d’un état
de choses ou d’un événement objectif ; (2) la projection, sur le donné, d’archétypes
figuratifs et intensionnels (cette étape investit « l’inconscient » anthropomorphe dans
l’état de choses consciemment visé en construisant une structure narrative sémantique
et syntaxique à partir d’un mode de narrativité acculturé dont les éléments
constitutifs sont indirectement le sujet de cette étude) ; (3) le fusionnementen
Gestaltde cet état de choses (sémiotisé et partant mixte) moyennant une opération
de synthèse englobant le conscient et l’inconscient ; (4) la génération d’une
représentation discursive moyennant une stratégie désignative mais incluant des
11
objectivations lexicales d’intensions ; ceci se passe au cours d’unedésynchronisation
des unités sémantiques en structures de surface syntaxiquement enchaînées et
temporalisées, suivie par (5) la concrétisation (l’énonciation orale ou écrite) de cette
proposition temporalisée, en unités phonétiques orales ou enregistrées par écrit.
(B) Le parcours réceptif : (1) la saisie et le décodage des unités
syntagmatiques concrètes moyennant un code linguistique, à la fois syntaxique et
sémantique, fondé sur la désignation ; (2) lasynchronisationde l’énoncé moyennant
la perception ou l’imagination de l’état de chosesdésigné; (3) la donation de sens
moyennant les mêmes archétypes intensionnels anthropomorphes spécifiés par la
culture du récepteur et projetés sur la pensée intuitive de l’état de choses désigné
pour en construire, en grande partie intéroceptivement, unparadigme extensionnel-
intensionnel(à nouveau une structure immatérielle dont la fonction est cependant de
modeler un événementmixte composé par les figures désignées et les intensions
projetées sur elles) ; (4) le fusionnement en Gestalt de l’état de chosesmixteen une
image unique, une signification, saisissable par la conscience. (B bis : le
« supplément réceptif »)9 (5) l’abstractiond’une vision purement paradigmatique de
cette intension moyennant un inconscient structural sensible à satopologie
contextuelle; (6) laconstructionconsciente ou inconsciente, à partir de ce paradigme
abstrait, detoute une gammede représentations d’états de choseshypothétiques et
comparablesà l’original selon diverses modalités contextuelles analogues ; (7) la
hiérarchisation, consciente ou non, et selon le critère de lapertinence possible, de
9 Cette procédure normalement présente dans le seul parcours réceptif peut être présente dans leparcours génératif littéraire ou littérarisant : quand on désigne un état de choses dont la sémiotisationn’est que le reflet de ce à quoi on pense, on engendre un langage délibérément métaphorique — cequ’il ne faut pas confondre avec la réception, elle, toujours multiple ou multipliable.
12
tout ce « kaléidoscope » de significations, en tenant compte de plusieurs sèmes
logiques et métalogiques qui relèvent non seulement du contexte de ce qui est dit
mais aussi du contexte de l’énonciation, y compris l’identité du locuteur, son
caractère, ses intentions apparentes, la sémantique anthropomorphe, etc. ; (8)
l’élimination d’un certain nombre de ces constructions abstraites à l’aide d’une
faculté de jugement subjectif à la fois inconsciente et conceptuelle ; (9) la sélection
d’une ou de plusieurs significations « correctes » que le récepteurcroit être celles
auxquelles l’interlocuteur, lui, pensait et qu’il voulait évoquer.
Il nous semble que ce protocole d’analyse tient compte de la réalité
herméneutique polysémémique, de la métaphore, du mensonge « analytiquement
vrai », et des dimensions anthropomorphes de l’acte de communication, et
correspond pour cette raison à l’interprétation la plus anthropologique de la
description que Perron et Danesi (1996 : 13) offrent à propos de leur modèle :
Pour la sémiotique greimassienne [...] la narrativité généralisée est considéréecomme le principe organisateur de tout discours et les structures narratives commeconstitutives du niveau profond du procès sémiotique. D’ailleurs, Petitot (1985) asoutenu de façon convaincante que les structures narratives sont vécues existentiel-lement par l’entremise de passions, d’idéologies [...] et de rêves et que de tellesstructures sémio-narratives, pour emprunter une phrase de Gilbert Durand (1963),peuvent être considérées comme « les structures anthropologiques de l’imaginaire. »
Cette évocation d’une narrativité anthropologique chez plusieurs chercheurs signale
que l’étude néo-greimassienne de la cognition partage la reconnaissance des
insuffisances ontologiques signalées par Kalinowski, dans la mesure où l’on reconnaît
que l’amélioration et la complétion de la sémiotique exigent une dimension
véritablement anthropologique.
Perron et Debbèche (1996) dirigent notre attention de manière très pertinente
13
sur une vision philosophique possible du protocole analytique que nous avons élaboré
— il s’agit de laNauséede Sartre (1958). Nous insistons sur le fait qu’il est possible
de ne pas prendre ce passage au pied de la lettre ; car nous y voyons une description
métaphorique de notre interprétation de la signification : « Selon Roquentin, le sujet
existentiel “[...]est toujours un conteur d’histoires, il vit entouré de ses histoires et
des histoires d’autrui, il voit tout ce qui lui arrive à travers elles ; et il cherche à
vivre sa vie comme s’il la racontait” ». Ici nous entendons non seulement une
description de parcours discursivisants spatio-temporels, mais notamment un portrait
métonymique de notre opération de donation de sens (les étapes A2 et B3) qui
« conte des histoires » et de ce fait ajoute, par projection, un sens et un struc-
turalisme narratif archétypique et intensionnel à la perception extéroceptive afin d’en
créer une intension conceptuelle, valorisée, sémiotisée et presque impressionniste —
le tout incorporé dans des Gestalten idéelles.
Le protocole du processus de la signification que nous venons de décrire,
dans lequel le parcours génératif plutôt univoque se distingue du réceptif forcément
pluriel — même si maintes structures « narratives » s’emploient de part et d’autre
— rappelle l’interprétation de George Steiner du processus significatif. Notamment
Steiner (1975 : 172-3) évoque un phénomène que nous avons postulé comme l’unité,
au sein d’une même sémantique profonde, des structures intensionnelles significatives
et des structures socio-culturelles qui, comme le suggère l’anthropologie structurale,
génèrent le sens des relations de parenté ainsi que l’ensemble de l’identité :
We normally use a shorthand [during the communicative process] beneath whichthere lies a wealth of subconscious, deliberately concealed or declared associationsso extensive and intricate that they probably equal the sum and uniqueness of ourstatus as an individual person.
14
En d’autres termes cette « richesse d’associations » doit, parce qu’elle permet la
construction du senset relève de l’identité individuelle, constituer à la fois les
structures narratives et les structures anthropomorphes de l’imaginaire définissant
l’identité socio-culturelle qui, elle, n’est autre que l’ensemble des archétypes
intensionnels évoqués de manière simplifiée par Jung et dans un contexte différent
par Kalinowski (1985) et Martin (1963). Nous y reviendrons.
Selon Jung (1917 : § 276) les archétypes sous-jacents participent, comme
nous l’avons décrit, à l’interprétation de la signification, et correspondent à ce que
la sémiotique néo-greimassienne identifie comme la fonction anthropomorphe des
structures narratives : «Archetypes [...] are the necessary a priori determinants for
all psychic processes. [...] Just as conscious apprehension gives our actions form and
direction, so unconscious apprehension through the archetype determines the form
and direction of instinct.» Ce qui nous paraît très pertinent ici, c’est que les
archétypes identifiés par Jung, quoique sous-jacents, sont un collage de ce que
Kalinowski appelle des concepts « construits » et « abstraits » et partant constituent,
parce que « projetables », desobjets intensionnels. De manière remarquable, Jung
avance que l’homme répond instinctivement à des images symboliques.
Comme Speze-Voigt (1987) le constate, cette vision de la sémiotique
confirmerait la parentéculture-identité: « Les signes sont en eux-mêmes des
connaissances sociales généralisées au plus haut degré. Les armes et les insignes par
exemple se rapportent emblématiquement à la structure intégrale de la société. »
Aussi les signes, tandis qu’ils désignent de façon banale des objets ou des
personnages concrets,signifienten même temps des structures immatérielles qui sont,
15
de par leur nature même, indissociables (d’une part) d’un structuralisme socio-
culturel qui en spécifie les noyaux sémantiques et (d’autre part) d’une métalogique
desvalencesqui constituent la syntaxe profonde de ces sèmes nucléaires. Ceci nous
menera à examiner l’étude des métalogiques intensionnelles élaborée par Martin.
Ici pourtant ce changement a pour première conséquence méthodologique de
affirmation
ellipse mensonge
dénégation
Figure 0.1 : carré sémiotique de véridiction, cas d’une proposition Panalysée en fonction du désigné p et du signifiéπ.
nous faire reconnaître les dimensions ontologiques, voire le dualisme inhérent, du
célèbre carré sémiotique de la « véridiction », qui oppose, en relations que nous
qualifierions de partiellement logiques, partiellement topologiques, les modalités de
l’être et du « paraître ». La signifiance métaphysique de cet outil, à notre avis,
provient du caractère intéroceptif duparaître, qui, loin de constituer des propriétés
16
de l’être,n’est qu’une classe de projections d’objets intensionnels sur ce dernier.
Une nouvelle fois, cette différence d’interprétation est, selon nous, attribuable
au passage d’une sémiotique de la désignation à une sémiotique mixte « désignation
- signification ». Résultat de cette réflexion : la forme la plus généralisée de notre
carré opposerait non plus l’être et le paraître maisl’être matériel et l’être
intensionnel. Il s’agit à nouveau d’un état de choses concret d’une part et de sa
relation, de l’autre, avec un état de choses « immatériel » non seulement représenté
(pensé) mais sémiotisé (conceptualisé et jugé). Le carré de véridiction serait donc un
cas particulier dont l’utilité est de représenter uneproposition(au sens logique anglo-
saxon) selon la relation entre undésignéet unsignifié.
Comme l’illustre la figure 0.1, cette perspective de la véridiction s’avère
moins ambiguë que celle de Greimas, pour lequel le « mensonge » se définit selon
la jonction des déixis « ne pas être » et « paraître » ; le problème de ce dernier
modèle consiste en la confusion du signe et de son référent — un état de chosesper
se peut-il être « faux », « mensonger » ou « secret » ? Notre carré sémiotique
ontologiquement bi-dimensionnel semble représenter les concepts pertinents d’une
manière plus claire et semble permettre une analyse plus rigoureuse. La pyrite, par
exemple, bien qu’elle ressemble à l’or, ne constitue pas en soi un « mensonge ».
Constater qu’elle est de l’or, par contre, est vraiment mentir : la propositionP qui
désigne une masse de pyrite (∼p) par le nom de l’or (p), signifiant qu’ellepossède
l’énorme valeur subjective d’un objet en or(π) est fausse :
(1.1) P ∋ (∼p ∩ π) ⊇ M
où M = « mensonge ». Bref, si le carré greimassien de véridiction prend comme
17
sujet un objet perceptible (et existant), notre version de cet outil vise uneénonciation
linguistiqueet tient compte de son rapport pertinent avec les possibilités véridictoires
qui relèvent, selon une ontologie « réaliste et existentielle », de la simultanéité
complémentaire des fonctions de désignation et de signification.10 Le langage serait
donc le seul objet existant dont l’analyse par un carré sémiotique chevauche le
matériel et l’immatériel et de ce fait la relation entre la désignation et la signification
— tel est le statut spécial du langage, et l’origine de l’observation de Kalinowski
(1985 : 76) selon laquelle un point de vue « équilibré » (et partant comportant le
désigné et le signifié) est crucial pour appréhender toutes les fonctions langagières.
Cette interprétation du carré sémiotique implique que les structures de surface
sont matérielles, tandis que les structures profondes sont intensionnelles et
conceptuelles. On notera que cette optique diffère de celle de la sémiotique grei-
massienne, qui situe les structures profondes (« l’immanent ») selon une logique,
toujours spatio-temporelle, de l’antériorité (propter hoc, ergo post hoc).
Ce changement de perspective sémiotique s’accompagne nécessairement d’une
interprétation modifiée de l’actantiel. Certes, on pourrait dire que la méthodologie
greimassienne est un parcours génératif qui s’écarte de la sémantique, de sorte que
ses modèles ne tachent que de rendre compte de la syntaxe selon la logique
objective : « La conception d’un actant débarrassé de sa gangue psychologique et
défini par son seul faire est la conditionsine qua nondu développement de la
10 Ici toute « proposition » prétend être une affirmation (vraie) d’un état de choses désigné et desa valeur socio-culturelle signifiée ; la dénégation serait le cas où les deux sont faux par rapport à laprétendue affirmation.
18
sémiotique de l’action »11. Toutefois la séparation analytique de la sémantique et
de la syntaxe n’est pertinente qu’au niveau concret. Or les structures profondes, parce
que culturelles, ne peuvent être appréhendées que si l’on considère les sèmes
nucléaires en posant « la question d’une sémantique de la structuralité » selon la
phrase de Benoist. Il s’agit en effet d’une idée de Dilthey (1988 : 112), qui expliqua
le premier les conséquences scientifiques de la distinction ontologique platonicienne
φυσις-τεχνη :
Dans les sciences de la nature, [c’est...] la loi des transformations qui règne et, dansle monde de l’esprit, ce qui domine, c’est l’appréhension de l’individualité, s’élevantde la personne singulière à l’individu « humanité », et la méthode comparative, quientreprend d’ordonner conceptuellement cette diversité individuelle.
Cette réflexion, qui annonce l’approche structuraliste de Lévi-Strauss, nous suggère
que les dimensions anthropologiques de notre sujet exigent une analyse qui ne
s’écarte pas de l’esprit ; pour nous il faudra en tenir compte pour appréhender des
situations socio-culturelles comiques, bref, des projections d’objets intensionnels. En
conséquence, nous développerons des modèles « actantiels » assez différents de ceux
que l’on trouve chez Greimas. Pour nous, l’axiomatisation, quoique nécessaire à la
généralisation des observations selon un empirisme scientifique, ne devrait pas
consister en un refus de considérer l’esprit (au sens deGeistet mind) de l’homme.
Comme l’explique Thérien (1995 : 161), un point de vue si restreint nous
limiterait à une seule dimension du langage, et ne nous permettrait pas d’appréhender
les structures de lasignification, parce qu’il cherche le reflet de cette dernière dans
des structures de surface supposées comme homologues :
11 Sémiotique des passions, p. 8.
19
Quand la raison est tournée vers la compréhension des mécanismes, la volontétendue vers l’action qu’elle retient ou qu’elle exprime, l’imagination remplit le restede l’existence soit en fournissant un imaginaire « réduit », aliénant, soit en créantla liberté nécessaire à l’expression du sujet et de sa subjectivité. L’inconscient n’estpas structuré comme un langage [...]. C’est la rencontre féconde de la mémoire etde l’imagination qui produisent les images dont certains font langage.
Nous n’hésitons donc pas à délaisser les approches purement logico-
mécaniques de la cognition, et intégrons dans les schémas actantiels, dont la fonction
est à notre avis d’expliquer l’état de chosesmixte déterminant la topologie
intersubjective et partant la métalogique de l’intrigue, chacun des objets intensionnels
(immatériels et culturels) que nous croyons observer dans les identités (êtres
intensionnels) des actants.
Pour justifier la reconnaissance de cette « âme », ce «ghost in the machine»,
il suffit d’examiner l’analyse rigoureuse que fait Dilthey à propos des opérations
cognitives — et dans laquelle il traite des opérations « logiques » tant que de celles
qui seraient, grâce à la mémoire et à l’imagination, « subjectives » et culturelles.
Examinons les opérations rationnelles, tout en notant (1910/1988 : 77) qu’il les
conçoit commene constituantpas, à elles seules, la pensée discursive, parce que
dépendant des propriétés de l’être purement matériel, le « donné » :
Je commence par l’opération de lacomparaison.J’identifie, je différencie, j’établisdes degrés dans la différence. Devant moi, il y a deux petites feuilles de papier d’ungris différent. On remarque une différence et un degré dans cette différence auniveau de la couleur, non pas à travers une réflexion sur le donné, mais comme unfait. [...] Cette opération [...] qui ne relève [...] que de la seule logique, est simple.
Dilthey reconnaît ensuite (1910 : 78) une participation idéelle dans ladifférenciation,
même si elle est toujours contingente aux propriétés physiques :
Identité et différence ne sont pas des propriétés des choses, comme l’extension ou
20
la couleur. Elles surgissent quand l’unité psychique porte à sa conscience desrelations qui sont contenues dans le donné. Dans la mesure où l’acte de compareret celui de différencier trouvent à s’appliquer seulement à ce qui est donné, commele sont par exemple l’extension et la couleur, ils sont unanalogonde l’activitéperceptive elle-même ; simplement, comme ils créent des concepts logiques derelations, tels qu’identité, différence, degré, qui sont certes contenus dans laperception, mais ne sont pas donnés en elles, ils appartiennent à la pensée.
Et la séparation(1910 : 78), encore idéelle mais déterminée par les choses :
Sur la base de cette opération intellectuelle de la comparaison, en intervient unedeuxième. Car quand jeséparedeux états de choses, il se produit en cela, d’unpoint de vue logique (il ne s’agit pas du tout ici de processus psychologiques), d’uneopération intellectuelle distincte de l’acte de différencier. Dans le donné, deux étatsde choses sont extérieurs l’un à l’autre ; on saisit leur extériorité. [...] Dans un autretype de séparation, c’est une deuxième relation qui est appréhendée. Sur une feuilleverte, je peux distinguer l’une de l’autre couleur et figure, et dès lors ce quiappartient conjointement à l’unité de l’objet et ne peut être réellement séparé serévèle pourtant idéellement séparable. [Or] même quand les conditions préalablesde cette opération de séparation sont très complexes, l’opération elle-même estsimple. Et, comme la comparaison, elle est déterminée par le contenu de la chosequ’elle permet d’appréhender.
La quatrième opération,l’abstraction, est également une fonction idéelle de « l’esprit
logique » et demeure de ce fait soumise à la nature du donné, même si elle peut être
mobilisée ou déterminée par « l’esprit culturel », l’imagination (1910 : 78) :
[...] c’est ici qu’on conçoit le processus de l’abstraction, avec son importance pourl’édification de la logique. La séparation des membres d’un corps touche à la réalitéconcrète du corps ; cette réalité concrète demeure présente dans chacune de sesparties ; mais si extension et couleur sont séparées l’une de l’autre et si la penséese tourne vers la couleur, alors surgit, à partir d’une telle séparation, l’opérationintellectuelle de l’abstraction : à travers ce qui est ainsi décomposé, un aspect estmis en relief pour lui-même.
Ensuite s’introduit la dernière des opérations intellectuelles qui porte sur ce qui est
contenu dans l’expérience vécue ; nous pourrions remarquer cependant que la
synthèsepeut être effectuée également sur des objets créés par l’imagination, même
si elle trouve ses origines dans la raison objective (1910 : 78) :
21
La synthèse de la pluralité ainsi séparée ne peut s’accomplir que sur la base d’unerelation entre cette pluralité d’éléments isolés. Nous saisissons la situation spatialede réalités séparées, ou les intervalles selon lesquels des processus se succèdent dansle temps. Même cette mise en relation et cette synthèse n’apportent à la conscienceque des rapports qui ont effectivement lieu. Mais cela s’effectue par le moyend’opérations intellectuelles qui ont pour fondement des relations comme celles quiinterviennent dans l’espace et le temps, l’agir et le pâtir. [...] L’acte de réunir leséléments produit la relation logique d’un tout à ses parties. Sur la base des rapportsentre ce qui est séparé, et de la gradation des différences entre les rapports contenusdans le système tonal, apparaît, à travers la synthèse des sons, quelque chose qui estdonc conditionné, mais qui pourtant n’est lui-même produit que dans la synthèse —l’accord ou la mélodie. On voit ici [...] comment se produit la synthèse qui porte surce qui est contenu dans l’expérience vécue de la perception et du souvenir, etcomment pourtant y surgit quelque chose qui n’existerait pas sans elle. Nousatteignons déjà ici la limite à partir de laquelle commence, au-delà de l’étab-lissement du contenu des relations, le domaine de la libre imagination.
On voit là une excellente analyse des éléments de la pensée rationnelle,
aboutissant en une explication du surgissement duconcept abstrait. Nous remarquons
de plus combien cet aperçu, qui ne tient compte que de la première des deux classes
d’opérations identifiées par Dilthey, dépasse déjà le carré sémiotique greimassien
(une comparaison d’abstractions) comme modèle de la « connaissabilité » (Greimas,
1990) de signes et de leurs désignés ; le système de Dilthey n’est pas limité à une
structure unique et permet de rendre compte d’une infinité de combinaisons
d’opérations participant à la connaissance.
Toutefois, pour des raisons argumentaires, examinons brièvement la manière
dont ces opérations, qui ne dépendent que de la nature du donné matériel, suffisent,
parce qu’elles atteignent la frontière de la raison et de l’imagination, pour expliquer
les débuts d’une fonctionnalitémétalogiquede l’esprit. Premièrement, dès lors que
la mémoire se montre capable d’opérer des synthèses hiérarchisées à la fois selon
l’impact phorique et selon des critères de pertinence extérieurs aux opérations
intellectuelles par lesquelles l’état de choses « mémorisé » a été appréhendé, il peut
advenir des souvenirs « subjectivés » dont l’utilisation se serait par conséquent
22
éloignée de la raison objective ; deuxièmement, parce que le cerveau est capable de
faire la synthèsed’un choixde propriétés susceptible d’exclure certains traits pour
des raisons extérieures à la nature du donné appréhendé, on arrive à constater la
possibilité de l’avènement d’unesynthèse d’une sélection subjective d’attributs
donnés. Il n’est donc pas difficile d’imaginer comment des institutions culturelles,
comme objets de la pure imagination, se seraient libérées des contraintes d’un
fonctionnement purement rationnel, et se seraient façonnées, conséquemment, selon
des synthèses de structures à la fois positionnelles (logiques) et relationnelles
(topologiques), ce qui justifie déjà une approche à la fois structuraliste, post-
structuraliste et phénoménologique, en un mot, un empirisme transcendantal.12
Cependant Dilthey (1910 : 79), comme la complexité de notre sujet le
suggère, considère que ces « opérations intellectuelles élémentaires » ne constituent
qu’une partie de la cognition discursivisante, qui, elle, les dépassent :
Ces exemples — nul besoin ici d’en produire davantage — le démontrent : lesopérations intellectuelles élémentaireséclairent13 le donné. Préludant à la penséediscursive, elles contiennent les rudiments de celle-ci [...]. Ainsi un lien interne defondation conduit-il des opérations intellectuelles élémentaires jusqu’à la penséediscursive, de l’appréhension de ce qui est présent dans les objets aux jugementsqu’on porte sur eux.
Pour nous il est significatif que Dilthey attribue à la pensée discursive, dans
laquelle la « libre mobilité des représentations » ne serait limitée que par
12 Confer Apel (1984) et sontranzendental-pragmaticher Sicht, qui, comme nous le signaleWismann (1996) serait également inspiré par les investigations ontologiques de Dilthey.
13 Il convient de noter que ce moterklären(expliquer) — traduit ici par « éclairer » — est uneréférence explicite à la distinction faite par Droysen entre laméthode explicative, identifiée par Diltheycomme étant l’essentiel des sciences naturelles, et la méthode interprétative (Verstehensbegriffe) quipermet decomprendrela structure de l’imaginaire.
23
« l’intention d’adéquation à la réalité », un fondement imaginaire. Déjà dans la
pensée discursive, « temps et souvenir libèrent l’appréhension de la dépendance à
l’égard du donné et accomplissent une sélection de ce qui est important pour
l’appréhension »14 ; plus loin, dans sageistige Welt, son concept d’ensemble
interactif, le philosophe a saisi de manière nouvelle la structuration d’institutions
sociales qui constituent ensemble la culture, moyennant un dialogue spirituel — car
il ne s’agit plus seulement d’une adéquation entre la représentation et le donné, mais
plutôt d’une adéquation entre les représentations imaginaires d’un homme et celles
d’un autre, et par extension, entre celles d’un particulier et celles de sa société —
bref, de l’établissement de critères pour uneautre réalitéqui s’ajoute à l’univers
physique en l’ordonnant de façon anthropomorphe. Dilthey (1988 : 106-9) finit par
expliquer les origines, lui le premier, de l’objet intensionnel, et partant, uneculture
communautaire composée entièrement de ces intensions et de leurs objectivations ;
de manière fascinante il ne manque pas, en illustrant la nature particulière de la
signification, d’évoquer celles-ci dans la comédie :
Cet ensemble interactif se distingue de l’ensemble causal de la nature par ceci que,conformément à la structure de la vie psychique, il produit desvaleurset réalise desfins. Et ce n’est pas là une détermination accidentelle [...] mais c’est précisément lastructure de l’esprit dans son ensemble interactif de produire [...] Ce qui s’y produitest déterminé par [...] des états psychiques qui s’expriment[...] Dans l’ensemblestructurel est fondée en outre la manière dont chaque unité spirituelle estcentrée surelle-même. Ici, appréhension de la réalité, valorisation, production de valeursforment un tout. [...] Si nous lisons une comédie de Shakespeare, les élémentsconstitutifs d’un événement [...] sont élevés [...] à une unité qui [...] les fait ressortirdu cours de l’action et en relie les parties en un tout.
Même si sa terminologie est parfois archaïque, Dilthey reconnaît de manière très
14 Cf. la référence par Thérien, citée ci-dessus, à « lamémoire et l’imagination ».
24
juste que la culture est constituée d’unensemble d’objets intensionnels « généraux ».
Un logicien moderne vient nous corroborer ici : dans sonIntension and
Decision, Martin (1963 : 3) souligne le besoin d’une logique intensionnelle et
existentielle dans des termes qui prévoient la façon dont Kalinowski signalerait
l’insuffisance de la sémiotique non philosophique :
Mathematicians who have concerned themselves with semantical matters have not,on the whole, it would seem, been interested in matters of ontology. Fundamentalquestions concerning what objects there actually are or are not somehow fail toattract them. The [...] mathematician focusses primarily upon mathematical structure,and [...he] is satisfied so long as he has some “entities” or “objects” [...] to workwith, and he does not inquire into their inner character or ontological status.
The philosophical logician, on the other hand, is more sensitive to matters ofontology and will be especially interested in the kind or kinds of entities there areactually. Likewise he will be concerned with the kind or kinds of entities needed forsome given, scientific, methodological, or philosophical purpose. He will not besatisfied with being told merely that such and such entities exhibit such and such amathematical structure. He will wish to inquire more deeply into [...] how they areknown [...] in experience, what role they play with knowledge generally, and so on.
Nous voyons dans ce passage particulièrement bien pensé un aperçu des limites de
la sémiotique courante, qui, comme nous l’avons déjà suggéré, se penche presque
entièrement vers la syntaxe de la désignation.15 Comme Kalinowski nous le signale,
le langage se rapporte toujours à des désignés et à des signifiés, eux, intensionnels.
Il s’agit donc non seulement d’examiner la différence épistémologique entre ces deux
classes de référents — mais surtout d’étudier le statut ontologique des différentes
sortes d’intension. Martin (1963 : vii) en souligne l’importance :
We now know a good deal about denotational semantics, thanks to the works ofCarnap, Kotarbínski, Tarski, and others. In a sense, denotational semantics may nowbe regarded as a completed body of theory. The study of intensions, however, is in
15 Portelance (1996), entre autres, décrit la tâche de la discipline comme une adéquation entre « lemonde et sa représentation linguistique » comme si les intensions n’étaient que des idées intuitivescorrespondant étroitement au « monde ».
25
its infancy, and although valuable progress has been made, no fully satisfactorysemantical theory of intensions seems yet to have been formulated.
In traditional logic and in most modern theories, a term is regarded as having oneand only one intension just as it is regarded as having one and only one extensionor designatum. This traditional point of view obscures the fact that there are manydifferent kinds of intensions to be discriminated carefully from one another.Traditional theories have failed to make such discrimination in part because theyprovide no clear condition under which two intensions differ or are the same.
Le but de cet ouvrage mathématico-philosophique est effectivement de développer
une méthodologie pour faire des distinctions ontologiques entre diverses sortes
d’intension, dont chaque classe est soumise à sa propre logique parce qu’étant onto-
logiquement distincte des autres. En d’autre termes, l’auteur (1963 : 6) développe un
langage sémiotique à multiples sortes d’intension :
Many-sorted languages are especially convenient if one wishes to be as clear andeconomical as possible concerning the underlying ontology. The many sorts ofobjects dealt with are explicitly enumerated as the ranges of different variables. Oneis not then tempted to include in the enumeration more sorts than are actuallyneeded. On the other hand, if one collects all of one’s entities togetherindiscriminately, one is less tempted to keep the different sorts separate, is moreliable to gloss over important differences, and perhaps to admit more of them thanare needed or actually exist. The logical analyst, with a robust sense of whatactually is, will welcome the restraints which the use of many-sorted languagesnaturally imposes upon him.
Il est particulièrement clair qu’une science sémiotique doit éviter les pièges
d’un biais néo-positiviste autant que ceux d’une approche ontologiquement idéaliste.
Nul besoin d’examiner ici en détail les exemples que nous signale Dilthey en
illustrant les interactions entre les différents types de cognition dans l’évolution de
la culture pour en tirer profit : tandis que ces exemples proviennent d’une réflexion
sur la science de l’histoire, il suffit pour nous de l’imiter dans une approche
philosophique qui n’exclut, pour emprunter encore une fois à Kalinowski, ni « le
matériel » ni « l’immatériel », et qui vise un traitement « équilibré » des deux
26
classes de référents convoquées par les textes que nous étudierons : les désignés et
les signifiés — qui, selon une optique d’anthropologue, constituent les deux pôles
de la gamme des objets culturels et de leurs objectivations, d’un côté, et du donné
et de son appréhension de l’autre, bref une conscience de la nature et la culture.
C’est dans cette perspective épistémologique « pragmatique-transcendantale »
que nous considérerons l’appréhension de « l’actantiel » non selon l’axiomatisation
à l’instar de la sémiotique greimassienne, mais dans une optique qui reconnaît dans
le topos humain l’objectivation d’un concept culturel, ou un objet intensionnel
figurativisé, et dontla fonctionnalité ne sera pas réduit à ce en quoi elle ressemble
à de l’être matérielmais sera considérée dans sa pleine métalogique, qui, elle,
provient d’une évolution à laquelle ont participé, comme Dilthey l’a démontré,
diverses opérations intellectuelles — abstractions, jugements, constructions, synthèses
— et qui résulte en une gamme d’objets à fonctionnalité ontologiquement distincte
— allant du naturel à l’entièrement culturel.
Il convient de considérer brièvement, à titre d’exemple, l’actant Dorante de
la comédie desFausses confidencesde Marivaux. L’analyse selon laquelle le jeune
héros est tout simplement unsujet— dès lors du fait que sonfaire sémiotique est
mobilisé par son attraction envers Araminte — est pour nous trop épistémologique,
car il y a eu dans sa formation trop peu d’adéquation entre une ontologie
« positiviste sans le savoir » et l’être mixte que constitue l’homme.
Nous interprétons le statut actantiel du personnage (en nous rappelant le sens
kantien dusujet transcendantalqui génère le modèle) comme l’appréhension d’une
intentionnalité consciente(étant transcendantale parce qu’au-delà des structures
27
qu’elle fait « vivre ») sur laquelle est projeté tout un réseau d’objets intensionnels,
dans lequel le statut épistémologique de chacun dépend de sa position dans l’axe
nature-culture. Ces objets intensionnels, une fois attribués à une intentionnalité-
conscience moyennant l’opération d’une synthèse, constituentl’identité de l’actant.
La figure 0.2 illustre quatre niveaux interdépendants mais ontologiquement
distincts dans l’identité de Dorante : reprenant au centre l’homme idéal de Léonard
de Vinci pour illustrer, avec le cercle qui l’entoure dans le dessein original, l’idée
du donné matériel (ou physique, naturel) de l’homme, nous voyons les identités
culturelles dont cethomo sapiensest « voilé » ; des synthèses idéelles — ces
identités sont des intensions — elles ont néanmoinsle statut épistémologique des
entités ontologiquement distinctes qui les ont générées(cf. Martin ci-dessus).
Orphelin : synthèse d’abstractions d’un état de choses naturel (les parents biologiques
de Dorante sont physiquementmorts ; il ne lui reste donc aucun soutien paternel, et
très peu d’argent) qui a pourtant quelques conséquences culturelles (il a besoin qu’un
membre plus âgé de lafamille « prenne en charge » ses intérêts).16 Célibataire :
synthèse de statuts culturels (juridiquement reconnu comme n’ayant pas d’épouse)
et naturels (aucun partenaire sexuel/émotionnel/conjugal n’est présent chez lui).
Bourgeois: membre d’une classe sociale (synthèse de constructions socio-culturelles
entièrement imaginaires mais qui sont objectivées — langage, habit, possessions etc).
On voit facilement que ces identités sontprésentesdans le texte dans la
mesure où elles constituent lessignifiésd’énoncés qui, entre autres, ont pour fonction
16 Confer larelation avunculairede Lévi-Strauss, dont la définition serait, selon l’anthropologue,purement topologique ; nous sommes d’accord, sauf que l’origine de cette relation, une synthèse, aprobablement des dimensions naturelles et donc positionnelles que L.-S. trouve non pertinentes.
28
plus évidente de désigner le personnage lui-même. L’essentiel, c’est de saisir
Etre
physi
queappréhensible : homo sapiens
Synthèsed'attributsdonnés: orphelin
Synthèse
d'abstractionset deconstructions: célibataire
Synthèsedeconstructions : bourgeois
Figure 0.2 : Illustration analytique de synthèses idéelles de l’être matérielet de l’être intensionnel du personnage de Dorante.
l’importance de leurs divers statuts ontologiques, qui déterminent la nature de la
métalogique gouvernant le rapport de l’actant à des événements et à d’autres
personnages, selon l’élément d’identité pertinente à la relation ou la situation.
Effectivement, ce serait une erreur d’ordre épistémologique que d’interagir avec l’un
de ces aspects d’identité moyennant un code, ou une structure, qui s’adresserait
plutôt à un autre aspect. Selon notre hypothèse, il s’agirait là du genre d’erreur qui
29
stimule le rire — pourvu que d’autres conditions socio-culturelles prévalent, comme
nous l’étudierons tout au long de cette thèse. Un exemple tombe sous le sens :
l’oncle de Dorante, M. Remy, avocat, a le défaut de tout voir en les termes de la
cour juridique, et de voir toute interaction sociale selon les institutions deson métier.
Il s’agit du paradigme que signale Socrate en postulant une définition du ridicule :
« το γελοιον ηντινα [...] µην εκεινω δηλον οτι µηδαµη γιγνωσκειν αυτον αν
ειη ».17 Notre modèle ontologiquement sensible explique la nature et la syntaxe de
cette erreur, et montre comment cette règle socratique très générale se préciserait si
l’on en multipliait l’extension : car si M. Remy ne réussit pas à attribuer à chacun
de ses propres rôles sociaux la fonctionnalité et les valences appropriées vus leurs
statuts ontologiques, c’est qu’il confond ses « membres métaphysiques » les uns avec
les autres, ce qui fait que cette erreurse transmetà travers le réseau de structures
culturelles dont il fait partie : lorsqu’il raisonne avec son neveu, un orphelin
célibataire, il réduit ces aspects du jeune homme à une pure logique objective, ce qui
oblige ce dernier, par politesse, de « reconnaître » (qui ne dit mot consent) une
vision épistémologiquement pauvre de son propre être socio-culturel ; l’erreur
socratique est devenue aussi une méconnaissance del’autre :
MONSIEUR REMY. — Bonjour, mon neveu ; je suis bien aise de vous voir exact.Mademoiselle Marton va venir ; on est allé l’avertir. La connaissez-vous?
DORANTE. — Non, Monsieur ; pourquoi me le demandez-vous?
MONSIEUR REMY. — C’est qu’en venant ici, j’ai rêvé à une chose... Elle estjolie, au moins?
DORANTE. — Je le crois.
17 « La cause du rire [...] est l’erreur de ne pas se connaître soi-même » (Platon,Philèbe, 48c).
30
MONSIEUR REMY. — Et de fort bonne famille ; c’est moi qui ai succédé à sonpère ; il était fort ami du vôtre ; homme un peu dérangé ; sa fille est restée sansbiens. La dame d’ici a voulu l’avoir ; elle l’aime, la traite bien moins en suivantequ’en amie, lui a fait beaucoup de bien, lui en fera encore, et a offert même de lamarier. Marton a d’ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle hérite, et quiest à son aise. Vous allez être tous deux dans la même maison ; je suis d’avis quevous l’épousiez ; qu’en dites-vous?
DORANTE sourit à part.— Eh!... mais je ne pensais pas à elle. [I,v : 38]
Peu après, Marton est entrée.
MONSIEUR REMY. — [...] Approchez, mon neveu. Mademoiselle, votre père etle sien s’aimaient beaucoup ; pourquoi les enfants ne s’aimeraient-ils pas? En voilàun qui ne demande pas mieux ; c’est un coeur qui se présente bien.
DORANTE, embarrassé. — Il n’y a rien là de difficile à croire.
MONSIEUR REMY. — Voyez comme il vous regarde! Vous ne feriez pas là unesi mauvaise emplette. [...] Bon! bon! il faudra! Je ne m’en irai point que cela ne soitvu.
MARTON, riant. — Je craindrais d’aller trop vite.
DORANTE. — Vous importunez Mademoiselle, Monsieur.
MARTON, riant. — Je n’ai pourtant pas l’air si indocile.
MONSIEUR REMY, joyeux.— Ah! je suis content, vous voilà d’accord. Oh! ça,mes enfants (il leur prend les mains à tous deux), je vous fiance en attendant mieux.Je ne saurais rester ; je reviendrai tantôt. Je vous laisse le soin de présenter votrefutur à Madame. Adieu, ma nièce.(Il sort.)
MARTON, riant. — Adieu donc, mon oncle. [I,v : 38]
Voilà l’humour d’une situation gênée par « l’indiscrétion métaphysique » de M.
Rémy. Il voit la totalité de l’identité socio-culturelle des autres selon la même
logique objective : comme uncasqui mérite qu’on fasse attention à ses modalités
pragmatiques. Ce paradigme se multiplie tout au long de la pièce.
Ainsi l’approche de notre étude, qui vise une explication de la comédie,
notamment au dix-huitième siècle, moyennant une théorie du comique située dans
une sémiotique adaptée selon les critères élaborés par Kalinowski, consiste à ajouter
31
aux structures linguistiques, considérées comme la base de la sémiotique, la
perspective du structuralisme anthropologique. En d’autres termes, nous
reconnaissons le statut paradoxal du langage, qui est celui d’être un système
sémiotique intégral situé au sein, et en-deçà, d’un système structural plus large. Pour
citer une phrase déjà empruntée à Benoist, il s’agit de reconnaître la culture comme
« un espace de communication », et en plus, commel’ espace de la communication.
Par conséquent, nous irons au-delà de la perspective greimassienne non
ontologique (qui ne vise même pas la question de l’existence du référent) en
reconnaissant, selon une ontologie « réaliste et existentielle », l’existence non
seulement du référent, mais de l’objet général, et, en distinguant entre la désignation
et la signification, le phénomène de l’objet intensionnel, ainsi que,malgré toute
contradiction logique, le phénomène del’objet intensionnel généralréalisable grâce
à « l’existence » de la culture. Comme la sémiotique « classique » vise, quoiqu’en
implique sa lexique, la désignation, nous abordons notre sujet en analysant aussi la
signification, et en reconnaissant, comme l’étude lévi-straussienne de la parenté le
suggère déjà, que les éléments constitutifs de la grammaire universelle et de la
sémantique profonde sont saisissables moyennant un atome structural que nous
appelons, en formalisant et en adaptant le terme selon l’observation scientifique et
« empirique » à la manière de Lévi-Strauss, Kalinowski et Martin,l’identité. Car
celle-ci, qui regroupe l’unique tant que l’universel, le ponctuel tant que le continuel,
est l’ensemble desmodalités de l’être intensionnel.Et comme nous le verrons, cette
classe d’entités nouménales (que l’on projette pourtant sur l’événementphéno-
mènologique), parce qu’immatérielle, dépasse la logique concrète en générant une
32
logique transcendantale fondée sur la logique matérielleainsi quesur un ensemble
de métalogiques socio-culturelles. Nous croyons, en un sens à l’encontre de la
sémiotique courante, que cette logique transcendantale est celle qui explique la
communication, et, en suivant une intuition de Chomsky (1987), pour lequel les
erreursdévoilent la clé de la grammaire, et en nous rappelant en même temps le mot
de Socrate (Platon, 1929) selon lequel « nous ne pouvons comprendre les choses
sérieuses qu’en connaissant les choses ridicules »18, nous espérons trouver dans
l’étude du comique, qui relève du «dysfonctionnement» de cette grammaire socio-
culturelle, quelques nouveaux renseignements sur sonfonctionnement, ce qui, à notre
avis, sera nécessaire pour une sémiotique « adéquate » selon les critères de
Kalinowski.
18 Platon (Le Banquet, 223d) rapporte plus exactement : [...]προσαναγκαζειν τον Σωκρατηοµολογειν αυτους τoν αυ ανδρος ειναι κωµωδιαν και τραγωδιαν επιστασθαι ποιειν, και τοντεκνη τραγωδοποιον οντα και κωµωποιον ειναι. Nous interprétons ici la traduction libre de Sorell(1922 : 3).
33
INTRODUCTION
Le présent travail a pour but d’expliquer le comique dans un corpus de
comédies françaises, tout en cherchant à comprendre les structures du genre en
termes de l’analyse. Cette investigation n’est empirique qu’en ce sens : les textes que
nous avons choisis fourniront, à notre avis, une gamme suffisante d’observations qui
permettra une recherche d’ordre spéculative (la question de savoir quelleestla nature
du comique) et en conséquence, l’élaboration d’une méthode explicative des
paradigmes comiques aboutissant à l’identification et l’interprétation de leurs origines
anthropomorphes.
Certes, c’est non seulement s’interroger sur les comédies en question, mais
aussi tenter de développer une théorie de la comédie, ainsi que du comique, tout en
« adaptant » la sémiotique pour ces fins. Cette trinité d’objets principaux pourtant
indissociables a nécessité que cette étude prenne la forme qu’elle a actuellement :
une première partie aborde le texte des comédies que nous avons choisies1 et en
identifie le dynamisme comique selon notre intuition d’un « comique paradigmatique
socio-culturel » ; la deuxième partie complète ces observations et les élabore en une
théorie dynamique du comique au théâtre et en général, en se servant d’une notation
1 Un corpus dont certaines pièces du « canon » du XVIIIe siècle français a été choisi pour uneraison particulière, quoique nous ne nous en sommes rendu compte que plus tard : ce corpusreprésente en plusieurs sens l’apogée de la comédie classique, une époque où le dramaturge afinalement une maîtrise de ses structures — ce qui facilite notre analyse interprétative tout enexpliquant comment le genre, dans sa forme classique, est mort par succès — car c’est à partir decette époque que le genre a dû dépasser et rompre avec ses structures traditionnelles au moyen de lathéâtralité et d’autres manières de subvertir la grammaire de la culture théâtrale.
34
de logique intensionnelle empruntée à la philosophie et notamment à Martin. La
troisième partie tirera des conclusions globales sur la théorie du comique et du rire,
et sur la poétique du genre, ainsi que les implications de ces conclusions pour
l’anthropologie et les sciences sociales en général.
Dans la première partie, nous tentons d’explorer les origines paradigmatiques
du comique, les décrivant en termes non-techniques tel « quichottisme » et « témoin
aveugle » afin de faciliter la compréhension non seulement intellectuelle mais aussi
intuitive de notre sujet. Toutefois, au fur et à mesure qu’avance cette analyse
textuelle, nous introduisons une terminologie technique et scientifique qui vise non
pas à remplacer la nomenclature « poétique » mais à la compléter avec rigueur, de
sorte que les fondements théoriques de la deuxième partie seront en effet déjà bâtis
lorsque le lecteur aborde la section théorisante. Si cette pratique nuit à la logique des
formes, nous avons trouvé qu’elle facilite la disposition rhétorique à un tel point que
les modèles les plus difficiles sont, grâce à la nature graduelle de leur
développement, compréhensibles même pour le lecteur qui ne s’est pas intéressé à
l’analyse comique auparavant. Nous espérons également que cette procédure
d’élaboration « organique », quoique illogique, fera en sorte que même les
chercheurs les plus sceptiques, et selon lesquels une sémiotique du comique n’est pas
possible, seront conduits doucement vers la frontière de la compréhension et la
tolérance, sinon transportés vers l’El Dorado de l’acceptation.
La première partie de ce travail est donc consacrée à l’étude de notre corpus.
Nous commençons en comparant et en analysant les structures globales duBarbier
de Sévilleet de Jean Bête à la foire. Ensuite nous nous interrogeons de façon
35
détaillée et exhaustive sur le comique duBarbier qui, bien qu’écrit vers le début des
années 1770, et malgré ses qualités innovatrices, représente en un sens l’archétype
de la pièce comique, tant classique qu’antique. Non seulement s’agit-il d’une parfaite
« simplicité » structurale, comme l’évoque Jacques Scherer (1982) ; mais, comme
nous essayerons de le montrer, il n’y a aucune scène, aucune réplique, dont le
comique ne trouve son reflet, ou même ses origines, dans la structure actantielle.
Cette dernière, bâtie de manière élégante, presque minimaliste, possède néanmoins
une forme qui se prête presque parfaitement à unimbroglio tout-à-fait baroque de
jeux, de lazzis et de « situations fortes » et singulières dont l’apparente complexité
rappelle un Beaumarchais dont la patience d’horloger permet un travail minutieux.
Car pour ce dramaturge, comme pour son Figaro, « la difficulté de réussir ne fait
qu’ajouter à la nécessité d’entreprendre ».2
Ensuite nous examinons en détailJean Bête à la foire, que Beaumarchais
écrit, selon Scherer (1982), durant les années 1760. Cette parade, qui constitue d’une
certaine manière un précurseur duBarbier, puisqu’elle reproduit presque exactement
les grandes lignes des structures actantielles de la comédie, représente toutefois une
variation sur le thème principal de la comédie « archétypique » : ne respectant qu’à
moitié ses propres règles structurales, elle s’avère à l’analyse sémiotique parodier les
mêmes structures comiques dont elle est née, se moquant d’elle-même. Nous en
reparlerons. Pourtant l’intérêt principal de la pièce foraine, c’est qu’elle se libère en
partie des « bienséances » qui censurent le théâtre « légitimé » de la Comédie-
2 Figaro, acte I, scène iv, pour encourager le Comte, en tant qu’« icône » de l’auteur. Noussommes reconnaissant envers feu M. Pierre Bouillaguet, de l’Université de Toronto, pour cetteobservation.
36
Française — liberté qui laisse apparaître le caractère sexuel du comique théâtral de
l’époque. Comme nous tenterons de l’expliquer, les origines du rire sont, en partie,
liées à celles dutabou culturel.
Puis nous passons au théâtre de Marivaux. La troisième comédie que nous
examinons est lesFausses confidences. Nous voyons cette pièce comme l’une des
premières « légitimes » à s’écarter des modèles traditionnelles de l’intrigue tout en
préservant l’essentiel des structures comiques de ces dernières. Car si nous
contredisons Derrida (1967 : 149-202) en constatant quel’interdiction de l’inceste
ne constitue pas une suturation du partage entre la nature et la culture, nous croyons
en identifier une dansl’amour, phénomène d’ambiguïté nature-culture donttous les
bons dramaturges comiques semblent, après tout, s’être rendus compte au moins de
façon sous-jacente. Combien de comédies voit-on dans lesquelles l’amour n’est pas
la conditionmatériellement gratuite mais culturellement essentielleà la genèse de
l’intrigue et de son comique? Car la comédie moderne, dont celle de Marivaux
constitue peut-être l’un des premiers modèles, rejette la structure actantielle banale
qui se cristallise autour d’un barbon presque omnipotent et dont l’inflexibilité
nécessite le recours à la ruse, et se fonde plutôt sur d’autres « raisons suffisantes »
pour prétexter ledéguisementsi nécessaire à l’esprit comique du genre théâtral. Nous
terminons la première partie en énumérant une série d’observations « empiriques »
au sens de Kalinowski sur la manière dont les intensions participent au comique dans
notre corpus littéraire.
Dans la deuxième partie nous recourons à lapragmatique quantitativede
Richard Martin (1963) dont le propos de l’ouvrage séminalIntension and Decision
37
consiste à élaborer les fondements théoriques d’unelogique intensionnelle. Car
Martin observet que même les logiciens modernes tels Carnap, Tarski et Kotarbínski
se sont employés seulement à compléter la logique désignative ou extensionnelle,
tandis que le langage symbolique qu’il élabore établit un langage servant à exprimer
la logique intensionnelle et répond donc, de façon très fortuite, aux besoins de notre
propos.
Nous commençons par examiner les postulats fondamentaux de la métho-
dologie démonstrative proposés par Aristote, ainsi que les critères de suffisance à
satisfaire, selon Martin (1963 : 139) dans le cas particulier d’une logique
intensionnelle, afin de pouvoir appliquer la méthode de ce dernier philosophe aux
résultats de notre méthode spéculative. C’est ainsi que nous établissons une manière
d’exprimer, en termes précis qui intègrent les concepts martiniens d’acceptationet
d’assimilation, les disjonctions intensionnelles que nous observons dans la première
partie. Cette procédure nous permet d’axiomatiser la disjonction comique en termes
d’une expression générale, et d’élaborer une méthode explicative du comique qui
tient compte des modalités pragmatiques, syntaxiques et sémantiques de ce
phénomène socio-culturel. Nous développons de cette façon une explication du
fonctionnement de la désintension, le résultat épistémologique de la perception du
comique qui consiste à la disparition de l’acceptation légitimant une intension, et
construisons une « table des disjonctions comiques » tenant compte de toutes les
formes pragmatiques des paradigmes comiques qui se présentent dans les comédies
que nous avons étudiées. Nous achevons la deuxième partie en étudiant les modalités
sémantiques spécifiant la réception de la disjonction comique.
38
La troisième partie consiste à développer, à partir de la « mécanique du
comique » que nous élaborons dans la deuxième partie, une ontologie sémiotique
incluant les entités extensionnelles et intensionnelles. Celle-ci nous permet d’étendre
la méthode explicative afin de développer à une méthode interprétative servant à
exprimer, en termes logiques, une théorie du rire répondant aux critères de
complétude anthropologique signalés par Kalinowski. Cette théorie décrit le
phénomène du rire en termes d’un problème d’ordre épistémologique consistant en
une méprise du statut de vérité ontologique des intensions participant aux structures
socio-culturelles des transactions intersubjectives observées dans les textes théâtraux.
Grâce à cette ontologie nous élaborons une esthétique de la comédie qui, en
exploitant la spécificité de la logique intensionnelle et sa relation à la logique
extensionnelle, nous permet d’interpréter la structure de la comédie ainsi que des
mécanismes comiques que le genre littéraire exploite. De cette manière nous arrivons
à tirer des conclusions sur la spécificité de la comédie du XVIIIe siècle. Nous
concluons cette étude en raccordant notre esthétique du comique et de la comédie à
un certain nombre d’autres écrits.
39
I. D’UN EXAMEN SPECULATIF VERS UNE METHODE EXPLICATIVE
LE BARBIER ET JEAN BÊTE : STRUCTURES GLOBALES
Dans son excellente préface à une édition récente duBarbier de Séville, réuni
en un tome avec la parade deJean Bête à la foire, Scherer (1982 : 10-17) observe
de nombreuses similitudes dans la construction de ces deux pièces comiques,
constatant non seulement que « la longue et complexe genèse duBarbier passe par
le genre de la parade » mais aussi que, « dans des contextes différents, les problèmes
de Jean Bête sont ceux d’Almaviva ». Mais jusqu’à quel point une comédie en quatre
actes, qui connut un succès considérable à la Comédie-Française, peut-elle ressembler
à uneparadequi « devait, par nature, rester confidentielle » et qui ne recule « ni
devant le scatologique ni devant les allusions obscènes ni devant les grossièretés de
toutes sortes » ?
Pour répondre à cette question nous essayerons ici d’appliquer une première
manifestation de la sémiotique transcendantale, inspirée par Kalinowski et Dilthey,
que nous avons déjà évoquée. Il s’agit naturellement d’une méthodologie qui
examine le sens de l’action (l’être et le faire concret) tout en analysant les
dimensions intensionnelles qui voilent les personnages — et qui occultent, à notre
avis, la clé du comique. Car toutes les comédies constituent, en un sens, les diverses
parties d’un énorme texte ouvert dont la fonction est de jouer sur les institutions
socio-culturelles du monde contemporain, art dont Beaumarchais fut maître.
40
Sans aucun doute, ce dramaturge possédait une connaissance très fine,
quoique sous-jacente, du fonctionnement et de la structure du genre comique :
l’analyse de ses comédies montrera qu’il savait exploiter des mécanismes qui, pour
nous, mettent en évidencela nature intensionnelledes « institutions sociales » (au
sens anthropologique) de l’identité, tant celles du personnage individuel que ces
aspects de l’identitécollective qui regroupent les actants en ensembles et, par
extension, constituent les institutions générales, telles la bourgeoisie et la médecine.
On sait d’ailleurs que dans cette dernière science, l’étude de l’anatomie a
nécessairement précédé celle de la physiologie ; de même, il convient en
commençant notre analyse du fonctionnement du genre comique d’examiner un
aspect significatif de la forme de ce genre. Car si Northrop Frye n’a pas le but
d’offrir une contributionà la théoriede ce sujet, ses observations « anatomiques »
constituent en un sens ce que le travail de Tycho Brahe était pour l’astronomie
moderne. Il s’agit d’une méthode spéculative, ou du moins de ses débuts descriptifs.
Ainsi ce critique canadien constate de façon assez juste dans sonAnatomy of
Criticism (1957) que la trame essentielle de la comédie serait une « lutte entre la
volonté d’un fils et celle de son père » ; d’où la classification, que l’on attribue à
Frye, selon laquelle lesdramatis personaede la comédie consistent en deux sociétés,
celle de « la jeunesse » et celle de « la vieillesse ». Mais pour quelle raison
l’opposition banale du jeune héros et d’un vieillard se prête-t-elle si bien à la genèse
de l’intrigue comique? La tragédie d’Antigone d’Anouilh, qui n’est nullement
amusante, montre exactement le mêmeagongénérateur de l’action : un conflit entre
une jeune héroïne idéaliste et son oncle Créon, défenseur des normes culturelles.
41
C’est d’ailleurs Jacques Scherer (Le Barbier, 1982 : 11) qui décrit l’essentiel
de la structure actantielle de ces pièces de Beaumarchais :
Jean Bête se résume ainsi : par divers stratagèmes, le héros, amoureux d’Isabelle,parvient à l’épouser, malgré l’opposition du père de celle-ci, Cassandre. Le schémadu Barbier est identique : Almaviva arrache Rosine du tuteur, Bartholo.
Nous pourrions cependant ajouter qu’à l’origine des « stratagèmes » auxquels les
deux héros vont recourir trois circonstances méritent d’être soulignées : pre-
mièrement, la supériorité hiérarchique du personnage-obstacle fait que la luttehéros-
barbon est à priori un conflit très inégal, ce qui se traduit par l’impossibilité, du
point de vue du héros, de mener une bataille directe et ouverte contre son opposant ;
en second lieu, ce dernier personnage-obstacle possède non seulement l’avantage
d’un pouvoir supérieur, mais prend égalementl’actant-sujetau dépourvu d’une autre
manière — car l’objet actantiel, Rosine ou Isabelle, débute l’actiondans l’espace du
barbon, où elle se voit plus ou moins enfermée, ce qui constitue une seconde source
d’inégalité par rapport à l’agon génératrice de l’action ; troisième point, sur lequel
nous reviendrons, c’est que lasociété de la jeunessen’a pas d’autre choix que de
recourir à la ruse ; en effet, elle profite de deux sources d’idées astucieuses : de
manière secondaire, les jeunes amants inventent quelques feintes (par exemple Rosine
fait semblant d’avoir laissé tomber sa chanson à travers la fenêtre — la jalousie —
pour parvenir à faire sortir son tuteur de sa chambre) ; et, de façon plus importante,
l’adjuvant du héros devient meneur de jeu1 (ce qui ne manque pas d’amuser) en
1 Une observation générale sur la grammaire du genre : on voit que la hiérarchie socio-culturellese voit subvertie par celle descompétences intellectuellesqui la renverse. La critique féministeobservera néanmoins que ce paradigme n’inclut presque jamais, avant Marivaux, les personnagesféminins — sauf quand la comédie parodie la « guerre des sexes » (cf. Lysistratad’Aristophane).
42
créant toutes sortes de plans, principalement des déguisements, pour désarmer le
pouvoir supérieur del’opposant.
Toutefois il convient de faire ici une parenthèse au sujet du personnage
d’Almaviva. Il s’agit d’un comte, qui possède donc tout naturellement une supériorité
nette, grâce à son nom et à son argent, vis-à-vis du petit bourgeois qu’est le médecin
Bartholo. Mais... pourquoi Beaumarchais doit-il trouver un prétexte, dès la toute
première scène, pour émasculer le pouvoir d’Almaviva, si ce n’est pour rendre
possible, voire nécessaire, le recours aux « stratagèmes » ? Voyons le soliloque du
gentilhomme qui ouvre la pièce :
LE COMTE, seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu.—
[...] Mais quoi! suivre une femme à Séville, quand Madrid et la Cour offrent de toutesparts des plaisirs si faciles? — Et c’est cela même que je fuis. Je suis las des conquêtesque l’intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est si doux d’êtreaimé pour soi-même ; et si je pouvais m’assurer sous ce déguisement... [I,i : 49]
Ce qui explique la raison pour laquelle Almaviva adopte l’identité de Lindor, jeune
homme modeste — et pourquoi il doit, pour préserver le travestissement, se
comporter selon son rôle, même auprès de Bartholo, d’où la supériorité effective du
barbon. Dans le cas de Jean Bête, pourtant, cette modalisation du héros n’est point
nécessaire — Jean Bête a déjà tous les désavantages qu’il lui faut, et voilà que les
héros se trouvent dans la même situation, précisément comme l’a signalé Scherer.
Cette similarité actantielle et structurale se voit davantage lorsqu’on examine
les « scènes génératrices » des comédies. Notons que c’est plutôt le valet, ou
l’adjuvant, qui invente et propose à son maître, le sujet actant, des stratagèmes rusés.
Examinons d’abord le cas duBarbier de Séville, au moment où Figaro commence
43
à mener le jeu. Celui-là vient d’expliquer à Almaviva qu’il est non seulement le
locataire, mais aussi l’apothicaire, du « Docteur » :
LE COMTEHeureux Figaro! tu vas voir ma Rosine! tu vas la voir! Conçois-tu ton bonheur?
FIGAROC’est bien là un propos d’Amant! Est-ce que je l’adore, moi? Puissiez-vous prendre maplace!
LE COMTEAh!, si l’on pouvait écarter tous les surveillants!...
FIGAROC’est à quoi je rêvais. [...] En occupant les gens de leur propre intérêt, on les empêchede nuire à l’intérêt d’autrui.
LE COMTESans doute. Eh bien?
FIGAROJe cherche dans ma tête si la Pharmacie ne fournirait pas quelques petits moyensinnocents... [...] Ils ont tous besoin de mon ministère. Il ne s’agit que de les traiterensemble.
LE COMTEMais le médecin peut prendre un soupçon.
FIGAROIl faut marcher si vite, que le soupçon n’ait pas le temps de naître. Il me vient une idée.Le Régiment de Royal-Infant arrive en cette Ville.
LE COMTELe colonel est de mes amis.
FIGAROBon. Présentez-vous chez le Docteur en habit de Cavalier, avec un billet de logement ;il faudra bien qu’il vous héberge ; et moi, je me charge du reste.
LE COMTEExcellent!
FIGAROIl ne serait même pas mal que vous eussiez l’air entre deux vins. [...] Et le mener unpeu lestement sous cette apparence déraisonnable.
LE COMTEA quoi bon?
FIGAROPour qu’il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé de dormir que d’intriguerchez lui. [I,iv : 65-6]
Ainsi on voit que c’est encore Figaro qui a saisi ce qu’il faut faire ; il comprend que
44
la situation précaire qu’engendrent tous les avantages de Bartholo nécessite un projet
rusé mijoté par l’esprit le plus roublard. On voit la même genèse de « stratagèmes »
dans la parade deJean Bête:
JEAN BÊTE,furieux.Non, z’il vaut mieux que je vienne massacrer le père, la fille, Gilles, tous mes ridevaux,z’et que je m’empoisonne ensuite d’un grand coupe de plat d’épée z’au travers del’âme.
ARLEQUINAh! Monsieur, c’te vengeance-là z’est vile et même puérile. La mort ne viendra peut-être que trop tôt nous serrer le chifflet à six pieds de terre ; ne cherchons point noise,croyez-moi ; déguisez-vous plutôt en Anglais, qui vend de l’orviétan. J’ai là un habitde Turc qui sera z’à merveille pour ça, nous v’là dans le temps de la Foire, nouspourrons trouver le moyen de vous revenger de c’t’escogriffe de Gilles, et c’est d’autantplus aisé que Mademoiselle Zirzabelle z’est ici, z’avec Monsieur son père. [i : 181]
On note qu’il s’agit non seulement d’un valet source d’idées, mais que c’est plutôt
lui, en plus, qui possède, comme dans le cas duBarbier, l’essentiel des équipements
qui seront nécessaires pourtromper le personnage-obstacle.
Alors que nous avons identifié l’essentiel de l’enjeu actantiel duBarbier de
Sévilleet deJean Bête à la foire, il serait pertinent d’essayer de le raccorder au
célèbre schéma actantielde Greimas.
Destinateur Destinataire
Sujet
↓Objet
Adjuvant Opposant
Figure 1.1 : le schéma actantiel greimassien
Mais il convient peut-être de se rappeler,
en examinant la figure 1.1, qui
représente une version courante de cet
outil sémiotique, que Greimas (1986 :
180) le traite de « modèle actantiel
mythique » (au sens degénéral). Ce qui
veut dire qu’il n’avait probablement pas
45
l’intention d’appliquer ce modèle spécifique aux comédies. On le voit très souvent,
quoique dans diverses formes (Greimas l’avait d’abord dessiné en illustrant les
positions sujet-objet comme inversées par rapport au présent tableau, et les flèches
vont parfois dans d’autres sens — que signifient les flèches d’ailleurs?)
La question est de savoir si l’application banale de ce schéma aux comédies
offre quelque chose d’utile à l’analyse littéraire. Il n’est pas difficile de trouver les
rôles proppiens appropriés pour certains des actants dont nous traitons : dansLe
Barbier, Almaviva-Lindor est certainement le sujet actant, Rosine est sans aucun
doute l’objet de cet amour et Bartholo ne peut qu’être l’opposant. Figaro serait donc
l’adjuvant (voir la figure 1.2). Mais qui est le destinateur? et où est le destinataire?
Est-ce Éros, qui non seulement n’appa-
[Destinateur] [Destinataire]
Almaviva
↓
Rosine
Figaro Bartholo
Figure 1.2 : le schéma « mythique » duBarbier
raît pas dans la comédie, mais aussi qui
n’est jamais mentionné, qui destine Al-
maviva à suivre Rosine à Séville? Est-ce
que c’est le public théâtral, qui
bénéficierait du spectacle, qui devient
destinataire?
Si la coutume dicte une réponse
affirmative à ces questions, il faut se
rappeler, quand même, qu’un tel usage mélange les plans mythiques, comiques et
non-fictifs dans un schéma dont la généralité enlève à l’analyse tout ce qu’elle
46
devrait offrir en clarté et en logique.2 De plus, la rigidité de cette application du
« schéma mythique » ne laisse aucune place pour « l’adjuvant de l’opposant », tel
Gilles dans l’une des comédies, et Bazile, L’Éveillé et La Jeunesse dans l’autre.
Finalement, ce schéma ne montre pas la sémantique spatiale qui pourvoit au barbon
un avantage pragmatique qui toutefois bouleverse la structure profonde grâce à ses
origines intensionnelles : il n’illustre point l’enfermement de Rosine, ni celui
d’Isabelle, dans un espace qui, selon une logique socio-culturelle, est soumis à la
seule autorité de celui qui est, juridiquement, propriétaire et tuteur de sa charge. On
pourrait même critiquer l’absence de signification des flèches qui, éventuellement,
devraient représenter en vecteurs le sens foncteur - objet d’un faire, ou d’un vouloir,
sémiotique. Toutes ces critiques, d’ailleurs, s’appliqueraient également dans le cas
deJean Bête à la foire, à une exception près : si dansLe Barbier l’espace scénique
figurativise nettement les sphères d’influence socio-culturelles des rivaux, l’extérieur
appartenant à Almaviva et la maison étant le royaume du barbon, la figurativisation
spatiale de l’autorité n’est pas la même dans la parade : là, c’est plutôt l’absence et
la présence du bonhomme Cassandre qui représentent, lors de toute réunion de Jean
Bête avec Isabelle, « l’avantage dehors » et « l’avantage dedans », pour emprunter
des termes à un autre type de jeu. Il faut conclure que si le « schéma mythique » de
Greimas offre une sorte de « table des éléments » actantielle, le fondateur de l’École
de Paris n’avait pas, il faut l’espérer, l’intention d’en faire l’application universelle
et identique à tous les genres littéraires.
2 Il s’agit de l’insuffisance ontologique que nous avons déjà évoquée — ce que Kalinowskiappelle la perte « du sens du réel » et conséquemment « du sens de l’immatériel » et que Martin,indirectement, décrit comme un échec qui «obscures the fact that there are many different kinds ofintensions to be discriminated carefully from one another» (cit. supra).
47
Si « les problèmes de Jean Bête
Jean-Bête
ArlequinEspace extérieur
---------------------------- ↓--------------------------------
Espace intérieur
GillesIsabelle
↑Cassandre
Figure 1.3 : la structure actantiellesimplifiée deJean-Bête
sont ceux d’Almaviva », c’est que Jean
Bête, comme le comte, doit donner le
change à un « bonhomme Cassandre »
pour entrer, malgré certains tabous,
dans un espace qui ne lui appartient pas
— un espace investi de nombre de sens
intensionnels — pour pouvoir explorer
le corps de son amante, ou, dans le cas
du comte, afin d’en découvrir les sentiments. La figure 1.3 illustre donc une variante
du schéma actantiel greimassien qui se prête plus facilement à l’analyse structurale
de la parade deJean Bête à la foire.Les avantages d’une telle adaptation sont
nombreux : les oppositions fonctionnelles y sont illustrés (rôle parallèle d’Arlequin
et de Gilles, rivalité directe Jean Bête - Cassandre) et la position de l’objet actantiel,
solidement localisé dans « l’espace culturel » du barbon s’y voit clairement. Ici les
flèches représentent directement l’objet principal du faire. Le même schéma peut
s’appliquer auBarbier de Séville(voir la figure 1.4). Dans le cas de cette dernière
comédie, cependant, on voit qu’il y a trois personnages, soit L’Éveillé, La Jeunesse
et Bazile, qui occupent la fonctiond’adjuvant à l’opposant; nous y reviendrons en
parlant de l’ambiguïté des personnages de Bazile et de Figaro.
Si le héros de chacune des pièces à analyser se fixe le projet immédiat de
gagner l’accès à un espace intérieur où son amante se trouve enfermée, ce désir se
traduit sur le plan global comme une recherche, ostensible au moins, du mariage.
48
Mais avant d’entrer dans l’analyse des
Almaviva(Lindor)
FigaroEspace extérieur
-------------------------- ↓--------------------------------
Espace intérieur
Bazileet al. Rosine
↑Bartholo
Figure 1.4 : la structure simplifiéedu Barbier de Séville
fonctions de « la noce », il faudrait
examiner les raisons d’être de ce but
nuptial, dont l’une des plus importantes
est liée au concept dela gratuité de
l’opposition qui caractérise la lutte de
Bartholo et celle de Cassandre. CarLe
Barbier de Sévilleest aussi nomméLa
Précaution inutile, et Arlequin décrit
Cassandre comme étant « z’un enfonceux de portes ouvertes » (i : 181).
Le mariage, qui constitue une institution anthropomorphe (car un objet
culturel, quoique non-figurativisé, n’en demeure pas moins un être intensionnel et
partant uneidentité selon notre définition) susceptible de diverses relativisations
comiques, sert aussi à voiler l’enjeu de la sexualité — car c’est cette dernière
« réalité naturelle »qui tend à relativiser et donc à ridiculiser la« vérité culturelle »
qu’est l’hymen. En gros, cette conjonction de vérités naturelles et culturelles
mutuellement exclusives (mais paradoxalement coexistantes) est le mécanisme de
base de l’humour théâtral, qui est fondé sur ce que nous pouvons appeler des
disjonctions de l’être intensionnel, et partant, du contexte social.
Si Frye (1957 : 163), en décri-vant la structure de la comédie, a pu voir que
le personnage-obstacle constitue le noyau d’une société de la vieillesse, et que le
héros cristallise autour de lui une société de la jeunesse, c’est parce que cette
distribution de personnages se prête si bien au mécanisme du comique théâtral : les
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personnages âgés sont dotés de tous les bénéfices que leur culture peut leur offrir (le
pouvoir, l’argent, une position d’importance hiérarchique dans des institutions
familiales, sociales, politiques et professionnelles etc.) et de manière inverse, les
jeunes personnes n’ont probablement aucun accès à ces avantages — phénomène
social qui se reflète souvent dans la littérature française et antique, car quel groupe
se constituerait au centre de l’idéalisme, de la révolte — bref, de tout
mécontentement envers la société — si ce n’est la Jeunesse?
Il faut admettre que, tandis que la longue succession des scènes comiques de
ces pièces est ponctuée par une suite de compromissions de vérités culturelles par
des vérités naturelles, cette structure rythmique se réalise également sur le plan
global de l’intrigue : effectivement, celle-ci n’est autre que l’histoire de la
compromission d’une sociétéque les normes culturelles auraient voulu soutenirpar
une société usurpantequi ne respecte qu’un nombre minimal d’institutions
culturellement constituées— celles qui s’harmonisent avec sa préoccupation
centrale : en un mot, l’amour. Au lieu de traiter les deux sociétés comiques de
« jeune » et de « vieille », il serait plus pertinent de les nommer les sociétésde la
vérité naturelleet de la vérité culturelle: c’est là où la comédie peut faire rire en
critiquant le monde contemporain.3
Par conséquent, une intrigue comique qui conduit les personnages
3 Nous employons ces termes antithétiques non parce que la société dite naturelle est aculturelle— elle « habite » sans aucun doute la même société globale que son « adversaire » — mais plutôtpour montrer la différence idéologique, et conséquemment, « théologique » des jeunes : ils se fixentle but permanent de lutter contre les institutions culturelles qui les défendent de vivre selon leurvolonté — la ruse et le rire sont en effet leurs seules armes. La société de la vérité culturelle estédifiée et protégée par ces mêmes institutions — d’où sa tendance à les défendre incessamment,contrairement au projet anti-orthodoxe des « révolutionnaires du rire » que sont les jeunes.
50
irrémédiablement, pour toujours, à la victoire de la nature et de l’amour,doit se
moquerde l’inutilité, prévisible par tous, des efforts de ceux qui s’opposent aux
gagnants universels. C’est grâce à une compréhension (peut-être inconsciente) de
cette caractéristique essentielle de la comédie que Beaumarchais a pu apprécier
l’humour du sous-titre qu’il donne auBarbier : La Précaution inutile. Il convient
d’examiner maintenant quelques exemples de cette relativisation de l’univers socio-
culturel.
Considérons un exemple des plusfaibles : une scène dans laquelle aucun
membre de cette « société de la vérité culturelle » n’est présent. Figaro, après avoir
drogué chacun des domestiques du médecin, qui est pour le moment en ville, rejoint
Rosine dans sa chambre, pour parler du jeune « Lindor », et pour parler d’amour :
ROSINE. — Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement? Je n’entendais pas,mais...
FIGARO. — Avec un jeune bachelier de mes parents, de la plus grande espérance;plein d’esprit, de sentiments, de talents, et d’une figure fort revenante.
ROSINE. — Oh! tout à fait bien, je vous assure! Il se nomme?...
FIGARO. — Lindor. Il n’a rien : mais s’il n’eût pas quitté brusquement Madrid, ilpouvait y trouver quelque bonne place.
