l'État, ses origines, son évolution et son avenir, par franz...

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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France L'État, ses origines, son évolution et son avenir, par Franz Oppenheimer,... traduit de l'allemand par M. W. Horn

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  • Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

    L'État, ses origines, sonévolution et son avenir, par

    Franz Oppenheimer,... traduitde l'allemand par M. W. Horn

    http://www.bnf.frhttp://gallica.bnf.fr

  • Oppenheimer, Franz. L'État, ses origines, son évolution et sonavenir, par Franz Oppenheimer,... traduit de l'allemand par M. W.Horn. 1913.

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  • •"HÈQUE INTERNATIONALE DE DROIT PUBLICpubliée sous la direction de

    i JÈZE, professeur adjoint à l'Universilé de Paris

    L'ÉTATSES ORIGINES ^

    SON EVOLUTION ET SON AVENIR

    PAU

    FRANZ OPPENHE1MERPj'ivatdoccnt ;i l'Université dû Berlin

    TRADUIT DE L' Ai LE M ANDPar M. W. HORN

    PARISM. GIARD & E. BRIÈRE

    LIBRAIRES-ÉDITEURS

    16, rue Sou/jlot cl rue Toullier, 12

    1913 ' '

  • 'W ÉTATS-ÉS ORIGINES

    SON ÉVOLUTION ET SON AVENIR

  • BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE DE DROIT PUBLICpubliée sous la direclion de

    Gaston JÈZE, professeur adjoint à l'Université de Paris

    L'ÉTAT'C/^/SES ORIGINES

    SON ÉVOLUTION ET SON AVENIR

    PAR

    FRANZ OPPENHEJMERPrivatdocent à l'Université de Berlin

    TRADUIT DE L' ALLEMANDPar M. W. HORN

    PARISM. GIARD & E. BR1ÈRE

    LIBRAIRES-ÉDITEURS

    16, rue Soufflot el rue Toullier, iî

    1913

  • L'ÉTAT

    ftWIlNES, SON ÉVOLUTION ET SON AVENIR

    INTRODUCTION

    a) Définitions de l'Etat

    L'étude que contiennent ces pages est un essaiexclusivement sociologique sur la nature de l'Etatconsidéré du double point de vue de l'histoire phi-losophique et de la théorie économique : le côtéjuridique reste en dehors de notre sujet. Nous sui-vrons l'iïtat, en tant que phénomène socio-psycho-logique, au cours de son évolution depuis ses ori-ginesjusqu'à ses formes constitutionnellescontem-poraines et nous essayerons d'établir sur ces basesune prognose raisonnée de son développementultérieur. Nous nous attacherons à l'essence mêmede notre sujet, nous inquiétant peu des formes

    Oppenheiraer 1

  • •2 L'ÉTAT

    légales extérieures dans lesquelles se poursuit lavie internationale et intra-nationale. Notre but,en un mot, est d'apporter une contribution à laphilosophie de l'Etat et nous ne toucherons audroit politique qu'en tant que ce droit, dans saforme universelle et commune à toutes les sociétés,peut être considéré comme problème.

    Toutes les maximes de droit politique se trou-vent donc écartées d'avance de notre examen. Demême un simple coup d'oeiljeté sur les diversesdéfinitions de l'Etat suffit à nous convaincre qu'ilserait vain d'en attendre une élucidation quelcon-que quant à la nature de l'Etat, ses origines et sesfins. Nous y trouvons en effet représentées toutesles nuances jusqu'aux extrêmes les plus violents.

    Lorsque Rousseau fait naître l'Etat d'un Con-trat social et que Garey le lait résulter d'une asso-ciation de brigands ; lorsque Platon et les Marxis-tes lui octroient l'omnipotence, reconnaissant enlui l'autocrate absolu ordonnant toutes les rela-tions politiques, économiques et même sexuelles(Platon) des citoyens, pendant que le libéralismele confine à l'impuissance d'Etat-Gardien de lapaix et que l'anarchisme réclame sa suppressiondéfinitive, c'est en vain que l'on essaiera, entretous ces dogmes contradictoires, d'arriver à uneconception satisfaisante de cet Etat tant discuté.

    Ces irréconciliables divergences dans les diffé-rentes définitions de l'Etat proviennent de ce

  • INTRODUCTION

    qu'aucune d'elles n'a été conçue du point de vuesociologique.

    L'Etat, objet historiquement universel, ne peutêtre compris dans son essence que par une étuderéfléchie embrassant dans ses grandes lignes toutel'histoire universelle.Seule la théorie sociologiques'est jusqu'ici engagée sur ce chemin, le grandchemin de la science : toutes les autres se sontformées comme théories de classe. Tout Etat —ceci doit être établi tout d'abord — tout Etat aété et est un l'état de classes et toute théorie po-litique a été et est une théorie de classe. Et unethéorie de classe n'est pas le produit de la rai-son qui scrute mais celui de la volonté qui con-voite et commande ; elle n'emploie pas ses argu-ments afin de parvenir à la vérité, elle s'en sertcomme d'autant d'armes dans la lutte des inté-rêts matériels. Ce n'est pas une science mais unemimicrij, un simulacre de science. La compréhen-sion de l'Etat nous permet bien de nous rendrecompte de la nature des théories politiques maisla connaissance de ces théories ne peut eu aucuncas nous éclairer sur la nature de l'Etat.

    Déterminons d'abord par un aperçu rapide desthéories politiques de classe tout ce que l'Etatn'est pas.

    L'Etat n'a pas été conçu par le « besoin d'as-sociation » comme le croit Platon et ce n'est pasun « produit de la nature » comme le veut Aris-

  • 4 L'ÉTAT

    tote. Il n'a pas in specie, comme l'expose Ancil-lon, « la même origine que les langues » ; il estabsolument faux que, comme l'expose ce der-nier, « de même que les différents langages sesont formés et développés spontanémentpar suitedu besoin et du pouvoir que possède l'homme decommuniquer ses pensées et ses sentiments, demême les Etats se sont développés de l'instinctet du besoin de sociabilité ». L'Etat n'est pas« un droit gouvernement de plusieurs ménageset de cequileurest commun avec puissance souve-raine » (Bodiu) ; et il ne s'est pas davantage consti-tué pour mettre uue fin au bellum omnium contraomnes ainsi que l'a avancé Hobbes et beaucoupd'autres après lui. L'Etat n'est pas le résultat d'unContrat Social comme longtemps avant Rousseauont voulu le prouver Grotius, Spinoza et Locke.L'Etat est peut-être le « moyen ayant pour butsuprême le développementéternellementprogres-sif du purement humain en une nation» comme l'aexposé Fichte mais sûrement il n'est pas ce but,il n'a pas été conçu et il n'est pas maintenu dansce but. L'Etat n'est ni l'Absolu selon Schelling nil'esprit en tant qu'il se réalise avec consciencedans le monde..., la puissance de la raison se réa-lisant comme volonté, comme le définit Hegeld'une manière aussi claire qu'élégante. Il nousest impossible d'accepter la définition de Stahlqui voit dans l'Etat « l'empire moral de la corn-

  • INTRODUCTION Jmunauté humaine » et dans son essence « uneinstitution divine ». Cicéron demandant quid estcnim civitas nisi juris societas ? ne nous satis-fait pas davantage et moins encore Savigny quivoit « dans la formation de l'Etat une forme de lacréation du droit, le degré superlatif de la créa-tion du droit » et qui définit l'Etat même : « lareprésentation matérielle du peuple ».

    Bluntschli en proclamant l'Etat « personnifica-tion du peuple » ouvre le long défilé de ces théo-riciens qui baptisent ou l'Etat, ou la Société, ouencore un mélange quelconque de ces deux ingré-dients du nom de « supra-organisme ». Cette opi-nion est aussi intenable que celle de sir HenryMaine faisant s'élever l'Etat de la famille parles degrés : « gens, maison et tribu ». L'Etatn'est pas une « unité associative » comme le croitle juriste Jellinek. Le vieux Boehmer se rappro-che de la vérité lorsqu'il écrit que denique regno-rum praccipuorum orlus et incrementaperlustransvim et lalrocinia potentùe initia fuisse appare-bit ; mais néanmoins Carey est dans l'erreur lors-qu'il fait provenir l'Etat d'une bande de brigandsqui se seraient érigés en maîtres sur leurs com-pagnons. Beaucoup de ces définitions contiennentune parcelle plus ou moins grande de véritémais aucune n'est entièrement satisfaisante et laplupart sont radicalement fausses.

  • L'ÉTAT

    b) La conception sociologique de l'Etat.

    Qu'est-ce donc que l'Etat au sens sociologique?L'Etat est, entièrement quant à son origine, et

    presque entièrement quant à sa nature pendantles premiers stages de son existence, une organi-sation sociale imposée par un groupe vainqueur àun groupe vaincu, organisation dont l'unique butest de réglementer la domination du premiersur le second en défendant son autorité contreles révoltes intérieures et les attaques extérieures.Et cette domination n'a jamais eu d'autre but quel'exploitation économique du vaincu par le vain-queur.

    Aucun Etat primitif dans toute l'histoire uni-verselle n'a eu une origine autre (I). Là où unetradition digne de foi informe différemment ils'est toujours agi de la fusion de deux Etats pri-mitifs déjà entièrement développés s'unissant enun ensemble d'organisation plus complexe ; ouencore nous nous trouvons en présence d'unevariante humaine de la fable des moutons pre-nant l'ours pour roi afin qu'il les défende contreles loups. Mais même dans ce cas la forme et lasubstance de l'Etat sont exactement les mêmesque dans « l'Etat-Loup » pur et simple.

    La très mince provision d'histoire apprise dans

  • INTRODUCTION

    notre enfance suffit pour nous permettre dereconnaître la vérité de cette assertion générale.Partout nous voyons une belliqueuse tribu bar-bare envahir le territoire d'un peuple plus paci-fique, s'y établir comme aristocratie et y fonderson Etat. En Mésopotamie invasion sur invasion,Etat sur Etat : Babyloniens, Amorites, Assyriens,Arabes, Mèdes, Perses, Macédoniens, Parthes,Mongols, Seldjoucides, Tartares et Turcs ; sur laterre du Nil Hyksos, Nubiens, Perses, Grecs,Romains, Arabes et Turcs ; en Grèce les EtatsDoriens de type caractéristique ; en Italie Ro-mains, Ostrogoths, Lombards, Francs et Ger-mains ; en Espagne Carthaginois, Romains, Visi-goths, Arabes ; en Gaule Romains, Francs, Bur-gondes, Normands ; en Angleterre Saxons etNormands. Les flots des belliqueuses peuplades sedéversent sur l'Inde jusqu'à l'Insulinde, et sur laChine ; et il en est de même dans les colonieseuropéennes dès que le conquérant y trouveun élément de population sédentaire déjà établi.Lorsque cet élément fait défaut, lorsque la popu-lation du pays envahi se compose de chasseursnomades qu'il est possible de détruire mais jamaisd'asservir, on en est quitte pour importer des con-trées lointaines la masse humaine corvéable etexploitable : c'est la traite, l'esclavage.

