l'espoir de dieu. conversion (shoûv) humaine et repentir

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HAL Id: hal-02525386 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02525386 Submitted on 30 Mar 2020 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. L’espoir de Dieu. Conversion (shoûv) humaine et repentir (niḥām) de YHWH dans la Bible hébraïque Cyprien Comte To cite this version: Cyprien Comte. L’espoir de Dieu. Conversion (shoûv) humaine et repentir (niḥām) de YHWH dans la Bible hébraïque. Bulletin de Littérature ecclésiastique, Institut Catholique de Toulouse, 2018, Enquête sur le catholicisme français, pp.73-89. hal-02525386

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HAL Id: hal-02525386https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02525386

Submitted on 30 Mar 2020

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

L’espoir de Dieu. Conversion (shoûv) humaine etrepentir (niḥām) de YHWH dans la Bible hébraïque

Cyprien Comte

To cite this version:Cyprien Comte. L’espoir de Dieu. Conversion (shoûv) humaine et repentir (niḥām) de YHWH dans laBible hébraïque. Bulletin de Littérature ecclésiastique, Institut Catholique de Toulouse, 2018, Enquêtesur le catholicisme français, pp.73-89. �hal-02525386�

1

Cyprien COMTE

Séminaire Saint-Cyprien (Toulouse)

ICT - Institut catholique de Toulouse

L’espoir de Dieu

conversion (shoûv) humaine et repentir (niḥām) de YHWH

dans la Bible hébraïque

Bulletin de littérature ecclésiastique n°473

(janvier - mars 2018)

p. 73-89

MOTS-CLÉS

conversion, repentir, rhétorique, 1 S 15, Jr 18, Jr 26, Jl 2, Jon 3-4

SUBJECTS

Bible. Old Testament – Theology; Conversion – Biblical teaching;

Repentance – Biblical teaching; God – Biblical teaching

2

RÉSUMÉ

À cinq reprises dans la Bible hébraïque, à la conversion (shoûv) humaine répond le repentir

(niḥām) de YHWH. Dans 1 S 15, Saül se détourne (verbe shoûv) de la volonté divine, donc

YHWH « se repent » de l’avoir fait roi d’Israël et annonce son rejet. Les quatre autres textes,

Jr 18, 1-12 (visite de Jérémie chez le potier), Jr 26 (le procès de Jérémie), Jl 2, 12-14

(invitation à la pénitence), Jon 3-4 (Jonas à Ninive), rapportent des injonctions prophétiques et

le plus souvent les réponses des auditeurs. Le repentir divin, fondé sur la miséricorde de Dieu

capable d’« adapter » sa conduite à celle des hommes, apparaît surtout comme un argument

dans le discours prophétique visant la conversion humaine.

SUMMARY

Five texts of the Hebrew Bible show human conversion (shûv) as the cause of the repentance

(niḥām) of YHWH. In 1 Sam 15, Saul turns away (verb shûv) from divine will, so YHWH

“repents” of having made him king of Israel, and predicts his rejection. The four other texts,

Jer 18:1-12 (visit of Jeremiah at the potter’s workshop), Jer 26 (the trial of Jeremiah),

Joel 2:12-14 (invitation to penitence), Jon 3-4 (Jonah in Nineveh), report prophetical

injunctions and, most often, their hearers’ answers. Divine repentance, grounded in God’s

mercy (YHWH being able to “adapt” his conduct to human behaviour), appears above all as

an argument in the prophetical discourse aiming at human conversion.

3

Le récit biblique rapporte qu’au vu de la malice humaine, « YHWH se repentit

(wayyinnāḥem) d’avoir fait l’homme sur la terre » (Gn 6, 6), ce qui conduisit au Déluge

(Gn 6, 5 – 9, 19). Dieu aurait-il la possibilité de « se repentir » d’une décision qu’il a prise ou

d’un acte qu’il a accompli ? Même sans nous attarder sur cette question dogmatique,

partageons l’étonnement du lecteur du Premier Testament devant cet anthropopathisme,

devant un acte semblant incongru de la part du Dieu transcendant. Selon le texte

vétérotestamentaire, diverses causes peuvent entraîner un tel revirement chez YHWH1.

Ce « changement » divin a des implications abyssales. Le Seigneur se dit prêt à réagir

à certains choix humains, déclarant y soumettre sa conduite. Ceci souligne la gravité des

décisions humaines. En outre, la liberté divine serait-elle conditionnée par les actions

humaines ? Dans ce cas, comment est-elle préservée ? Quel intérêt les prophètes et autres

écrivains bibliques trouvent-ils à évoquer en ces termes l’impact des décisions humaines ?

Pour mieux comprendre les raisons de la rétractation divine, étudions l’enchaînement

entre les verbes hébreux shoûv (« revenir », « se convertir »2) appliqué à un homme ou à un

groupe humain, et niḥām (« renoncer », « se repentir »3) ayant pour sujet YHWH. Puisque le

Nouveau Testament nie la possibilité d’un repentir divin4, j’examine ici de manière

synchronique les cinq textes prophétiques5 présentant ce changement humain comme cause du

revirement divin : 1 S 15 ; Jr 18, 1-12 ; Jr 26 ; Jl 2, 12-14 ; Jon 3-4. Avant cela, disons un mot

de la réticence de divers textes à considérer que Dieu « se repent ».

1 Comme en Gn 6, dans d’autres circonstances, la condition du repentir de Dieu est le comportement des êtres

humains : intercession prophétique comme dans l’épisode du veau d’or (Ex 32, 11-14) ou véritable

négociation entre YHWH et son prophète (Am 7, 3. 6). Ailleurs, le repentir divin fait suite par exemple à la

conversion de la ville de Ninive (Jon 3) ou à la réponse favorable du roi Ézéchias à la prédication de Michée

(selon Jr 26, 19). 2 Cette conjugaison qal du verbe shouv, douzième mot le plus fréquent dans l’Ancien Testament, s’y trouve 688

fois. 3 Cette conjugaison nifal du verbe nḥm se trouve 48 fois dans l’Ancien Testament.

