les régulations individuelles et collectives des émotions

547
HAL Id: tel-01854647 https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-01854647 Submitted on 7 Aug 2018 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Les régulations individuelles et collectives des émotions dans des métiers sujets à incidents émotionnels : quels enjeux pour la Gestion des Ressources Humaines ? Hélène Monier To cite this version: Hélène Monier. Les régulations individuelles et collectives des émotions dans des métiers sujets à inci- dents émotionnels : quels enjeux pour la Gestion des Ressources Humaines ?. Gestion et management. Université Jean Moulin (Lyon III), 2017. Français. tel-01854647

Upload: others

Post on 20-Jun-2022

6 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Les régulations individuelles et collectives des émotions

HAL Id: tel-01854647https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-01854647

Submitted on 7 Aug 2018

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

Les régulations individuelles et collectives des émotionsdans des métiers sujets à incidents émotionnels : quels

enjeux pour la Gestion des Ressources Humaines ?Hélène Monier

To cite this version:Hélène Monier. Les régulations individuelles et collectives des émotions dans des métiers sujets à inci-dents émotionnels : quels enjeux pour la Gestion des Ressources Humaines ?. Gestion et management.Université Jean Moulin (Lyon III), 2017. Français. �tel-01854647�

Page 2: Les régulations individuelles et collectives des émotions

N°d’ordre NNT : 2017LYSE3027

THÈSE de DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ DE LYON opérée au sein de

Université Jean Moulin Lyon 3

École Doctorale N° 486

École Doctorale Sciences Économiques et de Gestion

Doctorat en Sciences de gestion :

Soutenue publiquement le jeudi 22 juin 2017, par :

Hélène MONIER

LES RÉGULATIONS INDIVIDUELLES ET COLLECTIVES DES ÉMOTIONS DANS DES MÉTIERS SUJETS À INCIDENTS

ÉMOTIONNELS : QUELS ENJEUX POUR LA GRH ?

Devant le jury composé de :

EVERAERE Christophe Professeur des Universités,

Université Jean Moulin Lyon 3 DIRECTEUR DE

THÈSE

DESMARAIS Céline Professeure ordinaire à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud, Suisse

RAPPORTEUR

DETCHESSAHAR Mathieu Professeur des Universités, Université de Nantes

RAPPORTEUR

CLERGEAU Cécile Professeure des Universités, Université de Nantes

SUFFRAGANT

GIL Éric Commandant de Police, Adjoint au chef du département recherche et valorisation professionnelle, École Nationale Supérieure de la Police

SUFFRAGANT

THÉVENET Maurice Professeur des Universités, CNAM / ESSEC Business School

SUFFRAGANT

Page 3: Les régulations individuelles et collectives des émotions
Page 4: Les régulations individuelles et collectives des émotions

« Qu’il s’agisse d’émotions ou de techniques, sans préparation, l’imprévisible devient insurmontable » (Éric Heip, actuel numéro 2 du RAID, le 1er juin 2016)

Page 5: Les régulations individuelles et collectives des émotions
Page 6: Les régulations individuelles et collectives des émotions

Remerciements

« Pour moi, l’émotion appelle l’action. Ça se passe dans ce sens-là » (Laurent

Delhalle, professionnel de la sécurité, retiré des services de l’Etat). Les émotions au travail

sont devenues pour moi un sujet de prédilection lorsque, durant mes premières expériences

professionnelles, suite à un cursus en École de Commerce, je fus frappée par leurs incidences

sur les prises de décision, les actions, les comportements individuels ou collectifs des

professionnels. Surprise de cette puissance - il s’agit donc encore d’émotion ! - que peut

détenir la composante émotionnelle au travail, j’eus alors la volonté d’analyser en profondeur

les tenants et aboutissants de ce singulier paramètre, dans les organisations. J’exprime ici

toute ma gratitude - état affectif induisant une émotion sociale plaisante et positive - envers

mon entourage personnel et professionnel, qui m’a soutenue durant ce parcours doctoral.

À mon directeur de thèse, Christophe Everaere, pour son écoute active, sa réactivité,

son management adaptatif, son pragmatisme et son anticonformisme ;

À Messieurs Jean-Pierre Dumazert et Dominic Drillon, qui ont semé la graine

académique dans mon parcours professionnel ;

Aux professionnels d’élite de la Sécurité qui ont inspiré cet objet de recherche : à

Messieurs Laurent Delhalle, mon mentor, Robert Paturel et Patrick Cascalès, Philippe, Éric

Heip, pour leur accessibilité, leur gentillesse et leur partage ;

Aux chercheurs canadiens rencontrés en début de parcours, pour leur accueil et leurs

conseils avisés : Mesdames et Messieurs Kathleen Bentein, Frédéric Bove, Benoît Cherré,

Louise Cossette, Michel Cossette, Angelo Soares et Michel Tremblay ;

À tous les professionnels m’ayant accueillie sur les quatre terrains étudiés (dans leur

service, dans leur voiture en patrouille, dans leur box de soins, dans leur salle de classe ou

dans leur open space), aux 108 participants aux entretiens, pour leurs contributions, leurs

réflexions, leur engagement. Nous restons en contact ;

Aux personnels de l’ENSP, pour leur accueil et leur amabilité. À Monsieur Didier

Rosselin, pour son engagement dans la recherche sur la santé et la sécurité au travail, et ses

anecdotes policières captivantes, à Monsieur Éric Gil, pour sa lucidité et son

professionnalisme, à Monsieur Philippe Puginier, notre collaboration ne fait que commencer,

à Messieurs Éric Henrion et Jean-Marc Tanguy, qui m’ont appris à toucher la cible (au sens

propre comme au figuré), à Jean-Sébastien Colombani, pour son hospitalité et sa prévenance,

et à tous les policiers avec qui j’ai eu l’honneur de travailler ou d’être associée. Je remercie

Page 7: Les régulations individuelles et collectives des émotions

spécifiquement les policiers rencontrés à la brigade anti-criminalité, avec qui je suis toujours

en contact, pour leur discernement et leur générosité. Grâce à eux, j’ai appris à optimiser et

entretenir le trépied « sommeil-sport-nourriture » pour partir en « investigations »

académiques et planifier différents axes de réflexions et d’actions face à « l’imprévu », tout en

prenant la mesure de l’importance de pouvoir « s’extraire du plan ». Comme ils disent,

« quand on part en recherche, on ne sait jamais ce qu’on va trouver » (extraits d’entretiens).

À l’équipe de Magellan, à Catherine Vulcain et Éric Thivant, aux collègues doctorants

pour les échanges et partages de pratiques, aux enseignants de l’IAE Lyon avec lesquels j’ai

eu l’honneur de coopérer : à Mesdames et Messieurs Alain Roger, Camille de Bovis, Didier

Vinot, Thierry Rochefort ;

À mes parents, ma sœur et mon frère, noyau familial aussi fidèle et permanent que cet

objet de recherche, pour leur soutien de tous les instants. Je saisis désormais toute la nécessité

du soutien socio-émotionnel hors travail, entretenant l’investissement professionnel ;

À Damien Spennato, jeune entrepreneur sagace, pour nos brainstormings et son talent

dans l’aménagement de sas de décompression inattendus ; à Juliette Treppo, pour sa

persévérance amicale, sa profondeur de réflexion et sa drôlerie inégalées. À mes amis

proches, pour leur intérêt sur ce choix de parcours, et leur énergie festive.

Aux membres du bureau des Pôles Du Management - Pôle Lyon Rhône, Association

réunissant managers et dirigeants sur des thématiques managériales actuelles.

Je remercie également les membres du jury, qui me font l’honneur d’évaluer ce

travail : à Mesdames et Messieurs Cécile Clergeau, Céline Desmarais, Mathieu Detchessahar,

Maurice Thévenet, et bien sûr Christophe Everaere et Didier Rosselin, présents jusqu’au bout

de ce cheminement.

La matérialisation de la recherche en actions opérationnelles, ensuite évaluées,

corrigées, poursuivies, m’apparaît comme l’aboutissement incontournable de l’analyse de

toute la richesse de témoignages et d’observations accumulés. Je remercie donc l’équipe du

Centre de Recherche de l’ENSP de m’en donner les moyens, et d’organiser ce projet collectif

dans un avenir très proche.

Page 8: Les régulations individuelles et collectives des émotions

Liste des acronymes

ACTH : AdrénoCorticoTropHine, ou hormone adrénocorticotrope

AESS : Agence Européenne pour la Santé et la Sécurité

ANACT : Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail

ANI : Accord National Interprofessionnel

ANSES : Agence Nationale de SÉcurité Sanitaire de l’alimentation, de

l’environnement et du travail

ARACT : Agence Régionale pour l’Amélioration des Conditions de Travail

BAC : Brigade Anti-Criminalité

BIT : Bureau International du Travail

BRI : Brigade de Recherche et d’Intervention

CDI : Compagnie Départementale d’Intervention

CEE : Centre d’Études de l’Emploi

CHSCT : Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail

CHU : Centre Hospitalier Universitaire

CLACT : Contrats Locaux d’Amélioration des Conditions de Travail dans les

hôpitaux publics

CPE : Conseiller Principal d’Éducation

CRS : Compagnies Républicaines de Sécurité

CT : Conditions de Travail

CUMP : Cellule d’Urgence Médico-Psychologique

DAFOP : Délégation Académique à la FOrmation des Personnels

DARES : Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques

DCSP : Direction Centrale de la Sécurité Publique

DDA : Deliberative Dissonance Acting

DDSP : Direction Départementale de la Sécurité Publique

DGAFP : Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique

DRH : Direction des Ressources Humaines

DUE : Document Unique de l’Entreprise

Page 9: Les régulations individuelles et collectives des émotions

DUER(P) : Document Unique d’Évaluation des Risques (Professionnels)

ECLAIR : École-Collège-Lycée-Ambition-Innovation-Réussite

ELS : Emotional Labour Scale

EM : École de Management

ENSP : École Nationale Supérieure de la Police

EPBET : Échelle de mesure Positive du Bien-Être au Travail

EPS : Éducation Physique et Sportive

ERQ : Emotion Regulation Questionnaire

ESG : École des Sciences de Gestion

EVREST : ÉVolution et RElation en Santé Travail

GAS : General Adaptation Syndrome

GIPN : Groupe d’Intervention de la Police Nationale

GPDS : Groupe de Prévention contre le Décrochage Scolaire

GRH : Gestion des Ressources Humaines

GSP : Groupements de Sécurité de Proximité

HEC : (École des) Hautes Études Commerciales

HPST : Hôpital Patients Santé Territoire

IAO : Infirmier d’Accueil et d’Orientation

INRS : Institut National de Recherche et de Sécurité

IPR : Inspecteur Pédagogique Régional

IRM : Imagerie par Résonance Magnétique

IRP : Instances Représentatives du Personnel

ITT : Interruption Temporaire de Travail

MAP : Modernisation de l’Action Publique

MBI : Maslach Burnout Inventory

MEP : Monitoring Électronique des Performances

MGEN : Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale

MSCEIT : Mayer Salovey Caruso Emotional Intelligence Test

Page 10: Les régulations individuelles et collectives des émotions

NPM : New Public Management

NAO : Négociations Annuelles Obligatoires

OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Économique

OHF Organisations à Haute Fiabilité

OMS : Organisation Mondiale de la Santé

OPJ : Officier de Police Judicaire

PAE : Programmes d’Aides aux Employés

PAF : Plan Académique de Formation

PANAS : Positive And Negative Affect Schedule

PECP : Paradigme Épistémologique Constructiviste Pragmatique

PECGL : Paradigme Épistémologique Constructiviste de Guba et Lincoln

PER : Positive Emotion Regulation

PMSI : Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information

PNL : Programmation Neuro-Linguistique

PNSP : Plan National de Santé Publique

PV : Procès-Verbal

PVC : Part Variable Commerciale

QE : Quotient Émotionnel

QI : Quotient Intellectuel

QVT : Qualité de Vie au Travail

RAID : Recherche-Assistance-Intervention-Dissuasion

RAR : Réseaux Ambition Réussite

REP : Réseau d’Éducation Prioritaire

REP+ : Réseau d’Éducation Prioritaire renforcée

RPS : Risques PsychoSociaux

RRS : Réseaux de Réussite Scolaire

RTT : Réduction du Temps de Travail

SAMU : Service d’Aide Médicale d’Urgence

Page 11: Les régulations individuelles et collectives des émotions

SATIN : SAnté au Travail, INRS et université Nancy II

SBS-HP : Staff Burnout Scale for Health Professionals

SEPS : Syndrome d’Épuisement Professionnel des Soignants

SIP : Santé et Itinéraires Professionnels

SOPSR : Service d’Ordre Public et de Sécurité Routière

SNCF : Société Nationale des Chemins-de-fer Français

SPT : Stress Post-Traumatique

SST : Santé et Sécurité au Travail

SUD : Solidaires, Unitaires, Démocratiques, de l’union syndicale solidaire

SUMER : SUrveillance Médicale des Expositions aux Risques professionnels

SVT : Sciences de la Vie et de la Terre

T2A : Tarification À l’Activité

TIC : Technologies de l’Information et de la Communication

TMS : Troubles Musculo-Squelettiques

TP : Travaux Pratiques

TPE : Très Petite Entreprise

UCANSS : Union des CAisses Nationales de Sécurité Sociale

UE : Union Européenne

UQAM : Université du Québec À Montréal

ZEP : Zone d’Éducation Prioritaire

Page 12: Les régulations individuelles et collectives des émotions

Sommaire

Introduction ............................................................................................................................ 13

PREMIÈRE PARTIE : Fondements théoriques et questionnements de recherche ........ 27

Introduction ........................................................................................................................ 29

Chapitre 1 : Les émotions au travail : de l’émergence d’un objet d’étude à la

régulation des émotions ...................................................................................................... 31

Introduction ....................................................................................................................... 31

1.1. Les émotions au travail : émergence d’un objet d’étude et délimitation effective .... 31

1.2. Les émotions au travail : détermination de l’angle théorique ................................ 41

1.3. Les compétences émotionnelles, choix d’un cadre théorique ................................ 53

1.4. Le travail émotionnel, travail invisible du professionnel en contact avec un public .

................................................................................................................................ 59

1.5. Les régulations individuelles des émotions ........................................................... 68

1.6. Des « régulations émotionnelles collectives » ? .................................................... 76

Chapitre 2 : Management et santé au travail ................................................................... 89

Introduction ....................................................................................................................... 89

2.1. Travail, santé, émotions : d’une approche pathogénique des risques à un processus

salutaire ............................................................................................................................. 89

2.2. Les manifestations émotionnelles pathogènes : l’organisation, poison et remède .. 109

2.3. Les ressources et stratégies de régulations des émotions : des conséquences

contrastées sur la santé au travail et l’accomplissement de la tâche ............................... 115

Chapitre 3 : Des métiers à « incidents émotionnels » .................................................... 133

Introduction ..................................................................................................................... 133

3.1. Les métiers de service, des métiers à incidents émotionnels ................................... 133

3.2. Policiers et infirmiers de la fonction publique ......................................................... 139

3.3. Enseignants, téléconseillers : des métiers sujets à « incidents émotionnels » ......... 153

Chapitre 4 : Questionnements théoriques et managériaux .......................................... 161

4.1. Articulations du triptyque compétences émotionnelles - travail émotionnel -

régulation émotionnelle .................................................................................................. 161

4.2. Vers un management de la « régulation émotionnelle collective »?........................ 161

4.3. Une typologie dimensionnelle des émotions sans modèle théorique ? .................... 162

DEUXIÈME PARTIE : Épistémologie, méthodologie et résultats .................................. 165

Introduction ...................................................................................................................... 167

Chapitre 5 : Épistémologie et méthodologie ................................................................... 169

Introduction ..................................................................................................................... 169

5.1. Épistémologie de la recherche ................................................................................. 169

5.2. Quatre études de cas avec immersions et entretiens ................................................ 180

5.3. Une méthodologie méthodique et répétée : comparaison d’études de cas et méthode

d’analyse ......................................................................................................................... 223

Chapitre 6 : Adaptations méthodologiques et résultats ................................................ 251

Introduction ..................................................................................................................... 251

6.1. Étude de cas : le cas des policiers de la brigade anti-criminalité ............................. 251

Page 13: Les régulations individuelles et collectives des émotions

6.2. Étude de cas : le cas des infirmiers d’un service d’Urgences .................................. 290

6.3. Étude de cas : le cas des enseignants en collège REP+ ........................................... 325

6.4. Étude de cas : le cas des téléconseillers d’une grande entreprise de

télécommunications ........................................................................................................ 353

TROISIÈME PARTIE : Discussion, modélisation, limites et perspectives .................... 383

Introduction ...................................................................................................................... 385

Chapitre 7 : Une relecture des facteurs de RPS par les enjeux sous-jacents aux

rapports en société ............................................................................................................ 387

Introduction ..................................................................................................................... 387

7.1. Une nouvelle perspective de considération des RPS ............................................... 387

7.2. « Je n’ai pas signé pour ça ! » : émotions acceptables versus émotions inacceptables,

une nouvelle caractérisation des risques ......................................................................... 392

Chapitre 8 : Vers une modélisation du processus émotionnel au travail .................... 399

Introduction ..................................................................................................................... 399

8.1. Des « objets émotionnels de travail » ...................................................................... 399

8.2. Des « outils émotionnels de travail » ....................................................................... 417

8.3. Des « effets émotionnels du travail » ....................................................................... 443

8.4. Proposition de structuration du processus émotionnel au travail ............................. 468

Chapitre 9 : Limites et perspectives de recherche ......................................................... 471

Introduction ..................................................................................................................... 471

9.1. Les limites de la recherche ....................................................................................... 471

9.2. Perspectives de recherche ........................................................................................ 478

Conclusion ............................................................................................................................. 489

Bibliographie ......................................................................................................................... 495

Page 14: Les régulations individuelles et collectives des émotions

13

Introduction

Page 15: Les régulations individuelles et collectives des émotions

14

Page 16: Les régulations individuelles et collectives des émotions

15

Colère, dégoût, surprise, joie, peur, tristesse… Longtemps, les émotions furent

l’apanage des Arts et des Lettres. En 1872, la Science y fait incursion, et Charles Darwin

soutient qu’un certain nombre d’émotions fondamentales à l’Être humain possèdent une

expression faciale universelle. Un siècle plus tard, la psychologie approfondit cette

affirmation sous l’impulsion de Paul Ekman (1972), qui démontre qu’il existe sept émotions

de base, fondamentales, dont les expressions faciales constituent une sorte de langage humain

universel, commun tant aux tribus isolées de Papouasie-Nouvelle-Guinée, qu’à l’Homme

moderne de nos villes. Plaisantes ou déplaisantes, l’affinement de ses recherches porta à

quinze le nombre de ces émotions universellement identifiables (Ekman, 1994 et 2009). Ainsi,

les expressions du visage sont-elles déterminées biologiquement (Darwin, 1972 ; Ekman,

1972, 1994 et 2009). La reconnaissance faciale des émotions, leur identification, leur

perception, et leur expression, constitue la compétence émotionnelle élémentaire du

modèle de Salovey et Mayer (1997 : 11).

Dans les métiers de contact avec un public, cette compétence s’avère donc

particulièrement utile à l’accomplissement de la tâche. Dans les métiers de contact direct et

initial avec l’usager ou le client, que nous qualifions de primo contact avec un public,

l’émotion du professionnel doit être contrôlée, réprimée, simulée ou réfrénée (Jeantet, 2003 ;

Hochschild, 2003a et 2003b ; Molinier & Flottes, 2012). En interaction avec son interlocuteur,

l’enjeu humain pour le professionnel sera d’être capable, non seulement d’en « lire » le visage

et la communication non verbale, pour y apporter une réponse adéquate, mais encore

Crédits : Photographe Charles-Édouard Gil

Page 17: Les régulations individuelles et collectives des émotions

16

d’adapter lui-même son état émotionnel à la situation, en conformité avec les règles

émotionnelles exigées par l’organisation ou la vie en société.

Or, l’exposition de certains professionnels à des situations de travail générant des

« incidents émotionnels », constitue une condition de travail quotidienne qui demeure

obscure, pour les gestionnaires ou les théoriciens : elle ne peut s’appréhender que dans le

travail réel et réalisé, sur le « terrain ». L’« incident », du latin incidere, signifiant « tomber

sur », correspond à un événement survenant au cours d’une situation professionnelle, et qui

peut en perturber ou en modifier le déroulement. L’« incident émotionnel » correspond, tout

au long de cette recherche, à tout événement à caractère émotionnel plaisant ou déplaisant,

interne ou externe à l’organisation, qui se produit pendant l’activité.

L’interaction entre les Êtres humains entraînant nécessairement une expression, une

transmission, un partage, ou une régulation des émotions, tout métier de service, ou de

contact avec un public, inclut des incidents émotionnels. C’est le cas, par exemple, des

métiers de policier, d’infirmier, d’enseignant, de téléconseiller. Observer, cataloguer, classer,

gérer, prévoir, résoudre ces incidents émotionnels, devient alors un enjeu organisationnel

d’efficacité et de qualité dans l’accomplissement de la tâche.

Dans certains métiers, l’élaboration de méthodes et de stratégies de régulation des

émotions, et de travail sur les émotions, a été réalisée empiriquement, sous la contrainte des

nécessités du réel. Il s’agit de métiers à incidents émotionnels, qui cumulent contact avec un

public et risque. Risque physique, risque psychologique, il s’agit des métiers de policiers de

voie publique et des infirmiers urgentistes. Confrontés à la violence, à la souffrance, à la mort,

ces deux secteurs offrent l’exemple de solutions empiriques, qui gagneraient sans doute à être

fondées sur une solide base théorique, actuellement lacunaire.

Au niveau du professionnel des métiers à incidents émotionnels, le travail sur les

émotions représente un enjeu individuel double : se préserver en se mettant en sécurité

psychique, et réguler les émotions de l’interlocuteur, afin d’intervenir de manière adéquate.

Pour réguler les émotions, le professionnel doit nécessairement en reconnaître les

expressions et les manifestations, chez lui et chez l’interlocuteur. L’infirmier devra ainsi

établir la juste distance avec le patient, pour ne pas répondre en miroir à sa douleur ou à sa

détresse, tout en maintenant avec lui une certaine empathie. De même, le policier, d’une part,

repère et interprète le comportement non verbal des mis en cause, pour pouvoir anticiper leurs

éventuels violents passages à l’acte, ou mettant en échec leur intervention, tout en assurant la

sécurité dans le collectif de travail. Et d’autre part, il contrôle et régule son comportement : il

patiente discrètement en planque, masque sa fébrilité ou sa peur, contient sa colère, joue

Page 18: Les régulations individuelles et collectives des émotions

17

l’indifférence devant les insultes, affiche calme ou autorité. Pour des raisons de pertinence, de

pragmatisme et d’actualité, qui seront justifiées dans le corps de la thèse, le métier de

policier représentera, dans cette recherche, le secteur d’activité archétypal de référence.

Et ce double enjeu individuel a une portée sanitaire, sociale et Politique, au sens

étymologique du terme. En effet, travail et émotions, en agissant sur le corps et le

psychisme de l’individu, se répercutent sur sa santé et son bien-être professionnel.

Ressentir ou jouer des émotions mobilise le corps et la psyché du professionnel (Selye, 1974 ;

Charpentier, 2000 ; Dejours, 2001 ; Hochschild, 2003a ; Mikolajczak & al, 2009 ; Molinier &

Flottes, 2012), et s’y inscrivent avant de devenir des comportements. Face à des événements

stressants, l’émotion agit chimiquement sur le corps et conditionne la cognition et le passage à

l’acte. L’événement une fois passé, la médecine démontre que le système nerveux

parasympathique fait revenir l’individu à un niveau émotionnel plus paisible (Beatty, 2001 ;

Davezies, 2013). Ce processus homéostatique salutaire maintient l’équilibre mental et

psychique. Cependant, si l’émotion déplaisante au travail s’inscrit dans la chronicité, alors

elle devient source pathogène. L’efficacité des mécanismes chimiques internes de protection

du corps s’émousse, s’use ; l’individu, dont le corps réagit à la chronicité des états affectifs

déplaisants par retrait et auto-conservation (Selye, 1974), impliquant un « désengagement

émotionnel » (Davezies, 2013), peut alors connaître des pathologies psycho-somatiques et

inflammatoires ayant des manifestations localisées (maux de dos, migraines, troubles

musculo-squelettiques (TMS)), ou de « bas grade », responsables de phénomènes douloureux

diffus (Beatty, 2001 ; Davezies, 2013). Ces troubles de la santé aboutissent potentiellement à

une décompensation somatique ou psychopathologique, durant laquelle l’individu ne peut

plus retourner au travail : c’est l’épuisement professionnel. Au début de l’année 2017, l’intérêt

général de ce problème amène la Commission nationale des affaires sociales de l’Assemblée

nationale1, à s’intéresser à la question de savoir comment reconnaîre ce syndrome comme

maladie professionnelle, alors même que le détail du mécanisme menant à cet état ne fait pas

consensus dans la théorie.

Toujours est-il que le rapport étroit entre travail et santé conduit les

professionnels de la fonction RH et de la santé au travail à s’emparer de la question des

émotions, par une approche organisationnelle sous l’angle des risques psychosociaux (RPS),

vision pathogénique de la Santé et Sécurité au Travail (SST), et / ou sous l’angle de la qualité

de vie au travail (QVT), du bien-être au travail, processus salutaires. Dans le secteur privé,

1 http://www2.assemblee-nationale.fr/documents/notice/14/rap-info/i4487, site consulté le 10 mars 2017

Page 19: Les régulations individuelles et collectives des émotions

18

l’institutionnalisation des RPS et la considération de la santé du professionnel par la Gestion

des Ressources Humaines (GRH), s’inscrit dans la directive-cadre européenne de 1989, la loi

française de modernisation sociale du 17 janvier 2002, l’accord-cadre européen sur le stress

au travail du 8 octobre 2004, l’ANI sur le stress au travail du 2 juillet 2008 débouchant sur des

accords d’entreprise, l’intégration de la QVT dans l’ANI du 19 juin 2013, la loi Rebsamen du

17 août 2015. La prise en compte des facteurs de risques au travail pénètre des instances

comme la Commission Européenne, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’Agence

Européenne pour la Santé et la Sécurité (AESS) (Zawieja & Guarnieri, 2014), et se traduit

dans les articles L4121 et L4131 du Code du Travail. Au sein de la fonction publique, qu’il

s’agisse du secteur de la santé, de la sécurité, ou de l’enseignement, la qualité de la GRH, de

la formation, la mise en place d’une politique de prévention des RPS ou d’une politique de

QVT, formelle et opérationnelle, ainsi que la modernisation des politiques RH, constituent

une priorité actuelle2. Par ailleurs, un accord-cadre portant sur un plan national d’action pour

la prévention des RPS dans la fonction publique a vu le jour le 22 octobre 2013 : il oblige

chaque employeur public à élaborer un plan d’évaluation et de prévention des RPS pour

l’année 2015. L’accord-cadre sur la QVT dans la fonction publique du 12 janvier 2015

complète cette approche pathogénique des risques de la SST.

Alors que le rapport de Gollac et Bodier (2011) met en évidence la composante

émotionnelle au travail, dans la souffrance ou le bien-être ressenti par le professionnel, que

cette composante retentit sur la santé de celui-ci (van Hoorebeke, 2008b), et que l’enjeu

devient juridique en conférant, à la GRH, parallèlement aux services de santé au travail, de

plus en plus d’attributions d’actions (Ughetto, 2011 ; Leroux & van de Portal, 2011), celle-ci

peine à s’approprier tous ses rôles nouveaux dans le domaine émotionnel : la littérature

apparaît éparse, contradictoire, ou lacunaire, et les pratiques improvisées, empiriques, et

aléatoires. La GRH serait-elle alexithymique3 ?

Ayant été historiquement prise en considération par les disciplines de la psychologie,

de la neurologie, de la sociologie, la question des émotions pénétra les théories de

l’organisation à partir du courant des Relations Humaines et de l’approche socio-technique,

dans les années 1940. Les travaux de March (March & Simon, 1958) en théorie des

organisations, et ceux du neurologue Damasio (1994) établirent plus tardivement les émotions

comme nécessités dans la prise de décision. Au niveau des théories psychosociologiques, les

2 Bilan 2013 des pratiques de GRH, Ministère de la Fonction Publique, Direction Générale de la Fonction

Publique (DGFP) 3 Étymologiquement : a = absence, lexis = de mots, thymie = pour les émotions.

Page 20: Les régulations individuelles et collectives des émotions

19

concepts élaborés s’adossent aux dernières découvertes médicales concernant les zones du

cerveau et sa plasticité, et la profondeur de leurs perspectives s’accroît, si elles se vérifient

dans la réalité. En sciences de gestion, le marketing s’empara de l’objet de recherche que

constitue les émotions, afin d’étudier leur influence sur le comportement des consommateurs,

dès les années 1980. Cependant, bien que de nombreuses études traitent, ces trente dernières

années, de la question des émotions dans les organisations, la GRH, notamment, a semblé la

délaisser. En effet, la composante émotionnelle au travail, dans les pratiques ayant trait aux

Ressources Humaines et au management, reste un sujet relativement nouveau dans le

corpus théorique de la GRH (Allouche, 2012), et un sujet peu abordé. Notre contribution

visera donc à compléter l’approche émotionnelle dans le champ de la Gestion des

Ressources Humaines, approche qui manque d’explicitation et de description théorique.

Cette recherche propose aux gestionnaires de la fonction RH et aux autres acteurs de la Santé

et Sécurité au Travail (SST) de s’intéresser à la raison d’être des émotions, individuelles et /

ou collectives, qui entrent en jeu dans les organisations, et les considérer comme des

informations sur les comportements présents et à venir. Ces focales sur le facteur émotionnel

ont pour ambition de procurer à ces acteurs une forme de discernement à propos des affects au

travail, pour préserver les professionnels d’une « alexithymie organisationnelle », s’exprimant

par des manifestations psychopathologiques organisationnelles : délitement des collectifs,

absentéisme récurrent, conflits internes, insatisfaction au travail, signes d’une forme de

psycho-somatisation organisationnelle.

Ainsi, du point de vue de la GRH, cette recherche portant sur les régulations des

émotions au sein de métiers à incidents émotionnels, combine enjeux juridique, sanitaire,

humain, et de qualité de service. Plus précisément, la considération du rôle des émotions au

travail et de leurs incidences sur l’individu, le collectif de travail, et l’organisation, par la

GRH et le Management, vise deux objectifs théoriques et pratiques : la santé des

professionnels et la qualité du service. Concernant cette dernière, le problème de sa définition

sera examinée par la suite dans le corps du texte. En un aperçu rapide, nous entendrons, dans

cette recherche, la « qualité de service » comme étant l’équivalent de l’« accomplissement de

la tâche » de façon satisfaisante, par le professionnel, du fait d’un manque d’explicitation et

de consensus dans la littérature.

Page 21: Les régulations individuelles et collectives des émotions

20

Cette recherche tend donc à forger des clefs de compréhension, relatives à la question

que nous nous proposons de formuler de la façon suivante : quelles sont les composantes du

processus émotionnel au travail et leurs répercussions sur la santé du professionnel ainsi

que sur l’accomplissement de sa tâche ?

Au niveau managérial, quelles seraient les marges de manœuvre du management et

de la GRH, dans une optique de préservation de la santé des professionnels et de la

qualité de service et d’intervention ?

Pour y répondre, plusieurs points de réflexion seront analysés et développés :

- Quelles sont les régulations individuelles et collectives des émotions dans des métiers sujets à

incidents émotionnels ?

- Comment s’articulent les concepts de compétences émotionnelles, de travail émotionnel et de

régulation émotionnelle ?

- Existe-t’il une régulation sociale émotionnelle, mobilisant les collectifs de travail ? Si oui,

quelles formes prend-t-elle dans l’organisation ?

- Comment structurer le processus émotionnel au travail ?

Notre étude a pour intention de formuler des éléments de réponses à ces interrogations,

à travers une démarche scientifique présentée au chapitre 5, induisant une approche abductive,

impliquant des allées et venues entre « terrains » et théorie, une méthodologie qualitative, par

étude de cas multiple au sein de métiers de services en primo contact avec un public, de

secteurs variés, avec triangulation des données. La démarche méthodique et répétitive du

recueil de données et de leur analyse conduira à une comparaison inter-cas. La posture

compréhensive adoptée a pour dessein d’offrir un éclairage des comportements individuels et

collectifs dans l’organisation.

Ce travail de recherche, par la méthodologie sélectionnée, donne accès à trois niveaux

de lecture et d’analyse du phénomène étudié, à savoir les régulations des émotions au travail :

- le niveau individuel, par l’approche méthodologique de terrain, comprenant observations des

individus en contexte professionnel, et recueil de données, relatives à la composante

émotionnelle au travail, en entretiens individuels semi-directifs, auprès des professionnels des

services suivants : une brigade anti-criminalité (BAC), un service d’urgences

traumatologiques, un établissement en Réseau d’Éducation Prioritaire renforcée (REP+), et un

service de téléconseillers-vendeurs d’une grande entreprise de télécommunications ;

- le niveau collectif, par la méthodologie d’immersions in situ, là où se joue, en réalité, tout le

travail des professionnels sur l’émotion, la plupart des acteurs observés n’exerçant pas leur

Page 22: Les régulations individuelles et collectives des émotions

21

activité isolément, mais au sein d’un collectif, plus ou moins restreint. En effet, le contexte

d’incidents émotionnels, voire de « risques » concernant les secteurs de la sécurité et de la

santé, rend indispensable la qualité de la coopération et de la confiance interindividuelle ; il

rend peut-être aussi inévitable une forme de partage des émotions, en lien avec les épreuves

potentiellement difficiles, vécues et surmontées, ensemble ;

- le niveau managérial, par la triangulation des données issues des immersions, d’entretiens

semi-directifs et non directifs auprès des professionnels de la fonction RH et de la santé, des

managers de niveaux hiérarchiques variés, impliquant systématiquement le management de

proximité.

Une modélisation du processus émotionnel au travail ainsi que la proposition d’une

grille de lecture compréhensive des enjeux des émotions au travail et de leurs

régulations, constituent les principaux apports théoriques de cette recherche. Un certain

nombre de préconisations managériales issues des analyses des résultats des études de cas et

de la comparaison inter-cas, ainsi que la représentation d’un modèle d’application

managérial intégrant la composante émotionnelle dans les politiques de SST des

organisations, en composent les apports managériaux majeurs.

La thèse se développe en trois parties. La première établit une revue de littérature de

la composante émotionnelle au travail, de l’historique de sa considération dans les

organisations aux diverses formes que revêt le travail sur les émotions et leurs régulations,

puis soulève les questionnements théoriques et managériaux face aux manquements et

nébulosités théoriques et pratiques. La deuxième détaille le paradigme épistémologique et la

méthodologie adoptés, ainsi que les résultats de l’étude. La troisième propose une discussion

des résultats, expose la modélisation du processus émotionnel au travail, puis indique les

limites de la recherche et ouvre quelques perspectives.

La première partie s’articule de la manière suivante :

- le chapitre 1 délimite l’objet d’étude, et justifie le choix de l’angle théorique adopté.

Nous présentons et cernons les concepts de compétences émotionnelles, de travail

émotionnel, de régulations émotionnelles individuelles, et revisitons la théorie de la

régulation sociale de Reynaud (1988, 1997 et 2003), afin de proposer un concept de

« régulation émotionnelle collective », sous-tendu par les multiples formes que peut prendre

le soutien social.

Page 23: Les régulations individuelles et collectives des émotions

22

- Le chapitre 2 expose l’imbrication entre travail, santé et émotions, tout d’abord selon

l’approche pathogénique des RPS, puis par le biais du processus salutaire que représentent la

QVT et le bien-être au travail. Nous présentons ensuite les manifestations émotionnelles

pathogènes du stress au travail et de l’épuisement émotionnel, pour lesquelles

l’organisation apparaît comme « pharmakon », remède ou poison, remède et poison. Enfin,

après les avoir théoriquement décrites et analysées, nous élaborons un répertoire des

stratégies et ressources de régulations des émotions mentionnées dans la littérature traitant des

émotions au travail, en identifiant leurs répercussions sur la santé au travail de l’individu qui

les mobilise, ainsi que sur l’accomplissement de sa tâche.

- Le chapitre 3 constitue un état de l’art relativement à la composante émotionnelle au travail

dans quatre métiers de service, sujets à « incidents émotionnels », en contact avec un

public : les policiers, les soignants, les enseignants et les téléconseillers.

- Le chapitre 4 recense les trois questionnements théoriques et managériaux principaux de la

recherche : celui des relations entre les concepts de compétences émotionnelles, travail

émotionnel et régulation émotionnelle, mobilisés dans cette étude ; celui d’une hypothétique

« régulation émotionnelle collective », intégrant le soutien social ; et celui de la construction

d’un modèle théorique intégrant la typologie dimensionnelle des émotions de Jeantet (2003),

Bernard (2007) et Remoussenard et Ansiau (2013), afin de structurer le processus

émotionnel au travail.

La deuxième partie de la thèse, rendue substantielle par le nombre de cas différents

étudiés, la variété de leur contexte professionnel et social, la méthodologie employée, et le

caractère répétitif et qualitatif de la méthode de recherche, expose, d’une part, le paradigme

épistémologique et la méthodologie adoptés, et d’autre part, les adaptations méthodologiques

et leurs résultats.

- Le chapitre 5 caractérise le paradigme épistémologique dans lequel se situe cette recherche :

le paradigme épistémologique constructiviste pragmatique, nous permettant l’accès à la

connaissance d’un phénomène à travers les représentations des acteurs, recueillies sur le

terrain et lors d’entretiens. La démarche de pré-recherche est ensuite présentée. Ensuite, nous

spécifions la démarche méthodologique qualitative engageant quatre études de cas avec

immersions et entretiens : nous déterminons les composantes de la méthodologie en détail,

précisons le design de la recherche et la méthode de recueil de données. Nous relatons les

différentes étapes des études de cas menées : nous précisons et circonstancions les

ethnographies des quatre secteurs, et les entretiens des 89 volontaires. Une section est dédiée

Page 24: Les régulations individuelles et collectives des émotions

23

à la démarche méthodique et répétée autorisant la comparaison inter-cas des résultats, et

permettant une analyse crédible des données, qui sera elle-même explicitée quant à sa

méthode. Nous examinons, pour finir, la qualité et la validité de la recherche.

- Le chapitre 6 scrute les résultats des analyses des quatre études de cas, une par une, en

présentant leurs adaptations méthodologiques. Le cas des policiers de la brigade anti-

criminalité représente le cas archétypal de l’étude du processus émotionnel en situation de

travail. Il permet d’illustrer les stratégies et ressources de régulations des émotions par

contrastes et / ou similitudes avec les trois autres cas. Dans ce chapitre, nous fournissons les

éléments suivants, pour chaque cas : les caractéristiques générales du cas, un récapitulatif de

la méthodologie employée, le déroulement de l’immersion, les difficultés rencontrées et les

occurrences émotionnelles saillantes des situations de travail, le processus de collecte de

données par les entretiens semi-directifs et non directifs, et les résultats de l’étude

relativement aux différentes composantes du processus émotionnel au travail.

La troisième partie de la thèse ouvre la voie à une modélisation théorique de la

composante émotionnelle au travail, à travers les trois chapitre suivants :

- Le chapitre 7 fournit une nouvelle lecture des facteurs de RPS, enrichie en compréhension

des comportements individuels et collectifs, en intégrant la théorie psycho-évolutionniste des

émotions dans l’interprétation des ressentis au travail. Au-delà d’une considération théorique

des grands enjeux thétiques de l’Homme au travail et même hors travail, dans l’analyse des

facteurs de risques professionnels, un modèle d’application managérial général est

proposé.

- Le chapitre 8 discute les résultats exposés dans la deuxième partie, quant aux composantes

du processus émotionnel au travail, dans chacun des cas concernés, et par comparaison inter-

cas. Il apprécie les différentes pratiques individuelles, collectives, managériales,

organisationnelles recensées, en dégage les limites, et soumet quelques préconisations

managériales. Une première section circonscrit et discute de ce qu’est un « objet

émotionnel » de travail, en étaye les particularités dans les quatre métiers, ainsi que les

répercussions sur la santé de l’individu et l’accomplissement de sa tâche. Une deuxième

section répertorie et analyse différents « outils émotionnels » de travail, les émotions au

travail étant considérées comme des objets sur lesquels les professionnels doivent travailler.

Les différentes ressources et stratégies de régulations des émotions sont comparées de

manière interprofessionnelle, et leurs retentissements sur la santé de l’individu, le

fonctionnement du collectif de travail et la qualité de service sont discutés. Une troisième

Page 25: Les régulations individuelles et collectives des émotions

24

section définit ce qu’est un « effet émotionnel » du travail, en discute les expressions

saillantes, cas par cas, en propose une comparaison, et en examine l’impact sur la santé de

l’individu et sur la qualité de service futur. Enfin, une dernière section dessine le modèle

théorique émergent de ces considérations.

- Le chapitre 9 relève, dans un premier temps, certaines limites de la présente recherche et en

examine la fiabilité et la crédibilité. Dans un second temps, il propose plusieurs perspectives

de recherches dégageant le vaste champ des possibles, quant à l’étude des émotions au travail,

du point de vue de la GRH.

Page 26: Les régulations individuelles et collectives des émotions

25

Structuration de la thèse

PREMIÈRE PARTIE : Fondements théoriques et questionnements de recherche

Chapitre 4 : Questionnements théoriques et managériaux

Chapitre 1 : Les émotions au travail : de l’émergence

d’un objet d’étude à la régulation des émotions

Chapitre 2 : Management et santé au travail

Chapitre 3 : Des métiers à « incidents émotionnels »

Introduction

DEUXIÈME PARTIE : Épistémologie, méthodologie et résultats

Chapitre 5 : Épistémologie et méthodologie de la recherche

Chapitre 6 : Adaptations méthodologiques et résultats

TROISIÈME PARTIE : Discussion, modélisation, limites et perspectives

Chapitre 7 : Une relecture des facteurs de RPS par les

enjeux sous-jacents aux rapports en société

Chapitre 8 : Vers une modélisation du processus

émotionnel au travail

Chapitre 9 : Limites et perspectives de recherche

Conclusion

Page 27: Les régulations individuelles et collectives des émotions

26

Page 28: Les régulations individuelles et collectives des émotions

27

PREMIÈRE PARTIE :

Fondements théoriques et questionnements de recherche

Page 29: Les régulations individuelles et collectives des émotions

28

Page 30: Les régulations individuelles et collectives des émotions

29

Introduction de la première partie

La composante émotionnelle au travail, dans les pratiques ayant trait aux Ressources

Humaines et au management, reste un sujet relativement récent dans le corpus théorique de la

GRH : l’Encyclopédie des Ressources Humaines (Allouche, 2012) n’identifiera cet enjeu

comme clé d’entrée thématique que dans sa troisième version. Or, travail et émotions, en

agissant sur le corps et le psychisme de l’individu, entretiennent des rapports mettant en jeu sa

santé et son bien-être professionnel, thématiques dont s’empare la GRH.

La première partie de cette recherche propose une revue de littérature intégrant

la composante émotionnelle au travail dans la discipline de la GRH, en exploitant la

littérature existante sur les émotions au travail, dans un cadre transdisciplinaire.

Un premier chapitre établira l’historique de la prise en compte des émotions au travail

en Gestion, et plus spécifiquement concernant la GRH, déterminera l’angle théorique adopté,

puis exposera les caractéristiques des différents concepts attachés aux émotions au travail : les

compétences émotionnelles, le travail émotionnel, et les différentes formes de régulations

émotionnelles. Les manquements et contradictions théoriques seront relevés, et nos choix de

perspectives théoriques justifiés.

Le second chapitre instaurera la consubstantialité théorique du travail et de la santé, à

travers le prisme de l’émotion. Dans un premier temps, les rapports entre travail, santé et

émotions seront traités sous l’angle des risques psychosociaux (RPS) puis de la qualité de vie

au travail (QVT) et du bien-être. Dans un deuxième temps, nous distinguerons certaines

manifestations émotionnelles pathogènes des risques au travail, en reconnaissant

l’ambivalence de l’organisation, à la fois remède et poison, le grec regroupant ces deux

termes en un seul mot : pharmakon, sous-entendant que ces derniers participent de la même

nature, la toxicité d’un élément dépendant de son dosage. Dans un troisième temps, nous

restituerons les conséquences contrastées des ressources et stratégies de régulations des

émotions, à la fois sur la santé de l’individu et sur l’accomplissement de la tâche, en

proposant alors une synthèse théorique générale des répercussions des choix individuels,

collectifs, managériaux, d’activation d’une ou de plusieurs ressources émotionnelles, d’une ou

de plusieurs stratégies de régulation des émotions.

Le troisième chapitre extraira de la littérature les principales occurrences et incidents

émotionnels de quatre métiers, étudiés dans la présente recherche dans une optique

comparative : les policiers, les infirmiers, les enseignants, et les téléconseillers. Les

Page 31: Les régulations individuelles et collectives des émotions

30

différentes caractéristiques de ces métiers de service, ainsi que les risques y étant affiliés

seront présentés et répertoriés.

Le quatrième et dernier chapitre s’emploiera à déterminer les questionnements de

recherche, théoriques et managériaux, émergeant des considérations précédentes. Tout

d’abord, il s’agira d’appréhender les interactions entre les concepts auparavant exposés et

discutés. Puis, nous poserons la question de l’existence possible d’un concept considérant la

régulation des émotions comme un acte impliquant et mobilisant le management et le collectif

de travail : la « régulation émotionnelle collective ». Enfin, nous envisagerons une

modélisation structurant le processus émotionnel au travail, en réaction aux insuffisances

théoriques constatées.

Page 32: Les régulations individuelles et collectives des émotions

31

Chapitre 1 : Les émotions au travail : de l’émergence d’un objet d’étude à la régulation des émotions

Introduction du chapitre 1

Le présent chapitre retracera, dans une première section, l’apparition historique des

émotions au travail en tant qu’objet de recherche en sciences de gestion, et plus

spécifiquement en Gestion des Ressources Humaines (GRH).

La deuxième section déterminera la perspective théorique adoptée. Nous justifierons

d’examiner la question des émotions au travail sous l’angle de la GRH, en considérant

l’émotion comme un affect construit socialement, un phénomène adaptatif multifonctionnel

(Lazarus, 1991 ; Scherer, 2000). Nous motiverons ensuite les choix d’une perspective de

recherche quant aux émotions, ainsi que d’une classification des émotions, appropriée à notre

axe de recherche.

Les troisième, quatrième et cinquième sections délimiteront les contours de trois

concepts : les compétences émotionnelles, le travail émotionnel, et les régulations

émotionnelles individuelles, nous conduisant à nous interroger sur leurs rapports théoriques et

pratiques.

Une sixième et dernière section proposera d’aborder la conceptualisation d’une

éventuelle régulation collective des émotions, en partant de la littérature traitant de différentes

formes de soutien social au travail. L’existence de règles sociales émotionnelles, produites par

le collectif de travail et / ou par l’organisation, questionnera alors une hypothétique

composante émotionnelle intégrant la théorie de la régulation sociale (Reynaud, 1988).

1.1. Les émotions au travail : émergence d’un objet d’étude et

délimitation effective

La réaction aux excès du taylorisme, le courant des Relations Humaines, l’approche

socio-technique, la théorie de la rationalité limitée, ainsi que les travaux scientifiques en

neurologie qui démontrent la fonction indispensable de l’émotion dans la prise de décision,

tout cela concourt à l’émergence de la prise en compte de la composante émotionnelle dans

les organisations. C’est ce que va présenter cette première section.

Page 33: Les régulations individuelles et collectives des émotions

32

1.1.1. D’une marginalisation de l’émotion au travail à sa prise en compte dans

l’organisation

La composante émotionnelle a été omise, dans les théories de l’organisation,

jusqu’au courant des Relations Humaines, qui sous-entend l’impact des émotions au travail

sur la productivité et le bien-être au travail (Mayo, 1945 ; Likert, 1967). Ce courant naît dans

les années 1930, consécutives à la crise économique de 1929. Courant anti-tayloriste, ce

mouvement intellectuel mise sur le facteur humain en entreprise, examine la question de

l’ambiance et du moral au travail (Chanlat, 2003), celle de la logique des sentiments

(Roethlisberger & Dickson, 1939 : 564) et de la joie au travail (Dubreuil, 1931). Dans les

années 1940, durant lesquelles dominent les pratiques tayloristes au sein de la grande

industrie, Elton Mayo, fondateur de l’École des Relations Humaines, mit en exergue, par ses

expériences menées à Hawthorne, à la Western Electrics, que les opérateurs et ouvriers ne

sont pas mus par le seul appât du gain, mais recherchent de la considération, de la

reconnaissance au travail et que, lorsque l’organisation en montre à leur égard, la productivité

individuelle a tendance à s’accroître. Il introduit le Relay assembly test room, ou installation

d’un laboratoire d’étude sur le terrain, en contexte de travail, afin d’observer les relations

humaines dans l’industrie, sous l’angle de la psychologie du travail : « De [cette étude], Elton

Mayo en est venu à la première déclaration importante de sa théorie : la productivité des

travailleurs n’est pas déterminée par des facteurs ‟objectifs”, ‟scientifiques” comme le

revendiquait Taylor. Mayo a découvert que ce sont les facteurs émotionnels qui importent

pour les travailleurs, comme le fait de bien communiquer auprès d’eux, de les aider à devenir

engagés dans l’organisation, et les amener à ressentir qu’ils sont désirés et importants »

(Crowther & Green, 2004 : 35). Dans son chapitre à propos de la monotonie, « What is

monotony ? » (Mayo, 1933/2003), Elton Mayo fait référence à l’émotion de l’ennui

(Plutchik, 2001), état affectif induit par la nature même du travail répétitif effectué au sein des

usines par les travailleurs, leur provoquant une fatigue mentale, amenant à une baisse de

productivité. Il distingue cette fatigue mentale de la fatigue physique issue d’un travail usant

pour le corps du travailleur : « La question des pauses et du repos doit être traitée par deux

perspectives, selon la nature du travail. Lorsque le travail est musculaire, cette question doit

être regardée au sens littéral du terme […]. D’autre part lorsque la caractéristique principale

du travail est la répétition, plutôt que l’effort, l’ennui et la monotonie deviennent les facteurs à

prendre en compte […] et l’utilité des pauses et repos dépend alors probablement du

changement de l’occupation principale plutôt que d’un arrêt complet du travail »

(Mayo, 1933/2003).

Page 34: Les régulations individuelles et collectives des émotions

33

Maslow (1943), Lewin (1944), Mayo (1945) et Moreno (1970) reconnurent l’existence

d’une vie de groupe au travail. Lewin (1975), Lippitt et White (1978) étudièrent le rôle de

l’influence sociale, par des expériences sur les styles de leadership - autoritaire, démocratique

et laisser-faire - et sur l’autorité, et leurs impacts sur le comportement au sein du groupe, et

sur la productivité. Leurs résultats mirent en évidence que le style de leadership menant à

la productivité ainsi qu’à la satisfaction au travail correspond au style démocratique : le

leader écoute, propose, et recherche l’adhésion. Lewin, père de la psychologie sociale et de la

dynamique des groupes, remarqua que la résistance au changement provient de l’attachement

aux normes du groupe, et en déduisit que tout changement organisationnel doit être porté

par le collectif et agir sur les normes partagées (Lewin, 1944). Lewin (1944 et 1975) et

Moreno (1970) insistèrent sur les relations dynamiques et les liens affectifs au sein des

groupes restreints de travail. Moreno (1970) proposa de représenter les relations de travail par

un sociogramme, afin de mesurer les états de sympathie, d’antipathie et d’indifférence au

travail, états affectifs relevant soit d’émotions, soit d’humeurs (en page 41). Dans les années

1950, le courant des Relations Humaines se développa avec les travaux de Maslow (1943),

Herzberg et al (1959) et Mc Gregor (1969), qui soulignèrent l’importance d’un système de

besoins particuliers motivant l’Homme au travail : les auteurs défendirent une nouvelle vision

de l’organisation, prenant en compte les aspirations des travailleurs et leur reconnaissance au

travail.

Dans la lignée des recommandations du courant des Relations Humaines, une

expérimentation de « thérapeutique des tensions industrielles » (Friedmann, 1955) fut réalisée,

prenant en compte l’Homme comme acteur de groupe : des conseillers reçoivent les

opérateurs en entretiens confidentiels, fondés sur le volontariat, afin de désamorcer la charge

émotionnelle survenue lors de difficultés au travail. En 1955, Friedmann affirme que : « le

facteur humain est le plus important de l’entreprise » (Friedmann, 1955, cité par Chanlat &

Séguin, 1987 : 294).

Suite au courant des Relations Humaines, l’approche socio-technique se fait jour, au

croisement de la psychologie industrielle, de la sociologie du travail et des sciences de

l’ingénieur, et fonde la théorie socio-technique des organisations. Cette théorie considère le

rôle des groupes restreints de travail, les équipes de travail et l’interdépendance des facteurs

humains et techniques dans l’activité. Emery et Trist (1969) prennent en compte le facteur

humain dans l’organisation ainsi que la conception des postes de travail, et examinent la

possibilité de s’organiser de différentes manières, afin d’optimiser certaines combinaisons

socio-productives. Selon le courant socio-technique, fondé sur l’idée de démocratie

Page 35: Les régulations individuelles et collectives des émotions

34

industrielle, l’organisation correspond à un système d’interactions, divisé en un système social

et un système technique. L’efficacité organisationnelle dépend de l’optimisation conjointe de

ces deux systèmes. D’une part, Emery et Trist (1969) ont observé que lorsque l’activité

s’élargit et s’enrichit, et que le collectif de travail est fédéré autour d’objectifs communs, les

opérateurs, travaillant en équipe, développent une vision de la production plus globale, et

montrent davantage de satisfaction au travail que dans un mode de travail taylorien.

L’approche socio-technique considère l’Homme comme une ressource et non plus comme une

extension de la machine, et constate l’effectivité du style de leadership participatif (Archier &

Serieyx, 1984). La prise en compte du facteur humain, du bien-être des travailleurs et du

travail en équipe, par le management, participe à la productivité : les postes comprennent

des tâches variées, les compétences sont élargies, les objectifs de chaque membre comptent,

des rotations de poste s’organisent, et les postes se regroupent, afin que chaque groupe forme

une activité d’ensemble, les relations de travail induisant une communication interne et

autonome au groupe. D’autre part, les travaux de Trist et Bamforth (1951) font référence aux

liens entre, d’un côté, l’absentéisme et « l’ambiance » au travail : « L’absentéisme est un

élément important dans la culture du groupe de travail […]. Il y a certains fronts de taille où

l’atmosphère de groupe reste assez longtemps à l’abri de ces influences ; en général, il s’agit

de mines où, de l’avis des mineurs, l’ambiance est bonne » (Trist & Bamforth, 1951, cités par

Chanlat et Séguin, 1987 : 171) ; et, de l’autre, entre l’absentéisme et l’anxiété, « la crainte

de devenir trop vieux pour le travail au front de taille à partir de 40 ou même 35 ans »

(Chanlat & Séguin, 1987 : 171), crainte relative à une insécurité socio-économique (Gollac &

Bodier, 2011).

Malgré ces différents courants ci-dessus évoqués, il demeure que les émotions ont été

négligées, voire niées, dans les organisations, tant taylorienne que bureaucratique : « S’il y a

bien un système organisationnel ou un système économique qui exclue sans pitié toute

émotion, c’est bien la bureaucratie ou le capitalisme » (Cuin, 2001 : 85). Alors que le

taylorisme neutralise l’expression émotionnelle, la bureaucratie l’isole, ne l’autorisant que si

l’individu ne peut l’éviter, et recherche une « surconformité du comportement » (van

Hoorebeke, 2003), les expressions d’émotions au travail dépendant du rôle de l’individu au

travail. Les organisations restent majoritairement décrites comme des lieux de marginalisation

de l’émotion (Ashforth & Humphrey, 1995) : les émotions individuelles doivent être inhibées

au travail. La dimension émotionnelle a longtemps été négligée dans l’étude des phénomènes

organisationnels (Brief & Weiss, 2002), reflétant le positionnement organisationnel originel,

celui du management scientifique, dans lequel l’émotion, phénomène négatif et irrationnel,

Page 36: Les régulations individuelles et collectives des émotions

35

doit être contrôlée et ne pas interférer avec le fonctionnement organisationnel (Gond &

Mignonac, 2002) : la rationalité, le pragmatisme et l’objectivité se perçoivent comme facteurs

de performance (Ashforth et Humphrey, 1995). Le taylorisme, en neutralisant les

manifestations des émotions et leurs expressions, entraîne une déshumanisation du travail

(Ashforth & Humphrey, 1995), pouvant conduire à une inhibition de l’action, dont les

conséquences s’avèrent néfastes pour la santé des professionnels (van Hoorebeke, 2003).

Pourtant, « l’activité est intrinsèquement constituée de mouvements affectifs en constante

évolution et qui sont constitutifs de l’activité au même titre que l’action, la perception et la

pensée » (Cahour & Lancry, 2011 : 104).

En sciences de gestion et des organisations, March a questionné les limites de la

rationalité (March & Simon, 1958), contribuant alors, indirectement, à l’ouverture de

l’organisation aux phénomènes émotionnels (Gond & al, 2005) : il « propose aussi comme

corollaire à la raison une ‟technologie de la déraison” dont l’existence est une condition

nécessaire à un fonctionnement ‟intelligent” (March, 1971) » (Gond & al, 2005 : 48). Gond,

Herrbach et Mignonac (2005) relèvent que les travaux de March ont permis aux

chercheurs d’appréhender le rôle des émotions dans les organisations, de tenir compte

des phénomènes affectifs en entreprise, l’organisation étant considérée comme un

emotional garbage can, ou rencontre des besoins affectifs, de problèmes et de solutions :

« telle solution sera défendue par un individu parce que ses relations conflictuelles avec

d’autres individus l’amènent à s’opposer à leurs idées et non par suite d’une analyse réfléchie.

Tel responsable d’unité, qui s’identifie à l’image d’un leader convivial, considèrera comme un

problème des relations compétitives entre ses subordonnés, alors qu’un autre pourra

considérer la situation comme un aiguillon de performance et ne rien faire, sans parler du

pervers, qui se réjouira des conflits potentiels entraînés par la situation » (Gond & al, 2005 :

56).

Les travaux de March (March & Simon, 1958 ; March, 1991) sous-entendent le rôle des

phénomènes émotionnels dans le processus d’apprentissage, en mettant en exergue la

facilitation de l’apprentissage, au niveau individuel et organisationnel, par le plaisir et la

bonne humeur en organisation (Gond & al, 2005). James G. March, en précurseur implicite

des émotions dans l’organisation, accorde un rôle important à l’enthousiasme, cet état

affectif suscitant des comportements d’exploration. Les états émotionnels et affectifs

génèrent une « autre » rationalité, ou bien favorable à la productivité, ou bien impliquant des

conséquences néfastes : « ainsi, paradoxalement, c’est une vision idéalisée et ‟irrationnelle”

de la rationalité, par les acteurs organisationnels, qui contribue à générer de la raison, à défaut

Page 37: Les régulations individuelles et collectives des émotions

36

de la rationalité absolue. James March ne renierait certainement pas un tel paradoxe » (Gond

& al, 2005 : 57).

Dans les années 1980, les chercheurs commencent à se pencher plus

spécifiquement sur la question des émotions au travail (Hochschild, 1983/2003b ; Rafaeli

& Sutton, 1987 ; Eiglier & Langeard, 1987). Peu à peu, des champs de recherche, comme

l’ergonomie du travail, la psychologie du travail, la sociologie du travail, la psychodynamique

du travail, et d’autres disciplines en lien avec l’activité, y intègrent le facteur émotionnel et

ses perspectives psychosociales, sans pour autant communiquer de manière interdisciplinaire

(Morton, 2013). Des chercheurs examinent les effets des émotions sur la vie des organisations

(Brief & Weiss, 2002) et sur la satisfaction au travail (Mignonac, 2004), le rôle des affects des

salariés, celui des affects sur le changement (Huy, 1999), l’influence des affects sur les

performances individuelles et organisationnelles (George & Bettenhausen, 1990 ; Ashkanasy,

2004 ; van de Weerdt, 2011), l’utilisation du facteur émotionnel en environnement incertain

dans un objectif de performance (George & Brief, 1992 ; Ashkanasy, 2004) et dans l’analyse

de l’activité en situation dynamique à risques (Bourgeon & Cahour, 2013), le rôle des

émotions au travail dans l’activité quotidienne (Cahour & Lancry, 2011) et la prise en compte

des affects dans le domaine des interactions Homme-machine (Bourgeon & Cahour, 2013).

Fischer et Ashkanasy (2000) mettent en exergue que les émotions plaisantes ou déplaisantes,

lors de certains événements au travail, influencent la satisfaction au travail, l’engagement,

l’intention de quitter l’organisation, le climat affectif et la coopération. Grosjean et van de

Weerdt (2005) mettent en évidence que les émotions sont des agents régulateurs de situations

difficiles ou contraignantes en entreprise. Ashforth et Humphrey (1995) traitent la question de

la prescription et de la normalisation des émotions par les organisations. Aubert et de

Gaulejac (1991) examinent celle du contrôle de l’affectivité par les professionnels afin de

satisfaire les exigences de l’organisation « managinaire » : « le ‟système managinaire” repose

sur l’adhésion du salarié à des règles de bonne conduite, qui vise plus à l’auto-contrôle et au

conditionnement qu’au contrôle et à la contrainte, notamment à travers des mécanismes

d’incitation (récompenses) destinés à favoriser l’implication (Aubert & de Gaulejac, 1991) »

(van Hoorebeke, 2003 : 5). Dans l’organisation « managinaire », les prescriptions

émotionnelles sont diffusées de manière formelle ou informelle, et, de manière paradoxale, le

professionnel est « prié de s’épanouir » (Aubert & de Gaulejac, 1991), simultanément au

contrôle de ses émotions. Ainsi, dans la littérature en sciences de gestion et sciences de

l’organisation, les phénomènes affectifs au travail acquièrent peu à peu une certaine

reconnaissance (Thévenet, 1999 ; Fischer & Ashkanasy, 2000).

Page 38: Les régulations individuelles et collectives des émotions

37

Depuis les années 1980, en sciences de gestion, l’influence des émotions sur le

comportement des consommateurs a largement intéressé les recherches en marketing

(Holbrook & Hirschman, 1982 ; Seva & al, 2007). Cependant, alors que le facteur humain se

trouve au cœur de l’avantage compétitif de l’organisation (Gond & Mignonac, 2002), le

champ de la GRH a encore peu exploité la thématique des émotions au travail, toutefois

largement abordée par la psychologie du travail. Pourtant, « comme dans tout autre

domaine d’activité humaine, le travail est la scène de la (re)production des différentes

émotions : on a peur d’avoir un accident, de tomber malade à cause du travail ou de perdre

son emploi ; on est satisfait et fier d’un travail bien fait ; on est en colère face à une injustice

au travail ; on éprouve de la joie et de la surprise en apprenant qu’on a eu une promotion »

(Soares, 2000 : 2). En effet, « les émotions sont une partie intégrante et inséparable de la vie

organisationnelle de tous les jours. Depuis les moments d’anéantissement ou de joie, de peine

ou de peur, jusqu’à la sensation permanente d’insatisfaction ou d’emprisonnement,

l’expérience de travail est saturée de sentiments »4, (Ashforth & Humphrey, 1995 : 98).

Au niveau des pratiques, les émotions ont été peu considérées dans l’activité des

professionnels de la fonction Ressources Humaines (O’Brien & Linehan, 2014) et des

managers. Cet état d’insuffisante appropriation de la question émotionnelle au travail, par la

GRH, nous semble mériter une exploration digne d’intérêt. En effet, la composante

émotionnelle au travail retentit à la fois sur la santé du professionnel et sur la qualité de

service et d’intervention (van Hoorebeke, 2008b ; Monier, 2014), deux préoccupations

majeures de la GRH.

1.1.2. Émotions et prise de décision : l’émotion comme auxiliaire de la raison

Les travaux du neurologue Antonio Damasio (Damasio, 1994) ont démontré que les

émotions accélèrent le processus de prise de décision (Kotsou & Salovey, 2008). Damasio a

observé le comportement de patients ayant souffert de lésions du cortex préfrontal. Il reprend

le cas de Phineas Gage, contremaître des chemins de fer ayant subi, en 1848, un accident du

travail provoquant un dommage important au niveau des lobes préfrontaux. Suite à cet

accident, Gage avait gardé ses aptitudes au raisonnement, mais avait perdu toute capacité de

décision, et d’empathie. Elliott, un patient de Damasio, avait subi une ablation d’une partie du

lobe préfrontal à la suite d’une tumeur, et, tout comme Gage, avait perdu sa sensibilité

émotionnelle et sa capacité à décider. Dans les deux cas, et pour d’autres patients, Damasio a

4 Nous traduisons ici le terme « feeling » par celui de « sentiments », dans le sens de « ressentis ».

Page 39: Les régulations individuelles et collectives des émotions

38

établi et constaté que les individus ayant subi une lésion des lobes préfrontaux (zones

ventromédianes préfrontales), le « bureau des normes et des mesures » (Damasio, 1994 : 250),

présentent des caractéristiques communes : l’incapacité de prendre des décisions, et un déficit

de ressenti émotionnel. Ils ne peuvent approcher leurs sensations viscérales et corporelles ;

par conséquent, ils prennent des décisions inappropriées. Dans leurs cas, l’émotion, générant

l’action, ne se retrouvait pas canalisée par les lobes préfrontaux. En effet, les structures

corticales préfrontales permettent la prise de conscience du stimulus et de la réaction

émotionnelle (Le Doux, 1994) : « l’existence d’une cognition associée à l’activation

physiologique est déterminante de la nature même de l’émotion » (Schachter, 1971, cité par

van Hoorebeke, 2008a : 36). Ainsi, l’affaiblissement de la capacité à ressentir des

émotions peut conduire à l’irrationalité des comportements, le processus cognitif

n’existant pas sans affect : « les mécanismes permettant d’exprimer et de ressentir des

émotions […] jouent un rôle dans la faculté de raisonnement » (Damasio, 1994 : 10).

L’émotion joue un rôle biologique dans le raisonnement et la prise de décision, en raison

de cette relation constatée entre absence d’émotions et perturbation du raisonnement. De

même, pour Lazarus (1991), l’émotion apparaît comme un signal inconscient d’efficacité du

choix. L’existence de l’interaction cognition-émotion, produisant des décisions (Bechara & al,

1998), des croyances, des actions, va à l’encontre de la vision historique et socialement

ancrée, selon laquelle la décision est idéalement rationnelle et cognitive : pour Platon (427

avant J.-C.), Descartes (1637), Kant (1781), la raison, ou entendement pur, nous fait Homme,

alors que les émotions perturbent l’activité mentale (Salovey & Mayer, 1990). L’importance

du facteur émotionnel dans la prise de décision a ensuite été soutenue et confirmée par

les neurosciences, grâce aux progrès de la neuro-imagerie, comme l’Imagerie par

Résonance Magnétique (IRM) fonctionnelle (Giffard & Lechevalier, 2006).

Damasio, ayant établi la nécessité de l’émotion pour prendre des décisions, propose

alors la théorie des marqueurs somatiques, ou « perception des émotions secondaires des

conséquences prévisibles » (Damasio, 1994), selon laquelle les émotions secondaires, ou

« mixtes » (en page 46), issues de la combinaison d’émotions primaires, ressenties par

l’individu, préviennent ce dernier des conséquences d’un événement, par une réaction

corporelle, la mémoire des événements significatifs (Luminet & Curci, 2009) étant soutenue

par différents repères émotionnels. En effet, l’individu se souvient davantage des informations

à connotation émotionnelle que des informations neutres (Giffard & Lechevalier, 2006). Les

émotions secondaires émanent des représentations et images relatives aux scenarii des

conséquences probables de la décision à prendre : il existe « une ‟instance” spéciale des

Page 40: Les régulations individuelles et collectives des émotions

39

sentiments générés par les émotions secondaires. Les émotions et sentiments ont été connectés

par l’apprentissage, pour prédire les futurs résultats de certains scenarii » (Damasio, 1994 :

252). Les processus émotionnels dépassent alors les processus d’évaluation rationnelle,

en rapidité, efficacité et économie de moyens.