    Les colonies européennes dont les lois ne per-mettent plus de suppléer j>ar l'importation d'es-

  • 8 L'ÉTAT

    claves à l'absence d'une population indigèneséden-taire semblent au premier abord constituer uneexception à cette règle. L'une de ces colonies, lesÉtats-Unis d'Amérique, est devenue une des plusimportantes formations politiques de l'histoiremondiale. La contradiction apparente est expli-quée là par le fait que la masse humaine « tailla-ble et corvéable à merci » s'importe d'elle-même,émigrant en masse hors des Etats primitifs commehors de ces Etats, arrivés à un plus haut degréde civilisation et possédant déjà la liberté de do-micile mais dans lesquels l'extorsion a atteint unpoint insoutenable. Nous avons ici, s'il nous estpermis d'employer cette figure, une contaminationà distance de la « maladie d'Etat »,une contamina-tion causée par des foyers d'infection éloignés.Dans les colonies où l'immigration est peu impor-tante, soit en raison du grand éloignement ren-dant le voyage trop coûteux, soit par suite demesures prohibitives, les conditions sociales serapprochent déjà de ce but final de l'évolution (del'Etat qu'il est possible dès maintenant de recon-naître comme inévitable,mais pour lequel il nousmanque encore le terme scientifique. Une fois deplus dans la dialectique de l'évolution une trans-formationquantitative est devenue transformationqualitative

    :l'ancienne forme s'est remplie d'un

    nouveau contenu. Nous y avons encore un « Etat »,ç'est-à-dire une stricte organisation de la vie so-

  • INTRODUCTION y

    ciale collective assurée par un pouvoir coercitifmais ce n'est plus « l'Etat » au vieux sens du mot,ce n'est plus l'instrument de la domination politi-que, de l'exploitation économique d'un groupe so-cialpar un autre groupe, ce n'est plus l'Etat de clas-ses mais un Etat qui semblé être véritablement lerésultat d'un Contrat social. Les colonies austra.liennes se rapprochentbeaucoup de ces conditions,sinousenexceptons la province féodale de Queens-land avec son exploitation de Canaques à demiesclaves, et l'idéal est presque entièrementatteinten Nouvelle-Zélande.

    Tant que l'on n'aura pas atteint un commuaisconsensus quant à l'origine et la nature de l'Etathistorique, ou, ce qui revient au même, de l'Etatau sens sociologique, c'est en vain que l'on ten-tera d'imposer un nouveau terme pour désignerces formes supérieures de l'organisation sociale.En dépit de toutes les protestations le nom d'Etatleur reste et leur restera sans doute toujours Afind'avoir une emprise sur la nouvelle conceptionnous désignerons ici cette forme par le terme« Fédération libre ».

    L'examen rapide des Etats historiques passéset présents devrait être complété ici, si la placenous le permettait, par une étude des faits quenous procure l'ethnologie sur les Etais non com-pris dans l'horizon de notre histoire si faussementqualifiée d'universelle. Qu'il nous suffise d'affir-

    OppenUeimer 1.

  • 10 L'ÉTAT

    mer ici que nulle part notre règle ne souffre d'ex-ception. Dans l'archipel malais comme dans legrand laboratoire sociologique africain, dans tousles pays du globe où l'évolution des races a dé-passé la période de sauvagerie primitive, l'Etatest né de la subjugatiou d'un groupe humain parun autre groupe et sa raison d'être est, et a tou-jours été, l'exploitation économique des asservis.

    Cette récapitulation sommairen'a pas seulementpour but de démontrer la justesse de l'axiomefondamental que nous a donné, le premier, Lud-wig Gumplowicz, le sociologue bien connu; ellenous fait apercevoir aussi comme dans un éclair,le chemin qu'a parcouru l'Etat, la longue « voiedouloureuse » de l'humanité,le chemin sur lequelnous le suivrons maintenant : partant de l'Etatconquérant primitif il se dirige à travers milletransformations vers le but suprême, la Fédéra-tion libre.

  • PREMIÈRE PARTIE

    L'origine de l'Etat

    Une force unique gouverne tout ce qui existe.Une force unique a développé la vie, de la celluleprimitive,de l'amibe flottantsur le chaudocéan despériodes primordiales jusqu'au vertébré, jusqu'àl'homme.Cette force, c'est l'instinct de conserva-tion avec ses deux subdivisions : la « faim » et«l'amour ». A ce point la « philosophie», le besoincausaldu bipède pensant,intervient dans ce jeu desforces pour soutenir, avec la faim et l'amour, l'édi-fice du monde humain. La philosophie,la « Repré-sentation» de Schopenhauern'est d'ailleurs qu'unecréation de l'instinct de conservation,qu'il nomme« Volonté » : c'est un organe de direction dansl'existence, une arme dans la « lutte pour la vie ».Nous aurons pourtant à reconnaître dans le besoincausal une force sociale indépendante, un facteurnon négligeable dans la marche de l'évolutionsociologique. Qc besoin se manifeste tout d'abord,

  • 12 L'ÉTAT

    et se manifeste même avec une violence inouïeaux âges primitifs de la société dans les manifes-tations parfois si étranges de la superstition. Tirantd'imparfaites observations des conséquences en-tièrement logiques, la créature humaine peupleles eaux et l'atmosphère, la terre, le feu, les ani-maux et les plantes mêmes, bref l'univers entierde bons et de mauvais esprits. Ce n'est que beau-coup plus tard, dans ce lumineux temps moderneauquel peu de peuples parviennent, qu'apparaîtla plus jeune fille du besoin causal, la science,le produit logique de l'observation raisonnée desphénomènes naturels, la science à laquelle in-combe dès lors une lourde tâche : détruire lasuperstition aux racines profondes, liée à l'âmehumaine par d'innombrables fils.

    Mais bien qu'il soit indéniable que la supersti-tion, surtout dans les périodes « extatiques » (2),ait pu agir puissamment sur le cours des événe-ments, bien qu'elle puisse encore en temps ordi-naire être un facteur important dans l'organisationde la vie sociale, la force principale de l'évolu-tion n'en est pas moins toujours l'instinct écono-mique, la nécessité de l'existence, celte nécessitéqui contraint l'homme à conquérir pour lui et lessiens la nourriture, le logement et le vêtement.Un examen sociologique — et nous entendons parlà socio-psychologique— de l'évolution historiquene peut donc procéder que d'une seule manière •'

  • .L'ORIGINE DE L'ÉTAT 13

    il doit suivre dans leur développement progressifles méthodes de la satisfaction économique desbesoins, en inscrivant à la place qui leur revientles influences de l'instinct causal.

    a) Moyen politique et moyen économique

    Il existe deux moyens, diamétralement opposésen principe, par lesquels l'homme, gouverné par-tout par le même instinct de conservation, peutarriver à satisfaire ses besoins : le travail et lerapt, le travail personnel et l'appropriationpar laviolence du travail d'autrui. Rapt! appropriationpar la violence ! Pour nous, enfants d'une civilisa-tion qui repose justement sur l'inviolabilité de lapropriété, ces deux expressions en évoquent im-médiatement d'autres : « crime », « châtiment». Etcette association d'idées demeure, même lorsquenous réalisons le fait que dans les conditions pri-mitives de l'existence le brigandage sur terre etsur nier représente, avec le métier guerrier —qui no fut longtemps que le rapt en grand orga-nisé — la profession la plus en honneur. Aussi,afin d'avoir à l'avenirune terminologie claire, con-cise et nettement déterminée pour désigner cesextrêmes si importants, j'ai proposé de nommermoyen économiquele travail personnelet l'échangeéquitable du propre travail contre celui d'autrui

  • 14 L'ÉTAT

    et moyen politique l'appropriation sans compen-sation du travail d'autrui.

    Ceci n'est en aucune façon une idée nouvelle ;de tous temps les historiens et les philosophes ontreconnu cette opposition et ont tenté de la faireressortir, mais aucune de leurs formules n'a pé-nétré au coeur de la question. Dans aucune d'elles,il ne ressort clairement que l'opposition existe seu-lement dans les différents moyens visant un mêmebut : l'acquisition de biens de jouissance. Et là estjustement le noeud de la question.

    On peut observer chez un penseur du rang deKarl Marx même à quelle confusion l'on arrivedès que l'on ne sépare pas strictement le but éco-nomique du moyen économique. Toutes les erreursqui détournèrent finalement si loin de la vérité lagrandiose théorie marxiste ont leur source dansce défaut de discernement entre le but et le moyende la satisfaction économique des besoins, confu-sion qui conduisit l'auteur à définir l'esclavage :catégorie économique, et la violence : puissanceéconomique ; demi-vérités qui sont plus dangereu-ses que des erreurs complètes car elles sont plusdifficiles à percevoir et rendent les fausses con-clusions presque inévitables.

    Notre distinction précise entre les deux moyensconduisant au mémo but nous permettra d'évitertoute confusion de ce genre. Elle nous facilitera}a parfaite intelligence de l'Etat, de son origine,

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 15

    sa nature et ses fins, et par là l'intelligence del'histoire universelle puisque l'histoire n'existe denos jours que comme histoire de l'Etat. Tant quenous ne nous serons pas élevés à la libre fédéra-tion, toute histoire universelle jusqu'à notre épo-que contemporaine, jusqu'à notre orgueilleuse ci-vilisation moderne n'a et ne peut avoir qu'un seulobjet : la lutte entre le moyen économique et lemoyen politique.

    b) Peuples sans Etat (chasseurs el laboureurs).

    L'Etat est l'organisation du « moyen politique ».Un Etat ne peut donc prendre naissance que lors-que le moyen économique a amassé une certainequantité d'objets destinés à la satisfaction des be-soins, dont puisse s'emparer le rapt à main armée.Aussi les chasseurs primitifs n'ont-ils pas d'Etat,et les chasseurs ayant atteint un degré de civili-sation plus avancé ne parviennent à fonder unEtat que lorsqu'ils trouvent à proximité et peu-vent asservir des organisationséconomiques plusdéveloppées. Quant aux chasseurs primitifs ilsvivent dans une complète anarchie.

