l’inspecteur specteur et le doigt mort - ghislain … · 2014-09-19 · specteur, lui, s’en...

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L’Inspecteur Specteur et le doigt mort

Ghislain Taschereau

L’Inspecteur Specteuret le doigt mort

Les Éditions des Intouchables bénéficient du soutienfinancier de la SODEC, du PADIÉet sont inscrites au Programme de subvention globaledu Conseil des Arts du Canada.

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Impression : Marc Veilleux ImpressionInfographie : Hernan ViscasillasIllustration de la couverture : Luc SavoiePhotographie : Karl-Emmanuel HamelinDépôt légal : 1998Bibliothèque nationale du QuébecBibliothèque nationale du Canada

© Les Éditions des Intouchables, 1998Tous droits réservés pour tous pays

ISBN 2-921775-53-0

À Marie-Ève...

Hic liber tibi legendus est.Hoc tibi feci.

ALIQUIS

Jésus peut se compter chanceuxde ne pas être mort

du tétanos.

LUDGER

UN

Vous rappelez-vous votre premier meurtre ?Specteur, lui, s’en souvenait comme si c’était hier. Unhier âgée de quatre ans et demi, exactement. Un jeudi,plus précisément. À 20 heures 18 minutes, pour êtrepointilleux. C’est l’heure à laquelle les aiguilles de saBluztën, montre de contre-fabrication suisse, s’étaientimmobilisées à la suite de la violente secousse provo-quée par son .666, revolver unique, de fabricationunique, dont nous tairons l’origine pour l’instant.

Specteur se souvenait très bien de son premiermeurtre puisque ce n’en était pas un, mais deux. Laballe avait traversé le cou de l’Étrangleur deMontarvaux, chatouillant grossièrement la jugulaire aupassage, pour poursuivre gentiment sa lancée jusquedans le pubis d’un bambin qui se tenait derrière lui. Ici,certains fins finauds, experts en balistique, détectives,colonels de l’armée, ministres de la Défense et autresprofessionnels de la santé, tenteront d’attirer monattention sur le fait qu’une balle qui traverse le cou

d’un adulte ne peut se loger dans le pubis d’un gaminqui se tiendrait derrière lui, puisque le cou d’un adulteet le pubis d’un enfant ne sont pas à la même hauteur,relativement au sol par exemple, même si l’enfantgrandit très rapidement1. Mais il appert que le gosseétait sur les épaules de tonton l’Étrangleur. Gnan, gnan,gnan.

L’assassinat de cette crapule d’Étrangleur avait valuà Specteur l’estime de toute la population, mais aussi lahargne de la famille de l’enfant. Cela était tout à faitnormal. Aussi Specteur leur pardonna-t-il et passa-t-ilvite à autre chose. De toute façon, grâce à ce meurtrehéroïque, sa carrière d’inspecteur de police était fortbien amorcée et son supérieur allait sûrement lui confi-er les missions les plus périlleuses. Car Specteur venaitde prouver qu’il n’avait pas froid aux yeux et que, s’ille fallait, il n’hésiterait pas à mettre en péril la veuve etl’orphelin afin de débarrasser la terre de toute saracaille.

Au fil des ans, l’inspecteur Specteur s’était montéun C.V. plutôt spectaculaire. Son tableau de chassecomprenait, outre cinquante-deux petites erreurs deparcours, quatorze tueurs en série, dix violeurs syphili-tiques, sept braqueurs sanguinaires, cinq déficientslibidineux, trois kidnappeurs tortionnaires, deux pyro-manes héroïnomanes et un facteur retardataire. Unrecord que très peu de vieilles dames lui enviaient. Àtravers toutes ces péripéties, il avait également trouvéle moyen d’émettre pas moins de sept cent vingt-deuxcontraventions, dont douze, par inadvertance, sur sapropre voiture. L’inspecteur Specteur n’était rien demoins qu’un véritable héros.

1. Je ne dois pas oublier de raccourcir cette phrase.

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DEUX

On a beau être un héros, il est quand mêmelaborieux de formuler une phrase complète après s’êtreaspergé l’estomac d’une bouteille de Maiissìhkh1.L’inspecteur Specteur réussit toutefois à ne pas échap-per sa langue par terre en interpellant les barmans2.