Peu à peu, la question de la relation entre cognition et affect, dans la prise de décision,

pénètre la sphère des sciences de gestion et de l’organisation (Simon, 1983), mettant en

évidence les effets de cette interaction sur les décisions économiques (Lerner & Tiedens,

2006), sur les prises de décisions en situations trop complexes pour être maîtrisées par une

analyse rationnelle (Damasio, 1994 ; Gond & al, 2005) et sur les prises de décisions et les

prises de risques (Isen, 1993). Dans l’organisation, les émotions font donc partie

intégrante des processus de prises de décisions. Ces dernières peuvent résulter d’une

contagion émo-décisionnelle, pourtant faiblement pourvue de rationalité (van Hoorebeke,

2008a).

Page 41: Les régulations individuelles et collectives des émotions

40

1.1.3. Synthèse de l’émergence de l’objet d’étude et ses lacunes théoriques et

managériales en GRH

La figure ci-dessous récapitule les différentes phases scientifiques et

organisationnelles ayant amené l’émergence de la prise en compte de la composante

émotionnelle dans les organisations.

Figure 1 : La lente émergence de la prise en compte de la composante émotionnelle au

travail : du courant des Relations Humaines à l’étude des émotions en sciences de gestion

Page 42: Les régulations individuelles et collectives des émotions

41

La question des émotions au travail, bien qu’ayant peu été abordée sous l’angle de la

GRH, a pénétré progressivement les sciences sociales puis les sciences de gestion, grâce à

différents courants relevant des sciences de l’organisation, puis aux travaux scientifiques en

neurologie, confirmant l’importance du facteur humain et de la composante émotionnelle au

travail. Dans la présente recherche, nous examinons la question des émotions au travail à

travers le prisme de la GRH. Dans cette perspective, nous précisons notre choix d’adoption

du cadre théorique suivant : les émotions au travail, affects construits socialement (Fineman,

2000), procèdent d’une évaluation cognitive de l’individu (Frijda, 1986 ; Weiss &

Cropanzano, 1996 ; Scherer, 2001) ; leur composition s’examine selon l’approche par

catégories (Tomkins, 1980 ; Plutchik, 1980 et 2001).

1.2. Les émotions au travail : détermination de l’angle théorique

Bien qu’ « il serait vain de chercher une définition des émotions » (Derbaix & Poncin,

2005 : 56), nous nous efforcerons ici de présenter les différentes caractéristiques des émotions

au travail. Puis, nous préciserons l’angle théorique sélectionné, en caractérisant la perspective

et la classification adoptées, respectivement l’évaluation cognitive, et l’approche catégorielle.

1.2.1. Les émotions au travail, affects construits socialement

Les émotions se distinguent d’autres états affectifs, comme l’humeur, les sentiments,

les tempéraments et les préférences (Gray & Watson, 2001). Deux mécanismes

physiologiques régulent les affects : un système appétitif positif, relié à la recherche de

récompense, et un système aversif, relié à la recherche de l’évitement (Frijda, 1994 ; Garcia &

Herrbach, 2006). Ces systèmes motivationnels peuvent être activés de manière opposée,

couplée, ou indépendante (Cacioppo & al, 1999). L’affect, construit psychologique imprécis,

général, comprenant les émotions, les humeurs, les dispositions (Gray & Watson, 2001), se

compose de quatre variables :

- le degré de spécificité du stimulus (ou relation individu-objet),

- l’intensité de la réaction : les émotions induisent une réponse de plus forte intensité

que les humeurs,

- la durée de la réaction : l’émotion provoque des réponses de courte durée,

contrairement aux sentiments,

- et la fréquence des expériences somatiques avant la réaction : les émotions impliquent

une réaction somatique, comme les rougeurs, les suées, ce qui n’est pas forcément le

Page 43: Les régulations individuelles et collectives des émotions

42

cas des sentiments. L’émotion commence « avec des process intra-personnels, quand

une personne est exposée à une suscitation de stimulus, qu’elle enregistre le stimulus

pour sa signification et éprouve un affect et des changements physiologiques »

(Elfenbein, 2007 : 317).

Bien que la littérature n’établisse aucune définition normalisée de l’émotion (Groppel-

Klein, 2014), une liste de caractéristiques émotionnelles indique que les émotions sont des

réactions complexes aux événements, qui importent pour le bien-être subjectif de l’individu.

Les émotions, « réponses organisées qui incluent les systèmes physiologiques, cognitifs,

motivationnels et expérientiels, au-delà de l’aspect psychologique » (Salovey & Mayer,

1990 : 186), permettent à l’individu de s’adapter à son environnement : « la fonction des

émotions est de restaurer l’individu à un état d’équilibre, lorsque des événements

inattendus ou inhabituels créent un déséquilibre » (Plutchik, 2001 : 347). Elles constituent

un processus homéostatique. Lors de certains événements, internes ou externes à l’individu,

l’émotion correspond à une réponse chimique et neuronale, et se met en place dans un but

adaptatif ; lorsque l’individu détecte des stimuli de danger, l’émotion facilite son adaptation à

l’environnement et prépare son organisme à des réponses comportementales adaptées (Frijda,

1986). L’organisme répond à l’évaluation d’un stimulus interne ou externe (Scherer, 2000 :

139), ayant un impact positif ou négatif pour l’individu (Salovey & Mayer, 1990). L’émotion,

multifonctionnelle (Lazarus 1991), se déclenche par des facteurs physiques et physiologiques,

amenant une réponse émotionnelle, un comportement : les émotions sont « des états

complexes de l’organisme, qui impliquent des changements corporels […] et sur le plan

mental, un état d’excitation ou de perturbation, marqué par un sentiment profond et

habituellement une pulsion, amenant à une forme définitive de comportement » (Lazarus,

1991 : 36). Les émotions provoquent des changements involontaires dans la physiologie et

l’expression corporelle : « un aspect automatique involontaire est présent dans l’expérience de

toute émotion » (Stein & Trabasso, 1992 : 235).

L’émotion, séquence complexe de réaction à un stimulus, correspond à un

processus rapide, focalisé sur un objet ou un événement, et constitué de deux étapes : tout

d’abord, un mécanisme de déclenchement, fondé sur la pertinence de l’événement, puis une

réponse émotionnelle à plusieurs éléments (Sander & Scherer, 2014).

Générée par un objet ou un événement (Lazarus, 1991), l’émotion comprend quatre

composantes :

Page 44: Les régulations individuelles et collectives des émotions

43

- la cognition, ou la faculté de savoir se servir d’informations sur son environnement,

pour avoir l’habileté de satisfaire ses besoins (Plutchik, 2001),

- la physiologie,

- l’expression motrice et les tendances à l’action, composantes comportementales,

personnelles et sociales (Rivolier, 1992),

- et le sentiment subjectif, ou expérience subjective de la situation, agréable ou

désagréable (Scherer, 2000) : « une émotion est une séquence de changements d’états

intervenant dans cinq systèmes organiques (cognitif, psychophysiologique,

motivationnel, moteur, sentiment subjectif), de manière interdépendante et

synchronisée en réponse à l’évaluation d’un stimulus (externe ou interne), par rapport

à un intérêt central pour l’individu » (Scherer, 2001 : 94).

L’émotion comporte des manifestations objectives : motrices, comme la gestuelle ou

la prosodie (ton, intonation de la voix), végétatives, comme le rythme cardiaque, et

hormonales, comme la sécrétion de catécholamines ; et des manifestations subjectives : leur

caractère agréable ou désagréable. Ekman (1994) la définit comme une réaction aigüe,

transitoire, provoquée par un stimulus spécifique caractérisé par un ensemble cohérent de

réponses cognitives, physiologiques et comportementales.

Les manifestations des émotions, centrales dans l’habileté des individus à se

situer eux-mêmes dans la société, sont socialement construites et organisées (Hearn,

1993 ; Fineman, 2000), de manière inhérente, et la société aide l’individu à transformer ses

affects bruts en ce qui peut être évalué et exprimé par des mots et des gestes (Voronov &

Weber, 2016 : 460) : « une émotion est une expression personnelle de ce qu’un individu est en

train de ressentir à un moment donné, une expression qui est structurée par une convention

sociale, par une culture ». En effet, le contexte socio-culturel de l’individu fait varier les

expressions des émotions de ce dernier (Damasio, 1994).

Les émotions, et leur expression ou suppression, sont définies contextuellement

(Albrow, 1997 ; Fineman, 2000) et affectent à la fois l’action et les relations sociales

(Barbalet, 1992). L’émotion, influencée par les intérêts et valeurs des individus, dépend de la

combinaison motivation-intérêt-environnement (Lazarus, 1991). L’émotion, du latin movere -

signifiant « mettre en mouvement » -, appelle l’action, le mouvement, la motivation (Giffard

& Lechevalier, 2006). Lors de relations affectives, les émotions apparaissent localisées et

contextuelles, en temps réel. Elles relèvent de formes de communication et de coordination

entre des individus (Dumouchel, 1999 : 42) : « les émotions sont le résultat d’un processus de

négociation. Elles correspondent essentiellement aux moment saillants de ce processus de

Page 45: Les régulations individuelles et collectives des émotions

44

coordination » et guident les interactions sociales. Selon Rafaeli et Sutton (1990), une des

fonctions de l’émotion réside dans la facilitation de la régulation des interactions sociales et la

distanciation lors d’émotions déplaisantes. Ainsi, les émotions relèvent d’un processus de

régulation sociale (Plutchik, 2001). En situation de travail, l’espace-temps affectif devient le

lieu de construction d’émotions. Ces dernières émergent des relations de travail (Waldron,

2000), influencent les comportements au travail (Weiss & Cropanzano, 1996), les

comportements des clients (Brotheridge & Zygadlo, 2006) et l’apprentissage organisationnel

(Gond & al, 2005). De plus, les échanges, rencontres, relations de travail, interdépendantes,

amplifient les réactions affectives : lorsqu’un événement renferme un facteur émotionnel, les

professionnels en parlent, échangent, communiquent, développent des relations sociales,

engendrant alors un bourdonnement affectif, ou emotional buzzing (Waldron, 2000), que l’on

peut rapprocher de « l’effervescence collective », ou des « états forts de la conscience

collective » durkheimiens. Face à ces enjeux émotionnels au travail, inéluctables, le

manager opère un travail sur ses propres émotions et celles de ses subordonnés, et

s’efforce de stimuler l’activation d’émotions, spécifiquement les émotions plaisantes

(Remoussenard & Ansiau, 2014), tout en surveillant et accompagnant le contrôle émotionnel

satisfaisant les prescriptions et normes socio-émotionnelles organisationnelles : « qu’il

s’agisse de gérer une profession, en Etat ou en entreprise, les cadres sont préoccupés, de

manière centrale, de la gestion et du contrôle des émotions, tant pour les autres que dans leur

propre cas » (Hearn, 1993 : 161).

1.2.2. L’étude des émotions au travail selon la perspective cognitive

À partir de 1879, avec la création du premier laboratoire de psychologie expérimentale

de Wundt à Leipzig, les émotions ont constitué le sujet d’étude principal de la psychologie.

Quatre grands axes de recherche se confrontent et se complètent pour définir et étudier les

émotions (Sander & Scherer, 2014) : les perspectives darwinienne, jamesienne, cognitive et

socio-constructiviste.

Selon la première perspective, darwinienne (Darwin, 1872), l’émotion, vestige d’actes

antérieurs, a permis à notre espèce de s’adapter au milieu grâce à sa dimension physiologique,

corporelle. Pour Darwin (1872), les émotions sont adaptatives, fonctionnelles, universelles, et

régulent socialement les comportements, grâce à leur fonction sociale (Durkheim, 1925) et à

la fonction communicative des expressions faciales émotionnelles.

Selon la théorie de James-Lange, les modifications physiologiques déclenchent

l’émotion subjective : « si nous nous représentons une forte émotion, et qu’ensuite nous

Page 46: Les régulations individuelles et collectives des émotions

45

essayons d’abstraire de la conscience que nous en avons toutes les sensations de ces

symptômes corporels, nous trouvons qu’il ne reste plus rien » (James, 1884 : 193). James

(1884) et Lange (1885) étudient la nature de l’émotion et la considèrent comme un facteur

adaptatif. Pour James (1884), le ressenti d’une émotion correspond à la perception de

modifications corporelles spécifiques. Cannon (1931) conteste la vision de James (1884), et

propose une conception centraliste, selon laquelle l’activation du système central, ou système

thalamique, ou système nerveux central, provoque l’émotion. Pour Cannon (1931),

contrairement à la théorie jamesienne, les réactions émotionnelles persistent, même lorsque

les réponses neuro-végétatives sont impossibles. Dans les années 1960, la théorie de

Schachter et Singer (1962) intègre le facteur cognitif à l’émotion : cette dernière survient lors

de la rencontre entre une composante viscérale et une composante cognitive, et permet alors à

l’individu d’évaluer la dangerosité du stimulus.

La troisième perspective, dominante dans les théories de l’émotion, résout le conflit

James-Cannon (Lazarus, 1966) par le concept d’appraisal, ou évaluation cognitive, selon

laquelle l’individu qualifie les émotions grâce à la signification personnelle qu’il attribue à

une situation ou à un événement (Lazarus, 1966 ; Scherer, 2001). Ainsi, les émotions se

déclenchent grâce à l’évaluation subjective directe, immédiate, intuitive, consciente ou

non, en fonction de certains critères situationnels (Granjean & Scherer, 2009). Cette

théorie envisage quatre dimensions : la détection de la pertinence, l’évaluation de

l’implication, le potentiel de maîtrise, et l’évaluation de la signification normative (Scherer,

2001). Ainsi, deux individus peuvent effectuer une évaluation cognitive différente d’une

même situation, et y réagir inégalement. Ces évaluations varient suivant les cultures, les

croyances, l’appartenance et l’identification à des groupes sociaux. Pour Frijda (1986 : 4),

tenant de la perspective de l’appraisal, les émotions sont « des comportements non

opératoirement finalisés, des traits non instrumentaux de comportement, des changements

physiologiques et des expériences évaluatives, reliées au sujet, le tout provoqué par des

événements externes ou mentaux, et en premier lieu par la signification de tels événements ».

Enfin, la quatrième perspective, socio-constructiviste, spécifie que, l’émotion n’étant

pas un phénomène biologiquement déterminé, les comportements des individus découlent des

constructions sociales et culturelles par la socialisation et les rôles sociaux (Averill, 1980),

l’interprétation d’un événement déclenchant l’émotion.

La présente recherche se fonde sur la théorie de l’évaluation cognitive, selon

laquelle chaque individu évalue cognitivement une situation, sa pertinence par rapport à son

bien-être et à la possibilité de contrôler les conséquences de l’événement. Cette évaluation

Page 47: Les régulations individuelles et collectives des émotions

46

détermine alors l’émotion ressentie (Frijda, 1986 ; Scherer, 2001). Selon Scherer (2000 et

2001), l’émotion correspond à un dispositif affectif d’évaluation, entre évaluation cognitive

d’une situation et action humaine : elle « met en éveil la conscience pour évaluer la situation

et identifier ce qui a déclenché cette action et réorganiser les plans d’action » (Berthoz, 2003 :

67). La théorie des événements affectifs de Weiss et Cropanzano (1996) précise que les

événements vécus et interprétés par les individus provoquent les émotions. L’évaluation

primaire de l’événement porte sur le bien-être de l’individu, l’évaluation secondaire sur la

maîtrise des conséquences de l’événement. Cette approche implique des dispositions

affectives individuelles, et des demandes exogènes à l’environnement de travail, et reconnaît

donc l’influence des facteurs contextuels et individuels sur l’évaluation cognitive. La

fréquence d’un type de ressenti émotionnel influence davantage le comportement de

l’individu que son intensité (Weiss & Cropanzano, 1996). Ce n’est pas uniquement

l’environnement de travail, mais les événements particuliers vécus et interprétés par les

individus au travail, qui provoquent des états affectifs.

1.2.3. Classifier et étudier la composition des émotions : une approche

catégorielle

Ekman (1972), Plutchik (1980), Tomkins (1980), et Izard (1992) ont développé une

théorie des émotions dites « de base » ou « fondamentales ». Tous ces auteurs se rejoignent

sur l’énumération de cinq émotions fondamentales : la tristesse, la joie, le dégoût, la peur et la

colère. Darwin (1872) suggéra que ces émotions comportent une expression faciale

universelle. Ekman (1972) les a cataloguées. Les émotions universelles de base se retrouvent

dans toutes les cultures ; les expressions faciales qui y correspondent constituent une sorte de

langage émotionnel commun (Ekman, 1972 ; Mikolajczak & al 2009), les expressions

physionomiques et corporelles permettant la socialisation. Ainsi, un individu parvient à

détecter la communication non verbale des émotions de son interlocuteur, par l’observation

des expressions faciales de ce dernier : par exemple, les mouvements de la bouche permettent

de détecter les émotions de joie et de peur ; celles des yeux, de reconnaître la colère, la peur,

la tristesse (Dario & al, 2013). Cependant, certaines inférences, comme la personnalité,

l’intention, la relation sociale, les objets de l’environnement, compliquent l’interprétation.

Pour Ekman (1972), il existerait sept émotions de base, qui correspondent à des expressions

faciales distinctes et universelles : la tristesse, la joie, le dégoût, la peur, la colère, le mépris, et

la surprise (Ekman, 1972 ; Tomkins, 1980 ; Izard, 1992), qui se déclencheraient de manière

automatique (Kotsou & Salovey, 2008). La liste d’Ekman (1994) s’est ensuite élargie,

Page 48: Les régulations individuelles et collectives des émotions

47

répertoriant davantage d’émotions plaisantes : tristesse, joie, dégoût, peur, colère, mépris,

surprise, amusement, satisfaction, gêne, excitation, culpabilité, fierté, soulagement, plaisir

sensoriel, honte. La relative disparité, quant au nombre et à la nature des émotions

fondamentales, constatée dans la littérature, nous permet de penser qu’il n’y a pas de

nombre précis et arrêté, ni d’émotions particulières invariables pour l’individu : « il n’y

a pas de limite au nombre des différentes émotions qui peuvent exister, et les émotions des

différents individus peuvent varier indéfiniment à la fois quant à leur constitution et quant aux

objets qui les engendrent, car il n’y a rien de fixe de toute éternité dans l’action réflexe »

(James, 1884 : 57). De plus, les dénominations des émotions restent parfois ambigües, et il est

difficile d’identifier une émotion ressentie chez l’individu, car souvent, ce dernier ressent

plusieurs émotions simultanément (Plutchik, 2001).

Il existe deux approches pour classifier et étudier les émotions et leur

composition : l’approche catégorielle et l’approche dimensionnelle. Ces perspectives

envisagent la mesure des émotions, et prennent en compte des familles d’émotions, qu’il

s’agisse de coordonnées ou d’appartenance à des catégories. Les modèles circomplexes, que

ces approches proposent, tentent une conceptualisation opérationnalisable des émotions.

Selon la perspective dimensionnelle, les émotions proviennent d’un nombre fixé de

concepts et peuvent être représentées dans un espace multidimensionnel. Elles se caractérisent

par leurs coordonnées sur deux axes perpendiculaires (Russel, 1980) : la « valence » - niveau

de plaisir ou de déplaisir - et le niveau de stimulation, ou arousal - calme, ou, éveil et

activation - (Plutchik, 1980 : 175), niveau d’excitation corporelle. Ce modèle circomplexe des

affects recouvre une infinité d’émotions (Posner & al, 2005). La figure ci-dessous représente

le modèle circomplexe de Russel (1980), selon lequel les émotions se mesurent selon leur

valence et leur degré d’intensité, de stimulation.

Page 49: Les régulations individuelles et collectives des émotions

48

Figure 2 : Le modèle circomplexe de 28 affects de Russel (1980)

Selon la perspective catégorielle, les émotions appartiennent à des catégories

différentes et peuvent être organisées au sein de ces catégories. Tomkins (1980) se base sur

neuf émotions fondamentales : deux émotions plaisantes - la joie et l’intérêt -, une émotion

neutre - la surprise -, et six émotions déplaisantes - la colère, le dégoût, l’anxiété, la peur, la

honte et le mépris -. Izard (1992) y ajoute la tristesse et la culpabilité, mais ôte le mépris

comme émotion fondamentale. Plutchik (1980) compare les émotions à une palette de

couleurs : sur la base d’émotions fondamentales, il établit un dictionnaire des émotions en

décrivant les différentes nuances de l’expérience émotionnelle, utilisant le parallèle entre

émotions et couleurs, mentionné par le psychosociologue William Mc Dougall : « les

sensibilités de couleurs présentent, comme les émotions, une infinie variété de qualités

s’éclairant les unes les autres par des nuances imperceptibles » (Mc Dougall, 1908/2015 : 39).

Pour Plutchik (1980), « à une science de la colorométrie, on pourrait faire correspondre une

science de l’émotionométrie » (de Bonis, 1996 : 14). Plutchik (1980), selon la théorie psycho-

évolutionniste structurelle des émotions, a répertorié, sous la forme d’un modèle circomplexe

multidimensionnel, vingt-quatre émotions, en huit catégories de trois niveaux d’intensité

variable : la vigilance, l’extase (ecstasy), l’admiration, la terreur (terror), l’étonnement

Page 50: Les régulations individuelles et collectives des émotions

49

(amazement), le chagrin (grief), l’aversion (loathing) et la rage constituent les huit états

émotionnels de plus forte intensité. La figure ci-dessous représente le modèle de Plutchik

(2001).

Figure 3 : Le modèle circomplexe multidimensionnel des émotions (Plutchik, 2001 : 349)

Ces huit réactions basiques, émotions primaires, fondamentales, dont vont dériver des

émotions secondaires, correspondent à des prototypes de toutes les émotions. Quatre paires

opposées constituent ces huit émotions : joie-tristesse, confiance-dégoût, peur-colère,

surprise-anticipation, et sont disposées en cône. Les termes désignant les émotions à leur

intensité maximale se retrouvent au sommet. Plutchik (1980) a défini des règles d’association

des émotions fondamentales, pour former des émotions dites « mixtes ». Le caractère mixte

ou composite d’une émotion définit sa complexité, de la même façon que « deux couleurs

adjacentes sur le cercle des couleurs forment une nuance intermédiaire » (Plutchik, 1980 :

161).

Ces combinaisons répondent à des règles fondées sur la méthode des dyades

(de Bonis, 1996), prenant en compte les éléments adjacents : les dyades primaires relèvent de

la combinaison de deux émotions adjacentes : par exemple, la joie et la confiance forment un

Page 51: Les régulations individuelles et collectives des émotions

50

composé primaire, l’amour ; les dyades secondaires résultent de la combinaison d’émotions

proches à une émotion près : par exemple, le désespoir recoupe la peur et la tristesse ; enfin,

les dyades tertiaires émanent de la combinaison d’émotions voisines à deux émotions près :

par exemple, la honte regroupe la peur et le dégoût. La figure ci-dessous présente les

différentes combinaisons d’émotions par dyades.

Figure 4 : Les émotions mixtes selon le modèle de Plutchik (1980 : 161) : combinaisons et

opposés

Ainsi, pour Plutchik (1980), les émotions correspondent soit à des émotions

primaires, soit à des combinaisons de deux ou plusieurs émotions primaires. Cependant,

Plutchik (1980) ne semble pas avoir pris en compte la conflictualité des combinaisons entre

émotions opposées ; certaines combinaisons d’émotions demeurent impossibles. De plus,

certaines reconstructions manquent, et le modèle fait état de limites empiriques (de Bonis,

1996).

Page 52: Les régulations individuelles et collectives des émotions

51

Plutchik (1980) détermine quatre grandes questions fondamentales chez

l’individu, (« four existancial problems of sociality »), dont chacune intègre deux émotions

primaires opposées : la hiérarchie, le territoire, l’identité et la temporalité. À ces

fonctions, préfigurant les émotions, correspondent des comportements. Les émotions

opposées s’agencent aux pôles de chaque problème existentiel, sur quatre axes (Plutchik,

1991). Le problème existentiel de la hiérarchie, question de dominance sociale, pose la

question de la protection ou de la destruction. Les émotions qui y correspondent sont

respectivement la peur et la colère. La territorialité sous-entend que l’individu définit ses

frontières, vit une opposition binaire entre exploration et orientation. Les émotions se

rapportant à cet aspect sont l’anticipation et la surprise. L’identité induit l’incorporation ou le

rejet ; les termes émotionnels qui se réfèrent à cette question sont l’acceptation ou le dégoût.

Enfin, la temporalité pose la question de la vie et de la mort, de la reproduction et de la

réintégration. Les émotions se rapportant à ces aspects sont la joie et la tristesse ; par exemple,

les pleurs, expression de l’émotion de tristesse, incitent au soutien social, à la réintégration de

l’individu au sein du groupe.

La présente recherche utilise le modèle circomplexe de Plutchik (1980), modèle

catégoriel, car, contrairement au modèle dimensionnel, il propose des règles d’analyse des

émotions (Scherer, 2005) ; il se manifeste comme un modèle extensible et continu, et, enfin, il

prend en compte le différentiel d’intensité entre des états émotionnels relativement similaires,

comme la terreur-peur-appréhension. De plus, pour des questions de pragmatisme et

d’adaptation méthodologique, la roue de Plutchik (1980) présente l’avantage d’offrir une

image, d’un abord simple mais nuancé, de la complexité de catégoriser les émotions, lors

d’entretiens semi-directifs (en page 220).

Page 53: Les régulations individuelles et collectives des émotions

52

1.2.4. Synthèse et positionnement théoriques

La présente recherche examine les émotions au travail en tant qu’« objet » de

recherche, moins général que celui des affects, ces derniers représentant un construit

psychologique imprécis général (Gray & Watson, 2001). À défaut de définition consensuelle

de l’émotion dans la littérature, nous sélectionnons ici la caractérisation de l’émotion de

Lazarus (1991) et de Scherer (2001), pour qui « une émotion est une séquence de

changements d’états intervenant dans cinq systèmes organiques (cognitif,

psychophysiologique, motivationnel, moteur, sentiment subjectif), de manière

interdépendante et synchronisée en réponse à l’évaluation d’un stimulus (externe ou interne),

par rapport à un intérêt central pour l’individu » (Scherer, 2001 : 94). Nous considérons les

émotions comme des phénomènes adaptatifs multifonctionnels (Lazarus, 1991), à processus

homéostatique, construits et organisés socialement, et dont l’expression ou la suppression se

définissent contextuellement (Albrow, 1997 ; Fineman, 2000).

Nous choisissons d’analyser notre objet de recherche à travers le prisme de la

perspective cognitive de l’appraisal, ou évaluation cognitive (Lazarus, 1966) selon laquelle

l’individu évalue les émotions grâce à la signification personnelle qu’il attribue à une situation

ou à un événement (Scherer, 2001), retenant ainsi la définition des émotions de Frijda (1986 :

4). Cette perspective se rattache à la théorie des événements affectifs (Weiss & Cropanzano,

1996) selon laquelle les événements vécus et interprétés par les individus provoquent les

émotions. Enfin, concernant la classification des émotions et l’étude de leur composition,

notre recherche utilisera la perspective catégorielle (Plutchik, 1980 et 2001) par le modèle

circomplexe multidimensionnel proposant des combinaisons et opposés de dyades

d’émotions, et associant des émotions fondamentales pour constituer des émotions dites

« mixtes » (Plutchik, 1980). Ce modèle, prenant en compte des familles d’émotions, nous

semble le plus adapté à mobiliser, car il propose des règles d’analyse des émotions (Scherer,

2005) et un différentiel d’intensité entre des états relativement similaires, instituant un modèle

extensible et continu.

L’angle théorique de la présente étude étant délimité quant à l’objet de recherche, nous

nous proposons de déterminer un cadre théorique essentiel à la GRH : la question de la

compétence, en particulier la compétence émotionnelle, à l’interaction de la cognition et de

l’émotion.

Page 54: Les régulations individuelles et collectives des émotions

53

1.3. Les compétences émotionnelles, choix d’un cadre théorique

En sciences de gestion et des organisations, deux concepts représentent la capacité à

gérer ses émotions et celles des autres : l’intelligence émotionnelle (Goleman, 1998 ;

Furnham & Petrides, 2003 ; Bar-On, 2004) et les compétences émotionnelles (Salovey &

Mayer, 1990 et 1997 ; Saarni, 1999). Alors que le premier, critiqué dans la littérature (Becker,

2003 ; Jordan & al, 2003 : 195 ; Antonakis, 2004), considère ces capacités comme des

dispositions, des potentiels hors situations de travail, le second les envisage comme des

habiletés mentales, des aptitudes observables, actionnables en situation de travail.

1.3.1. De l’intelligence émotionnelle aux compétences émotionnelles

L’intelligence émotionnelle constitue un sous-ensemble de l’intelligence sociale de

Thorndike (1920) (Gond & al, 2005), un sous-ensemble des intelligences personnelles de

Gardner (1993), et intègre une approche par les « traits » (Goleman, 1998 ; Furnham &

Petrides, 2003 ; Bar-On, 2004). Dans la littérature, ce concept ne rencontre pas de

consensus offrant une définition avérée. Pour Goleman (1998), l’intelligence émotionnelle

se divise en quatre composantes : la conscience de soi, la gestion de soi, la conscience des

autres et la gestion des relations. Ces composantes concourent à une performance managériale

(Goleman, 1998 ; Kotsou & Salovey, 2008 ; Remoussenard & Ansiau, 2014). Pour Bar-On

(2004), l’intelligence émotionnelle renferme cinq méta-facteurs proches de l’intelligence

sociale de Thorndike (1920) : la conscience de soi et l’expression de soi, la conscience des

autres, la gestion et le contrôle du stress, l’adaptabilité, et l’humeur générale. Enfin, Furnham

et Petrides (2003 : 817) définissent l’intelligence émotionnelle comme « un construit visant à

offrir un cadre scientifique à l’idée, communément admise, que les individus diffèrent dans la

manière dont ils éprouvent, prêtent attention, identifient, traitent, régulent et utilisent

l’information affective intra-personnelle (management de ses émotions) et interpersonnelle

(management des émotions d’autrui) ».

Le concept d’intelligence émotionnelle, contrairement à celui des compétences

émotionnelles, intègre des composantes de nature motivationnelle, sociale, ou d’aspects liés à

la personnalité, tels que le zèle, la persistance et les capacités sociales (Goleman, 1998). Ainsi

le concept d’intelligence émotionnelle, se référant à une conception potentielle de l’individu à

gérer ses émotions, est sujet à caution (Mignonac & al, 2003) et en partie critiqué dans sa

légitimité par la littérature (Becker, 2003 ; Jordan & al, 2003 : 195 ; Antonakis, 2004 : 171),

car il intègre des aspects de motivation et de personnalité dans ses critères. Nous choisissons

Page 55: Les régulations individuelles et collectives des émotions

54

de mobiliser le concept de « compétences émotionnelles », afin d’éviter toute confusion entre

les concepts d’intelligence émotionnelle et de compétences émotionnelles. Le terme de

« compétence » employé dans la présente recherche résulte de la traduction d’emotional

competencies et d’emotional abilities de la littérature américaine (Salovey & Mayer, 1997), et

se réfère à « la capacité, dans le double sens d’aptitude et d’habilitation, à mettre en œuvre

localement et de façon autonome différentes techniques ou différents savoirs, dans une

situation de travail donnée, ainsi qu’à coopérer avec d’autres partenaires en fonction des

besoins » (Everaere, 2000 : 15).

Le concept de compétences émotionnelles, approche par les aptitudes, diffère de

celui d’intelligence émotionnelle, dans la mesure où il ne représente pas une capacité

adaptative universelle d’un individu, dans son interaction avec autrui, mais suggère que ces

compétences peuvent être entraînées, développées, travaillées (Sander & Scherer 2014). Il

se relie aux rôles spécifiques des acteurs (Berger & Luckmann, 1966). Ce concept induit une

facette privée, avec un rôle et un ethos (Voronov & Weber, 2016 : 462) particulier pour

l’individu, et une facette publique, intégrant le fait de ne pas afficher d’émotions dans des

situations réputées requérir une retenue émotionnelle. Le concept de compétences

émotionnelles se réfère à l’habileté d’afficher des émotions réputées appropriées pour un

acteur, dans son rôle, dans un ordre institutionnel (Voronov & Weber, 2016). L’acteur

institutionnel, agent représentant une organisation, doit chercher à fusionner « le sens de lui-

même avec les demandes de rôle d’acteur institutionnel qui lui est attribué » (Voronov &

Weber, 2016 : 469). Cette compétence est fondamentalement émotionnelle.

1.3.2. Les compétences émotionnelles, interaction entre émotion et cognition

L’emploi de l’expression « compétences émotionnelles » semble pertinent lorsqu’il

s’agit d’examiner la gestion des émotions dans son application concrète au travail : « la

compétence émotionnelle est contextuellement ancrée dans la signification sociale » (Saarni,

1999 : 2). En effet, les compétences représentent des savoirs susceptibles d’activation

pratique : « la compétence se manifeste, certes, dans l’action, l’action maîtrisée. Or, cette

maîtrise suppose la mobilisation en contexte, à bon escient et en temps utile, de multiples

ressources cognitives, celles qui permettent de prendre une décision judicieuse, et de résoudre

un problème, d’agir adéquatement. Sans ces ressources cognitives, parmi lesquelles des

savoirs, des capacités, des informations, les conditions nécessaires de la compétence ne sont

pas remplies » (Perrenoud, 2001 : 2). Deux aspects de la compétence se rejoignent : l’individu

et la situation de travail, la compétence se manifestant au croisement entre des

Page 56: Les régulations individuelles et collectives des émotions

55

caractéristiques individuelles et des caractéristiques propres à la situation de travail

(Everaere, 2000).

Les compétences émotionnelles, dont il est question dans cette recherche, s’activent

par les professionnels, au travail : « la compétence est une intelligence pratique des situations

qui s’appuie sur des connaissances acquises et les transforme avec d’autant plus de force que

la diversité des situations augmente » (Zarifian, 1999 : 70). En situation de travail, l’individu

active quatre types d’opérations mentales : la motivation, les émotions, la cognition et la

conscience (Salovey & Mayer, 1997). Les émotions signalent des changements, réels ou

non, concernant les relations entre l’individu et son environnement : par exemple, la peur

est une réponse au danger, la colère, à une menace. Les émotions dépendent de changements

externes ou de la perception de ces changements par l’individu. Elles organisent plusieurs

réponses comportementales de base concernant la relation entre un individu et son

environnement. Par les cognitions, l’individu apprend et résout les problèmes liés à son

environnement. La figure ci-dessous illustre l’interaction entre cognition et émotion (Elster,

1999), permettant à l’individu d’adapter son comportement à la situation. Lors d’une situation

critique, à « incidents émotionnels », l’individu, disposant de compétences émotionnelles

effectives, va réfléchir sur la situation, adapter la réponse à l’émotion en régulant cette

dernière, dans l’objectif d’adopter un comportement qu’il estime conforme à la situation et

aux règles sociales émotionnelles de l’organisation.

Figure 5 : Schéma récapitulatif figurant les compétences émotionnelles, à l’interaction entre

émotion et cognition

Page 57: Les régulations individuelles et collectives des émotions

56

Les compétences émotionnelles se situent au niveau de l’interaction entre émotion

et cognition (Lazarus, 1991 ; Salovey & al, 2004). Il s’agit de maîtriser et de contrôler les

émotions (Elias, 1936). La perception de contrôle, la conviction d’être capable d’influencer ou

de maîtriser les événements de sa vie, influencent le processus de réaction aux « stresseurs »

(Lazarus & al, 1986). Les compétences émotionnelles représentent le fait de pouvoir

réfléchir sur ses émotions et donc de les gérer, de manière consciente (Salovey & Mayer,

1990).

Nous traiterons dans la présente recherche des compétences émotionnelles des

professionnels, suivant le modèle des compétences émotionnelles théorisé par Salovey et

Mayer (1990, 1997, et 2004). Ce modèle prend en compte les compétences émotionnelles en

tant qu’habiletés mentales, démontrables et mesurables (Salovey & Mayer, 1997 ; Salovey &

al, 2004 ; Kotsou & Salovey, 2008). Les compétences émotionnelles sont définies comme

« l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à

comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez

les autres » (Salovey & Mayer, 1997 : 11). Elles recouvrent une dimension d’expérience

vécue - la capacité à percevoir, manipuler l’information émotionnelle et y réagir - et une

dimension de gestion stratégique - capacité à comprendre et réguler les émotions -. Le modèle

de Salovey et Mayer (1990 et 2004) se décompose en quatre compétences, que les auteurs

distinguent en compétences émotionnelles intra-personnelles et interpersonnelles, comme

le tableau 1 en donne le détail.

Dans ce modèle, les trois premières compétences relèvent de compétences

émotionnelles intra-personnelles : l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions ;

l’assimilation émotionnelle comme facilitation émotionnelle dans la pensée ; et l’habileté à

comprendre et raisonner au sujet d’émotions complexes. La dernière compétence

émotionnelle s’active à un niveau interpersonnel : il s’agit de la gestion des émotions comme

habileté à réguler ses émotions et celles d’autrui (Salovey & Mayer, 1990). Selon les auteurs,

disposer de la dernière compétence sous-entend d’avoir intégré les trois premières. Or, cette

dernière compétence s’avère fondamentale concernant les métiers de service, les métiers

relationnels, et les métiers « à risques ».

Page 58: Les régulations individuelles et collectives des émotions

57

Tableau 1 : les compétences émotionnelles suivant le modèle de Salovey et Mayer (1997 : 11)

La perception émotionnelle fait référence à la capacité d’un individu à reconnaître

les expressions faciales et gestuelles émotionnelles, à déchiffrer les signaux non-verbaux, à

nommer, communiquer et exprimer ses émotions. L’assimilation émotionnelle recouvre les

capacités à utiliser les émotions pour focaliser son attention, et maîtriser ses affects

perturbateurs, pour raisonner. La compréhension émotionnelle se réfère à la capacité à

analyser les émotions et apprécier leurs évolutions sur la durée, repérer les comportements qui

en découlent, comprendre la combinaison des émotions et leurs évolutions, et disposer d’un

lexique émotionnel élargi. Enfin, la gestion émotionnelle nécessite de réguler ses émotions,

pouvoir percevoir, discriminer et nommer les émotions, et les gérer en accord avec les règles

sociales (Sander & Scherer, 2014).

D’après Ekman (2009), former les professionnels des services de sécurité et de santé à

la reconnaissance du langage non-verbal est non seulement possible, mais nécessaire, à une

meilleure qualité des interventions. Le développement de ces compétences émotionnelles,

aussi bien intra-personnelles qu’interpersonnelles, facilitera en effet le « travail émotionnel »,

concept qui sera analysé dans la section suivante. Dans les métiers de contact avec un public,

et pour les managers, il s’agit de différencier deux compétences : la détection et

l’interprétation de la communication non verbale d’autrui - le public, par exemple - et le

contrôle de sa propre communication non verbale - contrôler ses expressions faciales, ne pas

montrer et afficher d’émotions désapprouvées par les normes organisationnelles -, qui n’est

rien d’autre que du travail émotionnel (Hochschild, 2003b) (en page 60).

Page 59: Les régulations individuelles et collectives des émotions

58

1.3.3. Synthèse et questionnements théoriques

Le concept de compétences émotionnelles, sélectionné dans la présente recherche,

nous permet, contrairement à celui d’intelligence émotionnelle, d’examiner la question des

aptitudes émotionnelles en situation de travail, de manière effective et tangible. Le

professionnel de métier de service, de contact avec un public, ainsi que le manager, activent

des compétences émotionnelles, intra-personnelles et interpersonnelles afin de réaliser leurs

tâches.

Ainsi, nous pouvons envisager que ces compétences s’utilisent, chez les professionnels

en contact avec un public, comme des « outils de travail » (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ;

Remoussenard & Ansiau, 2013), instruments de réalisation du « travail bien fait », de la

mission correctement remplie.

La dernière compétence émotionnelle, interpersonnelle, conduit l’individu à gérer ses

interactions sociales, conformément aux règles sociales émotionnelles de l’organisation. Alors

que la littérature ne le fait pas, nous nous posons la question du rapprochement entre les

concepts de compétences émotionnelles et travail émotionnel, la quatrième dimension,

interpersonnelle, des compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1997), correspondant au

caractère opérant du travail émotionnel (Hochschild, 2003b).

Page 60: Les régulations individuelles et collectives des émotions

59

1.4. Le travail émotionnel, travail invisible du professionnel en

contact avec un public

Dans les métiers de service, en contact avec un public, le professionnel doit afficher et

exprimer des émotions en accord avec les règles sociales émotionnelles de l’organisation. Les

prescriptions et proscriptions des émotions, sociales et organisationnelles, déterminent les

règles de sentiments et les règles d’affichage au sein de l’organisation, et conduisent le

professionnel à se mettre en scène dans ses « rôles professionnels », tel un acteur en

représentations (Goffman, 1959 et 1973). Hochschild (1983/2003b) complète la théorie

interactionniste goffmanienne, en élaborant le concept de « travail émotionnel », dont les

différents types, degrés et techniques permettent au professionnel les mobilisant, de maintenir

la « face », dans un objectif de réalisation du « travail bien fait » et de qualité de service.

1.4.1. L’acting : une mise en scène de soi

Pour Goffman (1959), la position professionnelle occupée par l’individu implique des

rôles professionnels, c’est-à-dire des tâches afférentes à la profession, répondant aux attentes

de la société et de l’organisation. Les individus intériorisent des normes sociales afin d’entrer

dans leur rôle, l’interlocuteur ayant des attentes d’expression et de comportement de la part du

professionnel, lors de leurs interactions en face à face (Goffman, 1959) : « la trahison

expressive est une caractéristique fondamentale des relations de face à face » (Goffman,

1973 : 214). Les professionnels agissent comme des acteurs et expriment des émotions,

que ces dernières soient sincères ou non. Selon la conception goffmanienne du Moi, l’individu

est pensé comme un jeu de rôles multiples sur une scène sociale : « la vie sociale est une

scène » (Goffman, 1959), sur laquelle l’individu construit son personnage, son Moi, lors des

différentes interactions. Les acteurs sociaux n’agissent que sur les interprétations qu’ils

élaborent des signes émis par les autres. Ils se mettent en « représentation » : « la perspective

adoptée ici est celle de la représentation théâtrale […]. J’examinerai de quelle façon une

personne, dans les situations les plus banales, se présente elle-même et présente son activité

aux autres, par quels moyens elle oriente et gouverne l’impression qu’elle produit sur eux, et

quelles sortes de choses elle peut, ou ne peut pas, se permettre au cours de sa représentation »

(Goffman, 1959 : 9). Dans certains métiers, où l’uniforme permet la prise de rôle par le

professionnel, le « costume » est synonyme d’identité professionnelle, et facilite la mise en

scène d’expressions et de comportements appropriés : « cette distinction entre le soi et le non-

soi est naturellement assurée par la peau, mais, lorsque l’environnement de travail comporte

Page 61: Les régulations individuelles et collectives des émotions

60

un risque de contamination, une seconde peau s’avère nécessaire : celle de l’uniforme :

‟lorsque l’on fournit un uniforme, on fournit une seconde peau”, écrit Erwin Goffman »

(Guidou, 2012 : 169).

La présentation de soi recoupe les efforts déployés par l’individu en interaction avec

autrui, pour dissimuler ses émotions réellement ressenties, derrière une façade, à la manière

d’un acteur, afin d’offrir un visage en conformité avec les normes sociales (Goffman, 1973).

Lors de sa prise de rôle, le professionnel tâche de se mettre en scène, de manière

authentique, afin que l’interaction corresponde aux attentes de l’organisation et de

l’interlocuteur, que ce dernier soit patient, client ou usager. L’interlocuteur interprète et

juge cette authenticité : « c’est que l’authenticité ne se présente pas ici comme cette qualité

immanente à un self garantissant l’unité de l’individu. Elle est plutôt conçue comme une

propriété conférée, à l’individu, par une audience qui juge, dans l’actualité de la situation, de

la conformité de ses conduites aux exigences du registre de pertinence dans lequel l’action

s’inscrit » (Ogien, 1989 : 108). La représentation adéquate et authentique du rôle

professionnel, éprouvante pour l’individu, nécessite la faculté d’opérer un retrait par

rapport au contact et aux interactions avec les acteurs extérieurs à l’organisation. Goffman

(1959) distingue la « région antérieure », c’est-à-dire le lieu où se déroule la représentation et

la « région postérieure », ou « coulisse », « zone émotionnalisée » (Fineman, 2000), dans

laquelle l’individu a la possibilité de « tomber le masque » porté lors de la représentation. Ces

coulisses peuvent être aménagées avec l’aide de collègues ou « complices » : « dans les

bureaux d’affaires, les cadres qui désirent terminer un entretien avec des clients, rapidement

mais avec tact, apprennent à leurs secrétaires à venir les interrompre au bon moment et sous

un bon prétexte » (Goffman, 1959 : 170).

Dans les métiers de service, en contact avec un public, les professionnels se mettent en

scène, et, à la manière d’un acteur, effectuent un travail émotionnel (Hochschild, 2003b), dans

l’objectif de fournir un « travail bien fait », de qualité, en accord avec les attentes et exigences

organisationnelles.

1.4.2. Le travail émotionnel : types et caractéristiques

Par son ouvrage The Managed Heart (Hochschild, 1983/2003b), dans lequel elle se

réfère à son étude sur le cas du travail du personnel navigant d’une compagnie aérienne, Arlie

Hochschild a rapporté la question des émotions, issue primitivement de la psychologie, à

la sociologie. Le concept de travail émotionnel, initié par cette auteure, se fonde sur l’idée que

les émotions sont réprimées et façonnées par des règles sociales. La sociologue a constaté que

Page 62: Les régulations individuelles et collectives des émotions

61

l’essentiel de la tâche du personnel navigant consiste à adopter une attitude chaleureuse,

bienveillante, apaisante et rassurante à l’égard des passagers. Elle précise que ces

professionnels doivent, en toutes circonstances, afficher sourire et calme, et apaiser les

émotions déplaisantes des passagers. Cette activité de service constitue un travail des

professionnels sur leurs émotions et celles des clients. Selon Hochschild (2003a : 21),

l’émotion correspond au « fruit d’une coopération entre le corps et une image, une pensée ou

un souvenir, une coopération dont l’individu est conscient ». Hochschild (2003b) distingue le

concept de travail émotionnel, ou emotional labor concernant la sphère professionnelle

de l’individu, du concept de « travail de l’émotion », ou emotional work de la sphère privée

(Hochschild, 1998).

Le travail émotionnel, processus d’autorégulation dynamique (Gabriel & Diefendorff,

2015), devient objet de conscience, en particulier lorsque les émotions de l’individu ne

conviennent pas à la situation. Les métiers de service, parce qu’ils impliquent un contact avec

un public, nécessitent un travail sur les émotions. Cet acte fait partie de la mission du

professionnel, à part entière. Face à cette composante émotionnelle au travail, au cœur des

activités de services, Hochschild théorise le travail émotionnel et le définit comme « un

essai conscient, intentionnel, afin de modifier ses sentiments », un acte « par lequel on

essaye de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment », un acte « qui vise

à évoquer ou à façonner, ou tout aussi bien à réprimer un sentiment », le terme « sentiment »

apparaissant ici, pour l’auteure, comme interchangeable avec celui d’« émotion »

(Hochschild, 2003a : 32). « Le travail émotionnel consiste, dans l’interaction avec les

bénéficiaires du travail, à maîtriser et façonner ses propres émotions, afin de maîtriser et

façonner les émotions des bénéficiaires du travail » (Gollac & Bodier, 2011 : 108). Ainsi, le

travail émotionnel correspond à « la gestion des sentiments permettant d’afficher une

expression du visage et une posture publiquement observable ; le travail émotionnel est vendu

contre salaire et possède en cela une valeur d’échange » (Hochschild, 2003b : 7). Il amène la

possibilité, pour le professionnel, de contrôler son travail et ses comportements, et de se

mettre en scène (Wharton, 2004).

En situation de travail, le travail émotionnel, en tant que compréhension, évaluation et

gestion de ses propres émotions ainsi que des émotions d’autrui (Hochschild, 2003b), inclut

trois caractéristiques :

- un contact face à face ou un échange verbal,

- une attitude et expression du professionnel produisant un état émotionnel chez le

« client » (ou patient, usager, élève, suspect),

Page 63: Les régulations individuelles et collectives des émotions

62

- la dimension émotionnelle faisant partie de la mission, la possibilité de contrôler les

activités émotionnelles des professionnels par le management, la formation et la

supervision (Soares, 2002 et 2003).

Le travail émotionnel comprend quatre dimensions : la fréquence de l’affichage émotionnel

approprié, l’attention aux règles d’affichage requises, la variété des émotions à afficher et la

dissonance émotionnelle (en page 117) générée par le fait de devoir montrer et exprimer une

émotion qu’on ne ressent pas réellement (Morris & Feldman, 1996).

Les métiers de service renferment un véritable système travail-émotion, dans lequel

« le travail émotionnel peut être accompli par le moi sur le moi, par le moi sur les autres, ou

par les autres sur soi-même » (Hochschild, 2003a : 34), système intégrant les composantes

individuelles et collectives de la relation entre émotion et travail. Dans les métiers de

service, le rôle de l’échange social est primordial (Morris & Feldman, 1996 ; Hochschild,

2003a : 42) : « le travail émotionnel est un geste dans l’échange social, il y occupe une

fonction et ne doit pas être considéré simplement comme une facette de la personnalité ».

Hochschild (2003b) complète ainsi la théorie interactionniste de Goffman (1973) : les

individus peuvent être des stratèges qui conforment leur comportement aux normes sociales

qui s’imposent à eux.

Ainsi, le travail émotionnel permet au professionnel de se conformer aux « règles de

sentiment », ou ensemble de règles partagées socialement et reflétant les modèles

d’appartenance sociale. Ces règles de sentiment, lignes de conduites sociales, ou feeling rules,

sont latentes la plupart du temps (Hochschild, 2003b), implicites, tacites, non codifiées

formellement, contrairement aux règles d’affichage, ou display rules (Zapf, 2002). Les règles

organisationnelles constituent les principaux déterminants du travail émotionnel

(Grandey & al, 2005). Les individus apprennent les modèles d’intervention régissant

l’expression des émotions interpersonnelles. Le travail émotionnel résulte d’une construction

sociale, de l’existence de règles d’expression des émotions en contextes appropriés. Ces

règles d’expression varient en fonction des organisations et de leurs différences socio-

culturelles (Ashforth & Humphrey, 1993). Par exemple, il est mal vu, pour des agents

funéraires, de rire ou d’exprimer des émotions joyeuses lors d’un enterrement (Bernard,

2009). Ainsi, les émotions ne se présentent pas toujours comme fonctionnelles (Salovey &

Mayer, 1990) : certaines apparaissent comme mal adaptées dans un contexte, si elles

s’expriment au mauvais moment, avec la mauvaise intensité (Gross, 1998). Dans certains

métiers, l’émotion affichée par le professionnel n’est donc pas spontanée, mais étiquetée,

interprétée, contrôlée, suscitée ou réprimée (Molinier & Flottes, 2012 ; Monier, 2014) et

Page 64: Les régulations individuelles et collectives des émotions

63

correspond à des prescriptions sociales et organisationnelles. L’individu en situation de

travail doit alors agir sur son individualité, effectuer un travail sur lui-même, afin de

maîtriser ses émotions et expressions d’émotions, en accord avec les prescriptions et

procédures organisationnelles exerçant une forme de « pouvoir de contrainte émotionnelle »

sur l’individu : « les procédures, comme il en existe sans doute dans toute civilisation, qui

sont proposées ou prescrites aux individus pour fixer leur identité, la maintenir ou la

transformer en fonction d’un certain nombre de fins, et cela grâce à des rapports de maîtrise

de soi sur soi ou de connaissance de soi par soi » (Foucault, 1994 : 213).

Ces prescriptions déterminent le type de travail émotionnel à fournir : un travail

émotionnel intégrateur, dissimulateur ou différenciateur (Wharton & Erickson, 1993 ;

Soares, 2003). Ainsi, le sourire, comme prescription émotionnelle organisationnelle, relève

d’un travail émotionnel intégrateur, la neutralité, d’un travail émotionnel dissimulateur, et

l’hostilité, d’un travail émotionnel différenciateur. Dans le cas du métier d’infirmier, bien

documenté quant à la nature du travail émotionnel sollicité, (Smith, 1992 ; Bolton, 2000 ;

Lewis, 2005 et 2008), les trois types de travail émotionnel, et donc d’émotions, peuvent être

attendus par le public et l’organisation (Soares, 2002), en particulier, le travail émotionnel

intégrateur (par le sourire) (Smith, 1992). Le métier de policier requiert, en revanche, de

masquer ses émotions, de montrer et dégager une certaine neutralité (Fischbach & Zapf,

2002), travail émotionnel dissmulateur.

Il convient de séparer le fait de jouer, du fait de supprimer, des émotions ; il existe

deux formes de travail : l’évocation - la cognition vise un sentiment désiré mais absent -, et

la suppression - la cognition vise un sentiment involontaire -. La plupart du temps, au travail,

le professionnel de métiers de service doit réprimer ses émotions déplaisantes, considérées

comme inappropriées dans leur expression, selon les règles sociales émotionnelles (Geddes &

Callister, 2007). Cependant, certains métiers nécessitent d’exprimer, d’afficher et de générer

des émotions déplaisantes, dans certaines situations, même si elles ne sont pas ressenties par

le professionnel (Sutton, 1991 ; Martin, 1999).

Le degré de travail émotionnel à fournir varie selon les situations de travail et la

nature des métiers ; les émotions comportent davantage d’intensité, et leur gestion s’avère

plus difficile, lorsque les interlocuteurs n’appartiennent pas à l’organisation (Wharton &

Erickson, 1993), par exemple les publics rencontrés par le personnel soignant, et les

professionnels de services de sécurité. Les expressions, appropriées ou non, diffèrent selon le

type de métier exercé, mais les expressions d’émotions extrêmes, comme le fou-rire (Ashforth

Page 65: Les régulations individuelles et collectives des émotions

64

& Humphrey, 1995), ou une forte colère, se perçoivent généralement comme inadéquates (van

Hoorebeke, 2005).

Les prescriptions sociales et émotionnelles, normalisation des émotions par les

organisations (Ashforth & Humphrey, 1995 ; Mann, 1999 ; Hochschild, 2003b), induisent des

règles sociales organisationnelles (Glomb & Tews, 2004), correspondant à un type de système

de gestion des expressions : « la prescription et la proscription des émotions au travail

participent à la production de rapports sociaux nouveaux et spécifiques, qui s’exercent en plus

des rapports sociaux de classe et de genre » (Jeantet, 2003 : 108). La normalisation passe par

la diffusion, l’apprentissage, les récompenses, les punitions, le contrôle, afin que le

professionnel dégage et affiche en permanence des émotions normées (Rafaeli & Sutton,

1987 ; Sutton, 1991). L’organisation récompense l’expression d’émotions appropriées

produites par le professionnel, par un « troc des émotions » (Adelmann, 1995) : « le travail

émotionnel peut être défini comme la régulation émotionnelle réalisée dans et pour le

bénéfice de l’organisation » (Mikolajczak & al, 2009 : 253). L’organisation, normalisant les

expressions, appropriées ou non, lors de l’interaction (Weiss & Cropanzano, 1996),

sanctionne alors le professionnel en cas d’expressions inappropriées : ces dernières se

retrouveront « organisationnellement sanctionnées » (James, 1989).

Le travail émotionnel représente une part essentielle des métiers de service, en contact

avec un public (Jeantet, 2003). Lors de son activité, le professionnel dispose de plusieurs

techniques de travail émotionnel, ou « management des émotions pour créer une expression

faciale et corporelle publiquement observable » (Hochschild, 2003a : 7) :

- la technique cognitive : « c’est la tentative de changer les images, idées ou les pensées

dans le but de changer les émotions qui y sont rattachées » (Hochschild, 2003a : 34).

Dans ce cas, l’individu « recodifie » une situation et essaye d’en modifier son

évaluation pour changer son mécanisme d’adaptation (Lazarus, 1966) ;

- la technique corporelle : « c’est la tentative de changer les symptômes somatiques ou

d’autres symptômes physiques des émotions (par exemple essayer de respirer plus

lentement, essayer de ne pas trembler) » (Hochschild, 2003a : 35) ;

- et la technique expressive : « il s’agit de tenter de changer l’expressivité pour changer

une émotion intérieure (par exemple tenter de sourire ou de pleurer) » (Hochschild,

2003a : 35), l’individu agissant consciemment sur l’émotion pour transformer cette

dernière.

Page 66: Les régulations individuelles et collectives des émotions

65

Quelles que soient la technique de travail émotionnel et la nature des émotions à afficher,

l’individu fournit un travail émotionnel, correspondant soit à un jeu en surface - ou

surface acting -, soit à un jeu en profondeur - ou deep acting - (Hochschild, 2003b). Le

premier consiste à feindre des émotions non réellement ressenties (Briner, 1999),

contrairement au second, qui nécessite de chercher à ressentir vraiment l’émotion exprimée.

Ces deux jeux comprennent pour l’un, la gestion directe de l’expression comportementale, par

exemple la modification des expressions faciales (Grandey, 2003), et pour l’autre, la gestion

des sentiments d’où peut découler une expression (Hochschild, 2003a : 29). Les

professionnels mobilisent ces jeux de manière simultanée ou non. En fonction des moments,

un même individu effectuera un jeu en surface, et, lors d’une autre situation, un jeu en

profondeur (Scott & Barnes, 2011). Le jeu en profondeur nécessite une modification interne :

l’individu va provoquer en lui la modification émotionnelle et ressentir l’émotion affichée.

Pour la question de la qualité de service, le travail émotionnel doit sembler

s’accomplir sans effort, ne pas se déceler (Hochschild, 2003b). Dans un objectif

d’authenticité, le professionnel a intérêt à privilégier le jeu en profondeur, car, dans

l’échange social, l’interlocuteur n’attend pas seulement de l’autre des actes d’affichage, mais

un échange émotionnel authentique (Molinier & Flottes, 2012). L’accomplissement de la

tâche se trouve facilité lorsque l’émotion exprimée est sincère, ou perçue comme sincère par

l’interlocuteur (Rafaeli & Sutton, 1990). Si le professionnel a pour mission d’exprimer des

émotions plaisantes, le fait de réellement les ressentir va faciliter son action : « de nombreux

emplois demandent une appréciation des règles d’affichage, des règles de sentiments et une

capacité pour le jeu en profondeur » (Hochschild, 2003a : 44 ; Diefendorff & Gosserand,

2003). De plus, les états affectifs se détériorient lorsque les professionnels s’engagent dans un

jeu en surface, mais s’améliorent lors d’un jeu en profondeur (Scott & Barnes, 2011). Les

professionnels utilisant en majorité un jeu en surface se signalent par une moindre satisfaction

au travail et des niveaux plus hauts de retraits (Scott & al, 2012). La qualité de service peut

dépendre de la qualité du travail émotionnel effectué par le professionnel (Diefendorff &

Gosserand, 2003). Si le client perçoit l’émotion comme inauthentique, sa satisfaction

relativement au service s’en trouvera amoindrie (Grandey, 2003).

Le travail émotionnel s’effectue aussi de manière collective : le travail émotionnel

collectif (Korczynski, 2003) crée une communauté de coping informelle : par exemple,

dans certains métiers, comme les téléconseillers en centre d’appels, le professionnel, lorsque

le rapport se tend avec un client, va se tourner vers ses collègues, pour résoudre le problème

(Korczynski, 2003). « Le coping est défini comme les efforts cognitifs et comportementaux

Page 67: Les régulations individuelles et collectives des émotions

66

faits pour maîtriser, tolérer ou réduire les demandes et conflits internes ou externes »

(Folkman & Lazarus, 1980 : 223) qui affectent un individu et dépassent ses ressources. Ces

communautés de coping constituent un processus social important, en créant des cultures

fortes et informelles. Elles permettent aussi, au professionnel, d’évacuer ou d’exprimer les

émotions dites « indésirables » (Lewis, 2005 : 579).

La division sexuelle des émotions, construite socialement, persiste en situation de

travail, au sein d’une même profession : « on accorde moins d’importance aux émotions des

femmes, et moins de statut au genre féminin, donc le bouclier statutaire (status schield) des

femmes contre les abus est plus faible » (Hochschild, 2003b : 5), et sous-entend que le travail

émotionnel est sexué. Par exemple, les infirmières endurent un travail émotionnel important,

car les violences de la patientèle sont parfois tolérées (Soares, 2000).

D’une manière générale, le contact physique avec un public, par exemple celui des

patients s’agissant du métier de soignant (Soares, 2000), implique un fort travail émotionnel,

auquel s’ajoutent d’autres dimensions - physique, corporelle, voire sexuelle -, connexes aux

émotions, et sur lequel ces dimensions ont un impact.

Page 68: Les régulations individuelles et collectives des émotions

67

1.4.3. Synthèse et questionnements théoriques

Le travail émotionnel nécessitant, de la part du professionnel, un contrôle et une

maîtrise de ses émotions et de celles de l’interlocuteur, nous proposons l’idée d’une relation

d’inclusion conceptuelle entre compétences émotionnelles et travail émotionnel. Ce

dernier, nécessaire afin de réaliser un « travail bien fait » dans les activités de services en

contact avec un public, provient de prescriptions organisationnelles, socio-émotionnelles.

C’est pourquoi nous pouvons nous interroger sur la nature duale de ce concept, en tant

qu’outil de travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013), mais aussi

en tant qu’exigence du et au travail.

Contrairement à la régulation émotionnelle de Gross (2014), cantonnée à la recherche

fondamentale, le concept de travail émotionnel (Hohschild, 2003a et 2003b) a surtout fait

l’objet de recherche appliquée (Mikolajczak & al, 2009 : 249). Pourtant, la recherche en

gestion gagnerait à examiner les relations et « poser des ponts » (Mikolajczak & al, 2009)

entre ces deux concepts (Grandey, 2000) : le travail émotionnel et les compétences

émotionnelles, afin d’en analyser les interactions. En effet, l’objet de recherche des émotions

au travail s’appauvrit s’il ne considère que la question du travail émotionnel, les individus ne

déclarant et ne manifestant pas que des techniques de deep acting ou de surface acting lors de

leurs interactions avec un public (Diefendorff & al, 2008). Ainsi, la présente recherche

choisit de ne pas se focaliser uniquement sur les types et techniques de travail

émotionnel, mais examine aussi les stratégies de régulation des émotions, comme

Mikolajczak et al (2009) le préconisent.

Qu’il s’agisse de situations dans lesquelles l’individu fournit, ou non, un travail

émotionnel, et que ce dernier dispose, ou non, de compétences émotionnelles, lors

d’« incidents émotionnels » au travail, l’individu régule ses émotions au sens de Gross (1998

et 2014), et / ou déploie des stratégies de distanciation ou d’évitement. En amont de ces

situations, il peut procéder à une autorégulation et à des techniques de « pleine conscience »,

ou mindfulness, afin de se préparer à la régulation émotionnelle in situ.

Page 69: Les régulations individuelles et collectives des émotions

68

1.5. Les régulations individuelles des émotions

Tout au long de cette recherche, nous distinguons l’expression « régulations des

émotions », dans le sens commun et courant du terme, du concept de « régulation

émotionnelle », au sens technique, issu des recherches de Gross (1998 et 2014). Lorsque les

situations au travail deviennent sources d’émotions déplaisantes et de stress, les

professionnels développent des méthodes de régulation des émotions, afin de maintenir une

performance au travail et de répondre aux attentes du public (Moisson & al, 2009). Cette

gestion émotionnelle au travail relève du concept de régulation émotionnelle de Gross (1998

et 2014), de stratégies d’évitement et de distanciation lors de situations à « incidents

émotionnels », ainsi que de l’autorégulation et de la mindfulness.

1.5.1. La régulation émotionnelle de Gross (1998 et 2014)

En psychologie sociale des émotions, l’étude de la régulation des états affectifs connaît

un essor considérable depuis les quinze dernières années, proposant différentes terminologies,

afin d’étudier finement le phénomène. Elle distingue :

- la régulation des affects,

- la régulation des émotions (Gross & Munoz, 1995 ; Gross & John, 2003 ; Gross,

2014),

- la régulation des humeurs (Thompson, 1994),

- la régulation du stress, ou coping (Lazarus, 1966 ; Lazarus & Folkman, 1984),

- et la régulation des défenses psychologiques.

La présente recherche portant sur les régulations des émotions au travail, nous

choisissons de nous cantonner à l’étude des régulations émotionnelles selon Gross (1998

et 2014). La régulation émotionnelle considère uniquement les émotions, indépendamment de

la situation (Gross & John, 2003). Traitant de situations d’émotions plaisantes et déplaisantes,

elle apparaît comme plus générale que le coping : ce dernier traite seulement de situations

émotionnelles déplaisantes, en particulier le stress, et représente les efforts fournis par un

individu afin d’ajuster son comportement face à une situation. À propos des interrelations

entre coping et régulation émotionnelle, Delelis et al (2011) mettent en évidence que les

stratégies de régulation émotionnelle ont une incidence sur les stratégies de coping centrées

sur le soutien social et le problème (Gross & John, 2003), et n’ont pas d’incidence sur la

stratégie de coping centrée sur les émotions : « le coping centré sur les émotions pourrait,

donc, porter sur ce qui n’a pas été modifié par les stratégies de régulation émotionnelle et qui

Page 70: Les régulations individuelles et collectives des émotions

69

dépend de vécus émotionnels précis » (Delelis & al, 2011 : 475). Ainsi, la régulation

émotionnelle est précisément dirigée vers les émotions, alors que le coping peut l’être vers

d’autres activités non directement liées à celles-ci.

Le modèle de Gross (Gross & Munoz, 1995 ; Gross, 1998 et 2014) se fonde sur un

modèle d’émergence des émotions.

Deux catégories de stratégies de régulation existent (Gross & Munoz, 1995) :

- la stratégie de régulation émotionnelle ajustant les antécédents de la réponse

émotionnelle, c’est-à-dire les données en entrée du processus de traitement

émotionnel,

- et la stratégie de régulation émotionnelle ajustant une ou plusieurs composantes de

l’émotion - physiologique, cognitive ou comportementale - lors de la réponse

émotionnelle. Elle consiste à modifier au moins une de ces trois composantes de la

réponse émotionnelle, après l’apparition de l’émotion.

La régulation émotionnelle se réfère « aux process par lesquels les individus modifient la

trajectoire d’une ou plusieurs composantes de la réponse émotionnelle » (Gross, 1998 : 250).

La régulation émotionnelle consiste à atténuer ou accentuer le ressenti émotionnel, soit

par une régulation négative, soit par une régulation positive (Gross, 2014). Selon Gross

(1998), il y aurait cinq séquences de régulation émotionnelle, ou cinq modes distincts de

régulation, intervenant de manière séquentielle. Les quatre premières séquences sont :

- la sélection de la situation,

- la modification de la situation,

- le déploiement attentionnel,

- et le changement cognitif.

À travers ces stratégies, l’individu élabore une réponse émotionnelle (Gross, 1998), et la

cinquième séquence correspond à la modulation de cette réponse ; par cette modulation,

l’individu modifie alors au moins une des composantes de la réponse émotionnelle. Ces

séquences se rapportent à une régulation émotionnelle individuelle. La figure ci-dessous

(figure 6) les récapitule.