    Grosse (3) donne de ces chasseurs la descriptionsuivante :

    « En l'absence d'importantes inégalitésdans lesfortunes. Ja principale cause d'inégalité sociale faiç

  • 16 L'ÉTAT

    défaut. En principe tous les hommes adultes dela tribu sont égaux. Les plus âgés, en raison deleur expérience, jouissent d'une certaine autoritémais nul n'est tenu envers eux à l'obéissance. Làoù des chefs isolés sont reconnus — par exemplechez les Botokudes, les Californiens du centre,les Weddas et les Mincopies — leur pouvoir estdes plus restreints. Le chef n'a aucun moyen d'im-poser sa volonté. D'ailleurs la majorité des tribusde chasseurs ne reconnaît aucun chef. Toute lasociété masculine forme encore une masse homo-gène non différenciée de laquelle seuls ressortontles individus que l'on croit en possession de pou-voirs magiques. »

    Ce que nous trouvons ici est donc à peine uneébauche d'Etat dans le sens que les théories po-litiques donnent au mot et est bien loin encorede l'Etat au sens sociologique proprement dit.

    Les organisations sociales des laboureurs pri-mitifs n'offrent guère plus d'analogie avec l'Etattel que nous le connaissons. Il n'y a pas d'Etat làoù le paysan vit en liberté travaillant le sol de sapioche. La charrue est déjà le signe caractéristi-que d'une forme d'exploitationplus élevée se trou-vant seulement dans l'Etat: la forme de la grandeexploitation employant le travail mercenaire (4).Disséminés dans des fermes, des villages isolés,divisés parles éternellesquerelles intestines ame-nées par le bornage des propriétés et des districts,

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 17

    les paysans forment une sorte de vague confédé-ration que maintient à peine le faible lien d'uneorigine commune, d'un langage et d'une croyancesemblables. Très rarement, une fois l'an tout auplus, la fête de quelque ancêtre fameux, de la di-vinité de la tribu les rassemble. Aucune autoritégouvernant la masse : les différents chefs des vil-lages ou tout au plus des territoires ont sur leurétroit domaine une influence plus ou moins grandeselon leurs qualités individuelles et surtout selonle pouvoir magique qu'on leur attribue. Tels Cu-now (o) nous dépeint les laboureurs péruviensavant l'invasion des Incas, tels furent et tels sontpartout les paysans primitifs de l'Ancien et duNouveau-Monde : « Un amas de tribus autonomessans cohésion ni organisation d'ensemble et secombattant mutuellement, chacune de ces tribusdivisée en unions familiales plus ou moins indé-pendantes. »

    Dans de telles conditions sociales il est assez dif-ficile d'arriver à réaliser une organisation guer-rière dans un but de conquête. Il est déjà biendifficile de mobiliser le district ou la tribu pourla défense commune du territoire. Le paysan estfixé au sol presque aussi fortement que les plan-tes qu'il cultive. Par son travail il est véritable-ment attaché au sillon, même lorsqu'il est légale-ment libre de ses mouvements. Et d'ailleurs quelpourrait être le but d'une invasion conquérante,

  • 18 L'ÉTAT

    d'une razzia, dans une contrée peuplée exclusive-ment de laboureurs? Le paysan ne peut prendreau paysan rien qu'il ne possède déjà lui-même.Dans une société dont le caractère distinctif estla surabondance de terres cultivables, chaquemembre ne cultive qu'autantqu'il peut consommerlui-même. Tout excédent serait inutilisable et sonacquisition peine superflue même s'il était possi-ble de conserver longtemps les récoltes, ce quin'est pas le cas dans ces conditions primitives.D'après Ratzel le laboureur de l'Afrique centraledoit transformer rapidement en bière l'excédentde sa récolte s'il ne veut pas la perdre entièrement.

    Pour toutes ces raisons l'esprit belliqueux quicaractérise le chasseur et le pasteur fait totalementdéfaut au laboureur: la guerre ne peut lui procu-rer aucun profit. Et cette disposition pacifique setrouve encore accrue du fait que ses occupationssont loin de le rendre apte aux exploits militaires.Il est robuste et persévérant mais indécis et lentde mouvements ;au contraire les conditionsmêmesde l'existence du chasseur et du pasteur dévelop-pent en eux l'agilité et la promptitude d'action.Aussi le paysan primitif est-il généralement d'hu-meur plus douce que ces derniers*. Dans les con-

    * Ce contraste psychologiquequi a été souvent expressémentaffirmé n'est pourtant pas sans souffrir d'exception. Grosseécrit (Formes de la famille, p. 137): « Quelques histoires de lacivilisation présentent les laboureurs comme des peuplades pa-

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 19

    ditions économiques et sociales qui régnent dansles régions exclusivement agricoles il n'existe au-cune différentiation tendant à imposer des formesplus élevées d'intégration, il n'existe ni nécessité,ni possibilité de subjugation guerrière d'autrespeuples. Aucun Etat ne peut donc s'y constituer,aucun ne s'y est jamais créé. S'il n'y avait pas eud'impulsion du dehors, venant de groupes me-nant une existence différente, il est certain quele paysan primitif n'eût jamais de lui-même in-venté l'Etat.

    c) Peuples antérieurs à l'Etat(Pasteurs et Vihings)

    Nous trouvons par contre chez les peuples pas-teurs, même lorsqu'ils vivent en tribus isolées,toute une série d'éléments favorables à la forma-

    cifiques par opposition aux nomades belliqueux. Il est certainque l'on ne peut soutenir de leur genre d'occupation ce quel'on prétend de l'élevage, que sa nature prépare et dispose à laguerre. Pourtant c'est justement dans le cadre de ces occupa-tions paisibles que nous trouvons plusieurs des peuplades lesplus belliqueuses et les plus cruelles qui aient jamais existé.Les sauvages cannibales de l'Archipel Bismarck, les férocesFidjiens, les bouchers humains du Dahomey et des Ascliantisse livrent tous à la paisible culture des fruits de la terre, lînadmettant que tous les agriculteurs ne soient pas aussi redou-tables, la douceur proverbiale de la plupart ne nous en semblepas moins plutôt problématique. »

  • 20 L'ÉTAT

    tion de l'Etat : les plus civilisés parmi eux onteffectivement fondé des Etats presque parfaitsauxquels il n'a manqué que l'ultime marque dis-tinctive de notre conception moderne, la séden-tarité sur un territoire strictement délimité.

    L'un de ces éléments est purement économi-que. Laissant de côté les cas de violence « extra-économique » (Marx) il peut se développer dansla vie pastorale une assez grande différentiationdes fortunes et des revenus. Même si nous prenonscomme base primitive une parfaite égalité dansle partage des troupeaux, en très peu de tempsles uns seront devenus plus riches, les autres pluspauvres. Un éleveur particulièrement habile verrases troupeaux s'accroître rapidement ; un gardienattentif, un chasseur hardi les préservera mieuxde la décimation par les fauves. La chance s'enmêle aussi : l'un trouve de gras pâturages, dessources d'eau vive, pendant que l'autre voit toutesses possessions détruites par la maladie ou lesintempéries.

    ,L'inégalité des fortunes a partout comme con-

    séquence inévitable l'inégalité des classes : lepasteur ruiné doit se mettre au service de celuiqui est resté riche et tombe par là dans une po-sition inférieure, dépendante. Le cas a été cons-taté dans toutes les contrées de l'Ancien Mondeoù vivent les pasteurs. Meitzen (6) donne les dé-tails suivants sur les nomades Lapons de Nor-

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 21

    vège : « Trois cents têtos de bétail sont la pos-session moyenne normale d'une famille : quicon-que n'en possède que cent doit entrer au servicedes riches dont les troupeaux comptent parfoisjusqu'à mille têtes. » Et le même écrivain parlantdes nomades de l'Asie centrale dit: «Trois centstêtes de bétail sont la quantité nécessaire au bien-être d'une famille, cent têtes c'est la misère ame-nant infailliblement le servage. Le serf doit alorscultiver la terre du maître (7). » Ratzel (8) nousdécrit une sorte de commendatio fréquente chezles Hottentots : « Les indigents cherchent à en-trer au service' des plus riches ; leur but uniqueest d'arriver à posséder du bétail. » Selon La-veleye lej^ffêmes faits se sont produits en Irlandeà l'époque primitive ; il fait même provenir l'ori-gine et le nom même du système féodal des prêtsde bestiaux faits par les riches aux membres pluspauvres de la tribu. D'après lui un fee-od (Vieh-eigen, propriété de bestiaux) fut à l'origine lepTëmier fief par lequel le plus fort s'attacha leplus faible comme « féal» jusqu'à ce que ce der-nier eût acquitté sa dette.

    La place nous manque ici pour faire plus qu'in-diquer combien cette différentiation d'abord éco-nomique puis sociale a dû être favorisée, mêmedans les sociétés pastorales pacifiques, par la cu-mulation des charges de grand'prêtre et de sacri-ficateur dans le patriarcat. Le chef pouvait alors

  • 22 L'ÉTAT

    facilement augmenter le nombre de ses troupeaux :il n'avait pour cela qu'à exploiter habilement la 'superstition des membres de la tribu.

    Toutefois, tant que n'intervient pas le moyenpolitique, cette inégalité se maintient dans des jlimites très modestes. L'adresse et l'habileté ne jsont pas forcément héréditaires, les troupeaux les jplus considérables se dispersent lorsque de nom- •breux héritiers grandirent sous la même tente, 'et la fortune est inconstante. De nos jours mêmele plus riche des Lapons Suédois est tombé enpeu de temps dans un tel état de pauvreté que legouvernement doit pourvoir à sa subsistance.Toutes ces causes tendent constamment à rétablirde façon approximative l'égalité économique etsociale de la condition première. « Plus les noma-des sont paisibles, primitifs, « authentiques », etmoins nous trouvons chez eux de sensibles inéga-lités dans les possessions. Il est touchant de voirla joie avec laquelle un vieux prince des Mongo-les-Zaizans reçoit son cadeau tributaire : une poi-gnée de tabac, un morceau de sucre et vingt-cinq kopeks (9). »

    Il est réservé au moyen politique de détruirecette égalité de façon plus entière et plus durable.« Là où l'on fait la guerre, là où l'on remportedu butin, il existe des inégalités plus sensiblesreprésentées par la possession d'esclaves, de fem-mes, d'armes et de coursiers de race (10). » La

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 23

    possession d'esclaves ! Le nomade a découvertl'esclavage et a créé par là cet embryon de l'Etat :la première exploitationde l'homme par l'homme !