ROSINE, étourdiment. — Il en trouvera, M. Figaro; il en trouvera. Un jeune hommetel que vous le dépeignez n’est pas fait pour rester inconnu.
FIGARO, à part. — Fort bien.(Haut.) Mais il a un grand défaut qui nuira toujoursà son avancement.
ROSINE. — Un défaut, M. Figaro! Un défaut! en êtes-vous bien sûr?
FIGARO. — Il est amoureux. [II,ii : 76-7]
Même si cette scène ne médiatise aucune polémique contre Bartholo, la source
centrale de son humour, à part le déguisement de « Lindor », n’est-elle pas la
manière dont Figaro se joue de Rosine en dépeignant l’amour du comte comme étant
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« un défaut », et en plus, « un grand défaut qui nuira toujours à son avancement » ?
Mais il s’agit de la même problématique que la comédie met sans cesse en scène :
l’exclusion mutuelle des aspects naturels et culturels de l’être mixte qu’est l’homme.
« Lindor », en d’autres termes, ne peut avancer dans lasociété culturelletelle qu’elle
se constitue, car il est amoureux, et se comporte selon « la loi » de cette
« affliction » naturelle, aux dépens de son assimilation aux normes conservatrices de
sa culture.
Nous postulons donc que les « situations fortes » qui, selon Beaumarchais,
font rire dans son théâtre — en d’autres termes, les scènes et situations comiques que
nous analyserons sous peu — ne constituent rien d’autre qu’autant de manifestations,
de mises en abyme paradigmatiques, de l’intrigue comique de la pièce, et de sa trame
essentielle qui serait la lutte inégale entre une sociétéà la vérité naturelleet une
sociétéà la vérité culturelle. Ou le contraire : l’intrigue de la comédie est conçue
précisément pour générer, et paradoxalement,refléter l’ensemble des paradigmes
comiques que la distribution des personnages, selon leurs aspects culturels,
permettrait de concevoir.
Tout en gardant cette observation en esprit, nous commençons ici l’analyse
« dynamique » et logiquement transcendantale du comique duBarbier de Séville.
52
LE BARBIER : ÉTUDE APPROFONDIE
Si Scherer (Beaumarchais, 1982 : 12) a observé que cette comédie en quatre
actes cache, « derrière la pureté des lignes qui est la principale vertu dramaturgique
de la pièce, des glissements et des habiletés peu visibles » qui lui permettent de
générer malgré cette simplicité nombre de situations retorses et embrouillées, c’est
que la comédie, genre paradoxal par excellence, n’est rien d’autre qu’unmoteur
construit pour dysfonctionner: c’est un engin qui met en mouvement la construction
d’une micro-société dont les structures sont, comme un château de cartes, si aléa-
toirement équilibrées que le spectateur, enchanté de voir chanceler chaque nouvel
étage mal construit, se voit joyeusement apaisé lorsque l’édifice dégringole, en
entraînant avec lui chaque résident du royaume qu’il constituait. Voix précise et
ambiguë, énoncé éloquemment confus, la comédie est faite délibérément pour articu-
ler l’étrange ambivalence de l’animal cultivé qu’est l’homme, être physique et éthéré,
raisonnable et superstitieux, transparent et mystérieux — et dont le théâtre comique
nous permet de surprendre, en flagrant délit, chacune des contradictions inhérentes.
Le Barbier réalise cet « heureux dysfonctionnement » à chaque opportunité
et à tous les égards — non seulement en tant que construction littéraire, mais aussi
par rapport à l’univers des personnages, et de leuragon— depuis la structure de son
intrigue jusque dans la forme de chaque situation comique. Nul ne peut douter que
« la Précaution inutile »n’aurait jamais pu « avoir lieu » sinon grâce à une péripétie
invraisemblable mais agréable, une coïncidence tant gratuite (pour le spectateur) que
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nécessaire (à l’auteur) : la rencontre, dans une rue de Séville, d’un comte déguisé et
de son ancien valet, tous deux de Madrid. Et si le comique théâtral, comme nous
l’avons suggéré, résulte d’un genre très particulier de disjonction paradigmatique —
ce que nous décrivons hypothétiquement commeune logique objective se heurtant
à des constructions culturelles fragiles gérées, elles, par des métalogiques subjectives
— on ne doit pas s’étonner que le dramaturge s’emploie à multiplier les manifes-
tations de cet univers socio-culturel de diverses façons — réduites, exagérées et
enchâssées — tantôt en se limitant à l’envergure des personnages, tantôt en se
rapportant aux identités générales que ces derniers peuvent représenter, et même aux
personnes réelles dont ils se font l’écho, ou enfin qu’ils évoquent. Bref, si l’on a déjà
constaté (Frye, 1954) que larésolution ou « découverte » de la comédie arrive
normalement endeus ex machina, c’est qu’un dramaturge doit faire en sorte que ses
personnages reviennent d’un monde de rêves à travers la même glace carrollienne
qui les y avait conduits. L’élan qui lance une intrigue comique semble être défini par
le passage par une péripétieimprobable, voirepresque impossible, qui génère l’esprit
comique du spectacle en invitant le spectateur à abandonner son sens de la gravité
en le rendant, pour le moment, entièrement impraticable.
Dans les premières scènes de la pièce déjà, l’auteur, tout en avançant le projet
de générer l’intrigue, réussit à railler, parodier et même saluer, à clin d’oeil, plusieurs
éléments de la société contemporaine : écrivains, critiques littéraires, censeurs,
aristocrates, les femmes, l’esprit épicurien et ainsi de suite. Et le tout s’introduit sur
un ton déjà très allègre, en raison de la structure intensionnelle de ce début de
comédie — ce que nous ne tarderons pas à examiner.
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L’acte premier
Le rideau s’ouvre, comme nous l’avons vu, sur le soliloque du comte
Almaviva, qui babille à propos de la situation dans laquelle il s’est mise : amoureux,
il guette la « demoiselle » en question, qu’il a suivie depuis Madrid jusqu’à sa porte
sevillana. A première vue, aucune structure comique, à part l’image d’un homme
amoureux au point de la distraction, ne semble tomber sous le sens. Pourtant on ne
saurait imaginer la première scène sans être doucement transporté par l’esprit
subtilement léger que l’auteur insinue dans le texte. Il semble que le soliloque, acte
qui subvertit la grammaire de l’articulation de la parole, soit profondément orienté
vers une disjonction comique.4 En plus, si le public théâtral, naturellement non
insensible à l’aspect légèrement étrange d’un homme seul qui se parle à l’aube,
commence déjà à s’amuser, à un degré presque impalpable, de l’acte même d’un
énoncé sans interlocuteur ostensible, la venue soudaine d’un second personnage, un
auditeur potentiel, ne réalise-t-elle pas uneexplicitationde cet effet comique subtil,
le rendant moins ambigu parce que plus visible?
Examinons ce qu’il y a dans la structure intensionnelle de ce début. La
première scène commence donc par un soliloque et se termine lorsque le comte,
comme éveillé de la distraction consistant à s’adresser une absence — communiquer
dans la solitude totale — soudain n’est que trop conscient de la présence d’un autre :
il se cache, non pour ne pas être vu par les résidents de la maison de Bartholo — il
4 Une tragédie d’ailleurs ne débuterait pas ainsi : si un auteur tragique osait commencer par unsoliloque, ce serait sur un ton sérieux, et le sujet grave du monologue viendrait vite étouffer toutepossibilité de prendre la scène au léger.
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est déjà déguisé — mais pour éviter qu’on le surprenne engagé dans un acte
contradictoire et suspect : « Au diable l’importun! » et il se sauve.
Si le comte fait sourire en « dialoguant » tout seul, c’est parce que parler est
un acte non seulement social, mais qui implique une métalogique culturelle : la
manière dont on parle, par exemple, pour exprimer une pensée donnée, dépend de
l’identité de l’interlocuteur et de la situation d’énonciation. Ici pourtant le récepteur
est un néant culturel et physique, puisque Almaviva ne parle à personne. En d’autres
termes, il projette sur un état de choses concret (celui d’être tout seul au milieu d’un
Figure 1.5 : la désintension pseudo-exogène utopophile
certain nombre de maisons) une intension culturelle — celle de reconnaître une
intelligence avec qui communiquer — ce qui s’avère « faux ».
On pourrait d’ailleurs imaginer un Almaviva parlant à une statue, ou à un
chien, ou au corps d’un mort, ou à une personne endormie — mais la projection
d’une identité d’interlocuteur n’en serait pas moins suspecte — au contraire elle le
serait davantage sans aucun doute. Ceci nous suggère que ce sur quoi on projette une
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identité d’interlocuteur anthropomorphe est immatériel — car la projection n’est pas
moins défaillante si elle vise un objet concret.
Si Kalinowski (1985 : 72) définit l’objet intensionnel comme une entité
idéelle vers laquelle « notre intellect peut tendre [...] à l’instar d’un être réel », ce
paradigme comique, peut-être le plus fondamental, est généré par une tentative de
la part de l’intellect detendre vers un objet intensionnel qui, même selon la
grammaire quasi-logique de l’immatériel, doit être considéré comme n’ayant aucune
existence ou pour le moins aucune présence.5 La figure 1.5 montre la syntaxe du
paradigme, selon un modèle que nous présentons ici comme une « hypothèse empi-
rique ». De façon provisoire nous appellerons ce genre de paradigme lecomique
utopophile, parce que trouvant ses origines dans une « attraction » (gr.φιλος, philos)
vers une « nulle part » (gr.υτοπος,6 utopos) qu’on imagine comme « étant » à un
certain « endroit ».7 Dans l’illustration le cercle en pointillée représente cette non
entité, la flèche solide étant, elle, l’élan intellectuel fautif qui consiste à essayer de
projeter un être intensionnel non-présent ; la flèche ondulante représente laconsé-
quence déstabilisantede cette erreur, notamment ladésintensionou « destruction
idéelle » des structures intensionnelles présentes, créant l’impression d’une chute-
libre socio-culturelle qui stimule le rire (nous en reparlerons). Le symboles*
représente le Sujet transcendantal, l’étoile à six pointes signifiant les trois « dime-
5 Un autre exemple courant de ce paradigme est celui des « moulins diaboliques » dansDonQuichottede Cervantes (1982). Nous en reparlerons : le comique « quichottiste » est plus complexe.
6 Un mot qui n’existe pas en grec ancien, More l’inventa durant la renaissance.
7 Cf. le concept philosophique de l’eidétique objective, leDasein(« être-là ») chez Heidegger(1978) et, d’un point de vue différent, dans l’oeuvre de Jaspers.
57
nsions » dans lesquelles s’articule ce dernier, qui a (1)conscience et volitionvis-à-
vis de l’univers (2)matériel et immatérielqui se manifeste (3)chez soi-même et chez
l’autre. Le cercle intérieur représente l’idée de l’être physique de l’actant, et les
cercles concentriques signifient les classes ontologiques de son être intensionnel.
L’erreur épistémologique qui fait rire ici nous révèle une opération socio-
culturelle dont le fonctionnement est disjoint, et que l’on peut aussi restituer en tant
queconjonction: parler est non seulement reconnaître l’altérité d’unêtre, mais c’est
projeter sur ce dernier une intension, notamment une synthèse idéelle des abstractions
représentant uneintentionnalité conscientepertinemment attentive — ainsi appelée
parce qu’ayant la volonté et la compétence spirituelle pour interpréter la
communication. Si reconnaître un autre — non seulement du point de vue de
l’altérité de son être physique mais aussi selon son identité immatérielle — fait partie
des transactions sociales les plus simples, nous pourrions conclure que ce paradigme
comique est parmi les situations ridicules fondamentales, grâce à sa simplicité :
conférer une identité (en projetant un objet intensionnel général) à une entité qui ne
peut soutenir une telle projection, parce que la grammaire intensionnelle ne lui
permet pas d’exemplifier l’identité générale en question.Ici l’objet intensionnel
général peut évidemment être n’importe quelle foncteur socio-culturel construit. Si
l’on renverse la formule métaphorique de Bergson (1912 : 10), il semble être proche
de notre modèle : il s’agit presque de « plaquer duvivant sur dumécanique».
Ce modèle explique l’esprit comique, admettons-le très subtil, du soliloque
d’Almaviva, et en partie, de celui de Figaro. En partie? Effectivement — car une
lecture attentive de l’entrée de Figaro nous dévoile, comme dans la tradition
58
shakespearienne la plus pure, l’augmentation, encrescendo, de ce même paradigme
de la désintensionutopophile: tantôt implicite (scène i), ensuite explicité par
l’optique d’un témoin potentiel (l’entrée de Figaro), maintenant multiplié (Figaro
répète cet acte), le comique essentiel de la situation est de plus en plus évident.
Examinons : le barbier, exactement comme c’était le cas chez le comte,
s’introduit par le biais d’un soliloque ; en plus il s’agit maintenant d’un locuteur qui
« ignore » non seulement la contradiction inhérente à sa situationper se, mais qui
se montre inconscient d’une présence humaine qui l’explicite. On observe davantage
que Figaro — contrairement à un comte qui ne faisait ques’adresser à un néant —
continue d’augmenter le degré d’explicitation de ce même paradigme comique, en
se parlant à la fois en situation logiquement inconséquente, et — parce que respec-
tant une forme intensionnellement étoffée — de manière culturellement valorisée,
grâce au chant. Car chanter est non seulement représenter, et jouer, c’est aussi
s’imaginer un jeu dont les « règles » supplémentent celles normalement impliquées
par l’acte social de parler.8 Ceci implique alors l’acte de respecter les formes et les
usages purement culturels d’un genre de communication investi de dimensions
esthétiques, idéologiques et emphatiques — à savoir leversde lachanson:
SCENE II : FIGARO, LE COMTE, cachéFIGARO, une guitare sur le dos attachée en bandoulière avec un large ruban : ilchantonne gaiement, un papier et un crayon à la main. —
Bannissons le chagrin,Il nous consume :
Sans le feu du bon vin,Qui nous rallume,
Réduit à languir,L’homme, sans plaisir,Vivrait comme un sot,Et mourrait bientôt. [I,ii : 50]
8 ConferHomo Ludens, dans lequel Huizinga (1950) étudie le concept du jeu à l’aide de nombred’exemples amusants. Nous en reparlerons.
59
Bref, on voit non seulement que le vide que crée l’absence d’interlocuteur connu se
voit évacué davantage — par sa mise en relief contre un interlocuteur réel — mais
en même temps, nous appréhendons la croissance et la cristallisation renforcée du
geste socio-culturel qui se destine à ce néant. Effectivement, comme Rabelais le
remarqua, les vers constituent une sorte d’articulation plus « cultivée » que la prose,
grâce aux formes culturelles qu’ils respectent.
Le paradigme de la « désintension utopophile » est donc augmenté par sa
récapitulation par Figaro. Mais cela n’est pas le seul élément de cecrescendo— car
tout au long de l’amplification de cette mélodie de la désintension utopophile nous
Figure 1.6 : la désintension exogène elliptique
devenons de plus en plus conscients d’un contrepoint : il s’agit de l’introduction
d’une autre structurepresque inverse — car si projeter un statut intensionnel
(implicitement humain) là où il n’a pas lieu d’être constitue une contradiction dans
la métalogique mixte des états de choses culturels (et donc sémiotisés), le contraire
amuse grâce au contraire de la dysfonction (voir la figure 1.6) : ici pourtant il s’agit
60
du fait qu’on néglige de reconnaître et de projeterune intension sur le sujet
transcendantal d’un personnage qui en constitue « en fait » une figurativisation
pertinente. C’est ce qui a lieu lorsque la présence d’un Almaviva caché explicite la
désintension comique opérée par la disjonction que réalise Figaro dans son « pseudo-
soliloque ».9 Dans la dernière illustration, nous empruntons au langage symbolique
électronique, dans lequel l’absence de contact d’un circuit avec un autre est
représenté par une intersection dont l’une des lignes « saute au-dessus » de l’autre
— ce qui signifie ici que la conception socio-culturelle projetée par le sujet
transcendantalsi* sur son milieu réalise une ellipse par rapport à une intension que
nous voyons comme pertinemment manifestée chezsj*. En plus, puisqu’il s’agit d’une
erreur par rapport à la perception del’autre, nous la qualifions d’exogène(gr.
γενεσις, « origine »,εξ « extérieur »), relativement au sujet qui se trouvefautif.10
Ainsi nous avons vu dans la seule syntaxe intensionnelle des deux premières
scènes duBarbier la manière dont se réalisent les deux paradigmes comiques peut-
être les plus simples, et comment le ridicule se manifestant implicitement peut être
explicité, non seulement du côté du geste comique (dont ledegré de définition
augmente) mais aussi dans le contexte de la situation ambiante (dont l’accueil
inhospitalier, l’incongruité, vis-à-vis du geste se multiplie).
9 Nous verrons que ces deux paradigmes constituent ensemble l’essentiel de l’esthétique dudéguisement comique : celui-ci fait rire en invoquant dans l’esprit du public l’un ou l’autre de cesparadigmes, ou les deux — lorsqu’un déguisement réussit à tromper, c’est qu’un récepteur quelconquereconnaît dans le déguisé une modalité intensionnelle, une identité, qui ne lui appartient pas, ou, aucontraire, manque d’en reconnaître une qui lui appartient pertinemment mais qui est caché.
10 Dans cette illustration nous avons réduit le paradigme à sa forme la plus simple ; en réalité ils’agit dans ce cas d’une double-ellipse, car la non reconnaissance del’être physiquede l’autreaccompagne et explicite celle de son identité culturelle, elle aussi ignorée de façon erronée. Nousaurions donc pu illustrer la flèche de l’élan interprétatif comme élidant aussi le cercle intérieur de sj
*.
61
Si Bergson a su, grosso modo, repérer une sorte de formule générale — qui
semble se référer à deux paradigmes rigoureusement distincts selon notre modèle —
nous sommes obligés, en examinant la sémantique de la chanson, de nous rappeler
une observation plus vénérable (et qui englobe la formule de Bergson) sur la nature
du comique, notamment celle de Socrate que nous avons déjà évoquée. Car Figaro,
en chantant, s’exprime non seulement de façon délibérée (il commente consciemment
son rôle d’auteur en le pratiquant) mais aussi inconsciemment (il révèle à travers la
chanson son autoportrait et, de façon « inattentive », réalise une sorte decaricature
implicite de sa propre personne, notamment de son hédonisme « extrêmement
ibérique ») — ce qui ne manque pas de rappeler l’hypothèse socratique du ridicule,
quoique sa manifestation soit ici très atténuée :
Jusque-là ceci ne va pas mal, hein, hein!
...Et mourrait bientôt,Le vin et la paresseSe disputent mon coeur...
Eh non! ils ne se le disputent pas, ils y règnent paisiblement ensemble...
Se partagent... mon coeur. [I,ii : 50]
Pour ce qui est de la nature et du fonctionnement du comique de la caricature ce que
nous avons déjà observé doit suffire pour le moment — nous y reviendrons une fois
que les nuances de notre modèle seront élaborées de façon à nous permettre d’en dire
davantage. Ce qui nous concerne ici est plutôt la manière dont advient soudainement
la possibilité que le public, dès la première « intervention » en prose qu’il
appréhende, est surpris d’apprendre qu’il ne s’agit pas tout simplement d’un chanteur
62
« articulant la parole d’autrui en son nom propre »11 mais au contraire d’une
instance créatrice créant in flagrante delicto, et en ce sens qui parle aussi au nom
d’une «autre première personne». Cette observation est importante : elle signifie
que les huit premiers vers de la chanson sont interprétés d’abord selonunemodalité
d’énonciation (une représentation spontanée surprise par un autre, caché) — et
ensuite selon une autre — le public ré-interprète les sens de la situation, comme
Almaviva a dû le faire en se rendant compte qu’il n’était plus seul, d’après une
nouvelle information. En d’autres termes, la conscience socio-culturelle du public est
directement impliquée dans le jeu, comme l’est celle de Figaro et du comte, et la
mise en scène des « consciences socratiques » se voit subvertie encore plus au
moyen de ce que l’on appelle en philosophie analytique une « réécriture
orwellienne »12 de la perception à la base des Gestalten socio-culturelles de
l’articulation. Le spectateur se voit « taquiné » par uneconstruction inventée par
l’imagination d’un auteur— grâce à la multidimensionnalité paradigmatique des
structures présentes ; un réseau de structures intensionnelles en conjonction
« correcte » est devenu « faux » et une projection appropriée se voit transformée,
sans qu’elle change en soi, en disjonction utopophileexogène par rapport au public.
De plus, cette nouvelle dimension du « dialogue monologué » n’est plus
désormais simplement implicite (la moitié de la « conversation » s’articulant) mais
11 Cf. Übersfeld,Lire le théâtre, p.7.
12 Pour apprécier la théorie que représente cette métaphore — selon laquelle une perception estentièrement réalisée et ensuite abandonnée en faveur d’une autre qui la remplace (cf. la théorieconcurrente de la « suppression stalinienne » de la première image avant qu’elle ne soit réaliséeentièrement) — il convient de consulter l’oeuvre du philosophe D.C. Dennett, notammentContent andConsciousness(1969),Brainstorms(1978) etConsciousness Explained(1992).
63
explicite — deux « voix différentes » se débattent autour d’une question d’ordre
philosophique et esthétique : le locuteur « des vers » s’exprime dans un contexte
esthétique spontané, tandis que « l’autre », « le critique prosaïque », semble parler
pour commenter ce qu’il « observe » chez le premier. De cette façon la « voix
interruptrice » réalise en même temps unerelativisation de l’actecérémonialqui
consiste à chanter. En effet, si cette interruption de l’énoncé poétique chanté nous
paraît comme une discontinuité brusque, c’est que nous sommes sensibles à
l’existence d’uneintension éphémèremanifesté chez le chanteur et que l’on pourrait
qualifier de « statut spécial » qui, selon la métalogique culturelle de l’interprétation
publique, interdirait toute interruption non par prohibition explicite mais moyennant
une sorte d’enchantement subjectif, un tabou. Alors l’intervention de « l’autre » voix
qui parle en prose nous apparaît comme une rupture presque brutale, et nous sommes
amusés encore par une manifestation du paradigme de la désintension elliptique, car
« l’autre » Figaro qui intervient subvertit les rôles complémentaireschanteur-
audience, tout en continuant paradoxalement de manifester la « négligence » qui
consiste à adresser une parole à soi-même, acte comique qui est, toujours de façon
amusante, surpris par un comte caché.
Il est donc clair que si un événement donné met en question laconscience-de-
soi d’un personnage (soit vis-à-vis del’autre), moyennant l’ignorance des modalités
intensionnelles qui relèvent de la situation, il s’agit en fait d’une classe entière de
paradigmes comiques susceptibles d’être explicités, enchâssés et répétés à plusieurs
reprises. Voilà ce qui se produit dans ces premières scènes, malgré le degré assez
faible de la première manifestation des paradigmes. La qualité atténuée du comique
64
réalisé par ces deux scènes ne compromet donc aucunement la manière dont ce
début, déjà doté généreusement de quiproquos subtils, établit la « franche gaieté »
de la pièce qui dispose le spectateur à « prendre conscience de la conscience-de-soi »
des personnages et ainsi à appréhender les subtiles disjonctions des structures
sociales qui se mettent en scène.
Revenons à la sémantique de la chanson de Figaro. Certes, il est pertinent
d’examiner celle-là en fonction du rôled’icône de Beaumarchaisqui s’investit dans
ce personnage ; selon cette optique, l’esprit bachique rappellerait la « liberté » de
l’esprit théâtral si cher au dramaturge, et l’image d’une vie sans vin correspondrait
peut-être au manque de joie de vivre chez les critiques et les censeurs, qui vivraient
certainement — aux yeux de Beaumarchais — une vie sans plaisir.
Ce genre d’interprétation s’avérerait cependant douteux — s’il ne s’intégrait
de façon harmonieuse avec la suite de la scène. Ici Figaro, dont la philosophie est
le reflet théâtral de celle de Beaumarchais, évoque explicitementune introspection
d’auteur face aux problèmes dupotentiel d’une réception défavorable:
Dit-on se partagent?... Eh! mon Dieu, nos faiseurs d’opéras-comiques n’yregardent pas de si près. Aujourd’hui, ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on lechante.(Il chante.)
Le vin et la paresseSe partagent mon coeur. [I,ii, p.50]
De façon paradoxale, ce faux duetto « Figaro-auteur / Figaro-critique » fait penser
à l’idée de l’ignorance de soi —γιγνωσκειν εαυτον— chez ses « collègues » de
l’opéra-comique ; si l’image de leur métier est pertinemment mise en doute par la
question de leur compétence linguistique, celle-là se voit directement relativisée, à
65
l’insu des écrivains en question, et sans que leur présence soit réalisée sinon dans
l’imaginaire intensionnel, par l’insuffisance de celle-ci. De plus cette remarque
mesquine ne manque pas d’évoquer la rivalité traditionnelle qui existait entre la
Comédie-Française et l’Opéra-comique — de sorte que le spectateur soit conduit à
imaginer lesidentitésdes deux camps, sans avoir besoin de les voir figurativisées,
et conçoit l’une comme réussissant à ridiculiser l’autre. Il paraît donc que cette
impossibilité de répondre durant le spectacle augmente la vulnérabilité de la victime,
qu’elle soit présente au théâtre ou non : lorsqu’unerègle socio-culturelleempêche
celle-là d’agirconcrètementen réponse, on observe effectivement l’avènement d’un
nouveau paradigme comiquecomposé— et que nous nommons pour l’instant le
« témoin muet » (nous y reviendrons).
Notre but ici n’est toutefois pas d’évaluer l’importancerelative des sens
diégétiques et extradiégétiques de ce passage dans le contexte social de l’époque ;
il nous suffit de montrer que le lecteur, en interprétant le texte selon notre protocole
de la signification décrit antérieurement, a la possibilité de construire tout un
kaléidoscope de sens possibles — non seulement selon divers contextes, maisd’après
plusieurs perspectives ontologiques à la fois. On évalue ici un seul énoncé — en
même temps — selon le caractère de Figaro, selon la relation de celui-ci avec son
milieu, selon la perspective de Beaumarchais, et de la pratique et de l’esthétique
rapporté par Figaro mais appartenant aux faiseurs d’opéras-comiques réels, et ainsi
de suite. Il semble effectivement que le spectateur soit chargé par la nature plurielle
des intensions du texte de tenir compte d’une multiplicité de structures
ontologiquement distinctes mais transcendantalement « emballées » par la structure
66
de surface — ce qui semble soutenir, encore, notre modèle du sujet transcendantal
et de ses intensions. Cette fécondité intensionnelle, loin d’obscurcir et de confondre
les structures de l’ouvrage, sert en effet à multiplier les possibilités comiques du
spectacle.
La scène continue à se développer en multipliant ces mêmes mécanismes. De
nouveau, l’analyse sémantique de la chanson de Figaro doit tenir compte de la
manière dont la ballade participe à la caractérisation du personnage ; si nous avons
trouvé plaisante la manière dont celle-ci brosse le portrait d’un homme
« démesurément dionysien », l’allegria de cette image ne peut qu’être augmentée par
le fait que Figaro ignore la présence d’un autre (une modalité temporaire mais
pertinente quand même). Le barbier semble ignorer également la manière dont sa
gaieté semble réaliser une caricature de son caractère, de sonWeltanschauung. Cette
observation semble peut-être subjective, mais rappelons-nous combien, pour pouvoir
rire d’un personnage qui semble s’ignorer («γιγνωσκειν εαυτον » selon le terme
socratique), on a besoin deconnaîtrecelui qui nous paraît dans l’erreur — car c’est
par rapport à notre connaissance de l’identité en question que nous avons la
possibilité de réaliser un jugement très subtil sur sa propre connaissance-de-soi. Ici
l’auteur brosse un portrait plus étoffé de Figaro en se moquant de façon théâtrale, à
travers ce personnage (un barbier qui veut imiter les vrais auteurs), de son propre
métier d’écrivain. Nous remarquons ici la spontanéité insouciante de Figaro d’une
part et l’esprit délibéré du projet extradiégétique de Beaumarchais de l’autre :
Je voudrais finir par quelque chose de beau, de brillant, de scintillant, qui eût l’aird’une pensée. (Il met un genou en terre et écrit en chantant.)
Se partagent mon coeur.
67
Si l’une a ma tendresse...L’autre fait mon bonheur.
Fi donc! c’est plat. [...] Il me faut une opposition, une antithèse [...] Eh! parbleu, j’ysuis! [...] Fort bien, Figaro!... (Il écrit en chantant.)
Le vin et la paresseSe partagent mon coeur;Si l’une est ma maîtresse,L’autre est mon serviteur,L’autre est mon serviteur,L’autre est mon serviteur.
Hein, hein, quand il y aura des accompagnements là-dessous, nous verrons encore,Messieurs de la cabale, si je ne sais ce que je dis. (Il aperçoit le Comte.) J’ai vu cetabbé-là quelque part. (Il se relève.) [I,ii : 51]
Cette référence aux censeurs (dont certains aristocrates) actifs contre l’auteur en fin
de XVIII e siècle — notamment « le Journaliste de Bouillon », « les Gens de lettres »,
le Censeur Marin et la « Critique » évoqués dans laLettre modéréequi préface
l’édition en quatre actes de 1774 — ne manque pas de déclencher ce nouvel effet
comique que nous avons appelé le « témoin muet » : si le spectateur voit que le
spectacle de la pièce est évidemment une affaire entièrement publique, il ne peut
qu’imaginer que ces mêmes « Messieurs », qui n’ont aucun droit de répondre ni dans
le contexte du spectacle en train de se dérouler ni dans celui du monde imaginaire
de la Séville qu’il dépeint, sont forcés de se considérer « absents » par rapport au
Beaumarchais qui se moque d’eux à travers Figaro ; absence qui ne fait qu’expliciter
leur « ignorance » apparente, leur « inconscience », d’un coup dont la pertinence
exige pourtant une réponse. Donc si ce petit « attentat » réussit à l’amuser, le
spectateur se représente dans l’esprit une conscience des deux paradigmes que nous
avons vus, ici emballés ensemble en forme composée — car tout censeur présent au
théâtre, s’il se voit clairement impliqué, doit cependant s’effacer devant
l’apostrophe ; en effet,reconnaîtrel’insulte offerte par un personnage signifierait,
68
dans la perspective extradiégétique d’une part, se mettre en colère contre une création
imaginaire, réalisant ainsi un acte ridicule — une désintension utopophile ; d’autre
part,ne pas « reconnaître »l’insulte serait, dans l’ontologie de l’univers imaginaire
de Figaro, ne pas réussir à appréhender une réalité intensionnelle pourtant vérifiée
par le rire du public : on s’est laissé ridiculiser. Nous avons donc la possibilité
d’abstraire de ce procédé théâtral du « témoin muet » la manière dont le dramaturge
met sa proie, les Messieurs en l’occurrence, en « échec ontologique », comme
lorsqu’un Chevalier est déplacé pour menacer à la fois la Reine et le Roi de
l’adversaire au jeu d’échecs : aucun recours n’existe, et la même possibilité d’en
chercher une est éliminée. L’aspectthéâtral de ce coup de génie de Beaumarchais
consiste donc en l’application en multiplicité ontologique d’un mécanisme comique
qui, comme on le verra, s’emploie le plus souvent entre les personnages (celui qui
ment est soumis par exemple au chantage incontournable par celui qui surprend le
mensonge). En somme, il est déjà clair que dans la comédie, les intensions de la
parole sont au moins aussi pertinentes que les extensions que la sémiotique a
l’habitude d’examiner.
La fin de ce « dialogue en soliloque » n’est ni l’entrée ni la sortie d’un
personnage — c’est la prise de conscience mutuelle par Figaro et Almaviva de la
présence de l’un et de l’autre. Le barbier, qui ne craint pas la possibilité que l’on
surprenne sa « conversation » (il n’a rien à cacher, pour l’instant) saute directement
depuis la reconnaissance d’un autre à la question de savoirqui estcet autre. Nous
notons qu’il y projette une intension, une identité, que nous « savons être fausse » :
« J’ai vu cet abbé-là quelque part ». C’est la première réalisation des fins
69
extradiégétiques de la comédie : donner lieu à des quiproquos qui amusent en
fonction de la désintension exogène à la fois elliptique (Figaro ignore l’identité
« réelle ») et utopophile (il reconnaît chez l’autre une intension « inexistante »). Le
comte est donc déguisé, comme on le savait. Le héros, lui, semble reconnaître plutôt
le caractère, et non la figure, de l’autre : « Cet homme ne m’est pas inconnu! »
« Bravo » donc encore pour l’efficacité du dramaturge : un esprit comique
établi dès le premier moment déjà cède enfin la place à une première conséquence
concrète du déguisement d’Almaviva, un effet comique dû à un quiproquo et qui, de
façon significative, fait avancer l’intrigue, en réalisant la rencontre qui la lancera :
LE COMTE. — Cette tournure grotesque...
FIGARO. — Je ne me trompe point ; c’est le Comte Almaviva.
LE COMTE. — Je crois que c’est ce coquin de Figaro.
FIGARO. — C’est lui-même, Monseigneur.
LE COMTE. — Maraud! si tu dis un mot...
FIGARO. — Oui, je vous reconnais ; voilà les bontés familières dont vous m’aveztoujours honoré. [I,ii : 52]
En examinant l’ensemble de cette rencontre, nous observons combien il est amusant
de voir s’établir et s’étoffer les vraies identités, processus qui ne met en relief les
« erreurs » comiques qui consistait à les méprendre. Aussi nous notons que ces deux
personnages, avant d’entrer en « contrat concret » pour réaliser un « stratagème »
destiné à aider le comte, « négocient » en situation de « contrat potentiel » qui révèle
de manière profonde, et amusante, chacune des différences spirituelles non seulement
entre les identités des deux hommes (des projections particulières d’objets
intensionnels) mais entre leurs classes sociales (des objets intensionnels généraux
70
susceptibles d’être projetés). Cette adéquation, comme nous l’avons déjà signalé,
réalise la possibilité de commenter et de ridiculiser la société contemporaine,
processus que Beaumarchais lui-même avait appelé « divertir en corrigeant », se
rappelant le mot de Molière, auteur duTartuffe, selon lequel « la comédie est un
poème ingénieux qui, par des leçons agréables, tend à reprendre les défauts des
hommes ».
Le spectateur sent tout de suite comment le dramaturge insinue, dans le
« duel d’esprit » qui suivra, la reconnaissance d’une hiérarchie d’une part, et
paradoxalement, un échange de défis d’autant plus légers qu’ils sont, au fond,
affectueux. Ici l’auteur nous révèle, au moyen d’un jeu consenti et mutuel, que la
relation est caractérisée par une certaine intimité — et que chacun, dès les premiers
moments de l’entretien, s’avère être en quelque sortel’exemple et le porte-parolede
son milieu social et de son identité, non seulement de façon absolue — chaque classe
a des traits qui semblentse décrireeux-mêmes — mais aussi de manièrerelative—
car la classe de l’un se définit en grande partie par rapport à l’autre. Ici, si Almaviva
taquine un Figaro bon-vivant, celui-ci continue à jouer le rôle mythique du « pauvre
homme commun » — comme pour se protéger contre le pouvoir des « grands », tout
en espérant provoquer de la pitié, voire de la générosité. On note l’ambiguïté de ces
identités, qui semblent être vraies tout en subissant une mise en question, voire une
accusation implicite d’hypocrisie, l’une par l’autre :
LE COMTE. — Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras...
FIGARO. — Que voulez-vous, Monseigneur, c’est la misère.
LE COMTE. — Pauvre petit! Mais que fais-tu à Séville? Je t’avais autrefoisrecommandé dans les Bureaux pour un emploi.
71
FIGARO. — Je l’ai obtenu, Monseigneur, et ma reconnaissance...
LE COMTE. — Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que jeveux être inconnu?
FIGARO. — Je me retire.
LE COMTE. — Au contraire. J’attends ici quelque chose ; et deux hommes quijasent sont moins suspects qu’un seul qui se promène. Ayons l’air de jaser. Eh bien,cet emploi? [I,ii : 52-53]
De manière évidente les formules d’adresse employées par ces hommes pourse dé-
signer l’un et l’autre de façon identique — au singulier de la deuxième personne —
se distinguent cependant pour ce qui est de leur fonction designifier leurs identités
— car si d’une part le tutoiement s’adresse directement à l’être humain qu’est Figaro,
le voussoiement de l’autre par celui-ci nedésigneAlmaviva qu’en signifiant son
identité socio-culturelle : ainsi le « vous », le « Monseigneur » et le « Votre Ex-
cellence » se référeraient plutôt austatutdu comte qu’à sa personne.
Voilà les premiers détails de l’être culturel qui caractérise et détermine
l’interaction entre ces deux personnages — notamment en concrétisant lesrelations
par rapport auxquelles le comique du débat spirituel se réalise; si leurs rôles
sociaux se voient « compromis » et subvertis par l’esprit badin de la conversation,
c’est que le caractère particulier de l’un semble mettre en question, de plusieurs
façons, l’identité culturelle de l’autre. Spécifiquement, le comte abandonne une partie
de ce que sa noblesse semblerait exiger en politesse, se permettant d’évoquer,en
guise d’observation objective par rapport à la possibilité de reconnaître l’autre, un
aspect corporel de Figaro, à savoir son embonpoint : « Te voilà si gros et si gras ».
Cette observation est importante, parce qu’elle montre commentl’emploi d’une
logique objective(reconnaître un être physique d’après ses propriétés) sert àdéguiser
72
l’intention railleusequi consiste à évoquer, de façon culturellement valorisée comme
non complimenteuse,le corpsde son interlocuteur. Le comte réalise ainsi une paire
d’antithèses parallèles qui, implicitement, subvertissent la métalogique culturelle
d’une rencontre polie entre deux personnes qui se connaissent : si la supposée
« logique objective » semble compromettre les formules rituelles de politesse que les
usages sociaux exigeraient, lecorpsd’une personne n’est pas le premier aspect de
l’autre « qu’il convient » de reconnaître selon la culture des interlocuteurs — que
celle-ci soit vue comme étant espagnole, française ou simplement « occidentale ».
Cette réplique d’Almaviva nous permet, à elle seule, d’identifier une nouvelle
observation d’ordre théorique : ce qu’il y a de naturel chez l’être humain — son
corps en l’occurrence — peut être articulé de façon à ce qu’il compromette un aspect
culturel d’un événement — une identité sociale qu’il conviendrait de reconnaître, ou
une forme de politesse qu’il faudrait respecter — de sorte que l’on se rende compte
d’une classe entière de paradigmes comiques, notamment la désintension (la
compromission intensionnelle) du culturel par le naturel — ce que nous appellerons
désormais ladéculturation,13 et que nous distinguons de larelativisation, elle, un
type de désintension attribuable à la compromissiond’unestructure culturelle parune
autre elle aussi culturellement construite mais contextuellement incompatible avec
la première. Nous en reparlerons.
13 La déculturationregroupe entre autres le comique grossier, sexuel et morbide, tandis que larelativisation, dont l’exemple paroxystique se manifeste dans lacomédie des manières, comprend lemot d’esprit, le cynisme, et tout effet comique dû, comme on le voit dans lesLettres persanesdeMontesquieu, à une disjonction interculturelle ou intraculturelle. Selon notre terminologie, ladésintension est donc un terme plus général comprenant les deux concepts décrits ici, car ce termegénéral inclut ce qu’il y a de commun dans les deux phénomènes : la dégringolade d’un ou deplusieurs objets intensionnels face à un problème d’ordre paradigmatique.
73
Revenons à la manière dont l’apparentelogique objectiveà laquelle recourt
le comte — qui abstrait une propriété corporelle de Figaro, et en la mettant en relief,
le désigne pour s’en moquer — crée un « faux prétexte » qui prétend justifier et
déculpabiliser le faux pas qui consiste à évoquer gratuitement le poids d’une
personne obèse. Ici il s’agit, encore, d’une forme de déguisement : car si nous avons
postulé que la conscience socio-culturelle d’un sujet transcendantal s’accompagne
nécessairement d’unevolontéqui serait en quelque sorte lesoufflequi la fait vivre,
le concept même de l’identité doit ici être élargi pour pouvoir comprendre toute
manifestation culturellement pertinente de cette intentionnalité-conscience, qu’il
s’agisse ou non d’emprunter à la culture ambiante une identité archétypique qu’on
peut projeter. En d’autres termes le comte déguise sonintention moqueuse, sans
adopter en aucun sens une identité permanente et reconnaissable telle celle du clown,
du fou etc. Il s’agit d’uneposture momentanée— aussi celle-ci, parce qu’elle
participe aux intensions générant le comique de la situation, se compte néces-
sairement parmi les modalités de l’être intensionnel que nous avons postulées comme
véhiculant le comique. Ce qui veut dire que nous allons devoir, en analysant le
comique de façon rigoureuse, tenir compte de la distinction conceptuelle qu’identifie
Ricoeur (1990 : 12-13) entre l’identité-idemet l’identité-ipse— celle-ci étant,
comme la posture du comte, éphémère, celle-là, comme le titre et le nom d’Alvaviva,
permanente. Cette nuance a son importance : si ces deux formes d’identité participent
du comique, on ne peut plus guère mettre en question la manière dont l’intensionnel,
l’identité, apparaît comme étant l’institution anthropologique dont le
dysfonctionnement est la source du comique.
74
De manière significative, nous noterons que l’aspect humoristique de la
remarque du comten’est pas vraimentvoilé par le prétexte qui l’a générée : ce
« déguisement » n’est pas, en un sens, fait pour « réussir » — au contraire il se
compromet lui-même. En effet, ni Almaviva ni Figaro ne sont inconscients du fait
que la posture adoptée s’avère « insincère » — car le comte veut que Figaro
comprenne qu’il entendautre chosequ’une explication de la raison pour laquelle le
comte n’avait pas tout de suite identifié son ancien valet — Almaviva veut
certainement que celui-ci remarque la moquerie, et qu’il comprenne qu’il s’agit en
fait d’une accusation — selon laquelle les « plaintes » que Figaro est supposé avoir
toujours avancées, vu sa position sociale peu enviable, sont mal fondées. La réponse
de Figaro est très intéressante : il continue le jeu des « déguisements échoués »,
comme pour reconnaître que le comte a raison, comme pour se moquer de lui-
même : « Que voulez-vous, Monseigneur, c’est la misère ». Ici Figaro fait semblant
de se référer à son poids excessif comme étant quelque chose d’indésirable, un
malheur — ce qui constitue une « posture » qui déguiserait, de façondélibérément
défaillante, l’excellente situation financière dans laquelle Figaro se trouve
actuellement — et voilà le point que le comte semble vouloir remarquer, comme
pour désarmer toute tentative de la part de Figaro pour demander quoi que ce soit
de son ancien maître. Ceci contribue également à la « caractérisation » du barbier,
car le spectateur se voit capable d’identifier ce que les deux personnages savent être
vrai, le distinguant facilement de ce qu’ils considèrent tous deux comme étant
mensonge : Figaro apparaît donc comme un valet ayant été, antérieurement, rusé et
capable d’arlequinades picaresques destiné à lui procurer un peu d’argent.Ici, la
75
seule idée de ces stratagèmes mensongers se montre amusante, grâce à une
« réalisation imaginaire » des deux paradigmes de déguisement.
Le comte veut mettre fin à ceslazzi, mais non pas sans avoir le dernier mot :
« Pauvre petit! Mais que fais-tu à Séville? ». Figaro cependant reprend assez vite son
jeu, qui a l’air presque amical, même s’il véhicule une possible moquerie subtile de
son ancien maître, grâce à la manière dont il semble minimiser l’effet de l’influence
que possède ce dernier ; le barbier reprend sa « farce larmoyante », et cherche à
amuser le comte enfeignant de se plaindre. Nous nous rappelons qu’il ne continue
à parler que parce que le comte veut paraître « moins suspect » :
FIGARO. — Le Ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence,me fit nommer sur-le-champ Garçon Apothicaire.
LE COMTE. — Dans les hôpitaux de l’Armée?
FIGARO. — Non ; dans les haras d’Andalousie.
LE COMTE, riant. — Beau début! [I,ii : 53]
Outre le fait que Figaro peut vouloir se moquer un peu — vus les résultats de la
recommandation — nous remarquons que le comique de ce passage réside en la
projection sur l’identité de Figaro de celle de « Garçon Apothicaire ». Nous
comprenons qu’il s’agit là d’un poste assez respectable, à première vue, pour un
homme du peuple sans grande formation. Nous avons cependant l’impression de
cerner la structure d’une « blague » de style oral — car la juxtaposition de ce Figaro
paresseux et bon-vivant avec une institution socio-culturelle, si modeste soit-elle
enfin, semble appeler une certaine chute, vu l’instabilité évidente de la projection ou,
en d’autres termes son incompatibilité avec le Figaro que, déjà, nous connaissons.
Le comte, comme ravi d’apprendre que Figaro a eu le poste, semble vouloir étendre
76
ses espérances — « Dans les hôpitaux de l’Armée? » — mais la réponse de Figaro,
encore au moyen d’une déculturation opérée par une image corporelle, détruit la
projection qu’était l’image de lui-même dans ce poste : « Non ; dans les haras
d’Andalousie. » De manière fascinante, le fait que cette région est depuis longtemps
connue pour la qualité de ses chevaux d’Arabie semble ajouter à la clarté de la
synthèse intellectuelle que le spectateur se voit presque involontairement mené à
opérer : l’image d’un Figaro dont l’emploi est, à la limite, de faciliter la copulation
d’étalons avec des juments dans une étable andalouse. C’est cette image qui
compromet la possibilité même de projeter sur Figaro une identité « honorable »,
telle celle que lui aurait attribué un bon nouveau poste. Sur le plan extradiégétique,
il n’est pas sans pertinence que ces références à une Espagne réelle serait
probablement en mesure d’augmenter l’amusement senti par le spectateur français
de la comédie : si des acteurs français représentent, à Paris, des supposés Espagnols,
chaque mise en relief de ce « déguisement » doit contribuer à l’espritthéâtralde la
pièce, en mettant en évidence, encore, desidentitésévidemment irréelles.
Ce jeu des identités nationales est repris aussitôt, même si la suite semble
plutôt mettre en question la compétence de Figaro par rapport à son emploi :
FIGARO. — Le poste n’était pas mauvais ; parce qu’ayant le district despansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecinesde cheval...
LE COMTE. — Qui tuaient les sujets du Roi!
FIGARO. — Ah! Ah! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont pas laisséde guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats. [I,ii : 53-4]
L’amitié que partagent les personnages se montre ici réelle, malgré leurs états
sociaux distincts : Figaro avoue ses mensonges, ses ruses et même des « crimes »
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qui risquerait de le mettre en difficulté si découverts par d’autres autorités. Or
l’explication qu’il offre au comte — « il n’y a point de remède universel » — entre
dans le cadre des « mensonges transparents » qui constitue le jeu humoristique que
se jouent les deux hommes. L’humour de l’histoire que raconte Figaro est encore
attribuable à la manière dont ses actes, même saisis en tant que mémoires,
compromettent la valeur intensionnelle, l’identité, qu’il était censé adopter en tant
que Garçon Apothicaire. En plus, si les Galiciens, les Catalans et les Auvergnats sont
souvent, au dix-huitième siècle, l’objet de ridicule (cf. les histoires Belges dans la
France contemporaine) — la prétention selon laquelle ces hommes ont été guéris par
des médicamentsde cheval n’est pas sans signification quant à l’intelligence
supposée des hommes de ces nations. A nouveau, l’implication qu’ils sont
physiologiquement homologues aux chevaux opère ce que nous avons appelé une
déculturationdes identités sociales de ces personnages. Ensuite il n’est pas étonnant
que ce Ministre ait fini par congédier ce « maraud » :
LE COMTE. — Pourquoi donc l’as-tu quitté?
FIGARO. — Quitté? C’est bien lui-même ; on m’a desservi auprès des Puissances.L’envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide...
LE COMTE. — Oh grâce! grâce, ami! Est-ce que tu fais aussi des vers? Je t’ai vulà griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.
FIGARO. — Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on arapporté au Ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets àChloris, que j’envoyais des énigmes aux Journaux, qu’il courait des Madrigaux dema façon ; en un mot, quand il a su que j’étais imprimé tout vif, il a pris la choseau tragique, et m’a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l’amour des lettres estincompatible avec l’esprit des affaires.
LE COMTE. — Puissamment raisonné! et tu ne lui fis pas représenter...
FIGARO. — Je me crus trop heureux d’en être oublié ; persuadé qu’un Grand nousfait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal. [I,ii : 54-55]
78
Et voilà la reprise de la « lutte des classes » que représente, de façon légère, le
personnage du barbier.
Un autre aspect significatif de cette scène est celui du cadre de référence
extradiégétique, celui du contexte social du monde de Beaumarchais : ici encore
Figaro semble constituer l’icône d’un Beaumarchais que les censeurs pour la plupart
aristocrates avaient critiqué dans les mêmes termes (Pavis, 1975, 1985). Il s’agit
encore d’un paradigme ontologiquement multiple (ou à plusieurs sortes d’intension,
comme le dirait Martin) qui fait en sorte que tout critique ayant visé Beaumarchais
et s’étant présenté au théâtre se verrait ridiculisé par le personnage de Figaro, et en
plus, parce qu’étant dans l’impossibilité de contre-attaquer, serait contraint de « ne
pas se reconnaître » en butte au ridicule. C’est d’ailleurs pour cette raison que
Beaumarchais peut, en se cachant derrière la fiction théâtrale, se permettre de
représenter un personnage qui « fait l’apologie » humoristique de la classe populaire,
aux dépens des nobles, ce qui était à cette époque assez osé :
LE COMTE. — Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu’à mon service tu étais unassez mauvais sujet.
FIGARO. — Eh! mon Dieu, Monseigneur, c’est qu’on veut que le pauvre soit sansdéfaut.
LE COMTE. — Paresseux, dérangé...
FIGARO. — Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets? [I,ii : 55]
Cette « lutte des classes » allègre continue à ponctuer la scène, et de temps en temps,
le reste de la pièce — et constitue ainsi un autre exemple, exceptionnel chez les
membres de la société « des héros », de la tendance selon laquelle la pièce ridiculise
les structures sociales, et en plus,la structure sociale.
79
Ensuite le dramaturge, toujours actif dans son projet d’augmenter et de
multiplier les modalités comiques de la comédie, comme un Bach dont le goût des
modulations et contrepoints se manifeste sans cesse dans une fugue élégante,
introduit une nouvelle dimension intensionnelle, elle aussi habilement préparée par
la première scène du spectacle : le réveil de la maison de Bartholo, où Rosine se
trouve emprisonnée. De façon amusante, le comte remarque ce commencement
d’activité matinale avant que le spectateur n’entende quoi que ce soit dans la maison.
Regardons la manière dont l’auteur intègre ici dans des structures comiques banales
un esprit « moderne » psychologiquement nuancé : pendant que Figaro parle, ainsi
que le comte lui a demandé de le faire, Almaviva n’arrive pas à y consacrer toute
son attention, distrait parce qu’il pense à Rosine. L’auteur ne manque pas cette
occasion d’embrouiller, comme symptôme d’un esprit égaré par l’amour, la
grammaire de la scène :
LE COMTE, l’arrêtant. — Un moment... J’ai cru que c’était elle... Dis toujours, jet’entends de reste.
FIGARO. — De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talentslittéraires; et le théâtre me parut un champ d’honneur...
LE COMTE. — Ah! miséricorde! [I,ii : 55]
Ensuite, pendant la prochaine réplique de Figaro, la didascalie nous signale que «le
Comte regarde avec attention du côté de la jalousie». De façon impressionnante,
l’auteur réalise ici, avec un naturel admirable, un effet comique dû à l’inattention —
et cela, sans déterminer si Figaro se rend compte de la véritable raison de
l’interjection du comte, ni si celui-ci suit de près le discours de son interlocuteur.
C’est plutôt le soupçon, lapossibilité du malentendu qui évoque, chez les deux
80
personnages, les mécanismes comiques elliptique et utopophile, sans que ce soit pour
autant médiatisé de manière explicite : il est possible que l’on perçoive l’exclamation
d’Almaviva, qui ne cesse ensuite de regarder la fenêtre de son amante, comme
réaction à la parole de Figaro — « le théâtre me parut un champ d’honneur... » —
réalisant d’une part l’image d’une perception utopophile « projetant » sur le comte
l’expression d’une position qu’il n’a pas en fait, et qui semblerait déculturer
l’évocation philosophique du théâtre que nous offre Figaro ; d’autre part, il est
également possible que le comte, son attention étant ailleurs, ne fasse plus attention
à un Figaro qui, temporairement, semble parler encore une fois à lui-même, en
projetant sur son « récepteur inactif » l’identité-ipse d’une intentionnalité-conscience
pertinemment attentive, ce qui ne serait plus le cas, générant ainsi le stimulus
paradigmatique du comique utopophile, chez l’un, et elliptique, chez l’autre. Comme
c’était le cas dans la scène deux, ici la présence évidente du comte, ainsi que la
manière dont celui-ci avait directement invité l’autre à « jaser »,explicitela synthèse
dans l’esprit du public des deux paradigmes comiques que nous avons vus, les
rendant plus facilement appréhensibles, plus « brillants », et aussi plus amusants. En
d’autres termes, la conscience socio-culturelle du comte est nettement mise en
question, et en conséquence, celle de Figaro l’est aussi. On voit donc qu’une
disjonction de la réalité intensionnelles’avère capable d’être contagieuse, démarrant
une réaction en chaîne qui opère la désintension d’autres identités. En plus, on
observe que le malentendu reprendles mêmes structures paradigmatiques que le
déguisement. Nous y reviendrons.
La suite de la scène reprend le motif de l’icône de l’auteur que représente
81
Figaro : celui-ci raconte à Almaviva comment on a vivement attaqué ses ambitions
littéraires, exactement comme si l’auteur voulait faire penser à sa propre vie ; ce jeu
théâtral remet donc en évidence la question ambiguë des perspectives ontologiques
— qui est-ce qui parle? au nom de qui? qu’est-ce qui est vrai ou faux? Ici une
Espagne fictive devient simulacre paradigmatique de la France de Beaumarchais :
FIGARO. (Pendant sa réplique, le Comte regarde avec attention du côté de lajalousie.)— En vérité, je ne sais comment je n’eus pas le plus grand succès, carj’avais rempli le parterre des plus excellents Travailleurs ; [...] Mais les efforts dela cabale...
LE COMTE. — Ah! la cabale! Monsieur l’Auteur tombé! [I,ii : 56]
Cependant Figaro, dont l’allégresse semble indestructible, montre comment sa
philosophie l’avait sauvé du désespoir. De plus, ce n’est pas sans amusement que le
public contemple l’apostrophe d’un Beaumarchais déguisé dans le personnage très
développé du barbier, qui ne voit naturellement pas combien il paraît « original » :
une caricature et un nouvel archétype à la fois. Le passage suivant nous le montre ;
Figaro vient de constater qu’il désirerait ultérieurement se venger contre ses critiques,
malgré la suffisance et la gaieté qui le caractérise :
LE COMTE. — Tu jures! Sais-tu qu’on n’a que vingt-quatre heures au Palais pourmaudire ses Juges?
FIGARO. — On a vingt-quatre ans au théâtre ; la vie est trop courte pour user unpareil ressentiment.
LE COMTE. — Ta joyeuse colère me réjouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t’a faitquitter Madrid.
FIGARO. — C’est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pourretrouver mon ancien Maître. Voyant [...] que la république des Lettres était celledes loups, [...] j’ai quitté Madrid, et, mon bagage en sautoir, parcourantphilosophiquement les deux Castilles, la Manche, l’Estremadure, la Sierra-Morena,l’Andalousie ; accueilli dans une ville, emprisonné dans l’autre, et partout supérieuraux événements ; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là ; aidant au bon temps,supportant le mauvais ; me moquant des sots, bravant les méchants ; riant de ma
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misère et faisant la barbe à tout le monde ; vous me voyez enfin à Séville et prêtà servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu’il lui plaira de m’ordonner.
LE COMTE. — Qui t’a donné une philosophie aussi gaie?
FIGARO. — L’habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d’êtreobligé d’en pleurer. Que regardez-vous donc toujours de ce côté?
LE COMTE. — Sauvons-nous.
FIGARO. — Pourquoi?
LE COMTE. — Viens donc, malheureux! tu me perds.(Ils se cachent.)[I,ii : 56-58]
La qualité « déguisée » de l’auteur, qui semble articuler pour ses propres fins la
parole du personnage Figaro, n’est qu’explicitée par la mention du mot « blâmé »
— car Beaumarchais lui-même l’a été en France, au sens juridique de l’époque :
privé de ses droits de citoyen suite à des plaintes avancées par ces membres de la
« cabale » qu’il s’agit de ridiculiser tout au long de la scène. De façon significative,
l’auteur ne permet pas du tout que sa mise en abyme par Figaro passe inaperçue ;
s’il joue la carte du déguisement pour sa valeur comique, il sait en même temps que
le public voit très pertinemment les multiples dimensions significatives du jeu.
La fin de cette scène constitue une sorte desermo mythicuslévi-straussien :
elle rappelle l’agon qui génère l’intrigue, et enchâsse la structure manifeste de la
pièce, tout comme chaque situation comique reprend sa structure immanente. Certes,
le comte, déguisé en « Lindor » pour être sûr que l’amour de Rosine soit « pour lui-
même », s’est mis dans une position difficile : il ne peut faire prévaloir son état
social sans se dévoiler — ce qui, comme on le verra, n’est possible ni dans le cas
de Rosine ni dans celui de Bartholo tuteur de cette dernière. Notre héros, qui guette
tout signe d’activité matinale chez son amante, ne veut donc pas être vu pour
l’instant, ce qui n’est pas sans conséquences comiques — car la difficulté et
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l’oppression auxquelles les héros font face ne peuvent qu’aboutir en ruses.
Rosine, pour sa part, et comme le début de la troisième scène le montre —
par le biais de la valeur intensionnelle de la Jalousie qui l’emprisonne — est plus
que dans la difficulté sur le chapitre de Bartholo. D’où la manière dont elle recourt,
en parfaite harmonie avec la structure du genre, à la ruse qui disjoint la modalité
actantielle du savoir, et partant, la réalité intensionnelle de l’univers scénique. La
scène suivante, si elle n’est pas comique en soi, le montre : elle n’existe que pour
générer des conséquences amusantes, et finit par être, exactement comme le
déguisement du comte qui dépend d’un prétexte, un artifice dramaturgique : si
Bartholo enferme Rosine, sur laquelle il a un pouvoir absolu, celle-ci ne peut agir
qu’au moyen de stratagèmes secrets.
Il semble effectivement que Beaumarchais, avant de faire valoir le potentiel
comique de la tension Rosine-Bartholo, voie la nécessité de justifier davantage ce
recours à des procédés « malhonnêtes » tout en complétant le schéma actantiel du
début de la comédie. Il réalise ce but en démontrant le degré auquel le médecin
semble « mériter » d’être trompé — en mettant en évidence la nature indésirable de
la relation presque guerrière qui existe entre ces personnages. Ici, tout en poussant
plus loin sa parodie de la société contemporaine au moyen de topoi communs et
ridiculisables, notre dramaturge reprend des archétypes qui relèvent de la tradition
du théâtre comique, et, de manière habile, renouvelle celle-ci tout en la respectant ;
si Bartholo est clairement le personnage le plus souvent raillé dans la pièce, c’est
précisément parce qu’il incarne, de manière caricaturale, ce qu’il y a de
culturellement établidans l’establishmentde la société contemporaine. En ce sens
84
la comédie s’avère un instrument, comme le dit Nietzsche, pourrenverser les icônes
de l’homme — car si Bartholo symbolise les structures sociales conservatrices (il ne
cesse d’évoquer « l’autorité ») il en constitue un portrait peu flatteur, et devient
l’icône de tout ce que vise l’auteur dans son entreprise de distraire en corrigeant. On
note d’ailleurs, dès la première réplique, le cri du coeur d’une pupille emprisonnée :
SCENE III. BARTHOLO, ROSINE. La jalousie du premier étage s’ouvre,et Bartholo et Rosine se mettent à la fenêtre.
ROSINE. — Comme le grand air fait plaisir à respirer! Cette jalousie s’ouvre sirarement...
BARTHOLO. — Quel papier tenez-vous là?
ROSINE. — Ce sont des couplets dela Précaution inutile, que mon Maître àchanter m’a donnés hier.
BARTHOLO. — Qu’est-ce quela Précaution inutile?
ROSINE. — C’est une Comédie nouvelle.
BARTHOLO. — Quelque Drame encore! quelque sottise d’un nouveau genre!
ROSINE. — Je n’en sais rien.
BARTHOLO. — Euh! euh! les Journaux et l’Autorité nous en feront raison. Sièclebarbare!...
ROSINE. — Vous injuriez toujours notre pauvre siècle.
BARTHOLO. — Pardon de la liberté : qu’a-t-il produit pour qu’on le loue? Sottisesde toute espèce : la liberté de penser, l’attraction, l’électricité, le tolérantisme,l’inoculation, le quinquina, l’Encyclopédie et les drames... [I,iii : 58-59]
L’auteur ne cesse d’expliciter la multiplicité ontologique des intensions de sa
comédie —la Précaution inutile, comme le spectateur doit le savoir, est le titre
original de la pièce que nous examinons. Ainsi l’esprit du public, comme notre
protocole d’analyse de la signification le constate, se voit activement mis à la
recherche de ce genre de signification métaphorique véhiculée par une théâtralité
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amusante. En effet Beaumarchais, maître dramaturge, comprend quesubvertir ses
propres structures dramatiquesest une manière excellented’en augmenter l’efficacité
comique. La conscience du spectateur étant ainsi attirée vers le contexte
contemporain, celui-là se voit, en opérant ce que nous avons décrit comme la
hiérarchisation des significations possibles, guidé vers les sens suivants : Bartholo,
qui évoque les Journaux et l’Autorité de façon complimenteuse, se transforme en
caricature de ceux-ci, et devient, grâce à des manipulations intensionnelles de la part
du dramaturge, l’instrument d’une moquerie permanente des « ennemis » réels que
la comédie vise à ridiculiser ; d’autre part, il se présente paradigmatiquement comme
figure de tout ce qu’il y a d’indésirable dans « l’establishment » contemporain :
l’autorité usurpée, privilèges imméritées, hypocrisie, etc. Lasociété de la vérité
culturelle qu’il représente est investie de valeurs qui font d’elle la cible parfaite du
ridicule — occasion que lasociété de la vérité naturelle, étant exclue des structures
du pouvoir, saisit avec enthousiasme tout au long des quatre actes du spectacle.
C’est en ce sens que l’auteur met en scène ensuite la première ruse inventée
par l’héroïne, manipulant la structure immanente de l’agon de façon à ce que tout
son potentiel comique soit réalisé : Rosine, qui n’a presque pas le droit de considérer
un membre de cette société qui l’opprime, réalise un effort pour donner le change
à Bartholo — ce qui nous dit qu’elle est consciente de la présence de « Lindor » ;
habilement, elle exploite des valeurs qu’elle ne partage pas — car la chanson, la
propriété du Maître de musique qu’emploie Bartholo, s’avère un objet que celui-ci
ne veut pas perdre, d’autant plus qu’il est très soupçonneux quant à la possibilité
même qu’il y ait contact entre « sa » Rosine et le monde extérieur :
86
ROSINE. (Le papier lui échappe et tombe dans la rue.)— Ah! ma chanson! machanson est tombée en vous écoutant ; courez, courez donc, Monsieur ; ma chanson!elle sera perdue.
BARTHOLO. — Que diable aussi, l’on tient ce qu’on tient.(Il quitte le balcon.)
ROSINE,regarde en dedans et fait signe dans la rue.— S’t, s’t (le Comte paraît)ramassez vite et sauvez-vous.(Le Comte ne fait qu’un saut, ramasse la papier etrentre.)
BARTHOLO, sort de la maison et cherche. — Où donc est-il? Je ne vois rien.
ROSINE. — Sous le balcon, au pied du mur.
BARTHOLO. — Vous me donnez là une jolie commission! Il est donc passéquelqu’un?
ROSINE. — Je n’ai vu personne.
BARTHOLO, à lui-même. — Et moi qui ai la bonté de chercher... Bartholo, vousn’êtes qu’un sot, mon ami : ceci doit vous apprendre à ne jamais ouvrir de jalousiessur la rue.(Il rentre.) [I,iii : 59-60]
Une fois que le public identifie chez le barbon ses attributs méprisables, il lui est
plus facile de rire d’un Bartholo dont l’ignorance des ruses médiatise le paradigme
d’une ellipse comique tout en mettant en question, de façon pertinente, son rôle
actantiel. S’il évoque un certain soupçon, on voit pourtant que le médecin n’est pas
tout-à-fait sûr de lui, car il ne dresse aucune accusation explicite. Donc sa dernière
réplique ne compromet pas le comique de la scène ; or elle offre une certaine
contribution au développement de l’identité du barbon, ce qui facilitera par la suite
l’appréhension d’autres événements comiques.
D’un point de vue théorique, on remarquera que l’auteur évite de noircir les
personnages jeunes qui constituent en ce sens les « héros » de la comédie. Aussi
Rosine s’explique sur-le-champ, regrettant d’avoir menti, en montrant sa sensibilité
même envers celui qu’elle doit haïr — tout en évoquant ce que nous avons identifié
comme la conditionsine qua nonde l’intrigue comique traditionnelle — l’inégalité
87
qui mène nécessairement au déguisement des recours aux stratagèmes habiles. On
note ici que la qualité assez attendrissante de sa réflexion nous défend de prendre son
soliloque au comique ; de plus Rosine semble penser à un projet téléologique qui
dépasse le seul fait d’avoir écarté brièvement son maître :
ROSINE, toujours au balcon. — Mon excuse est dans mon malheur : seule,enfermée, en butte à la persécution d’un homme odieux, est-ce qu’un crime de tenterde sortir d’esclavage?
BARTHOLO, paraissant au balcon.— Rentrez, Signora ; c’est ma faute si vousavez perdu votre chanson, mais ce malheur ne vous arrivera plus, je vous jure.(Ilferme la jalousie à la clef.)[I,iii : 60]
Ici le rôle actantiel de Rosine se manifeste pleinement : outre sa fonction d’objet,
elle fait partie d’un ensemble de personnages, une « équipe » purement immanente
de complices qui, malgré l’évidente distribution des acteurs dans un camp ou l’autre,
n’a pas encore été constituée ou même établie. Bartholo, pour sa part, apparaît déjà
comme obstacle à la volonté libre de sa charge ; « l’alliance » qui réunira cette
dernière au sort du comte, si elle non plus n’existe pas encore pleinement, est
précisément ce qui fait naître, presque avant sa conception, une rivalité directe entre
Bartholo et Almaviva. Nous y reviendrons — ce passage depuis des « contrats
potentiels » à des « contrats engagés » est révélateur : la même existence des
identités collectivesexige nécessairement un état intermédiaire dans lequel des
identités individuellesprennent provisoirement une partie de la fonctionnalité
d’identités pluriellesqu’on envisage d’établir— ce qui confirme, pour nous, la
nature intensionnelle du phénomène de l’identité. C’est en un sens ce qui a déjà
commencé d’avoir lieu chez le partenariat Almaviva-Figaro ; ce dernier n’a-t-il pas
avoué au comte être « prêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu’il lui
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plaira de m’ordonner » [I,ii : 57] ?
Effectivement, la scène suivante, que l’on verrait selon un mode d’analyse
traditionnel comme étant la « scène génératrice de l’action », est celle qui manifeste
l’immanent dans tout ce que constituent les rôles actantiels des personnages
principaux de la comédie ; c’est la scène qui marque la fin dudevenir contractuel
et l’établissement d’un partenariat explicitement reconnu, et en plus, d’une stratégie
qui — comme nous l’avons expliqué — exploitera notamment des illusions
intensionnelles pour donner le change au barbon qui, sur le plan pragmatique, se
trouve en situation avantageuse par rapport aux jeunes ; exclusion, pour ces derniers,
que l’auteur souligne à plusieurs reprises, tant dans la didascalie, qui évoque les
risques que l’on court, que dans les répliques qui nous montrent que c’est
précisémentle recours à la ruse devant l’autoritéqui s’avère amusant, non
seulement grâce à la propre réalisation des deux paradigmes comiques du dégui-
sement socio-culturel, mais également en tant qu’événement joué de façon parodique
par Figaro :
SCENE IV. LE COMTE, FIGARO. Ils entrent avec précaution.
LE COMTE. — A présent qu’ils se sont retirés, examinons cette chanson danslaquelle un mystère est sûrement renfermé. C’est un billet!
FIGARO. — Il demandait ce que c’est quela Précaution inutile!
LE COMTE lit vivement. — « Votre empressement excite ma curiosité : sitôt quemon tuteur sera sorti, chantez indifféremment, sur l’air connu de ces couplets,quelque chose qui m’apprenne enfin le nom, l’état et les intentions de celui quiparaît s’attacher si obstinément à l’infortunée Rosine ».
FIGARO contrefaisant la voix de Rosine. — Ma chanson, ma chanson est tombée ;courez, courez donc ;(il rit) , ah, ah, ah, ah! Oh ces femmes! voulez-vous donnerde l’adresse à la plus ingénue? enfermez-la. [I,iv : 61]
89
Nous observons non seulement que les paradigmesutopophile et elliptique se
SjSi* *
{}
Figure 1.7 : un paradigme composé réalisé par Figaro pour amuser le Comte
montrent capables de s’intégrer, de façon subtile, au sein d’une seule situation —
Rosine adopte la posture d’unélève de musique dont l’identité même est
partiellement mise en question(elle ne doit pas perdre une chanson donné par son
maître) et en même temps dissimule de manière évidentel’élève en situation normale
qu’elle est « en réalité », n’ayant pas du tout porté préjudice au bon fonctionnement
de la relation binaire étudiante-maître de musique — mais de plus, ces deux
paradigmes, avec l’intégrité de la situation socio-culturelle qu’ils impliquent, peuvent
être et sontprojetés par Figaro sur lui-mêmepour amuser le comte. Bref, des
situations comiques composées sont effectivement constituées par demultiples
réalisations de paradigmes individuels grâce à la « multiplicabilité » ontologique de
90
la projection d’objets intensionnels sur le Sujet transcendantal.
Il convient d’examiner cet exemple en détail (voir la figure 1.7). Cette
illustration représente une série de disjonctions comiques dont chacune compromet
de façon unique une métalogique culturelle, et qui relèvent toutes directement de la
signification du texte : (1) Figaro fait semblant d’abandonner momentanément la
réalité de sa situation, à savoir son entretien directe avec Almaviva — il adopte la
posture d’un personnage qui n’est même pas présent, et ne reconnaît que la situation
que ce dernier « appréhende » (cet élément est représenté par l’ellipse faite par l’élan
transcendantal de Figaro par rapport à sa propre identité-idem, qui en l’occurrence
inclut l’identité-ipse, binaire, qui le relie avec le comte en entretien spécifique) ; (2)
en contrefaisant la voix de Rosine, et en répétant une réplique de celle-ci, Figaro
projette sur lui-même, de façon purement moqueuse mais avec clarté intensionnelle,
l’identité de celle-ci (événement intensionnel illustré par l’intension « pseudo-
utopophile14 » qui entoure son propre sujet,si*) ; (3) Figaro projette sur cette
intension pseudo-utopophile toute la situation dans laquelle se trouvait Rosine dans
la scène précédente, notamment l’identité-ipse d’être en relation avec un autre sujet,
ici non-présent et donc projeté de façon proprement utopophile (il s’agit de la
« nullité » ( {} ) et des « fausses » intensions correspondant respectivement à l’être
physique de Bartholo, son identité d’homme célibataire, et une troisième identité,
celle de tuteur, qui constitue avec celle de la « pupille Rosine » une relation binaire
à l’instar de celle qui existe entre les deux personnages réels) ; (4) au sein de cette
14 Nous l’appelons ainsi parce que Figaro n’est pas lui-même, en tant qu’objet sur lequell’intension est projeté, une nullité socio-culturelle, même si la projection, qui néglige délibérément lamétalogique réelle de la scène, est de la classe utopophile.