Page 71: Les régulations individuelles et collectives des émotions

70

Figure 6 : Modèle processuel de la régulation émotionnelle

selon Gross (Gross & Barrett, 2011 : 12) :

Pendant le processus d’émergence de la réponse, l’individu a la possibilité de choisir

les situations auxquelles il fait face. Sinon, l’individu essayera de modifier la situation, afin

d’en changer l’impact émotionnel. Si la situation demeure hors de contrôle, il aura la solution

d’infléchir ses émotions, en portant son attention sur certains stimuli et pas sur d’autres, en les

triant, en quelque sorte. Enfin, l’individu peut « manipuler le traitement cognitif des

informations auxquelles il est exposé par la réévaluation cognitive » (Delelis & al, 2011 :

471), principal changement cognitif. En fonction de l’évaluation de la situation, la réponse

émotionnelle apparaît. Ces cinq séquences se déroulent consciemment ou inconsciemment, de

façon contrôlée ou automatique. Néanmoins, lors d’un travail émotionnel, la régulation sera,

la plupart du temps, consciente (Gross, 2014). Il semblerait que la sélection d’une situation

pendant un événement et le déploiement attentionnel avant, pendant et après l’événement

influent positivement sur les situations, à long terme (Quoidbach & al, 2015).

Gross (1998 et 2014) a principalement étudié deux stratégies de régulation

émotionnelle, souvent employées dans la vie quotidienne : la réévaluation cognitive - en tant

que changement cognitif -, et la suppression expressive - une forme de modulation de la

réponse -.

D’une part, la réévaluation cognitive consiste, pour le professionnel, à réévaluer la

situation et les émotions qui lui sont liées. L’individu considère la signification

émotionnelle d’un événement (Gross, 1998 et 2014) : par exemple, lors d’une intervention, un

policier va se focaliser sur des solutions et non pas sur le péril, ce qui fera baisser l’intensité

de son émotion déplaisante, en l’occurrence la peur (Monier, 2014). Plusieurs stratégies

correspondent à la réévaluation cognitive : la mise en perspective, le fait de « regarder l’autre

face d’une même pièce », l’appréhension de la situation sous un angle positif, et la

rectification de la distorsion affectant la perception de l’individu (Mikolajczak & al, 2009).

Page 72: Les régulations individuelles et collectives des émotions

71

D’autre part, lors de la suppression expressive, l’individu modifie au moins une des

composantes de la réponse émotionnelle de deux façons possibles : soit il supprime

l’expression de son émotion ressentie réellement - par exemple montrer de la neutralité

lorsqu’il ressent de la colère -, soit il affiche une autre émotion que celle réellement ressentie -

par exemple montrer de la joie par un sourire, alors que l’émotion ressentie réellement

correspond à la colère -.

La différence principale entre ces deux composantes de la régulation émotionnelle,

réside en ce que pour la première, l’individu agit mentalement et physiquement sur sa

conscience de la situation et des émotions en jeu, afin de ressentir réellement l’émotion

adaptée et attendue de lui ; alors que, pour la seconde, l’individu va uniquement agir sur son

expression faciale et corporelle pour feindre une émotion, ou de la neutralité. La suppression

expressive, plus tardive dans la séquence émotionnelle, influence le comportement : l’individu

va donner une réponse émotionnelle consciente, adaptée à la situation, en ajustant son

comportement au contexte émotionnel : « elle consisterait en une modulation des aspects

comportementaux des tendances d’actions émotionnelles et aurait comme effet une inhibition

de l’expression comportementale des émotions, négatives comme positives (Gross, 1998),

sans toutefois amoindrir le ressenti négatif ou accroître le ressenti positif » (Delelis & al,

2011 : 472). Cette stratégie nécessite des efforts cognitifs de la part de l’individu, afin de

gérer ses tendances d’action. Les hommes auraient davantage recours à cette stratégie que les

femmes (Christophe & al, 2009), révélant en cela un effet du genre dans le domaine de

l’expression émotionnelle (Fischer & Ashkanasy 2000).

La stratégie de réévaluation cognitive traite autant des émotions plaisantes que

déplaisantes, et consiste en un ensemble d’efforts qui transforme cognitivement la situation.

Elle se fonde sur les antécédents de la réponse émotionnelle (Gross, 1998), et aurait des

conséquences positives sur le fonctionnement affectif de l’individu. Cette stratégie peut

s’apprendre, et, contrairement à la suppression expressive, elle sauvegarde la santé du

professionnel (Gross & John, 2003) (en page 121). De plus, les professionnels qui l’utilisent

se montrent plus efficaces pour faire face à des situations de travail stressantes, et plus aptes

à maintenir un ton affectif plaisant dans l’organisation (Matta & Johnson, 2014).

La régulation émotionnelle considère les différents processus utilisés par les individus

afin de gérer leurs émotions. Cependant, peu de recherches appliquées ont été conduites dans

ce domaine dans les organisations (Mikolajczak & al, 2009 : 251), contrairement au travail

émotionnel.

Page 73: Les régulations individuelles et collectives des émotions

72

Le courant de la psychologie positive (Wright & Quick, 2009) s’est exprimé par

deux thèmes de recherche en gestion : le Positive Organizational Behavior (Luthans, 2002) et

le Positive Organizational Scholarship. Ce courant, associé aux politiques de prévention des

risques psychosociaux (RPS), vise à renforcer les ressources des professionnels (Seligman

& Csikszentmihalyi, 2000). La recherche en psychologie positive a validé certaines

techniques améliorant le bien-être au travail (Luminet & al, 2014). Le programme Positive

Emotion Regulation (PER), reprenant les cinq séquences de régulation émotionnelle de Gross

(1998 et 2014), a permis aux sujets testés d’accroître leur bien-être subjectif et leur

satisfaction générale, et de baisser les symptômes liés à la dépression.

La littérature ne fait pas état d’éventuelles interactions entre les concepts de régulation

émotionnelle et de travail émotionnel (Mikolajczak & al, 2009). Pourtant, penser à établir

une relation entre ces deux concepts aboutirait à une meilleure compréhension des

techniques de travail en profondeur, préservant la santé du professionnel (en page 117)

ainsi que la qualité de la relation avec le public. Dans la littérature, le deep acting a été

associé à la réévaluation cognitive (Gross & John, 2003), mais les régulations émotionnelles

effectivement utilisées afin de faciliter les techniques de travail en profondeur n’ont été

traitées ni théoriquement, ni de manière opérationnelle (Mikolajczak & al, 2009).

1.5.2. Des stratégies de régulations individuelles des émotions avant et pendant

les situations à incidents émotionnels

Au-delà du concept de régulation émotionnelle de Gross (1998 et 2014), nous

considérons d’autres formes de stratégies de régulation des émotions, en amont et / ou lors

d’incidents émotionnels. En situation de travail, le professionnel peut adopter des stratégies

d’évitement et de distanciation, afin de réguler les émotions issues de la situation ; en amont

de situations à « incidents émotionnels », il peut aussi se préparer à réguler ses émotions, par

l’autorégulation ou la mindfulness.

1.5.2.1. Les stratégies d’évitement et de distanciation

En particulier au sein de métiers de service, dans lesquels les professionnels se

retrouvent en contact direct avec un public, les interactions, dans le cadre du travail, peuvent

engendrer des émotions déplaisantes, et mettre les professionnels en difficulté, lors de la

réalisation du travail. En effet, travaillant dans un environnement où se rencontrent

potentiellement les réalités de la vie et de la mort, intenses ou émotionnellement difficiles, les

Page 74: Les régulations individuelles et collectives des émotions

73

professionnels de la santé et de la sécurité en viennent à cultiver une certaine distance ou

détachement, vis-à-vis du public rencontré. Ils élaborent ainsi des stratégies de régulation des

émotions pour se protéger, telles cette prise de distance, ou l’évitement, ou la

dépersonnalisation, (Sutton, 1991 ; Lewis, 2005 ; Sorensen & Iedema, 2009).

Effectivement, une juste distance doit s’établir entre le professionnel et les personnes

avec lesquelles il est en contact. Il s’agit pour le professionnel de se préserver (Loriol &

Caroly, 2008). En effet, il doit faire preuve de compréhension sans tomber dans le « piège de

la compassion » (Jeantet, 2003 : 105), et trouver ainsi la « juste distance » (Loriol, 2003) entre

implication et distanciation. Pour moduler son implication, l’individu a besoin de se retirer de

temps à autres, dans les « coulisses » de l’activité (Goffman, 1973) (en page 59). Une forme

de « détachement émotionnel » peut aussi s’envisager dans certains métiers, afin de garantir

une qualité de service et d’intervention : par exemple, concernant des agents funéraires, les

gestes ou les conduites semblent fluides et professionnelles, précisément grâce à leur

détachement émotionnel ostensible (Grandey, 2000 ; Bernard, 2007).

La stratégie d’évitement (Dejours, 2001), stratégie de régulation des émotions, en

particulier au sein de métiers à risques ou dangereux, correspond à une idéologie défensive de

métier, un mécanisme de défense contre la peur. Souvent, cet évitement se traduit par l’emploi

de l’humour, d’émotions plaisantes, en décalage avec la nature de la situation (Peneff, 1992 :

196 ; Grosjean, 2001).

1.5.2.2. L’autorégulation et la mindfulness

À un niveau plus physique, voire corporel, deux techniques de régulation de soi et de

ses émotions existent: l’autorégulation, et la mindfulness.

L’autorégulation, « le désir d’une personne de maintenir l’ordre et de canaliser son

comportement grâce à une surveillance continue intersubjective » (Creed & al, 2014 : 280),

facilite l’expérience de l’individu en tant que professionnel compétent (Voronov & Weber,

2016). Elle soutient l’individu dans l’effort pour diriger ses pensées et ses émotions. Dans

le cas de sportifs de haut niveau, tels que des tireurs d’élite, Galdin et Laurencelle (2008)

insistent sur l’importance de la régulation de l’activation physiologique par le contrôle

émotionnel. La concentration de l’individu dépend de cette activation - augmentation

contrôlée de l’éveil physiologique -, et de la vigilance - ou focalisation de l’attention sur des

aspects critiques, par exemple -, et augmente sa performance dans l’action ; en l’occurrence

pour les tireurs, les performances sportives (Hanin, 2003).

Page 75: Les régulations individuelles et collectives des émotions

74

La mindfulness, ou « pleine conscience », aide l’individu dans la création

d’émotions plaisantes (Brown & Ryan, 2003), en induisant des états émotionnels plaisants,

tout en réduisant les états émotionnels déplaisants. Il s’agit pour l’individu de « donner

attention d’une manière particulière, intentionnellement, dans le moment présent et sans

jugement » (Kabat-Zinn, 1994 ; Chiesa & al, 2011). Cette technique cognitive joue un rôle

dans la régulation des émotions, plaisantes et déplaisantes, grâce à deux aspects de la

résilience émotionnelle : d’une part, le fait de générer des émotions plaisantes, et d’autre part,

de récupérer et de se rétablir d’émotions déplaisantes. La régulation émotionnelle de Gross

(1998) se retrouve dans ces deux aspects (Wang & Luo, 2016). La résilience émotionnelle

correspond à « l’habileté à générer des émotions positives et récupérer rapidement

d’expériences émotionnelles négatives » (Davidson, 2000 : 1199 ; Frederickson & al, 2009).

Une résilience solide procure le moyen de ressentir davantage d’émotions plaisantes, d’avoir

moins de réactions négatives, et d’obtenir une récupération plus effective face au stress et au

traumatisme (Frederickson & al, 2009). Accroître les émotions plaisantes (Chang & al, 2004 ;

Frederickson & al, 2009) et diminuer les affects déplaisants, comme l’anxiété, le stress, les

troubles de l’humeur, peut s’acquérir par la formation des professionnels aux techniques de

mindfluness (Desmarais & Françoise, 2015 ; Wang & Luo, 2016). En effet, des interventions

cliniques, sur les patients atteints de cancer grave, démontrent l’efficacité de la mindfulness

sur la diminution des troubles de l’humeur (Brown & Ryan, 2003).

Page 76: Les régulations individuelles et collectives des émotions

75

1.5.3. Synthèse et questionnements théoriques

La régulation émotionnelle, en tant que concept de gestion individuelle des émotions,

a été détaillée spécifiquement par les travaux de Gross (Gross, 1998 et 2014 ; Gross & John,

2003). Deux stratégies de régulation individuelle des émotions peuvent s’ajouter aux cinq

séquences de régulation émotionnelle : l’autorégulation et la mindfulness.

Le concept de Gross, en tant que régulation émotionnelle individuelle, n’a pas

encore été relié théoriquement à ceux de travail émotionnel et de compétences

émotionnelles.

Or, si ces régulations individuelles relèvent de stratégies adaptatives aux situations à

« incidents émotionnels » au travail, ne pouvons-nous pas les considérer comme des « outils »

de travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013), outils

émotionnels, permettant au professionnel de canaliser, gérer, réguler ses émotions, lors du

travail, qu’il soit en interaction avec un public, avec ses collègues, ou seul ? Ces stratégies

apparaîtraient comme des moyens, que le professionnel détient, développe, mobilise, en

situation de travail, afin de réaliser sa tâche, en conformité avec les exigences, attentes et

prescriptions organisationnelles.

Cependant, les stratégies de régulation individuelle des émotions ont des limites : dans

certains métiers, la relation de service ne s’effectue pas de manière isolée, mais au sein d’un

collectif de travail, restreint ou non. C’est le cas des urgentistes et des policiers de voie

publique, par exemple. Au-delà des interventions en collectif restreint de travail, le

professionnel va parfois se retirer, échanger, évacuer et exprimer ses émotions « en

coulisses » (Goffman, 1973), face à des collègues ou à son supérieur. L’émotion se retrouve

alors collectivement partagée, et collectivement régulée. Nous nous posons la question de

l’existence d’une « régulation émotionnelle collective », que permettraient le soutien social

et différents aspects et manifestations de « régulation sociale collective ».

Page 77: Les régulations individuelles et collectives des émotions

76

1.6. Des « régulations émotionnelles collectives » ?

Le concept de soutien social au travail, bien qu’ayant fait l’objet de nombreuses

recherches mettant en lumière ses vertus collectives et organisationnelles, ne bénéficie pas

d’une définition consensuelle dans la littérature. Dans cette section, nous délimiterons, dans

un premier temps, le concept de soutien social, et en présenterons succinctement les qualités.

Dans un deuxième temps, nous verrons les différentes formes collectives et organisationnelles

que revêt le soutien social des collègues, en particulier le soutien socio-émotionnel, ainsi que

ses avantages quant à la régulation des émotions au travail. Dans un troisième temps, nous

mettrons en exergue l’importance du soutien social hiérarchique, en particulier du manager de

proximité. Enfin, dans un quatrième et dernier temps, la théorie de la régulation sociale de

Reynaud (1988) sera examinée à travers le prisme de la composante émotionnelle au travail.

1.6.1. Le soutien social

« Le terme de soutien social est utilisé de manière assez générale pour se référer à une

très large gamme d’interactions sociales » (Specht 1986 : 220). Le soutien social recouvre

plusieurs formes (Stroebe & al, 1996). Il inclut le degré de proximité, la mutualité, la qualité

émotionnelle et la variété des interactions, l’écoute, l’appréciation des tâches, le défi par

rapport au travail, le soutien émotionnel, le défi émotionnel, la confirmation de réalité, l’aide

tangible et l’aide personnelle (Specht, 1986 : 220). Il fait référence à l’intégration sociale, au

soutien reçu et à l’appréciation du soutien. Il a été défini par Cobb (1976 : 300) : « [le soutien

social] conduit la personne à croire qu’elle est appréciée et aimée, qu’elle est estimée et

qu’elle fait partie d’un réseau ». Cependant, la littérature ne fait émerger aucune définition

consensuelle du soutien social. Ce dernier implique cinq dimensions principales :

l’attachement, l’aide concrète et matérielle, les conseils, l’intégration sociale, l’assurance de

sa valeur (Cutrona & Russel, 1987) et une sixième, issue des travaux de Weiss (1973), le

besoin de se sentir utile.

Le soutien social intervient comme facilitateur de la régulation des émotions, et

semble bénéfique au sein des métiers à risques, à « incidents émotionnels » (Monier, 2015) :

être capable d’échanges sociaux appropriés représente une compétence émotionnelle

précieuse dans les métiers à risques (Monier, 2014). Il revêt deux aspects : le soutien social

professionnel, qui représente le soutien social de référence, et le soutien social hors travail.

Le premier se compose, en psychologie de la santé, de la structure du réseau de soutien social,

des comportements, et de la perception de bienveillance de l’entourage professionnel

Page 78: Les régulations individuelles et collectives des émotions

77

(Bruchon-Schweitzer, 2002). Le second existe, la plupart du temps, grâce aux amis, à la

famille et aux groupes sociaux (Karasek & Theorell, 1990). La composante socio-

émotionnelle, concernant le soutien professionnel, permet une gestion des émotions au travail,

par l’ouverture aux autres, l’empathie, et la transmission d’émotions plaisantes (Ruiller,

2012). Qu’il soit issu du milieu professionnel ou de l’entourage personnel de l’individu, le

soutien social fait office de stratégie d’ajustement face aux situations à incidents

émotionnels (Lazarus & Folkman, 1984). Concernant le soutien social, il existerait des

différences de comportement entre les hommes et les femmes : les premiers s’exprimeraient

davantage auprès de leur conjointe, ce soutien hors travail leur permettant potentiellement de

contenir l’expression de leurs émotions réellement ressenties dans le milieu professionnel

(Umberson & al, 1996). Du fait d’un faible soutien social, le taux d’absentéisme de longue

durée des hommes (plus de 21 jours par an) augmente (Bouville, 2014). De manière générale,

des différences de genre à propos de la demande de processus d’aide apparaissent : les

hommes, davantage que les femmes, ont tendance à demander de l’aide dans leur réseau

lorsqu’ils ont atteint un niveau « limite » de besoin d’expression de leurs émotions (Dulac,

2001).

Le soutien social professionnel s’avère efficace dans la gestion des émotions (Ruiller,

2012). Face à des situations difficiles au travail, à des incidents émotionnels, il correspond à

un moyen de gérer le stress (La Rocco & Jones, 1978). La joie au travail et le soutien

organisationnel ont une influence positive sur le travail émotionnel en profondeur et sur le fait

d’exprimer des émotions ressenties naturellement et intérieurement (Lee & al, 2012). Parfois,

c’est le manque de soutien psychologique qui précède d’autres motifs d’insatisfaction au

travail, tels que les conditions physiques pénibles ou les difficultés de temps et de salaires

(Estryn-Behar, 2007).

Le soutien social peut être évalué, par exemple grâce au questionnaire de Karasek

(Karasek, 1979 ; Karasek & Theorell, 1990), ou en mesurant le ratio de supervision, de

distance physique, de temps en réunion (Zawieja & Guarnieri, 2014), en mettant en rapport

les évaluations objectives et subjectives de l’individu.

Page 79: Les régulations individuelles et collectives des émotions

78

1.6.2. Le soutien social des collègues

À partir du construit de Ruiller (2010), à propos des différentes composantes du

soutien, et en considérant uniquement les aspects liés aux émotions, le soutien émotionnel et

affectif au travail correspond à l’expression des affects ressentis à l’égard de soi-même

(amitié, réconfort, sympathie). Concernant le soutien socio-émotionnel des collègues, il s’agit

du nombre de collègues de travail considérés comme des amis, ou ayant les mêmes centres

d’intérêt (Ruiller, 2010).

Les professionnels peuvent se réunir, de manière formelle et / ou informelle, afin de

traiter collectivement leurs émotions et encourager leurs collègues à faire de même

(Korczynski, 2003 ; Lewis, 2008). Ils partageront alors leurs émotions et leurs connaissances

sur la pratique (Prost & al, 2014), les expériences n’étant pas qu’individuellement vécues,

mais aussi socialement constituées. Les échanges, dans le groupe, facilitent la régulation des

émotions, par la maîtrise verbale, dans l’objectif de mettre en ordre les pensées et émotions,

pour soi et pour autrui : « l’action trouve enfin sa stabilité dans la cohérence d’une histoire

racontée, qui dit le ‟qui” de l’action » (Ricoeur, 1990 : 229). Le soutien socio-émotionnel

des collègues permet la reconnaissance et l’évacuation des émotions déplaisantes, mais

aussi la manifestation d’affects plaisants. Il facilite la performance en situation de travail :

« le champ de recherche sur les émotions positives au travail se développe internationalement,

et l’acceptation, par l’entreprise, de l’expression des affects aurait des effets manifestes sur la

performance, sur la prise de décision, sur le taux de turn-over, sur les comportements

prosociaux, sur la résolution de conflits ou encore sur le leadership » (Barsade & Gibson,

2007, cités par Ruiller, 2012 : 30). Concernant le secteur de la santé, le soutien socio-

émotionnel s’avère plus significatif que le soutien d’autorité ou de contrôle (Ruiller, 2010).

Dans les métiers de service, à « incidents émotionnels », en contact avec un public, les

groupes de parole, approuvés, gérés et encadrés par l’organisation et le management,

permettent d’exprimer les ressentis collectifs et individuels, de contenir les tensions au travail,

et de ne pas répondre en miroir à la détresse du public (Mellier, 2003). La littérature

recommande la constitution de groupes de parole au sein des services infirmiers (Mariage &

Schmitt-Fourrier, 2006).

Les espaces de discussion entre collègues réunissent et rapprochent le collectif de

travail : « la diffusion des émotions dans un groupe est un caractère intrinsèque à l’existence

d’un groupe » (Sendelands & St Clair, 1993 : 445), le groupe remplissant des fonctions

d’ordre psychologique, selon la perspective durkheimienne. L’influence du groupe sur

l’individu, par la contagion émotionnelle, ou « tendance automatique, non intentionnelle et

Page 80: Les régulations individuelles et collectives des émotions

79

souvent inconsciente d’imiter et de synchroniser les expressions faciales, les mouvements du

corps et la voix lors de la rencontre avec d’autres personnes » (Hatfield & al, 1994 : 5 ;

Andersen & Guerrero, 1998), facilite la cohésion sociale (Barsade, 2002 ; van Hoorebeke,

2008a), tout comme l’influence de l’individu dans le groupe : « chaque membre du groupe,

indépendamment de son rang, est une source et un récepteur potentiels d’influence ; le

changement social autant que le contrôle social constituent un objectif ; les processus

d’influence sont liés à la production et la résolution de conflits » (Anzieu & Martin, 2000 :

101). Pour s’adapter, les individus adoptent le comportement de leur entourage, créant ainsi

un « esprit collectif » (Weick & Roberts, 1993).

L’humour au travail, par les échanges, la complicité et les émotions plaisantes qu’il

procure, constitue un puissant régulateur des émotions déplaisantes au sein du groupe : il

réduit les conflits, canalise l’agressivité, renforce l’appartenance inter-groupe et intra-groupe,

clarifie les statuts d’un groupe à l’autre (Grosjean, 2001) et crée une ambiance plaisante au

travail. Par sa fonction conservatrice (Paton, 1992), il facilite l’implication et maintient le lien

entre professionnels : le rire est signe d’intimité, et protecteur d’intimité (Jefferson & al,

1987). Molinier et Flottes (2012) précisent, au sujet des stratégies de distanciation au travail,

que plaisanter constitue le meilleur moyen de prendre du recul face à un travail émotionnel

intense. Peneff (1992 : 196) prend l’exemple de l’emploi de l’humour, parfois cruel, dans un

collectif aux Urgences, comme stratégie de distanciation face à des situations à incidents

émotionnels : « le refus de se laisser émouvoir, de se laisser avoir par les confidences… les

promesses des alcooliques […]. Railleries qui marquent la distance, le scepticisme par rapport

aux discours entendus ». Ainsi, l’humour au travail augmente indirectement le degré de

soutien social perçu.

L’humeur du groupe influence le comportement prosocial, l’absentéisme et la

performance (George & Brief, 1992) : le « climat émotionnel » (De Rivera, 1992)

correspond à un comportement de groupe comprenant une émotion dominante partagée. Ce

climat peut s’avérer source de performance (Haag & Laroche, 2009), et devient un

marqueur d’identité organisationnelle. L’identification à l’organisation influence le

comportement de l’individu, qui, s’il s’identifie au groupe, va penser et se comporter en

fonction des croyances, normes, et valeurs du collectif : « les expressions de l’émotion […] ne

sont ni facultatives ni acceptables par le groupe sous n’importe quelle forme. Dans des

circonstances affectant le groupe d’appartenance, l’expression de ces sentiments s’apparente

davantage à l’acquittement d’une charge ou d’un mandat par rapport à la collectivité »

(Paperman, 1995 : 181). Ce phénomène d’identification se produit « lorsque les croyances

Page 81: Les régulations individuelles et collectives des émotions

80

d’un individu à propos de son organisation deviennent auto-référentes ou auto-définissantes »

(Pratt, 1998 : 173). Il induit des affects plaisants pour l’individu (Garcia & Herrbach, 2006).

Cette identification se construit par les formations, forgeant un ensemble de croyances et

d’attitudes partagées par un collectif de travail identifié, par l’inscription des difficultés

psychologiques dans le collectif, par la culture de l’organisation, son histoire, la vision de la

psychologisation (Loriol et Caroly, 2008), interprétation psychologique construite

socialement. Par exemple, les « rituels » établissent un sentiment de solidarité, ainsi qu’un

désir de maintenir l’intégrité du rituel (Voronov & Weber, 2016 : 349). Ils lient la nature

impersonnelle des institutions avec l’expérience personnelle, à travers le collectif de travail.

Dans le cas des agents funéraires, la socialisation en actes des porteurs s’apparente à un

apprentissage collectif de la gestion émotionnelle : l’action de porter le cercueil est

professionnalisée, dans un objectif de reconnaissance collective de la légitimité de l’agent et

de sa compétence. Dans ce métier, la formation professionnelle, qui relève de la fonction RH,

constitue un indice de professionnalisation (Bernard, 2007 : 68).

Les codes et normes spécifiques à un groupe social contribuent à sa cohésion. Les

normes de comportement du groupe correspondent à des normes de clan (Ouchi, 1980). Elles

passent par des règles de présentation de soi, des normes de comportement, comme le respect,

ou non, d’horaires, les relations corporelles, les comportements extrêmes tolérés ou non, le

rapport au territoire, le rapport entre collègues (van Hoorebeke, 2008b).

Le soutien social reste un enjeu très fort de régulation des émotions au travail, dans la

mesure où il s’ancre dans une véritable culture professionnelle, comme chez les policiers

(Loriol & Caroly, 2008).

1.6.3. Le soutien social hiérarchique

Le soutien social professionnel doit provenir non seulement des collègues, mais aussi

et surtout de la hiérarchie (Cintas & Sprimont, 2011), sinon l’autorégulation collective, la

maîtrise des émotions du groupe, peine à se mettre en place (Ruiller, 2010). Les émotions

comprenant une composante motivationnelle importante, une des tâches managériales

consiste à inspirer le sens, la vision, la motivation, aux professionnels (Lurie, 2004 : 9). Pour

un apprentissage émotionnel en interne, le manager a pour fonction de donner du sens au

travail - par exemple par des retours d’expériences de situations critiques - (Bourion, 2006).

La construction de sens, dans le collectif de travail, provoque des émotions plaisantes dans

l’équipe, en situation de changement organisationnel (Bartunek & al, 2006). Plusieurs types

de leadership, ou positionnements adoptés par le manager, influencent le niveau de soutien

Page 82: Les régulations individuelles et collectives des émotions

81

social perçu par l’équipe. Le leader transformationnel manifeste de l’intérêt pour son équipe

et tente d’assurer le bien-être de tous, augmentant ainsi le soutien perçu et la satisfaction au

travail (Sosik & Megerian, 1999). Il transforme les valeurs et croyances des professionnels

pour les motiver à être performants et les encourager à développer leurs compétences. Le

leader transactionnel cherche à augmenter le sentiment de valorisation des contributions, et

accroît ainsi aussi le soutien perçu (Doucet & al, 2008). Il motive son équipe par l’utilisation

de récompenses, clarifie les objectifs, donne du retour d’informations, ou feedback,

récompense ou punit. La reconnaissance au travail réduit les risques psychologiques (Siegrist,

2004), alors que la non-reconnaissance des efforts et l’absence de récompense génèrent un

sentiment de déséquilibre effort-récompense, source de tension. En revanche, le leader dit

« laisser-faire » ne procure pas de soutien social aux professionnels.

Concernant le soutien des supérieurs, il n’est, étonnamment, pas fait mention dans la

littérature, du caractère émotionnel des situations de travail. Le supérieur possède un rôle de

soutien axé sur la latitude décisionnelle accordée, l’attention, l’écoute et le respect des

règles et efforts fournis. Initialement, le soutien institutionnel a vocation à renforcer

l’efficacité organisationnelle (Ruiller, 2010). Mais ensuite, le soutien social apporté par le

manager de proximité à son équipe, révèle un décalage entre les attentes émotionnelles des

professionnels et la perception effective. En effet, la plupart des professionnels mentionnent

que leur manager « n’est pas là pour eux » (Thévenet, 2009), donc ne se montre pas à leur

disposition lors d’incidents. Or, le manager constitue la première source, ou le premier

obstacle, au besoin de satisfaction des professionnels (Yukl, 2010). La disponibilité

émotionnelle du manager importe, afin de résoudre les problèmes des professionnels et du

collectif de travail, sans en créer de nouveaux (Bourion, 2006). Une étude, portant sur les

violences au travail au sein des hôpitaux, montre l’effet positif du soutien social

hiérarchique, alors que l’effet du soutien des collègues reste faible, sur la réduction de

l’épuisement professionnel (Cintas & Sprimont, 2011). La relation avec son manager s’avère

importante pour le bien-être du professionnel. Le manager de proximité doit donc impulser

des émotions plaisantes, montrer de la reconnaissance, du soutien, communiquer des objectifs,

s’impliquer dans la gestion des émotions au travail, dans l’objectif de résoudre les problèmes

du collectif de travail, sans en détériorer le lien social. Pour la survie de l’organisation, il

régule les risques « d’échauffements » dans le collectif (Bourion, 2006).

Les dimensions émotionnelles du management sont donc à considérer (Gond &

Mignonac, 2002). Le comportement du manager influence les émotions ressenties par les

professionnels de son équipe : la valence des émotions exprimées par le manager affecte celle

Page 83: Les régulations individuelles et collectives des émotions

82

de l’émotion du groupe. Les communications verbales managériales produisent des effets

émotionnels profonds sur les collectifs de travail, en particulier lors de situations critiques

(Haag & Laroche, 2009). Le manager peut encourager les émotions plaisantes au sein du

collectif de travail ; ces émotions autorisent la création de relations fortes au sein de l’équipe,

réduisent le stress perçu et développent des rôles clairs, une créativité, une joie au travail. Or,

les équipes obtiennent davantage de performances au travail lorsqu’elles ne ressentent pas de

stress, témoignent de moins d’épuisement et d’intention de quitter l’organisation, et affirment

une satisfaction au travail (Mikolajczak & al, 2011). Ainsi, le manager a intérêt à

développer et à mobiliser ses compétences émotionnelles (George & Brief, 1992), par

exemple ses capacités d’écoute, de communication, de compréhension, de gestion de conflits,

d’empathie, de rapports humains, de régulation des émotions chez lui et chez les autres

(George, 2000). Les capacités de gestion des Hommes s’approchent de la notion de

compétences émotionnelles (Goleman, 1998 ; George, 2000), elles-mêmes au cœur de la

performance organisationnelle (Goleman, 1998 ; Authayarat & Umemuro, 2012) : les

managers ont la tâche d’activer des compétences interpersonnelles, afin de mobiliser le

collectif de travail sur les objectifs (Cristol, 2010 : 345).

Le concept de soutien social explore les interactions sociales entre collègues et entre

les collègues et le management, et démontre les nombreuses vertus d’éventuelles stratégies de

régulation des émotions au travail. Cependant, ce concept de « régulation émotionnelle

collective » reste hypothétique et absent de la littérature.

La régulation sociale de Reynaud (1988), bien que ne traitant pas explicitement du

soutien social, étudie les relations, interactions et négociations entre la régulation de contrôle

et la régulation autonome, ces interactions produisant des règles sociales créées et consenties

par les différentes parties prenantes. Néanmoins, bien que la littérature sur la théorie de la

régulation sociale (Reynaud, 1988) ne fasse pas référence à une « régulation émotionnelle

collective », elle sous-entend les questions de sentiments et d’affects dans l’élaboration de la

régulation conjointe.

Page 84: Les régulations individuelles et collectives des émotions

83

1.6.4. La composante émotionnelle de la régulation sociale (Reynaud, 1988)

Reynaud (1988) considère l’organisation comme un système de règles autonomes et

de contrôles, règles au cœur de l’action sociale. Il aborde l’aspect suivant : « celui du rapport

entre les règles qui viennent de la direction, qui descendent du sommet vers le bas (nous les

appellerons règles de contrôle) et celles qui sont produites, dans l’entreprise, par les groupes

d’exécutants eux-mêmes (nous les appellerons règles autonomes) » (Reynaud, 1988 : 6).

Selon la théorie de la régulation sociale, théorie de l’action collective, les acteurs

assurent la régulation sociale dans l’organisation, y participent activement, élaborant des

règles sociales par l’action et les interactions. « Une règle n’est pas, par elle-même, une règle

de contrôle ou une règle autonome. Elle ne l’est que par la place de celui qui l’émet et par

l’usage qui en est fait. Contrôle et autonomie désignent un usage de la règle et non sa nature »

(Reynaud, 2003 : 104). Le consentement donne sa légitimité à la règle, cette dernière

n’existant que par son usage, demeurant une réalité vivante entraînée par une régulation

(Reynaud, 1997 : 296) : « la règle est une réalité collective que les dispositifs et les

institutions ne suffisent pas à faire exister car il y faut l’engagement des acteurs » (de Terssac,

2013 : 26). L’activité de régulation représente le principe fondateur de l’action sociale. La

figure 7, tirée de Khalil et Dudezert (2014 : 58) schématise la théorie de la régulation sociale

de Reynaud (1988).

Figure 7 : Formation de règles par les acteurs

(Reynaud, 1988 et 1997) (Khalil & Dudezert, 2014 : 58)

La régulation de contrôle désigne l’influence exercée par la hiérarchie, l’autorité

formelle sur le groupe de travail. Les règles explicites, ou officielles, fixent les responsabilités

en cas de faute, les sanctions applicables, l’arbitrage des différends. Ces règles, développées

par le management, constituent des ressources pour le collectif, assurent et fondent le cadre

d’action de l’équipe. Une ligne directrice claire et partagée, une structure facilitante, une

Relation d’interaction

Engendre

Page 85: Les régulations individuelles et collectives des émotions

84

répartition nette des rôles, constituent les règles de contrôle et encadrent l’action. La

régulation de contrôle correspond à la prescription des activités, et à la modulation des

rémunérations par le management et la fonction RH, en situation de subordination stricte.

L’organisation a le pouvoir de contraindre, par exemple en imposant des horaires d’entrée et

de sortie.

D’après la typologie des régulations de Reynaud (1997), la régulation autonome est

constituée de normes sociales construites à l’intérieur-même du groupe de travail, dans

l’informel. Ces règles locales sont contestataires mais aussi gestionnaires. Les opérateurs et

leurs managers produisent un travail d’organisation, une action d’adaptation, d’ajustement

local des règles prescrites, à la réalité et aux contraintes du travail (de Terssac, 1992) : « une

construction des règles locales, souvent tacites, permettant de faire le travail et consistant à

construire une cohérence entre les prescriptions de l’organisation et les contraintes de l’action

concrète » (Detchessahar, 2011 : 93). Ces règles implicites « guident les procédures effectives

de travail, de collaboration, de décision, elles assurent le fonctionnement quotidien de

l’organisation » (Reynaud, 1988 : 5) : « souvent, les salariés adoptent eux-mêmes, et parfois

‟clandestinement”, des solutions en dehors de l’intervention concertée de l’entreprise.

Confrontés à des situations délicates, les salariés sur le terrain pourraient trouver eux-mêmes

des solutions et acquérir de nouvelles compétences, utiles, in fine, à l’entreprise » (Moisson &

al, 2009 : 229). Ce type de régulation s’appuie sur une culture commune, des gestes, un

langage et des valeurs partagées (Reynaud, 1988). La régulation autonome, fixant les

modalités de l’exercice d’une compétence collective, permet aux acteurs d’agir ensemble dans

l’activité de travail, en réinterprétant le cadre posé par les règles de contrôle, voire en le

dépassant (Chédotel & Khromer, 2014). Elle manifeste que les acteurs, auxquels le contrôle

s’adresse et s’applique, disposent d’une autonomie qui leur donne le moyen de s’y opposer,

de reconstruire des règles sociales adaptées au travail réel. Par exemple, Bernard (2007) dans

son étude sur les agents funéraires, met en exergue que la régulation collective des émotions

forge parfois l’incorporation de la compétence dans les gestes effectués par l’ensemble des

agents - par exemple visser le cercueil sans forcer, porter le cercueil -, nécessitant une

coordination du collectif de travail afin d’adapter et harmoniser les conduites.

Dans toute l’organisation se met en place une régulation conjointe, rencontre entre

la régulation de contrôle et la régulation autonome (Reynaud, 1988), issue des échanges et

des interactions (Bréchet, 2008), facteurs de légitimité de l’existence de règles. Cette jonction

crée « un ensemble de règles qui sont acceptables pour les deux parties, par exemple parce

qu’elles combinent harmonieusement règles de contrôle et règles autonomes ; plus

Page 86: Les régulations individuelles et collectives des émotions

85

fréquemment parce qu’elles arbitrent de manière acceptable sur les points où les parties

s’opposent » (Reynaud & Reynaud, 1994 : 230). Ces deux facettes de la régulation sociale se

rejoignent, s’affrontent immanquablement, et se complètent, afin de construire des « règles de

fonctionnement acceptables, fruit d’initiatives, de répliques, de négociations et d’arbitrages,

dans une conjoncture donnée » (Reynaud, 2003 : 113). Régulation de contrôle et régulation

autonome se retrouvent dans l’élaboration d’un compromis, d’un équilibre entre règles

bureaucratiques et règles implicites de la vie locale. Ce processus de régulation sociale

produit des règles intra-organisationnelles. Les logiques des différents acteurs se confrontent

dans la nécessité d’accomplir l’activité. Ainsi, travail prescrit et travail réel se rencontrent :

dans le cadre du travail prescrit, les consignes sont données par le management. Le travail réel

représente le travail qu’exécute vraiment l’opérateur (Reynaud, 1988 : 15). En émergent des

règles négociées par les différentes parties prenantes, dont l’objectif réside dans la réalisation

effective de l’activité, et la satisfaction tant des clients ou usagers, que des professionnels.

L’activité de régulation produit la règle (Bréchet, 2008). Les règles produites par la régulation

sociale sont incertaines, provisoires, révisables par l’échange social : les acteurs sociaux

souhaitent les maintenir, les modifier, ou les supprimer : « l’acteur cherche à justifier auprès

d’autrui les principes ou maximes qui fondent ses actions, en postulant et réclamant que ceux-

ci aient une valeur, si ce n’est universelle, du moins généralisable. En cherchant à en faire des

règles acceptables et légitimes, l’acteur contribue à la formation et la transformation des

règles, à la régulation qui naît des interactions entre les acteurs » (Reynaud, 1997 : 15).

« La théorie de la régulation sociale souhaite que les diverses disciplines des sciences

sociales collaborent, pour aborder avec plus de pertinence l’action collective et la

coordination » (Bréchet, 2008 : 16). Cependant, cette théorie n’a fait l’objet d’aucun

rapprochement avec d’autres disciplines en lien avec l’activité, comme la GRH, la

psychologie du travail, la psychodynamique du travail, l’ergonomie, les comportements

organisationnels, à propos de la composante émotionnelle travail. Van Hoorebeke (2003)

suggère une mise en relation entre la question du management des émotions au travail et

la théorie de la régulation sociale de Reynaud (1988). D’une part, l’auteure propose un

ajustement conjoint entre organisation et individu, la première mettant à disposition des

moyens de régulation des émotions, le second adaptant son travail émotionnel à

l’organisation. D’autre part, l’auteure envisage de « rapprocher les normes organisationnelles

et occupationnelles des émotions ressenties en fonction des expériences et attentes des

employés » (van Hoorebeke, 2003 : 12).

Page 87: Les régulations individuelles et collectives des émotions

86

Durkheim fait référence aux formes de régulations sociales, en particulier à la

complémentarité entre deux dimensions de l’ordre social : la régulation et l’intégration, toutes

deux empreintes d’émotions et d’affects. La régulation au sens durkheimien s’approche de la

régulation de contrôle (Reynaud, 1988), en ce qu’elle considère la nécessité d’un corps de

règles sociales, d’un système normatif. L’intégration rejoint en revanche la régulation

autonome (Reynaud, 1988), en ce qu’elle réside dans la nécessité d’une « conscience

collective » forte et partagée (Durkheim, 1925). La régulation durkheimienne agit sur

l’individu de l’extérieur ; l’intégration, de l’intérieur. Durkheim attribue une place centrale

aux émotions, dans l’analyse de l’ordre social, et leur reconnaît un rôle déterminant dans le

changement social. Pour lui, l’action sociale est une action émotionnelle, « affectuelle »,

socialisée : « l’action sociale durkheimienne est donc remarquable en ce qu’elle procède à la

fois d’une ‟spontanéité” (les buts de l’action, nos ‟préférences” s’imposent à nous de façon

quasi émotionnelle) et d’une rationalité objective (nous avons raison de respecter les règles

morales) » (Cuin, 2001 : 98).

La régulation autonome de Reynaud (1988) fait écho à l’organisation informelle

(Roesthlisberger & Dickson, 1939) « profondément enracinée dans les sentiments et

l’affectivité » (Reynaud, 1988 : 6). Cependant, Reynaud (1988) précise que la régulation de

contrôle implique aussi une logique de sentiments et d’affectivités, et que, de plus, dans la

régulation autonome, il ne s’agit pas que de sentiments et d’affectivités. En effet, la régulation

autonome produit, elle aussi, des règles sociales (Reynaud, 1988 : 10). Reynaud n’évoque pas

l’existence de règles sociales émotionnelles dans sa théorie de la régulation sociale. Or, dans

les organisations, l’émotion n’est pas toujours spontanée, mais doit être interprétée, réprimée,

suscitée, contrôlée : « nous essayons de gérer ce que nous ressentons conformément à des

règles implicites » (Hochschild, 2003a : 45). Selon le point de vue interactionniste de

Goffman, les individus tentent de se conformer à ces règles sociales de gestion des émotions,

à la fois extérieurement et intérieurement (Goffman, 1973). Il est possible de sanctionner le

« mauvais sentiment » (Hochschild, 2003a : 37). « De nombreux employés demandent une

appréciation des règles d’affichage, des règles de sentiments » (Hochschild, 2003a : 44). Peut-

on parler de régulation émotionnelle conjointe ? S’il existe des règles sociales des émotions,

alors existe-t-il une régulation sociale émotionnelle ? Jeantet (2003), dans son étude sur les

émotions au travail et les conditions de travail des guichetiers de La Poste, met en évidence

l’élaboration de stratégies collectives informelles, implicites, de régulation des émotions au

travail, face à certaines émotions déplaisantes nées des contacts avec le public. Les guichetiers

utilisent alors les ressources à leur disposition, et inventent des stratégies de régulation des

Page 88: Les régulations individuelles et collectives des émotions

87

émotions, se transmuant en règles sociales émotionnelles implicites : par exemple,

l’organisation et les pratiques exigeant des guichetiers qu’ils se déplacent régulièrement dans

les « coulisses » de l’activité (Goffman, 1973), hors de vue du public, ces derniers profitent de

ces espaces pour échanger avec leur collègues, parfois se moquer de certains clients pénibles,

prendre de la distance avec la charge émotionnelle. Cette stratégie, ancrée dans l’activité et les

routines des guichetiers, semble relever de ce que nous nous proposons de nommer

« régulation émotionnelle collective », en l’occurrence une régulation autonome, ne

mettant pas en défaut la régulation de contrôle initiale.

1.6.5. Synthèse et questionnements théoriques

Le soutien social pouvant revêtir différentes formes (Stroebe & al, 1996), nous

distinguons tout d’abord le soutien social professionnel du soutien social hors travail (Karasek

& Theorell, 1990 ; Bruchon-Schweitzer, 2002). Le soutien social professionnel renforce les

qualités individuelles, collectives et organisationnelles par la régulation des émotions, les

interactions sociales et le partage émotionnel (Ruiller, 2012) qu’il entraîne. Le soutien social

des collègues, soutien émotionnel et affectif au travail (Ruiller, 2010), soutien socio-

émotionnel, stabilise l’action (Ricoeur, 1990), autorise l’évacuation et la reconnaissance des

émotions, la performance en situation de travail (Barsade & Gibson, 2007) par les échanges

formels ou informels (Lewis, 2008) entre collègues.

L’instauration d’espaces de discussion (Detchessahar, 2011) rapproche le collectif de

travail et facilite la cohésion sociale (van Hoorebeke, 2008a) ; les groupes de paroles

« contiennent » (psychologiquement) les tensions au travail (Mellier, 2003 ; Mariage &

Schmitt-Fourrier, 2006). L’humour au travail, stratégie de distanciation, maintient les liens

sociaux (Peneff, 1992), et le climat organisationnel crée une ambiance et des us, propices à

l’identification organisationnelle et à l’élaboration de stratégies collectives de régulation des

émotions.

Le soutien social du manager, primordial (Cintas & Sprimont, 2011), permet de mettre

en place une forme d’autorégulation collective (Ruiller, 2010). Le manager de proximité a

pour rôles d’impulser du sens, de reconnaître le travail, de réguler les tensions au travail dans

le collectif (Detchessahar, 2011). Néanmoins, la littérature ne fait pas expressément

référence au caractère émotionnel de ce type de soutien, alors même que le manager de

proximité remplit un rôle primordial dans la régulation des émotions au travail (de

Gaulejac, 2011 ; Remoussenard & Ansiau, 2014).

Page 89: Les régulations individuelles et collectives des émotions

88

La littérature traite du soutien social en faisant référence à des stratégies de

distanciation, d’ajustement (Lazarus & Folkman, 1984), de moyens de gérer le stress face à

des situations à incidents émotionnels (La Rocco & Jones, 1978), et non en évoquant une

régulation émotionnelle au sens de Gross : « process par lesquels les individus modifient la

trajectoire d’une ou plusieurs composantes de la réponse émotionnelle » (Gross, 1998 : 250).

Cette hypothétique « régulation émotionnelle collective », « outil » de travail (Jeantet,

2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013) revisiterait la théorie de la

régulation sociale de Reynaud (1988), en y intégrant la composante émotionnelle en jeu

dans les collectifs de travail, composante fréquemment sous-entendue par la théorie, mais

cependant ni nommée, ni affirmée, en tant que réalité sociale dans l’organisation.

Transition inter-chapitre

Le chapitre ci-dessus a exposé les différents positionnements théoriques de la présente

étude, ainsi que quelques questions de recherche quant à l’examen des émotions au travail,

qui se posent à la réflexion par rapport à la GRH. Cette recherche sur les émotions au travail

s’intéresse à deux aspects principaux sur lesquels l’objet de recherche agit : la santé au travail

des professionnels, et la qualité de service ou d’intervention. Le chapitre qui suit présente la

relation d’intrication entre travail, santé et émotions, à travers le prisme des risques

psychosociaux (RPS), de la qualité de vie au travail (QVT) et du bien-être au travail. Il met en

relief les relations établies, dans la littérature, entre les émotions au travail et, d’une part,

certaines manifestations pathologiques des RPS dans l’organisation, et, d’autre part, les

impacts sur la performance au travail, puis pointe les manquements et contradictions

théoriques.

Page 90: Les régulations individuelles et collectives des émotions

89

Chapitre 2 : Management et santé au travail

Introduction du chapitre 2

Ce chapitre expose l’imbrication entre travail, santé et émotions. Dans un premier

temps, les approches par les risques psychosociaux (RPS), la qualité de vie au travail (QVT)

ainsi que le bien-être au travail seront présentées et mises en perspective au regard de la

question de l’émotion au travail. Un deuxième temps évoquera les manifestations des RPS,

telles que le stress, l’épuisement professionnel, et les situations de mal-être au travail,

précisant et renforçant la prégnance de la problématique émotionnelle au travail, tant au

niveau des enjeux individuels, comme la santé du professionnel, que des enjeux

organisationnels, comme le taux d’absentéisme, indicateur de non-performance (Thévenet,

1981) et la qualité d’exécution de la tâche. Dans un troisième temps, il sera question de

l’impact de différentes régulations des émotions et outils de gestion des émotions sur la santé

du professionnel et sur l’organisation.

2.1. Travail, santé, émotions : d’une approche pathogénique des

risques à un processus salutaire

Travail, santé et émotions entretiennent des rapports mettant en jeu le bien-être

physique et psychique du professionnel, ainsi que la qualité de service. Afin de traiter des

rapports entre ces trois notions, une approche pathogénique5, par les RPS, peut se combiner

avec une approche « salutogénique », par la QVT et le bien-être au travail.

2.1.1. Analyse du rapport entre travail et santé

Le professionnel, par le travail qu’il fournit à l’organisation, met en mouvement son

corps, son esprit, sa conscience. Ainsi, travail et santé, deux concepts multidimensionnels, se

lient de manière inextricable. Pour saisir la question de la santé au travail, et du travail « en

santé », il importe de considérer une ou des situation(s) de travail par rapport aux activités

réelles et réalisées par le(s) professionnel(s), au-delà de l’activité prescrite et des conditions

de travail officielles.

5 Relatif à la pathogénie. Processus, ou étude du processus provoquant une souffrance.

Page 91: Les régulations individuelles et collectives des émotions

90

2.1.1.1. La relation entre travail et santé

Selon la définition du Bureau International du Travail (BIT), la santé correspond à la

promotion et au maintien du niveau le plus élevé possible de bien-être. Considérée en tant

qu’état, la santé relève d’un bien-être physique, psychique et social, avec absence de

pathologies avérées. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) la définit en 1946 lors de la

Conférence internationale pour la santé, à New York, et intègre cette définition dans la

Constitution de l’OMS : la santé correspond à un état alliant non seulement une absence de

maladie ou d’infirmité, mais aussi un état de complet bien-être physique, mental et social.

Une bonne santé mentale signifie être capable d’établir un équilibre entre tous les aspects de

sa vie : physique, psychologique, spirituel, social et économique6. La santé se définit donc

comme l’absence de manifestations négatives et la présence de manifestations positives

(Dejours, 1995). L’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE)

considère que la santé mentale recouvre le bien-être et la capacité à faire face à l’adversité7.

Keyes et Lopez (2002) précisent que la santé mentale complète combine un niveau élevé de

symptômes de bien-être émotionnel, psychologique et social, avec une absence de maladies

mentales récentes. Ce concept multidimensionnel se rapporte à un processus dynamique ne

relevant pas d’un don de la nature (Valette, 2005).

Travail et santé sont étroitement liés (Lachmann & al, 2010), le travail apparaissant

comme un facteur de santé et de réalisation personnelle. Le travail, en tant qu’activité

professionnelle, joue un rôle déterminant dans le développement et la construction de la

santé (Debout & al, 2009). Construire la santé au travail implique de « construire du sens »

(Detchessahar, 2011), la santé résultant d’une construction individuelle, culturelle et sociale

(Clergeau & al, 2006). La santé au travail constitue un « enjeu majeur de santé publique

mais aussi de GRH, dans les organisations » (Barel & Frémeaux, 2012 : 70). Cependant, la

santé et la sécurité au travail (SST), représentent un thème isolé dans les sciences de gestion et

la GRH (Abord de Chatillon & Bachelard, 2006).

Travail et santé ont historiquement été considérés par la psychopathologie du travail,

ou étude du rapport entre travail et santé mentale, dans les années 1950. Cette discipline tend

à trouver l’origine des troubles nés de l’activité, dans les conditions de travail (Loriol &

Caroly, 2008). Puis, dans les années 1970, il fut question de psychodynamique du travail,

6 OMS (2001), Organisation Mondiale de la Santé - Atlas : mental health resources in the world, Genève,

World health organization, department of mental health and substance dependence. 7 OCDE (2008), Organisation de Coopération et de Développement Économique - Perspectives de l’emploi de

l’OCDE, Paris, Éditions OCDE.

Page 92: Les régulations individuelles et collectives des émotions

91

discipline ayant pour ambition d’élaborer une théorie générale du rapport subjectif au travail

(Dejours, 2015). La psychodynamique du travail cherche à comprendre ce que la personne vit

au travail, comment elle mobilise ses ressources individuelles et collectives, et donne sens à

son activité. Elle considère l’individu comme un Être affecté : le corps est une corporéité, et la

souffrance un affect (Molinier & Flottes, 2012). Désormais, les approches, en clinique du

travail, regroupent les courants suivants : psychopathologie du travail, psychodynamique du

travail étudiant les processus intersubjectifs - collectifs et règles de métier - mobilisés par les

situations de travail, clinique de l’activité et psychologie sociale. Il s’agit de soigner le travail

et non les Hommes (Molinier & Flottes, 2012).

Les recherches rattachées à ces différentes disciplines étudient la souffrance et le

plaisir au travail, la souffrance correspondant à la façon dont un individu mobilise ses

ressources subjectives, sociales et techniques pour faire face aux exigences du travail

(Karasek, 1979). Cependant, « les effets du travail sur la santé demeurent largement

méconnus » (Crespin & al, 2008 : 253). Il est difficile de retracer les troubles de la santé liés

au travail, car certains risques s’expriment dans le temps, entre exposition et manifestation. Il

existe aussi une variabilité importante entre les individus, concernant les questions de santé.

Lorsque la « maladie » est perçue dans les organisations comme une anomalie, les managers

auront la tentation de ne recruter que ceux qui ont le moins de troubles de la santé, et

d’assimiler « arrêts de travail » à « arrêts maladie » (Detchessahar, 2001). Ainsi, les

investigations en santé au travail s’avèrent complexes. D’autant plus qu’en France, travail

et santé concernent deux ministères distincts : il existe peu de coopération entre médecins

du travail et médecins-praticiens. De ce fait, le problème de l’imbrication entre travail et santé

se voit traité, en France, de manière segmentée. Pourtant, l’environnement de travail importe

pour la santé de l’individu car il « s’inscrit dans le temps et se situe à chaque moment dans

l’histoire de la personne et de l’environnement dans lequel celle-ci vit et agit » (Laville,

1995 : 367). Pour Laville (1998), c’est par l’activité professionnelle que va se construire ou se

déconstruire la santé au travail.

La souffrance au travail, dimension subjective du vécu psychique, se rapporte à ce qui

est désagréable ou déstabilisant. La notion de souffrance au travail a été initiée par les travaux

de Dejours dans les années 1980. Elle rassemble des états infra-pathologiques ; Dejours et

Molinier parlent de « normalité souffrante » (Dejours & Molinier, 1994). La souffrance au

travail inclut trois processus : « 1) un processus de causalité circulaire à rétroaction négative,

2) un processus parallèle montrant les interrelations dynamiques entre les dimensions

organisationnelles et la vie psychique des sujets (Alderson, 2004) […] et 3) un processus

Page 93: Les régulations individuelles et collectives des émotions

92

d’érosion des ressources subjectives » (Safy-Godineau, 2013 : 19). On peut parler de santé au

travail si le plaisir prime sur la souffrance (Clot, 2010). Cette souffrance correspond au

résultat d’une érosion effective ou potentielle des ressources subjectives, ressources

permettant à l’individu de se définir (Hobfoll, 1989). Ainsi, c’est la façon dont l’individu va

mobiliser ses ressources subjectives, sociales, informationnelles, techniques, afin de faire face

à l’intensité du travail, qui va générer ou non de la souffrance (Karasek, 1979). Pour

Deslandes (2015), souffrance et joie s’opposent, forment un miroir à double face des

organisations (Deslandes, 2015 : 8) : « si la souffrance est la maladie de la vie, sa santé est la

joie ». S’agissant de joie ou de souffrance au travail, le management apparaît comme remède

ou poison, remède et poison (Deslandes, 2015). Le concept de souffrance psychique au travail

résulte de la confrontation de l’individu à l’organisation du travail (Dejours, 2001). La théorie

de la conservation des ressources (Hobfoll, 1989) mesure ce concept (Safy-Godineau, 2013).

Quatre types de ressources coexistent : les ressources matérielles, les ressources relatives à la

condition (la santé, le statut), les ressources personnelles (les habiletés, la personnalité,

l’estime de soi) et les ressources énergétiques (Rossano & al, 2015).

Particulièrement dans les métiers à risques, il peut exister une dénégation de la

souffrance au travail, à l’origine de conduites ordaliques (Canino, 2005). Le cas des métiers

à risques offre une vision particulière de la souffrance au travail. Le terme « risque », du latin

secare, signifiant « rompre », correspond à une rupture de prévision ou d’intention : « la

souffrance est attachée au risque de la rupture d’un ordre de prévision. C’est le revers de

l’intentionnalité » (Canino, 2005 : 43). Dans ces métiers, le déni d’émotions déplaisantes se

construit alors comme une stratégie défensive et collective face au rapport intentionnel de

l’Homme au danger, afin de protéger les professionnels de la souffrance potentielle que ces

métiers comportent : « cette intentionnalité aboutit dans le monde du travail à la mise en

œuvre de stratégies collectives de coopération défensive qui se caractérisent par la dénégation

de la peur et de la souffrance. Le déni y est fallacieusement assimilé au courage » (Canino,

2005 : 44). Dans les métiers dits masculins, empreints de virilité, dans lesquels les

professionnels se plaignent peu du stress et de l’épuisement (Lhuilier, 1987 ; Monjardet,

1996), le courage et la force dominent : il s’agit de faire taire ses peurs, ce qui conduit

éventuellement à un déni de peur et à une absence de soutien psychologique, facteurs associés

à une augmentation de la souffrance (Payette, 1985). Pourtant, pour Loriol (2016), le déni de

peur constaté dans les milieux policiers, en brigades Police Secours et brigades de proximité,

ne se rapporte pas toujours à de la souffrance, mais à une stratégie collective de défense

(Lhuilier, 2006 ; Pruvost, 2007), dans laquelle la régulation des émotions par le collectif se

Page 94: Les régulations individuelles et collectives des émotions

93

présente comme un moyen efficace de prévenir la souffrance au travail. Pour Dejours

(2001), l’identité constitue le noyau central de la santé au travail. Cette dernière ne peut se

dissocier du sens trouvé et donné au travail. L’individu a besoin d’éléments structurants pour

un édifice identitaire. La conception que l’individu a de son travail joue un rôle essentiel dans

la conception de lui-même et dans l’identification sociale. Les interactions entre collègues

permettent au groupe de définir ce qui est une erreur et ce qui ne l’est pas, dans une matrice

sociale particulière (Hughes, 1996).

De la santé du professionnel va dépendre la réalisation du travail, la qualité du service

rendu : « la santé des salariés est une source incontestable d’efficacité dans le travail, et donc

de performance individuelle et collective. Travail et santé entretiennent même une double

relation : d’une part, la santé est la condition d’un travail de qualité. D’autre part, le

travail, effectué dans des conditions adéquates, est facteur de santé et de réalisation

personnelle » (Lachmann & al, 2010 : 6). Étudier la santé au travail suggère d’étudier

l’activité de travail dans sa globalité, en appréhendant l’activité prescrite, l’activité réelle et

l’activité réalisée.

2.1.1.2. Travail prescrit, travail réel et travail réalisé

Le travail peut représenter un facteur de stress (Caroly, 2011). La complexité d’établir

le rôle du travail dans les facteurs de RPS, réside dans son caractère multifactoriel (Huez,

2008). Pour comprendre la relation entre travail et santé, il convient de regarder du côté de

l’organisation du travail (Caroly, 2011) : « la victimologie, étayée sur une psychopathologie

qui méconnait le travail, ne permet pas de remonter à l’analyse du travail, de ses conditions et

de son organisation. Elle est une thérapeutique symptomatique et non étiologique » (Dejours,

2007 : 94). Le problème de la santé au travail réside dans l’organisation du travail ; il s’agit

par exemple de l’aggravation des violences des usagers et des violences dans le travail

(Detchessahar, 2011), dans le cas des soignants. Le fonctionnement organisationnel constitue

un facteur important de malaise et d’anxiété au travail (Caroly, 2011). Les contraintes

psychosociologiques et organisationnelles génèrent des tensions au travail, par exemple lors

de contradictions entre les moyens donnés par l’organisation du travail au professionnel et la

situation de travail effective, ou lors de conflit entre la vision du travail bien fait et de la

qualité prescrite par l’organisation, et la qualité attendue par le client, ou l’usager. La santé du

professionnel dépendrait de la capacité de l’organisation à prévenir les contradictions entre

les exigences au travail, les moyens mis à disposition des professionnels et l’évaluation

Page 95: Les régulations individuelles et collectives des émotions

94

des résultats (Detchessahar 2011). Une absence de cohérence entre la réalité du travail, la

reconnaissance et la rétribution génère des tensions internes (Clergeau & Pihel, 2010b).

Les nouvelles organisations du travail ne sont pas directement la source de la

souffrance au travail : le problème ne relève pas inévitablement du modèle d’organisation

mais des désorganisations générées pendant la mise en place de la nouvelle organisation

(Detchessahar, 2011) ; la manière dont l’organisation conduit le changement importe en effet

(Remoussenard & Ansiau, 2014). Ainsi, lorsque certains employés ne parviennent pas, voire

refusent de s’adapter à un changement organisationnel, la cause de cette résistance provient de

difficultés à gérer certaines émotions déplaisantes (Remoussenard & Ansiau, 2014).

Afin de comprendre et d’appréhender les facteurs psychosociaux, une orientation

ergonomique amène le spécialiste des risques à examiner les conditions de réalisation du

travail réel, au-delà du travail prescrit (Caroly, 2011 : 367). Face au travail, terme dont

l’étymologie se rattache à l’effort, ou tripalium, le management a pour rôle de définir le

travail, ce qu’il doit être dans l’organisation. Or, l’effort réel de l’individu, son tripalium,

ressort d’une subjectivité, que les techniques d’évaluation de la performance ne parviennent

pas à approcher (Deslandes, 2015). L’invisibilité du travail réel, sa dissimulation, augmente

la pénibilité psychique : « la production d’un simulacre met en scène une contrefaçon du

travail qui contribue massivement à la méconnaissance des processus de dégradation de la

santé au travail » (Detchessahar, 2011 : 33). Du fait du solide arrimage entre santé et travail,

l’analyse de l’activité doit s’effectuer nécessairement dans le réel de l’activité, et non pas

en dehors, car « la subjectivité, les agencements, les interprétations de l’opérateur, ses

représentations de ce qu’est un travail de qualité sont nécessaires à l’accomplissement de la

tâche » (Dagot & Périé, 2014 : 157).

Or, l’étude des conditions de travail, comme « ensemble des facteurs déterminant la

conduite du travailleur » (Leplat & Cuny, 1977 : 57), n’aboutit qu’à l’examen des

prescriptions, ce qui s’avère trop restrictif car, parfois, des augmentations de taux

d’absentéisme ou de malaise au travail se produisent, alors même que les conditions de travail

s’améliorent au sein d’une organisation. Ce constat, tout d’abord paradoxal, reflète, en réalité,

une éventuelle augmentation des contraintes psychiques (Detchessahar, 2011 : 40). Prenant le

cas des soignants, Detchessahar (2011) précise que « si les conditions de travail connaissent

une amélioration sensible du fait des rénovations réalisées, les représentations de l’‟objet” du

travail et de leur fonction défensive […] sont fragilisées par l’injonction à l’humanisation »

(Detchessahar, 2011 : 40). Ainsi, afin d’analyser et de comprendre le lien entre travail et

santé, il convient de regarder du côté du travail réel et réalisé, de l’activité empêchée,

Page 96: Les régulations individuelles et collectives des émotions

95

paralysée, contrariée, suspendue (Lhuilier, 2010) : « le réel de l’activité, c’est aussi ce qui

ne se fait pas, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir… ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce

qu’on pense pouvoir faire ailleurs… ce qu’on fait pour ne pas faire ce qu’on nous demande de

faire, ce qui est à refaire et tout autant ce qu’on a fait sans avoir voulu le faire » (Clot, 2008 :

89) ; « l’activité possède un volume qui déborde l’activité réalisée » (Clot, 2001 : 14).

Le professionnel doit opérer un travail d’organisation de son activité, pour réaliser son

propre travail (de Terssac, 1992). En effet, les professionnels subissent les contradictions

entre le travail prescrit, le travail réel, et le travail réalisé (Detchessahar & Journé, 2007). Si

ces contradictions ne sont pas prises en charge par l’organisation, la santé du professionnel

peut se dégrader.

Face à des situations de travail mettant en jeu des perspectives psychiques,

psychologiques et sociales, relativement à la santé du professionnel, l’émergence de la

prévention des RPS, de la QVT et du bien-être au travail permet aux professionnels de la

santé au travail et de la fonction RH de s’emparer de cette problématique, par le biais d’une

prise de conscience de son importance par l’organisation, que cette dernière en soit obligée

par la loi, et / ou contrainte par des problèmes d’absentéisme, d’image, de performance, ou de

responsabilité sociale.

2.1.2. Les risques psychosociaux : une approche pathogénique de la santé au

travail

L’émergence et l’institutionnalisation de la question des RPS dans les organisations,

en parallèle avec une tertiarisation de l’économie renfermant une nouvelle vision du risque au

travail, a permis aux organisations et aux professionnels de la santé au travail de commencer à

appréhender de manière plus objective les questions de santé et d’émotions au travail.

2.1.2.1. Secteur public, secteur privé : la lente institutionnalisation des RPS

« Le risque est, par définition, potentiel et abstrait : sa représentation passe par

l’identification d’une source ou d’une situation dangereuse » (Detchessahar, 2011 : 36).

L’émergence de la problématique des RPS exige de la GRH une prise en compte

manifeste du rôle des émotions au travail. La thématique des RPS, mobilisant les

professionnels de la GRH, les managers, les préventeurs des risques, et tout professionnel

concerné par les conditions de travail et la santé au travail, intègre la question des émotions.

La composante émotionnelle au travail retentit sur la santé du professionnel (van Hoorebeke,

Page 97: Les régulations individuelles et collectives des émotions

96

2008b ; Monier, 2014). Or, cette question se rapporte à la GRH. Ces dernières années, la GRH

acquiert de plus en plus d’attributions d’actions concernant la santé et la sécurité des

professionnels (Ughetto, 2011 ; Leroux & van de Portal, 2011).

Les RPS - contraction de « facteur psychosocial » et « facteur de risque » (Zawieja &

Guarnieri, 2014) -, emblèmes de la reconstruction d’un problème de conditions de travail, ont

connu une institutionnalisation laborieuse. La thématique des conditions de travail, à

combiner avec l’« humanisation du travail », atteint son apogée dans les années 1970, après le

taylorisme. Le courant socio-technique tend à améliorer les conditions de travail des ouvriers.

Du côté de l’épidémiologie sociale suédoise, les travaux précurseurs de Lennart Levi et Bertil

Gardell (Marichalar, 2014) dans les années 1970, donnent naissance aux RPS, affiliés à la

notion de « contrôle » du travailleur sur son propre travail. Ces recherches suédoises au

service d’une politique sociale réformiste ont influencé la législation suédoise.

Dans les années 1990, l’essor de l’intensification du travail (Gollac & Volkoff, 1996),

amenant à un sentiment de manque de temps et d’impuissance à réaliser le « travail bien fait »

(Raveyre & Ughetto, 2006), conduit à des méthodes de management néfastes, dites

« méthodes de management par le stress » (Ughetto, 2011). Les travaux de Marie-France

Hirigoyen (1998), à propos de violence psychique et de harcèlement moral, interpellent alors

l’opinion publique. Les plaintes augmentent, alors que les modes d’organisation se

transforment, dans tous les secteurs (Detchessahar, 2011). Les niveaux hiérarchiques

s’aplatissent, et apparaissent des phénomènes de déconcentration, d’augmentation des

interdépendances, des impératifs de coordination horizontale, une augmentation des exigences

de qualité et de délai, une croissance des procédures de reporting, de nouvelles contraintes de

productivité (Albert & al, 2003 : 16). La contrainte de « productivité - débit » (Gollac &

Bodier, 2011) s’ajoute à une intensification cognitive, subjective, du travail (Clot, 2010).

