l'ocean , le fleuve et le torrent

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    l’océan, le torrent, le fleuve

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    CHRISTIAN GALTIER

    L’OCEAN, LE TORRENT,LE FLEUVE

     Lebensgebet

     Récit

    Suivi d’une transcription de« Ainsi Parlait Zarathoustra »

    De Nietzsche

    Sous forme de suite poétique

     par Reitlag

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    À quoi bon fréquenter Platon, quand unsaxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un

    autre monde ?

    Cioran

    Il faut être parfaitement désespéré pour profiterpleinement des joies de l’existence.

     Aphorisme pré judéo-chrétien

    Les transcriptions des extraits de « Ainsi parlaitZarathoustra » sont de Reitlag

    Les titres sont ceux du livre de Nietzsche.

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    AVERTISSEMENT

    On part un jour pour une destination connue, ensuivant une route toute tracée et sans embûche.Et puis, on rencontre un incident ; on est

    confronté à un imprévu ; on se trouve face à unebifurcation qui n’était pas indiquée sur la carteroutière. On est livré à soi-même : on doit faire deschoix.

    Qui n’a jamais rencontré cette situation ?Comment la gèrera-t-on alors ?

    Sur la route, on allume le GPS.Sur le chemin de la vie, un aller-simple, il n’y pas

    de GPS ; alors nous avons demandé à Zarathoustrade jalonner notre cheminement…

     Les petits poèmes introductifs sont chacun la contraction

    d’un chapitre du Zarathoustra de Nietzsche ; ils reprennent des

     phrases rédigées presque dans la même forme dans le texte

    original.

     Les titres sont ceux du livre original.

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    Prière à la vie Lebensgebet

    Ainsi qu’on aime un vrai amiJe t’aime, oh ma vie de mystère,

    Quoi que pour moi tu aies produit :

    Souffrance ou bonheur sur la terre.

    Je t’aime avec ta cruautéEt si tu dois m’anéantir,

    Comme des bras de l’amitiéJe sais que je devrai partir.

    A toute force je t’étreinsEt si les flammes me dévorentDans le combat de mon destin,Je sonde ton mystère encore.

    Être, penser des millénaires !Enserre-moi dans tes deux bras,

    J’aime tes tourments, ton mystèreS’il n’est plus de bonheur pour moi.

    Poème de Lou von Salomé écrit à Friedrich Nietzsche en

    1882

    Ce poème fut mis en musique pour chœur et orchestre par

     Nietzsche

    Transcription : Reitlag

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    Prologue

    « Et une voix me dit : ‘Choisis le bon chemin,Celui qui te conduit enfin vers ta grandeur,

    Celui qui te conduit vers ta dernière cime

     Et où ne te suivront pas les simples humains ;

    Celui que tu atteins en marchant sur ton cœur,

     Là où la cime enfin s’unit avec l’abîme.’ »

     Ainsi parlait Zarathoustra.

    « PLOUF ! »Plouf ! Quel bruit ridicule ! Il y a des bruits quisont ridicules. Sont-ils ridicules par nature ou bienleur caractère ridicule tient-il aux circonstances ?C’est une question qu’il va me falloir approfondir.

    Mais ce qui est sûr, c’est que les mots pourtraduire ces bruits sont encore plus ridicules que lesbruits eux-mêmes : « Plouf ! » en est un. Il esttoujours difficile de traduire par les mots un

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    sentiment, une émotion et même une simpleperception.

    C’est pourtant ce bruit, « Plouf ! », qui vient defrapper mon oreille. Dans ce lieu, à cette heure,dans ces circonstances, je m’attendais à entendrequelque chose d’autre, un bruit à la hauteur de lasituation, un bruit en harmonie avec la gravité de la

    chose ; mais non, ce ne fut qu’un ploufparticulièrement ridicule.

    Il me revient, en un éclair, les moments-phares dema vie : la mort de ma mère, mon mariage, lanaissance de ma fille.

    La mort de ma mère, de la personne qui m’adonné la vie : le passage de relais est accompli, lecycle de la vie est bouclé.

    Mon mariage : un engagement pour une viepartagée ; l’enterrement d’une vie individuelle.

    La naissance de ma fille : la transmission de lavie, la création d’un nouvel être humain.

    Ces trois évènements marquants, dans unechambre d’hôpital, dans une église fleurie ou dansla salle de travail d’une maternité se sont réduits àtrois bruits ridicules : un râle d’agonie, un « oui » àpeine audible et le cri disharmonieux d’un être quisemble hésiter à entrer dans la vie.

    Les évènements, leur perception, les bruits… n’ya-t-il que les bruits qui soient ridicules ?

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    PREMIERE PARTIE

    L’OCEAN

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    De l’ami

    « Cache donc ta pitié sous une écorce rude.

    Si tu es un tyran, tu n’auras pas d’ami ;

    Tu n’auras pas d’ami si tu es enchaîné ;

     Es-tu pour ton ami air pur et solitude ?

     Rejette de ton cœur toute parcimonie…

    … Puisse venir un jour le temps de l’amitié. »

     Ainsi parlait Zarathoustra.

    « Le pompier circulait tranquillement à travers la

    cour et se dirigeait vers sa voiture pour y prendreplace. Soudain, sans aucune raison apparente, lepolicier se précipita sur lui et le jeta à terre. Lepompier s’écroula au sol et perdit son casque danssa chute. Il se releva bien vite et insulta le policier.Des témoins crurent l’entendre le traiter de« bouffon » ! Puis, ayant repris ses esprits, il se ruarageusement sur le policier qui était demeuréimmobile un moment (peut-être recherchait-il soncarnet de contraventions ?) et, de son crâne

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    désormais dépourvu de protection, lui donna cequ’il est convenu d’appeler, dans un langage un peurelâché, un puissant « coup de boule ».

    Le policier bascula à son tour mais fut bien vitede nouveau sur ses pieds et repartit au combat. Lecoup partit immédiatement, directement au visage.Le pompier donna un coup de pied vicieux. Thierry

    poussa un cri strident et envoya une gifle à Nicolas,suivie d’un coup de poing dans la figure. Nicolass’écroula et hurla… et la maîtresse se précipita pourséparer les combattants et les punir comme il sedoit : deux Playmobil, un policier et un pompierdépourvu de son casque, gisaient inanimés sur lesol de la cour de récréation… »

    … C’est il y a trente-huit ans que j’ai fait laconnaissance de Thierry ; nous avions cinq ans.

    *

    Thierry et moi, c’est une longue histoire : desbagarres en cour de récréation, des jeux dans desarrière-cours et des squares, des goûtersd’anniversaire, des carambars partagés sur lechemin de l’école, des copains et des copines… descopines, surtout.

    Parmi tous les goûts que nous partagions, il yavait en effet particulièrement celui des filles. Maisil y en avait d’autres, bien sûr.

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    Nous aimions le football, dans la cour de l’écoleou sur les terrains parfumés aux vapeurs d’essencequi bordent le boulevard périphérique de Paris ;nous nous prenions pour Bats, Susic ou Fernandez,nos idoles du Paris Saint-Germain qui allait devenirchampion de France.

    Il y avait la musique aussi et principalement le

     jazz, tout le jazz, depuis le swing des années 30, leCotton Club, jusqu’au jazz-rock des « seventies » ;Thierry s’essayait au saxophone et je grattais tantbien que mal les cordes de ma guitare.

