l’évolution du système chinois de mobilités touristiques

8
d epuis le 1er septembre 2004, date à laquelle les premiers groupes de touristes autorisés à se rendre France sont arrivés à Paris, il n’est plus possible de douter de l’actuelle métamorphose économique de la chine. ce grand pays, longtemps resté à l’écart des logiques du système-monde, s’est ainsi « éveillé » (Peyrefitte, 1973 et 1997) 1 . Les moyens financiers de ses habitants ont considérablement aug- menté, au point que les touristes chinois à Paris dépen- sent maintenant plus que les américains ou les Japonais. Pourtant, ceux qui espéraient faire affaire avec cette population touristique fraîchement débarquée se retro- uvent fréquemment piégés par leur incompréhension des pratiques sociales et spatiales chinoises; ces der- nières égratignant souvent les canons esthétiques des sociétés d’accueil. il en résulte qu’à Paris, par exemple, ce sont d’abord les entrepreneurs chinois qui s’occupent de la gestion du tourisme des chinois. ce constat montre que l’évolution du système de mobilités chinois est aujourd’hui au cœur des probléma- tiques touristiques mondiales. son étude doit donc nous préoccuper, ce qui est l’objet de ce court texte en forme de position de recherche. après un rappel de l’évolution récente du tourisme international chinois dans le monde (1), l’article insistera sur les résultats d’un travail de thèse 2 qui a cherché à mieux comprendre les logiques des pratiques touristiques chinoises en chine (2). ceci est un préalable à un travail plus vaste sur le système touristique chinois, ses logiques, ses pratiques, ses représentations, ses nouvelles mobilités et destinations internationales, objet d’un post-doctorat en cours (3). I. Les TourIsTes chInoIs sonT de pLus en pLus nomBreux à LéTranger sur la scène touristique internationale, la chine se manifeste de plus en plus en tant que pays émetteur: les ressortissants de la république populaire commen- cent en effet à sortir de leur pays et, en valeur absolue, ils dépenseraient plus à l’étranger maintenant que les Japonais. c’est pourquoi, même si ce tourisme interna- tional chinois touche encore peu les pays développés du nord, il constitue un marché que tous les profes- sionnels convoitent déjà. Le tourisme international chinois est récent, mais il se développe rapidement Les formes modernes du tourisme international chi- nois sont très récentes. de la création de la république populaire de chine en 1949 jusqu’à l’ouverture du pays par deng Xiaoping, seuls les dignitaires du Parti com- muniste et quelques officiels très encadrés étaient auto- risés à se rendre à l’étranger lors de visites officielles. La situation a changé avec l’ouverture du début des années 1980, mais le gouvernement n’encourageait pas encore ses ressortissants à pratiquer le tourisme international : seuls ceux qui se déplaçaient pour affaires ou lors de l’envoi à l’étranger de délégations officielles (souvent financées par le gouvernement ou une entreprise d’état) pouvaient alors faire du « tou- risme » dans des limites très restrictives. ce n’est qu’à la fin des années 1990 que le gouvernement a réelle- ment libéralisé la pratique du tourisme international, et ce, d’abord vers l’asie (verhelst, 2003). Le tourisme international chinois s’est d’abord orienté vers les régions administratives spéciales de Hong Kong et de macao, puis vers les pays frontaliers comme le viêt nam, la mongolie et la russie. il s’agis- sait, dans un premier temps, de simples relations de voisinage impliquant des déplacements de très courte durée et visant souvent à faire du « shopping » (à Hong Kong) ou à s’adonner aux jeux de hasard (à macao) La chine s’est cependant engagée depuis quelques 63 N° 31, mai 2011 e e s o o 1- Qui aurait lui-même emprunté le titre de son livre à la pré- diction de napoléon Bonaparte : « quand la chine s’é- veillera, le monde tremblera ». 2- Le tourisme intérieur chinois : approche géographique à partir de provinces du sud-ouest de la Chine, thèse de doc- torat en géographie, université de La rochelle, dirigée par Patrice cosaert et isabelle sacareau, soutenue le 27 novembre 2009. membres du jury : Patrice cosaert, Philippe duhamel, richard maire (rapporteur), isabelle sacareau, messieurs thierry sanjuan et Philippe violier (rapporteur). L’évolution du système chinois de mobilités touristiques Benjamin Taunay eso - angers université dangers - umr 6590 cnrs