Le travail se complexifie, et les professionnels doivent faire vite et bien, faire preuve de

réflexivité et accomplir des tâches variées, ce qui provoque alors le sentiment de ne jamais

pouvoir faire du « travail bien fait » (Raveyre & Ughetto, 2006). Zarifian (1995) pointe

l’accroissement de trois contraintes : les contraintes industrielles, c’est-à-dire le respect des

normes quantitatives et qualitatives ; les contraintes marchandes, ou satisfaction du client ou

usager ; et les contraintes événementielles, le professionnel devant répondre rapidement à

l’aléa. Se rajoutent à ces contraintes, les injonctions paradoxales, génératrices de tension

psychique (Detchessahar, 2011). Ces nouvelles exigences de travail, et ce nouveau

management des Hommes (Clot, 2008) tentent de répondre à un système progressivement

assujetti au marché mondial et à la concurrence, dans une logique de rentabilité, ce qui

Page 98: Les régulations individuelles et collectives des émotions

97

entraîne certaines pathologies mentales (Abord de Chatillon & Bachelard, 2006). Le

syndrome de Chronos (Ettighoffer et Blanc, 1998) pose la problématique des troubles

musculo-squelettiques (TMS), le culte de l’urgence et la dictature de l’instant, dans un

système qualifié de management « managinaire », niant la liberté de l’individu, qui doit

fusionner avec l’organisation, et effectuer un double processus de refoulement et de

sublimation, devenant ainsi « dépossédé de son Être » (Aubert & de Gaulejac, 1991).

Entre 1990 et 2000, les organisations intègrent peu à peu la question des RPS dans leur

politique : la directive-cadre européenne de 1989 instaure pour l’employeur l’obligation de

garantir santé et sécurité à l’employé ; les instances comme la Commission Européenne,

l’OMS, l’Agence Européenne pour la Santé et la Sécurité (AESS), commencent à prendre en

compte ces facteurs de risques au travail, au croisement de la science et du politique (Zawieja

& Guarnieri, 2014).

Dans les années 2000, la problématique des conditions de travail se reconstruit : la

notion de harcèlement moral entre dans le Droit du travail français par la loi française de

modernisation sociale du 17 janvier 2002, stipulant : « aucun salarié ne doit subir des

agissements répétés qui ont pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible

de porter atteinte à ses droits, à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale, ou de

compromettre son avenir professionnel » (article L122-49 du Code du travail). Des accords

relatifs aux conditions de travail s’établissent : au niveau européen, l’accord-cadre sur le

stress au travail du 8 octobre 2004 et suivi, au niveau français, par l’Accord National

Interprofessionnel (ANI) sur le stress au travail du 2 juillet 2008, débouchant ensuite sur

des accords d’entreprise. Les services de la médecine du travail deviennent peu à peu des

services pluridisciplinaires de la santé au travail (Ughetto, 2011). Progressivement se forme

une véritable institutionnalisation des RPS. Ces derniers intègrent l’émergence d’un nouveau

paradigme, ou référence d’action publique en matière de SST : « le Plan National de Santé

Publique (PNSP), lancé en 2004, amorce l’instrumentation de ce changement de paradigme en

plaçant pour la première fois la protection de la santé au travail au rang d’enjeu global de

santé publique » (Verdier, 2009 : 3). Cependant, les pénibilités physiques demeurent, et les

maux subjectifs augmentent (stress, fatigue, épuisement professionnel) (Detchessahar, 2011).

Selon l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du

travail (ANSES), la consultation pour RPS devient la première cause de consultation pour

pathologie professionnelle en France, en 2007.

Au sein du secteur privé, l’employeur a une obligation légale en matière de

prévention : selon les articles L4121 et L4131 du Code du travail, l’employeur doit veiller à

Page 99: Les régulations individuelles et collectives des émotions

98

la sécurité et à la protection de la santé de ses salariés. Il doit notamment planifier la

prévention en y intégrant la technique, l’organisation, les conditions de travail, les relations

sociales, les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel. Les risques doivent

intégrer le Document Unique de l’Entreprise (DUE).

Concernant le secteur public, un accord-cadre du 22 octobre 2013, portant sur un

plan national d’action pour la prévention des RPS dans la fonction publique, oblige chaque

employeur public à élaborer un plan d’évaluation et de prévention des RPS pour l’année 2015.

2.1.2.2. RPS et émotions au travail

Les RPS souffrent d’une hétérogénéité de leurs définitions. D’après le récent ouvrage

« Dictionnaire des RPS » (Zawieja & Guarnieri, 2014), on relève une véritable « cacophonie

psychosociale ». Il semble complexe de percevoir les frontières exactes de ce qui est ou n’est

pas un RPS : « c’est dans les espaces de l’intersubjectivité, sous des formes parfois très peu

tangibles, très peu visibles, mais qui habitent l’esprit, que cela se joue » (Ughetto, 2011 : 11).

La notion de risque s’avère délicate à définir : « le risque nous échappe : il suffit d’une

dynamique d’apprentissage pour qu’il perde de sa substance… mais il suffit aussi d’une

assurance mal gérée pour qu’il revienne » (Ughetto, 2011) ; « le sens de beaucoup de

situations de travail est ambivalent et ne prend une coloration clairement négative que dans

certaines circonstances » (Loriol, 2009 : 74). Autrefois, la notion de « risque », repère cognitif

initialement stable, correspondait à une manifestation de l’outil et du contexte de production,

dans l’industrie en série. Désormais, il devient un attribut de l’individu (Ughetto, 2011). Le

risque psychosocial ne se voit pas directement et instantanément, il ne peut que s’appréhender

indirectement, par ses effets, différés dans le temps, sur le travailleur et sur sa santé.

Devant les difficultés de circonscrire la notion, nous choisissons de nous appuyer sur

la définition de Lancry et al (2008), selon laquelle les RPS correspondent aux risques

estimés par les individus sur une situation et leur capacité à la gérer. Ces risques se

trouvent fortement liés à l’aspect émotionnel du travail. L’individu va privilégier certaines

réponses émotionnelles afin de conserver une maîtrise de la situation (Lazarus, 1991). Les

RPS représentent des risques pouvant être induits par l’activité elle-même et / ou générés par

l’organisation et les relations de travail (Gollac & Bodier, 2011). Ces risques peuvent affecter

la santé mentale et physique du professionnel : stress au travail, mal-être, souffrance au

travail, incivilités, agressions, violences en illustrent la manifestation. Des images frappantes

Page 100: Les régulations individuelles et collectives des émotions

99

illustrent le concept de RPS : suicides d’ingénieurs de conception du technocentre de Renault

en 2006 et 2007, ou de salariés de France Telecom en 2009 (du Roy, 2009).

La problématique des RPS concerne de nombreux acteurs organisationnels : les

managers, les préventeurs des risques professionnels, les médecins du travail, les

psychologues du travail, les assistants sociaux, les syndicats, le Comité d’Hygiène, de

Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), les Instances Représentatives du Personnel

(IRP), les intervenants en prévention des RPS, l’Inspection du travail, l’Agence Nationale

pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT) et ses homologues régionales

(ARACT), l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS), l’ANSES (Zawieja &

Guarnieri, 2014). Les différents acteurs de la santé en entreprise, ainsi que les

professionnels de la fonction RH, doivent se positionner comme demandeurs du bien-

être au travail, et accepter que l’organisation se modifie dans ce processus (Barthod-

Prothade, 2012).

L’INRS, organisme public de référence dans les domaines de la santé au travail et de

la prévention des risques professionnels, propose un questionnaire d’évaluation de la santé au

travail pour la prévention, le diagnostic et l’intervention, le questionnaire SATIN (Santé au

Travail, INRS et université Nancy II). Ce questionnaire a pour objectif de créer les conditions

qui permettront de structurer les échanges autour de données concrètes. Le médecin du travail

joue un rôle important dans cette démarche. Médecins du travail et acteurs de la santé au

travail de l’organisation collectent les données, les traitent et les mettent en forme, puis les

restituent autour d’objectifs et effectuent un suivi.

L’INRS énumère six facteurs de risques, correspondant aux six dimensions des RPS :

- les exigences du travail,

- les exigences émotionnelles au travail,

- l’autonomie et les marges de manœuvre,

- les rapports sociaux et les relations de travail,

- les conflits de valeur

- et l’insécurité socio-économique (Gollac & Bodier, 2011).

Ces différents facteurs de RPS se rattachent à la composante émotionnelle au travail.

C’est le cas en particulier de la deuxième dimension : « les exigences émotionnelles au

travail ». Le concept de travail émotionnel (Hochschild 2003b) s’y intègre complètement : ces

exigences « sont liées à la nécessité de maîtriser et façonner ses propres émotions, afin,

notamment, de maîtriser et façonner celles ressenties par les personnes avec qui on interagit

lors du travail. Devoir cacher ses émotions est également exigeant » (Gollac & Bodier, 2011).

Page 101: Les régulations individuelles et collectives des émotions

100

Le contact avec le public engage des émotions en contexte de travail (Mainhagu &

Moulin, 2014) ; c’est le cas pour les policiers de voie publique (Martin, 1999 ; Fischbach,

2003 ; Lhuilier, 2006 ; Oligny, 2009 ; Loriol, 2016), mais aussi pour les infirmiers (Smith,

1992 ; Loriol, 2003 ; Truc & al, 2009 ; Sorensen & Iedema, 2009), les enseignants (Tardif &

Lessard, 2004 ; Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005), les téléconseillers (Totterdell &

Holman, 2003 ; Zapf & al, 2003 ; van de Weerdt, 2011). Ce contact, chargé

émotionnellement, retentit parfois sur la santé du professionnel en raison des trop fortes

exigences émotionnelles. Ces dernières peuvent provoquer des troubles psychiatriques, tels

des troubles de l’humeur, des dépressions (Muntaner & al, 2012). Il arrive qu’elles se

conjuguent avec des exigences émotionnelles de la vie privée de l’individu, causant alors un

épuisement émotionnel (Wharton, 2004).

Au-delà des exigences émotionnelles, pouvant toucher à toute émotion, nous

proposons de mettre en lien les cinq autres facteurs de risques (Gollac & Bodier, 2011)

avec les quatre formes émotionnelles élémentaires de socialité de Plutchik (1991)8 : ainsi,

les exigences du travail, comme l’intensité du travail et le temps de travail peuvent générer

stress, anxiété, peur / colère, ou adoration / dégoût, ou joie / tristesse, émotions se rapportant

respectivement à des questions de hiérarchie, d’identité, ou de temporalité. Par exemple,

manquer de temps pour effectuer un travail, ou, au contraire, disposer d’une durée adéquate à

sa réalisation, concerne la réintégration ou la reproduction, c’est-à-dire, relativement à la

tâche à réaliser, sa mort ou sa vie (Plutchik, 1991), sa non-production ou sa production.

L’autonomie et les marges de manœuvre peuvent générer des émotions liées à la paire

adoration / dégoût ou au duo peur / colère, émotions se rapportant respectivement à des

questions d’identité et de hiérarchie. Les rapports sociaux et relations de travail concernent

des questions de hiérarchie (relations avec la hiérarchie), de territorialité (relations avec les

collègues), ou d’identité (quels sont les rôles professionnels de l’individu dans ses relations de

travail ?), donc respectivement des émotions de peur / colère, d’anticipation / surprise et

d’adoration / dégoût. Les conflits de valeur (conflits éthiques, qualité empêchée (Clot, 2010),

manque de sens au travail) peuvent générer des émotions allant de l’acceptation-soumission

(Plutchik, 2001) au dégoût, se rapportant à des questions d’identité. Enfin, l’insécurité socio-

économique peut engendrer des émotions liées à la peur (terreur-peur-appréhension) ou à la

colère, se rapportant à la question de la hiérarchie, c’est-à-dire de la protection ou de la

destruction, et des émotions de tristesse, se rapportant à celle de la temporalité, c’est-à-dire la

8 Traduit de l’anglais « four existancial problems of sociality » (Plutchik, 1991).

Page 102: Les régulations individuelles et collectives des émotions

101

vie ou la mort, la reproduction ou la réintégration. Ainsi, nous en arrivons à présumer que les

émotions au travail sont en jeu dans les six facteurs de RPS.

Les désordres psychologiques liés aux émotions affectent la santé de l’individu sous la

forme d’épuisement physique (Masclach & Jackson, 1981), d’ulcère gastrique (Selye, 1974),

et contribuent à un absentéisme coûteux pour la société et les organisations (van Hoorebeke,

2003 : 10). En effet, l’interaction entre corps et émotion conduit possiblement à des états de

psycho-somatisation : « à notre époque, il est désormais classique et normal de concevoir

que nos maladies organiques peuvent être directement en relation avec nos émotions »

(Charpentier, 2000 : 15). Lorsque l’émotion, ressentie intérieurement, ne trouve pas à

s’extérioriser, le risque de conséquences néfastes sur la santé de l’individu existe : « quand la

même émotion est vécue fréquemment et que le sujet n’est pas capable de réagir et d’exprimer

ce qu’il ressent, soit verbalement, soit par des actes, c’est à ce moment-là que le phénomène

de psycho-somatisation se met en place. Dans ce cas, il y a une charge émotive qui n’est pas

évacuée. Elle reste, alors, profondément installée là où elle a été envoyée, c’est à dire dans

l’organe récepteur, lors de l’émission du message. Le déséquilibre organique ainsi créé fait

que le terrain (organe ou partie du corps) devient favorable pour que la maladie s’installe »

(Charpentier, 2000 : 20).

Selon l’enquête Santé et Itinéraires Professionnels (SIP) de la Direction de

l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques (DARES, 2007), les exigences

émotionnelles au travail regroupent différents facteurs. Tout d’abord, le fait d’être exposé

« toujours » ou « souvent » à des « agressions verbales, des injures, des menaces » et à des

agressions physiques, constitue une exigence émotionnelle. Selon l’enquête sur les

Conditions de Travail (CT) (DARES, 2014), les exigences émotionnelles concernent aussi le

fait d’être amené à devoir « calmer les gens » et à « être en contact avec des personnes en

situation de détresse », au cours du travail. Se rajoute à ces facteurs le fait de devoir cacher

des émotions au travail (DARES, 2007). Enfin, la peur constitue aussi une exigence

émotionnelle (Gollac & Bodier, 2011). L’enquête SIP (DARES, 2007) précise qu’il s’agit de :

la peur d’actes violents, qui conduit l’individu à développer une vigilance particulière ; la peur

de commettre des erreurs ; la peur de l’accident, de la violence ; la peur de ne pas faire un

« bon travail ». Ces différents états de peur augmentent les risques de troubles de l’humeur et

de troubles anxieux.

Les métiers à risques physiques et psychologiques, comme les policiers de voie

publique ou les infirmiers urgentistes, se révèlent particulièrement concernés par ces

Page 103: Les régulations individuelles et collectives des émotions

102

différents aspects des exigences émotionnelles au travail. Les métiers d’enseignants et de

téléconseillers semblent aussi comporter des exigences émotionnelles relatives au contact

avec le public, bien que dans une moindre mesure que les métiers dits intrinsèquement « à

risques ». Dans les métiers de service, en primo contact avec un public, les exigences

psychosociales au travail se trouvent relativement élevées. Concernant les métiers en

contact avec un public, dans le secteur privé, près d’un travailleur sur quatre subit des

agressions verbales ; 22% des travailleurs en contact direct avec un public, de vive voix ou au

téléphone, déclarent avoir subi une agression verbale et 2% une agression physique, au cours

de 2003 (DARES, 2007). Les professionnels du secteur de la santé et les agents de

sécurité représentent les métiers les plus touchés, concernant le secteur privé, ce qui nous

laisse conjecturer que les cas de travailleurs de la fonction publique comme les urgentistes ou

les policiers devraient présenter aussi ce genre de problèmes. Les agressions se manifestent

plus couramment dans les métiers aux horaires atypiques, les métiers à forte intensité du

travail, et les métiers ayant une organisation du travail contraignante (DARES, 2007). Dans

les métiers de service, de manière générale, les professionnels ont l’expérience d’un stress, dû

à des relations d’incivilités ou d’agressions (Grandey & al, 2005). Les métiers de service

nécessitent, de la part des professionnels, une gestion des émotions au travail, ce qui en soi

constitue une source de stress, d’épuisement professionnel, de malaise au travail (Villatte &

al, 1993 ; Neboit & Vezina, 2012). Dans ces métiers, travail et santé interfèrent nettement,

l’activité représentant « le lieu d’intégration des contraintes de travail et de la santé » (Laville,

1998 : 153). Ainsi, l’exposition à des situations de travail « à risques » entraîne de néfastes

conséquences sur la santé des professionnels, en termes de maladies cardiovasculaires, de

troubles anxio-dépressifs, ou d’épuisement émotionnel.

Les conditions de travail retentissent sur l’absentéisme pour raison de santé. Il

semblerait que l’absentéisme augmente suivant le niveau d’exposition aux contraintes

physiques et psychosociales d’une situation de travail. Ces contraintes psychosociales

intègrent le facteur émotionnel : le risque d’agression physique ou verbale, le risque

d’accident, l’obligation de se dépêcher en constituent des illustrations. Évaluer ces facteurs de

RPS passe par les questions suivantes, à poser aux travailleurs : « pour accomplir votre

travail, êtes-vous obligé de vous dépêcher ? Au cours de votre travail, êtes-vous exposé à des

agressions verbales, des injures, des menaces, du harcèlement ? Au cours de votre travail,

êtes-vous exposé à des agressions physiques, à de la violence ? Sur votre lieu de travail, êtes-

vous amené à être exposé à des risques d’accidents ? » (Gollac & Bodier, 2011). Selon

Page 104: Les régulations individuelles et collectives des émotions

103

l’enquête Conditions de Travail (CT) de 2005 et l’enquête de 2007 « module européen »9,

seulement 2,5% des travailleurs non exposés à ces contraintes psychosociales s’absentent

pour raison de santé, contre 7,5 parmi les plus exposés (DARES, 2013). Tous métiers

confondus, l’absentéisme coûte environ sept milliards d’euros aux entreprises privées10 et à

l’État, 8,77 milliards d’euros en indemnités journalières, soit environ seize milliard d’euros à

l’ensemble de la collectivité nationale. En moyenne, un salarié du secteur privé s’absente 16,6

jours par an. Les premières causes d’absence correspondent à des facteurs externes, les

secondes se rapportent aux conditions de travail, la charge de travail et l’organisation, le

projet d’entreprise11.

Au-delà de ces considérations relatives à l’absentéisme et aux facteurs de risques, il

existe un instrument d’évaluation des RPS : le modèle de Robert Karasek (Karasek,

1979 ; Karasek & Theorell, 1990), un des outils internationalement les plus utilisés et

reconnus, géré par les professionnels des RH. Il mesure le degré de soutien social

professionnel perçu. Ce modèle prend en compte trois aspects des facteurs psychosociaux au

travail : premièrement, la demande psychologique, ou demande environnementale et charge

de travail, évaluée par la quantité de travail exigée, son intensité, son caractère plus ou moins

morcelé ressenti par les professionnels ; deuxièmement, la latitude décisionnelle, ou marge de

manœuvre dont le professionnel dispose pour peser sur les décisions, représentée par le degré

de contrôle et l’autonomie de décision (Karasek & Theorell, 1990) ; et troisièmement, le

soutien social, ou aide et support de la part des collègues ou des supérieurs. Ce modèle permet

de combiner les situations de job-strain et d’iso-train. Le job-strain, ou « tension au travail »,

correspond à la combinaison suivante : faible latitude décisionnelle / forte demande

psychologique ; et l’iso-train se rapporte à un job-strain avec un faible soutien social.

L’enquête « Surveillance Médicale des Expositions aux Risques professionnels » (SUMER)

équivaut à la version française de ce questionnaire (Niedhammer & al, 2007), et mesure le

degré de RPS d’une profession. Les trois facteurs psychosociaux pris en compte dans le

modèle de Karasek (1979) ont des effets prédictifs sur le développement d’une

symptomatologie anxio-dépressive chez les professionnels exposés (Stansfeld & al, 1999).

Certaines études attestent de l’utilité d’avoir recours à une pluralité de méthodes dans

l’évaluation des RPS (Machado & al, 2015), en raison de la confusion qui existe autour des

thèmes des RPS (Vallery & Leduc, 2012), conduisant à des difficultés de définition et

9 Santé Handicap et Travail, 2007 10 5ème Baromètre de l’absentéisme, Alma Consulting Group, 2013 11 Ibid

Page 105: Les régulations individuelles et collectives des émotions

104

d’évaluation de ces derniers. L’évaluation des RPS a pour objectif de situer la

problématique du risque psychosocial dans le cadre de l’organisation du travail (Lancry

& al, 2008), en tant que risque psycho-organisationnel, l’organisation s’affichant comme

partie prenante du risque, car ce dernier ne peut se limiter à des « faiblesses » individuelles

(Robert & Grosjean, 2006 : 5).

Face à ce versant pathogène de la souffrance au travail, matérialisé par les RPS, une

vision « salutogène » du travail, comme ressource du bien-être et du développement

personnel, intègre l’aspect positif du travail comme création de valeur.

2.1.3. Des risques psychosociaux (RPS) à la qualité de vie au travail (QVT) et au

bien-être au travail

Les thématiques de QVT et de bien-être au travail apparaissent en réponse au débat

public sur les représentations du travail, évoluant du versant pathogène de la souffrance au

travail vers le versant du bonheur et du bien-être au travail. Quels que soient les termes dédiés

à la problématique de la santé et de la sécurité au travail, les enjeux émotionnels s’y intègrent.

2.1.3.1. D’une approche pathogénique à un processus salutaire

Les concepts de RPS et de QVT se recoupent et se complètent : le premier se centre

sur la santé mentale au travail ; le second inclut une approche globale, prenant en compte les

aspects économiques. Le cadre législatif du premier correspond à une obligation de résultat ;

le second incite à la mise en place d’accords.

La prise de conscience globale de l’émergence des RPS, de l’évolution du travail et du

lien entre performances économiques et QVT a conduit les partenaires sociaux à intégrer la

QVT dans l’ANI du 19 juin 2013, incitant les entreprises à signer un accord global autour de

la QVT, englobant la santé au travail, le contenu du travail, l’employabilité et les relations de

travail - thèmes liés aux RPS -, l’égalité des chances et le partage, et la création de valeur.

La loi introduit la QVT dans les Négociations Annuelles Obligatoires (NAO), à travers

l’ANI du 19 juin 2013, portant sur une politique d’amélioration de la QVT et de l’égalité

professionnelle. Cet accord définit la QVT comme « un sentiment de bien-être au travail

perçu collectivement et individuellement qui englobe l’ambiance, la culture de l’entreprise,

l’intérêt du travail, les conditions de travail, le sentiment d’implication, le degré d’autonomie

et de responsabilisation, l’égalité, un droit à l’erreur accordé à chacun, une reconnaissance et

une valorisation du travail effectué ». La loi Rebsamen du 17 août 2015, publiée au Journal

Page 106: Les régulations individuelles et collectives des émotions

105

Officiel du 18 août 2015, renforce cet accord de 2013, en exigeant de l’entreprise, à compter

du 1er janvier 2016, l’organisation d’une négociation obligatoire sur l’égalité professionnelle

hommes / femmes et la QVT.

Concernant la fonction publique, le projet d’accord-cadre sur la QVT dans la

fonction publique du 12 janvier 2015 considère l’amélioration de la QVT en tant que

processus reposant sur le dialogue social qui touche au cœur du travail. Cet accord-cadre

expose la QVT comme un mécanisme multiforme, conciliant bien-être et performance. Le 6

juillet 2016, l’ANACT a annoncé avoir signé une convention de partenariat avec la Direction

Générale de l’Administration et de la Fonction Publique (DGAFP). Jusqu’à présent, le réseau

ANACT agissait presque exclusivement pour le secteur privé. Désormais, par cette

convention, l’ANACT et les Agences Régionales d’Amélioration des Conditions de Travail

(ARACT) interviendront aussi pour le secteur public. L’un des objectifs de ce rapprochement

consiste à produire un guide méthodologique pour la réalisation d’une démarche d’évaluation

de la QVT dans les structures publiques.

Afin de réduire les RPS et d’adopter une démarche de QVT, les organisations peuvent

remédier, à court terme, aux dysfonctionnements comme les plaintes, les maladies, les

accidents. Cependant, les démarches de long terme semblent préférables, dans la stratégie

organisationnelle. Quand l’organisation agit sur les facteurs de risques : elle réalise une

prévention primaire. Quand elle met en place, par des actions de formation, chez les individus

qui la composent, une meilleure gestion des RPS ou un renforcement de leurs capacités : elle

réalise une prévention secondaire. Enfin, lorsque l’organisation s’oriente vers la réparation,

par exemple la prise en charge par des psychologues, des personnes souffrantes, il s’agira de

prévention tertiaire. Ces actions agissent à trois niveaux organisationnels : l’organisation, le

collectif, et l’individu. Selon le Centre d’Études de l’Emploi (CEE) (Greenan & al, 2011),

quatre dimensions de la QVT coexistent : la pénibilité physique, l’intensité des contraintes

techniques, l’intensité des contraintes marchandes, et la complexité du travail.

2.1.3.2. Un processus salutaire : le bien-être au travail

Les changements organisationnels induisent des facteurs de risque : stress, dépression,

anxiété, violence (Robert, 2007). L’organisation est un miroir : « en changeant d’image, le

sujet croit mourir » (Casalegno & Sheehan, 2010 : 233). Face aux risques professionnels,

l’approche par le bien-être au travail poursuit deux objectifs : la production de gains

économiques et l’évitement des accidents du travail et des maladies professionnelles. En

Page 107: Les régulations individuelles et collectives des émotions

106

effet, le mal-être au travail coûte environ 13 500€ par an et par salarié12. Le désengagement

des salariés lié au mal-être au travail a coûté 23% de la valeur ajoutée des entreprises en

200713.

Depuis 2004, l’INRS se penche sur la question du bien-être au travail, préoccupation

européenne depuis 2002. La Commission Européenne du 11 mars 2002 relative à la stratégie

communautaire de santé et sécurité au travail 2002-2006 rappelle les trois exigences à remplir

par l’organisation, afin d’assurer un environnement de travail sain et sûr :

- la consolidation de la culture de prévention des risques - aspect relié aux RPS -,

- une meilleure application du Droit existant,

- et une approche globale du bien-être au travail.

La Fondation européenne pour « l’amélioration des conditions de vie et de travail » (2002)

définit la promotion de la santé et du bien-être comme un des quatre objectifs de la qualité du

travail. Ainsi, depuis 2002, les instances européennes promeuvent l’approche « bien-être au

travail »14, la santé du travailleur affectant l’efficacité de l’organisation. Il s’agit de bien-être

physique, moral, social, en opposition avec la non-qualité au travail. La recherche de qualité

de vie au travail représente un gage de réussite pour les organisations ; cette qualité

dépend des comportements des travailleurs (Robert, 2007).

Deux grandes conceptions du bien-être cohabitent, l’hédonisme, ou recherche de

plaisir, de satisfaction, de bonheur ; et l’eudémonisme, ou réalisation de soi, fonctionnement

psychologique optimal. Le bien-être subjectif se détermine selon trois grands critères (Diener,

1994) :

- la dimension subjective, ou perception personnelle des événements de vie réelle

indépendamment des conditions de vie objectives,

- une évaluation positive de sa vie,

- l’absence d’affects négatifs et la présence d’affects positifs.

Six facteurs de bien-être se complètent : le bonheur, la sociabilité, l’estime de soi, le

contrôle de soi et des événements, l’engagement social et l’équilibre mental (Massé & al,

1998). Le bien-être est corrélé au besoin d’affiliation, à l’attachement, à l’intégration

sociale, aux affects plaisants et au soutien. L’attachement et les affects plaisants constituent

les besoins les plus puissants de l’individu (Machado & al, 2016).

12 Baromètre Apicil et Mozart Consulting, 2013 13 Ibid 14 Union Européenne (UE), 2002

Page 108: Les régulations individuelles et collectives des émotions

107

Le bien-être au travail sous-entend une satisfaction au travail, ou du moins une non-

insatisfaction, ou neutralité émotionnelle. Herzberg (1959) distingue satisfaction et motivation

au travail, les facteurs motivationnels intrinsèques correspondant à la réussite, la

considération, le travail en lui-même ; et les « facteurs d’hygiène extrinsèques », se rapportant

à la politique de l’entreprise, les conditions de travail, le salaire. Les facteurs motivationnels

provoquent la satisfaction ; leur absence, une non-satisfaction. En revanche, les facteurs

d’hygiène occasionnent une non-satisfaction ; leur absence, une insatisfaction. La satisfaction,

« réponse émotionnelle positive résultant de l’évaluation du travail ou des expériences de

travail » (Igalens, 1999 : 1246) renvoie à un état affectif, un degré d’émotions plaisantes d’un

individu vis-à-vis de son rôle au travail. Elle regroupe les dimensions affectives, cognitives et

conatives (Le Flanchec & al, 2015). Afin de diminuer l’insatisfaction des travailleurs en

promouvant une démarche de bien-être au travail, les managers et professionnels de la santé

au travail ont pour responsabilité de réfléchir aux facteurs relatifs aux conditions de

travail et à la politique de l’organisation.

L’influence des conditions de travail sur le bien-être, en particulier sur les exigences

au travail et sur les ressources, au sens de Hobfoll (1989) est non négligeable. En effet, d’une

part, les exigences au travail, sources de situations susceptibles de produire des réactions face

au stress (Demerouti & al, 2001), s’assimilent aux pressions de temps et aux demandes

émotionnelles. Elles ont par conséquent un impact significatif sur la santé psychique (Bakker

& Demerouti, 2007). Vécues sur le long terme, les exigences au travail amenuisent les

capacités physiques de l’individu et engendrent l’épuisement émotionnel. D’autre part, les

ressources de l’individu, au travail, remplissent des fonctions essentielles amenant à

l’accomplissement d’objectifs professionnels, à la baisse des exigences au travail et à une

facilitation de la croissance et du développement de l’organisation (Demerouti & al, 2001).

Ainsi, le soutien social (Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005), l’autonomie, le feedback,

constituent des ressources importantes et préventives du bien-être au travail. En

particulier, le soutien social joue un rôle essentiel au niveau du bien-être émotionnel et de

l’adaptation humaine (Weiss, 1973) ; il est reconnu comme un des facteurs les plus

couramment associés à la santé mentale (Caron, 1996). Les espaces de rencontres et de

discussions collectives, formels ou informels, au sein desquels les professionnels

communiquent sur l’état d’avancement de leur engagement - comme lors des évaluations par

les managers (Barthod-Prothade, 2012) -, deviennent facteurs de bien-être au travail.

D’après la théorie de la préservation des ressources, ces dernières favorisent le

maintien en santé des professionnels (Hobfoll, 1989). Ressources et bien-être s’apparient,

Page 109: Les régulations individuelles et collectives des émotions

108

alors que le manque de ressources au travail prédit le désengagement, une composante de

l’épuisement professionnel (Demerouti & al, 2001). La problématique de la fidélisation des

travailleurs, apparue tout d’abord dans les hôpitaux (Grosjean, 2001) avec la question des

départs et du turn-over important dans les services, s’avère liée à la question du bien-être

au travail. Cette thématique concerne, entre autres acteurs de la santé au travail, les

professionnels de la fonction RH : « la sensibilisation RH constitue ainsi un élément

important pour que l’entreprise soit disposée à s’ouvrir face à des propositions centrées sur le

bien-être » (Robert, 2007 : 23). Aux États-Unis, les Programmes d’Aides aux Employés

(PAE), dans les années 1960, proposent, à ces derniers, des « dispositifs de conseil et de

soutien thérapeutique ou pédagogique, d’audit de situations de conflits ou de prévention de

crise individuelle, relationnelle, ou organisationnelle en milieu professionnel » (Angel & al,

2005 : 85). Ces organisations dirigent des interventions sur la santé au travail, l’équilibre

psychique et le développement personnel. Ces programmes ont produit des résultats

bénéfiques sur l’absentéisme, les retards, les accidents du travail, les taux d’erreurs (Robert,

2007).

Les visions pathogénique et salutogénique de la santé au travail se complètent, afin de

traiter les questions de santé des professionnels au plus près de l’activité réelle et réalisée.

Lorsqu’il y a manifestations des RPS, de nombreux symptômes apparaissent chez les

individus : mal-être au travail, états de stress, épuisements émotionnel et professionnel.

Les acteurs de la santé au travail, les professionnels de la fonction RH, voire, dans le

meilleur des cas, les collègues du professionnel « en souffrance », ont la charge de se former

sur les risques au travail, de repérer les personnes en difficulté, d’alerter les services

concernés, pour orienter le professionnel souffrant vers les interlocuteurs adéquats.

Page 110: Les régulations individuelles et collectives des émotions

109

2.2. Les manifestations émotionnelles pathogènes : l’organisation,

poison et remède

« Si l’on considère que l’impact des émotions sur la santé peut entraîner un

absentéisme et que son impact sur le bien-être et la satisfaction au travail peut provoquer le

turn-over, il est un temps où l’entreprise doit comprendre qu’un élément aussi tangible,

fugace et, à ses yeux, irrationnel et négligeable que l’émotion peut briser ses rouages et lui

coûter cher » (van Hoorebeke, 2003 : 13). Il appartient donc aux professionnels de la fonction

RH et de la santé au travail d’intervenir sur les RPS, afin d’en prévenir les conséquences

délétères sur les personnels, dans le double but d’assurer la production de richesses et

l’efficience de la protection sanitaire des travailleurs, tant au niveau du stress et du cynisme

au travail, qu’au niveau de l’épuisement professionnel.

2.2.1. Émotions et stress au travail

Malgré une interdépendance entre les phénomènes de stress et d’émotions, les champs

de recherche traitant des émotions et du stress correspondent à deux littératures

séparées : « cette séparation est une absurdité, car le stress implique des émotions, et

l’inverse se vérifie la plupart du temps » (Lazarus, 1999 : 35). Selye (1974 : 151) a défini le

syndrome de stress en 1936 : « le stress est une réponse non spécifique du corps à toute

demande qui lui est faite » ; il s’agit de la conséquence d’un manque d’adéquation entre la

personne et son environnement. Dans une optique d’adaptation, le corps réagit par le biais du

syndrome général d’adaptation, ou General Adaptation Syndrome (GAS), ou biological stress

syndrome, afin de maintenir son homéostasie. Le stress, nécessaire pour vivre (Selye, 1974 :

20), permet au corps de réagir dans une optique de survie. Sous stress, le corps libère

l’adrénocorticotrophine (ACTH), et les cellules endocriniennes, stimulées, sécrètent

l’hormone corticotrope. Le stress évolue en trois étapes, que la situation soit plaisante ou

déplaisante - en anglais, stress ou distress (Selye, 1974) - : tout d’abord la réaction d’alarme,

puis l’étape de résistance, dans laquelle l’individu, confronté au stresseur, fait face, et enfin

l’étape de fatigue. Selye (1975 : 68) donne une définition des stresseurs : « la somme de tous

les effets non spécifiques de facteurs (activités normales, facteurs de maladie, remèdes, etc)

pouvant agir sur l’organisme, ces agents sont nommés stresseurs lorsqu’on fait allusion à leur

capacité de produire le stress ».

Page 111: Les régulations individuelles et collectives des émotions

110

En soi, une étape de stress aigü ne présente pas de danger pour l’individu,

contrairement au stress chronique (Beatty, 2001). Un haut niveau chronique de cortisol,

emporte en effet des conséquences néfastes sur la santé de l’individu : maladies

cardiovasculaires, maladies chroniques, dépression (Beatty, 2001), fatigue, maux de tête,

maux d’estomac, tension musculaire, changements d’appétit et irritabilité. Malgré ses

différentes formes, le stress reste un phénomène plus simpliste que celui des émotions : « avec

une seule dimension et quelques catégories fonctionnelles, le stress nous dit peu de choses sur

la manière dont l’individu lutte pour l’adaptation » (Lazarus, 1999 : 33). Les émotions

peuvent être utilisées comme indicateur de stress (Remoussenard & Ansiau, 2014 : 27).

Le modèle transactionnel du stress présente l’apparition de ce dernier lors de la

transaction entre l’environnement et l’individu : l’individu évalue la situation comme

excédant ses ressources et menaçant son bien-être (Lazarus & Folkman, 1984). Une

transaction inadéquate entre individu et contexte engendre du stress dit « négatif » (Rascle,

2001). La « connotation populaire du stress » rend ce terme ambigü (Moisson & al, 2009 :

231), et le transforme en notion-enveloppe (Aubert & Pagès, 1989).

Pour Legeron (2003), le stress au travail dépasse la conception strictement

physiologique de Selye (1974). Le stress professionnel correspond à un « ensemble de

processus relativement complexe, comprenant certaines caractéristiques du contexte

professionnel (stresseurs) et de l’individu (personnalité vulnérable, stress perçu intense,

contrôle perçu faible, stratégies d’ajustement inefficaces) et aboutissant à des issues

dysfonctionnelles » (Rascle, 2001 : 163). « Ce ne sont pas les épreuves du travail qui sont

stressantes, mais l’impossibilité de les surmonter » (Detchessahar, 2011 : 56). La littérature

recense plusieurs facteurs de stress au travail : la compétition pour la reconnaissance, la

volonté de « sauver sa peau », les réorganisations non préparées, l’absence de droit à l’erreur,

le manque de reconnaissance, l’impossibilité pour l’individu de se projeter dans le futur

(Casalegno & Sheenan, 2010). Le stress ne trouve pas ses causes seulement dans des facteurs

individuels, mais dans l’organisation du travail, l’environnement de travail et la structure

organisationnelle (Clergeau & Pihel, 2010b).

De nombreux troubles physiques et psychiques surgissent chez l’individu, dans les

cas de stress chronique au travail : concernant l’expression de troubles physiques,

mentionnons une hypertension artérielle, des maladies cardiovasculaires, des ulcères à

l’estomac, des troubles des intestins, des migraines et mal de dos, une diminution des défenses

immunitaires, voire des cancers (Stora, 1988 ; Pepin, 1991) ; les troubles psychiques liés au

stress correspondent à de la nervosité, de l’anxiété, des crises d’angoisse, la dépression, des

Page 112: Les régulations individuelles et collectives des émotions

111

troubles du sommeil, de l’insatisfaction au travail, du ressentiment, de l’épuisement

professionnel (Pepin, 1991). Les différences individuelles, dans les degrés d’émotions

plaisantes et déplaisantes ressenties, jouent un rôle dans la détermination du risque et

l’exposition à la résilience traumatique (Galatzer-Levy & al, 2013) : l’opérationnalité de la

résilience se prédit à la fois par un faible niveau d’émotions déplaisantes reportées par le

professionnel avant l’exposition au stresseur, et un haut degré d’émotions plaisantes. Les

émotions plaisantes accroissent les ressources psychologiques, la santé et le bien-être

(Frederickson & al, 2009).

Stress et cynisme au travail peuvent s’associer (Freudenberger, 1974). Le cynisme

renvoie à des attitudes et comportements de duplicité où la personne cynique fait fi de la

morale et / ou des convenances, avec souvent l’objectif conscient d’en tirer un avantage

personnel (Roques & Serrano, 2009). « Stratégie orientée vers la régulation des émotions »

(Roques & Serrano, 2009 : 4), il se caractérise par la frustration, le désespoir, la désillusion, le

mépris, la méfiance. Il traduit des réactions de professionnels peu écoutés par leur hiérarchie

et l’organisation, alors même qu’ils cherchent à améliorer cette dernière. Le cynisme se repère

par des manifestations de stress et des déclarations désenchantées. L’individu cynique va

connaître des écarts importants entre ses rôles professionnels, tenus au travail, ce qui lui

génère du stress (Roques & Serrano, 2009). L’hostilité cynique, étudiée dans le secteur de la

santé (Cook & Medley, 1954) et dans celui de la police (Niederhoffer, 1967), inclut une forme

de détachement du professionnel, afin de se protéger de l’anxiété et du risque de séparation

(Roques & Serrano, 2009). Le cynisme représente une des trois dimensions de

l’épuisement professionnel (Moisson, 2009) (en page 112).

Dans certains métiers, le professionnel vit parfois un stress post-traumatique (SPT),

né de situations de travail particulières, liées la plupart du temps à la régulation d’incidents

critiques : mort d’un enfant, suicide d’un collègue, incident inhabituel, blessures multiples,

liens de parenté avec une victime, perception de danger très grave (Oligny, 2009). Un

événement traumatique comporte deux éléments : premièrement, avoir vécu ou avoir été

témoin d’un événement qui a mis la vie en danger ou qui a menacé l’intégrité physique de soi

ou d’autrui, et, deuxièmememt, avoir ressenti des émotions intenses (Jehel & Lopez, 2006).

Lors de SPT, des réactions d’instinct au traumatisme ont lieu, comme un engourdissement

psychique ou des sautes d’humeur. Des réactions cognitives, comme une confusion mentale,

et des réactions comportementales, comme la prise de drogues, l’hyperactivité, des états de

chagrin, se produisent. Il existe aussi des symptômes de reviviscence de l’événement. Lors de

SPT, la perception de l’individu va faire la différence (Oligny, 2009). Après des agressions

Page 113: Les régulations individuelles et collectives des émotions

112

graves, les professionnels ressentent un stress quant à leur santé et leur sécurité au travail, et

éprouvent une non-satisfaction au travail (Giorgi & al, 2015). Le SPT se répercute sur la santé

du professionnel et sur l’organisation : absentéisme, problèmes de santé, invalidité, prise de

drogues, problèmes familiaux, roulement du personnel (Oligny, 2009). Face à des situations

susceptibles de provoquer un SPT chez certains professionnels, il est indispensable que

l’organisation propose un débriefing psychologique, animé par un professionnel de la santé

mentale, afin de verbaliser l’incident critique. Le débriefing correspond à une « intervention

en période post-immédiate : il consiste à favoriser individuellement ou collectivement la

verbalisation de l’expérience vécue, tant au plan cognitif qu’émotionnel » (Detchessahar,

2011 : 53), et « apporte une sédation de l’effervescence émotionnelle et une restitution de la

disponibilité à reprendre le service » (Crocq, 2004 : 159). Ce débriefing, individuel et / ou

collectif, doit s’effectuer dans les 24 à 72 heures après l’événement (Crocq, 2004). Les

professionnels concernés pourront alors réorganiser leurs réflexions, réduire la dénégation

émotionnelle, limiter le sentiment d’isolement, et valider leurs émotions.

2.2.2. L’épuisement professionnel : analyse, sujet, et conséquences

Le terme de burnout, ou « épuisement professionnel » a été conceptualisé pour la

première fois par Freudenberger (1974), qui le définit comme un épuisement mental et

physique, un « incendie intérieur » (Dagot & Périé, 2014). Peu après, Maslach (Masclach &

Pines, 1978) a établi les bases de la recherche sur ce phénomène. Dans les années 1980,

Maslach, en collaboration avec Pines et Jackson, travaille avec les services sociaux de santé

sur ce sujet (Maslach & Pines, 1978 ; Maslach & Jackson, 1981). D’autres chercheurs se

penchent alors sur les métiers d’aide aux personnes (Edelwich & Brodsky, 1980) et sur les

professionnels de la fonction publique (Cherniss, 1980). L’épuisement professionnel se

développe au sein d’un processus d’échanges entre l’individu et son milieu de travail, et

implique trois composantes : physique, psychologique et comportementale. Il est une des

manifestations du stress au travail (Karasek, 1979). Ses facteurs sont à la fois individuels,

sociaux, culturels et organisationnels (Oligny, 2009).

L’épuisement professionnel traduit une phase ultime du stress, et un épuisement

de l’organisme, tant physique que psychologique. Ce phénomène correspond à un processus

transactionnel en trois étapes (Cherniss, 1980) :

- un déséquilibre entre les ressources de l’individu et les exigences au travail,

- des réponses émotionnelles comme l’anxiété et la fatigue s’ensuivent,

- lesquelles provoquent des changements dans l’attitude, le comportement.

Page 114: Les régulations individuelles et collectives des émotions

113

Les réponses émotionnelles varient suivant les individus, au sein d’un même environnement,

les facteurs biologiques, psychologiques et sociaux étant singuliers. Ce phénomène comporte

trois dimensions : l’épuisement physique et / ou émotionnel, la dépersonnalisation, et la

réduction de l’accomplissement personnel (Masclach & Jackson, 1981). La première

dimension, l’épuisement émotionnel, renvoie à un appauvrissement des ressources, en

particulier émotionnelles, de l’individu (Maslach & al, 1996). Ce dernier ressent alors

l’impossibilité de pouvoir « donner » à autrui, sur le plan psychologique. La

dépersonnalisation, deuxième dimension de l’épuisement professionnel, se rapporte à un

développement d’attitudes détachées, impersonnelles, négatives, cyniques, envers les

personnes dont s’occupe le professionnel (Truchot, 2004), avec une mise à distance des

émotions perturbatrices. Ce phénomène peut aussi s’exprimer par une attitude inadéquate

concernant la « juste distance » avec le client, ou usager, ou patient. Enfin, lorsqu’il y a

réduction de l’accomplissement personnel, le professionnel tend à évaluer son travail et ses

compétences négativement, ce qui s’accompagne d’une diminution de l’estime de soi et du

sentiment d’efficacité personnelle (Truchot, 2004).

L’épuisement professionnel se traduit par un désillusionnement en quatre phases

(Edelwich & Brodsky, 1980) : enthousiasme, stagnation, frustration, apathie. Il se manifeste

par un retrait psychologique par rapport au travail, en réaction à un stress excessif. Par

exemple, ce phénomène, largement traité concernant le milieu infirmier car fréquent chez les

soignants (Canaoui & Mauranges, 2001 ; Estryn-Behar, 2007), se traduit par « un syndrome

de fatigue physique et émotionnelle qui amène, chez l’individu concerné, une perception

négative de soi, des attitudes négatives au travail, et une implication personnelle auprès des

patients » (Maslach & Pines, 1978), relative à une pénible gestion de la « juste distance ».

Stress et épuisement sont des problématiques au cœur de l’activité professionnelle soignante.

Ces phénomènes proviennent, dans ces professions, de situations dramatiques, d’impuissance,

de technicité, de problèmes économiques, de surcharge de travail, de désorganisation

d’équipe, de l’écart entre représentation et réalité, d’un investissement affectif important.

L’épuisement professionnel des urgentistes se traduit par un épuisement émotionnel faible,

mais une forte dépersonnalisation et une déshumanisation de la relation avec le patient

(Laurent & al, 2007), dégradant alors la qualité de service, la qualité de soins, ou de care, à

l’égard du patient. La déshumanisation correspond à un mécanisme de défense. Grebot (2010)

dans son étude sur les urgentistes, mentionne que ces derniers censurent leurs réactions

émotionnelles, professionnellement indésirables, c’est-à-dire non conformes aux normes, ce

qui les protège d’un épuisement émotionnel. La déshumanisation, la distanciation, s’inscrit

Page 115: Les régulations individuelles et collectives des émotions

114

dans une stratégie défensive (Laurent & al, 2007), visant à baisser le stress, et à faire le travail

dans les meilleures conditions, sans être soumis aux émotions trop complexes à réguler : cette

distanciation émotionnelle à visée défensive peut être considérée comme salutaire, car le

professionnel conscientise que cette stratégie garantit son professionnalisme. Cette stratégie

peut cependant conduire les urgentistes à une dévalorisation de soi et à une démotivation au

travail (Laurent & al, 2007), s’accompagnant d’un sentiment d’impuissance, d’échec, de

culpabilité. De manière générale, de par les activités et responsabilités conférées au

professionnel des urgences, ce métier comporte une forte tension perçue (Moisson & al,

2009).

Canoui et Mauranges (2001), en particulier, ont défini le Syndrome d’Épuisement

Professionnel des Soignants (SEPS). D’une manière générale, les études sur le sujet

démontrent que l’épuisement professionnel apparaît comme spécifique aux professions

d’aide (Masclach & Pines, 1978 ; Stordeur & al, 2001), touche les professions de care - de

« prendre soin » en français -, de soins à autrui, comme les infirmiers, la police,

l’enseignement (Cherniss, 1980). Dans ces métiers de relation d’aide professionnalisée, le

professionnel perçoit sa mission comme une fonction de protection, de maintien ou

d’amélioration du bien-être des personnes, sous-entendant d’importantes exigences du travail,

exigences émotionnelles et sociales. Par exemple, ces exigences émotionnelles peuvent revêtir

la forme de règles d’affichages de la compassion, de l’intérêt, de l’empathie, ou de règles de

détachement émotionnel.

L’épuisement professionnel a des conséquences négatives, à la fois sur la santé de

l’individu, mais aussi sur l’organisation : maladies, dépressions, insomnies (Burke &

Deszca, 1986), moindre implication professionnelle, désinvestissement, absentéisme (Maslach

& al, 1996), turn-over. En effet, cette « conséquence d’un stress professionnel chronique […]

nuit à la santé mais aussi à la qualité du travail. Des réactions (e.g. angoisse, dépression),

cognitives (e.g. difficultés à se concentrer, à prendre des décisions), motivationnelles (e.g.

perte d’intérêt pour son travail), comportementales (e.g. conduites addictives, isolement,

cynisme), physiologiques (e.g. diabète de type 2) lui sont associées » (Truchot, 2004 : 17).

Les exigences du travail peuvent déclencher un processus de détérioration de la santé

(Bakker & Demerouti, 2007). Ces exigences deviennent alors sources de tension au travail et

favorisent l’épuisement professionnel. Ainsi, selon Truchot (2004), les causes d’épuisement

professionnel correspondraient essentiellement à des causes organisationnelles. Ce

phénomène possède un instrument de mesure : le Maslach Burnout Inventory (MBI) (Maslach

& al, 1996) ou le SBS HP - ou Staff Burnout Scale for Health Professionals - de Jones (1980).

Page 116: Les régulations individuelles et collectives des émotions

115

Dans les métiers nécessitant une maîtrise et une régulation des émotions, comme les

métiers de primo contact avec un public, et les métiers de service, les exigences émotionnelles

conduisent les professionnels à déployer diverses stratégies de régulation des émotions. Il

arrive que ces stratégies deviennent sources de mal-être au travail, de stress, voire

d’épuisement émotionnel.

2.3. Les ressources et stratégies de régulations des émotions : des

conséquences contrastées sur la santé au travail et l’accomplissement

de la tâche

En réponse aux exigences émotionnelles inhérentes aux métiers de contact avec un

public, et aux métiers dits « à risques », les professionnels activent leurs compétences

émotionnelles et des stratégies de régulations individuelles et collectives des émotions. Ces

stratégies, dont l’intention est d’effectuer un « bon travail », de réaliser l’activité prescrite par

l’organisation et les règles sociales, entraînent des conséquences contrastées, à la fois sur la

santé du professionnel et sur l’accomplissement de la tâche.

2.3.1. Les compétences émotionnelles, ressources émotionnelles au travail

« La compétence (le savoir sur cette situation et la manière de l’empêcher de continuer

d’exister et de tourmenter) fait disparaître le risque lui-même. C’est la compétence qui s’avère

être un dispositif protecteur du RPS » (Ughetto, 2011 : 67). Un lien de corrélation entre

compétences émotionnelles et bien-être psychologique du professionnel se présente de la

manière suivante : les compétences émotionnelles modèrent l’effet néfaste du stress

(Quebbeman & Rozell, 2002) ; plus le niveau de compétences émotionnelles du

professionnel s’élève, moins ce dernier encourt de risque d’épuisement professionnel

lors du travail émotionnel (Totterdell & Holman, 2003). Le niveau de compétences

émotionnelles ayant des conséquences sur la perception des exigences émotionnelles au

travail (Brotheridge, 2006), son haut degré permet au travailleur d’éprouver une satisfaction

au travail, de ressentir une estime de soi positive et ainsi réduit les risques de dépression.

Les compétences émotionnelles jouent un rôle positif dans la satisfaction au travail et

l’implication organisationnelle (Abraham, 2000). Si l’individu dispose de l’ensemble des

compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1997), il fera preuve d’une meilleure

performance sur la tâche cognitive que d’autres individus (Lam & Kirbyn, 2002).

Page 117: Les régulations individuelles et collectives des émotions

116

Le niveau de compétences émotionnelles d’un individu détermine, dans une

certaine mesure, la qualité des relations sociales au travail. Les individus ayant

d’importantes compétences émotionnelles perçoivent bien les émotions, les utilisent dans la

pensée, comprennent leurs significations et les régulent mieux que les autres. Ils engagent

davantage d’interactions positives et décrivent mieux leurs motivations et leurs objectifs

(Mayer & al, 2004 : 210). Lors de difficultés émotionnelles, ils mobiliseront moins d’efforts

cognitifs, et adopteront moins souvent des comportements nocifs, tel que fumer, boire de

l’alcool, se droguer, ou commettre des actes de violence. Cependant, quelques ambiguïtés,

quant aux relations entre le niveau de compétences émotionnelles d’un individu et sa santé,

ainsi que l’accomplissement de son activité, subsistent dans la littérature (Mayer & al, 2003).

2.3.2. Coping et mécanismes de défense à effets différenciés

Le coping se centre soit sur la recherche de solutions, soit sur les émotions, soit sur la

recherche de soutien social (Koleck & al, 2000). Le coping centré sur les émotions peut être

néfaste à la santé de l’individu (Abbas & Roger, 2013), car il induit l’insatisfaction et des

états dépressifs (Rascle, 2001). En revanche, le coping centré sur le problème ne semble pas

entraîner de tels inconvénients (Bruchon-Schweitzer, 2002).

Les mécanismes de défense d’un individu face à une situation à incident émotionnel se

révèlent plus ou moins adaptatifs. Les mécanismes fonctionnels correspondent aux défenses

matures, comme la sublimation, l’humour, l’anticipation et la répression. Les mécanismes

dysfonctionnels relèvent de trois ordres : défenses névrotiques, telles que l’annulation, la

formation réactionnelle, le pseudo-altruisme et l’idéalisation ; le deuxième ordre inclut les

défenses immatures, comme la projection, l’agression passive, l’isolement, la dévalorisation,

le refuge dans la rêverie, le déni, le déplacement, ou le clivage ; et le troisième ordre

comprend les défenses psychotiques (Vaillant & Bond, 1986).

Les mécanismes de défense visent la réduction de l’angoisse, alors que le coping vise

l’adaptation aux situations extrêmes (Ionescu & al, 2012). L’efficience des stratégies de

coping et des mécanismes de défense dépend du contexte dans lequel l’individu se situe, et de

facteurs individuels (Lazarus & Folkman, 1984) : chaque situation personne-environnement

devient une confrontation adaptative particulière, selon un modèle transactionnel du stress

(Lazarus, 1991 et 1999). Certaines stratégies et certains mécanismes pourront être

fonctionnels dans certaines situations, et dysfonctionnels dans d’autres : « on ne peut

considérer a priori une stratégie de coping comme adaptée ou inadaptée, une stratégie

pouvant être efficace dans certaines situations et inefficace dans d’autres » (Bruchon-

Page 118: Les régulations individuelles et collectives des émotions

117

Schweitzer, 2001 : 71) ; « une stratégie de coping est efficace (fonctionnelle) si elle permet à

l’individu de maîtriser la situation stressante et / ou de diminuer son impact sur le bien-être »

(Bruchon-Schweitzer, 2001 : 77). À long terme, des stratégies dysfonctionnelles entraînent

chez l’individu une psychopathologie, comme un état de SPT, ou un épuisement.

2.3.3. Le travail émotionnel : la menace de la dissonance émotionnelle

Le travail émotionnel fait référence aux efforts psychologiques nécessaires pour

exprimer les émotions attendues par le contexte organisationnel lors des interactions avec le

public (Morris & Feldman, 1996 ; Grandey, 2000 ; Zapf, 2002) (en page 60). Il correspond à

une demande au travail - ou job demand (Fischbach, 2003) -, qui consiste à devoir exprimer

des émotions plaisantes, déplaisantes, de la neutralité, de la sensibilité ou de la sympathie

(Fischbach, 2003). La littérature associe largement le travail émotionnel, travail dit

« invisible » (Hochschild, 2003b ; Truc & al, 2009) à un stress psychique, à une baisse des

niveaux d’identification de rôle et de la satisfaction au travail, à une dépersonnalisation, à une

réduction du sens d’authenticité personnelle et de la perception de l’autonomie personnelle et

du contrôle, à une augmentation du turn-over volontaire, et à un accroissement de la tension

physique (Mikolajczak & al, 2009) : « jouer ne laisse pas l’acteur indemne » (Jeantet, 2003 :

106). Le travail émotionnel génère de la souffrance (Dejours, 2003 ; Grosjean & van de

Weerdt, 2005) : les conséquences du travail émotionnel vont de l’inauthenticité à

l’épuisement émotionnel et à des symptômes physiques (Schaubroeck, 2000). La demande

perçue d’exprimer des émotions plaisantes est positivement liée à des symptômes physiques,

impactant la santé de l’individu (Schaubroeck, 2000). Cependant, les règles d’expression qui

nécessitent d’afficher des émotions plaisantes ne semblent pas spécifiquement corrélées à

l’épuisement émotionnel, alors que celles qui demandent au professionnel une suppression

d’émotions déplaisantes vont davantage impacter émotionnellement l’individu (Chih

Wei, 2014).

Les désordres psychologiques provenant des émotions réfrénées se répercutent sur la

santé physique du professionnel (Schaubroeck, 2000), car lors du travail émotionnel, celui-ci,

par un travail cognitif, contrôle et contient son émotion, s’il considère cette dernière comme

inadéquate à la situation. Cet exercice provoque une tension physique et psychologique,

conduisant à une sécrétion d’endorphines, dont le rôle initial consiste à réduire la douleur. Si

cette tension persiste dans le temps, la sécrétion d’acides par l’individu le conduit

potentiellement à souffrir d’ulcère à l’estomac (Lazarus, 1991). Cet état agit sur la

performance, la satisfaction au travail et le bien-être (van Hoorebeke, 2003 : 11). Le travail

Page 119: Les régulations individuelles et collectives des émotions

118

émotionnel, impliquant le professionnel dans son intelligence, ses émotions, son corps et son

imagination, aboutit, dans le temps, à une fatigue émotionnelle, une usure mentale (Jeantet,

2003). Les stratégies de jeux d’acteur provoquent, parfois, des effets délétères sur la santé,

lorsqu’elles sont pratiquées sur du moyen ou long terme (Zapf, 2002), jusqu’à engendrer des

perturbations psychologiques de la personnalité (Falzon & Lapeyrière, 1998). Si les

organisations négligent le stress et le travail émotionnel perçu par les professionnels en

contact direct avec un public, elles risquent une baisse de la productivité organisationnelle,

un absentéisme en hausse, un turn-over important, une baisse de l’engagement au travail, et

les épuisements physique et émotionnel des professionnels (Huang & al, 2015).

En outre, le travail émotionnel se répercute sur le bien-être psychologique de

l’individu, lorsque les émotions qui doivent être affichées ne sont pas réellement ressenties

par le professionnel (Diestel & al, 2015). Dans ce cas, le travail émotionnel et l’injonction à

contrôler ses émotions amènent le professionnel à éprouver une dissonance émotionnelle

(Hochschild, 2003b), considérée comme un stresseur dans le secteur des services (Fischbach,

2003). Cette dissonance fait référence à la divergence structurelle entre émotions ressenties

et émotions affichées telles qu’elles sont attendues et appropriées dans le contexte de travail

(Zapf, 2002) : « la normalisation est instigatrice de conséquences pénalisantes, liées à la

dissonance émotionnelle qu’elle peut engendrer » (van Hoorebeke, 2003 : 13). Ce phénomène

survient lorsque la situation de travail exige l’expression d’une émotion qui n’est pas celle

réellement ressentie par l’individu (Zapf & al, 2003). Le décalage entre émotion réelle et

émotion prescrite produit un stress. Il existe alors un conflit de rôle entre l’individu et le rôle

tenu, entre le sujet et les émotions prescrites. L’expression « dissonance émotionnelle »

(Abraham, 2000) fait écho au concept de dissonance cognitive de Festinger (1957). Lorsqu’il

y a dissonance émotionnelle au travail, « l’individu est conscient d’un moment de malaise ou

de divergence entre ce qu’il ressent et ce qu’il veut ressentir, qui à son tour est influencé par

ce qu’il croit devoir ressentir dans cette situation » (Hochschild, 2003a : 34) ; ce processus

entraîne des conséquences néfastes sur la santé de l’individu (Morris & Feldman, 1996 ;

Abraham, 2000 ; Brotheridge & Grandey, 2002 ; Hochschild, 2003b) et mène potentiellement

à une inhibition de l’action (van Hoorebeke, 2005). L’inhibition survient lorsque les stratégies

de lutte et de fuite ne sont ni opérantes, ni possibles (Laborit, 1985) : « cette situation serait à

l’origine de toutes les pathologies, physiques, mentales ou sociales » (Casalegno & Sheehan,

2010 : 234), car le fait de ne pouvoir agir engendre de l’angoisse et de l’anxiété.

C’est « le cumul de la dissonance émotionnelle et de la tension psychologique et

physique qui lui est liée qui a des effets négatifs au travail » (van Hoorebeke, 2005 : 72).

Page 120: Les régulations individuelles et collectives des émotions

119

Évaluer l’écart entre l’affiché et le ressenti permet de rendre compte du bien-être au

travail, ou de l’épuisement professionnel (Brotheridge & Grandey, 2002 ; Diefendorff &

Gosserand, 2003). La littérature établit une corrélation entre répression des émotions - par

exemple de la colère - et augmentation des TMS et de l’hypertension artérielle (Gollac &

Bodier, 2011). Concernant les métiers en contact avec un public, la dissonance émotionnelle

ressentie par le professionnel augmentera si le public se montre agressif ou harcelant,

contrairement aux cas où le public exprime des affects plaisants (Ashforth & Tomiuk, 2003).

Les résultats de cette dissonance - une baisse de la satisfaction au travail et un épuisement

professionnel - dépendent aussi du niveau d’auto-contrôle du comportement de l’individu, du

degré de soutien social, de la présence du « trait d’affectivité négative » (ou disposition à être

d’humeur négative), du niveau d’estime de soi, dont l’évaluation négative peut entraîner la

dissonance, et de la tension induite par le poste, par exemple les pressions de rôle (van

Hoorebeke, 2003).

Différentes sortes de dissonance émotionnelle coexistent, pour une situation de travail

donnée : une dissonance externe, du fait de la vie privée du professionnel, une dissonance

créée par la situation de service, par exemple un public impoli, et une dissonance interne à

l’organisation.

La stratégie du jeu en surface (Hochschild, 2003b) augmente la dissonance

émotionnelle ressentie par le professionnel, son sentiment d’inauthenticité, et donc les risques

d’épuisement émotionnel (Morris & Feldman, 1996 ; Abraham, 2000) et professionnel (Dagot

& Périé, 2014), qui vont même jusqu’à la dépression (Brotheridge & Lee, 2003 ; Grandey,

2003 ; Totterdell & Holman, 2003). La dissonance émotionnelle entraîne également une

dissociation de soi (Dubois, 1999), c’est-à-dire une séparation, une dichotomie, entre le soi

personnel et le soi professionnel ; elle augmente l’activité du système nerveux sympathique

(Gross & Levenson, 1993) et le stress (Mann, 1999 ; Dechurch & al, 2011). À tout le moins,

la contrefaçon des émotions met en cause l’identité du professionnel, qui est alors

travestie (Alis, 2009) ; elle provoque une mésestime de soi et une moindre satisfaction au

travail (Morris & Feldman, 1996), donc une baisse générale du bien-être au travail (Pugliesi,

1999).

Plus le niveau d’exigence émotionnelle croît, plus le niveau de stress perçu augmente.

Le jeu en surface correspond au type de travail émotionnel le plus stressant pour le

professionnel ; il représente un risque psychosocial (Adelmann, 1995). Il épuise le

professionnel, impacte négativement sa santé, implique des états affectifs déplaisants (Scott &

Barnes, 2011) et provoque une baisse de sa satisfaction au travail. Concernant les impacts de

Page 121: Les régulations individuelles et collectives des émotions

120

cette stratégie sur la vie privée du professionnel, ce jeu peut occasionner des rapports de

moins bonne qualité avec le conjoint ou partenaire (Butler & al, 2003).

Concernant le jeu en profondeur, qui consiste à rechercher la conformité entre

émotion ressentie et émotion exprimée, aucune corrélation n’a été établie par la littérature,

avec l’épuisement émotionnel et la dépersonnalisation (Brotheridge & Lee, 2003 ; Grandey,

2003 ; Totterdell & Holman, 2003). S’engager dans un jeu en profondeur ne « coûte » pas

beaucoup en terme de préservation des ressources ; ce jeu pourrait même augmenter les

ressources personnelles de l’individu, au sens de Hobfoll (1989), au court terme (Scott & al,

2012 : 919), par exemple la qualité du sommeil et la capacité d’auto-contrôle, toutes deux

particulièrement protectrices face au travail émotionnel (Diestel & al, 2015). Une corrélation

a été proposée entre dissonance émotionnelle et sens personnel d’authenticité (Brotheridge &

Lee, 2003) : jouer des émotions n’est pas nocif en soi. Bien que le travail émotionnel puisse

représenter un fardeau pour les professionnels (Hochschild, 2003b ; Boyle, 2005), il peut

aussi, dans certains cas, concourir à préserver et à soutenir leur bien-être, ou à tirer du plaisir

ou du sens au travail (Bolton, 2000).

Le travail émotionnel influence donc positivement ou négativement le bien-être des

professionnels. Il arrive que ce travail se montre bénéfique pour l’accomplissement de soi lors

de l’activité, favorisant alors l’engagement au travail (Gelderen & al, 2014). D’autres

recherches présentent a contrario une corrélation entre dissonance émotionnelle et

épuisement émotionnel, dépersonnalisation et baisse de la satisfaction au travail (Grandey,

2003 ; Mikolajczak & al, 2009). L’acting dissonant délibéré, ou Deliberative Dissonance

Acting (DDA), acting délibéré des émotions afin d’atteindre ses objectifs au travail (Gelderen

& al, 2014), représente une technique de régulation des émotions liée à la fois à la fatigue et à

l’engagement professionnel.

Malgré certaines discordances dans la littérature, le travail émotionnel en profondeur

se révèle généralement moins fatigant émotionnellement pour les professionnels des métiers

de service, quand ces derniers perçoivent leurs tâches comme un challenge (Huang & al,

2015). La dissonance émotionnelle concourt, dans ce cas, à l’accomplissement personnel au

travail, à condition que le professionnel maîtrise sa capacité à gérer l’articulation entre les

règles d’affichage et son véritable ressenti ; souvent, cela se produit après quelques années

d’expérience dans le métier (Dagot & Périé, 2014). Reste que, de manière générale, la

littérature atteste que le jeu en profondeur entraîne moins de désagréments sur la santé du

professionnel que le jeu en surface (Mikolajczak & al, 2009 : 253).

Page 122: Les régulations individuelles et collectives des émotions

121

La littérature traite de la dissonance émotionnelle sous un autre angle. Elle qualifie de

consonance négative, ou « déviance émotionnelle » (Mikolajczak & al, 2009 : 254), la

configuration dans laquelle le professionnel ressent et exprime son émotion véritable, mais se

retrouve en désaccord avec les règles d’expression de l’organisation (Ashforth & Humphrey,

1993 ; Morris & Feldman, 1996). Le professionnel choisit, de manière intentionnelle,

d’ignorer les règles organisationnelles et sociales d’affichage émotionnel, afin de montrer ses

propres émotions. Les effets sur sa santé ne s’établissent pas nettement, et ne se révèlent ni

positifs ni négatifs, car cette posture opère un mélange entre des éléments de protection,

comme l’expression émotionnelle authentique, et une posture nuisible à l’organisation

(Brotheridge, 2006 ; Mikolajczak & al, 2009).

2.3.4. Les régulations individuelles et collectives des émotions : des effets

contrastés

Qu’elles s’inscrivent dans un cadre individuel ou collectif, les formes de régulations

des émotions ont pour objectif, pour le(s) professionnel(s) qui les sollicite(nt), d’effectuer

correctement le travail prescrit par l’organisation. Les métiers en contact avec un public,

nécessitant de réguler, maîtriser, gérer et jouer les émotions, entraînent les professionnels à

élaborer des stratégies de régulation, afin de faciliter les vécus émotionnels inhérents aux

situations de travail. Ces stratégies, dans le meilleur des cas, contribuent à sauvegarder la

santé de l’individu ainsi que l’accomplissement de son travail. Néanmoins, certaines

stratégies, dans certains contextes, s’avèrent coûteuses en terme de préservation de la santé,

voire en terme d’accomplissement de la tâche.