91
situation purement imaginaire (mais reprise de la mémoire de Figaro) la qualité
fausse de la posture que jouait Rosine relativise la conscience intensionnelle du
« Bartholo » qu’elle trompe en y faisant croire de façon amusante (cette conséquence
intensionnellement déstabilisante, qui vise le Sujet de « Bartholo », est ici illustrée
par la courte flèche grise ondulante) ; (5) la caricature de Rosine que réalise Figaro,
d’autre part, met en évidence la fausseté de toute la situation intensionnelle qu’elle
générait, de façon à ce que l’ensemble des intensions utopophiles que projette Figaro
en la mimant relativise l’identité prétendue de Rosine elle-même, qui apparaît comme
étant infondée et donc soumise à la désintension comique (la longue flèche ondulante
qui semble émaner des intensions utopophiles en visant l’intension pseudo-utopophile
de « Rosine »15).
On remarque dans cette illustration que ni Figaro ni Almaviva ne voient leurs
identités menacées par les désintensions qui s’opèrent ; c’est d’une part que le comte
n’est pas ridiculisé par la petite « scène » et d’autre part que Figaro, même s’il
s’implique dans celle-ci en négligeant sa réalité actuelle, réalise une opération
entièrement consciente et délibérée — aussi bien que le spectateur ne puisse voir son
identité comme partageant la fragilité ni la désintension qu’il voit ensuite chez la
Rosine imaginaire dont le barbier se moque en « effigie mnémonique ». Donc, on
voit ici qu’une parodie opérée volontairement par un personnage ne semble pas
réaliser la désintension dérisoire de ses propres identités— sauf s’il apparaît comme
ignorant une réalité intensionnelle pertinente. Nous en reparlerons.
15 On notera également que dans la Figure 1.7 nous avons illustré le déguisement de Rosineuniquement du côté pseudo-utopophile ; le fait qu’en même temps elle cache une certaine réalitéderrière cette illusion n’est pas crucial pour l’illustration, et à notre avis l’aurait compliquée.
92
A la suite de ce petit scénario amusant, Beaumarchais, une nouvelle fois en
montrant son penchant pour les situations subtiles et complexes, fait basculer la
scène, de façon assez osée, entre une comédie traditionnelle et un drame
psychologique ; car si ses personnages sont capables d’émotions vraisemblables,
celles-ci tendent àamoindrir le comique lorsqu’elles se manifestent. Ici, si le comte
est ému, cet effet subtilement attendrissant n’est pas sans affecter Figaro, même s’il
essaie de le consoler de manière humoristique :
LE COMTE. — Ma chère Rosine!
FIGARO. — Monseigneur, je ne suis plus en peine des motifs de votre mascarade ;vous faites ici l’amour en perspective. [I,iv : 61]
En évoquant à la fois la topologie proprement dite de la situation concrète et la
topologie socio-culturelle de la réalité actantielle, Figaro semble espérer adoucir un
moment difficile. L’auteur réussit donc à intégrer de l’humour avec des sentiments,
contrairement à l’observation de Bergson (1912 : 4) pour qui l’émotion est le « plus
grand ennemi » du rire ; nous ré-interprétons, dès lors, cette hypothèse : il ne s’agit
pas d’une exclusion mutuelle, mais plutôt d’unepossibilité d’interférence.
Ce n’est d’ailleurs nullementl’ambiguïté en soide ce calembour sur les sens
du terme « perspective » qui nous amuse ici ; c’est que les deux sens sont, d’après
notre protocole d’analyse de la signification, favorisés par des indices contextuels
présents : si l’une des significations est pertinemment convoquée par des
considérations concrètes gérées, elles, par la logique objective, l’autre est saisie en
une « sur-Gestalt » intensionnelle déterminée, elle, par une métalogique socio-
culturelle impliquant l’intégrité des identités de chacun des acteurs, et la situation
93
actantielle qui en est le reflet. Nous observons donc une fois de plus que la
prépondérance d’une logique concrète semble effectivement déculturer une
métalogique nettement plus « fragile » à côté de la première en raison de son
manque de fondement palpable — en effet ici c’est cette désintension du « réel
culturel » qui, ainsi que notre théorie du comique l’explique, amuse.
La grande partie de la suite de la scène ne réalise que très peu de
désintensions, ce qui nous suggère chez cet auteur efficace une autre fonction
dramaturgique. Celle-ci n’est autre, en fait, que la dernière étape de l’engagement
contractuel de Figaro et du comte sur un projet d’autant plus risqué qu’il constitue
un défi aux normes, aux usages et aux lois de la société ambiante, comme notre
terme (la « société de la vérité naturelle ») le confirmerait ; ces complices, tandis
qu’ils reconnaissentl’existencedes institutions culturelles en les exploitant là où c’est
possible, nerespectentqu’un « droit naturel » selon lequel le mariage serait
indésirable sansamour vrai. Dans le passage suivant, on observe la manière dont
Almaviva évalue son adversaire, non sans que Figaro évoque, comme porte-parole
de Beaumarchais, l’un des sens de la comédie. Le comte vient d’apprendre que
Rosine n’est pas, contrairement aux rumeurs qui circulent, l’épouse du médecin :
LE COMTE, vivement.— [...] Ah, quelle nouvelle! [...] Il n’y a pas un moment àperdre, il faut m’en faire aimer, et l’arracher à l’indigne engagement qu’on luidestine. Tu connais donc ce Tuteur?
FIGARO. — Comme ma mère.
LE COMTE. — Quel homme est-ce?
FIGARO. — [...] Brutal, avare, amoureux et jaloux à l’excès de sa pupille, qui lehait à la mort.
LE COMTE. — Ainsi, ses moyens de plaire sont...
94
FIGARO. — Nuls.
LE COMTE. — Tant mieux. Sa probité?
FIGARO. — Tout juste autant qu’il en faut pour n’être point pendu.
LE COMTE. — Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux...
FIGARO. — C’est faire à la fois le bien public et particulier : chef d’oeuvre demorale, en vérité, Monseigneur! [I,iv : 62-63]
Comme nous l’avons suggéré, l’esthétique et l’idéologie de ces deux jeunes hommes,
même si l’un d’entre eux est comte, sont celles duMythos of Springévoqué par Frye
(1957). Voici enfin ce qui constitue ce que l’on appelle la « scène génératrice » de
l’action ; ici le premier stratagème se voit engendré par un dialogue que nous avons
déjà examiné en partie, et qui évoque directement l’enjeu actantiel de la comédie :
LE COMTE. — Tu dis que la crainte des galants lui fait fermer sa porte?
FIGARO. — A tout le monde : s’il pouvait la calfeutrer...
LE COMTE. — Ah! diable, tant pis. Aurais-tu de l’accès chez lui?
FIGARO. — Si j’en ai! Primo, la maison que j’occupe appartient au docteur, quim’y loge gratis. [...]
LE COMTE. — Tu es son locataire?
FIGARO. — De plus, son barbier, son chirurgien, son apothicaire; il ne se donnepas dans sa maison un coup de rasoir, de lancette ou de piston, qui ne soit de lamain de votre serviteur. [...]
LE COMTE. — Heureux Figaro! tu vas voir ma Rosine! tu vas la voir! Conçois-tuton bonheur?
FIGARO. — C’est bien là un propos d’amant! Est-ce que je l’adore, moi? Puissiez-vous prendre ma place! [...]
LE COMTE. — Mais ce médecin peut prendre un soupçon.
FIGARO. — Il faut marcher si vite, que le soupçon n’ait pas le temps de naître.Il me vient une idée : le régiment de Royal-Infant arrive en cette ville.
LE COMTE. — Le colonel est de mes amis.
FIGARO. — Bon. Présentez-vous chez le docteur en habit de cavalier, avec unbillet de logement; il faudra bien qu’il vous héberge; et moi, je me charge du reste.
95
LE COMTE. — Excellent!
FIGARO. — Il ne serait même pas mal que vous eussiez l’air entre deux vins...
LE COMTE. — A quoi bon?
FIGARO. — Et le mener un peu lestement sous cette apparence déraisonnable.
LE COMTE. — A quoi bon?
FIGARO. — Pour qu’il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé dedormir que d’intriguer chez lui. [I,iv : 63-66]
Le lecteur qui ne sent aucun amusement à la mention de ces déguisements n’a pas
mobilisé son imagination socio-culturelle qui doit les concevoirà l’instar d’une
perception. De nouveau, le comique semble être d’originepurement paradigmatique,
de sorte qu’une situation imaginée fait rire pour les mêmes raisons que sa réalisation
le ferait. D’ailleurs dans quel mesure est-ce réel quand cette réalité est du théâtre?
C’est en effet ce dernier « écart ontologique » qui amuse lors de toute théâtralité.
Montrant toujours sa maîtrise descrescendoscomiques, l’auteur réalise, juste
après l’avoir évoqué, une « répétition proleptique » du premier travestissement.
Doutant de la compétence du comte en tant que comédien, Figaro, en bon meneur
de jeu, fait répéter à l’autre un état d’ivresse qui, malgré deux « degrés de
séparation » (une fiction au sein d’une fiction) entre le jeu et la réalité du public,
arrive à nouveau à amuser le spectateur grâce à sa sensibilité intensionnelle :
FIGARO. — C’est que vous ne pourrez peut-être pas soutenir ce personnagedifficile. Cavalier... pris de vin...
LE COMTE. — Tu te moques de moi.(Prenant un ton ivre.)N’est-ce point ici lamaison du docteur Bartholo, mon ami?
FIGARO. — Pas mal, en vérité; vos jambes seulement un peu plus avinées.(D’unton plus ivre)N’est-ce pas ici la maison...?
LE COMTE. — Fi donc! tu as l’ivresse du peuple.
FIGARO. — C’est la bonne; c’est celle du plaisir. [I,iv : 67]
96
On note encore l’image d’un Figaro « champion du peuple » qui de plusieurs façons
l’emporte sur les nobles, eux, moins « savants » en joie-de-vivre.
Avant de réaliser la première conséquence concrète de cette lutte actantielle
— un premier déguisement total qui facilitera l’entrée du comte dans la maison de
Bartholo — l’auteur, conscient du fait quel’aggravationde cette inégalité entraînera
une plus grande « nécessité » chez les jeunes, fait introduire un nouvel enjeu :
Bartholo entend épouser Rosine, malgré l’opposition de cette dernière, le lendemain.
De plus Beaumarchais, dont l’efficacité dramaturgique ne cesse de nous
impressionner, fait révéler ce projet tout en introduisant, malgré son absence, le
personnage de Don Bazile, l’adjuvant principal du personnage-obstacle qui n’est
d’ailleurs autre que le maître de musique de Rosine. Figaro et Almaviva, en
apercevant que quelqu’un sort de la maison, se sauvent :
SCENE V. LE COMTE ET FIGARO, cachés.BARTHOLO sort en parlant de la maison.
BARTHOLO. — Je reviens à l’instant ; qu’on ne laisse entrer personne. Quellesottise à moi d’être descendu! Dès qu’elle m’en priait, je devais bien me douter...Et Bazile qui ne vient pas! Il devait tout arranger pour que mon mariage se fîtsecrètement demain ; et point de nouvelles! Allons voir ce qui peut l’arrêter.[I,v : 68]
Figaro, en meneur de jeu, répond à cette nouvelle, de façon subtilement théâtrale, en
expliquant sa signification par rapport à l’intrigue ; on dirait presque que celui-ci est
conscient de la manière dont l’inégalité de la lutte augmente la qualité du jeu des
ruses. Car si le comte est accablé par la nouvelle, Figaro n’est pas découragé — au
contraire, il n’est que plus motivé, presque enthousiasmé : « Monseigneur, la
difficulté de réussir ne fait qu’ajouter à la nécessité d’entreprendre ».
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Almaviva ressent donc plus qu’avant le besoin de répondre en secret au
« billet » de Rosine. Le comte s’avère, parce que bloqué par la « difficulté » de la
situation, contraint à le faire selon uncode privé véhiculé par unmédium
dissimulant. On voit bien ici comment le comique de la situation est constitué du
déguisement du mêmeévénement communicatifen une occurrence sans signification,
« indifférente », de musiquesevillana ; les buts d’Almaviva, sa reconnaissance de
son interlocuteur et l’importance qu’il attache à son message sont toutes
« négligées » ou non manifestées (étant ainsi comiquement elliptiques pour ceux qui
reconnaissent leur « présence dissimulée ») par un acteur qui semble, une fois de
plus, s’adresser à un néant de façon gratuite — ce qui fait reconnaître le paradigme
du comique utopophile qui caractérise le déguisement :
FIGARO. — Ne vous écrit-elle pas :Chantez indifféremment?c’est-à-dire, chantezcomme si vous chantiez... seulement pour chanter.
LE COMTE. — Puisque j’ai commencé à l’intéresser sans être connu d’elle, nequittons point le nom de Lindor qui j’ai pris, mon triomphe en aura plus decharmes.(Il déploie le papier que Rosine a jeté.)Mais comment chanter sur cettemusique? Je ne sais pas faire de vers, moi!
FIGARO. — Tout ce qui vous viendra, Monseigneur, est excellent; en amour, lecoeur n’est pas difficile sur les productions de l’esprit... et prenez ma guitare.
LE COMTE. — Que veux-tu que j’en fasse? j’en joue si mal!
FIGARO. — Est-ce qu’un homme comme vous ignore quelque chose? Avec le dosde la main : from, from, from... Chanter sans guitare à Séville! vous seriez bientôtreconnu, ma foi, bientôt dépisté!(Figaro se colle au mur sous le balcon.)
LE COMTE chante en se promenant et s’accompagnant sur sa guitare. —
PREMIER COUPLET
Vous l’ordonnez, je me ferai connaître.Plus inconnu, j’osais vous adorer :En me nommant, que pourrais-je espérer?N’importe, il faut obéir à son Maître.
FIGARO, bas.— Fort bien, parbleu! Courage, Monseigneur!
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LE COMTE. —DEUXIEME COUPLET
Je suis Lindor, ma naissance est commune,Mes voeux sont ceux d’un simple Bachelier ;Que n’ai-je, hélas! d’un brillant ChevalierA vous offrir le rang et la fortune.
FIGARO. — Eh comment diable! Je ne ferais pas mieux, moi qui m’en pique.
LE COMTE. —TROISIEME COUPLET
Tous les matins, ici, d’une voix tendre,Je chanterai mon amour sans espoir ;Je bornerai mes plaisirs à vous voir ;Et puissiez-vous en trouver à m’entendre!
FIGARO. — Oh! ma foi, pour celui-ci!...(Il s’approche, et baise le bas de l’habitde son Maître.)
LE COMTE. — Figaro?
FIGARO. — Excellence?
LE COMTE. — Crois-tu que l’on m’ait entendu?
ROSINE,en dedans, chante. —
AIR DU Maître en Droit
Tout me dit que Lindor est charmant,Que je dois l’aimer constamment...
(On entend une croisée qui se ferme avec bruit.)
FIGARO. — Croyez-vous qu’on vous ait entendu cette fois? [I,vi : 69-71]
Cette scène est riche en structures intensionnelles, tournées en comique, qui méritent
d’être examinées. Voyons d’abord la manière dont elle « prouve » le bien-fondé
idéologique, en termes de la « société de la vérité naturelle », des projets ainsi que
des moyens de l’équipe Figaro-Almaviva ; tout en méprisant les alliances qui ne
répondent, de façon expédiente, qu’à des considérations socio-culturelles telles la
politique familiale, la classe et l’argent, le comte veut être aimé pour lui-même, sans
aucune considération pour son nom et sa fortune. Ici donc, quoique membre par
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naissance d’une élite sociale, il s’avère bien membre de la société « naturelle » qui
rejette, d’une façon qui rappelle lenirvana du bouddhisme, les soucis terrestres de
la société ambiante, dont les normes conservatrices, contraignantes et hiérarchisées
lui semblent artificielles et gratuites, et donc indésirables.
C’est l’amour véritable qui compte pour Almaviva — dont le naturel semble,
malgré son titre, séduire le « gauchiste avant la lettre » qu’est Figaro (qui d’ailleurs
veut le servir sans aucune promesse de rémunération). La « preuve » qu’ils « ont
raison » — que leur philosophie est « juste » — n’est-elle pas la manière dont, « en
amour, le coeur n’est pas difficile sur les productions de l’esprit », la conséquence
de cette « vérité naturelle » étant, comme on l’a vu, que la tendresse d’Almaviva fait
ressortir une beauté naturelle dans sa chanson? N’est-elle pas en plus vérifiée
davantage par la réussite de la séduction du coeur de Rosine? On ne peut trop
insister sur le fait que le « pouvoir » socio-culturel du comte, qu’il sacrifie d’ailleurs,
n’empêche en rien son attitude selon laquelle le pouvoir ambiant, les normes
sociétaires, n’a aucun droit de primauté sur la « loi naturelle » de l’amour. Prendre
cette position, comme chacun des spectateurs semble être conduit à le faire, c’est se
mettre « du côté » de la société « du printemps » qui se moque de la culture — ce
qui souligne encore l’harmonie entre lafabula de la comédie et ses fonctions
extradiégétiques en tant qu’instrument du ridicule du monde contemporain.
Cette prise de position « idéologique » s’accompagne d’une série de
conséquences ontologiquement diverses sur le plan intensionnel ; cet événement
communicatif, qui a l’air d’ailleurs sincère et vrai pour les deux amants, est
médiatisé par un ensemble de mensonges amusants : l’interprétation de l’énonciation
100
de la parole se divise ici en quatre possibilités véridictoires — dont le point de vue
Almaviva-Figaro, celui de la « maison » dupée par « l’indifférence » de la chanson,
et celui de Rosine, qui, malgré la sincérité de l’expression de l’amour d’Almaviva,
est victime d’un « mensonge inoffensif » opéré par le déguisement d’uncomteen
bachelier commun qui n’a rien. Tout ceci s’ajoute, quatrièmement, au cadre de
référence théâtral, selon lequel le tout n’est qu’une fiction représentée par des acteurs
jouant une pièce de Beaumarchais.
Est-ce une pure coïncidence si ces quatre possibilités véridictoires
correspondent à ce que notre carré de véridiction modifié présente en modalités de
relation entre la désignation et la signification? Si le message du comte est
entièrement « faux » pour le parisien réel, et « vrai » pour Almaviva et Figaro, ne
constitue-t-il pas une « ellipse » pour Rosine, qui ignore que cet homme vraiment
amoureux est encore plus « bon parti » qu’il ne l’admet? De plus ce message chanté
n’est-il pas strictement « mensonge » vis-à-vis de la maison de Bartholo, qui le voit
ainsi qu’il se présente, de façon fausse, comme le bruit de quelque jeune homme qui
« chante pour chanter »?
Il semble plutôt que notre dramaturge, extrêmement sensible au potentiel
comique de la parole, ait pu ici atteindre instinctivement le comble de l’étoffement
véridictoire de la grammaire intensionnelle du déguisement. Toutefois, comme on l’a
vu en examinant la première scène de la comédie, la réalisation d’un paradigme de
disjonction socio-culturelle, dont l’effet est naturellement une désintension du
contexte social de la situation, ne garantit pas que le degré de l’amusement soit
élevé : celui-ci semble plutôt dépendre de la valeur de l’enjeu del’erreur
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intensionnel etnon simplement de la nature du paradigme: si le déguisement de
cette transaction communicative s’avère amusant, n’est-ce pas parce que le contact
entre Rosine et un jeune bachelier est précisément ce que Bartholo, et tout son
ménage, essaie de prévenir? Nous sommes conduits une fois de plus vers une
appréciation amplifiée de l’observation socratique sur le ridicule : quel que soit le
degré d’explicitation du paradigme comique, celui-ci est cause nécessaire mais non
suffisante de la production du rire, et doit également mettre en question la
« conscience-intensionnelle-de-soi » du sujet qui commet l’erreur en question. Si
Bartholo donc manifestait de façon comique son ignorance de la loi, par exemple,
cela ne nous amuserait que très peu par rapport à la possibilité qu’il réalise le même
paradigme de façon à révéler son incompétence en matière de médecine — car il est
lui-même médecin. La force de la situation examinée ci-dessus, si elle est libérée par
les paradigmes comiques que l’on a vus, provient aussi de la mise en question de
l’identité actantielle du Barbon ; jaloux, épris de Rosine et déterminé à l’emporter
sur toute opposition, il se laisse cependant prendre, au moyen d’une ruse simple, par
la « société de la vérité naturelle » dont le but évident est de réaliser une séduction
et un mariage interdits. Il est donc particulièrement clair que si la cause du rire est
la disjonction socio-culturelle provoquant la chute d’une intension ou identité
culturelle, la valeur et la définition (le degré de manifestation et donc
« d’appréhensibilité ») de l’intension ainsi compromise sont précisément ce qui
détermine, dans le contexte de l’ensemble de l’état de choses intensionnel présent,
le degré de l’amusement. Nous y reviendrons dans la deuxième partie.
C’est pour cette raison que le genre de théâtralité réalisé par un Figaro porte-
102
parole de l’auteur est particulièrement amusant dans cette pièce : si ces interventions
d’auteur commente presque toujours la façon dont l’oppression des jeunes par la
société (la raison de leur position contre elle) est précisément ce qui stimule chez eux
le recours à la tromperie, c’est que le bien-fondé des positions actantielles fournit aux
déguisements leur intensité comique. De plus, Beaumarchais semble comprendre que
ces interruptions théâtrales, loin de compromettre la valeur des intensions sociales
que médiatise la pièce, ajoute une dimension aux disjonctions comiques que réalise
celle-ci. En d’autres termes, l’auteur sait que des paradigmes entièrement fictifs font
rire à l’instar des intensions que l’on voit dans le vécu — et que la pièce peut donc
dépendre de ses structures anthropologiques pour la plupart de ses effets comiques,
tout en compromettant celles-ci pour en créer d’autres et pour multiplier ainsi le rire
du public. Ces paradigmes extérieurs et intérieurs à la diégèse sont de plus évoqués
en parfaite harmonie par la multiplicité significative des répliques de Figaro; la fin
de l’acte premier semble commenter à titre égal la difficulté de la situation des
jeunes et celle du dramaturge :
FIGARO. — Que de ruse! que d’amour!
LE COMTE. — Crois-tu qu’elle se donne à moi, Figaro?
FIGARO. — Elle passera plutôt à travers cette jalousie que d’y manquer.
LE COMTE. — C’en est fait, je suis à ma Rosine... pour la vie.
FIGARO. — Vous oubliez, Monseigneur, qu’elle ne vous entend plus.
LE COMTE. — Monsieur Figaro, je n’ai qu’un mot à vous dire : elle sera mafemme ; et si vous servez bien mon projet en lui cachant mon nom... tu m’entends,tu me connais...
FIGARO. — Je me rends. Allons, Figaro, vole à la fortune, mon fils.
LE COMTE. — Retirons-nous, crainte de nous rendre suspects.
FIGARO, vivement.— Moi, j’entre ici, où, par la force de mon art, je vais, d’un
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seul coup de baguette, endormir la vigilance, éveiller l’amour, égarer la jalousie,fourvoyer l’intrigue, et renverser tous les obstacles. Vous, Monseigneur, chez moil’habit de soldat, le billet de logement, et de l’or dans vos poches.
LE COMTE. — Pourquoi, de l’or?
FIGARO, vivement. — De l’or, mon Dieu, de l’or : c’est le nerf de l’intrigue.[I,vi: p.72-73]
Cette fin de premier acte, hormis la fonction théâtrale consistant à fusionner Figaro
et l’auteur, augmente donc, de façon paradoxale, l’esprit allègre et la tension du jeu
qui garantiront un rire profond chez le public. Comme on le verra, le crescendo
comique de la pièce continuera dès lors de monter — car Beaumarchais, en sachant
comment exploiter la valeur socio-culturelle des intensions qui constituent les
identités des personnages, s’emploie à médiatiser celles-cien situation déstabilisante
— d’où notre image d’un « château de cartes » dont la fragilité semble affecter
uniquement les « étages » supérieurs que constituent les structures anthropomorphes
de la société de la vérité culturelle. Les jeunes, étant sensiblement « exclus » des
institutions sociales pertinentes, n’ont qu’à rester fidèles à leur « idéologie » pour
faire le « bien public et particulier » en renversant, au moyen du comique,
l’establishment contemporain. La « culture théâtrale » ne s’était donc pas, à l’époque
du Barbier, rendu compte de la distinction entre la relativisation et la déculturation :
les « jeunes », dont l’image symbolique est celle de lanature qui bouleverse la
culture, réalisent les deux types de désintensions, quoique dans le contexte d’une
prétendue politique « naturelle ».
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L’acte deux
La première scène de ce deuxième acte permet à Rosine, enfin seule un
instant, d’écrire une lettre à « Lindor » à l’insu de Bartholo et ses domestiques (des
espions potentiels). De plus elle est non seulement seule, mais plus qu’avant
enfermée, et le besoin d’agir en secret lui paraît plus aigu que jamais :
SCENE PREMIERE. ROSINE, seule, un bougeoir à la main.Elle prend du papier sur la table et se met à écrire.
Marceline est malade, tous les gens sont occupés, et personne ne me voit écrire.Je ne sais si ces murs ont des yeux et des oreilles, ou si mon Argus a un géniemalfaisant qui l’instruit à point nommé, mais je ne puis dire un mot ni faire un pasdont il ne devine sur-le-champ l’intention... Ah! Lindor!...(Elle cachette la lettre.)Fermons toujours ma lettre, quoique j’ignore quand et comment je pourrai la luifaire tenir. Je l’ai vu, à travers ma jalousie, parler longtemps au Barbier Figaro.C’est un bon homme qui m’a montré quelquefois de la pitié ; si je pouvaisl’entretenir un moment! [II,i : 75]
La vue de cette victime d’oppression dont les sentiments se manifestent visiblement
suffit pour émasculer le potentiel comique de ce soliloque ; celui-ci n’étant en
l’occurrence pas explicité par quelque actant que ce soit, l’attention du spectateur
serait plutôt dirigée vers un mouvement empathique, et le paradigme implicitement
comique d’une personne qui se parle seule est relégué sur l’arrière-plan : si un
membre du public esquisse le moindre sourire, il l’attribuerait probablement au
plaisir du spectacle théâtral, dont les artifices sont acceptés par convention.
Si la scène apparaît en tête du deuxième acte, c’est plutôt pour faire avancer
la logique pragmatique de l’intrigue ; celle-ci, bien qu’elle réalise des structures
comiques dont elle dépendra ultérieurement, a également besoin de répondre à des
exigences concrètes, notamment l’échange de lettres entre les amants. La scène
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suivante réalise à nouveau la tension ambiguë qui peut surgir entre le comique et
d’autres émotions ; elle suggère notamment que celles-ci n’étouffent pas
nécessairement celui-là — car si Figaro s’amuse ici sans que Rosine s’en rende
compte, lui n’est pas moins sensible que le public à la qualité touchante des
transports de ce coeur sincère :
ROSINE,surprise. — Ah! Monsieur Figaro, que je suis aise de vous voir!
FIGARO. — Votre santé, Madame?
ROSINE. — Pas trop bonne, Monsieur Figaro. L’ennui me tue.
FIGARO. — Je le crois ; il n’engraisse que les sots.
ROSINE. — Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement? Je n’entendais pas,mais...
FIGARO. — Avec un jeune bachelier de mes parents, de la plus grande espérance;plein d’esprit, de sentiments, de talents, et d’une figure fort revenante.
ROSINE. — Oh! tout à fait bien, je vous assure! Il se nomme?...
FIGARO. — Lindor. Il n ’a rien : mais s’il n’eût pas quitté brusquement Madrid,il pouvait y trouver quelque bonne place.
ROSINE, étourdiment. — Il en trouvera, M. Figaro; il en trouvera. Un jeune hommetel que vous le dépeignez n’est pas fait pour rester inconnu.
FIGARO, à part. — Fort bien.(Haut.) Mais il a un grand défaut qui nuira toujoursà son avancement.
ROSINE. — Un défaut, M. Figaro! Un défaut! en êtes-vous bien sûr?
FIGARO. — Il est amoureux. [II,ii : 80]
Ce premier entretien entre Figaro et Rosine nous montre un peu leur relation :
cordiale et respectueuse mais assez sincère. Rosine avait déjà dit qu’elle le trouvait
gentil ; ici elle ne cache ni sa lettre ni son malheur. Cette observation est importante,
parce qu’elle nous montre que la jeune femme, lorsqu’elle se sent plutôt à l’aise,
n’est pas du tout d’un caractère malhonnête. Figaro, pour sa part, s’il n’est pas
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insincère, enrobe toujours sa parole d’énigmes, de calembours, de mots d’esprit, et
de jugements philosophiques. On pourrait croire cependant que sa tendance à
commenter les gens comme il le fait ici — « [l’ennui] n’engraisse que les sots »
constitue plus qu’un simple développement de son caractère : si le public s’habitue
à ces remarques, dont l’aspect philosophique rappelle sans cesse une vision
« extérieure et anthropologique » de la nature humaine, c’est que Beaumarchais
insinue dans la mémoire du spectateur un contexte destiné à guider le jugement de
ce dernier, selon notre protocole de la signification, de façon à ce que les sens socio-
critiques et même cyniques prennent leur place dans la Gestalt par laquelle on perçoit
l’action. L’auteur, en d’autres termes, prépare le public à l’appréhension de
significations ironiques, cachées et railleuses. Nous en reparlerons.
Nous voyons de plus dans ce passage la manière dont Figaro, qui semble ne
s’amuser que pour lui-même, est toujours en train de jouer un rôle double, bien que
les sens prétendus de sa parole ne soient pas insincères : le barbier inspire déjà notre
confiance, dans la mesure où nous croyons qu’il restera fidèle au projet du comte.
En ce sens, ses badineries, quoique réalisées au dépens d’une Rosine naïve qui les
ignore, apparaissent assez innocentes. C’est sans aucun doute pour cette raison que
peuvent coexister l’humour de son « déguisement » (il projette une image de lui-
même qui voile son esprit innocemment cynique) et l’émotion à la fois attendrissante
et amusante (Rosine semble méconnaître la manière dont son amour se laisse
entrevoir malgré la prétendue nature désintéressée de ses remarques au sujet de
« Lindor », timidité aimable que le spectateur saisit en termes d’un paradigme du
déguisement, tout en se rappelant que « Lindor » n’est pas ce qu’il paraît être).
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Se poursuivent donc ces trois déguisements subtils dans la suite de la
conversation : Figaro, Rosine, et Almaviva se présentent tous, pour des raisons
différentes, selon des structures intensionnelles qui diffèrent (de façon assez
innocente d’ailleurs) de ce que nous voyons comme étant « réel » ; ainsi ces jeux
mensongers, s’ils nous amusent, ne signifient aucune infidélité réelle. Nous nous
rendons compte que si Figaro se soucie de Rosine, il fait semblant de n’avoir aucun
mobile, quoiqu’il réalise le stratagème que l’on connaît ; en guise decritique du
comte, il confirme son amour, pour elle, tout en préservant l’illusion que le jeune
héros veut faire respecter « pour être aimé pour soi-même » :
ROSINE. — Il est amoureux! et vous appelez cela un défaut?
FIGARO. — A la vérité, ce n’en est une que relativement à sa mauvaise fortune.
ROSINE. — Ah! que le sort est injuste! Et nomme-t-il la personne qu’il aime? Jesuis d’une curiosité...
FIGARO. — Vous êtes la dernière, Madame, à qui je voudrais faire une confidencede cette nature.
ROSINE, vivement.— Pourquoi, M. Figaro? Je suis discrète. Ce jeune hommevous appartient, il m’intéresse infiniment... Dites donc.
FIGARO, la regardant finement.— Figurez-vous la plus jolie petite mignonne,douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l’appétit; pied furtif, taille adroite, élancée,bras dodus, bouche rosée, et des mains! des joues! des dents! des yeux!...
ROSINE. — Qui reste en cette ville?
FIGARO. — En ce quartier.
ROSINE. — Dans cette rue peut-être?
FIGARO. — A deux pas de moi.
ROSINE. — Ah! que c’est charmant... pour monsieur votre parent. Et cette personneest...?
FIGARO. — Je ne l’ai pas nommée?
ROSINEvivement. — C’est la seule chose que vous ayez oubliée, M. Figaro. Ditesdonc, dites donc vite; si l’on rentrait je ne pourrais plus savoir...
FIGARO. — Vous le voulez absolument, Madame? Eh bien! cette personne est...la pupille de votre tuteur. [II,ii : 81]
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Nous noterons que les « mensonges » qui déguisent les intentions de ces deux
personnages, ainsi que celles d’Almaviva, ne semblent exister que pour amoindrir les
risques que courent leur projet, qui d’ailleurs s’avère collectif. Il semble que l’entente
entre les deux amants, n’étant que potentielle à ce stade, n’enlève pas à ces
personnages leurs craintes. En ce sens ces déguisements sont, comme tous les autres,
attribuables à cette même inégalité qui caractérise la concurrence entre Lindor et
Rosine, d’une part, et Bartholo de l’autre. Encore une fois donc la structure
actantielle se dévoile à l’origine de notre rire, et constitue toujours, d’une autre
façon, l’unique jonction vraisemblable entre les diverses identités particulières et
générales que réalise la pièce.
Figaro doit s’évader de la chambre de Rosine aussitôt que rentre le barbon.
La scène suivante, comme si l’auteur comprenait la psychologie humaine au point
de mélanger les scènes comiques avec d’autres, plus sérieuses, met en scène un
entretien « désagréable » entre Bartholo, constamment noirci, et la jeune femme :
BARTHOLO, en colère. — Ah! malédiction! l’enragé, le scélérat corsaire deFigaro! Là, peut-on sortir un moment de chez soi sans être sur en rentrant...
ROSINE. — Qui vous met donc si fort en colère, Monsieur?
BARTHOLO. — Ce damné barbier qui vient d’écloper toute ma maison en un tourde main : il donne un narcotique à l’Éveillé, un sternutatoire à La Jeunesse; il saigneau pied Marceline; il n’y a pas jusqu’à ma mule... Sur les yeux d’une pauvre bêteaveugle, un cataplasme! Parce qu’il me doit cent écus, il se presse de faire desmémoires. Ah! qu’il les apporte... Et personne à l’antichambre! on arrive à cetappartement comme à la place d’armes.
ROSINE. — Et qui peut pénétrer que vous, Monsieur?
BARTHOLO. — J’aime mieux craindre sans sujet que de m’exposer sansprécaution. [...] Ah! fiez-vous à tout le monde, et vous aurez bientôt à la maison unebonne femme pour vous tromper, de bons amis pour vous la souffler et de bonsvalets pour les y aider. [...]
ROSINE. — Mais, Monsieur, s’il suffit d’être homme pour nous plaire, pourquoidonc me déplaisez-vous si fort? [II,iv : 83]
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On voit comment Figaro semble avoir saisi la façon de donner le change à un jaloux
paranoïde : pour « écarter les surveillants », il a, comme pour pouvoir obliger son
employeur, « drogué, saigné et pansé » toute la maison. Il sait que Bartholo, qui est
intelligent, aura besoin de « découvrir » un mobile — ce que lui offre Figaro de
façon habile, carfacturer ces traitements s’accorde au caractère « maraud », et à
l’image picaresque, d’un barbier avare.
On note également combien ces « soins professionnels », vu le rôle actantiel
de Figaro, semblent encore compromettre l’identité actantielle du barbon ; une fois
de plus, les précautions de ce dernier semblent être inutiles, comme le titre de la
comédie l’indiquerait. Cependant, comme nous l’avons signalé, il y a parmi les ruses
de Figaro un élément qui, loin de l’effet comique des autres médicaments, semble
constituer une erreur, même une bêtise, de la part de Figaro lui-même. Bartholo a
entre autres rapporté le détail suivant : « il n’y a pas jusqu’à ma mule... Sur les yeux
d’une pauvre bête aveugle, un cataplasme! ». On ne pourrait guère attribuer ce
procédé à un excès de zèle chez l’adjuvant de l’héros ; il est possible qu’il se moque
de Bartholo, en faisant semblant d’avoir fait un traitement absolument inutile ; ou
bien, comme s’il mariait le but de facturer le médecin avec celui d’écarter « les
surveillants », il s’est permis, par inattention, une erreur qui, de façon amusante,
semble rappeler son identité actantielle : se rassurer que son véritable maître, et non
celui qu’il fait semblant de servir, ait la possibilité d’agir sans être perçu. Le fait que
la mule est une vieille bêteaveugleconstitue donc, indépendamment du comique
d’un projet actantiel qui se déguise, un effet comique dû à la déculturation : la cécité
de l’animal est une réalité concrète qui, malgré son rôle favorable aux yeux du
110
spectateur, compromet l’identité actantielle de Figaro — un fait naturel qui opère la
désintension du fait culturel qu’est le contrat secret des jeunes. De plus, comme c’est
le cas de tous les effets les plus comiques, l’intentionnalité-conscience de Figaro
semble devoir faire face à une mise en question par cette « erreur », et semble cette
fois se laisser subtilement compromettre. A moins, bien sûr, que Figaro ne l’ait fait
consciemment — ce qui, demeurant indéterminé, prête à cet effet comique une pure
potentialitéque semblerait néanmoins démentir la certitude du rire.
Bartholo, frustré par les mensonges que lui offre Rosine, met fin à la scène
précédente en appelant deux de ses gens. Il s’agit de La Jeunesse, vieillard malsain,
et L’Éveillé, endormi par le médicament. Le comique de ces noms propres, qui
mettent en question l’identité de ceux qui les portent, pourrait cependant paraître
assez cliché. Même au XVIIIe siècle, le public doit connaître déjà de nombreuses
comédies dans lesquelles des noms propres signifient le contraire de ce qu’ils
désignent. Cependant, ce comique de la nomination s’harmonise avec le déguisement
du stratagème qu’opère Figaro ; ici, des noms semblent relativiser des identités-ipse
que Figaro a modifiées, temporairement, encore plus qu’ils compromettent les
identités-idem en question. De plus, ces personnages sont, comme la didascalie le
précise au début de la pièce, des Galiciens dont l’habit régional est vu, en Espagne
contemporaine, comme étant le reflet d’une nation d’idiots :
SCENE VI. BARTHOLO, L’ÉVEILLÉ
L’ÉVEILLÉ arrive en bâillant, tout endormi. — Aah, aah, ah ah...
BARTHOLO. — Où étais tu, peste d’étourdi, quand ce Barbier est entré ici?
L’ÉVEILLÉ. — Monsieur, j’étais... ah, aah, ah... [II,vi : 85]
111
Nous avons déjà la compétence analytique pour cerner la manière dont cette
incapacité, parce que physiologique et naturel, déculture l’identité humaine, et
culturelle, du personnage, qui apparaît comme un homme incapable d’entretenir une
conversation normale ; cette déculturation s’explicite, se mettant en plus grande
évidence, lors de la juxtaposition d’une apparente intentionnalité d’ordre
communicative (et formellement socio-culturelle) avec un problème naturel qui le
contraint à bâiller incessamment — « Monsieur, j’étais... ah, aah, ah... ».
La Jeunesse arrive en retard, ce qui n’est pas étonnant, vu que lui aussi est
dans l’incapacité du fait d’un produit chimique donné par l’Apothicaire Figaro — à
nouveau, dans un but d’ordre actantiel qui relativise le rôle et l’identité de Bartholo
tout en déculturant l’apparence du vieillard lui-même, qui arrive en éternuant :
L’ÉVEILLÉ, toujours bâillant.— La Jeunesse?
BARTHOLO. — Tu éternueras dimanche.
LA JEUNESSE. — Voilà plus de cinquante... cinquante fois... dans un moment.(Iléternue.)Je suis brisé.
BARTHOLO. — Comment! je vous demande à tous les deux s’il est entréquelqu’un chez Rosine, et vous ne me dites pas que ce barbier...
L’ÉVEILLÉ, continuant de bâiller.— Est-ce que c’est quelqu’un donc, M. Figaro?Ah! ah...
BARTHOLO. — Je parie que le rusé s’entend avec lui.
L’ÉVEILLÉ, pleurant comme un sot. — Moi... Je m’entends!...
LA JEUNESSE,éternuant. — Eh mais, Monsieur, y a-t-il... y a-t-il de la justice?...
BARTHOLO. — De la justice! C’est bon entre vous autres misérables, la justice!Je suis votre maître, moi, pour avoir toujours raison.
LA JEUNESSE,éternuant. —Mais, pardi, quand une chose est vraie...
BARTHOLO. — Quand une chose est vraie! Si je ne veux pas qu’elle soit vraie,je prétends qu’elle ne soit pas vraie. Il n’y aurait qu’à permettre à tous ces faquins-là d’avoir raison, vous verriez bientôt ce que deviendrait l’autorité. [II,vii : 86-7]
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Beaumarchais nous montre ici de nouveau combien il maîtrise la juxtaposition de
plusieurs désintensions au sein d’une scène comique. S’il ne suffit pas que Bartholo
et toute sa maison soient en butte au ridicule grâce aux mécanismes que nous avons
vus, le barbon manifeste ici, en plus, son identité socio-culturelle la plus
représentative de ses fonctions globales vis-à-vis de la comédie : une autorité qui,
malgré le fait que quelque cause doit être à l’origine de sa condition supérieure, se
montre cependant indigne d’un tel état social, et de plus, contraire à ce que celui-ci
est censé signifier en tant qu’identité générale. Ceci n’est pas sans rappeler notre
appellation, purement métaphorique, de l’ensemble des personnages qui se fixent le
but d’opérer ce renversement des autorités : la « société de la vérité naturelle » se
montre, malgré la réalité socio-culturelle qui la situe dans une hiérarchie donnée,
symboliquement extérieure à ce système structural, qu’elle trouve ridicule.
Si Bartholo est l’emblème de la « société de la culture » dont la tendance
téléologique de la comédie se moque sans cesse, son adjuvant principal, le Maître
de musique Bazile, figurativise la réception sociétaire du médecin ; en s’alliant au
barbon, « toute Séville » reconnaît ainsi en lui l’un de ses membres. Cet entretien
consiste en le développement du plan de Bartholo, à savoir épouser Rosine quels que
soient les sentiments de celle-ci. On y voit aussi, de manière assez explicite, une
mise en évidence desraisons pour lesquelles la société de la vérité naturelle méprise
l’establishment; celui-ci, fondé sur l’exploitation de ses structures pour des fins
« corrompues », se montre tel que le genre comique le médiatise toujours — comme
une perversion retorse et artificielle de l’homme. On remarque notamment la manière
dont les identités culturelles de cette société se déconstruisent elles-mêmes :
113
SCENE VIII. BARTHOLO, DON BAZILE ; FIGARO, caché dans le cabinet,paraît de temps en temps, et les écoute.
BARTHOLO, continue. — Ah! Don Bazile, vous veniez donner à Rosine sa leçonde musique?
BAZILE. — C’est ce qui presse le moins. [...] J’étais sorti pour vos affaires.Apprenez une nouvelle assez fâcheuse. [...] Le Comte Almaviva est dans cette Ville.
BARTHOLO. — Parlez bas. Celui qui faisait chercher Rosine dans tout Madrid?
BAZILE. — Il loge à la grande place et sort tous les jours, déguisé.
BARTHOLO. — Il n’en faut point douter, cela me regarde. Et que faire? [...] Oui,en s’embusquant le soir, armé, cuirassé...
BAZILE. — Bone Deus!Se compromettre! Susciter une méchante affaire [...]D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage,pianissimomurmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille,et piano, pianovous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, ilrampe, il chemine, etrinforzando[sic.] de bouche en bouche il va le diable ; puistout d’un coup, ne sais comment, vous voyez Calomnie se dresser, siffler, grandirà vue d’oeil ; [...] et devient, grâce au Ciel, un cri général, uncrescendopublic, unchorusuniversel de haine et de proscription. [...]
BARTHOLO. — Mais quel radotage me faites-vous donc là, Bazile? Et quel rapportce piano-crescendopeut-il avoir à ma situation?
BAZILE. — Comment, quel rapport? Ce qu’on fait partout, pour écarter sonennemi, il faut le faire ici pour empêcher le vôtre d’approcher. [...] vous n’avez pasun instant à perdre.
BARTHOLO. — Et à qui tient-il, Bazile? Je vous ai chargé de tous les détails decette affaire.
BAZILE. — Oui. Mais vous avez lésiné sur les frais, et, dans l’harmonie du bonordre, un mariage inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont desdissonances qu’on doit toujours préparer et sauver par l’accord parfait de l’or.
BARTHOLO, lui donnant de l’argent.— Il faut en passer par où vous voulez ;mais finissons.
BAZILE. — Cela s’appelle parler. Demain tout sera terminé ; c’est à vousd’empêcher que personne, aujourd’hui, ne puisse instruire la Pupille. [II,ix : 88-91]
Nous remarquons ici comment les aspects culturels principaux de l’identité de Bazile,
qui est Italien (semble-t-il) et musicien, colorent de façon caricaturale tout ce
qu’entreprend le personnage ; l’écart qui y surgit entre une expression « normale »
114
de ces identités, d’une part, et unesurdétermination absurdede celles-ci, d’autre
part, semble se réduire à une question de ce que l’on appelle en psychologie
Gestaltiste « la moindre différence perceptible » : si le spectateur trouve amusantle
degréauquel se médiatise l’identitémusiciennede Bazile dans sa parole, c’est qu’il
n’est pas possible d’appréhender une logique qui justifierait un tel emploi de
métaphores musicales — de sorte que cette figurativisationhyper-étofféedu
personnage entraîne, de façon purement implicite, la relativisation de son identité. En
d’autres termes, cette absence de jugement logique justificateur mène le public à
concevoir le personnage de Bazile commeignorant sa propre image— réalisant
ainsi le paradigme endogène elliptique que constitue le ridicule socratique —
s’ignorer soi-même. Si d’ailleurs nous avons employé le terme « absurde » en
décrivant cette mise en évidence de l’identité musicienne du personnage, c’est que
le comique absurde, comme nous le verrons ultérieurement, semble être caractérisé
par une auto-relativisation implicite — bref, il s’agit d’une mise en scène
d’intensions qui, en l’absence totale deraison d’êtreappréciable, mettent en doute
la même possibilité de projeter, selon la métalogique de la culture ambiante, quelque
structure socio-culturelle que ce soit. C’est la subversion de la grammaire
intensionnelle elle-même moyennant son trop d’entremise. Nous y reviendrons.
Quel est le rôle de l’identitéd’Italien dans cette Gestalt comiquement auto-
destructeur? Il nous semble, d’après notre modèle intensionnelle, qu’il s’agit ici d’un
double-fonctionnement : si comme nous l’avons vu dans le cas de l’auto-
relativisation de l’identité de musicien, une caractéristique peut se mettre en relief
de façon à compromettre la possibilité d’une projection intensionnelle, la « couleur
115
italienne » ici manifestée doit servir àcaricaturaliser Bazile ; en même temps, il
paraît — comme c’est le cas dans les « histoires Belges » et autres blagues visant
des nationalités particulières — que l’identité italienne du personnage en butte au
ridicule ajoute du « leste intensionnel » à la dégringolade qu’est la relativisation en
question : car augmenter la définition identitaire d’un actant ridiculisé doit multiplier
le degré du comique de l’événement.16
Troisième point au sujet de ce passage, il semble que la désintension qui
déstabilise l’identité de musicien chez Bazile fasse également partie d’un autre
paradigme comique, qui consiste en la cristallisation d’une image de charlatan autour
de notre perception de l’Italien. Obsédé par la monomanie de l’argent, celui-ci
apparaît comme objet de projection d’unarchétype d’imposteur: « maraud » qui
exagérerait les prétentions mensongères d’une identité fausse tout en justifiant une
demande d’argent. N’est-ce pas selon cette structure que nous appréhendons la quête
de Bazile? En effet, il ajoute en guise de conclusion à son argument : « un mariage
inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont des dissonances qu’on doit
toujours préparer et sauver par l’accord parfait de l’or ». Ici il semble clair que la
métalogique culturelle de l’échange commercialrelativiseà son tour la même identité
de musicien qui apparaît comme « habit » ou même déguisement chez cet homme
— que le public doit voir ici comme un charlatanusurpateur du rôle socialdont il
semble bénéficier.
16 Nous postulerons ultérieurement, en élaborant une explication rigoureuse du comique dans ladeuxième partie, que ceci est effectivement la fonction de l’identité nationale dans les blagues oralesvisant des groupes ethniques particuliers : si les « erreurs » qui caractérisent toujours l’objet duridicule s’avèrent souvent assez banales en soi, le succès de telles plaisanteries proviendrait de ce« leste intensionnel ».
116
Une fois de plus, par le simple fait de son association avec Bazile, Bartholo
s’avère faire partie, de manière paradoxale, d’une société culturellement valorisée qui
malgré toute légitimité contourne les mêmes structures socio-culturelles dont elle est
construite pour des fins que le spectateur voit comme étant corrompues. C’est
effectivement cettecultivation dégénéréeque le genre de la comédie s’emploie à
mettre en scène pour associer laculture contemporaineà un réseau d’artifices
malencontreux dont il s’agit derire et défaire l’unité (on n’oublie pas que la
présence d’un Figaro caché ajoute un comique elliptique à la scène précédente aux
dépens de Bazile et de Bartholo). Pour ce qui est de notre équation comique dumal
et del’artifice sociétaire la scène suivante la confirme ; Figaro, après la sortie des
autres, commente ce qu’il a surpris selon cette même vue socio-culturelle, tout en
reprenant la fonction actantielle des « jeunes » d’obédience « naturelle »17 :
FIGARO, seul, sortant du cabinet.
Oh! la bonne précaution! Ferme, ferme la porte de la rue, et moi je vais la rouvrirau Comte en sortant. C’est un grand maraud que ce Bazile! heureusement il estencore plus sot. Il faut un état, une famille, un nom, un rang, de la consistanceenfin, pour faire sensation dans le monde en calomniant. Mais un Bazile! il médiraitqu’on ne le croirait pas. [II,ix : 91]
Les scènes dix et onze reprennent les discussions Figaro-Rosine et Rosine-
Bartholo que nous avons déjà examinées. Il s’agit là encore d’expliquer la structure
actantielle, de guider le spectateur en justifiant la ruse des jeunes (scène x) et en
noircissant le barbon (scène xi) qui a la possession physique et juridique de Rosine.
17 On ne peut trop insister sur la signifiance de cette distribution naturelle-culturelle, malgré sonambiguïté : si lasociété de la vérité naturelleprend position contre la culture ambiante, c’est pours’harmoniser avec les mécanismes de la déculturation comique. Si ces jeunes veulent « détrôner » toutce qui règne dans lasociété de la vérité culturelle, ce n’est pas, par contre, sans vouloir rétablir unordre social autre qui leur paraît, comme le veut le symbolisme de la comédie, naturel et juste.
117
Valet (ancien) du comteMeneur de jeu / icônede l'auteur
Homme« du peuple»Etrehumain
MaîtredeFigaro
Jeun
ehommecélibataire
Etrehumain
Maîtredemusique
Hommedenatureavare
Bourgeoisâgé
Etrehumain
Esprit jaloux épris deRosine
Bourgeoisd'âgemûr
Tuteur, faux époux
Médecin
Etrehumain
Noble
Etrehumain
A
F
R
B
Z
Clé
Etre matériel
Etre intensionnel
Etre intens. caché
Etre intens. feint
Sphère d'influence
Vecteur de faire
« Amant » deRosine
Barbier, apothicaire
«Amante» de« Lindor »
Fausse épouse
Espace extérieur
Espace du Barbon
*
*
*
Elève, charge*
*
Figure 1.8 : le schéma actantiel-intensionnel à ce stade de la pièce
118
Avant d’examiner la scène douze, qui réalise l’entrée, chez Bartholo, d’unAlmaviva
déguisé en « Lindor » déguisé en Cavalier, il convient de reconnaître que tous les
rôles actantiels sont maintenant clairement visibles. La sphère d’influence du médecin
qui domine Rosine dans un espace qui lui appartient, l’alliance mercenaire qui le lie
avec Bazile, l’établissement d’une alliance concurrente chez Almaviva et Figaro,
anciennes connaissances — le tout s’avère non seulement être à l’origine du faire de
tous les actants — mais en plus, ce réseau de relations actantielles apparaît comme
conséquence naturelle des identités, sens plein, de chacun des personnages. La figure
1.8 illustre le « schéma actantiel-intensionnel » établi à ce stade de l’intrigue ; nous
l’appelons ainsi en raison de la coïncidence parfaite entre le sujet actantiel tel que
vu par la sémiotique actuelle et le Sujet transcendantal que nous postulons comme
étant à l’origine de l’existence « matérielle et immatérielle » des identités des
personnages anthropomorphes. Dans cette illustration on voit que les identités en
jonction normale se distinguent de celles, cachées ou inventées, qui participent au
comique d’origine actantielle. Ici donc nous concevons la conscience-intentionnalité
comme opérateur de l’être mixte matériel-intensionnel et, ainsi, comme origine
transcendantal du vouloir et du faire. Les rôles actantiels seraient donc, en termes de
ce modèle, des abstractions sémiotiques des identités des personnages.18 On notera
en plus que le faire des adjuvants n’a comme objet que celui des deux rivaux.
18 Dans l’illustration certaines paires d’identités (Figaro esthomme du peupleet valet d’Almavivapar exemple) constituent des structures reliées que l’on peut voir selon une analogie chimique commedes « états physiques » d’une même entité — ici l’une des identités serait une manifestation abstraite,ou concrète, de l’autre. Il s’agit peut-être d’un détail sans grande importance — mais pour nous cetterigueur nous permet d’éviter les problèmes que voit la théorie lévi-straussienne, notamment laconfusion des origines positionnelles d’une identité qui, entre autres, prend la forme d’une identitétopologique, ou le contraire. Par exemple l’idée du « père biologique » précède nécessairement leconcept plutôt relatif du « parrain ».
119
Les scènes douze, treize et quatorze constituent le comble du « baroque
intensionnel » qui caractérise l’esthétique de l’auteur. Non seulement celui-ci a-t-il
haussé l’enjeu au point le plus aigu, dans les deux camps, mais les interactions de
cette rencontre médiatisent tous les traits distincts des divers personnages qui y
apparaissent. En d’autres termes, les identités de chaque actant y sont manifestées
pleinement, tant dans le vrai que dans l’illusoire, selon leurs modalités physiques et
intensionnelles à la fois socio-culturelles (d’un point de vue anthropologique) et
actantielles (en termes sémiotiques traditionnels) :
LE COMTE, en uniforme de cavalerie, ayant l’air d’être entre deux vins etchantant :Réveillons-la, etc.
BARTHOLO. — Mais que nous veut cet homme? Un soldat! Rentrez chez vous,Signora.
LE COMTE, chante: — Réveillons-la,et s’avance vers Rosine. —Qui de vousdeux, Mesdames, se nomme le docteur Balordo?(A Rosine, bas.)Je suis Lindor.
BARTHOLO. — Bartholo!
ROSINE,à part. — Il parle de Lindor.
LE COMTE. — Balordo, Barque à l’eau, je m’en moque comme de ça. Il s’agitseulement de savoir laquelle des deux...(A Rosine, lui montrant un papier.)Prenezcette lettre.
BARTHOLO. — Laquelle! Vous voyez bien que c’est moi. Laquelle! Rentrez donc,Rosine; cet homme paraît avoir du vin. [II,xii : 96-97]
Cet événement qui consiste à se présenter selon des identités « fausses » (pour ce qui
est de leur projection en l’occurrence) et pourtant « vraies » (dans leur « existence »
culturelle) représente une situation véridictoire tout-à-fait multiple ; Almaviva réalise,
de façon paradoxale, une illusion à plusieurs classes de vérité qui signifie, en les
désignant, plus d’une sorte « d’irréalité ». Tout en cachant, même à Rosine, sa
condition aristocrate — son nom — il « propose » à ses hôtes un soi-même qui est
120
autre (voir la figure 1.9) : l’identité de cavalier qu’il adopte (4), parce que signifiant
un rôle social différent, d’une part, de ce que Rosine « sait » être celui de son amant,
et de ce que Bartholo sait caractériser le comte Almaviva, fait croire aux deux
résidents de la maison qu’il s’agit d’un homme complètement inconnu, unautre être
humain. Nous appellerons ce procédé ledéguisement absolu: le déguisement relatif,
SjSi* *
Sk*
54321 6 7 2bis
8 7bis 9
a
b
c
e
f
g
h
d
n
m
Figure 1.9 : l’événement comique de l’arrivée d’un comte déguisé chez Bartholo
lui, est ce que réalisait le comte en faisant croire à son amante, avant, qu’il n’était
qu’un membre de la classe populaire — ce qui ne représente qu’un déguisement sur
le plan intensionnel. Cette figure illustre donc les identités réelles, cachées et
121
prétendues du comte (si*) — avec, en plus, une intension à la fois fausse et cachée
— l’identité du pauvre bachelier, « Lindor amant de Rosine » (2) — et une identite-
ipse contrefaite — il paraît « avoir du vin » (3). La conséquence de ce déguisement
est, sur le plan comique, la réalisation d’un ensemble de désintensions — les
jonctions « normales » qui caractérisent le contact entre les intentionnalités-
consciences de Bartholo (sk*) et de Rosine (sj
*) avec les intensions de cet étranger se
voient tournées, dans la perspective d’Almaviva et du spectateur, en disjonctions
dérisoires. Les projections intensionnelles fautives que font les deux « hôtes » — et
qui sont explicitées dans leurs répliques — médiatisent ainsi un paradigme comique
composé d’une clarté étonnante : l’ellipse qu’ils commettent en ignorant qu’il s’agit
du comte (5) Almaviva lui-même, de « Lindor », homme amoureux (2) — doit
amuser autant que le portrait intensionnel qu’ils attribuent de façon pseudo-
utopophile — en « voyant » (e,f,g,h) dans ce survenant un homme (1) inconnu, un
chevalier (4) soûl (3). Cette ivresse est appuyée, de plus — c’est-à-dire explicitée —
par desellipses délibéréesfaites par Almaviva, qui amusent à leur tour : celui-ci
prétend négliger (a,b,c) la totalité de l’identité du barbon, y compris le sexe
biologique (propriété de 8) — et partant legenderculturel —, son rôle de tuteur
(7bis) et d’opposant et même son métier de médecin (9) ; de manière plus subtile
encore, il se trompe de nom, en appelant Bartholo « Balordo » et « Barque-à-l’eau ».
Le comte réalise donc, de façon étonnante, la relativisation (d) de l’ensemble des
intensions associées à l’être mixte de la personne. Le médecin, pour sa part, est
trompé (m) par toutes les illusions, et reconnaît non un comte (e) mais un soldat (f)
ivre (g) — et surtout pas l’amant de Rosine (h). Nous n’avons cependant pas illustré
122
l’élan intellectuel d’une Rosine en train « d’accepter » les mêmes illusions qui
trompent Bartholo. Sa flèche ressemblerait à celle du barbon, et passerait à travers
les intensions pseudo-utopophiles de celui-ci (y croyant) et ferait l’ellipse de
l’identité « fausse-cachée » de son amant « Lindor ». Si la plupart des conséquences
déstabilisantes de cet événement tendent à déstabiliser l’être culturel de Bartholo, on
voit que l’échec de l’effort du comte (n) pour se faire reconnaître par Rosine (elle
n’entend qu’à moitié — « il parle de Lindor ») tend à impliquer les fins de ces deux
amants, ainsi que leur rôle actantiel, et met en question, de manière subtilement
comique, leur intentionnalité-conscience.19
En un seul événement théâtral, on voit donc qu’undéguisement « généré »
par la structure actantielle de la piècesubvertit deux classes de métalogiques socio-
culturelles : il relativise d’une part les « grammaires » de l’hospitalité, de la
nomination, de la hiérarchie militaire et de la topologie des métiers — ces
métalogiques constituent des structures sociales générales ; d’autre part, ce
travestissement opère la subversion d’un ensemble de métalogiques particulières qui
ne relèvent que de la relation spécifique qui existe entre ces personnages — avec
leurs rôles actantiels — car il détruisent, de façon provisoire mais réelle,l’opposition
qui est la préoccupation centrale de Bartholo, tout en compromettant, parce que
Rosine ne saisit pas entièrement ce qui se passe, le lien d’alliance actantielle qui la
19 On aurait donc pu illustrer la flèche représentant l’élan intellectuel de Rosine comme faisantles mêmes « identifications » que Bartholo, mais dans ce cas-ci, les flèches ondulantes desdésintensionsiraient dans les deux sens — vers Rosine et vers le comte lui-même. Si d’ailleurs lepassage d’une flèche à travers une identité signifie la « reconnaissance » de celle-ci, nous l’avons cruconvenable d’expliciter cette « projection » avec des têtes de flèche purement facultatives. Autreremarque : l’ellipse délibérée ne « brise » pas le cercle de l’identité qu’elle ignore, tandis que l’ellipseignorante, elle, est illustrée comme interrompant le cercle en question. Cette pratique illustre ainsi laraison de la conséquence différente selon le cas : fait exprès, l’acte de négliger une identité ridiculisecelle-ci ; fait par ignorance, il compromet l’intentionnalité-conscience qui se voit dans l’erreur.
123
lie avec le comte. Encore une fois nous voyons donc la confirmation de ce que nous
avons postulé comme étant l’harmonisation des fonctions actantielles et comiques des
structures anthropologiques de la comédie. L’identité, comme nous l’avons dit,
fonctionne selon les modalitésipse-idemet absolue-relative, et a dès lors des
implications temporelles et matérielles qui relèvent toutefois de ses structures
immatérielles. Non seulement l’intentionnalité-conscience crée-t-elle donc une réalité
autre que le donné matériel — mais l’esprit humain s’avère en plus capable de
concevoir et de croireà une réalité matérielle réinventée en fonction de ses besoins
culturels. Le fonctionnement du spectacle théâtral le démontre — tant de
« l’intérieur » que de « l’extérieur » qu’est le monde du spectateur qui se laisse
réagir à des stimuli qu’il sait être fictifs.
La « Gestalt instable » par laquelle l’esprit du spectateur appréhende cet
événement comique — qui a en lui la germe de sa propre désintension — se revoit
à plusieurs reprises dans ce même scénario : concrétisé, aussitôt relativisé par sa
propre disjonctivité,ses ruines ensuite effacées par le rire, l’événement subit les
naissances et dégringolades itératives d’un spectacle de feux d’artifice. Voyons la
suite de la visite. La « Signora » vient de « rentrer chez elle ». On notera la manière
dont notre attention est focalisée sur l’artifice du travestissement par le fait que ce
dernier est, maintes fois, presque surpris :
LE COMTE. — Oh! Je vous ai reconnu d’abord à votre signalement.
BARTHOLO, au Comte, qui serre la lettre.Qu’est-ce que c’est donc que vouscachez là dans votre poche?
LE COMTE. — Je lecache dans ma poche pour que vous ne sachiez pas ce que c’est.
BARTHOLO. — Mon signalement? Ces gens-là croient toujours parler à des soldats!
124
LE COMTE. — Pensez-vous que ce soit une chose si difficile à faire que votresignalement?
Le chef branlant, la tête chauve,Les yeux vairons, le regard chauve,L’air farouche d’un algonquin...
BARTHOLO. — Qu’est-ce que cela veut dire? Êtes-vous ici pour m’insulter?Délogez à l’instant.
LE COMTE. — Déloger! Ah, fi! que c’est mal parler! Savez-vous lire, Docteur...Barbe à l’eau?
BARTHOLO. — Autre question saugrenue.
LE COMTE. — Oh! que cela ne vous fasse pas de peine, car, moi, qui suis pourle moins aussi Docteur que vous...
BARTHOLO. — Comment cela?
LE COMTE. — Est-ce que je ne suis pas le médecin des chevaux du régiment?Voilà pourquoi l’on m’a exprès logé chez un confrère. [II,xiii : 97-9]
Almaviva s’emploie, pour confondre son adversaire en faisant « l’homme
ivre », à se moquer detous les aspectsde l’identité du barbon, depuis son aspect
physique jusqu’à son identité la plus socio-culturelle de médecin. En évoquant des
propriétés physiques culturellement dévalorisées, créant une synthèse dont la valeur
semble aller à l’encontre de la politesse hospitalière, ce « cavalier ivre » déculture
cette dernière, et avec elle, la perspective intensionnelle qui attribuerait à Bartholo
son identité culturelle. Celle-ci est ensuite relativisée par une comparaison
disjonctante avec le métier de maréchal (au sens de médecin vétérinaire de la
cavalerie). Bref, tout comme la volonté téléologique de ce « chevalier » est de se
faire héberger chez le médecin, le procédé d’insulte qu’il réalise relativise cette fin,
avec toute l’institution socio-culturelle qu’elle implique ; en même temps, en entrant
dans la maison de son opposant, en réalisant (presque) le contact voulu avec Rosine,
le comte contourne jusqu’à l’identité actantielle, l’Opposition même, du barbon —
125
d’où la force, doublement comique, des désintensions provoquées par la situation.
Donc tout en demandant en quelque sorte un service, Almaviva subvertit
l’événement social à tous les égards. Beaumarchais voit la possibilité de multiplier
et d’augmenter cette contradiction amusante ; on remarque dans le passage suivant
combienla valeur intensionnellede l’identité socio-culturelle « réelle » du médecin
se voit, à côté des fausses intensions d’un Almaviva déguisé, anéantie durant la
destruction, plus générale mais non permanente, du même univers spirituel qui
soutient leur existence « authentique » :
BARTHOLO. — Oser comparer un maréchal!
LE COMTE. —Non, Docteur, je ne prétends pasQue notre art obtienne le pasSur Hippocrate et sa brigade.
AIR : Vive le vin.
En chantant : Votre savoir, mon camarade,Est d’un succès plus général ;Car, s’il n’importe point le mal,Il emporte au moins le malade.
C’est-il poli, ce que je vous dis là?
BARTHOLO. — Il vous sied bien, manipuleur ignorant, de ravaler ainsi le premier,le plus grand et le plus utile des arts!
LE COMTE. — Utile tout à fait pour ceux qui l’exercent.
BARTHOLO. — Un art dont le soleil s’honore d’éclairer les succès.
LE COMTE. — Et dont la terre s’empresse de couvrir les bévues.
BARTHOLO. — On voit bien, malappris, que vous n’êtes habitué de parler qu’àdes chevaux.
LE COMTE. — Parler à des chevaux? Ah, Docteur, pour un Docteur d’esprit...N’est-il pas de notoriété que le Maréchal guérit toujours ses malades sans leurparler ; au lieu que le médecin parle toujours aux siens...
BARTHOLO. — Sans les guérir, n’est-ce pas?
LE COMTE. — C’est vous qui l’avez dit. [II,xiii : 99-100]
126
Il faut voir dans ce passage combien les mécanismes de la déculturation
s’éclaircissent de façon à ce que notre perception de la disjonction — entre la
logique proprement dite et la métalogique culturelle des métiers en question — soit
cristallisée de manière explicite. Notamment nous saisissons de manière instinctive
le comique de l’usurpation, par desstructures purement linguistiques, des structures
paradigmatiques qui tomberaient autrement sous le sens en comparant ces métiers :
d’abord les oppositions « soleil / éclairer » contre « terre / couvrir » colorent des
imagesrespectueuseetcyniquenon seulement du Docteur Bartholo, mais du Docteur
tout court qu’il semble vouloir exemplifier — ce qui apparaît à la fois comme un
procédé de déguisement, car ostensiblement il louel’art et non sa propre personne,
et comme une mise en évidence de la structure narrative et cognitive qui consiste à
projeter une intension, avec sa valeur, sur une personne.La désintension fonctionne
donc en compromettant à la fois l’image projetée et l’opération idéelle qui la
projetterait. Nous appellerons ces deux procédésle comique ontique(la désintension
de la Gestalt) etle comique épistémique(la non intension, forcée, de la même
Gestalt). (Ces procédés s’accompagnent normalement — nous y reviendrons.) Puis
on voit une autre structure grammatico-linguistique, un jeu qui renversent les verbes
de façon à ce que la symétrie concrète de la manoeuvre rende plus visible l’antithèse
qui surgit en opposant l’image culturelle « vraie » du métier du médecin à une image
déformée et dévalorisée (au sens intensionnel) de la même identité : « guérir sans
parler » et « parler sans guérir ». On notera ici qu’il s’agit en effet d’une structure
double, une déculturation à l’intérieur d’une relativisation. Si lasémantiquede la
comparaison idéelle et paradigmatique qui oppose les deux métiersrelativise
127
l’identité du médecin, cette dernière est aussidéculturéepar la syntaxe de la parole
qui réalise cette opposition en rappelant de façon évidente lalogiquegrammaticale
et syntagmatique qui disjoncte sensiblement la métalogique culturelle de cette même
comparaison. Une fois de plus, la compétence du dramaturge est telle qu’il réussit
à multiplier les structures comiques d’une « situation forte », ce qui est à notre avis
l’une des raisons de la difficulté de ce type d’analyse.
Toujours sensible au fonctionnement formelle de la comédie en tant que
genre, Beaumarchais aggrave l’imbroglio dans la prochaine scène, étant conscient de
la manière dont l’échec des jeunes multipliera la fréquence des recours à la ruse. Ici
il paraît que Rosine soupçonne qu’il s’agit peut-être d’un messager de « Lindor » :
ROSINE,accourant. — Monsieur le soldat, ne vous emportez point, de grâce!(ABartholo.) Parlez-lui doucement, Monsieur ; un homme qui déraisonne.
LE COMTE. — Vous avez raison ; il déraisonne, lui, mais nous sommesraisonnables, nous! Moi poli, et vous jolie... enfin suffit. La vérité, c’est que je neveux avoir affaire qu’à vous dans la maison. [...] Lisez le billet doux que notreMaréchal des Logis vous écrit.
BARTHOLO. — Voyons.(Le Comte cache la lettre et lui donne un autre papier.Bartholo lit.) « Le Docteur Bartholo recevra, nourrira, hébergera, couchera... »
LE COMTE, appuyant. — Couchera.
BARTHOLO. — « Pour une nuit seulement, le nommé Lindor, dit L’Écolier,Cavalier au Régiment... »
ROSINE. — C’est lui, c’est lui-même.
BARTHOLO, vivement, à Rosine. — Qu’est-ce qu’il y a?
LE COMTE. — Eh, bien, ai-je tort, à présent, Docteur Barbaro?
BARTHOLO. — On dirait que cet homme se fait un malin plaisir de m’estropierde toutes les manières possibles! [...] dites à votre impertinent Maréchal des Logisque, depuis mon voyage à Madrid, je suis exempt de loger des gens de guerre.
LE COMTE, à part. — O Ciel! fâcheux contretemps! [II,xiv : 101-2]
128
Nous remarquons ici combien le « danger » que court Almaviva augmente l’enjeu
de la situation ; Beaumarchais semble vouloir exploiter, autant que possible, la valeur
comique de la mise en abyme de la structure actantielle de la pièce : si la force de
la scène dépend du fait de faire apprécier au spectateur combien les structures
intensionnelles prétendument « vraies » par un comte déguisé sont fragiles, la mise
en doute de la réussite du déguisement, qui ferait échouer le stratagème des jeunes,
doit contribuer en ce sens au leste intensionnel de l’événement. Ainsi « Lindor », qui
veut mobiliser une alliée en Rosine en lui apprenant qu’il n’est pas cavalier mais
plutôt son amant, risque réellement de se faire surprendre devant le barbon. Rosine,
de plus, ne peut s’empêcher de s’exclamer joyeusement « c’est lui, c’est lui-même »,
ce que le public doit percevoir comme une erreur grave. Donc, en évoquant la beauté
de Rosine, un « billet doux », le devoir de « coucher » le soldat, et jusqu’aunomde
Lindor, le comte semble espérer que le savoir de Rosine lui fera saisir une
significationautre, tandis que ces libertés, à force decontrarier les fins d’un galant,
feront croire à Bartholo qu’il s’agit en effet d’un cavalier soûl.
Effectivement l’auteur conduit délibérément le public à voir que le comte
doit, comme piégé par ses propres mensonges, aller d’une certaine manière à
l’encontre, temporairement, de ses propres buts actantiels ; il n’a pas d’autre choix
que de nier en partie son « moi » pour se sauver du danger qu’il court — et en ce
sens, le spectateur doit le voir commesatisfaisant aux formes du paradigme comique
de celui qui s’ignore. C’est là le but ultime du dramaturge — faire valoir le potentiel
comique du mensonge comme opérateur véridictoire sur l’événement, qui apparaît
dès lors comme un plaquage de réalités intensionnelles distinctes et aussi, dans leur
129
fragilité, mutuellement relativisantes.
L’acte trois constitue, comme on le verra, une mise en évidence paroxystique
de ce procédé ; avant de l’examiner cependant il convient de considérer la « grande
reculade du cavalier » face à cet échec imprévisible qu’est l’exemption de Bartholo.
