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84 LE PÔLE D’ARCHÉOLOGIE INDUSTRIELLE DU SOLVENT À VERVIERS L’INSTALLATION DE « SOLVENTAGE » DE LAINES ⁞ Fig. 90 Ferdinand Joseph Gueldry, Le Triage de la laine (détail), 1913.

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LE PÔLE D’ARCHÉOLOGIE INDUSTRIELLE DU SOLVENT À VERVIERS

L’INSTALLATION DE « SOLVENTAGE » DE LAINES

⁞ Fig. 90Ferdinand Joseph Gueldry, Le Triage de la laine (détail), 1913.

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⁞ Fig. 91Entrée du « Solvent ».

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1 • DU SOLVENT BELGE À TRAITEXPar Freddy Joris et Léon sagehomme

Avec la filature, le lavage de la laine – en grande partie pour l’étranger – était au début du XXe siècle l’autre branche dominante de l’industrie textile verviétoise, désormais bien avant la production de tissus par où tout avait com-mencé cent ans plus tôt. Dans cette activité aussi, des Verviétois – et des Disonais également en l’occurrence – firent encore preuve de dynamisme et d’innovation, à l’instar des Melen et Sirtaine un demi-siècle plus tôt.

Vers 1897 un groupe d’industriels et banquiers de la région verviétoise et de villes lainières allemandes en re-lation d’affaires historique, notamment dans le cadre de la Foire de Leipzig, décidait de créer une S.A. pour étudier la faisabilité d’acheter pour toute l’Europe un brevet révolutionnaire américain portant sur le dégrais-sage de la laine avec des solvants et non plus avec de l’eau… ! La direction de cette société fut confiée à Léon Sagehomme, ingénieur de son état et qui mena parfaitement les négociations et la mise en route de l’usine du Solvent Belge en 1899, cent ans après l’arrivée de Cockerill à Verviers.

Les Sagehomme avaient été teinturiers de laine en Sommeleville à Verviers dès les années 1500 puisqu’on re-trouve leurs traces dans des achats et ventes de parts de teinturerie-apprêts en 1547, 1553, etc, puis un peu filateurs et surtout tisserands à Dison pendant deux siècles, avant d’entrer au Solvent Belge vers 1897, pour se retrouver encore en 2017 chez Traitex avec les Simonis et Duesberg. Ils ont donné de nombreux bourgmestres à Dison ainsi qu’un commissaire d’arrondissement à Verviers qui avait fortement contribué à la décision d’édi-fier le barrage de la Gileppe en fédérant les forces vives.

La société du Solvent Belge exploitait le brevet mis au point aux États-Unis par Émile Maertens (1865-1925) à Providence, dans l’État du Rhode Island au nord de New-York, brevet d’un nouveau procédé pour dégraisser la laine par des dissolvants et récupérer les sous-produits de l’opération. Des essais effectués sur des laines envoyées aux États-Unis avaient été concluants et incité des représentants de plusieurs firmes importantes de Verviers à se lancer dans cette nouvelle aventure1.

Voici dix ans, au printemps 2007, Léon Sagehomme, descendant d’un des cofondateurs, donnait une interview2 à Muriel Neven, alors archiviste communale, à propos de la création de la société :

Muriel Neven : Votre père a été administrateur délégué du Solvent. Il succédait à son propre père qui était un des fondateurs ?

1 Saufmentioncontraire,touslesdétailsrelatifsauSolventBelgesontextraitsdedocumentsoriginaux(notammentundossierde350pagesd’échangesdecourriersforttechniquesentreÉmileMaertensetlesresponsablesdel’usineverviétoiseentre1899et1909)quem’atrèsaimablementcommuniquésen2006déjà,avecsondynamismeetsonenthousiasmehabituels,moncollèguevice-présidentduConseilscientiqued’Aqualaine,puisduComitéscientifiqued’histoireverviétoise,M.LéonSagehomme.JeleremercieaussiainsiquesonfrèreBaudoinpourlesillustrationsdecechapitre.

2 DanslecadredumémoireinéditcarconfidentieldeOliviaRegout,Une approche sociologique de l’élite industrielle textile verviétoise dans la seconde moitié du XXe siècle,Louvain,UCL,2006-2007.

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Léon Sagehomme : Non, le fondateur, c’est un consortium d’industriels et de banquiers verviétois et « allemands » dont mon aïeul, Léon Sagehomme, qui lui était issu d’une très longue lignée de teinturiers en Sommeleville vers les années 1500 et ensuite tisserands à Dison pendant deux siècles dans les années 1800-1900. Très prêts de leurs affaires ils n’ont eu qu’une usine à la fois contrairement aux grands capitaines d’industrie tels les Simonis, Biolley, Peltzer, Duesberg… etc, qui se développèrent à partir de la fin des années 1600. Et puis dans les années 1700, nous nous sommes reconvertis en tisserands. Notre tissage était d’une beauté architecturale remarquable avec de grandes baies XVIIIième qui laissaient entrer la lumière au profit des travailleurs habitués au grand air des campagnes. C’était une usine merveilleuse qui après avoir vécu deux siècles fut démolie en plein centre de Dison pour y installer Interlait, lui-même démoli après vingt ans. Émotion forte car passant souvent devant avec nos parents qui disaient : « c’était notre tissage » et, enfants, on ne voulait pas croire que ce fut si beau. Moi j’ai pleu-ré, comment a-t-on pu sacrifier ce bâtiment ? Bref, nous avons été tisserands pendant plus de deux siècles à Dison, puis laveurs carboniseurs à partir de 1899 au Solvent.

Muriel Neven : Le Solvent Belge est créé en 1899. Et quelle est sa raison sociale à l’époque ?

Léon Sagehomme : Alors là, mettez bien le « e » à Solvent Belge. Précisément parce que le brevet a été rache-té à des Américains et en Amérique le « solventage » se fait avec des « solvents » qui s’écrit donc à « l’anglaise » et s’appelait Solvent USA. C’était une société qui utilisait, pour dégraisser la laine, non pas de l’eau et du savon, mais des solvants, des extraits de pétrole.

Muriel Neven : Et quel est le fondateur de cette société ?