4 La seule occurrence néotestamentaire d’un verbe ayant ce sens avec sujet divin se trouve en He 7, 21 qui cite le

Ps 110 (109), 4 contenant le verbe métamélomai au futur mais à la forme négative : « YHWH l’a juré, il ne

s’en repentira pas ». On peut citer dans le même sens Rm 11, 29 : « Car les dons et l’appel de Dieu sont

irrévocables (amétamélèta, traduit “sans repentance” par la Bible de Jérusalem). » Dans le Nouveau

Testament, les substantifs « conversion » et « repentir » ne sont jamais précisés par un génitif qui désigne

Dieu. 5 Nous incluons ici aux Prophètes les deux livres de Samuel, conformément à la tradition juive et à la Traduction

œcuménique de la Bible. La présente recherche porte ainsi sur l’ensemble des textes bibliques mettant en

correspondance les verbes exprimant la conversion humaine (verbe shouv) et le repentir divin (verbe niḥām)

à cinq versets de distance au maximum.

4

I. Dieu peut-il se repentir ? Une difficulté philosophique et biblique

La difficulté d’un Dieu présenté comme « se repentant » n’a pas échappé aux Anciens.

Ainsi Philon : « Hésites-tu à croire que l’Être incorruptible et bienheureux, qui a attaché sa

puissance aux vertus, à la perfection même et à la félicité, ne change pas d’intentions et qu’il

s’en tient aux décisions qu’il a prises depuis le début, sans rien y changer ? »6. En effet, Dieu,

« le créateur du temps »7, demeure éternellement dans le présent, sans passé ni futur. C’est

pourquoi il ne peut exister « de plus grande impiété que de supposer que l’Immuable

change »8. Cette conception de l’immutabilité divine semble appuyée par six textes bibliques

9.

Par exemple, 1 S 15, 29 affirme que « la Splendeur d’Israël » ne pourrait se repentir, car

YHWH n’est pas un homme et ne peut donc (jamais ?) changer d’avis.

À l’inverse, douze passages bibliques affirment explicitement que Dieu regrette, se

repent ou s’est repenti10

. Selon sept autres11

, YHWH pourrait revenir sur un projet annoncé,

comme en témoigne une prière prononcée par Moïse : « renonce (wehinnāḥem) à faire du mal

à ton peuple » (Ex 32, 12). Faut-il en déduire qu’« aucun mot n’est le dernier mot de

Dieu »12

?

II. 1 S 15 – YHWH se repent d’avoir fait régner Saül qui s’est détourné de lui

Lors de la bataille contre Amaleq, le roi Saül désobéit à l’ordre divin de « vouer par

interdit13

[le roi ennemi Agag et] tout ce qui lui appartient » (v. 3), entraînant son propre rejet.

YHWH se repent d’avoir fait régner Saül (v. 11) puis précise qu’il ne reviendra pas sur ce

repentir (v. 29). Comment interpréter les trois versets (v. 11. 29. 35) où apparaît la mention du

niḥām divin dans 1 S 15 ?

6 PHILON D’ALEXANDRIE, Quod deus sit immutabilis n. 26, dans PHILON D’ALEXANDRIE, De Gigantibus. Quod

deus sit immutabilis (« Les œuvres de Philon d’Alexandrie » 7-8 ; Paris, Cerf 1963) p. 74-75. 7 ——, Quod deus n. 31, p. 76-77.

8 ——, Quod deus n. 22, p. 72-73.

9 1 S 15, 29a et 29b ; Ps 110, 4 ; Jr 4, 28 ; 20, 16 ; Ez 24, 14 ; Za 8, 14. Ces textes où apparaissent 7 occurrences

du verbe niḥām expriment l’impossibilité ponctuelle ou permanente pour YHWH de se repentir d’une

décision. 10

15 occurrences de niḥām expriment, dans un discours ou un récit, un « repentir » divin en acte dans le présent

ou le passé : Gn 6, 6. 7 (déjà cité) ; Ex 32, 14 ; Jg 2, 18 ; 1 S 15, 11. 35 ; 2 S 24, 16 ; 1 Ch 21, 15 ;

Ps 106, 45 ; Jr 26, 19 ; Am 7, 3. 6 ; Jon 3, 10. Nous incluons dans cette liste les participes actifs qui ajoutent

le repentir à une liste d’attributs de YHWH : Jl 2, 13 ; Jon 4, 2. 11

Ex 32, 12 ; Ps 90, 13 ; Jr 18, 8. 10 ; 26, 3. 13 ; 42, 10 ; Jl 2, 14 ; Jon 3, 9. Cette liste comportant 9 occurrences

de niḥām pourrait s’enrichir de l’énoncé sui generis de Jr 15, 6, où YHWH se dit « fatigué de [s]e repentir »

(conformément à la traduction espagnole de Reina-Valera). 12

C’est la position d’A. J. HESCHEL, The Prophets. Two Volumes in One. t. I, Peabody (MA), Hendrickson, 2009

(1ère

édition en 1962) p. 194. 13

Cf. A. BOUDART, « Interdit », dans Dictionnaire encyclopédique de la Bible (accès sur

http://www.knowhowsphere.net/ le 23 février 2016).

