l’oligopole de l’internet contre l’autonomie journalistique
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L’oligopole de l’internet contre l’autonomie journalistique
Nikos Smyrnaios, Université de Toulouse / LERASS
Entretiens du webjournalisme, Metz, 30 janvier 2017
Plan
L’enjeu de l’autonomie
Les logiques hétéronomes à l’œuvre dans le champ journalistique
L’émergence de l’oligopole de l’internet et son emprise sur le journalisme en ligne
L’enjeu de l’autonomiePour Kant, à l’échelle individuelle, l’autonomie est le
fait de se donner à soi-même sa propre loi. L’hétéronomie est une loi extérieure ou transcendante
qui s’impose à soi
Pour Bourdieu, à l’échelle sociale, l’autonomie d’un champ de production symbolique est l’existence de
règles et d’intérêts spécifiques distincts de ceux d’autres espaces sociaux (p.e. économie)
L’autonomie d’un champ social se fonde sur la reconnaissance par les pairs
Le champ s’organise autour d’une opposition entre pôles autonome (légitime) et hétéronome (illégitime)
L’enjeu de l’autonomieL’enjeu de l’autonomie journalistique par rapport aux pouvoirs extérieurs (politique, économique etc.) est
central dans l’idéal habermassien de la sphère publique
Il est présent dans tous les textes élaborés par les instances collectives du journalisme (chartes
déontologiques, textes syndicaux etc.)
P.e. Projet de déclaration des droits et des devoirs de la presse libre (1945), Article 3:
« La presse est libre quand elle ne dépend ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d'argent,
mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs »
Quid de l’internet ?Selon un certain discours expert et profane, dominant
pendant longtemps, il serait un moyen de diffusion égalitaire, décentralisé, neutre, d’un pluralisme
« naturel »
Il renforcerait l’autonomie journalistique mais aussi celle des publics face à la puissance des organisations
(médias, Etats, institutions)
L’impératif participatif serait à l’origine d’un processus d’empowerment des journalistes, mais aussi des publics, avec des conséquences positives pour la
société
C’est une vision a-critique qui ne se confirme pas (toujours) empiriquement
Les logiques hétéronomesEn réalité le journalisme en ligne subit des logiques
hétéronomes fortes sous l’effet conjugué de:
1. la crise économique et la marchandisation accrue des médias
2. la concentration oligopolistique de l’internet
3. le contexte de crise politique qui caractérise les démocraties libérales
La dépendance publicitaireOpposition entre annonceurs et publics =>
intérêts privés ≠ intérêt général (p.e. pubs Macdo)
Logique de maximisation de l’audience (cf. critique bourdieusienne de la TV commerciale): clickbait, fake
news, infotainment, course de vitesse
Circulation circulaire & homogénéisation de l’information => diversité de façade, inflation au
détriment de la qualité et du pluralisme
Contenu au service de la publicité (formats « natifs », sponsorisés, publirédactionnel)
Le journalisme low costTendance forte vers la précarisation, flexibilité,
contournement des conventions collectives, abaissement des protections sociales
Accroissement du nombre de pigistes et de « rédacteurs » au statut ambigu concomitant avec le
développement du journalisme en ligne
Domination de la logique gestionnaire (choix de sujets sur la base d’un calcul coût/bénéfice)
Prépondérance d’un journalisme « assis »
« Editorialisation », commentaire au détriment de l’information
Rationalisation & intensification Encadrement du travail par des logiciels contraignants: publication, gestion de contenus, mesure d’audience
=> formatage de la production et limitation du champ d’intervention du journaliste
Standardisation du travail, quantification des objectifs, formalisation des procédures et omniprésence de la
supervision
Accroissement des exigences de productivité, généralisation du bâtonnage, recyclage
Logiques structurantes du « référencement » (Google) et de l’« engagement » (Facebook)
L’oligopole de l’internet
Abolition des frontières entre secteurs autrefois distincts (informatique, appareils, télécoms) +
Hégémonie du néolibéralisme
Financiarisation, mondialisation, dérèglementation
Emergence d’un capitalisme numérique avec ses logiques
Concentration dans les services clés de l’internet: recherche, réseautage, accès à des contenus
L’oligopole de l’internetLes GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon,
Microsoft) contrôlent les moyens d’accès à l’information numérique:
L’oligopole de l’internetCaractéristiques: très haute rentabilité, exploitation
intensive du travail, valorisations boursières gigantesques, accaparement de l’innovation, barrières
à l’entrée
Les logiques de l’oligopoleStratégies et produits indifférenciés à l’échelle
mondiale
Solutionnisme technologique
Disruption des marchés, « destruction créatrice »
Accaparement de la propriété intellectuelle
Plateformes d’intermédiation
La fonction d’infomédiation
L’oligopole ne s’intéresse qu’exceptionnellement à la production de contenu
Il se concentre sur le segment entre le contenu/information et le public (infrastructures matérielles + services logiciels)
Pas simplement une fonction de distribution mais un processus d’appariement entre offre et demande qui met en œuvre des
logiques de hiérarchisation et d’édition
Infomédiation: combine une composante sociale et une composante algorithmique, abaisse les coûts de transaction
Les plateformes d’infomédiationcontenus
Bases de données +
algorithmes d’infomédiation
internautes
L’enjeu pour les producteurs de contenus/éditeurs est de s’adapter aux critères des algorithmes
Le mieux ils s’adaptent, le plus ils gagnent en visibilité sur les plateformes d’infomédiation
Ce qui leur permet de gagner de l’audience et/ou de ressources (publicitaires, téléchargements d’applications, actes d’achats etc.)