L’intérêt théorique de cette scène provient de la manière dont les structures d’identité
que l’on y voit, surtout celles du prétendu soldat, s’avèrent entièrement gratuites —
elles ne serviront plus à rien — mais en même temps, Almaviva doit, pour que le
barbon ne prenne pas de soupçon, continuer à jouer son rôle exagérément, tout en
préservant ses mensonges, et en reprenant ses provocations, jusqu’à se sauver. Mais
non sans essayer au moins de livrer sa lettre à Rosine. Bartholo pour sa part semble
réfléchir, et l’on craint d’être découvert :
BARTHOLO. — Doucement, doucement, Seigneur Soldat, je n’aime point qu’onregarde ma femme de si près.
LE COMTE. — Elle est votre femme?
BARTHOLO. — Eh! Quoi donc?
LE COMTE. — Je vous ai pris pour son bisaïeul paternel, maternel, sempiternel ;il y a au moins trois générations entre elle et vous.
BARTHOLO lit un parchemin. — « Sur les bonnes et fidèles témoignages qui nousont étés rendus... »
LE COMTE donne un coup de main sous les parchemins, qui les envoie auplancher. — Est-ce que j’ai besoin de tout ce verbiage?
BARTHOLO. — Savez-vous bien, soldat, que si j’appelle mes gens, je vous feraistraiter sur-le-champ comme vous le méritez?
LE COMTE. — Bataille? Ah! volontiers. Bataille! c’est mon métier à moi.(Montrant son pistolet de ceinture.)Et voici de quoi leur jeter de la poudre auxyeux. Vous n’avez peut-être jamais vu de Bataille, Madame? [...] Rien n’est pourtantaussi gai que Bataille. Figurez-vous(poussant le Docteur)d’abord que l’ennemi estd’un côté du ravin, et les amis de l’autre.(A Rosine, en lui montrant la lettre.)Sortez le mouchoir.(Il crache à terre.)Voilà le ravin, cela s’entend.(Rosine tireson mouchoir, le Comte laisse tomber sa lettre entre elle et lui.)
BARTHOLO, se baissant. — Ah! ah!
130
LE COMTE la reprend et dit. — Tenez... moi qui allais vous apprendre ici lessecrets de mon métier... Une femme bien discrète en vérité! Ne voilà-t-il pas unbillet doux qu’elle laisse tomber de sa poche?
BARTHOLO. — Donnez, donnez.
LE COMTE. —Dulciter, Papa! chacun son affaire. Si une ordonnance de rhubarbeétait tombée de la vôtre?
ROSINE avance sa main.— Ah! je sais ce que c’est, Monsieur le Soldat.(Elleprend la lettre, qu’elle cache dans la petite poche de son tablier.)
BARTHOLO. — Sortez-vous enfin?
LE COMTE. — Eh bien, je sors ; adieu, Docteur ; sans rancune. Un petitcompliment, mon coeur : priez la mort de m’oublier encore quelques campagnes ;la vie ne m’a jamais été si chère.
BARTHOLO. — Allez toujours, si j’avais ce crédit-là sur la mort...
LE COMTE. — Sur la mort? Ah! Docteur! Vous faites tant de choses pour elle,qu’elle n’a rien à vous refuser.(Il sort.) [II,xiv : 103-6]
Le comte réussit ainsi à faire valoir, à travers son « ivresse », un « conte de
guerrier » dont l’aspect inauthentique fait avancer de façon paradoxale deux fins
contradictoires : d’une part, ce petit scénario en guise d’explication de la « Bataille »
semble se présenter à Bartholo comme preuve à la fois de « l’ivresse » de ce
« soldat » et de l’authenticité de ce déguisement en cavalier ; il explicite, d’autre
part, l’écart entre les identités « vraie » (aux yeux du public) etprétenduedu jeune
homme. Il ne réussit pas cependant à donner le change à son opposant lorsqu’il
donne sa lettre à Rosine. Celle-ci doit, dans la dernière scène de l’acte deux,
l’échanger avec une autre lettre pour confondre le barbon. Et voilà que le stratagème
n’a réussit qu’à nous amuser, et la société de la vérité naturelle se voit très peu
avancée dans ses buts. C’est pour cette raison que le comte va devoir adopter un
nouveau déguisement, celui d’un élève de Bazile, pour rentrer dans la maison ; et
comme on le verra, il devra devenir, pour un temps, l’adjuvant de son propre
opposant, dans l’espoir de se débarrasser du soupçon, déjà fort, de ce dernier.
131
L’acte trois
Si dans les deux actes précédents la force des situations comiques générées
par des disjonctions de la structure intensionnelle provient en grande partie de la
manière dont ces scènes mettent en abyme les identités actantielles des personnages,
l’acte trois voit l’introduction d’une nouvelle source depertinence actantielledans
les erreurs intensionnelles qui nous amusent tout au long de la comédie. Nous en
avons vu une première manifestation vers la fin de l’acte deux ; il s’agit notamment
du déguisement absolu du protagonisteen position actantielle contraireà celle qui
le caractériserait « en vérité ». Bref, si le résultat comique des travestissements que
l’on a vus a été la projection, sur le déguisé, et par le barbon, d’identités absentes
— accompagnée de la non attribution d’identités vraiment très pertinentes — il faut
croire que le quiproquo qui, selon les termes de notre analyse, réalise des projections
elliptiques et utopophiles quirenversentla vraie signifiance socio-culturelle du
déguisé doit constituer en quelque sortel’écart maximal, et aussi le plus explicite,
entre l’identité prétendue et celle que nous connaissons chez le comte. Bref, il n’y
a aucune situation imaginable qui compromettrait plus laconscience-de-soidu barbon
que celle de recevoir chez lui, en tant que confident et complice, le même adversaire
inconnu qu’il espère renvoyer. Voilà pourtant ce qu’on voit dans l’acte trois.
La première scène de celui-ci est un court soliloque de Bartholo. Elle nous
apprend ce que le médecin vient de découvrir à son tour ; Rosine, « en colère »
parce que son tuteur ne lui a pas fait confiance quant à l’identité du scripteur de sa
lettre cachée (il avait cependant raison), ne veut plus voir son Maître de musique :
132
ACTE III. SCENE PREMIERE.BARTHOLO, seul et désolé
Quelle humeur! quelle humeur! Elle paraissait apaisée... Là, qu’on me dise quidiable lui a fourré dans la tête de ne plus vouloir prendre leçon de Don Bazile! Ellesait qu’il se mêle de mon mariage...(On heurte à la porte.)Faites tout au mondepour plaire aux femmes ; si vous omettez un seul petit point... je dis un seul...(Onheurte une seconde fois.)Voyons qui c’est. [III,i : 115]
Le spectateur peut conclure que Rosine a apparemment appris en lisant la lettre de
« Lindor » que Bartholo mijote avec Bazile quelque plan qui la concerne. Au moins
le comte l’aurait prévenue de ne pas recevoir le maître de musique. Les exclamations
de Bartholo, qui n’inspire pas beaucoup la pitié du public, tendent plutôt à l’amuser
en reprenant en un sens un débat extradiégétique que tout public présent au théâtre
saisira, surtout en début d’acte, selon la possibilité d’y voir une signification social
d’ordre général : l’impossibilité de plaire « aux femmes », ou au contraire, le
manque d’amabilité « des hommes ». Ici il ne s’agit pas du tout d’unedésignation
des sexes au sens biologique, mais plutôt d’une manière designifier les rôles
acculturés associables à ceux-là. En ce sens, ces deux « classes épistémologiques »
de l’être humain se relativisent par « manque de culture commune », par une
incompatibilité qui semble mettre en question leur existence. Vu l’émotion de
Bartholo, qui rappelle la situation enfermée de sa pupille, il est cependant possible
que le comique de la « guerre des sexes » soit ici atténué ou même imperceptible.
Pour ce qui est de l’identité de celui qui frappe à la porte, il est peu étonnant
pour nous qu’il s’agisse du comte Almaviva. Cette fois cependant il n’est pas
cavalier — ni bien sûr lui-même — il se présente déguisé en étudiant, enBachelier
(et donc membre du clergé). Bartholo, pour sa part, semble vite oublier son état
d’âme fragile, et reprend ses soupçons jaloux après une seule remarque
133
d’introspection :
LE COMTE. — Que la paix et la joie habite toujours céans!
BARTHOLO, brusquement. Jamais souhait ne vint plus à propos. Que voulez-vous?
LE COMTE. — Monsieur, je suis Alonzo, Bachelier, Licencié...
BARTHOLO. — Je n’ai pas besoin de Précepteur.
LE COMTE. — ... Élève de Don Bazile, Organiste du Grand Couvent, qui al’honneur de montrer la Musique à Madame votre...
BARTHOLO. — Bazile! Organiste! qui à l’honneur! Je le sais, au fait.
LE COMTE, à part.— Quel homme!(Haut.)Un mal subit qui le force à garder le lit...
BARTHOLO. — Garder le lit! Bazile! Il a bien fait d’envoyer ; je vais le voir à l’instant.
LE COMTE, à part. — Oh diable! (Haut.) Quand je dis le lit, Monsieur c’est... lachambre que j’entends.
BARTHOLO. — Ne fût-il qu’incommodé... Marchez devant, je vous suis.
LE COMTE,embarrassé. — Monsieur, j’étais chargé... Personne ne peut-il nous entendre?
BARTHOLO. — (A part.) C’est quelque fripon.(Haut.) Eh non, monsieur lemystérieux! parlez sans vous troubler, si vous pouvez.
LE COMTE. — (A part.) Maudit vieillard! (Haut.) Don Bazile m’avait chargé devous apprendre...
BARTHOLO. — Parlez haut, je suis sourd d’une oreille.
LE COMTE élevant la voix. — Ah! volontiers... que le comte Almaviva, qui restaità la grande place...
BARTHOLO, effrayé. — Parlez bas; parlez bas!
LE COMTE, plus haut. — ... en est délogé ce matin. Comme c’est par moi qu’ila su que le comte Almaviva...
BARTHOLO. — Bas; parlez bas, je vous prie.
LE COMTE, du même ton.— ...était en cette ville, et que j’ai découvert que lasignora Rosine lui a écrit...
BARTHOLO. — Lui a écrit? Mon cher ami, parlez plus bas, je vous en conjure!Tenez, asseyons-nous, et jasons d’amitié. [III,ii : 115-17]
Ici on voit l’apparition d’un procédé comique que l’on connaît déjà selon le terme
« chasseur chassé » : plus généralement, il s’agit de la compromission d’une identité
134
qui, explicitée par une manifestation évidente, se trouve immédiatement abandonnée
par le « prétendant », de façon à ce que et l’identité et la « manifestation évidente »
deviennent leste intensionnel pour la relativisation qui, paradigmatiquement, les
compromet. Ici Bartholo, comme s’il en avait assez des intrigues, prétend comme un
Hamlet que sa conscience est pure — « Eh non, monsieur le mystérieux! parlez sans
{S } k*
Si* Sj
*
Figure 1.10 : l’événement comique de l’entrée chez Bartholo du « comte-bachelier »
vous troubler, si vous pouvez » — identité-ipse qui s’avère tout de suite fausse.
Almaviva se met à hurler au sujet du projet secret du mariage du médecin, et celui-ci
de perdre son sang-froid, en priant « Alonzo » de parler plus bas! Nous reviendrons
135
au « chasseur », qui a de l’intérêt théorique malgré sa simplicité.20
Sur le plan intensionnel, le comte a réussi à cacher les modalités identitaires
correspondant à son nom, son rang, son amour et son stratagème. De plus, il s’est
fait prendre pour un élève de Bazile, un « bachelier », et, de façon significative, un
adjuvantsur le plan actantiel de Bartholo. L’intentionnalité-conscience de ce dernier
est ainsi compromise sensiblement ; l’inutilité de ses précautions semble encore
s’avérer absolue, pour l’instant, et compromet tout ce que l’identité du personnage
semblerait signifier : tuteur, propriétaire de la maison, « fiancé » jaloux de Rosine...
tout semble nous dire qu’il ne réussit pas à répondre aux besoins que lui dictequi
il est. La figure 1.10 illustre les modalités intensionnelles de cette scène. On voit là
clairement qu’Almaviva (si*) dissimule son identité d’adversaire de Bartholo (sj
*), qui
a engagé Bazile (sk*, absent) à arranger son mariage, projet dont le comte fait
semblant de faire partie en tant « qu’élève de Bazile ». Ce qui mène le barbon à
prendre le comte non pour son rival mais comme « un allié d’un allié », méprise de
la situation actantielle qui, en l’occurrence, met Bartholo en butte au ridicule — car
il néglige les modalités intensionnelles pertinentes à son propre but.
Une fois dans la confidence du médecin, Almaviva doit faire avancer, autant
que possible, son projet à lui, tout en participant, à contre-coeur, a celui de son
ennemi ; ce qui, même si cela ne réalise pas la désintension de l’identité actantielle
du comte, compromet pour le moins sa position momentanée de façon à ce que
l’amusement du public provienne parfois, en partie, de cet échec temporaire du
20 Entre autres, le chasseur chassé a la propriété defonctionner diachroniquement: si la plupartdes paradigmes comiques peuvent être considérés synchroniquement, celui-ci constitue précisémentun paradigme étalé dans le temps, ce que l’on appellera un événement comiquetemporel.
136
comte. Il est donc, à certains moments, « témoin muet » piégé par son propre
stratagème, et ne peut, à ces moments-là, agir que de façon àse contrarier. Nous
remarquons donc qu’il y a une ambivalence comique entre un barbon trompé et un
comte embrouillé. Dans la scène suivante, Almaviva doit déjà faire quelques pas en
arrière, pour solidifier la confiance du médecin. Ici, de façon amusante, il parle de
lui-même comme rival, en évoquant la lettre que Rosine lui avait écrit :
LE COMTE. — [...] Bazile, inquiet pour vous de cette correspondance, m’avait priéde vous montrer sa lettre ; mais la manière dont vous prenez les choses...
BARTHOLO. — [...] Pardon, pardon, Seigneur Alonzo, si vous m’avez trouvéméfiant et dur ; mais je suis tellement entouré d’intrigants, de pièges... Et puis votretournure, votre âge, votre air... Pardon, pardon. Eh bien! Vous avez la lettre?
LE COMTE. — A la bonne heure sur ce ton, Monsieur ; mais je crains qu’on nesoit aux écoutes.
BARTHOLO. — Eh! qui voulez-vous? Tous mes Valets sur les dents! Rosineenfermée de fureur! Le diable est entré chez moi. Je vais encore m’assurer...(Il vaouvrir doucement la porte de Rosine.)
LE COMTE, à part. — Je me suis enferré de dépit... Garder la lettre à présent! Ilfaudra m’enfuir : autant vaudrait n’être pas venu... La lui montrer! Si je puisprévenir Rosine, la montrer est un coup de maître.
BARTHOLO revient sur la pointe des pieds. — Elle est assise auprès de sa fenêtre,occupée à relire une lettre de son cousin l’Officier, que j’avais décachetée... Voyonsla sienne.
LE COMTE lui remet la lettre de Rosine. — La voici. (A part.) C’est ma lettrequ’elle relit.
BARTHOLO lit . — « Depuis que vous m’avez appris votre nom et votre état. » Ah!la perfide, c’est bien là sa main.
LE COMTE, effrayé.— Parlez donc bas à votre tour. [III,ii : 118-9]
Le comte a donc réussi, à force de payer très cher la manoeuvre, à gagner la
confiance de Bartholo qui désormais le voit comme un autre adjuvant, membre de
sa société de la vérité culturelle et donc prêt à respecter l’autorité de l’establishment,
au lieu d’essayer de la contourner. Intérêt théorique de ce déguisement en adjuvant
137
de l’opposant : il évoquesans la réaliserl’image, chez le spectateur, d’un Almaviva
qui ignore jusqu’à sa propre personne — ce qui amusevirtuellement, c’est-à-dire
sans recourir à une croyance selon laquelle le comte s’ignore ; d’autre part, le comte
vient de hausser l’enjeu de sa ruse, en risquant de contribuer à la réalisation du projet
du barbon, et en même temps en s’exposant à des mises à l’épreuve permanentes de
sa « fidélité » à Bazile et à Bartholo. Bref, le dramaturge a réalisé, de façon
suffisamment vraisemblable, unesituationqui doit, vu la multiplicité intensionnelle
d’un des actants, générer à chaque moment une jonction d’identités « fausses » et
« réelles » qui finit par mettre en question, existentiellement, la même authenticité
de l’identitéper seen tant qu’entité ontique.
De plus, Almaviva a brodé de manière impromptue une nouvelle version de
son stratagème — qu’ignorent, pour l’instant, ses « complices ». Beaumarchais
manquerait-il une telle occasion? Au contraire : la scène suivante est la conséquence
de l’écart entre les « Stratagèmes A et B », de sorte que Almaviva et Rosine sont
tous les deux piégés en « témoins muets » parce que devant préserver des illusions
antérieures. Or la ruse ayant changé, ces deux déguisements vont apparaître, de façon
subtile, en disjonction l’un avec l’autre — et finiront par se relativiser en posant des
problèmes de l’ordre de la véridiction. Cette relativisation mutuelle emmènera Rosine
à montrer un changement de position, réalisant ainsi du comique temporel qui
satisfait aux formes du « chasseur chassé » ; en même temps le public doit s’amuser
de ce que le berger ignore qu’il mène sa brebisdirecto au loup :
ROSINE,avec une colère simulée. — Tout ce que vous direz est inutile, Monsieur.J’ai pris mon parti, je ne veux plus entendre parler de Musique.
BARTHOLO. — Écoute donc, mon enfant ; c’est le Seigneur Alonzo, l’élève et
138
l’ami de Don Bazile, choisi par lui pour être un de nos témoins. — La musique tecalmera, je t’assure.
ROSINE. — Oh! pour cela, vous pouvez vous en détacher. Où donc est-il ce maîtreque vous craignez de renvoyer? Je vais, en deux mots, lui donner son compte etcelui de Bazile.(Elle aperçoit son amant. Elle fait un cri.)Ah!
BARTHOLO. — Qu’avez-vous?
ROSINE, les deux mains sur son coeur, avec un grand trouble. — Ah mon Dieu,Monsieur... Ah! mon Dieu, Monsieur...
BARTHOLO. — Elle se trouve encore mal... Seigneur Alonzo?
ROSINE. — Non, je ne me trouve pas mal... mais c’est qu’en me tournant... Ah!
LE COMTE. — Le pied vous a tourné, Madame?
ROSINE. — Ah! oui, le pied m’a tourné. Je me suis fait un mal horrible.
LE COMTE. — Je m’en suis bien aperçu. [...]
BARTHOLO, apporte un fauteuil.— Tiens, mignonne, assieds-toi. —Il n’y a pasd’apparence, Bachelier, qu’elle prenne de leçon ce soir ; ce sera pour un autre jour. Adieu.
ROSINE,au Comte. — Non, attendez, ma douleur est un peu apaisée.(A Bartholo.)Jesens que j’ai eu tort avec vous, Monsieur. Je veux vous imiter en réparant sur-le-champ...
BARTHOLO. — Oh! le bon petit naturel de femme! Mais après une pareille émotion, monenfant, je ne souffrirai pas que tu fasses le moindre effort. Adieu, adieu, Bachelier.
ROSINE,au Comte. — Un moment, de grâce!(A Bartholo.)Je croirai, Monsieur,que vous n’aimez pas à m’obliger si vous m’empêchez de vous prouver mes regretsen prenant ma leçon.
LE COMTE, à part, à Bartholo.— Ne la contrariez pas, si vous m’en croyez.[III,iv : 122-3]
Cette mise et remise en évidence de « l’écart des vérités » intensionnelles est un lieu
commun au théâtre : si la ruse est presque toujours, à cette époque comme avant, le
seul recours des « faibles », elle entraîne aussi souvent, comme conséquence, une
explicitation comique qui consiste en lapresque surprise du mensongepar celui
auquel on donne le change. Celui-ci, parce qu’y croyant entièrement, met le
déguisement, par ignorance total, en danger. Ce qui apparaît paradigmatiquement
comme une « négligence » risquée de la fragilité de la réalité intensionnelle
prétendue, et dès lors, comme mise en question fondamentale de la même possibilité
139
d’une vérité dans l’univers de l’imaginaire socio-culturel. Une fois de plus, il s’agit
là de la fonction manifeste de la comédie.
La suite de la scène médiatise, chez le barbon, l’acceptation entière de cette
illusion intensionnelle qu’est « la leçon du Bachelier ». Le danger semble pour le
moment s’éloigner, et le spectateur jouit du plaisir d’un événement qui est non
seulement un acte de communication déguisé, mais qui concrétise le contact dont il
est le but actantiel ultime du médecin d’éviter. Là encore, on voit l’origine
paradigmatique (une suite de désintensions) et emphatique (la valeur des intensions
compromises) du comique de la scène. Beaumarchais y ajoute, par pure gourmandise,
un panache de théâtralité. On notera aussi la présence du mensonge du barbon, qui
prétend que Rosine est déjà sa femme, auquel le comte fait semblant de croire :
LE COMTE, prenant un papier de musique sur le pupitre. — Est-ce là ce que vousvoulez chanter, Madame?
ROSINE. — Oui, c’est un morceau très agréable de laPrécaution inutile.
BARTHOLO. — Toujours laPrécaution inutile?
LE COMTE. — C’est ce qu’il y a de plus nouveau aujourd’hui. C’est une imagedu Printemps, d’un genre assez vif. Si Madame veut l’essayer...
ROSINE. — Avec grand plaisir : un tableau du Printemps me ravit ; c’est lajeunesse de la nature. Au sortir de l’Hiver, il semble que le coeur acquière un plushaut degré de sensibilité : comme un esclave enfermé depuis longtemps goûte avecplus de plaisir le charme de la liberté qui vient de lui être offerte.
BARTHOLO, bas, au Comte. — Toujours des idées romanesques en têtes.
LE COMTE, bas.— Et sentez-vous l’application? [III,iv : 125]
De manière fascinante, on voit ici, au sein d’un spectacle théâtral, un monde où il
y a « mise en scène d’une mise en abyme d’une mise en abyme » ; l’auteur semble
inviter le public à ne plus croire à rien — sauf à l’amour. Si des amants doivent
140
recourir à la ruse d’une situation inventée moyennant des identités fausses, le milieu
qui les encadre doit apparaître retors, comme une multiplication de l’arbitraire
langagier à l’infini. Bref, les protagonistesévoquent comme oeuvre de fiction le nom
de leur propre monde; vu de l’extérieur, la sensibilité socio-culturelle du spectateur
est partagée entre un embrouillamini baroque d’êtres de classes ontologiques non
seulement distinctes, mais qui sont réels, ou faux, ou les deux, selon la perspective
— de sorte que si chaque disjonction intensionnelle médiatise un paradigme comique
ontique, l’ensemble de ces structures bloque la même faculté d’appréhender à la fois
la nature et la culture — ce qui réalise un comique épistémique qui emballe en lui
les univers de la « culture authentique » et de la « culture fictive ». Le spectateur,
s’il demeure capable de faire des distinctions ontiques entre les diverses vérités qu’il
appréhende, n’est plus, à cause d’une disjonction intensionnelle, à même de s’orienter
vers une réalité stable — sauf l’univers concret — phénomène qui n’est rien d’autre
que l’origine même du rire.
Suite à ce moment théâtral, Rosine et Almaviva entrent dans un dialogue
« interdit » et déguisé qui, devant le nez du tuteur, réalise encore la même
transaction sociale que le médecin s’emploie à éviter. On a déjà vu les structures
paradigmatiques qui font ici rire, ainsi que la manière dont l’approbation insouciante
de Bartholo explicite, et rend plus visible,la gratuité de son rôle actantiel
d’opposant, et avec ceci, celle del’identité per se:
ROSINEchante. —
Quand, dans la plaine,L’amour ramène
Le printempsSi chéri des amants,Tout reprend l’être,
141
Son feu pénêtreDans les fleurs,
Et dans les jeunes coeurs.[...]
Loin de sa mère,Cette bergère
Va chantant,Où son amant l’attend ;Par cette ruseL’amour l’abuse ;
Mais chanter,Sauve-t-il du danger?
[...]Si quelque jalouxTrouble un bien si doux,
Nos amants, d’accord,Ont un soin extrêmeDe voiler leur transport ;Mais quand on s’aime,La gêne ajoute encor
Au plaisir même.
(En l’écoutant, Bartholo s’est assoupi. Le Comte, pendant la petite reprise, sehasarde à prendre une main qu’il couvre de baisers. L’émotion ralentit le chant deRosine, l’affaiblit, et finit même par lui couper la voix au milieu de la cadence, aumotextrême.L’orchestre suit le mouvement de la Chanteuse, affaiblit son jeu et setait avec elle. L’absence du bruit qui avait endormi Bartholo, le réveille. Le Comtese relève, Rosine et l’Orchestre reprennent subitement la suite de l’air. Si la petitereprise se répète, le même jeu recommence, etc.)
LE COMTE. — En vérité, c’est un morceau charmant, et Madame l’exécute avecintelligence...
ROSINE. — Vous me flattez, Seigneur ; la gloire est tout entière au Maître.
BARTHOLO, bâillant. — Moi, je crois que j’ai un peu dormi pendant le morceaucharmant. J’ai mes malades. Je vas, je viens, je toupille, et sitôt que je m’assieds,mes pauvres jambes...(Il se lève et pousse le fauteuil.)[III,iv : 125-8]
Ainsi les jeunes amants ont pu d’une certaine manière s’expliquer leur position, leurs
sentiments et leur stratagème, dont chacun remercie et félicite l’autre. S’il est
amusant que Bartholo ait permis ce contact, la mention explicite de « la ruse » et le
« jaloux » qui oblige les amants de « voiler leur transport » doit nous paraître encore
plus amusant. Une fois de plus, c’est le comique elliptique qui, parce que Bartholo
ignore et ce qui se passe et sa pertinence par rapport à son identité à lui, fait rire au
spectateur. L’émotion vraisemblable qui se laisse voir durant cette scène, si elle
142
adoucit cet effet comique, s’harmonise avec la structure actantielle de la pièce de
façon à rappeler le contexte ambiant par rapport auquel le déguisement se réalise. On
note aussi le sens double des « compliments »musicauxet stratégiques.
Cet esprit doux et attendrissant constitue en un sens un « repos » pour que
le spectateur ne se fatigue pas à la vue d’une suite de situations comiques dont
l’énergie «ff » (fortissimo) serait moins remarquable sans de telles scènes «p »
(piano). Il n’est donc pas étonnant que Beaumarchais reprenne tout de suite, avec
l’entrée de Figaro, la « franche gaieté » maximale de la pièce. Ici le Barbier se
trouve dans la maison même de son employeur (celui qu’il fait semblant de servir),
et doit en conséquence se comporter selon ce « déguisement » de loyauté. Nous
remarquons dans le passage suivant la manière dont Figaro, jouant son jeu habituel
de cynique « naïf », relativise l’identité « maître » et l’autorité de Bartholo tout en
réalisant, volontairement, une manière de « jouer l’employé » de façon défaillante :
BARTHOLO. — Venez-vous purger encore, saigner, droguer, mettre sur le grabattoute ma maison?
FIGARO. — Monsieur, il n’est pas tous les jours fête ; mais, sans compter les soinsquotidiens, Monsieur a pu voir que, lorsqu’ils en ont besoin, mon zèle n’attend pasqu’on lui commande...
BARTHOLO. — Votre zèle n’attend pas! Que direz-vous, Monsieur le zélé, à cemalheureux qui bâille et dort tout éveillé? et à l’autre qui, depuis trois jours, éternueà se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle? que leur direz-vous?
FIGARO. — Ce que je leur dirai?
BARTHOLO. — Oui!
FIGARO. — Je leur dirai... Eh, parbleu! je dirai à celui qui éternue :Dieu vousbénisse!et : Va te coucherà celui qui bâille. Ce n’est pas cela, Monsieur, quigrossira le mémoire. [III,v : 129-30]
Ici Figaro, sensible à l’identité binaire qui relie un maître et un valet, sacrifie de son
143
côté le rôle subordonné — auquel il ne doit guère croire — en le jouant de manière
délibérément fautif ; l’effet de ce contournement d’une grammaire culturelle, vu
l’intention du Barbier, est d’effectuer la relativisation de l’autorité de Bartholo.
La signifiance de cet événement peut s’expliquer selon une vision globale des
Figure 1.11 : le déguisement actantiel de Figaro trompe Bartholo
identités actantielles, ou bien, d’un point de vue légèrement différent, en termes d’un
événement isolé ; effectivement, il y a deux manières distinctes d’appréhender le
Figure 1.12 : Figaro « reconnaît » cette identité binaire pour la viser de son côté
même état de choses intensionnel : l’autorité de Bartholo et le faux « service » de
son Apothicaire peuvent être, et sont vus, à la fois comme des identités-en-soi et des
144
performances qui les figurativisent dans le moment. La figure 1.11 illustre le
comique du déguisement pseudo-utopophile actantiel qui trompe le barbon ; de façon
corollaire, la figure 1.12 montre la manoeuvre consciente d’un Figaro qui vise ici
l’autorité de Bartholoen faisant semblant de ne pas le faire exprès. Alors, d’une
part, Figaro s’avère de façon globale un « faux adjuvant » du médecin (ainsi que
l’adjuvant secret du comte), et d’autre part prétend comprendre et respecter, à un
moment particulier, ce lien autoritaire, mais justement dans le but d’opérer une
attaque « kamikaze » dans laquelle il subvertit sa propre identité d’employé, en
« échouant » par incompétence, pour atteindre la désintension dérisoire de l’identité
binaire. On remarque la contradiction inhérente qui consiste à faire l’ellipse d’un
aspect de sondevoir tout en « reconnaissant » l’envers de la médaille qui est la
qualité hiérarchiquement « supérieure » d’un Bartholo qu’il appelle « Monsieur » en
évoquant son « zèle ».
Il est tout-à-fait clair pour nous que la différence entre ces deux
représentations paradigmatiques est attribuable d’une part à l’envergure et d’autre
part à la donation de sens réceptrice: la figure 1.11 explique cet événement en
termes d’une synthèse des diverses performances de Figaro vers laquelle la
conscience du récepteur est attirée à force d’être sensibleaux archétypes de la
comédie en général,tandis que la figure 1.12 illustre l’événement uniquement selon
une sensibilité intensionnelle et culturelle qui appréhende ce qui n’est présent qu’à
un moment donné, mais qui est à même de reconnaître la source paradigmatique de
la désintension comique. Nous prétendons que le spectateur est capable, et a
l’habitude, de voir un tel événement théâtral à la fois comme un acte en soi encadré
145
par la pièceet comme faisant partie d’un texte ouvert, d’une culture théâtrale. A
nouveau, la complexité de la faculté intensionnelle du spectateur, ainsi que de sa
manipulation par le dramaturge, s’avèrent impressionnantes.
Il convient d’examiner encore la manière dont l’effet comique en soi, celui
qu’illustre la figure 1.12, réaliseune désintension qui en déclenche une autre. Si l’on
peut qualifier ce procédé figaresque de « comique endogène binaire polémique »,
c’est que la relativisation par Figaro de son propre rôle de « valet » apparaît, vu son
intention ironique, comme ayant un impact sensiblement inférieur à sa propre
conséquence, qui est celle d’opérer la relativisation du rôle de « maître » chez
Bartholo, et en plus,de toute son identité à lui, vu la pertinence actantielle des
différents aspects de celle-ci chez le barbon. On y reviendra en parlant de l’ironie,
dont ce paradigme est l’essence même.
Ici il va falloir examiner en détail ce phénomène de latransmission de la
désintension. Certes, la compromission par Figaro de sa propre identité précède et
engendre celle des identités du barbon. Il semble que laconscienceet l’intention
puissent arrêter en quelque sorte cet « effet domino » tandis que l’ignorance ou
l’inattention, qui impliquent toujours l’intentionnalité-conscience d’un sujet
transcendantal, permettent la dégringolade en avalanche d’identités que le sujet,
comme on peut le présumer, aurait voulu préserver. La question est de savoir si le
récepteur perçoit la suite d’une telle désintension en chaîne avant de voir son propre
rire se déclencher, rire qui, semble-t-il, opère « l’anesthésie » de sa faculté
intensionnelle de sorte que l’esprit ne peut plus investir et projeter les valeurs et la
sémantique des identités présentes, qui apparaissent à de tels moments comme
146
n’ayant pas de fondement solide, et en plus, aucun statut épistémologique. On va
devoir reporter cette interrogation à une section ultérieure ; cependant le rire apparaît
encore ici comme étantune réaction instinctive à un stimulus d’ordre métaphysique.
Ce qui suit est peut-être le point culminant comique de la pièce : Bazile entre
chez Bartholo. Cependant ce n’est pas seulement le déguisement en élève de musique
du comte que la présence du maître menacera : Bartholo, guidé un peu dans ses
soupçons par « Alonzo », est arrivé à croire qu’il vaut mieux ne plus rien révéler à
Rosine quant à son mariage prévu pour le lendemain ; ainsitout le mondefinit par
vouloir renvoyer l’Italien. L’intérêt théorique de cette scène est la manière dont
Bazile s’avère le cas-type idéal de ce que nous appellerons lepersonnage-tabou21 ;
celui-ci a pour fonction de figurativiser les « normes » sociétaires, et avec elles, une
vision externe et « régulière » de la situation ambiante. Bazile tend donc à expliciter,
moyennant son étonnement, la bizarrerie comique de l’embrouillamini que voici :
SCENE XI. LES ACTEURS PRECEDENTS, DON BAZILE.
ROSINE,effrayée, à part.— Don Bazile!
FIGARO, à part. — C’est le diable!
BARTHOLO va au-devant de lui.— Ah! Bazile, mon ami, soyez le bien rétabli.Votre accident n’a donc pas eu de suites? En vérité, le Seigneur Alonzo m’avait forteffrayé sur votre état ; demandez-lui, je partais pour aller vous voir ; et s’il nem’avait point retenu...
BAZILE, étonné.— Le Seigneur Alonzo? [...]
LE COMTE. — Il faudrait vous taire, Bazile. Croyez-vous apprendre à Monsieur
21 Nous employons ce terme en nous rappelant le sens du mottabou en japonais antique : là,« imi » ( ) pouvait signifier (cf. saceren latin) et le concept de la proscription culturelle (tabou) etcelui de la prescription (le cérémonial, le rituel, l’usage). En ce sens lepersonnage-taboureprésentetout ce que la culture ambiante devrait voir comme normal,et anormal, dans une situation donnée.Il a donc la fonction de rappeler au spectateur une vision, une mémoire, dubon fonctionnementdesinstitutions culturelles qui dysfonctionnent de façon amusante, comme une pierre de touche comique.
147
quelque chose qu’il ignore? Je lui ai raconté que vous m’aviez chargé de venirdonner une leçon de musique à votre place.
BAZILE, plus étonné. — La leçon de musique!... Alonzo!...
ROSINE,à part, à Bazile. — Eh! taisez-vous.
BAZILE. — Elle aussi! [...] (A part.) Qui diable est-ce qu’on trompe ici? Tout lemonde est dans le secret!
BARTHOLO, haut. — Eh bien, Bazile, votre homme de Loi?...
FIGARO. — Vous avez toute la soirée pour parler de l’homme de Loi. [...]
LE COMTE, à Bartholo, à part. — Voulez-vous donc qu’il s’explique ici devantelle? Renvoyez-le.
BARTHOLO, bas, au Comte.— Vous avez raison.(A Bazile)Mais quel mal vousa donc pris si subitement?
BAZILE, en colère. — Je ne vous entends pas.
LE COMTE lui met, à part, une bourse dans la main.— Oui, Monsieur vousdemande ce que vous venez faire ici, dans l’état d’indisposition où vous êtes?
FIGARO. — Il est pâle comme un mort!
BAZILE. — Ah! je comprends...
LE COMTE. — Allez vous coucher, mon cher Bazile : vous n’êtes pas bien, et vousnous faites mourir de frayeur. Allez vous coucher.
FIGARO. — Il a la physionomie toute renversée. Allez vous coucher.
BARTHOLO. — D’honneur, il sent la fièvre d’une lieue. Allez vous coucher.
BAZILE, au dernier étonnement.— Que j’aille me coucher!
TOUS LES ACTEURS ENSEMBLE. — Eh! sans doute. [...]
BAZILE, à part. — Diable emporte si j’y comprends rien ; et sans cette bourse...
TOUS. — Bonsoir, Bazile, Bonsoir.
BAZILE , en s’en allant.— Eh bien! bonsoir donc, bonsoir.(Ils l’accompagnenttous en riant.) [III,xi : 138-142]
L’intérêt de ce passage est la manière dont il révèle le fonctionnement dulazzi de
la mise en question répétée d’un déguisement. Ce phénomène se présente dans toutes
les comédies que l’on verra, et se caractérise par un élan intellectuel quiignore et
met en danger une identité fausse, de sorte que le mensonge se multiplie de manière
148
de plus en plus invraisemblable. L’examen minutieux de ce procédé dramaturgique
révèle la suite d’événements que voici : les intensions fausses sont relativisées par
un personnage-tabou qui, n’étant pas « dans le secret », projette sur la situation des
intensions « normales », c’est-à-dire « réelles ». Il effectue ainsi un paradigme
comique ambigu : il réalise en même temps, relativement au déguisement, un
comique elliptique par rapport aux identités prétendues, un comique utopophile en
ignorant tout ce que cache le déguisement, et en plus, bien qu’il incarne en un sens
une vue « normale », il apparaît relativement à l’illusion que l’on a réussi à brosser,
comme étant « perdu » dans l’univers des structures intensionnelles, de sorte que le
spectateur éprouve par son intermédiaire une impression de subir un échec comique
épistémique, c’est-à-dire que l’on ne peut plus « sentir » quel est le sens des
« vraies » intensions. La figure 1.13 illustre la manière dont le dramaturge fait
SjSi* *
Figure 1.13 : le lazzi itératif de la disjonction d’un agent-tabou avec une intension fausse
répéter cet effet à plusieurs reprises. De façon pertinente, on voit donc que la
désintensionprovoqueun rire restaurateur, de sorte que les intensions compromises
149
par la disjonction semblent immédiatement se rétablir par le biais du rire pour subir,
tout de suite, une nouvelle désintension, et ainsi de suite. Cette observation est
significative en ceci : le potentiel d’itérativité d’un effet comique est non unecause,
mais uneconséquencedu fonctionnement du rire — conséquence que le dramaturge
saisit pour prolonger le lazzi en renouvelant la destruction d’intensions ressuscitées
par le rire.
Ici donc Bazile (si*) « néglige », en comique elliptique, et sans aucune volonté
cynique, l’intension fausse prétendue par le comte (son « élève Alonzo ») ; ce
dernier, afin de préserver l’illusion, la « reconstate » à chaque reprise, en comique
utopophile, ce qui confond Bazile, qui ne la voit pas, etc. De façon remarquable,
nous observons que le comique d’un paradigmevirtuel ne fait pas moins rire qu’un
paradigmede fait : lorsque Bazile « ignore » que le comte est « son élève Alonzo »
nous avons l’impression que les deux personnages voient leur intentionnalité-
conscience comiquement compromise — car d’une part Almaviva doit savoir qu’il
ne peut guère prétendre être l’étudiant d’un maître qu’il voit pour la première fois
ici, et en même tempsla pure idée d’un Bazile qui semble ignorer un de ses élèves
provoque, chez le spectateur, l’image d’une Gestalt selon laquelle le maître
« s’ignore » à la Socrate en ignorant « un des siens » ; on n’a pas besoin que cette
image soit attribuée à l’événement comme une représentation exacte — il faut tout
simplement que l’événement fasse penser à l’image pour que celle-ci, et non celui-là,
nous fasse rire. Ceci nous suggère, comme notre carré de la véridiction le soutient,
que l’être intensionnel n’est parfois nilégitimé ni déniépar la simple adéquation
avec le monde externe : au contraire,l’authenticité (au sens lukacsien) d’une
150
intension peut être établie alternativement par lesavoir, la croyanceou la simple
plausibilité, pourvu que l’un de ces facteurs lui prête de la clarté. De façon inverse,
l’effort réalisé par le comte pour « réclamer » une identité « d’élève de musique »
semble n’opérer que la désintension de l’identité de Bazile, parce qu’elle met en
question la seuleconscience-de-soide ce dernier. Bref, c’est la rencontre disjointe
d’un être intensionnel avecla conscience d’un sujetqui lui prête sa force comique ;
c’est comme si la mise en épreuve d’une telle conscience, suivie de l’échec de celle-
ci, était nécessaire à l’investissement, dans une intension, de son poids, et dès lors,
de sa valeur comique. Ceci explique la fonction dutémoin, dont l’agent-tabou est un
cas-type : expliciter une disjonction intensionnelle, en la figurativisant au moyen de
la réaction d’un tel personnage, semble souvent être nécessaire à sa mise en valeur,
parce que le spectateur n’est parfois pas sûr de son interprétation intensionnelle d’un
événement.22 Le dramaturge préfère donc, parfois, recourir à un personnage qui
figurativise la grammaire socio-culturelle même de la société en question (nous y
reviendrons). Voilà le fonctionnement dulazzi de l’identité-idem prétendue par
« Alonzo ». On notera que Bazile finit par « reconnaître », malgré ses réticences, son
élève — c’est là le résultat universel de tels scénarios dans la comédie ; toute autre
conséquence mettrait fin à l’intrigue en anéantissant le seul recours de la société de
la vérité naturelle, la ruse.
Si Bazile finit par acquiescer quant à Alonzo, un autre lazzi se réalise pour
le faire rentrer chez lui : exactement comme le premier, cet échange comique
22 On notera que nous employons ici le terme « agent-tabou » et non « actant-tabou » : nousfaisons la distinction entre une fonction de l’identité-ipse, temporaire et donc « agence », par rapportà la fonction de l’identité-idem, durative relativement à l’intrigue, et dès lorsactantielle. Là où unpersonnage ahabituellementcette fonctionnalité, il s’agirait d’unactant-tabou.
151
consiste en faisant respecter au maître un mensonge antérieur, selon lequel il est
malade — c’est bien sûr pour cela qu’il a envoyé quelqu’un à sa place. La seule
différence cette fois est qu’il s’agit d’une identité-ipse, celle de ne pas être en bonne
santé, ce qui implique une convention sociale qui voudrait que le malade se repose
chez lui. Dans ce cas-ci, il s’agit d’un effet comique pseudo-utopophileexogène
réalisé par tous les autres personnages, à propos du musicien ; en raison du fait qu’ils
font ceci volontairement, pour des fins particulières, c’est le personnage de Bazile
lui-même qui, ignorant ce qui se passe, apparaît comme étant en butte au ridicule.
Il finit par douter de sa propre raison, et sort en « acceptant » qu’il était malade
« sans s’en souvenir », effet du comique pseudo-utopophileendogènequ’il réalise
par rapport à sa propre identité. Ceci est illustré dans la figure 1.14. Ici nous faisons
SjSi* *
Figure 1.14 : la disjonction itérative d’une identité-ipse fausse projetée sur Bazile
abstraction de l’acte intellectuel des personnages qui se trouvaient déjà à la maison :
le fonctionnement du paradigme ne dépendant pas directement d’une interactivité
entre ceux-ci, il convient de les réduire logiquement en une entité, car il s’agit ici
152
d’un paradigme à deux « personnes grammaticales », du comique binaire, quel que
soit le nombre d’actants participant à l’un des rôles fonctionnels. On notera ici,
encore, que l’agent-tabou finit par « accepter » ce que les autres, en y insistant,
prétendent : qu’il ne va pas bien, et doit se coucher.
Ce qui est plus impressionnant encore, d’un point de vue dramaturgique, c’est
que Beaumarchais a pu fairerelativiser l’être intensionnel « vrai » par des intensions
créées moyennant des déguisements.En effet, il s’agit de deux prétendues réalités
culturelles, lesquelles se relativisentmutuellementaprès la sortie de Bazile. Ici il est
clair que chacun veut, pour protéger son mensonge à lui, se persuader que le maître
de musiqueétait effectivementmalade :
SCENE XII. LES ACTEURS PRECEDENTS, excepté BAZILE
BARTHOLO, d’un ton important. — Cet homme là n’est pas bien du tout.
ROSINE. — Il a les yeux égarés.
LE COMTE. — Le grand air l’aura saisi.
FIGARO. — Avez-vous vu comme il parlait tout seul? Ce que c’est que de nous!(A Bartholo.)Ah ça, vous décidez-vous, cette fois?(Il lui pousse un fauteuil trèsloin du Comte, et lui présente le linge). [III,xii : 144]
Une fois cette « vérité » établie, les jeunes se mettent à faire avancer le dernier stade
de leur stratagème, le Barbier s’apprêtant à raser le médecin pendant que les autres
mijotent ; or Beaumarchais permet au barbon de découvrir le déguisement :
LE COMTE. — Avant de finir, Madame, je dois vous dire un mot essentiel auprogrès de l’art que j’ai l’honneur de vous enseigner.(Il s’approche et lui parle basà l’oreille.)
BARTHOLO, à Figaro. — Eh mais! il semble que vous le fassiez exprès de vousapprocher, et de vous mettre devant moi, pour m’empêcher de voir...
LE COMTE, bas, à Rosine.— Nous avons la clef de la jalousie, et nous serons icià minuit.
FIGARO passe le linge au cou de Bartholo.— Quoi voir? Si c’était une leçon dedanse, on vous passerait d’y regarder ; mais du chant... Ahi, ahi! [...] Je ne sais ce
153
qui m’est entré dans l’oeil.Il rapproche sa tête. [...] Bartholo prend la tête deFigaro, regarde par-dessus, le pousse violemment et va derrière les Amants écouterleur conversation.
LE COMTE, bas, à Rosine.— Et quant à votre lettre, je me suis trouvé tantôt dansun tel embarras pour rester ici...
FIGARO, de loin, pour avertir.— Hem!... hem!...
LE COMTE. — Désolé de voir encore mon déguisement inutile...
BARTHOLO, passant entre deux. — Votre déguisement inutile! [...] Comment! sousmes yeux mêmes, en ma présence, on m’ose outrager de la sorte!
LE COMTE. — Qu’avez-vous donc, Seigneur?
BARTHOLO. — Perfide Alonzo!
LE COMTE. — Seigneur Bartholo, si vous avez seulement des lubies comme celledont le hasard me rend témoin, je ne suis plus étonné de l’éloignement queMademoiselle a pour devenir votre femme.
ROSINE. — Sa femme! Moi! Passer mes jours auprès d’un vieux jaloux, qui, pourtout bonheur, offre à ma jeunesse un esclavage abominable!
BARTHOLO. — Ah! qu’est-ce que j’entends!
ROSINE. — Oui, je le dis tout haut : je donnerai mon coeur et ma main à celui quipourra m’arracher de cette horrible prison, où ma personne et mon bien sont retenuscontre toute justice.(Rosine sort.)[...]
LE COMTE. — En effet, Seigneur, il est difficile qu’une jeune femme...
FIGARO. — Oui, une jeune femme, et un grand âge ; voilà ce qui trouble la têted’un vieillard.
BARTHOLO. — Comment! lorsque je les prends sur le fait! Maudit Barbier! il meprend des envies....
FIGARO. — Je me retire, il est fou.
LE COMTE. — Et moi aussi ; d’honneur, il est fou.
FIGARO. — Il est fou, il est fou...(Ils sortent.) [III,xii-xiii : 144-7]
On pourrait croire que la surprise du déguisement par le barbon constitue une rupture
par rapport aux lois de la comédie ; si c’est bien le cas en un sens, il faut tout de
même reconnaître que la rupture n’est que formelle : Figaro et Almaviva retiennent
la clef de la jalousie à l’insu de Bartholo. Le déguisement du comte n’était pas du
tout inutile — il lui a valu le contact, et un certain contrat, avec Rosine.
154
L’acte quatre
Il n’est pas sans signifiance que la didascalie entre pleinement dans le jeu des
intensions entre les actes trois et quatre (car n’importe quel acte théâtral, étant
d’ordre purement représentationnel, est intensionnel). Elle nous précise que «pendant
l’Entr’acte, le Théâtre s’obscurcit ; on entend un bruit d’orage, et l’Orchestre joue
celui qui est gravé dans le Recueil de la Musique duBarbier ». Nous préférons ici
faire recours au terme anglais «pathetic fallacy» pour souligner que la même
instance créatrice du spectacle, elle aussi, « prétend » constater des réalités
intensionnelles « fausses ». Aussi bien que, là où on peut parler dethéâtralité, il ne
s’agit de rien d’autre qu’une instance ducomique utopophileque le spectateur
« surprend » à l’instar d’une identité prétendue par un personnage qui veut se
déguiser. Sans aucun doute, il y a ambiguïté entre la convention théâtrale, «that
willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith» pour
emprunter la belle définition de Coleridge (1817 : 169), et tout geste qui réalise un
désir de la part du dramaturge pour attirer l’attention du public sur la nature fictive
de la représentation. Comme on le verra, il s’agit à nouveau d’une question de
l’ordre de ce que la théorie gestaltiste appelle la « moindre différence perceptible ».
Nous avançons que le spectateur, comme notre protocole d’analyse de la signification
l’expliquerait, peut saisir l’événement à la fois (paradoxalement) comme un acte
« authentique » et comme une « fausse intension » dont le statut irréel, vu
l’apparente volonté de la faire passer pour du réel, peut amuser. Le « bruit d’orage »
est donc susceptible selon nous de provoquer le rire général tout en réalisant dans
155
l’esprit du public un effet phorique de l’ordre de la peur, ou une appréciation de la
gravité de la situation, dans les limites du contexte, et de la colère de Bartholo. En
effet, comme c’était le cas durant l’acte premier, lorsque le comte et Figaro
échangeaient des « mensonges transparents » pour s’amuser l’un et l’autre, la
théâtralité constitue, en tant que discours intersubjectif, le même genre « d’erreur
délibérée ». Nous y reviendrons.
L’acte quatre, comme on s’attendrait, commence par un entretien entre
Bartholo et Bazile. Si la scène fait avancer l’intrigue sur le plan pragmatique, on
notera qu’elle nous rappelle les images amusantes des événements « de la journée » ;
de plus on doit rire des hypothèses enfin vraies sur « l’identité » d’Alonzo :
ACTE IV. SCENE PREMIERE. BARTHOLO, DON BAZILE,une lanterne de papier à la main.
BARTHOLO. — Comment Bazile, vous ne le connaissez pas? ce que vous dîtes est-il possible?
BAZILE. — Vous m’interrogeriez cent fois, que je vous ferais toujours la mêmeréponse. S’il vous a remis la lettre de Rosine, c’est sans doute un des émissaires duComte. Mais, à la magnificence du présent qu’il m’a fait, il se pourrait que ce fûtle Comte lui-même.
BARTHOLO. — A propos de ce présent, eh! pourquoi l’avez-vous reçu?
BAZILE. — Vous aviez l’air d’accord ; je n’y entendais rien ; et dans les casdifficiles à juger, une bourse d’or me paraît toujours un argument sans réplique. Etpuis, comme dit le proverbe, ce qui est bon à prendre...
BARTHOLO. — J’entends, est bon...
BAZILE. — A garder. [...] Oui, j’ai arrangé comme cela plusieurs petits proverbesavec des variations. Mais, allons au fait : à quoi vous arrêtez-vous? [...]
BARTHOLO. — Votre valet, Bazile. Il vaut mieux qu’elle pleure de m’avoir, quemoi je meure de ne l’avoir pas. [IV,i : 149-50]
Bazile se montre de nouveau la caricature de sa propre identité : charlatan, il use du
lexique même de musicien pour camoufler ses véritables préoccupations pécuniaires.
156
Pour le spectateur, l’un relativise l’autre de façon évidente. Il « arrange » des
proverbes, avec « variations », pour se justifier l’avarice. A nouveau donc, le
fonctionnement de la « société de la vérité culturelle », l’establishmentque la
comédie vise sans cesse, sert à associercultureetartifice. Face au pouvoir, la société
de la vérité naturelle semble ne pas avoir d’autre choix que de « rendre à César ».
Si c’est là la métalogique de la distribution durant tout le déroulement de l’intrigue
jusqu’ici, on notera déjà, dans la suite de la scène, un virement qui signale les débuts
de la « découverte » ou résolution de la comédie. Tandis que les jeunes doivent se
débrouillermalgré la société au pouvoir, ils recourent à une institution de celle-ci
comme pour l’emporter sur elle en se servant de ses propres moyens, en l’occurrence
l’hymen :
BAZILE. — Adieu : nous serons ici à quatre heures.
BARTHOLO. — Pourquoi pas plus tôt?
BAZILE. — Impossible : le Notaire est retenu.
BARTHOLO. — Pour un mariage.
BAZILE. — Oui, chez le Barbier Figaro ; c’est sa nièce qu’il marie.
BARTHOLO. — Sa nièce? il n’en a pas.
BAZILE. — Voilà ce qu’ils ont dit au Notaire.
BARTHOLO. — Ce drôle est du complot, que diable!
BAZILE. — Est-ce que vous penseriez?...
BARTHOLO. — Ma foi, ces gens-là sont si alertes! Tenez, mon ami, je ne suis pastranquille. Retournez chez le Notaire. Qu’il vienne ici sur-le-champ avec vous. [...]Tenez, Bazile, voilà mon passe-partout, je vous attends, je veille ; et vienne quivoudra, hors le Notaire et vous, personne n’entrera dans la nuit.
BAZILE. — Avec ces précautions, vous êtes sûr de votre fait. [IV,i : 152-3]
De façon évidente le dramaturge nous rappelle les structures globales de la comédie ;
la référence aux « précautions » du barbon, la sixième du texte dialogué de la pièce,
157
qui rappelle son titre, manipulel’interpretant peircien dans l’esprit du public, ou en
termes de notre protocole d’analyse, met toute possibilité d’une signification relative
à la gratuité de l’oppositionà la première place hiérarchique dans le parcours de
réception — du moins pour un certain temps.
Le ressort est donc bandé, mais ne s’est pas encore déclenché. Nous
remarquons dans la scène suivante — dans laquelle Rosine « apprend » que Lindor
n’est qu’un agent du Comte Almaviva — que Beaumarchais manifeste encore une
fois son goût pour les embrouillamini difficiles :
BARTHOLO lui montrant sa lettre. — Connaissez-vous cette lettre?
ROSINE la reconnaît. — Ah! grands Dieux!
BARTHOLO. — Mon intention, Rosine, n’est point de vous faire de reproches : àvotre âge on peut s’égarer ; mais je suis votre ami, écoutez-moi.
ROSINE. — Je n’en puis plus.
BARTHOLO. — Cette lettre que vous avez écrite au Comte Almaviva...
ROSINE,étonnée. — Au Comte Almaviva!
BARTHOLO. — Voyez quel homme affreux est ce Comte : aussitôt qu’il l’a reçue,il en a fait trophée ; je la tiens d’une femme à qui il l’a sacrifiée. [...]
ROSINE,accablée. — Quelle horreur!... quoi Lindor!... quoi ce jeune homme!
BARTHOLO, à part. — Ah! c’est Lindor.
ROSINE. — C’est pour le Comte Almaviva... C’est pour un autre.... [...] Ah! quelleindignité!... Il en sera puni. — Monsieur, vous avez désiré de m’épouser?
BARTHOLO. — Tu connais la vivacité de mes sentiments.
ROSINE. — S’il peut vous en rester encore, je suis à vous.
BARTHOLO. — Eh bien! le Notaire viendra cette nuit même.
ROSINE. — Ce n’est pas tout ; ô Ciel! suis-je assez humiliée!... Apprenez que danspeu le perfide ose entrer par cette jalousie, dont ils ont eu l’art de vous dérober laclef. [IV,v : 154-6]
158
Il nous semble que l’auteur permet cette tension dramatique pour augmenter le degré
de la catharsis de la « découverte » tant inévitable que prévisible : de nouveau, si le
lecteur se laisse sentir une certaine crainte à la vue de l’hésitation de Rosine face à
deux « mensonges », ce n’est pas sans savoir que la forme de la comédie domine la
pièce. L’entrée de Figaro et du comte ne présente rien de surprenant à cet égard. On
notera cependant la reprise de la « politique naturelle » qui préfère l’honnêteté et
l’amour sincère, et s’écarte du nom et de l’argent, malgré les déguisements :
SCENE V. LE COMTE, FIGARO, enveloppé d’un manteau, paraît à la fenêtre
FIGARO, parle en dehors. — Quelqu’un s’enfuit ; entrerai-je? [...]
LE COMTE. — C’est Rosine que ta figure atroce aura mise en fuite.
FIGARO, saute dans la chambre. — Ma foi, je le crois... Nous voici enfin arrivés,malgré la pluie, la foudre et les éclairs. [...]
LE COMTE regarde dans l’obscurité. — Comment lui annoncer brusquement quele notaire l’attend chez toi pour nous unir? Elle trouvera mon projet bien hardi; elleva me nommer audacieux.
FIGARO. — Si elle vous nomme audacieux, vous l’appellerez cruelle. Les femmesaiment beaucoup qu’on les appelle cruelles. Au surplus, si son amour est tel quevous le désirez, vous lui direz qui vous êtes; elle ne doutera plus de vos sentiments.[...]
SCENE VI. LE COMTE, ROSINE, FIGARO.Figaro allume toutes les bougies qui sont sur la table.
LE COMTE. — La voici. — Ma belle Rosine!...
ROSINE, d’un ton très composé. — Je commençais, Monsieur, à craindre que vousne vinssiez pas.
LE COMTE. — Charmante inquiétude!... Mademoiselle, il ne me convient pointd’abuser des circonstances pour vous proposer de partager le sort d’un infortuné ;mais, quelque asile que vous choisissiez, je jure mon honneur... [...] Vous Rosine!La compagne d’un malheureux! sans fortune, sans naissance!...
ROSINE. — La naissance, la fortune! Laissons là les jeux du hasard, et si vousm’assurez que vos intentions sont pures...
LE COMTE, à ses pieds.— Ah! Rosine, je vous adore!...
159
ROSINE,indignée.— Arrêtez, malheureux!... vous osez profaner!... Tu m’adores!...Va! tu n’es plus dangereux pour moi ; j’attendais ce mot pour te détester. Maisavant de t’abandonner au remords qui t’attend,(en pleurant)apprends que jet’aimais ; apprends que je faisais mon bonheur de partager ton mauvais sort.Misérable Lindor! j’allais tout quitter pour te suivre. Mais le lâche abus que tu asfait de mes bontés, et l’indignité de cet affreux Comte Almaviva, à qui tu mevendais, ont fait rentrer dans mes mains ce témoignage de ma faiblesse. Connais-tucette lettre?
LE COMTE, vivement. — Que votre Tuteur vous a remise?
ROSINE, fièrement. — Oui, je lui en ai l’obligation.
LE COMTE. — Dieux, que je suis heureux! Il la tient de moi. Dans mon embarras,hier, je m’en avais servis pour arracher sa confiance, et je n’ai pu trouver l’instantde vous en avertir. Ah, Rosine! Il est donc vrai que vous m’aimiez véritablement!...
FIGARO. — Monseigneur, vous cherchiez une femme qui vous aimât pour vous-même...
ROSINE. — Monseigneur! que dit-il?
LE COMTE, jetant son large manteau, paraît en habit magnifique.— O la plusaimée des femmes! il n’est plus temps de vous abuser : l’heureux homme que vousvoyez à vos pieds n’est point Lindor ; je suis le Comte Almaviva, qui meurtd’amour et vous cherche en vain depuis six mois.
ROSINE tombe dans les bras du Comte. — Ah!...
LE COMTE, effrayé. — Figaro?
FIGARO. — Point d’inquiétude, Monseigneur ; la douce émotion de la joie n’a jamais desuites fâcheuses ; la voilà, la voilà qui reprend ses sens ; morbleu qu’elle est belle![IV,v-vi : 157-61]
On voit ainsi la première étape de « normalisation », de retour de « l’autre
côté du miroir » carrollien : la « découverte » qui met fin au déguisement central de
la comédie, celui que réalise et qu’explique Almaviva à la levée du rideau (I,i). Pure
artifice de l’auteur, la « gratuité » de ce travestissement, sans lequel aucune intrigue
n’aurait été possible d’ailleurs, réside dans lavolonté libredu comte. Marque de la
modernité du genre, on verra que cette condition contingente est également à
l’origine de l’opposition dans le théâtre de Marivaux, où leshéroïneshésitent et
ensuitechoisissentlibrement d’écarter un obstacle social.
160
Si bien qu’on ne peut appeler cette fin de la tension dangereuse du déguise-
ment autrement quela catharsis de la comédie.Celle-ci, qui se réalise rapidement
à travers une série d’étapes distinctes, accompagne le renversement de la société au
pouvoir par unesociété d’obédience « naturelle » usurpatrice d’un statut culturel
nouveau. Par le biais du mariage, cette dernière met fin de façon manichéenne à la
distribution selon laquelle ses membres, exclus des institutions qui pourvoient
l’existence culturelle qu’ils cherchaient, figurativisent « l’écart cratyllique » entre la
nature et la culture. L’amour passe alors du statut de vérité naturelle à un statut
mixte naturel-culturel — en vainquant une forme « perturbée » de l’alliance
potentielle représentée par la société de la vérité culturelle, notamment en détournant
la source de son propre pouvoir. L’entrée du notaire, avec Bazile, scele les noces :
FIGARO. — Monseigneur, c’est notre Notaire. [...]
LE NOTAIRE. — Sont-ce là les futurs conjoints?
LE COMTE. — Oui, Monsieur. Vous deviez unir la Signora Rosine et moi cettenuit, chez le Barbier Figaro ; mais nous avons préféré cette maison, pour des raisonsque vous saurez. Avez-vous notre contrat?
LE NOTAIRE. — J’ai donc l’honneur de parler à Son Excellence Monseigneur leComte Almaviva? [...]
BAZILE, à part. — Si c’est pour cela qu’il m’a donné le passe-partout.
LE NOTAIRE. —C’est que j’ai deux contrats de mariage, Monseigneur ; ne confondonspoint : voici le vôtre ; et c’est ici celui du Seigneur Bartholo avec la Signora... Rosineaussi. Les Demoiselles apparemment sont deux soeurs qui portent le même nom.
LE COMTE. — Signons toujours. Don Bazile voudra bien nous servir de second témoin.
BAZILE. — Mais, Votre Excellence... je ne comprends pas... [...] Monseigneur...Mais si le Docteur...
LE COMTE, lui jetant une bourse. — Vous faites l’enfant! Signez donc vite. [...]
FIGARO. — Où donc est la difficulté de signer?
BAZILE, pesant la bourse. — Il n’y en a plus ; mais c’est que moi, quand j’ai donné maparole une fois, il faut des motifs d’un grand poids...(Il signe.) [IV,viii : 144]
161
La trahison de Bartholo par Bazile, atténuée sur le plan moral par « l’incompré-
hension » de ce dernier, constitue la concrétisation de ce que nous avons identifié
comme le fonctionnement téléologique de la comédie : le héros, face à des structures
sociales dont il ne partage ni l’idéologie ni — volontairement en l’occurrence — les
avantages, réussit à tourner ces structures « perverties » contre elle-mêmes. La
manière dont une nouvelle « société culturelle » est ainsi construite, sur les ruines
de l’ancienne société de la vérité culturelle que la révolution du rire a balayée, n’est
rien d’autre que ce que Frye (1957) appelle « la cristallisation » d’une nouvelle
société autour du héros. La scène finale complète cette « découverte » paradigma-
tique avec celle, pragmatique, du barbon ; celui-ci, tel le héros tragique, mais sans
la dignité de ce dernier, vient comprendre sa chute — qui s’accompagne de celle des
« anciennes structures », notre « château de cartes » symbolisant le mal social :
SCENE VIII ET DERNIERE. BARTHOLO, UN ALCADE, DES ALGUAZILS,DES VALETS avec des flambeaux, et LES ACTEURS PRECEDENTS
[...] BARTHOLO. — Ah! Don Bazile. Eh! comment êtes-vous ici?
BAZILE. — Mais plutôt vous, comment n’y êtes-vous pas?
L’ALCADE, montrant Figaro.— Un moment ; je connais celui-ci. Que viens-tufaire en cette maison, à des heures indues?
FIGARO. — Heure indue? Monsieur voit bien qu’il est aussi près du matin que dusoir. D’ailleurs, je suis de la compagnie de Son Excellence le Comte Almaviva. [...]
L’ALCADE. — Ce ne sont donc pas des voleurs?
BARTHOLO. — Laissons cela. — Partout ailleurs, Monsieur le Comte, je suis leserviteur de Votre Excellence ; mais vous sentez que la supériorité du rang est icisans force. Ayez, s’il vous plaît, la bonté de vous retirer.
LE COMTE. — Oui, le rang doit être ici sans force ; mais ce qui en a beaucoup,est la préférence que Mademoiselle vient de m’accorder sur vous, en se donnant àmoi volontairement. [...]
BARTHOLO. — Comment, Bazile! vous avez signé?
162
BAZILE. — Que voulez-vous? Ce diable d’homme a toujours ses poches pleinesd’arguments irrésistibles.
BARTHOLO. — Je me moque de ses arguments. J’userai de mon autorité.
LE COMTE. — Vous l’avez perdue, en en abusant. [...] Mademoiselle [...] n’estplus en votre pouvoir. Je la mets sous l’autorité des Lois ; et Monsieur, que vousavez amené vous-même, la protégera contre la violence que vous voulez lui faire.Les vrais magistrats sont les soutiens de tous ceux qu’on opprime.
L’ALCADE. — Certainement. Et cette inutile résistance au plus honorable mariageindique assez sa frayeur sur la mauvais administration des biens de sa Pupille, dontil faudra qu’il rende compte. [...]
BARTHOLO, se désolant. — Et moi qui leur ai enlevé l’échelle, pour que lemariage fût plus sûr! Ah! je me suis perdu fautes de soins.
FIGARO. — Faute de sens. Mais soyons vrais, Docteur ; quand la jeunesse etl’amour sont d’accord pour tromper un vieillard, tout ce qu’il fait pour l’empêcherpeut bien s’appeler à bon droitla Précaution inutile. [IV,viii : 165-9]
L’ambiguïté véridictoire de l’identité du comte n’était enfin que le plus important des
mécanismes comiques : servant à disjoindre la mise en scène du statut intensionnel
de ce personnage, elle ne nuit nullement à la simplicité structurale de la comédie, qui
se moque de la société contemporaine au moyen d’une figurativisation perturbée
d’elle-même. Beaumarchais a parfaitement compris ce mécanisme, qui marie la
structure paradigmatique du comique à une forme d’intrigue sociocritique : si la
comédie réussit à subvertir les institutions socio-culturelles que l’on connaît, il n’est
pas moins vrai quele rire restitue et protège celles-cicontre tout dommage
permanent ; la même normalisation opérée par le dénouement, en mettant fin aux
structures qui faisaient rire en vertu de la structure actantielle, rend à celles-ci leur
valeur « réelle » — d’autant plus que les personnages qui les figurativisent désormais
sous forme « respectable » sont ceux qui revendiquèrent une société plus juste. Si
le comique est destructeur, le rire est conservateur, voire réactionnaire. Nous y
reviendrons.
163
JEAN BÊTE À LA FOIRE : EXAMEN PARADIGMATIQUE
Certes, cette parade constitue une « version antérieure » des mêmes structures
actantielles qui font vivre leBarbier. Deux différences significatives tombent
pourtant sous le sens : la pièce foraine deJean Bête, d’une part, n’est pas obligée
de respecter les bienséances qui règnent à la Comédie-Française à cette époque, et
permet une « liberté » foraine, notamment quant au comique sexuel ; d’autre part,
si elle reprend les usages de toutes les comédies, comme on le verra, la parade
constitue en même temps une sorte de perversion du genre plus légitimé :Jean Bête
médiatise indifféremment la désintension de toutes les identités de tous les person-
nages, de sorte qu’il n’y a que la structure globale de l’intrigue qui vise particu-
lièrement la société opposante — et voilà que cette pièce en un acte ne respecte
qu’en partie la grammaire de la comédie, selon laquelle le barbon et son establish-
ment doivent prendre leur place en butte au ridicule. De façon subtile, presque
paradoxale, la parade médiatise doncl’arbitraire des structures ontologiques de la
culture tout en déconstruisant, par le biais du comique, la culture de la comédie.
Notre distinction entre les fonctions désignatives et intensionnelles du langage
entre immédiatement en jeu dès l’ouverture de la pièce : effectivement, la première
chose que l’on remarque en lisant ce texte est la fréquence de cette perturbation
constituée par le style « poissard » qui caractérise le langage de tous les actants.
Comme le remarque Trott (1996), ce « style poissard » représente une tentative de
la part des vendeuses foraines d’autrefois de soigner leur français — effort qui
résulte en une hypercorrection : si la liaison prononcée est la marque d’un parler
164
valorisé (« j’étais à Versailles ») quisignifie une certaine formation — et donc un
certain statut social — l’insertion pêle-mêle des consonnes /z/ et /t/ avant une voyelle
initiale quelconque doit constituer, sur le plan intensionnel, uneprojection utopophile
par le locuteur d’un statut social élevé sur lui-même. Nul ne peut donc douter que
la parole, dans la parade, est l’instrument d’une auto-compromission de la culture
langagière. La première scène de la pièce le démontre ; on voit ici, outre lelazzi
consistant à la recherche par un « maître » de son valet évidemment présent, la
manière dont l’emploi de cette hypercorrection « poissarde » réalise la déculturation
« slapstick» de l’identité socio-culturelle des personnages que voici :
SCENE PREMIERE. JEAN BETE, ARLEQUIN
JEAN BETE. Il va et vient en colère. — Ah! malheureux Jean Bête!
ARLEQUIN, le suivant.— Monsieur.
JEAN BETE. — Z’infortuné Jean Bête!
ARLEQUIN. — Monsieur.
JEAN BETE. — J’ai beau crier comme un chien brûlé.
ARLEQUIN. — Monsieur.
JEAN BETE. — Courir comme un rat z’empoisonné.
ARLEQUIN. — Monsieur, monsieur!
JEAN BETE. — Grimacer comme un z’échappé du Purgatoire.
ARLEQUIN donne un coup de batte. — Monsieur.
JEAN BETE. — Je ne vois point mon valet z’Arlequin.
ARLEQUIN, un coup. — Me v’là.
JEAN BETE. — Z’il m’aurait revengé.
ARLEQUIN. — Eh! me v’là, tête de cruche.
JEAN BETE. — Il aurait fiché des coups à cet enragé de Gilles.
ARLEQUIN, redoublant les coups. — Êtes-vous sourd?
Jean-Bête se retourne. Ils se choquent et tombent.
JEAN BETE. — Maraud! Punais! Cheval!...Je t’appelle depuis une heure. [i : 173-4]
165
A part l’auto-déculturation opérée moyennant le faux style soigné du langage, on
remarque deux autres structures comiques dans cette première scène déjà. Tel le
Malade imaginaire, lieu commun de la culture théâtrale de l’Europe, Jean Bête se
dépeint comme étant dans une situation démesurément difficile en évoquant une suite
d’images de « souffrant » qu’il projette sur lui-même de façon amusante (le spec-
tateur croit déduire qu’il a un problème, une difficulté, mais le degré semble, dans
le contexte d’un spectacle forain, excessif). Ces auto-portraits, qui évoquent un
certain imaginaire culturel, nous semblent d’ailleursabsurdesdans la mesure où l’on
peut difficilement voir la logique des comparaisons (Jean Bête est-il comme « z’un
rat empoisonné », ou « un chien brûlé »?) ou celle de l’image elle-même («gri-
macer» comme un « z’échappé du purgatoire »?) De plus, nous remarquons la
même explicitation du soliloque qu’on a vu dans leBarbier, à savoir la non
reconnaissance de la présence pertinente d’un interlocuteur. Pourtant le paradigme
s’explicite ici davantage : Arlequin est non seulement présent, mais il est connu de
Jean Bête, qui se trouve, de plus, activement à la recherche de ce dernier. Nous
reviendrons à l’humour absurde. Il convient de noter ici simplement que Jean Bête,
comme son valet enfin, apparaît comme un personnage qui « s’ignore » en projetant
des intensions sans pertinence sur sa situation, et donc sur lui-même, et qui manque
d’en projeter celles que le public doit déjà voir comme « réelles ».
Sur le plan théorique, il est crucial de constater que si la structure para-
digmatique du comique de la « recherche d’Arlequin » est exactement celle que nous
avons vue dans la scène deux duBarbier (voir à nouveau la figure 1.6), le para-
digme du style poissard est précisément celui du malade imaginaire, dumiles glorio-
166
suset du bourgeois gentilhomme : la projection
*S
Figure 1.15 : projeter sur soi un fauxstatut intensionnel (le comiquepseudo-utopophile endogène)
sur soi-même d’une non entité, d’une intension
absente, le comique endogène pseudo-utopophile
que nous avons déjà vu (voir la figure 1.15).