    Le chasseur aussi se bat et fait des prisonniers,mais il ne les réduit pas en esclavage ; il les tueou les adopte comme membres de sa tribu. Queferait-il d'esclaves ? Les produits de chasse selaissent plus difficilement encore que le grainemmagasiner et « capitaliser ». La pensée de trans-former un être humain en machine à travail nepouvait naître que dans une période de l'économieoù existe un fonds de biens, un « capital » exi-geant l'aide de travail dépendant pour pouvoirs'accroître. Ce degré est atteint chez les pasteurs.Les membres d'une famille sans aide étrangèresuffisent à peine à garder un troupeau peu nom-breux et à le protéger contre les ennemis dudehors, hommes ou animaux. Avant l'interven-tion du moyen politique les aides auxiliaires nese trouvent qu'en très petit nombre : quelquesmembres appauvris de la tribu, quelques fugitifsappartenant à des tribus étrangères et que noustrouvons partout comme protégés dépendantsdans le train des grands possesseurs de trou-peaux (11). Ici et là une peuplade appauvrie en-tre à demi volontairement au service d'une plusriche. « Les positions réciproques des peuplessont déterminées par l'état de leurs possessionsrespectives. Ainsi les Toungouses qui sont très

  • 24 L'ÉTAT

    pauvres s'efforcent de rester dans le voisinagedes établissements des Tschouktchis qui possè-dent de grands troupeaux de rennes. Les richesTschouktchis emploient les Toungouses commebergers et leur donnent des rennes comme rétri-bution de leurs services. » De même l'asservisse-ment des Samoyèdes de l'Oural par les Sirjainesn'a été que la conséquence finale de l'usurpationgraduelle de leurs pâturages (12).

    Al'exception de ce dernier cas, qui se rapprochedéjà de la formule de l'Etat, les quelques mem-bres « sans capital » subsistant dans une tribu nesuffiraient pas à garder des troupeaux très nom-breux. Et pourtant la nature même de l'exploita-tion impose la division des troupeaux. Un mêmepâturage ne peut nourrir qu'un nombre limité debestiaux et les chances de g irder intact le nom-bre de bêtes élevées s'accroissent avec la pos-sibilité de les répartir sur plusieurs pâturages.Alors les maladies, les intempéries, etc., ne peu-vent en détruire qu'une partie et l'ennemi dudehors ne peut pas non plus tout dérober à lafois. Chez les Herreros par exemple « tout pro-priétaire un peu aisé est forcé d'avoir, à côté de

    son habitation principale, plusieurs pâturages oùles frères cadets, ou d'autres parents, ou à leurdéfaut des serviteurs âgés et fidèles, sont chargésde la surveillance des troupeaux » (13).

    Aussi le nomade épargne-t-il son prisonnier

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 25

    de guerre : il peut l'utiliser comme esclave à lagarde du bétail. Nous pouvons encore observerla transition entre l'usage de la mise à mort etcelui de la mise en esclavage dans une cérémoniedu culte des Scythes : sur cent prisonniers deguerre un seul est sacrifié lors des grands festinsde la tribu. Lippert qui mentionne ce fait y voit(14) « une restriction naissante dont la raison estévidemment la valeur qu'acquiert le prisonniercomme serviteur possible ».

    Avec l'incorporation des esclaves dans la tribupastorale nous avons l'Etat dans ses élémentsessentiels: il n'y manque que l'occupation per-manente d'un territoire délimité Cet Etat a pourforme la domination et pour substance l'exploita-tion économique d'instruments humains de tra-vail. Et dès lors la différentiation économique etla formation de classes sociales vont pouvoir pro-gresser à grands pas. Les troupeaux des chefs, ha-bilement divisés, gardés soigneusement par denombreux bergers armés, maintiennent leur effec-tif plus aisément que ceux des autres membres dela tribu. Ils s'accroissent en nombre plus rapide-ment aussi, grâce à la plus grande part de butinque reçoit le riche, proportionnellement à la quan-tité de guerriers asservis qu'il peut mettre surpied. La grande prêtrise joue aussi son rôle et ilse creuse ainsi entre les membres jadis égaux dela tribu un abîme de plus en plus profond, jus-

    Oppenheimer 2

  • 26 L ÉTAT

    qu'à ce qu'une véritable aristocratie, composéedes riches descendants des riches patriarches, sedresse enfin en face de la plèbe.

    « Les Peaux-Rouges, même ceux qui possèdentl'organisation la plus avancée, n'ont développéni aristocratie, ni esclavage *et c'est par là prin-cipalement que leurs institutions se distinguent decelles de l'Ancien-Monde. L'esclavage, commel'aristocratie, ne prospère que sur le sol patriar-cal des peuples se livrant à l'élevage des trou-peaux (15). » Nous trouvons chez tous les pas-teurs parvenus à un certain degré de civilisationla division sociale en trois classes distinctes : aris-tocratie (princes des tribus de la Bible), hommeslibres et esclaves. D'après Mommsen (16) « tousles peuples indo-germains possèdent l'esclavagecomme institution légale ». Et ce qui estrapportédes Aryens, des Sémites d'Asie et d'Afrique (Ma-sai et Vahouma) et des Mongols s'applique éga-lement aux Hamites. Chez les Fellata du Sahara« la société se divise en princes, chefs, hommesfrancs (hommes libres n'ayant que des possessionsmodestes) et esclaves » (17). Il en est de mémochez les Hovas (18), chez les peuples de mêmerace de la Polynésie, les Nomades de la mer, bref

    * Cette assertion de Lippert n'est pas tout à fait juste. Leschasseurs et pêcheurs du Nord-Ouest de l'Amérique ayant uneorganisation d'existence sédentaire possèdent les deux : aris-tocratie et esclavage ;

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 27

    partout où l'esclavage est organisé en institutionlégale. Etant donné des conditions identiques lanature humaine se développe partout de la mêmemanière, sans distinction de couleur ni de race.

    Le pasteur s'habitue ainsi graduellement aumétier guerrier et à l'exploitation de l'homme entant que moteur à travail. Son genre de vie mêmele pousse forcément à employer de plus en plusle « moyeu politique ».

    Il est physiquement plus robuste que le chas-seur primitif et ne lui est inférieur en rien commeadresse et décision : les moyens de subsistancedu chasseur sont trop incertains pour qu'il puisseatteindre le maximum de taille et de force dontsa race est capable. Le pasteur au contraire, quia dans le lait de ses troupeaux une source cons-tante de nourriture, qui peut avoir de la viandeà volonté, arrive presque partout à une taille degéant, le Nomade Aryen avec ses troupeaux dechevaux tout comme les possesseurs de troupeauxbovins d'Asie et d'Afrique, par exemple les Zou-lous. De plus la tribu de pasteurs est supérieureen nombre à la horde do chasseurs, d'abord parcequ'elle peut tirer d'un terrain donné une plusgrande quantité de nourriture, et surtout parceque la possession de lait animal, en abrégeant lapériode d'allaitement, permet une successionplus rapide des naissances ainsi que l'arrivée àl'âge adulte d'un plus grand nombre d'enfants.

  • 28 L'ÉTAT

    C'est ainsi que les steppes fertiles de l'AncienMonde sont devenues ces inépuisables réservoirshumains aux débordements périodiques, vérita-bles « vaginse gentium ».

    Comparés aux chasseurs les pasteurs se distin-guent donc par un nombre plus considérable deguerriers valides, plus robustes individuellementet dans leur masse au moins aussi mobiles quela horde de chasseurs, beaucoup plus rapidesmême car beaucoup sont montés (chevaux ouchameaux). Et cet ensemble plus considerable.deforces individuellement supérieures est maintenupar une organisation telle que seule peut la créerle patriarcatautoritaire, rompu au commandementd'une masse d'esclaves. Comment mettre en paritécette organisation préparée et développée par lesconditions mêmes de l'existence et le faible liend'obéissance qui unit le jeune guerrier des chas-seurs à son chef ?

    Le chasseur poursuit son gibier seul ou parpetits groupes ; c'est réuni en grandes massesdans lesquelles l'individu se trouve parfaitementprotégé que le pasteur avance, formant un véri-table corps d'expéditiondont les haltes sont commedes campements fortifiés. Ainsi la pratique desmanoeuvres de tactique, l'esprit de méthode et ladiscipline stricte se développent tout naturelle-ment.* On ne risque guère de se tromper,remarqueRatzel (19), en mettant au nombre des forces disci-

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 29

    plinatrices de la vie du nomade l'ordre invariablede campement. Chaque homme, chaque objet asa place immuable : de là la rapidité et le bonordre avec lesquels on installe et lève le campe-ment. Il ne vient à l'esprit de personne de chan-ger de place sans commandement ou sans raisonimpérative. C'est seulement grâce à cette sévèrediscipline qu'il est possible, dans l'espace d'uneheure, d'empaqueter et de charger la tente avectout son contenu. »

    La même discipline, établie de toute antiquité,éprouvée à la chasse et dans les expéditions paci-fiques, gouverne également les marches guerriè-res de la tribu. Les pasteurs deviennent ainsi descombattants de profession, et même, tant que« l'Etat » n'a pas créé d'organisations plus par-faites et plus puissantes, des combattants invin-cibles. Pasteur et guerrier deviennent des termessynonymes. Ce que rapporte Ratzel des nomadesde l'Asie centrale (20) s'applique également à tousles autres : « Le nomade est en tant que pasteurun concept économique et en tant que guerrier unconcept politique. Il est toujours prêt à abandon-ner son occupation, quelle qu'elle soit, pour laguerre et le brigandage. Pour lui tout dans l'exis-tence a deux faces, pacifique ou belliqueuse, hon-nête ou spoliatrice et il montre selon les circons-tances tantôt l'une et tantôt l'autre. La pêche etla navigation exercées par le Turcoman transcas-

    Oppenheimer 2.

  • 30 L'ÉTAT

    pion se transforment en piraterie... La marchedu peuple pasteur, paisible en apparence, décidela marche de guerre, la houlette de berger de-vient une arme redoutable. A l'automne, lorsqueles chevaux reviennent plus robustes du pâturageet que la seconde tonte des moutons est terminée,le nomade cherche dans sa mémoire quelle expé-dition de vengeance ou de rapine (baranta, mot àmot, faire, ou voler des bestiaux) il a remis jusque-là. C'est l'expression d'un droit du plus fort quidans les querelles d'intérêt, les affaires d'honneur,les vendettas, cherche sa vengeance et son otagedans ce que l'ennemi possède de plus précieux :ses troupeaux. Les jeunes gens qui n'ont pasencore pris part à une baranta doivent conquériravec le nom de « Bâtir » (héros) le droit à l'hon-neur et à la considération de tous. Au plaisir del'aventure s'ajoute l'attraction du gain; et ainsiprend naissance la triple progression descendante :vengeur, héros et brigand. »

    Chez les Nomades delà mer, les Vikings, noustrouvons exactement les mêmes conditions ; etmême, dans les cas les plus importants pour le,cours de l'histoire universelle, les nomades delàmer sont simplement des nomades terriens quiont changé d'élément.

    i

    L'exemple des Turcomins transcaspiens (21)cité plus haut nous montre avec quelle facilité lepasleur échange dans ses expéditions de rapine

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 31

    le cheval ou le « vaisseau du désert » contre le« coursier des mers ». Un autre exemple est celuides Scythes :A peine ont-ils appris l'art de navi-guer que ces « pasteurs errants, la race fameuse desHippomolguesd'Homère, les plus justes des hom-

    mes qui no vivaient que do lait » (Iliade, ch. XIII,',]) se transforment, tout comme leurs frères bal-tes et Scandinaves, en intrépides marins. Strabonécrit (Cas., p. 301) : « Depuis qu'ils se sont aven-turés sur les mers, leur caractère s'est entièrementdétérioré; ils vivent de piraterie, massacrent lesétrangers et sont en relations avec de nombreu-ses tribus dont ils partagent le commerce et lesdissipations (22). »

    S'il est vrai que les Phéniciens aient appartenuà la race sémite leur transformation de nomadesterriens en nomades maritimes, en pirates, seraitégalement un exemple de cet ordre de faits d'uneimportance considérable dans l'histoire univer-selle.