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Page 1: L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

depuis le 1er septembre 2004, date à laquelle

les premiers groupes de touristes autorisés

à se rendre France sont arrivés à Paris, il

n’est plus possible de douter de l’actuelle métamorphose

économique de la chine. ce grand pays, longtemps

resté à l’écart des logiques du système-monde, s’est

ainsi « éveillé » (Peyrefitte, 1973 et 1997)1. Les moyens

financiers de ses habitants ont considérablement aug-

menté, au point que les touristes chinois à Paris dépen-

sent maintenant plus que les américains ou les Japonais.

Pourtant, ceux qui espéraient faire affaire avec cette

population touristique fraîchement débarquée se retro-

uvent fréquemment piégés par leur incompréhension

des pratiques sociales et spatiales chinoises; ces der-

nières égratignant souvent les canons esthétiques des

sociétés d’accueil. il en résulte qu’à Paris, par exemple,

ce sont d’abord les entrepreneurs chinois qui s’occupent

de la gestion du tourisme des chinois.

ce constat montre que l’évolution du système de

mobilités chinois est aujourd’hui au cœur des probléma-

tiques touristiques mondiales. son étude doit donc nous

préoccuper, ce qui est l’objet de ce court texte en forme

de position de recherche. après un rappel de l’évolution

récente du tourisme international chinois dans le monde

(1), l’article insistera sur les résultats d’un travail de

thèse2 qui a cherché à mieux comprendre les logiques

des pratiques touristiques chinoises en chine (2). ceci

est un préalable à un travail plus vaste sur le système

touristique chinois, ses logiques, ses pratiques, ses

représentations, ses nouvelles mobilités et destinations

internationales, objet d’un post-doctorat en cours (3).

I. Les TourIsTes chInoIs sonT de pLus en

pLus nomBreux à L’éTranger

sur la scène touristique internationale, la chine se

manifeste de plus en plus en tant que pays émetteur:

les ressortissants de la république populaire commen-

cent en effet à sortir de leur pays et, en valeur absolue,

ils dépenseraient plus à l’étranger maintenant que les

Japonais. c’est pourquoi, même si ce tourisme interna-

tional chinois touche encore peu les pays développés

du nord, il constitue un marché que tous les profes-

sionnels convoitent déjà.

Le tourisme international chinois est récent,

mais il se développe rapidement

Les formes modernes du tourisme international chi-

nois sont très récentes. de la création de la république

populaire de chine en 1949 jusqu’à l’ouverture du pays

par deng Xiaoping, seuls les dignitaires du Parti com-

muniste et quelques officiels très encadrés étaient auto-

risés à se rendre à l’étranger lors de visites officielles.

La situation a changé avec l’ouverture du début des

années 1980, mais le gouvernement n’encourageait

pas encore ses ressortissants à pratiquer le tourisme

international : seuls ceux qui se déplaçaient pour

affaires ou lors de l’envoi à l’étranger de délégations

officielles (souvent financées par le gouvernement ou

une entreprise d’état) pouvaient alors faire du « tou-

risme » dans des limites très restrictives. ce n’est qu’à

la fin des années 1990 que le gouvernement a réelle-

ment libéralisé la pratique du tourisme international, et

ce, d’abord vers l’asie (verhelst, 2003).

Le tourisme international chinois s’est d’abord

orienté vers les régions administratives spéciales de

Hong Kong et de macao, puis vers les pays frontaliers

comme le viêt nam, la mongolie et la russie. il s’agis-

sait, dans un premier temps, de simples relations de

voisinage impliquant des déplacements de très courte

durée et visant souvent à faire du « shopping » (à Hong

Kong) ou à s’adonner aux jeux de hasard (à macao) La

chine s’est cependant engagée depuis quelques

63

N° 31, mai 2011

ee s o

o

1- Qui aurait lui-même emprunté le titre de son livre à la pré-diction de napoléon Bonaparte : « quand la chine s’é-veillera, le monde tremblera ». 2- Le tourisme intérieur chinois : approche géographique àpartir de provinces du sud-ouest de la Chine, thèse de doc-torat en géographie, université de La rochelle, dirigée parPatrice cosaert et isabelle sacareau, soutenue le 27novembre 2009. membres du jury : Patrice cosaert, Philippeduhamel, richard maire (rapporteur), isabelle sacareau,messieurs thierry sanjuan et Philippe violier (rapporteur).