    Nous allions au cinéma ; cinéma d’art et d’essai,bien sûr. Nous écumions les dernières petites sallesdu quartier latin et voyions tous les films les plusennuyeux mais « qu’il faut avoir vus ! »

    Il y avait la lecture aussi, ce qui commençait àêtre rare chez les jeunes dans les années quatre-vingt : les premières consoles de jeux vidéo étaientpassées par là. Nous avions eu nous-mêmes notrepremière Nintendo à treize ans. C’était bien, laNintendo, et nous y passions de longs moments à jouer ensemble, mais ça ne nous empêchait pas delire et d’échanger des livres : des romans, de lapoésie aussi, même de la philo, plus tard ; surtoutde la philo alors ; du moins c’était ce que nousaimions faire accroire. Nous avions lul’introduction du « Monde comme volonté etreprésentation » de Schopenhauer ; nous disionsque nous avions lu les deux mille cinq cent pages

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    qui suivaient cette introduction. C’était faux maiscomme personne n’en est jamais arrivé au bout, onne pouvait pas nous démentir. Nous parlionsdoctement de « La Phénoménologie de l’esprit » deHegel à la terrasse des cafés du quartier latin.Comme personne n’a jamais dépassé la vingt-cinquième page, nous risquions encore moins d’être

    démasqués. Et puis, devant nos copains et noscopines – surtout nos copines – nous nous plaisionsà citer Rimbaud, Verlaine, Genet, Nietzsche,Céline, Camus, Cioran, Aragon, Wilde, Rilke…ceux-là, nous les lisions et les aimions vraiment.

    En marge de la littérature, nous avions luquelques « livres de cul » aussi, mais ça ne nous« branchait » pas trop : c’était pour les vieux. Nous,nous préférions la pratique à la théorie. Alors, nouspartagions le même goût pour les filles ; et nouspartagions les filles aussi.

    Ce n’était pas si facile de partager les filles dansles années de nos dix-huit ou vingt ans, la fin desannées quatre-vingt. Nos parents étaient de lagénération de la fin des années soixante, les sixties.En bons soixante-huitards sur le retour, ils s’étaientvantés auprès de nous de leurs exploits, réels oupartiellement imaginaires : les échanges qui sepratiquaient alors ; la fidélité dans l’infidélité (ouvice-versa) ; la jouissance sans entrave… ils nousavaient dit que leurs parents à eux avaient été, en

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    revanche, éduqués dans leur enfance dans le plusstrict respect de la continence sexuelle. Bien sûr, ilsn’avaient jamais imaginé que leurs parents pussentavoir respecté parfaitement ces principes (il fautbien vivre…) mais ils savaient qu’ils avaientnéanmoins connu, en leur temps, des entravescertaines à la satisfaction de leurs légitimes

    pulsions génésiques.Alors, Thierry et moi pensions que nous avions

    plus de chance que nos grands-parents ; bénis etencouragés que nous étions par nos propres parents,nous étions enclins à nous engager dans leur voie,celle d’une saine dissipation au travers d’unegrande variété de partenaires sexuels.

    Hélas, 1988 n’était pas 1968 ; les mœurs avaientencore évolué : nos camarades et amis avaient tousune copine mais ils n’étaient pas enclins à enchanger, ni encore moins à la partager : ils étaientfidèles ! Ceci n’eût point dû, a priori, nous gêner :c’était leur affaire. Néanmoins, la populationféminine étant approximativement de mêmenombre que la masculine, leurs petites copinesétaient, par voie de conséquence, fidèles aussi. Làétait le nœud du problème.

    Il nous était donc nécessaire de rechercher cellesqui, sous l’effet d’appétits au dessus de la moyenneou par goût de l’innovation, accepteraient le jeudont nous étions adeptes ; hélas, elles n’étaient paslégion.

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    Je me souviens d’un soir où, rentrant bredouillesd’une soirée dans un petit club de jazz du sixièmearrondissement, nous nous étions retrouvés, attablésdans une brasserie nocturne, devant deux demis debière. Nous nous faisions face, tristes etmélancoliques, ainsi que le sont les chasseurs quiau soir constatent que leur gibecière est vide ; ou

    les « dragueurs » qui présagent que leur lit le sera…C’est dans ces situations de mélancolie extrême

    que les pensées les plus élevées viennent souvent àl’esprit. Vigny où Chateaubriand, entre autres, nousen ont administré l’éclatante démonstration. Aprèsun long silence pensif, Thierry prit la parole :

    -  Tu voix, mon vieux, nos parents nous ont léguéune tradition et, malgré nos efforts constants etméritoires, nous ne pouvons la faire survivre…c’est triste… si l’on ne respecte pas les traditions,où ira la société ?... où va la France, mon bonmonsieur ?...

    Pourtant, « Une tradition est un progrès qui aréussi », a dit Druon…

    -  … il ne devait pas connaître ce type detraditions-là… et puis, si tu veux des citations, envoici une autre : « La tradition, c’est le progrès dansle passé ; le progrès dans l’avenir, ce sera latradition. »

    -  Qui est-ce qui a dit ça ?-  Edouard Herriot.-  C’est très con…

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    -  Ouais… encore que pour être con, il faudraitdéjà que ça veuille dire au moins quelque chose…

    Ce seul extrait de nos échanges permet deconstater l’amertume qui alors était la nôtre.

    Nous avions longtemps philosophé ainsi,fertilisant notre esprit de force demis de bière. A lafin, vers les trois heures du matin, nous avions mis

    une stratégie au point ; ou plutôt, c’est Thierry quil’avait conçue. Il me l’exposa:

    -  Tu vois, maintenant, il va nous falloir trouverdes filles comme les autres, dans l’air du temps, des« fidèles. »

    -  Tu es fou ?-  Non. Ecoute-moi. On choisit une « fidèle », on

    lui fait le grand jeu, grandes déclarations, bouquetsde fleurs, serments, tout ça… on « se met encouple » comme les bourgeois et puis… dis-moi,Nico, qu’est-ce qui se passe dans un couplebourgeois normal ?

    Ben…-  Allons, mon vieux, Feydeau, Labiche,

    Courteline…-  … Ben… le mari est cocu…-  Oui. Et avec qui ?-  … Ben… avec son meilleur ami…-  Eh ben voilà, tu as tout compris !

    Nous avions mis alors en pratique cette subtilestratégie. Nous nous mettions l’un et l’autre en

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    recherche d’une amie, jolie, bien sûr ; et d’unemoralité irréprochable, pas volage du tout,naturellement ; non, moderne, c’est-à-dire fidèle…

    Et puis, quand l’un de nous avait trouvé, ilengageait une vie para-matrimoniale classique avecsa charmante compagne et il lui présentait son ami.Pendant un certain temps, le « célibataire » d’entre

    nous deux respectait la tranquillité du « ménage » ;il se contentait de se rapprocher subtilement et de seplacer.

    Et puis, quand le « mari » commençait à se lasserde son « épouse », il faisait en sorte de la lasser unpeu aussi et l’ami, appliquant les règles ancestralessi bien exposées chez Feydeau, Labiche ouCourteline, prenait la place. Alors, celui qui était« évincé » (libéré, devrait-on plutôt dire) seremettait en chasse pour recommencer un peu plustard. La durée théorique du « cycle » que nousavions adoptée était de six mois environ ; six moischacun, soit un an au total.

    Il va de soi que tout ceci était de nature à fortifiernos liens d’amitié.

    *

    Depuis la maternelle, nos vies avaient suivi lemême cours; et nous avions aussi suivi les mêmescours puisque nous ne nous étions pas quittés jusqu’à la fin de notre scolarité, couronnée d’un

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    mastère de droit des affaires à l’université Paris 2Assas.