2.3.4.1. La régulation émotionnelle individuelle (Gross, 1998 et 2014)

La régulation des émotions au travail, en particulier dans les métiers de primo contact

avec un public, protège et implique l’individu. Elle nécessite de mobiliser des ressources

cognitives, émotionnelles, physiques et psychologiques. La situation personnelle de l’individu

va lui permettre - ou non - de mobiliser ses ressources en situation de travail : « lorsque

surviennent des événements importants (la mort de son conjoint, une agression), la régulation

de ses émotions peut devenir impossible » (Jeantet, 2003 : 107). Les cinq stratégies de

régulation émotionnelle de Gross (1998 et 2014) entraînent des conséquences plus ou moins

néfastes sur la santé du professionnel, ainsi que sur l’accomplissement de l’activité.

Page 123: Les régulations individuelles et collectives des émotions

122

La première stratégie, la sélection de la situation, inclut trois conduites : la

confrontation, la procrastination, et l’évitement. La confrontation au problème entraîne un

bien-être et une efficience au travail au long terme (Mikolajczak & al, 2009). La

procrastination, en revanche, réduit le stress ressenti au court terme mais l’augmente au long

terme (Sirois & Pychyl, 2002). Enfin, l’évitement peut être associé à moins de bien-être et de

santé au long terme, et on constate un impact néfaste sur la performance, s’il s’agit de travail

collectif (Penley & al, 2002). Ainsi, la confrontation se présente comme la stratégie de

sélection de la situation la plus adéquate, dans un objectif de préservation de la santé de

l’individu.

La seconde stratégie, la modification de la situation, peut s’exercer de manière

directe ou indirecte. Pour la stratégie directe, Folkman et Lazarus (1980) emploient

l’expression de « coping centré sur le problème ». Elle s’associe avec un accroissement du

bien-être et une meilleure santé de l’individu, ainsi qu’à une meilleure performance au travail,

au niveau organisationnel (Billings & Moos, 1981 ; Penley & al, 2002). La stratégie indirecte

consiste à chercher une assistance de la part d’autrui, afin de modifier la situation. Elle

témoigne d’une bonne entente avec autrui, mais le professionnel court le risque d’être ensuite

perçu par ses collègues comme peu compétent (Shapiro, 1983).

La troisième stratégie, le déploiement attentionnel, réoriente l’attention de l’individu,

qui va pouvoir modifier ce qu’il ressent en modifiant son attention (Nolen-Hoeksema &

Morrow, 1993 ; Gross, 1998). D’une part, la stratégie de la distraction, interne, par la pensée,

ou externe, par une action (Mikolajczak & al, 2009 : 259), permet de réduire les émotions

déplaisantes (Nolen-Hoeksema & Morrow, 1993). Les conséquences sur la performance

organisationnelle sont contrastées (Shimazu & Schaufeli, 2007). D’autre part, la rumination,

focalisant sur l’aspect négatif de la situation, accroît la durée et l’intensité des émotions

déplaisantes (Bushman, 2002), voire conduit à des épisodes dépressifs (Watkins & Brown,

2002). Au niveau organisationnel, cette stratégie altère les fonctions exécutives du

professionnel et réduit sa performance au travail (Watkins & Brown, 2002).

La quatrième stratégie, le changement cognitif, par laquelle le professionnel « change

la façon dont il pense » (Mikolajczak & al, 2009 : 260), s’axe soit sur la situation, soit sur les

compétences de l’individu. La réévaluation cognitive permet de réduire l’intensité subjective

de l’émotion déplaisante ressentie, mais pas celle de l’activation de son système

cardiovasculaire, ni celle de son activité électro-dermique (Gross, 1998). Cette stratégie

produit des résultats positifs sur le fonctionnement affectif et social de l’individu au travail

(Gross & John, 2003). Les professionnels qui changent la façon dont ils pensent la situation,

Page 124: Les régulations individuelles et collectives des émotions

123

réagissent moins négativement aux événements défavorables (Matta & al, 2014).

L’acceptation, stratégie profitable lors de situation extrême (Mikolajczak & al, 2009), a des

vertus protectrices au niveau psychologique et physique (Mc Craken & Eccleston, 2003), tout

en laissant intacte la performance au travail (Bond & Bunce, 2003). Au contraire,

« l’accusation d’autrui » induit de piètres conséquences psychologiques sur l’individu

(Mikolajczak & al, 2009) et sur l’organisation.

La cinquième et dernière stratégie, la modulation de la réponse, se compose de

quatre conduites : la relaxation, la prise de substances, la suppression expressive et

l’agression : « la modulation de la réponse englobe toutes les stratégies qui ciblent la

composante physique de l’émotion et qui, par conséquent, agissent directement sur le corps »

(Mikolajczak & al, 2009 : 262). La relaxation repose sur la respiration et le mouvement

musculaire (Jacobson, 1987), et réduit les manifestations psychologiques et physiologiques du

stress (Murphy, 1996). Son emploi quotidien accroît la performance au travail (Peters & al,

1977). La prise de substances, comme les drogues ou l’alcool, ne peut qu’avoir des

conséquences néfastes, à la fois sur la santé de l’individu et sur sa performance au travail. La

suppression expressive, un des aspects du travail émotionnel (Mikolajczak & al, 2009) ne

modifie pas le ressenti d’émotions déplaisantes, et augmente l’activation du système

sympathique et du système cardiovasculaire (Gross, 1998). Elle occasionne des coûts

cognitifs importants, un coût psychologique (Gross & John, 2003), une réduction de

l’efficience de la mémoire (Richards & Gross, 2000), une augmentation des coûts sociaux

(Butler & al, 2003), et une moindre performance au travail (Grandey & al, 2005), voire une

dégradation de l’image de l’organisation (Mikolajczak & al, 2009). Enfin, même si

l’expression de l’émotion comporte des vertus sur la santé de l’individu (Taylor & al, 1997),

l’agression, verbale ou physique, par l’expression de l’hostilité, exagère la réactivité

cardiovasculaire (Suls & Wan, 1993), et dégrade la santé de l’individu ainsi que ses relations

au travail et son efficience (Mikolajczak & al, 2009 : 264).

Le tableau 2 récapitule les différentes conséquences des stratégies de régulation

émotionnelle de Gross (1998 et 2014) sur la santé du professionnel et l’accomplissement de

son activité.

Page 125: Les régulations individuelles et collectives des émotions

124

Tableau 2 : Effets individuels et organisationnels des stratégies de régulation émotionnelle

(Gross, 1998 et 2014)

Ces différentes stratégies de régulation émotionnelle individuelle n’ont pas été

formellement et expressément comparées et confrontées, dans la littérature, quant à leurs

conséquences sanitaires et d’efficience au travail. La littérature n’a pas non plus comparé les

stratégies de « régulation émotionnelle collective », avec la santé des professionnels et

l’accomplissement du travail. C’est pourquoi nous nous proposons d’examiner les éventuelles

vertus desdites régulations collectives, par rapport à ces deux problématiques-là.

2.3.4.2. Les « régulations émotionnelles collectives »

La condition naturelle de l’émotion est d’être exprimée dans l’interaction sociale

(Andersen & Guerrero, 1998). Selon Gross et Munoz (1995), l’émotion, si elle n’est pas

exprimée et partagée, dégrade la santé de l’individu : « l’émotion qui ne fait pas l’objet d’un

certain degré de partage social a la réputation solide de constituer un important facteur de

risque au regard du maintien de l’adaptation physique et psychologique de l’individu, à

moyen ou long terme » (Rimé, 1993 : 280). Pour ne pas devenir source de dysfonctionnement

Page 126: Les régulations individuelles et collectives des émotions

125

important, les émotions doivent donc trouver à s’exprimer. Selon Rimé (1993), les émotions

déplaisantes constituent un risque psychologique, si le professionnel n’a pas la possibilité de

les partager socialement. Lors d’événements graves et importants dans l’organisation, il

devient salutaire de créer des cellules psychologiques pour que les « blessés psychologiques »

(Crocq, 2004) parviennent à verbaliser les événements, ainsi que les émotions nées de ces

événements, limitant ainsi les dégâts et séquelles psycho-traumatiques. Dans ces cas,

l’organisation doit concevoir et prévoir des lieux d’expression émotionnelle, utiliser les

salles de détente et les groupes de parole : « la parole permet de métaboliser la souffrance, de

clarifier les sentiments, de comprendre les réactions de chacun » (Mariage & Schmitt-

Fourrier, 2006 : 20). La plupart du temps, un psychologue anime ces groupes de parole. Les

émotions trouvent ainsi à s’exprimer, grâce à l’action thérapeutique du groupe de parole,

réduisant la fatigue ou les blocages (Ruszniewski, 1999). L’encadrement doit en reconnaître

l’existence et la fonction. Dans certains métiers « à risques », l’absence de ce type de lieu peut

amener les professionnels à souffrir de répercussions émotionnelles néfastes, issues du cadre

de travail, jusque dans leur vie personnelle (Boyle, 2005). Ainsi, partager les émotions

correspond à un besoin (Rimé, 2005), en particulier dans les cas où l’individu vit des

émotions fortes (Rimé, 2005 ; Bourgeon & Cahour, 2013).

La caractéristique d’un groupe de travail réside dans la possibilité de pouvoir échanger

et partager ses ressentis et émotions, en contextes appropriés (Sendelands & St Clair, 1993).

Ces échanges contribuent à maintenir un environnement de travail « contenant » - au sens

psychologique du terme -, qui préserve la santé des professionnels : « la construction de la

santé au travail dépend de la qualité des dynamiques communicationnelles autour du travail,

vu sous l’angle de ses conditions réelles de réalisation » (Detchessahar, 2011 : 87). Le

collectif, constructeur de santé au travail, joue un rôle important et structurant, contribuant au

bien-être au travail (Davezies, 2005) : la « régulation émotionnelle collective » prévient le

stress (Monier, 2015). À l’inverse, l’isolement des professionnels et l’absence de collectif

constituent un facteur de RPS (Davezies, 2005). Le collectif doit être coopératif - ici, la

coopération est considérée comme l’« action collective finalisée », découlant d’un processus

d’identification à un groupe social (Chédotel, 2004 : 162) -, pour préserver la santé au travail

(Caroly, 2011). Les moments de régulation peuvent se dérouler dans l’équipe, au sein d’un

espace-temps dédié. Les professionnels auront l’opportunité d’élaborer alors un point de

vue collectif de l’activité de travail (Caroly, 2011). Le collectif protège le professionnel,

grâce à la transmission de savoir-faire, de la manière de se situer par rapport aux membres de

l’organisation (Davezies, 2005). Ces échanges dans le collectif de travail réduisent les conflits

Page 127: Les régulations individuelles et collectives des émotions

126

et les hésitations, facilitent l’intégration des nouveaux arrivants et construisent un sentiment

d’orientation commune, fondement de la solidarité (Davezies, 2005) : partager des émotions

et des attitudes s’avère essentiel afin de créer un sens de communauté, des situations

partagées. Traiter collectivement les émotions dans le cadre de travail présente ainsi un

intérêt notable pour les professionnels (Korczynski, 2003 ; Lewis, 2008 ; Mc Cance & al,

2013).

Certains collectifs de travail, en réponse aux difficultés émotionnelles nées des

situations de travail, élaborent des stratégies collectives de défense (Dejours, 2001),

préservant la santé mentale de leurs membres (Molinier & Flottes, 2012). L’humour au travail

correspond à une stratégie de « régulation émotionnelle collective » : au niveau

physiologique, la plaisanterie, l’humour, le rire et les autres manifestations sociales

d’émotions plaisantes, ont un impact physique positif, tant sur celui qui en est l’auteur, que

sur celui qui les reçoit. Ces effets se traduisent physiologiquement par une baisse de la

pression sanguine, une oxygénation générale, une réduction du taux d’hormones de stress, et

une réduction des réactions inflammatoires (Perret, 2010 : 103). L’humour constitue même

potentiellement un acte thérapeutique, un facteur de résilience (Morel, 2010). Il protège

l’individu du stress, dont il réduit les conséquences émotionnelles délétères (Martin, 2004). Il

donne au professionnel une certaine stabilité d’humeur lors d’événements stressants. Les

stratégies de « régulation émotionnelle collective » mobilisant l’humour au travail se

produisent en particulier lors de situations de crise ; elles ont pour objectif d’affronter

sereinement la situation critique, ou d’en atténuer les difficultés, et de dédramatiser

l’atmosphère. Cette stratégie collective fluidifie les relations de travail et crée des liens entre

les professionnels (Comte-Sponville, 1995). De manière générale, les professionnels utilisent

le partage par le rire afin de désamorcer la colère, ou d’autres émotions déplaisantes (Sutton,

1991).

Dans les stratégies collectives de régulation des émotions, s’inscrit également le

soutien social, moyen déterminant de gérer et de faire face au stress (La Rocco & Jones,

1978 ; Bolger & Amarelo, 2007). Il améliore la satisfaction des besoins psychologiques de

base (Williams & al, 2014). Le soutien social sert de garde-fou et réduit l’impact néfaste d’un

contact difficile avec un public sur l’humeur du professionnel. Lorsque ce dernier est

d’humeur déplaisante, mais bénéficie d’un fort soutien social, l’impact négatif sur la qualité

de service s’amoindrira, par rapport à une situation de faible soutien social (Huan & Dai,

2010).

Page 128: Les régulations individuelles et collectives des émotions

127

De même, le soutien organisationnel, avec le style de management participatif,

favorise la réduction du stress et des tensions au travail et augmente la satisfaction au travail

des professionnels (Zapf, 2002). S’il s’ancre solidement dans l’organisation, il conduit les

professionnels à faire état d’humeurs plaisantes, à réduire le jeu en surface et à privilégier le

jeu en profondeur. Il accroît la dynamique positive entre la joie au travail et le jeu en

profondeur (Lee & al, 2012). De plus, le soutien prévient les situations de violence au travail

(Shat & Kelloway, 2003), les soutiens informationnels et matériels, organisationnels,

modérant les effets de la violence sur la santé (Alis, 2009).

Le soutien social professionnel permet une gestion efficace des émotions (Ruiller,

2012). Le soutien informel immédiat, des supérieurs et des collègues, contribue positivement

à l’équilibre ressenti entre vie professionnelle et vie personnelle (Byron, 2005 ; Valcour,

2007 ; Mc Carthy & al, 2010).

Les individus trouvent du sens à leur travail grâce à la proximité du management, afin

de répondre aux exigences d’efficacité (Ruiller, 2012). Le positionnement du cadre de

proximité est primordial (Detchessahar, 2011). S’il se montre trop distant d’un point de vue

relationnel et émotionnel, les équipes se sentiront abandonnées, auront l’impression que

personne ne les guide, ni ne donne un sens à leur travail quotidien. Dans ce cas,

l’autorégulation, ou régulation du groupe, ne se mettra pas, ou mal, en place : « le

comportement du cadre détermine le climat soutenant du service par l’exemplarité de son

comportement » (Ruiller, 2012 : 28). Le soutien social des supérieurs et managers favorise

l’accomplissement de la tâche, facilite le travail émotionnel, réduit la fatigue ressentie au

travail et augmente la satisfaction au travail du professionnel (Grandey, 2003). La perception

positive et plaisante des individus, quant à la prise en compte de leurs besoins psychologiques

basiques, par leurs managers, passant par la promotion de l’autorégulation, se conjugue avec

un bas niveau de symptômes somatiques (Williams & al, 2014). Un contexte social plaisant et

des facteurs de motivation au travail - comme l’autorégulation - influencent les résultats

organisationnels, car ils agissent sur la santé, l’absentéisme et l’intention de quitter (Williams

& al, 2014).

Quant au soutien des collègues, ou soutien socio-émotionnel, il autorise l’évacuation

et la reconnaissance des émotions déplaisantes, mais aussi la manifestation d’affects plaisants.

Il atténue l’impact nocif des demandes émotionnelles (Chih Wei, 2014). Ce soutien

émotionnel a des conséquences vertueuses sur la santé du professionnel et sur la performance

organisationnelle (Barsade & Gibson, 2007). En effet, disposer d’un réseau social répondant

aux différents besoins relationnels et socio-émotionnels de l’individu accroît le sentiment

Page 129: Les régulations individuelles et collectives des émotions

128

d’efficacité personnelle et diminue les symptômes relatifs à la dépression et à l’épuisement

professionnel, comme le stress et l’anxiété (Cutrona & Russel, 1987).

L’individu peut aussi disposer d’un soutien social hors travail, bénéfique pour son

bien-être général : les personnes vivant seules éprouvent davantage de problèmes de santé que

celles vivant en couple, car l’expression et l’évacuation des émotions trouvent moins de

débouchés (Ntsame & al, 2013).

Page 130: Les régulations individuelles et collectives des émotions

129

2.3.5. Synthèse théorique des conséquences des stratégies de régulations des

émotions sur la santé du professionnel et l’accomplissement de la tâche

Les différentes ressources et stratégies de régulations des émotions n’impactent pas de

façon univoque la santé du professionnel, et l’accomplissement de la tâche. Certaines des

stratégies de régulation préservent la santé de l’individu et constituent une source de

satisfaction professionnelle (Bolton, 2000 : 581), tandis que d’autres emportent des

conséquences néfastes sur la santé de l’individu et sur l’accomplissement de la tâche : la

gestion des émotions accentue la charge de travail (Soares, 2002 ; Scherer, 2005), la

prescription de la maîtrise de soi aggravant considérablement cette dernière (van de Weerdt,

2011).

Les ressources émotionnelles et les stratégies de régulation des émotions comportent

des effets contrastés sur la santé du professionnel ainsi que sur l’accomplissement de sa tâche,

la qualité du service rendu. Le tableau 3, ci-dessous, généralise et récapitule l’ensemble

des conséquences de ces ressources et stratégies sur ces deux facteurs, hors champ

contextuel, ces aspects se retrouvant de manière éparse dans la littérature. Le caractère

sporadique des résultats, établis par la littérature à propos des régulations des émotions au

travail, se tempère cependant au regard de la contextualisation des situations de travail, et

d’une vision transactionnelle du stress et des émotions au travail : certaines stratégies de

régulation des émotions s’avèrent fonctionnelles ou dysfonctionnelles selon les contextes, les

situations de travail, les individus et leurs représentations de la profession qu’ils exercent.

Page 131: Les régulations individuelles et collectives des émotions

130

Tableau 3 : Effets individuels et organisationnels de l’activation des ressources et stratégies de

régulation des émotions au travail

Page 132: Les régulations individuelles et collectives des émotions

131

Le tableau 3 met en évidence certaines tendances générales caractéristiques : la nature des

effets des ressources et stratégies de régulation des émotions sur la santé de l’individu et ceux

produits sur l’accomplissement de la tâche se retrouvent dans la majorité des cas. Les

ressources émotionnelles, les compétences émotionnelles, ainsi que l’ensemble des

« régulations émotionnelles collectives » induisent des conséquences vertueuses, tant vis-à-vis

de la préservation de la santé du professionnel et du maintien d’un certain bien-être au travail,

que vis-à-vis de l’accomplissement de la tâche.

Transition inter-chapitre

Les métiers de service, en primo contact avec un public, contraignent le professionnel

à réguler ses propres émotions et celles de(s) l’interlocuteur(s), de se livrer à un travail

émotionnel et à une régulation émotionnelle, en mobilisant des ressources émotionnelles

individuelles, collectives et / ou managériales. Qu’il s’agisse des exigences, « objets » de

travail, des contextes de travail, ou de moyens de gestion émotionnelle, « outils » de travail, la

composante émotionnelle au travail, dans les métiers de service à « incidents émotionnels »,

met en jeu la santé du professionnel ainsi que la qualité de service, dans l’accomplissement de

la tâche. Le chapitre suivant propose de considérer quatre cas typiques d’activités de service

en contact avec un public, métiers à « incidents émotionnels » : les policiers, les soignants, les

enseignants et les téléconseillers.

Page 133: Les régulations individuelles et collectives des émotions

132

Page 134: Les régulations individuelles et collectives des émotions

133

Chapitre 3 : Des métiers à « incidents émotionnels »

Introduction du chapitre 3

Ce chapitre exposera un état de l’art relativement à la composante émotionnelle au

travail dans quatre métiers de service, archétypes d’activités à « incidents émotionnels »,

impliquant un contact plus ou moins aisé avec un public particulier : les policiers, les

soignants, les enseignants et les téléconseillers. Parmi ces professions, deux relèvent de

métiers de service de la fonction publique, métiers « à risques » physiques et psychologiques :

les policiers et les soignants d’établissements publics hospitaliers. Les deux autres,

enseignants et téléconseillers, se présentent comme des métiers à « incidents émotionnels »,

dont l’un dépend de la fonction publique, et l’autre du secteur privé.

3.1. Les métiers de service, des métiers à incidents émotionnels

Tout métier de service, de relation, de contact avec un public, induit des incidents

émotionnels. Les émotions, vécues par les professionnels exerçant une telle activité, s’avèrent,

suivant les cas, plaisantes, neutres ou déplaisantes. Néanmoins, l’« incident émotionnel »

survient lorsque le professionnel fait l’expérience d’une ou plusieurs émotions dans le

cadre de son activité. Les métiers sujets à « incidents émotionnels », métiers de « tensions »

par les doubles prescriptions qu’ils renferment - prescriptions de l’organisation, prescriptions

du public -, exigent du professionnel de trouver une « juste distance », avec le public, lors du

travail émotionnel. L’objectif principal de l’exigence émotionnelle que constitue le travail

émotionnel demeure la qualité du service rendu, malgré les incidents émotionnels auxquels le

professionnel se retrouve confronté. Or, la littérature n’est pas unanime quant à une définition

spécifique de la qualité de service au public, client ou usager. Les différentes réformes

s’inspirant du New Public Management (NPM) modifient le rapport de l’agent au Service

Public : la distinction traditionnelle entre usager et client s’estompe ; le souci de rentabilité,

parallèlement, s’affirme, en opposition avec les valeurs historiques du service public, telles

que sa continuité, l’égalité de son accès dans tout le territoire, voire même sa gratuité

(enseignement obligatoire). Désormais, l’agent sert un usager-client (Benmansour, 2011). De

plus, l’économie de service limite la possibilité de mesurer et d’évaluer la productivité réelle

du professionnel, car le travail fourni par ce dernier relève en grande majorité d’un aspect

comportemental (Skogan, 2005).

Page 135: Les régulations individuelles et collectives des émotions

134

3.1.1. Métiers de service, métiers d’émotions

Goffman pose les jalons théoriques de la relation de service (Goffman, 1959). Partant

du métier de réparateur, il définit la relation de service sur la base de trois dimensions :

technique, contractuelle et de civilité. La dernière dimension se réfère à l’aspect émotionnel

au travail, et fait référence aux moments de contacts et d’interactions du professionnel avec un

public : « les échanges de politesses accompagnés de quelques amabilités et de menues

marques de respect » (Goffman, 1969 : 383), que Soares qualifie de « travail discret et

intangible » (Soares, 2002 : 231).

La tertiarisation de l’économie n’a pas pour autant affranchi l’Homme de la pénibilité

au travail (Detchessahar, 2011) : l’intensification physique, mais aussi cognitive ou subjective

du travail (Clot, 2010) met le professionnel à l’épreuve. L’ouverture sur l’usager, de plus en

plus exigeant, de plus en plus difficile, engendre une charge émotionnelle et cognitive non

négligeable pour le professionnel ; celle-ci provoque des émotions déplaisantes, dont le

caractère désagréable se trouve en relation avec le système dit « aversif » (Frijda, 1994 ;

Garcia & Herrbach, 2006), relié à la recherche de l’évitement. Il existe des situations de

contacts parfois pénibles, voire violentes dans certains métiers « à risques ». Les métiers de

service engagent émotionnellement les agents (Thévenet, 2002). Ils requièrent de l’individu

une importante régulation des émotions, et sont décrits dans la littérature comme source de

stress, d’épuisement professionnel, de malaise au travail (Villatte & al, 1993 ; Loriol & al

2006). Les professionnels de métiers de service en arrivent à se sentir « vidés » et épuisés

suite aux pressions extrêmes exercées par les clients, ou usagers (Freudenberger, 1974). Les

tensions psychiques, courantes dans les métiers de relation et de service se retrouvent

potentiellement à l’origine de pathologies plus ou moins aigües : troubles gastro-intestinaux,

troubles du sommeil, dépressions, voire suicides (van de Weerdt, 2011). La durée des

interactions est corrélée à l’épuisement (Cordes & Dougherty, 1993). Le professionnel doit

produire un travail sur ses représentations (Hochschild, 2003b) afin de modifier sa perception

de la situation et neutraliser certaines émotions déplaisantes.

La gestion du stress a été traitée dans différents métiers de service, pour en explorer

les facteurs organisationnels (Boussard & al, 2004). Afin d’étudier le stress et les émotions

déplaisantes dans les métiers de service, l’approche organisationnelle est préférable aux

approches individuelles (Loriol & al, 2006). Les activités de services incluent une diversité

de sources de prescriptions. Dans les métiers de contact avec un public, deux prescriptions au

moins se cumulent : celles de la Direction et celles du public. Or, ce dernier, qu’il soit patient,

client, usager, devient de plus en plus informé et exigeant ; le public « étant roi », sa place

Page 136: Les régulations individuelles et collectives des émotions

135

devient prépondérante au sein de la stratégie de l’organisation (Jeantet, 2003). Certains

publics exigeants, qualifiés de demanding publics (Williams, 2003), transgressent certaines

limites pourtant considérées comme légitimes par le professionnel. Ces difficultés

s’exacerbent quand le management poursuit des objectifs contradictoires.

Les professionnels des relations de service, face à un public dit « sensible » ou en

difficulté, essayent de contrôler leurs réactions et comportements, afin de maintenir un point

de vue objectif sur la situation. Le professionnel a le choix alors entre deux attitudes :

« l’attitude distanciée » (Hughes, 1996) et la capacité à relativiser. Par l’attitude distanciée

avec son interlocuteur, le professionnel cherche à conserver sa position, son rôle social et

professionnel, en contenant le stress et les émotions déplaisantes. Boujut (2005), dans son

étude sur le métier d’assistant social, met en exergue l’importance de la régulation

émotionnelle du professionnel, ainsi que l’établissement de cette « juste distance » vis-à-vis

des usagers : « l’absence d’émotions, ou du moins le contrôle de leur manifestation, est une

base du travail social quand toute réaction de cet ordre est susceptible d’altérer la position du

travailleur social » (Boujut, 2005 : 149) ; « la déstabilisation de la position professionnelle

s’observe quand des émotions et un sentiment d’injustice se combinent au moment où les

travailleurs sociaux sont sollicités » (Boujut, 2005 : 150).

Beaucoup de métiers de service nécessitent un « travail de reproduction », nommé

reproductive labor (Duffy, 2007). Ce travail, appartenant initialement à la sphère privée,

domestique, s’est transplanté dans l’économie de marché : il s’agit de préparer à manger, de

s’occuper des enfants ou des personnes âgées (Wharton, 2004). Ces tâches, apparentées aux

activités soignantes, de care, historiquement effectuées par les femmes dans un cadre

domestique, nécessitent désormais une régulation des émotions au travail (Wharton &

Erickson, 1993), et peuvent conduire l’individu à éprouver une aliénation au travail, une perte

de contact avec ses émotions et avec soi-même (Hochschild, 2003b). Dans ces cas de

reproductive labor, la nature des émotions sollicitées diffère, entre sphère privée et sphère

professionnelle : les individus contrôlent personnellement leurs émotions dans le cadre privé,

alors que les émotions sont contrôlées par l’organisation dans celui de la sphère

professionnelle (Hochschild, 2003b). Ces activités relevant de deux sphères différentes

conduisent l’individu à convoquer deux formes de travail émotionnel. S’il y a conflit entre les

deux sphères, un stress potentiel apparaît. En revanche, si le travail émotionnel des deux

sphères s’avère identique, l’individu remplira des rôles qu’il percevra de la même manière.

Une continuité entre les sphères permet même un transfert de compétences de l’une à l’autre

(Wharton, 2004). Néanmoins, si l’activité exercée dans les deux sphères consiste à

Page 137: Les régulations individuelles et collectives des émotions

136

« s’occuper d’autrui », l’individu pourra éprouver un surmenage, une surcharge de travail,

voire un épuisement professionnel (Wharton, 2004).

Malgré les charges émotionnelles et cognitives, inhérentes aux métiers de contact avec

un public, les métiers à fort travail émotionnel sont aussi source de satisfaction au travail

(Adelmann, 1995). Il convient de différencier les demandes émotionnelles et les demandes

interactionnelles (Brotheridge & Grandey, 2002) : être en interaction avec autrui constituerait

une caractéristique désirable pour certains individus, alors que d’autres la percevraient comme

pénible (Glomb & Tews, 2004).

3.1.2. Le travail émotionnel dans les métiers de service

Le travail émotionnel a été largement étudié dans la littérature traitant des métiers de

service, en particulier par la sociologie du travail et des organisations. Le travail

émotionnel constitue une part essentielle des métiers de service, en contact avec un

public (Jeantet, 2003), dont le degré d’intensité est plus ou moins fort (Wharton & Erickson,

1993 ; Hochschild, 2003b). Les professions relationnelles comprennent des exigences

émotionnelles, du travail émotionnel, du fait des attentes institutionnelles d’expression chez

les professionnels (Dagot & Périé, 2014), révélant la centralité du travail de l’émotion dans

les échanges de service (Newman, 2009). Il s’agit de cacher les émotions, à cause du public

(Gollac & Bodier, 2011), et à cause de l’organisation du travail : les professionnels doivent

représenter et conserver l’image de l’organisation face au public rencontré. Ce travail

invisible des salariés en face to face (Goffman, 1973) répond aux prescriptions émotionnelles

organisationnelles. En effet, un ensemble de normes de comportement régit les interactions

quotidiennes au travail : les individus jouent alors des rôles et donnent une certaine image

d’eux-mêmes pendant l’interaction avec le public (Goffman, 1959), devenant ainsi des

emotional laborers (Brotheridge & Grandey, 2002).

La littérature qualifie ces prescriptions sociales émotionnelles, organisationnelles, de display

rules, ou « affichages émotionnels » : « les attendus émotionnels sont définis par des règles

d’affichage, c’est-à-dire les règles qui indiquent la nature des émotions que les employés sont

autorisés à exprimer et qu’on attend d’eux qu’ils expriment dans leurs interactions avec les

clients » (Wilk & Moynihan, 2005). Des différences culturelles, suivant les métiers, existent

et régissent ce que le professionnel doit exprimer ou inhiber (Mann, 1999). Ainsi, le rire sera

mal venu dans les métiers de gestion de la détresse, comme la police (van Hoorebeke, 2003 :

7). En revanche, le sourire correspondra à l’expression la plus appropriée dans le secteur de la

santé, tout comme le sérieux et les marques de compréhension (van Hoorebeke, 2003). Dans

Page 138: Les régulations individuelles et collectives des émotions

137

la plupart des métiers de service, exprimer et afficher des émotions plaisantes constitue

l’essentiel du travail des professionnels, afin de satisfaire le public rencontré (Grandey, 2003).

En fonction de la situation, le professionnel doit exprimer et afficher des émotions plaisantes

comme l’entrain, l’intérêt, des émotions neutres ou déplaisantes, comme la colère, ou une

sensibilité envers autrui, comme l’empathie, la sollicitude (Zapf & al, 2003). Avec

l’ancienneté, le professionnel automatise ses affichages émotionnels. Cette « automatisation

de l’émotion » (Ashforth & Humphrey, 1993 ; Briner, 1999) concerne les mimiques, les

phrases, les tons, alors intégrés et devenus routiniers.

Les femmes étant surreprésentées dans les métiers de service, en particulier ceux qui

impliquent un contact direct avec un public, elles se retrouvent davantage susceptibles de

devoir effectuer un travail émotionnel dans le cadre de leurs fonctions, que les hommes

(Hochschild, 2003b). Les postes à fort travail émotionnel se trouvent majoritairement occupés

par les femmes (Bhave & Glomb, 2009).

Le travail émotionnel fourni par les professionnels des métiers de contact avec un

public, s’il correspond aux prescriptions organisationnelles et aux attentes du public, sert la

qualité de service.

3.1.3. La qualité de service : définition et évaluation difficiles

L’exception française du « service public » focalise initialement sur l’offre, sans

forcément répondre aux demandes des usagers (Osborne & Gaebler, 1995). L’exigence

principale de la tradition administrative française, une prestation de qualité dans le respect des

principes de neutralité, de continuité et d’égalité, se transforme en source de tension, au cours

des évolutions organisationnelles de la fin des années 1970, comprenant de nouvelles

techniques de production, une économie mondialisée, des consommateurs souhaitant un

service personnalisé, une concurrence accrue (Pollitt & Bouckaert, 2000). La question de la

qualité des services publics devient alors sensible, car le socle de la conception française du

service public acquiert une dimension mythique, par l’amalgame entre fonction et organe

publics (Benmansour, 2011). Depuis les années 1980 et les premières réformes s’inspirant du

NPM, la thématique de la qualité des services publics devient récurrente et se conforme aux

pratiques du management privé (Hood, 1991). Le NPM propose un processus de régulation de

l’offre par le consommateur (Hood, 1991), afin de répondre aux attentes des « usagers-

clients » (Benmansour, 2011), dirigeant ainsi la culture organisationnelle des services publics

vers la recherche de la qualité, orientée vers la personne qui reçoit le service. Cependant,

Page 139: Les régulations individuelles et collectives des émotions

138

aucune définition précise de la qualité de service et des résultats souhaités, ni de

formulation claire de l’évaluation et de la mesure de cette qualité ne se dégagent, ni ne

font consensus en France.

La conception historique de l’exception française de l’administration publique donne

un sens technique au concept de qualité (Maram, 2008), et s’oppose aux valeurs véhiculées

par le NPM (performance, compétition, réduction du nombre de fonctionnaires) (Benmansour,

2011 : 137). Traditionnellement, la qualité du service public dépend des savoir-faire

techniques et de l’expérience des fonctionnaires, et non de la qualité relationnelle de la

prestation de service. La norme ISO 840215 propose la définition de la qualité suivante :

« l’ensemble des propriétés et caractéristiques d’un produit ou d’un service qui lui confèrent

l’aptitude à satisfaire des besoins exprimés ». Ainsi, la qualité de service relèverait de la

satisfaction des besoins et des attentes de l’usager (Froman, 2003). Or, le service

correspond à une situation unique, à un contexte, ce qui le rend contingent, difficilement

quantifiable par des instruments de mesure (Dupont, 2003). La notion de « bon service

public » dépend des usagers, des professionnels, des situations, des missions, des priorités,

paramètres sujets à changements (Peters & Savoie, 2001).

L’économie de services présente donc une difficulté quant à la mesure de la

production et à l’évaluation de la productivité du professionnel (Gadrey, 2003), en raison de

l’invisibilité et de « l’intériorité » du travail émotionnel. L’organisation détermine parfois

explicitement la qualité du service (Jeantet, 2003), comme, par exemple, quitter un client

satisfait. Concernant le métier de policier, évaluer la satisfaction des usagers dépend du

positionnement de ces derniers : victimes ou délinquants, parfois même, les deux

simultanément.

Afin d’étudier la question de la qualité du service, Buttle (1996) précise qu’il ne suffit

pas d’évaluer le résultat du service, mais qu’il convient de s’intéresser aussi au processus de

prestation de service. La plupart du temps, dans les métiers en contact avec un public, la

qualité de service comprend le fait de se montrer souriant, bienveillant, sympathique,

empathique, de respecter les contraintes organisationnelles, d’exprimer la bonne émotion au

bon moment et de savoir faire preuve de fermeté (Lewig & Dollard, 2003).

Le comportement du professionnel influence celui du client (Rind & Strohmetz, 1999), de

l’usager. De manière générale, la qualité du service se mesure par la qualité de la relation

avec le client ou usager, qui dépend du travail émotionnel fourni par le professionnel :

15 ISO 8402, 1994, consulté sur : http://www.iso.org/iso/fr/catalogue_detail.htm

Page 140: Les régulations individuelles et collectives des émotions

139

c’est lorsqu’il fait défaut que le travail émotionnel révèle toute sa nécessité dans

l’accomplissement du service (Desprat, 2015). Afin d’être efficients dans leur rôle, les

professionnels des métiers de contact doivent se montrer sensibles à l’expression émotionnelle

face aux publics rencontrés (Dechurch & al, 2011).

Les compétences émotionnelles, essentielles pour le professionnel lors de l’exercice

d’une activité de service impliquant différentes relations avec un public, jouent un rôle non

négligeable sur la performance au travail. À propos de la mesure de l’influence de la

régulation des émotions sur la performance et l’efficacité des professionnels, les compétences

émotionnelles constitueraient le concept le plus adéquat concernant la relation personnalisée

avec un public, alors que le travail émotionnel s’adapterait davantage aux services dits « de

masse » (Othman & al, 2008).

Les métiers d’infirmiers et de policiers, métiers de service, sujets à incidents

émotionnels et nécessitant un travail émotionnel important de la part des professionnels,

incluent d’importants risques, physiques et / ou psychologiques, pouvant impacter la santé du

professionnel, ainsi que l’efficacité de son travail, l’accomplissement du « travail bien fait ».

3.2. Policiers et infirmiers de la fonction publique

Dans le cadre de leurs fonctions, policiers et infirmiers connaissent des incidents

émotionnels, provenant des exigences émotionnelles de travail, du contact avec le public, des

conditions de travail, de l’organisation du travail et du contexte professionnel. Nous

considérons ces activités comme des métiers de service public, « à risques ».

3.2.1. Des métiers de service public, « à risques »

Depuis les années 2000, les institutions de service public ont dû faire face à des

changements organisationnels, liés à des contraintes conjoncturelles et budgétaires

importantes (Jeannot & Rouban, 2009), en réponse à une intensification du travail et à une

augmentation du travail en contact avec un public (Gadrey, 2003). Il en résulte des

pathologies liées aux changements organisationnels16, et un effritement des collectifs de

travail, pourtant facteurs de santé au travail (Davezies, 2005). Le NPM duplique les méthodes

et outils de gestion ayant fait leurs preuves dans les organisations privées, au sein des

organisations publiques ou de délégation de service public, revendiquant la fin de la

16 UCANSS (2012), Union des Caisses Nationales de Sécurité Sociale, Baromètre social-institutionnel. Synthèse

des résultats nationaux.

Page 141: Les régulations individuelles et collectives des émotions

140

dichotomie entre secteurs public et privé, dans l’objectif d’améliorer l’efficacité de

l’administration (Hood, 1991). Or, ces outils de gestion, de mesure et d’évaluation des

performances produisent des résultats disparates, l’outil adopté n’étant pas nécessairement

approprié à la situation de travail (David, 1998 : 10). Le management, dans la fonction

publique, risque alors de se retrouver prisonnier des modèles de gestion privée, sans pouvoir

répondre à la complexité des problématiques actuelles, s’il ne sort pas des paradigmes

positivistes et fonctionnalistes (de Gaulejac, 2011). Ce mouvement réformateur propose

quatre méthodes de gestion des services publics : la décentralisation des structures

gouvernementales, la privatisation, la compétition, et un processus de régulation par le

consommateur (Hood, 1991). Le NPM peut être à l’origine du développement de facteurs

favorisant l’émergence du risque professionnel, à l’interface du psychologique, du social et de

l’organisationnel (Lancry & al, 2008) : les RPS. Dans le secteur public, où il n’y a pas de

licenciement, se généralisent des stratégies de provocation. Le manager se retrouve pris en

tenaille entre des normes organisationnelles et la régulation de l’ambiance de travail et des

collectifs (Bourion, 2006), ce qui contribue à l’avènement d’un management à deux vitesses.

Certains métiers de services publics comportent des risques, physiques et

psychologiques : les policiers et les infirmiers. Le BIT classe ces deux professions comme

des métiers particulièrement à risques17. Ces professionnels supportent des charges

émotionnelles importantes dans le cadre de leurs missions. Ils s’exposent à différents risques :

risques physiques, par le contact avec le public rencontré et la mission effectuée d’une part, et

risques psychologiques, induits par le travail émotionnel fourni et les charges émotionnelles

inhérentes au métier, au rapport à la mort, à la violence, à la souffrance, d’autre part. Ces deux

métiers impliquent un travail émotionnel important (Hochschild, 2003b ; Loriol, 2003) : les

infirmiers et les policiers se retrouvent parmi les métiers qui requièrent le plus de travail

émotionnel (Glomb & Tews, 2004 : 713). Les professionnels, confrontés régulièrement aux

aspects les plus sombres de la vie et de la mort, supportent une charge émotionnelle

considérable. Par exemple, dans les organisations de prestations de soins, il arrive que les

professionnels éprouvent un traumatisme direct ou indirect (Kahn, 2003), ou un « chagrin

cumulatif ». Le professionnel court alors le risque de devenir obsédé par la mort et la

souffrance, de commencer à douter de ses capacités ou de son identité professionnelle (Stayt,

2009), ou de se retrouver submergé par un sentiment de futilité.

17 BIT, « Le travail dans le monde », Genève, mars 1993.

Page 142: Les régulations individuelles et collectives des émotions

141

Dans ces métiers, les professionnels déploient des stratégies de défense et des

stratégies de régulation des émotions : « en psychodynamique du travail, on a montré que

les travailleurs font comme s’ils maîtrisaient matériellement le risque en le conjurant

mentalement par des conduites collectives de provocation et de dérision du danger » (Canino,

2005 : 45). Ces stratégies se répercutent éventuellement sur la qualité de vie personnelle du

professionnel : « l’adhésion à une stratégie de défense caractéristique de l’occultation du

risque et le culte de la virilité produit un impact sur la vie privée » (Canino, 2005 : 46). Les

professionnels de ces métiers à risques présentent, la plupart du temps, une importante

motivation de service public (Avier, 2013), dépendant du processus individuel historique,

susceptible de servir de rempart contre ces risques : l’émotion sert alors d’ancre, de référent,

pour un métier. Dans les métiers de la fonction publique, on constate un attachement aux

valeurs du métier, qui conditionne le contrat psychologique (Avier, 2013).

3.2.2. Policier, métier à risques, et à « incidents émotionnels »

Le métier de policier a subi des changements organisationnels récents : le travail se

rationalise, la charge administrative augmente, les gestionnaires encadrent davantage les

objectifs de production : « [le métier de policier] est marqué par des changements

organisationnels, une mutation de la population (plus de précarité, plus de violence), une

rationalisation du travail et de nouveaux modes de production comme dans d’autres secteurs

de services (Ginsbourger, 2008), notamment avec une augmentation de la charge

administrative, une prescription serrée, un contrôle des salariés par les gestionnaires et

l’apparition d’objectifs de production » (Caroly, 2011 : 368). La loi de modernisation de la

police18 fait apparaître de nouvelles exigences : la culture du chiffre perturbe la culture

du service public : « ils sont sans arrêt interrogés dans leurs actes et sur la conception du

travail bien fait ; les moyens de prendre soin de son travail étant bousculés » (Caroly, 2011 :

368). Une politique « du chiffre » fragilise, depuis 2002, les brigades en suscitant de

l’individualisme (Loriol 2016). Dans ce secteur, le NPM peine à s’appliquer, depuis les

années 1980, en raison de l’urgence, de l’imprévisibilité des activités et du pouvoir

discrétionnaire des agents (Dupont, 2003). Le management par objectifs contraint le policier à

rendre compte, de manière chiffrée, de l’évolution de sa performance et l’amène à

reconfigurer son pouvoir discrétionnaire (Thévenin, 2016). Il brise l’immunité de la sphère

d’appréciation discrétionnaire et « pénètre là où le droit n’osait rentrer » (Thévenin, 2016 :

18 Loi n°85-835 du 7 août 1985, parue à http://legifrance.gouv.fr

Page 143: Les régulations individuelles et collectives des émotions

142

180). Cette nouvelle gestion de l’activité accorde une importance cardinale à l’exigence de

mesure : « ce qui compte, c’est ce que l’on compte » (Eterno & Silverman, 2012), et pousse

l’agent à mesurer sa propre performance. Ayant pour objectif initial d’« améliorer la

productivité » (Thévenin, 2016 : 178), ce management change le sens et le régime d’action,

et modifie l’environnement de travail de l’agent, qui doit désormais apporter la preuve de

l’atteinte des objectifs, à son manager, désormais dans la « position de confesseur »

(Thévenin, 2016 : 178). La ligne managériale « ménage alors une sorte de scène fictive, dans

laquelle l’agent fait état de ses résultats comme s’il s’agissait des conclusions d’un exercice

introspectif » (Thévenin, 2016 : 178).

Peu de recherches en gestion, ou en d’autres disciplines traitant des situations de

travail, abordent le métier de policier (Tardif, 1974 ; Tremblay, 1997 ; Oligny, 2009).

S’agissant des émotions au travail de ceux-ci, la littérature fait surtout référence au stress

au travail et à l’émotion de peur. Une solide réputation de profession stressante s’attache au

métier de policier (Kroes, 1985 ; Lhuilier, 1987 ; Stinchcomb, 2004). Les raisons de ce stress

sont multifactorielles (Huez, 2008) : les moments d’ennuis, d’urgence, les conflits avec la

population, les dangers physiques, le contact avec les blessés, les horaires atypiques (Loriol &

al, 2006). Des causes organisationnelles s’y ajoutent, comme la répartition du travail (Caroly,

2011) et le fonctionnement organisationnel, par exemple la rédaction et les charges

administratives (Kroes, 1985). Oligny (2009) recense les sources principales et récurrentes du

stress dans le métier de policier : la perception du public, la proximité avec un milieu

marginal - conduisant possiblement au cynisme et à la dépersonnalisation -, les incidents

traumatisants, les dangers liés aux incidents critiques, les horaires variables, la routine, les

relations avec la justice, les mesures d’efficacité liées au système de promotion ou la

mutation, la pression du milieu, et l’incidence du métier sur la famille, le stress pouvant

s’immiscer dans la vie personnelle du policier (Oligny, 2009).

Le policier vit des situations de travail variées et génératrices de déstabilisation

émotionnelle, de souffrances, de douleurs (Oligny, 2009). Son métier le conduit à devoir gérer

des situations difficiles, parfois dramatiques (Loriol & al, 2006) ; il est mis à l’épreuve

d’impacts graves sur les personnes (Territo & Vetter, 1981 ; Kroes, 1985 ; Oligny, 1991). Il

doit contenir son stress ainsi que celui des victimes. Il est témoin à la fois du trouble de la

victime et de l’arrogance de l’agresseur. Sur le terrain, le policier, en contact direct avec la

victime en état de choc, représente l’unique régulateur social de proximité (Oligny,

2009).

Page 144: Les régulations individuelles et collectives des émotions

143

Ces situations de travail engendrent des émotions extrêmes, répétitives, empêchant

parfois le policier d’effectuer le deuil de la situation vécue. Réguler des incidents critiques

peut le conduire à un SPT, impactant alors sa santé mentale. Un danger sur la santé du policier

réside dans le fait que ces situations difficiles et incidents critiques se répètent et s’accumulent

dans le temps d’exercice de la fonction : le policier peut vivre le « complexe des Danaïdes »,

lorsqu’il se retrouve confronté à plusieurs reprises aux mêmes scènes - même si les

protagonistes diffèrent -, ce qui aura des conséquences sur sa santé mentale (Oligny, 2009).

Les tensions au travail, dans le métier de policier, surviennent non seulement à cause

du contact, parfois difficile, avec le public, ou du rapport à la mort et à la souffrance, mais

aussi du fait des conflits de buts, des injonctions paradoxales, des conflits éthiques. Les

tensions au travail vécues par les policiers retentissent sur leur santé, par un mal-être au

travail, de l’anxiété, voire des dépressions (Caroly, 2011). Elles représentent donc un coût

psychique. Ces tensions reflètent le « paradoxe du policier » : « la souffrance morale est

directement proportionnelle à cet écart entre la représentation que l’on a de la vie (normes) et

ce que l’on est obligé de vivre (incidents) » (Oligny, 2009 : 213). Les policiers se retrouvent

alors dans des situations critiques ayant pour origine un déséquilibre entre leur conception

du travail bien fait et les attentes hiérarchiques, ainsi que les besoins du public,

provoquant alors un conflit de buts : « l’agent est en déséquilibre entre sa conception

personnelle d’un travail bien fait, les attentes de la hiérarchie, les besoins des usagers et les

exigences du travail collectif » (Caroly, 2011 : 369). Par exemple, « faire du chiffre » et

promouvoir une qualité de service peut être vécu et perçu par le policier comme relevant de

buts contraires. Des conflits naissent également du décalage possible entre les buts et les

moyens de travail (Caroly, 2011). Le fait qu’une grande majorité des policiers estime que le

système administratif et judiciaire fait exagérément preuve d’indulgence envers les

délinquants et les criminels (Davidson & Veno, 1980) relève aussi d’un conflit de buts. Enfin,

le contact avec le public s’avère difficile et délicat, en raison de la méfiance réciproque entre

la police et le public, engendrant une complexité relationnelle : d’une part, le public attend de

la police de la protection mais rejette le contrôle et la sanction ; d’autre part, les policiers

escomptent du public soutien et respect (Loriol & al, 2006).

Face à ces tensions, un sentiment d’impuissance et d’incontrôlabilité apparaît

éventuellement, exacerbé par la motivation au travail et le sens moral du policier (Loriol &

Caroly, 2008), et influe sur la qualité du service. Les policiers éprouvent parfois une forme de

renoncement aux normes, souvent vécu comme un échec, une inutilité partielle. Pour éviter

Page 145: Les régulations individuelles et collectives des émotions

144

cette situation, le policier doit adapter son idéal et ses propres normes au contexte social,

et réaménager son environnement interne (Oligny, 2009).

Face aux exigences émotionnelles du travail et aux émotions déplaisantes, les policiers

élaborent des stratégies de défense et de régulation des émotions (Monier, 2014). Le déni

de peur constitue une stratégie collective de défense (Lhuilier, 2006 ; Pruvost, 2007) : les

policiers n’expriment pas le terme de « peur » au travail, et se montrent réticents à verbaliser

cette émotion (Lhuilier, 1987 ; Monjardet, 1996). « La nécessité d’être jugé apte entraîne une

stigmatisation de la peur, en tant qu’émotion, à l’opposé des valeurs professionnelles. Celui

qui reconnaît son stress est celui qui n’a pas su surmonter les épreuves du métier » (Loriol &

al, 2006 : 112). Les policiers estiment certaines expressions de la peur comme incompatibles

avec l’exercice de leur métier sur la voie publique. Cependant, toutes les expressions de la

peur ne sont pas condamnées : « l’expression de la peur est donc encadrée, normée, par tout

un ensemble de règles implicites mais rapidement intériorisées, liées aux valeurs et aux

objectifs que se donne le groupe (équipage, brigade…) dans son activité » (Loriol, 2016 :

148). Le policier de terrain, quant il est considéré comme fragile par son management, fait

l’objet, la plupart du temps, d’une rotation de poste, après avoir été désarmé, passant alors du

terrain au bureau (Caroly, 2011 : 366).

La littérature indique que la gestion du stress et de la peur des policiers relève de la

responsabilité du groupe, d’une « affaire d’équipe » (Loriol, 2016). Molinier et Flottes

(2012) précisent que les milieux professionnels, dans lesquels on observe une grande majorité

d’hommes, opèrent des stratégies collectives de défense (Dejours, 2001) se situant autour du

déni de vulnérabilité et de la souffrance masculine. Les individus témoignant de leur fragilité

(Lhuilier, 1987) sont déconsidérés par leurs pairs. L’intégration des femmes dans les équipes

se montre alors difficile (Molinier & Flottes, 2012). D’autres auteurs avancent que, dans les

métiers de policiers de voie publique, l’injonction de maîtrise des émotions ne relève pas d’un

contrôle lié au sexe masculin, mais provient surtout du répertoire d’expression des

émotions, « répertoire collectif » impliquant une régulation spécifique (Loriol, 2012).

Face aux contraintes du métier, provenant de la hiérarchie ou du terrain, les policiers

travaillent en équipe (Caroly, 2011). Le sentiment de ne pas être appréciés par les usagers

vient renforcer le collectif et la solidarité (Loriol & Caroly, 2008). De manière générale, les

policiers gèrent le stress et les problèmes dans l’entre-soi (Westley, 1972). Son expression

vers l’extérieur (hiérarchie ou psychologue) serait perçue comme une fragilité individuelle qui

couperait son auteur du collectif de travail et en mettrait en danger l’homogénéité affichée

(Loriol & al, 2006). Cet entre-soi et cette solidarité s’offrent à la fois comme tampon face aux

Page 146: Les régulations individuelles et collectives des émotions

145

situations génératrices d’émotions déplaisantes, parfois extrêmes, et comme dispositif vecteur

de qualité de service : des relations conflictuelles avec le public, un turn-over important et

davantage d’incidents surviennent en cas de rapports internes tendus et de faible

reconnaissance au sein du collectif (Loriol & al, 2006). La division du travail et la solidarité

amènent les policiers à faire face aux incidents critiques et au public difficile, tout en

conservant un certain calme.

Malgré la tendance des policiers à compter davantage sur le soutien informel des

collègues, et leur réticence envers le soutien psychologique au travail par souci de ne pas

montrer une faiblesse ou par crainte de « passer pour un fou » (Loriol & al, 2006), le

Ministère de l’Intérieur, dans les années 1990, a recruté des psychologues afin de prévenir le

stress au travail des policiers. L’article 51 du décret n°95-654 du 8 mai 1995 de la Police

Nationale stipule qu’un policier peut demander une aide psychologique. Les psychologues

effectuent un travail de coaching ou d’intervention post-traumatique. Toutefois, les techniques

des psychologues de la police, perçues comme « classiques », se centrent sur l’individu et les

représentations (Loriol & al, 2006). Les dispositifs de soutien psychologique sont jugés peu

adaptés aux contraintes du métier. Les collectifs identifient mal l’utilité du psychologue et le

perçoivent comme coupé des réalités du travail policier et du terrain. Les policiers ne

s’orientent vers des aides formelles qu’une fois que le réseau social ne suffit plus (Dulac,

2001) ou se montre défaillant. Ils perçoivent le soutien psychologique comme un recours

après un événement violent ou extrême, et non en prévention ou en ressource. Loriol et al

(2006) précisent que les syndicats et les policiers les plus jeunes se montrent de plus en plus

ouverts sur le sujet de la prise en charge psychologique, et peuvent servir d’acteurs-clefs

relativement aux interventions psychologiques.

Certains policiers, face aux charges émotionnelles permanentes, se désengagent

partiellement au travail, atténuent leurs réactions et affichent ainsi un détachement, une forme

d’indifférence (Oligny, 2009). Lorsque les stratégies de régulation des émotions et les

mécanismes de défense ne suffisent pas ou dysfonctionnent, les risques d’épuisement

professionnel augmentent. Cet état se constate surtout chez les policiers au départ les plus

engagés, motivés et présents au travail. Oligny (2009) présente le « profil-type » d’un policier

exposé à l’épuisement professionnel : un individu ayant un système de normes fermes, le sens

du devoir développé, une vocation forte, et le souhait d’une certaine indépendance. Ainsi, les

policiers les plus engagés s’exposent davantage à l’épuisement professionnel que les autres

(Oligny, 2009). Cette pathologie se manifeste par un épuisement moral, une lassitude, qui

survient, la plupart du temps, entre sept et douze ans de pratique (Oligny, 1991). Elle

Page 147: Les régulations individuelles et collectives des émotions

146

concerne, en particulier, les policiers en contact direct avec un public, ayant une forte

vocation de métier, mais peu de retours de la part des collègues, de leur hiérarchie et du

public. Les policiers de patrouille et les enquêteurs apparaîssent comme plus sujets à

l’épuisement professionnel, en raison de leur caractère idéaliste (Oligny, 2009). L’épuisement

professionnel du policier peut se manifester par du présentéisme, ou présence abusive du

professionnel sur le lieu de travail, le conduisant à un état pathologique de surmenage

(Oligny, 2009). Selon la littérature, les policiers, au travail, vivent une série d’étapes dans le

temps (Violanti, 1983) : de zéro à cinq ans d’expérience, ils se situent dans une « phase

d’alarme avec nouveauté et choc de la réalité » ; de six à treize ans, ils connaissent une

période de désillusions, de déceptions et de considération des pressions ; de quatorze à vingt

ans, ils vivent une phase de personnalisation au travail, avec un regard critique sur la carrière,

ainsi qu’une baisse des inquiétudes ; enfin, après vingt ans d’exercice, ils ont tendance à

entreprendre une introspection avec une réflexion sur la carrière. Cette dernière période

correspond à l’étape la moins stressante pour le policier.

Le travail de policier implique un fort travail émotionnel (Martin, 1999), les

policiers devant contrôler leurs propres émotions mais aussi celles des personnes rencontrées

dans le cadre de leurs interventions. La gestion émotionnelle au travail fait partie intégrante

du travail du policier : par exemple, dans le cas des auditions de mineurs, le policier maintient

une posture professionnelle délicate, qui nécessite une importante régulation de ses émotions,

ainsi qu’une bonne maîtrise de soi, afin de détecter les émotions chez autrui (Vilamot & al,

2010). Dans les métiers dits « masculins », le travail émotionnel n’est pas considéré comme

une véritable compétence (Hochschild, 2003b). Les règles sociales émotionnelles

proviennent, d’une part, des prescriptions organisationnelles et, d’autre part, des attentes et

besoins des usagers : ces derniers « ne prescrivent pas le travail des policiers, mais leurs

comportements et leurs attentes orientent la façon de définir la prescription de tel ou tel type

de situation » (Caroly, 2011 : 369). Dans la police, la notion fondamentale de règles facilite la

prescription des conduites, bien que les policiers réélaborent les règles d’action afin de les

adapter aux contextes d’intervention, la régulation étant contextuelle à l’action (Caroly,

2011). Les policiers s’engagent délibérément dans un travail émotionnel, inférant des

conséquences parfois nocives pour leur santé - le travail émotionnel fatigue -, ou

bénéfiques - il favorise l’engagement (Gelderen & al, 2014) et l’implication personnelle

(Dubois, 1999) -. En effet, les policiers exerçant leur activité en « jouant » les émotions

appropriées éprouvent une fatigue psychique, certes, mais parviennent aussi à se signaler

comme davantage engagés au travail.

Page 148: Les régulations individuelles et collectives des émotions

147

Dans le cadre de leurs fonctions, les policiers doivent afficher et dégager de la

neutralité, masquer leurs émotions (Fischbach, 2003) et se montrer objectifs (Fischbach &

Zapf, 2002). Le travail émotionnel repose sur l’évocation ou la suppression émotionnelles. Le

policier doit maîtriser la situation, la plupart du temps par le surenchérissement verbal ou par

le rappel au calme (Mainsant, 2010). Une nécessaire production de l’indifférence, de la

neutralité, doit être mise en scène (Herzfeld, 1992). L’indispensable travail émotionnel du

policier révèle le paradoxe entre le modèle bureaucratique wébérien et la subjectivité des

fonctionnaires : le rôle institutionnel prescrit aux policiers des formes singulières de travail

émotionnel, à travers lesquelles le droit se constitue (Mainsant, 2010). Par l’exhibition

d’émotions contrôlées, codifiées par la mise en scène, le policier affirme sa maîtrise de l’ordre

interactionnel, souvent par un travail en surface (Mainsant, 2010). Certaines attributions

d’émotions font autorité : les policiers ont la capacité institutionnelle de dire ce qu’il en est

des émotions d’autrui (Paperman, 2013). Les savoir-faire théâtraux, compétences du policier

dans son rôle institutionnel, comme savoir auditionner, mimer la colère ou exposer une

neutralité, s’incorporent avec l’expérience et une forme de mentorat informel, par lesquels le

policier « prend son rôle » (Mainsant, 2010). Souvent, les managers forment les nouveaux

arrivants aux manières de faire émotionnelles.

3.2.3. Infirmier, métier à risques, et à « incidents émotionnels »

La fonction publique hospitalière emploie plus d’un million d’actifs en France, et

représente un champ majeur du management public (Chappoz & Pupion, 2014). Ces vingt

dernières années, les soignants exercent leur activité dans un contexte organisationnel

hospitalier perturbé. L’exercice de l’activité soignante évolue du fait des changements

techniques, économiques, organisationnels et sanitaires. L’empilement des réformes

hospitalières induit des conséquences sur les conditions de travail du personnel soignant,

ainsi que sur la qualité des soins (Gheorghiu & Moatty, 2013). Plusieurs vagues de réformes

se superposent :

- la loi Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information (PMSI) du 31 juillet

1991, obligeant les établissements à évaluer l’activité de soins,

- la diminution du temps de travail par le décret n°2000-815 du 25 août 2000,

- la Tarification à l’Activité (T2A), en 2004, par laquelle le budget de l’hôpital dépend

désormais de la nature et du volume de son activité médicale, et non d’un financement

a priori,

- le plan Hôpital 2007 puis 2012, séries de mesures visant à moderniser l’offre de soins,

Page 149: Les régulations individuelles et collectives des émotions

148

- la loi Hôpital Patients Santé Territoire (HPST) de 2009, réformant la gouvernance

hospitalière et l’évaluation des activités de soin : avec la prééminence du chef

d’établissement, les directeurs montent en puissance face au corps médical. En raison

de cette nouvelle gouvernance, les Centres Hospitaliers Universitaires (CHU)

connaissent de nombreuses difficultés (Gheorghiu & Moatty, 2013).

La logique gestionnaire a pénétré le secteur de la santé : dans les établissements de

santé, il est question d’efficacité et d’efficience, de finalité comptable et statistique (Amar &

Berthier, 2007). Les hôpitaux passent alors d’une bureaucratie professionnelle à une

entreprise stratégique ; cette logique gestionnaire (Gheorghiu & Moatty, 2013) transforme les

hôpitaux en entreprises, dans lesquelles les soignants doivent devenir « efficaces », non au

sens humain et relationnel avec le patient, mais dans une optique de réduction des coûts de

l’activité hospitalière. Le travail à l’hôpital s’organise, désormais, selon des méthodes

importées du milieu de l’entreprise concurrentielle, comprenant la mise en concurrence des

établissements pour l’attribution de moyens, des appels à la sous-traitance, et la polyvalence

(Machado & al, 2016). Avec les réformes hospitalières, les établissements hospitaliers,

comme les entreprises, sont évalués sur la base de leur performance économique. La santé

devient un secteur de paradoxes : qualité versus performance, valeurs professionnelles versus

valeurs organisationnelles, prise en charge personnelle versus respect du cadre règlementaire.

Les infirmiers, dont bon nombre témoignent d’une inclination à prendre soin d’autrui, se

retrouvent déchirés entre leurs valeurs professionnelles et les charges de travail (Formarier,

2007). Les changements organisationnels hospitaliers, exhortant à plus de rapidité dans

l’activité, limitent le temps passé, par le professionnel, avec le patient : or, les soignants

souhaitent passer davantage de temps avec les patients, car ils considèrent cela comme le

cœur de leur activité (Soares, 2002 ; Estryn-Behar, 2007). En raison de la domination d’une

logique gestionnaire, le travail réel devient méconnu, car non pensé par les restructurations.

Ces évolutions organisationnelles conduisent à une intensification du travail des

soignants : « l’intensification du travail est due à la fois à la réduction des durées

d’hospitalisation, aux critères de mesure et de traçabilité des activités, qui ne retiennent que

les actes techniques au détriment des activités de care, et aux tâches induites par les normes

de qualité et les dispositifs d’évaluation et de contrôle de celles-ci » (Detchessahar, 2011 :

48). Ainsi, ces nombreuses politiques et réformes de modernisation du secteur sanitaire

(Raveyre & Ughetto, 2006) épuisent les ressources organisationnelles et subjectives, et

atteignent la santé des soignants, par des phénomènes d’augmentation du stress au travail

Page 150: Les régulations individuelles et collectives des émotions

149

(Estryn-Behar, 2007) et de l’épuisement professionnel (Canoui & Mauranges, 2001 ; Loriol,

2003).

La souffrance des soignants provient aussi de déficiences issues du rôle actuel de

l’encadrement, en particulier du management de proximité. Désormais, les préoccupations de

cet encadrement de proximité éloignent les managers et cadres de santé de l’activité

quotidienne de soins : le management se retrouve « empêché » et « doit déserter la scène du

travail » (Detchessahar, 2011 : 98) afin d’alimenter les « machines de gestion » (Girin, 1983).

De plus, les réformes hospitalières viennent déstabiliser les collectifs de travail (Gheorghiu, &

Moatty, 2013). Face à ces multiples difficultés, mettant en jeu la santé des soignants, des

Contrats Locaux d’Amélioration des Conditions de Travail dans les hôpitaux publics

(CLACT)19 ont été rédigés, afin d’examiner et améliorer les conditions de travail du personnel

soignant.

Le métier d’infirmier peut être considéré comme métier « à risques », physiques

et psychologiques, de par la nature de l’activité, car ce métier comporte une charge mentale

et émotionnelle importante (Loriol, 2003) : les personnels soignants, en effet, subissent des

phénomènes d’agressions, ayant des impacts émotionnels notables (Tragno & al, 2007). Chez

les personnels soignants, le rationnel et l’émotionnel se conjuguent (van Hoorebeke, 2005).

Les infirmiers vivent des émotions intenses dans le cadre de leur activité (Truc & al, 2009), et

il leur faut établir des rapports éthiques et significatifs avec les patients en détresse. La

relation de soins demande une certaine empathie de la part du professionnel (Formarier,

2007), ou capacité cognitive et affective du soignant à comprendre la perspective subjective

de l’interlocuteur, tout en gardant une distance émotionnelle, afin d’établir une relation de

confiance entre soignant et soigné. Les formations des soignants mentionnent qu’un

engagement émotionnel trop important, face au patient, provoque des états de stress

psychique et émotionnel (Sorensen & Iedema, 2009). Les soignants perçoivent cependant

l’engagement émotionnel, envers le patient, comme inévitable et même souhaitable (Margolis

& Molinski, 2008).

Maîtriser ses émotions et les réactions des patients constituent des facteurs de stress

pour les infirmiers et les aides-soignants (Loriol, 2003). Les compétences émotionnelles du

soignant lui permettent de gérer ses émotions au travail (Monier, 2015). Cette gestion

19Ministère de la Santé et des Solidarités (2007), Circulaire DHOS/P1/DGAS/5C/3007, n°2007-123 relative à la

mise en œuvre des CLACT dans les établissements publics de santé et les établissements participant au service public hospitalier et dans les établissements sociaux et médico-sociaux relevant de la fonction publique hospitalière, Bulletin Officiel, 6.

Page 151: Les régulations individuelles et collectives des émotions

150

augmente les émotions plaisantes du patient et du soignant, ainsi que du collectif de travail,

accroissant alors la satisfaction du premier, donc la performance et l’efficacité au travail

(Dubé & Paquet, 2003). Car si le patient perçoit la qualité du soin, il montrera une certaine

satisfaction et appliquera davantage les conseils et traitements préconisés par le personnel

soignant (Hulka & al, 1976) ; ce qui limitera alors les éventualités de poursuites de

l’établissement hospitalier pour mauvaises pratiques. Le soignant doit disposer d’un

« bagage » de connaissances sur le sujet de la régulation des émotions au travail, afin de

préserver sa propre santé et de garantir une certaine qualité de soin (Dubé & Paquet, 2003).

Les infirmiers formés en soins palliatifs semblent mieux réguler et maîtriser leurs émotions,

car ils ont bénéficié d’une formation traitant du rapport à la mort et au stress lié à la mort

(Loriol, 2003).