Dans le cas de cet artifice langagier cependant il
s’agit d’une fausse identité-idem (celle de la
classe aisée et donc formée) tandis que dans celui
des autoportraits pitoyables il s’agit, comme le
malade imaginaire, de fausses identités-ipse (la
distinction dépend, encore, de lu caractère perma-
nent ou éphémère de l’identité en question.
Le spectateur a déjà compris que quelque problème avec un « ennemi »,
Gilles, « embête » Jean Bête, et que celui-ci aurait voulu avoir le secours de son
valet Arlequin au moment de quelque transaction honteuse avec Gilles. On apprend
très vite qu’il s’agit de la structure actantielle de base que l’on connaît. Gilles aide
Cassandre à « protéger la vertu » de sa fille contre les galants en général, et contre
Jean Bête en particulier. D’où les débuts du « stratagème » de déguisement en Turc
que nous avons vu au début de la première partie de cette étude.
La scène suivante met en scène la société opposante, où il n’est cependant pas
du tout « contraire aux lois de la comédie » que le dysfonctionnement des identités
fait rire. Gilles dévoile ici des « vérités naturelles » qui déculturent tout l’être social
de Cassandre, ce qui est d’autant plus amusant que ce dernier ne le remarque pas ;
on y voit une fois de plus le ridicule d’un langage « populaire-soutenu » :
167
GILLES. — Eh bien, Monsieur le bonhomme Cassandre? Vous l’ai-je rossé là d’unefière importance? Mais aussi, faut convenir qu’ous êtes un chien malheureux commeune pierre.
CASSANDRE. — Tuvois, mon ami Gilles, je travaille depuis trente ans comme unserpent, je me donne un casse-cul terrible, tout le long de l’année, et z’au bout de ça...
GILLES. — Pardienne, faut que vous ayez marché sur une planète bien maléfice,Monsieur Cassandre! Vous avez été autrefois au pilori. Z’un accident vous a flanquépour six mois à Bicêtre, feue madame Cassandre vous battait comme un plâtre, vousavez fait z’amende honorable il y a trois ans, vous avez la mine d’un singe, vousêtes fait comme un scorpion, lourd comme un boeuf, bête comme un cochon, salecomme un picpuce, puant comme un cul-de-sac. Votre fille Zirzabelle vous mènepar le nez comme un sot, et vous a dindonné de trois marmots dont que vot’familles’est z’accrue en deux ans, et sans mon jérôme qui vous a tricoté z’un beau Léandrece matin, il allait z’en fricasser z’un quatrième.
CASSANDRE,le battant.— Tiens, maraud, v’là pour t’apprendre à dire des motsà double-entente. [ii, pp.183-4]
Le style poissard n’est ici que la manifestation la plus visible d’une parole perturbée
par la relation disjointe entre ses fonctions désignative et de significative. De plus
on identifie les structures comiques suivantes : premièrement, la relation socio-
culturelle valet-maître, malgré son statut purement intensionnel, est « l’espace de la
communication » ; cette relation, dont la grammaire est pré-comprise par tout
spectateur occidental, et peut-être tout être humain vivant dans une société
hiérarchisée, est à la fois convoquée auprésentpar le langage (encore s’agit-il de la
dichotomie « vous/tu » que nous avons vue chez le comte et Figaro) depuis sonlieu
non-spatial, l’imaginaire social, et d’autre part, compromise par l’opération socio-
culturelle sur laquelle elle est projetée : Gilles semble croire respecter la structure
imaginaire en essayant de servir sonmaître, mais de façon inconséquente
relativement à cette hiérarchie, il déchire chacune des voiles identitaires qui
constituent l’autre. Examinons cela : le langage employé par Gilles s’avère l’objet
d’un faux embellissement qui déculture la situation en relativisant la téléologie et la
168
conscience du locuteur — ses métaphores absurdes (c’est-à-dire sans logique cultu-
relle identifiable) l’illustrent : la réplique « un chien malheureux comme une pierre »
prétend exprimer de l’empathie, mais projette sur Cassandre l’identité d’un animal,
et sur cette dernière, celle d’un objet dont on ne peut imaginer ni la pertinence ni la
signifiance sociale. Il s’agit donc d’une projection pseudo-utopophile surl’autre, et
les deux font la désintension de l’identité du maître tout en compromettant la
conscience socio-culturelle de Gilles ; ce dernier apparaît comme étant incapable de
se débrouiller face à la structure sociale en question et incompétent comme usager
*Si*Sj
Figure 1.16 : la désintension binaire endogène-exogène
du langage métaphorique que sa vanité semblerait vanter. La figure 1.16 illustre cet
effet comique binaire en fonction de sa structure identitaire asymétrique : le servant
méprend côté jardin les fonctions socio-culturelles qui relèvent de son rôlevalet et
compromet côté cour l’identitésupérieurede son maître. En effet il s’agit presque
de la méprised’une seule identité commune mais asymétrique. Nous y reviendrons.
169
Or il n’y a pas que l’identité hiérarchique du « bonhomme Cassandre » qui
se compromet ici face à l’indiscrétion socio-culturelle du servant. Leur identité
binaire se traduit, vis-à-vis des autres personnages, par les rôles actantiels d’opposant
et sonadjuvant. Après tout, de quoi parlent-ils? C’est en effet de la manière dont ils
ont réussi à mettre en échec le projet de Jean Bête qui consiste à gagner l’accès au
corps de la fille de Cassandre, Isabelle. Cependant, en évoquant cette opposition
actantielle, quoiqu’il le fasse en guise d’allié, Gilles met en question la même utilité
de celle-ci : Jean Bête est déjà plusieurs fois père par Isabelle. Cassandre, pour sa
part, méprend de manière amusante la raison de son mécontentement vis-à-vis de
cette preuve dela gratuité de son rôle d’opposant: « Tiens, maraud, v’là pour
t’apprendre à dire des mots à double-entente » ; il s’agit ici, à nouveau, du comique
elliptique, car Cassandre ne reconnaît point le sens socio-culturel de cet événement
qui le réduit à un personnage vide et gratuit.
Que doit-on dire de ces mots à double entente? La fonction désignative du
langage de Gilles est celle d’évoquer, par euphémisme, la sexualité qui spécifie le
but de Jean Bête et qui déculture d’ailleurs ses prétentions « sociales » (l’amour, le
mariage) ainsi que les mêmes euphémismes, qui sont des abstractions sémiotisées par
une valorisation et un fonctionnement culturels (« dindonné de trois marmots »,
« mon jérôme qui vous a tricoté », « il allait z’en fricasser z’un quatrième »).
La sémantique de la structuralité de ce comique grossier confirme l’exactitude
de la manière dont notre modèle distingue entre la relativisation et la déculturation ;
cette dernière est effectivement un cas spécial et distinct de la désintension. Sa
fonction de « désacraliser » la culture a été décrit par Cicéron (1962 : 345) déjà
170
comme étant, pour le grand dramaturge romain, l’effet comique le plus amusant :
« haec enim ridentur vel sola vel maxime, quae notant et designant turpitudinem
aliquam non turpiter».1
L’intérêt théorique de cette description de la déculturation est le suivant : elle
suggère que les structures comiques deJean Bête à la foiresont caractérisées par
une liberté totale, car la présence de désignés corporels seraitmoins drôle sans que
ces derniers soient juxtaposés contre, et enrobés par, des signifiés culturels
« pudiques » — bref, l’abandon des euphémismes rendrait « clinique » la
représentation de la sexualité — stérilité vide que l’on pourrait comparer à la
pornographie. Lanaturen’est donc pas comique en soi : c’est qu’elle peut provoquer
la désintension d’objets culturels projetés sur elle — en fonction des tabous culturels
qui sont ainsi violés — ce qui confirme le caractère global de notre concept inclusif
de ladésintensionqui est le résultat universel de tout effet comique. D’où la manière
dont la sexualité, la morbidité et la scatologie peuvent, lors d’une rencontre disjointe
(« agrammaticale », tabou) avec uneidentitéanthropomorphe, déculturer celle-ci.
Cette libre expression de la sexualité déculturante se montre à nouveau lors
de la réalisation du « tartagème » arlequinesque de Jean Bête et de son valet — une
nouvelle fois il s’agit d’un déguisement — qui suit d’ailleurs, comme c’était le cas
dans le Barbier, un certain nombred’échecs partielsqui mettent en scène le
spectacle de la lutte inégale, et de la ruse, dans des lazzis qui exploitent de façon
comique l’évident caractèrefaux du stratagème. On note que la mise en question
1 « Ce qui est le plus amusant, c’est la désignation d’une turpitude en des termes qui ne sontpourtant pas du tout grossiers ». C’est la définition même de la déculturation. (De oratore).
171
d’une identité prétendue ne réalise jamais, dans la comédie, une découverte suffisam-
ment totale pour mettre fin au projet des amants. La scène suivante, qui se situe
après les coups de bâton de Gilles — un événement extradiégétique raconté en
analepse comme on l’a vu — montre de nouveau le fonctionnement du déguisement
comme mécanisme de base de la comédie, et réalise des déculturations de tous
genres, sans manquer d’exploiter dans les mêmes paradigmes la relativisation, en
faisant rencontrer un mélangeforain par excellenced’identités diverses, de façon
inconséquente et amusante ; bref, Jean Bête et Arlequin se déguisent pour pouvoir
s’approcher d’Isabelle, qui travaille à la foire, malgré la présence de son père :
SCENE IV. JEAN BETE, [déguisé en Turc,] ARLEQUIN, déguisé en ours,
GILLES, CASSANDRE, ISABELLE
JEAN BETE. — Ici, Messieurs, c’est la victoire,Des grands spectacles de la foire.Un ours sorti des noirs climats,Où les femmes sont frigidas.Il danse comme Alcibiade
Il est galant comme Amilcar,Aussi généreux qu’un César,Aussi brave qu’un Miltiade.
Donnez la patte, mon mignon.Fort bien, vous aurez du bonbon.
[...]Ici l’on arrache les dents
Et les cheveux sans accidents.Marchandises de contrebande,Des cantharides de Hollande,Écoutez, seigneurs et galants.Votre serviteur Tchicabelle
Crève les yeux si proprementA tout surveillant d’une belle
Que le jaloux tient la chandelleSans s’en douter aucunement.
De cette pastille nouvelle,J’éveille les feux d’un amant.
J’en vends en France énormément.[...]
Opiat pour les maux de ventre,Aux belles grands soulagements :
Mon opiat, en peu de temps,Fais que le fruit d’amusement
Sort aussi doucement qu’il entre.
172
ISABELLE. — Vous prétendez qu’ça vient tout doux?Z’en combien de temps, Monsieur, dit’vous?
JEAN BETE. — Moins de dix mois, Mademizelle.
ISABELLE. — Pardin’! la recette est nouvelle.Gilles, ach’tons donc de ses bijoux. [iv : 192-5]
Les structures comiques sont ici nombreuses et débordent les unes sur les autres. On
notera d’abord que dansJean Bête, lors de tout déguisement, le déguisé parle
toujours en vers — c’est duleste intensionnel— et que les interlocuteurs, comme
symbole de leur acceptation de l’identité falsifiée,de leur respect d’une structure
culturelle, adoptent la même forme de la parole.
Le déguisement est bien choisi : le spectateur saurait que la foire est lieu de
charlatans — rhétoriciens marauds aux prétentions incroyables — aussi bien que Jean
Bête en Turc (« Tchicabelle ») apparaît comme un personnage formellement crédible
vu la grammaire culturelle du milieu. Le contenu de son discours versifié est drôle
en soi. Reprenant les indices évidents du faux — des mensonges transparents, des
tournures qui se relativisent en mettant en question la crédibilité du locuteur — le
« conte du marchand ambulant» traite entre autres, et sans que cela ne nous
surprenne du tout, de produits « tabous » contre l’impuissance sexuelle, les douleurs
d’accouchement etc. On remarque encore combienles termes à la désignation
indirecteajoutent leur valeur culturel aux vers pour engendrer et déculturer à la fois
des objets intensionnels. Ce qui supplémente le potentiel pour une mise en scène
théâtrale qui, en exploitant la forme enchâssée de cette « fausse identité dans une
fausse identité », opère la désintension de la même forme théâtrale.
Examinons les structures paradigmatiques de cette scène : si Jean Bête se
déguise en Turc, son « ours » constitue alors un trait supplémentaire, une extension,
173
de ce même travestissement. La nature « intensionnellement fausse » de celui-ci n’est
pas d’ailleurs simplement implicite : non seulement avons-nousmémoirede sa
planification — mais sa manifestation se montre aussi remplie de « fautes » qui
explicitent l’irréel de l’identitéau présent. Les nombreux baumes, philtres et opiats
sont, de manière ontologiquement paradoxale, desquasi-intensionsmoyennant
lesquelles l’identité demage turcse projette non seulement sur la personne de Jean
Bête mais aussisur les objets en sa possession. Si bien que l’évidence des
mensonges qui vantent leurs qualités, dans le présent et lors d’événements fictifs
racontés au présent, opère la relativisation de l’identité de Turc. C’est le cas même
lorsque l’objet d’une telle quasi-intension n’est qu’une compétence du « sorcier ».
Bref, on identifie les disjonctions intensionnelles suivantes : (1) le paradigme
comique du déguisement de Jean Bête en Turc est celui d’une désintension pseudo-
utopophile endogène, car il projette sur lui-même une intension fausse que son
identité de fait ne peut soutenir, et qu’elle relativise ; (2) l’acceptation de cette
identité — avec tous ses attributs merveilleux — par les autres personnages (qui
l’appellent « Monsieur l’Turc » par exemple en montrant leur croyance aux
mensonges) constitue le paradigme pseudo-utopophile exogène — signifiant les
mêmes structures intensionnelles vues du point de vue de l’Autre, et compromettant
donc la conscience intensionnelle de cet Autre plutôt que celui qui se déguise ; (3)
la force comique de ces deux paradigmes corollaires provient de l’importance sociale
de l’identité en général d’une part, et de la pertinence augmentée de cette dernière
que l’on peut attribuer à la structure actantielle de la parade, dans laquelle Jean Bête
essaie de réaliser un contact avec Isabelle malgré l’opposition de son père.
174
Donc il convient ici de faire le barème de ces mécanismes comiques selon
une dichotomie « paradigme comique » / « leste intensionnel ». On notera que tous
les paradigmes secondaires dépendent, et sont à l’intérieur, de celui du déguisement
des jeunes en Turc et en ours. Le tableau de la figure 1.17 montre un certain nombre
des déculturations et relativisations réalisées par la fonction significative de la parole
Signifiant textuel Paradigme comique Leste intensionnel
Déguisement en Turc /ours 1. relativisation pseudo-utopophile endogène
A. rôle actantiel, ruse de Jean BêteB. lieu : identités foraines
Vers de la parole1-bis. déculturation de la
forme poétique par lecontenu mensonger
A. rôle actantiel de Jean BêteC. style littéraire du français
« où les f. sont frigidas »3. déculturation sexuelle et4.langagière du mensonge ;d’où encore 1.
D. le tabou sexuel sociétaireE. identités nationalesA. rôle actantiel de Jean Bête
« il danse commeAlcibiade »
5. déculturation de l’imagedu général par l’ours6. relativisation de l’imagedu guerrierdansant; 1
F. l’identité de GénéralB. celle du charlatan forainA. rôle actantiel de Jean Bête
« Ici l’on arrache les dentsEt les cheveux sansaccidents »
7. déculturation du dentisteopérée par l’idée absurded’arracher des cheveux ; 1
G. l’identité de dentisteB. celle du charlatan forainA. rôle actantiel de Jean Bête
« De cette pastillenouvelle/ J’éveille les feuxd’un amant/ J’en vends enFrance énormément »
3. déculturation sexuelle dede l’identité du Turc (1)8. déculturation de celle duFrançais
D. tabou sexuel sociétaireE. l’identité nationale de FrançaisA. l’identité de Jean Bête
« Mon opiat... fait que lefruit d’amusement sort aussidoucement qu’il entre »
3. déculturation sexuelledes mensonges du Turc (1)2. de la nature humaine
D. tabou sexuel sociétaireD-bis. biologie de la reproductionA. identité de Jean Bête
« ça vient tout doux? Z’encombien de temps,Monsieur, dit’vous? »
1-tris. pseudo-utopophileexogène (Isabelle accepte lemensonge) 2. décult. sexuel
A. l’identité de Jean BêteH. indiscrétion d’Isabelle (« fille-mère » vs la « vertu féminine »)D. tabou sexuel
« Moins de dix mois,Mademizelle » - «Pardin’!la recette est nouvelle »
1. auto-relativisation dudéguisement1-tris. Isabelle continue d’y
croire tout de même
A. identité de Jean BêteA-bis. aveuglement d’Isabelle vis-à-vis de celle-ciC. forme poétique du vers, le rime
Figure 1.17 : quelques mécanismes comiques de la scène quatre
175
de Jean Bête ; celui-ci évoque toute une série d’identités générales, en réclamant une
identité particulière qui n’est pas la sienne, pour des raisons actantielles. Ces
paradigmes se répètent tout au long de la parade, soit en forme de relativisation, soit
comme des déculturations, ce qui dépend de la sémantique investie dans les
structures comiques que nous avons vues. Dans chaque cas le paradigme de base est
celui du déguisement de Jean Bête. La figure 1.18 montre trois manifestations
*Si*Sj
b
*Si {}
c
*Si*Sj
{}
d
Figure 1.18 : intension et quasi-intension faussées par Jean Bête et acceptées par les autres
paradigmatiques de ce dernier (dont la structure de base (a) est celle de la figure
1.15) ; premièrement, le déguisement se transmet ici, moyennant son acceptation, à
l’Autre pour être reconstruit (b) en paradigme exogène ; de plus, le déguisement se
manifeste comme une série dequasi-intensions faussesprojetées (c) sur les objets
que le « Turc » prétend vendre (ces objets participent donc de l’identité prétendue
et sont partant investies eux-mêmes « d’identités partielles ») ; le tout s’incorpore
176
enfin dans une Gestalt globaled incluant les structures fondamentales.
La suite de cette scène n’est pas étonnante : en invitant le public à se
déplacer pour assister à un spectacle supplémentaire consistant en d’autres tours de
l’ours Arlequin, Jean Bête réussit à faire sortir Cassandre et Gilles, pour être seul
avec l’objet de son « amour » plutôt charnel. Les avertissements d’Isabelle, qui craint
le retour de son père, laissent ici entendre que la mise en scène montre, du moins en
cachette, l’acte sexuel, qui, lui, déculture chacune des images et structures culturelles
signifiées par les répliques, tout en reprenant le style poissard et la cultivation qu’il
implique ; de plus, on note comment Jean Bête galant se justifie en termes
mensongers s’appuyant tantôt sur le mariage, tantôt sur la religion :
SCENE V. JEAN BETE, ARLEQUIN, ISABELLE
ISABELLE. — Ah! Sainte Jérusalem! C’est mon cher z’amant!
JEAN BETE. — Pardon, charmante Zirzabelle, si j’ai fiché le tour à Monsieur votre pèreet à Gilles. C’est pour à celle fin de les renvoyer sains et saufs, et que nous puissionsparler un moment de notre flamme à la face des oiseaux du ciel et de la terre.
ISABELLE. — Personnage aimable, redressez-vous.
JEAN BETE. — Vous savez que le don de mon coeur est dû z’à plus d’un titre.Permettez-moi de vous le faire encore une fois à genoux, et de vous le renouvelermille fois.
ISABELLE. — Je le veux bien, mais si vous connaissez mes peines, elles sont biendifférentes de ma personne, car je vous en cache plus de la moitié.
JEAN BETE. — Non, ne me cachez rien, je veux tout voir, je veux tout voir, jeveux tout savoir.
ISABELLE — J’ai t’eu beau dire à mon ch’père que le destin me destine à filer madestinée z’avec vous, que je n’ai pu défendre mon coeur, que vous me l’avez pris,z’il prétend qu’avec le même entregent, beaucoup d’autres peuvent me prendreaussi ; ce qui me console, c’est que z’on ne me mariera pas sans que je dise oui.Mon ch’père fera tout comme il l’entendra, ça m’est indubitable, mais z’en fait demariage (En déclamant.)
Quand je devrais m’en repentir,Jamais autre que vous n’aura mon consentir.
JEAN BETE. — Ah! charmante Zirzabelle! [v : 201-2]
177
Jean Bête cache dans ces images poétiques l’apologie de son désir charnel pour
Isabelle. De plus, on note dans ce passage combien la projection d’intensions fournit
à la scène le leste intensionnel qui aggrave les conséquences amusantes de ce
déguisement : les deux amants, qui se voussoient d’ailleurs, évoquent respec-
tueusement des institutions culturelles — Jérusalem,ville sainte, Monsieur votre père,
notre flamme, le ciel, le mariage et ainsi de suite — tout en faisant — on peut bien
le croire d’après la suite de l’entretien — l’acte sexuel.2 Certaines de ces
déculturations, à savoir celles qui dépendent de la mémoire culturelle du spectateur,
sont implicites ; sont explicites les conséquences immédiates, le comique des
intensions figurativisées sur la scène, tels Cassandre et Gilles, dont le retour risque
constamment d’interrompre ce moment privé, et de valoir encore une raclée pour
Jean Bête. Isabelle croit ici anticiper l’entrée de son père et de Gilles, tandis que
Jean Bête la rassure — « ses gens » sont à la veille :
ISABELLE. — Monsieur Jean Bête [...] quoique vous me fassiez grand plaisir,retirez-vous, retirez-vous, pour Dieu! retirez-vous, mon père est colérique et rusé,s’il revenait z’avec Gilles, quelque chemin que vous prissiez, z’ils vous couperaienttout net. [...] Qu’est-ce que je deviendrais? Vous m’alarmez, vous me déchirez lesentrailles, retirez-vous, retirez-vous, pour Dieu! retirez-vous.
JEAN BETE. — Ne craignez rien, charmante Zirzabelle, et permettez que mes gensfassent le coq-six-grues z’autour de nous pendant que je vous en conterai.
ISABELLE. — Mais combien sont-ils donc z’à faire le guet?
JEAN BETE. — Soyez tranquille : ils sont un.
ISABELLE. — Qu’ils veillent donc tous ensemble exactement! [v : 202-3]
Il est assez clair que le comique est ici lié à un problème d’ordreontologique: le
débat autour de la question de savoir si les nombres sont desa priori synthétiques
2 Nous sommes redevables envers Monsieur David Trott (1996) pour cette interprétation.
178
ou analytiques se présente à l’intérieur d’une autre problématique ontologique, celle
de la vérité naturelle contre la vérité culturelle, que nous avons vue tout au long de
cette étude. Bref, trois réalités distinctes débordent l’une sur les autres dans une
disjonction comique complexe : (1) un état de choses naturel — Jean Bête et Isabelle
font l’acte sexuel, tandis qu’Arlequin, le seul valet de ce premier, « fait le guet » ;
(2) les amants ne veulent pas être surpris par le père d’Isabelle pour des raisons
anthropologiques — une fille est la propriété de son père dans la société donnée, de
sorte que l’acte sexuel constitue une sorte de vol ; (3) la scène constitue un conte
mythique — celui des « rites d’accouplement » de l’être social en question — un
rôle social et en même temps un sexe biologique, l’Homme mythique « est censé »
séduire, charmer, convaincre la Femme, qui, elle, « doit » résister, fuir, hésiter, avant
de « se livrer ». Seulement ces deux « vérités culturelles » s’avèrent incapables de
supporter la déculturation que provoque la « vérité naturelle » qui les disjoncte : si
l’acte sexuel « nie » le réel ontologique des rites de la séduction, le nombre unique
des « gens » (Arlequin seul) opère la même désintension des efforts de l’Homme de
« convaincre » la Femme qu’ils sont en sûreté ; la transparence de cette prétention
ridicule de la part de Jean Bête est donc d’autant plus amusant qu’Isabelle, qui ne
veut pas du tout « résister » enfin, l’accepte, en partageant et en répétant l’erreur
ontologique qui reconnaîtrait des structures imaginaires malgré la preuve qu’ils
n’existent pas à côté d’une réalité matérielle plus « solide ».
Outre donc la fonction actantielle de tromper de façon amusante l’opposant
que constitue le père Cassandre, cette scène réduit l’être social d’Isabelle et de Jean
Bête à leur aspect sexuel. Comme nous le verrons dans les deuxième et troisième
179
parties, la vérité sociale est donc, d’un point de vue logique, unevérité théorémique
qui n’est déterminé ni par le donné, ni par la vérité factuelle, ni par ce qu’on appelle
normalement la vérité analytique — ce qui n’est vrai qu’en vertu de sa forme. Car
les structures imaginaires, des mythes sociétaires, peuvent se présenter selon une
forme bien ou malstructurée, en conjonction ou en disjonction par rapport à elles-
mêmes — en d’autres termes, elles ne sont pas uneforme d’autresentités plus
fondamentales, mais des entités immatérielles indépendantes construites par une
culture selon une métalogique d’a priori sociaux. C’est donc l’adéquation ou
l’inconséquence entre la réalité factuelle et la réalité culturelle (dont chacune a sa
propre classe de véritéspurement formelles) qui fait qu’un état de choses social est
ou dérisoire ouethnologiquement correcteet de ce fait à prendre au sérieux.
Nous observons de plus qu’il s’agit ici de la compromission totale de l’être
social des membres de la société de la vérité naturelle, alors que c’est cette société
jeune qui, selon la grammaire traditionnelle de la comédie, a l’unique fonction de
relativiser et de compromettre la culture de la société opposante. Les jeunes sont en
butte au ridicule à part entière. La scène que nous venons de voir n’est d’ailleurs pas
exceptionnelle — nous voyons la compromission des jeunes tout au long de la
parade — c’est que ce genre de désintension est normalement réservé à l’opposant.
Aussi la parade se moque de la comédie elle-même, car les structures formelles de
celle-ci sont à la fois reprises et nettement compromises par le fonctionnement de la
pièce foraine. Rien donc n’échappe ici à « la petite destruction » comique.
La scène suivante le montre à nouveau : après s’être « retiré », Jean Bête
appelle Arlequin pour faire « enlever » Isabelle. La réalité concrète, bien sûr, n’exige
180
pas une telle manoeuvre — Isabelle n’est présentement pas enfermée, car son père
et Gilles sont absents pour le moment — mais une fausse « réalité » culturelle, une
projection utopophile, semblerait demander que Jean Bête « libère » son amante
comme d’une menace mythique. C’est le paradigme de Dom Quichotte (voir pour
sa structure la figure 1.18 c) : une fausse caractérisation d’une réalité externe (un
exemple du comique utopophile exogène) provoque chez le héros, grâce peut-être à
un besoin narcissique, une fausse caractérisation (héroïque) de lui-même. A nouveau,
cette prétention ne marche pas. Isabelle a pourtant la générosité de négliger ce fait :
JEAN BÊTE. — [...] J’aurai donc l’honneur de vous faire t’enlever par mon valetz’Arlequin, et pourvu que vous ne vous effrayiez pas du bruit...
ISABELLE. — M’effrayer du bruit, cher z’amant? Ma mère m’a toujours dit quej’étais fille légitime du régiment de Royal Canon z’et que M. le bonhommeCassandre n’était que mon père z’apocryphe, autrement dit mon bâtard : jugez.
ARLEQUIN. — Doucement, doucement, Monsieur mon maître, que chacun file sacorde, s’il vous plaît.
JEAN BÊTE. — Pourquoi donc prends-je un valet, maraud? Est-ce pour me servirmoi-même? J’ai t’une maîtresse à z’enlever, je veux que tu me l’enlèves.
ARLEQUIN. — Pour quinze francs de gages par an, il faut que tout le gros ouvragede la maison m’tombe sur le corps.
JEAN BÊTE. — Je te remettrai z’en ours.
ARLEQUIN. — Êtes-vous ben lourde, Mamzelle?
ISABELLE. — A peu près comme deux personnes, pas tout à fait encore.
ARLEQUIN, faisant le geste de la prendre par les reins pour la charger sur sonépaule.— Allons, venez ça, moi j’ai de l’humanité.
ISABELLE, criant. — Eh ben donc! ben donc! z’insolent! est-ce qu’on z’enlève une demoisellede condition, cul par dessus tête, les quatre pattes en l’air comme un chat retourné?
ARLEQUIN. — Ça ne vous convient pas, Mam’zelle? n’y a t’encore rien de fait.Bonjour, enlevez-vous vous-même. [v : 204-5]
Les structures comiques que l’on voit ici nous sont déjà connues : la désobéissance
d’Arlequin perturbe la relation maître-valet — car le caractère et les croyances du
181
valet relativisent cette identité binaire ; l’inutilité de l’effort pour enlever Isabelle
déculture l’héroïsme quichottiste de Jean Bête ; de plus l’acceptation d’une illusion
transparente par Isabelle relativise son rôle d’amante courtoise — donc elle veut ce
que veut Jean Bête ; et c’est enfin un problème d’ordreformelqui provoque la colère
d’Isabelle, ce qui constitue une inconséquence à la fois logique et topologique — car
si l’enlèvement est nettement irréel, des points de vue physique et actantiel, Isabelle
ne peut réagir de manière phorique à la forme de la fiction qu’enacceptantles
fausses structures intensionnelles prétendues, comme si elles étaient réelles. Une fois
de plus c’est l’expression d’une confusion ontologique en forme du paradigme du
comique utopophile. La disjonction est alors comblée par la réponse d’Arlequin :
« enlevez-vous vous-même ». De nouveau la contradiction se réalise ici plutôt vis-à-
vis de la vérité intensionnelle que de la réalité matérielle : d’une part, on pourrait
raisonnablement suggérer à une personne de se sauver elle-même, et de l’autre, Jean
Bête aurait pu faire lui-même l’enlèvement s’il n’avait pas la prétention hautaine
d’être un destinateur ; or l’intension signifiée par « enlever », vu le jeu que jouent
les amants selon lequel il s’agit d’un héros et d’une « demoiselle en détresse », est
déculturée par l’inaction du valet. Cette structure comique est donc extrêmement
complexe : l’acte d’autorité qui consiste en la décision de charger un autre d’enlever
l’amante serait presque crédible d’un point de vue culturel grâce au paradigme
mythique du « chevalier sauveur » ; or cette image estmoins réel (parce que
purement formelle) que les identitésprésentesd’amant et de valet, qui sont
cependant niées à leur tour par l’inaction physique d’Arlequin — il n’enlève
personne — et par la vérité formelle de l’univers factuel — il mime l’acte qu’il
182
refuse de faire en fait. Nous y reviendrons.
Ensuite on voit plusieurs autres déguisements d’autant plus gratuits qu’ils
n’accomplissent rien d’autre que de tromper pendant un certain temps ceux qu’ils
visent. La structure actantielle de la comédie étant perturbée par chaque scène de
cette pièce, il n’y a que les prétextes (qui sont ostensiblement à l’origine des
déguisements) qui s’alignent avec elle. Les conséquences de ces ruses sont nulles —
sur le plan diégétique — et elles ne servent qu’àamuser le spectateur.
La fin de la parade est le comble de cette ambiguïté selon laquelle la pièce
dépasse et subvertit ses propres structures ; non seulementtous les personnages, des
deux côtés, se sont-ils vus vraiment ridiculisés, malgré la « loi de la comédie » qui
réserve les railleries aux « vieux » de la société de la vérité culturelle : Jean Bête,
contrairement à Almaviva, n’a profité de la réussite de ses déguisements que pour
passer un bon moment avec son amante, si bien qu’il n’a pas eu le temps pour
planifier avec elle aucuncoup de grâcequi mettrait fin, pour de bon, au pouvoir
paternel qui les opprime — bref, ils ne se sont pas mariés.
Quant à Cassandre, il est normal, en tant que vieillard, opposant et barbon,
qu’il ait, d’une certaine manière, perdu, que son effort pour protéger sa fille contre
« les beaux Léandre » ait échoué. Or cet « enfonceux de portes ouvertes » était déjà
vaincu avant le début de l’action, étant trois fois grand-père ; de toute façon, si la
guerre est depuis longtemps perdue, les batailles (gratuites) les plus récentes n’ont
pas été des déroutes : sa fille reste sous son autorité, de sorte que Jean Bête, mauvais
général, doit venir lui demander un traité. Ceci est d’autant plus étranger aux normes
de la comédie que Cassandre accepte les termes d’unecapitulation mutuelleet donne
183
Isabelle, gratuitement pour ainsi dire, à son ennemi. Le tout se passe moyennant un
dialogue saupoudré de signifiés morbides et érotiques dont la seule fonction est de
déculturer l’événement intensionnel que constitue cehappy endingcliché, ce
dénouement « en traité de paix et de mariage » qui évoque par contre, et avec une
ironie sèche qui rappelle une objectivité d’anthropologue, l’organisation sociale de
la vie sociale et la grammaire culturelle de la comédie. Celle-ci, compromise par
déculturation grâce aux références sexuelles, est en même temps relativisée par la
forme et l’extension de cette « découverte » de l’identité de Jean Bête, révélation qui
respecte la forme traditionnelle du dénouement comique sans avoir, en l’occurrence,
aucune pertinence, et qui paraît, en raison du degré de détail excessif, absurde :
JEAN BETE. — Mademoiselle, du depuis que j’ai vu vot’belle poitrine, je prieMonsieur vot’père de trouver bon que je vous épouse là, z’en vrai mariage. J’aitoujours respecté Messieurs les bonshommes Cassandre, qui sont z’une famille aumoins aussi étendue que les Troufignon. Il y a des bonhommes Cassandre dans tousles états ; j’en ai vu dans l’épée, dans la robe, dans le sacerdoce, le ministère, lafinance, et partout z’ils sont très estimés z’et parents en droite ligne de MessieursGobemouche qui sont z’aussi fort z’étendus.
CASSANDRE. — Monsieur, Monsieur, vous nous faites beaucoup d’honneur debien vouloir entrer dans ma famille par le canal de ma fille. J’ai fort l’honneur deconnaître aussi MM. Moribond, qui sont sûrement z’une famille très comme il faut.
JEAN BETE. — D’autant plus que vous rencontrez z’en moi, z’outre z’un médecintrès éclatant, celui qui a déjà t’eu l’avantage d’administrer à Mam’selle le sacrementde la fornication, z’en attendant celui du mariage.
GILLES, en riant. — C’est celui à qui j’ai chatouillé les côtelettes ce matin? Ah!ah! ah! ah!
ARLEQUIN lui donne un coup de pied au cul et se remet gravement.— Faut pasinterrompre comme ça le fil d’une conversation. [...]
CASSANDRE,en colère. — Comment, vous êtes Monsieur le beau Léandre, celui quia t’encanaillé ma fille et qui lui a si longtemps fourré(il tousse)l’amour dans la tête. Jevous avais donné ma parole, je vous la rôte ; on sait que les beaux Léandre ont de toustemps été les ennemis jurés des bonhommes Cassandre et que de père en flûte ils leur onttoujours fait des niches. Isabelle n’est pas pour vous, quoique vous l’ayez débauchée. [...]
JEAN BETE. — Monsieur le bonhomme Cassandre, si j’ai t’ébauchée Mameselle votrefille, je ne demande pas mieux que de l’achever de peindre, mais il est temps de vous dire
184
z’à quelle fin tous mes tartagèmes et déguisements d’opéra, z’outre que Mam’selle a déjàz’été z’amoureuse de moi, folle de moi, grosse de moi, z’acouchée de moi, plus de centfois. Z’il serait fâcheux qu’étant encore dans le cas de produire bientôt z’un nouveauz’emblème de note amour, on l’empêchât de rendre ce petit fruit-là tout doucement,comme elle l’a pris, et pour vous le couper court, Monsieur, je ne suis pas t’un véritablebeau Léandre, comme vous le croyez, je m’appelle Jean Bête, Monsieur, auteur deparades, fils de Jean Broche, petit-fils de Jean Fonce, arrière petit-fils de Jean Loque, issude Jean Farine [...] de Jean sans Terre et de Jean sans Aveu, qui sont une famille aussiz’illustre que les bonhommes Cassandre. [...]
CASSANDRE. — Monsieur, Monsieur, z’en ce cas-là, c’est z’une grandedifférence. [...] Approchez mes enfants, je n’ai pas t’une pièce de douze sous à vousdonner, mais ma bénédiction ne vous manquera non plus que l’eau du puits. Mafille, voilà Monsieur Jean Bête que je vous mets dans la main ; usez-en maintenantcomme des choux de votre jardin, et vous, Monsieur Jean Bête, voilà ma fille queje vous accorde : la voulez-vous pour votre femme naturelle?(Jean Bête met ungenou à terre devant Isabelle sans parler.)Vous ne répondez pas?
JEAN BETEserre Isabelle dans ses bras sans se lever.— Monsieur Cassandre, quiconsent ne dit mot. [ix : 229-33]
Il paraît de plus en plus clair que c’est l’identité qui, comme nous l’avons vu dans
le cas duBarbier, s’avère être aux fondements des structures sociales dont il est
question dans la grammaire de la comédie. La fausse lignée auto-relativisante de Jean
Bête, dont chaque génération porte dans son nom un calembour différent, constitue
à la fois l’épitomé et la parodie d’un dénouement archétypique, d’autant plus que le
déguisement, tout comme l’exposition de sa fausseté, n’a servi à rien sur le plan
actantiel, ayant été une simple manière de justifier une intrigue sexuelle.
Concluons notre examen de Beaumarchais : il faut croire que la genèse du
Barbier de Sévillepasse par celle de la parade deJean Bête: la relative simplicité
de cette dernière constituerait, peut-être, le brouillon à partir duquel Beaumarchais,
en nuançant les identités des actants, a développé la structure de sa plus célèbre
comédie. Mais selon une analyse sémiotique intensionnelle, celle-ci n’est pas,
contrairement à ce qu’implique Scherer, basée sur le genre de la parade : c’est celui-
ci qui imite, au contraire, les usages du genre légitimé. Il est vrai que l’intrigue de
185
Jean Bête à la foireadopte le dénouement banal des comédies : un mariage qui porte
le coup de grâce à la volonté du barbon : l’hymen, une institution culturelle, est le
seul pouvoir que le personnage-obstacle doit respecter une fois pour toutes — et
l’ultime moquerie de celui-ci est qu’il se voit «hoisted with his own petard3 »,
c’est-à-dire vaincu par une arme culturelle qu’il doit voir comme faisant partie de
son propre arsenal. Ce n’est pas pour rien qu’Almaviva devient, dansLe Mariage de
Figaro, un barbon soutenu par toute la culture que possède sa société : le héros
comique ne s’oppose à la vérité culturelle, semble-t-il, que lorsque celle-ci est
l’adjuvant du « père » au sens que lui donne l’interprétation freudienne de l’histoire
d’Oedipe. Une fois que le père est mort, et qu’Oedipe a pu posséder l’objet de ses
désirs, il cristallise autour de lui une nouvelle société culturelle identique à la
paternelle. Toutefois dansJean Bête, ce dénouement nuptial, conséquence logique
d’un schéma actantiel qui arme les faibles au moyen de la ruse, ne se traduit pas par
un comique où chaque scène médiatise la dérision de la constitution sociale de la
société du barbon : la parade se moque des jeunes aussi, et de tous les usages de la
comédie — et se montre ainsi une caricature du genre théâtral que l’on connaît, qui
doit donc la précéder tant logiquement que chronologiquement.
Bref, si la parade deJean Bête à la foirereprend, ou annonce, les structures
intensionnelles-actantielles duBarbier, c’est qu’elle se moque de la comédie tout
court — ce qui n’est au fond nullement inconséquent, la comédie étant une activité
sociale comme une autre, si bien qu’elle est également susceptible d’être parodiée
de manière sardonique. Dans les deux genres la quête du héros — celle de la société
3 Shakespeare,Hamlet, III.iv, p.332 (nous avons changé le temps du verbe.)
186
de la vérité naturelle — est de déconstruire lesidentités intensionnellesd’une société
qui leur oppose, que celles-ci soient projetées sur un personnage particulier ou
figurativisées en tant qu’institutions culturelles auxquelles participent plusieurs
individus. C’est que dans le cas de la parade, on voit que la structure primaire est
celle de ridiculiser les structures grammaticales de la comédie, notamment la quête
de libération des jeunes héros, et de tout ce que celle-ci implique, tant sur le plan de
l’intrigue que sur celui, théâtral parce qu’externe au premier, de la même forme
littéraire. Pour nous donc, « parade » signifie désormais « parodie de la comédie ».
Les mécanismes du comique semblent pourtant être les mêmes quelle que soit la
comédie.4 Cependant, il convient, avant d’essayer une première explicitation de ces
mécanismes, et avant de tirer des conclusions définitives sur la grammaire de la
comédie, d’élargir cette interrogation « empirique ».
4 On note les mêmes tendances dans d’autres parades de Beaumarchais, dontLéandre marchandd’agnus, qui date de 1756 environ, une sorte de première esquisse deJean Bête.
187
LES STRUCTURES COMIQUES DES FAUSSES CONFIDENCES
Dans le titre de cette comédie marivaudienne déjà nous voyons en abyme la
« question socio-ontologique » qui est centrale aux structures comiques qu’on a
vues : si les deux sociétés en conflit se définissent par rapport à leurs conceptions
divergentes de lavérité culturelle — la société de la vérité naturelle étant
paradoxalement en dehors (philosophiquement) et en dedans (physiquement) de la
société de la vérité culturelle — le titre desFausses confidences(1737), qui ne prend
toute sa signification qu’en considération synchronique par rapport à la pièce, est
révélateur d’une énigme fondée sur la question de lavérité. Nous verrons qu’il s’agit
encore, d’un point de vue philosophico-logique, des vérités naturelles et culturelles,
avec leurs classes dérivées purement formelles, les vérités analytique et mythique.
Comme nous l’avons observé en examinant leBarbier, cette question est
posée par la disjonction d’un héros contre des structures sociales qui l’opposerait
dans le déroulement «naturel »1 de sa vie selon savolonté libre. Il n’est pas
difficile dans le cas desFausses confidencesd’identifier le jeune héros amoureux —
il s’agit de Dorante — ainsi que les structures sociales qui l’opposent — « les
usages » selon lesquels les gens « comme il faut » se marient avec des gens
« comme il faut », c’est-à-dire qui ont Nom et Fortune, ou au moins Fortune.
Comme c’était le cas dans leBarbier, il s’agit entre autres du tabou social — ici
contre l’union subalterne — et avec lui une sorte de « grammaire culturelle du
mariage », ce qui comprend bien sûr les tabous sexuels et d’autres proscriptions culturelles.
1 Encore il y a ambiguïté intentionnelle (d’autant plus qu’il s’agit ici du XVIIIe siècle) entre lanature au sens ontologique (cru et non cuit) et le naturel (le juste) qu’elle symbolise clairement.
188
Dans la comédie marivaudienne il est spécialement évident que les
personnages-obstacles ne sont qu’une figurativisation des structures sociales qui
constituent, pour ainsi dire, la « vraie » instance d’opposition : si Mme Argante
représente, tant symboliquement que verbalement, ces valeurs bourgeoises (voire se
voulant aristocrates), sa fille, parce que veuve, dispose entièrement de sa personne
et de ses biens, et peut, dans la mesure de son acceptation ou rejet des « usages »,
faire son choix conjugal en toute liberté. Bref, l’innovation comique la plus
remarquable de Marivaux est l’exploitation nouvelle de la possibilité que l’opposition
ait une présence sans avoir une existence efficiente ; d’où le fait qu’elle ne consiste
plus en un obstacle concret, et ne peut être médiatisée que par sa figurativisation par
un personnage-taboudont la fonction est tout simplement de manifester devant le
spectateur toute l’importance des coutumes et usages sociaux dont il est question
dans la situation conflictuelle. En d’autres termes, Beaumarchais et Marivaux
introduisent dans la comédie un nouvel élément psychologique en faisant en sorte
que l’opposition, et dès lors le conflit et ses conséquences comiques, trouve ses
origines dans unchoixphilosophique pris par un membre de la société de la nature.
Car si Almaviva a choisi d’aller à Séville en tant que bachelier pauvre à cause de ses
principes (il ne voulait pas être aimé pour son rang), on verra que Dorante fait face
à l’envers de la même médaille, et doit convaincre Araminte de l’aimer malgré son
insuffisance — du moins par rapport à la grammaire conjugale de leur milieu social.
Dans tous les cas il s’agit pourtant du même débat cratyllique, à savoir la question
ontologique posée par l’identité naturelle et culturelle du héros qui divise les
dramatis personaeen les deux camps que l’on connaît.
189
Encore plus que Beaumarchais, Marivaux a su multiplier la subtilité de cette
interrogation, en introduisant une nouvelle variation de la forme de la comédie, tout
en préservant la capacité de celle-ci à générer desdéguisementsdont la fonction
comique est de médiatiser une disjonction ontologique se fondant sur le sens de
l’identité sociale.Les fausses confidencesdépasse les structures de la comédie, en
les nuançant sous forme plus moderne. Modernité que nous observons comme une
distillation de l’essence structurale de l’agon qui oppose le jeune héros aux structures
sociales contemporaines : voilà, au XVIIIe siècle, la première fois qu’un dramaturge
exploite le fait qu’il peut abandonner entièrement lesfondements concrets
traditionnels de sa figurativisation. Dans Marivaux, peut-être en partie grâce aux
mêmes tendances nouvelles qui plaisent à Beaumarchais, il n’y a que le langage et
les esprits des personnages qui médiatisent unconflit dépourvu d’obstacles spatiaux,
physiques et temporels.Dorante se trouve déjà dans la maison d’Araminte, sous
prétexte (qui n’est pourtant pas faux) qu’il cherche du travail en tant qu’intendant.
La pièce présente deux sources de ruses génératrices de déguisements :
Dubois, d’une part, valet de Dorante, se charge consciemment d’inventer des
stratagèmes destinés à mener le jeu et manipuler les autres personnages au profit de
son jeune maître ; d’autre part Monsieur Remy, dont on a déjà vu la confusion
générale articulée sur les divers contextes sociaux qu’il voit toujours en termes de
son rôle d’avocat, est toujours source de malentendus dûs à sa perspective hyper-
pragmatique qui le mène à engendrer des problèmes fondés sur lavéridiction
culturelle-naturelle. Comme c’est le cas dans la grande tradition de la comédie, le
héros, que le public ne veut guère pouvoir reprocher, est ici poussé par ses alliés
190
dans des projets de travestissement qu’ils inventent de sa part. Après les quelques
scènes ou répliques servant à situer les personnages, l’amour et la situation
agonistique, on voit que c’est Dubois, icône de l’auteur à la Beaumarchais-Figaro,
qui propose à Dorante comment se faire aimer et comment, après ceci, faire
reconnaître et valoir cet amour dans la société. Marivaux ne nous révèle chaque étape
du stratagème, pourtant, qu’au fur et à mesure que la situation se développe ; voici
le premier entretien entre Dubois et Dorante, dans lequel nous n’apprenons que
quelques détails importants d’un « plan » :
DUBOIS. [...] (Il cherche et regarde.)N’y a-t-il là personne qui nous voieensemble? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vousconnaisse.
DORANTE. — Je ne vois personne.
DUBOIS. — Vous n’avez rien dit de notre projet à Monsieur Remy, votre parent?
DORANTE. — Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde,en qualité d’intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve leprocureur ; il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé à lui. [...] Il m’adit que je me rendisse ce matin ici, qu’il me présenterait à elle, qu’il y serait avantmoi, ou que s’il n’y était pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton.Voilà tout, et je n’aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu’à personne,il me paraît extravagant, à moi qui m’y prête. J’en suis pourtant pas moins sensibleà ta bonne volonté, Dubois ; tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je n’ai pu même tebien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire mafortune! en vérité, il n’est point de reconnaissance que je ne te doive.
DUBOIS. — Laissons cela, Monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ;vous m’avez toujours plu ; [...] et si j’avais bien de l’argent, il serait encore à votreservice. [I,ii : 54-5]
Bref, Dubois mène le jeupar le biais de ruses; comme on s’attendrait, la société du
héros n’a pas d’argent (Dorante ne pouvait garder un valet qui lui plaisait, et Dubois
regrette qu’il n’en puisse pas offrir à son ancien maître) — d’où la nécessité d’agir
au moyen d’intentions déguisées.
Comme Figaro, Dubois est très optimiste par rapport à sa compétence de
191
meneur de jeu ; de plus, il semble comme le barbier comprendre les femmes, et
l’amour, mieux que son maître ; et une nouvelle fois, le meneur de jeu s’y implique
plutôt grâce à sa philosophie « naturelle » que pour la possibilité d’en profiter
personnellement. Examinons la suite de ce meeting :
DORANTE. — Quand pourrais-je reconnaître tes sentiments pour moi? Ma fortuneserait la tienne ; mais je n’attends rien de notre entreprise, que la honte d’êtrerenvoyé demain.
DUBOIS. — Eh bien, vous vous en retournerez.
DORANTE. — Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout cequ’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances,et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suisrien, moi qui n’ai point de bien? [I,ii : 55]
Voilà qu’il s’agit exactement du même agon comique que l’on connaît : ce héros doit
faire face, plus qu’à toute autre chose, aux structures anthropologiques de sa société
(Dorante ne peut d’ailleurs « ne rien être » que relativement à une ontologie sociale
et donc immatérielle). Comme c’est le cas dans lemonde où l’on catchebarthésien,2
la distribution se fonde sur le bien et le mal : l’embarras socio-culturel du jeune
homme amoureux signifie ici que la société aux structures anthropologiques
complexes est dévalorisée par rapport à celle dont la réalité culturelle est plus simple.
C’est de nouveau l’équation des complexités sociales et le mal. D’où le caractère
subversif de la comédie, qui médiatise désormais la relativisation des structures
complexes en question au profit des personnages « à la vérité naturelle ». La réponse
peu étonnante de Dubois laisse apparaître non seulement son jugement philosophique
2 Dans « Le monde où l’on catche » (Mythologies, 1957) Barthes souligne la valeur emphatiquedu geste dans le match de catch, qu’il décrit comme du pur spectacle en raison de sa nature prévisibleet du caractère arbitraire et pourtant universel de la distribution : le bon gagne contre le salaud.
192
et éthique de la société contemporaine, mais établit, dans le contexte de la comédie,
un point de vue « juste et naturelle » que tout spectateur, quelle que soit sa condition
personnelle dans la vie réelle, doit voir, grâce aux dimensions mythiques et même
« épiques » de la comédie, comme figurativisant le bien :
DUBOIS. — Point de bien! votre bonne mine est un Pérou! Tournez-vous un peu,que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n’y a pointde plus grand seigneur que vous à Paris ; voilà une taille qui vaut toutes les dignitéspossibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible ; il me semble queje vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de Madame.
DORANTE. — Quelle chimère!
DUBOIS. — Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et voséquipages sont sous la remise.
DORANTE. — Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.
DUBOIS. — Ah! vous en avez bien soixante pour le moins.
DORANTE. — Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable?
DUBOIS. — Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elleen sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourrase soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles. [I,ii : 56]
Subtilité marivaudienne : comme nous l’explorerons dans la deuxième partie, Dubois
prend le concept culturel de la raison, une synthèse de jugements et d’abstractions,
et le renverse : un être social raisonnable se verra, grâce au paradoxe de l’amour
inopportun, partagé entre une raison objective et une raison sociale. Ce dramaturge
comique semble bien comprendre que l’agon fondamental de la comédie n’est pas
situé entre « la volonté d’un père et celle de son fils » mais encore plus entre deux
perspectives philosophiques : celle qui voudrait appréhender les événements dans une
objectivité simple s’inspirant de la perception du donné matériel, d’une part, et celle
qui « conte des histoires » et « voit tout ce qui se passe à travers elles », où les
193
« histoires » ne sont rien d’autre que des archétypes, des structures sociales, projetées
sur les événements et sur les personnes (il s’agit là, bien sûr, de leurs identités et de
l’autorité qu’elles leur prêtent).
La scène suivante, dont nous avons déjà vu une partie, montre la façon dont
Monsieur Remy essaie de persuader Dorante, et plus tard, Marton, qu’il serait
convenable s’ils s’aimaient puisqu’un mariage entre eux serait positif sur le plan
pragmatique. Ambiguïté paradoxale de ce souci pécuniaire : la valeur de l’argent,
tout comme la « qualité » des gens « comme il faut », est purement immatérielle ;
si le langage de Monsieur Remy est celui d’un apparentpragmatisme, c’est qu’une
acceptation totale des « usages » de la société telle qu’elle se constitue est condition
sine qua nond’une telle perspective. La société de la vérité naturelle, elle, préfère
rejeter l’importance de cette hiérarchie « comme il faut » — car il s’agit non pas
d’une question de survie (ce qui serait réellement un problème d’ordre pragmatique),
mais d’avancement arriviste.
Aucun besoin de réexaminer ici le texte dialogué de ces « fiançailles
involontaires » ; retenons que Dubois avait dit à Dorante qu’il fallait tâcher « que
Marton prenne un peu de goût » pour lui. Voici donc la suite de l’indiscrétion socio-
culturelle de Remy ; nous notons la manière dont Dorante, par rapport à notre carré
de véridiction, permet à Marton « d’ajouter » des jugements anthropomorphes
inexacts, de l’être intensionnel inauthentique, à la dimension concrète, l’être matériel,
des événements — et cela provoque notre rire, car il s’agit d’une erreur de l’ordre
de la perception socio-culturelle, une erreur paradigmatique du type que nous avons
identifié comme la projection utopophile :
194
MARTON. — En vérité, tout ceci a l’air d’un songe. Comme Monsieur Remyexpédie! Votre amour me paraît bien prompt; sera-t-il aussi durable?
DORANTE. — Autant l’un que l’autre, Mademoiselle.
MARTON. — Il s’est trop hâté de partir. J’entends Madame qui vient, et comme,grâce aux arrangements de Monsieur Remy, vos intérêts sont presque les miens,ayez la bonté d’aller un moment sur la terrasse, afin que je la prévienne.
DORANTE. — Volontiers, Mademoiselle.
MARTON, en le voyant sortir.— J’admire ce penchant dont on se prend tout d’uncoup l’un pour l’autre. [I,v : 60]
L’amour, étant naturel et culturel à la fois, quoiqu’il s’agisse d’une certaine manière
d’un phénomène plutôt naturel, constitue une réalité spirituelle et donc intensionnelle.
Le fait que Marton, voulant croire aux intensionsinventées par M. Remy, projette
l’amour de Dorante sur elle-même, et reconnaît ainsi une relation binaire qui les lie,
est ici le stimulus paradigmatique socio-culturel qui fait rire ; l’ambiguïté volontaire
des répliques de Dorante en est l’explicitation — car si Marton attribue déjà à
Dorante une identité qui ne lui appartient pas (celle de son amant) elle ignore dans
la signification des paroles du jeune homme une réalité intensionnelle autre — donc
il s’agit également du paradigme elliptique exogène.
La fin de la scène annonce déjà la surprise de l’amour qui la suit de près.
Marivaux le dit lui-même : chacune de ses comédies met en scène une réticence qui
fait cacher un tel amour. Il est peu étonnant qu’Araminte s’intéresse tout d’un coup
à celui qui l’aime. Nous saisissons le comique implicite qui s’infiltre dans la poly-
isotopie significative, dans les petits mensonges du dialogue :
ARAMINTE. — Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer sigracieusement, et qui passe sur la terrasse? Est-ce qu’à vous qu’il en veut?
MARTON. — Non, Madame, c’est à vous-même.
195
ARAMINTE, d’un air assez vif. — Eh bien, qu’on le fasse venir ; pourquoi s’en va-t-il?
MARTON. — C’est qu’il a souhaité que je vous parlasse auparavant. C’est le neveude Monsieur Remy, celui qu’il vous a proposé pour homme d’affaires.
ARAMINTE. — Ah! c’est là lui! Il a vraiment très bonne façon.
MARTON. — Il est généralement estimé, je le sais. [I,vi : 61]
On voit ici, chez Marton, un personnage-type : la soubrette marivaudienne. Celle-ci,
bien moins hypocrite que l’archétype traditionnel, est caractérisée par sa tendance à
« mentir sans le savoir » en modifiant, dans des buts assez innocents, l’être
intensionnel de chaque situation dans laquelle elle s’implique. Les faits objectifs ne
changent pas — Marton se veut entièrement honnête — c’est qu’elle a l’habitude de
subordonner la croyance à l’espérance, en projetant desjugementset des traits
d’identité purement immatériels— comme l’estime général — selon ce qu’elle
voudrait croire. Du comique implicite, qui dépend donc de la mémoire du spectateur,
le procédé marivaudien a la forme suivante : une scène montre une réalité mixte,
c’est-à-dire matérielle-immatérielle, particulière, tout en mettant en évidence la
perception de la soubrette vis-à-vis de la situation ; la scène suivante, sans que
personne n’y réagisse explicitement, laisse apparaître une version modifiée de la
situation. Un conte, cette nouvelle version est sémiotisée selon une mémoire et une
synthèse subjective qui colorent l’événement d’une façon qui, souvent, n’est guère
perceptible. Comme on le verra, Marivaux fait ainsi jouer la nature fluide de la
représentation conceptuelle en substituant des Gestalten anthropomorphes, desimagos
jungiens, pour d’autres, subtilement différents, pour faire déclencher chez le
spectateur la perception d’une disjonction paradigmatique qui a la forme du
déguisement. On voit ici donc que Marton, sans s’en apercevoir, arrive effectivement
196
a déguiser Dorante, de façon purement intensionnelle, par le biais de la parole. Ce
genre de déguisement intensionnel verbal est sans aucun doute la source du titre des
Fausses confidences.
Monsieur Remy également est « coupable » de la même « réécriture » des
événements. Cependant, si Marton modifie ce qu’elle voit en fonction de ses
sensibilités, et de son amour-propre, Remy parvient à projeter son rôle d’avocat sur
les événements en les modifiant de fait. L’homme de droit, lui, nous fait rire donc
de façon plus explicite : un personnage dont le standing lui procure une certaine
autorité, sa tendance à plaquer sur ses interlocuteurs des identités-ipse fondées sur
les interactions juridiques et donc sur les identités-idem de la cour. C’est ce problème
socio-epistémologique qui lui prête son air distrait, et qui fait que nous trouvons
assez vraisemblable la manière dont Dorante et Dubois arrivent à le manipuler.
La suite du dialogue Marton-Araminte est une conséquence directe de
l’hallucination socio-culturelle de Remy : Marton, à laquelle l’idée d’être aimée plaît
beaucoup, se croit presque la fiancée de Dorante. Comme l’a prévu Dubois,
l’allégeance de cette jeune femme a ses effets positifs au niveau actantiel ; la
suivante exerce une certaine influence sur sa maîtresse, même dans le contexte très
« comédie de manières » del’opinion générale:
ARAMINTE. — [...] Mais, Marton, il a si bonne mine pour un intendant, que je mefais quelque scrupule de le prendre ; n’en dira-t-on rien?
MARTON. — Et que voulez-vous qu’on dise? Est-on obligé de n’avoir que desintendants mal faits?
ARAMINTE. — Tu as raison. Dis-lui qu’il revienne. Il n’était pas nécessaire de mepréparer à le recevoir : dès que c’est Monsieur Remy qui me le donne, c’en estassez ; je le prends.
MARTON, comme s’en allant. — Vous ne sauriez mieux choisir.(Et puis revenant.)
197
Etes-vous convenue du parti que vous lui faites? Monsieur Remy m’a chargée devous en parler.
ARAMINTE. — Cela est inutile. Il n’y aura point de dispute là-dessus. Dès quec’est un honnête homme, il aura lieu d’être content. Appelez-le.
MARTON, hésitant à partir. — On lui laissera ce petit appartement qui donne surle jardin, n’est-ce pas?
ARAMINTE. — Oui, comme il voudra ; qu’il vienne.(Marton va dans la coulisse.)[I,vi : 61-2]
On remarque ici que les deux femmes semblent activement mais inconsciemment
camoufler la raison de leur intérêt : un certain tabou sexuel, avec les normes sociales
contemporaines, fait qu’elles cachent leur émotion en substituant d’autres dimensions
sociales qui expliqueraient un intérêt « acceptable » : Marton évoque une promesse
envers Monsieur Remy, dont on ignore la véracité, tandis qu’Araminte se penche sur
un procédé très « comme il faut », la confiance due à l’estime, pour expliquer son
empressement d’engager notre héros.
Le personnage d’Arlequin constitue une nouvelle fois une variante d’un
archétype traditionnel. L’Arlequin que l’on connaît, un valet rusé et avare, s’intègre
à celui qu’invente Marivaux ; cependant, ce dernier semble avoir voulu intégrer dans
ce serviteur un peu de ce sens de l’humour philosophique et moqueur que l’on voit
plus tard chez Figaro (une fois de plus, nous nous rappelons le jugement de Scherer
selon lequelLe Barbier a été écrit durant les années 1760). L’excès d’émotion
montrée par Arlequin, ainsi que son nom et la tradition dont le personnage advient,
assure que le spectateur considère que son comportement, s’il est pourtant spontané
et vivement « sincère », se fonde sur des mobiles instinctivement égocentriques :
l’amour-propre et l’amour de l’or. Comme Beaumarchais le comprend, les
personnages de comédie dont le niveau social est le plus bas, bref, les personnages
198
les plus impuissants, ont la possibilité de répondre aux difficultés de leur situation
par le biais de ruses de ce genre. On observe ici qu’Arlequin, dans le but de se
procurer de l’argent en solidifiant sa position topologique envers les autres
personnages, s’amuse à faire cas de son engagement provisoire chez Dorante. Nous
ferons remarquer que ses arguments viennent d’une mauvaise interprétation
volontaire des structures sociales en question :
ARLEQUIN. — Me voilà, Madame.
ARAMINTE. — Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur; vous le servirez, je vousdonne à lui.
ARLEQUIN. — Comment, Madame! vous me donnez à lui! Est-ce que je ne seraiplus à moi? Ma personne ne m’appartiendra donc plus? [...]
ARAMINTE. — J’entends qu’au lieu de me servir, ce sera lui que tu serviras.
ARLEQUIN, comme pleurant.— Je ne sais pas pourquoi Madame me donne moncongé; je n’ai pas mérité ce traitement; je l’ai toujours servie à faire plaisir. [...]
ARAMINTE. — Je désespère de lui faire entendre raison.
MARTON. — Tu es bien sot! Quand je t’envoie quelque part ou que je te dis :« Fais telle ou telle chose », n’obéis-tu pas?
ARLEQUIN. — Toujours.
MARTON. — Eh bien! ce sera Monsieur qui te le dira comme moi, et ce sera à laplace de Madame et par son ordre.
ARLEQUIN. — Ah! c’est une autre affaire. C’est Madame qui donnera ordre àMonsieur de souffrir mon service, que je lui prêterai par le commandement deMadame. [I,viii : 64-5]
Comme l’appartenance est une convention sociale que l’on ne peut guère
expliquer en termes de la logique objective, il n’est pas étonnant que Marivaux ait
su profiter de cette scène pour faire valoir les paradigmes elliptiques que l’on
connaît ; le cynisme à l’air naïf dont il est ici question chez Arlequin se décrit
facilement, une nouvelle fois, selon notre modèle de la signification : le valet montre
199
volontairement une ignorance des structures sociales « vraies » selon lesquelles
Araminte, son employeur et donc sa maîtresse, a le droit de lui faire servir son
intendant. Spécifiquement, il ne reconnaît pas la logique immatérielle de « l’appar-
tenance » d’un serviteur à son maître, où ce terme signifie une liaison professionnelle
hiérarchique qui n’est pas calquée sur la structure de l’appartenance matérielle des
objets que l’on peut posséder. Erreur qui provoque une désintension elliptique
exogène, cette manoeuvre ironique se fait délibérément. Remarque significative : le
valet reproduit ici la structure précise de l’ironie, car en s’impliquant dans une
structure sociale (il appelle Araminte « Madame » et reconnaît le lien socio-culturel
habituel qui existe entre eux) il opère une désintension téméraire, voire « kami-
kaze », pour assurer la destruction des structures intensionnelles qu’il vise. Bref,
l’ironie dramatique a la forme « cheval de Troie » que voici : (1) faire un geste pour
respecter en partieune ou des structures anthropomorphes binaires pour (2) se faire
inclure par l’autre afin d’assurer (3) une destruction des intensions en questiondepuis
l’intérieur. Ce procédé polémique, ne dépendant pas de critères concrets, mais
appartenant seulement à lareconnaissancesociale, est de nouveau une forme de
relativisation. On notera que ce genre de ridicule n’apparaît comme étant ironique
que lorsque le sujet comique (celui qui commet « l’erreur » délibérée ou in-
consciente)a visiblement l’intentionde réaliser l’attentat. De plus, lorsque nous
observons une situation pareille, sans identifier une intention ironique de la part du
sujet comique, notre conscience socio-culturelle, leDasein heideggerien, cherche
activement, sur d’autres plans épistémologiques, une intentionnalité dont le projet
téléologique est de ridiculiser les structures sociales en question.
200
Ce paradigme se répète de manière encore plus évidente dans la scène
suivante. Arlequin cherche ici, comme l’archétype du personnage le voudrait sans
aucun doute, un pourboire. Cette expression évidente d’un personnage-type est une
intrusion d’une intension extra-diégétique qui relativise les identités, la réalité, de la
pièce. Cependant, sur le plan diégétique, il s’agit d’une manoeuvre ironique :
ARLEQUIN. — Oh ça, Monsieur, nous sommes donc l’un à l’autre, et vous avezle pas sur moi? Je serai le valet qui sert, et vous le valet qui serez servi par ordre.[...] Monsieur, ne payerez-vous rien? Vous-a-t-on donné ordre d’être servi gratis?
MARTON. — Allons, laisse-nous. Madame te payera; n’est-ce pas assez?
ARLEQUIN. — Pardi, Monsieur! Je ne vous coûterai donc guère? On ne sauraitavoir un valet à meilleur marché.
DORANTE. — Arlequin a raison. Tiens, voilà d’avance ce que je te donne.
ARLEQUIN. — Ah! voilà une action de maître. A votre aise le reste. [I,ix : 66]
Ce que fait Arlequin ici : en jouant sur le fait socio-culturel que Dorante est à
l’emploi de Madame Araminte, tout comme il l’est, Arlequin s’associe
hiérarchiquement à Dorante pourne pas reconnaîtrela différence de rang dont il
s’agit. Ce dernier étant un homme formé, il n’y a en vérité que des critères
arbitraires et immatériels qui le distingue des aristocrates. Ce faisant, Arlequin
provoque donc « naïvement » la désintension de cette différence hiérarchique en
rapprochant les relations binaires qui lient Araminte à chacun de ces deux employés.
Dorante doit donc la « racheter » en se comportant selon son rôle de maître et non
celui de servant. On remarquera que le valet Arlequin aurait pu, éventuellement,
critiquer cette ambiguïté hiérarchique de façon objective ou « externe ». Sa seule
implication phorique suffit ici pour que « l’incompréhension » qu’il montre constitue
une « participation formelle » suffisante pour que les autres, obligés alors d’accepter
201
son association à ces mêmes structures, apparaissent comme étant explicitement visés
par la disjonction provocatrice de la désintension. La figure 1.19 illustre la
dynamique de cette instance d’ironie de la part d’Arlequin. Cette structure a son
importance : elle montre la manière dont la désintension comique de la relation
*Si*Sj
*Sk
Figure 1.19 : l’acte ironique d’Arlequin et sa dépendance des relations avec Araminte
hiérarchique Arlequin-Dorante dépend non logiquement, mais topologiquement, des
relations binaires Araminte-Dorante et Araminte-Arlequin. Bref, la grammaire
culturelle voudrait que le valet reconnaît Dorante comme étant son maître, « point
à la ligne ». Cependant Arlequin dans son interaction avec l’intendant insiste plutôt
sur son infériorité hiérarchique vis-à-vis d’Araminte. N’étant pas exigé par la
situation socio-culturelle valet-maître, cette manoeuvre apparaît comme étant une
erreur grammaticale de l’ordre de la reconnaissance d’une intension non présente
(dont le résultat est la perception, par le spectateur, d’une désintension pseudo-
202
utopophile exogène) ; cette première erreur grammaticale (au sens culturel) pose
implicitement la question de la différence entre la logique concrète et la métalogique
hiérarchique : si Arlequin est à l’emploi d’Araminte, et Araminte emploie Dorante,
alors — selon la logique concrète — Arlequin est homologue et équivalent à
Dorante, mais — selon la logique culturelle de la situation — Arlequin a été chargé
de servir ce dernier, c’est-à-dire, de reconnaître en lui son maître. Nous reviendrons
longuement à cette ambiguïté logique dans la deuxième partie. Ce qui importe ici,
c’est la manière dont cette paire de syllogismes, dont les deux sont valides même
s’ils se contredisent, relativise l’identité binaire valet-maître que l’on doit projeter sur
la relation entre les deux individus Arlequin et Dorante. Une nouvelle fois, le
comique de cette scène se réduit à une question d’ordre ontologique axée sur la
jonction de la vérité matérielle (le donné) et d’une vérité intensionnelle (les
archétypes figuratifs acculturés selon lesquels l’être humain redéfinit le donné pour
en créer une autre réalité mixte et de ce fait paradoxale).
Préludant à une affaire bien plus importante que le pourboire d’un valet, ce
jeu des structures sociales annonce celles qui risquent de décevoir toute les grandes
espérances du héros. Les « usages » veulent que Madame Araminte, qui est veuve,
se remarie avec une personne « convenable », c’est-à-dire dont la fortune et le nom
sont au moins aussi importants que les siens. Comme nous l’avons remarqué, ce sont
les personnages de Madame Argante, mère d’Araminte, et l’un de ses amis, le comte
Dorimont, qui figurativisent cet actantinstance immatérielle d’oppositionque
constituent les usages. Les scènes révélatrices de la situation sont peu comiques —
d’où l’ambiguïté drame-comédie qui coloreles Fausses confidences— mais l’enjeu
203
qu’elles mettent en évidence, constitué de structures socio-culturelles, est ce qui
génère chacun des événements subtilement amusants que l’on voit dans la suite de
la pièce. Bref, Madame Argante essaie de convaincre sa fille, Madame Araminte,
qu’elle doit épouser le comte Dorimont. Ce dernier, allié à Madame Argante, essaie
d’acheter Dorante et Marton. Dorante refuse, mais Marton, tentée, veut les prendre,
car elle croit que c’est elle-même que Dorante veut épouser et non Araminte. D’où
la manière dont l’ignorance de Marton par rapport à l’ambiguïté de sa propre
situation actantielle, adjuvant de Dorimont par intérêt pécuniaire (matériel) et
adjuvant de Dorante par intérêt amoureux (immatériel), provoque la relativisation de
sa conscience socio-culturelle. Nous y reviendrons.
Pour le moment Dorante a la tache difficile de ne pas démentir la non
compréhension de Marton — Dubois lui a dit qu’il vaut mieux qu’elle prenne du
goût pour lui pour assurer son aide — tout en essayant de persuader à la jeune
femme de ne pas soutenir les efforts du comte et de Madame Argante. Une nouvelle
fois, c’est l’ambiguïté insouciante de son rôle actantiel qui fait que Marton provoque
notre rire :
DORANTE. — Tenez, Mademoiselle Marton, vous êtes la plus aimable fille dumonde; mais ce n’est que faute de réflexion que ces mille écus vous tentent.
MARTON. — Au contraire, c’est par réflexion qu’ils me tentent; plus j’y rêve, plusje les trouve bons. [I,xi : 71-2]
La difficulté de cette situation — Dorante se trouve face son seulement au
comte et à Madame Argante, mais à l’encontre de tabous et de contraintes sociales
— est ce qui nécessite le recours, peu étonnant, à la ruse. Dubois montre à Dorante
que leur ennemi — les structures socio-culturelles acculturées dans le propre esprit
204
d’Araminte — est si imposant qu’il faudrait contourner la logique même de ces
structures et les manier contre elles-mêmes. D’où la subversion comique de la pièce.
La première étape du « plan Dubois » est, de manière très astucieuse, d’avoir
l’audace de révéler l’amour de Dorante de sorte que la maîtresse de la maison, flattée
et vivement intéressée, soit contrainte de reconnaître qu’elle, aussi, aime Dorante.