    C’est à Assas, en dernière année, que nous avionsrencontré Corinne.

    Nous venions de quitter Nathalie ; moi, six moisplus tôt et Thierry, qui avait alors pris le relais, très

    récemment.C’était un soir de novembre, froid et humide,

    après la séance de natation que nous avions faite àla piscine Montparnasse. Il y avait le mardi soirtrois lignes d’eau réservées pour l’associationsportive de la fac et nous avions l’habitude de nousy retrouver. Après une heure et demie d’efforts,rhabillés, séchés et chaudement vêtus, nous nousétions arrêtés dans une petite brasserie du boulevardpour nous réconforter d’une choucroute et d’unebonne bière à la pression : c’était une tradition.

    -  Alors, Thierry, qu’est-ce que ça te fait de teretrouver célibataire ?

    -  C’est encore bien récent ! Mais toi, Nico, çafait bien six mois que tu l’es !

    -  Ah oui, c’est un peu long…-  Et tu ne nous a rien trouvé ! Tu n’as vraiment

    rien en cours ?« Tu ne nous a rien trouvé… » Quelle que soit la

    solidité de notre amitié, je sentais un soupçon dereproche derrière cette formulation.

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    -  Hélas non ! Deux trois essais, je te l’ai dit…mais rien de bien enthousiasmant.

    J’étais vaguement honteux et fort frustré. J’étaishonteux car je n’avais pas rempli mon contratd’amener dans notre « foyer » une nouvellecompagne. Et j’étais fort frustré car je gardais unsouvenir ému de mes six mois avec Nathalie que

     j’avais concédée, avec beaucoup de regrets, à monami à l’issue de la période semestrielleconventionnelle : mais, un contrat, c’est sacré !

    Thierry vit mon embarras de n’avoir pas unenouvelle amie et ma détresse de ne pas remplir mesengagements envers lui. Il proposa gentiment :

    -  Bon. Eh bien, nous allons donc nous y mettretous les deux… Tiens, que dirais-tu de Corinne ?

    -  Corinne ? Tu veux draguer dans les piscines,maintenant ?

    -  Au moins, on voit ce à quoi on a affaire…-  C’est vrai ! Et c’est vrai qu’elle n’est pas mal…- 

    Bon, alors c’est OK ? Je m’y colle !-  Ah non, Thierry ! Toi, tu n’es célibataire que

    depuis quinze jours ! Laisse-moi faire !-  Il faudra donc que j’attende six mois… le

    minimum conventionnel !Nous avons alors ri ; puis je suis redevenu

    sérieux : une mission m’incombait ; celle-là, je medevais de la mener à bien.

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    Deux mois plus tard, j’étais amoureux de Corinneet elle l’était de moi. J’avais donc réussi à remplirmes obligations à l’égard de notre association. Maisen fait, j’avais dépassé le cadre de mes obligationscontractuelles ; j’avais débordé des limites de lamission qui m’était impartie : car j’étais vraiment,vraiment amoureux de Corinne, cette charmante

    camarade de fac qui partageait avec nous les lignesd’eau du mardi soir.

    Après les six mois de vie commune traditionnelset conventionnels, Corinne ne me quitta pas pourThierry. J’avais expliqué à mon ami ce qu’il enétait.

    -  Que veux-tu, mon vieux, il fallait bien que celaarrive un jour. Nous sommes vieux maintenant,nous avons presque vingt-cinq ans… il est temps dese caser.

    Il avait donc compris et il avait égalementrencontré, quelque temps plus tard, une âme sœur ;il vécut plusieurs années avec Amélie.

    Ce fut donc la fin de notre « association enparticipation » dans le domaine amoureux ; maisdans le domaine amoureux seulement. Cinq ansplus tard, après avoir fait nos premières armes chezdes confrères, nous créâmes notre propre cabinetconstitué au départ de trois avocats : Corinne,Thierry et moi-même.

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    Du mariage

    « Ne cherche pas, mon frère, en les liens du mariage

     A mettre seulement fin à ta solitude :

     Dans le mariage on cherche un peu de compagnie,

    On cherche le bien-être et l’on trouve un mirage

    Car c’est ainsi que fait, hélas, la multitude

     Même si par le ciel leur union est bénie.

     Mais si tu es bien loin du mariage animal,

    Si tu ne cherches pas qu’à prolonger ta race,

    Si tu es créateur et si tu t’es créé,

    Si tu es au-delà et du bien et du mal

    Si tu veux un enfant afin qu’il te dépasse

     Mon frère, ton mariage est à jamais sacré. »

     Ainsi parlait Zarathoustra.

    « La vie est un sommeil, l’amour en est le rêve »,nous a dit Musset ; Corinne était mon rêve éveillé.

    A vingt-cinq ans, j’avais eu de nombreusespartenaires amoureuses, quatre ou cinq « épousessemestrielles » en participation avec Thierry, et

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    voici que j’étais amoureux et que j’allais finir parme marier.

    J’étais amoureux.Je ne m’en étais pas aperçu tout de suite ; ou

    plutôt, j’avais été amoureux tout de suite, commetoujours ; mais ça avait duré beaucoup pluslongtemps qu’à l’habitude.

    J’avais en effet toujours été un peu amoureux dechacune de « nos » petites copines communes.Quand c’était moi qui la découvrais, les premièressemaines, les premiers mois étaient enchanteurs ;puis je me lassais ; alors je passais le relais. Quandc’était Thierry qui était à l’origine de la découverte, j’étais amoureux par anticipation, un peu par jalousie de les voir ensemble, et par impatience dela découvrir vraiment ; et puis ensuite par lapratique de la demoiselle, pour quelques semaines,quelques mois…

    Cette fois-ci, ça n’avait pas cessé.

    *

    Tout est parti d’une visite que nous avons faiteensemble au Palais de Tokyo, ce musée voué àl’Art Conceptuel.

    Corinne m’a dit un jour qu’elle rêvait d’allervisiter la collection du Fonds National d’ArtContemporain.

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    Nous avons pris le métro pour la stationTrocadéro, nous avons descendu l’avenue duPrésident Wilson, nous sommes arrivés au musée,nous sommes entrés et nous avons visité. Nousavons circulé au travers des salles et des travées.

    Nous avons vu aux murs des tableaux très grandset tout noirs ; des très petits et tout blancs ; des

    blancs avec des liserés blancs ; des noirs avec desliserés noirs.

    Nous avons vu des tableaux de couleur : desrouges avec une tache blanche ou des verts avecdeux taches rouges. Nous en avons vus des rougesavec collée dessus la première page de l’Humanité-Dimanche ; des noirs avec la première page duWall Street Journal.

    Nous avons vu une œuvre collective : un tableaunoir où les visiteurs devaient faire des graffitis ; etpuis un tableau blanc surveillé par un garde pourqu’on n’y touchât point.

    Nous avons vu des emballages vides ; desordures emballées dans un sac transparent ; desflacons pleins d’urine ; des urinoirs inutilisables.

    Nous avons vu des passoires sans trous ; descasseroles sans fonds ; des poêles à frire sansqueue ; un parcmètre des années soixante-dix et unecontravention des années quatre-vingt.

    Nous avons vu des coloriages envolés de l’écolematernelle ; des coloriages sans couleur ; desdessins sans forme ; des formes sans dessein ; des

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    livres dépourvus de texte ; des statues dépourvuesde sexe, des sexes sans statut.

    Nous avons vu des pavés provenant de mai 68 etdu boulevard Saint-Michel ; du sable provenant dela plage sous les pavés. Nous avons vu des femmesenchaînées et des femelles déchaînées.