5

Le v. 11 apporte l’interprétation divine des événements, confirmée par le narrateur au

v. 35. Saül, en désobéissant, s’est détourné (shoûv) de YHWH qui, en retour, regrette (niḥām)

de l’avoir fait roi sur Israël. Bien que le roi ait été divinement choisi, il pousse YHWH à se

repentir de ce don de la royauté14

. Le verbe shoûv a ici le sens d’un détournement, d’une

aversio a Deo et non d’une conversio ad Deum15

. Le repentir divin qui s’ensuit manifeste que

YHWH tient compte des actes du roi Saül. La conduite divine n’est pas entièrement prévisible

car le soutien de Dieu au roi n’est pas inconditionnel.

Les deux autres usages de niḥām dans la parole de Samuel (v. 29) compliquent la

question. À la forme négative, dans une formulation très proche de Nb 23, 19, ils visent à

convaincre Saül que toute insistance pour contester son « irrévocable […] destitution »16

est

vaine, puisque seuls les hommes se repentent. Saül ne doit donc pas espérer un revirement

divin.

Quelle valeur a cet argument ? Car YHWH vient de changer d’avis en renonçant au

choix de Saül comme roi d’Israël. Ainsi, les v. 10 et 35 paraissent mieux intégrés à la

théologie de ce chapitre narratif que le v. 29. Cette difficulté ne se résout-elle pas si on

considère le v. 29 comme une affirmation théologique qui n’est pas universelle ? Il vaut

mieux lire dans ce texte une observation concernant le choix divin spécifique de donner

désormais la royauté à David17

et donc de la retirer à Saül. Samuel le comprend, puisque après

avoir supplié YHWH « toute la nuit » (v. 11b) de se « repentir de son repentir […] [, il] se

mue à présent en prophète de l’irréversibilité de Dieu »18

. Ce repentir divin est sans repentir19

.

Le lecteur ne peut que s’interroger sur la réalisation de « la volonté souveraine de Dieu

au milieu des exigences et des réalités du processus historique. […] Le personnage divin ne

14

Cf. A. CAQUOT – P. DE ROBERT, Les livres de Samuel (« Commentaire de l’Ancien Testament » 6 ; Genève,

Labor et Fides 1994) p. 177. 15

Cf. P. PARENTE, « Conversione », dans Enciclopedia cattolica t. IV (Cité du Vatican, Ente per l’Enciclopedia

Cattolica e per il Libro Cattolico 1950), p. 491-493, p. 491-492. 16

CAQUOT – DE ROBERT, Les livres de Samuel p. 180 : la constance du projet divin concernant David s’oppose à

un nouveau revirement vis-à-vis de Saül. 17

Cf. D. C. RANEY II, « Does YHWH Naḥam? A Question of Openness », dans SOCIETY OF BIBLICAL

LITERATURE, SBL 2003 Seminar Papers (« Society of Biblical Literature Seminar papers series » 42, Atlanta,

Society of Biblical Literature 2003) p. 105-115, p. 109-110. L’irrévocabilité de la décision divine concerne le

choix de David. Selon H. SIMIAN-YOFRE, « נחם », dans Theological Dictionary of the Old Testament t. IX,

p. 340-355, p. 344, YHWH ne change d’avis que dans des situations spécifiques comme cet épisode des

débuts de la royauté. 18

J.-P. SONNET, « Échec au roi (1 Samuel 15). Le récit biblique comme échiquier de la vérité », dans

B. BOURGINE – J. FAMÉRÉE – P. SCOLAS (dir.), Qu’est-ce que la vérité ? (Louvain-la-Neuve, Université

Catholique de Louvain – Paris, Cerf 2009) p. 79-96, p. 93. 19

Cf. le titre de paragraphe « 1 Samuel 15: No Repentance of Repentance » dans SONNET, « God’s Repentance

And “False Starts” In Biblical History (Genesis 6–9; Exodus 32–34; 1 Samuel 15 And 2 Samuel 7) », dans

A. LEMAIRE (dir.), Congress Volume Ljubljana 2007 (« Vetus Testamentum Supplements » 133 ; Leyde –

Boston, Brill 2010) p. 469-494, p. 486 et 488.

6

change pas et change pourtant »20

, paradoxe ! Comment concilier « le caractère concret et

surprenant de l’histoire [avec] une résolution dogmatique ou idéologique »21

de YHWH qui

serait inébranlable dans son projet ? Existerait-t-il donc deux catégories de décisions divines :

tantôt, un décret inconditionnel et irrévocable, tantôt des intentions modifiables22

?

L’épisode du rejet de Saül (1 S 15) montre que le shoûv-détournement humain peut

entraîner un niḥām divin pour le malheur de l’homme (du point de vue de Saül). Évoquons

maintenant un texte jérémien qui élargit cette possibilité en évoquant une « (double)

réversibilité »23

des projets de YHWH.

III. Jr 18, 1-12 – Jérémie chez le potier ; « oracle de conversion »

Ayant reçu l’ordre divin de descendre chez le potier pour y entendre la Parole, Jérémie

y assiste à un geste récurrent : l’artisan modèle l’argile avec persévérance pour obtenir le vase

escompté (v. 1-4). Puis YHWH explique la vision en lien avec la situation de Juda et de

Jérusalem (v. 5-12).

Le début de la visite chez le potier (v. 1-6 : récit puis commentaire divin) souligne la

souveraineté de YHWH vis-à-vis de l’histoire d’Israël. La technique gestuelle de l’artisan

signifie la capacité du Créateur à accomplir finalement sa volonté même en cas d’échec

temporaire. Le peuple demeure « malléable » et YHWH agit ainsi qu’un potier compétent

façonne l’argile comme il lui convient. Malgré la gravité de la situation, ces premiers versets

autorisent une lecture optimiste de l’histoire. Quelle que soit la résistance du peuple élu, il

demeure soumis au projet de YHWH.