    Il en fut probablement de même en ce quiconcerne l.i majorité des nombreux peuples qui,des côtes do l'Asie Mineure, de la^TJalmatie et del'Afrique Septentrionale, rançonnèrent les con-trées prospères de la Méditerranée depuis lestemps les plus reculés dont font mention les mo-numents égyptiens (les Hellènes ne furent pas ad-mis en Egypte) jusqu'à l'époque contemporaine(pirates du Rif). Les Maures 4e l'Afrique §epten-

  • 32 L'ÉTAT

    trionale, Arabes ou Berbères d'origine mais no-mades terriens en tous les cas, sont sans doutel'exemple le plus universellement connu de cestransformations.

    Toutefois les nomades maritimes, les pirates,peuvent aussi se développer directement de l'étatde peuples pêcheurs sans traverser d'état pasto-ral intermédiaire. Nous avons déterminé les rai-sons de la supériorité du pasteur sur le labou-reur : l'effectif relativement important des hordeset le genre d'occupations développant chez l'in-dividu le courage et la décision en soumettantla masse dans son ensemble à une stricte disci-pline. Tout cela s'applique également aux pê-cheurs des côtes. Les riches pêcheries permet-tent une densité de population considérable,comme on peut le constater chez les Indiens duNord-Ouest (Tlinkites, etc.) ; elles rendent aussil'esclavage possible, le travail de l'esclave em-ployé à la pêche rapportant plus que ne coûte sanourriture. Nous trouvons ici, cas unique chez lesPeaux-Rouges, l'institution de l'esclavage déve-loppée ; et nous y trouvons aussi comme consé-quence inévitable des inégalités économiquesper-manentes entre les hommes libres, inégalités quiamènent finalement, tout comme chez les pas-teurs, une sorte de plutocratie. L'autorité sur lesesclaves engendre, ici comme là, l'habitude de ladomination et la prédilection pour l'emploi du

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 33

    moyen politique, et la stricte discipline dévelop-pée par la navigation favorise encore ces pen-chants. « Un des grands avantages delà pêche encommun est la stricte discipline inculquée auxéquipages ; sur les grandes barques les hommeschoisissent un chef auquel est due une obéissanceabsolue, tout succès dépendant de cette soumis-sion. Le gouvernement du vaisseau prépare etfacilite celui de l'Etat. Dans l'existence d'unepeuplade comme celle des habitants des Iles Sa-lomon, classés habituellement parmi les plussauvages, la navigation est le seul élément de con-centration des forces (24). » Si les Indiens duNord-Ouest ne sont pas devenus d'aussi fameuxpirates que leurs frères de l'Ancien Monde, c'estqu'aucune civilisation prospère ne s'est dévelop-pée à leur portée : tous les pêcheurs organisés selivrent à la piraterie.

    Pour toutes ces raisons les Vikings, tout commeles pasteurs, sont à même de choisir le moyenpolitique comme base de leur existence économi-que et comme eux ils sont devenus des fondateursd'Etat sur une grande échelle. Dans les chapitressuivants nous aurons à distinguer les « Etats ma-'ritimes » fondés par les Vikings des « Etals ter-ritoriaux » établis par les pasteurs ou, dans leNouveau-Monde, paries chasseurs.Nousnousoccu-perons des premiers plus en détail lorsqu'il seraquestion des fins de l'Etat Féodal Développé. Pour

  • 3t L'ÉTATle moment,et tant que nous ne traitons que de laformation de l'Etat Féodal Primitif, nous nousbornerons à l'examen de l'Etat Territorial,laissantde côté l'Etat maritime. Ce dernier en effet, bienque présentant dans ses grandes lignes la mêmenature et le même développement que l'Etat Ter-ritorial, laisse moins clairement reconnaître lamarche typique de l'évolution.

    d) La genèse de l'Etat

    Les hordes de chasseurs, peu nombreuses et àpeine disciplinées, auxquelles venaient parfois se,heurter les pasteurs, étaient naturellement inca-pables de soutenir le choc. Elles se retiraientdansles steppes et les montagnes où les pasteurs neles poursuivaient pas,ne pouvaient pas les pour-suivre par suite du manque de pâturages. Parfoisle chasseur entrait avec son ennemi dans une sortede relation dépendante, de « clientèle » ; ce cass'est présenté assez fréquemment,surtouten Afri- Ique, dès les temps les plus reculés. Des chasseurs 'dépendants de ce genre pénétrèrent dans les ter-res du Nil avec les Hyksos. Le chasseur néanmoinspaie bien un faible tribut, une partie du produit

    (

    de sa chasse, en échange de la protection accor-dée ; il se prête assez bien aux emplois d'ôclai-

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 35

    reur, do sentinelle, mais anarchiste inné il selaisse exterminer plutôt que d'accepter la con-trainte d'un travail régulier. C'est pourquoi jamaisune formation d'Etat n'a résulté de ces collisions.

    P.is plus que le chasseur le paysan n'est enétat de résister avec sa milice indisciplinée à l'in-vasion des pasteurs, même lorsqu'il a l'avantagedu nombre. Mais le paysan ne fuit pas car il estfixé au sol qu'il cultive et il a l'habitude d'un tra-vail régulier. Il demeure, se laisse asservir, etpaie tribut à son vainqueur. Telle est l'origine dela formation de l'Etat dans l'Ancien-Monde.

    Dans le Nouveau-Monde où les grands rumi-nants, boeufs, chevaux, chameaux, manquent àl'origine, nous trouvons le rôle du pasteur tenupar le chasseur, toujours très supérieur au labou-reur par l'habitude des armes et une certaine dis-cipline guerrière. « L'opposition civilisatrice quenous trouvons dansl'Ancien-Monde entre les peu-ples pasteurs et les peuples laboureurs se réduitdans le Nouveau à une simple différence entreles tribus nomades et les tribus sédentaires. Leshordes sauvages du Nord avec leur organisationmilitaire très avancée luttent contre les Toltèquesvoués exclusivement à l'agriculture »

    Ceci ne s'applique pas seulement au Pérou etau Mexique mais à l'Amérique tout entière, unepreuve nouvelle de l'assertion que la nature hu-maine est partout la même et s'affirme identique

  • 36 L'ÉTAT

    sous les conditions économiques et géographiquesles plus différentes. Partout où l'occasion s'enprésente l'homme, quand il en a le pouvoir, pré-fère le moyen politique au moyen économique.Etnonpas seulement l'homme : Maeterlinck danssa Vie des Abeilles raconte que lorsque ces intel-ligentes bestioles se sont rendu compte que l'onpeut se procurer le miel en pillant une rucheétrangère sans avoir à s'astreindre à un labeurpénible, elles sont à jamais perdues pour lemoyen économique. Les abeilles diligentes sontdevenues des abeilles pillardes.

    Laissant de côté les formations d'Etat du Nou-veau-Monde qui sont sans importance pour lesgrandes lignes de l'histoire universelle,nous trou-vons comme force motrice de l'histoire, commeraisoncréatricede tous les Etats,l'opposition entrelaboureurs et pasteurs, entre travailleurs et pil-lards, entre la steppe et la plaine. Ratzel, qui étu-die la sociologie du point de vue géographique,exprime ceci très justement : « Le fait que nousnous trouvons maintenant en présence non plusde tribus mais d'Etats, et même d'Etats d'une cer-taine puissance, nous prouve irréfutablement quele nomade n'est pas exclusivement un élément des-tructeur vis-à-vis de la civilisation sédentaire. Lecaractère guerrier du nomade renferme une puis-sance créatrice d'Etat dont nous trouvons la tracedans les grands Etats asiatiquessous la domination

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 37

    d'armées et de dynasties de nomades : la Persegouvernée par les Turcs, la Chine conquise et ré-gie par les Mongoles et les Mandchous, les EtatsMongoles et Radjpouts de l'Inde.Cette force créa-trice se manifeste clairement de nos jours encoresur la frontière soudanaise où la fusion des élé-ments, antagonistes d'abord, puis associés en uneaction féconde, n'a pas atteint un degré aussiavancé/ C'est là, sur ce terrain où les peuplesnomades et agriculteurs se trouvent constammenten contact, que l'on voit mieux que partout ail-leurs combien il est faux d'attribuer à l'effet d'uneactivité pacifique les grands résultats de l'impul-sion civilisatrice des nomades. Cette impulsion.sebasant dans son essence sur les tendances belli-queuses des tribus, est au contraire en oppositionavec les tendances de pacification civilisatriceauxquelles elle nuit même tout d'abord. La forcede cette impulsion réside dans la capacité quepossèdent les nomades de rassembler fortementles peuplades sédentaires et peu homogènes. Cer-tes, ils ont beaucoup à apprendre de leurs vaincus.Mais ce que ceux-ci, travailleurs assidus, artisanshabiles, ne possèdent pas, et ne peuvent pas pos-séder, c'est l'énergie et la force de commandementc'est l'esprit conquérant et surtout la capacitéd'organisation politique et de subordination. Parlà les seigneurs arabes dominent leurs popula-tions nègres du Soudan comme les Mandchous

    Opponheimer 3

  • 38 L'ÉTAT

    dominent les Chinois. Ici s'affirme la même loiuniverselle, valable à Tombouctou comme à Pé-kin, qui décrète que les plus parfaites formationsd'Etat ont toujours lieu dans des territoires fer-tiles, bornés par de vastes steppes, où une hauteculture matérielle de peuples sédentaires est vio-lemment annexée par des nomades énergiques, aucaractère autoritaire et belliqueux » (2G).

    On peut distinguer six périodes distinctes dansle développement de l'Etat né de la subjugationd'un peuple de laboureurs par une tribu pastoraleou par des nomades maritimes. En les décrivantnous ne prétendons pas avancer que dans chaquecas particulier le développement' historique aitdû en parcourir l'échelle entière, degré par degré.Sans doute rien de ce que nous exposons ici n'estpure construction théorique, l'histoire et l'ethno-logie nous fournissent de nombreux exemplespour chacune des périodes : mais s'il y a des Etatsqui semblent les avoir traversées toutes, le plusgrand nombre a sauté un ou plusieurs degrés.