    Nous avons vu des balais qui étaient des œuvres

    d’art et d’autres qui servaient à nettoyer le sol ; unEtasunien qui était un artiste et un Malien quifaisait le ménage.

    Nous avons vu des pissoirs duchamptisés…… Et nous avons lu les textes accompagnateurs,

    tous les textes, même les plus longs ; tous plusbeaux et profonds les uns que les autres : les plusbeaux et profonds que l’on puisse imaginer ; destextes qui expliquaient si bien les taches, les liserés,les passoires, les casseroles, les pavés, les ordures,les journaux, les sexes, les balais, les pissoirs, lesMaliens et tant d’autres choses, bref, les« concepts »…

    Nous avons compris ce qui était sous-jacent dansces textes : nous avons compris que nous n’étionspas des artistes ; que nous n’étions que de vulgairesspectateurs ; que nous étions des idiots, des ploucs,des beaufs, des bourgeois bornés… mais que nousétions malgré tout sur la voie de la révélation et dela rédemption par le seul fait d’avoir payé notrebillet pour essayer, dans un effort désespéré,d’accéder à la culture.

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    Et puis nous avons entendu les commentairesgraves et avisés de visiteurs initiés, cultivés etprofondément recueillis :

    -  Quelle profondeur !-  N’est-ce pas ? Mais, est-ce que la vacuité ne

    confine pas parfois à la profondeur ?

    C’est très beau, ce que vous dites là, monamie !

    -  Et cet à-plat rouge bordé de rouge : quellesymphonie !

    -  … je dirais plutôt, pardonnez-moi, unconcerto…

    -  Vous avez raison : la couleur dialogue avec latoile…

    -  …Et là, cette peinture : si j’osais, je dirais quele temps est là, immobile, suspendu dans letableau…

    -  Vous pouvez oser, mais…. « …le temps est là,immobile, suspendu dans le tableau »… voyons,Marie-Eudoxie… on doit toujours citer sessources…

    -  Allons ! Pierre-Henri, tout le monde connaitcette citation du grand Pierre Soulages !

    -  Qui disait aussi, il me souvient : « … le tempsest au centre de ma démarche de peintre… »

    -  Sublime ! Et tellement juste ! tellement…« accurate », c’est ça : accurate !

    -  Tout à fait… peut-être même, « appropriate » !

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    -  C’est le mot que je cherchais… et tenez, cetableau marron moiré de brun : n’est-ce pasl’horloge universelle, dans l’esprit de ce que disaitle maître ?

    -  Un sundial !-  Pardon ?-  Eh bien oui! Un cadran solaire ! Voyons !

    Ah ! Certes… et cette toile noire, toute noire :quelle luminosité !

    -  Quel éblouissement ! Que dis-je, c’estl’éclatement des cuivres au quatrième mouvementde la Chevauchée des Walkyries !

    -  Et cet à-plat…-  Quel relief !-  Je n’osais le dire…-  Osez, mon amie, osez… c’est de la platitude

    que procède le relief de même que c’est del’obscurité que découle la lumière…

    -  … dans une explosion que je qualifierais dequasi-orgasmique !

    -  C’est une très belle métaphore, mon amie !-  Pierre-Henri, tant de beauté conceptuelle, toute

    cette représentation de l’angoisse existentielle, quedis-je, de la misère humaine me donne le vertige…si nous allions déjeuner…

    -  Allons-y ! On saute dans un taxi : Ledoyenn’est qu’à quelques minutes d’ici.

    *

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    Ce qui est passionnant, quand on visite lesmusées, c’est d’écouter les commentaires éclairésdes visiteurs. C’est ce qui fait l’avantageincontestable d’une visite réelle sur une visitevirtuelle ; par internet, par exemple.

    Dans une visite réelle, on doit faire la queue sousla pluie pendant des heures ; se faire marcher sur

    les pieds ; se laisser invectiver pour avoir gagné uneplace dans la file ; payer fort cher un billet ; subirl’odeur animale des foules qui se pressent dans dessalles exigües ; donner des coups de coude et sehisser sur la pointe des pieds pour entrapercevoirles œuvres, attachées trop bas dans des salles tropsombres…

    Devant son écran couleur « haute définition », onn’a pas ces inconvénients. On peut s’attarderlongtemps sur une image ; l’agrandir ; en étudierchaque détail ; l’imprimer le cas échéant ; passer àune autre, puis revenir à la précédente ; demeurerconfortablement dans son épais fauteuil de cuir ;écouter une sonate de Corelli devant unecomposition de Botticelli, ou une sérénade deMozart devant un tableau de Turner, ou un solo deCharlie Parker devant un Hopper ; boire un thé ouun whisky ; et même fumer une cigarette !… certes,mais on ne bénéficie pas des commentaires…

    Il faut aller dans les musées !

    *

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    Notre visite est finie. Nous ressortons surl’avenue de Tokyo et la descendons en direction dupont de l’Alma. Je prends la main de Corinne et jelui souris. Elle me sourit aussi puis, fronçantlégèrement ses jolis sourcils, me demande d’un airsérieux.

    Que penses-tu de tout ça, de toutes ces œuvres,Nico ?

    Oh la la ! Devant de telles questions, on ne doit jamais répondre la vérité ; jamais ! Surtout pas dansles dîners en ville ; surtout pas devant des gensintelligents ; surtout pas devant des gens cultivés.

    Dans ces circonstances et devant de tellespersonnes, on ne doit d’ailleurs jamais, quel quesoit le sujet, dire la vérité, jamais ! On risqueraitirrémédiablement de passer pour un plouc, ungrincheux, un réac, voire même un beauf !

    C’est ce que l’on apprend très vite, à ses dépensle cas échéant, quand on commence de fréquenterdes personnes de qualité, le beau monde.

    Il n’y a que les vieux…- non, certains vieux - quise permettent de répondre ce qu’ils pensent : parcequ’ils sont vieux, qu’ils savent qu’ils n’auront jamais la légion d’honneur, qu’ils n’en ont pluspour longtemps et qu’ils n’en ont donc plus rien àfaire ! Ce n’est pas mon cas.

    Devant une jeune fille que l’on veut séduire oùauprès de qui l’on souhaite affirmer sa position, on

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    ne doit non plus jamais dire la vérité ; jamais ! Ilfaut reconnaitre en plus que les questions, directesou indirectes, qu’elle nous pose sont le plus souventperfides et malicieuses : « … Est-ce que tum’aimes ? » ; « … Oh ! Je suis affreuseaujourd’hui ! » ; « … Que penses-tu de ma copineunetelle?... » etc…

    Avec un peu d’expérience, on devine le piège eton le déjoue : en ne disant pas la vérité ; en disantce que l’on attend de vous que vous disiez ; endisant ce que l’on doit dire ; en disant « ce qui sedit.»

    A l’interrogation que me pose Corinne, si fraîcheet si jolie à mes côtés, dont la présence m’émeuttant et dont je ne me lasse pas, il ne peut êtrequestion de répondre la vérité…

    Je m’apprête donc à lui répondre « ce qu’il faut »,ce qui convient, lorsque nous passons, place d’Iéna,devant la statue équestre de Georges Washington.A la vue de ce fringant cavalier, il me revient en unéclair le fameux conte d’Andersen que j’aime tant ,« Les habits neufs de l’Empereur» : deux friponsvendent au chambellan une étoffe de la plus hautequalité qui n’est en réalité qu’illusoire ; on enhabille le roi qui défile ainsi sur son cheval autravers des rues de la ville ; les courtisans, lescitadins, les bourgeois les plus cultivés se pressentsur son passage et s’extasient à grands cris sur la

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    beauté de ses atours… et puis un petit garçons’écrie : « Le roi est nu ! »

    Alors, à ce souvenir, et mu par une de cespulsions quasi-suicidaires qu’il m’arrive hélas derencontrer trop souvent, je réponds sans réfléchir àma compagne :

    -  Dans l’art conceptuel, il y a le mot art comme

    dans canular : « canule-art ! » Et il y a aussi lacanule pour enfiler le bourgeois !