En matière de risques au travail, les Urgences, service emblématique de l’accueil de

patients à toute heure, se présentent comme un service à part : « tout y est éphémère, même

l’agonie et la mort […]. La mort n’a pas le temps d’apparaître angoissante comme elle peut

l’être dans un service de réanimation » (Moisson, 2009 : 234). Les urgentistes évoluent dans

un contexte où le contact avec la patientèle peut engendrer des émotions déplaisantes (Niven

& Sprigg, 2013), de plus ou moins grande intensité : « le sentiment d’angoisse lié à la nuit et

des situations de violence caractérise ce contexte professionnel » (Moisson, 2009 : 234). Les

pressions des familles des patients engendrent un stress au travail (Moisson, 2009). Dans ce

contexte, les compétences professionnelles doivent être maîtrisées : « les erreurs peuvent

avoir des répercussions beaucoup plus graves que dans la plupart des autres professions »

(Moisson, 2009 : 235). L’activité d’urgentiste, un des métiers les plus exposés au stress

professionnel, constitue un terrain propice à l’épuisement professionnel, les soignants

étant sous la double contrainte d’une « société qui leur délègue volontiers ses situations de

crises, et un hôpital qui s’oriente de plus en plus vers la production de soins financièrement et

intellectuellement valorisables » (Galichon, 2014 : 26).

Le métier de soignant expose la santé du professionnel. Les effectifs soignants étant

limités (Machado & al, 2016) et l’exposition aux RPS importante (Truchot, 2004), le secteur

de la santé s’avère particulièrement touché par l’absentéisme (DARES, 2013) et les arrêts

pour maladie (Randon & al, 2011). La moitié des soignants en arrêts maladie de longue durée

le sont pour des troubles psychopathologiques ou psycho-somatiques (Estryn-Behar, 2007).

La dépression touche particulièrement ces professionnels : ce métier offre un taux supérieur

de personnes dépressives en comparaison avec la moyenne de la population générale : 11,8%

contre 6,8% (Mariage & Schmitt-Fourrier, 2006). En cas de problème psychologique, les

Page 152: Les régulations individuelles et collectives des émotions

151

infirmiers ne bénéficient pas de la position juridique d’« inaptitude temporaire », pour motif

psychologique, qui existe chez les policiers par exemple ; ils n’ont que la faculté de demander

un congé de longue durée, ou alors de choisir de démissionner du service (Loriol, 2003).

Dans les années 1990, des recherches étudient la question du travail émotionnel des

infirmiers (Smith, 1992). Ce dernier relève, principalement, d’une théorie intermédiaire du

travail émotionnel, consistant à adopter un « personnage de travail » dans le but d’exprimer

ses émotions profondes ou superficielles de manière autonome, durant les rapports avec le

patient. Or, l’infirmier souhaite adopter un « caring authentique », qui intègre complètement

son rôle professionnel (Dagot & Périé, 2014). L’infirmier souhaite établir un rapport

authentique avec le patient (Bolton, 2008). Dans cette intention, les infirmiers se donnent des

« personnages de travail », dans l’objectif d’embrasser une attitude professionnelle protégeant

des situations éprouvantes, tout en assurant présence et engagement émotionnel (Bolton,

2008). Ce processus d’adoption d’un personnage de travail permet au professionnel de

réguler et d’exprimer ses émotions : cette stratégie s’apparente au jeu en profondeur (Truc

& al, 2009). Ce travail émotionnel autorise la conscience de soi et l’identification du rôle de

l’infirmier. L’expérience, l’ancienneté, favorisent ce travail émotionnel : les infirmiers

chevronnés maîtrisent davantage cette exigence émotionnelle (Staden, 1998). Pourtant, les

infirmiers ne valorisent pas ce travail émotionnel, indispensable cependant dans leur

profession (Mc Creight, 2005), et le passent sous silence la plupart du temps (Mercadier,

2008). Ce travail, non reconnu dans la profession, n’est pas récompensé, car perçu et assimilé

comme un travail naturel féminin (Meier & al, 2006). Il peut tout de même mener à des

épuisements professionnels, conduisant à une dépersonnalisation du patient (Grandey & al,

2005).

Face à des exigences émotionnelles élevées - un travail émotionnel important et des

conditions de travail astreignantes -, les soignants élaborent et déploient des stratégies et

mécanismes de régulation des émotions. De manière générale, la répression émotionnelle

l’emporte par rapport à l’expression des émotions, parfois associée à de la faiblesse

(Canoui & Mauranges, 2001). Dans les métiers de soins, les techniques de dédramatisation

utilisent l’autodérision et les techniques narratives (Molinier & Flottes, 2012). La stratégie

défensive principale, et le mécanisme de défense dominant, relèvent de la distanciation de la

relation au patient (Sutton, 1991 ; Lewis, 2005), obtenue grâce à certaines tactiques. Ce

détachement s’apparente à une déshumanisation de la relation (Grebot, 2010), qui vise à

afficher une maîtrise des événements graves, pour se protéger des émotions déplaisantes

Page 153: Les régulations individuelles et collectives des émotions

152

générées par les incidents critiques. Les établissements hospitaliers intègrent ces mécanismes

de défense au sein de leur structure, de leur culture et de leurs routines.

Il semblerait que les infirmiers investissent peu les stratégies de coping centré sur la

tâche ou sur le problème (Mariage & Schmitt-Fourrier, 2006). En effet, les événements vécus

au travail relevant souvent de l’imprévisible, les infirmiers adoptent surtout des stratégies

centrées sur l’émotion, pouvant s’avérer protectrices (Borteyrou & al, 2009). Pourtant, les

professionnels mobilisant des stratégies centrées sur le problème, semblent disposer d’une

plus grande confiance en eux, font preuve de davantage de performance au travail, et affichent

moins d’attitudes négatives envers le corps professionnel (Mariage & Schmitt-Fourrier,

2006). Les urgentistes font état d’une attitude défensive plus mature que les soignants des

autres services. En particulier, les urgentistes mobiles souffrent moins d’épuisement

émotionnel, utilisent moins la stratégie de coping centré sur les émotions et le soutien social.

L’activité soignante d’urgence impliquant des situations de stress extrême, les urgentistes

mobiles semblent mieux « faire face » (Grebot, 2010).

Au niveau collectif, le groupe de travail apparaît comme un « outil » de régulation

des émotions bénéfique pour la santé du professionnel, son bien-être au travail et la qualité de

soin rendu au patient. La gestion de la souffrance du patient et l’empathie attendue chez le

soignant résultent d’une construction collective, créée par l’expérience soignante (Molinier &

Flottes, 2012). Les soignants dissimulent leurs émotions déplaisantes aux patients, afin

d’éviter la « transférence » (Hochschild, 2003b). Ils en parlent entre collègues, après la visite

au patient (Rimé, 2005), parfois en dehors du temps de travail, par défaut de temps (van de

Weerdt, 2016), voire par manque d’espaces dédiés de discussion.

En particulier depuis les grèves et mouvements infirmiers de 1988 et 1991, les

établissements de santé ont organisé la présence de psychologues du travail, de psychologues

cliniciens et de groupes de parole, dans le but de réguler les émotions au travail (Loriol &

Caroly, 2008). Les soignants adhèrent, de manière spontanée, à une lecture psychologisante

de leurs problèmes au travail. Ce phénomène correspond à leur activité même et à leur

conception de la santé : les soignants éprouvent le besoin de justifier théoriquement leur rôle

professionnel, consistant à prendre un patient en charge et à produire un travail relationnel

(Loriol, 2003). Dès leurs études, les infirmiers se trouvent sensibilisés à cette approche. Ainsi,

le soutien psychologique reçoit un accueil, la plupart du temps, positif, et dans l’ensemble, les

infirmiers montrent une certaine satisfaction concernant ce soutien psychologique au

travail.

Page 154: Les régulations individuelles et collectives des émotions

153

La présente section ayant exposé un état de l’art concernant les métiers de service

public, à risques, que sont les policiers et les infirmiers, relativement à la question des

émotions au travail, la section qui suit présente les cas des enseignants et des téléconseillers,

activités dans lesquelles les professionnels rencontrent aussi des incidents émotionnels. Ces

deux autres professions, s’ajoutant aux cas archétypaux des métiers à risques examinés supra,

élargissent le prisme à travers lequel nous étudions notre objet de recherche, assurant une

certaine diversité des « objets » et « outils » émotionnels de travail.

3.3. Enseignants, téléconseillers : des métiers sujets à « incidents

émotionnels »

Cette section présente les cas des enseignants et des téléconseillers, métiers à

« incidents émotionnels ». Pour le premier, la littérature n’a pratiquement pas examiné la

question des émotions au travail, se cantonnant à celles du stress et de l’épuisement. Or,

l’évolution du métier, celle de l’organisation du travail, les méthodes issues du NPM,

aboutissent, dans certains cas, actuellement, à des incidents émotionnels, constituant des

facteurs de RPS, impactant la santé du professionnel. Le cas des Réseaux d’Éducation

Prioritaires (REP) offre des particularités intéressantes du point de vue d’un éventuel examen

des émotions au travail chez les enseignants concernés.

Le métier de téléconseiller, en revanche, a fait l’objet de nombreuses études,

concernant la composante émotionnelle, en particulier le travail émotionnel (Charles-

Pauvers & al, 2007 ; Molinier & Flottes, 2012). La double charge, émotionnelle et cognitive,

issue d’exigences multiples de la part de l’organisation, du management et des clients,

quadrille étroitement l’activité de prescriptions, et conduit les professionnels à élaborer des

stratégies de défense, et de régulation des émotions.

3.3.1. Enseignant, fonction sujette à incidents émotionnels

La fonction enseignante revêt une forte dimension affective à travers les interactions

quotidiennes des professionnels avec les élèves, impliquant une forte responsabilité éducative

envers eux (Cherniss, 1980 ; Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005). Cette dimension

affective, mêlée à des considérations organisationnelles, peut conduire à un stress, un

épuisement professionnel, un mal-être au travail. Les enseignants se situent parmi les

groupes professionnels ayant le plus fort taux de troubles mentaux pour la catégorie

d’âge des 45-65 ans (Messing & Chatigny, 2004).

Page 155: Les régulations individuelles et collectives des émotions

154

Laugaa et Bruchon-Schweitzer (2005) ont dressé un inventaire des travaux sur la santé

psychique et le bien-être des enseignants. Les auteurs dégagent les maux les plus récurrents

endurés par les enseignants : la pénibilité du travail, la fatigue, l’insatisfaction, le

découragement, et des risques élevés d’épuisement professionnel (Kyriacou, 2001 ;

Kovess & Jaoul, 2004 ; Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005). Particulièrement chez les

jeunes enseignants, ces chercheurs constatent l’importance de la surcharge de travail, la

difficulté de s’occuper de tous les élèves, le manque de temps (Laugaa & Bruchon-

Schweitzer, 2005 : 4). De plus, malgré l’orientation des jeunes enseignants vers une quête

d’autonomie et d’épanouissement, ces derniers cesseraient de sublimer leur profession

lorsqu’ils découvrent les souffrances qu’elle recèle (Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005). Le

bien-être des enseignants semble augmenter avec l’ancienneté et l’expérience dans le métier,

dans la mesure où les attentes que l’enseignant a de son rôle professionnel peuvent diminuer

avec le temps. Maîtriser les rouages du métier et prendre du recul sur les situations complexes

se révèlent donc efficaces (Ntsame & al, 2013). Néanmoins, après dix ans d’ancienneté, les

enseignants peuvent ressentir une baisse de l’estime d’eux-mêmes et affronter une

augmentation des problèmes familiaux (Piperini, 2007). Les femmes, plus nombreuses à

exercer ce métier (Obin, 1993), se montrent plus vulnérables vis-à-vis d’un mal-être au

travail, car elles s’impliquent davantage dans leur vie familiale (Ntsame & al, 2013).

Un certain nombre d’auteurs s’accordent sur le fait que la profession enseignante

demeure largement exposée au stress au travail (Kovess & Jaoul, 2004) et à l’épuisement

professionnel. Les principales sources de stress, qui minent les enseignants, proviennent d’un

manque de motivation chez les élèves, des conflits et des ambiguïtés de rôle, de la charge de

travail, de la qualité des relations avec les collègues et des mauvaises conditions de travail

(Kyriacou, 2001). S’agissant des enseignants du secondaire, spécifiquement, les principaux

facteurs de RPS relèvent de l’environnement de travail, des relations entre collègues, des

relations avec les élèves, de l’attitude envers le travail, des capacités individuelles des

enseignants, de leur personnalité et de leur état de santé (Launis & Koli, 2004). Néanmoins,

les enseignants des collèges témoignent d’un meilleur bien-être au travail que ceux du

primaire et du lycée, exposés à des exigences plus élevées (Laugaa & Bruchon-Schweitzer,

2005). Toutefois, « l’enseignement est un travail exigeant, surtout en milieux défavorisés, et il

faut se tourner vers des perspectives plus positives que le stress et l’épuisement professionnel

pour mieux comprendre comment le personnel enseignant maintient sa motivation et son

engagement dans le temps » (Leroux, 2010 : 18).

Page 156: Les régulations individuelles et collectives des émotions

155

L’incompatibilité entre les principes traditionnels des institutions et les exigences

réglementaires aboutit parfois à de la frustration chez les enseignants. Cette dernière

s’explique par une contradiction entre le temps réel nécessaire pour effectuer correctement

une activité, et le temps prescrit par la hiérarchie. Une standardisation des pratiques marque

une diminution de l’autonomie et des capacités à s’ajuster à la singularité des situations. En

effet, l’autonomie des enseignants reste ambigüe (Peperini, 2007), enserrée par une

bureaucratie excessive, livrée à un manque de soutien administratif et hiérarchique, et en butte

aux relations difficiles avec les élèves. Cette frustration s’avère d’autant plus sévère que le

NPM implique également une diminution des moyens alloués aux établissements, une

augmentation des effectifs des classes, et un accroissement de la charge de travail. Dans ces

conditions, les enseignants peinent à continuer de produire un « travail bien fait ». Ainsi, de

plus en plus d’enseignants se retrouvent sujets à des syndromes d’épuisement professionnel,

de la même façon que chez les cadres soumis au système managinaire.

L’impact de l’investissement émotionnel des enseignants s’ajoute à cette

frustration au travail (Légeron, 2003), rendant encore plus amer l’avortement ou la

modification d’un projet éducatif proposé par l’enseignant : « ceux qui décident ne se rendent

pas compte du degré que peut atteindre la frustration de quelqu’un qui s’est investi,

émotionnellement, dans un projet et qui le voit avorter » (Légeron, 2003 : 73). En effet, « on

ne peut avoir le dévouement sans l’affect » (Clot, 2010 : 16).

De plus, le soutien social défaillant de la hiérarchie contribue à cette frustration et à

la souffrance des enseignants au travail : plus de 63% des enseignants considèrent que leurs

inspecteurs ne sont pas à l’écoute de leurs demandes, 57%, que leur hiérarchie ne les soutient

pas, et 45%, que les informations, transmises par le supérieur, ne leur apportent que « peu »

ou « très peu » (Fotinos, 2006).

Souhaitant accroître l’égalité des chances, Alain Sarvary, Ministre de l’Éducation dans

les années 1980, décida, en 1981, d’accorder davantage de moyens à certains établissements à

fort taux d’échec scolaire. Ainsi, 363 Zones d’Éducation Prioritaires (ZEP) ont alors été

créées dans diverses régions, pour environ 8,3% des écoliers. En 1990, 557 écoles

appartiennent aux ZEP. La création des Réseaux d’Éducation Prioritaires (REP) élargit encore

ces zones. En 2000, les REP représentent 17,7% des écoliers. En 2006, 1715 écoles entrent

dans le projet des Réseaux Ambition Réussite (RAR). Certaines études mettent en exergue

des situations de mal-être au travail chez les enseignants de REP. Le travail d’enseignant

semble, en effet, plus difficile en REP qu’ailleurs, les élèves présentant des lacunes

importantes, concernant le rapport même au savoir, à l’écrit, ou à l’institution qu’est l’école

Page 157: Les régulations individuelles et collectives des émotions

156

(Blais & al, 2010), et connaissant, pour certains, une précarité parfois oppressante (Moisan &

Simon, 1997). Les enseignants de REP se plaignent de devoir « tenir leur classe » avant même

de pouvoir « faire la classe » (Bénabou & al, 2004). Il leur faut s’efforcer continuellement de

rétablir « la distinction entre le dedans et le dehors de la vie scolaire » (Clot, 2010 : 56), et

imposer leur autorité, afin de conquérir des conditions de travail qu’ils jugent « normales »

(Barrère, 2003). Il existerait une forte disproportion entre l’énergie dépensée par l’enseignant

afin que son cours se déroule dans de bonnes conditions, et la gratification qu’il en tire. Clot

(2010) précise que conquérir l’attention des élèves devient un véritable geste de métier pour

ces enseignants. Face aux situations sociales difficiles endurées par certains élèves, les

enseignants conçoivent même parfois leurs cours comme dérisoires. Susciter et maintenir

l’attention des élèves, pendant le cours, devient un effort perpétuellement à refaire, à

réinventer, difficile à stabiliser, et engendrant des résultats souvent décevants (Lantheaume,

2008). De manière générale, au-delà des questions de vocation (Oligny, 2009), les REP ne

semblent pas comporter de réel aspect incitatif pour les professionnels (Bénabou & al, 2004).

Alors, particulièrement dans les REP, les enseignants s’organisent en collectifs de

travail, forment un ensemble de professionnels travaillant en collaboration, pour atteindre un

objectif commun. Ce travail collectif constitue un atout fondamental pour le bon

fonctionnement des établissements scolaires (Moison & Simon, 1997). Il nécessite de penser

l’organisation de l’établissement en fonction des collectifs de travail : « ces modes

d’organisation des établissements scolaires interrogent les ‟manières d’être au métier” des

enseignants. Ainsi, Berstein (1975) remarque qu’il n’est guère possible de conduire des

activités collectives si le fonctionnement de l’établissement est strictement cellulaire ; à

l’inverse, fonctionner dans un contexte intégré favoriserait le développement de conceptions

professionnelles ouvertes aux coopérations et aux partenariats » (Grangeat & Munoz, 2006 :

78).

Qu’il s’agisse d’un établissement de REP ou non, le travail émotionnel et la

régulation des émotions de l’enseignant constitue une part centrale de son activité :

« pour une bonne part, le travail enseignant repose sur des émotions, des affects, la capacité

non seulement de penser aux élèves, mais également de percevoir et ressentir leurs émotions,

leurs craintes, leurs joies, leurs propres blocages affectifs, etc » (Tardif & Lessard, 2004 :

342).

Page 158: Les régulations individuelles et collectives des émotions

157

3.3.2. Téléconseiller, métier sujet à incidents émotionnels

Suite à la privatisation des télécommunications et face à l’intensification de la

concurrence et des exigences des clients, les centres d’appels se sont développés, afin de gérer

la « relation/client » à distance, représentant alors « le cœur névralgique d’un système de

gestion de la relation/client » (Caïazzo, 2004). L’activité de téléconseiller en centre d’appels

comportant de nombreuses problématiques de motivation, d’implication et de turn-over

(Cousin, 2002), un certain nombre de recherches en GRH ont porté sur les conditions de

travail et le bien-être en centre d’appels (Charles-Pauvers & al, 2007 ; Clergeau & Pihel,

2010a). Les résultats de ces recherches mettent en relief l’importance des conditions de travail

et la nature du contrôle sur les salariés, en tant que causes principales de mal-être au travail

(Ben Fekih Aissi & Naudin, 2015). En effet, le métier de téléconseiller en centre d’appels

mêle des exigences multiples, complexes et parfois contradictoires (Charles Pauvers & al,

2007).

Les centres d’appels constituent des lieux de travail considérés comme stressants

(Rod & Ashill, 2013). Des recherches pionnières, menées dans les années 1950, lors de

l’émergence de la psychopathologie du travail, portent sur la névrose des téléphonistes

(Molinier & Flottes, 2012). Elles ont permis d’étudier le coût psychique au travail dans les

activités de centres d’appels (Calderon, 2007). Ces études indiquent comment une activité

parcellisée et étroitement prescrite amène à perturber l’équilibre psychologique d’un individu.

Dans ce métier, la charge de travail et l’épuisement professionnel s’entremêlent (Dagot &

Périé, 2014).

Des situations urgentes et d’importantes contraintes surgissent lors de l’activité. Le

téléconseiller doit alors concilier les valeurs et les exigences organisationnelles, tout en

répondant aux attentes du client (Clergeau & Pihel, 2010a). Les exigences de qualité de

service deviennent prioritaires. L’épuisement professionnel provient des interactions entre

différentes caractéristiques du travail : la pression, les objectifs quantitatifs et le travail de

qualité de la relation avec le client (Schaufeli & Enzman, 1998). La confrontation entre les

tâches réelles et les normes émotionnelles prescrites génère, possiblement, l’épuisement

professionnel. Par exemple, répondre qualitativement à un maximum d’appels produit parfois

une dissonance émotionnelle chez le téléconseiller (Lewig & Dollard, 2003), qui jonglera

avec le couplage téléphonie-informatique (van de Weerdt, 2011) et la relation/client.

L’exposition à la dissonance émotionnelle, par les contacts successifs avec les clients,

contribue au risque d’épuisement (Zapf & al, 2003). De manière générale, le niveau de

dissonance émotionnelle des employés en centres d’appels dépasse celui des employés hors

Page 159: Les régulations individuelles et collectives des émotions

158

centre d’appels (Zapf & al, 2003). Ce niveau de dissonance, associé à un fort contrôle du

management, prédispose à la survenue de phénomènes de stress intense et d’épuisement

professionnel (Zapf, 2002 ; Zapf & al, 2003 ; Grosjean & van de Weerdt, 2005). En effet,

dans les centres d’appels, le contrôle du travail des chargés de clientèle s’avère constant et

poussé (van de Weerdt, 2011), souvent visible, et la productivité mesurée en continu (Rod &

Ashill, 2013), par exemple à l’aide des « Monitoring Électroniques des Performances »

(MEP) (Ben Fekih Aissi & Naudin, 2015). Ces MEP évaluent la performance individuelle et

collective, en collectant et analysant les données de l’activité des téléconseillers.

Le métier de téléconseiller nécessite un travail émotionnel, mené pendant

l’interaction avec le client. Le « sourire au téléphone » en représente l’exigence

émotionnelle principale (Grosjean & van de Weerdt, 2005), monotone, répétitive et

stressante. Le téléconseiller doit ainsi afficher des émotions en accord avec les prescriptions

de l’organisation (Totterdell & Holman, 2003). L’absence du langage non-verbal, lors de la

communication téléphonique, pèse comme une contrainte sur le salarié effectuant le travail

émotionnel, car il ne dispose pas de l’utilisation des signaux visuels ou physiques, dans sa

prise en charge du client (Dagot & Périé, 2014). La plupart du temps, les téléconseillers

effectuent un travail émotionnel intégrateur ou dissimulateur, lors de la relation avec le client

(van de Weerdt, 2011). Ils mobilisent le jeu en profondeur et le jeu en surface, lors du contact,

parfois même simultanément (Gabriel & Diefendorff, 2015). Le travail émotionnel, fourni par

les téléconseillers à leurs clients, accentue la fatigue générale ressentie en fin de journée (van

de Weerdt, 2011). Une importante fatigue physique et mentale peut alors conduire le

professionnel à un épuisement mental et émotionnel.

Le métier de téléconseiller, envisageable comme un métier de care, nécessite, de la

part des professionnels, de déployer des stratégies de régulation des émotions, et des stratégies

défensives. Les téléconseillers tentent de réguler les contraintes, par des stratégies

cognitives et émotionnelles, dans l’objectif de maîtriser l’activité, de gérer les difficultés

nées des situations de travail et de se ménager émotionnellement (van de Weerdt, 2011). La

mise à distance, ou dépersonnalisation, représente une stratégie de régulation fournissant au

professionnel le moyen de s’adapter aux situations (van de Weerdt, 2011), et de prendre en

charge le client, de manière efficace. Cette stratégie s’avère peu coûteuse psychiquement pour

le salarié (Dagot & Périé, 2014). Les professionnels élaborent aussi des stratégies de

régulation émotionnelle, comme le fait de « faire le vide » ou de « se mettre en condition »,

afin d’éviter une contagion émotionnelle, lorsqu’ils doivent passer d’un appel difficile à

l’appel suivant (Hatfield & al, 1994 ; Pugh, 2001 ; van de Weerdt, 2011 : 332). En fin de

Page 160: Les régulations individuelles et collectives des émotions

159

journée, les téléconseillers utilisent des dérivatifs, afin d’éviter les phénomènes de rumination

mentale (van de Weerdt, 2011).

Ben Fekih Aissi et Naudin (2015) distinguent quatre profils de téléconseillers,

s’ajustant de manière différente aux situations de stress au travail : les égotiques, les

ambitieux, les passagers et les autonomes. Les premiers, les « joueurs égotiques », détournent

les règles à leur profit. Les ambitieux « espèrent être bien évalués et avoir des promotions »

(Ben Fekih Aissi & Naudin, 2015 : 90). Concernant ces deux profils, les auteurs

recommandent aux managers de revoir leur politique d’évaluation, afin de réintroduire des

perspectives d’évolution interne, de les impliquer, tout en leur laissant une liberté d’action.

Les passagers « sont plutôt là pour des motifs alimentaires et dans des stratégies d’évitement

face aux contraintes du jeu ». Pour eux, souvent jeunes étudiants, les auteurs préconisent de

réintroduire de la motivation de manière ludique, par exemple par le biais de défis, et d’offrir

une reconnaissance pécuniaire. Enfin, les joueurs dits « autonomes », ou « éthiques » au sens

de Ricoeur (1990) se situent hors du jeu. Pour eux, « vendre des produits ne correspondant

pas aux besoins réels du client (vente forcée), harceler un client à des horaires non

convenables pour remplir un questionnaire, ou profiter de l’ignorance des clients pour leur

proposer des services supplémentaires non adéquats, sont des actions perçues […] comme

étant non éthiques » (Ben Fekih Aissi & Naudin, 2015 : 93), alimentant alors la perception de

conflits de valeurs, un des six facteurs de RPS (Gollac & Bodier, 2011). Pour les auteurs,

adapter le management aux profils de ces quatre « joueurs » faciliterait l’appropriation

du travail et l’implication des salariés, tout en limitant les facteurs de stress au travail.

Page 161: Les régulations individuelles et collectives des émotions

160

3.3.3. Synthèse et questionnements théoriques

Les métiers de policiers, infirmiers, enseignants et téléconseillers induisent différents

incidents émotionnels, issus en particulier du contact avec un public. Policiers et infirmiers,

métiers de service public, sont considérés, dans la présente recherche, comme des métiers à

risques, de par la nature des missions à effectuer et du contact délicat avec les usagers.

Enseignants en REP et téléconseillers sont envisagés comme métiers sujets à « incidents

émotionnels », incidents pouvant constituer des facteurs de RPS.

La littérature a examiné la question des émotions au travail, de manière très inégale,

dans ces quatre métiers. La présente recherche propose de traiter l’aspect émotionnel au

travail au sein de ces quatre activités, en procédant de manière méthodique et répétée (en page

223). En effet, la littérature n’offre, pour le moment, pas de vision comparative présentant les

similitudes et différences de pratiques, quant à la gestion des émotions, dans ces quatre

métiers. Pourtant, les compétences émotionnelles, le travail émotionnel, les régulations

émotionnelles, les questions de santé au travail et de qualité de service concernent chacune de

ces activités.

De surcroît, la littérature portant sur la question des émotions au travail ne dissocie

pas, formellement, les situations de travail dans lesquelles le professionnel agit seul, face au

public, de celles dans lesquelles le rapport au public se réalise à plusieurs. Or, le collectif de

travail apparaît, dans la littérature, comme un facteur primordial de protection des

professionnels face aux causes et aux conséquences des RPS liés à l’activité de primo

contact. Ainsi, les policiers de voie publique travaillent en permanence en équipe, ou à deux ;

de même que les urgentistes. En revanche, les enseignants se retrouvent seuls, face aux

élèves, pendant la classe ; et les téléconseillers, bien que réalisant leur activité en open space,

gèrent le contact téléphonique de manière individuelle, quoique non isolée. La question de

l’isolement lors du contact avec le public, empêchant les formes de régulations des émotions

collectives in situ, « à chaud », en temps réel, interpelle la fonction RH et les acteurs de la

santé au travail. Keolis, filiale de la SNCF exploitant des réseaux de transports publics,

prenant en considération ces conditions de travail, a mis en place une organisation permettant

aux professionnels d’alterner régulièrement les missions de conducteur(trice) de bus, activité

isolée, avec des missions de contrôleur(euse), activité invariablement collective.

Page 162: Les régulations individuelles et collectives des émotions

161

Chapitre 4 : Questionnements théoriques et managériaux

4.1. Articulations du triptyque compétences émotionnelles - travail

émotionnel - régulation émotionnelle

La question des émotions au travail, considérée du point de vue de la GRH, n’ayant

été que très peu abordée, la présente recherche, en l’examinant, vise un double objectif :

- préserver la santé des professionnels de métiers de service, de primo contact avec un

public, métiers sujets à « incidents émotionnels », parfois « à risques »,

- faciliter ou garantir une qualité de service, et l’accomplissement de la tâche.

Dans cette optique, les visions pathogénique et salutaire de la santé au travail s’articulent, afin

de traiter les questions de santé des professionnels au plus près de l’activité réelle et réalisée.

Le cadre théorique choisi dans cette recherche mobilise les concepts de compétences

émotionnelles (Salovey & Mayer, 1990 et 1997), de travail émotionnel (Hochschild, 2003a et

2003b), de régulations émotionnelles (Gross, 1998 et 2014), individuelles et collectives,

ressources émotionnelles et stratégies de régulation des émotions induisant des effets

contrastés sur la santé du professionnel, ainsi que sur la qualité du service rendu.

La littérature n’établissant pas d’éventuelles interactions entre les concepts de

compétences émotionnelles, travail émotionnel et régulation émotionnelle, nous nous posons

la question du rapprochement entre ces concepts. La recherche en gestion gagnerait à

examiner une telle relation conceptuelle, par l’analyse des relations entre les concepts (Gross

& John, 2003 ; Mikolajczak & al, 2009). Cette analyse aboutirait probablement à une

meilleure compréhension des techniques et des bonnes pratiques, préservant la santé du

professionnel et la qualité de service.

4.2. Vers un management de la « régulation émotionnelle collective »?

Le concept de soutien social possède de nombreuses vertus quant à d’éventuelles

stratégies de régulation des émotions au travail. Cependant, un éventuel concept de

« régulation émotionnelle collective » reste inédit dans la littérature. Cette dernière traite

du soutien social relativement à des stratégies de distanciation, d’ajustement (Lazarus &

Folkman, 1984), de moyens de gérer le stress face à des situations à incidents émotionnels (La

Rocco & Jones, 1978), mais non d’une régulation émotionnelle au sens de Gross (1998 : 250).

Page 163: Les régulations individuelles et collectives des émotions

162

Cette hypothétique « régulation émotionnelle collective » revisiterait la théorie de la

régulation sociale de Reynaud (1988), en y intégrant la composante émotionnelle, en jeu

dans les collectifs de travail, fréquemment sous-entendue mais cependant jamais nommée, ni

affirmée en tant que réalité sociale dans l’organisation. En effet, bien que la théorie de la

régulation sociale (Reynaud, 1988) ne fasse pas mention d’une « régulation émotionnelle

collective », elle sous-entend les questions de sentiments et d’affects dans l’élaboration de la

régulation conjointe. Peut-on alors parler de régulation émotionnelle collective conjointe ?

S’il existe des règles sociales des émotions, alors existe-t-il une régulation sociale

émotionnelle ?

4.3. Une typologie dimensionnelle des émotions sans modèle

théorique ?

Jeantet (2003), Bernard (2007), Remoussenard et Ansiau (2013), suggèrent la

typologie dimensionnelle des émotions suivante : les émotions « sont-elles 1) des objets de

travail en tant qu’elles seraient à transformer […] ? C’est, pour l’essentiel, ce que retient

l’approche de Hochschild, dans sa tentative de ‟sociologiser” les émotions. Sont-elles 2) des

outils de travail qui le rendent possible et le facilitent […]. Ou encore, les émotions ne sont-

elles pas 3) un effet du travail […] ? » (Jeantet, 2003 : 100). Cette typologie n’est pas reprise

formellement, ni développée par la littérature.

Or, les exigences émotionnelles semblent constituer des objets de travail : les métiers

sujets à incidents émotionnels incluent des tensions physiques et / ou émotionnelles, parfois

des agressions, de la violence, des charges émotionnelles et psychologiques importantes

(Stellman, 2000). Ces états émotionnels correspondraient à des « objets émotionnels du

travail ».

Les compétences émotionnelles, le travail émotionnel et les régulations émotionnelles

constitueraient des « outils émotionnels de travail » sur ces objets (Bernard, 2007), qui vont

rendre possible l’activité, vont la faciliter, et même constituer des ressources cognitives

(Remoussenard & Ansiau, 2013).

Enfin, les émotions comme « effets du travail » recouvriraient l’aspect de santé au

travail, en ce que les charges émotionnelles et le travail émotionnel sont éprouvants (Jeantet,

2003 : 100 ; Clergeau, 2004 ; Remoussenard & Ansiau, 2013).

À l’issue des éléments de littérature mobilisés, les trois phases du processus

émotionnel au travail, que nous nous proposons de modéliser, se définiraient ainsi : les

Page 164: Les régulations individuelles et collectives des émotions

163

« objets émotionnels du travail » correspondent à toute émotion issue des conditions de

travail et du contexte de travail ; les « outils émotionnels de travail » constituent les

moyens, liés aux émotions, mis en œuvre par l’individu et / ou le collectif de travail, afin

d’agir sur les objets émotionnels de travail ; enfin, les « effets émotionnels du travail »

englobent toute conséquence, liée à l’émotion au travail, sur l’individu et / ou sur le

collectif de travail.

La littérature suggère un lien entre exigences émotionnelles (DARES, 2007 ; Gollac &

Bodier, 2011 ; DARES, 2014) et objets et outils émotionnels du travail (Jeantet, 2003 ;

Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013). La nature et le poids des exigences

émotionnelles retentissent sur la santé des personnels et sur la qualité de service. Ce sont ces

répercussions que les compétences émotionnelles, le travail émotionnel, et les régulations

émotionnelles, incontournables outils émotionnels de travail, s’efforcent de compenser. La

littérature considère le travail émotionnel à la fois comme un objet de travail et un outil de

travail sur l’objet (Jeantet, 2003 ; Gollac & Bodier, 2011).

Les liens qui unissent la typologie objets-outils-effets émotionnels du travail, leurs

interactions, leurs liens concrets avec la santé des agents et la qualité de service, demeurent

méconnus par la théorie. Quels sont ces objets, outils et effets émotionnels du travail,

concernant les policiers de Brigade Anti-Criminalité (BAC), les urgentistes, les enseignants

en REP, les téléconseillers d’une grande entreprise de télécommunications ? Quels sont leurs

impacts respectifs les uns sur les autres, et sur la santé des acteurs et la qualité de service ?

Dans ces quatre métiers à « incidents émotionnels », et pour deux d’entre eux, métiers « à

risques », dans quelle mesure la GRH peut-elle prendre en considération ces aspects ? Quelles

seraient les marges de manœuvre du management et de la GRH, dans une optique de

préservation de la santé des professionnels et de la qualité de service et d’intervention ?

Que se passe-t-il au niveau émotionnel lors de ces différentes activités, et quelles en sont les

implications pour le professionnel et le collectif de travail ?

Page 165: Les régulations individuelles et collectives des émotions

164

Transition inter-parties

Se référant au cadre théorique impliquant la typologie dimensionnelle des émotions de

Bernard (2007), le travail émotionnel (Hochschild, 2003b), les compétences émotionnelles

(Salovey & Mayer, 1990 et 1997), les différentes régulations émotionnelles, individuelles

(Gross, 1998 et 2014) et collectives, et les questions de santé au travail et de qualité de

service, cette recherche a pour objectif de structurer le processus émotionnel au travail,

grâce à l’étude de quatre métiers de service à incidents émotionnels, afin de permettre à la

GRH de s’emparer, effectivement, de la question des émotions au travail.

La méthodologie choisie, au plus près de la réalité des terrains, s’inscrit dans la

démarche de rendre la théorie patente, vivante, opérante. Cette étude montre que les émotions

au travail et du travail, qu’elles en soient objets, outils ou effets, impliquent des répercussions

sur la santé des professionnels et la qualité de service. Ces enjeux confèrent à la fonction RH

un rôle important à jouer dans le recrutement, les formations, la gestion des carrières,

l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, la prévention des risques, et dans un

management permettant une régulation collective des émotions.

Page 166: Les régulations individuelles et collectives des émotions

165

DEUXIÈME PARTIE :

Épistémologie, méthodologie et résultats

Page 167: Les régulations individuelles et collectives des émotions

166

Page 168: Les régulations individuelles et collectives des émotions

167

Introduction de la deuxième partie : épistémologie, méthodologie et résultats de la recherche

Cette seconde partie abordera le positionnement épistémologique choisi et propre à

répondre aux questionnements de recherche élaborés supra. Elle détaillera les différentes

composantes de la méthodologie employée, exposera précisément les adaptations

méthodologiques conçues pour chacune des quatre études de cas concernées, et dépeindra les

résultats, cas par cas, dans une optique comparative, reprenant la typologie dimensionnelle

des émotions selon le triptyque objets - outils - effets du travail.

Le chapitre 5 exposera, dans un premier temps, l’importance de l’ancrage

épistémologique du chercheur, justifiera et caractérisera le paradigme épistémologique

distingué dans cette recherche, et initiera la construction de l’objet de recherche. Dans un

deuxième temps, nous retracerons l’ensemble de la démarche méthodologique sélectionnée :

une recherche qualitative, alliant quatre études de cas dans une optique comparative,

triangulant les données issues d’immersions participantes et non participantes, de 88

entretiens - hors entretiens de conceptions de l’objet de recherche -, et de documentation

secondaire. Dans un troisième temps, nous détaillerons et justifierons la démarche

méthodologique méthodique et répétée employée, concernant la comparaison des cas et les

techniques d’analyse de l’ensemble des données, et relèverons les principaux éléments

caractérisant la qualité et la validité de la recherche.

Le chapitre 6 révèlera, cas par cas, et par comparaison, les résultats de la recherche

menée chez les policiers de BAC, les infirmiers urgentistes, les enseignants en REP+ et les

téléconseillers. Nous mettrons en lumière, pour chaque cas, les caractéristiques de

l’organisation étudiée - le fonctionnement général du service, le contexte organisationnel, les

risques physiques et psychologiques encourus par les personnels -, les détails de la

méthodologie employée - procédés d’immersion, difficultés de positionnement rencontrées,

techniques de collectes des données par entretiens et documentations secondaires -, les

occurrences émotionnelles principales, ainsi que les résultats issus des analyses, qui

trouveront à se classer en trois catégories : les objets, les outils, et les effets émotionnels de et

du travail.

Page 169: Les régulations individuelles et collectives des émotions

168

Page 170: Les régulations individuelles et collectives des émotions

169

Chapitre 5 : Épistémologie et méthodologie

Introduction du chapitre 5

Le présent chapitre expose et caractérise le paradigme épistémologique dans lequel se

situe cette recherche portant sur les régulations des émotions au travail, à savoir le

paradigme épistémologique constructiviste pragmatique de von Glasersfeld (1988, 1994 et

2001) et Le Moigne (1990, 2001 et 2007). Ensuite, la méthodologie de la recherche sera

développée : une recherche qualitative, de quatre études de cas de métiers sujets à

« incidents émotionnels », alliant immersions, entretiens, et documentations secondaires. Ces

quatre cas concernent les métiers de policiers de Brigade Anti-Criminalité (BAC),

d’urgentistes en traumatologie, de professeurs en Réseau d’Éducation Prioritaire renforcée

(REP+) et de téléconseillers d’une grande entreprise de télécommunications. Les démarches

méthodologiques de recueil de données et d’analyse, méthodiques et répétées, permettront la

comparaison inter-cas et la mise en perspective des stratégies de régulation des cas concernés.

Pour finir, nous détaillerons les techniques d’analyse par catégories conceptualisantes (Paillé

& Mucchielli, 2010), identiques pour chaque cas.

5.1. Épistémologie de la recherche

Cette section présentera le paradigme épistémologique dans lequel cette recherche en

GRH s’inscrit, en l’occurrence le paradigme constructiviste, ayant pour caractéristique

d’accéder à la connaissance d’un phénomène à travers les représentations des acteurs, dans un

but de produire des connaissances actionnables. Nous justifierons le choix du paradigme

épistémologique constructiviste pragmatique. Celui-ci nous a conduit à nous immerger dans

les différents terrains étudiés, afin de vivre et de ressentir les phénomènes qui nous

intéressent. Nous proposerons ensuite d’exposer la validation de la pertinence de l’objet de

recherche. Nous relèverons enfin l’importance de la co-construction des connaissances avec

les acteurs sociaux étudiés, dans l’objectif de construire et d’élaborer un savoir actionnable.

Page 171: Les régulations individuelles et collectives des émotions

170

5.1.1. S’inscrire dans le paradigme épistémologique constructiviste

Après avoir souligné l’importance du choix d’un paradigme épistémologique et

examiné la question méthodologique utilisée par les recherches en sciences de gestion, nous

nous attacherons à démontrer la pertinence du paradigme constructiviste adopté pour cette

recherche.

5.1.1.1. Le choix d’un paradigme épistémologique

L’épistémologie correspond à l’« étude de la constitution des connaissances valables »

(Piaget, 1967 : 6), « l’étude de la connaissance, de ses fondements, de ses principes, de ses

méthodes, de ses conclusions et des conditions d’admissibilité de ses propositions »

(Legendre, 1993 : 149). Pour Cohen (1996), l’épistémologie évoque un simple retour critique

de la connaissance sur elle-même, sur ses conditions d’élaboration et de légitimité. Le

paradigme épistémologique, ou ensemble de croyances ou hypothèses partagées par une

communauté scientifique, s’articule autour de trois interrogations : « Qu’est-ce que la

connaissance ? Comment est-elle constituée ? Comment apprécier sa valeur ou sa validité ? »

(Le Moigne, 2007 : 4). Les paradigmes majeurs correspondent à la vision du monde du

chercheur. Il existe trois principaux questionnements épistémologiques (Le Moigne, 2007 ;

Martinet, 2007) :

- la question gnoséologique, traitant de la nature de la connaissance,

- la question méthodologique, considérant la constitution des connaissances,

- et la question éthique, ou épistémique, qualifiant la valeur ou la validité des

connaissances, ici établies dans la discipline scientifique des sciences de gestion.

5.1.1.2. Épistémologie en sciences de gestion

La réflexion épistémologique a approché le management et les sciences de gestion

dans les années 1980 (Martinet, 1990), et la perspective épistémologique constructiviste s’est

déployée dans cette discipline peu après (Chanal & al, 1997 ; Charreire & Huault, 2002).

Quel que soit le paradigme choisi en sciences de gestion, la connaissance doit être utile à la

pratique, aider le gestionnaire et par conséquent légitimer la recherche (Martinet, 1990).

Cohen (1996 : 1063) définit la gestion comme « un ensemble de pratiques, de discours

et de connaissances théoriques ou techniques relatif à la conduite des organisations ». Une

situation de gestion « se présente lorsque les participants sont réunis, et doivent accomplir,

dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement

Page 172: Les régulations individuelles et collectives des émotions

171

externe » (Girin, 1990 : 142). Le champ de la recherche en gestion intègre diverses

disciplines, car « les sciences de gestion ont vocation à analyser et à concevoir les dispositifs

de pilotage de l’action organisée » (David, 1999 : 13). Coughlan et Brady (1995) ajoutent que

la recherche en gestion ne devrait pas se polariser sur un seul domaine ou discipline, mais

plutôt reposer sur différentes idées ou concepts interagissant avec la problématique de

recherche. Dans cette recherche inscrite en GRH, la question des émotions au travail

mobilise différentes disciplines comme la gestion, la psychologie du travail, la sociologie du

travail, la psychodynamique du travail et les comportements organisationnels.

L’objet de gestion, vaste, se subdivise en quatre parties (Cohen, 1996) : un ensemble

de pratiques ; un ensemble de connaissances théoriques ou techniques ; un ensemble de

discours, ceux-ci assurant une mobilisation et un engagement dans l’action ; et enfin une visée

commune, la maîtrise des problèmes organisationnels. Le paradigme constructiviste adopté

dans cette recherche sur les émotions au travail, fait de cette dernière un projet et non un objet

(Le Moigne, 2007), en raison de l’intervention des acteurs étudiés au sein des organisations

concernées.

5.1.1.3. Le paradigme épistémologique constructiviste : saisir un phénomène

Le paradigme épistémologique constructiviste adopté mobilise cinq principes : le

principe de représentabilité de l’expérience du réel, le principe de l’univers construit, le

principe de l’interaction sujet-objet, le principe de l’argumentation générale, et le principe de

l’action intelligente (Le Moigne, 1990).

Nous considérons les différents secteurs étudiés comme des construits sociaux. La

recherche se définit à travers l’action et l’intervention des différents acteurs rencontrés, par le

biais de leurs processus cognitifs. À travers ce paradigme, la méthode d’élaboration, de

construction de la connaissance, ne fait plus référence à une norme programmable du vrai,

mais à une norme de faisabilité, re-programmable. La connaissance s’envisage comme un

processus de construction de connaissances, et le connu et le connaissant ne se dissocient pas

facilement (Piaget, 1967).

Le point de vue constructiviste entend la connaissance comme la recherche de

manières de se comporter et de penser, convenant au flux de l’expérience, « et non pas

comme la recherche de la représentation iconique d’une réalité ontologique » (von

Glasersfeld, 1988 : 41). « Le constructivisme développe une théorie de la connaissance dans

laquelle la connaissance ne reflète pas une réalité ontologique ‟objective” mais concerne

Page 173: Les régulations individuelles et collectives des émotions

172

exclusivement la mise en ordre et l’organisation d’un monde constitué par notre expérience »

(von Glasersfeld, 1988 : 27).

L’attention se focalise sur l’explication des phénomènes, à savoir les diverses

stratégies de régulations des émotions existantes dans différents métiers de services en primo

contact avec un public, et non sur la prédiction de ces phénomènes. Dans cette optique, la

connaissance s’évalue par l’expérience du sujet. Les différentes représentations des sujets

étudiés permettent d’appréhender des réalités multiples, produits de constructions mentales

individuelles et collectives, pouvant se transformer dans le temps. Cette réflexion amène à

considérer l’objectivité comme la convergence des subjectivités (Popper, 1991). Selon le

paradigme constructiviste, l’image de la réalité, ou les notions qui la structurent, représentent

le produit de l’esprit humain en interaction avec la réalité, et non l’exact reflet de la réalité. Le

projet de recherche répond à des problèmes pratiques auxquels font face les sujets de

l’organisation étudiée, par la co-construction, entre chercheur et acteurs de terrain (Allard-

Poesi, 2003). La prévention et la gestion des RPS des agents, ainsi que l’objectif de qualité

des interventions dans des contextes professionnels parfois à hauts risques, à travers les

variantes des stratégies de régulations des émotions des acteurs des terrains étudiés,

représentent les principaux problèmes pratiques organisationnels. Pour y répondre au mieux et

de manière argumentée, nous construisons la connaissance à travers les différentes

représentations des acteurs observés et interrogés.

La connaissance se construit, et sert les objectifs que nous avons fixés. La recherche

s’évalue suivant des critères de convenance, d’adéquation (von Glasersfeld, 1988) et de

faisabilité (Le Moigne, 2007). Nous élaborons des connaissances en lien avec les observations

faites dans les organisations : « pour anticiper ce qui de l’inconnu est susceptible d’être acquis

à la connaissance, la pensée scientifique doit inlassablement prendre le risque d’interroger le

réel en fonction d’un possible dont elle sollicite les virtualités par la pensée et

l’expérimentation. Et cette ferveur interrogative ne se satisfait d’aucune réponse apportée »

(Lecourt, 2003 : 368).

L’objectif de la recherche selon le paradigme constructiviste correspond à une volonté

de transformer des modes de réponses traditionnels dans un contexte, ce qui se traduit par

l’élaboration de modèles (Chanal & al, 1997), favorisant la compréhension de processus

complexes (en page 468).

Page 174: Les régulations individuelles et collectives des émotions

173

5.1.2. L’interaction chercheur-terrain et la co-construction du savoir

Le paradigme constructiviste dans lequel s’inscrit la présente recherche nous donne

accès à la connaissance des phénomènes étudiés à travers les représentations des acteurs

concernés, dans l’objectif de co-construction de savoirs actionnables.

5.1.2.1. La connaissance d’un phénomène à travers les représentations

La réalité se crée à partir de l’expérience du chercheur, dans les interactions et

l’action. Les observations et phénomènes observés donnent lieu à interprétation (von

Glasersfeld, 2001). L’existence des objets extérieurs dépend de l’activité de connaissance des

sujets. La recherche a pour objectif de regarder le monde à travers le point de vue du sujet, de

l’individuel, de l’existentiel, pour l’interpréter, comprendre le « comment savoir » et le

« comment faire » (Croom, 1999). L’évaluation de la connaissance s’effectue par l’expérience

du sujet, et la représentation de ce dernier va construire la connaissance. Watzlawick (1978 :

7) précise que « notre idée quotidienne, conventionnelle, de la réalité est une illusion que nous

passons une partie substantielle de notre vie à étayer, fût-ce au risque considérable de plier les

faits à notre propre définition du réel, au lieu d’adopter la démarche inverse. De toutes les

illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe qu’une réalité ». Ainsi, la réalité

objective n’existe pas, elle est co-construite par les acteurs sociaux (Watzlawick, 1988).

La connaissance des phénomènes (von Glasersfeld, 2001) résulte d’une construction

élaborée par le ou les sujet(s) (Kant, 1781), et ces représentations du monde (Piaget, 1967)

constituent des réalités (von Glasersfeld, 2001), ou « la construction sociale de la réalité »

(Berger & Luckmann, 1966) : « rien n’est donné, tout est construit » (Bachelard, 1934 : 14), et

« tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet » (Schopenhauer, 1889 : 27). Notre position

ontologique dépasse l’alternative entre déterminisme et volontarisme, et considère

l’organisation comme une construction sociale et un objet complexe (Morin, 2005).

Nous appréhendons et saisissons l’objet de recherche grâce à une méthode

qualitative associant ethnographies et entretiens individuels avec les sujets étudiés. Cette

préhension des constructions sociales conduit à l’élaboration d’une connaissance, car « on ne

connaît un objet qu’en agissant sur lui et en le transformant » (Piaget, 1967 : 85). Le

chercheur, devenu alors sujet connaissant, permet l’édification d’une connaissance et d’une

hypothèse phénoménologique ; « la connaissance implique un sujet connaissant et n’a pas de

sens ou de valeur en dehors de lui » (Le Moigne, 2007 : 67). La connaissance proposée

correspond à une représentation ou un modèle, énoncé de conditions nécessaires pour un

Page 175: Les régulations individuelles et collectives des émotions

174

fonctionnement vertueux du processus étudié, suscitant la compréhension d’un phénomène, et

permet de mener une action sur ce phénomène. Dans l’élaboration de la connaissance, la

réalité est représentée, la réalité, ou vérité absolue, objective, ne pouvant être atteinte (Popper,

1991).

5.1.2.2. Produire des connaissances actionnables

Cette recherche s’inscrivant dans la discipline appliquée qu’est le management, nous

cherchons à produire une connaissance actionnable (Le Moigne, 2007), par l’étude d’un

phénomène, correspondant au projet de recherche intuitif initial : quelles sont les régulations

des émotions opérées par les individus et / ou les collectifs, pour faire face à des situations

professionnelles, plus ou moins risquées, pouvant engendrer des « incidents émotionnels » ?

Ainsi, nous cherchons à produire des connaissances actionnables en management, à partir

d’une idée : « une idée, pour peu qu’on s’y accroche avec une conviction suffisante, qu’on la

caresse et qu’on la berce avec soin, finira par produire sa propre réalité » (Watzlawick, 1983 :

54). Cette idée établit le projet de recherche : « la méditation de l’objet par le sujet prend

toujours la forme du projet » (Bachelard, 1934 : 15). Nous nous intéressons à la manière dont

se construisent la réalité sociale et les phénomènes sociaux, le monde social étant le produit

de l’action libre des acteurs sociaux.

Le tableau 4 précise les différents aspects de la construction de connaissances lors de

cette recherche, selon le paradigme constructiviste (Le Moigne, 1990 et 2007 ; Chanal & al,

1997 ; von Glasersfeld, 2001).

Tableau 4 : Physionomie du paradigme constructiviste de la présente recherche

Substances Correspondances

Construire un objet de recherche Élaborer un projet de connaissance que la recherche

s’efforcera de satisfaire Vision de la réalité Phénoménologie du réel

Relation sujet / objet Interactions

Objectif Construire une représentation instrumentale et / ou un outil de

gestion utile pour l’action Validité de la connaissance Utilité / convenance par rapport à un projet Origine de la connaissance Construction

Nature de l’objet de recherche Développement d’un projet de connaissances

Origine de l’objet de recherche Transformer la connaissance proposée en élaborant de

nouvelles réponses

Position de l’objet Intérieure au processus de recherche, se construit dans le

processus de recherche

Page 176: Les régulations individuelles et collectives des émotions

175

5.1.3. Le PECP, paradigme adéquat à l’immersion

Le Paradigme Épistémologique Constructiviste Pragmatique, adéquat à cette recherche

portant sur les émotions au travail, donne sa légitimité à l’immersion dans les différents

terrains envisagés. Nous constatons une non-séparabilité entre observé et observant.

5.1.3.1. Le choix du paradigme épistémologique constructiviste pragmatique

Deux paradigmes épistémologiques constructivistes coexistent :

- le constructivisme radical, relevant du pragmatisme (von Glasersfeld, 1988, 1994 et

2001 ; Le Moigne, 1990, 2001 et 2007), ou Paradigme Épistémologique

Constructiviste Pragmatique (PECP), qui sera le nôtre dans cette recherche,

- et le constructivisme selon Guba et Lincoln (1998), ou Paradigme Épistémologique

Constructiviste de Guba et Lincoln (PECGL), relevant du post-modernisme, et dans

lequel le réel ontologique est relatif.

Le PECP trouve son origine dans le constructivisme radical, conceptualisé par von

Glasersfeld, se fondant sur les recherches de James (1907) et Piaget (1967). Le Moigne a

développé cette perspective en définissant le « paradigme épistémologique constructiviste

radical » (Le Moigne, 1990, 2001 et 2007), ou « paradigme épistémologique constructiviste

téléologique » (Le Moigne, 2001). Selon von Glasersfeld (1988 : 27), le constructivisme

radical « est radical parce qu’il rompt avec la convention ». L’objectif de la recherche est de

développer des connaissances susceptibles de fournir des repères correspondant à l’expérience

des sujets. L’action cognitive intentionnelle de construction d’une représentation du

phénomène étudié influence la connaissance dudit phénomène. Le terme « radical » peut être

remplacé par « pragmatique », terme que nous privilégierons ici (Mir & Watson, 2000). Les

deux termes peuvent se substituer, le terme « pragmatique » soulignant l’inscription de ce

paradigme dans la philosophie pragmatiste au sens de James (1907) (Avenier, 2011).

Le PECP considère toute méthode de recherche comme éligible si les trois grands

principes suivants sont respectés :

- le comportement éthique du chercheur,

- la rigueur critique sur le processus de recherche mis en œuvre ainsi que sur les

résultats de ce processus,

- l’explicitation des hypothèses sur lesquelles repose la recherche et celle du travail

épistémique et empirique menés (Le Moigne, 1990 et 2007 ; Avenier, 2011).

Page 177: Les régulations individuelles et collectives des émotions

176

Toutes sortes d’hypothèses de travail se conçoivent, et des savoirs élaborés dans d’autres

paradigmes épistémologiques peuvent être intégrés. Cette portée plus large du PECP, en

comparaison avec le PECGL, a été décisive dans le choix d’inscrire cette recherche dans le

paradigme épistémologique constructiviste pragmatique. L’originalité du thème traité - les

régulations individuelles et collectives des émotions, du point de vue de la GRH et du

management - et la singularité du choix méthodologique (en page 223), nécessitent une

épistémologie souple, admettant une forme de liberté dans l’élaboration de la connaissance.

Pour réemployer la métaphore considérant une théorie comme une lampe torche (Mir &

Watson, 2001) mettant en lumière certains éléments d’une pièce sombre tout en laissant

d’autres éléments dans l’ombre, « le faisceau de la lampe torche ‟paradigme épistémologique

constructiviste pragmatique” apparaît plus large et plus puissant pour éclairer les phénomènes

étudiés par la recherche en management, que celui de la lampe torche ‟paradigme

épistémologique constructiviste selon Guba et Lincoln” » (Avenier, 2011 : 389).

Le PECP repose sur l’hypothèse de connaissance phénoménologique. L’évaluation des

connaissances se fonde sur la confrontation à l’expérience de l’action, d’où le terme de

« pragmatisme ». Afin d’étudier un phénomène, nous allons nous confronter aux faits, nous

immerger dans les situations de travail que nous souhaitons comprendre.

5.1.3.2. La perspective constructiviste, une indistinction observé-observant

D’un point de vue méthodologique, nous agissons sur le phénomène en l’observant, en

nous immergeant dans un milieu, une organisation, un terrain : « le sujet n’est plus face à

l’objet - et sur un autre plan - à le regarder tel qu’il est ou à travers des lunettes structurantes :

il plonge dans l’objet par son organisme, nécessaire à l’action, et réagit sur l’objet en

l’enrichissant des apports de l’action » (Piaget, 1967 : 1244). Suivant cette perspective

pragmatique, nous allons observer comment les sujets se servent de leurs représentations dans

l’organisation, et si ces réflexions trouvent une expression pratique, c’est-à-dire dans les faits,

dans les pratiques de travail (Avenier, 2011).

Piaget (1967), auteur ayant introduit l’expression d’épistémologies constructivistes,

relève une dépendance sujet-objet : « le propre d’une épistémologie constructiviste qui relie la

connaissance à l’action est de situer sur les mêmes plans multiples le sujet et l’objet, leurs

séparations n’étant que de méthode, et pour ainsi dire provisoire » (Piaget, 1967 : 1265). Le

principal point commun entre le PECP et le PECGL est l’hypothèse d’inséparabilité entre le

système observant et le système observé (von Foerster, 1981). Dans les paradigmes

Page 178: Les régulations individuelles et collectives des émotions

177

épistémologiques constructivistes, nous ne pouvons alors séparer les hypothèses d’ordre

ontologique, des hypothèses d’ordre gnoséologique, c’est-à-dire les hypothèses concernant le

réel en lui-même, des hypothèses concernant la connaissance du réel. L’interdépendance entre

le sujet connaissant et le phénomène étudié (von Foerster, 1981), sous-entend que la

connaissance élaborée sur le phénomène dépend du chercheur, de son projet, de son histoire.

Ainsi, la connaissance élaborée par le sujet connaissant n’est pas indépendante de celui-ci :

l’expérience d’un phénomène est « toujours le produit de la composition entre une part

fournie par les objets et une autre construite par le sujet » (Piaget & Garcia, 1983 : 30).

Nous élaborons la connaissance du phénomène en étant acteur et sujet, agissant

inévitablement sur l’objet de recherche. Avenier relève cette influence du sujet connaissant :

« […] dans le processus d’élaboration des savoirs, ce qui provient de la situation étudiée est

inséparablement enchevêtré à ce qui provient de la perception du chercheur. De plus,

l’intention de connaître influence notre expérience de la situation, et par conséquent, la

connaissance que l’on en développe » (Avenier, 2011 : 203). Conformément à la perspective

constructiviste, cette indistinction, inéluctable, entraîne la connaissance, en tant que

représentation de l’activité cognitive, et implique un sujet connaissant. Cette connaissance n’a

ni sens ni valeur en dehors de ce dernier, la réalité connaissable étant « perçue ou définie par

l’expérience que s’en construit chaque sujet prenant conscience ou connaissant » (Le Moigne,

2007).

L’interaction sujet-objet, inévitable dans la construction de la connaissance, repose sur

l’intentionnalité de l’acteur connaissant. Cette connaissance produite résulte d’interprétations

d’individus situés dans des contextes sociaux, culturels, physiques, qui influencent

l’élaboration de cette connaissance, les structures cognitives des sujets représentant des filtres

à travers lesquels la réalité s’observe et s’interprète (Lapointe, 1996 : 11). La connaissance

qui se dégage de l’étude du phénomène mobilise l’ensemble des informations construites par

les individus des communautés observées, qu’il s’agisse des universitaires aussi bien que des

praticiens (Deschênes & al, 1996 : 7). Cette perspective constructiviste engage un processus

de négociations interindividuelles, une intersubjectivité, aboutissant sur la mise au jour de

réalités multiples. Dans cette perspective, le constructivisme implique des échanges, des

interactions entre chercheurs et praticiens, le monde du construit étant inépuisable,

relevant d’une complexité organisée et organisante.

Page 179: Les régulations individuelles et collectives des émotions

178

5.1.4. Construction de l’objet de recherche et co-construction des connaissances

Conformément à la vision constructiviste, le présent objet de recherche a été élaboré et

confirmé suite à une pré-recherche menée dans les secteurs de la santé et de la sécurité

(Monier, 2014), ainsi que plusieurs entretiens semi-directifs avec des chercheurs et experts au

sujet des émotions au travail. Il est ensuite présenté et proposé aux différents acteurs sociaux

étudiés. Ces derniers co-construisent avec le chercheur des connaissances, nées de leurs

représentations sociales, dans le dessein de construire un savoir actionnable.

Dans le cas de notre recherche, nous avons veillé à ce que la question de recherche ne

soit déconnectée, ni des situations concrètes de travail, ni du cadre théorique existant. Pour

cela, nous avons rencontré, dans un premier temps, et dans le cadre d’une pré-recherche,

différents acteurs sociaux de services variés, archétypes représentatifs de métiers à « risques »

physiques et / ou psychologiques - services de santé et services de sécurité -, engageant des

émotions au travail, afin d’interroger les praticiens en entretiens semi-directifs, à propos de la

pertinence de la recherche. De plus, grâce à une démarche active de réseautage, dans le cadre

de rencontres, séminaires, conférences sur les émotions et la santé au travail, et avec un

praticien actuellement retiré des Services de l’Etat, nous nous sommes enquis plus

spécifiquement de l’intérêt d’une telle recherche au sein de services de sécurité : Police,

Armée, Gendarmerie. Les retours favorables provenant de ces différentes rencontres et

interviews de professionnels de services de sécurité et de santé, nous ont confortée dans notre

projet de recherche.

Dans un second temps, lors de l’élaboration de la problématique de recherche, nous

nous sommes rendue à Montréal (Canada), en décembre 2013, durant deux semaines, afin de

rencontrer et d’interroger des universitaires canadiens dont les thématiques se rattachent aux

émotions, en particulier aux émotions au travail. Ces rencontres canadiennes autour des

aspects théoriques existants ont permis de poser un cadre théorique en amont de l’élaboration

de la revue de littérature.

Le tableau ci-dessous identifie dix-neuf interlocuteurs rencontrés en entretiens semi-

directifs avec prises de notes ou retranscriptions des échanges enregistrés par dictaphone, en

préalable et au commencement de la recherche, quelques autres entretiens non directifs ou

sans notes ou enregistrements n’ayant pas été répertoriés ici.

Page 180: Les régulations individuelles et collectives des émotions

179

Tableau 5 : Universitaires et praticiens rencontrés en interviews semi-dirigées, avant et en

début de recherche

Statut Nom /

Prénom

Universi-taires /

Praticiens Domaines professionnels principaux

Services de sécurité de l’Etat, retiré des

Services, consultant

Laurent Delhalle

Praticien, Lyon

Services de sécurité, communication non verbale, émotions, signaux faibles

Ancien intervenant, instructeur, négociateur

au RAID

Robert Paturel

Praticien, Paris

Services de sécurité, gestion des émotions en intervention, stress, négociation, expert self-

défense Ancien chef négociation

au RAID, consultant gestion de crise et

management

Christophe Caupenne

Praticien, Paris

Services de sécurité, négociation, maîtrise de soi, relations, management

Policier de la BRI en service, chef opérationnel

Confidentiel Praticien Services de sécurité, management, gestion des

émotions en interventions

Ancien policier opérationnel au GIPN

Patrick Cascalès

Praticien Services de sécurité, négociation, visualisation,

situations de crise Policier CRS, Éducation

routière Confidentiel Praticien

Sécurité routière, Police, accidents, comportements routiers

DRH Hôpital privé X Confidentiel Praticien Santé au travail, risques psychosociaux, GRH,

management, enquêtes Infirmière Hôpital privé

X Confidentiel Praticien Santé

Psychologue Hôpital privé X

Confidentiel Praticien Groupes de paroles, psychologie

Psychologue, psychothérapeute,

intervenant

Charles Jaffelin

Praticien Psychologie, métiers à risques, stress post-traumatique, débriefings psychologiques

Docteure en psychologie, psychologue, consultante

formatrice

Lisa Belling-hausen

Praticien, Lyon

Émotions au travail, quotient émotionnel, compétences émotionnelles

Professeur associé, Comportements

Organisationnels, EM Lyon, Chaire Intelligence

Émotionnelle

Christophe Haag

Universitaire, Lyon

Émotions au travail, quotient émotionnel, intelligence émotionnelle, intuition,

communication, comportements organisationnels

Professeur, UQAM, département

Organisations et RH

Kathleen Bentein

Universitaire, Montréal

Psychologie organisationnelle, émotions et attitudes au travail, pratiques de

développement, de socialisation et de rétention Responsable Pôle

Recherche Management et Créativité, HEC

Montréal

Frédéric Bove

Praticien, Montréal

Management, créativité, stratégie, innovation

Professeur, HEC Montréal, GRH et ESG /

UQAM département Organisations et RH

Benoît Cherré

Universitaire, Montréal

Prises de décisions éthiques, comportement déviant, comportement organisationnel

Professeur, UQAM, faculté des sciences

humaines, département de psychologie

Louise Cossette

Universitaire, Montréal

Psychologie du développement, émotions, genre

Professeur adjoint, HEC Montréal, GRH, et

psychologue du travail

Michel Cossette

Universitaire, Montréal

Travail émotionnel, rétention du personnel, performance de service, santé psychologique et

attitudes au travail

Page 181: Les régulations individuelles et collectives des émotions

180

Professeur ESG, UQAM département

Organisations et RH

Angelo Soares

Universitaire, Montréal

Harcèlement psychologique au travail, violences au travail, souffrances au travail, émotions et stress au travail, santé mentale,

secteur des services, travail des femmes, suicide au travail

Professeur, GRH, HEC Montréal

Michel Tremblay

Universitaire, Montréal

Rémunération, carrière, pratiques innovantes en GRH, mobilisation du personnel

Légende : BRI : Brigade de Recherche et d’Intervention CRS : Compagnies Républicaines de Sécurité EM : École de Management ESG : École des Sciences de Gestion GIPN : Groupe d’Intervention de la Police Nationale HEC : École des Hautes Études Commerciales RAID : Recherche-Assistance-Intervention-Dissuasion UQAM : Université du Québec à Montréal

Cette démarche de rencontres avec chercheurs et praticiens a permis de mettre au point

le projet de recherche, d’en confirmer la pertinence, et d’envisager des méthodologies

appropriées, nous conduisant à une co-construction des connaissances avec les acteurs

étudiés.

L’ancrage épistémologique une fois justifié et précisé, nous nous proposons d’entrer

dans le détail de la démarche méthodologique. Les particularités de la recherche qualitative,

présentées ci-dessous, nous offrent à la fois une certaine liberté afin de mener une étude

abductive exploratoire portant sur les émotions au travail, et une profondeur de perception des

représentations des acteurs impliqués, dans les données recueillies, conduisant à la

compréhension des phénomènes étudiés.

5.2. Quatre études de cas avec immersions et entretiens

Dans un premier temps, nous légitimerons l’inscription de la recherche dans

l’approche qualitative, en résonance avec le paradigme épistémologique évoqué supra. Dans

un deuxième temps, nous présenterons les caractéristiques de la méthodologie qualitative par

études de cas. Dans un troisième temps, nous spécifierons les particularités et l’originalité de

la méthode de recueil de données par ethnographies, ou immersions. Dans un quatrième et

dernier temps, nous retraçerons la démarche de recueil de données par entretiens semi-

directifs et non directifs.