Léon Sagehomme : C’est un groupe d’industriels (les Simonis par exemple) et de banquiers (les Modéra par exemple), verviétois surtout, des personnalités d’Aix et d’ailleurs également et quelques Hollandais de Tilburg. Mais principalement, l’initiative vient d’un groupe d’industriels verviétois qui étaient connus.

⁞ Fig. 92L’ancien tissage Sagehomme à Dison.

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Muriel Neven : Et qui se constituent comme quoi ?

Léon Sagehomme : En société anonyme, dès le départ.

Muriel Neven : Et il y a des parents à vous ?

Léon Sagehomme : Oui, il y a ce qu’on appelait à l’époque, le secrétaire de cette association. C’était un de mes aïeux, Léon Sagehomme, et il a été l’âme et la cheville ouvrière de l’établissement de la société. Elle démarre vers 1897, et Léon Sagehomme a été chargé par l’association d’étudier la possibilité d’établir le process du Solvent USA à Verviers. Alors je ne vous dis pas, toutes ces tractations, tous ces échanges, parce que tout se faisait à ce moment-là par correspondance ou par télégrammes, et les visites de nos amis américains à Verviers. Ils ve-naient en bateau, ils résidaient pendant trois mois, ils discutaient, etcetera. Tout ça je l’ai relu dans les archives de l’époque et c’est inimaginable, l’épopée, les hauts et les bas, les encouragements, les découragements qui ont duré pendant quinze ans.

⁞ Fig. 93Lettre de É. Maertens à Sagehomme, 1899.

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Pour concrétiser l’opération, la Société fait édifier dès 1900 une vaste bâtisse dans une courbe de la rue de Limbourg, non loin du futur Conditionnement de Dison et peu avant l’ancien casino construit en 1826 par Henri Douha à la demande d’Iwan Simonis pour accueillir en ce lieu alors champêtre les riches membres de la socié-té d’agrément du Val Sainte-Anne, sœur cadette du Cabinet littéraire.

Non seulement il y a là des terrains disponibles, mais on est juste à proximité des bâtiments du Conditionnement, où sont analysées pour leur teneur en humidité relative les laines achetées à leur arrivée à Verviers et bien en-tendu aussi les laines lavées, carbonisées, filées, peignées, les transactions se faisant au « poids condition-né à 17 % ou 18 % ». Le rôle de ces conditionnements communaux était de calculer le degré d’humidité des lots de laine mis sur le marché : ceux-ci étant vendus au poids, il était capital de connaître leur taux hygro-métrique, et c’est « à la condition » que l’on arbitrait sur ce point entre vendeurs et acheteurs, un « bulletin de conditionnement » servant de base au prix « conditionné ». Outre celui de Verviers, le Conditionnement public dit de Dison fut construit en 1905 également rue de Limbourg à la demande de plusieurs industriels disonais pour y faire conditionner les laines, car les installations du Conditionnement public de Verviers, situées dans la même rue, ne suffisaient plus.

Édifiés à front de rue par Charles Thirion – qui réalisait là son troisième bâtiment industriel d’importance après l’usine Hauzeur-Gérard en Gérardchamps en 1872 et une extension de « La Vesdre » en Renoupré en 1903 – les six halls du Conditionnement public de Dison (dont quatre subsistent encore de nos jours) abritaient des quanti-tés de balles de laine en transit. Aujourd’hui, la firme Traitex a repris l’édifice en location comme lieu de stockage.

Revenons au bâtiment du Solvent achevé en 1901. Derrière les quatorze élégantes façades-pignon épousant le tracé de la route, de vastes magasins stockent les balles de laine avant leur passage dans les appareils à « sol-venter » mis au point par Maertens pour traiter la laine par le naphte ou benzine « dénaturée » de pétrole, ce qui permettait à la fois de conserver à la laine sa souplesse et son élasticité, d’assurer un dégraissage de loin supérieur à celui obtenu par les bains de lavage traditionnels, et de récupérer la graisse, une « cire de laine », sous forme de lanoline commercialisable, la « Solventine » que tous les Verviétois apprendront à connaître.

⁞ Fig. 94L’ancien Conditionnement de Dison.

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Cinq puissantes machines à vapeur construites aux USA dont la plus grosse fait 350 chevaux (suite à une ma-nipulation hasardeuse elle « s’emballa » et envoya une des grandes roues entrainant l’immense courroie de transmission au-delà de la voie de chemin de fer en traversant la toiture…) et quatre chaudières à charbon fa-briquées chez Piedbœuf à Jupille (que l’Intervapeur rendra plus tard obsolètes) alimentent en énergie le sys-tème, qui est opérationnel dès 1901, mais les progrès sont lents car les patrons des peignages rechignent à payer plus cher pour faire dégraisser leurs laines au Solvent. Comme l’a écrit Maertens depuis Spa à Sagehomme en 1903, « ce qui sauvera la situation, c’est que les plus clairvoyants et entreprenants d’entre eux apprécieront le

⁞ Fig. 95Le bâtiment du Solvent.

⁞ Fig. 96Boîtes de « Solventine ».

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fait qu’ils peuvent se créer un grand avantage sur leurs concurrents en obtenant le contrôle du Solvent Belge et en y établissant un lavage et même un carbonisage par la suite ». Deux ans plus tard, en 1905, c’est un stock de laines en provenance de Philadelphie que le Solvent reçoit à dégraisser. Peu à peu, les affaires marchent et la nouvelle usine traite 25 à 35.000 kilos de laine par jour, mais Sagehomme doit faire des prouesses finan-cières car les premiers clients étant aussi actionnaires bénéficient de tarifs de misère pour le traitement de leur laine – une situation intenable que Maertens ne cesse de décrier.