    Durant la premièrepériode c'estle rapt, le meur-tre, c'est la guerre de frontière 1 Incessamment lecombat fait rage, un combat qui ne connaît ni paixni trêve. Hommes massacrés, femmes et enfants en-levés, troupeaux dérobés, fermes incendiées 1 Lesagresseurs sont-ils repoussés ils reviennent à lacharge plus nombreux que jamais, animésdu désirde vengeance. Parfois lacommunauté des paysans

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 39

    fait un effort violent, rassemble sa milice, réussitpeut-être une fois à forcer au combat l'ennemigénéralement insaisissable et à luiôter pour quel-que temps l'envie de revenir. Mais la mobilisationest par trop lente, l'approvisionnementdans le dé-sert trop difficile pour les troupes paysannes qui netransportent pas avec eux, comme le fait l'ennemi,leur réserve de nourriture, les troupeaux. Nousavons pu voir, lors de l'expédition contre lesHerreros dans l'Afrique du Sud-Ouest, tout cequ'a eu à supporter une force supérieure biendisciplinée, ayant derrière elle des bataillons dutrain, des chemins de fer et les millions de l'em-pire allemand, avant de parvenir à se rendremaître d'une poignée de pasteurs guerriers. Puisenfin l'esprit de clocher est très fort et au paysles champs restent en friche. C'est pourquoi enpareil cas la troupe peu nombreuse mais homo-gène et aux mouvements rapides l'emportepresquetoujours sur la plus grande masse sans unité.

    Telle est la première période de la formationde l'Etat. Elle peut se prolonger pendant des cen-taines, des milliers d'années même, comme nousle montre l'exemple suivant des plus caractéristi-que : « Chaque territoire de pacage d'une tributurcomane était borné autrefois par une vastezone que l'on pourrait qualifier de « territoire debutin » de ces tribus. Tout le Nord et l'Est duKhorassan ont appartenu pendant de longues

  • 40 L'ÉTAT

    années aux Turcomans,. lomoudes, Goclanes etautres peuplades des steppes avoisinantes beau-coup plus qu'à la Persedont l'autorité restait pure-mentnominale.De mêmeles territoires limitrophesentre Khiva et Boukhara étaient continuellementen butte aux expéditions pillardes des Tekintzè-nes avant que l'on y eût introduit, usant de forceou de ruse, d'autres tribus turcomanes faisantoffice de tampon. Nous trouvons d'innombrablesfaits à l'appui dans l'histoire des chaînes d'oasisreliant l'Est à l'Ouest de l'Asie à travers les désertscentraux. Là, la domination chinoise se maintientdepuis l'antiquité, grâce à la possession de pointsstratégiques, célèbres dans l'histoire universelle,tels que l'oasis de Chami. Constamment les Noma-des venant du Nord ou du Sud tentèrent de péné-trer dans ces îlots de terrain plus fertile qui leurapparaissaient sans doute comme de véritablesîles bienheureuses, et, vainqueurs ou vaincus, lasteppe protectrice leur était ouverte. Bien quele péril le plus menaçant soit écarté par suite del'affaiblissement constant du Mongolisme et del'occupation effective du Thibet, la dernière insur-rection des Dourganes n'en a pas moins montréavec quelle facilité les flots d'une peuplade no-made peuvent envahir ces îlots de civilisationdont l'existence ne pourrait être assurée que parla complète disparition de la vie nomade, condi-

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 41

    tion impossible à réaliser tant qu'il y aura dessteppes dans l'Asie centrale » (27).

    On peut aussi ranger comme appartenant à cettepremière période de l'Etat les grandes invasionsmentionnées dans l'histoire du Monde Ancien entant qu'elles eurent pour but non la conquêtemais le pillage pur et simple. Telles les invasionsqui se déversèrent sur l'Europe occidentale :Celtes, Germains, Huns, Avares, Arabes, Hon-grois, Tartares, Mongols et Turcs venant du con-tinent, Vikings et Sarrasins venant de la mer.Ces expéditions qui submergeaient des continentsentiers, bien au delà des frontières du territoirehabituel de pillage, avançaient, se retiraient,réapparaissaient pour disparaître enfin ne laissantderrière elles que des ruines. Parfois aussi lesmasses conquérantes se fixaient sur un point quel-conque du territoire envahi, et, passant sans tran-sition de la première à la sixième et dernièrepériode du développement de l'Etat, elles établis-saient une domination permanente sur les popu-lations paysannes. Ratzel donne une excellentedescription de ces migrations des peuples :

    « Les expéditions des grandes hordes de noma-des dont l'Asie Centrale en particulier submer-gea avec une violence inouie les pays environ-nants présentent un frappant contraste avec cettepénétration lente et pacifique. Les nomades decette région, de même que ceux de l'Arabie et

  • 42 L'ÉTAT

    de l'Afrique Septentrionale, joignent à la mo-bilité propre à leur genre d'existence, une par-faite organisation, ramassant et unissant la massedans la poursuite d'un but commun. La vie no-made, basée comme elle est sur le sentiment desolidarité du patriarcat, favorise le développe-ment de puissances despotiques d'une portéeconsidérable. De là prennent naissance ces mou-vements des masses qui sont aux mouvementsconstants de l'humanité ce qu'est le courant d'untorrentdévastateur au ruissellementpaisible d'unesource. Leur importance ressort des annales dela Chine, de l'Inde, de la Perse non moins claire-ment que de celles de l'Europe. Tels les nomadeserrent dans leurs vastes pâturages avec leursfemmes, leurs enfants, leurs esclaves, leurs cha-riots, leurs troupeaux et tout leur avoir, tels ilsenvahissent les contrées avoisinantes et ce que cetencombrement leur fait perdre en rapidité estcompensé par l'avantage que leur assure leurmasse. Ils avancent, refoulant devant eux les po-pulations épouvantées, et se répandent sur leterritoire conquis. Emmenant partout avec euxtoutes leurs possessions ils s'installent ainsi surleurs nouveaux territoires et c'est à ce fait surtoutque leurs établissements doivent leur importanceethnographique. Rappelons pour mémoire lesinvasions des Magyars en Hongrie, des Mandchousen Chine et celles des peuplades turques dans les

  • L'ORIGINE DE L ÉTAT 43

    territoires compris entre la Perse et l'Adriati-que » (28).

    Ce qui est rapporté ici des peuples pasteurs derace hamite, sémite, mongole et même en par-tie aryenne, s'applique aussi aux nègres de purerace lorsqu'ils se livrent aux occupations pasto-rales. « Il y a dans le caractère belliqueux destribus pastorales cafres une force d'expansion la-tente qui n'a besoin que d'un but tentant pouramener des résultats considérables et bouleverserde fond en comble les conditions ethnologiques devastes territoires. Ce but a été pour eux la conquêtede l'Afrique Orientale, une contrée dont le carac-tère géographique avait favorisé le développe-ment de nombreuses et prospères peuplades delaboureurs pacifiques sans cependant, commedans les terres de l'intérieur, prohiber l'élevagepar ses conditions climatériques, ce qui eut pa-ralysé dès le début la force d'attaque des noma-des. Comme un torrent dévastateur les tribuserrantes cafres se répandirent sur les terrains fer-tiles du Zumbèze jusqu'aux hauts plateaux situésentre le Tanganyika et le littoral où ils rencon-trèrent dans rOunyamvcsi l'avant-garde d'unpeuple hamite venant du lîord, les Vatousi. Unepartie de l'ancienne population de ces territoiresa été exterminée, une partie, réduite en escla-vage, cultive le terrain jadis libre de leurs ancê-tres, le reste enfin ou n'a pas encore abandonné

  • 44 L'ÉTAT

    la lutte ou vit en paix dans les établissements quele flot de la conquête a épargnés » (29).

    Ce qui s'est passé là devant nos yeux, ce quis'y passe encore de nos jours, c'est aussi « ce qui

    a ébranlé depuis des siècles l'Afrique Orientaledepuis le Zambèze jusqu'à la Méditerranée ». Lapremière de ces fondations d'Etat dont l'histoirefasse mention est l'invasion des Hyksos, la sub-jugation de l'Egypte pendant une période d'aumoins cinq siècles par les pasteurs des déserts duNord et de l'Est, « races alliées de ces peupladesqui, de nos jours encore, font paître leurs trou-peaux entre le Nil et la Mer Rouge » (30). D'au-tres Etats se formèrent encore en grand nombre

    sur les bords mêmes du Nil et dans les territoiresdu Sud jusqu'au royaume du Mouata-Jamvo, si-tué à la lisière méridionale du Congo, dont lesmarchands portugais en Angola mentionnentl'existence vers la fin du xvi" siècle, et jusqu'auroyaume d'Ouganda qui n'a succombé que récem-ment à l'organisation militaire supérieure des Eu-ropéens. « Jamais, en aucun lieu, le désert et lacivilisation n'ont pu exister en paix l'un près del'autre, mais leurs luttes sont uniformes et pleinesde répétitions » (31).

    « Uniforme et pleine de répétitions ! » telle esten somme l'histoire.universelle dans ses grandeslignes car l'âme humaine présente partout unegrande uniformité dans ses caractères essentiels»

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 45

    et répond de la même manière aux mêmes in-fluences de milieu, quelle que soit la race ou lacouleur, sous les tropiques comme dans les zonestempérées. Il faut seulement reculer assez loin,placer le point d'observation assez haut, pour quele jeu bigarré des détails ne nous cache plus lesgrands mouvementsdes masses. Alors les « modi »de l'humanité qui, toujours en mouvement, lutte,souffre, et travaille, disparaissent à nos yeux et sa« substance » éternellement même et éternelle-ment renouvelée, immuable dans le changementmême, nous découvre ses lois « monotones ». -

    Peu à peu, de cette première période se déve-loppe la seconde, notamment lorsque le paysanassagi par mille défaites s'est résigné à son sortet a renoncé à la lutte. Alors les nomades les plussauvages commencent à se rendre compte qu'unlaboureur assommé ne peut plus labourer, qu'unarbre abattu ne peut plus porter de fruits. Dans,son propre intérêt il laisse vivre l'homme, il épar-gne l'arbre quand il le peut. L'expédition nomadefait encore irruption dans le pays, armée jus-qu'aux dents, mais son but n'est plus la guerreproprement dite, le rapt et la violence. Elle n'in-cendie et ne massacre qu'autant qu'il est néces-saire pour maintenir un respect salutaire chez lesvaincus ou pour briser des résistances isolées. Engénéral, en principe, d'après un droit consacrépar l'usage — le commencementde tout droit d'E-

    Oppenheimer 3.