Page 182: Les régulations individuelles et collectives des émotions

181

5.2.1. La recherche qualitative

L’approche choisie dans la présente recherche se concilie avec le paradigme

épistémologique sélectionné, le PECP. Cette approche compréhensive s’inscrit dans une

démarche exploratoire, dont la nature des données ressort essentiellement de la narration, dans

un objectif de recherche de sens et de compréhension du phénomène étudié. L’élaboration du

design de recherche sera retracée, ainsi que les méthodes de recueil de données, conduisant à

une triangulation des données au sein de chaque terrain.

5.2.1.1. Une recherche qualitative, en résonance avec le PECP

L’objectif et le(s) problème(s) à résoudre guident la sélection d’une méthodologie de

recherche, qui admet d’employer différents moyens et méthodes pour résoudre ce(ces)

problème(s). La méthode de recherche, une fois déterminée, permet d’avancer dans la

compréhension du problème. C’est ainsi que nous nous efforçons d’apporter notre

contribution à la recherche en sciences de gestion, que cette contribution soit théorique,

pratique et / ou méthodologique. Ces contributions exigent un travail d’analyse et de

compréhension méticuleux, né des observations faites en contextes et des explications du

phénomène observé : « les théories satisfaisantes doivent, en principe, transcender les

exemples empiriques qui leur ont donné naissance » (Popper, 1991 : 519).

L’épistémologie choisie influence l’objectif de la recherche, l’adoption d’une

méthodologie, et l’aspect technique du déroulement de ladite recherche. La méthodologie

sélectionnée ici s’inscrit dans une démarche qualitative. Le terme « qualitatif » implique un

composé de perceptions d’individus différents. L’objet de la présente recherche se fonde sur

la signification (van de Ven & Rogers, 1988), l’explication de la signification subjective, la

compréhension (Croom, 1999). Nous recherchons une vision systémique, une conception de

la totalité de la situation étudiée, ainsi qu’un développement des idées et des concepts

théoriques.

5.2.1.2. Une approche compréhensive

La méthodologie qualitative met l’accent sur l’intensif, l’approfondi, l’étude de

processus sociaux, par une collecte de données par entretiens et accès à de la documentation

secondaire, et par un accès direct au terrain et aux acteurs sociaux. Cette méthode est

adaptée à la recherche approfondie : nous gagnons en finesse, nous perdons en

systématique (Bourdieu, 1968). Nous décrivons et analysons un processus social, de manière

Page 183: Les régulations individuelles et collectives des émotions

182

peu directive, souvent inductive, et établissons des questions de recherche en amont, mais pas

d’hypothèses préconstruites (van de Weerdt & Baratta, 2016).

Le raisonnement procède par inductions. Nous mobilisons des méthodes qualitatives

multiples afin de créer des contrastes et de comparer les perspectives. Les méthodes

qualitatives sélectionnées procurent le moyen d’analyser des petits échantillons en

profondeur. Dans cette recherche, l’approche compréhensive permet de recueillir les

significations des acteurs sociaux rencontrés, de rentrer dans leurs cadres de référence, de

visualiser leurs représentations cognitives et émotionnelles. Cette posture compréhensive

nécessite écoute active, vigilance, attention, empathie, bienveillance et ouverture. Selon Paillé

et Mucchielli (2010 : 29), « l’approche compréhensive est un positionnement intellectuel qui

postule d’abord la radicale hétérogénéité entre les faits humains ou sociaux et les faits des

sciences naturelles et physiques, les faits humains ou sociaux étant des faits porteurs de

significations véhiculées par des acteurs (hommes, groupes, institutions…), parties prenantes

d’une situation interhumaine. L’approche compréhensive postule également la possibilité de

pénétrer le vécu et le ressenti d’un autre homme (principe de l’intercompréhension

humaine) ».

5.2.1.3. Une démarche exploratoire : un raisonnement inductif

Jameux (1996) inventorie quatre formes de mode de raisonnement différents : les deux

premières formes, recherches logico-formelles et empirico-formelles, reposent sur une

construction théorique ou un test d’hypothèses de type déductif. Les deux autres formes,

reposent sur un raisonnement inductif : il s’agit des études exploratoires ou des recherche-

actions. Bergadaa et Nyeck (1992) répartissent ces quatre logiques de la façon suivante : la

logique quantitative-déductive, la logique qualitative-déductive, la logique quantitative-

inductive et la logique qualitative-inductive. Cette dernière, adoptée ici, a pour ambition de

construire une théorie à partir du vécu des acteurs sociaux. La recherche qualitative, en tant

que construction souple et progressive, valorise l’exploration inductive, ou du moins

abductive, récursive et itérative (Paillé & Mucchielli, 2010 : 73).

La recherche exploratoire a pour ambition d’essayer de connaître davantage sur un

sujet peu connu, sur un phénomène peu examiné (Miles & Huberman, 2003) et se montre

efficace pour répondre aux questionnements relatifs au « pourquoi » d’un phénomène

(Creswell, 2013). En raison du phénomène étudié, les régulations des émotions au travail,

Page 184: Les régulations individuelles et collectives des émotions

183

sujet peu examiné par la discipline de la GRH, nous avons donc opté pour une étude

exploratoire, fondée sur le raisonnement inductif.

5.2.1.4. La nature des données : la narration

La narration caractérise la nature des données qualitatives ; elles se présentent sous

forme de mots plutôt que de chiffres. Les données qualitatives, séduisantes, vivantes,

agissantes, offrent des descriptions ainsi que des explications riches et solidement fondées de

processus ancrés dans un contexte particulier. Avec les données qualitatives, nous pouvons

respecter la dimension temporelle, évaluer la causalité locale et formuler des explications

fécondes. Elles semblent donc davantage susceptibles « de mener à d’‟heureuses trouvailles”

et à de nouvelles intégrations théoriques ; elles permettent aux chercheurs de dépasser leurs a

priori et leurs cadres conceptuels initiaux » (Miles & Huberman, 2003 : 11).

La narration conduit à la compréhension du phénomène étudié, dans des contextes

différents au travail. Elle décrit et présente les acteurs étudiés, leurs actions, leurs interactions,

leurs discours, leurs interprétations et représentations, mettant en évidence des mécanismes

sous-jacents au processus émotionnel au travail. La narration, puissant instrument de

connaissance, correspond à une forme de pensée et de discours par laquelle l’expérience peut

se comprendre et s’exprimer (Giroux & Marroquain, 2005).

5.2.1.5. Une recherche de sens

La recherche qualitative produit et analyse des données descriptives - des paroles

écrites ou dites - et le comportement observé des individus. Nous nous appliquons à trouver le

sens et à observer un phénomène social in situ, à connaître les facteurs conditionnant un

aspect du comportement des individus observés, au contact d’une réalité. L’approche

qualitative permet d’accéder au sens : nous visons à comprendre, à saisir le réel et non

spécialement à le mesurer. Nous nous intéressons aux interprétations et aux significations que

l’acteur social attribue à son environnement. Nous cernons un phénomène émergent en GRH,

en cherchant à le comprendre, à le décrire, à l’explorer. L’objectif de la recherche correspond

à une extraction du sens plutôt qu’à une explication : « un phénomène pris tout seul en

dehors de tout contexte […] ne peut pas prendre un sens car le sens est toujours confrontation,

comparaison, évaluation, mise en perspective » (Paillé & Mucchielli, 2010 : 39).

Le tableau ci-dessous liste les différents aspects de la méthodologie que nous avons

fixée.

Page 185: Les régulations individuelles et collectives des émotions

184

Tableau 6 : Détermination des composantes de la méthodologie

Composantes Affiliations Statut philosophique du chercheur Constructivisme Paradigme épistémologique de la

recherche Paradigme épistémologique constructiviste pragmatique

Démarche Exploratoire Méthodologie Qualitative Incertitudes Importantes

Nombre de méthodes qualitatives Trois : ethnographies, interviews, documentations

secondaires Objectifs des méthodes multiples Créer des contrastes, comparer les perspectives

Intérêt Analyser les échantillons en profondeur Raisonnement Inductif, abductif

Fondements de l’objet de recherche

Signification, compréhension, recherche de sens Éclairer les liens de cause(s) à effet(s)

Objectifs

Vision systémique, développement des idées et concepts théoriques

Proposition de préconisations en vue d’améliorer les situations

Nature des données Narratives, descriptives, explicatives, contextuelles

Répondant aux questions « pourquoi ?» et « comment ? »

Contributions Méthodologique, pratique, théorique

5.2.1.6. Le design de la recherche

Le design de la recherche s’établit après la revue de littérature et la problématique, et

avant le recueil des données, selon un processus itératif. « Le design de la recherche, ou

l’architecture de la recherche, est la trame qui permet d’articuler les différents éléments d’une

recherche : problématique, littérature, données, analyses et résultats. Selon Grunow (1995),

c’est un élément crucial de tout projet de recherche empirique, quels que soient l’objet de

recherche et le point de vue méthodologique choisis » (Royer & Zarlowski, 2014 : 143).

« D’une manière générale, l’évaluation de la qualité d’un design repose, d’une part, sur la

logique de l’ensemble de la démarche de recherche et, d’autre part, sur la cohérence de tous

les éléments qui la constituent » (Royer & Zarlowski, 2014 : 144). Un ajustement complet

problématique-modèle-données est recherché, obtenu après plusieurs tentatives (van de

Weerdt & Baratta, 2016). Nous devons tenir compte de la faisabilité du design de recherche.

Page 186: Les régulations individuelles et collectives des émotions

185

Figure 8 : Le design de la recherche

5.2.1.7. Le recueil des données

Dans cette recherche, deux types de méthodes qualitatives cohabitent : l’ethnographie

par immersions participantes et les entretiens, semi-dirigés et non dirigés. L’observation

fournit un vaste recueil d’informations (de Ketele, 2015). Lors des observations, nous

mobilisons nos cinq sens pour recueillir des informations riches et variées, portant sur une

situation actuelle. L’approche qualitative nous soumet à un effort soutenu de rigueur

scientifique pour exploiter le matériel factuel. De plus, cette approche nous permet de

ressentir - en partie - et de partager les émotions éprouvées par les professionnels étudiés.

Page 187: Les régulations individuelles et collectives des émotions

186

L’analyse des données qualitatives se trouvera précisée et détaillée infra (en page 239). Elle

représente « une approche quasi-magique, […] sous prétexte qu’elle est idiosyncratique,

incommensurable et artistique » (Miles & Huberman, 2003 : 33).

Le recueil de données comporte quatre éléments (Royer & Zarlowski, 2014) :

- la nature des données collectées,

- le mode de collecte des données,

- la nature du terrain d’observation,

- et la nature de l’échantillon et la nature des sources de données.

Le tableau 7 précise les éléments du recueil de données.

Tableau 7 : Les différents éléments de recueil des données

Eléments du recueil des

données Particularités Détails Actions effectuées

Nature des données collectées

Audio Enregistrements sur dictaphone : entretiens avec les acteurs, récits des événements postérieurement à l’activité

Rédaction de la narration : conversion des données recueillies en mots, par écrit, en version électronique

Ecrite

Prises de notes : journal de bord, événements et discours pendant l’activité, récits des événements postérieurement à l’activité, retours à chaud et à froid, événements relatés, documentations internes

Observations

Observations directes des situations de travail en immersions Recueil de données par le visuel et le ressenti immédiat et direct des émotions partagées avec les professionnels observés

Mode de collecte des données

Ethnographies Par dictaphone, postérieurement à l’activité sur le terrain, et prise de notes pendant ou postérieurement à l’activité

Collecte des données en direct et en différé

Entretiens semi- directifs et non directifs

Par dictaphone, avec quelques annotations postérieurement, écrites à la main

Documentations internes

Lors des entretiens, rencontres ou rendez-vous avec des professionnels

Collecte des données en direct (sur papier ou clef USB), ou en différé : par contact électronique

Nature des terrains d’observation

Service de Police Service public, brigade spécialisée, opérant sur la voie publique

Choix de quatre terrains de secteurs différents, ayant pour points communs le primo contact avec le public et une activité soumise à des « incidents émotionnels »

Service d’Urgences

Service public, grand hôpital public

Etablissement REP+

Service public, établissement d’enseignement secondaire : collège en banlieue

Service de télécom-munications

Organisation privée, grande entreprise, contact téléphonique avec le client

Page 188: Les régulations individuelles et collectives des émotions

187

Nature de l’échantillon et nature des sources de données

Ethnographies

Service de police : - environ 130 policiers

Service d’Urgences : - environ 100 personnels soignants

Etablissement REP+ : - entre 50 et 99 personnels enseignants et

administratifs Services de télécommunications ;

- environ 35 téléconseillers

Croisement des niveaux individuel, collectif et managérial. Echantillons des entretiens individuels : interviews d’environ 20 personnes par terrain, de manière équilibrée et cohérente. 88 entretiens, soit 89 personnes sur l’ensemble de l’étude, de sexe, d’âge, d’expériences différentes.

Entretiens

Service de police : - 23 personnes interrogées, dont 18

professionnels de terrain Services d’Urgences :

- 21 personnes interrogées, dont 10 professionnels de terrain

Etablissement REP+ : - 21 personnes interrogées, dont 16

professionnels de terrain Services de télécommunications :

- 24 personnes interrogées, dont 18 professionnels de terrain

Documentations secondaires

Provenant des acteurs impliqués dans la prévention des risques psychosociaux : managers, professionnels de la fonction RH, médecins du travail, psychologues, préventeurs, et professionnels de terrain.

Quatre terrains privilégiés d’observation ont été choisis et nous ont donné l’occasion

d’établir une méthodologie homogène : un minimum de deux semaines d’immersion

participante au sein de l’environnement professionnel des personnes - dans les voitures de la

Brigade Anti-Criminalité (BAC) et en interventions, dans le service d’Urgences, en salles de

classes, aux côtés des téléconseillers -, puis la possibilité d’interroger une vingtaine de

professionnels concernés par la recherche, dont une quinzaine de professionnels de terrain.

Les observations en immersion participante et les entretiens semi-directifs ont concerné les

mêmes personnes. Sur les quatre terrains d’accueil, trois ont nécessité une convention de

recherche entre le chercheur et l’organisation. Seul le terrain des Urgences a considéré comme

facultative cette démarche conventionnelle. Toutes les données, qu’elles soient de nature

audio, écrites ou d’observations directes, collectées de manière directe ou différée, ont été

converties en mots en version électronique, en narration, triées de manière chronologique,

puis analysées.

Ces quatre services s’inscrivent dans des secteurs d’activité différents : la sécurité, la

santé, l’éducation et la vente, secteurs public ou privé, mais ont pour points communs le

primo contact - ou contact premier et direct - avec un public, et une activité sujette à des

« incidents émotionnels », par exemple des agressions verbales et / ou physiques, des

impolitesses, des incivilités. Dans une optique de comparaison entre les différents échantillons

Page 189: Les régulations individuelles et collectives des émotions

188

des terrains, nous instaurons une méthodologie systématique - répétitive - dans chaque terrain.

Nous nous engageons à une présence et une disponibilité sur le terrain pour trois mois dans

chaque site. Ces trois mois se fractionnent de la manière suivante : un minimum de deux

semaines d’immersion, puis le reste en disponibilité pour les entretiens. Ces derniers

concernent non seulement les professionnels de terrain, en grande majorité - policiers de la

brigade spécialisée, infirmiers urgentistes, professeurs en établissement REP+,

téléconseillers -, mais aussi les professionnels impliqués dans la thématique des émotions au

travail et de la santé des professionnels : les managers, les professionnels de la fonction RH,

les médecins du travail, les psychologues, les préventeurs des risques, admettant une étude à

trois niveaux d’analyse : individuel, collectif et managérial. Sur chaque terrain, une vingtaine

de personnes ont été interrogées en entretiens, la plupart semi-directifs, pour un total de 89

interviewés. Sur ces 89 participants, 62 sont des professionnels de terrain, soit une quinzaine

par terrain. L’échantillonnage de ces quinze professionnels de terrain s’effectue en variant les

âges, les sexes, les expériences et l’ancienneté, respectant ainsi la représentativité au sein de

chaque terrain : par exemple, la BAC ne dénombrant que quatre policières sur les 123

fonctionnaires, nous comptons seulement une policière de terrain, hors management, sur les

dix-huit policiers interrogés.

5.2.1.8. La triangulation des données

La triangulation des données qualitatives (Mucchielli, 1994) permet de combiner

plusieurs méthodologies appliquées à l’étude d’un même phénomène. Ethnographie,

entretiens semi-dirigés et non dirigés, et documentation secondaire constituent trois

méthodologies qualitatives combinées, au sein de chaque terrain étudié. Ainsi, nous disposons

des observations directes et participantes (Coenen-Huther, 1995), des entretiens

compréhensifs (Kaufmann, 2001) et de documents internes pour analyser les contenus et les

croiser. Combiner différentes méthodes de collecte de données autorise la mise en relation

d’explications théoriques. L’identification de l’origine du processus émotionnel au travail

ainsi que son déroulement va pouvoir s’effectuer grâce à ces données qualitatives, l’analyse

qualitative mettant en évidence les relations examinées et leurs causes (Miles & Huberman,

2003 : 31 ; Chatelin, 2005).

Page 190: Les régulations individuelles et collectives des émotions

189

Figure 9 : Triangulation des données dans chaque terrain étudié

5.2.2. L’étude de cas

Cette recherche qualitative combine plusieurs études de cas : une BAC, un service

d’Urgences, un collège en REP+ et un service de télécommunications. Ces cas nous donnent

accès à l’étude de phénomènes, au sein même de leurs contextes. Après avoir présenté

différentes caractéristiques de l’étude de cas, nous détaillerons notre démarche

d’échantillonnage effectuée au sein de chaque cas, de manière répétitive et méthodique, puis

nous relaterons le déroulement de l’entrée sur les différents sites étudiés, les relations entre

chercheur et acteurs étudiés. Enfin, nous soulignerons la représentativité théorique de l’étude

de cas multiple, et nous montrerons que les modélisations théoriques soumises à l’issue de la

recherche résultent d’itérations entre théories et pratiques.

5.2.2.1. Étudier un phénomène dans son contexte

Le choix d’une méthodologie par étude de cas correspond ici au PECP dans lequel la

présente recherche s’inscrit, car ce paradigme nous conduit à nous concentrer sur la

signification des phénomènes pour en construire une interprétation à partir des données

observées (Hlady-Rispal, 2015). Nous proposons alors des interprétations du réel, « qui ne

sont pas la réalité, mais un construit sur une réalité susceptible de l’expliquer » (Wacheux,

1996 : 43).

Page 191: Les régulations individuelles et collectives des émotions

190

Les études de cas font partie des études qualitatives exploratoires (Hlady-Rispal,

2015). L’étude de cas correspond à « une enquête empirique qui étudie un phénomène

contemporain dans son contexte de vie réelle, où les limites entre le phénomène et le contexte

ne sont pas nettement évidentes et dans laquelle des sources d’informations multiples sont

utilisées » (Yin, 2009 : 23). « L’étude de cas consiste à rapporter une situation réelle, prise

dans son contexte, et à analyser pour découvrir comment se manifestent et évoluent les

phénomènes auxquels le chercheur s’intéresse » (Collerette, 1997 : 81). Ici, il s’agit des

régulations individuelles et collectives des émotions, au sein de métiers de service sujets à

« incidents émotionnels ». Dans la lignée des travaux de Glaser et Strauss (1967), l’étude de

cas s’inscrit dans une stratégie de recherche, permettant d’explorer des phénomènes

complexes et peu connus afin d’en saisir la richesse et d’y identifier des patterns, dans une

optique de génération de théorie (Eisenhardt, 1989 ; Yin, 2009) : « l’étude de cas cherche

alors à faire apparaître la trajectoire suivie par les phénomènes étudiés afin d’en relever les

particularités. C’est une autre de ses caractéristiques de chercher à décrire la complexité d’une

situation afin d’en éclairer les liens multiples et dynamiques qui unissent les divers éléments »

(Collerette, 1997 : 81).

L’étude de cas s’applique à décrire un phénomène, une organisation, un incident, et

permet de mettre à l’épreuve une théorie ou des propositions, en dégageant des pistes de

généralisation théorique. L’étude de cas, adaptée à la recherche exploratoire, comprend une

analyse approfondie d’un phénomène complexe, dans un lieu et un espace donnés, et permet

de comparer différents terrains entre eux. Elle s’utilise pour éclairer les « comment » et les

« pourquoi » de phénomènes contemporains de vie réelle, et lorsque le chercheur a peu de

contrôle sur les événements, ce qui est le cas dans nos terrains étudiés (Eisenhardt, 1989 ; Yin,

2009).

Comparer différents cas conduit à rendre compte de processus complexes. L’objectif

de ces études de cas, qualitatives, consiste à extraire de la masse de données du contexte réel,

des compréhensions théoriques, afin d’expliquer ces données, en conservant richesse et

complexité : « les processus organisationnels sont inextricablement liés aux contextes, aux

situations réelles dans lesquels ils se produisent » (Musca, 2006 : 157). L’objet de recherche,

portant sur les différentes régulations des émotions dans des métiers soumis à des

« incidents émotionnels », implique des phénomènes complexes, qui ne sont pas

uniquement liés à l’environnement professionnel. Par exemple, un chef d’unité spécialisée

de protection de l’ordre public parisienne nous a signalé que suite aux attentats du 13

novembre 2015 en France, il constate une vague de départs du service, malgré les

Page 192: Les régulations individuelles et collectives des émotions

191

interventions réussies et la fierté en résultant. En regardant de plus près ce phénomène, il se

rend compte que cet important nombre de départs provient des émotions intenses vécues par

les familles et l’entourage des policiers concernés. Les événements terroristes ont provoqué

d’importantes inquiétudes, peurs et angoisses, en particulier chez les conjoint(e)s et enfants

des policiers du service. Certains policiers, face à de telles tensions émotionnelles et

contagions émotionnelles (van Hoorebeke, 2008a), ont préféré quitter le service, préservant

ainsi la santé et le bien-être des personnes liées à leur vie personnelle. Le chef du service en

question se retrouve en butte avec ce problème de GRH, mais démuni, s’agissant de la

question de l’équilibre délicat entre vie professionnelle et vie personnelle et de l’influence des

émotions de l’entourage familial sur le professionnel.

À cet objet de recherche - les régulations des émotions au sein de métiers sujets à

« incidents émotionnels » -, l’étude de cas se révèle particulièrement adaptée : « complexité

des phénomènes, souci pour les processus évolutifs, recherche de significations pour les

acteurs, reconstitution de scénarii, rareté d’un phénomène, difficulté à objectiver ou

standardiser l’information, sont autant de motifs qui justifient le recours à l’étude de cas

comme technique de recherche » (Collerette, 1997 : 84).

Les cas sélectionnés apparaissent comme des modèles typiques du phénomène à

étudier : nous observons l’unicité du phénomène et en conservons les particularités, dans une

démarche de découverte, d’exploration et de comparaison. Nous documentons un « morceau

de la réalité » de manière idiographique (Tsoukas, 1989), dans un contexte particulier. La

création de sens provient de la masse de données et d’informations, et de la variété des modes

de collecte. Dans nos quatre cas étudiés, l’analyse en profondeur nous conduit à décrire, dans

le détail, le phénomène organisationnel, avec pour objectif l’élaboration d’un modèle

théorique, au sens de Willett (1996). La modélisation des phénomènes analysés vient enrichir

la compréhension de ces derniers. Le terme de « modèle » « désigne les différents moyens de

représentations et les schémas utilisés pour décrire et expliquer divers phénomènes » (Willet,

1996 : 8). Nous travaillons de manière inductive, dans une posture compréhensive, à partir

d’observations de situations, pour formaliser peu à peu les données, et évoluer vers une

théorie : la connaissance émerge à partir des réalités (Mucchielli, 1994). Les différents cas

sélectionnés nous amènent à étudier des situations offrant des potentialités d’apprentissage

fortes.

Page 193: Les régulations individuelles et collectives des émotions

192

5.2.2.2. L’étude de cas comme stratégie de recherche

L’étude de cas s’ajuste à une ou plusieurs méthodes de recherche, ici l’ethnographie et

les interviews semi-directives et non directives. Grâce à cette méthode, il est possible

d’obtenir et d’employer plusieurs collections de données et d’analyses afin de développer ou

de tester une théorie. Selon Yin (2009), l’étude de cas peut constituer une stratégie de

recherche à part entière, par l’examen de processus complexes, en profondeur. D’après

Eisenhardt (1989) et Dyer et Wilkins (1991), l’étude de cas correspond à une méthodologie

décrivant un phénomène général, tout en saisissant les nuances et la complexité du(des)

concept(s). Elle parvient à décrire potentiellement des orientations et relations que la théorie

n’aurait pas envisagées. Elle « constitue une stratégie de recherche empirique adaptée à des

questionnements sur les interactions plus ou moins implicites liées à un phénomène »

(Chatelin, 2005 : 15).

Les études de cas s’avèrent particulièrement pertinentes aux premiers stades

d’investigation d’un sujet de recherche peu abordé (Eisenhardt, 1989), tel que celui-ci :

l’étude des régulations des émotions au travail sous l’angle de la GRH. Nous privilégions la

compréhension, explorons en profondeur un phénomène, plutôt que de procéder à sa

généralisation (Stake, 2000), dans une logique idiographique. Le cas ne pouvant se

déconnecter de son environnement, l’observation participante, impliquant journal de bord et

enregistrements, s’impose dans l’objectif de découverte et de compréhension d’un

phénomène.

5.2.2.3. Les avantages et les inconvénients de l’étude de cas

Parmi les avantages, nous apprécions principalement la richesse des données, née

d’un contact approfondi avec le terrain et autorisant une analyse fine : « le caractère adaptatif

et la forte validité interne de la démarche, la richesse de données diachroniques et

processuelles permettent de développer une réflexion plus nuancée et une théorisation tenant

compte de la complexité de son objet » (Giroux, 2003 : 74). Nous notons aussi la possibilité

d’avoir un design de recherche flexible par rapport à un objet de recherche défini (Yin,

2009). De plus, l’étude de cas crée un impact puissant sur les esprits, davantage qu’un

développement théorique abstrait, et constitue ainsi un bon outil pédagogique (Dyer &

Wilkins, 1991). Parmi les inconvénients, nous relevons les difficultés d’accès aux

terrains, et une généralisation statistique limitée : « les coûts de la démarche tant pour le

chercheur que pour les participants, le peu de contrôle des variables, la grande quantité de

Page 194: Les régulations individuelles et collectives des émotions

193

données à traiter, la fidélité et la validité externe limitée » (Giroux, 2003 : 74). En effet, la

profondeur et le degré de détails s’acquièrent par cette démarche qualitative en raison du peu

de cas étudiés, mais ce nombre réduit de cas exige une certaine prudence quant à une

complète généralisation. De plus, la faiblesse de l’étude de cas réside aussi dans la difficulté

de l’analyse des données : on relève « l’absence relative de canons, de règles de décision et

de procédures admises et même toute heuristique commune pour l’analyse de données

qualitatives » (Miles & Huberman, 2003 : 28).

5.2.2.4. La démarche d’échantillonnage

Pour Eisenhardt (1989), le choix de la population étudiée constitue une étape cruciale

dans le processus de découverte scientifique. Le choix des échantillons à étudier se fait pour

des raisons théoriques, dans des logiques de réplication et de catégorisation théorique : nous

cherchons des caractères typiques afin d’étudier un phénomène en profondeur. Le choix des

échantillons s’effectue avec opportunisme méthodologique (Girin, 1990). Pour des raisons de

sens et de pertinence sur le plan scientifique, les cas choisis, ou ensembles homogènes de

répondants appartenant pour chaque cas à une organisation, doivent différer a priori,

permettant ainsi un repérage des traits communs a posteriori.

Le tableau 8 projette a priori les différents types de régulation des émotions par

terrains choisis, face à la prévisibilité d’émotions déplaisantes pour les professionnels. La

question « s’attend-t-on à un incident émotionnel ? » se pose pour chaque terrain d’étude. Ce

tableau récapitule les différentes pré-conceptions de sources d’incidents émotionnels au

travail, au sein des quatre secteurs.

Page 195: Les régulations individuelles et collectives des émotions

194

Tableau 8 : Pré-conceptions de la prévisibilité de risques physiques et psychologiques et

d’émotions déplaisantes au travail, par métiers

Page 196: Les régulations individuelles et collectives des émotions

195

La démarche de choix des différents terrains d’investigation par l’inventaire de

plusieurs pré-conceptions de sources d’« incidents émotionnels » fâcheux au travail, nous

conduit à sélectionner des cas pertinents, ayant un potentiel illustratif intéressant.

L’échantillonnage théorique, processus de collecte de données pour produire une théorie, doit

mobiliser des cas, certes différents a priori, mais ayant suffisamment de traits en communs.

Le choix de la population étudiée pour chaque cas doit permettre la comparaison. Par

conséquent, nous avons choisi d’étudier les populations suivantes : les policiers concernant le

cas d’un service spécialisé de police de voie publique (la BAC), les infirmiers pour celui d’un

service d’Urgences traumatologiques dans un hôpital public de grande taille, les enseignants

d’un établissement de collège en Réseau d’Éducation Prioritaire renforcée (REP+)

concentrant difficultés scolaires, sociales et économiques, et des téléconseillers d’un service

appartenant à une grande entreprise privée de télécommunications. Le tableau ci-dessous

mentionne les principales caractéristiques des conditions de travail des quatre métiers

concernés.

Tableau 9 : Caractéristiques des conditions de travail principales des métiers étudiés

Le principal point commun de ces quatre métiers réside dans le contact direct avec un

public, ou « primo contact », pouvant provoquer des « incidents émotionnels » de plus ou

moins grande intensité. Trois de ces cas appartiennent à la fonction publique (service de

police spécialisé relevant du Ministère de l’Intérieur, service d’Urgences d’un hôpital public

de grande taille, relevant du Ministère de la Santé, établissement REP+ relevant du Ministère

de l’Éducation), et le quatrième appartient au secteur des grandes entreprises privées. La

diversité des cas apparaît au travers du contexte environnemental (Hlady-Rispal, 2015 : 262).

Pour étudier et analyser les cas en profondeur, il convient de ne pas trop multiplier les terrains

de recherche (Stake, 2000), car l’ajout de nouveaux cas semble inutile si les premiers cas

Page 197: Les régulations individuelles et collectives des émotions

196

n’ont pas été traités de manière approfondie (Yin, 2009). En effet, il vaut mieux privilégier

l’analyse en profondeur de peu de cas, ici quatre, de préférence distincts mais comparables

(Eisenhardt, 1989).

Nous établissons les échantillons à étudier en fonction de leur potentiel de données à

récolter, en fonction de l’accueil, de la disponibilité et de l’intérêt des acteurs sociaux pour la

recherche : « l’accès au terrain sera d’autant plus facile que les membres de l’organisation

sont intéressés par les résultats » (Royer & Zarlowski, 2014 : 158). En début de thèse, nous

avions sollicité un hôpital psychiatrique de grande taille, afin d’y étudier un collectif

d’infirmiers d’Urgences psychiatriques, ainsi qu’une grande entreprise de transports en

commun, afin d’y observer des conducteurs de bus, dont les personnels ont à gérer le primo

contact avec un public pas toujours facile. Devant la faible réactivité de ces deux

organisations, nous avons décidé de nous retirer au profit des quatre terrains déjà cités.

Nous recherchons des similarités et des différences à travers tous les cas étudiés

(Eisenhardt, 1989). L’échantillonnage interne à chaque cas a été réalisé en appliquant le

critère de diversité, afin de recueillir une variété de situations, et de récolter le plus de

représentations possibles. Dans chaque cas, nous veillons à la variété des échantillons, portant

sur le sexe, l’âge, l’expérience professionnelle, le nombre d’années dans la structure et dans le

service, afin d’obtenir un regard global.

5.2.2.5. L’entrée sur le terrain

Une fois un certain nombre de services identifiés comme potentiellement pertinents

pour l’étude du phénomène étudié, nous entrons en contact avec les différents terrains. Cette

démarche nécessite une préparation à la rencontre en amont, afin que la recherche soit

effectivement explicitée et que l’interlocuteur y trouve un(des) intérêt(s), managérial,

organisationnel, fonctionnel.

Nous présentons l’objet de la recherche, les résultats de la pré-recherche (Monier,

2014), et développons nos objectifs, en particulier méthodologiques et opérationnels. En

fonction des retours et des besoins énoncés par l’interlocuteur, responsable référent du terrain

en question, nous négocions, clarifions, et évaluons une future arrivée sur site. En

l’occurrence, les quatre terrains ci-dessus ont accepté de participer à la recherche, y trouvant

des intérêts opérationnels et managériaux, et ont autorisé la démarche méthodologique

systématique proposée - deux semaines d’ethnographie puis une vingtaine d’entretiens, avec

des professionnels de terrain et des professionnels concernés par la préservation de la santé au

Page 198: Les régulations individuelles et collectives des émotions

197

travail, pour une durée globale de trois mois -. Nous visons à étudier plusieurs organisations,

dans lesquelles un phénomène analogue se produit - les régulations des émotions au travail -

afin d’en capter les éventuelles variations inter-organisations.

5.2.2.6. La relation entre chercheur et terrains

L’étude de cas suppose un contact approfondi avec le terrain, de la phase de

négociation de l’entrée sur le terrain à la phase de restitution des résultats. En effet, même si,

s’agissant de la démarche méthodologique de terrain, un accord de principe se négocie et

s’obtient, « rien n’est jamais gagné » (Musca, 2006 : 160). Nous devons témoigner à la fois

d’une bonne gestion des relations avec les acteurs sociaux, maintenant avec eux une distance

adaptée et une disponibilité sans faille, d’une adaptation aux situations, en face à face et à

distance, et aussi d’une rigueur concernant le maintien du cap de recherche : « cela

nécessite de maintenir un contact étroit avec le terrain tout au long de l’étude, le chercheur

doit faire preuve de souplesse et d’opportunisme, tout en étant rigoureux par rapport aux

objectifs de son étude » (Musca, 2006 : 160). La partie ethnographique de l’étude de cas

implique des contraintes importantes (Reeves Sanday, 1979) : la méthodologie de terrain

constitue un mode de recherche intensif, exigeant une présence forte sur le terrain,

parallèlement à l’assimilation de concepts organisationnels nombreux (Musca, 2006).

L’étude de cas requiert une bonne interaction entre les données observées, les acteurs

sociaux et le chercheur. Nous collectons les informations in vivo, grâce à l’immersion de

terrain. Cette immersion, indispensable, constitue la seule possibilité de collecter les données

souhaitées et d’observer les comportements informels, essentiels à la compréhension du

phénomène (Hlady-Rispal, 2015 : 257). Cette démarche d’immersion-terrain induit une non-

neutralité du chercheur. En effet, si pour les tenants de l’épistémologie positiviste, le

chercheur doit s’effacer, rester neutre (Friedberg, 1972), les ethnométhodologues dénoncent le

mythe de la neutralité du chercheur (Plane, 1995). Cette neutralité semble impossible en

réalité. Nous avons pour objectif de comprendre en profondeur les représentations des acteurs

sociaux étudiés. Nous travaillons surtout à partir des perceptions des acteurs (Hammersley,

1990), donc la proximité avec le terrain s’avère essentielle.

Dans chaque étude de cas, qu’il s’agisse de la méthodologie ethnographique ou de la

phase d’entretiens semi-dirigés avec des professionnels de terrain, nous nous assurons de

l’accord de l’acteur social, pour être observé et / ou pour participer aux interviews. Cet accord

ou consentement se négocie en permanence lors de l’immersion. Nous devons anticiper les

Page 199: Les régulations individuelles et collectives des émotions

198

éventuels obstacles à l’observation, et gagner la confiance des acteurs concernés. Nous

déployons vigilance, attention et curiosité. Concernant la phase d’entretiens, les volontaires

se manifestent en grande partie grâce à la confiance que nous avons pu gagner lors de

l’immersion : « tu as su trouver de la confiance » (policier de BAC). Cependant, ceci ne nous

garantit pas à coup sûr que nous pourrons disposer du nombre voulu de participants aux

interviews, en l’occurrence une vingtaine par terrain étudié. Pour éviter la déconvenue d’un

nombre trop faible de participants aux interviews, nous devons faire preuve de vigilance,

d’anticipation, de gestion de la relation, voire d’imagination : « la débrouillardise, la

diplomatie et l’imagination s’avèrent alors des atours à mobiliser au service de la recherche »

(Giroux, 2003 : 62) (en page 270).

5.2.2.7. Le design de la recherche : préparation du travail empirique

La collecte de données suppose auparavant de réfléchir mûrement à une clarification

nette de l’objet de recherche (Miles & Huberman, 2003). Le design de la recherche débute par

la préparation du travail empirique. Nous élaborons le guide, le protocole pour les études de

cas envisagées, avec les objectifs généraux, les sources d’informations, les questions, ce qui

permet de préparer ensuite les entretiens, sachant que ce protocole évolue dans le temps,

s’ajuste. Ce protocole s’exprime par une fiche récapitulative de la démarche de recherche

qualitative au sein de chaque terrain étudié, sous forme de carte heuristique, dont un exemple

est proposé par la figure ci-dessous.

Figure 10 : Exemple de carte heuristique concernant la préparation du travail empirique à la

BAC

Page 200: Les régulations individuelles et collectives des émotions

199

Page 201: Les régulations individuelles et collectives des émotions

200

Chaque terrain étudié fait l’objet d’une fiche récapitulative de la démarche de collecte

de données, comme présentée ci-dessus, ainsi que trois autres cartes heuristiques :

- une carte exposant les détails de l’immersion participante,

- une carte précisant le planning de la démarche méthodologique dans le terrain

concerné,

- une carte instaurant une trame de contenu de communication sur la recherche,

favorisant l’information des agents des terrains concernés sur les objectifs et le cadre

de l’étude.

Chaque cas étudié possède ses fiches récapitulatives du travail empirique que nous effectuons,

permettant, par la suite, une traçabilité du processus analytique, et une réplication du

protocole sur les quatre cas étudiés : « le design de recherche est à la fois l’expression de la

mise à l’épreuve de la théorie et le support de la mise en risque de ce même travail face à la

critique. Il repose sur l’utilisation et le développement, par le chercheur, d’outils d’analyse et

d’instruments de la chaîne de preuve, de sorte que sa réplication et celle du cadre conceptuel

testé soient possibles » (Chatelin, 2005 : 22).

5.2.2.8. Un va-et-vient entre théorie et empirie, pour l’émergence d’un modèle théorique

L’étude de cas multiple nécessite de respecter trois règles : la triangulation des

données (Collerette, 1997 ; Miles & Huberman, 2003 ; Yin, 2009), la constitution d’une

banque d’informations avec toutes les données consignées et classées méthodiquement et la

soumission des résultats aux acteurs étudiés (Miles & Huberman, 2003). Tout au long des

études de cas, nous effectuons des va-et-vient entre la collecte de données et la partie

conceptuelle de l’étude. Nous alternons les temps d’immersion et les temps de prise de recul

sur les données récoltées. Martinet (1990) préconise cette démarche de balancier permanent

entre observation et abstraction, entre le théorique et l’opératoire : « la gestion doit accueillir

des respirations de la pensée, des allers-retours entre approfondissements de zones locales et

réarticulations de connaissances en cadres conceptuels englobants » (Martinet, 1990 : 23). En

fin d’étude de cas, nous comparons résultats et théorie, cette confrontation faisant émerger des

concepts.

Lors de la phase d’analyse (en page 234), nous étudions minutieusement les situations

observées et consignées, et les phénomènes récurrents, afin d’inférer un modèle théorique

spécifiant le processus émotionnel au travail.

Page 202: Les régulations individuelles et collectives des émotions

201

La masse importante de données récoltées au moyen de l’étude de cas accorde une

forte validité interne à la recherche, car « à cause de la proximité de l’objet, cette méthode

assure que l’on étudie bien le phénomène choisi » (Giroux, 2003 : 44). La validité de

construit s’établit du fait de la pluralité des sources d’informations, écrites, orales, de la

pluralité des méthodes d’enquêtes, observations et entretiens, et de la pluralité des

informateurs mobilisés (Hlady-Rispal, 2015). L’étude de cas multiple s’offre ici comme une

stratégie de recherche plurielle. Le tableau 10 récapitule et détaille les huit étapes des études

de cas (Gagnon, 2005).

Tableau 10 : Les différentes étapes des études de cas (Gagnon, 2005)

Etablir la pertinence L’étude de cas multiple : méthodologie adaptée car nous cherchons à observer un phénomène complexe dans des contextes différents. Trois niveaux d’analyse interviennent :

- le niveau individuel - le niveau collectif - le niveau managérial.

Assurer la véracité des résultats

La démarche méthodologique s’applique avec rigueur, de manière systématique dans les quatre cas étudiés. Nous vérifions la validité de la recherche (en page 249).

Préparer les cas Nous déterminons la question de recherche et le phénomène étudié : - phénomène étudié : nous cherchons à comprendre le processus

émotionnel au travail, le phénomène des régulations des émotions au travail dans des métiers sujets à incidents émotionnels ;

- question de recherche posée : « quelles sont les composantes du processus émotionnel au travail et leurs répercussions sur la santé du professionnel ainsi que sur l’accomplissement de sa tâche ? ».

Les sources d’informations et les populations étudiées sont les suivantes : - sources d’informations : triangulation des données par

l’immersion, les entretiens et la documentation secondaire ; - populations étudiées : nous étudions les situations de travail des

professionnels de terrain dans quatre métiers sujets à des incidents émotionnels, de différents secteurs, comprenant des similarités supportant une analyse comparative.

Recruter les cas Nous établissons le contact avec tous les terrains concernés par la recherche et entretenons la relation tout au long de l’étude de cas.

Collecter les données Nous collectons une importante masse de données, nées des observations, de l’écoute active, des entretiens, de sources diverses.

Traiter les données Nous traitons les données en les codant, les triant, les organisant, les catégorisant et les réduisant (en page 241).

Interpréter les données Lors de cette étape créative et intuitive, nous faisons émerger le sens, la signification du phénomène observé et comparons les données avec la littérature.

Diffuser les résultats Nous diffusons les résultats de la recherche aux acteurs concernés. De plus, toutes les transcriptions d’entretiens ont été soumises en document Word aux participants concernés, dans l’objectif de nous assurer de la qualité et de l’exactitude des idées, explications, narrations et propositions transmises par les volontaires lors des échanges.

Page 203: Les régulations individuelles et collectives des émotions

202

Les caractéristiques principales de l’étude de cas multiple menée dans la présente

recherche ayant été présentées, les parties suivantes entrent dans le détail de la démarche

d’ethnographies, ou immersions, qui s’articulera ensuite avec celle des entretiens semi-

directifs et non directifs menés au sein de chacun des quatre terrains.

5.2.3. Ethnographies

Après une présentation concise des principaux déterminants de l’ethnographie, nous

clarifions notre démarche méthodologique ethnographique, en faisant référence aux situations

d’observations et d’interactions avec les acteurs sociaux in situ, en dissociant les attitudes de

chercheur participant et non participant lors de la phase de terrain, et en spécifiant la juste

distance nécessaire à instaurer avec les différents terrains. Nous préférons l’expression

« immersion participante » à l’ethnographie, en raison de la posture adoptée pour récolter les

données issues du terrain, qui sera détaillée ensuite.

5.2.3.1. Historique de la méthode ethnographique

Historiquement, l’anthropologie, ou science de l’Homme, inaugura et théorisa la

première la nécessité de l’observation directe, ou ethnographie, partie du travail de recherche

consacrée au recueil des données de terrain. L’anthropologie analyse des données

ethnographiques issues de différentes sources. La sociologie, pouvant se considérer comme

une subdivision de l’anthropologie (Ward, 1997) a pour objet l’étude de l’Homme et relève

des sciences humaines. À l’École Sociologique américaine de Chicago, Robert Park effectua,

dans les années 1910, une recherche basée sur des enquêtes de terrain, obtenant ainsi des

données de première main. Pour le sociologue Whyte (1943), observer signifie passer du

temps sur le terrain. En France, après la seconde guerre mondiale, les sociologues du travail

examinèrent des ateliers industriels, souhaitant y découvrir les méthodes de travail, les

réactions des ouvriers au travail. Ainsi, Friedmann (1956) effectua des observations directes

au sein d’usines pratiquant la parcellisation poussée du travail, et Bourgeois (2001) se chargea

d’une enquête concernant des dealers. Pour les sociologues, les terrains privilégiés pour des

observations directes coïncident avec des communautés de petite taille, car la place de chacun

se détermine visiblement par rapport aux autres, ce que l’observateur peut alors situer et

décrire. Ceci rend importante la qualité des relations chercheur-terrains (Dubost, 1987).

De manière expérimentale, Dickson, Mayo et Roethlisberger, sociologues du travail,

observèrent en continu des usines, faisant varier les conditions de travail, afin d’en connaître

Page 204: Les régulations individuelles et collectives des émotions

203

les influences sur les travailleurs. Le secteur des services fait aussi l’objet d’observations en

profondeur (Spire, 2008).

Dans les recherches-expérimentations de Mayo (1945), au sein des ateliers

d’Hawthorne, l’objectif visé était de voir les réactions des ouvriers en fonction des variations

ou actions d’amélioration des conditions de travail, cette approche expérimentale s’inscrivant

dans une démarche de recherche phénoménologique. Dans le même mouvement intellectuel,

le courant des Relations Humaines, Kurt Lewin intervint auprès de professionnels souhaitant

promouvoir le changement (Lewin, 1959 : 219). Dans cette lignée, les éventuels changements

organisationnels proposés par la présente recherche correspondent aux objectifs de

préservation de la santé des agents et de qualité des services rendus. Ces objectifs ont été

présentés lors de l’annonce de notre venue sur chaque terrain.

La recherche ethnographique s’associe souvent aux études anthropologiques du

comportement des individus et des organisations, incluant une observation ou une

participation. Selon Musca (2006), l’ethnographe tend au maximum à éviter de déranger le

système observé. Chercher « à la fois à s’identifier au processus culturel étudié tout en restant

distant » (Reeves Sanday, 1979) constitue le paradoxe de l’ethnographe.

5.2.3.2. Le choix de la méthode ethnographique

L’ethnographie correspond à la description, l’explication ou la compréhension d’un

phénomène social particulier dans son environnement naturel. L’analyse d’un cas en

profondeur met en œuvre cette méthode. La technique ethnographique principale correspond à

l’observation continue du phénomène dans son contexte, l’analyse appartenant par conséquent

aux procédés qualitatifs (Reeves Sanday, 1979 ; Atkinson & Hammersley, 1994 ; Royer &

Zarlowski, 2014). Les faits sociaux observés s’appréhendent comme des phénomènes

interactionnels (Moreno, 1970). L’observation des situations de travail, en immersion, se

dirige sur un objet, afin d’en recueillir des informations. Elle s’apparie avec les ressentis qui

en résultent.

Dans son étude sur la charge de travail et le stress en centre de relation clientèle, van

de Weerdt (2011) fonde sa méthode sur l’observation de situations réelles, par des relevés

systématiques et par une évaluation systémique, en prenant en compte l’environnement global

des acteurs étudiés. Cette double orientation, mise en œuvre aussi dans la présente recherche,

nous permet d’établir un diagnostic précis des causes du problème étudié, et de proposer

Page 205: Les régulations individuelles et collectives des émotions

204

des actions sur des aspects concrets. Cette approche systémique s’exprime ici par une étude

à trois niveaux, au sein de chaque terrain :

- le niveau individuel : observations des acteurs et entretiens semi-dirigés,

- le niveau collectif : observations et vécus des situations de travail en collectifs de

travail restreints ou élargis,

- et le niveau managérial : observations des techniques de management, entretiens semi-

directifs ou non directifs avec les acteurs concernés par la problématique (managers,

professionnels de la fonction RH, acteurs de la santé et de la prévention des risques).

La dynamique concrète de l’acteur social s’observe dans son contexte et son histoire :

nous prenons en compte l’activité - actions accomplies, vécues, pensées, observables - et le

facteur contextuel - espaces, public, système organisationnel -. Cette approche concrète

s’ancre dans le présent, dans le réel de l’activité. Nous relevons le langage, les échanges, la

communication entre les acteurs, afin de comprendre leurs expériences.

Les immersions au sein des terrains étudiés aboutissent à une connaissance

approfondie et rendent envisageable l’obtention de résultats perdurant dans le temps. Nous

opérons un véritable engagement dans les terrains : nous nous y rendons concrètement, et les

modifions par notre intervention, de manière voulue ou non. Nous triangulons les données

(Flick, 2009), en confrontant les informations issues de trois sources (ou méthodes) :

l’immersion participante et les observations, les interviews, semi-dirigées et non dirigées, et la

documentation secondaire. De plus, nous restituons les résultats aux terrains concernés, en

nous efforçant de mettre en valeur le monde tel qu’il est vécu, ressenti et exprimé par les

acteurs. Cette méthodologie nécessite ouverture, souplesse, réactivité du processus de

recherche, ce dernier ayant pour finalité de rendre compte de la logique d’un objet pris dans sa

singularité et son unicité (Flick, 2009).

5.2.3.3. Observations et interactions : fondements de la recherche par ethnographie

Analyser l’organisation de l’intérieur constitue une mine d’or pour le chercheur.

Moisdon (2015) déplore le trop grand nombre de recherches étudiant les organisations de

l’extérieur, les chercheurs soulignant, selon eux, à distance et a priori les dysfonctionnements

et les conflits dans les organisations. Les analyses externes ne peuvent rendre compte des

mécanismes internes auxquels le chercheur s’intéresse en sciences de gestion : « les

disciplines académiques épousent scrupuleusement les séparations fonctionnelles de

Page 206: Les régulations individuelles et collectives des émotions

205

l’entreprise, dans un mouvement de renforcement réciproque » (Moisdon, 2015 : 25). Selon

Moisdon (2015), les observations directes constituent les seules façons d’étudier l’objet

de recherche, ce qui nécessite une entrée en relation avec les terrains concernés. Lors de la

recherche, et jusqu’à restitution des résultats, nous interagissons continuellement avec les

membres de l’organisation étudiée, échangeons en permanence avec eux des points de vue et

des représentations.

Interactions et observations, impératives afin que nous comprenions ou commençions

à comprendre les aspects techniques de certains problèmes, augmenterons la pertinence de

notre analyse, afin de ne pas proposer de recommandations éloignées des conditions réelles de

travail : « les aspects techniques, souvent négligés dans les ouvrages de gestion, induisent

des contraintes qu’il vaut mieux percevoir le plus vite possible si on ne veut pas

fabriquer des représentations totalement irréalistes des phénomènes analysés […],

tentatives dont ne manqueront pas de sourire les acteurs de terrain » (Moisdon,

2015 : 30).

5.2.3.4. Observation participante ou non participante

La démarche d’investigation à intérieur d’une organisation à étudier reste rare en

gestion (Castagnos & al, 1996). Pourtant, cette posture « anticonformiste » se révèle

particulièrement pertinente au regard du thème principal de recherche : les émotions au

travail. Les émotions - du latin movere : mettre en mouvement -, pour être intelligibles,

requièrent d’être vécues, et pas seulement interrogées ou regardées à distance. Une

observation distante, soi-disant sans interférence (Savall & Zardet, 1996), serait complètement

inappropriée à l’objectif poursuivi.

Dans une étude de cas, plusieurs positionnements s’offrent au chercheur vis-à-vis du

terrain (Baumard & al, 1999) : la posture de participant complet, celle de participant-

observateur, celle de l’observateur qui participe et celle de l’observateur complet. La

distinction entre observation participante ou non participante ne s’établit pas toujours de

manière aisée, dans certains terrains, comme c’est le cas ici dans notre recherche. Dans

l’observation dite participante, le chercheur se moule dans un rôle préexistant et

participe aux activités ordinaires, alors que l’observation non participante implique que

le chercheur se positionne comme simple observateur. Concernant l’observation

participante, Chauvin (2010) relève que la prise de note s’avère délicate, alors qu’elle se

conçoit plus facilement dans l’observation non participante. Dans le cas présent, nous avons

Page 207: Les régulations individuelles et collectives des émotions

206

pu prendre des notes dans tous les terrains, à l’exception du service de police : non pas tant en

raison du caractère participant ou non de l’observation, mais pour deux autres motifs. Le

premier, la méfiance des policiers, le second, l’incommodité matérielle. En effet, suite à la

venue, peu de temps avant la nôtre, d’une équipe journalistique qui les aurait « bernés », les

policiers commencèrent à regarder d’un œil peu enthousiaste la transcription de notes. Il fallut

donc s’intégrer et reconquérir une certaine confiance avec le temps. Deuxièmement, en

immersion, sur la voie publique, dans une voiture, de nuit, ou debout, écrire apparaît

immédiatement et matériellement presque impossible. Quelle que soit l’organisation étudiée,

notre posture, de par notre volonté d’intégration dans l’équipe, correspond principalement

et le plus souvent à l’observation participante, qu’il y ait possibilité de prise de notes ou

non. Au cours des différentes études de cas, nous ajustons et clarifions notre statut ainsi que

l’utilisation qui sera faite des données (Giroux, 2003), et adoptons un positionnement

différent selon les phases de l’étude : parfois nous nous positionnons comme simple

observateur - souvent au début des immersions - parfois comme observateur qui participe

(Baumard & al, 1999) : « le chercheur est souvent amené à avoir différents positionnements

au cours de l’étude, variant de l’observation simple à l’observation participante, voire à la

participation complète. Il importe d’être attentif aux impacts que ces glissements engendrent

sur les situations observées, ainsi que sur la nature des données recueillies » (Musca,

2006 : 164).

5.2.3.5. Ethnographie et paradigme constructiviste : neutralité impossible mais juste distance

nécessaire

Trois méthodes de recherche en sciences sociales correspondent à la position du

chercheur sur le terrain (Girin, 1981 : 1884) : dans la première, la méthode objectivante a

priori, le chercheur pense être en position de neutralité, et interagit au minimum avec les

acteurs (Friedberg, 1972 : 10) : « le sociologue est extérieur à son terrain d’enquête, il n’y

participe pas […]. Le sociologue, tout comme l’ethnologue, doit, dans toute la mesure du

possible, faire table rase de ses expériences antérieures, de ses propres valeurs, de ses

opinions ou de ses préjugés. Sa subjectivité doit s’effacer devant la réalité empirique sous ses

yeux […] ». Selon cette méthode, le chercheur doit observer sans interagir, ce qui semble

incompatible avec l’objet étudié, les émotions au travail. De plus, la restitution des résultats

influence sans doute le comportement des acteurs. La deuxième méthode, l’observation

participante, consiste à se faire recruter en tant que professionnel de terrain, par exemple

infirmière ou policière, par l’organisation, à y occuper un rôle, une fonction, ce qui ne peut

Page 208: Les régulations individuelles et collectives des émotions

207

s’envisager dans aucun des quatre terrains étudiés. De plus, cette méthode rend parfois

difficile l’observation. Cependant, le public rencontré, dans les quatre secteurs étudiés, devait

croire que nous avions, ou allions avoir, le même statut que les acteurs sociaux observés. Face

au public, ces derniers « couvraient » notre véritable statut de chercheur. Notre « couverture »

impliquait que le public devait croire que nous occupions bien une fonction opérationnelle, un

rôle pour l’organisation, ne serait-ce que futur. Par exemple, notre couverture d’activité au

sein du service d’Urgences correspondait à « infirmière en stage d’observation ». Concernant

la BAC, elle relevait du même statut, à savoir « policière en stage ». Les professeurs en REP+

nous ont présenté aux collégiens comme « étudiante souhaitant s’orienter dans

l’enseignement ». Le service de télécommunications n’a nécessité aucune couverture, en

raison du contact non visuel avec le public. La troisième méthode de recherche correspond à

une méthode interactive, à visée transformative : il s’agit de transformer le fonctionnement

de l’organisation observée (Girin, 1990), d’améliorer le fonctionnement des espaces, de

produire des concepts, des outils. Cette méthode non neutre a pour objectif d’accroître la

performance, au niveau économique et social. Cette méthode semble la plus proche de la

présente recherche, bien qu’il ne s’agisse pas de recherche-intervention, mais d’une étude de

cas multiple, qualitative, proposant de modéliser le processus émotionnel au travail dans des

métiers sujets à des « incidents émotionnels », dans le double objectif de préservation de la

santé des professionnels et de qualité de leurs interventions.

Toute immersion participante commence par un contact avec une organisation, pour

laquelle le sujet étudié peut constituer une réponse à une problématique organisationnelle

actuelle, ici « comment réguler les émotions au travail, aux niveaux individuel, collectif et

managérial, dans une double optique de préservation de la santé des professionnels et de

qualité de leurs interventions ? ». Les premiers contacts avec l’organisation induisent une

négociation, en particulier sur la possibilité d’effectuer l’immersion et les entretiens, mais

aussi sur le contenu, la durée, et la nature des résultats attendus (Moisdon, 2015).

Les interactions chercheur-acteurs représentent des instruments d’élaboration de

connaissances, à évaluer et gérer tout au long de l’immersion (Avenier, 2011). Nous dosons la

distance à adopter vis-à-vis du terrain, nous nous ménageons une position de recul, de

distance critique, pour rompre avec la réalité sensible, afin d’ôter aux phénomènes étudiés le

caractère d’évidence qu’ils ont pour les acteurs (Crozier & Friedberg, 1977 : 451). Cet espace

nous permet de calibrer la familiarité que nous pouvons créer avec les acteurs, de maintenir

une retenue dans nos comportements et nos propos (Plane, 1995). La prise de notes contribue

à agrandir cette distance, les propos retranscrits pouvant ensuite être repris lors de la

Page 209: Les régulations individuelles et collectives des émotions

208

restitution : or, une trop grande distance du chercheur par rapport aux acteurs provoque la

peur de parler, ou la suspicion d’une divulgation possible des propos. Pour Plane (1995), cette

dialectique immersion-distanciation possède cinq caractéristiques :

- la position d’extériorité du chercheur, suscitant la méfiance car le chercheur peut

révéler des informations que les acteurs préfèrent taire,

- le côté « étranger » du chercheur, cette distance étant exacerbée lorsque les acteurs

pensent le chercheur expert,

- la construction plus ou moins délibérée du niveau de distanciation par le chercheur,

impliquant des réflexes protecteurs des acteurs étudiés,

- l’ajustement de la distance en fonction des informations et effets que le chercheur

souhaite,

- la distance suffisante requise, sachant qu’une attitude trop familière nuit à l’autorité

relative nécessaire au chercheur.

Nous devons conscientiser le niveau de distanciation choisi avec les acteurs, tenir

compte de cette distance. D’une part, les comportements des acteurs peuvent en effet se

transformer si l’immersion, trop en profondeur, amène au rejet et à la méfiance des acteurs

(Levi-Strauss, 1973 : 9). Alors la perturbation du comportement des acteurs en raison du

regard du chercheur constitue en elle-même une information précieuse. En outre, une

immersion trop complète implique un risque de manipulation du chercheur par les acteurs, un

manque de lucidité et de recul du chercheur, absorbé par le terrain. Il existe effectivement un

risque de pression politique ou d’influence de la culture de l’organisation qui peut peser sur le

chercheur (Cappelletti, 2005). D’autre part, une immersion trop légère produirait une base

d’informations non signifiantes. Nous devons donc tester et maintenir la distance

nécessaire, la « juste distance » avec le terrain (Favret-Saada, 1977). Cela nous évitera

d’exposer nos travaux à une manipulation consciente ou non de la part des acteurs, et nous

prémunira du piège de l’internalisation dans l’organisation. Cette « juste distance » nous sert à

établir une légitimité, une autorité dans nos recherches, tout en créant et entretenant la

confiance, et une forme de complicité avec les acteurs de terrain. En immersion, ou quasi-

internalisation, la connivence, nécessaire, facilite la découverte de connaissances nouvelles

(Moisdon, 2015).

Nous gérons à la fois l’interaction avec le terrain, en maintenant le contact avec les

interlocuteurs et en les autorisant à s’impliquer dans les réflexions, et le décalage des

représentations, pouvant exister entre nous et les acteurs, et entre les acteurs et nous-même

Page 210: Les régulations individuelles et collectives des émotions

209

(Moisdon, 2015 : 38). Une phase pré-analytique nous permet de traiter en amont « l’ensemble

des sentiments, impulsions etc, propres aux chercheurs en sciences sociales ; l’ensemble des

valeurs, des croyances, des attitudes, des normes sociétales auxquelles le chercheur se réfère

dans son analyse. Celles-ci peuvent lui être propres, ou lui être dictées de fait par le

paradigme auquel il se rattache […]. Ce paradigme est de fait un ‟canaliseur de vision”»

(Marchesnay, 1985 : 55).

Selon le paradigme constructiviste adopté dans la présente recherche, les

connaissances correspondent à des représentations artificielles construites intentionnellement

(Le Moigne, 1990). De ce fait, une position neutre est utopique. Les acteurs sociaux projettent

les représentations du chercheur. Ils situent le chercheur à une place dans leur système

organisationnel, à partir de leurs représentations, de manière contingente, parfois instable

(Plane, 1995). Les projections faites par les membres du terrain sur le chercheur, et celles

faites par le chercheur sur les membres du terrain doivent se détecter et se traiter.

En immersion, le chercheur ne peut demeurer neutre : l’observateur interfère, de façon

non verbale ou verbale, qu’il le veuille ou non. Il ne peut être ni invisible, ni inactif, surtout

dans ces types de services sujets à « incidents émotionnels ». La manière de parler, de se tenir,

de communiquer de façon verbale et non verbale correspondent à des signes sociaux en

fonction desquels les acteurs se font une idée de la personne, et vont adapter leurs

comportements (Jounin, 2014). Parfois, les acteurs sociaux nous sollicitent, de ce fait nous

nous sentons obligée de participer. Nous consignons alors ce que nous pensons avoir

déclenché, et analysons les réactions des acteurs, analyse particulièrement instructive sur ce

que nous avons pu perturber.

5.2.3.6. Le « Put oneself in someone’s shoes » de l’immersion participante

L’expression populaire anglaise « to put oneself in someone’s shoes » correspond, en

français, à l’expression « se mettre dans la peau de quelqu’un », appréhender une situation en

se plaçant de son point de vue. Dans cette recherche, nous veillons à détecter et à identifier les

situations génératrices de « charges émotionnelles » pour les acteurs sociaux des terrains

étudiés, ainsi que les stratégies de régulations des émotions, tant individuelles et / ou

collectives, que managériales. En toile de fond de cet objectif et de sa mise en œuvre sur le

terrain, qui nécessite la stimulation des cinq sens, nous avons toujours fait le nécessaire afin

de nous retrouver au maximum « dans les chaussures de l’autre », c’est-à-dire de nous

conditionner, cognitivement et émotionnellement, comme si nous étions le policier,

Page 211: Les régulations individuelles et collectives des émotions

210

l’infirmier, l’enseignant, le téléconseiller. En effet, parallèlement à l’observation d’un

phénomène, l’adjectif « participante » implique que le chercheur a « joué le jeu » de se mettre

à la place des acteurs sociaux étudiés, parfois même de s’y confondre. Il ne s’agit pas que

d’observer, mais de vivre, de percevoir les situations en contexte.

Dans cette optique d’observation participante, que nous préférons nommer

« immersion » participante, pour les raisons évoquées ci-dessus, nous avons mis le costume

des différents acteurs étudiés. En particulier, dans chaque terrain, nous avons adopté une

tenue adaptée, pour atteindre ce « put oneself in someone’s shoes ». Développer cette forme

de compréhension originale et stimulante, nécessite en effet de chausser lesdites « shoes ».

Dans chaque terrain étudié, en plus de cette forme de « costume » endossé, une « couverture »

a été échafaudée, la plupart du temps en concertation avec les acteurs observés. Ainsi, les

observations ont été faites à découvert pour les professionnels étudiés, contrairement aux

travaux de Roy dans des usines (2006). Ce fonctionnement d’immersion par couverture au

sein des terrains, dans lequel les professionnels se sentent de connivence avec l’auteur de la

recherche, nous permet d’occuper une place pensable au sein du groupe observé, nécessaire à

la capture d’observations phénoménologiques. En effet, il n’y a « pas de place sur le terrain

pour un observateur non engagé » (Favret Saada, 1977 : 27). Quel que soit le terrain observé,

nous explicitons notre position dans la structure sociale, tout étranger à un groupe se voyant,

de toute façon, assigner un statut et occuper une place dans le groupe (Devereux, 1980), car ce

que le chercheur observe présente un caractère fragmentaire « en fonction de ce que les sujets

observés croient qu’il est » (Devereux, 1980 : 363). Informés, les professionnels observés

connaissaient l’objet de la recherche, le temps d’immersion, les objectifs envisagés, et la

démarche méthodologique globale. En revanche, le public rencontré dans le cadre du travail

quotidien de ces professionnels, ne devait pas connaître le sujet ni les objectifs de la

recherche. Cette importance de la couverture du chercheur, dans nos cas, crée une forme

de complicité avec les professionnels, une compréhension tacite dans les interactions avec le

public rencontré. De notre côté, nous devons préserver une éthique dans notre méthode,

pour recueillir les informations souhaitées : il s’agit de ne pas porter préjudice aux

participants, de protéger les droits des répondants à la confidentialité, de les informer des

bénéfices et aléas de la recherche, et de s’assurer de leur consentement à une éventuelle

participation.

La « couverture » du chercheur lors de l’ethnographie se détermine en amont, avec les

professionnels rencontrés. Au sein du service des Urgences, nous portions la blouse blanche

d’infirmière tout le temps de l’immersion ; les patients étaient les seuls à ne pas connaître

Page 212: Les régulations individuelles et collectives des émotions

211

notre véritable identité professionnelle ; la couverture correspondait au fait d’être « une

infirmière en formation, en stage d’observation, qui ne peut effectuer de tâche de soin ». Au

sein de la brigade de Police, la BAC, de la même façon, nous endossions le gilet pare-balles,

et une tenue en civil adaptée, comme les policiers de terrains : jean, baskets, polo, blouson.

Lorsque le public rencontré s’enquérait de cette présence, les policiers eux-mêmes nous

présentaient comme « policière en stage, en formation », voire « une nouvelle recrue ». Au

sein de l’établissement REP+, la tenue vestimentaire adoptée consistait en un habillement

« faisant jeune » : jean, tee-shirt neutre, sac bariolé, baskets colorées, et les enseignants, tous

informés de la véritable raison de notre présence, nous présentaient aux élèves comme « une

jeune étudiante un peu hésitante dans son orientation et souhaitant connaître et découvrir le

métier de professeur ». Enfin, concernant le service de télécommunications, nous avons

adopté une tenue professionnelle classique, les clients ne pouvant nous rencontrer ni nous

voir, car les contacts-clients s’établissent exclusivement par téléphone, ou par Chat.

5.2.3.7. Le lâcher-prise intellectuel du chercheur : sortir de sa zone de confort

Cette posture d’immersion participante, nous positionnant comme acteur, a l’avantage

de rendre vivante la compréhension, l’empathie, l’écoute des acteurs et de leurs interactions

avec le public rencontré au quotidien. Au-delà d’une observation participante, cette démarche

d’immersion donne de la couleur à l’étude, du ressenti, et une forme de discernement

absolument indispensable s’agissant d’un objet de recherche traitant des émotions des

autres. Ainsi, cette implication, cette mise en « risque », nous sort de notre zone de confort

habituelle, et nous permet d’accéder nous-même à des émotions nées des interactions des

participants avec le public, voire directement du public.

Cette mise en risque nécessite un lâcher-prise intellectuel, conduisant à arrêter de

classer l’incident émotionnel, les occurrences émotionnelles, les régulations des émotions,

pour les vivre, les ressentir. Cela nous procure l’occasion de vivre nos émotions, de revenir à

un état primaire d’expérimentation. Bien assurément, cette attitude alterne avec des moments

de vigilance et de concentration, visant à observer le phénomène à étudier. Nous stimulons

alors tour à tour la cognition, la réflexion, et nos émotions, naturelles, spontanées. Concernant

l’étude des émotions et ressentis des acteurs, nous pensons avoir véritablement besoin

d’éprouver les situations comme si nous étions du métier, avec nos propres prismes et

fonctionnements émotionnels.