L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

Benjamin Taunay

eso - angers

université d’angers - umr 6590 cnrs

Page 2: L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

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eso, travaux & documents

années dans une politique de libéralisation continue du

tourisme. elle fait ainsi progresser la demande touris-

tique en asie. Parallèlement à cette libéralisation, nous

assistons à un accroissement de l’offre des compagnies

aériennes à bas coût qui ouvrent notamment la porte de

l’asie à des chinois chaque année plus nombreux. de

cinq millions en 1995, le nombre des touristes interna-

tionaux chinois est passé à 29 millions en 2004 (soit

une hausse de 43 % par rapport à 2003), et il a atteint

le record de 36 millions en 2006 selon l’omt (organi-

sation mondiale du tourisme).

Les chinois qui vont à l’étranger, souvent pour la

première fois, sont en grande majorité originaires des

grands centres urbains, tout particulièrement de Pékin,

shanghai et canton. ce sont des privilégiés qui repré-

sentent sans doute moins de 10 % de la population des

grandes métropoles.3 L’omt prévoit cependant qu’ils

pourraient être 100 millions en 2020.

Les touristes chinois voyagent principalement

en asie du sud-est

si les chiffres actuels du tourisme international chi-

nois font rêver, il convient toutefois de les analyser avec

attention. d’abord, ce tourisme international touche sur-

tout les pays asiatiques (32,5 millions de touristes, soit

90,3 % des destinations en 2006), principalement le

sud-est asiatique. en second lieu, environ 70 % des

chinois qui voyagent en asie se rendent simplement à

Hong Kong et macao (22,8 millions de touristes), ce qui

réduit le nombre de vrais touristes internationaux chi-

nois, c’est-à-dire de touristes voyageant réellement

hors de chine (Hong Kong et macao font partie de la

chine populaire) à environ 10 millions d’individus seu-

lement. encore ce nombre est-il à relativiser: nombreux

sont en effet les chinois du continent qui, bien que

comptabilisés comme touristes internationaux, se ren-

dent en asie du sud-est pour voir des membres de leur

famille ou pour y conclure des affaires (ou les deux à la

fois bien souvent!). Le nombre total des touristes inter-

nationaux chinois est cependant en progression rapide

et constante.

Pour leur premier déplacement à l’étranger, les chi-

nois choisissent généralement d’effectuer un circuit les

menant de Hong Kong à la thaïlande, via la malaisie et

singapour. Les voyages vers le Japon, la corée du sud

et les états-unis n’apparaissent qu’ensuite pour des rai-

sons fort simples: proximité, prix peu élevés et facilités

de services en langue chinoise sont le propre des des-

tinations du sud-est asiatique. elles sont en outre les

premières à avoir obtenu le label « destination touris-

tique autorisée » (dta). cette distinction s’obtient par la

conclusion d’un accord bilatéral sur le tourisme par

lequel un gouvernement étranger permet aux groupes

de touristes chinois de voyager sur son territoire. Le

premier accord (en omettant Hong Kong et macao) a

été signé en 1997 avec l’australie. La signature d’un

accord dta pour le pays d’accueil est évidente: une

étude conduite par deux compagnies américaines a

montré qu’un chinois dépense en moyenne 1900 dol-

lars à l’occasion d’un voyage en asie (à Hong Kong et

macao, le montant des dépenses s’élève même à

2185 dollars, compte tenu des opportunités d’achat de

produits peu ou pas taxés).

Les touristes chinois sont désormais autorisés à

voyager dans presque tous les pays d’asie (même la

corée du nord a été reconnue destination touristique

autorisée le 3 septembre 2008). La concurrence pour

attirer ces touristes devient donc rude. ouvert aux tou-

ristes chinois en 2000, le Japon cherche par exemple à

attirer de plus en plus les chinois en multipliant les des-

tinations et en assurant la promotion de circuits par des

agences spécialisées. en 2005 pourtant, 650000 tou-

ristes de chine continentale seulement se sont rendus

au Japon, contre 1750000 sud-coréens et 1270000

taiwanais. de l’autre côté du Pacifique, les états-unis

sont une destination autorisée depuis le 11 décembre

2007. cette autorisation pourrait apporter environ

540000 touristes chinois aux états-unis d’ici à 2011

selon la commission sino-américaine du commerce.