  • 46 L'ÉTAT

    tat—lepasteur ne prend plus au paysan que sonsuperflu; illuilaisse sa maison, ses instrumentsdetravail et de quoi subsister jusqu'à la prochainerécolte*. Le pasteur, durant la première période,peut être comparé à l'ours détruisant une ruchepour en dérober le miel; dans la seconde c'estl'apiculteur laissant aux abeilles assez de mielpour leur permettre de subsister pendant l'hiver.

    Entre la première et la seconde période il s'estfait un énorme pas en avant, un énorme progrèsau point de vue économique comme au point devue politique ! A l'origine l'industrie de la tribupastorale est toute d'appropriation : impitoyable-ment la jouissance présente détruit la source derichesses de l'avenir. Maintenant cette industrieest devenue « économique », car agir économique-ment, c'est administrer sagement son bien, c'estrestreindre la jouissance présente pour assurercelle de l'avenir. Le pasteur a appris à « capitali-ser ». Politiquement aussi il y a là un progrèsénorme. L'étranger jusqu'alors proie hors la loi»a acquis une valeur, il est reconnu comme source

    * Garder de nombreux esclaves est impossible: il serait tropdifficile de les nourrir. On maintient plutôt toute la populationen sujétion, ne leur laissant que ce qui est absolument indis-pensable pour subsister. De cette manière des oasis entièressont transformées en domaines que l'on visite à l'époque de lamoisson afin de dépouiller les habitants : une forme de domina-tion caractéristique du désert (Ratzel, t. I, ch. 2, p. 393, desArabes).

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 47

    de richesses. Sans doute c'est le commencementdu servage, de l'oppression, de l'exploitation,mais c'est aussi le commencement d'une organi-sation sociale supérieure s'étendant au delà deslimites du cercle familial. Et déjà, comme nousl'avons vu, le premier lien d'une relation légalese noue par-dessus l'abîme entre pillards et pillésjusque-là ennemis mortels.

    Le paysan a désormais une sortede droitàl'exis-ence ; tuer celui qui ne résiste pas ou le dépouil-ler entièrement est devenu répréhensible. Et cen'est pas tout. Des fils plus fins, plus délicats setissent en une trame encore bien fragile, des rela-tions se nouent, plus humaines que ne le com-porte le brutal pacte de partage selon le prin-cipe de la partitio leonina. Comme le pasteur nese heurte plus au paysan dans le feu du combatseulement, il arrive qu'une timide prière soitexaucée, qu'une plainte fondée soit entendue.L'impératif catégorique de l'équité : « Ne faispas à autrui, etc. », auquel le pasteur obéit impli-citement dans ses relations avec ses parents etles membres de la tribu, cet impératif commencepour la première fois, bien timidement encore,à parler pour l'étranger. Là est le germe de cegrandiose processus de fusion extérieure qui, despetites hordes, a fait les peuples, les nations etqui un jour emplira de vie l'idée : Humanité ! Làest aussi le germe de ce rapprochement intérieur

  • 48 L'ÉTAT

    des êtres jadis divisés, qui de la haine des gâpgoc-poi mène à l'humanisme universel du christia-nisme et du bouddhisme.

    Nationalité et Etat, Droit et Organisation éco-nomique supérieure, avec tous les développementset ramifications qu'ils ont produits et produirontencore, tous ont pris naissance simultanément encet instant d'une importance unique dans l'his-toire du monde où, pour la première fois, le vain-queur épargna le vaincu afin de l'exploiter defaçon permanente. Car tout co qui est humain ases racines dans l'obscur domaine de l'animalité,l'amour et l'art tout comme l'Etat, le Droit oul'Economie.

    Bientôt surgit un nouveau facteur qui noueplus étroitement encore ces relations ébauchées.Le désert renferme outre l'ours transformé enapiculteur de nombreux « Bruins » égalementfriands de miel. Nos pasteurs leur barrent lapiste et défendent leur ruche. Dès qu'un dangerles menace les paysans appellent maintenant lespasteurs à leur secours : déjà ils leur apparais-sent,non plus comme pillards et meurtriers maiscomme protecteurs, comme sauveurs. Que l'on sereprésente la joie du paysan lorsque la troupe devengeurs ramène au village en même temps queles femmes ou les enfants enlevés, les têtes fraî-chement coupées ou les scalps des ennemis. Co nesont plus de simples fils qui se nouent ici c'est

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 49

    un lien d'une force, d'une résistance incroyable.Là se montre l'essence de la force d'intégrationqui, à la longue, de deux groupes ethnologique-ment étrangers, souvent même de langage et deraces différentes, fera un peuple possédant unelangue, une religion, un sentiment national.Peines et besoins, victoire et défaite, chants detriomphe et plaintes funéraires, tout est désormaiscommun. Un immense territoire neuf s'est ouvertoù maîtres et sujets ont les mêmes intérêts : celasuffit à engendrer un courant de sympathie, pres-que de solidarité. De plus en plus chaque partiepressent et reconnaît en l'autre un être humain.La similarité des dispositions est ressentie là oùauparavant la disparité des dehors, de la mise,des langues et des religions excitait la haine et larépulsion. On commence à se comprendre,d'abordau sens absolu du langage et puis très vite aussimoralement, et le réseau des rapports intimes vase resserrant toujours davantage.

    Cette deuxième période de la fondation de l'Etaten contient dans l'ébauche tous les éléments ca-ractéristiques. Aucun progrès ultérieur ne peutse comparer en importance à celui qui de l'oursa fait l'apiculteur. Nous nous bornerons doncmaintenant à de brèves indications.

    Dans la troisième période la population pay-sanne apporte elle-même au camp des pasteursson « superflu » devenu « tribut ». Cette innova-

  • 50 L'ÉTAT

    tion présente pour les deux parties des avanta-ges considérables : avantage pour les paysanscomme les petites irrégularités attachées à laforme précédente des levées d'impôts, hommesassommés,femmes violées, fermes incendiées,etc.,cessent maintenant entièrement ; avantage aussipour les pasteurs parce qu'ils n'ont plus doréna-vant dans cette affaire, pour employer les termescommerciaux, ni frais divers ni perte de tempset qu'ils peuvent consacrer leur temps et leurénergie disponibles à l'extension de l'exploita-tion, autrement dit à la subjugation d'autres peu-plades paysannes.

    Nous trouvons cette forme de tribut mentionnéedans les chroniques des temps historiques : lesHuns, les Magyars, les Tartares, les Turcs tiraientle plus clair de leur revenu des tributs payés parles peuples européens. Dans certaines circonstan-ces il arrive même que le caractère de cette re-devance s'efface plus ou moins, et le paiementprend alors l'apparence d'une taxe de protectionou même d'une subvention. On connaît l'anecdoted'Attila que l'impérial Incapable de Bysance, con-sidérant le tribut payé comme un subside, fitpeindre avec les attributs d'un vassal.

    La quatrième période représente elle aussi unpas en avant important,car elle amène la condi-tion essentielle de la constitution de l'Etat dansla forme extérieure qui nous est familière : la

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 51

    réunion effective, des deux groupes ethniques surun unique territoire *. (On sait qu'aucune défini-tion juridique de l'Etat n'est possible sans l'idéedu territoire de l'Etat.) Dès lors les relations desdeux groupes,jusque-là internationales, prennentde plus en plus un caractère intranational.

    Cette réunion matérielle peut être amenée pardes circonstances extérieures : soit que des hor-des plus puissantes aient refoulé nos pasteursplus avant ; soit que l'accroissement de la popu-lation ait dépassé la puissance productive despâturages de la steppe ; parfois aussi une grandemortalité des bestiaux contraint les pasteurs àéchanger la vaste steppe contre l'espace relative-

    ' On trouve en outre chez les Fellata un état intermédiaireentre la troisième et la quatrième période,- une sorte de gou-vernement mi-international, mi-intrauational. «Le peuple con-quérant étend comm; une pieuvre ses innombrables tenta-cules parmi les indigènes atterrés qui, par leurs dissensionsintestines, lui ouvrent eux-mêmes de nombreuses brèches.Ainsi les Fellata pénètrent lentement dans les terres du Bé-noué qu'ils occupent peu à peu. Les explorateurs modernesévitent avec raison de préciser le tracé do frontières fixes. 11y a dos villages dispersés des Fellata qui reconnaissent uneplace donnée comme capitale et centre du pouvoir. Ainsi Mouriest la capitale des nombreux établissements des Fellata dissé-minés dans le Bcnnuù central etYoladans le pays d'Adamaouaa probablement une position analogue. Il n'existe pas encorede royaumes véritables, strictement délimités entre eux etréunis contre les tribus indépendantes. Ces capitales elles-mêmes sont loin d'être établies de façon stable. » (Ratzel, t. I,eu. 2, p. 492.)

  • 52 L'ÉTAT

    ment restreint de la vallée. Mais en général lesraisons intérieures sont suffisamment puissantespour engager les pasteurs à se rapprocher enpermanence des paysans. Le devoir de protectioncontre les « ours » les obligent à maintenir toutau moins une troupe déjeunes guerriers dans levoisinage de leur « ruche », ce qui constitue enmême temps une excellente mesure de précautionafin de réprimer toute velléité de révolte des« abeilles » et aussi toute fantaisie les poussantà se mettre sous la protection d'un autre « ours-apiculteur »,un cas qui se produit assez fréquem-ment. C'est de cette manière que, d'après la tra-dition, les fils de Rurik ont pénétré en Russie.

    Ce voisinage effectif n'est pas tout d'abord unecommunauté d'Etat au sens étroit du mot, n'estpas une organisation unitaire.