Dubois met en scène une petite pièce dans la pièce, une fausse confidence, une
« erreur » intentionnelle. Dorante est censé se montrer surpris et très embarrassé par
la présence de Dubois, pour qu’Araminte le remarque :
DUBOIS. — Madame la Marquise se porte mieux. Madame(il feint de voirDorante avec surprise),et vous est fort obligée..., fort obligée de votre attention.(Dorante feint de détourner la tête pour se cacher de Dubois.)
ARAMINTE. — Voilà qui est bien.
DUBOIS, regardant toujours Dorante.— Madame, on m’a chargé aussi de vousdire un mot qui presse.
ARAMINTE. — De quoi s’agit-il?
DUBOIS. — Il m’est recommandé de ne vous parler qu’en particulier.
ARAMINTE à Dorante. — Je n’ai point achevé ce que je voulais vous dire; laissez-moi, je vous prie, un moment, et revenez. [I,xiii : 74]
A la seule lecture de ce passage, il est possible de ne pas imaginer la manière dont
la surprise de Dubois et l’embarras de Dorante font rire au théâtre grâce aux fausses
intensions qu’ils mettent en scène. Une nouvelle fois, la force comique de cet
événement provient de la pertinence actantielle de cet artifice rusé ; plus il est
important que les personnages comprennent toutes les modalités socio-culturelles de
ce qui leur arrive, plus nous rions lorsqu’ils ignorent ce qui est pertinent, ou qu’ils
réagissent à ce qui n’est pas réel.
La ruse réussit : aussitôt que Dorante est sorti, Araminte pose les questions
205
que Dubois voulait entendre. On revoit ici la même ambiguïté intentionnelle qui
caractériserait, plusieurs décennies plus tard chez Beaumarchais, le barbier Figaro qui
révélerait le « défaut » d’Almaviva, à savoir son amour :
ARAMINTE. — Qu’est-ce que c’est donc que cet air étonné que tu as marqué, ceme semble, en voyant Dorante? D’où vient cette attention à le regarder?
DUBOIS. — Ce n’est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l’honneur de servirMadame, et qu’il faut que je lui demande mon congé.
ARAMINTE, surprise. — Quoi! seulement pour avoir vu Dorante ici?
DUBOIS. — Savez-vous à qui vous avez affaire? [...] Lui, votre intendant! Et c’estMonsieur Remy qui vous l’envoie : hélas! le bon homme, il ne sait pas qui il vousdonne ; c’est un démon que ce garçon-là.
ARAMINTE. — [...] Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches?Est-ce que ce n’est pas un honnête homme?
DUBOIS. — Lui! il n’y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus d’honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh! c’estune probité merveilleuse ; il n’a peut-être pas son pareil.
ARAMINTE. — Eh! de quoi peut-il donc être question? D’où vient que tum’alarmes? En vérité, je suis toute émue.
DUBOIS. — Son défaut, c’est là.(Il se touche le front.)C’est à la tête que le malle tient. [...] Il y a six mois qu’il est tombé fou ; il y a six mois qu’il extravagued’amour, qu’il en a la cervelle brûlée, qu’il en est comme un perdu, je dois bien lesavoir, car j’étais à lui, je le servais ; et c’est ce qui m’a obligé de le quitter, et c’estce qui me force de m’en aller encore ; ôtez cela, c’est un homme incomparable.
ARAMINTE, un peu boudant. — Oh bien! il fera ce qu’il voudra ; mais je ne legarderai pas : on a bien affaire d’un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage,pour quelque objet qui n’en vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies...
DUBOIS. — Ah! vous m’excuserez ; pour ce qui est de l’objet, il n’y a rien à dire.Malpeste! sa folie est de bon goût.
ARAMINTE. — N’importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cettepersonne?
DUBOIS. — J’ai l’honneur de la voir tous les jours : c’est vous, Madame. [...] Ilvous adore ; il y a six mois qu’il n’en vit point, qu’il donnerait sa vie pour avoir leplaisir de vous contempler un instant. [I,xiv : 75-6]
Voilà de nouveau une fausse confidence : s’il est vrai que Dorante adore Araminte,
206
la manière dont Dubois présente les faits, et sa relation avec « le fou », est fausse.
Selon notre carré de véridiction, il s’agit d’un ensemble d’ellipses et de mensonges :
Dubois fait croire des idées pour lesquelles il n’y a pas de réalité concrète qui leur
correspond, tout en donnant des faits qu’Araminte n’est pas à même de comprendre
parce qu’elle ignore certaines réalités socio-culturelles de l’ordre du contractuel
(Dubois-Dorante). Une nouvelle fois, l’expression paradigmatique de cette transaction
a précisément la forme d’un déguisement. D’où le rire du public, qui d’ailleurs,
comme c’est le cas dans la scène « identique » dans leBarbier, se trouve peut-être
partagé par une certaine émotion.
La vraisemblance psychologique dont Marivaux est capable s’avère
impressionnante : non seulement nous semble-t-il raisonnable qu’une dame au XVIIIe
siècle éprouve dans une telle situation un plaisir suffisamment remarquable pour
qu’elle pardonne toute indiscrétion, mais le procédé de Dubois durant la suite de la
scène paraît fondé sur une compréhension du coeur humain ; le valet sème la jalousie
(genre « concurrence dysphorique ») et la pitié pour pousser Araminte vers Dorante.
Le rire subtil que la scène provoque ici chez le spectateur provient une nouvelle fois
de l’identité actantielle : cette « trahison » de la part de Dubois apparaît comme étant
disjointe de son rôle confirmé d’adjuvant, de sorte que l’on ne peut interpréter
l’événement sans arriver à l’impression de surprendre undéguisement intensionnel:
DUBOIS. — Vous ne croiriez pas jusqu’où va sa démence ; elle le ruine, elle luicoupe la gorge. Il est bien fait, d’une figure passable, bien élevé et de bonnefamille ; mais il n’est pas riche ; et vous saurez qu’il n’a tenu qu’à lui d’épouser desfemmes qui l’étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortuneet qui auraient mérité qu’on la leur fît à elles-mêmes : il y en a une qui n’en sauraitrevenir, et qui le poursuit encore tous les jours ; je le sais, car je l’air rencontrée.
ARAMINTE , avec négligence. — Actuellement? [I,xiv : 78]
207
Araminte est partagée entre la croyance et le scepticisme — phénomène cognitif
vraisemblable malgré toute contradiction — elle fait confiance à Dubois, elle ne croit
pas qu’il se trompe, mais — à la vue deDorante lui-même — elle veut vérifier ce
qu’elle vient d’entendre. Question de vérité et de véridiction, la jonction des doutes
et des apparences met en évidence la question de savoir ce qui est réel et ce qui est
mensonge (et déguisement d’allégeance) dans le discours de Dubois :
ARAMINTE, un moment seule. — La vérité est que voici une confidence dont jeme serais bien passée moi-même.
DORANTE. — Madame, je me rends à vos ordres.
ARAMINTE. — Oui, Monsieur ; de quoi vous parlais-je? Je l’ai oublié.
DORANTE. — D’un procès avec Monsieur le comte Dorimont.
ARAMINTE. — Je me remets ; je vous disais qu’on veut nous marier.
DORANTE. — Oui, Madame, et vous alliez, je crois, ajouter que vous n’étiez pasportée à ce mariage.
ARAMINTE. — Il est vrai. J’avais envie de vous charger d’examiner l’affaire, afinde savoir si je ne risquerais rien à plaider ; mais je crois devoir vous dispenser dece travail ; je ne suis pas sure de pouvoir vous garder.
DORANTE. — Ah! Madame, vous avez eu la bonté de me rassurer là-dessus.
ARAMINTE. — Oui ; mais je ne faisais pas réflexion que j’ai promis à Monsieurle Comte de prendre un intendant de sa main ; vous voyez bien qu’il ne serait pashonnête de lui manquer de parole ; et du moins faut-il que je parle à celui qu’ilm’amènera.
DORANTE. — Je ne suis pas heureux ; rien ne me réussit, et j’aurais la douleurd’être renvoyé.
ARAMINTE, par faiblesse. — Je ne dis pas cela ; il n’y a rien de résolu là-dessus.
DORANTE. — Ne me laissez point dans l’incertitude où je suis, Madame.
ARAMINTE. — Eh! mais, oui, je tâcherai que vous restiez ; je tâcherai.
DORANTE. — Vous m’ordonnez donc de vous rendre compte de l’affaire enquestion?
ARAMINTE. — Attendons ; si j’allais épouser le Comte, vous auriez pris une peineinutile.
208
DORANTE. — Je croyais avoir entendu dire à Madame qu’elle n’avait point depenchant pour lui.
ARAMINTE. — Pas encore.
DORANTE. — Et d’ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce.
ARAMINTE, à part. — Je n’ai pas le courage de l’affliger!... Eh bien, oui-da ;examinez toujours, examinez. J’ai des papiers dans mon cabinet, je vais les chercher.Vous viendrez les prendre, et je vous les donnerai.(En s’en allant.)Je n’oseraispresque le regarder. [I,xv : 82-3]
Dubois a réussi à hausser l’enjeu — le champ de bataille est dans l’esprit
d’Araminte, et les forces combattantes sont, comme le dit Nietzsche, des « armées
de métaphores mobiles », des structures culturelles, ainsi que les jugements qu’on
porte sur elles et les fins qu’on peut envisager en fonction de la réalité qu’elles
déterminent. Intrigue comique évaporée au plus haut point, il s’agit toujours de
l’agon entre Dorante et la grammaire intensionnelle de sa société ; c’est qu’Araminte,
étant veuve — le seul statut social autonome qu’une femme peut avoir à l’époque
— a après tout le droit de choisir selon sa volonté libre. C’est que cette volonté,
comme nous l’avons suggéré, ne vit et ne fonctionne que dans un univers social,
mixte et partant, spécifié par les structures socio-culturelles dont il est question dans
toutes les comédies : l’amour, l’identité culturelle et l’identité « naturelle ».
Dubois, ayant compris qu’il s’agit d’accélérer cette confrontation
philosophique dans l’esprit d’Araminte, mobilise Marton à une nouvelle fin.
L’ambiguïté du rôle actantiel de celle-ci se voit donc multipliée à nouveau : elle a
déjà servi à persuader Araminte à priori d’engager Dorante — maintenant elle servira
à un but contraire. Dubois décide donc de lui donner un certain soupçon :
DUBOIS. — Madame est bonne et sage ; mais prenez garde : ne trouvez-vous pasque ce petit galant-là fait les yeux doux?
209
MARTON. — Il les fait comme il les a.
DUBOIS. — Je me trompe fort, si je n’ai pas vu la mine de ce frequlet considérer,je ne sais où, celle de Madame.
MARTON. — Eh bien! est-ce qu’on te fâche quand on la trouve belle?
DUBOIS. — Non. Mais je me figure quelquefois qu’il n’est venu ici que pour lavoir de plus près.
MARTON, riant. — Ah! ah! quelle idée! Va, tu n’y entends rien ; tu t’y connais mal.
DUBOIS, riant. — Ah! ah! je suis donc bien sot.
MARTON, riant en s’en allant.— Ah! ah! l’original avec ses observations!
DUBOIS,seul. — Allez, allez, prenez toujours. J’aurai soin de vous les faire trouvermeilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries. [I,xvii : 85]
Ces deux personnages comprennent la même situation de deux manières fort
différentes ; bref, l’illusion dans laquelle Marton se trouve vis-à-vis du seul objet de
l’amour de Dorante fait qu’elle sémiotise toute autre situation de façon selon ce
qu’elle veut croire: tout indice d’un comportement « amoureux » chez le jeune
héros signifie, selon elle, l’amour qu’il sent envers elle. Les événements concrets
racontés par Dubois sont ainsi, dans l’esprit de Marton, dépouillés des structures
intensionnelles que Dubois y intègre par l’intermédiaire de son langage, et remplacés
par d’autres — celles qui s’accordent avec son idée à elle de la vérité. Une nouvelle
fois nous observons donc ici le comique elliptique exogène (ce dépouillement) et
avec ceci, le comique pseudo-utopophile exogène (la projection sur Dorante, et sur
ses actions, d’un état d’âmefaux. En d’autres termes, Dubois réussit à déguiser non
l’identité absolue mais l’identité « amant » de Dorante. Il y a maintenant quatre
Dorantes, quatre identités associées à l’être humain concret que constitue le
personnage : celui que voient Dubois et Dorante lui-même — un Dorante amoureux
d’Araminte et impliqué dans un complot avec Dubois pour manipuler les autres
210
personnages sans qu’ils le sachent ; un Dorante amoureux et fiancé avec Marton —
ce Dorante n’existe que dans l’esprit de Marton et de Monsieur Remy ; et le Dorante
que voit Madame Argante, un « fat » trop bien fait pour être intendant, une nuisance
qu’il s’agit de renvoyer ; et il y a finalement le Dorante d’Araminte, celui qui l’aime
(ce qui est vrai d’ailleurs), qui refuse plusieurs autres bonnes dames (on ne sait si
c’est vrai ou s’il s’agit d’une invention de Dubois) — et le Dorante « timbré comme
cent » que Dubois a dû quitter — ce qui est faux, car ces deux hommes sont alliés
et complices.
Une fois de plus, les quatre possibilités véridictoires se trouvent donc mises
en scène chez le héros : ces quatre Dorante représentent des déguisements multiples
axés sur deux intensions principales attribuables à l’identité du personnage :
l’intension d’amoureux et celle d’allié de Dubois. Dorante et Dubois connaissent le
Dorante réel, chez lequel tous les faits s’accordent à des intensions réelles (le vrai) ;
le Dorante présenté à priori par Monsieur Remy, qui aime Araminte en secret
(l’ellipse) ; le Dorante dont l’amour, une vérité immatérielle, est présenté comme
ayant pour objet (concrètement faux) Marton (le mensonge) ; et finalement le
Dorante sans amour, et donc, sans objet d’amour, auquel croient (à priori) Arlequin,
Madame Argante et le comte Dorimont (le faux). On peut faire un schéma semblable
pour l’intension correspondant à l’identité binaire qui relie Dorante à son adjuvant
Dubois. Dans les deux cas, il s’agit de la question de l’être immatériel, car être
amoureux, si le phénomène a ses manifestations concrètes, est en même temps un
contenu de pensée, une identité que l’on attribue à une seule personne que l’on aime,
et ainsi de suite pour ce qui est de l’adjuvant et de son maître.
211
L’acte deux
Le plan de Dubois commence à produire l’effet qu’il désire — l’amour de
Dorante, où à la limite la question de savoir s’il aime, et combien, devient la
préoccupation principale d’Araminte, de sorte que le procès contre le comte
Dorimont, qu’il laisse tomber si elle l’épouse, est désormais inséparable de la
question de Dorante en tant que bon parti. Araminte, en parlant avec Dorante au
sujet du procès, ne peut s’abstenir de chercher dans le comportement de l’intendant
un homme amoureux. Dubois (Marivaux) sait, comme nous le verrons, que cette
recherche des indices de l’amour est indispensable si Dorante veut qu’elle le
considère vis-à-vis de cet identité binaire de couple — ce qui à son tour est condition
nécessaire à la floraison de l’amour chez Araminte ; on notera que la disjonction de
véridiction entre la réalité du complot Dubois-Dorante et l’illusion de l’écart qui les
sépare n’engendre ici qu’un rire subtil, dilué :
DORANTE. — Non, Madame, vous ne risquez rien ; vous pouvez plaider en toutesûreté. J’ai même consulté plusieurs personnes, l’affaire est excellente ; et si vousn’avez que le motif dont vous parlez pour épouser Monsieur le Comte, rien ne vousoblige à ce mariage.
ARAMINTE. — Je l’affligerai beaucoup, et j’ai de la peine à m’y résoudre.
DORANTE. — Il ne serait pas juste de vous sacrifier à la crainte de l’affliger.
ARAMINTE. — Mais avez-vous bien examiné? Vous me disiez tantôt que mon étatétait doux et tranquille ; n’aimeriez-vous pas mieux que j’y restasse? N’êtes-vouspas un peu trop prévenu contre le mariage, et par conséquent contre Monsieur leComte?
DORANTE. — Madame, j’aime mieux vos intérêts que les siens, et que ceux de quique ce soit au monde.
ARAMINTE. — Je ne saurais y trouver à redire. En tout cas, si je l’épouse, et qu’ilveuille en mettre un autre ici à votre place, vous n’y perdrez point ; je vous prometsde vous en trouver une meilleure. [...] Je crois pourtant que je plaiderai : nousverrons.
212
DORANTE. — J’ai encore une petite chose à vous dire, Madame. Je viensd’apprendre que le concierge d’une de vos terres est mort : on pourrait y mettre unde vos gens ; et j’ai songé à Dubois, que je remplacerai ici par un domestique dontje réponds.
ARAMINTE. — Non, envoyez plutôt votre homme au château, et laissez-moiDubois : c’est un garçon de confiance, qui me sert bien et que je veux garder. Apropos, il m’a dit, ce me semble, qu’il avait été à vous quelque temps?
DORANTE, feignant un peu d’embarras. — Il est vrai, Madame ; il est fidèle, maispeu exact. Rarement, au reste, ces gens-là parlent bien de ceux qu’ils ont servis. Neme nuirait-il point dans votre esprit?
ARAMINTE, négligemment. — Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voilà tout.[...] [II,i : 86-7]
Marivaux n’ayant jamais enfreint à la règle qui interdit de noircir le héros comique,
nous devinons que Dubois a instruit Dorante quant à la manière dont il se
comporterait ici ; pour subtile que soit l’effet comique dû à la différence entre
l’identité binaire Dubois-Dorante réelle et celle qu’ils font semblant de partager, nous
observons clairement qu’il s’agit d’une relativisation temporalisée que l’intrigue,
révélatrice des structures actantielles, sert à expliciter quelque peu. Il faut pourtant
noter que le rire dans cette pièce n’atteint presque jamais la « franche gaieté » que
l’on voit dansLe Barbier de Séville; Marivaux, bon gré mal gré, brosse des détails
psychologiques si nuancés que l’émotion attribuable à la grande vraisemblance du
« drame » tend à brouiller l’effet comique des désintensions — ce qui s’ajoute à la
mise en scène très implicite de la plupart de ses paradigmes amusants, comme c’est
le cas dans la scène que l’on vient de voir : subtilité qui à suscité de nombreuses
critiques du ton « précieux » de ces « marivaudages ».
De manière pareille, Marivaux a choisi de ne pas beaucoup exploiter la valeur
émotive du comique explicite ; Dubois a mentionné ouvertement qu’il allait mobiliser
toutes ses « batteries » pour faire réussir le stratagème que l’on connaît — cependant
213
l’auteur continue de ne lessuggérer que de manière tacitelorsque ses manoeuvres
montrent leur conséquences. Nous ne le savons pas malheureusement — fait qui
diminue la valeur comique de la scène suivante — mais il semble assez sûr que
Dubois ait su manipuler Monsieur Remy aussi facilement qu’il influence Marton.
C’est cela, avec la « myopie socio-culturelle » de l’avocat, qui fait rire :
SCENE II. ARAMINTE, DORANTE, M. REMY
MONSIEUR REMY. — Madame, je suis votre très humble serviteur. Je viens vousremercier de la bonté que vous avez eue de prendre mon neveu à marecommandation.
ARAMINTE. — Je n’ai pas hésité, comme vous l’avez vu.
MONSIEUR REMY. — Je vous rends mille grâces. Ne m’aviez-vous pas dit qu’onvous en offrait un autre?
ARAMINTE. — Oui, Monsieur.
MONSIEUR REMY. — Tant mieux ; car je viens vous demander celui-ci pour uneaffaire d’importance. [...]
ARAMINTE. — Mais, Monsieur Remy, ceci est un peu vif ; vous prenez assez malvotre temps, et j’ai refusé l’autre personne.
DORANTE. — Pour moi, je ne sortirai jamais de chez Madame, qu’elle ne mecongédie.
MONSIEUR REMY, brusquement.— Vous ne savez ce que vous dites. Il fautpourtant sortir ; voici de quoi il est question : c’est une dame de trente-cinq ans,qu’on dit jolie femme, estimable, et de quelque distinction ; qui ne déclare pas sonnom ; qui dit que j’ai été son procureur ; qui a quinze mille livres de rente pour lemoins, ce qu’elle prouvera ; qui a vu Monsieur chez moi, qui lui a parlé, qui saitqu’il n’a pas de bien, et qui offre de l’épouser sans délai. Et la personne qui estvenue chez moi de sa part doit revenir tantôt pour savoir la réponse, et vous menertout de suite chez elle. Cela est-il net? Y a-t-il à consulter là-dessus? Dans deuxheures il faut être au logis. Ai-je tort, Madame?
ARAMINTE , froidement. — C’est à lui de répondre.
MONSIEUR REMY. — Eh bien! à quoi pense-t-il donc? Viendrez-vous?
DORANTE. — Non, Monsieur, je ne suis pas dans cette disposition-là.
MONSIEUR REMY. — Hum! Quoi? Entendez-vous ce que je vous dis, qu’elle aquinze mille livres de rente? entendez-vous?
214
DORANTE. — Oui, Monsieur ; mais en eût-elle vingt fois davantage, je nel’épouserai pas ; nous ne serions heureux ni l’un ni l’autre : j’ai le coeur pris, j’aimeailleurs.
MONSIEUR REMY,d’un ton railleur, et traînant ses mots. — J’ai le coeur pris :voilà ce qui est fâcheux! Ah ah, le coeur est admirable! Je n’aurais jamais devinéla beauté des scrupules de ce coeur-là, qui veut qu’on reste intendant de la maisond’autrui pendant qu’on peut l’être de la sienne? [...] Ceux qui aiment les beauxsentiments doivent être contents ; en voilà un des plus curieux qui se fassent. Voustrouvez donc cela raisonnable, Madame?
ARAMINTE. — Je vous laisse, parlez-lui vous-même.(A part.) Il me touche tant,qu’il faut que je m’en aille.(Elle sort.) [II,ii : 87-90]
L’auteur se concentre ici sur la vraisemblance plutôt que le comique. Ne voulant pas
que la suite naturelle des événements dialogués soit gâchée par des intrusions de
l’auteur de typedeus ex machina, Marivaux prépare bien évidemment un «happy
ending» raisonnable — c’est-à-dire, une déclaration d’amour de la part d’Araminte.
C’est pour cette raison que Remy ne mentionne pas plus de détails qui
constitueraient, sans qu’il le sache, des indices de la main de Dubois — ce que le
dramaturge aurait été obligé de faire s’il voulait maximaliser notre rire.
Si ce sont les conséquences de la différence philosophique « vérité naturelle -
vérité culturelle » qui font rire dans la comédie en général, ce qui amuse alors dans
cette scène est la manière dont Remy parodie la posture de son neveu ; en projetant
l’identité et l’attitude du jeune homme sur lui-même, par le biais de la répétition de
ses paroles, il réalise un événement qui déclenche, dans la perception du spectateur,
une Gestalt comprenant le paradigme du comique utopophile endogène. D’autant plus
que cette attitude pragmatique, révélateur de ses croyances et rappel de son métier,
constitue une manifestation caricaturale, parce quesurdéterminée, de son identité
d’avocat. Ceci est implicite, mais a le support de la répétition, car tel est le cas
chaque fois qu’il apparaît sur la scène. De plus, la provenance de l’erreur est
215
précisément la raison de la négligence qu’elle constitue : Monsieur Remy ignore à
quel point il paraît,pour les autres, trop pris par les structures immatérielles de son
art. Nous aurons l’occasion de revoir cette autorelativisation.
Si Marivaux a voulu atténuer le degré de ses disjonctions comiques — par
rapport aux comédies plus exagérées que l’on voit chez Molière et chez
Beaumarchais par exemple — il exploite les mêmes possibilités quant à la fréquence
de situations amusantes. La présence de Monsieur Remy fait ressortir, devant
Araminte, l’amour de Dorante ; dans la scène suivante (une pierre deux coups)
Marton entre aussitôt qu’Araminte soit partie. Deux réalités culturelles se plaquent
ici sur la vérité matérielle qui réunit les trois personnes dans cette maison. Créées par
la structure comique de l’intrigue, seul l’un des mondes intensionnels est authentique
aux yeux du spectateur ; d’où le comique des projections utopophiles opérées par
Remy et Marton (qui prennent l’entêtement de Dorante pour un amour très fort —
ce qui est admirable, ou idiot, selon le point de vue « naturel » ou « culturel ». Les
univers de Marton et de Remy ne peuvent que se relativiser, tandis que tous deux
sont détruits par la « vérité » que l’on connaît :
SCENE III. DORANTE, M. REMY, MARTON
MONSIEUR REMY,regardant son neveu. — Dorante, sais-tu bien qu’il n’y a pasde fou aux Petites-Maisons de ta force?(Marton arrive.) Venez, MademoiselleMarton. [...] Dites-nous un peu votre sentiment ; que pensez-vous de quelqu’un quin’a point de bien, et qui refuse d’épouser une honnête et fort jolie femme, avecquinze mille livres de rente bien vivants?
MARTON. — Votre question est bien aisée à décider. Ce quelqu’un rêve.
MONSIEUR REMY, montrant Dorante. — Voilà le rêveur ; et pour excuse, ilallègue son coeur que vous avez pris ; mais comme apparemment il n’a pas encoreemporté le vôtre, et que je vous crois encore à peu près dans tout votre bon sens,vu le peu de temps qu’il y a que vous le connaissez, je vous prie de m’aider à lerendre plus sage. Assurément vous êtes fort jolie, mais vous ne le disputerez pointà un pareil établissement, il n’y a point de beaux yeux qui vaillent ce prix-là.
216
MARTON. — Quoi! Monsieur Remy, c’est de Dorante que vous parlez? C’est pourse garder à moi qu’il refuse d’être riche?
MONSIEUR REMY. — Tout juste, et vous êtes trop généreuse pour le souffrir.
MARTON, avec un air de passion. — Vous vous trompez. Monsieur, je l’aime tropmoi-même pour l’en empêcher, et je suis enchantée : oh! Dorante, que je vousestime! Je n’aurais pas cru que vous m’aimassiez tant. [...] Que je vous aid’obligation, Dorante!
DORANTE. — Oh! non, Mademoiselle, aucune ; vous n’avez point de gré à me savoirde ce que je fais ; je me livre à mes sentiments, et ne regarde que moi là-dedans. Vousne me devez rien ; je ne pense pas à votre reconnaissance. [II,iii : 90-2]
Voilà la troisièmefausse confidenceque la pièce nous présente. Dorante ne veut
évidemment pas mentir — ou devons-nous dire : Marivaux ne veux point noircir le
héros ; ce qui doit être sémiotisé, par Marton, comme une manière élégante et
complimenteuse de la flatter, est vu, selon une véridiction différente, comme une
ellipsementeuse constitutive d’un déguisement intensionnel exploitant un paradigme
comique à la fois endogène et exogène, parce que permettant une fausse projection
d’une identité binaire entre les deux jeunes personnages. Autre observation
théorique : la manière dont Marton exprime sonaccordavec Monsieur Remy — ce
qui s’harmonise d’ailleurs avec son ambiguïté actantielle — pour changer d’avis
aussitôt — constitue un excellent exemple d’une disjonction temporalisée, une rare
relativisation explicite engendrée par l’inconséquence de deux postures, deux
croyances, deux attitudes philosophiques, divergentes.
Toutefois Marivaux semble bien comprendre que la relativisation, dépendante
de la cognition du spectateur, notamment de sa faculté de jugement socio-culturel,
est moins susceptible de faire rire si le schéma actantiel disjoint dont elle provient
n’est pas, ici et là,déculturéselon des paradigmes homologues. Comme nous l’avons
défini, la déculturation est toute désintension comique due à une disjonction entre
217
une structure socio-culturelle (et de ce fait intensionnelle) et une réalité concrète (ou
naturelle). C’est, selon nous, pour cette raison que le dramaturge introduit la sous-
intrigue du portrait que commande Dorante. Ce tableau a la fonction, de manière
évidente, de figurativiser l’objet de l’amour du héros. Passion immatérielle et Gestalt
projetée sur la femme en question, cet amour n’a été figurativisé, jusqu’ici, que par
le biais du langage. Média que l’on peut facilement fausser, et qui plus est éphémère.
Aussi tout effet comique médiatisé par le langage est d’une certaine manière
implicite, car un tel événement doit s’appuyer sur la mémoire du spectateur et non
sur ce qui est présent sur la scène.3
Un garçon livre le portrait avec ordre de le donner personnellement à celui
qui l’a commandé. Sauf qu’au début, le garçon s’adresse à Marton — et pis encore
— devant le comte. De plus, le garçon ignore le nom de la personne l’ayant
commandé — et, la boîte étant fermée, tous ignorent l’identité de son sujet. Pour
nous, il est peu étonnant d’apprendre que Dorante, en fait, ait voulu faire un portrait
d’Araminte. Mais avant cette révélation le spectateur soupçonne, à raison, ce qui se
passe. Marivaux sait que jusqu’à ce moment-là, la structure actantielle constituant
pour le spectateur un indice suffisant de la véritématérielle quant au sujet de la
peinture,l’ignorance généralepermettra de mettre en scène de nombreuses sémio-
tisations de l’événement mystérieux. Le comte s’en va — on ne sait comment, mais
3 En pratique le spectateur perçoit un effet comique implicite chaque fois que le leste intensionnela été établi à un momentsuffisamment antérieur à l’événement comique pour qu’il y ait doutequantà la perceptibilité de la disjonction. Bref, si, lorsque le spectateur rit, il le juge possible que lespersonnages présents ne se souviennent plus de tel ou tel détail nécessaire à la perception de ce quifait rire, il a l’impression que lui seul le remarque — d’où la manière dont le comique implicitedépend d’un certain courage chez le public — on est souvent embarrassé de rire lorsqu’on n’est passûr si « l’on est censé » s’amuser. Est explicite, en revanche, un événement comique temporalisé —tel le chasseur chassé — si les deux situations intensionnelles disjointes se suivent immédiatement,de sorte que le spectateur n’a aucun doute au sujet de la désintension perçue.
218
il prétend aller se renseigner à propos du portrait — et Marton se retrouve seule avec
Dorante qui entre aussitôt. Le comique pseudo-utopophile exogène est évident ici —
car Marton projette (à nouveau) l’intension« mon amour »sur Dorante, et, de
manière strictement utopophile, la quasi-intension« preuve de son amour envers
moi » sur l’objet physique que constitue la boîte contenant le (« mon ») portrait :
DORANTE. — Mademoiselle, n’avez-vous pas vu ici quelqu’un qui vient d’arriver?Arlequin croit que c’est moi qu’il demande.
MARTON, le regardant avec tendresse.— Que vous êtes aimable, Dorante! Jeserais bien injuste de ne pas vous aimer. Allez, soyez en repos : l’ouvrier est venu,je lui ai parlé, j’ai la boîte, je la tiens.
DORANTE. — J’ignore...
MARTON. — Point de mystère ; je la tiens, vous dis-je, et je ne m’en fâche pas.Je vous la rendrai quand je l’aurai vue. Retirez-vous ; voici Madame avec sa mèreet le Comte : c’est peut-être de cela qu’ils s’entretiennent. Laissez-moi les calmerlà-dessus, et ne les attendez pas.
DORANTE, en s’en allant et riant. — Tout a réussi, elle prend le change àmerveille. [II,viii : 96-7]
Cette scène montre avec une clarté considérable (nous y reviendrons pour cette
raison) laconséquence logique du déguisement réussi: le comique exogène que nous
venons de décrire. (Le déguisement lui-même, un paradigme endogène qui épargne
le héros de sa propre valeur ridicule grâce à son intentionnalité et sa conscience de
la manoeuvre, a été enclenché verbalement par Remy, comme on se le rappellera.)
Marivaux exploite ici ce que nous appellerons la structure de base du lazzi : une
mise en évidence multiple du paradigme comique qui consiste ici en trois répétitions
(une manifestation première et deux répétitions supplémentaires) de procédés
explicitant la disjonction intensionnelle en question. La disjonction, une projection
identitaire que nous ne pouvons accepter, est opérée par une personne dont l’identité
219
en question a une pertinence visible vis-à-vis de sa propre situation socio-culturel ou
identitaire ; voici les mises en évidence de cette incongruité : (1) la confusion initiale
de Dorante, « J’ignore... » ; (2) le rire de Dorante (qui nous montre que notre instinct
est valide — il s’agit bien de la désintension que nous croyons appréhender) ; (3)
son aparté, offert en sortant : « elle prend le change à merveille ». La structure
« habituelle » du lazzi devient alors encore plus évident : Marton, en saluant et en
remerciant Dorante,signifie en même temps son interprétation erronée de la
situation ; ceci nous fait rire, car la vérité que nous connaissons relativise celle que
la jeune femme projette sur son milieu ; cette relativisation est d’autant plus visible
que la réplique de Dorante nous le rappelle tout en confirmantce dont nous nous
rappelons: il est amoureux non de Marton mais d’Araminte. Et ainsi de suite — un
lazzi est une manière de prolonger un effet comique en le répétant de cette manière.
Chaque fois que Dorante provoque la désintension de la Gestalt qui existe dans
l’esprit de Marton, elle le réalise à nouveau comme réponse, ressuscitant ainsi une
version exactement similaire de la même intension (une Gestalt) qui, à son tour, est
détruit par le même mécanisme que sa première manifestation, et ainsi de suite.
Encore une suggestion quant à la fonction restauratrice du rire, qui permet chaque
fois une nouvelle désintension de la même structure imaginaire. D’autres indices
explicitants sont possibles lors de la mise en scène — l’acteur jouant Dorante
pourrait jeter un regard confus vers le public, par exemple, lorsque Marton dis « ...et
je ne m’en fâche point. » L’essentiel est de faire valoir la disjonction pendant un
moment assez prolongée.
Ayant ainsi exploité ce paradigme pour nous offrir un lazzi comique, le
220
dramaturge, aussi économe que tous les grands écrivains théâtraux, ne se permet pas
de manquer l’occasion d’en créer un autre pour les mêmes fins : relativiser cette
image intensionnelle imaginée par une Marton « hallucinante ». Nous le répéterons :
il s’agit dans la scène suivante de la même « intension victime », mais d’un
paradigme différent. Dorante est sorti et le Comte est revenu, cette fois avec
Madame Argante et Araminte — ce qui offre non un comique explicite, mais une
mise en scène implicite, mais avec des agents-tabous de surcroît :
ARAMINTE. — Marton, qu’est-ce que c’est qu’un portrait dont Monsieur le Comteme parle, qu’on vient d’apporter ici à quelqu’un qu’on ne nomme pas, et qu’onsoupçonne d’être le mien? Instruisez-moi de cette histoire-là. [...]
MADAME ARGANTE. — Oui ; ceci a un air de mystère qui est désagréable. Il nefaut pourtant pas vous fâcher, ma fille, Monsieur le Comte vous aime, et un peu dejalousie, même injuste, ne messied pas à un amant.
LE COMTE. — Je ne suis jaloux que de l’inconnu qui ose se donner le plaisird’avoir le portrait de Madame.
ARAMINTE , vivement. — Comme il vous plaira, Monsieur ; mais j’ai entendu ceque vous vouliez dire, et je crains un peu ce caractère d’esprit-là. Eh bien, Marton?
MARTON. — Eh bien, Madame, voilà bien du bruit. C’est mon portrait.
LE COMTE. — Votre portrait?
MARTON. — Oui, le mien. Eh! pourquoi non, s’il vous plaît? Il ne faut pas tantse récrier. [...]
ARAMINTE. — Et qui est-ce qui a fait cette dépense-là pour vous?
MARTON. - Un très aimable homme qui m’aime, qui a de la délicatesse et dessentiments, et qui me recherche et, puisqu’il faut vous le nommer, c’est Dorante.
ARAMINTE. — Mon intendant?
MARTON. — Lui-même.
MADAME ARGANTE. — Le fat, avec ses sentiments! [II,ix : 97-9]
Il est vrai que l’élément le plus comique est ici l’agence-tabou de Madame Argante,
qui, outre sa fonction de figurativiser les normes, ainsi que les tabous de sa société,
221
constitue en même temps une caricature, une image surdéterminée, de sa propre
identité. Elle est donc une espèce de barbon, genre « Lady Bracknell » (Wilde,The
Importance of Being Ernest), malgré son inefficacité en tant que personnage-obstacle.
Un nouvel indice de la manière dont Marivaux comprend la nature immatérielle de
l’instance d’opposition — de nouveau, les membres de la société de la vérité
culturelle n’en sont que la figurativisation dramatisée. De plus nous remarquons à
nouveau le souci de vraisemblance de Marivaux ; un certain dégoût n’est pas
imperceptible ici chez Araminte. Elle n’aime pas que l’on présume — est-ce qu’elle
commence à s’avouer qu’elle préfère Dorante? La suite de la scène dévoile le
portrait, et comme le spectateur aurait dû le deviner, il s’agit d’Araminte. Voilà la
déculturation de l’univers intensionnel cru par Marton. Le moment a néanmoins tant
de vraisemblance phorique que le texte en devient ambiguë — c’est au metteur en
scène de déterminer le degré du rire.
La prochaine scène, peu comique, constitue une mise au point de l’enjeu
actantiel que Dubois a réussi à rendre urgent : un conflit entre Dorante et les
structures sociales qui lui défendent de faire ouvertement la cour à celle qu’il aime.
Dubois insiste là-dessus — il s’assure qu’Araminte avoue à elle-même l’unique
raison du secret dans lequel elle a dû recevoir la nouvelle de cet amour. Le
déguisement actantiel du valet demeure amusant, mais l’embarras et l’émotion
d’Araminte atténuent toute légèreté :
DUBOIS. — [...] Dorante n’est pas digne de Madame. S’il était dans une plusgrande fortune, comme il n’y a rien à dire à ce qu’il est né, ce serait une autreaffaire ; mais il n’est riche qu’en mérite, et ce n’est pas assez.
ARAMINTE , d’un ton comme triste. — Vraiment, non ; voilà les usages. Je ne saispas [...] [II,xii : 80]
222
Dubois, toujours meneur de jeu, lui donne l’idée de « piéger » Dorante de façon à
ce qu’il avoue ouvertement son amour — car Araminte n’a vraiment aucune raison
ni pour le congédier ni pour agir d’une autre manière. Araminte veut, comme un
Hamlet féminin, se décider. Dubois croit qu’à la fin elle préféra choisir Dorante,
malgré « les usages ».
Ce piège constitue cependant un changement de « stratagème » dont Dorante
n’est pas au courant. Une subtile valeur comique s’insinue ainsi dans la scène qui
suit ; Dorante ignore d’une certaine manière la vérité au sujet de ce qui se passe
entre Dubois et Araminte ; cette dernière ne sait, pour sa part, qu’il existe un plan
que les deux personnages principaux masculins suivent ensemble. Des deux côtés il
y a donc des ambiguïtés qui frappent le spectateur comme des disjonctions d’ordre
utopophile et elliptique. Marivaux explicite ces perceptions d’avance par le biais de
la réplique du valet :
DUBOIS, sortant, et en passant auprès de Dorante, et rapidement. — Il m’estimpossible de l’instruire ; mais qu’il se découvre ou non, les choses ne peuvent allerque bien.
DORANTE. — Je viens, Madame, vous demander votre protection. Je suis dans lechagrin et dans l’inquiétude : j’ai tout quitté pour avoir l’honneur d’être à vous, jevous suis plus attaché que je ne puis le dire ; on ne saurait vous servir avec plus defidélité ni de désintéressement ; et cependant je ne suis pas sûr de rester. Tout lemonde ici m’en veut, me persécute et conspire pour me faire sortir. J’en suisconsterné ; je tremble que vous ne cédiez à leur inimitié pour moi, et j’en seraisdans la dernière affliction.
ARAMINTE , d’un ton doux. — Tranquillisez-vous ; vous ne dépendez point deceux qui vous en veulent ; ils ne vous ont encore fait aucun tort dans mon esprit,et tous leurs petits complots n’aboutiront à rien ; je suis la maîtresse [...] Je voussais bon gré de votre attachement et de votre fidélité ; mais dissimulez-en unepartie, c’est peut-être ce qui les indispose contre vous. [...] conformez-vous à cequ’ils exigent ; regagnez-les par là, je vous le permets : l’événement leur persuaderaque vous les avez bien servis ; car toute réflexion faite, je suis déterminée à épouserle Comte.
DORANTE, d’un ton ému. — Déterminée, Madame!
223
Le déguisement, quoique conforme aux paradigmes comiques que l’on connaît, ne
provoque peut-être qu’un rire étouffé, à cause de l’empathie que le spectateur sent
envers le héros ; une nouvelle fois, Marivaux nous laisse un texte ambigu qui permet
au metteur en scène d’augmenter ou de diminuer la gaieté. De cette manière,
l’émotion de Dorante que voici constitue à la fois l’explicitation (genrelazzi
comique) du faux univers intensionnel que dépeint Araminte et un indice de la
vraisemblance de l’amour du jeune homme :
ARAMINTE. — [...] ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais vousdicter ; il y a tout ce qu’il faut sur cette table.
DORANTE. — Et pour qui, Madame?
ARAMINTE. — Pour le Comte, qui est sorti d’ici extrêmement inquiet, et que jevais surprendre bien agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en monnom. (Dorante reste rêveur, et par distraction ne va point à la table.)Eh! vousn’allez pas à la table? A quoi rêvez-vous? [...] Etes-vous prêt à écrire?
DORANTE. — Madame, je ne trouve point de papier.
ARAMINTE, allant elle-même. — Vous n’en trouvez point? En voilà devant vous.
DORANTE. — Il est vrai.
ARAMINTE. — Écrivez. Hâtez-vous de venir, Monsieur ; votre mariage est sûr...Avez-vous écrit?
DORANTE. — Comment, Madame?
ARAMINTE. — Vous ne m’écoutez donc pas? Votre mariage est sûr ; Madameveut que je vous l’écrive, et vous attend pour vous le dire.(A part.) Il souffre, maisil ne dit mot ; est-il qu’il ne parlera pas? N’attribuez point cette résolution à lacrainte que Madame pourrait avoir des suites d’un procès douteux. [...]
DORANTE, à part. — Ciel! je suis perdu.(Haut.) Mais, Madame, vous n’aviezaucune inclination pour lui. [II, xiii : 110-13]
Dorante finit, après une longue hésitation, par montrer le portrait et avouer son
amour. Outre ses fonctions humoristiques, la scène nous montre que le « ressort est
bandé » de sorte qu’Araminte soit obligée, comme le veut Dubois, de s’interroger
profondément et de prendre une décision définitive. C’est la fin de l’acte deux.
224
L’acte trois
Procès contre un système de normes socio-culturelles accusé d’injustice et de
gratuité, l’acte trois médiatise l’aboutissement du conflit spirituel qui se mène dans
le coeur d’Araminte entre Dorante et un tabou : l’interdiction de la relation sexuelle
(et donc toute relation conjugale) entre un personnage sans bien, qui n’est donc pas
« comme il faut », et une personne fortunée et par ce biais « respectable ». La
culture elle-même est dépeinte comme étant tordue, perverse, personnificationdu
mal, tandis que l’amour, un penchant «naturel », est distribué par uncastingdestiné
à guider le spectateur comme étant un symboledu bien. De nouveau, comme dans
toutes les comédies, ce conflit pose la question épistémologique de l’être social de
façon délibérément agrammaticale — de façon comique.
Pourtant notre but ici n’est pas d’évaluer les mobiles de Marivaux — ni donc
de poser la question de savoir s’il savait que ce ton de drame a tendance à aggraver
les situations comiques de façon à en rendre la réception assez ambiguë, ayant un
goût « aigre-doux ». Tel est tout simplement le procédé d’écriture marivaudien —
notre tâche n’est que d’en tenir compte. Nous y reviendrons durant la deuxième
partie, lors de notre discussion des lois gouvernant le phénomène du comique.
Si l’état de panique dans lequel Dorante se trouve constitue un de ces
éléments assez sobres, Dubois vient vite remplir la fonction de clown, tout en
figurativisant et en explicitant un savoir, et donc un état de choses intensionnel, qui
relativise l’angoisse du héros de façon assez légère ; de plus, le débutin medias res,
au milieu d’une nouvelle ruse, tend à atténuer la gravité résiduelle de l’acte
225
précédent :
DUBOIS. — Non, vous dis-je ; ne perdons point de temps. La lettre est-elle prête?
DORANTE, la lui montrant. — Oui, la voilà, et j’ai mis dessus : rue du Figuier.
DUBOIS. — Vous êtes bien assuré qu’Arlequin ne connaît pas ce quartier-là?
DORANTE. — Il me dit que non.
DUBOIS. — Lui avez-vous bien recommandé de s’adresser à Marton ou à moi poursavoir ce que c’est? [...] Allez donc la lui donner : je me charge du reste auprès deMarton que je vais trouver.
DORANTE. — Je t’avoue que j’hésite un peu. N’allons-nous pas trop vite avecAraminte? Dans l’agitation des mouvements où elle est, veux-tu encore lui donnerl’embarras de voir subitement éclater l’aventure?
DUBOIS. — Oh! oui : point de quartier. Il faut l’achever, pendant qu’elle estétourdie. Elle ne sait plus ce qu’elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu’elle triche avecmoi, qu’elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit? Ah! je lui apprendrai àvouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude. [...]L’heure du courage est passée. Il faut qu’elle nous épouse. [...]
DORANTE. — Songe que je l’aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu medésespères.
DUBOIS. — Ah oui! je sais bien que vous l’aimez : c’est à cause de cela que je nevous écoute pas. Etes-vous en état de juger de rien? Allons, allons, vous vousmoquez ; laissez faire un homme de sang-froid. [III,i : 120-1]
Une nouvelle fois, la même mention d’unplan ruséfait sourire : nous l’imaginons
à l’instar d’une perception, tout en y voyant la disjonction intensionnelle, une
relativisation, qui l’attend. L’anticipation, une forme de frustration, si elle n’ajoute
rien au plaisir de notre rire, le met en relief de façon à ce que le plaisir semble
augmenter. Autre remarque : Dubois caractérise l’amour comme un état d’âme qui
nuit à la faculté de jugement. En d’autres termes, il y a mention explicite dans le
texte de l’interférence qui surgit ici entre l’amour, provoqué par une personne
existante qui le figurativise donc physiquement, et le jugement, lui, immatériel.
Comme dansle Barbier, l’amour est un « défaut » qui risque de « nuire » à
226
l’avancement dans la société telle qu’elle se constitue. Dubois se charge alors des
structures socio-culturelles auxquelles son maître, son ami, fait face. Et pour y gagner
accès, il emploie la stratégie ironique qui consiste àreconnaître, « respecter »,
déstabiliser depuis l’intérieur. Nous remarquons donc la valeur comique — il s’agit
de projections utopophiles exogènes — de l’emploi, par Dubois, d’un langage
« respectueux des normes », l’emploi d’euphémismes et de métaphores chargés de
signifier les structures immatérielles de la société de la vérité culturelle :
MARTON. — Tu me l’avais bien dit, Dubois. [...] Que cet intendant osait lever lesyeux sur Madame.
DUBOIS. — Ah! oui ; vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle. Oh!jamais je ne l’ai oublié. Cette oeillade-là ne valait rien. Il y avait quelque chosededans qui n’était pas dans l’ordre.
MARTON. — Oh ça, Dubois, il s’agit de faire sortir cet homme-ci.
DUBOIS. — Pardi! tant qu’on voudra ; je ne m’y épargne pas. J’ai déjà dit àMadame qu’on m’avait assuré qu’il n’entendait pas les affaires.
MARTON. — Mais est-ce là tout ce que tu sais de lui? C’est de la part de MadameArgante et de Monsieur le Comte que je te parle, et nous avons peur que tu n’aiespoint du tout dit à Madame, ou qu’elle ne cache ce que c’est. Ne nous déguise rien,tu n’en seras pas fâché.
DUBOIS. — Ma foi! je ne sais que son insuffisance, dont j’ai instruit Madame.
MARTON. — Ne dissimule point.
DUBOIS. — Moi! un dissimulé! moi! garder un secret! Vous avez bien trouvé votrehomme! En fait de discrétion, je mériterais d’être femme. Je vous demande pardonde la comparaison : mais c’est pour mettre votre esprit en repos. [III,ii : 122-3]
Trois effets comiques se distinguent ici : (1) Dubois adopte une posture que nous
voyons comme étant fausse ; notre perception sémiotise donc son comportement
d’une manière particulière — un homme « conformiste » qui partage un jugement
négatif avec la société de la vérité culturelle — tandis que notre mémoire investit
une signification disjointe de la première et qui la relativise — un homme qui, en
227
jouant un rôle faux, réalise un stratagème contre la société ambiante ; (2) Marton
apparaît comme ayant changé de position sans vraiment y penser : elle soutient des
arguments qui sont ceux de la société de la vérité culturelle, tout en employant le
pronom « nous » pour désigner la position du comte ; en tant que membre-ipsede
cette dernière société, Marton figurativise les normes culturelles qui la caractérisent,
devenant ainsi un agent-tabou quiexplicite le caractère faux du comportement de
Dubois pour en augmenter le comique ; (3) comme nous l’avons vu dansle Barbier,
où l’identité nationale constitue dans certains cas duleste intensionnelqui augmente
la gravité d’une désintension en rendant la chute de l’intension plus remarquable,
nous rions de la manière dont Dubois projette sur lui-même, par le seul biais de la
parole, l’identité defemme: ce paradigme de comique pseudo-utopophile endogène
ne serait-il pas beaucoup moins amusant si ce n’était vrai qu’il ajoutait l’archétype
de lacommèreà l’intension defemmepar le biais d’une synthèse? La « guerre des
sexes » étant donc médiatisé en abyme, elle augmente le degré de définition et le
poids de l’intension relativisée par sa projection sur le rôle actantiel de Dubois.
Outre cette fonction comique, la scène que nous venons d’examiner prévient
Marton qu’il faut qu’elle intercepte une lettre de Dorante qu’Arlequin va lui porter.
Figurativisation concrète supplémentaire de la vérité naturelle que constitue l’amour
de Dorante envers Araminte, cette lettre aura une valeur dramaturgique que Marivaux
exploite à plusieurs reprises de manière amusante :
MARTON. — Que veux-tu, Arlequin?
ARLEQUIN. — Ne sauriez-vous pas où demeure la rue du Figuier, Mademoiselle?
MARTON. — Oui.
228
ARLEQUIN. — C’est que mon camarade, que je sers, m’a dit de porter cette lettreà quelqu’un qui est dans cette rue, et, comme je ne la sais pas, il m’a dit que jem’en informasse à vous ou à cet animal-là ; mais cet animal-là ne mérite pas queje lui parle, sinon pour l’injurier. J’aimerais mieux que le diable eût emporté lesrues que d’en savoir une par le moyen d’un malotru comme lui.
DUBOIS, à Marton, à part. — Prenez la lettre.(Haut.) Non, non, Mademoiselle,ne lui enseignez rien ; qu’il galope.
ARLEQUIN. — Veux-tu te taire?
MARTON, négligemment. — Ne l’interrompez donc point, Dubois. Eh bien! veux-tume donner ta lettre? Je vais envoyer dans ce quartier-là, et on la rendra à sonadresse.
ARLEQUIN. — Ah! voilà qui est bien agréable! Vous êtes une fille de bonneamitié, Mademoiselle.
DUBOIS, en s’en allant. — Vous êtes bien bonne d’épargner de la peine à cefainéant-là. [III,vi : 123-4]
On notera ici la manière dont Arlequin continue son rôle narquois en relativisant sa
relation hiérarchisée avec Dorante. Un type qui ressemble, sur le plan
paradigmatique, au « malade imaginaire », ce personnage traditionnel a ici la
fonction d’ignorer combien ses manoeuvres sont évidentes, et combien elles
rappellent son appartenance à un monde extra-diégétique, celui de la culture
théâtrale.
De plus, l’ambiguïté de Marton par rapport au schéma actantiel de la pièce
s’affiche ici une nouvelle fois de manière comique ; cette « ignorance-de-soi » qui
constitue le ridicule socratique a la structure que voici : s’alliant maintenant à la
société de la vérité culturelle, c’est-à-dire à Madame Argante et au comte, Marton
se fixe le but de faire congédier Dorante. Dubois lui donne le change de sorte qu’elle
interprète et juge l’événement de la lettre portée par Arlequin de manière fausse ;
ainsi elle participe sans le savoir à contrarier son propre but, ce qui se traduit comme
méconnaître son rôle actantiel présent. Son intention (sa volonté) s’ajoute donc à son
229
jugement fautif, et la vérité que l’on connaît sert à relativiser les deux à l’instar
d’intensions bien définies. Nous reviendrons ultérieurement à la participation de
jugements et d’intentions à la dégringolade d’intensions.
Marton portera la lettre, figurativisation concrète d’une vérité intensionnelle,
au comte. Lui et Madame Argante d’exécuter le plan de Dubois de manière parfaite :
ils la montrent à Araminte pour lui obliger d’agir. Ce qui a aussi la valeur comique
de déculturer, de façon absolue et permanente, toute autre croyance au sujet du
comportement de Dorante. Mais avant ce moment décisif le dramaturge a le génie
de mettre toute la question des versions véridictoires du héros en évidence de façon
très nette. Les scènes qui précèdent la grande « découverte » — la révélation d’une
identité purement intensionnelle que Dorante avait cachée — servent donc à
exacerber l’agon central du schéma actantiel pour donner de la vraisemblance au
caractère rapide et bouleversant du dénouement.
Cette mise en évidence des Dorante intensionnels n’a pas de meilleur
catalyseur qu’une rencontre (entre son oncle, Monsieur Remy, et Madame Argante)
qui, de façon ingénieuse, figurativise en un sens les deux ordres de vérité culturelle
qui se battent l’un contre l’autre à l’époque : les valeurs aristocrates et les valeurs
bourgeoises. L’astuce dramaturgique de Marivaux est ici de figurativiser ces
dernières par le biais de leurs manières de donner du sens à un personnage qui
pourrait, à la limite, appartenir aux deux sociétés — et qui dès lors n’appartient ni
à l’une ni à l’autre. Le pragmatisme plutôt bourgeois de l’avocat, le « snobisme »
pseudo-aristocrate de Madame Argante et le « véritable » aristocratisme du comte
se relativisent ici mutuellement ; la pierre de touche qui le fait ressortir n’est rien
230
d’autre que l’agon générateur de l’intrigue, le problème de l’identité de Dorante et
le tabou de son « incompatibilité socio-culturelle » avec Araminte ; on notera donc
ici le langage d’avocat de Remy et le ton de la prétendue « classe » d’Argante :
SCENE V. MONSIEUR REMY, MADAME ARGANTE, LE COMTE, MARTON
MONSIEUR REMY,à Marton qui se retire. — Bonjour, ma nièce, puisque enfinil faut que vous la soyez. Savez-vous ce qu’on me veut ici?
MARTON, brusquement. — Passez, Monsieur, et cherchez votre nièce ailleurs : jen’aime point les mauvais plaisants.(Elle sort.)
MONSIEUR REMY. — Voilà une petite fille bien incivile.(A Madame Argante.)On m’a dit de votre part de venir ici, Madame : de quoi donc est-il question?
MADAME ARGANTE , d’un ton revêche. — Ah! c’est donc vous, Monsieur leProcureur.
MONSIEUR REMY. — Oui, Madame, je vous garantis que c’est moi-même.
MADAME ARGANTE. — Et de quoi vous êtes-vous avisé, je vous prie, de nousembarrasser d’un intendant de votre façon?
MONSIEUR REMY. — Et par quel hasard Madame y trouve-t-elle à redire?
MADAME ARGANTE. — C’est que nous nous serions bien passés du présent quevous nous avez fait. [...] tout votre neveu qu’il est, vous nous feriez un grand plaisirde le retirer.
MONSIEUR REMY. — Ce n’est pas à vous que je l’ai donné.
MADAME ARGANTE. — Non ; mais c’est à nous qu’il déplaît, à moi et àMonsieur le Comte que voilà, et qui doit épouser ma fille.
MONSIEUR REMY, élevant la voix. — Celui-ci est nouveau! Mais, Madame, dèsqu’il n’est pas à vous, il me semble qu’il n’est pas essentiel qu’il vous plaise. Onn’a pas mis dans le marché qu’il vous plairait, personne n’a songé à cela ; et,pourvu qu’il convienne à Madame Araminte, tout doit être content. Tant pis pourqui ne l’est pas. Qu’est-ce que cela signifie?
MADAME ARGANTE. — Mais vous avez le ton bien rogue, Monsieur Remy.
MONSIEUR REMY. — Ma foi! vos compliments ne sont pas propres à l’adoucir,Madame Argante.
LE COMTE. — Doucement, Monsieur le Procureur, doucement : il me paraît quevous avez tort.
MONSIEUR REMY. — Comme vous voudrez, Monsieur le Comte, comme vousvoudrez ; mais cela ne vous regarde pas. Vous savez bien que je n’ai pas l’honneurde vous connaître, et nous n’avons que faire ensemble, pas la moindre chose.
231
LE COMTE. — Que vous me connaissez ou non, il n’est pas si peu essentiel quevous le dîtes que votre neveu plaise à Madame. Elle n’est pas une étrangère dansla maison.
MONSIEUR REMY. — Parfaitement étrangère pour cette affaire-ci, Monsieur ; onne peut pas plus étrangère : au surplus, Dorante est un homme d’honneur, connupour tel, dont j’ai répondu, dont je répondrai toujours, et dont Madame parle icid’une manière choquante.
MADAME ARGANTE. — Votre Dorante est un impertinent.
MONSIEUR REMY. — Bagatelle! ce mot-là ne signifie rien dans votre bouche.
MADAME ARGANTE. — Dans ma bouche! A qui parle donc ce petit praticien,Monsieur le Comte? Est-ce que vous ne lui imposerez pas silence?
MONSIEUR REMY. — Comment donc! m’imposer silence! à moi, Procureur!Savez-vous bien qu’il y a cinquante ans que je parle, Madame Argante?
MADAME ARGANTE. — Il y a donc cinquante ans que vous ne savez ce quevous dîtes. [I,v : 126-8]
Les plaisanteries de métier ont, comme on le voit ici, le même fonctionnement que
leshistoires belgeset les blagues orales visant l’un ou l’autre des sexes : plaquer sur
une identité particulièrement « connue » — c’est-à-dire bien définie — un jugement
stéréotypé qui la relativise tout en ridiculisant un exemple particulier. Dans cette
polémique contre Monsieur Remy, la Gestalt que constitue l’archétype culturel de
l’avocat sert deleste intensionneldans un événement comique dont la structure
paradigmatique est celle du déguisement — Madame Argante attribue la verbosité
gratuite et idiote à l’identité de procureur de sorte que celle-ci apparaît non plus
comme un métier légitime mais comme un masque porté par des charlatans —
d’autant plus que le paradigme temporalisé du chasseur chassé est ici évoqué par la
reprise par Argante d’une observation que fait Remy à propos des procureurs.
L’entrée d’Araminte augmente la signifiance et la gravité de l’argument :
c’est de son procureur qu’il s’agit — et c’est dans son esprit que l’agon comique
autour de Dorante doit se résoudre :
232
ARAMINTE. — Qu’y a-t-il donc? On dirait que vous querellez.
MONSIEUR REMY. — Nous ne sommes pas fort en paix, et vous venez à propos,Madame ; il s’agit de Dorante ; avez-vous sujet de vous plaindre de lui?
ARAMINTE. — Non, que je sache.
MONSIEUR REMY. — Vous êtes-vous aperçue qu’il ait manqué de probité?
ARAMINTE. — Lui? non vraiment. Je ne le connais que pour un homme trèsestimable.
MONSIEUR REMY. — Au discours que Madame en tient, ce doit pourtant être unfripon, dont il faut que je vous délivre, et on se passerait bien du présent que jevous ai fait, et c’est un impertinent qui déplaît à Monsieur qui parle en qualitéd’époux futur ; et à cause que je le défends, on veut me persuader que je radote.
ARAMINTE , froidement. — On se jette là dans de grands excès. Je n’y ai point depart, Monsieur. Je suis bien éloignée de vous traiter si mal. A l’égard de Dorante,la meilleure justification qu’il y ait pour lui, c’est que je le garde. Mais je venaispour savoir une chose, Monsieur le Comte. Il y a là-bas, m’a-t-on dit, un hommed’affaires que vous avez amené pour moi. On se trompe apparemment. [...]
MADAME ARGANTE. — Point du tout ; vous ne sauriez. Seriez-vous d’humeurà garder un intendant qui vous aime?
MONSIEUR REMY. — Eh! à qui voulez-vous donc qu’il s’attache? A vous, à quiil n’a pas affaire?
ARAMINTE. — Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse?
MADAME ARGANTE. — Eh! non, point d’équivoque. Quand je vous dis qu’ilvous aime, j’entends qu’il est amoureux de vous, en bon français ; [...] qu’il soupirepour vous ; que vous êtes l’objet secret de sa tendresse.
MONSIEUR REMY, étonné. — Dorante?
ARAMINTE , riant. — L’objet secret de sa tendresse! Oh! oui, très secret, je pense.Ah! ah! je ne me croyais pas si dangereuse à voir. Mais dès que vous devinez depareils secrets, que ne devinez-vous que tous mes gens sont comme lui? [...]Monsieur Remy, vous qui me voyez assez souvent, j’ai envie de deviner que vousm’aimez aussi.
MONSIEUR REMY. — Ma foi, Madame, à l’âge de mon neveu, je ne m’en tiraispas mieux qu’on dit qu’il s’en tire. [III,vi : 128-30]
Nous observons ici la manière dont une question de véridiction posée sur une
proposition — « il vous aime » — que l’on peut sémiotiser selon plus d’unêtre
intensionneld’après ses croyances. La fluidité de l’être intensionnel est une nouvelle
233
fois visible : Araminte arrive, consciemment, avec Monsieur Remy, négligemment,
à relativiser une intensionvéridiquepar le biais d’une interprétation fausse. Nul ne
peut douter ici que Madame Argante et le comte ont découvert, en effet, un amour
secret. La faiblesse de leur position consiste au fait qu’ils ne sont pas sûrssi
Araminte le sait.
Ils le sauront bientôt : on revoit tantôt la même réunion de personnages —
sauf que Marton, ayant lu la lettre que Dubois « lui a destinée », est revenue avec
la preuve de « l’impertinence » de notre héros. C’est le moment décisif de l’intrigue
— ce qui ne veut pas dire, surtout dans Marivaux, qu’il s’agit d’un point culminant
comique ; au contraire, le déclenchement des structures du dénouement tend à
« fermer le moteur » du rire :
MARTON, donnant la lettre au Comte. — Un instant, Madame, cela mérite d’êtreécouté. La lettre est de Monsieur, vous dis-je.
LE COMTE, lit haut. — Je vous conjure, mon cher ami, d’être demain sur les neufheures du matin chez vous ; j’ai bien des choses à vous dire ; je crois que je vaissortir de chez la dame que vous savez ; elle ne peut plus ignorer la malheureusepassion que j’ai prise pour elle, et dont je ne guérirai jamais. [...] Un misérableouvrier que je n’attendais pas est venu ici pour m’apporter la boîte de ce portraitque j’ai fait d’elle.
MADAME ARGANTE. — C’est-à-dire que le personnage sait peindre. [...]
LE COMTE, lit . — Auquel cas je n’ai plus que faire à Paris. Vous êtes à la veillede vous embarquer, et je suis déterminé à vous suivre.
MADAME ARGANTE. — Bon voyage au galant.
MONSIEUR REMY. — Le beau motif d’embarquement! [...]
LE COMTE. — L’éclaircissement me paraît bien complet.
ARAMINTE , à Dorante.— Quoi! cette lettre n’est pas d’une écriture contrefaite?vous ne la niez point?
DORANTE. — Madame...
ARAMINTE. — Retirez-vous.Dorante sort.[III,viii : 132-33]
234
Araminte se fâche : sa mère et le comte l’ont poussée contre sa réelle volonté. Le
comte s’excuse, et Madame Argante le suit. Araminte, seule enfin avec Dubois,
apprend que c’est lui qui a fait découvrir la vérité. Il feint de ne pas comprendre
qu’elle ne voulait pas un tel secours ; ce déguisement de posture a la structure de
déguisement que l’on connaît — une nouvelle fois Dubois est « dans l’erreur »
intentionnellement ; il conseille à « samaîtresse » de renvoyer sonmaître :
ARAMINTE, sèchement. — Ne vous embarrassez pas ; ce sont mes affaires.
DUBOIS. — En un mot, vous en êtes quitte, et cela par le moyen de cette lettrequ’on vous a lue, et que Mademoiselle Marton a tirée d’Arlequin par mon avis. Jeme suis douté qu’elle pourrait vous être utile ; et c’est une excellente idée que j’aieue là ; n’est-ce pas, Madame?
ARAMINTE, froidement. — Quoi! c’est à vous que j’ai l’obligation de la scène quivient de se passer?
DUBOIS, librement. — Oui, Madame. [...]
ARAMINTE. — Allez, malheureux! Il fallait m’obéir. Je vous avais dit de ne plusvous en mêler ; vous m’avez jetée dans tous les désagréments que je voulais éviter.C’est vous qui avez répandu tous les soupçons qu’on a eus sur son compte ; et cen’est pas par attachement pour moi que vous m’avez appris qu’il m’aimait, ce n’estque par le plaisir de faire du mal : il m’importait peu d’en être instruite ; c’est unamour que je n’aurais jamais su, et je le trouve bien malheureux d’avoir eu affaireà vous, lui qui a été votre maître qui vous affectionnait, qui vous a bien traité, quivient, tout récemment encore, de vous prier à genoux de lui garder le secret. Vousl’assassinez, vous me trahissez moi-même. Il faut que vous soyez capable de tout.Que je ne vous voie jamais, et point de réplique.
DUBOIS, s’en va en riant. — Allons, voilà qui est parfait. [III,ix : 135-36]
Dubois, icône de l’auteur de la pièce, a tout arrangé pour que Marton, Arlequin et
Monsieur Remy soient desadjuvants sans le savoir. Tel est l’ignorance-de-soi
actantielle que Marivaux a su exploiter pour ne pas perdre son équilibre entre un
écrivain de drames et un auteur de comédies. Phénomène comique endogène, chacun
des personnages ignore la pertinence de ses efforts dans un univers intensionnelautre
par rapport à celui qu’il croit habiter.
235
La machine comique s’arrête totalement lorsque le comte, lors d’une réunion
de tous les personnages — c’est la dernière scène — devine la pensée d’Araminte ;
c’est l’autre moitié de ladécouvertede l’identité relative du héros, et la fin des
malentendus articulés autour de cette question d’être intensionnel : « Je vous entends,
Madame, [...] j’ai deviné tout ; Dorante n’est venu chez vous qu’à cause qu’il vous
aimait ; il vous a plu ; vous voulez lui faire sa fortune ; voilà tout ce que vous alliez
dire. » Araminte, n’ayant « rien à ajouter », confirme cette proposition — et voilà
que tous les personnages sont sur le même registre socio-culturel, aucune question
de vérité ne reste irrésolue ; l’être matériel de tous les personnages correspond à leur
être intensionnel connu de tous — ce qui est la situation socialenormale, en
conjonction véridictoire. S’il est vrai alors qu’une dernière série de répliques
comiques arrose le dénouement de façon agréable, c’est en fonction du nouvel ordre
social, et non la structure actantielle génératrice de l’intrigue et de son comique, que
l’on rit :
MADAME ARGANTE. — Ah! la belle chute! Ah! ce maudit intendant! Qu’il soitvotre mari tant qu’il vous plaira ; mais il ne sera jamais mon gendre.
ARAMINTE. — Laissons passer sa colère, et finissons.(Ils sortent.)
DUBOIS. — Ouf! ma gloire m’accable. Je mériterais bien d’appeler cette femme-làma bru.
ARLEQUIN. — Pardi! nous nous soucions bien de ton tableau à présent. L’originalnous en fournira bien d’autres copies. [III,xiii : 142]
Cette prise de parole finale parles valetsa son importance : véritables icônes de
l’auteur, d’une part, et de la société de la vérité naturelle, les seuls personnages
propres à célébrer larusequi l’emporte sur l’establishmentsont le meneur de jeu et
l’anti-actant-tabou — un actant dont la fonction est de s’attaquer aux normes — que
236
constitue Arlequin. Ce dernier personnage se moque ici notamment du nouvel ordre
social — le ménage Araminte-Dorante — par le biais d’une déculturation comique :
reprenant la logique objective qui explique la manière dont une essence formelle peut
être abstrait d’une Gestalt purement physique — il s’agit là du portrait d’Araminte
— ce valet narquois anticipe la reproduction sexuelle que l’on peut attendre d’un
couple de l’âge des amants — ce qui déculture la nouvelle relation sociale établie
par l’annonce des fiançailles, construction culturelle qui n’existe que pour voiler
toute question qui risque de rappeler, à l’encontre dutabou sexuel judéo-chrétien, la
sexualité de ces deux membres de la nouvelle société culturelle. De plus, le caractère
indirecte de la métaphore d’Arlequin - « l’original [...] fournira bien d’autres copies »
— reprend l’esthétique cicéronienne de la déculturation, en évoquant le scabreux par
le biais d’un euphémisme auto-relativisante parce que servant deleste intensionnel
pour la déculturation sexuelle.
Le dernier mot de Dubois, auteur de l’intrigue et par conséquent icône de
l’auteur Marivaux, constitue une confirmation du retour à la « normalité », la non
poly-isotopie intensionnelle qui distribuait les personnages en réalités culturelles
distinctes. Prétexté par l’amour-propre du personnage, Marivaux fournit une dernière
explicitation de la relativisation mutuelle qui s’est reproduite tout au long de
l’intrigue — disjonction de mondes spirituels générés, une nouvelle fois, parun
recours à la rusejustifié et provoqué par lepouvoir excessif d’une société acculturée
ad absurdum.
237
Observations
Nous sommes arrivés à la fin de notre examen spéculatif de la comédie du
XVIII e siècle ; les pièces choisies représentent, selon nous, l’ensemble des procédés
dramaturgiques qui exploitent le genre pour générer et réaliser des procédés
comiques ; ces derniers procédés sont également suffisamment variés pour permettre
l’observation des mécanismes qui font rire, d’une part, et qui font avancer, de l’autre,
l’intrigue de la comédie. Avant donc de tirer nos conclusions sur la poétique de la
comédie (nous y reviendrons dans la troisième partie) et avant même d’aborder un
projet descriptif de ces mécanismes (le but de la deuxième partie) il convient ici de
repérer les observations structurales, épistémologiques et esthétiques que cette
méthode spéculative — et, partant, empirique — a permis d’abstraire du tout
constitué par le corpus et, nous le croyons, le genre comique. Ces observations
serviront de prémisses dans l’élaboration de la méthode explicative qui nous
permettra d’essayer de décrire les lois gouvernant les opérations et transformations
que l’on voit dans le comique théâtral.
P1.1 Les transactions entre les personnages s’opèrent selon une grammairesocio-culturelle fondée sur celle d’une culture réelle, en l’occurrencela société parisienne au XVIIIe siècle
P1.2 Ces transactions intersubjectives sont fondées sur une sémantiquestructurale spécifiée par l’identité de chaque personnage telle quedéfinie par la grammaire socio-culturelle
P1.3 L’identité de chaque personnage est perçue en tant que Gestaltconstituée par une synthèse de ses attributs donnés (le naturel) etl’ensemble de ses attributs culturellement construits (veuve, comte,valet, barbier, médecin, avocat...)