    Elle s’arrête tout net et me regarde d’un air grave,profondément soucieux. Je la sens choquée. Jem’aperçois que, pour le seul plaisir de dire justeune fois dans ma vie ce que je pense vraiment, j’ai« suicidé » mon avenir avec elle. Elle me demande :

    -  Tu veux dire que… que…-  Que c’est des conneries, c’est tout !Et voilà ! Je viens de me tirer une seconde balle

    dans le pied. C’en est fini entre nous.Corinne me regarde droit dans les yeux. Je

    m’attends au pire. Je regrette amèrement mafranchise. Elle me dit :

    -  Mon chéri, maintenant, je sais que je t’aimevraiment !

    Et elle me tombe dans les bras.

    Nous étions donc vraiment amoureux.J’en étais enchanté et surpris. J’étais enchanté

    comme on l’est dans cet état étrange, fugitif et unpeu merveilleux qu’on appelle l’amour. J’étais

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    surpris parce que je n’y étais pas habitué. J’étaissurpris aussi parce que je perdais mes repères.

    Je savais pourtant bien ce qu’était l’amour : j’avais suffisamment réfléchi à la question, jel’avais précisément étudiée.

    Je savais qu’il y a avait là un phénomène psycho-chimique (psycho-chimique, n’est-ce point déjà là

    une formulation parfaitement tautologique ?)d’ordre hormonal que la nature avait mis au pointtout au long de l’Evolution pour que le mâlehumain fût orienté vers une femelle en particulier etque fussent ainsi limités les conflits au sein dugroupe ; pour que, par la constitution d’une famille,la progéniture fût protégée ; et que la reproductionet la pérennité de l’espèce fussent ainsi assurées.

    Cela avait d’ailleurs assez bien fonctionné jusqu’ici : nous sommes sept milliards !

    Je savais aussi que l’amour était une inventiondes curés pour permettre, dans le respect de ladivine continence, le minimum d’épanchementsque nécessite l’application du « croissez etmultipliez ! » biblique.

    Je savais que c’était une invention destroubadours pour apporter un minimum de bonneconscience aux brutes épaisses qui se disputaient, àcoup de guerres et de tournois, les faveurs sexuellesdes malheureuses princesses enfermées dans leshautes tours de leurs sombres châteaux.

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    Je savais que c’était une invention des jeunespour se différencier des vieux dont ils étaientappelés à rejoindre un jour la cohorte, plus tôtqu’ils ne l’imaginent.

    Je savais que c’était une invention des vieux,pour habiller de façon présentable et estimable dansleur mémoire ce qui n’avait été jadis que l’effet de

    leurs pulsions hormonales.Je savais que c’était une invention des chanteurs,

    des cinéastes, des romanciers, tout simplement pourvendre leurs fadaises, leurs images ou leursbouquins…

    … Mais je ne savais pas que ça existaitvraiment…

    Je le découvrais ; ça m’enchantait et ça metroublait.

    Comment décrire l’amour ? On ne peut pas.On le ressent ; on ressent plutôt, avec délice et

    effroi tout à la fois, qu’on est un peu bête, très bête,même ; qu’on s’émerveille d’un rien ; qu’on setrouble pour guère plus ; qu’on s’inquiète pour pasgrand-chose : alors, on se dit qu’on est amoureux.

    C’est plus tard, bien plus tard, qu’on comprendqu’à cette époque on a été tout simplement heureux.

    On ne peut pas décrire l’amour. Je ne le décriraidonc pas.

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    Nous ne nous sommes pas mariés tout de suite,bien sûr. Nous avons fini notre dernière année defac et sommes entrés chacun comme stagiaire dansun cabinet : Corinne chez un vieil avocat assezprocédurier, moi dans un cabinet international quifuyait le Palais de Justice comme la peste.

    Nous habitions un petit studio rue de Vaugirard.Nous travaillions dur pendant la journée, encore unpeu le soir, souvent : il faut bien ça si l’on veut« réussir ». Et puis, nous partagions un petit dînerfait « sur le pouce » ou allions, à l’occasion,manger une pizza ou un couscous, rue de Vaugirardou rue Lecourbe. Ensuite, nous nous couchions etnous aimions avant de nous lever de bonne heurepour recommencer une journée.

    Certains soirs, nous allions dans un club de jazzdu cinquième arrondissement. Je jouais toujours unpeu, avec Thierry. Corinne ne jouait pas maisappréciait la musique. Elle restait là à nousécouter ; à écouter les autres musiciens aussi : quiétaient meilleurs que nous, pour son bonheur !

    Et il y avait les soirées à trois, à la maison, à fairede longues parties de belote ou de tarots jusqu’àtrès tard, en buvant du vin blanc sec.

    Nous ne dormions pas beaucoup.Il y avait les dimanches - les samedis, nous

    travaillions assez souvent -. Le dimanche matinétait réservé au culte : au culte d’Eros ; nous avions

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    une grande assiduité dans cette pratique. Et puis,nous partions, très loin : à Paris ! Les quais de laSeine, le Luxembourg, les Buttes-Chaumont, lesmusées, les petites rues du Marais désertées ledimanche ; le canotage au Bois de Boulogne à labelle saison ; la patinoire, l’hiver.

    En 1998, nous avions trente ans et sept annéesd’expérience professionnelle. Nous avions acquischacun une petite clientèle et nous décidâmes denous rejoindre pour créer notre propre cabinet :« Bernot-Courboux-Voray, avocats » ; dans l’ordrealphabétique de nos patronymes : le mien, celui deCorinne et celui de Thierry.

    Comme notre clientèle personnelle était encorebien modeste, nous dûmes détourner un peu cellede nos anciens maîtres de stage. Ce fut moinsdifficile que nous ne l’aurions cru !

    Les débuts furent bien sûr un peu rudes mais,après deux ou trois ans, nous disposions d’un solidefonds de commerce et d’une certaine aisancefinancière.

    Ce fut alors que Corinne et moi décidâmes denous marier…

    … Se marier, quelle drôle d’idée !On m’aurait posé la question quelques années

    plus tôt que cette idée m’eût paru tout à faitfarfelue : dans mon esprit, il n’y avait plus que les

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    Corinne : ça faisait quand même plus « jeune » quema Béhème !

    Nous avons déménagé pour nous installer dans unappartement rue Guynemer, devant les jardins duLuxembourg. L’appartement de quatre pièces étaitspacieux et lumineux. Je le trouvais un peu vide. Je

    proposai délicatement à ma jeune épouse de lemeubler par la présence d’un petit bébé. Elle merépondit qu’elle était jeune encore, qu’elle avaitbien le temps… Je n’eus pas le mauvais goûtd’insister ; et le pharmacien du coin de la ruecontinua de lui vendre ses pilules.

    *

    Nous étions jeunes et dynamiques ; nous n’avionspas de famille, nous nous fichions de la patrie : ilnous restait le travail !