Réécoutons le témoignage du descendant du premier dirigeant de l’entreprise :

Léon Sagehomme : Donc, la société démarre en 1899 réellement, je ne vous dis pas les vicissitudes dès le départ : le financement, les problèmes techniques, etc… Mais, même pendant les années de démarrage, on se reposait la question : « Avons-nous bien fait ? » Les industriels verviétois ne voulaient pas accepter la qualité de nos produits tellement eux étaient restés figés sur le lavage classique. Donc, ça fait partie de réunions avec les clients, tous les grands noms de Verviers (La Vesdre, Simonis, Peltzer, Lieutenant, d’autres encore, je donne les noms les plus connus) qu’on essaye de convaincre de la qualité des produits lavés et dégraissés au Solvent Belge. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que la laine étant traditionnellement lavée avec de la soude (alcali) et de l’eau chaude avait tendance à feutrer en entrainant des casses de fibre très nuisibles lors du cardage et du pei-gnage. Pourquoi ? Parce qu’on devait la chauffer plus fort. Or, qu’est-ce qui se passe avec le procédé du Solvent Belge ? On dégraisse, tenez-vous bien, à trente degrés, on n’utilise pas l’alcali et on n’utilise donc pas de haute température, donc la laine est plus blanche, moins feutrée, et plus douce. Et malgré ces trois avantages phéno-ménaux en terme de techniques lainières, les industriels n’en voulaient pas parce qu’ils avaient peur. C’est-à-dire qu’on remettait en cause toute la structure technique de l’époque, des grands noms de l’industrie qui eux-mêmes avaient leurs usines qui étaient beaucoup plus grandes que le Solvent – pas besoin de faire un petit dessin pour dire qu’à côté des Peltzer et des Simonis de l’époque, nous étions des nains – malgré la présence de ces groupes

⁞ Fig. 97Bâtiment des machines de solventage.

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familiaux dans le conseil d’administration, ils défendaient, non pas les intérêts du Solvent Belge, c’est écrit noir sur blanc dans les P. V., mais les intérêts de leurs propres sociétés (…).

Les résultats industriels de l’affaire confirment pourtant peu à peu la supériorité du nouveau procédé sur l’an-cien système de lavage et la clientèle de la place, laveurs et carboniseurs compris, donne à traiter « à façon » avant-guerre des quantités allant jusque 7.000.000 à 8.000.000 de kilos de laine dégraissée, soit 25.000 à 30.000 kilos par jour de travail. Pendant la Première Guerre mondiale, les usines du Solvent, comme d’ailleurs la presque totalité de l’industrie belge, sont arrêtées. Après l’Armistice, les affaires reprennent assez diffici-lement. Les peigneurs, laveurs et carboniseurs ont le souci de livrer très rapidement plutôt que de rechercher un dégraissage de qualité pour les traitements ultérieurs de la laine. En outre, les prix de la main-d’œuvre et du transport deviennent tellement élevés que faire « solventer » apparaît comme une manipulation trop oné-reuse. De ce fait, les usines du Solvent ne sont plus alimentées que par des genres spéciaux, insuffisants pour permettre une marche régulière. C’est ce qui détermine le Conseil d’administration à annexer un lavoir et un carbonisage « classiques » qui commencent à fonctionner en 1924. Dès lors, les affaires se développent rapi-dement et le Solvent peut bénéficier lui-même des nombreux avantages de son procédé. Une importante ins-tallation de dégoudronnage (avec élimination des marques de couleur peintes par les éleveurs sur toutes les toisons des moutons pour personnaliser leurs propriétaires ) basée également sur l’opération du solventage complète ensuite les nouvelles installations du Solvent.

⁞ Fig. 99Le pied de la cheminée des chaudières.

⁞ Fig. 98Initiales de l’entreprise sur la façade à rue.

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Léon Sagehomme : Au début on se battait sur tous les fronts, cela veut dire qu’on a dû ajouter à notre procédé révolutionnaire un procédé classique. Et cela a vraiment été notre coup de maître. On s’est dit, puisque les indus-triels verviétois ne veulent pas accepter notre process – et on comprenait fort bien les raisons –on va travailler un peu comme eux souhaitent qu’on travaille. Donc, on a ajouté dès avant ‘14 au process du Solvent Belge le process classique de Verviers, c’est-à-dire le lavage Léviathan avec de l’eau et du savon, pour réamorcer la pompe et réen-gager le dialogue. Sinon, on risquait la banqueroute par perte de clients. Bon, on achète des machines de lavage classique et les industriels commencent à nous reconfier des matières qui à leurs yeux n’étaient plus entièrement solventées. Elles étaient en fait solventées et subsidiairement relavées à l’eau et on a reconquis ces marchés (…).

Muriel Neven : On continue l’histoire de cette société qui va évoluer. Donc au départ on a un consortium mais après, j’ai l’impression que ça devient plus une histoire familiale.

Léon Sagehomme : Oui, c’est bien cela. Au fil du temps, au fil des crises, au fil des divergences au sein du Conseil d’administration, puisqu’il y avait des représentants de firmes beaucoup plus grandes qui ne croyaient plus au procédé, ceux-ci se sont débarrassés peu à peu de leurs actions qui ont été reprises par les groupes familiaux qui sont toujours présents de nos jours , mon grand-père aimant les défis à sa manière.

Muriel Neven : Et c’est quoi ces groupes familiaux ?

Léon Sagehomme : C’est assez connu. Il s’agit des groupes familiaux élargis Simonis/Sagehomme, si vous vou-lez. Élargis, je dis bien dans le chef du Solvent et pas de Traitex où le Lavoir et carbonisage de Dolhain est par-tenaire depuis 1981.

Muriel Neven : Mais c’est toujours resté une société anonyme.

Léon Sagehomme : Tout à fait.

⁞ Fig. 100Léon Sagehomme et Marie Taminiaux, architecte à l’IPW.

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Pour ne pas succomber, la société du Solvent Belge a donc joué un premier « coup de maître » en s’équipant d’une installation de dégraissage-lavage classique (un Léviathan) avant 14/18 qu’elle complète dans l’Entre-deux-Guerres par une ligne de carbonisage (élimination totale des fibres végétales par réaction à haute tempé-rature de l’acide sulfurique dilué absorbé par la fibre de laine) selon le process « solventé – carbonisé Verviers » qui renforce encore sa réputation d’excellence à l’échelle mondiale dans le cadre de la Fédération lainière in-ternationale. Vingt ans après la Seconde Guerre mondiale, soit à partir de 1965, c’est la grande aventure de la mise au point d’un procédé continu et intégré du dégraissage de la laine à l’hexane (SOVER I et SOVER II) en collaboration avec l’entreprise anversoise Extractions Desmedt, mondialement connue dans la fabrication et la vente de colonnes d’extraction d’huiles végétales. Ce procédé nécessite un approvisionnement journalier de cent tonnes de laines en suint très grasses d’Australie et du Cap, précisément la spécialité du Solvent Belge. Cinq usines Desmedt seront construites hors Europe occidentale, dont une au Japon, une à Taiwan, une en Australie et une double en Russie.