238
P1.4 Comprise dans la grammaire culturelle, est la convention selonlaquelle un personnage est censé repérer dans son identité et danscelle de l’autre les relations momentanées qui sont pertinentes dansle contexte de la situation en question
P1.5 Les situations sont spécifiées à leur tour, et de façon tautologique, parles identités des personnages qui y participent (directement ouindirectement) ainsi que desfacteurs téléologiquesqui ont réuni lespersonnages en question et lesjugementsque la grammaire culturelleimposerait sur la situation
P1.6 A chaque personnage est attribué, par le spectateur et pour la duréedu spectacle, une conscience et une appréciation de cesfins socio-culturelles ainsi qu’unevolonté libre— bien que le spectateur n’yattribue réellement de la véracité factuelle
P1.6′ Le spectateur attribue au spectacle le statutprésentdes événementsdont les conséquences sont toujours contingentes sur cesvolontésetsur la chance — bien qu’il sache le contraire dans le contexte extra-diégétique
P1.7 Le spectateur attribue aux personnages des Gestalten constituées parleurs identités socio-culturelles, qui sont à leur tour structuréesidéellement à l’instar d’identités culturelles réelles
P1.8 Les identités culturelles n’existent que de façon idéelle et constituentdonc des entités intensionnelles — indépendamment de leur projectionsur un personnage ou sur une personne réelle
P1.9 Le donné matériel représenté sur la scène est considéré comme si sontemps, son espace, ses masses et toutes leurs propriétés physiquesétaient réels, et respectent donc la logique objective et naturelle
P1.10 L’événement théâtral est donc représenté comme ayant uneparticipation matérielle et une participation socio-culturelle (et de cefait immatérielle) comme c’est le cas dans un événement rituel,cérémonial ou autrement culturel dans la vie réelle du spectateur
P1.11 Un événement dans lequel on voit la dénégation d’un objetintensionnel (figurant dans une identité qui spécifie le sens d’unesituation) détruit la capacité du spectateur de projeter l’identité sur lepersonnage auquel était associée l’intension
239
P1.12 La perception d’un point de vue épistémologique selon lequel uneintension « acceptée » serait « fausse » stimule le rire
P1.13 Le rire rétablit cette capacité de projeter l’intension logiquement niée
P1.14 L’identité, en tant qu’être intensionnel, est le véhicule du comiquethéâtral
P1.15 L’identité est également, avec la situation « donnée » de façonanaleptique comme ayant précédée l’action, ce qui détermine lastructure actantielle et partant, l’intrigue, de la comédie
P1.16 L’objet intensionnel est compromis par une jonction agrammaticaleavec d’autres structures intensionnelles (la relativisation)
P1.16′ L’objet intensionnel, parce qu’il est idéel, peut également êtrecompromis par la mémoire d’un autre objet intensionnel avec qui sajonction est agrammaticale (la relativisation implicite)
P1.17 L’objet intensionnel peut également être compromis par unedisjonction entre sa grammaire culturelle et un fait matériel ou salogique, à savoir la logique objective (la déculturation)
P1.17′ L’objet intensionnel peut également être compromis par unedisjonction entre sa grammaire culturelle et la mémoire d’un faitmatériel (la déculturation implicite)
P1.18 La désintension d’un tel objet peut provoquer celle d’autres objets quidépendent de lui ou qui lui dépendent selon la logique culturelle enquestion
P1.19 La prétendue conscience socio-culturelle de chaque personnageconstitue un tel objet intensionnel et peut également être compromis
P1.20 La culture théâtrale est une logique intensionnelle dont tout objet peutêtre compromise moyennant sa déculturation par l’univers réel duspectateur (la théâtralité)
P1.21 Les objets intensionnels qui déterminent l’identité de chaquepersonnage, parce qu’ils sont attribués au personnage particulier àl’instar d’un être humain réel, sont distribués selon une logique socio-culturelle dont l’un des éléments est nécessairement pragmatique
240
P1.22 L’événement comique a donc une structure paradigmatique dont desmodalités pragmatiques et des modalités sémantico-syntaxiques
P1.23 La structure de la comédie évolue avec l’action de sorte qu’undénouement met fin à la fonction génératrice de désintensions del’intrigue
Voilà l’essentiel des observations métalogiques que la méthode spéculative a pu
dévoiler. Il s’agira maintenant d’essayer d’établir les règles grammaticales et
épistémologiques — les lois métalogiques — quiexpliquentle comique et son rôle
dans la comédie, et qui de ce fait permettent d’identifier les structures profondes de
la comédie ainsi que les structures figuratives et cognitives qui y entrent en jeu.
Cette méthode explicative — pour reprendre le terme de Droysen, Dilthey et
leurs disciples philosophiques — nécessitera cependant, comme tout système formel,
et comme l’ont prétendu Leibnitz et Boole, un langage descriptif dépourvu des
ambiguïtés que l’on observe dans les langages naturels. Mais un tel langage — dont
il est le but de tenir compte d’entités intensionnelles, avec leurs grammaires
culturelles — est-il possible? La question rhétorique n’a heureusement qu’une valeur
très éphémère, car Martin, à l’aide de Kalinowski, d’Aristote et de son propre
concept du langage à plusieurs sortes d’intensions, a déjà établi les critères de
suffisance pour notremétalangage intensionnelle.
241
II. ELABORATION DE LA METHODE EXPLICATIVE
REMARQUES PRÉLIMINAIRES
Avant d’essayer de postuler un métalangage susceptible de décrire le
comportement des intensions qui constituent les Gestalten d’objets culturels dont il
est question dans la comédie, il convient d’examiner derechef certains des principes
fondamentaux d’une science démonstrative visant la logique de ces entités idéelles.
Car même si nous insistons sur le fait que notre objectif n’est pas de remplacer ou
de rejeter la logique déductive et la logique sémantique extensionnelle, mais de
supplémenter cette dernière dans le but d’arriver à une sémiotique logique et
adéquate, il nous semble cependant que les trois postulats aristotéliciens caractérisant
une méthodologie démonstrative doivent être respectés : (1) le postulat de
déductivité, (2) le postulat d’évidence, et (3) le postulat de réalité.
Evert Beth, en collaborant avec Jean Piaget dans leurÉpistémologie
mathématique et psychologique, décrit (1961) ainsi le premier de ces postulats :
D’après le postulat de déductivité, une science démonstrative S est toujours baséesur un certain nombre deprincipes. Parmi ces principes on peut distinguer lesnotions primitiveset lesvérités primitives, et toute vérité non primitive appartenantà S doit être démontrée en partant des axiomes par un raisonnement logique.
Pour nos fins, un « raisonnement logique » sera interprété comme un « raisonnement
conséquent », car il est des cas où la grammaire intensionnelle est tout-à-fait
242
« illogique » selon un point de vue strictement traditionnel (nous en reparlerons). Les
notions primitives qui, selon Martin (1963), répondront à nos besoins, seront
interprétées selon les hypothèses de base que voici :
N2.1 Hypothèse de la « subjectivité économisante » de la mémoireanthropomorphe: une faculté cognitivequasi-logiquedu cerveauhumain est sonesprit, qui, ayant la fonction d’ordonner sesperceptions de manière économique, a la possibilité et la tendance deprendre un très petit nombre abstractions du donné et d’en faire, parle biais de l’opération de la synthèse, un concept paradigmatiquesimplifié, une Gestalt de l’être expérientiel en question que l’on peutassocierà une nouvelle perception pour « en savoir plus » sur uneinteractionanticipée
Ces Gestalten, despréjugés pragmatiquesqui ont pour fonction de donner un sens
intuitif à des sèmes anthropomorphes qui ne sont même paspalpables, ressemblent
aux Gestalten de la perception purement physiques, sauf qu’ils comprennent ici une
abstraction économisée selon des critères phoriques ou autrement subjectifs de la
mémoire du vécu, qui a été appréhendé par le biais de telles simplifications abstraites
et conceptuelles. Ce sontgrosso modoles intensions de Brentano1, les archétypes
de Jung et les structures identitaires (telle la parenté) de Lévi-Strauss.
N2.2 Hypothèse de la clôture cognitive religieuse: tendance à produire deshypothèses là où aucun savoir ne complète la représentation idéelle,elle explique laconstructiond’intensions, de Gestalten archétypiques,avec un nombre illimité d’associations les enrichissant à l’instar defaits réels, qui font que l’homme peut finir par y croire aussidéfinitivement qu’aux faits objectifs, ou même davantage
1 On notera que chez ce philosophe autrichien, comme chez d’autres aujourd’hui, aucunedifférence d’orthographe ne souligne la distinction de l’intention (téléologie) et l’intension (lat.in-tendere, tendre vers), l’objet imaginaire vers lequel l’attention peut se tourner.
243
Origine de la « foi », ce saut dans l’inconnu qui consiste à « connecter les points »
épistémologiquement est peut-être le phénomène humain par excellence, car il doit
précéder l’avènement même de la « raison » qui, elle, permet au contraire à l’homme
de suspendre cette tendance « superstitieuse » ; l’ubiquité de « savoirs » tels
l’astrologie, le vaudou et la sorcellerie montrent la banalité de la construction de
tabous et de structures sociales idéelles « ordinaires ».
N2.3 Hypothèse de la croyance« ad hominem » : l’argumentum ad homi-nem, l’acceptation d’une « vérité » qui s’explique seulement par desfacteurs intersubjectifs tel le consensus, l’opinion générale, la con-fiance sociale, et non par la perception directe à la première personne,est à l’origine de la possibilité de la prolifération d’une croyance den’importe quelle validité, indépendamment d’un manque casuel depreuves provenant de la perception directe, pourvu que la source dela croyance ne soit pas démentie de manière encore plus crédible2
Ce que Dilthey a attribué à « l’objectivation » de mémoires subjectives à l’aide
d’interactions « objectives » entre les membres d’une société est également, selon
nous, la raison d’une tendance à multiplier les croyancesconstruites, dont la pure
intension, d’une manière qui va, en un sens, à l’encontre de la « vérification
mutuelle » que l’on voit, par exemple, dans une communauté scientifique
contemporaine. Hypothèse d’un comportement épistémologique collectif, cette notion
primitive explique une subordination de la pensée individuelle à un besoin social et
explique, dans ses formes les plus extrêmes, l’Inquisition aussi bien que le
« politiquement correct » et les remèdes médicaux « populaires ».
N2.4 Hypothèse de la structuration sociale immatérielle: la société
2 On se fonde ici sur Eemeren et Grootendorst, «The History of the Argumentum ad Hominemsince the Seventeenth Century, in Empirical Logic and Public Debate, réd. Krabbe (1993) et al.
244
humaine, dès lors d’une subordination (limitée) de la réalité matérielleface aux intensions construites et à la réalité anthropomorphe desGestalten socio-culturelles qui en résultent, est spécifiée plutôt par desstructures acculturées que par le donné matériel ; cet état de chosesest renforcé par l’avènement d’unbesoin d’existence socialequipousse l’homme à vouloirêtre reconnuen termes d’une identitésocio-culturelle provenant d’un ensemble de rôles sociaux acculturésqui ne dépendent ni de la nécessité ni du donné matériel
Ces hypothèses sont à la base de notre interprétation du sujet transcendantal en tant
que conscience-intentionnalité (cf. le Dasein heideggerien) ainsi que des notions
primitives de la logique intensionnelle que Martin (1963 : 2) emprunte à la séman-
tique extensionnelle : « ou », « et », « si-alors », « si et seulement si », les
quantificateurs « quelque », « tout », l’identité, la négation, l’acceptation, les
individus et les expressions, et ainsi de suite. Nous y reviendrons.
Le postulat d’évidence aristotélicien, qui présente une situation
« compliquée » selon Beth (1961 : 40-41) ne sera pas moins difficile à justifier dans
le cas d’une logique intensionnelle que dans d’autres logiques ; Beth l’explique
ainsi :
D’après le postulat d’évidence, les notions primitives de S doivent présenter un teldegré de clarté [...], un tel degré d’évidence qu’il est possible de les accepter commevrais sans que nous ayons besoin d’une démonstration. [...] Aristote [...] explique,par sa doctrine del’intuition [...] le fait que nous disposons d’une connaissanceadéquate des notions et des vérités primitives. L’intuition nous rend capables del’induction [...] qui consiste à saisir les principes en partant des (ou plutôt à traversles) données de la perception sensible.
Nos quatre hypothèses fondamentales devront suffire pour justifier l’idée que
l’homme finit par avoir un sens instinctif et intuitif des entités dont il s’agira ici, des
intensions. De plus la perception de la réalité en formes figuratives qui ordonne la
perception en la simplifiant en Gestalten, est, comme nous l’avons expliqué, aussi
245
nécessaire dans le cas de la perception sensible que dans celui de la perception
paradigmatique.
Le postulat de réalité, enfin, « présente des difficultés vraiment
considérables » selon Beth ; pour nous il est très clair qu’il s’agit d’une question de
l’ordre de l’observation scientifique, de la vérité synthétique et analytique :
C’est que dans le monde de notre expérience quotidienne nous ne rencontrons guèred’objets tels qu’ils sont décrits par les axiomes mathématiques : points sansdimensions, droites de longueur infinie, cercles parfaits, etc. Il est donc tout naturelqu’Aristote se demande à quel titre il est admissible de considérer les objets quiconstituent le domaine des mathématiques comme des entités réelles. Notons qu’unequestion analogue se pose pour les objets étudiés par la logique : il s’agit alors dufameux problème des universaux.
Or pour nous le problème est moins grave : nous posons la question des « mathé-
matiques de l’inconscient » comme une étude d’objets culturels empiriquement
observables. L’objet intensionnel est donc d’abord une structure socio-culturelle, et
ensuite un objet mathématique.
Il ne suffira pas toutefois de nous contenter de respecter les trois postulats
d’Aristote en formulant le métalangage logique descriptif dont nous aurons besoin.
En effet, Martin, en signalant l’absence de théorie rigoureuse d’intensions et en
déterminant dans quelles conditions une telle théorie peut être élaborée, identifie les
exigences d’une méthodologie intensionnelle adéquate ; et de manière très propice,
ses «notions of adequacy» semblent constituer précisément le modèle dont nous
aurons besoin : les exigences que Martin (1963 : 139) suggère sont les suivantes :
(1) the metalanguage in which [the various kinds of genuine intensions] are givenmust be suitably restricted, (2) intensions must be nonlinguistic entities (3) theirdefinition should depend fundamentally upon the notions of truth, analytic truth,synthetic truth, and theoremhood, (4) suitable laws of cointensiveness should obtain(5) the Leonard condition should hold for intensions of class constants and theWhiteheadian type of class constants, (6) each nonlogical constant should have a
246
unique intension of the given kind, (7) we should have a clear notion of being a partof or of being included in an intension, (9) suitable so-called principles ofintensionality should obtain, and (10) all terms should have non-null analyticintensions, but perhaps only degenerate designata.
Ces conditions ont déjà en général été prises en considération dans notreexamen
spéculatifdes intensions participant aux disjonctions comiques que nous avons vues,
et réapparaîtront dans cette deuxième partie. Il conviendra cependant ici de montrer
dans une sorte d’argumentum ad hominemce qu’elles veulent dire, et comment nous
les respectons ou les respecterons. (1) notre langage intensionnel n’inclura que des
intensions observables dans lessignifiés de termesdésignantdes personnages
participant aux scènes comiques dont il est question, (2) nous ne confondrons pas les
termes dans les langues naturelles que nous emploierons en paraphrase et les
intensions, les concepts culturels eux-mêmes (3) nous tiendrons compte en parlant
de ces intensions de leur statut ontologique (la question de savoir si elles trouvent
leurs origines dans une abstraction du donné, comme l’intensionO, « orphelin », une
construction comprenant de telles abstractions, comme l’intensionC, « célibataire »,
une pure construction de l’imagination qui ne peut être que des « vérités culturelles
formelles », telD, « dragon » etZ, « Zeus », etc.), (4) et (5) nous ferons très
attention à ne confondre ni l’appartenance ni les propriétés de classes de classes
d’individus (telle la classeA′ d’aristocratesA n’ayant pas de fortune et la classeF′
de fortunésF n’étant pas aristocrates) et ne confondrons pas les propriétés et les
classes de membres d’uneclasse de classescommune (on distinguera bien les pro-
priétés deP, les hommes trop pauvres pour être prétendants, etV, les hommes trop
vieux pour être prétendants, etc.), (6), (7) et (8) on fera attention à ne pas confondre
l’intension correspondant à l’identité d’un individu avec les diverses intensions
247
participant à son identité, qui seront considérées soit indépendamment des autres
intensions associées au personnage, soit avec elles, (9) la métalogique des intensions
tiendra compte de la fluidité de la pensée conceptuelle en limitant les propositions
les incluant auxobservations « empiriques »observées dans la grammaire culturelle,
et (10) on n’emploiera que des termes correspondant à des intensions observées et
dont on a pu observer les « propriétés structurales » (les intensions analytiques des
termes ne seront vides), et (comme nous ne cessons de rappeler) on distinguera les
intensions (étant des signifiés) et lesdesignata, lesdésignésdu même terme français
(aucune interférence ne sera permise en confondant un objet physique avec sa quasi-
intension — par exemple le fer de chevaloutil, un désigné fort, est ici considéré
comme étant distinct du fer de chevalporteur de bonne chance, un désigné faible ou
degenerateassocié à la pure intension qu’est soninstance de valeur chanceuse).
Nous sommes donc satisfaits que les dangers théoriques qu’identifie Martin
tout au long de l’ouvrage séminalIntension and Decisionseront prises en consi-
dération. Grâce à Martin, nous sommes maintenant justifiés dans notre entreprise
d’employer des termes logico-mathématiques en construisant un métalangage inten-
sionnel visant à identifier les logiques des différentes sortes d’intension que nous
avons observées dans lesdésintensions comiquesque l’on connaît, et peuvent dès
lors profiter de la précision qu’un tel métalangage nous offre, sans présumer que les
lois de la logique extensionnelle s’appliqueront à nos individus et à nos variables,
mais au contraire en élaborant les règles qu’ils respectent selon l’observation de la
grammaire socio-culturelle en question.
248
LE PHÉNOMÈNE DE LA DÉSINTENSION
On sait que nous avons souvent, dans la première partie de cette étude,
employé des termes signifiant la véridicité ou la non véridicité, telsvrai et faux,
surtout entre guillemets, en parlant d’identités authentiques ou prétendues. En effet,
les désintensions comiques qui semblent les plus typiques d’une esthétiquethéâtrale
sont fondées sur une disjonction entre deux vérités culturelles figurativisées par deux
personnages dont l’un projette une identité particulière, parce qu’il y croit en
l’occurrence, tandis que d’autres ne la projettent pas, soit parce qu’ils en ignorent la
présence soit parce qu’ils n’y croient pas. Or, si nous sommes confiants qu’un tel
usage est assez clair dans les contextes en question, il convient ici d’introduire les
concepts. postulés en termes d’une pragmatique quantitative par Martin, de pré-
férence, d’assimilation [angl.equating] et de degré d’acceptation [angl.degree of
acceptance]. Martin (1963 : 40-47, 62-65, 70-73) établit une méthode juste et
rigoureuse pour décrire nos observations « empiriques » de la manière dont un
actant, même le spectateur, peutreconnaître(un degré d’acceptation) et projeter (une
assimilation) une intension sur l’identité d’un individu ; nous ne nous pencherons pas
ici sur la préférence, qui n’est qu’une notion préalable au développement du concept
d’assimilation :
As a basis for introducing a notion of degree of acceptance and for the material ofsubsequent chapters, a new primitive relation is required. This is symbolized byEq' which is to occur in contexts of the form
(1) X Eq a,b,c,t,α',
read X equates awith the “combination” of sentencesb and c at time t to thedegreeα'.
249
Un exemple provenant de notre corpus est celui de la formation, dans l’esprit
d’Araminte, d’une conception de l’identité de Dorante, qu’elle accepte commeneveu
de Monsieur Remyet comme homme d’affaires(de droit). Au momentt de
l’engagement de Dorante chez elle, Araminte estX, a est l’identité de DoranteY, b
est la proposition «Y est neveuN de Monsieur RemyZ », c est la proposition « le
neveu de Monsieur Remy est avocatA », et alpha, le degré d’acceptation, s’approche
de α = 1, pour donner la suite de propositions que voici :
(2.1) (a) (EY)(Y= Y) [ Y signifie queY est unique]
(2.2) (b) NZ (Y)
(2.3) (c) A (Y)
(2.4) X Eq a,b,c,t,α ≈ 1,d’où
(2.5) X Eq (EY)(Y= Y), NZ (Y), A (Y), t, α ≈ 1
De façon très claire, le concept logique de l’acceptation peut donc exprimer une
sémiotisation, une croyance véridictoire, formée dans l’esprit d’un personnage à
propos d’un état de choses socio-culturel. Les termes et la méthode de Martin
convenant ainsi à nos fins, nous les emploierons désormais en nous appuyant sur
Intension and Decisionpour justification. Nous avons maintenant les outils pour
décrire avec précision ce qui arrive lors d’une disjonction comique provoquant la
désintension d’une intension pertinemment associée à l’identité d’un personnage : le
cas où le spectateur, ou lecteur, serait obligé d’associer une intension avec l’identité
d’un individu à la fois avec et sans acceptation de l’intension en question.
Prenons maintenant un exempled’une disjonction comiqueprovenant des
textes que nous avons examinés. Il s’agira ici du moment où Marton associe la
250
livraison du « portrait d’une dame » à Dorante, en associant celui-ci à une relation
amoureuse qui les « lie » grâce aux calculs pragmatiques de Monsieur Remy.
Doranten’est pourtant pas amoureux de Mademoiselle Marton, comme nous le
savons : c’est Araminte qu’il adore. Et comme on le sait, Dorante ne se souvient pas
tout de suite pourquoi Marton réagit d’une manière si joyeuse à une simple demande
d’informations :
DORANTE. — Mademoiselle, n’avez-vous pas vu ici quelqu’un qui vient d’arriver?Arlequin croit que c’est moi qu’il demande.
MARTON, le regardant avec tendresse.— Que vous êtes aimable, Dorante! Jeserais bien injuste de ne pas vous aimer. Allez, soyez en repos : l’ouvrier est venu,je lui ai parlé, j’ai la boîte, je la tiens.
DORANTE. — J’ignore...
MARTON. — Point de mystère ; je la tiens, vous dis-je, et je ne m’en fâche pas.Je vous la rendrai quand je l’aurai vue. Retirez-vous ; voici Madame avec sa mèreet le Comte : c’est peut-être de cela qu’ils s’entretiennent. Laissez-moi les calmerlà-dessus, et ne les attendez pas.
DORANTE, en s’en allant et riant. — Tout a réussi, elle prend le change àmerveille. [II,viii : 96-7, cit. supra]
De façon claire, Marton associe au personnage de Dorante non seulement l’intension
d’un homme amoureux, mais celle deson amant à elle. Au vu de la première
réplique de la jeune femme, qui regarde le héros « avec tendresse », nous sommes
conduits à « suivre l’exemple » de Marton (en respectant la notion fondamentaleN2.3)
en construisant dans notre imagination un simulacre intensionnel de ce qu’elle voit
dans la situation :X Eq a,b,c,t,α, oùα ≈ 1 (signifiant une acceptation plus ou moins
« totale » de l’association) et oùa est l’identité de Dorante,b et c sont les
propositions selon lesquelles il est amoureux (A) d’elle ett est le moment de la
présente scène. Mais le spectateur se rappellera que, sib est vrai, l’objet dec est
251
plutôt Araminte. Le spectateur verra donc, en principe, qu’elle se trompe (α ≈ 0 en
vérité). En principe? Nous avons déjà remarqué la fréquence des instances
d’explicitation de tels effets comiques. Selon nous, il n’y a que les spectateurs
« confiants » qu’ils interprètent la scène de manière justequi s’amuseront au seul
vu de l’acceptation de Marton. Car cette confiance leur permet d’être sûrs que
Marton a sémiotisé ainsi la livraison du portrait. Or pour le spectateur non privilégié
de cette mémoire claire et de cette confiance, Marivaux explicite le fait que Marton
est dans l’erreur : Dorante se montre dans l’embarras, ne comprenant pas la joie de
la suivante : « J’ignore... ». Le spectateur est donc explicitement conduit à s’imaginer
le contenu de la pensée intensionnelle pertinente chez Dorante ; on remarquera qu’il
s’agit d’une association endogène :X Eq X,b,c,t,α, où α ≈ 0. Conséquence de cette
ambiguïté : nous percevons deux « vérités sémiotiques » quant à l’état d’esprit de
Dorante, et ne pouvons plus, en tant que récepteurs, associer quelque intension que
ce soit à cette transaction intersubjective disjointe, ce qui provoque notre rire.
De plus, nous sommes maintenant, pour la première fois, à même de décrire
l’événement comique de façon précise :
(2.6) (X Eq a,b,c,t,α≈1) ∧ (Y Eq Y,b,c,t,α≈0)
où b signifie que Dorante est amoureux (A),
(2.7) A(Y)
et c signifie qu’il aime (AY) Marton ( X) en particulier
(2.8) AY(X)
et, en faisant la substitution appropriée, le paradigme comique observé est
(2.9) (X Eq Y, A(Y), AY(X),t, α≈1) ∧ (Y Eq Y, A(Y), AY(X),t, α≈0).
252
Mais, si nous substituons pour la partie droite lavérité intensionnelle au sujet de
l’objet de l’amour de Dorante, Araminte (Z), nous avons le paradigmeimplicite sur
lequel la disjonction est fondée :
(2.10) (X Eq Y, A(Y), AY(X),t, α≈1) ∧ (Y Eq Y, A(Y), AY(Z),t, α≈1).
Ce qui nous permet de soustraire l’élément subjectif (la question de savoir qui en
l’occurrence fait chaque projection ou association) pour abstraire de la disjonction
les deux « amours » de Dorante :
(2.11) AY(X),t,α≈1) ∧ AY(Z),t,α≈1),
une description de l’état de choses intensionnel dans lequel Dorante aimerait et
Marton et Araminte, ce qui estfaux. On doit donc, pour décrire la disjonction
comique, reprendre (2.10) en tant quedisjonction, en substituant la relation∨ au lieu
de ∧, ainsi :
(2.12) (X Eq Y, A(Y), AY(X),t, α≈1) ∨ (Y Eq Y, A(Y), AY(Z),t, α≈1).
Cette expression décrit précisément ce qui fait rire : une règle, non nécessaire mais
due à la grammaire socio-culturelle de la pièce, disant que la conjonction de deux
sémiotisations contradictoires, quoique possible (car c’est ce qui arrive en fait), est
culturellement inadmissible : C’est-à-dire que la disjonction (∨) est non nécessaire
(une notion de la logique extensionnelle) mais culturellement prescrite.
Cette analyse a son importance : elle nous suggère que la disjonction
comprendune règle culturelle interdisant l’état de choses d’être amoureux de deux
femmes en même temps. De façon évidente, nous avons ici réduit l’événement
comique à une expression synchronique (2.11) de son leste intensionnel objectif, qui
révèle à son tour ce qu’il faut voir comme une règle de la grammaire socio-culturelle
253
en question. En d’autres termes, si l’erreur selon laquelle Marton projette sur Dorante
une intension fausse est ce qui fait ici rire, c’est l’erreur en soi qui provoque dans
notre esprit la perception d’appréhender une disjonction comique, mais c’est aussi
le poids de cette « règle » grammaticale, cette norme socio-culturelle, qui augmente
la force de la situation, et par conséquent le degré du rire du spectateur.
On notera aussi que le lazzi de cette scène comique est une suite de
répétitions de cette conjonction inadmissible, cette disjonction culturelle ; chaque
réplique cristallise dans l’esprit du spectateur la signification, entre autres, de la
vision intensionnelle du personnage qui l’énonce. Si bien que le dramaturgefait
valoir la même disjonction trois foisafin d’en augmenter le caractère explicite et
donc la confiancedu « riant ». Deux remarques supplémentaires : l’association
acceptée par le spectateurest, il faut l’avouer, exactement celle de Dorante, car celle
de Marton est considérée comme étant dans l’erreur : le spectateurpréfère, au sens
logique de Martin, cette déixisation des axes de la véridictionêtre matériel-être
intensionnel, par argumentum ad hominem, c’est-à-dire sans preuve solide, mais
d’après le fait que Dorante et Dubois, dans l’absence de tout autre personnage — une
condition pragmatique — constatent que ce n’est pas Marton qu’aime le héros. Aussi
l’erreur étant celle de Marton, elle apparaît comme étant en butte au ridicule, et non
Dorante — même si celui-ci apparaît d’abord comme n’ayant pas compris l’histoire
que Marton racontait. Cette réflexion justifie, pour nous, notre dénomination
« empirique » deparadigme comique exogène. Nous remarquons aussi que l’erreur
de Marton dévoile ses intentions, qui révèlent à leur tour son identité : suivante
célibataire qui désire se marier. D’après nous, c’est cette pertinence, qui caractérise
254
l’erreur intensionnelle comme étant attribuable à l’identité socio-culturelle de Marton,
qui assure le déclenchement du rire. Car il est, comme on l’a vu, des désintensions
dont le manque d’importance identitaire atténue le rire au point d’être casuel et
hypothétique. On notera également que le déguisement dont il est ici question, le fait
que Dubois et Dorante permettent à Marton de continuer de croire à cette
sémiotisation fausse, estpurement intensionnel: son identité-idem absolue n’est pas
cachée ou autrement modifiée. Nous examinerons donc maintenant une désintension
encore plus explicite, afin de mieux définir ce terme « désintension » et pour illustrer
son rapport aux illustrations graphiques que l’on connaît.
Effectivement, cette sémiotique intensionnelle traduit la dimension
pragmatique de nos figures, qui ne sont que des métaphores spatiales, en termes bien
définis ; réexaminons la scène de la leçon de musique duBarbier. On notera qu’il
s’agit ici d’undéguisement absolu: Almaviva apparaît non seulement en cachant des
modalités intensionnelles de son être social — son rang et son amour — mais en se
présentant comme un autre être humain, un autre être matériel biologique, ce qui doit
nécessairement comprendre, sans y être limité, un déguisement intensionnel:
ROSINEchante. —
Quand, dans la plaine,L’amour ramène
Le printempsSi chéri des amants,Tout reprend l’être,Son feu pénètre
Dans les fleurs,Et dans les jeunes coeurs.
[...]Loin de sa mère,Cette bergère
Va chantant,Où son amant l’attend ;Par cette ruseL’amour l’abuse ;
255
Mais chanter,Sauve-t-il du danger?
[...]Si quelque jalouxTrouble un bien si doux,
Nos amants, d’accord,Ont un soin extrêmeDe voiler leur transport ;Mais quand on s’aime,La gêne ajoute encor
Au plaisir même.
(En l’écoutant, Bartholo s’est assoupi. Le Comte, pendant la petite reprise, sehasarde à prendre une main qu’il couvre de baisers. L’émotion ralentit le chant deRosine, l’affaiblit, et finit même par lui couper la voix au milieu de la cadence, aumotextrême.L’orchestre suit le mouvement de la Chanteuse, affaiblit son jeu et setait avec elle. L’absence du bruit qui avait endormi Bartholo, le réveille. Le Comtese relève, Rosine et l’Orchestre reprennent subitement la suite de l’air. Si la petitereprise se répète, le même jeu recommence, etc.)
LE COMTE. — En vérité, c’est un morceau charmant, et Madame l’exécute avecintelligence...
ROSINE. — Vous me flattez, Seigneur ; la gloire est tout entière au Maître.
BARTHOLO, bâillant. — Moi, je crois que j’ai un peu dormi pendant le morceaucharmant. J’ai mes malades. Je vas, je viens, je toupille, et sitôt que je m’assieds,mes pauvres jambes...(Il se lève et pousse le fauteuil.)[III,iv : 125-8, cit. supra]
Nous nous rappelons que le comte est ici « Señor Alonzo », bachelier, ou pour
reprendre l’italianisme de l’orthographe de Beaumarchais,SignorAlonzo. De façon
significative, nous voyons ici que le texte de la chanson, ainsi que le dialogue et la
didascalie, nous fournit des renseignements d’ordre intensionnel. Mais avant
d’intégrer ces intensions, qui sont le leste intensionnel supplémentaire du paradigme
comique, considérons le paradigme lui-même, qui est au fond celui d’un déguisement
qui permet un contact social et physique que l’identité actantielle de Bartholo,
l’actant-obstacle, veut interdire. SoitH l’être mixte matériel-intensionnel du héros,
B celui de Bartholo,R celui de Rosine (tous des êtres uniques). Alors
(2.13) H ∧ R
(2.13) Almaviva se réunit avec Rosine
256
et
(2.14) VB ∼(H ∧ R)
(2.14) Bartholo veut interdire qu’Almaviva se réunisse avec Rosine.
Mais dans la véridiction intensionnelle pensée par le barbon, l’hommeH′ qui chante
avec Rosine à ce momentt estacceptéEq comme étant un élèveE de son adjuvant
BazileZ, un musicienM, et donc n’est ni AlmavivaH ni amoureuxA de RosineR :
(2.15) EZ (H′)
(2.16) M (H′)
(2.17) H′ = (∼H) ∧ ((∼Ex)Ax(R)).
Selon une relation d’assimilation d’après Martin,
(2.4)′ X Eq a,b,c,d,t,α,
nous construisons la sémiotisation mixte de la situation acceptée par Bartholo :
(2.18) B Eq (H′∧R), (EZ(H′)), (M(H′)), ((∼H)∧((∼Ex)Ax(R))), t, 1
ce qui contraste de manière remarquable avec la sémiotisation d’Almaviva :
(2.19) H Eq (H∧R), ∼(EZ(H′)), ∼(M(H′)), ((∼H′)∧(Ax(R))), t, 1
où, bien sûr, l’être mixte d’AlmavivaH inclut également les intensions correspondant
à son rang, son nom, etc. (Les virgules sont en pratique des « et ».)
Évidemment une conjonction de ces véridictions serait culturellement fausse :
(2.20) (B Eq (H′∧R), (EZ(H′)), (M(H′)), ((∼H)∧((∼Ex)Ax(R))), t, 1) ∧
(H Eq (H∧R), ∼(EZ(H′)), ∼(M(H′)), ((∼H′)∧(Ax(R))), t, 1) = 0
et on doit les associer en tant quedisjonction,
(2.21) (B Eq (H′∧R), (EZ(H′)), (M(H′)), ((∼H)∧((∼Ex)Ax(R))), t, 1) ∨
(H Eq (H∧R), ∼(EZ(H′)), ∼(M(H′)), ((∼H′)∧(Ax(R))), t, 1).
257
Cette disjonction, comme c’était le cas dans le dernier exemple, et comme c’est
toujours le cas dans les disjonctions intensionnelles comiques, a une somme
révélatrice de l’instance de la grammaire socio-culturelle que l’événement comique
compromet; outre la disjonction comique entre les deux Dorantes véridictoires, nous
avons la conséquence suivante : comme l’interprétation du comte comprend un terme
négatif pour chaque croyance intensionnelle de Bartholo, il s’agit notamment du
terme unique
(2.13) H ∧ R
qui, en conjonction avec une modalité intensionnelle actantielle maintes fois reprise
dans cette scène, à savoir (2.14), on a le paradigme profond que voici :
(2.22) (H ∧ R) ∧ (VB ∼(H ∧ R)).
L’explicitation comiqueque nous avons observée à plusieurs reprises dans notre
examen spéculatif, et qui s’exprime dans cette scène dans les répliques telles
(2.13) «[Le Comte... une main qu’il couvre de baisers]»
et
(2.14) « Si quelque jaloux...voiler leur transport » etc.
sert donc à constater à nouveau les vérités intensionnelles que la métalogique de la
désintension compromet. Il s’agit encore d’un lazzi, car chaque fois que le chant de
Rosine se ralentit, le barbon commence à s’éveiller, et ainsi de suite. Donc une
nouvelle fois nous voyons que la disjonction comique est particulièrement pertinente
dans le contextede l’identité du sujet comique, celui-ci étant à nouveau le
personnage dont l’erreur provoque la perception d’une disjonction intensionnelle. On
doit donc admettre unefin, comme l’expression manifeste de l’identité de la personne
258
ayant ce projet téléologique, parmi les intensions qui s’inscrivent dans la logique de
*B *A
*R
Figure 2.1 : la structure comique de la « leçon de musique »
la désintension comique. La figure 2.1 illustre celle-ci dans ce cas : Bartholo ne
reconnaît pas l’identité-idem d’Almaviva, ni l’identité binaire qui le lie avec Rosine,
et de cette manière nous voyons lanégation totalede son identité d’actant-obstacle
ainsi que de ses croyances, bref de toute sa conscience socio-culturelle. Le sens de
notre flèche « énergique », représentant les conséquences destructives de la
disjonction, devient donc clair : la perception, imaginée ou appréhendée, d’un être
humain qui ne réussit pas à reconnaître, identifier, et associer les intensions socio-
culturelles qui situent son identité dans le contexte d’une situation sociale, provoque
chez le récepteur une perception résultante qui est celle de ne plus pouvoir accepter
ni l’identité du sujet comique ni l’interprétation intensionnelle de sa situation
(l’ignorance de soi socratique) ce qui provoque un échec épistémologique qui
259
embarrasse la faculté interprétative socio-culturelle du récepteur afin qu’il ne soit
plus capable d’opérer quelque acceptation intensionnelle que ce soit — le
« mécanique » bergsonien. Voici donc la définition de la disjonction comique :
(2.23) (X Eq a,b,t,α ≈ 1) ∧ (Y Eq a,∼b,t′,α ≈ 1),
où a décrit une transaction socio-culturelle et intersubjectivedans laquelle les
identités de X et Y sont d’une pertinence sensible, et notamment oùt′ est soit égal
à t soit est inférieur àt (lors d’un effet comique temporalisé) etY peut
éventuellement représenterle spectateur seulement(lors d’un effet comique
implicite). On notera queX est toujours le sujet comique, et qu’il est possible d’avoir
une disjonction complexe ayantY, Z et même d’autres possibilités véridictoires, dont
par exemple un agent-tabou. De plus, «identité» comprend aussi une instance de
« conscience-téléologique-de-soi ». Le rire serait donc une réaction instinctive
destinée à prévenir l’angoisse associée à la destruction momentanée del’univers
culturel dans lequel le récepteura besoin de se situer par rapport aux autres.
Effectivement, l’hypothèse de Socrate, comme nous l’avons suggéré au
départ, simplifie la situation autant que la formule métaphorique de Bergson : le
« vivant » n’est autre qu’une réalité intensionnelle-extensionnelle mixte, et le
« mécanique » une perspective socio-ontologique n’ayant qu’une dimension
matérielle. Socrate, pour sa part, a négligé le fait qu’il y a tout une gamme de
possibilités pragmatiques comiques. Nous passons donc maintenant de la métalogique
intensionnelle sémantique du comique à ses formes intersubjectives ; si cette dernière
explique la pertinencetéléologique identitairedu comique par rapport au sujet
comique, celles-ci expliquent la logique de son avènement entre personnes.
260
LA TABLE PÉRIODIQUE DES PARADIGMES COMIQUES
Sans aucun doute cettepertinence téléologique identitaireest l’essentiel de
l’observation socratique que nous avons évoquée à plusieurs reprises ; or un examen
plus moderne et plus détaillé révèle que l’ignorance de l’identitéde l’autre est
souvent aussi pertinente que celle de l’identité de soi dans la sémiotisation
agrammaticale d’une situation sociale comique. Comme « l’indiscrétion socio-
culturelle » d’un Monsieur Remy « trop avocat » résulte en une mauvaise compré-
hension du statut intensionnel de son neveu, et comme une acceptation erronée de
l’identité du « signor Alonzo » engendre chez Bartholo un comportement qui
compromet son propre but actantiel, les paradigmes comiques que nous avons vus
dans tout notre examen spéculatif de la comédie le montrent : l’investissement
anthropomorphe d’intensions constitutives d’identités humaines étant soumis au fait
matériel que les hommes sont des individus biologiques, physiques et psychiques,
une séparation entre les modalités sémantiques et pragmatiques s’avèrenécessaire.
Nous devrons donc étendre notre interrogation au-delà de l’élégance
trompeuse de la formule socratique pour explorer les dimensions pragmatiques d’une
gamme de paradigmes comiques qui, sans cette « séparation du corps et de l’âme »
inévitable dans un examen de la manière dont l’homme associe des intensions
immatérielles aux membres de sa société, n’auraient que des dimensions sémantiques,
bref, un sens téléologique, esthétique et déontologique.
Entre le malade imaginaire qui projette une fausse identité de souffrant sur
sa propre personne, et un médecin qui, parce qu’il ignore l’identité binaire qui lie un
261
jeune homme à sa pupille, permet au jeune couple de prouver la gratuité de son
identité à lui, les possibilités sont donc nombreuses. Nous suivons pour cette raison
l’exemple de Mendeleïev, qui, dans le but d’expliquer les similitudes chimiques entre
les différents éléments, et afin de s’assurer que tous les éléments avaient été
identifiés, construisit une table les classant de trois manières : du plus simple au plus
complexe (l’ascendance du nombre atomique dans l’ensemble de la table) ; selon les
propriétés chimiques d’un groupe vertical (le nombre d’électrons dans l’orbital le
plus extérieur et donc le plus susceptible d’avoir des contacts avec d’autres atomes) ;
et selon l’identité de l’orbital dans lequel les électrons les plus extérieurs se trouvent
— les « périodes » horizontales.
De façon analogique nous avons divisé les formes pragmatiques observées
dans notre examen spéculatif selon trois critères structurales : les paradigmes
singuliers (ne comprenant que l’unique sujet comique) occupent la première période
horizontale ; les paradigmes binaires (qui comprennent le sujet comique et un autre
sujet directement impliqué) sont dans la prochaine ; et les paradigmes ternaires
(comprenant une transaction intersubjective à trois personnes) sont illustrées dans la
troisième période. Les paradigmes endogènes sont à l’extrême gauche, et les
exogènes sont à droite, les cas intermédiaires se situant entre eux. De plus, le passage
d’une période inférieure à une période supérieure possède un « élément »
polyisotopique comprenant les paradigmes de la période supérieureassociés à un
agent-taboudont la présence modifie chaque paradigme inférieur en augmentant sa
période. Il s’agit des éléments 6-10, 15-19 et 26-32.
De cette façon nous avons pu construire une table des formes pragmatiques
262
S*
{}*
S*
S
*S
i*
Sj
*S
i*
Sj
{}
*S
i*
Sj
*S
k
*S
i*
Sj
*S
k
*S
i*
Sj
*S
k
*S
i*
Sj
*S
k
*S
i
*S
j*
Sk
*S
i
*S
j*
Sk
*S
i
*S
j*
Sk
5
13
3
25
23
21
11
1
15
-19
20
22
24
*S
i*
Sj
*S
i*
Sj
*S
i*
Sj
14
12
6-1
0
*S
i
2
*S
i
4
{}{}
26
-32
...
Figure 2.2 : la table périodique des formes pragmatiques des paradigmes comiques
263
des paradigmes comiques (voir la figure 2.2). Dans l’ensemble des cas binaires et
ternaires, le sujet transcendantalsi* est le sujet comique. Un actant n’est ici considéré
comme étant un sujet de plein droit que s’il joue un rôle unique dans le paradigme ;
ainsi un ensemble d’actants ayant la même fonction comique est considéré ici comme
un seul sujet ; les identités binaires tellespère-fils, avocat-accuséetc., qui constituent
les structures sociales qui spécifient toute transaction intersubjective, sont illustrés
comme des liens réunissant une intension investie chez un sujet et une intension
figurativisée par un autre. Il convient de remarquer également que ces formes
pragmatiques sont souvent, dans les événements comiques que l’on observe en
réalité, associable les unes avec les autres, et le nombre de possibilités quant aux
combinaisons est, en principe, infini. On notera cependant que les fonctions sont
limitées, exactement comme les trois personnes du sujet grammatical des langues
naturelles, aux formes singulaires, binaires et ternaires : les éléments 26-32
contiennent donc de multiples instances d’une troisième personne, tout comme une
situation comportant une combinaison simultanée de plusieurs paradigmes
discernables ne comprendraient jamais d’autres « fonctionnalités » que le sujet
comique, les agents avec qui il opère une transaction sociale et les agents dont
l’identité, la conscience socio-culturelle ou la volonté seraient évoquées ou autrement
impliquées dans un des paradigmes. Aucune autre possibilité logique n’existe.
On notera que nous avons, uniquement dans cette table, et seulement afin
d’en faciliter la consultation, représenté l’association intensionnelle opérée par le
sujet comique comme si elle était dans tous les cas constituée de la forme elliptique :
la projection d’une identité absente constituant logiquement une « ignorance de la
264
vérité », on peut considérer la forme utopophile comme un cas spécial de la forme
elliptique dans laquelle on « ignore l’absence » de l’intension en question. La flèche
provenant du sujet comique représente donc sa sémiotisation de la transaction sociale
en question, tandis que les cercles concentriques vis-à-vis de chaque sujet signifient
l’acceptation de tous autres les personnages, s’il y a lieu, et du récepteur ou
spectateur, qui partage toujours la vision véridictoire des sujets non comiques. Là où
il y a deux sujets comiques dans l’observation empirique, nous n’avons qu’à séparer
les deux paradigmes en formes simples, dont chacune a naturellement la possibilité
de différer de l’autre ; ainsi, lorsque Figaro prend le comte Almaviva pour un abbé,
tandis que le comte voit l’autre simplement comme quelque inconnu, chacun réalise
une instance unique d’un paradigme binaire.
Il conviendra ici, avant d’examiner en détail les autres modalités sémantiques
du comique, de nous pencher sur la forme de la disjonction comique (2.23) générale
que chaque élément de la table représente, et d’en rappeler le nom empirique selon
la nomenclature que nous avons postulé dans la première partie. Il conviendra
également d’ajouter dans chaque cas une remarque explicative, ainsi qu’un exemple.
Notre corpus fournit l’exemple seulement là où il en offre un de très clair. La raison
de ce choix est une recherche de rigueur : la culture théâtrale du XVIIIe siècle étant
très développée, il existe peu de scènes dans lesquelles le dramaturge ne brode pas
en combinant simultanément plusieurs effets comiques.
265
Les formes pragmatiques de la désintension comique
1. Le comique endogène, le cas le plus simple, celui que décrit Socrate,(cit.
supra), a, avec tous les éléments simples, la forme logique intensionnelle générale :
(2.23) (X Eq a,b,t,α ≈ 1) ∧ (Y Eq a,∼b,t′,α ≈ 1).
Ici Y est le récepteur observant l’événement,a est l’expression d’un état de choses
socio-culturelle investi uniquement dans le sujet comiqueX et ayant comme modalité
sémantique au moins une intension prise de l’imaginaire social d’une société.
Exemple hypothétique : lemiles gloriosusde Plaute se louerait en soliloque ;
une désintension utopophile endogène, oùa serait un auto-portait raconté par le
personnage, etb un jugement favorable qu’il associe à sa personne en raison dea.
L’événement raconté dansa étant physiquement impossible, le récepteur ne l’accepte
pas et cesse de partager avecX l’acceptation du jugementb. Ici l’impossibilité
physique dea signifie qu’il s’agit d’une déculturation parce que la projection de
l’identité dusoldat glorieux, le leste intensionnel du paradigme, est compromise par
un fait ou être accidentelmatériel. Autres exemples : leBourgeois gentilhomme, le
Malade imaginaire, Il vecchio amoroso, etc. La comédie au XVIe et au XVIIe recourt
souvent à l’exploitation de ce paradigme, qui est le plus simple.
2. Le comique endogène 1,0-binaires’exprime dans la même formule, où
Y est de nouveau le récepteur qui s’amuse de la disjonction,a est un état de choses
culturel n’ayant que le sujet comique comme véritable participant, bien qu’un objet
matériel {} soit impliqué dans une relation binaire imaginaire avec le sujet comique.
266
Ce dernier définit dansb un aspect de sa propre identité en termes de ce lien binaire
imaginaire, ce queY voit comme n’ayant aucun fondement. Le récepteur ne peut
donc accepter l’identification opérée. C’est simplement la conscience-de-soi
socratique qui sert ici de leste intensionnel, avec l’instance sémantique investie dans
le lien imaginaire.
Exemple : Caliban, le monstre quasi-humain inventé par Shakespeare dans la
Tempêteet repris par Milton dans le poèmeCaliban Upon Setebos, identifie un orage
comme étant son dieu. Il se cache sous un rocher pour pouvoir exprimer sa colère
sans que ce « dieu » l’entende. Il se croit intelligent en raison de l’invention de ce
procédé secret. Le lecteur voit la gratuité de la manoeuvre et s’amuse, le portrait
intensionnel lui paraissant inacceptable vis-à-vis de sa grammaire culturelle.
3. Le comique 1,0-binaire endogène/pseudo-exogène. Le quichottisme. Il
s’agit de la même expression mathématique mais avec des termes différents : iciX
sémiotise une relation imaginaire en fonction des éléments introspectifs et externes
à la fois.
Exemple : Dom Quichotte,X, voit un moulin dans une situationa. Dansb il
sémiotise ce moulin selon l’identitémonstrueux et vile. Cet investissement ridicule
est à la fois raison et conséquence de la manière dont il se voit en fonction de cet
« ennemi » : un chevalier noble et héroïque. Si bien qu’il finit par projeter sur sa
personne, et sur un immeuble, toute une rivalité mythique, telle la légende de Saint-
Georges tueur de dragon, et cela de façon assez symétrique. Cette image mythique
sert de leste intensionnel, le récepteurY ne pouvant partager l’interprétation
267
véridictoire.
4. Le comique 1,0-binaire pseudo-exogène. Un paradigme qui ressemble
beaucoup au précédent, à une exception près : c’est plutôt en fonction de l’objet
inhumain que l’erreur se produit, tout en intégrant un lien imaginaire binaire tel celui
que l’on voit dans 3.
Exemple : Figaro panse l’oeil d’un animal aveugle en le percevant comme
une menace à son stratagème. Classant l’animal parmi les traîtres potentiels, par
rapport à son rôle d’adjuvant, Figaro établit une croyance qui projette cette rivalité
imaginaire entre lui-même et l’animal. Pourtant l’identité qu’il investit dans sa propre
personne est acceptée par les personnages : il n’y a que sa partie externe qui,
l’animal n’ayant ni l’intelligence humaine, ni le langage, ni même sa vision, nous
paraît ridicule. L’être physique de l’animal provoque donc ladéculturation de
l’identité binaire derival que Figaro voit en lui ; cette désintension provoque, par
l’intermédiaire de la conscience téléologique insuffisante de Figaro, la relativisation
de son rôle actantiel (mais cette relativisation ne fait plus partie du paradigme simple
qu’est l’erreur pseudo-exogène binaire, qui participe déjà du paradigme 2).
5. Le comique pseudo-exogène. Le sujet comiqueX projette dans la situation
a une intension culturelleb sur une non entité sociale, {} ; il s’agit d’une projection
pseudo-utopophile qui ne comprend pas son propre être social.
Exemple : un enfantX, en jouant avec un objet qu’il insère dans une prise
électrique, reçoit un choc soudain innocent mais qui l’étonne. Il exige une explication
268
de la prise : « Qui est là?! ». Le récepteur comprend qu’il n’y a aucune présence
humaine dans la prise électrique, et voit l’identité humaine projetée par l’enfant
comme étant déculturée par la nature purement physique de l’événement. L’anthro-
pomorphisme animal, l’investissement d’une identité humaine chez un personnage
animal, est une autre classe d’exemples courants, et constitue une forme de
théâtralité, parce que le sujet comique d’une telle opération est l’instance créatrice
extra-diégétique ; il s’agit d’une « erreur » délibérée dans la grande majorité des cas.
6. Le comique endogène témoigné par un agent-tabou. Il s’agit du
paradigme 1, dans laquelle le sujet comiqueX montre une acceptation douteuse d’une
intension associée à sa propre identité, mais le paradigme est ici explicité par la
présence cachée ou soudainement découverte d’un personnage témoin dont
l’étonnement visible ou la réaction non acceptante figurativise la perspective
intensionnelle deY sans pour autant qu’il soit impliqué dans l’intension fautivement
projetée.
Exemple : Love’s Labour’s Lost, IV,iii : quatre hommes, le Roi, Biron,
Longaville et Dumain, ont promis les uns aux autres de ne plus se permettre d’aimer
(une structure culturelle immatérielle, à savoir une promesse, les contraint donc
socialement de cette façon). Biron entre, avoue à lui-même en lisant un sonnet qu’il
aime, et se cache dans un arbre lorsqu’il aperçoit que le Roi entre ; celui-ci, en lisant
un sonnet, évoque l’amour qui le consume, répétant la même rupture de leur serment
collectif. Sauf que cette fois, le commentaire aparté de Biron explicite l’effet
comique. A ce moment, nous appréhendons la forme du paradigme 6. Shakespeare
269
multiplie le paradigme en enchâssant un troisième et un quatrième soliloque plus ou
moins identiques au premier ; chaque fois celui qui évoque son amour aperçoit
l’arrivée d’un autre, et se cache derrière un objet différent. Seul le premier
personnage, Biron, médiatise la sémiotisation complète du récepteurY. On voit donc
qu’il s’agit d’un effet comique ayant la forme du paradigme 1, suivi de trois
occurrences, chaque fois plus amusante, du paradigme 6. Shakespeare ne se contente
pas des apartés de chaque homme caché comme instance d’explicitation par agent-
tabou : à la fin du sonnet du quatrième homme, Dumain, Longaville s’avance et le
surprend ; au vu de cette hypocrisie, le Roi fait de même en se moquant de
Longaville. De façon tout-à-fait semblable, Biron s’avance en se moquant de tous,
et tous finissent par connaître le serment manqué de chacun, de sorte que la
promesse, et les exclamations de l’inutilité des femmes, avec les louanges des rôles
culturels masculins, sont tous relativisés par l’amour de chacun.
Ce paradigme 6 est parmi les plus courants au théâtre — et dans les médias
plus modernes ayant cette forme comme modèle — notamment en forme sémantique
de la déculturation : un personnage se croit seul, et se permet quelque acte « privé »
— soit d’une nature sexuelle, scatologique ou en forme d’une idiosyncrasie —
réalisant ainsi le paradigme 1 — jusqu’au moment où un actant-tabou le surprend,
mais, comme le mécanisme comique le dicte, le sujet comiquecontinueson auto-
déculturation pendant un certain temps en présence de ce témoin, avant de se rendre
compte qu’il n’est plus seul. Remarque : cette instance d’un agent-tabou peut
surprendre chacun des paradigmes 1-5 pour en augmenter la complexité, ce qui
résulte en une nouvelle appréhension de la situation comique ayant comme forme les
270
paradigmes 6-10 respectivement. Aucun besoin donc d’en donner cinq exemples.
11. Le comique binaire endogène. En termes de la désintension simple,
(2.23) (X Eq a,b,t,α ≈ 1) ∧ (Y Eq a,∼b,t′,α ≈ 1).
a est ici une transaction déterminée par une identité binaire entresi* (qui a l’identité
X) et sj*, qui figurativise la perception intensionnelle du spectateur parY. Ici b est un
événement qui médiatise la compromission, par le sujet comique, de sa « moitié »
de l’identité commune, ce qui finit par provoquer la désintension de l’identité socio-
culturelle desj*, bien que celui-ci ait d’ailleurs une fonction d’agent-tabou sans être
limité à cette fonction : ici le fait qu’il voit la désintension de sa propre relation
culturelle avec le sujet comique est plus significatif que sa fonction de témoigner
l’erreur deX.
Exemple : Figaro, barbier à l’emploi de Bartholo, prétend que son « zèle »
l’a poussé à droguer, saigner et traiter toute la maison. Figaro commet une erreur
délibérée en feignant ne pas comprendre son rôle et sa signifiance pour Bartholo. « Il
n’est pas tous les jours fête. » La relation hiérarchique est donc compromise « depuis
le bas jusqu’au haut ». Remarque importante : ici c’est le caractère intentionnel de
l’erreur qui limite la désintension endogène à la seule intension d’employé.
L’intension d’adjuvant de Bartholo, ainsi que celle d’être humain intelligent, n’est
pas atteinte, et cela en raison de cette téléologie polémique figaresque. Le cas où le
sujet comiqueX serait inconscient de la disjonction qu’il provoque serait toujours un
exemple du paradigme en question, mais les conséquences du ridicule seraient
différentes : la même intentionnalité-conscience, l’esprit transcendantal, du sujet
271
comique serait dans un tel cas compromis autant que l’identité globale de la victime
sj*. Ce but moqueur, avec le caractère binaire de l’identité en question, fait de ce
paradigme la formeironique la plus simple. On examinera l’ironie ultérieurement.
12. Le comique binaire symétrique endogène-exogène. Ici également la
disjonction est déterminée par une identité partagée par le sujet comique et un autre
actant. Dans ce cas cependant c’est l’intension binaire elle-même queX sémiotise de
manièresymétriquement inacceptable. De nouveauY est la perception non erronée
de l’identité binaire.
Exemple : Figaro parle en soliloque (Le Barbier, I,ii) tout en ignorant la
présence du comte caché, de sorte que la relation réelle locuteur-récepteur qui existe
chez ces deux personnages est ignorée de manière comique par Figaro. L’identité
binaire sujet-adjuvant n’est pas encore déterminée à ce momentt = t′, mais on peut
voir l’identité extradiégétique antérieure maître-valet comme réalisant ici, de façon
indépendante, une autre instance simultanée de ce même paradigme. Autre exemple
célèbre : dansTwelfth Nightde Shakespeare, Sébastien et sa soeur Viola sont séparés
lors d’un naufrage. Viola se déguisera en homme, de sorte que Sébastien la prendra
plus tard pour quelqu’un d’autre. Ainsi il n’associe pas à l’événement de leur réunion
une identité binaire qui les unit.
13. Le comique binaire exogène.Ici le récepteurY voit le sujet comique
comme méprenant (dansb) seulement la partie exogène d’une identité binaire
(spécifiée dansa) qui détermine son lien avecsj*.
272
Exemple : Cunégonde voit le tuteur, le Docteur Pangloss, dans le bois en train
de faire l’amour avec une femme de chambre. La jeune femme, ayant « beaucoup
de dispositions pour les sciences », sémiotise ce qu’elle appréhende en des termes
philosophiques qui sont totalement déculturés par l’identité animale que médiatise
son professeur à ce moment (Voltaire,Candide, premier chapitre) : « Elle vit
clairement la raison suffisante du docteur... et s’en retourna toute agitée, ...songeant
qu’elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être
la sienne. » C’est donc l’intension socio-culturelle de philosophe savant que
Cunégonde relativise ici naïvement, si bien que cette relativisation constitue une
explicitation du paradigme comique implicite qui consiste en la disjonction culturelle
imposée par l’expression de la lubricité de Pangloss.
14. Le comique exogène.Avec les paradigmes 1 et 6, le comique exogène
est parmi ceux que les dramaturges maîtrisent le mieux au XVIIe et au XVIIIe
siècles : le sujet comiquesi* méprend une intension faisant partie de l’identité d’un
autresj* à l’encontre de la vérité socio-culturelle∼b connue desj
* et du spectateur,
dans un contextea selon lequel une bonne compréhension de l’identité desj* serait
toutefois socialement nécessaire (la véridiction valide est de nouveau représentée par
le variableY).
Exemple : il s’agit ici de la conséquence universelledu déguisement
comique : le jeune héros se présente au barbon selon une identité qui n’est pas la
sienne (le paradigme comique 11) de sorte que ce dernier soit trompé, prenantl’autre
pour une personne qu’il n’est pas, soit de façon absolue soit de manière purement
273
relative, selon le déguisement. Le rire augmente à mesure que la pertinence de
l’identité du héros, vu la situation dramatique, se précise dans l’imagination du
spectateur. Les exemples individuels sont nombreux : dans notre corpus, nous avons
vu Bartholo accepter Almaviva en tant que cavalier, et plus tard comme élève de
musique ; Cassandre accepte Jean-Bête en Turque (Tchicabelle) ; Marton accepte
Dorante comme un homme qui l’aime (quoique c’est une initiative de Remy toléré
par le héros en raison des conseils de Dubois) et ainsi de suite.
15. Le comique endogène explicité à deux degrés par un agent-tabou.Il
s’agit simplement d’un moment déjà évoqué en parlant deLove’s Labour’s Lost, où
un personnage surprend un effet comique endogène tandis qu’un deuxième témoin
médiatise une surprise supplémentaire de cet événement comique.
Exemple : comme nous l’avons vu, lorsque le personnage de Longaville
avoue son incapacité de se restreindre en matière d’amour, le Roi commente cette
hypocrisie par le biais d’un aparté, tandis que Biron s’amuse de ce que le Roi vient
de faire de même. En effet, dès le quatrième soliloque, celui de Dumain, Shakespeare
réalisera de façon étonnante le paradigme 26.
16. Le comique binaire endogène surpris par un agent-tabou.Ici il s’agit
tout simplement d’une combinaison du paradigme 11 et de cette instance
d’explicitation qui consiste à médiatiser un indice de la disjonction telle une
expression d’étonnement, etc. On notera que si l’agent tabou et le personnage binaire
sj* sont les mêmes, il s’agit plutôt d’une occurrence fusionnée des paradigmes 6 et
274
11. Dans la forme 16 ces deux fonctions sont figurativisées chez deux personnages
distincts.
Exemple : DansLe Barbier (III,iv) Almaviva est déjà entré dans la maison
de Bartholo en bachelier. Il s’agit d’une « erreur » endogène délibérée mais
appréhensible tout de même en tant que disjonction provoquée par le héros.
L’acceptation de cette identité par Bartholo, quoique comique (c’est le paradigme
10), n’est pas ici ce que nous examinons dans la situation. Nous faisons abstraction
du fait que le comte cache de Bartholo la partie endogène de leur rivalité actantielle,
effet comique que Rosine explicite : «Elle aperçoit son amant ; elle fait un cri.»
Le spectateur sent ici le risque que court Almaviva : l’étonnement de Rosine faillit
attirer l’attention de Bartholo vers l’association fautive qu’il fait sur le chapitre de
cet inconnu. Dernière remarque : comme c’est le cas dans paradigmes 6-10, cet
exemple d’un effet comique binaire promu au statut ternaire suffira, les paradigmes
17-19 ayant la même relation par rapport aux éléments 12-14.
20. Le comique 1,2/1,3-binaire 1,3-endogène.Un cas difficile mais possible
néanmoins. Dansa nous avons une situation sociale impliquant trois personnages ;
dansb le sujet comique, en réussissant à tenir compte d’une relation binaire normale
avec sj*, réalise par contre une erreur dans sa sémiotisation intensionnelle de sa
propre personne par rapport àsk*.
Exemple : Marton ne voit pas qu’elle montre une opinion excessivement
favorable envers Dorante, qu’elle vient de rencontrer, en encourageant Araminte à
l’engager en tant qu’intendant : « Il est généralement très estimé, je le sais... Vous
275
ne sauriez mieux choisir ». Nous voyons donc que ce n’est pas le portrait positif en
soi qui est douteux, ni même le désir de Marton de donner son opinion à sa
maîtresse : c’est que la relation très brève qu’elle a eu avec Dorante, quoiqu’elle ne
permet en réalité aucune possibilité amoureuse, est une identité binaire que Marton
méprend, ici du côté endogène : c’est sa propre excitation émotiveà propos de ce
lien binaire qu’elle s’efforce de dissimuler ici. De manière remarquable, Marivaux
a su développer cette disjonction implicite en toute clarté, afin que le spectateur soit
capable de cerner l’inexactitude subtile de l’imaginaire intensionnel de Marton.
21. Le comique 1,2/1,3/2,3-binaire 1,3 endogène.Il s’agit ici d’un
paradigme comme le précédent mais dans lequel le sujet comique réussit à tenir
compte d’un lien binaire entre les deux autres actants tout en méprenant l’intension
le réunissant avecsk*. (Un erreur par rapport àsj
* ne serait ici qu’un exemple de
l’élément 11 que nous avons déjà vu).
Exemple : Almaviva, en tenant compte de sa rivalité avec Bartholo, et de la
relation tuteur-pupille qui existe entre celui-ci et Rosine, réalise une expression
fautive de sa propre identité binaire avec Rosine. Le caractère intentionnel de cette
« erreur » ne change pas la forme pragmatique de la disjonction : il se trouve obligé,
pour assurer la confiance de Bartholo, de « trahir » Rosine en réalisant une ellipse
de son intension d’amant ; il vient de donner la lettre de Rosine au médecin :
BARTHOLO, riant. — De la calomnie! Mon cher ami, je vois bien maintenant quevous venez de la part de Bazile! Mais pour que ceci n’eût pas l’air concerté, neserait-il pas bon qu’elle vous connût d’avance?
LE COMTE réprime un grand mouvement de joie. — C’est assez l’avis de donBazile. Mais comment faire? il est tard... au peu de temps qui reste... [III,ii]
276
C’est « le mouvement de joie », qu’il ne peut réprimer entièrement, qui trahit
l’identité d’amant dans cette scène subtile.
22. Le comique 1,2/1,3/2,3-binaire 1,2-endogene-2,3-exogène.Un paradigme
complexe, il s’agit d’une disjonction dans laquelle le sujet comique, lors d’une
transaction intersubjective avecsj*, sémiotise le sens de l’actantsk
* de manière
inacceptable — et par rapport à lui-même et vis-à-vis desj*.
Exemple : Bartholo, en acceptant le déguisement complexe d’Almaviva en
bachelier, ignore la relation entre l’inconnu et sa pupille, tout en négligeant, pour la
même raison topologique, la rivalité qui existe entre cet homme et lui-même. Au
moment où il présente ce « musicien » à Rosine, le médecin réalise ce paradigme
subtil : « Ecoute donc, mon enfant ; c’est le seigneur Alonzo, l’élève et l’ami de don
Bazile, choisi par lui pour être un de nos témoins... La musique te calmera, je
t’assure. » [III,iv]
23. Le comique 1,2/1,3/2,3-binaire 2,3-exogène. Dans ce paradigme,a est
une situation socio-culturelle dans laquelleX comprend le sens de ses propres
relations àsj* et sk
*, mais se trompe dansb sur une intension qui détermine la
relation entre ses deux autres sujets.
Exemple : dansL’Ecole des femmesle jeune héros, ayant inventé un
stratagème pour pouvoir entrer dans la maison de la femme enfermée qu’il aime, est
si content de son intelligence qu’il raconte ce qu’il entend faire à un homme qu’il
rencontre dans la rue, ignorant qu’il s’agit d’Arnolphe, tuteur de la jeune demoiselle.
277
24. Le comique 1,2/2,3-binaire 2,3 exogène.Ici a est un état de choses
socio-culturel dans lequelX, qui a l’identitési*, tient compte de sa relation identitaire
binaire avec un autre sujet,sj*, tout en donnant un sens inacceptable, dansb, à l’être
intensionnel de la relation identitaire entresj* et sk
*.
Exemple : Rosine a une relation assez cordiale avec Figaro, mais lorsque
celui-ci se présente chez elle (II,ii), la jeune femme montre qu’elle ignore le sens de
l’allégeance qui réunit le héros avec le meneur de jeu. La manière dont elle réagit
aux « critiques » évoquées par le barbier le médiatise clairement : « Mais il a un
grand défaut qui nuira toujours à son avancement. » Rosine ne veut pas que ce soit
vrai, mais on voit que son acceptation du propos de Figaro est presque entier, d’où
l’expression de sa dysphorie : « Un défaut, M. Figaro! Un défaut! en êtes-vous bien
sûr? » De façon évidente Rosine réalise ce paradigme 24 en acceptant le
déguisement, en forme 16, selon lequel Figaro cache son rôle d’adjuvant.
25. Le comique 2,3-binaire exogène.Cette forme pragmatique nous présente
un sujet comique qui construit dans son imagination une relation intensionnelle
fausse pour deux autres personnages, dont son interlocuteur.
Exemple : dans la comédieThe Importance of Being Ernestde Wilde, (II,i),
Algernon se présente à la maison de campagne de son ami Jack, en faisant semblant
d’être plutôt son frère (or Jack n’a pas de parents). Cecily accepte chez Algernon
cette identité binaire « partagée » avec Jack. Ce déguisement intensionnel a la forme
15, mais sa réception acceptante constitue une instance du paradigme 25.
278
LA RÉCEPTION DE LA DISJONCTION INTENSIONNELLE
Comme la forme pragmatique d’une disjonction comique semble bien être li-
mitée à ces trois « personnes grammaticales », et comme l’instance d’explicitation
par l’agent-tabou ajoute la même sorte de modalité structurale aux situations comi-
ques que nous avons examinées, nous pouvons être satisfaits qu’il n’est pas crucial
ici d’examiner en détail les formes 27-32 d’une part, et qu’il n’est pas d’autre part
nécessaire d’en postuler d’autres, plus élevées. Le nombre de structures pragmatiques
que nous avons semble raisonnable : en considérant que nous avons identifié cinq
degrés de variabilité binaires (sujet comique/sujet vide, sujet comique/interlocuteur,
sujet comique/troisième personne, interlocuteur/troisième personne, agent-tabou
participant/non participant), on pourrait anticiper 25 structures distinctes, ou 32. De
plus, nous n’avons rencontré aucun événement comique dont la pragmatique ne
s’explique pas selon une de nos structures, ou une combinaison de celles-ci.
Or cette apparente complétude pragmatique nous mène à nous interroger sur
la question de savoir quels sont les facteurs déterminant la réception d’une
disjonction comique comme étantironiqueounon ironique?ouabsurde? polémique?
satirique?Comment expliquer l’observation selon laquelle une disjonction est parfois
vue comme étant insuffisamment développée pour faire rire, ou amusante pour
certains récepteurs et non pour d’autres, ou même scandaleuse et offensante? Nous
verrons, en retournant à la sémantique intensionnelle de la désintension, maintenant
armés d’outils servant à expliquer les modalités pragmatiques de l’événement
comique, que ces différences de réception sont maintenant explicables.
279
Nous commencerons cette dernière partie de notre méthode explicative par
l’observation suivante :dans une grammaire, toutes les erreurs ne sont pas possibles.
C’est pourquoi nous avons vu que, lors d’une désintension non délibérée, les
structures intensionnellesprojetées à tortsont fausses seulement dans « l’ici et le
maintenant », mais représentent autrement des structuresgrammaticalement bien
forméesselon la grammaire culturelle telle que comprise par le sujet comique.3 Or
dans le cas où le récepteur détermine, pour quelque raison que ce soit, que le sujet
comique manifeste une erreur délibérée, la possibilité qu’il s’agit d’un effet comique
polémique s’avère raisonnable. Dès lors, nous nous interrogerons maintenant sur ces
deux modalités : lavérité formelle, et son absence, dans les structures de la
sémiotisation agrammaticale ; et latéléologiequi semble motiver, ou ne pas motiver,
le sujet comique.
Ceci nous permet déjà de formuler une définition exacte del’ironie . Nous
avons identifié la fonction « cheval de Troie » de cette disjonction téléologique : en
respectanten partieles structures sociales qu’une situation détermine, afin d’être reçu
et d’être accepté en fonction de ces intensions acceptables, le sujet comique donne
à son « erreur » délibérée une visibilité d’autant plus amplifiée que l’individu dont
l’intension estmal projetéeest alors clairementvisé.L’ironie a donc une fonction
modérément polémique que l’ambiguïté intentionnelle de la véridiction du sujet
comique réussit à faire ressortir. La méthode de la logique intensionnelle que nous
avons empruntée à Martin décrit ce phénomène ainsi :
3 Nous reparlerons de ce dernier détail ; lorsque le sujet comique est étranger à la culture danslaquelle il essaie de communiquer, la réception de la désintension prend une forme particulière (cf.Les lettres persanesde Montesquieu etInnocents Abroadde Sam Clemens (Mark Twain).
280
(2.24) (X Eq a,b c,t,α ≈ 1) ∧ (Y Eq a,b,∼c,t′,α ≈ 1)
(2.24) La désintension ironique
où t = t′ et où signifie une disjonction délibérément et consciemment exclusive
(l’élémentb décrit un ensemble d’intensions bien formées, tandis quec est constitué
par des intensions délibérément mal formées ou mal projetées). Dans l’exemple
suivant, on voit que le sujet comique montre la qualitéattentivede son interaction
sociale en sémiotisant l’intensionb de manière grammaticale, ce qui modifie la
réception de l’erreur intensionnellec en posant la question de savoir si c’est délibéré.
On sait que Figaro voit son employeur, Bartholo, comme étant une
figurativisation exagérée d’une interprétation conservatrice d’une série de structures
socio-culturelles indésirables. Dans la scène suivante que nous avons déjà examinée,
le barbier fait un effort remarquable pourrespecterla logique culturelle de son statut
d’employé de Bartholo, tout en montrant uneinsubordination intentionnellequi se
traduit par des remarques condescendantes ; de plus, Figaro continue tout au long de
la scène de maintenir qu’il se comporte comme un servant doit agir :
BARTHOLO. — Venez-vous purger encore, saigner, droguer, mettre sur le grabattoute ma maison?
FIGARO. — Monsieur, il n’est pas tous les jours fête ; mais, sans compter les soinsquotidiens, Monsieur a pu voir que, lorsqu’ils en ont besoin, mon zèle n’attend pasqu’on lui commande...
BARTHOLO. — Votre zèle n’attend pas! Que direz-vous, Monsieur le zélé, à cemalheureux qui bâille et dort tout éveillé? et à l’autre qui, depuis trois jours, éternueà se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle? que leur direz-vous?
FIGARO. — Ce que je leur dirai?
BARTHOLO. — Oui!