même le mexique cherche à son tour à attirer les tou-

ristes internationaux chinois, car ceux-ci dépensent

beaucoup et le pays cherche à diversifier ses clientèles

traditionnelles, essentiellement nord-américaines.

suite à l’élection en mars 2008 d’un président moins

indépendantiste que son prédécesseur, même l’île de

taiwan s’est rapprochée de la chine. alors qu’il fallait

quatre heures pour se rendre en chine depuis l’île (pas-

sage obligé par Hong Kong, pas de vols directs), des vols

L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

3- 300 000 chinois sont considérés comme étant trèsriches, disposant d’un patrimoine supérieur à 1 million dedollars américains, hors immobilier (goldman sachs asia,2004).

Page 3: L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

directs entre taipei et différentes villes de la chine conti-

nentale sont mis en place à partir de juillet 2008. Le tou-

risme qui se développe est ici l’expression du retour des

relations diplomatiques entre taipei et Pékin, et c’est

pourquoi les vols touristiques sont nommés « avions de

la paix ». Les vols touristiques permettent également

de relier les familles des deux rives du détroit. surtout,

l’île de taiwan se retrouve complètement reliée au

continent, le mince détroit n’est plus une frontière. Le

tourisme est donc un moyen de normaliser les rela-

tions économiques et financières entre les deux rives

(les entreprises taïwanaises investissent depuis long-

temps au Fujian et sous-traitent une grande partie de

leur production).

II. Le TourIsme InTérIeur chInoIs: L’IncuBa-Teur du sysTème de moBILITés chInoIs?

de nombreux acteurs dans le monde souhaitent

donc attirer les touristes chinois du continent - sous cou-

vert de meilleures relations diplomatiques et écono-

miques pour les états, dans un objectif de diversification

des clientèles internationales pour les acteurs privés -

mais encore peu d’acteurs comprennent ce que recher-

chent les touristes chinois à l’étranger. Peu d’entre eux

profitent alors de l’évolution du système de mobilités

touristiques internationales chinois, ce qui pourrait être

revu si l’on se penchait sur l’étude du tourisme intérieur

chinois (les déplacements à des buts non profession-

nels des ressortissants de chine populaire au sein de

leur pays). L’analyse des rapports au paysage, à la

nature, à la plage, etc. pourrait être mise à profit pour

mieux adapter les produits touristiques internationaux à

la demande chinoise.

état des lieux du tourisme intérieur chinois

c’est cette analyse qui a été menée dans le travail

de thèse. Le premier constat s’intéresse au poids de

ce phénomène: malgré de nombreuses confusions

statistiques, il est évident que le tourisme intérieur chi-

nois dépasse largement le tourisme international en

chine. en nombre de touristes tout d’abord (entre 10

et 15 millions de « véritables » touristes internationaux

contre environ 300 millions de touristes intérieurs) et

en recettes liées à cette activité (30 milliards de dollars

pour le tourisme international contre 110 milliards de

dollars pour le tourisme intérieur4).

65

N° 31, mai 2011

ee s o

o

La très grande majorité des touristes intérieurs sont

originaires des plus importantes zones urbaines de l’est

du pays et le tourisme intérieur chinois est donc d’abord

le reflet de l’émergence actuelle de la classe moyenne

urbaine des provinces côtières. ces touristes se ren-

dent principalement dans les grandes villes côtières,

mais aussi dans quelques provinces du sud du pays (le

nord de la chine émet plus qu’il ne reçoit de touristes et

c’est l’inverse au sud), le sichuan, le Yunnan, le Hunan,

Hainan et bien sûr la province du guangdong, qui abrite

la ville de canton, longtemps la ville la plus riche de

chine (située de plus dans le delta de la rivière des

Perles, région qui abrite également la région spéciale

de Hong Kong). La deuxième principale destination des

touristes chinois à l’échelle du pays est des zones

« d’intérêt paysager et historique national », des lieux

touristiques centrés sur des sites connus et visités par

des nobles depuis la dynastie des ming au moins

(début du Xve siècle: nyiri, 2006; taunay, 2010). Pour-

quoi cette évidence?