⁞ Fig. 101Fête du personnel à la fin des années ‘40. L’enfant à gauche est Baudoin Sagehomme, sur les genoux de sa mère Claire Heynen (épouse d’Auguste Sagehomme junior). L’enfant au centre est Léon Sagehomme, sur les genoux de sa grand-mère Fanny Jamar (épouse d’Auguste Sagehomme senior). À gauche de cette dernière (à droite donc sur la photo), le vicomte André Simonis et à ses côtés, décoré, Auguste Sagehomme senior.

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Léon Sagehomme : Pour l’Australie, le contrat fut signé à Verviers en cinq minutes en présence du businessman australien qui me posa la question « Croyez-vous au pro-cédé, Monsieur Sagehomme ? Oui, Monsieur Hodgson », que j’avais rencontré l’année précédente à la Conférence lainière internationale à Perth en Australie et qui accoudé au bastingage de son yacht m‘avait posé « bêtement » la même question… En Russie, la vente sera conclue entre Auguste Sagehomme junior (mon père) et les représen-tants de Desmedt au Kremlin même, avec un ingénieur russe qui deviendra plus tard vice-Ministre de l’Écono-mie, entendez de l’industrie légère en URSS… Je voudrais dire que cette folle épopée fut possible par la confiance et l’amitié qui s’étaient rapidement développées entre mon père et Monsieur Albert Desmedt, propriétaire des « Extractions », qui finança tous les risques… Mais tous ces efforts d’innovation n’empêchent pas que la crise du textile européen soit déjà une réalité à ce moment, et d’abord en Belgique en commençant par Verviers dès les années ’60.

⁞ Fig. 102Auguste Sagehomme junior.

⁞ Fig. 103Ambiance festive entre employés du Solvent.

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⁞ Fig. 104Fête du personnel. Le vicomte Simonis au centre (avec canne et chapeau), Auguste Sagehomme senior à sa gauche.

⁞ Fig. 105Une autre fête du personnel. Les mêmes dirigeants au centre. Auguste Sagehomme junior est debout devant la fenêtre de gauche.

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Muriel Neven : Votre premier rachat ou votre première fusion, ça se passe quand ?

Léon Sagehomme : Donc, après la guerre de Corée au début des années ’50, la disparition de certains de nos concurrents commence, et le Solvent Belge et le Lavoir carbonisage de Dolhain étaient les deux laveurs carboni-seurs phares, si on peut dire. Vous aviez évidemment d’autres noms du textile verviétois établis ici à Verviers ou à Dolhain. Bien entendu ces firmes-là avaient toutes leur capacité aussi, mais nous, qui voulions être le chef de file et nos clients le voulaient, lorsqu’il y avait un concurrent qui disparaissait, on rachetait ses machines. C’était un peu un souci d’épurer le marché. On disait à l’époque : « Oui, ils paient cher les machines parce que comme cela, elles ne seront pas vendues en France ou en Allemagne ». En réalité, j’y pense maintenant, nous empêchions une délocalisation de notre savoir-faire et de nos machines. On se protégeait soi-même. Mais vous savez, on se protégeait soi-même à un prix qui était relativement considérable. Rappelons tout de même que la Deuxième Guerre mondiale vit une vague de lainiers s’expatrier vers l’hémisphère Sud avec leurs technologies… Quant à la guerre de Corée, sa spéculation effreinée en ruina plus d’un…

Muriel Neven : Et c’est dans les années soixante que vous commencez à restructurer indirectement le secteur ?

Léon Sagehomme : Tout à fait.

Muriel Neven : Le Solvent maintenant n’existe plus. À quel moment ?

Léon Sagehomme : Après le rapprochement que nous opérons avec la famille Duesberg, fin des années septante.

Muriel Neven : Ça, c’est le Lavoir carbonisage de Dolhain.

⁞ Fig. 106Le Lavoir et carbonisage de Dolhain.

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Léon Sagehomme : C’est ça, qui appartenait à la famille Duesberg.

Muriel Neven : Et vous dites, se sont rapprochées, c’est une fusion ou l’un intègre l’autre ?

Léon Sagehomme : Les dirigeants de l’époque se sont dit – moi je participais aux discussions avec mon père – si on continue à se faire concurrence sur un marché qui est en chute on va mourir tous les deux. Donc, qu’est-ce que nous devons faire ? Nous devons travailler tous les deux sur le même site et la question s’est posée de sa-voir sur quel site. Et nous avons fait faire des études, nous avons objectivé les avantages et les inconvénients des deux sites. Ce n’était pas évident pour nos confrères de Dolhain de quitter Dolhain. Par contre, il se faisait que pour des questions de surface et de process, on n’avait pas le choix. Il fallait venir à Verviers. Continuer sur deux sites, c’était la ruine en ratant les économies d’échelle.

Muriel Neven : Et les deux entreprises, à ce moment-là à la fin des années septante, prennent un nom commun ?

⁞ Fig. 107Un groupe de trieuses au Solvent.

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⁞ Fig. 108 à 110Moments de fêtes au Solvent.

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Léon Sagehomme : Oui. On a d’abord imaginé Solaver, c’est-à-dire Solvent-Lavoir-Verviers, société qui a eu une vie assez courte puisqu’on avait pour tradition de reprendre tout le monde, toutes les machines et tous les gens. Donc, on est monté en un an ou deux de 200 à 400 personnes inscrites. Ce n’était pas finançable. Alors après l’épopée Solaver, on a été fortement aidé par le Tribunal du Commerce qui a parfaitement compris les enjeux et par deux curateurs très engagés et décidés, qui ont reconnu la capacité des dirigeants dont mon père et Monsieur Pottier du Lavoir & carbonisage de Dolhain de pouvoir assumer ces temps difficiles. Et très vite pendant les deux ans de concordat il a été décidé, encouragé par tous nos clients, de continuer dans Traitex.

Muriel Neven : Et donc, le concordat, on est à la fin des années ?

Léon Sagehomme : Allez, disons 79, 80.

Muriel Neven : À ce moment-là, l’aventure Traitex commence, qui est toujours en cours aujourd’hui. Et qui est à la tête ? C’est de nouveau une société anonyme ?