Dans la suite du discours divin (v. 7-10), la perspective diffère. Alors que plane la

menace de l’invasion babylonienne (comme dans l’ensemble de Jr 1-38), le parallélisme

antithétique de 18, 7-10 décrit de façon abstraite une situation où bonheur et malheur

semblent a priori équiprobables. Deux éventualités montrent l’interaction entre YHWH et le

peuple, selon le schéma chronologique suivant : projet divin (A), conduite humaine (B) puis

réaction c’est-à-dire repentir de YHWH (C).

20

W. BRUEGGEMANN, First and Second Samuel (« Interpretation » ; Louisville, John Knox 1990) p. 116. 21

——, ibid.. 22

Cf. R. B. CHISHOLM, « Does God ‘Change His Mind’? », dans Bibliotheca sacra 152 (1995) p. 387-399. 23

SONNET, « Jonas est-il parmi les prophètes ? Une réécriture narrative sur les attributs divins », dans

C. CLIVAZ – C. COMBET-GALLAND – J.-D. MACCHI – C. NIHAN (dir.), Écritures et réécritures (« Bibliotheca

Ephemeridum theologicarum Lovaniensium » 248 ; Leuven, Peeters 2012) p. 137-156, p. 145.

1 S 15 : Saül se détourne de YHWH YHWH se repent de l’avoir fait roi.

7

Jr 18, 7-8 : éventualité heureuse

A (v. 7)

B (v. 8a)

C (v. 8b)

À un moment24

, je parle contre une nation et contre un royaume,

pour déraciner, pour détruire et pour exterminer,

mais si cette nation contre laquelle j’ai parlé revient25

de son mal,

alors je me repens26

du mal que j’avais projeté lui faire.

Jr 18, 9-10 : éventualité malheureuse

A’ (v. 9)

B’ (v. 10a)

C’ (v. 10b)

Mais à un moment, je parle contre une nation et contre un royaume,

pour construire et pour planter,

mais s’il fait le mal à mes yeux, sans écouter ma voix,

alors je me repens27

du bien que j’avais dit lui faire-du-bien.

Après les paroles rassurantes des v. 5-6, le ton du discours divin se fait menaçant. YHWH, qui

rétribue chaque peuple selon ses actes, est capable de modifier son projet (v. 7-10) pour le

bien ou pour le mal, en fonction du comportement de ses interlocuteurs. D’ailleurs, malgré la

première impression du lecteur, ces v. 7-10 suggèrent la prédominance de l’éventualité

malheureuse28

. En outre, la menace connaît un crescendo : au revirement divin vers le bien en

cas de conversion du peuple (v. 7-8) succède (9-10) la promesse d’un châtiment si le peuple se

met à commettre le mal.

Après cette évocation conditionnelle, le v. 11b (« Je suis en train de façonner contre

vous un mal, et de projeter contre vous un projet ») mentionne explicitement le projet divin de

catastrophe déjà exprimé de façon imagée au v. 7, ce dernier évoquant donc la situation réelle

de Juda. La suite du v. 11 invite à la conversion (cf. v. 8a), notamment au moyen de

l’impératif pluriel shoûvoû, « convertissez-vous ! ». Le v. 12 prédit la réponse du peuple, son

refus obstiné de l’offre de salut. Le lecteur en déduit que les interlocuteurs de Jérémie

récolteront, comme fruit de leur choix, le châtiment. Quoique réelle, la possibilité du repentir

divin s’éloigne. La souveraineté divine (v. 5-6) cède devant la résistance du peuple annoncée

au v. 12.

À la suite de la visite de Jérémie chez le potier en 18, 1-4, les paroles explicatives de

18, 7-12 invitent, avec d’autres textes, à ajouter aux classes habituelles d’oracles prophétiques

24

Je traduis littéralement le texte massorétique. 25

weshāv, du verbe shouv. 26

weniḥamtî, du verbe niḥām. 27

weniḥamtî, du verbe niḥām. 28

Les limites de cet article nous empêchent de détailler cette démonstration. Dans nos deux tableaux sont

soulignés le champ lexical désignant le mal et les perspectives négatives, tandis que les expressions positives

y figurent en italique.

8

une catégorie intermédiaire entre les oracles de malheur et de salut : la « convocation

prophétique à la conversion »29

. Tenant compte de la contingence de la colère divine et de son

caractère révocable, ce type de discours constitue un intermédiaire entre les deux autres. Il

emprunte aux oracles de malheur des éléments négatifs, aux oracles de salut des éléments

positifs.

Comme dans les autres oracles de conversion, l’injonction faite au peuple en Jr 18, 11

est éclairée par « un ensemble concis de doubles conditions protase-apodose »30

. Les « appels

prophétiques à la conversion » les plus complets comportent quatre éléments formels :

Exhortation (ici v. 8a. 11c) (protase, c’est-à-dire proposition subordonnée

conditionnelle)

Promesse (v. 8b) (apodose, c’est-à-dire proposition principale)

Accusation (v. 10a) (protase)

Menace (v. 10b. 11b) (apodose)31

Cet épisode (Jr 18, 1-12), après une insistance sur la souveraineté de YHWH qui peut

faire réussir son œuvre comparable à celle d’un potier, souligne l’ambivalence de la conduite

humaine et ses conséquences dans l’action divine. Il s’agit d’un procédé prophétique visant à

provoquer la conversion des auditeurs ou des lecteurs.