Les pratiques spatiales des touristes intérieurs

dans la deuxième partie de la thèse, la méconnais-

sance des habitudes touristiques chinoises, due à la

rareté des expertises sur ces loisirs émergents, a été

compensée par une analyse du regard de ces touristes

sur différents types d’espaces. c’est la partie la plus

importante de la thèse, car cette analyse nous ren-

seigne également sur le regard que ceux-ci portent

dans le contexte des destinations internationales. tout

d’abord, l’origine géographique n’est par exemple pas

un élément qui influence les pratiques touristiques chi-

noises, du moins dans l’espace national: que les tou-

ristes soient originaires de Pékin, de shanghai ou d’une

autre région de chine, les mêmes pratiques seront obs-

ervées dans un même lieu5. en revanche, l’âge des tou-

ristes est une donnée fondamentale pour la compré-

L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

4- en raison de la persistance d’une douane entre le conti-nent et ses régions spéciales et en raison d’une histoire etd’une société relativement différente de celle de la chinepopulaire, nous avons exclu le tourisme en provenance ouvers ces régions spéciales de la définition même du tou-risme intérieur chinois.5- méthodologiquement, cette thèse s’appuie sur un corpusde 300 touristes chinois interrogés avec un questionnairesur leurs pratiques et représentations touristiques, sur desentretiens auprès de professionnels du tourisme et sur desobservations non participantes. Pour plus de détail, voir :taunay B. (2010), « Le plus beau paysage sous le ciel : lespratiques et les lieux des touristes intérieurs chinois », Notesde recherche de l’IAO, n° 3(accessible sur : http://dpiao.hypotheses.org/).

Page 4: L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

66

eso, travaux & documents

hension des comportements. Les différentes « généra-

tions » de touristes n’ont pas connu les mêmes événe-

ments tourmentés de l’histoire récente de la chine. Par

exemple, la révolution culturelle a indubitablement

marqué les esprits de l’époque, et orienté les regards

de ces voyageurs aujourd’hui quinquagénaires.

ensuite, l’assertion fermement établie sur l’idée d’un

tourisme grégaire est à considérer avec précaution. La

tendance à se rendre dans les lieux de séjour de façon

individuelle, en sollicitant les services d’une agence

locale une fois sur place, est à la hausse. Les chinois

rejoignent alors un groupe d’individus, donnant ainsi

« l’illusion » de voyager uniquement en groupe. L’affir-

mation que le tourisme intérieur devient de plus en plus

autonome et que de nouvelles pratiques y voient le jour

est ainsi plus réaliste, comme nous l’avons décrit dans

un deuxième temps. en effet, des différences de plus

en plus considérables interviennent entre les touristes

selon qu’ils sont « autonomes » ou « grégaires ». ces

derniers visitent uniquement des « hauts-lieux touris-

tiques », connus de tous, et dans lesquels l’incontour-

nable cliché photographique est formaté, pose et

arrière-plan bien définis. même dans des sites naturels,

les touristes en groupe suivent avec attention les expli-

cations du guide, repérant des détails dans le paysage

que les touristes internationaux ne remarquent pas. Les

collines sont ainsi nommées et les formes des cavités

dans les grottes suggèrent aux aménageurs - suivant

en cela les descriptions des visiteurs de la dynastie des

ming et des Qing6 - des scènes qui, avec des jeux de

lumières et d’ombre, « prennent forme » 7.

Quant aux touristes plus autonomes dans le choix

de leurs lieux de vacances, si les qualifier « d’indivi-

duels » semble prématuré (ils partent d’abord avec de

nombreux individus et rarement « entre amis », ou

même seuls), ces « nouveaux » touristes ont néan-

moins des « réflexes » touristiques originaux, en se diri-

geant par exemple vers des lieux ignorés du tourisme

de masse. cet écart n’est cependant pas systématique,

cette catégorie de touristes ne cherchant pas forcément

à sortir des lieux les plus fréquentés. en cela ils se

démarquent encore nettement des backpackers occi-

dentaux, démontrant que le tourisme des sociétés occi-

dentales et le tourisme chinois prennent encore des

voies différentes dans les lieux où ils se rencontrent.