Léon Sagehomme : Tout à fait. Alors, pour des raisons de bonne gouvernance, le Conseil d’administration a pen-sé qu’il fallait faire appel à un directeur général extérieur aux familles actionnaires. Et c’est ce que nous avons fait, il y a une petite quinzaine d’années.

Muriel Neven : Et vous, vous êtes au Conseil d’administration depuis quand ?

Léon Sagehomme : Moi, depuis 1981, date du démarrarage et de la reprise mondiale après les secousses du pre-mier choc pétrolier qui avait déplacé les masses financières vers l’Orient.

Muriel Neven : Donc quasiment au démarrage de Traitex.

Léon Sagehomme : Oui et en qualité d’Administrateur-directeur commercial et de la qualité.

À 36 ans, Léon Sagehomme, né en 1944, devient donc Administrateur-directeur commercial de Traitex. Après avoir débuté au Solvent Belge en 1969 comme « stagiaire » à la production aux côtés des ouvriers et contre-maitres durant ses congés lorsqu’il était étudiant en Administration des Affaires à l’Université de Liège, après des stages en Allemagne et en Angleterre puis son service militaire, il confirme son intérêt pour travailler avec son père dans un métier qui se révéle passionnant.

Traitex est mis sur pied avec le soutien du « plan textile » dont la firme honore toutes les obligations qui lui ouvrent les portes de substantielles aides à l’investissement. Traitex s’oriente vers des produits de niches, tels le lavage du cachemire iranien et afghan et, grâce à des décisions ciblées, parvient depuis près de quatre dé-cennies à « passer à travers » les crises cycliques du secteur et même à renforcer sa position concurrentielle. Aujourd’hui, Traitex, l’ancien Solvent Belge rejoint par le Lavoir & Carbonisage de Dolhain en 1979, est le der-nier laveur-carboniseur de laines non seulement en Belgique mais d’Europe occidentale. Et, avec la S.A. Peltzer et Fils anciennement Iwan Simonis, elle aussi leader dans un marché de niche (les draps de billard) grâce à sa réputation d’excellence mondiale, Traitex est une des deux dernières entreprises textiles « historiques » de Verviers à s’être maintenue jusqu’à nos jours, près de cent vingt ans après ses débuts et quelques centaines d’années de présence des familles fondatrices dans la laine.

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LE PÔLE D’ARCHÉOLOGIE INDUSTRIELLE DU SOLVENT À VERVIERS

« Traitex reste un façonnier, explique aujourd’hui le Directeur général3. Nous recevons de la part de négociants des lots de laine mais aussi, en moindres quantités, des lots d’autres fibres animales telles que le cachemire. » Deux types de traitements sont proposés par l’entreprise : le lavage (= trempage, dégraissage, lavage, rinçage, séchage) et le carbonisage (= combustion chimique des particules végétales emprisonnées dans la laine). Deux à trois millions de kilos de laine sont lavés par an, et un à deux millions carbonisés. Outre son usine de Verviers (occupant 65 personnes), Traitex dispose aussi d’une unité de production de cachemire en Afghanistan. À Verviers, des services annexes tels que des traitements spéciaux (antimites, anti-acariens…) ainsi que la fa-brication de boutons de laine (pour fils fantaisie) ou de boules de laines (pour rembourrage d’oreillers) com-plètent l’offre de la société.

Les lots de laine livrés chez Traitex proviennent essentiellement d’Europe. La clientèle de la firme verviétoise s’étend quant à elle aux quatre coins du monde, du Japon à la France en passant par l’Italie, l’Allemagne et la Corée. Les débouchés de l’entreprise sont multiples : « La laine simplement lavée est en grande partie destinée au secteur de la literie qui l’utilise dans des oreillers, couettes, futons ou matelas. Depuis quelques années, l’iso-lation des habitations constitue un autre débouché pour ce type de laine qui est utilisée en remplacement des isolants synthétiques (laine de roche, de verre…). La laine carbonisée se retrouve quant à elle dans le monde de l’habillement et de l’industrie du feutre. »

3 InterviewdeJackyDelhassedanslemagazineCCIMagdenovembre2014,p.36etsuivantes.

⁞ Fig. 111 à 113Traitement de la laine chez Traitex.

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À la fin du XXe siècle, l’usine se déplace un peu plus vers l’est par rapport à ses installations initiales. Celles-ci sont abandonnées au début des années 90 et l’activité prend place dans un bâtiment plus récent, dit « le ca-sino » car construit plus près de celui-ci, et dans un tout nouvel édifice « Wust » qui surplombe l’ancien lieu de plaisirs de la bonne bourgeoisie verviétoise des années 1820. Les nouveaux bureaux prennent place entre le nouveau bâtiment industriel et l’ancien casino (en bien piteux état hélas à dix ans de son bicentenaire). Mais Léon Sagehomme veille jalousement à la protection de l’ancienne installation de solventage mise en place par Maertens voici plus d’un siècle. C’est qu’il a la fibre patrimoniale dans le sang, comme en témoigne ce dernier extrait de l’interview de 2007 :

⁞ Fig. 114La passerelle reliant le triage et le solventage dans les anciens bâtiments.

⁞ Fig. 116La nouvelle usine Traitex.

⁞ Fig. 115L’usine dite « Casino » (anciennement « La Vesdre »).

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Muriel Neven : Êtes-vous engagé au niveau local, éventuellement davantage, sur le plan culturel, dans le mécénat ?

Léon Sagehomme : Au point de vue culturel, depuis de nombreuses années, je suis membre du comité scien-tifique du CTLM, et j’ai été sollicité pour être administrateur d’Aqualaine qui chapeaute le CTLM. Donc, je suis dans ces deux organismes qui contribuent à la recherche d’idées pour le développement culturel et touristique et pour l’image de marque de Verviers à l’extérieur. Et ma position a toujours été simple : valoriser le patrimoine lainier de Verviers pour « édifier » les jeunes générations en leur montrant que les compétences, l’expérience, l’esprit d’entreprise, la « foi » dans une noble fibre qu’est la laine, l’opiniâtreté, le respect du travail et du dévoue-ment des anciens à travers le patrimoine (les bâtiments, les machines et les technologies sous-jacentes) peuvent conduire à maintenir une réputation à travers le monde en dépit de tant de vicissitudes mais aussi de défis tou-jours relevés. Puisqu’à Verviers on n’ a ni les cathédrales, ni les Van Gogh, ni les primitifs flamands, on sera bien content d’avoir un musée interactif, un centre d’interprétation moderne, etc. Il faudra un jour que lorsqu’on vient à Verviers, on puisse y voir la révolution industrielle comme l’œuvre d’art de notre XIXe siècle, née et développée d’abord ici grâce à une rencontre de Cockerill à Hambourg… On n’y arrivera peut-être pas mais on doit miser sur ces témoins du génie créatif qui vont prendre une valeur patrimoniale. Je n’ai jamais fait que dire cela : il y a les instruments suffisants, bâtiments, machines et état d’esprit, pour qu’on puisse jouer là-dessus.