— Dzi… t’porais m’plé exi, m’potss ?Ce qui signifie, dans le dialecte des Tavernes

Occultes : « Dis, tu pourrais m’appeler un taxi, monpote ? »

— Tout de suite, chef ! répondit le barman en refer-mant Le Petit Dictionnaire du Dialecte des TavernesOccultes. Mais si j’étais toi, j’irais l’attendre dehors, tucomprends ?

Specteur rampait doucement jusqu’à la sortielorsqu’il se heurta à un objet dur à surface brune et lus-trée de laquelle émanait l’odeur d’un mélange de fiente

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1. Alcool à 90° à base de maïs et de navets pourris. Succulent.2. Il n’y a qu’un seul barman. Mais, par respect pour l’ébriété de Specteur,

« barmans » est au pluriel afin d’appuyer la dualité oculovisuelle duhéros à ce moment précis de l’histoire.

et d’œufs pourris. Il approcha les yeux du corpsétranger, le tâta, le huma et conclut qu’il serait désor-mais impossible de déterminer sa véritable naturepuisqu’il venait de le peindre de son vomi. Ce n’est quelorsqu’il tenta d’enjamber cette bosse puante qu’il serendit compte qu’il s’agissait du pied d’un homo sapi-ens. Malgré son état avancé, Specteur remarqua undétail saugrenu : l’autre pied dudit homo sapiens étaitnu. Il releva la tête et remonta du regard le propriétairede la chaussure jusqu’à ce qu’il aperçoive sa tronche.L’homme avait un faciès tendu à se rompre. Trois bou-tons, alignés verticalement, scindaient son visage.Quand l’individu se pencha pour mieux voir celui quidécorait ses souliers, Specteur ne prit pas la peine deconfesser qu’il avait confondu sa protubérance ven-trale avec son visage.

Le verticalement difforme recula d’un pas et ilessuya sa chaussure droite sur son pantalon, à la hau-teur du mollet gauche, ce qui lui donna l’allure d’uncygne mongol. Il souleva Specteur par les aisselles et lefixa droit dans les yeux.

— PETIT ENFANT, LAISSE OUVERT TON ŒILNOIRCI ! hurla-t-il avant de laisser choir Specteur dansson coulis de bile.

— Bwasspurk ! rota inutilement Specteur, car legros était déjà parti.

Il fut de nouveau soulevé, cette fois par le barman,qui le traîna jusqu’à un taxi qui ronronnait devant laporte. Dehors, une douce grêle l’accueillit. Cela ravivases sens et lui permit de monter à bord, seul comme ungrand garçon. Specteur eut à peine le temps d’éructerau chauffeur sa destination qu’il s’assoupit comme unbébé repu de lait maternel, tiré à même le sein gorgéd’une mère polytoxicomane. Le chauffeur comprit vitequ’il pouvait doubler impunément le prix de la course.Il passa le bras par-dessus le dossier de la banquette et

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tripota l’intérieur des poches de l’éponge policière. Sonprochain voyage au soleil serait aux frais du commis-sariat de police de Capit1.

À l’intersection du boulevard Laucenat et de la rueBelautaine, un clebs suicidaire tenta de mordiller lepare-chocs avant du taxi, ce qui força le chauffeur-pilleur à faire une manœuvre digne des plus grandescrises d’épilepsie de l’histoire des maladies neuro-mus-culaires. De midi, ses deux mains passèrent à seizeheures, puis à onze heures, pour retourner à troisheures et revenir à dix-neuf heures, en passant parmidi de neuf à cinq puis, après un bref arrêt à vingt etune heures, elles oscillèrent entre dix-sept et neufheures de midi à quatorze heures pendant douze sec-ondes. Grêle aidant, l’auto dérapa jusqu’à ce qu’elleheurte de plein fouet un monticule de terre boueuse,projetant Specteur sur la banquette avant, aux côtésd’un cadavre défiguré par une lacération pare-brisi-enne, le plexus solaire écrabouillé par un violent salutdu volant. La tête de notre taxi-man pendouillait au-dessus de son compteur, qui indiquait le prix que lecrime ne paie pas. Specteur revint à lui et grommelaquelques onomatopées de surprise. Il prit sa monnaieet, d’un solide coup de pied, se fit un peu de place der-rière le volant. Vitres baissées, de gré et de force d’im-pact, il embraya en vitesse, histoire de rentrer chez luiavant que son perroquet n’appelle les flics. Le pneuavant gauche du taxi laissa son empreinte sur l’ab-domen d’un homme dont nous n’entendrons plus par-ler au cours de cette histoire.