Les touristes qui ont par exemple connu la révolu-

tion culturelle, notamment ceux qui ont été envoyés à la

« campagne », préfèrent éviter de se rendre dans les

espaces ruraux. ce préjugé s’est diffusé dans l’en-

semble de la société chinoise, société aux aspirations

aujourd’hui d’abord modernes. La conséquence directe

sur le tourisme se révèle par une préférence envers la

ville et les parcs à thèmes qui proposent une vision

« édulcorée » de la réalité paysanne. de manière géné-

rale, les touristes intérieurs apprécient ces espaces,

lieux d’un certain « entertainment ». Les touristes occi-

dentaux, eux, préfèrent les espaces « authentiques »,

sans transformations majeures ni visibles. La plage de

Beihai, dans le sud-ouest du pays, est par exemple un

espace pour les touristes intérieurs, les aménagements

y étant nombreux et singuliers. Les chinois veulent ce

site bruyant et animé (« renao »), ce qui y favorise la

sociabilité. ils y viennent cependant de manière indivi-

duelle, attestant que les plaisirs de la plage restent une

pratique importée de l’extérieur et ne convenant pas au

goût de tous. une « réinterprétation » des pratiques

occidentales est ici nécessaire, ce qui produit de nou-

velles modalités des usages de cet espace.

3. commenT Les chInoIs sonT devenus Tou-rIsTes

cette analyse du tourisme intérieur chinois, de ses

pratiques et des représentations qui guident ces tou-

ristes n’est qu’une première étape. Le système des

mobilités touristiques chinois se complexifie à l’échelle

internationale, de nouvelles destinations apparaissant

régulièrement pour cette population. La liste des desti-

nations autorisées augmente chaque année et une

clientèle de « repeaters », des touristes qui reviennent

dans une destination déjà visitée, fait son apparition.

une véritable expérience touristique internationale chi-

noise se met en place et il s’agit aujourd’hui, ce qui est

l’objet d’un programme post-doctoral, d’étudier ce phé-

L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

6- La dynastie des ming commence en 1368 et se termineet 1644 pour laisser la place à la dynastie des Qing, qui ellese termine avec l’avènement de la république de chine en1911. 7- ce point, les particularités du regard chinois sur le pay-sage est ici volontairement très peu développé, puisqu’il afait l’objet d’une publication récente, à partir de l’exempledes paysages du sud-ouest de la chine. voir ainsi : taunayB. (2010) « regard chinois sur le plus beau paysage sous leciel », Teoros, volume 29, n°2, p. 26-34.

Page 5: L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

67

N° 31, mai 2011

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o

nomène, les attentes de ces touristes ainsi que leurs

images de la France pour mieux planifier la promotion

du tourisme de demain.

L’évolution des destinations et des mobilités

chinoises en europe

on constate en effet que les ressortissants chinois

sont chaque année de plus en plus nombreux à l’é-

tranger (supra), et qu’ils se dirigent principalement vers

les grandes villes et surtout les capitales. Plus de

500000 touristes chinois ont ainsi visité Paris en 2009.

on observe également qu’une fraction de chinois se

dirige maintenant vers des destinations moins connues,

que ce soit pour du tourisme ou pour affaires. ce phé-

nomène d’évolution des mobilités et des destinations

internationales chinoises reste peu traité par la

recherche scientifique8, alors même qu’il intéresse

toutes les villes moyennes européennes qui souhaite-

raient attirer cette nouvelle clientèle de touristes et

d’hommes d’affaires.

un état de l’art montre, logiquement, le nombre de

plus en plus important d’études et articles analysant, sou-

vent quantitativement, l’importance croissante de ce phé-

nomène. Les notions « d’hospitalité », de « satisfaction »

(Heung, 2000), voire de « choix des restaurants » (Law,

to et goh, 2008), sont toutefois encore souvent au cœur

des préoccupations. L’importance du « marché » chinois

l’emporte à bien des égards sur l’analyse des pratiques

touristiques et, a fortiori, sur l’étude des représentations

qui guident ces dernières. ces dernières années ont tou-

tefois vu apparaître une nouvelle manière de considérer

le tourisme international chinois, il s’agit de se pencher

sur les « motivations », mais pour éclairer des « percep-

tions » (Hsu et Huang, 2005). d’autres auteurs interro-

gent ainsi « l’émergence » de ce tourisme non occidental

et son regard sur l’autre, en termes de « différences » et

de « familiarités » (Yuk Wah, 2001 et 2006). il s’agit main-

tenant d’étudier les « performances » (chapuis, 2010)

des touristes chinois à la lumière de leurs souhaits, aspi-

rations, motivations.