Baudoin Sagehomme, le frère cadet, Notaire honoraire, n’est pas en reste avec Claude Simonis, président ac-tuel du Solvent, dans le cadre de l’actuelle liquidation des avoirs immobiliers de l’ancien Solvent Belge dont ils sont chargés. À l’instar de son frère et du C.A. du Solvent, ils font d’emblée comprendre à leurs interlocuteurs qu’ils veilleront, dans ce rôle, à ne rien précipiter de telle sorte que le maintien de l’ancienne installation de « solventage », patrimoine industriel absolument exceptionnel, et du bâtiment historique à rue (abritant depuis 2003 la réserve de machines textiles des Musées de Verviers) soit garanti. Les accords intervenus en 2016-2017 avec la Ville et la Région vont évidemment dans cette direction. Baudoin Sagehomme entreprend parallèle-ment de rassembler des photographies d’anciens travailleurs de l’entreprise pour qu’on puisse plus tard leur rendre hommage dans les murs de jadis – ce qui est déjà le cas dans cet ouvrage. Un bel exemple d’engage-ment d’une famille du patronat textile au service de la pérennisation du patrimoine industriel et social verviétois.

⁞ Fig. 117Le « casino » édifié par Henri Douha en 1827.

⁞ Fig. 118L’ancien casino aujourd’hui et les bureaux de Traitex.

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⁞ Fig. 119 à 127Travailleurs au Solvent (Camille Lemêtre à droite sur la photo 119, Jean Peerboom à droite sur la photo 126).

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⁞ Fig. 128 à 133Moments festifs entre travailleuses au Solvent.

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⁞ Fig. 134Brochure de présentation du Solvent.

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2 • LE PROCESSUS DU SOLVENT

LE LAVAGE CLASSIQUE

La laine du mouton est chargée de nombreuses impuretés dont les principales sont la graisse dite lanoline in-soluble à l’eau, le suint riche en potasse et soluble à l’eau, enfin les matières terreuses et végétales dans des proportions variables suivant la qualité de la laine et le pays d’origine1.

De tout temps, le lavage des laines s’était fait directement dans la rivière puis au moyen de bains alcalins et chauds dans des cuves et machines spéciales. Les procédés classiques de lavage furent améliorés au fil du XIXe siècle, mais les alcalis et produits détersifs employés (potasse, soude, savon) sont restés les mêmes. Or, les analyses chimiques et microscopiques de la laine lavée aux alcalis prouvaient que les alcalis l’ont atta-quée. Une solution de soude caustique à 2 % suffit pour dissoudre complètement la fibre et la réduire en li-quide visqueux. Si les bains de lavage ne sont pas assez concentrés pour arriver à ce résultat, il n’en est pas moins vrai que la nocivité et la décomposition existaient quand même plus ou moins fortement. Ces bains al-calins et chauds indispensables à un bon lavage de la laine n’arrivent cependant pas toujours à dégraisser parfaitement l’intérieur des chardons ni à enlever la matière huileuse des marques. C’est à ces différents in-convénients qu’Émile Maertens s’était efforcé de remédier avec succès.

1 Cetexte,trèslégèrementremanié,estextraitd’unebrochurepromotionnelleduSolventsemblentdaterdesannées1930etrééditéedanslesannées1950.

⁞ Fig. 135Détail d’une des machines du solventage.

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Son procédé, exploité aux usines du Solvent Belge, consistait à traiter la laine grasse par le naphte ou benzine de pétrole. Ce corps absolument neutre n’attaquant pas la fibre de la laine, peut lui laisser juste le pourcen-tage de graisse nécessaire pour lui conserver sa souplesse et son élasticité naturelles, cette proportion d’en-viron 1/2 % est la même que celle qui subsiste sur la laine traitée aux alcalis. Ce taux est celui admis pour que la laine soit dans de bonnes conditions.

LE PROCESSUS DU « SOLVENTAGE »

L’usine comporte quatre extracteurs autoclaves marchant par couple alternativement de façon à régulari-ser le travail qui est continu. Chaque extracteur de forme cylindrique peut contenir 1200 à 1500 kilos, sui-vant le poids de la laine à dégraisser. À la partie supérieure se trouve une ouverture par laquelle on introduit la laine ; celle-ci après l’opération est sortie par une porte latérale. Dès que la laine se trouve dans les appa-reils, ceux-ci sont hermétiquement clos. L’air qu’ils contiennent en est extrait par une pompe jusqu’à ce que

⁞ Fig. 136Entrée de la laine dans les extracteurs.

⁞ Fig. 137Entrée des extracteurs, état actuel.

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le vide le plus complet soit obtenu. Dès lors, les extracteurs sont mis en communication avec les réservoirs à naphte lesquels sont sous pression d’acide carbonique. Par le vide qui aspire d’une part et la pression du gaz qui pousse le naphte d’autre part, celui-ci traverse la couche de laine de haut en bas en entraînant avec lui la matière grasse qu’il a dissoute.

Cette opération de dégraissage terminée, il reste dans les appareils la laine dégraissée, mais encore imprégnée d’une certaine quantité de naphte qu’il faut enlever. Dans ce but, au moyen d’un ventilateur, on fait passer au travers de l’extracteur un courant chaud d’acide carbonique. Celui-ci vaporise le naphte, traverse un conden-sateur où il abandonne les vapeurs condensées, puis est dirigé dans un réchauffeur où il reprend la tempéra-ture nécessaire pour vaporiser les dernières traces de dissolvant, tout en laissant à la laine le pourcentage de graisse nécessaire pour lui conserver sa souplesse et son élasticité.

⁞ Fig. 138Ventilateurs et pompes du solventage.