Dix minutes plus tard, Specteur était presque chezlui. L’horloge du tableau de bord indiquait trois heuressept du matin. Rue De Soulantes, les maisonsendormies ronflaient, laissant échapper de petits

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1. Capit est la capitale de la Friande, pays d’une superficie de six cent millekilomètres carrés, comptant soixante millions d’habitants : les Friands.

nuages toxiques de leurs toits brûlants peuplés de chat-tes.

TROIS

Specteur se tenait debout sur une estrade qui sur-plombait une foule de plus de mille personnes.Hommes, femmes et enfants, en haillons, fourche,pioche et sucette en main, scandaient en arythmie desphrases imperceptibles. À en juger par l’hostilité duton, les sourcils froncés et l’écume bouillante qui giclaitde leurs nez et bouche, on n’était pas en train de luichanter Joyeux anniversaire et encore moins Petit papaNoël.

Comme toujours lorsqu’il se retrouvait dans unesituation désespérée, Specteur envisagea toutes lesissues possibles. À ses pieds, une étroite glissoire, donton ne pouvait apercevoir l’aboutissement, bifurquaitsur la droite et semblait se perdre loin du troupeau degueulards. « Ce sera un excellent premier dernierrecours », songea Specteur. Il tenta de lever les braspour faire signe aux australopithèques à torchons de secalmer, mais ses poignets étaient retenus par les lienssacrés du nœud coulant.

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— Qu’est-ce que vous me voulez, bande de tapis delatrines ! ! ? s’entendit-il soudain crier.

Il eut un peu honte, car ce n’était pas là sa meilleurequestion de la journée. Ce fut vite confirmé par uncagoulard en forme de table de billard qui lui décochaune droite si puissante que Specteur s’en mordit le nez.Après cette fâcheuse entrée en matière, il fut relativementsimple pour Specteur de déduire que la hache que bran-dissait Machin-grosse-chouette n’allait pas servir àtrancher les cordes qui lui faisaient se donner la main.

Le premier coup lui entailla la joue gauche, ce quiaugmenta considérablement la quantité de décibelsgénérés par le groupe de sanguinaires avides de ABnégatif. Specteur reprit vite ses sens en vue d’un nouv-el assaut. Un dixième de seconde avant une paraplégiecertaine, il se pencha pour mieux éviter la hache et sereleva en même temps que son pied droit, qui bouscu-la quelque peu les spermatozoïdes du bourreau1. Sansattendre les applaudissements, qui risquaient de toutefaçon de se faire par l’entremise de baffes sur son vis-age, il sauta, tel un gamin en vacances, sur la glissoirelibératrice. Il dévalait doucement la pente lorsqu’il luisembla que le corridor qui bordait son fessier rétrécis-sait de façon un peu trop régulière. Non pas que la fric-tion de son pantalon sur la surface boisée annonçât uneflambée imminente, mais ça sentait tout de même leroussi. Plus il descendait, et moins ses sens le trahis-saient. La glissoire se transformait peu à peu en unelame qui allait bientôt le contraindre à se séparer decelui qu’il aimait le plus au monde : lui-même.

Bien sûr, comme tous vieux vicieux irresponsables,il avait déjà songé à la vasectomie, mais jamais sansanesthésie. Aussi s’insurgea-t-il devant un traitementaussi cavalier, mais en vain.

Specteur sentit la chaleur gagner son coccyx, puis

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1. D’où le cri que vous entendez présentement.

son fessier commença à se scinder en chuintant. Sonsang, mêlé de tripes et de bidules ensanglantés qu’onretrouve dans tous les professeurs de biologie, coulaitle long de la lame et était recueilli dans une gouttièreprévue à cet effet. Ainsi se terminait la prestigieuse car-rière du meilleur inspecteur de police au monde. Cettefin morbide offrait au moins une consolation : une foisla lame parvenue au niveau de sa tête, Specteur allaitentendre la foule en stéréophonie…