IV. Jr 26 – Le procès de Jérémie au Temple de Jérusalem

Jr 26 commence par un ordre où YHWH exprime son espoir d’une conversion des

auditeurs (v. 1-3) et confie à Jérémie un message à transmettre (4-6). Le récit rapporte ensuite

les péripéties juridiques du prophète (7-19). Une accusation préliminaire (7-10) précède

l’audience proprement dite (11-16), qui se déroule en trois phases : peine réclamée et

accusation (11), discours de défense prononcé par l’accusé (12-15) puis verdict final (16). Le

texte rapporte ensuite l’intervention d’un groupe d’anciens (17-19), l’histoire d’Ouriyyahou

(20-23) et un épilogue (24). D’ailleurs, ce récit et celui de la visite chez le potier évoquent une

menace identique, encore évitable. L’un et l’autre épisode invitent à une conversion pressante.

29

Conformément à la proposition de T. M. RAITT, « The Prophetic Summons to Repentance », dans Zeitschrift

für die alttestamentliche Wissenschaft 83 (1971) p. 30-49. 30

——, « Summons » p. 40, qui prend l’exemple de l’invitation formulée par Élie au Carmel : « Si c’est YHWH

qui est Dieu, / suivez-le, // et si c’est le Baal, / suivez-le ! » (1 R 18, 21). 31

Quoique plus discrètement, ce schéma structure également le message reçu par Jérémie en Jr 26, 3-6 : espoir

divin et promesse (v. 3), puis accusation (v. 4-5) et menace (v. 6) à proclamer aux pèlerins de Jérusalem.

Jr 18 : Si le peuple se convertit, alors YHWH se repentira du malheur qu’il

prépare. Mais si le peuple se conduit mal, alors YHWH se repentira du bien qu’il

prédit. Annonce divine d’un refus explicite de cette exhortation à la conversion.

9

Les discours inclus dans Jr 26 emploient trois fois le verbe niḥām : à l’intérieur de la

consigne divine adressée à Jérémie (v. 3), dans le discours que prononce Jérémie face à ses

accusateurs (v. 13) et dans l’histoire de Michée rapportée par des anciens (v. 19). Les v. 3 et

13 mentionnent explicitement la conversion (shoûv) humaine comme condition du repentir

(niḥām) divin, mais le v. 19 évoque une autre action humaine qui permit de fléchir YHWH à

l’époque du roi Ézéchias et du prophète Michée. L’ensemble du chapitre permet ainsi de

préciser l’espoir divin concernant le comportement du peuple. L’adverbe ’oûlāy (« peut-

être »), placé en tête du v. 3, fournit un indice explicite de cette volonté divine : « Peut-être

écouteront-ils, de sorte qu’ils reviennent chacun de sa voie mauvaise ; alors je me repentirai

du mal que moi, je pense leur faire, à la face de la malice de leurs œuvres. ». Ensuite, le

dialogue entre le peuple et YHWH (par envoyé interposé) se poursuit avec la proposition

divine et une forme de réponse du peuple, moins obstinée qu’en 18, 12 mais s’apparentant à

une surdité sélective.

À l’intérieur des paroles que Jérémie reçoit à proclamer, l’aspect conditionnel de Jr 26,

4-6 est explicite32

. La menace y est contingente, malgré l’assertion contraire des accusateurs

de Jérémie, qui détournent ses paroles en l’accusant ainsi : « Pourquoi as-tu prophétisé […] :

“Comme Shilo sera cette maison, et quant à cette ville, elle sera rasée, sans habitant !” »

[v. 9].

Jr 26 évoque une triple menace mais une quatrième, révolue, s’y ajoute. Trois

malheurs planent successivement sur Jérémie et ses contemporains. La première menace est

celle, conditionnelle, de YHWH contre la ville et le Temple, identique à celle exprimée en

Jr 18 et tout au long du livre jusqu’à sa mise en œuvre33

. Dieu ordonne à Jérémie d’annoncer

ce châtiment (cf. v. 6), assorti des conditions à mettre en œuvre pour l’éviter (v. 4-5) : le

peuple est invité (c’est un leitmotiv jérémien) à écouter YHWH et ses envoyés, à mettre en

pratique son enseignement. Jérémie redit le message avec précision (v. 7-8a), incluant

l’annonce du châtiment et suscitant une réaction immédiate.

Aussitôt, et cela constitue la deuxième menace de notre récit, « les prêtres, les

prophètes et tout le peuple » (v. 8b ; cf. v. 11. 2434

) tentent de convaincre Jérémie de faute

capitale. La sentence qu’ils réclament n’est soumise à aucune condition. D’ailleurs, la

recommandation divine de ne rien soustraire aux paroles reçues (v. 2) valait mise en garde.

32

Cf. en ce sens J. SKINNER, Prophecy and Religion. Studies in the Life of Jeremiah (Cambridge, Cambridge

University Press 1951) p. 390. 33

Cf. Jr 39, 8 ; 52, 13 ; 2 R 25, 9. 34

Quoique les v. 20-23 n’évoquent pas directement la menace de mort planant sur Jérémie, l’histoire parallèle

d’Ouriyyahou, poursuivi et exécuté par les sbires du roi de Jérusalem, montre combien cette possibilité était

réelle.

10

Depuis sa vocation, il sait que l’adversité l’attend, même si l’assistance de YHWH lui assure

la délivrance35

.

La troisième épée de Damoclès évoquée dans ce récit est la punition promise aux

responsables en cas de condamnation du prophète innocent. Jérémie en agite le spectre dans

son discours de défense adressé « à tous les princes et à tout le peuple » (v. 12). Les anciens

qui prononcent les dernières paroles du chapitre (v. 19b) prennent au sérieux cette annonce.

Conformément à la mise en garde de Jérémie, ils veulent éviter de se charger d’« un sang

innocent » (v. 15).