    Lorsqu'ils ont affaire à des sujets de caractèreentièrement pacifique les pasteurs continuent àmener tranquillement leur existence nomadeparmi leurs Périeuques et leurs Ilotes, errant et fai-sant paître leurs troupeaux.Ainsi vivent les Vahou-mas au teint clair (32), « les plus beaux hommesdu monde » (Kandt)dans l'Afrique Centrale ; ainsivit le clan Touaregg des Hadanara, de la tribudes Asgar qui «. ont établi leur foyer chez lesImra et sont devenus des aventuriers errants. CesImra sont la classe domestique des Asgar et sontentièrement exploités par eux bien qu'ils soient

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 53

    en état de mettre sur pied un nombre de com-battants dix fois plus considérable que celui deleurs maîtres ; la position réciproque des Asgaret des Imra est à peu près celle des Spartiates etdes Ilotes » (33). Il en est de même des Teda dansla contrée voisine de Borkou : « De même que lepays se divise en demi-désert où vivent les noma-des et en jardins fertiles et bosquets de palmiers,de même la population se divise en nomades ethabitants sédentaires. Leur nombre respectif està peu près le même, il peut y avoir en tout dixà douze mille habitants, mais il va sans dire queles sédentaires sont entièrement dominés par lesnomades (34). »

    Et la même loi s'applique à tout le groupe despeuplades pastorales des Galla, Masai et Va-houma :

    « Bien que les inégalités des possessions soientconsidérables,nous trouvons peu d'esclaves commeclasse domestique. L'emploi est tenu par des peu-plades inférieures vivant en dehors de la tribu.La vie pastorale, qui est la base de la famille etde l'Etat, est en même temps le principe desmouvements politiques. Dans le vaste territoirecompris entre le Choa et les contrées méridiona-les d'un côté et Zanzibar de l'autre côté il n'existe,en dépit d'une organisation sociale très dévelop-pée, aucune puissance politique stable (35). »

    Dans les contrées où le terrain ne se prête pas

  • 54 L'ÉTAT

    à l'élevage en grand, ce qui est le cas par exem-ple dans la presque totalité de l'Europe occiden-tale, ou lorsque le caractère moins pacifique dela population fait prévoir des soulèvements pos-sibles, le peuple des conquérants devient déplusen plus sédentaire et établit sur des points fortifiésou stratégiquement importants ses campements,ses châteaux forts ou ses villes. De là les maîtresgouvernent leurs sujets dont ils ne soucient dureste qu'autant que l'exigent les exigences dudroit tributaire. Administration, religion, justiceet exploitation, tout est entièrement entre lesmains des asservis : leur constitution autochtonemême, comme leurs autorités locales sont respec-tées.

    Si Frantz Buhl (36) est bien informé tel fut aussile commencement de la domination israélite dansla terre de Canaan. L'Abyssinie, cette imposantepuissance militaire ne semble pas avoir dépassé debeaucoup cette quatrième période de l'Etat. Dumoins Ratzel (37) rapporte : « Semblable auxmonarques orientaux des temps passés et présentsqui ne se sont jamais beaucoup souciés du gou-vernement intérieur et des formes de juridictiondes peuples asservis, l'Abyssin n'a et n'a toujourseu qu'une seule préoccupation : le tribut. »

    .

    Mais l'histoire nous fournit le meilleur tableaude la quatrième période dans l'organisation del'Ancien Mexique avant l'occupation espagnole:

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 55

    « La confédération de peuples à la tête desquelsétaient les Mexicains avait des idées un peu plusavancées en fait de conquête : elle ne détruisitque les tribus qui opposèrent de la résistance. Lereste fut seulement dépouillé et soumis ensuiteau tribut. La race vaincue continua à être gou-vernée par ses chefs comme par le passé. Aucuneintention de fonder un royaume unifié comme auPérou ne distingue cette première attaque : rienque l'intimidation et le pillage. Le soi-disantroyaume du Mexique n'était en somme à l'épo-que de la conquête espagnole qu'un amas de peu-plades indiennes terrorisées, vivant dans un iso-lement farouche et maintenues par la crainte desattaques de la bande de brigands vivant au milieud'eux dans un repaire imprenable (38). »

    Comme on le voit, il n'est pas encore questionici d'un Etat au sens propre du mot. Ratzel lefait aussi remarquer très justement :

    «.Lorsque l'on constate combien les points con-quis par les guerriers de Montezuma étaient sé-parés les uns des autres par de vastes territoiresindépendants, on est tenté d'établir une compa-raison avec la domination des Hovas à Madagas-car. Quelques garnisons ou plutôt quelques colo-nies militaires disséminées sur un vaste territoireet maintenant péniblement sous le joug un rayontributaire minuscule sont loin de représenter

  • 56 L'ÉTAT

    pour nous la souveraine possession de ce terri-toire (39). »

    Mais la logique des choses mène rapidementde cette quatrième période à la cinquième qui estpresque l'Etat parfait.

    Entre les villages, les cantons, des querelless'élèvent et tournent en luttes que no peut tolérerle groupe conquérant comme elles mettent endanger la capacité prestative du paysan : il s'in-terpose, intervient comme arbitre et au besoinenforce son jugement. Finalement les « maîtres »ont à la « cour » de chaque roitelet, de chaquechef de district,un représentant fonctionnaire quiexerce le pouvoir pendant que l'ancien chef engarde seulement les apparences. L'Etat des Incasest l'exemple le plus typique de cette organisa-tion dans des conditions primitives.

    Les Incas étaient établis à Cuzko où ils avaientleurs domaines héréditaires et leurs résiden-ces (40); mais dans chaque district ils avaient unreprésentant, le Tucricuc qui résidait à la courdu chef indigène. Ce Tucricuc surveillait toutesles affaires de son district. « Il devait ordonner lerecrutement des soldats, contrôler le paiementdes contributions, arranger les corvées, les cons-tructions de chemins et de ponts, rendre la jus-tice : toutes les affaires concernant le districtétaient soumises à sa juridiction (41). »

    L'organisation établie par les chasseurs amé-

  • L'ORIGINE DE L'ÉTAT 57

    ricains et les pasteurs sémites se retrouve égale-ment dans les territoires des chasseurs africains.Les Achantis ont aussi le système du Tucricuc (42)et les Douallas ont pour leurs sujets établis dansdes villages séparés une organisation basée sur laconquête, « un degré intermédiaireentre le régimeféodal du servage et l'esclavage » (43). Et le mêmeauteur, parlant des Barotzés, décrit une constitu-tion qui correspond presque exactement à l'orga-nisation féodale primitive : « Leurs villages... sontgénéralement environnés d'un cercle de bourga-des où vivent les serfs qui travaillent aux champsde leurs maîtres, cultivent le grain ou gardentles troupeaux (44).» Le seul détail qui nous sembleétrange ici, c'est que les seigneurs ne vivent pasisolés dans leurs châteaux forts ou leurs manoirs,mais réunis dans un village au milieu de leurssujets.

    Des Incas aux Doriens do Lacédémone,de Mes-sénie et de Crète il n'y a plus qu'un pas aussiinsignifiant que des Fellata, Douallas et Barotzésaux Etats féodaux organisés d'une façon relative-ment stricte des royaumes nègres d'Ouganda, Ou-nyoro,etc.,et aux royaumesféodauxcorrespondantsde l'Europe et de l'Asie. Partout les choses sedéveloppent vers le môme but en raison de lamême nécessité socio-psychologique. La nécessitéde maintenir les asservis dans leur entière capa-cité productive conduit pas à pas de la cinquième

  • 58 L'ÉTAT

    à la sixième et dernière période, c'est-à-dire à laformation de l'Etat dans toute la significationque nous donnons au terme, à l'entière intrana-tionalité, au développement de la nationalité.Deplus en plus les maîtres sont forcés d'intervenir,de concilier, de sévir, de contraindre. L'habitudedu commandement et les coutumes de l'autoritése développent. Les deux groupes, séparés à l'ori-gine puis réunis sur un même territoire, vivantl'un près de l'autre seulement d'abord, puis con-fondus artificiellement en un « mélange » méca-nique, deviennent insensiblement une véritable« combinaison » chimique. Ils se pénètrent,se dis-solvent, se fondent en une homo^^^

  • DEUXIEME PARTIE

    L'Etat féodal primitif

    a) La domination

    Sa forme est la domination.La domination d'uneminorité pou nombreuse mais belliqueuse, uniepar les liens de consanguinité, sur un territoirestrictement délimité et sur ses habitants. Cettedomination est exercée selon la formule d'un droitconsacré par l'usage, qui fixe les privilèges et lesexigences des maîtres et le devoir d'obéissanceet les obligations des sujets, et les fixe en outrede telle sorte que la capacité prestative du pay-san — l'expression date du XVIII" siècle —n'ensouf-fre pas. L'« apiculture » consacrée par la loi ! Audevoirde prestation du paysan correspond un de-voir de protection du seigneur, protection à l'inté-rieur contre les empiétements des autres seigneurset protection à l'extérieur contre les attaques del'ennemi du dehors. C'est là un côté du carac-tère de l'Etat ; l'autre côté, incomparablement

  • 60 L'ÉTAT

    plus importaut au début, est l'exploitation écono-mique, le «moyen politique »de la satisfactiondesbesoins. Le paysan donne une partie du produitde son travail sans recevoir d'équivalent : Au com-mencement était la rente foncière !

    Les formes dans lesquelles s'accomplissent leprélèvement et la consommation de la rentefoncière varient selon le lieu et lo temps. Tan-tôt les maîtres sont établis en compagnie mili-taire dans un camp fortifié et consommentde façoncommuniste le tribut des communautés paysan-nes: tel fut l'Etat Inca. Tantôt un certain terri-toire estdéjà assigné à chaque noble guerrier, maisil en consomme encore les produits de préférencedans la « sussitia » avec ses égaux et ses com-pagnons d'armes : il en est ainsi à Sparte. Tantôtl'aristocratie territoriale est disséminée sur toutle territoire conquis, chaque membre réside avecsa suite dans son château fort et consomme indi-viduellement les produits de ses terres. Mais iln'est pas encore « propriétaire », il reçoit seule-ment le tribut de serfs qu'il n'a ni à diriger ni àsurveiller : c'est le type de la seigneurie doma-niale du moyen âge dans les pays d'aristocratiegermanique. Et finalement le seigneur devient legentilhomme campagnard, les serfs se transfor-ment en ouvriers de sa grande exploitation et letribut apparaît maintenant comme profit de l'en-trepreneur. C'est le type de la première entre-

  • L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 61

    prise capitaliste des temps modernes, la grandeexploitation agricole dans l'ancien district slavede l'Allemagne de l'Est. Il y a enfin, menant d'undegré à l'autre, de nombreuses périodes de tran-sition.

    Mais c'est partout en principe le même Etat.Son but est toujours et partout le « moyen poli-tique » de la satisfaction des besoins : appropria-tion de la rente foncière d'abord.tantqu'il n'existepas de travail industriel susceptible d'être acca-paré. Sa forme est toujours et partout la domi-nation: l'exploitation imposée commedroit,commeconstitution, maintenue et poursuivie stricte-ment, cruellement même au besoin. Pourtant ledroit absolu du conquérant est aussi légalementlimité dans l'intérêt même du prélèvement per-manent de la rente foncière. Le devoir de pro-duction du sujet est borné par son droit au main-tien de sa capacité prestative; le droit de taxationdes seigneurs est complété par leur devoir deprotection à l'intérieur et à l'extérieur. Protectionlégale et défense des frontières.

    Dès lors l'Etat primitif est arrivé à maturité,entièrement développé dans l'ensemble de seséléments constitutifs. La condition embryonnaireest dépassée et il ne se manifestera plus mainte-nant que des phénomènes de croissance.

    Comparé aux agrégats familiaux, l'Etat repré-sente indiscutablement une espèce supérieure. Il

    Oppenheimer 4