    Le travail, le pouvoir, l’argent, la notoriété...Pourquoi travaillions-nous autant ?Parce que nous aimions le travail ? Oui, dans une

    certaine mesure ; nous possédions nos techniques,notre savoir, notre savoir-faire ; nous aimions lesmettre en œuvre… oui, sans doute… un peu pourça, un petit peu…

    Pour avoir du pouvoir ? Oui, dans une certainemesure ; Je ne parle pas de notre pouvoir partagé,tout relatif, dans notre petite entreprise d’une

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    douzaine de personnes ; je parle du pouvoir duconseil sur son client ; du pouvoir qu’il a, par sacompétence ou son incompétence, de faire basculerune affaire dans un sens ou un autre ; du pouvoirqu’il a indirectement sur une opération, sur uneentreprise, sur l’avenir de dizaines, de centaines depersonnes ; du pouvoir qu’il a parfois sur son client

    qui est assis en face de lui, inquiet, désarmé,tremblant mais confiant : « Alors, maître… vouscroyez que… ? » … pour le pouvoir… oui, sansdoute…

    Pour l’argent ? Pour l’aisance financière, leconfort ? Pour la Mini décapotable de Corinne, laJaguar de Thierry, ma Béhème ... pour notre belappartement du Sixième… pour nos dîners dans lesbons restaurants… pour les vacances au ski ou sousles tropiques… pour avoir autant d’argent que nosconfrères ; plus, même… pour l’argent mais surtoutpour ce que cela représente : la « réussite. »L’argent est la meilleure mesure de la « réussite » :c’en est le critère objectif. Pour l’argent ? Oui, dansune large mesure…

    Pour la notoriété ? La notoriété qui est aussi unemesure de la réussite : le geste amical que se croitobligé de vous adresser un confrère célèbre quivous hait et vous jalouse ; la poignée de mainindifférente mais néanmoins « valorisante » d’unministre lors d’un cocktail ; la conversation, en a

     parte près du buffet, avec le procureur général ou le

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    Premier président de la cour de cassation ; votrenom cité par un professeur de droit dans uncommentaire de jurisprudence ; le sourirecommercial et déférent du chef d’un grandrestaurant qui vous accueille dans sonétablissement : « Maître, quel plaisir… » ; il vous areconnu, devant votre client ! Vous êtes

    « reconnu » ! Alors, pour la notoriété ? Oui,sûrement.

    Et puis, il y a « le sport » et ce qu’il apporte :l’adrénaline. « Le sport », c’est la joute que vousavez avec votre confrère, avec la partie adverse ;pas à la barre, bien sûr : on fera tout pour ne pasaller jusque-là, c’est une perte de temps et d’argent.Non, dans l’atmosphère feutrée et austère des sallesde réunions, aux murs couverts de centaines delivres que personne n’a jamais ouverts (et qui, avecles bases de données informatiques dont on disposeaujourd’hui, n’ont aucune chance d’être ouverts àl’avenir). « Le sport », c’est cette lutte qui sembleêtre faite à fleurets mouchetés - on est entrepersonnes de qualité, n’est-ce pas ? - mais qui esten fait un combat à mort, pour gagner, pourvaincre, pour s’imposer. Pour gagner « l’affaire »,bien sûr, mais pas seulement. Pour vaincrel’adversaire, aussi ; pour s’imposer aussi : semonter le plus fort, comme dans la cour derécréation de la maternelle, comme les chevaliersdans un tournoi, comme les duellistes sur le pré.

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    Pour être le coq du village, maître de sa basse-cour ; pour être le mâle dominant.

    Alors, après la victoire, l’adrénaline a stimulé laproduction de testostérone : on se sent encore plusamoureux ; on emmène sa jeune épouse dans unrelais-château pour une nuit torride ; ou l’on faitappel à une  Escort girl, ces épouses de

    remplacement dont les tarifs justifient les longuesheures que l’on a consacrées au labeur.

    C’est pour tout ça, le goût du travail, l’argent, lepouvoir, la notoriété, la recherche du défi et del’adrénaline, son corollaire, que l’on se plonge dansson travail comme le moine se plonge dans sesdévotions et ses mortifications. C’est pour l’imagede soi que l’on se bâtit et qu’on vénérera : pourflatter son égo !

    On est entraîné, toujours plus loin dans lesystème, la rat race, vers plus d’argent, de pouvoir,d’autosatisfaction, de « stress », sans moyen deretour…

    … n’est-ce pas cela que l’on appelle la drogue ?

    *

    Février 2003.J’ai trente-cinq ans depuis hier.Nous avons fait une grande fête hier soir.

    Aujourd’hui, c’est dimanche. Je me suis levé tôt,

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    Corinne dort encore. Je me suis habilléchaudement : l’hiver est froid, cette année.

    J’ai traversé la rue Guynemer et je suis entré dansle jardin qui vient d’ouvrir. Les allées sont blanchesde la petite neige qui est tombée cette nuit. Je suispresque seul. Paris est encore ensommeillé.

    J’arrive auprès du bassin central, entouré de ses

    pelouses givrées, de son terre-plein gravillonné etde ses statues de femmes nues. Des enfantsmatinaux jouent à faire des ricochets sur le bassin.Je me souviens avoir fait de même quand j’étaispetit. C’est plus facile pour eux, aujourd’hui : lebassin est gelé !

    Je vais jusqu’à la fontaine Médicis, là où j’attendais mes copines les soirs de printemps, enlisant de la poésie. Je sors du jardin et passe par larue Soufflot, la place du Panthéon. Je redescends laMontagne Sainte-Geneviève, par ces rues que j’aiarpentées jadis et que je ne traverse plusaujourd’hui, sinon au volant de ma berline ou àl’arrière d’un taxi, le téléphone collé à l’oreille.

    Je remonte par le boulevard Saint-Michel. Jepasse devant Gibert, la meilleure librairie deParis… les livres… combien en ai-je lu, de livresdepuis trois ou quatre ans ? Moins de vingt, peut-être. J’ai dû en lire dans l’avion, quand l’après-midides vols transatlantiques est-ouest est rallongé parla marche du soleil ; sur la plage, aux Maldives ou àSaint Barth, à moitié assoupi sous un parasol ; à la

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    maison, aussi, quand Corinne est avec samaman ?... non, pas à la maison ; je ne crois pas.

    Dans notre salle de séjour, dans la grandebibliothèque qui recouvre tout le mur qui fait faceau Luxembourg, j’ai ma collection de La Pléiade :une bonne soixantaine de volumes. Hier soir,Corinne m’a offert pour mon anniversaire les deux

    volumes des œuvres complètes de Baudelaire. Jel’ai chaleureusement remerciée et je les ai posés surla table basse, pour les lire avant de les ranger avecles autres. Je ne les lirai jamais, je le sais bien ; et jeles placerai dans quelques semaines sur lerayonnage qui les attend.

    Je n’ai lu aucun de ces quelque soixante volumes.Qui lit les livres de La Pléiade, d’ailleurs ?Personne. Ils ne sont sans doute pas faits pour ça.Ils sont faits pour que l’on voie leurs dos alignéssur un mur : ça fait riche et cultivé.

    Je passe par la rue du Dragon, devant le LatinSwing, un petit club où je jouais jadis. J’y ai jouéencore, avec Thierry et quelques copains, il y aquelque deux ou trois ans. Aujourd’hui c’est fini :plus le temps.