Environ un siècle avant le procès de Jérémie36

, les contemporains de Michée, avertis

par l’homme de Moréchèth, ont profité de sa mise en garde. Lors du procès de Jérémie, des

anciens rapportent qu’en raison de la réaction royale, « YHWH s’est repenti du mal qu’il avait

dit sur eux... » (v. 19). Pourtant, ce dernier malheur (la « quatrième » menace) avait été prédit

sous forme inconditionnelle (cf. Mi 3, 12) puis évité. Les anciens s’exclament dans le but de

protéger Jérémie… et les Hiérosolymitains : « Mais nous, poursuivent-ils, nous étions en train

de faire un grand mal contre nos propres vies ! » (v. 19) Le lecteur comprend l’argument

implicite : puisque la menace inconditionnelle proférée par Michée a été évitée, il serait

tragique de rendre vaine la mise en garde de Jérémie en risquant d’exécuter un innocent.

Le récit du procès de Jérémie est donc rythmé par trois menaces, chacune chassant de

l’esprit de certains personnages celle qui la précède : 1) le châtiment promis si le peuple ne se

convertit pas, 2) la peine de mort réclamée à l’encontre de Jérémie (celle-ci est évitée entre

autres grâce au rappel de la « quatrième » menace évitée jadis) et enfin 3) la sanction

annoncée si le prophète était tué injustement. Finalement, la deuxième et la troisième ne se

réaliseront pas, mais elles ont effacé des esprits la première.

De la sorte, le châtiment continue à menacer Jérusalem et le Temple. Les Judéens

refusent d’emprunter l’issue proposée par YHWH et son envoyé, mais persévèrent dans leur

conduite déplorable. En revanche, Jérémie, accusé sans qu’une possibilité de salut soit

évoquée, saisit l’opportunité offerte par le rassemblement des dignitaires judéens et,

retournant la situation, esquive le châtiment capital en plaçant ses juges face à leurs

responsabilités. Ainsi se manifestent l’adresse rhétorique de Jérémie et la conduite divine des

événements. Éclate également le contraste entre l’envoyé de YHWH et le peuple, réagissant

diversement au malheur qui les guette. Jérémie risque sa vie et se réclame de celui qui l’a

35

Cf. 1, 18-19 ; 20, 11-13. 36

Jr 26 raconte un événement survenu en 609, date du début du règne de Joiaqim, ou peu de temps après

(cf. v. 1). Ézéchias occupa le trône de Juda entre 716 et 687.

11

envoyé en mission (v. 12 et 15), tandis que le peuple fuit l’appel à la conversion. Voici donc

résumée la tragédie du refus humain, malgré l’insistance de YHWH qui va jusqu’à proposer

de modifier ses plans. Comme en Jr 18, 1-12, Dieu, à l’inverse de l’homme, apparaît prêt à

« changer » par amour.

En outre, le récit compare implicitement les auditeurs de Michée, qui n’étaient pas

explicitement informés d’une possibilité d’éviter la catastrophe, avec ceux de Jérémie37

, en la

défaveur de ces derniers, dont la responsabilité est ainsi mise en évidence. La prise de

Jérusalem aurait pu être évitée mais les auditeurs ont refusé de répondre à l’espoir divin.

Anthony Osuji a bien saisi « ce qui est l’espoir de YHWH au sujet du message [confié à

Jérémie] : que le peuple puisse […] se détourner (shoûv), chacun de son chemin mauvais et

que lui (YHWH) puisse se repentir (niḥām) du mal qu’il projetait »38

.

L’impératif de conversion explicité en Jr 18, 11 est plus clair que celui du ch. 26. Il en

va de même pour la réponse, manifestée en Jr 26 par une omission de la menace (car un autre

malheur semble plus imminent). Entre les deux péricopes, une étape a été franchie. Lorsque

Jérémie annonce la ruine, il a changé de pédagogie. Puisque la catastrophe approche, son

annonce de plus en plus brutale39

ne pourrait-elle provoquer un choc dans la conscience du

peuple ? Tant que le décret divin n’est pas définitif, le peuple devrait comprendre et éviter le

désastre.

D’ailleurs, le livre de Jérémie constitue une longue invitation à la conversion (shoûv)

adressée à tout le peuple, tant que la catastrophe annoncée n’est pas encore inéluctable. Dans

sa miséricorde, YHWH offre « la merveille de la conversion, la porte ouverte par laquelle

l’homme [peut] entrer s’il le [veut]. »40

Mais la plupart des contemporains de Jérémie

méprisent les annonces prophétiques et s’endurcissent dans la rébellion. À défaut d’avoir

convaincu les auditeurs de Jérémie, l’évocation de ce malheur peut pousser le lecteur

postérieur à un retournement.

37

Rappelons que l’accusation adressée à Jérémie (v. 9a) travestit ses paroles. En effet, il a annoncé la ruine du

Temple et de la Ville sous condition, alors que ses détracteurs lui reprochent d’avoir proclamé un oracle de

malheur sans condition.

38 A. C. OSUJI, Where Is the Truth? Narrative Exegesis and the Question of True and False Prophecy in Jer 26-29

(MT) (« Bibliotheca Ephemeridum theologicarum Lovaniensium » 214 ; Louvain, Peeters 2010) p. 128. 39

Cf. l’épisode de la cruche brisée en public et l’explication de ce geste prophétique (Jr 19). 40

HESCHEL, Prophets t. I, p. 104.

Jr 26 : Si le peuple se convertit,

alors YHWH se repentira du malheur qui menace, comme il l’a fait par le passé.

Refus implicite des auditeurs, exprimé par leur conduite vis-à-vis de Jérémie.

12

IV. Jl 2, 12-14 : invitation du peuple à la conversion en vue du repentir divin

L’injonction à la conversion de Jl 2, 12-13 peut être considérée comme une transition

entre les v. 1-11, qui décrivent l’invasion et la destruction du royaume de Juda annoncée de

manière certaine pour le « Jour de YHWH », et le v. 14, plein d’espoir41

. Dans les v. 12-13

résonne un premier appel à la conversion, au retour (shoûvoû) à YHWH de tout cœur, à

l’intérieur d’un oracle divin (v. 12-13aα) exigeant du peuple un retournement extérieur et

intérieur, ce dernier mouvement développé par « une expression cultuelle standard »42

.