FIGARO. — Je leur dirai... Eh, parbleu! je dirai à celui qui éternue :Dieu vousbénisse!et : Va te coucherà celui qui bâille. Ce n’est pas cela, Monsieur, quigrossira le mémoire. [III,v : 120]
281
De manière évidente,a est la réunion de Figaro et de Bartholo (F ∧ B) au moment
t, qui est antérieur au momentt1 où Figaro a « traité » L’Eveillé (TF E) et au moment
t2 où il a drogué La Jeunesse (TF J). Ici b (2.25) s’exprime dans le texte à plusieurs
reprises ; il s’agit du « respect » que montre Figaro envers son maîtreM :
(2.25) MB F
(2.25) « Monsieur » ; « monzèle » ; «soins quotidiens »
tandis quec (2.26) montre que Figaro corrige son employeur de manière didactique
et même avec une rhétorique paternel, ce qui suggère une hiérarchie renversée selon
laquelle Figaro est supérieurSF au médecin, tout en respectant saforme réelle :
(2.26) SF B
(2.26) « il n’est pas tous les jours fête » etc.
L’événement comique se décrit donc, au momentt, de la manière suivante :
(2.27) (F Eq (F∧B),(MBF) (SF B),1) ∧ (B Eq (F∧B),(MBF),∼(SFB),1)
Nous remarquons que le spectateur, comme nous, partage avecBartholo l’inter-
prétation intensionnelle du dialogue, parce que Figaro se fait délibérément sujet
comique ; or si Bartholo se met en colère contre Figaro, c’est par frustration, et non
pas en raison d’une perception de l’ironie. C’est en associant à Figaro une conscience
certaine de ce qu’il fait que le spectateur, dans sa sémiotisation des intensions
définissant la situation, accepte chez Figaro un but ironique. Comme l’attention du
spectateur peut se tourner vers cette intention, et en saisir une signification, nous
voyons que nous étions justifiés en postulant que la volonté d’un actant fait partie
de son être intensionnel. L’ironie donc, si sa perception dépend de facteurs
herméneutiques, s’explique clairement dans notre modèle.
282
Si l’ironie vise un ou plusieurs sujets particuliers, et se réalise lors d’une
occurrence précise, la parodie et la satire sont d’un ordre structurel plus large,
servant principalement à ridiculiser longuement et méthodiquement un ensemble de
structures sociales, plutôt qu’à viser les personnes les figurativisant, but que ces
modes n’excluent d’ailleurs pas. Or tandis que l’étude exhaustive des indices et de
la nature de la parodie et de la satire n’est pas ici notre but, nous pouvons néanmoins
expliquer l’observation d’une corrélation entre la nature de la téléologie comique
perçue et l’appartenance générique acceptée par le récepteur.
Il s’agit de la distinction que l’on a observée entre le comique ontique et
épistémique. La désintension, comme nous l’avons vu, est la conséquence de la
sémiotisation agrammaticale d’un ensemble de structures socio-culturelles qui sont
l’être intensionneld’un état de choses mixte. Là où le récepteur, en appréhendant un
effet comique téléologique (délibéré), attribue cette fin à un effort pour compromettre
ces êtres intensionnelsen eux-mêmes, il s’agit de la perception d’unetéléologie
ontique. Lorsque, par contre, le récepteur n’associe pas l’événement comique à un
but visant les structures sociales elles-mêmes — lorsqu’elles apparaissent comme
n’ayant qu’une fonction de leste intensionnel, de sorte que l’aspect épistémique de
la disjonction semble constituer en soi le but de l’opération, il s’agit d’unetéléologie
épistémique.4 La comédie et la parodie, ainsi que la parade, qui est la parodie de la
comédie, sont construites pour provoquer cet échec épistémologique (la désintension),
bref, pour faire rire ; dans la satire, par contre, le rire est perçu par le public comme
n’étant qu’une conséquence de la téléologie ontique, une fin polémique.
4 Soyons clairs — toute désintension a une cause ontique, et un effet épistémique — il s’agitd’établir un jugement de préférence (au sens logique de Martin) de la part du récepteur.
283
Or tous ces genres reprennent des structures socio-culturelles qu’ils mettent
en scène de manière agrammaticale ; la comédie médiatise les structures sociales en
général ; la parade fait rire en contournant ces structures mêmes, la culture de la
comédie ; la parodie générale reprend les structures d’un genre ou d’un microcosme
social ; la satire vise en particulier la grammaire culturelle d’une micro-société que
l’auteur veut diminuer en crédibilité, des objets intensionnels dont l’auteur, selon le
spectateur, voudrait diminuer l’acceptation générale. C’est en évaluant les structures
que le comique respecteformellement, et en les jugeant en fonction des structures
respectés entièrement selon leur grammaire sociale habituelle, que le récepteur est
capable d’associer la structure comique de ces genres et la téléologie de leurs
mécanismes comiques pour former une intuition quant au but de l’instance créatrice.
Si bien que la comédie, qui tend nettement à construire de manière
grammaticale l’identité de la société du héros et par contraste à médiatiser une
société opposante enrobée de structures sociales valides purement en vertu de leur
structure, et non de leur grammaticalité en l’occurrence, est perçu comme visant les
structures sociales que le barbon figurativise ; normalement il s’agit de structures très
générales comme la famille, la hiérarchie, les professions, la fortune, la noblesse etc.
Le spectateur s’identifie à la situation du héros, dont l’opposition n’est rien d’autre
que l’ensemble de la culture contemporaine ; la réception est ainsi suffisamment non
visée que le public perçoit une téléologie épistémique, et croit que la comédie existe
et pour faire rire, et pour que l’homme se regarde d’un oeil universellement critique.
De même dans la parade, le spectateur voit que toutes les structures sociales,
y compris l’identité de chaque personnage faisant partie de la société du héros, sont
284
compromises à titre égal ; la théâtralité attire son attention sur les structures de la
comédie elles-mêmes, dont la seule forme est respectée, et non la réalité
grammaticale ; la réception est donc celle d’une parodie de la comédie. De la même
façon le récepteur évalue dans la satire quelles sont les structures bien formées, et
quelles intensions sont médiatisées seulement en disjonction par rapport à leur place
appropriée. La satire vise de cette manière des éléments spécifiques de la société telle
la classe politique. L’absence totale de structures non disjointes est le propre de la
farce ; mais même ici chaque disjonction révèle que la véridiction agrammaticale est
fondée sur une conception correcte de la forme des intensions — c’est qu’elles sont
associées aux événements de façon inadmissible. Donc, dans tous les cas, les
structures elles-mêmes sont au moins formellement valides — on peut identifier chez
le sujet comique un raisonnement social correct mais qui n’est pas celui que la
situation voudrait. C’est le cas dans chacune des disjonctions comiques que nous
avons examinées : pensons à la manière dont Marton investit une identité fausse chez
Dorante. L’imaginaire social de la jeune femme n’est aucunement fautif sur le plan
formel : un jeune homme et une jeune femme peuvent effectivement « prendre du
goût » l’un pour l’autre et s’engager au mariage. C’est que ce n’est pas une
conception vraie de ce qui s’est produit entre elle et Dorante.
Ce qui nous mène à l’explication du comiqueabsurde: l’absence même de
toute vérité formelle. Le comique absurde est l’impression donnée par toute
disjonction présentant des intensions de façon à ce que le sujet comique sémiotise
l’événement socio-culturel sans y associer aucune structure appropriée, mais en y
projetant une réalité intensionnelle qui n’a aucun rapport identifiable aux
285
circonstances. La comédie absurde est le genre qui n’exploite que ce divorce total
entre l’être matériel et la grammaire culturelle qui le sémiotiserait normalement selon
des règles tout-à-fait contraignantes. Le théâtre de l’absurde est le paroxysme de la
téléologie épistémique, et de ce fait du comique épistémique.
Revenons de nouveau brièvement à notre explication des diverses modalités
sémantiques influençant la réception de la désintension : en particulier, reprenons la
manière dont les événements comiques que la comédie nous présente médiatisent
dans chaque cas une disjonction culturellement prescrite mais matériellement non
nécessaire. La comédie laisse ainsi entrevoir l’ensemble de la grammaire, des usages,
des coutumes et des tabous, de sa société. Cette observation est au coeur de la
question de savoir ce qui détermine le degré du rire du public.
Effectivement, la méthode explicative éclaire le donné « empirique » de notre
examen spéculatif d’une manière suffisamment exact pour répondre à cette question :
nous avons déjà vu que le spectateur, en observant un sujet comique qui projette une
intension fausse par rapport à la transaction sociale, suit son exemple et forme dans
son imagination une vision de l’univers intensionnel faux que le sujet comique
s’imagine — c’est le contenu sémantique de cet univers, et de chaque structure
sociale qui s’y présente de manière claire, que la disjonction nous force de rejeter ;
si notre acceptation commence par s’approcher de 1 grâce au sujet comique, nous
sommes contraints, par l’interprétation correcte et grammaticale de l’événement, à
voir ces intensions comme ne méritant, en l’occurrence,aucuneacceptabilité. Notre
esprit se tendant vers ces objets en suivant l’exemple du sujet comique, notre
conscience socio-culturelle nous force en même temps de contrarier cette in-tension
286
(cf. lat. in-tenderedans Kalinowski,cit. supra), d’où notre terme dedésintension.
Cette désintension est de manière claire le stimulus du rire : le degré de cette
réaction instinctive augmente donc au fur et à mesure que l’être intensionnel
fautivement projeté devientplus clair, et plus grave. Nous appellerons ces qualités
le développementet le poids intensionnels.
Le développement intensionnel augmente en raison de son poids, mais aussi
grâce au degré de sa présence formelle dans l’événement comique : c’est pourquoi
l’explicitation, qui attire l’attention du spectateur sur l’erreur du sujet comique,
« améliore » la qualité du rire. C’est aussi la raison de l’interférence culturelle : le
spectateur aurait du mal à identifier les structures sociales d’une autre culture, même
s’il voit qu’en quelque sorte celles-ci ont été mal associées à un état de choses
donné. De façon similaire, un spectateur pour qui une intension particulière n’est
guère investie de poids — le caractèresacer latin — ne va pas s’amuser
profondément au vu de son application agrammaticale à une situation. Et il y a aussi
cette grammaire culturelle : le degré du rire du spectateur dépend également de la
gravité du viol de cette dernière. Les situations enfreignant une règle purement
formelle sans grande importance phorique amuseront moins que celles créées par la
violation d’un tabou énormément significatif. Ces notions de gravité varient, en plus,
non seulement selon la culture, mais parfois selon l’individu — selon ses croyances,
son esthétique ou tout simplement selon son état d’âme ou son état phorique présent.
C’est, selon nous, la raison de la différence réceptrice entre les membres d’une
culture, et, selon l’envergure globale, selon la distinction interculturelle.
Or il est également un point au-delà duquel le tabou violé est trop intangible
287
pour que le spectateur puisse se permettre de rire : la réception duTartuffe le
démontre : augmenter le poids intensionnel d’une comédie est efficace seulement
jusqu’au moment où la disjonction deviennetrop gravepour que le spectateur puisse
la prendre à la légère. Dans la société occidentale contemporaine on aurait du mal
à amuser un public par le biais d’une compromission pédophile de l’intension de
l’enfant, ou en dépeignant un homme gravement handicapé. Ou serait-ce encore
soumis à une notion des règles à respecteren public? Il nous paraît que l’homme
supprime son sens de l’humour en fonction de la compagnie présente autant qu’en
raison de son éthique ou esthétique personnelles.
L’important, c’est de saisir le fait que le tabou et le rire ont en un sens la
même fonction, qui est celle de protéger les intensions déterminant l’identité, la
cérémonie, bref, toutes les structures immatérielles de la société. Le tabou prévient
la désintension, tandis que le rire semble en minimaliser les conséquences. Nous
passons maintenant à la méthode interprétative : car déterminer la signification du
rire et le rôle du comique dans la structure de la comédie, et élaborer une première
poétique de la comédie, c’est aller au-delà de la fonction de la méthode explicative,
qui est celle d’éclairer le fonctionnement du comique en élaborant les « lois » qui
expliquent les causes et les effets. Nous devons maintenant passer à la compréhen-
sion : au lieud’écarter la subjectivité, nous en explorons désormais les consé-
quences par rapport à l’impact de la comédie sur le récepteur. Car dans une science
humaine, le sujet ultime, c’est nous-mêmes. Dans les termes de Dilthey, nous
chercherons dans la multiplicité des manifestations « l’unité intérieur » qui nous
permettra d’interpréter le comique et son rapport à la comédie du XVIIIe siècle.
288
III. LA METHODE INTERPRETATIVE
Cette troisième et dernière partie consistera à investir dans la méthodologie
explicative que nous venons de considérer (et qui n’est au fond qu’une mécanique
du comique) une dimension philosophique et esthétique qui nous permettra d’arriver
à une compréhension du rire et de son rôle dans le genre théâtral en question — bref,
pour pouvoir dessiner une poétique de la comédie dans laquelle la spécificité du
XVIII e siècle se dévoilera — car une nouvelle fois, nous avançons que cette époque
constitue une péripétie des plus significatives de l’histoire de la comédie française.
Nous commencerons donc en considérant la comédie selon la problématique de la
vérité culturelle qui est au fond de la véridiction disjointe comique.
ONTOLOGIE D ’UNE SÉMIOTIQUE EXTENSIONNELLE ET INTENSIONNELLE
Vérité phénoménologique et vérité mythique
Nous avons vu que lors d’une désintension comique, l’acceptation du
récepteur tombe de 1 à 0pour les intensions que disjoncte la situation ridicule, et,
par conséquent (il s’agit là de l’effet épistémique du comique), pour toute vérité
culturelle susceptible d’être associée à l’événement qu’il est en train d’appréhender.
(3.1) Y Eq a,b,c,t,α ≈ 1 → Y Eq a,b,c,t′,α ≈ 0
Cependant, il est clair que la non acceptation qui advient ainsi (un phénomène
cognitif involontaire) ne signifie pas que le récepteur a perdu connaissance du social
289
— car il reste capable de concevoir le concept formel des intensions qui viennent de
se compromettre, et demeure à même de penser, en détail, au bon fonctionnement
de la grammaire culturelle gouvernant ces objets intensionnels.
Alléguons une illustration : un jeune garçon nord-américain, à un moment
donné, cesse de croire, lorsque son père s’habille en rouge — le ventre exagéré à
l’aide d’un oreiller, la barbe blanche attachée au menton par des ficelles élastiques,
etc. — que ce personnage est effectivement le Père Noël ; mais il y a deux raisons
possibles de cette défiance : ou bien le garçon voit qu’il s’agit de son propre père,
et considère que le vrai Père Noël se trouve ailleurs, ou bien il ne croit plus au Père
Noël. De plus, dans le premier de ces cas, il y a encore deux possibilités : soit son
père fait quelque chose qui n’est pas conforme au personnage, dont le petit connaît
l’histoire mythique, soit ce dernier remarque tout simplement, malgré la qualité du
travestissement, un indice quelconque de l’identité de son père. Et enfin,
ultérieurement au moment où le garçon ne croit plus au Père Noël, la mémoire de
ses « contacts » avec le personnage ne cessent pas nécessairement d’être claire.
En fait, le concept de « Saint-Nicholas » a été appris précisément comme
ceux des« vraies » structures identitaires : par lebiaisd’uneacceptation ad hominem
qui consiste àabstraired’un vécu expérientiel desGestalten paradigmatiquessignalées
par d’autres membres de la culture en question. Si aucun enfant n’a réellement eu
de contacts avec tels personnages mythiques, lesquels sont le sujet des contes de la
culture donnée, il n’est pas moins vrai qu’il est impossible d’avoir une expérience
directe d’un concept culturel correspondant aux identités « vraies » : en effet, les
intensions réelles telles « avocat », « épouse », « prêtre » et « oncle » font partie de
290
la même mythologie que celles, quoiqu’elles soient improjetables dans l’être-au-
monde heideggerien, de « Zeus », « martien » et « lutin ». La seule différence est
la suivante : dans le cas des intensions « réelles », la mythologie spécifiant les règles
de la projection acceptable (le savoir qui permet « d’identifier » de vrais exemples)
permet aux membres de la culture d’associer les intensions à des êtres humains
physiques à un moment donné dans le temps et l’espace, tandis qu’il n’existe aucune
circonstance qui permet une telle projection des intensions irréelles. En d’autres
termes, la « projetabilité » fait partie de la sémantique structurale des objets culturels.
Nous appellerons ce genre de savoir collectif lavérité mythique: la grammaire des
intensions constitutives d’une culture.
C’est cette grammaire purement immatérielle et plus ou moins inconsciente
qui spécifie la manière dont un membre d’une culture donnée sémiotisera les
événements de son vécu : elle « contient » à la fois les structures sociales (des objets
intensionnels) et les règles sémantiques et syntaxiques qui les définissent et qui les
caractérisent. Or il est crucial, pour nous, de distinguer cette vérité mythique et sa
projection dans l’événementiel, dans unprésentspatio-temporel qui, en raison de la
« présence » d’être humains physiques et de structures immatérielles, constitue un
état de choses mixte. Une intension attribuée à une identité « présente », ou à une
situation réelle, est une acceptation de l’être culturel qui s’intègre dans laGestalt de
perception d’un état de choses réel— et qui spécifie de ce fait la croyance etles
décisionsde tout récepteur qui sémiotise ainsi le donné. Tout comme Jung distingue
l’archétype sous-jacent de sa projection, l’imago, nous reconnaissons dans l’être
intensionnelprojetéune autre forme ontique, lavérité phénoménologique.La relation
291
de celle-ci à la vérité mythique est donc topologique : cette dernière constitue une
vérité purement formelle qui est homologue à la vérité phénoménologique. C’est pour
cette raison que le spectateur, en appréhendant un comte Almaviva déguisé en
cavalier soûl, reconnaît la validité formelle de cette identité — sa vérité mythique —
sans être obligé d’y investir quelque acceptation que ce soit dans l’immédiat de la
scène. L’erreur exogène selon laquelle Bartholo accepte ce jeune homme en tant que
soldat ivre consiste donc à confondre une réalité identitaire avec sa forme socio-
culturelle, qui n’est en l’occurrence qu’une vérité mythique participant de sa culture.
Considérons par contre les concepts deF-vérité etL-vérité de Carnap. Ce
dernier sémioticien, comme le signale Kalinowski (1982), reconnaît la distinction
extension-intension sans attribuer à chaque classe d’entités sa logique distincte : pour
Carnap, la logique objective est l’unique logique admissible — car en tant que
positiviste, il n’accepte pas la réalité culturelle dans son modèle du langage ; pour
lui, (Carnap, 1934 : 33) « toute métaphysique est dénuée de sens », et de façon
surprenante, il définit la validité d’un terme logique selon un critère matériel : une
entité est admissible sil’on peut en « trouver » un exemple « dehors ». Sans aucun
doute, cette perspective anti-dualiste confond malheureusement l’idée intuitive et le
concept, au sens que lui donne Hegel (1991 : 85), une idée promue à un « mou-
vement autonome » lui permettant une indépendance épistémologique ; un concept
« fait abstraction de soi ». Pour Carnap, l’intension est réduite au representamen
peircien, n’est rien d’autre que la représentation cognitive d’unobjet concret. Or
toute méthodologie anthropologique doit non seulement considérer ce quiexiste, mais
également ce qui estconsidéré comme existantpar les membres d’une culture
292
donnée. Aussi pour nous, il faut suivre les conseils de Kalinowski en admettant les
concepts desL-vérité etF-vérité carnapiens (celui-ci étant la vérité matérielle ou
factuelleet celui-là étant la vérité purement formelle abstrait de l’univers matériel)
tout en considérant l’être intensionnel selon sa vérité anthropomorphe, ce que nous
désignerons par les nomsP-vérité etM-vérité (voir la figure 3.1), et qui sont ce que
F
LP
M
L'inimaginé
Zeus
Le code civil
Quark
Bien, Mal
Taxinomie
L'oncle de a
L
P
M
^
^
^
Erlebnisphantasie (identités générales)
Erlebnis (identités projetées)
Sci. nat.
Modèles
L'étant
L'Etre^
Nature
Culture
de la nature
L'inconnu
Masse-énérgie
Espace-temps
Relation avunculaire
Figure 3.1 : une ontologie complète des entités sémantiques d’une culture communicative
nous avons appelé les vérités phénoménologique et mythique. C’est ainsi que nous
arrivons à une sémiotique « adéquate » qui admet toutes les entités sémantiques
d’une culture donnée.
293
Cette illustration mérite quelque remarques : on y voit, à l’intérieur du carré
extérieur, dessiné en pointillée, le savoir entier d’une culture à propos de l’univers
matériel et social dans lequel il se trouve ; la réalité physique (leF-vrai) et la
conception culturelle de ses propriétés (leL-vrai) constituent ensemble la sémiotique
extensionnelle de la culture en question ; en-dessous on voit la vérité culturelle du
vécu anthropomorphe (leP-vrai) et la « garde-robe » d’identités ou d’objets
intensionnels (leM-vrai) qui peuvent apparaître dans la réalité phénoménologique et
qui comprend les règles grammaticales spécifiant leur sémiosis.
La case grise se trouvant à gauche et vers le haut de l’illustration représente
l’univers physique, tandis que « l’être accidentel » connu des membres de la culture
donnée, leurs modèles de la nature, figure directement en-dessous de l’être matériel ;
nous avons donné pour chaque type de réalité immatérielle (y compris l’être
accidentel du monde physique) quelques exemples (le quark, uneL-entité constitutif
d’une hypothèse sur uneF-vérité possible, le Code civil français, uneP-vérité
actuellement en vigueur dans la société originaire de notre corpus littéraire. Zeus et
la « relation avunculaire » sont desM-vérités de cette culture, dont l’une (le dieu)
ne peut être exemplifiée dans leP-vrai tandis que l’autre, le concept de l’oncle, fait
partie des mêmes intensions culturelles sauf que celle-ci est réellement trouvée dans
la P-réalité anthropomorphe de la culture. On notera également que si leF-vrai inclut
l’inconnu à l’un des pôles, l’M-vérité exclue un nombre infini d’intensions white-
headiennes, toute une série d’entités qui n’ont jamais étépensées. De plus, on notera
que certaines combinaisons de nos classes ontiques sont déjà reconnaissables dans
notre savoir culturel : l’être matérielconnu, avec nos modèles de celui-ci, constitue
294
les sciences naturelles ; celles-ci admettent comme « réelles » les entités que nous
avons désignés par̂L. Le circonflexe signifie ici la notion de l’inclusion.
Ce qui nous mène à reconnaître que Dilthey et Heidegger ont déjà décrit,
dans un contexte différent, les classes d’entités culturelles que nous identifions ici :
Dilthey a qualifié la réalité anthropomorphe, la vie humaine, d’Erlebnis, (all.,
« l’expérience »), et a appelé les images paradigmatiques que nous pouvons abstraire
de cette expérience anthropomorphe l’Erlebnisphantasie, qui selon lui, est composée
d’Erlebnisurbilder, d’images experientielles. Ces concepts esthétiques correspondent
très étroitement à nosP- et M-vérités : les identités associées aux situations sociales
réelles, d’une part, et les structures anthropomorphes que l’on projette ainsi de
l’autre. Chez Heidegger nous trouvons la célèbre distinction entre deux concepts
ontologiques difficiles : Sein (l’être) et Seiende (l’étant). Ayant une relation
topologique l’un à l’autre, l’être constitue, selon le philosophe, une essence
immanente, un potentiel « prénatal », correspondant aux entités ontiques efficientes
et présentes, la forme actualisée de cet être : l’étant.
Ce tableau clarifie, selon nous, le statut ontologique de la part extensionnelle
de la sémiotique (celle, incomplète, que l’on connaît aujourd’hui) et sa part
intensionnelle (revendiquée par Kalinowski et, en forme mathématique, par Martin).
Cette conception « équilibrée » de la sémiotique nous permet enfin de concevoir la
distinction fondamentale, niée couramment par la communauté intellectuelle contem-
poraine, des sciences naturelles et humaines ; les avantages de notre ontologie mixte
s’affiche dans la possibilité, absente dans une vision positiviste, de décrire la science
anthropologique de manière exacte : l’anthropologue examine, de façon transcenden-
295
talement empirique, l’étant d’une ethnie donnée ; ensuite, en présumant que l’univers
physique, biologique et matériel est invariable, et avec ceci la psychologie humaine
(le principe de la relativité culturelle), l’anthropologue peut « soustraire » leF- et le
L- vrai de ses observations pour mieux appréhender laP-vérité de la culture étudiée,
ce qui lui permet de décrire sa structuration intensionnelle, saM-vérité. C’est
pourquoi, dans l’extrême gauche de l’illustration 3.1, nous avons dessiné la nature
et la culture comme débordant l’une sur l’autre : le savoir culturel sur la nature varie
selon l’ethnie ; ceci ne pose aucun problème pour l’anthropologue parce que c’est
dans les sciences naturelles que l’Occident peut être considéré comme ayant une
compétence supérieure aux autres cultures, pour les fins de l’ethnologie d’une société
plus simple. C’est dans la perspective de cette ontologie que nous sommes
maintenant capables d’exprimer, avant d’essayer d’élaborer une poétique de la
comédie, notre interprétation du rire.
UNE THÉORIE DE LA SIGNIFICATION DU RIRE
On voit d’abord que nos concepts du comique elliptique et utopophile, de
relativisation et de déculturation, ne constituent qu’un certain nombre de cas
fréquents d’une sorte d’erreur épistémologique générale. L’ontologie « complète »
des entités admissibles dans notre sémiotique mixte le démontre : la « règle
grammaticale » culturelle dont la violation constitue une disjonction comique est plus
complexe. Le comique elliptique consiste à ignorer la présence d’uneP-intension
296
pertinente à une situation socio-culturelle, et le comique utopophile consiste à
associer uneM-intension absente à unF-objet, le comique pseudo-utopophile étant
l’association d’une M-identité à la P-identité d’un sujet transcendantal. La
désintension serait alors la compromission du même concept d’uneM-réalité que l’on
peut projeter dans les états de choses phénoménologiques (P), et la relativisation
serait l’association d’un ensemble deM-intensions à uneP-situation de façon à ce
que la grammaire d’une desM-identités contredit celle d’un autreM-objet.
Cependant nous voyons dans la figure 3.1 d’autres possibilités que nous
n’avons pas vues de façon explicite dans la comédie du XVIIIe siècle : la
sublimation, qui consiste à associer de façon erronée uneF-propriété à uneP-entité
(cf. How The Grinch Stole Christmasde Dr. Seuss, dans lequel l’anti-héros, «the
Grinch », essaie devoler la fête de Noël des résidents deWho-Ville, en confondant
cet événement spirituel avec l’être factuel) ; nous voyons ainsi que la « règle
ontologique » dont la violation constitue une disjonction comique est une interdiction
de confondre toute entité ontique avec une autre dans le contexte d’une situation
socio-culturelle, un état de choses mixte. La même citation de cette règle peut faire
rire : donner à une observation scientifique objective le mode impératif des règles
culturelles que l’on connaît fait penser, de manière assez amusante, à l’association
d’un statut deconcept culturellement généraliséà un phénomène inconscient — c’est
confondre un fait scientifique avec une culture proverbiale. Notre étude semblerait
exiger pourtant la version suivante de la « règle interdisant le ridicule » :
P3.1 « Tout sujet transcendantal doit, lors de toute transaction sociale,situer sa propre personne relativement aux autres, dans le contexte dela P-réalité constitutive de l’identité de chacun, et tenant compte des
297
modalités pragmatiques, syntaxiques et sémantiques déterminées parla M-grammaire de ces identités, et doit situer ceP-événement,conformément à laL-logique, dans leF-univers physique et spatio-temporel, sans se tromper ni sur le statut ontique ni sur la pertinencede ces entités, sous peine de dérision. »
Cette règle imaginaire, quoique quelque peu amusante en soi, constitue, selon nous,
la norme culturelle qui prescrit un fonctionnement « correct » des structures socio-
culturelles ; de plus, elle montrela nature ontologique du problème du comique.
Certes, si nous refaisons une phrase de Malraux, l’homme riant donne expression au
philosophe qu’il ignore en lui.
Nous ne pouvons éviter la conclusion suivante : le rire a évolué chez
l’homme en vertu de son invention d’un univers immatériel, pour en protéger les
structures imaginaires contre leurs contradictions inhérentes ; l’homme rit parce qu’il
est un animal social, parce que la réalité qui détermine ses croyances et ses choix,
comme le titre de l’étude de Martin le suggère, est intensionnelle.Intension and
Decisionest un exposé de la question philosophique de savoir comment l’homme
réagit à des stimuli qui, selon une perspective physique, n’existent pas. C’est donc
la fragilité des structures sociales qui explique l’avènement des deux lignes de
défense contre la gratuité objective : le tabou et le rire. Car le tabou, au sens large
incluant le sacré, l’impur, le normal et l’anormal, n’existe que pour libérer la culture
humaine en la permettant de proscrire ce qui est pourtant possible, et de prescrire ce
qui est, malgré tout, impossible. Le tabou « universel » contre l’inceste prévient donc
toute relation sexuelle entre individus que la société veut investir d’une relation
familiale topologique telle « mère-fils » et « père-fille » ; ce tabou protège cesM-
structures familiales, ainsi que l’institution du mariage, de leur propre dénégation. Le
298
tabou serait donc une protection culturelle à la fois individuelle et communautaire.
Si nous avançons que le rire a exactement la même fonction, c’est d’abord
dans le contexte d’une personne que la société ne sauraitpunir pour ses « crimes » :
l’enfant. C’est pour cette raison que nous postulons l’association du « sens de
l’humour » avecl’instinct parental selon lequel l’enfant est « mignon » : le rire a
évolué, paraît-il, pour préserver la structuration sociale au moment où l’enfant, qui
veut cette existence adulte et sociale, associe une identité culturelle, de façon
inadmissible, à sa propre personne. Il ne serait pas étonnant par conséquent que le
rire ait fini par protéger toute institution culturelle disjointe, pour arriver enfin à
servir de « lubrifiant » social que les adultes peuvent délibérément exploiter afin de
faciliter la négociation de leur réalité culturelle. Ainsi selon nous, nous sommes
arrivés, chez l’homme moderne, à un rire dont l’euphorie amoindrit la tension,
l’angoisse et parfois le « tragique » de situations qui démontrent le caractère
arbitraire de nos structures sociales, et protège la communauté en signalant, par le
biais de l’expression physiologique du rire, qu’une situation a été jugée comme étant
innocemment inconséquente. « Cette situation est agrammaticale, ne la prenons pas
au sérieux ». Le même type de stimulus peut donc engendrer les réactions suivantes :
soit on est amusé, soit on est scandalisé, si l’erreur est jugéetrop gravepour en rire.
Si bien que dans les cultures contemporaines, on constate (Apte, 1985) que
les membres de toutes les sociétés peuvent, dans un contexte limité, enfreindre
délibérément aux règles culturelles pour rire. Dans notre culture, cette tendance se
traduit entre autres par la comédie, qui est un simulacre de la société contemporaine
dans le contexte duquel il est permis de négliger la règle que nous avons élaborée
299
hypothétiquement dans la proposition «P3.1 ». Comme dans toutjeu, le manque de
danger réel permet un comportement qui serait autrement prohibé, et la comédie, qui
n’est qu’une pure représentation, a la fonction de se moquer, sous le voiled’artifice
que lui donne le théâtre, de la structuration sociale d’une communauté.
Dans le cadre de nos comédies, le rire protège les concepts culturels des
métiers lorsqu’ils sont mis en question par le ridicule du déguisement du comte
Almaviva. Nous sommes maintenant à même de décrire ce genre de déguisement en
termes précis, en notant le statut ontologique de chaque entité logique ; ainsi nous
ne risquons plus de confondre la logique objective de l’être matériel et la grammaire
qui détermine le fonctionnement d’objets intensionnels :XP, YM et aF désigneront
désormais « laP-entitéX », « laM-entitéY » et « l’objet concreta, et ainsi de suite.
Le comte Almaviva, au moment où il se présente comme bachelier, se décrit de la
manière suivante : l’intension « comte » est une identité mythique (CM) dont
Almaviva exemplifieun exemple réel(CP), tandis que l’identité de bachelier (BM)
reste une vérité purement formelle selon notre véridiction privilégiée, qui « sait la
vérité » à cesujet. Ainsi l’expression
(3.2) (BM)(CP)A*
décrit l’identité d’un comte Almaviva déguisé en étudiant de musique. Comme le
sujet transcendantal est, bien évidemment, au-delà des structures ontiques simples (il
constitue à la fois un être biologique et un être social), nous rajoutons ici notre
astérisque pour distinguer les entités ontiques simples de l’êtremixtede l’homme.
300
L’ ESTHÉTIQUE DE LA COMÉDIE
Nous avons maintenant les outils méthodologiques pour décrire la poétique
de la comédie, de façon à révéler ses structures dans le contexte de nos méthodes
explicative et interprétative. Nous avons déjà vu que la structure de base de ce genre
théâtral est celle d’une confrontation entre le héros et un ensemble de structures
socio-culturelles qui bloquent la réalisation de ses désirs. Ce conflit étant toujours
inégal — l’obstacle socio-culturel est normalement figurativisé par un barbon investi
d’une identité autoritaire par rapport au héros, et l’individu n’a aucune manière
admissiblede contourner la structure d’une société entière — celui-ci n’a pas d’autre
choix que de recourir à la ruse, entournant la structuration sociale contre elle-
même. Cette interprétation nous semble raisonnable : si le stimulus du rire est la
violation de la règle «P3.1 », ou une manifestation agrammaticale des structures
imaginaires humaines, la comédie, un genre théâtral destiné à faire rire, doit être
structurée de façon àengendrer ce type de disjonction comique.
En termes de notre méthode interprétative, on voit que la comédie reproduit
dans l’envergure « stratégique » une structure homologue au mécanisme « tactique »
de l’ironie : la ruse du héros consiste donc en l’acceptation(insincère ou à contre-
coeur) desP-structures identitaires de la société de la vérité culturelle, accompagnée
par l’adoption d’une ou de plusieursM-identités qui permettent au héros de tromper
le barbon en le persuadant qu’il a affaire à un allié provenant de son propre groupe
social, et qui accepte de ce fait son autorité hiérarchique. En suivant comme Martin
la tradition selon laquelleune classede variables est représentée par une lettre
301
grecque (contrairement à un variable individuel signalé par une lettre romaine), nous
sommes capables de décrire cette structure globale de la manière suivante,
(3.3) (X* Eq aP,βP,γM) ∧ (Y* Eq bP,βP,γP)
où X* est le héros,Y* est l’opposant,aP est une situation sociale vis-à-vis de laquelle
le héros a un désir particulier,bP exprime les projets du barbon par rapport à la
même situation,βP est unesériede structures intensionnelles qui interdisent ou qui
bloquent ce désir (et qui sont la source de l’autorité du barbon et de sa société),γM
est unensemblede M-structures absentes que le héros ou son adjuvant présente
comme pertinentes à la situation (l’identité fausse du héros déguisé en est l’exemple
le plus fréquent). La société opposante, parce que redevable envers les structures
sociales qui lui donnent toute son importance, accepte les structuresγM pour des
identités authentiquesγP, ce qui permet au héros d’interagir avec les structuresβP
selon une logique culturelle qui ne serait pas « accessible »sans cette ruse. En gros,
le mécanisme de la comédie consiste à faire valoir cette contradictionγM ∨ γP en
médiatisant la contradiction agonistique opposantaP et bP.
Ce métalangage permet de décrire la temporalisation de cette structure de
base de la comédie, qui, comme la tragédie classique, est articulée en cinq étapes,
dont l’ordre le plus naturel, et le plus fréquent, est le suivant :
1. Situation (aP ∧ bP)2. Invention (γM)3. Illusion/dérision (γM ∨ γP)4. Découverte (∼γP)5. Dénouement (aP ∧ ∼bP)
Dans la grande majorité des cas les étapes 1, 4 et 5 sont rapides ; la part
302
majeure de l’intrigue consiste en une oscillation répétitive entre 2 et 3. Nous
examinerons maintenant chacune de ces étapes, en identifiant les mécanismes que le
dramaturge peut exploiter pour en augmenter l’évidence et la valeur comique. C’est
donc d’un point de vue dramaturgique que nous brossons ici les grandes lignes de
cette structure jadis si difficile à cerner.
1. Situation : une quête enrobée d’une circonstance qui la rend improbable.
L’état de choses socio-culturelaP s’établit rapidement, normalement au cours des
premières scènes : suite à une péripétie singulière et peut-être même étonnante, telle
la surprise de l’amour, le héros se trouve dans le but de réaliser une fin dont le
caractère « juste » et « naturel » garantit la sympathie du public ; c’est d’ailleurs la
nature de ce but qui distingue le héros et les autres personnages. Un de ceux-ci, par
contre, a également un vouloir sémiotique qui se traduit par une fin socio-culturelle ;
incompatible avec celle du héros, cette dernière est dépeinte à la fois comme moins
juste, moins désirable etbien plus probable selon les normes culturelles retorses de
l’univers de la comédie; en d’autres termes, le dramaturge fait en sorte que les
structures socialesβP favorisent non le héros mais l’actant-obstacle. Avant la fin de
l’élaboration de lasituationde la comédie, le spectateur finit par comprendre (1) que
l’obstacle arrêtant le héros consiste des structures socialesβP, investies, entre autres,
chez un actant-obstacle et (2) qu’il n’y a aucune manière culturellement
grammaticale et conséquente qui permettrait au héros de réaliser son but.
303
2. Invention : une disjonction identitaire. Cette péripétie universelle dans la
comédie consiste à franchir le pas vers une structure comique globale en générant
une contradiction véridictoire selon laquelle le héros, avec ses alliés s’il y en a, voit
sa personne selon sa véritableP-identité, tandis que le barbon et sa société associent
au héros uneM-identité (absente) qui provient de leur propre grammaire culturelle
— qui est d’ailleurs la source de la légitimité de leurs identitésβP. Trois variantes
de cet événement d’inventionsont possibles : dans la plus commune, il s’agit d’une
ruse créée délibérément par la société du héros, qui montre ainsi son caractère
« révolutionnaire » — sa prise de position contre la culture ambiante — une
obédience philosophique qui la caractérise selon l’image symbolique de la « société
de la vérité naturelle » (il s’agit de ce que nous appelleronsla comédie de la ruse) ;
deuxième variante, moins fréquente : sans que le héros s’en aperçoive, la société du
barbon saisit l’altérité culturelle de ce dernier en arrivant à une fausse conclusion vis-
à-vis de son identité (la comédie du quiproquo) ; la troisième variante, la moins
fréquente, est intermédiaire : ici le héros et la société du barbon sont effectivement
extérieurs l’un à l’autre, chacun ayant sa propre culture parce que venant de milieux
ou de pays différents (la comédie interculturelle).
Dans les trois cas la structure globale de la pièce est préparée de façon à ce
qu’elle crée une rupture épistémologique entre deux ensembles de personnages dont
chacun sémiotise le héros selon ses propres croyances culturelles et philosophiques,
dont γM, les structures identitaires que la société du barbon projette à tort sur le
héros.L’inventiona la fonction de générer la troisième période de la fabula, qui n’est
rien d’autre qu’une série de situations montrant les conséquences de la disjonction.
304
3. Illusion/dérision : mise en vigueur des structures purement formelles (et
donc phénoménologiquement fausses),γM. Ce stade de la comédie a la fonction de
faire rencontrer ces dernières, qui constituent l’identité irréelle du héros, et les
structures réelles (malheureusement pour les jeunes) d’opposition,βP. Le personnage
figurativisant cette obstacle immatérielle, notammentY*, ayant un penchant
idéologique et narcissique pour la grammaire culturelle (βM,γM,δM...) légitimant son
identité, hésitera entre un soupçon et une acceptation vis-à-vis des identités qu’il voit
commeγP. Cette hésitation finira avec l’acceptation de ces dernières, ce qui, vu la
téléologiebM de l’actant obstacle, signifiera pour le spectateur que ce dernier n’a pas
réussi à sémiotiser correctement sa propre situation ; grâce à cette structuration le
public percevra cette situation (identité illusoire/acceptation paradoxale) de manière
comique, et l’opposant se trouve en butte à la dérision.
L’humour de cette jonction d’identités purement formelles d’une part, et
authentiques de l’autre, peut être augmenté de manière sensible par une série de
mécanismes qui prolongent, multiplient et exagèrent les conséquences de la
disjonction identitaire du héros, en nuançant et en développant, parfois en remplaçant
et en renouvelant, les intensions associées à celui-ci. Nous considérerons les
structures suivantes (qui sont en effet des « demi-lazzis » dont il faut simplement
conjoindre deux pour construire une scène comique) en termes de la comédie de la
ruse, dans laquelle le héros se déguise consciemment ; dans les autres types d’in-
vention ces mécanismes sont les mêmes, mais devront être caractérisés autrement,
en fonction de la source de la projection agrammaticale, soitY* soit X*. De nouveau,
ceux qui sontconscientsde la disjonction (γM ∨ γP) sont épargnés du ridicule.
305
Le témoin aveugle. Face à des indices évidents de la fausseté des structures
identitairesγM, cet agent comique ne surprend cependant pas ces indices ; ilvoit ce
qu’il croit et non l’inverse, et finit parexpliciter la disjonction identitaire du héros.
L’agence dutémoin aveugleest normalement réalisée par le barbon, ce qui en
augmente le comique grâce à la manière dont le but de celui-ci exige qu’il
comprenne la nature réelle du héros. Exemple : un Bartholo consentant s’endort
devant Rosine et « Signor Alonzo » tandis que son but premier est d’interdire ce
contact d’ordre sexuel.
L’agent-tabou. Cette structure se réalise également chez un membre de la
société de la vérité culturelle. Dans sa manifestation paroxystique, il s’agit d’une
personne sévère et conservatrice qui est d’autant plus jalouse de son statut socio-
culturel qu’elle finit par se charger de la fonction de « chef de police morale ».
Figurativisation des normes sociétaires, cet agent cherche activement le moindre
détail d’un comportement agrammaticale, de sorte qu’il questionne le héros déguisé
de façon très pertinente sur le chapitre de l’authenticité des structures identitaires
prétenduesγM. Naturellement ce procédé augmente la tension et donc la gravité de
la disjonction identitaire, ce qui la rend plus visible et ainsi plus amusante.
Exemples : Bartholo, qui critique l’évolution sociale de son siècle et ensuite reçoit
Almaviva de façon soupçonneuse ; Madame Argante, qui critique l’impertinence de
Dorante en questionnant ses mobiles d’être à la maison ; Lady Bracknell (The
Importance of Being Ernest), qui raille les tendances libérales de la société
contemporaine en interrogeant un des Ernest, prétendant pour sa fille.
Ces deux premiers « demi-lazzis » font d’un membre de la société de la
306
culture la pierre de touche identitaire du héros ; en conséquence, celui-ci et ses alliés,
qui n’ont pas l’autorité du barbon et de ses adjuvants, répondent en multipliant leur
mensonge de façon encore moins correcte et plus fragile. Ou bien, ils peuvent
anticiper le scepticisme du barbon en s’employant activement à préserver l’illusion.
Le déguisé en danger.Le héros, en considérant l’importance téléologique de
son déguisement, se rend compte de l’enjeu de celui-ci, si bien que, face aux
membres de la société opposante, il finit par se trouver troublé devant des indices de
l’inauthenticité de son identité prétendue. Il en résulte que le déguisé se comporte,
parce qu’embarrassé, de façon culturellement agrammaticale par rapport à cette
identité : il donne à ses adversaires (potentiels ou réels) de quoi soupçonner qu’il
n’est pas ce qu’il paraît être. Il multiplie ses mensonges en hypercorrection, donc,
il étend son déguisement de façon explicite. De nouveau donc, la tension actantielle
rend l’illusion identitaire plus visible et fragile. Exemple : Almaviva, coincé par un
Bartholo intelligent, est forcé de « prouver » qu’il est Alonzo en donnant la lettre de
Rosine au médecin, ce qui explicite son déguisement tout en augmentant les risques
qu’il sera surpris.
Le témoin muet. Similaire au « demi-lazzi » précédent, le témoin muet peut
être n’importe quel membre de la société de la vérité naturelle ; ce mécanisme
consiste à montrer l’un des personnages jeunes et « dans le secret » dans une
situation qui le force de s’employer à ne pas détruire l’illusion — tout en voulant
éviter de mentir — ou bien, à cause de sa propre confusion devant une situation
nouvelle ou ambiguë — en évitant d’être obligé de répondre du tout. Ce personnage
finit par mettre le déguisement en danger, ce qui en augmente l’évidence humoris-
tique. Exemple : Rosine, en voyant que Signor Alonzo n’est rien d’autre que son
amant, pousse un cri tout en se trouvant dans l’impossibilité de parler. Elle n’est pas
307
sûr qui son homme est censé être, et ne sait que faire. Almaviva suggère qu’elle s’est
tourné le pied, elle répond que oui, c’est exactement cela. A propos de la héroïne,
sa position involontaire au sein de la société de la vérité culturelle la met parfois
presque dans le groupe véridictoire « ignorante ».
Ces quatre mécanismes, qui peuvent être et sont combinés de diverses façons
itératives afin d’augmenter le comique du déguisement, sont les structures comiques
de base de la comédie. La grande majorité des scènes font partie de cette étape trois,
qui sert à médiatiser la disjonction (γM ∨ γP) qui oppose une identité socialement
réelle et son imitation formelle. Le stadeillusion/dérisionde l’intrigue met donc en
évidence la sémiotisation identitaire fausse dont il est question, tout en la préservant
de façon à ce que la société figurativisant l’opposition actantielle finit par se laisser
avoir. Son identité sociale authentique, le poids culturel que celle-ci lui donne et son
pouvoir considérable font que l’échec du barbon, conséquence de son aveuglement
épistémologique, réalise à la fois sa dérision personnelle, la ridiculisation de sa
grammaire culturelle, et le succès d’un certain nombre d’étapes du projet du héros.
4. Découverte. En arrivant toujours trop tard pour influencer l’intrigue, la
révélation de l’identité réelle du héros met fin aux mécanismes comiques de la pièce
tout en préparant le barbon, caricature du héros tragique, à appréhender l’ampleur de
sa propre défaite. Moyennant la révélation du caractère faux de l’identité attribuée
au héros (et donc la vérité de l’expression sémiotique la niant,∼γP) tous les membres
de la société de la vérité culturelle comprennent que le héros l’a emporté sur eux.
308
5. Dénouement. Le « happy ending» doit habituer le spectateur à se passer
du plaisir de voir la dérision du barbon et la mise en question amusante des
structures sociales de son propre monde. Pour ce faire le dramaturge non seulement
médiatise-t-il la réussite totale des jeunes amants — qui se marient, une cérémonie
en principe irréversible — et la lucidité d’un barbon qui apprécie qu’il a perdu, mais
aussi il s’emploie à donner au public l’impression d’une certainegratuitéglobale qui
caractérise la disparition de l’agon.
Le dénouement de la comédie sert plutôt à adoucir la fin d’une pièce à
laquelle il a été un plaisir d’assister qu’à atténuer les tensions « stressantes » de la
vie sociale en général, qui est la fonction de la comédie elle-même. C’est pourquoi
le mécanisme « euphorisant » que l’on voit dans les dénouements comiques consiste
à la mise en évidence de lagratuité et de l’irréversibilité de la fin en question.
Cette gratuité s’exprime par ce que nous appellerons unerévolution à 360°:
la cristallisation autour du héros d’une société qui reproduit exactement celle qu’elle
remplace. Si les jeunes commencent par s’opposer aux structures sociales qu’ils
combattent avec détermination, ils finissent, enchasseur chassécomique, par les
accepter — dès qu’elles soutiennent leur nouvelle identité collective. C’est peut-être
grâce à une compréhension subtile de cette gratuité que Beaumarchais, tout en inti-
tulant sa plus célèbre pièceLa Précaution inutile, et en l’enchâssant dans elle-même,
ferait plus tard du comte Almaviva un barbon des plus « salauds ».Le Mariage de
Figaro oppose le barbier et son maître, lequel désire la fiancée de son valet.
Le caractère irréversible du dénouement, qui met fin à la tension agonistique
de la comédie, a été exprimé par des dramaturges classiques ; s’ils n’avaient pas les
309
outils théoriques pour décrire les mécanismes faisant rire, ils pouvaient néanmoins
décrire un dénouement idéal, qui estcompletet achevé(Forestier, 1996 : 246), de
sorte que le spectateur soit conscient que les mécanismes comiques de l’intrigue sont
tombés en ruines avec le « château de cartes » de la société du barbon.
Ce qui nous mène, finalement, à l’importance du mariage dans le dénouement
comique. Cette cérémonie, une institution culturelle, démontre que la société de la
vérité naturelleaccepteenfin l’autorité de la grammaire mythique, uneM-vérité,
quant au devenir phénoménologique de laP-identité socio-culturelle. En d’autres
termes, le spectateur voit l’harmonisation manichéenne qui fait disparaître
l’ambiguïté sémiotique identitaire : à la fin d’une comédie « grammaticale », tous les
personnages finissent par accepter la même loi culturelle qui n’est d’ailleurs rien
d’autre que celle que le spectateur voit comme la sienne. Le héros et son amante, s’il
y a lieu, atteignent ensemble une nouvelleP-identité authentique et légitime.
D’où l’importance, selon Corneille, de l’avènement d’une situation dans
laquelle le spectateur est « si bien instruit des sentiments de tous ceux qui y ont eu
quelque part, qu’il sorte l’esprit en repos, et ne soit plus en doute de rien ».1 Tous
les personnages, en dépit du conflit agonistique qui vient de s’achever, partagent
donc une seule visiongrammaticalement correctede l’état de choses phénoméno-
logique que constitue le dénouement. La société de la vérité naturelle se dissout, et
prend sa place à la tête d’une nouvelle société culturelle inclusive, bon gré mal gré,
des anciens rivaux. La mise en question de la vérité culturelle par la comédie n’a été
donc qu’éphémère, et le rire se montre, devant la menace du comique, conservateur.
1 Oeuvres complètes, G. Couton éd., Bibliothèque de la Pléiade, vol. III, 1987, p.125, cité parForestier (1996), p.246.
310
L’esthétique de la comédie doit donc, s’agissant d’un genre destiné à faire
rire, intégrer une théorie du comique ainsi qu’une sémiotique « existentielle et
anthropologique », pour reprendre les termes de Kalinowski (1985,cit. supra). La
structure de la comédie s’étant montrée conçue pour engendrer une disjonction
identitaire actantielle, nous pouvons conclure que l’hypothèse de Forestier (1996)
selon laquelle ce genre théâtral serait fondé sur la convention du mariage, n’est pas
justifiée ; la structure actantielle de la comédie montre plutôt que n’importe quelle
quête interdite par la grammaire sociale ambiante fournit une raison suffisante, du
point de vue du héros, de recourir à la ruse, et que celle-ci peut comporter toutes
sortes d’identités mythiques destinées à donner le change aux opposants.
C’est d’ailleurs Forestier qui, dans sa thèse de doctorat (1986), signale la
pertinence de ce problème esthétique identitaire dans le contexte de la comédie ; il
s’agit de sa citation de l’épigraphe choral deL’Heureuse constance(I,i) de Rotrou :
Comment pourra l’Amour finir heureusementCe que nous commençons par un déguisement?Un malheureux amant, après mille traverses,Mille voeux, mille cris, mille plaintes diversesRestant sans patience, et non sans passion,Trouve enfin du recours en cette invention,Voit sous de faux habits l’objet de sa pensée,Et cherche du remède à son âme blessée.Moi qui ne ressens point de pareilles douleurs,Qui n’ai jamais appris à répandre des pleurs,Qui trouve toute chose à mon dessein propice,J’imite un malheureux et j’use d’artifice.Comment pourra l’Amour finir heureusementCe que nous commençons par un déguisement?
Effectivement, le recours à la ruse face à l’impuissance socio-culturelle est
la trame essentielle de la comédie. Celle-ci n’est d’ailleurs pas nécessairement fondée
sur un vouloir sémiotique spécifié par l’amour. La fréquence de ce dernier motif est,
311
selon nous, attribuable à sa véritable ambiguïté ontologique : situé à mi-chemin entre
la nature et la culture, cette institution culturellecum« affliction » physiologique est,
selon la culture occidentale, un état naturel, tout en étant, pour le sémioticien anthro-
pologue, une construction sociale enrobée de diverses modalités intensionnelles. En
faisant partie de la culture du spectateur, l’amour est donc néanmoins susceptible
d’être caractérisé, à l’intérieur de la culture théâtrale, comme symbolisant la nature,
et donc, leprintempsesthétique qui caractérise le héros et son amante.
La société de la vérité naturelle est sans aucun doute une construction sociale
que la culture théâtrale dépeint, pour les raisons actantielles que l’on connaît, comme
étant l’antithèse des structures de la société de la vérité culturelle ; en réalité, la
dichotomie n’étant elle-même qu’un prétexte servant à faire de la comédie un
instrument sociocritique, les jeunes font le mêmetype de sémiotisation de leur
univers social que leurs rivaux ; c’est que le héros et ses adjuvants prennent une
position contre des institutions culturelles particulières dont ils ont la fonction
sémiotique de ridiculiser. Le fait qu’ils se trouvent toujours dans la difficulté devant
ces structures sociales est la conditionsine qua nonde la genèse des mécanismes
comiques de la comédie, notamment la disjonction identitaire axée sur le héros lui-
même. C’est là la parenté entre la poétique de la comédie et le phénomène du rire.
En termes de notre corpus, et en considérant la comédie du XVIIIe siècle en
général, il est possible d’identifier deux tendances importantes qui semblent
constituer la spécificité de cette époque théâtrale. Les structures sociales contem-
poraines mises en question par la comédie, moyennant la société de la vérité cul-
turelle, sont en général précisément celles qui sembleraient préoccuper la France de
312
l’époque, notamment l’ambiguïté entre les valeurs aristocratiques traditionnelles et
les nouvelles valeurs bourgeoises — bref, la comédie pose la question de la gratuité
de cette distinction de rang. On pourrait conclure que la dérision permanente aurait
fini par enlever à ces institutions sociales une partie de leur gravité. Un public
habitué à voir la nouvelle légitimité de la classe bourgeoise l’emporter sur les
anciennes structures conservatrices de l’aristocratie tendrait, selon nous, à être de
plus en plus capable de mettre ces dernières en question de façon critique et sérieuse.
Pour nous donc, il n’est aucunement coïncident qu’il s’agit du siècle des lumières,
durant lequel une nouvelle philosophie sociale s’est développée — et, qui est plus
grave, qui se terminerait par la Révolution de 1789.
Quant à la poétique de ce genre, il nous semble, comme nous l’avons déjà
signalé, que les dramaturges du XVIIIe siècle ont finalement la maîtrise, quoique
sous-jacente, de leurs structures : se rendant compte que les formes exagérées et
simples d’antan ne sont pas strictement nécessaires, et que la trame essentielle de la
comédie est attribuable à une instancesocio-culturelled’opposition, le dramaturge
de ce siècle est capable de médiatiser un degré de subtilité, de liberté et de théâtralité
jamais vu auparavant. La mise en scène comique deconventions socialescomme le
seul obstacle à l’amour des jeunes héros et leurs amantes prélude à la comédie des
manières dont le point focal principal vise exactement la structure des institutions
culturelles contemporaines. On pourrait donc proposer le schéma suivant de
l’évolution du genre comique : d’abord la comédie du barbon autorelativisant, ensuite
la comédie de la lutte inégale qui fait de l’identité du héros, et non le barbon, la
source centrale de son humour ; ensuite la comédie du style XVIIIe siècle, ou
313
l’opposant fort est remplacé par l’opposant faible qui ne sert qu’à figurativiser une
instance d’opposition immatérielle ; ensuite la comédie des manières du XIXe siècle
(cf. Wilde) ; et enfin la comédie la plus astructurale, la comédie moderne, dont les
diverses types desituationet d’inventiondonnent au dramaturge une liberté presque
totale, et qui font disparaître les différences génériques entre la comédie, le drame
et la tragédie, en faveur d’une poétique mixte dans laquelle les structures débordent
les unes sur les autres. C’est donc en grande partie Marivaux et Beaumarchais qui
introduisent dans la comédie française cette immatérialité de l’opposition si
nécessaire au passage du comédie du type moliéresque aux formes modernes. La
sémiotique « existentielle, équilibrée et anthropologique » conçue par Kalinowski
donne aux mécanismes comiques la visibilité nécessaire à observer cette tendance.
CONCLUSION
Si cette étude prend une forme tripartite comparable à un gâteau de noces, ce
n’est pas pour s’harmoniser avec l’esthétique printanière de la comédie, quoique la
comparaison amusante soit fortuite. C’est que l’épistémologie scientifique que nous
avons jugée adéquate et appropriée, vu le projet dont il a été question, est celle de
Dilthey et de Droysen. Leurs méthodes spéculative, explicative et interprétative font
de chacune de nos trois parties une méthodologie concluant et reposant sur la
précédente, de sorte qu’il ne nous reste en achevant cette étude que d’offrir quelques
remarquesen guise de conclusion. Il s’agira d’examiner brièvement, dans l’esprit
interprétatif de cette troisième partie, les similitudes qui se présentent entre nos
314
résultats, d’une part, et certaines métaphores susceptibles de contribuer à leur
compréhension d’autre part. Il s’agira aussi d’interpréter nos conclusions en termes
de leurs implications quant à la science déjà existante, et au vu de « mythes »
occidentaux et orientaux qui s’avèrent en quelque sorte les confirmer.
Si notre théorie ne soutient ni celle, proposée par Aristote et élaborée par
Hobbes, qui associe le plaisir du rire au narcissisme d’un riant « supérieur » au sujet
comique, ni celle de Freud et de Mauron qui voit dans le rire un phénomène
économique destiné à épargner « l’énergie psychique » que l’homme « mobilise à
tort », il est possible jusqu’à une certaine mesure de les accorder à notre vision du
comique : un problème épistémologique posant la question de lavéritédes structures
imaginaires de la culture humaine. Nous commençons par critiquer les deux théories
anciennes, pour passer ensuite à leur apport à la notre.
Premièrement, le fait qu’il est possible de rire de soi-même, ainsi que d’une
personne ou personnage que nous jugeons supérieur au reste de son milieu, montre
l’insuffisance de la théorie aristotélicienne-hobbesienne : on ne peut se sentir
supérieur à sa propre personne, d’une part, et la littérature comique moderne montre
plusieurs exemples d’un sujet comiqueadmirable qui ne fait rire qu’en vertu de
l’incongruité qui surgit entre sa culture et les structures sociales qui l’entourent.2
2 Cf. le personnage de Hrundi V. Bakshi, interprété par Peter Sellers dans la comédie de BlakeEdwards (1968) intituléeThe Party. Dans celle-ci, Bakshi est, avec une jeune actrice française qu’ilrencontre (le rôle de Michelle Manet est interprété par Claudine Longet) caractérisé comme étant bienplus cultivé, sincère et aimable que les « m’as-tu-vus » d’un Hollywood arriviste et corrompu. Lecomique de cette pièce filmique provient de la disjonction entre les structures culturelles que Bakshiprojette sur ses transactions avec les invités d’uneparty à laquelle il a été invitée par accident et lamanière dont un Hollywood très vain les voit, etsevoit. Cette disjonction interculturelle est d’ailleursinvestie des dichotomies « nature - culture », « jeunesse - vieillesse » et « bien - mal » que nousavons remarquées dans la comédie française du XVIIIe siècle. Bakshi et Manet, exclus des structuresdu pouvoir californiennes, se lient d’amitié avec les enfants adolescents des invités « adultes », tandisque le monde du cinéma américain se montre artificiel et fondée sur le chantage sexuel et financier.
315
La théorie de l’économie d’énergie psychique est également critiquable :
conçue au moment où la physique classique découvre dans la thermodynamique la
loi de conservation de l’énergie, les psychanalystes proposèrent un modèle « fluide »
qui a deux failles remarquables : l’existence de l’énergie psychique n’a pas été
démontrée dans le contexte de la « mobilisation » et de l’« économie », d’une part,
et l’expérience nous montre d’autre part plusieurs émotions qui, si « mobilisées à
tort » aboutissent à des réponses dysphoriques, dont la déception et la colère.
Or nous remarquons que les deux hypothèses semblent être fondées sur des
observations qui, exprimées autrement, peuvent jouer un rôle secondaire dans le
phénomène du rire. Si la vue d’un sujet comique qui « s’ignore » à la Socrate peut
faire rire lorsqu’il s’agit d’une méprise de son identité socio-culturelle comme
mécanisme situant le sujet par rapport aux structures sociales, les personnages
maladroits sont très facilement ridiculisés, de sorte que le barbon des comédies peut
très simplement être caractérisé comme étant un personnage « inférieur » ou « laid »,
d’où l’observation d’Aristote et de Hobbes. Selon nous il s’agit tout simplement de
la facilité d’assimiler une erreur avec une identité particulière la figurativisant. Or
notre théorie n’exclut pas que le plaisir narcissique préparerait le spectateur dans
certains cas, à appréhender un événement socio-culturel de manière légère, une
possibilité qui rappelle notre observation de la façon dont une péripétie improbable
« désarme » chez le spectateur son sens de la gravité. Ce sentiment de supériorité,
parce qu’euphorique, peut donc contribuer au plaisir du rire.
Pour ce qui est de la théorie freudienne, la perspective du « rire bouddhiste »
semble fournir une manière de l’accorder à nos observations. Le besoin d’exister
316
dans l’univers social, que nous avons comparé au caractère demanquedu Dasein
heideggerien, et que nous avons décrit dansl’hypothèse de la structuration sociale
immatérielleau début de la deuxième partie de cette étude, est, selon nous, une
source permanente de tension et d’angoisse chez l’être humain. Si l’humour3 peut
jouer un rôle de catharsis par rapport à cette nécessité « d’être reconnu en termes
d’une identité socio-culturelle » (p. 245), l’euphorie du rire pourrait comprendre un
soulagement de cette angoisse provoquée par le caractère « stressant » de la vie
sociale. Le rire bouddhiste serait donc l’expression naturelle d’une distanciation
libératrice de ces « soucis mondains » dont l’absence constitue lenirvana.
Certes, la qualité euphorique du rire constitue uneextravagancepar rapport
à la perspective socio-culturelle prescrite par toute culture. Cette « folie » éphémère
aurait donc la valeur protectrice, déjà postulée, contre l’angoisse que provoque, dans
la tragédie, la destruction d’une identité sociale chez le héros tragique. Dans le genre
tragique, cette destruction ne stimule pas chez le spectateur la perception d’une
désintension : cette « mort » purement socio-culturelle est toujours opérée par une
longue série de conjonctions sémiotiques, et le rire, comme nous l’avons vu, n’est
provoqué que par la disjonction d’une ou de plusieurs structures sociales.
Cette « extravagance » folle rappelle une description, de la main du romancier
Amin Maalouf (1993 : 77), de la fonction manifeste du « fou du village » dans le
hameau chrétien arabe de Kfaryabda dansLe Rocher de Tanios. Nous voyons ici une
très belle expression métaphorique du comique apparenté à cette folie :
3 Nous définissons l’humour comme la somme du stimulus que constitue le comique et la réponseque nous voyons dans le rire. L’humour signifie donc, entre autres, l’utilisation sociétaire délibéréedu comique dans le but de faire rire.
317
A chaque époque, commente le moine Elias, il s’est trouvé parmi les gens deKfaryabda un personnage fou, et lorsqu’il disparaissait, un autre était prêt à prendresa place comme une braise sous la cendre pour que ce feu ne s’éteigne jamais. Sansdoute la Providence a-t-elle besoin de ces pantins qu’elle agite de ses doigts pourdéchirer les voiles que la sagesse des hommes a tissés.
Ici ces « voiles » seraient les structures sociales, leur grammaire et les tabous
spécifiant leur conversion de la vérité mythique à la vérité phénoménologique. Car
selon nos observations, la fragilité des structures sociales fait du rire, en termes
métaphoriques,la perle de l’espèce humaine : un objet que l’on peut valoriser, qui
peut avoir une réelle beauté, malgré ses origines, qui le situe dans une réponse
instinctive à un stimulus « indésirable » qui menace les « tissus délicats » dont
l’organisme semble dépendre, dont il a besoin pour survivre.
La catharsis de la tragédie serait donc semblable à celle de la comédie, bien
que les causes stimulant chacune soient entièrement différentes : dans les deux cas,
il s’agit d’amoindrir la tension due à l’attachement instinctif et profond qui fait que
l’homme a besoin de ses structures socio-culturelles identitaires. Effectivement, il
est possible d’interpréter un fragment peut-être aristotélicien comparant la catharsis
tragique et comique, à savoir leTractatus coislinianus, de cette manière.4 Ce
fragment textuel, considéré (Reiss, 1993 : 224-5) comme étant d’une difficulté
interprétative considérable, semble selon nous assimiler la tragédie et la comédie,
malgré l’interprétation contraire signalée par Reiss :
4 Le texte original :η τραγωδια υφαιρει τα φοβερα παθηµατα τησ ψυχησ δι οικτου καδεους. [και οτι] συµµετριαν θελει εχειν του φοβου [...] κωµωδια εστι µιµησις πραξεως γελοιαςκαι αµοιρου µεγεθουσ, τελειας, <ηδοσµενω λογω> χωρις εκαστω των µοριων εν τοις ειδεσι,δρωντων και <ου> δι απαγγελιας, δι ηδονης και γελωτος περαινουσα την των τοιουτωνπαθηµατων καθαρσιν. (Aristote,Poética, réd. Diego Lanza, 1987 : Milano, Rizzoli.)
318
La tragédie purge les émotions peureuses de l’esprit en suscitant pitié et angoisse,et doit avoir cette correspondance à la peur [...] la comédie est l’imitation d’uneaction ridicule et privée de grandeur, [...] laquelle, en suscitant le plaisir et le rire,parvient à la purification de ces mêmes passions.
Ne serait-il pas possible que cette dernière tournure, « ces mêmes passions », se
rapporte plutôt aux mêmes sortes d’angoisse que purifie la catharsis tragique, et non
simplement le « rire » et le « plaisir », comme on pourrait l’entendre ici? Pourquoi
d’ailleurs l’homme aurait-il besoin de voir purger le rire et le plaisir? Pour nous, il
faut considérer la possibilité que le Philosophe rapprochait ici, comme il semblerait
raisonnable, les catharsis comique et tragique face aux soucis provenant de la
difficulté de créer et d’intégrer sa propre identité sociale dans les structures
culturelles complexes d’une société qui ajoute l’univers culturel au naturel dans
lequel existent le reste des animaux.
Ce passage duTractatusest imité par Eco (1985) dans son plus célèbre
roman, Le nom de la rose, comme introduction au deuxième tome (fictif) de la
Poétiqued’Aristote. La signifiance de cette oeuvre dans le contexte du roman est la
suivante : l’Église aurait supprimé trois textes anciens qui contredisent son dogme
selon lequel le rire serait provoqué par l’influence néfaste du diable ; ces trois textes
fictifs, qui sont basés sur des textes authentiques, diraient au contraire que c’est Dieu
qui créa le rire. Malheureusement, l’interprétation traditionnelle du fragment
aristotélicien ne fournit pas à ce sémiologue de quoi lier le rire et la religion, de
sorte que le lecteur ne voit pas la pertinence de cette prohibition de laPoétique II.
De nouveau, une interprétation modifiée selon notre étude semble fournir la
pertinence ecclésiastique que le roman cherche sans résultat positif. Si l’on admet
que le rire et le tabou socio-culturel ont la même fonction protectrice, on voit
clairement que notre théorie peut être exprimée en termes d’une allégorie biblique,
319
s’agissant de la notion judéo-chrétienne de la faute originelle. Celle-ci est considérée
selon la tradition chrétienne comme étant à l’origine du concept de l’impur, et
partant, comme la notion de l’imi en japonais antique (citée plus haut), de la culture
elle-même. La connaissance du bien et du mal serait donc la raison suffisante de
l’avènement de la culture, qui consiste en une série de structures sociales et les
tabous qui les rendent possibles en les protégeant contre la contradiction nature-
culture. On pourrait ainsi, dans le contexte religieux du roman d’Eco, attribuer au rire
une origine divine : si nous avons observé que le rire nous protège en préservant une
culture à laquelle nous avons besoin de croire, c’est que la culture elle-même est une
anomalie, une contradiction : elle est logiquement impossible. Nos tabous existent
pour nous permettre d’ignorer cette impossibilité, pour nous aveugler devant elle. Le
rire, la dernière ligne de défense pour ces « voiles que la sagesse des hommes a
tissés », serait peut-être, en termes métaphoriques, la miséricorde de Dieu ; son
premier don, l’arc-en-ciel originel, l’humour serait destinée à nous accompagner,
suite à la chute d’Adam, dans le paradis perdu, où l’unité de Nature et Culture, Éden,
n’existe plus, mais où notre mortalité, notre nature animale, est au moins supportable.
En somme, pour nous la comédie prend sa place à côté de la tragédie parmi
les formes littéraires les plus épiques et universelles. C’est pourquoi nous nous
sommes employés à essayer d’établir une méthodologie sémiotique susceptible de
l’expliquer et de le comprendre ; l’étude de la comédie est une science littéraire fort
nécessaire dont l’insuffisance — surtout à côté d’une compréhension totale de la
tragédie qui existe depuis l’époque d’Aristote — n’était que trop évidente et
regrettable. Il est, selon nous, temps de remettre la comédie à l’ordre du jour et,
malgré l’air paradoxal de cette notion, de la prendre désormais au sérieux.
320
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Explication et interprétation de la comédie au XVIIIe siècle :
pour une théorie sémiotique du comique
by
Peter G. Marteinson
A thesis submitted in conformity with the requirementsfor the degree of Doctor of Philosophy
Graduate Department of FrenchUniversity of Toronto
© 1997 by Peter Marteinson
INDEX
Actant-tabou 151Agent-tabou 151Alchimie 3Anthropologie 4Apel 23Apte 299Argumentum ad hominem 244, 247Aristote 241, 245, 315Assimilation 249Beaumarchais 40, 51, 65Benoist 19, 31Bergson 58, 62, 93, 260Beth 242, 245, 246Bouddhisme 100, 317Brentano 243Carnap 4, 292Carré sémiotique 17Chasseur chassé 135Chomsky 32Cicéron 170Comédie
esthétique 301Comique
absurde 285binaire 152elliptique 60épistémique 127, 283ontique 127, 283pseudo-utopophile 91utopophile 57
Corneille 310Danesi 10, 13Dasein 245Découverte 308Déculturation 73Degré d’acceptation 249Déguisement
absolu 121relatif 121
Dennett 63Dénouement 309Désignation 9Désintension 57, 249, 259Dilthey 5, 9, 19, 20, 24, 26, 40,
241, 244, 295Discrétisation 8Disjonction comique
définition 260Droysen 5, 23, 241Eco 319Exogène 61Farce 285Fontanille 8Forestier 311Freud 315Frye 41, 49, 54Gestalt 11, 242Greimas 10, 45Hegel 8, 292
Heidegger 57, 245, 295Hobbes 315Identité-idem 74Identité-ipse 74Illusion/dérision 305Imi 147Invention 304Ironie 281, 282Jalousie 8Jaspers 57Jung 15, 243Kalinowski 4, 13, 15, 33, 40, 57,
241Léonard de Vinci 28Leste intensionnel 116Lévi-Strauss 119, 243Maalouf 317Marivaux 160Martin 24, 241, 243, 245, 246, 248,
249Mauron 315Mendeleïev 262Molière 71Montesquieu 73Nietzsche 85Nirvana 100, 317Objet intensionnel 57Oedipe 186Ontologie sémiotique 293Parade 284Pavis 79Perron 10, 13Petitot 6Philèbe 30Piaget 242Platon 5, 30, 33Préférence 249Rabelais 60Reiss 318Relativisation 73Ricoeur 74Rire 296Sacer 147Sartre 13Satire 285Schéma actantiel 45Scherer 40, 53Shakespeare 24Signification 7, 9, 11Situation 303Socrate 30, 33, 62, 260Speze-Voigt 15Steiner 14Thérien 19Tractatus coislinianus 318Trott 164Übersfeld 63Véridiction 17Wismann 23
331
Sémiotique du comiqueExplication et interprétation de la comédie au XVIII e siècle
by
Peter G. Marteinson
A thesis submitted in conformity with the requirementsfor the degree of Doctor of Philosophy
Graduate Department of FrenchUniversity of Toronto ; PDF Version 3.1
© 1997 by Peter Marteinson