    A Noël, Thierry m’a offert une boîte d’aquarelleset des fusains : « Reprends le dessin, la peinture,Nico. Tu es doué. Ça te détendra… » Je l’airemercié. J’avais toujours eu envie de reprendre lapeinture et le fusain : à dix-huit ans, je faisais des« à la manière » de Degas pas si maladroits. Je n’ai

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    pas ouvert la boîte… mais non, je me rappellemaintenant, ce n’est pas à Noël de cette année…c’était l’an dernier, il y a quatorze mois…

    « … Ça te détendra… », m’avait-il dit. Non, je necrois pas. Et puis je ne dois pas me détendre ; jen’ai pas envie de me détendre. Ce dont j’ai besoin,

    c’est d’en faire toujours plus, c’est d’avancer,d’avancer toujours. C’est de prendre des avionstoujours plus tôt, pour aller toujours plus loin, pourtraiter toujours plus d’affaires, pour gagner toujoursplus d’argent, pour déjeuner dans des restaurantstoujours plus chers, pour coucher dans des hôtelstoujours plus luxueux ; pour boire un cognac dontle verre coûte le prix d’une journée de smicard, unmois de travail d’un esclave chinois ; et sans mêmey prendre plaisir ; tout simplement parce que ça sefait, parce que c’est une étape qui jalonne mon« plan de carrière ».

    … Alors, Baudelaire, Django Reinhardt etDegas…

    Je retraverse le jardin. Je passe près des serres.Les arbres exotiques y ont entassés. Ils étaientdehors à l’automne, ils ont pris leurs quartiersd’hiver et ils ressortiront pour reprendre leur placeau printemps.

    Moi, je viens de chez Baudelaire, Degas etDjango Reinhardt et je suis arrivé chez Milton

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    Friedman, Lazard Frères et Guy Savoy, pour mesquartiers d’hiver.

    Y a-t-il un billet de retour pour ces natures dedéplacements ?

    Pourquoi ai-je de telles idées aujourd’hui ? Parce

    qu’il fait beau et froid, que je suis fatigué et quec’est mon anniversaire… allez, ça va passer…

    Je m’arrête à la boulangerie pour acheter descroissants et puis je remonte à l’appartement.Corinne doit toujours être au lit…

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    Les trois métamorphoses

    « Et voici que l’esprit se changea en chameau :

    Plus lourde était la charge et plus grand son bonheur

     Et rien n’était trop lourd pour ce nouveau héros

     Et rien n’était trop dur pour fonder sa grandeur.

    Puis l’esprit devint lion, cherchant sa liberté,

    Cherchant à s’affranchir des valeurs de l’Histoire,

     Apprendre à dire non, en faire un droit sacré,

     En faire sa raison, en faire son devoir.

     Et l’esprit fut enfant, l’enfant est innocence ;

     Il est commencement à son propre vouloir

     Et lui seul peut bâtir sa propre connaissance, Lui seul peut affirmer à la fin son pouvoir. »

     Ainsi parlait Zarathoustra

    « Parce que c’était lui, parce que c’était moi »nous a dit Montaigne de son amitié avec La Boétie ;m’a dit, par anticipation, Montaigne de mon amitiéavec Thierry.

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    Noël 2003 : nous partons à quatre en vacancesune semaine au Sénégal, au domaine de Nianing.

    L’année avait été particulièrement brillante ; lecabinet avait prospéré et nous avions décidé defêter ça comme il se doit ; tous les trois ensemble,bien sûr.

    Il était rare que nous partions ensemble. L’un denous trois devait rester de permanence au cabinet.Alors, quand Corinne et moi partions, Thierrydemeurait à Paris et quand je partais avec mon amipour ces rudes randonnées alpestres que nousprisions tant et que redoutait mon épouse, c’étaitelle qui « gardait la maison ».

    Cette fois-ci, nous étions partis quelques joursensemble et Valérie, la présente amie de Thierry,s’était jointe à nous. Valérie, une jolie et vive jeunefemme un peu plus jeune que nous de quelquesannées, était décoratrice. Sa présence nous évitaitde retomber dans nos conversationsprofessionnelles habituelles.

    Un matin, nous avions laissé « les filles » se dorersur la plage et Thierry et moi étions partis à lapêche au gros. Nous avions loué une embarcationrelativement légère mais équipée d’un moteur assezpuissant et avions décliné l’offred’accompagnement par un pêcheur du cru. Noussavions l’un et l’autre manœuvrer un hors-bord.

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    Il faisait un temps magnifique comme il fait àNoël sur la Petite Côte du Sénégal : températurechaude mais supportable grâce à l’air sec, soleiléclatant, mer scintillant à l’infini. Nous avions unpetit hors-bord West Marine dont la puissance dumoteur avait sans doute été prévue pour compenserl’instabilité de la coque…

    A onze heures, croisant à très faible vitesse àquatre ou cinq milles du rivage, nous n’avionstoujours rien attrapé d’intéressant : deux ou troisdorades et un rouget. Nous les avions remis à lamer aussitôt : nous n’étions pas venus pour ça !Nous avions alors changé nos appâts et noshameçons : il nous fallait du gros : thon, espadon ourequin taupe, l’espèce la plus fréquente dans cesecteur.

    A midi, une forte tension se fait soudain sentirdans la ligne : nous avons ferré quelque chose. Jeme porte au milieu de l’embarcation où se trouve leposte de pêche sur notre petit hors-bord ; Thierryest à l’arrière où il manœuvre le moteur. Il crie :

    - C’est un gros ! Regarde l’aileron : un requin, ungros !

    La ligne se tend de plus en plus ; il va falloir que je m’attache sur mon siège pour le tirer hors del’eau. Alors que je m’y prépare, je m’aperçois quela ligne est prise dans une sorte de tangon anguleux(je ne suis pas très connaisseur en accastillage…)

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    scellé sur le rebord du bastingage : elle risque d’êtresectionnée ; d’autant plus que le requin faitmaintenant des bonds très haut au-dessus de lasurface. Il doit faire plus de cent cinquante ou deuxcents kilos. Nous ne pourrons pas le monter à bord ;nous devrons l’attacher sur le bord del’embarcation… mais il faut d’abord le ramener et

    le tuer.Je quitte le siège du poste de pêche et

    m’approche du bastingage pour dégager la ligne ;Je m’y emploie avec l’aide d’un aviron utilisécomme levier. Le bateau remue de plus en plussous les coups que le requin donne en tirant sur laligne ; ce bateau n’est vraiment pas stable. J’exercetout mon poids sur l’aviron pour tenter de dégagerla ligne.

    Il y a soudain une secousse plus forte, le bateausubit un fort mouvement de roulis et bascule verstribord, le côté d’où tire le requin, le côté ou je metrouve. Thierry veut redresser l’embarcation par unmouvement sur le manche du moteur mais ça nefait qu’accentuer le roulis. Je glisse en arrière puisen avant. Je lâche l’aviron, veux saisir le tube dubastingage, le manque. J’entends Thierry pousserun cri :

    -  Nico !J’ai basculé à la mer.Thierry coupe le moteur brutalement ; il cale. Ce

    n’était sans doute pas le bon réflexe. Il essaie de le

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    rapprocher de l’embarcation avant qu’il nerevienne. Je nage de toutes mes forces ; mais c’estbien connu, c’est quand on essaie de nager le plusvite possible que l’on va le plus lentement : on sedésunit et on perd toute efficacité dans sesmouvements.

    Je suis à dix mètres du bateau. Thierry est au bord

    du bastingage et m’attend, la main tendue. Je levois soudain qui s’éloigne brusquement et seprécipite vers la ligne ; je me retourne, jecomprends, le requin revient vers moi par l’arrière ;Thierry va tenter de l’éloigner en tirant sur la ligne.J’essaie maladroitement d’accélérer monmouvement. Je me retourne : l’aileron me semble juste derrière moi. Du bateau, Thierry a pu donnerun mouvement brutal à la ligne : le squale fait unbond ; il est totalement sorti de l’eau.