Puis vient un second oracle (v. 13aβ-b) qui réitère et intensifie cet appel. Il lui apporte

une motivation supplémentaire, au moyen d’une liste d’attributs de YHWH similaire à celle

proclamée devant Moïse sur la montagne : « YHWH, YHWH, Dieu miséricordieux et

bienveillant, lent à la colère, plein de fidélité et de loyauté » (Ex 34, 6)43

. La liste de Jl 2, 13

(et de Jon 4, 2) inverse les deux premiers attributs d’Ex 34 en leur ajoutant l’expression « et se

repentant (weniḥām) du mal »44

. Mais cet attribut supplémentaire est-il du même ordre que les

précédents ? Comment éclaire-t-il les relations divino-humaines ?

L’invitation à la conversion en Jl 2 ouvre la voie à une conséquence incertaine, comme

le souligne l’expression ouvrant le v. 14 : « Qui sait ? », au sens très voisin du « peut-être »

souligné en Jr 26, 3. Le prophète offre un espoir à ses auditeurs. L’oracle vise leur conversion,

dans la perspective d’un possible repentir divin doublé d’une conversion : « Qui sait ?

[YHWH] pourrait revenir (yashoûv), se repentir (weniḥām) » (v. 14). Quel contraste avec

l’annonce funeste des v. 1-11 ! La fin du chapitre (v. 14b-27) développe l’invitation à la

pénitence et à la supplication communautaires, soulignant la jalousie et la pitié divines à

l’égard du peuple (v. 14)45

puis la promesse de protection, de joie et d’abondance. L’espoir

était fondé, il s’est réalisé. En résumé, l’éventualité décrite aux v. 12-14 est un « minuscule

rayon d’espoir »46

.

41

Cf. T. B. DOZEMAN, « Inner-Biblical Interpretation of Yahweh’s Gracious and Compassionate Character »,

dans Journal of Biblical Literature 108 (1989) p. 207-223, p. 212. 42

J. L. CRENSHAW, Joel. A New Translation with Introduction and Commentary (« The Anchor Bible » 24C ;

New York, Doubleday 1995) p. 135. 43

Cette liste est présente presque à l’identique en Ne 9, 17 ; Ps 86, 15 ; 103, 8 ; 145, 8. 44

Nous traduisons. Ce cinquième attribut divin est présent uniquement en Jon 4, 2 ; Jl 2, 13 et dans la « Prière de

Manassé », ode 12 dans la LXX de Rahlfs, et Mn dans la TOB (11

2010) au v. 7. 45

D’ailleurs, le récit évoque le sentiment de YHWH et la grâce qu’il accorde, sans mention d’aucune conversion

effective du peuple. Le texte biblique ne mentionne pas explicitement l’écho liturgique et moral de l’oracle

prophétique. 46

CRENSHAW, « The Expression mî yôdēa’ in the Hebrew Bible », dans Vetus Testamentum 36 (1986) p. 274-288,

p. 275.

Jl 2 : Impératif invitant à la conversion,

avec l’éventualité que YHWH se repente du malheur qui menace.

13

V. Jon 3-4 : Conversion des Ninivites et retrait du châtiment divin

La prédication réussie de Jonas à Ninive (Jon 3-4) décline narrativement47

le repentir

divin exprimé en Jl 2. Le roi de Ninive exprime exactement le même espoir que l’oracle de

Jl 2, 14 : « Qui sait ? Il pourrait revenir (shoûv), se repentir (niḥām) »48

(Jon 3, 9).

Suite à la proclamation lapidaire de Jonas, avant même la réaction de leur roi, les

Ninivites se convertissent unanimement. « Cette réponse de la part de non-Israélites est

remarquable dans la mesure où le message de Jonas ne mentionnait ni la possibilité ni les

conditions du repentir »49

(cf. 3, 4). Quoi qu’il en soit de la vraisemblance de cette réponse –

le livre de Jonas est sans prétention historique –, le contraste met en valeur le refus des

auditeurs de Jérémie, annoncé en Jr 18, 12 et suggéré par leur attitude au long de Jr 26.

Malgré la prédiction inconditionnelle de Jonas, le roi païen de Ninive estime que

YHWH pourrait renoncer à sa colère et avoir pitié : « Qui sait ! peut-être Dieu reviendra-t-il

(yashoûv) et se repentira-t-il (weniḥām) et reviendra-t-il (weshāv) de l’ardeur de sa colère ;

ainsi nous ne périrons pas. »50

(Jon 3, 9) Puis 3, 10 souligne la raison du repentir divin

effectif : non pas le jeûne et les prières des Ninivites, mais le détournement de leur mauvaise

conduite. Le lecteur comprend qu’une véritable conversion humaine conduit au repentir de

YHWH.

Cependant, Jon 4 révèle que le prophète est « récalcitrant à la réversibilité divine »51

,

en exposant la raison de la fuite du prophète racontée au chapitre 1 : sa connaissance (« je le

savais ! ») des habitudes de YHWH et notamment de sa disposition à « se repentir du mal »

(4, 2), incluse à la liste des attributs divins identique à celle de Jl 2, 13. La volte-face divine

rend amer le prophète, qui avait annoncé une destruction inévitable mais se révolte contre le

pardon accordé. Il ne peut accorder crédit à la parole divine, ce qui est un scandale pour un

messager ! Les derniers mots du livre, où YHWH explique la raison de son indulgence envers

Ninive, éclairent aussi la disposition d’esprit du prophète rebelle. Il se sentait rassuré par la

conviction que Dieu agit selon une logique implacable. En revanche, comme il est difficile de

rendre compte rationnellement de cet apparent paradoxe !