Processus de collecte (objet de négociation)
Hiérarchisation, édition
(automatiques)
Google et Facebook: pourvoyeurs majeurs de trafic pour les sites d’information à l’échelle mondiale
Apple, Amazon et Google: « kiosques » incontournables (applications, journaux
numériques)
Des éditeurs sous emprise Relations entre éditeurs et infomédiaires sont à la fois
faites de coopération et de concurrence
Coopération: dépendance mutuelle, les éditeurs ont besoin du trafic, les infomédiaires du contenu
Concurrence sur le marché publicitaire
Opposition de paradigmes (idéologie californienne vs. logiques médiatiques)
Adaptation réciproque mais rapport de force largement favorable aux infomédiaires
La carotte et le bâtonGoogle et Facebook manient séduction & menace
2013: Google verse 60M aux éditeurs français
2014: Google punit Axel Springer (-40% de trafic)
2012: Facebook fait payer la visibilité des « Pages »
2014: Facebook lance Public Content Solutions pour « aider » les éditeurs à mieux exploiter sa force
2016: Instant Articles et AMP pour smartphones
Les éditeurs se concurrencent dans un cadre imposé
Le cas Google 2 sources de trafic via Google:
Le portail Google News Le moteur généraliste
Actu “chaude
”
Info “froide”
La cas Google
3 niveau de hiérarchisation:
Pour les sources (SourceRank): productivité, réactivité, popularité, exhaustivité, spécialité
Pour les sujets: taille du cluster, nouveauté, SourceRank
Pour les contenus: nouveauté, originalité, click-through, mentions, SourceRank
Au delà du référencement traditionnel l’enjeu pour les éditeurs c’est d’être en haut de Google News
Journalisme pour GooglePropension à traiter le + de sujets =>
logique productiviste (utilisation de matériaux de seconde main, journalisme assis )
Production en fonction des mots-clés les plus recherchés => ligne éditorial basée sur la demande
(ex. Melty.fr)
Impact sur l’écriture journalistique => p.e. prolifération de titres du type
Double titrage : 1 pour Google, 1 pour les lecteurs
Publication la plus rapide possible, quitte à mettre à jour
Emprise du SEO (formatage, site maps, microdata etc.)
La cas FacebookLa visibilité des contenus sur Facebook dépend d’un algorithme complexe qui combine plusieurs facteurs
Circulation circulaire: taux de partage des contenus individuels impacte la visibilité global du site
Journalisme pour FacebookLes journalistes sont incités à:
Diffuser des contenus générant de l’interaction (articles à forte charge émotionnelle ou décalés)
Utiliser le ciblage sociodémographique
Changer la structure de la page en fonction de la provenance, publier à des moments précis
Payer Facebook pour acquérir de l’audience
Phénomène d’accroissement circulaire de clics (mise en avant sur la page d’accueil de « plus partagés »)
Journalisme & RSNConfusion entre vie privée & vie professionnelle
Injonction managériale de mettre son « profil » au service de l’organisation
Exigence d’un investissement « affectif », donner de soi même, exploiter les traits de sa personnalité
Connectivité permanente, « dispersion », sollicitation sans répit, accélération du temps, fatigue psychique,
cognitive
Frustration par rapport à l’idéal-type du journalisme (investigation, reportage original)
Et le public ?Une analyse analogue peut être faite:
Montée en puissance d’un discours xénophobe & populiste en ligne
Stratégies de manipulation & propagande (fake news, bots)
Filter Bubble et homophilie imposée par les algorithmes
Exploitation commerciale massive des données personnelles, surveillance généralisée
ConclusionLe journalisme en ligne est surdéterminé par des
logiques échappant à ses acteurs
La dépendance technologique et économique envers l’oligopole de l’internet dans un contexte de crise
politique renforce les logiques d’hétéronomie, d’exploitation et d’aliénation
Le collectif comme réponse ?
Financement par le public, engagement, transparence, collaboration pour renforcer l’autonomie journalistique
BibliographieSmyrnaios N., 2017, Les GAFAM contre l’internet. Une économie politique du numérique, Ina éditions, Bry-sur-Marne.
Smyrnaios N., 2015, « Le travail, à l’intérieur, autour et en dehors des rédactions Web. Pour une socioéconomique politique du journalisme en ligne » in George E., Brunelle A.-M., Concentration des médias, changements technologiques et pluralisme de l'information, Presses de l'Université Laval, Québec, p.231-247.
Smyrnaios N., Rebillard F., 2011, « Entre coopération et concurrence : Les relations entre infomédiaires et éditeurs de contenus d’actualité », Concurrences, n°3, p. 7-18.
Rieder B., Smyrnaios N., 2012, « Pluralisme et infomédiation sociale de l’actualité: le cas de Twitter », Réseaux, n°176, p. 107-141.