⁞ Fig. 139État actuel des mêmes installations.

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Pendant ce séchage, un filet de vapeur est introduit dans le courant gazeux pour éviter une dessiccation trop grande de la laine et aider à la vaporisation du naphte à une température relativement basse. Lorsque le sé-chage est terminé, il reste dans les appareils de la laine dégraissée et de l’acide carbonique. Celui-ci est extrait par la pompe à vide et renvoyé au réservoir à gaz. L’opération ainsi terminée, les appareils peuvent être vidés.

⁞ Fig. 140Sortie de la laine des extracteurs.

⁞ Fig. 141État actuel des extracteurs.

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Les naphtes, chargés de graisse, sont envoyés à la distillerie dans des réservoirs hermétiques ; ils y déposent les impuretés enlevées par entraînement à la laine. Lorsque ces solutions sont bien claires, elles sont distil-lées pour en retirer la graisse de laine (lanoline) tandis que les vapeurs de naphte condensées retournent, sous forme liquide, aux réservoirs à benzine pure. La graisse ainsi séparée est ensuite épurée dans les appareils spéciaux et finalement mise en fûts pour être livrée au commerce, sous forme de lanoline.

Les huit étapes de ce processus peuvent être schématisées comme suit2.

2 Lesschémasci-aprèsontétéconçusen2016parundesbénévolesdelaréservevisitable,RobertOlivy,redessinésparunearchitectedel’IPW,MarieTaminiaux,etmisenformeparSandrineGobbe,graphisteàl’IPW.

⁞ Fig. 142La distillerie.

⁞ Fig. 143État actuel de la distillerie.

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À la fin du XIXe siècle, l’Américain Émile Maertens invente un procédé qui va permettre de dissoudre la lanoline (graisse insoluble dans l’eau) au moyen d’un solvant. Ce système évitera de devoir chauffer trop fort la laine, et d’employer des produits agressifs qui abîment les fibres. Ce procédé est installé au Solvent en 1899.

1 • CHARGEMENT DE LA LAINEDeux cuves sont utilisées simultanément.Par l’ouverture supérieure, au premier étage, 9 balles de laine de 150 kg sont introduites dans chacune d’elles.Les cuves sont ensuite fermées hermétiquement.

PROCÉDÉ DU DÉGRAISSAGE DE LA LAINE

1er étage

Rez-de-chaussée

x 9x 9

CUVES DE DÉGRAISSAGE

2 • VIDE D’AIRLa machine à vapeur fait le vide d’air. Il restera environ 5 % de la pression atmosphérique.Pendant toute la période où la laine est en contact avec du solvant ou des vapeurs de celui-ci, l’air est remplacé par un gaz inerte (du gaz carbonique) afin d’éviter une explosion due à une éventuelle étincelle. Le gaz est contenu dans un gazomètre situé dans la cour de l’usine.

air aspiré

vers l’extérieur

air aspiré

POMPE À VIDE➜ ASPIRE L’AIR

PROCÉDÉ DU DÉGRAISSAGE DE LA LAINE

Rez-de-chaussée

CUVES DE DÉGRAISSAGE

(1)

(2)

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PROCÉDÉ DU DÉGRAISSAGE DE LA LAINE

EAU

EAU

GAZ

COMPRESSEURGAZOMÈTRE RÉSERVOIR DE SOLVANT

4 • RINÇAGELe compresseur envoie dans les cuves de nettoyage du solvant propre pour rincer la laine (CIRCUIT ORANGE).Ensuite, ce solvant est renvoyé dans le réservoir de rinçage (CIRCUIT ROUGE).

3 • DÉGRAISSAGELe compresseur à gaz de 100 chevaux met le réservoir de solvant sous pression (CIRCUIT VERT).Le solvant du réservoir est transféré vers les cuves de nettoyage via un réchauffeur à environ 35° C pour ne pas faire bouillir le solvant (CIRCUIT ORANGE).Quand la graisse est dissoute, le solvant est renvoyé dans le réservoir de lavage (CIRCUIT ROUGE).

RÉCHAUFFEUR

gaz sous pressionsolvant solvant

+ graisse

PROCÉDÉ DU DÉGRAISSAGE DE LA LAINE

5 • SÉCHAGEUn puissant ventilateur de 300 chevaux souffle du gaz chaud dans les cuves de nettoyage. En sortant des cuves, le gaz chargé de vapeur de solvant passe dans un condenseur qui sépare le gaz et le solvant qui retourne dans les cuves. Le gaz est ensuite réchauffé et renvoyé vers les cuves. La température de séchage est de 60° C maximum pour ne pas endommager la laine. Le chauffage du gaz se fait grâce à la vapeur sortant des machines à vapeur.À la fin de l’évaporation du solvant, un jet de vapeur est envoyé dans le gaz chaud pour garder une certaine humidité dans la laine et ne pas abîmer les fibres.

VENTILATEURRÉSERVOIR DE DRAINAGE DE SOLVANT

CONDENSEURRÉCHAUFFEUR

60°

vapeur➞

gaz

gaz réchauffé

gaz + solvant

évaporation du solvant

solvant

(3,4)

(5)

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6 • VIDE DU GAZLa pompe activée par la machine à vapeur vide le gaz des cuves de nettoyage et le renvoie dans le gazomètre.

7 • REMPLISSAGE D’AIRUne vanne est ouverte pour laisser entrer l’air dans les cuves de nettoyage.

gaz inerte aspirégaz inerte aspiré

POMPE À VIDE ➜ ASPIRE GAZ INERTE

EAU

GAZ

GAZOMÈTRE

PROCÉDÉ DU DÉGRAISSAGE DE LA LAINE

Rez-de-chaussée

CUVES DE DÉGRAISSAGE

PROCÉDÉ DU DÉGRAISSAGE DE LA LAINE

1er étage

Rez-de-chaussée

8 • SORTIE DE LA LAINE DES CUVESUne petite machine à vapeur entraîne un ventilateur qui envoie de l’air frais par le haut des cuves afin que les vapeurs de solvant n’incommodent pas les ouvriers. La laine est alors retirée.