il est aussi possible de formuler un autre paradigme.

on sait en effet qu’avec le temps on observe une

« complexification des pratiques personnelles »: les

touristes sont en « apprentissage de compétences », ce

L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

8- seul un chercheur en europe publie régulièrement desétudes sur le tourisme international chinois. il s’agit de l’al-lemand Wolfgang arlt qui a crée le « china outbound tou-rism research institute » (cotri).

Touristes sur la plage à Beihai (Taunay, 2006)

Cette photo nous montre le bord de mer à la plage d’Argent à Beihai.

En premier plan un groupe de touristes (reconnaissables aux casquettes

jaunes) vient se tremper les pieds en se protégeant du soleil avec des

ombrelles. On vient en famille, comme le montre la jeune fille à la robe

rose. En arrière-plan, des touristes se baignent mais personne ne nage.

Certains sont habillés mais tous ne dépassent pas le niveau de l’eau aux

genoux, voire à la taille.

Page 6: L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

qui implique de nous pencher sur l’« historicité des pra-

tiques » (duhamel, 2007). en nous plongeant sur la

manière et les temps forts au cours desquels les chi-

nois sont devenus touristes, nous pouvons alors peut-

être comprendre les mobilités internationales chinoises

au prisme de leurs expériences touristiques; des com-

pétences mobilitaires (shehui ziben) passées et des

représentations de l’étranger que ces individus ont pro-

gressivement construites. Quelles ont été les pratiques

en tant qu’enfant? comment ont évolué les destinations

de l’enfance à l’âge adulte? Quand, comment et où la

connexion internationale s’est-elle faite?

enquête sur les touristes chinois qui revien-

nent en France

méthodologiquement, ceci sous-entend d’aller à la

recherche d’événements passés marquants, en écou-

tant des récits de « vie touristique », des entretiens bio-

graphiques poussés. nous avions tout d’abord pensé,

en concertation avec deux géographes, Philippe

duhamel9 et Philippe violier, établir un questionnaire et

grâce aux réponses recueillies, construire une grille

d’entretien. en fonction du grand nombre de réponses

attendues (plus de 10000), nous pensions établir un

échantillon suffisant face au nombre de la population

chinoise. toutefois, après une séance de travail avec

une collègue gestionnaire de l’itBs, il est apparu évi-

dent que c’est la manière inverse qui pouvait plutôt

porter ses fruits : les entretiens (exploratoires, au

nombre d’une dizaine) permettent de déceler des

modalités de réponse, que l’on réinjectera ensuite dans

le questionnaire. ce dernier étant plus ciblé, en parti-

culier sur l’échantillon et avec quelques questions fil-

tres. ainsi, pour l’enquête par questionnaire, nous n’a-

vions plus besoin d’un échantillon très large, comme

prévu au départ. au contraire, un grand échantillon

n’est pas forcément le gage d’un travail représentatif,

même dans une société de plus d’un milliard d’indi-

vidus… un travail plus ciblé sur un millier d’individus

devrait être « suffisant ».

nous avons ensuite cherché à élargir la dimension

interdisciplinaire de ce travail en confrontant nos hypo-

thèses et outils au regard d’un collègue sociologue. sa

première remarque a concerné l’échantillon qui doit

68

eso, travaux & documents

établir des catégories au sein des touristes que l’on

cherche à interroger afin d’avoir un propos plus cohé-

rent. tout d’abord, nous envisageons de travailler sur

les touristes chinois qui reviennent en France, ce qui

permet de limiter le champ (au sens sociologique du

terme). ensuite nous choisissons de travailler sur ceux

d’entre eux qui reviennent par agence: il apparaît en

effet qu’il est très difficile de revenir en France dans un

groupe de moins de cinq personnes, condition exigée

par le gouvernement français. il semble que la quasi-

majorité de ceux qui demandent des visas individuels

voit leur demande refusée… un entretien avec un pro-

fessionnel chinois du tourisme en France confirme

cette difficulté à obtenir un visa pour un aspirant tou-

riste chinois, à tel point que ce professionnel préfère

maintenant, ainsi que nombre de ses collègues, se

tourner vers les Français souhaitant se rendre en

chine.