    Je regarde de nouveau vers le bateau et voisThierry qui bascule à la renverse : la ligne s’estcassée ou s’est arrachée de la gueule de la bête : lerequin est libre !

    Je nage, aussi vite que je le peux. Je suis toutproche du bateau ; je m’attends à chaque instant àsentir ma jambe happée par la bête. Si ellem’attrape, c’est fini. Elle ne me lâchera pas.

    Je suis au bateau. Je saisis la main de Thierry quime tire vers lui. Il se penche en suspens par-dessusle bastingage ; il a fixé ses jambes entre les deuxtubes horizontaux qui suivent le bord. Il me tire de

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    sa main et saisit ma ceinture : une ceinture de cuirsuisse qu’il m’a offerte à l’arrivée d’une de nosrandonnées en montagne ; pourvu qu’elle tienne !

    Je sens le requin qui arrive de nouveau vers moi,tout au moins, je l’imagine… La jambe de Thierryglisse de son point d’appui. Il me lâche ; Il vabasculer à son tour ; il se rattrape d’un pied puis

    reprend ma main et ma ceinture et me hisse à bord.Je bascule dans le fond du petit bateau.

    Le requin tourne un moment autour del’embarcation puis s’éloigne.

    Je suis pris d’une crise de nerfs.

    *

    Thierry m’a dévêtu, a soigné ma plaie avec laboîte à pharmacie du bord, m’a recouvert d’unebâche et m’a donné à boire un peu de vin rosé.

    J’ai eu d’abord une vraie crise de nerfs comme decelles que l’on a après les moments de stressintense ; je tremblais de tous mes membres et jeclaquais des dents ; puis je me suis calmé et j’airemercié mon ami.

    -  Eh bien, mon vieux, j’ai fait une belle connerie.Heureusement que tu as su m’en sortir…

    -  J’ai fait une connerie aussi ; je n’aurais pas dûcouper le moteur brutalement ; j’aurais dûm’éloigner d’abord… mauvais réflexe…

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    Je lui dis qu’il s’est bien rattrapé par la suite !J’ajoute :

    -  Mais tu as failli tomber aussi…-  Oui, notre ami aurait eu double ration : fromage

    et dessert ! Et Corinne aurait dû payerl’embarcation…

    Et il rit.

    Son humour me réconforte un peu, mais un peuseulement : j’ai eu chaud !

    Il me dit de me coucher dans le fond, de mecalmer, tranquillement.

    Je m’installe au fond du bateau, adossé à lacoque ; je ferme les yeux et je revois ces quelquessecondes.

    On dit couramment que quand on frôle la mort onrevoit défiler sa vie en un instant. J’ai frôlé la mort,tout du moins en ai-je eu conscience, mais je n’aipas vu défiler ma vie. Dans ces quelques secondes,surtout dans les deux ou trois dernières, mon esprita été en revanche le lieu de sentiments aussi fortsque contradictoires.

    J’ai d’abord connu une panique comme je n’enavais jamais rencontré, une peur immense. Je savaisque si le requin me saisissait, je n’avais aucunechance de m’en tirer ; il ne m’aurait pas lâché et enquelques secondes il m’aurait déchiqueté.

    J’ai été aussi le siège d’une volonté et d’une forceexceptionnelles : l’effet de l’instinct de survie. En

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    un instant, l’esprit se remplit de réflexionsmultiples et incroyablement rapides ; il élabore etétudie les stratégies qui pourraient faire toutsimplement que l’on sauvât sa vie.

    En un instant, j’ai pensé à ce que je devais faire :à nager le plus vite possible, bien sûr ; mais aussi àessayer de coordonner au mieux mes mouvements

    pour ne pas trop me désunir sous l’effet de lapanique. En un instant, j’ai pensé à la façon dont jepourrais remonter à bord ; j’ai réfléchi à l’endroitoù je devais aborder le bateau, à celui où je devaism’accrocher. En un instant, j’ai pensé à ce queThierry devait faire pour me tirer de là ; à ce qu’ildevait faire en priorité, au plus vite : devait-ilrelancer le moteur et s’éloigner ? Devait-il écarterle requin ? Détacher le canot de sauvetage pour que je le rejoigne hors de porter de la bête ? Couper laligne ? bien sûr que non !...

    Assis au fond du petit bateau, je me dis que jen’aurais jamais imaginé qu’autant de penséespussent naître et se coordonner en si peu de temps.

    J’apprendrai plus tard que c’est un pointcommun à toutes les personnes qui ont connu un telmoment d’angoisse subite et intense.

    L’esprit humain est bien surprenant…

    Mais j’ai connu aussi et dans le même instant, cequi peut paraître surprenant, un sentiment d’unetoute autre nature ; d’une nature paradoxale : un

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    sentiment de résignation. Quand j’étais à dix mètresde l’embarcation et que je sentais (que j’imaginais…) le requin juste derrière moi, quiallait me saisir la jambe, j’ai compris que j’étaismort. Je n’ai pas pensé que j’allais mourir, non, j’aipensé que j’étais mort. A cet instant, je voyais cecicomme un fait avéré, comme un constat.

    Ainsi, dans le même temps qu’une partie de moi-même se révoltait et commandait à mon corpsd’agir pour ma survie, une autre admettait cette fincomme un fait acquis.

    Peut-on retraduire par des mots la puissance, laforce de ce que l’on ressent dans ces moments-là ?Sans doute pas. Je me souviens quand même de lapensée qui m’a traversé l’esprit… non, de la penséequi a pris possession de mon esprit, qui s’estimposée à moi juste avant que je ne sois tiréd’affaire, cette pensée triviale et que je n’ai jamaisoubliée depuis lors : « C’est trop con d’être mortcomme ça… »

    Alors, maintenant, sur le sol du canot, je medemande : est-ce que ce n’est pas toujours « tropcon » de mourir ? Finalement, mourir, c’est trèssimple et c’est « très con …»

    Un grand philosophe a-t-il déjà dit ça en cestermes ? Il faudra que je me renseigne…

    *

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    Quand nous arrivons à l’embarcadère, il nous fautraconter notre histoire, les détails, l’accident, lapeur, le sauvetage « …mais non, c’est fini, c’estrien, vous inquiétez pas, tout va bien, pasd’souci… »

    On a vécu un moment d’une immense intensité,comme on n’en a encore jamais vécu dans sa vie et,quelques minutes plus tard, ça devient uneanecdote, un fait divers.

    J’ai conscience que pour moi ce ne sera jamais unfait divers ; c’est une seconde naissance.

    *

    Au dîner, je mange bien, je bois pas mal ; et jesais que demain, j’aurai encore plus d’appétit :l’appétit de la vie.

    Nous allons nous coucher. Je prends Thierry àpart un instant. Je lui prends les mains sans rien direpuis je tombe dans ses bras ; des larmes meviennent aux yeux. Nous restons ainsi un longmoment enlacés puis nous nous séparons et nousdisons :

    -  A demain !Et nous rions.

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    Puis je rejoins Corinne dans notre bungalow.Nous nous préparons et nous mettons au lit. Ellem’embrasse et me dit :

    -  Tu dois être bien fatigué, mon chéri…Je lui prouve que non ; avec une vigueur, un

    appétit que je n’avais pas connu depuis longtemps :

    l’appétit de la vie.