MACHINE À VAPEUR

(6,7)

(8)

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Dépourvue de sa graisse (lanoline) par la benzine, la laine conserve son suint insoluble au naphte et soluble à l’eau3. Il suffit pour l’en débarrasser de la rincer au léviathan à l’eau pure et tiède ; elle en sort blanche, ou-verte, absolument propre, sans aucune attaque de la fibre, sans le moindre foulage et sans enchevêtrement. Ce peu de manutention est tout à l’avantage du rendement car la laine se carde plus facilement, avec moins d’effort et moins d’usure. La matière moins déchirée et plus longue conserve toute son élasticité et sa nervosi-té. La nature de la laine n’étant pas altérée par les alcalis, la fibre régulièrement dégraissée par la benzine est plus apte à prendre la teinture avec économie de colorant et plus de régularité. L’absence de feutrage et d’en-chevêtrement par le lavage, en présence de savon, rend le foulage du drap plus facile, plus énergique, ce qui lui donne plus de résistance et d’élasticité au dynamomètre, avantage sérieux pour les draps militaires et d’admi-nistration pour lesquels des résistances dynamométriques sont imposées par les cahiers des charges. Pour ces mêmes motifs, la laine solventée donne moins de déchets, moins de blousses, plus de cœur et un rende-ment généralement supérieur tout en diminuant l’effort des machines. Le peigné obtenu est plus long, la fila-ture plus résistante et, par conséquent, susceptible de filer plus loin.

Pour le carbonisage, les matières végétales ainsi que les chardons, étant parfaitement dégraissés, s’impré-gneront facilement d’acide. L’acidage se fera dans un bain acidé au minimum et le carbonisage à une tempé-rature réduite. La partie végétale, ainsi carbonisée à fond, va se broyer avec plus de facilité et un léger battage débarrassera complètement la laine de ses impuretés. Toutes ces circonstances donnent un produit plus long, plus ouvert, d’un meilleur toucher, avec économie de matières premières (soude, acide et main-d’œuvre), et donc des rendements plus élevés.

Le Solvent s’applique aussi à l’opération du dégoudronnage : la laine ou la blousse est dégoudronnée par des produits spéciaux à base de lanoline qui n’attaquent absolument pas la fibre.

Le « solventage » avait aussi comme résultat inté-ressant la récupération de la graisse appelée lano-line brute, complètement pure, exempte de corps gras étrangers à la laine Le pourcentage de lanoline contenu dans les laines pouvait aller jusque 30 %. Parmi les emplois divers de la graisse de laine ob-tenue par « solventage », on notait la fabrication de savon et de lanoline pharmaceutique ainsi que l’entretien des cuirs et des peaux, mais elle pou-vait entrer aussi dans la préparation des huiles de graissage, des cirages, des onguents, des graisses consistantes, etc.

3 Nousreproduisonsànouveauici,àquelquesdétailsprès,letextedelabrochureduSolvent.

⁞ Fig. 144Stock de boîtes de « Solventine ».

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⁞ Fig. 145Détail d’une des machines à vapeur.

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3 • LES CUVES ET LES MACHINES À VAPEUR DE 1899

Lors de sa création, le Solvent Belge a importé des États-Unis les cuves pour dégraisser la laine ainsi que les machines à vapeur nécessaires à la bonne conduite du travail. Toutes sont encore en place et (moyennant une restauration à laquelle vont s’attaquer les bénévoles) en état de fonctionner (ce qui fut le cas jusqu’au début des années ’90). Elles ont été construites par l’entreprise Knowles Steam Pump Works (Pumping Machinery), Liberty Street, à New York. Lors de leur visite respective des lieux en 1994 (Robert Collignon) et 2009 (Jean-Claude Marcourt), deux Ministres wallons du Patrimoine ont admis le caractère exceptionnel de cet exemple, de même que les dizaines de spécialistes wallons, bruxellois et flamands qui ont visité les lieux ces dernières années.

L’ensemble est composé des éléments suivants1 :• un ensemble de 4 cuves blindées de dégraissage reliées deux par deux ;• un ensemble de machines à vapeur alimenté à ses débuts (avant la création de l’Intervapeur durant les an-

nées ’30) par quatre chaudières (construites à Jupille par Jacques Piedbœuf) ;

1 Cetteidentificationdesmachinesdusystèmede«solventage»estdueàRobertOlivy,bénévoleattachéàlaréserveverviétoise.

⁞ Fig. 146Une des quatre chaudières Piedbœuf.

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LE PÔLE D’ARCHÉOLOGIE INDUSTRIELLE DU SOLVENT À VERVIERS

• un puissant souffleur d’air mû par une machine à vapeur constituée d’un cylindre de 16’’ (pouces) de dia-mètre et de 14’’ de course de 300 cv (chevaux) soit 221 kW (kilos Watt) à 200 t/min ;

• un compresseur pour le naphte mû par une machine à va-peur constituée de 2 cylindres de 12’’ de diamètre et de 2 cy-lindres de compression de 14’’ et de 18’’ de course de 100 cv soit 74 kW à 100 t/min ;

⁞ Fig. 148Le compresseur pour le naphte.

⁞ Fig. 147Le ventilateur.

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• un compresseur d’air mû par une machine à vapeur constituée de 2 cylindres de 10’’ de diamètre et de 2 cy-lindres de compression de l’air de 12’’ et de 10’’ de course de 50 cv soit 37 kW à 100 t/min ;

• une pompe à vide verticale (année 1899) « DEANE » mue par une machine à vapeur consti-tuée de 2 cylindres de 9’’ de diamètre et de 2 cy-lindres d’aspiration de l’air de 16’’ et de 12’’ de course de 35 cv soit 26 kW à 125 t/min ;

⁞ Fig. 149Le compresseur d’air.

⁞ Fig. 150La pompe à vide verticale.

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LE PÔLE D’ARCHÉOLOGIE INDUSTRIELLE DU SOLVENT À VERVIERS

• un ventilateur (souffleur) ROOTS de 250 à 300 cv soit 184 à 221 kW à 200 t/min pour amener de l’air frais aux ouvriers ;

• un gros ventilateur (amenée d’air frais au personnel) d’1 cv soit 736 W à 400-500 t/min ;

• une pompe à graisse de 3 à 4 cv soit 2,2 kW à 3 kW à 100 t/min pour la récupération de la Lanoline.

⁞ Fig. 151Le ventilateur pour le personnel.

⁞ Fig. 152La pompe à graisse.

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⁞ Fig. 153Détail d’un des compresseurs.