on dénombre environ 500 agences réceptives en

France accréditées pour recevoir des groupes de tou-

ristes chinois. au sein de celles-ci il faut distinguer plu-

sieurs groupes en fonction de catégories (selon le

capital de l’entreprise, le nombre de touristes reçus,

l’ancienneté dans ce phénomène, etc.). dans un

second temps, nous devons réaliser des entretiens

auprès de deux à trois agences par groupes10, ce qui

devrait permettre d’identifier des « types idéaux » (au

sens de max Weber: construction théorique de profils

sociaux que l’on pousse à l’extrême) de touristes, aux-

quels on fait passer des entretiens exploratoires (pour

voir si rien n’est oublié). enfin vient la phase des ques-

tionnaires, ciblés en fonction des types idéaux. Le

questionnaire se fait en ligne, mais pas au hasard: un

mailing est organisé avec les fichiers obtenus auprès

des tours opérateurs. idéalement, il serait nécessaire

de compléter cette phase par des entretiens biogra-

phiques très approfondis où l’on choisit les répondants

en fonction de catégories (types idéaux).

L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

10- Les questions à poser sont alors : quelles sont les ten-dances au sein de ce phénomène, pourquoi les touristeschinois reviennent-ils (ou pas), quelles sont les particularitésgéographiques (foyers émetteurs) ou/et sociaux, le lien avecl’entreprise, comment les to communiquent-ils pour fairerevenir ces touristes, pourquoi la plupart ne reviennent-ilspas, etc. s’ils reviennent, font-ils les mêmes choses, oùvont-ils, combien de temps restent-ils (plus que la premièrefois ou non ?)9- tuteur de ce travail postdoctoral.

Page 7: L’évolution du système chinois de mobilités touristiques

applications de la recherche menée

La réflexion qui est ici proposée entend associer des

caractères fondamentaux et des aspects plus opération-

nels: en comprenant mieux les pratiques des touristes chi-

nois, on peut imaginer les destinations de demain et donc

aider les différents territoires à mieux capter cette nouvelle

clientèle. cette approche générale sera donc dans un der-

nier temps reprise pour réaliser une étude de faisabilité

pour le territoire angevin et le maine-et-Loire afin de capter

la clientèle chinoise. comment une destination touristique

proche d’une capitale, recevant plus de 1,1 million de tou-

ristes (en 2007, à 36 % internationale), peut-elle diversifier

son offre pour s’adapter aux attentes de la clientèle chi-

noise?

La recherche de ces informations conduira également

à la constitution d’une base de données regroupant les

principaux acteurs touristiques et les entreprises en lien

avec la chine, en particulier la province du shandong avec

laquelle la ville d’angers et le conseil général du maine-et-

Loire entretiennent des liens depuis 2006. Plus générale-

ment, ce travail sera ainsi une aide à l’accueil de touristes

et d’entrepreneurs chinois. il pourra également servir de

base pour tous ceux qui souhaitent travailler avec le

marché chinois.

L’étude de faisabilité qui est partie prenante du post-

doctorat, visant à apprécier la possibilité de capter la clien-

tèle chinoise viendra renforcer les liens entre les cher-

cheurs et les collectivités territoriales, tout en donnant à

ces dernières la possibilité de se développer à l’interna-

tional, vers une destination qui capte les regards du

monde entier.

conclusion

de plus en plus présents à l’international, les visiteurs

chinois trouvent encore peu d’offre adaptée à leurs

demandes, en particulier dans le secteur touristique. après

avoir cherché à mieux cerner les logiques du regard tou-

ristique chinois en chine, ce projet postdoctoral propose

donc de mettre en lumières des mobilités contemporaines

qui ont une influence grandissante sur les territoires des

villes moyennes et leurs aménagements. il s’inscrit dans

les axes de recherche de l’umr eso au sein du site

angevin. cette meilleure connaissance des mobilités chi-

noises et de leurs nouvelles destinations permettra égale-

ment de comprendre comment certaines destinations sont

devenues fréquentées par les chinois et d’analyser si ces

mobilités proposent un nouveau modèle.

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N° 31, mai 2011

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