47

Cf. SONNET, « Jonas » p. 144. 48

La dépendance littéraire de Jonas vis-à-vis du texte de Jl 2 est démontrée par J. DAY, « Problems in the

Interpretation of the Book of Jonah », dans A. S. VAN DER WOUDE (dir.), In Quest of the Past. Studies on

Israelite Religion, Literature and Prophetism. (« Old Testament Studies » 26 ; Leyde, Brill 1990) p. 32-47,

p. 46-47. 49

RANEY, « Does YHWH Naḥam? » p. 111. 50

Nous traduisons Jon 3, 9. 51

SONNET, « Jonas » p. 146.

14

[Les choses] serai[en]t plus facile[s] si la colère de Dieu devenait automatiquement effective : une fois

atteinte la pleine mesure de la méchanceté, la punition la détruirait. Cependant, au-delà de la justice et

de la colère se trouve le mystère de la compassion.52

Le fils d’Amittaï offre ainsi un portrait inversé du « bon » prophète. Fidèle aux

attentes divines, ce dernier ouvrirait la porte à la conversion humaine, rendant possible le

revirement divin, l’exercice de la miséricorde. Le livre de Jonas conduit donc à définir

(positivement cette fois) le prophète comme

celui qui se tient dans l’articulation des attributs divins, entre jugement et salut ; est prophète celui qui

« active », par sa parole et par son intercession, l’attribut qui faisait fuir Jonas, mais qui est le foyer de

la parabole et le fil rouge du canon des Douze [« petits » prophètes] : niḥām ‘al ha-ra‘ah [se repentant

du mal].53

Bref, YHWH miséricordieux « a sa manière de défier la doctrine de l’immutabilité

divine. […] À travers le changement »54

, il demeure fidèle à son dessein par-delà les aléas de

la conduite humaine. Comment exprimer cet art divin ? Sa description s’inscrit

nécessairement dans le récit où peut se dévoiler une « sotériologie d’ensemble, proprement

narrative »55

. En effet, Sonnet décèle dans cet épisode

le sens divin de l’à-propos, face au propos humain. […] Le Dieu qui reprend son propos ou encore le

propos humain est le Dieu du rejoinder, qui rejoint l’histoire humaine dans sa contingence et la sauve

comme en sous-main. […] S’il a créé par une parole unique, Dieu est dans l’histoire […] celui qui

« parle en [au moins] deux temps »56

.57

Dans ces conditions, Dieu garde-t-il sa liberté ? Certainement, car Dieu œuvre

constamment pour accomplir son dessein ultime et immuable. Toutefois, par égard pour la

liberté humaine, il est prêt à adapter ses actes individuels.58

Conclusion

Ces cinq passages prophétiques montrent la raison du changement de projet chez

YHWH. Elle n’est autre que « l’abondance de ses miséricordes et son incompréhensible

52

HESCHEL, Prophets t. II, p. 67. 53

SONNET, « Jonas » p. 153. 54

——, « Dieu sauve l’histoire comme en sous-main. La rhétorique des amendements divins », dans C. DIONNE

– Y. MATHIEU (dir.), Raconter Dieu. Entre récit, histoire et théologie (« Le Livre et le Rouleau » 44 ;

Bruxelles, Lessius 2014) p. 173-196, p. 174. 55

——, « Dieu sauve » p. 195. 56

P. BEAUCHAMP, Parler d’Écritures saintes (Paris, Seuil 1987) p. 54-60. Cf. en particulier p. 57. 57

SONNET, « Dieu sauve » p. 195-196. 58

Cf. RANEY, « Does YHWH Naḥam? » p. 114.

Jon 3-4 : Conte théologique évoquant un espoir qui se réalise,

puis la plainte du messager qui s’attendait à ce revirement divin sans l’approuver.

15

bonté »59

qui attend la conversion humaine pour se manifester. Dieu ne peut contraindre la

liberté de ses interlocuteurs mais adapte sa décision à leur réponse.

1 S 15 mérite une explication supplémentaire : la désobéissance de Saül, roi d’Israël se

détournant (verbe shoûv) de la volonté divine, entraîne l’annonce de son rejet et permet

l’émergence de David. Si YHWH saisit effectivement cette occasion pour donner à Israël le

messie qu’il a choisi, il ménage miséricordieusement une longue « période d’interrègne »60

avant d’appliquer la sentence61

.

Nos quatre autres textes évoquent la menace d’un « châtiment » (en hébreu ra‘ah),

mais YHWH pourrait y renoncer, s’en « repentir » (niḥām) à condition d’une conversion, d’un

détournement (verbe shoûv) de la « malice » (ra‘ah) humaine. Cet espoir se fonde sur la

miséricorde de Dieu, comme en témoignent les listes d’attributs de Jl 2 et Jon 4. Mais au

moment où il s’exprime, ce double revirement, objet de l’espoir de Dieu, est incertain. Le

repentir divin apparaît comme un argument dans le discours prophétique visant la conversion

humaine, puisqu’il est vrai que « toute volte-face vers YHWH dans l’espérance se fonde sur

une combinaison de patience et de miséricorde divines »62

.

59

ORIGÈNE, Homélie sur les Nombres t. II (« Sources chrétiennes » n°442 ; Paris, Cerf 1999), homélie XVI, 4, 6,

ligne 220. 60

CAQUOT – DE ROBERT, Les livres de Samuel p. 184. 61

Je remercie Philippe Lefebvre pour cette remarque. 62

CRENSHAW, Joel p. 138.