Page 213: Les régulations individuelles et collectives des émotions

212

Par exemple, dans le service d’Urgences, le fait que nous soyons en blouse blanche, et

physiquement derrière la banque d’accueil et d’orientation, en primo contact avec le public, à

quelques centimètres des infirmiers, nous a donné de constater les comportements des patients

- qui croyaient ne s’adresser qu’à des soignants -. Nous pouvions, comme l’infirmier concerné

par l’interaction, vivre le contact visuel, le vis-à-vis avec le patient, l’entendre au même

niveau que le professionnel, être en front office, c’est-à-dire en contact direct, de la même

manière que l’infirmier, voir évoluer l’intensité émotionnelle des échanges, et par conséquent,

parfois, ressentir des émotions en résonance avec le professionnel. De même, concernant le

secteur de la sécurité, ce souhait de résonance se retrouve dans l’exemple suivant : les

policiers, régulièrement et suite à une intervention, conduisent le(s) interpellé(s) à l’Hôtel de

police, et doivent surveiller ce(s) dernier(s) devant la salle de détention, dès la rédaction du

procès-verbal (PV) puis lors de l’attente de mise en garde-à-vue. Parfois, cette période

s’allonge, si l’attente de prise en charge perdure. Un ou des policiers de la BAC doivent alors

se positionner devant la pièce et surveiller le prévenu. Le contact avec le(s) interpellé(s) se

déroule de manière directe, visuelle, seuls les barreaux de la pièce les séparant des policiers.

Le ou les policiers se situent à environ un ou deux mètres des personnes concernées, et

essuient parfois, de leur part, des remarques, insultes, tentatives de toutes sortes, ce qui

suscite, chez les agents de l’ordre, des émotions de contrariété, de colère, de dégoût ou de

lassitude. Cette situation a pu se comprendre a minima, en nous mettant nous-aussi devant la

pièce, si possible sans nous faire remarquer, afin de nous « mettre dans les chaussures » du

policier, du moins avoir le même angle de vision que lui, de voir la même chose, même si les

ressentis peuvent différer - la lassitude surgissant vraisemblablement avec l’expérience et les

années -. Mobiliser ses cinq sens au cœur de l’activité, se mettre à l’épreuve des ressentis nés

des situations réelles va nous autoriser ensuite à parler de la situation en question, avec

l’acteur concerné, et à créer une base commune de discussion, car « on a vu, entendu,

ressenti la même chose », même si, pour le professionnel, il s’agit d’une situation

quotidienne, parfois anodine.

Page 214: Les régulations individuelles et collectives des émotions

213

5.2.3.8. Le paradigme de Girin

« Si un intervenant-chercheur sur un terrain pense être en position de neutralité, il est

le seul à le croire » (Girin, 1981). Selon le paradigme de Girin (1981 : 1885) : « il est capital

de considérer que le chercheur fait partie de l’observation […] quoi qu’il fasse, l’observateur

partage avec ceux qu’il observe un certain nombre de ‟manières de penser et d’agir” ». Le

chercheur, au-delà des observations qu’il recueille, fait lui-même partie du travail et du milieu

observé, et devient aussi un instrument de travail et d’observation, en particulier s’agissant de

l’étude d’un phénomène social complexe : « lorsque le chercheur est l’instrument de la

compréhension par des entretiens, des observations ou des quasi expérimentations, alors la

connaissance est d’abord intime avant d’être sensible, puis théorique ou expérientielle. Il y a

toujours une part de phénoménologie dans une recherche interactive. Les méthodes

d’extériorisation, d’encodage, de distanciation et d’interprétation empruntent nécessairement

à cette épistémologie » (Wacheux, 2005 : 15). Tenant compte de ce paradigme de Girin

(1981), nous produisons un travail de réflexivité : nous identifions nos biais de perceptions, en

consignant ce que nous avons fait et pensé, afin d’évaluer si ces biais influencent nos analyses

ou non. Ce travail de réflexivité, démarche méthodologique en sociologie et en anthropologie,

correspond à une prise de conscience de notre propre démarche scientifique, consistant à

appliquer les outils de l’analyse à notre propre travail ou à notre propre réflexion (Bourdieu,

1977).

Nous devons considérer nos réactions personnelles à l’objet étudié comme des

données non négligeables, indispensables pour objectiver les conclusions par la suite

(Devereux, 1980). Dans cette perspective, nos émotions et notre identité ont leur importance

(Kisfalvi, 2006 ; Langley & Royer, 2006). Les réactions émotionnelles considérées comme

des ressources, il convient de les consigner dans le journal de bord de l’immersion

participante, et sous la forme de mémos. Ces émotions constituent des informations

intéressantes pour l’analyse qualitative, et servent aussi d’instrument dans les interactions

avec les acteurs sociaux : selon Kisfalvi (2006), développer des relations et émotions dans les

interactions avec les acteurs étudiés peut aider à plus de profondeur, à une meilleure

compréhension et à une objectivité plus grande. Selon la logique de la connaissance de Levi-

Strauss, concernant les approches de nature ethnographique, « dans une science où

l’observateur est de même nature que son objet, l’observateur fait partie de l’observation »

(Levi-Strauss, 1950 : 4). Les connaissances alors extraites du terrain s’objectivisent. Selon le

principe d’opportunisme méthodologique, il devient possible d’extraire des connaissances sur

Page 215: Les régulations individuelles et collectives des émotions

214

un terrain en les objectivant, c’est-à-dire en les rapportant aux situations dans lesquelles elles

se dégagèrent.

Cependant, selon Lerum (2001), les émotions déplaisantes du chercheur, nées de son

immersion, peuvent bloquer les données. Pourtant, nous n’avons pas été confrontée à ce

blocage, sauf une seule fois : étant sur le point de défaillir à la vue d’une importante blessure,

dans un box du service des Urgences, nous dûmes sortir discrètement de la pièce pour nous

asseoir et boire de l’eau, avant d’y retourner, afin d’achever l’observation de la prise en

charge d’un patient suicidaire, par les infirmiers. Dans cet exemple, les données ne se trouvent

pas « bloquées » par nos émotions, mais nous échappent dans la mesure où l’émotion en

question doit être traitée en priorité - l’évanouissement s’avérant un obstacle bien plus grave,

pour les observations, qu’une simple sortie provisoire -. L’essentielle acceptation de nos

émotions déplaisantes va nous procurer le moyen d’opérer un travail réflexif sur notre posture

méthodologique, et d’enrichir nos données.

Ces dernières s’enrichissent aussi lorsque nous parvenons à faire oublier que nous

sommes chercheur, et que nous-même l’oublions (Langley & Royer, 2006 : 89). Ces

situations arrivent, par exemple, lorsque le professionnel nous demande, de manière

spontanée, de l’aider dans son action momentanée. Nous pouvons citer, pour illustrer ces

propos, un moment de prise en charge impérative d’un patient emmené aux Urgences par les

pompiers. Les infirmiers étant fort occupés à ce moment, et étant présente au plus près du

patient à cet instant, il nous a été demandé d’aider les pompiers à faire passer le corps d’un

brancard à l’autre, de manière sécurisée et agile. Après une seconde de réflexion, le temps de

comprendre que nous allions matériellement devenir « acteur », et que nous portions

effectivement une blouse blanche - ce qui laissait penser aux pompiers qu’il s’agissait d’un

personnel soignant - nous nous sommes exécutée en nous ajustant sur les gestes des pompiers,

par mimétisme. Langley et Royer (2006) relèvent l’importance de l’examen du rapport entre

le chercheur et les acteurs étudiés. Le chercheur en immersion doit savoir se positionner,

et adopter le rôle qu’on attend de lui, ce rôle pouvant varier suivant les contextes et

situations de travail.

Pour Lerum (2001), le chercheur doit savoir laisser de côté son « armure académique »

lors de l’ethnographie, afin d’accéder à la subjectivité, tout en maintenant une juste distance

relationnelle avec les acteurs sociaux étudiés, des relations trop proches posant problème.

Avoir de bonnes relations avec les professionnels importe tout au long de l’ethnographie.

L’anecdote suivante illustre un facteur d’instauration de ces bonnes relations : lors de notre

premier jour d’immersion participante à la BAC, il nous a été prescrit de commencer

Page 216: Les régulations individuelles et collectives des émotions

215

l’immersion par une formation rapide au tir à l’arme de poing, par un moniteur formateur de

la brigade. Les tirs groupés dans la cible - à notre grande surprise, n’ayant jamais touché une

arme - au cours de ce « baptême du feu », n’ont pas peu contribué à nous intégrer dans la

brigade, sur des bases relationnelles relativement concrètes, et plaisantes.

5.2.3.9. Le recueil de données ethnographiques

Le journal de bord, principal outil de l’ethnographe, nous permet de noter les

événements observés (Beaud & Weber, 1997 : 94) et les situations problématiques (Lazarus,

1991). Nous transcrivons les comportements et émotions, puis, lors des entretiens semi-

dirigés, nous revenons sur ces événements, afin de clarifier et d’expliciter le processus

émotionnel (van Hoorebeke, 2005).

Le journal de bord consiste en une prise de notes, écrites pendant et après l’activité,

ainsi qu’en des auto-enregistrements sur dictaphone, postérieurement à l’activité. Cependant,

nous adaptons la fréquence d’utilisation de ces deux instruments de collecte aux différents

terrains. Le tableau 11 détaille cette fréquence d’utilisation de la prise de notes et des

enregistrements.

Tableau 11 : Fréquence d’utilisation des moyens de collecte ethnographique

Service Prise de notes

pendant activité

Prise de notes post activité / en retrait de

l’activité

Enregistrements post activité

Service de police faible moyenne importante Service d’Urgences importante faible importante

Etablissement REP + importante importante faible Service de

télécommunications importante moyenne faible

Nous procédons aux prises de notes de manière plus ou moins aisée dans les différents

univers concernés : nous ne devons pas susciter la méfiance. Si la prise de notes se montre

inadaptée, nous devons garder en mémoire les événements jusqu’au temps mort, durant lequel

nous consignerons des notes-repères. En effet, la visibilité de l’outil - la prise de notes, avec

calepin et stylo - peut peser sur la situation de travail, les acteurs sociaux se sentant épiés ;

d’où l’importance de négocier sa place dès le début de l’immersion, de pratiquer et tester des

stratégies de présentation, d’expliquer aux personnes les raisons de notre présence. La plupart

des acteurs sociaux concernés par les observations ont accepté la prise de notes - sauf dans le

service de police pour les raisons évoquées plus haut, pour lequel nous avons décidé de ne

rien consigner par écrit - et tous attendaient des bénéfices de l’étude.

Page 217: Les régulations individuelles et collectives des émotions

216

Le tableau 11 démontre une nécessaire adaptation par terrain, de par leur contexte

méthodologique : le service de police apparait comme le seul à ne pas se prêter à la prise de

notes en immersion, pour les raisons évoquées supra. Au contraire, le service d’enseignement

en REP+ favorise la prise de notes, parfois en retrait de l’activité, car les acteurs étudiés

travaillent souvent seuls, dans leurs classes, nous laissant alors régulièrement le champ libre

pour nous mettre en retrait, dans la cour ou dans une salle libre. Enfin, le service d’Urgences

et celui de la police, de par les événements émotionnellement plus intenses qu’au sein des

deux autres services, ont fait l’objet d’un retour sur dictaphone, à chaud, chaque jour

d’immersion, lors de la fin de l’activité, dans notre voiture ou à notre domicile.

Dans tous les cas, nous avons réalisé un travail de transcriptions, de tri et de

classement par ordre chronologique des différents instruments de recueil de données

présentés, afin de lisser et faciliter les analyses futures.

5.2.3.10. L’objet de l’observation

Pour décrire le secteur étudié, nous mobilisons nos cinq sens : vue, audition, toucher,

goût, odorat, afin de consigner les traits spécifiques du moment observé, d’en restituer

l’ensemble des événements, dans un lieu, à un moment (Wacquant, 2001). Nous décrivons les

événements-types et les grands traits de leur déroulement, par exemple comment se passe

ordinairement une matinée. Nous écoutons et relevons ce qui se dit : les mots courants, le

jargon, la réalité des rapports entre les acteurs.

Nous observons le réel de l’activité, ou activité réelle, ce qui comprend tout ce qui

englobe le travail, non seulement le travail effectivement réalisé, mais aussi ce que le

professionnel aurait voulu faire, les possibilités qui ont été empêchées de se réaliser, tout ce

que les individus n’ont pas fait, ce qu’ils ont cherché à faire sans y parvenir, l’activité retirée,

occultée, repliée (Clot, 2001), l’activité réelle et l’activité réalisée ne se recoupant pas

toujours. En raison du sujet - les émotions au travail - cet aspect des observations semble

particulièrement éclairant à propos des ressentis nés du travail, des éventuelles souffrances ou

vécus émotionnels cachés. Dans leur étude sur l’épuisement des conseillers en insertion,

Machado et Desrumaux (2015) précisent que, pour prévenir les RPS, le chercheur doit

appréhender l’activité réelle, et pas uniquement l’activité réalisée. Concernant l’étude des

émotions, le chercheur doit se situer au plus près de l’activité réelle des professionnels

concernés (Dagot & Perié, 2014).

Page 218: Les régulations individuelles et collectives des émotions

217

Après avoir évoqué les différents aspects inhérents à la démarche d’immersions

participantes, nous détaillons dans la sous-section suivante les caractéristiques d’une autre

forme de recueil de données qualitatives, la démarche d’entretiens semi-directifs et non

directifs, avec les professionnels observés lors des immersions participantes, leur management

et les principaux professionnels concernés par les questions de santé au travail et de GRH.

5.2.4. Les entretiens, une technique d’enquête sociale

La technique de recueil de données qualitatives par entretiens nous donne accès à la

compréhension des phénomènes qui nous intéressent. Ces données collectées, de nature

narratives, sont ensuite analysées. Nous détaillerons les différentes phases relatives à ce

recueil de données, de la préparation des 88 entretiens à leur transcription. Nous dissocierons

entretiens semi-directifs et non directifs, les premiers concernant les professionnels de terrain,

les seconds une partie des participants dont le métier concerne la santé au travail et la GRH.

Les différents supports mobilisés pour les entretiens seront ensuite présentés. Enfin, nous

préciserons les caractéristiques des transcriptions des données collectées grâce à cette

méthode.

5.2.4.1. Comprendre un phénomène

Dès 1862, Le Play souligne l’intérêt de laisser parler et d’écouter l’interlocuteur, en

entretien. Pour lui, il vaut mieux écouter qu’interroger, en particulier lorsque les deux

interlocuteurs ne possèdent pas le même jargon, le même dialecte. Les techniques d’enquêtes

sociales, mobilisant les entretiens, paraissent moins autoritaires que d’autres (Blanchet &

Gotman, 1992). Dans les années 1910, la technique d’enquête de terrain connut sa

consécration, avec les sociologues Robert Park et William I. Thomas qui observèrent des faits

sociaux dans leur cadre naturel. Le premier explora les rapports sociaux en milieu urbains à

Chicago (Park, 1915) par enquêtes ethnographiques et le second étudia le cas des migrants

polonais aux États-Unis dans les années 1910, en utilisant une méthode qualitative par

entretiens biographiques (Thomas & Znaniecki, 1998).

La technique des entretiens à propos des conditions de travail des professionnels a été

initiée lors des enquêtes à la Western Electric (Roesthlisberger & Dickson, 1939). Les auteurs

ont constaté que l’approche dite « indirecte », par entretiens libres avec des ouvriers

d’ateliers, intégralement enregistrés, se révèle plus performante que la technique des

questionnaires, afin de mesurer l’effet des conditions matérielles de travail sur le moral des

Page 219: Les régulations individuelles et collectives des émotions

218

employés. Cette enquête par entretiens a mis en évidence l’importance des relations dans la

motivation au travail.

La nécessité d’établir un rapport égalitaire entre l’enquêteur et l’enquêté, non contraint

de parler, débouche sur la technique d’enquête par entretien (Blanchet & Gotman, 1992).

L’entretien constitue un instrument d’exploration de faits, de représentations, de pratiques de

travail. Cette technique d’enquête convient pour l’étude d’individus et de groupes restreints.

Cette technique remplit trois fonctions : d’élucidation, d’explication, et d’objectivation

des phénomènes. Elle nécessite un contact direct avec la personne, un échantillon si possible

représentatif ou diversifié, un traitement qualitatif approfondi. Cependant, son extension est

difficile en raison de la lourdeur du processus (van de Weerdt & Baratta, 2016).

Contrairement à la technique ethnographique, la méthode d’enquête par entretiens nous

fournit un moyen de recueillir des informations ne s’inscrivant pas nécessairement dans le

présent, l’interlocuteur pouvant mobiliser trois temps dans ses réponses : le passé, le présent,

le futur. La compréhension du processus étudié devient alors plus systémique, l’observation

en immersion appartenant exclusivement au contexte temporel du moment même de

l’observation.

Le chercheur étant épistémologiquement situé, des précautions s’imposent

relativement à notre position et à notre perception, cette dernière n’étant jamais objective.

Plusieurs instruments et méthodes se combinent et servent à recueillir les données qualitatives

et à les analyser de manière qualitative, c’est-à-dire en ayant pour but de produire le sens. La

présente recherche a été menée « sans mises en situations artificielles », selon « une logique

proche des personnes, de leurs actions et de leurs témoignages » (Paillé & Mucchielli,

2010 : 9).

5.2.4.2. La nature narrative des données collectées

La narration, la mise en mots des représentations, faits, pratiques au travail, lors des

entretiens, nous donne accès au sens, dans une approche compréhensive, conceptualisante :

« ce ne sont pas les mots en eux-mêmes mais leur signification qui nous intéresse. Bliss,

Monk et Obgon (1983) nous disent qu’un mot ou une locution ne ‟contient” pas sa

signification comme un seau ‟contient” de l’eau mais que sa signification dépend d’un choix

réalisé sur son sens contextualisé » (Miles & Huberman, 2003 : 112).

La combinaison entre ethnographie et mise en mots nous permet de saisir le sens de

l’expérience et du vécu au travail : la parole prime (Dejours, 2001) ; le dire est au cœur du

dispositif de recherche (Chanlat, 1990). La mise en mots lors des entretiens, le commentaire

Page 220: Les régulations individuelles et collectives des émotions

219

des situations de travail, la narration, incluent des conceptions subjectives (Dejours, 2001). Le

travail de transcription et la prise de notes en immersion ne suffisent pas. Nous cherchons à

dévoiler les subjectivités, les expériences collectives, entre les lignes du discours des

participants. Il s’agit de faire surgir ce qui fait sens, reconstituer le nœud des significations

dans un contexte organisationnel (Chanlat, 1990), l’objet d’investigation étant la signification.

5.2.4.3. Mener un entretien : de la préparation à la retranscription

Le déroulement de l’entretien dépend de la rencontre entre le chercheur et le

répondant. D’un entretien à un autre, en raison du rapport interpersonnel toujours différent,

l’interaction en dessine le déroulement.

L’enquête par entretien se prépare, et vient après la construction de l’objet de

recherche. Nous définissons, en amont, la population, le mode d’accès au terrain, et le guide

d’entretien. Nous constituons un échantillon, organisons et prévoyons les modes d’accès

directs et indirects et anticipons la possibilité d’un refus, ou d’un manque de volontaires.

Nous recueillons le consentement des volontaires, la plupart du temps en fin d’immersion

participante. Lors de la préparation de l’enquête, nous envisageons l’environnement matériel

et social de la rencontre ; nous programmons le temps des échanges, la scène, les acteurs

concernés - unité de temps, de lieu et d’action - (Blanchet & Gotman, 1992). L’interview se

noue inévitablement et inextricablement à son contexte historique, politique, organisationnel

(Fontana & Frey, 2005).

Une fois les interlocuteurs en interaction, nous posons le cadre contractuel de la

communication : nous exposons les objets de la demande, les objectifs de la recherche, la

possibilité d’enregistrer les échanges sur dictaphone afin d’éviter une prise de notes ardue. Par

cette introduction, nous exposons clairement les règles de l’échange, et assurons

l’anonymisation des participants, grâce à un formulaire de confidentialité et d’anonymat que

nous proposons au volontaire, l’exploitation des données étant strictement anonyme. Une fois

l’échange amorcé, nous valorisons les témoignages personnels, favorisons le discours,

opérons une stratégie d’écoute active, d’intervention, par exemple par contradiction, relance,

réitération, déclaration, interrogation, reflet, interprétation (Blanchet & Gotman, 1992). Nous

guidons la discussion, reformulons certaines idées, approfondissons, faisons préciser, et

ramenons le débat vers la question posée, si nécessaire. Lors des échanges, le discours se

construit au fur et à mesure de l’interaction. Nous disposons du guide d’entretien, proposant

une trame de questions ouvertes, cohérentes, neutres, comportant une idée par question (en

Page 221: Les régulations individuelles et collectives des émotions

220

page 228). L’écoute active nécessite attention et sensibilité. L’entretien, du fait de

l’interaction constante entre l’interviewer et l’interviewé, ne peut appartenir au domaine de la

neutralité (Fontana & Frey, 2005) : « contrairement aux canons positivistes (extériorité,

neutralité…), le chercheur est engagé dans une relation à l’autre, l’‟objet” de sa recherche,

lequel se modifie nécessairement tout en rétro-agissant sur le chercheur » (Giordano, 2003 :

21). Une fois le temps imparti écoulé, et les questions principales traitées par le volontaire,

nous remercions ce dernier pour sa participation, l’informons de l’envoi du document de

transcription intégrale des échanges et lui proposons de recevoir les résultats de la recherche.

5.2.4.4. La technique d’enquête par entretiens semi-directifs et non directifs

Dans cette recherche, une vingtaine de participants ont été interviewés suite aux

immersions participantes, dans chaque secteur étudié. Sur ces vingt participants par secteur,

une quinzaine sont des professionnels de terrain, et leur managers, observés lors des

immersions ; les autres appartiennent à des corps de métiers en lien avec la thématique des

émotions au travail et de la préservation de la santé : Direction, professionnels de la fonction

RH, médecins du travail, psychologues, préventeurs des risques. Avec ces participants-là, qui,

la plupart du temps, ne sont pas présents physiquement sur le terrain, nous avons procédé soit

à des interviews semi-directives, soit non directives, en fonction des contextes, et du type de

données à récolter. En effet, les interviews avec ces participants ont pour objectif de collecter

des données sur les conditions de travail des acteurs observés, sur la santé au travail, sur des

actions et projets organisationnels, en cours et à venir sur le sujet ; ce qui nécessite un

échange sans a priori sur la direction que va prendre l’entretien. Pour tous les autres

participants, professionnels de terrain et managers, nous avons procédé systématiquement à la

technique d’entretien semi-directif, se référant à un guide d’entretien, le même pour les quatre

secteurs concernés.

5.2.4.5. Guide d’entretien et support visuel

À partir des questionnements de recherche, nous élaborons le guide d’entretien. Dans

notre cas, un premier guide a été testé lors de la pré-recherche concernant le secteur de la

sécurité et celui de la santé, lors des interviews avec des policiers d’élite et des professionnels

d’un hôpital privé (Monier, 2014). Cette pré-recherche nous a ensuite conduit à affiner et à

détailler le guide d’entretien. Ce guide comporte un fil rouge, l’objet de la recherche, et reflète

les objectifs de l’étude. Nous connaissons de mémoire le contenu du guide d’entretien,

Page 222: Les régulations individuelles et collectives des émotions

221

afin de regarder le plus souvent possible l’interlocuteur, de maintenir un contact visuel avec

lui. Lors des échanges, le fait de bien connaître le contenu du guide d’entretien va nous

permettre de nous montrer flexible sur l’ordre des questions, de nous adapter, de creuser en

cas de discours inattendu. Le guide d’entretien compte dix grands thèmes, présentés dans le

tableau 12, et dont le détail sera présenté infra.

Tableau 12 : Liste des thèmes principaux des entretiens semi-directifs avec les professionnels

de terrain et les managers de proximité

Thème 1 Les émotions au poste de travail Thème 2 Identifier ses émotions Thème 3 Le travail émotionnel Thème 4 Les émotions déplaisantes et la santé au travail Thème 5 L’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle Thème 6 Les régulations individuelles des émotions Thème 7 Les régulations collectives des émotions Thème 8 Les conditions de travail et l’organisation du travail Thème 9 Le management Thème 10 La question du genre et des émotions

Un autre support vient compléter le guide d’entretien, pendant les entrevues : la roue

de Plutchik (2001) (en page 46). Nous la laissons sous les yeux du participant, afin de créer

une base d’échanges constructifs autour des émotions au travail. Ainsi, contrairement au

guide d’entretien, dont nous avons mémorisé le contenu, la roue de Plutchik (2001) reste sous

le regard du volontaire. Si besoin, elle sert de base lors des réponses aux différentes questions

ouvertes posées, et contribue à éviter un désert interactionnel, un vide dans les réponses,

l’interlocuteur parvenant toujours à parler autour de ce schéma chromatisé.

Grâce à ce modèle circomplexe, le participant va pouvoir, avec plus d’aisance,

raconter, relater, une situation à charge émotionnelle et l’analyser, au travers des questions

posées au fur et à mesure de l’entrevue. Nous naviguons entre objectivité et subjectivité : nous

objectivons les faits (objectivité), l’opinion (subjectivité), et les conséquences sur le travail

(objectivité), et sur la personne (subjectivité) (Strauss & Corbin, 1998). Des épisodes

émotionnels se racontent lors des entretiens (Dubé & Paquet, 2003) de la façon suivante :

l’évaluation de l’événement à la source de l’émotion, l’expérience subjective et l’expression

de l’émotion, la réaction à l’émotion et les réponses émotionnelles mises en œuvre.

Page 223: Les régulations individuelles et collectives des émotions

222

5.2.4.6. Une transcription rigoureuse et systématique

Sauf pour quatorze d’entre eux, nous avons enregistré, sur dictaphone, les échanges

lors des entretiens, qu’ils soient semi-directifs ou non directifs - 72 entretiens semi-directifs et

16 non directifs, soit environ 130 heures -. Leur ré-audition enrichit la compréhension du

phénomène étudié. Les entrevues, enregistrées en format MP4, ont été rigoureusement

transcrites verbatim dans un logiciel de traitement de texte. Ces échanges intégralement

retranscrits sur documents électroniques, ont été envoyés aux volontaires concernés. La

transcription mot à mot induit une certaine fidélité des données. Les aspects non verbaux ont

aussi été consignés : rires, soupirs, pauses, silences, et aident à comprendre le sens du texte.

La qualité de l’enregistrement et de la transcription constitue un atout important pour la

validité de la description (Maxwell, 1999). La transcription aboutit ensuite au codage de ces

données (en page 241). Partie intégrante de l’analyse, le processus de transcription détermine

la qualité du corpus à analyser, sur lequel se fondent nos interprétations.

L’analyse globale des résultats de chaque étude de cas a été réalisée en croisant les

trois sources principales de données qualitatives : les notes issues de l’immersion participante,

classées par thématiques, les 88 entretiens semi-directifs et non directifs, retranscrits mot pour

mot, et les documents secondaires. Les analyses ont été faites par catégorisation sur tableur,

manuellement. Chaque catégorie mentionne les verbatim des professionnels interrogés, ce qui

aboutit à une vision de l’ensemble des réponses par catégories, intégrées dans onze thèmes

principaux permettant une analyse de contenu.

Après avoir défini notre démarche méthodologique qualitative par triangulation des

données issues des immersions participantes, des entretiens semi-directifs et non directifs et

de la documentation secondaire, nous expliciterons ci-après les démarches de comparaison

d’étude de cas multiple et d’analyse des résultats, se caractérisant par leur aspect méthodique

et répétitif malgré la diversité des terrains étudiés.

Page 224: Les régulations individuelles et collectives des émotions

223

5.3. Une méthodologie méthodique et répétée : comparaison d’études

de cas et méthode d’analyse

Dans un premier temps, nous présenterons les caractéristiques de notre démarche

méthodologique méthodique et répétée au sein de chaque terrain étudié, moyen de

comparaison des études de cas. Nous dissocierons les aspects relatifs à la phase d’immersion

participante et ceux relatifs à la phase d’entretiens avec les participants. Dans un second

temps, nous détaillerons la méthode d’analyse des données triangulées recueillies dans chaque

terrain. Les composantes de la qualité et de la validité de la présente recherche seront ensuite

examinées.

5.3.1. La comparaison d’études de cas : une démarche méthodique répétée

Chaque terrain a fait l’objet d’une démarche de recueil de données par triangulation,

de manière méthodique et répétée. Une première partie décrit la démarche relative à la phase

d’immersion, la deuxième partie expose celle relative à la phase d’entretiens.

5.3.1.1. La phase d’immersion participante

Chaque terrain étudié bénéficie d’une démarche similaire concernant les techniques

d’entrée sur site et de communication de la recherche en interne. Les particularités des

immersions participantes sont ensuite décrites.

5.3.1.1.1. L’entrée sur les terrains et la communication de la recherche

Pour chacun des terrains concerné, un dossier d’étude de cas a été proposé, contenant

la plaquette de l’université, les curriculum vitae du directeur du laboratoire, du directeur de

recherche et le nôtre, et les différentes cartes heuristiques présentées auparavant : carte de

collecte des données, carte du planning détaillé de l’étude empirique dans le service, carte

détaillée de la phase d’immersion participante et carte de contenu de communication interne,

ainsi qu’un exemple de guide d’entretien semi-directif, le formulaire de consentement à

l’entretien, garantissant anonymat et confidentialité dans les propos échangés, une fiche

récapitulative de l’ensemble de la démarche de recherche en version Word et en carte

heuristique, et les résultats de la pré-recherche effectuée dans les secteurs de la santé et de la

sécurité. Trois des quatre terrains étudiés ont exigé une convention entre le laboratoire de

recherche et le terrain concerné : la brigade de Police, l’établissement en REP+ et le service

de télécommunications. Plusieurs rendez-vous avec les référents des quatre terrains nous ont

Page 225: Les régulations individuelles et collectives des émotions

224

permis de présenter en détail le projet de recherche et d’expliquer l’ensemble de la démarche

proposée, à l’aide de ces documents constituant le dossier de recherche pour chaque terrain.

Une fois l’accord de recherche établi, le planning détaillé se détermine, puis l’immersion

participante commence. Ce planning s’ajuste en fonction des besoins et des contextes, durant

nos trois mois de disponibilité au sein de chaque terrain de recherche.

Pour chaque étude de cas, nous avons proposé, aux référents des terrains, un type de

contenu de communication interne au service, ainsi qu’une « couverture », ou prétexte de

notre présence, face au public. La hiérarchie, le plus souvent directe, impliquant les managers

de proximité, a annoncé notre arrivée et nous a présentée pour promouvoir le commencement

de l’immersion participante, à l’occasion de réunions, plus ou moins formelles dans le service.

Parfois, une communication interne écrite, plus formelle, a été envoyée aux équipes

concernées - par exemple par le biais de notes de service ou de communication par courriel -

afin de présenter l’objet de la recherche. La communication de la recherche, en interne,

s’ajuste en fonction des terrains et des contextes, selon les estimations et directives de la

hiérarchie.

Dans tous les terrains, nous nous présentons de vive voix et communiquons l’objet et

les objectifs de la recherche, lors de notre arrivée pour les premières observations. Afin de

maximiser la compréhension des objectifs de la recherche et du déroulement de la

méthodologie par service, nous avons préparé un « pitch » de présentation pour chaque

terrain. L’expression « pitcher un projet », de l’anglais « to make a pitch » signifie « faire une

présentation rapide d’un projet ». Initialement, ce terme appartenant au domaine de

l’Entreprenariat, provient de l’expression « elevator pitch ». L’« elevator pitch » correspond à

une pratique américaine consistant à présenter en peu de temps - une à dix minutes - un projet

à une personne, et de la convaincre, le temps de prendre l’ascenseur. En français, cette

expression se traduit par « argumentaire éclair ». Voici ci-dessous un exemple de pitch de

moins de quatre minutes, travaillé et enregistré sur dictaphone, concernant le service de

Police.

Page 226: Les régulations individuelles et collectives des émotions

225

Figure 11 : Exemple de pitch de présentation interne de la recherche à la BAC

Dans tous les terrains, nous avons bénéficié du soutien et de l’introduction de la

recherche par les managers et cadres de proximité des équipes. Ces managers ont tous

exprimé leur engagement envers celle-ci, donnant l’exemple de participation, et de volontariat

aux entretiens. Dans certains terrains, par effet de mimétisme, les équipes concernées ont pu

se sentir en confiance et proposer leur participation et leur volontariat.

Dans les différents terrains, nous avons adapté la présentation de la recherche, afin de

nous ajuster aux attentes et questions des membres des équipes. Une réflexion importante

s’est imposée à nous, quant à notre discours de présentation et à notre tenue vestimentaire. Le

message, la communication non verbale, le vêtement, l’attitude du chercheur, l’unité de temps

« Bonjour à tous, je vous remercie, Commandant, de me permettre de me présenter aujourd’hui à

votre équipe. Je m’appelle Hélène Monier, je fais une thèse à l’IAE sur les émotions au travail.

J’étudie quatre métiers différents, dont le vôtre, et travaille aussi avec des urgentistes, des

professeurs en zone d’éducation prioritaire et des téléconseillers. Pour être factuelle à propos de

ma présence ici, je vais être avec vous pour trois mois. Je vais d’abord commencer par deux

semaines d’immersion, où je serai au quotidien avec vous, avec les équipes du matin, de l’après-

midi et de la nuit, et en réunions. Je vais être au maximum présente ici. Ensuite auront lieu des

interviews, avec une quinzaine de personnes volontaires, bien entendu des interviews anonymes, et

qui porteront sur les émotions au travail. Au niveau des objectifs, l’objectif de l’immersion est que

je puisse capter comment se passe votre travail, racontez-moi votre travail, ce que vous vivez, les

enjeux émotionnels au quotidien. Mais aussi, ce que j’étudie, c’est le collectif de travail, la

cohésion, la solidarité, comment intervenir ensemble, capter vraiment la vie du service. Les

objectifs des interviews, c’est que vous me racontiez votre métier. Je vais vous poser des questions,

du type : quels sont vos enjeux émotionnels au quotidien, individuellement mais aussi avec le

collectif de travail, comment est-ce que vous gérez votre équilibre vie professionnelle et vie

personnelle, des questions sur la communication interne etc. J’étudie les émotions au travail. Peut-

être que certains d’entre vous ont directement pensé aux émotions déplaisantes, négatives, stress.

Il n’y a pas que ça, le stress, l’agressivité, sur la voie publique, dans votre travail ; j’imagine qu’il y a

aussi des émotions plaisantes. Donc j’étudie aussi bien les émotions positives que négatives, type

l’humour au travail, peut-être que ça peut même jouer sur la cohésion d’équipe ; la joie, la fierté

d’un travail bien fait, le soulagement après certaines interventions, etc. Les aspects aussi bien

positifs que négatifs des émotions ; je ne focalise pas que sur le déplaisant. Voilà pour les objectifs

de terrain ici. Suite à ces trois mois, vous aurez un retour sur cette recherche, de tous nos échanges.

Je tiens à insister sur un objectif plus général de recherche. Cette recherche s’inscrit au minimum

sur trois ans. Je souhaite que cette recherche corresponde aussi pour vous à un travail

opérationnel, un travail de recherche poussé opérationnel. Opérationnel à trois niveaux :

individuel, pour votre santé, l’équilibre de vie, la qualité de vie au travail ; collectif de travail : quoi

mettre en avant, quelles sont les bonnes pratiques, comment on peut améliorer le travailler

ensemble, la cohésion, la solidarité, le travail d’équipe ; et enfin le niveau managérial. Si vous avez

des questions, je suis disponible pour y répondre, et je vous remercie de votre attention ».

Page 227: Les régulations individuelles et collectives des émotions

226

et de lieu se conçoivent et s’adaptent aux situations. De plus, les équipes, ne se composent pas

tous les jours des mêmes acteurs. En fonction des congés, des arrêts-maladie, des contraintes

d’horaires de travail, nous avons veillé à nous présenter à plusieurs reprises dans une même

équipe, afin que tous les professionnels disposent des mêmes informations concernant la

recherche.

Nous avons constaté de la part des acteurs une question récurrente : « dans quelle(s)

discipline(s) la recherche s’inscrit-elle ? ». Pour répondre à cette interrogation, en

transparence, nous avons tout d’abord énoncé les différentes disciplines concernées par cette

recherche : GRH, comportements organisationnels, psychologie du travail, sociologie du

travail. Cependant, en fonction des acteurs et de leurs représentations, quelques retours

indirectement inquiets nous ont permis d’ajuster cette présentation : d’une part, la « GRH » ne

donnait, la plupart du temps, pas confiance aux acteurs, s’agissant de la relation entre

chercheur et hiérarchie ; les acteurs avaient tendance à imaginer que nous étions une

« envoyée de la Direction », en particulier de la Direction des Ressources Humaines (DRH),

pour observer des comportements au travail, et ensuite remonter ces observations.

L’expression « GRH » a donc été ensuite limitée. D’autre part, dans le service de Police, la

discipline de « sociologie du travail » n’a pas toujours reçu un accueil encourageant, des

études de sociologie ayant déjà été menées, dans ce type de brigade, avec des conclusions

plutôt déplaisantes pour les policiers. Enfin, la discipline des « comportements

organisationnels » a finalement reçu le meilleur accueil, uniquement dans la mesure où nous

en expliquions le champ. Ainsi, le choix des termes de présentation de la recherche

importent, l’objectif étant que les équipes cernent clairement l’objet, les objectifs, et la

démarche méthodologique de la recherche, et l’intègrent globalement, avec confiance et

intérêt, au sein de leurs propres représentations des disciplines.

5.3.1.1.2. Particularités des immersions participantes

Dans chacun des métiers étudiés, nous avons veillé à ce que la méthodologie

qualitative se mène de façon similaire. Dans un premier temps, une immersion participante de

quinze jours complets, soirs et week-ends compris, a conduit à récolter de nombreuses

données ethnographiques, issues des observations. Durant cette immersion, un travail subtil

de communication sur la recherche et ses objectifs a abouti à recueillir le nombre voulu de

volontaires aux entretiens semi-directifs. Dans chaque terrain, une vingtaine d’entretiens,

semi-directifs pour la plus grande majorité, ont été menés. Ensuite, nous avons récolté de

nombreux documents secondaires, internes aux services.

Page 228: Les régulations individuelles et collectives des émotions

227

Pour chaque immersion participante, nous avons souhaité comprendre au mieux le

fonctionnement organisationnel, en « jouant le jeu » des horaires particuliers à certains

services, afin d’obtenir une variété des situations de travail quotidiennes, et de rencontrer un

maximum de personnes composant les équipes. Par exemple, concernant le service des

Urgences, les infirmiers travaillent en douze heures, de nuit ou de jour, de 19 heures à 7

heures du matin ou de 7 heures du matin à 19 heures. Ainsi, nous avons alterné les moments

d’immersion, entre douze heures de jour et douze heures de nuit, l’activité réelle pouvant

différer suivant les horaires. Nous arrivions avant la prise de service et repartions après, afin

d’assister aux moments de relais entre les équipes, temps d’échanges entre acteurs, parfois

formels, souvent informels. Concernant le service des téléconseillers, nous avons observé les

situations de travail en huit heures, sous forme de deux cycles différents : un cycle de 8 heures

à 16 heures et un cycle de 12 heures à 20 heures, en arrivant plus tôt que la prise de service et

partant plus tard que son achèvement. La brigade de Police travaillant en huit heures de matin,

de jour et de nuit, nous avons, de la même façon, couvert l’ensemble de ces trois cycles, en

assistant aux relais de prise de service entre les équipes. Enfin, s’agissant du collège en REP+,

nous avons bénéficié de davantage de flexibilité, chaque professeur ayant un planning

différent, entre 8 et 18 heures. Le tableau 13 récapitule nos différents cycles de présence lors

de l’immersion participante, pour chaque terrain étudié.

Tableau 13 : Nos différents cycles de présence en fonction des terrains étudiés

Organisations étudiées Cycles de travail Nombre d’heures par cycle

Brigade Anti-Criminalité

- Cycle du matin : de 4 à 13h - Cycle de l’après-midi : de 13

à 21h - Cycle de la nuit : de 20 à 4h

8

Service d’Urgences traumatologiques

- Cycle de jour : de 7 à 19h - Cycle de nuit : de 19 à 7h

12

Collège en REP+ - Entre 8 et 18h Variable Service de

télécommunications - Cycle 1 : de 8 à 16h

- Cycle 2 : de 12 à 20h 8

En fin d’immersion participante, nous entrons en « campagne » de « recrutement »

d’acteurs volontaires aux entretiens. Nous communiquons en interne, de manière souvent

informelle, afin de présenter le besoin d’obtenir quinze à vingt volontaires professionnels de

terrain, que nous côtoyons tous les jours de l’immersion. En effet, si le nombre de volontaires

ne satisfait pas à la démarche méthodologique systématique, nous devrions revenir sur le

terrain sous une autre forme, non envisagée, pour démarcher des volontaires, déjà en situation

Page 229: Les régulations individuelles et collectives des émotions

228

de travail, et donc moins à même de répondre favorablement à cette demande. Dans ce cas,

nous endosserions un rôle officiel de chercheur, et non plus de chercheur « participant ». Fort

heureusement, ce cas ne s’est pas présenté. Nous avons veillé à prendre un maximum de

rendez-vous avec les acteurs concernés et les professionnels transversaux, pendant

l’immersion. Lorsqu’un acteur s’annonce volontaire, nous lui demandons ses disponibilités,

sur les trois mois, et notons une date de rencontre. Si l’acteur ne dispose pas de son planning,

ou si l’annonce constitue uniquement un accord de principe à la participation aux entretiens,

nous demandons au professionnel ses coordonnées, afin de le recontacter en différé et de

fixer, plus calmement et hors activité de travail, une date de rencontre. La plupart du temps,

lorsque les volontaires professionnels de terrain ont besoin de davantage de confort pour

prendre la décision de participer aux entretiens, ils nous demandent une synthèse rapide du

type de questions qui seront posées lors de l’entretien. Nous donnons alors oralement des

exemples de questions et récapitulons les principaux thèmes concernés. Très rarement, le

professionnel requiert de recevoir, en amont de la rencontre, le contenu du guide d’entretien.

Nous précisons le besoin de disposer a minima d’une heure de temps d’échanges pour mener

l’entretien avec le volontaire. La plupart du temps, la durée effective de l’entretien s’inscrit

dans un temps plus long, d’une heure et dix minutes à trois heures.

Avant les immersions participantes dans les services concernés, nous avons envisagé

la possibilité de rencontrer des participants volontaires qui ne parviendraient pas à identifier

leurs émotions, ou qui affirmeraient lors de l’entretien qu’ils ne mobilisent pas d’émotions au

travail. En réalité, cela ne fut jamais le cas. Tous les participants ont affirmé mobiliser un

panel d’émotions au travail, et se sont prêtés au jeu de les identifier, de se pencher sur leurs

ressentis, d’avoir une réflexivité sur leurs émotions au travail, en les analysant au mieux.

5.3.1.2. La phase d’entretiens

Nous proposons ici de présenter les différentes étapes-clés des rencontres avec les

professionnels au sein des terrains considérés, après avoir décrit les supports, identiques ou

quasi-identiques pour les quatre secteurs d’activité, de ces entretiens.

5.3.1.2.1. Le guide d’entretien

Le guide d’entretien, élaboré au cours de la pré-recherche dans les secteurs de la

sécurité et de la santé (Monier, 2014), a été ajusté par la suite. Il compte dix grands thèmes,

qui sont abordés pendant l’entretien avec les professionnels des quatre organisations

Page 230: Les régulations individuelles et collectives des émotions

229

concernées. Ces thèmes se lient à l’aspect émotionnel au travail. Voici ci-dessous un exemple

de guide d’entretien, concernant le secteur de la santé, s’adressant aux infirmiers Urgentistes.

Figure 12 : Guide d’entretien des infirmiers urgentistes dans sa version longue

Guide d’entretien semi-directif avec les infirmiers urgentistes

La régulation des émotions au travail : quels enjeux pour la qualité de service et la santé des professionnels ?

Émotion : réponse de l’organisme à l’évaluation d’un stimulus interne ou externe. Travail émotionnel : acte qui vise à changer le degré ou la qualité d’une émotion, afin de

s’ajuster à une situation. Émotion non spontanée, mais interprétée, contrôlée, suscitée ou réprimée. Travail émotionnel en surface ou en profondeur. Techniques cognitives, corporelles, expressives.

Habiletés émotionnelles : identifier les émotions, la facilitation émotionnelle dans la pensée, la compréhension des émotions, la gestion émotionnelle (intra-personnelle et interpersonnelle).

Régulation émotionnelle : par la réévaluation cognitive (reconsidérer la signification émotionnelle d’un événement), par la suppression expressive (supprimer l’expression de son émotion ou en afficher une autre), ...

Métiers à risques : métiers impliquant un fort travail émotionnel nécessaire afin de mener à bien la mission, et mettant en jeu l’intégrité physique et / ou mentale du professionnel.

Nous analysons ici en particulier les situations où la charge émotionnelle a été vécue par le professionnel comme étant « importante », et génératrice d’émotions, plaisantes ou déplaisantes

Au poste de travail :

Pourquoi faites-vous ce métier ? Qu’est-ce qu’un acte de qualité, un « travail bien fait » ? Quelles sont, selon vous, les compétences inhérentes à votre métier (savoir-faire, savoir-être) ?

Quelles sont les habiletés émotionnelles et relationnelles à déployer ? Quelle est la tâche émotionnelle principale ? Pensez-vous faire partie d’un métier à risques ? Si oui, quel type de risques ?

Identifier ses émotions Quelles sont les situations génératrices d’émotions plaisantes / déplaisantes les plus courantes,

quotidiennes ? Les plus intenses (situation non quotidienne) ? Comment avez-vous pu évacuer l’émotion, la gérer au long terme ?

Roue des émotions : choisissez trois émotions dont vous souhaitez parler dans l’entretien. Exemples : joie, surprise, colère, honte, anxiété, culpabilité, envie, espoir, tristesse, euphorie, soulagement…

Avez-vous déjà ressenti une émotion qui durait plus d’une journée ? Qu’est ce qui compte le plus pour vous au travail ? Que préférez-vous faire au travail / ce que

vous aimez le moins et pourquoi ? Qu’est-ce qui vous satisfait le plus au travail ? Le moins ? Le travail émotionnel (Brotheridge & Lee, 2003 ; Hochschild, 2003b)

Quels sont les attendus de gestion émotionnelle de l’hôpital et les règles d’affichage des émotions ?

Quel est l’effort fourni pour masquer vos émotions déplaisantes, contrôler vos expressions faciales lors de moments difficiles ? Quand et comment réprimez-vous ou changez-vous des émotions ? Provoquez-vous consciemment des émotions ? neutralité/sourire/hostilité.

Ressentez-vous parfois une inauthenticité dans votre expression émotionnelle ? Le patient détecte-t-il la sincérité d’une émotion ?

Votre travail émotionnel est-il cognitif ? expressif ? corporel ? (explications) Arrivez-vous à identifier les émotions chez les patients et leur famille ? Comment

reconnaissez-vous les situations à risques ?

Page 231: Les régulations individuelles et collectives des émotions

230

Comment maîtrisez-vous votre propre communication non verbale (face, posture, voix…) ? Avez-vous l’impression de devoir fournir un effort psychique important afin de gérer vos

émotions dans votre travail ? Ce travail émotionnel est-il agréable, valorisant ? Pensez-vous qu’il soit possible de laisser ses émotions au vestiaire ? Avez-vous besoin de vous retirer ? Pensez-vous que ce travail émotionnel soit indispensable afin de mener votre tâche à bien ?

Vos émotions déplaisantes et votre santé au travail : Quelles sont les contraintes physiques, techniques au travail ? Pensez-vous que la charge émotionnelle de votre métier impacte votre santé ? Avez-vous l’impression parfois de devoir vous « couper » de vos émotions pour mieux

supporter des situations difficiles ? Quand devez-vous vous détacher de vos émotions ressenties et comment le faites-vous ?

Vous persuadez-vous parfois que des situations à charges émotionnelles déplaisantes, récurrentes ou non, font partie de la normalité (de votre travail), alors qu’intérieurement, elles ne sont pas acceptables : impolitesses, agressivités, provocations ?

Vie professionnelle / vie personnelle Êtes-vous parfois victime de désordres psycho-somatiques en raison de votre travail ? Comment conciliez-vous votre vie professionnelle et votre vie personnelle ? De quel type de soutien social hors travail disposez-vous? Pensez-vous que votre métier soit reconnu ?

Régulation individuelle des émotions Quels sont les moments où vous avez le plus maîtrisé vos émotions ? Effort émotionnel

intense : exemple. Avez-vous déjà perdu le contrôle de vos émotions au travail ? Exemple. Avez-vous déjà pleuré au travail ? Si oui, où ? Quelles sont vos techniques, et « trucs » pour gérer vos émotions ? Comment évacuez-vous vos émotions? En cas de forte charge émotionnelle, comment

réagissez-vous ? À qui vous adressez-vous ? Quand pouvez-vous exprimer vos propres émotions ? Lors de besoin de retrait, quel lieu choisissez-vous ? Avez-vous suivi des formations en lien avec la gestion des émotions, ou liées à votre métier, le

rapport au risque ? Qu’en avez-vous pensé ? Points positifs / points négatifs. Avez-vous rencontré et parlé des difficultés psychologiques de votre métier avec un médecin

du travail et / ou un psychologue du travail ? Le rôle de la blouse blanche : que représente-t-elle pour vous ?

Régulation collective Quel est le rôle du dialogue pour évacuer vos émotions ? Avec qui évacuez-vous vos

émotions? De quel type de soutien émotionnel et social bénéficiez-vous le plus? Existe-t-il des groupes de paroles formels ou informels ? Quelle est leur utilité, leur rôle ?

Existe-t-il des espaces de discussions entre collègues, des rencontres ? Quelle communication interne relevez-vous et quel est son rôle ? Est-il plus difficile pour vous de gérer une situation à risques seul ? Êtes-vous en relation

régulière avec les autres personnels soignants ? Existe-t-il une solidarité entre personnels soignants ?

Quel est le rôle de l’équipe soignante : avant, pendant et après une situation à forte charge émotionnelle ?

Quels sont les moments où l’action est individuelle / collective ? Une vison du travail est-elle partagée par toute votre équipe ? Quel est le climat émotionnel du collectif de travail ? Les relations en interne sont-elles de

qualité, selon vous ? Existe-t-il des conflits internes ? Quels sont les codes, rites, symboles, vêtements, langage particuliers et communs au groupe ?

Existe-t-il une mémoire collective : histoires mystifiées… rituels : café, repas, pauses… fêtes ? Code : disposez-vous d’un vocabulaire particulier entre collègues ?

Page 232: Les régulations individuelles et collectives des émotions

231

Qui transmet le plus d’émotions au travail ? Existe-t-il des retours d’expériences ou débriefings et si oui, à quelles occasions et à quoi

servent-ils ? Estimez-vous être apprécié dans le collectif et faire partie du groupe ? Quel est le rôle de l’humour dans votre métier (avec le cadre, les collègues, les patients …) ? En qui avez-vous le plus confiance au travail ? Comment s’intègre-t-on dans le collectif de travail ? Comment sont perçus les collègues les plus fragiles émotionnellement ?

Conditions de travail et organisation du travail Quels sont vos horaires et votre planning quotidien ? Quelles sont vos préférences et

pourquoi ? Vos activités sont-elles parfois empêchées ? Avez-vous parfois l’impression de ne pouvoir

agir ? Quel degré d’autonomie et de contrôle avez-vous au travail ? Vos émotions déplaisantes dans votre métier sont-elles parfois liées à vos conditions de

travail ? Quelles sont les directives que vous recevez concernant les situations difficiles avec les

patients ? Quelle est votre marge de manœuvre, votre liberté d’action (officielle ou non) ? Les situations au travail sont-elles prévisibles / imprévisibles ? Vivez-vous des agressions verbales / physiques au travail ? Quelle est la fréquence et

l’intensité de vos contacts avec la patientèle ? Management

De quelle présence dispose votre encadrement ? Quel est le rôle de votre encadrant ? Comment définiriez-vous le type de management et les pratiques managériales de votre

encadrant ? Prend-il en compte les émotions au travail et si oui, comment ? Remontez-vous à la hiérarchie les situations difficiles ? Comment réagit la hiérarchie ? Vous

sentez-vous reconnu par votre hiérarchie concernant les difficultés émotionnelles de votre métier ? Vous sentez-vous écouté ? Pouvez-vous faire part de propositions ?

Quel dialogue existe-il entre vous et votre encadrant ? Quels sont les temps d’échanges formels et informels avec votre cadre ?

Avez-vous déjà vécu des conflits éthiques ? Des injonctions paradoxales ? Vos valeurs personnelles sont-elles en accord avec les valeurs de l’hôpital ? Vous sentez-vous intégré à l’équipe ? À l’organisation ? Au métier ? Lors de forte charge ou d’événements importants, quel est le dispositif mis en place ? Vous sentez-vous encouragé à gérer vos émotions au travail ?

Le genre : la régulation des émotions Pensez-vous que les différences de genre ont une influence sur la gestion des émotions ? En

collectif de travail, y-a-t-il des différences constatées ou instaurées entre un infirmier et une infirmière (en situation non risquée et en situation à risques) ?

Des rôles particuliers sont-ils attribués selon les sexes ? Moyens d’amélioration pour une meilleure gestion émotionnelle (en filigrane dans l’entretien)

Selon vous, quels sont les facteurs qui permettent de mieux gérer ses émotions dans ce travail ?

Qu’est ce qui, selon vous, pourrait vous aider à mieux gérer vos émotions au quotidien, afin d’adapter au mieux votre comportement sans souffrir de décalage psychologique ?

Quels pourraient être les moyens mis en œuvre par l’organisation du travail pour alléger ces difficultés psychologiques ?

Ouverture : quelles sont les habiletés émotionnelles que vous avez acquises avant, dans d’autres métiers et expériences, qui vous sont utiles aujourd’hui, à votre poste, pour faire face à certains risques et certaines difficultés ?

Je vous remercie !

Page 233: Les régulations individuelles et collectives des émotions

232

Le guide d’entretien détaillé a été mémorisé, suite à l’ajustement né de la pré-

recherche. Les sous-questions ne sont pas toutes posées au volontaire lors des échanges. Nous

privilégions le thème ou le sujet sur lequel le volontaire s’attarde le plus de manière

spontanée, pour parler de ses émotions au travail. Lors de l’entretien, nous disposons d’une

fiche récapitulative des questions à aborder, c’est-à-dire une version plus courte du guide

d’entretien. La plupart du temps, les questions ne se trouvent pas abordées dans l’ordre

proposé par le guide. Nous devons faire preuve de mémoire et de flexibilité pour naviguer

entre les dix thèmes principaux, et couvrir l’ensemble des questions à poser, nécessaires à

l’étude.

5.3.1.2.2. La roue de Plutchik (2001), base d’échanges en entretien

Les dix thèmes présentés dans le tableau 12 peuvent être abordés par le biais de la roue

de Plutchik (2001) (en page 46, figure 3). Lors de chaque entretien avec les professionnels de

terrain et leurs managers, nous posons sur la table, dès le début de la rencontre, la roue de

Plutchik (2001). Elle sert de base aux échanges sur les émotions au travail. En fonction des

sujets abordés, le participant peut librement illustrer ses propos par des anecdotes, narrer des

situations typiques ou exceptionnelles, revenir sur des expériences émotionnelles au travail,

en identifiant la ou les émotions ressenties lors de l’événement.

La roue de Plutchik (2001) semble particulièrement adaptée à ce style d’échanges, en

entretien, de par sa simplicité, son graphisme et son aspect chromatique. Elle propose des

idées d’émotions de plus ou moins grande intensité, et de valences différentes, simplifiant

ainsi l’identification des émotions lors de la narration d’un ressenti passé, présent ou futur au

travail. Cet outil a été utilisé par tous les participants interrogés et sert de lien d’échanges.

Cette figure semble particulièrement adaptée dans le cadre d’entretiens portant sur le sujet des

émotions au travail.

5.3.1.2.3. Les étapes de l’entretien semi-directif avec les professionnels de terrain et leurs

managers

Par souci de systématisme, de comparaison et de reproductibilité, nous procédons de la

même manière pour tous les entretiens des professionnels de terrain et des managers. Les

différentes étapes de l’enquête par entretien semi-directif apparaissent dans le tableau 14.

Page 234: Les régulations individuelles et collectives des émotions

233

Tableau 14 : Les étapes systématiques de l’entretien semi-directif

Étapes Actions

Accueil Nous accueillons le participant ou sommes accueilli par lui.

Installation Nous facilitons une configuration côte à côte ou de biais, afin de limiter le face-à-face, moins convivial et pouvant parfois bloquer l’interlocuteur lorsqu’il intellectualise sa réponse ou se remémore une situation pour l’analyser.

Présentation et conditionnement

Nous resituons l’objet de recherche et le type de questions qui vont être posées.

Consentement et confiance

Nous faisons signer le formulaire de consentement garantissant au participant son anonymat et la confidentialité des échanges.

Autorisation d’enregistrement

Nous demandons au participant la possibilité d’enregistrer les échanges sur dictaphone pour limiter une prise de notes frénétique. Nous laissons le dictaphone du côté du participant en lui précisant comment le couper ou le mettre en pause, en cas de dérangement extérieur pendant l’entretien, ou si le participant éprouve le besoin de donner des informations en « off ».

Support d’échanges Nous proposons et présentons la roue de Plutchik (2001) imprimée en couleur, face au participant.

Prise d’informations générales

Nous relevons les éléments généraux nécessaires à l’enquête : ancienneté dans le service, ancienneté dans le métier, tranche d’âge ou âge, sexe. Nous notons le numéro de l’enregistrement du dictaphone.

Question d’amorçage

Nous posons la première question « pourquoi faites-vous ce métier ? ». Cette question ouverte permet, de manière bénigne et complaisante, de mettre le participant d’emblée dans une position dans laquelle il conçoit que nous allons nous intéresser à sa propre situation, à son histoire, au-delà du contexte actuel de travail. Cette question resitue la présence du professionnel dans le service, en prenant un rapide recul sur sa vie professionnelle et sa carrière. Il semble que cette interrogation soit particulièrement adaptée pour ensuite pouvoir aborder la question des émotions au travail, les enjeux de carrière, de motivation et d’engagement dans le métier recelant parfois des composantes émotionnelles non négligeables.

Échanges et questions

Nous menons l’entretien en posture d’écoute active et compréhensive, et restons flexible concernant l’ordre des thèmes et des questions posées.

Clôture Nous vérifions mentalement que l’ensemble des questions a été posé, et que nous disposons des informations nécessaires pour une future analyse, et nous clôturons les échanges. Nous coupons le dictaphone.

Remerciement Nous remercions le participant de nous avoir accordé du temps et de la réflexion pour mener la recherche, et lui proposons de recevoir par courriel la transcription intégrale des échanges.

Suite à la coupure du dictaphone, en fin d’entretien, les échanges continuent librement.

La plupart du temps, ces échanges portent sur l’exercice de l’entretien et sur l’objet de la

recherche en général. De nombreux volontaires ont estimé intéressante la possibilité

d’effectuer un retour réflexif sur leurs expériences au travail, et une analyse émotionnelle de

l’activité de travail quotidienne. L’importance de la liberté de parole, du fait que nous ne

soyons pas un émissaire de la Direction, ni un professionnel du service, ni un psychologue, a

été soulignée par bon nombre de participants. Certains volontaires apprécient l’intérêt de cette

pseudo-neutralité, afin de pouvoir échanger sur des aspects aussi personnels que ceux portant

sur les émotions. Cette satisfaction provient aussi de l’envie d’aider le chercheur dans ses

recherches, en parlant de son métier, de ses activités quotidiennes au travail, en analysant son

activité, en la faisant découvrir à une tierce personne, avec une optique de générosité,

Page 235: Les régulations individuelles et collectives des émotions

234

d’ouverture, de service rendu, de curiosité, correspondant pleinement à l’esprit de « service

public » des organisations publiques concernées par cette recherche. Certains participants ont

précisé leurs attentes de retours, de préconisations et actions opérationnelles futures à mener

dans leur service. Les résultats de la recherche ont été proposés dans chacun des terrains, soit

sous forme d’article, soit sous forme de présentation formelle sur PowerPoint dans le service,

soit sous forme de vidéo, soit sous forme d’échanges informels.

La démarche de recueil de données par triangulation dans chaque terrain, méthodique

et répétée, ayant été traitée dans la partie ci-dessus, nous proposons désormais, dans la sous-

section suivante, de préciser la démarche d’analyse des données. De la même façon, et dans

une optique de comparabilité des études de cas, cette analyse a été menée de manière

méthodique et similaire pour chaque terrain étudié.

5.3.2. L’analyse des données : une démarche méthodique et répétée

Dans cette sous-section, nous exposerons la technique d’analyse des données récoltées

par triangulation. La méthode d’analyse s’applique de la même façon au sein de chaque

terrain, pour une approche comparative en étude de cas multiple. Nous présenterons les

objectifs généraux de cette analyse répétée, la constitution du corpus de données principal, la

démarche d’analyse thématique comme analyse de contenu, nous conduisant à procéder à une

analyse plus poussée par catégories conceptualisantes, dans chaque terrain, puis les étapes de

codage et de décodage de ces dernières.

5.3.2.1. Le sens et la théorisation

L’analyse des différentes études de cas conduit à dégager du sens dans la masse de

données, et à élaborer une théorisation, sans perdre de vue notre problématique (Paillé &

Mucchielli, 2010). L’analyse correspond à un processus actif de questionnement, de

conjecture et de vérification, dans lequel nous simplifions, traitons les données récoltées par

réduction, puis nous présentons des conclusions (Giroux, 2003). Pour mettre au jour la

structuration d’un processus émotionnel au travail et afin de théoriser les différentes

régulations individuelles et collectives des émotions, au sein de métiers sujets à incidents

émotionnels, nous mettons en exergue des liens entre les événements, afin d’expliquer

pourquoi et comment un phénomène se produit, dans un certain contexte (Giroux, 2003).

Dans un effort de comparaison constante entre les différentes études de cas et donc les

Page 236: Les régulations individuelles et collectives des émotions

235

différents contextes concernés par l’étude, nous en soulignons similitudes et différences

(Strauss & Corbin, 1998).

La génération de modèle théorique, apport théorique principal de la présente

recherche, s’effectue grâce à l’analyse de l’ensemble des données, et ouvre un champ

d’investigations théoriques et d’actions managériales dont le dessein n’est pas de rendre plus

complexe et donc inopérant le processus émotionnel au travail, mais de contribuer à faire

progresser la prise en compte du facteur émotionnel au travail, par les différents acteurs

concernés par la qualité de service et la santé des professionnels. Suite à l’analyse et à la

discussion des résultats, la modélisation théorique proposée apparaît. Cette émergence des

représentations des différents acteurs mobilisés pour cette recherche, reste fidèle aux

contextes des cas étudiés : selon Weick (1995), les théories qui font la différence sont celles

qui ont une résonance émotive, sensible aux contextes concernés par l’étude.

5.3.2.2. Constitution du corpus de données

Le corpus de données à analyser se compose des transcriptions de 88 entretiens avec

les 89 participants des quatre cas concernés par la recherche, et des mises en narration écrites

des immersions participantes. La documentation secondaire se rajoute à l’ensemble des

données. Cette abondance de données exige une réduction, afin de procéder à une analyse

thématique de contenu, par catégories conceptualisantes : « une idée centrale dans l’analyse

de contenu est que les nombreux mots du texte sont classés dans un nombre beaucoup plus

petit de catégories » (Weber, 1990 : 12).

Concernant les entretiens, la quasi-totalité des 89 participants a reçu sa propre

transcription intégrale, par courriel. Ainsi, chaque participant interrogé dispose de sa propre

transcription, mot pour mot, contenant les éléments verbaux et para-verbaux des échanges.

Les participants peuvent ainsi contrôler, vérifier, corriger, ajouter, ôter des éléments dans leur

document, nous préciser certains passages, proposer des ajustements, et valider l’ensemble de

leur propos. À raison d’une vingtaine de pages par entretien, le corpus de données, issu des

entretiens, représente environ 1800 pages à analyser, soit environ 450 pages par terrain. Les

immersions participantes représentent 200 pages tous terrains confondus. Pour Hlady-Rispal

(2015 : 260), concernant les études de cas, un volume de données trop important peut

« noyer » une analyse. Il convient donc de procéder de manière méthodique, afin d’aborder,

avec moins d’appréhension, ce volume de données, en le considérant comme une mine

d’informations. Les données qualitatives textuelles nécessitent certains traitements préalables

Page 237: Les régulations individuelles et collectives des émotions

236

de transcription, en particulier pour les entretiens et les journaux de bord des immersions

participantes enregistrés sur dictaphone, de réduction, d’organisation. Nous indexons et

numérotons les pages, et effectuons un travail d’organisation, afin de faciliter la clarté et la

rigueur de l’analyse. Cette activité manuelle et intellectuelle de tri, d’organisation et de

traitement des données permettra de saisir le sens. Une fois le corpus préparé, nous procédons

à l’analyse de contenu.

5.3.2.3. L’analyse de contenu

Pour Weber, il n’y a aucune bonne manière simple de faire une analyse de contenu

(Weber, 1990). L’analyse de contenu ne correspond pas à une définition unique. Pour Bardin

(2003 : 47), il s’agit d’un « ensemble de techniques d’analyse des communications visant, par

des procédures systématiques et objectives de descriptions du contenu des messages, à obtenir

des indicateurs (quantitatifs ou non) permettant l’inférence de connaissances relatives aux

conditions de production / réception (variables inférées) de ces messages ». L’analyse de

contenu se focalise sur le sens, et non pas sur le langage, dans l’objectif de « mettre à jour les

systèmes de représentations véhiculées par les discours » (Blanchet & Gotman, 1992 : 92).

Nous prenons en compte le contenu manifeste, ou explicite, et le contenu latent, ou implicite,

par exemple des manifestations d’émotions exprimées en entretien, comme les pleurs.

Dans un souci de qualité de la présente analyse qualitative, nous détaillons la

démarche adoptée pour étudier l’ensemble de nos données récoltées au sein des quatre terrains

concernés, afin de mettre au jour et d’expliciter le cheminement intellectuel qui s’en dégage.

Cette démarche d’analyse qualitative demeure identique pour les quatre cas concernés, afin de

légitimer la comparaison inter-cas, et de maintenir une régularité méthodologique, le recueil

des données par triangulation au sein des quatre terrains ayant été effectué dans ce même but

de stabilité et de répétition de la démarche.

Page 238: Les régulations individuelles et collectives des émotions

237

5.3.2.4. L’analyse thématique

Nous disposons d’un corpus dont les données semblent peu homogènes. En raison de

l’objet de recherche étudié, nous procédons à une analyse thématique, servant à interpréter un

contenu, et à traiter des données hétérogènes - des notions, des mots, des idées - (Fallery &

Rodhain, 2007). Nous employons l’analyse thématique afin de mettre en évidence les

représentations sociales des participants, personnes observées, à partir d’un examen des

éléments discursifs du corpus de données. L’analyse thématique de contenu suit les étapes de

L’Ecuyer (1990). En effet, une fois les données intégralement transcrites, nous délimitons les

unités de sens, découpons le corpus d’informations brutes en unités de sens, puis nous les

catégorisons. La méthode d’analyse par comparaison constante (Glaser & Strauss, 1967) entre

la réalité observée et l’analyse en émergence nous aide à dégager le sens des événements et

des discours recueillis, facilitant alors l’affleurement de la conceptualisation.

Pour chaque étude de cas, la transcription achevée, nous relisons l’intégralité des

entretiens et des données issues de l’immersion participante, puis nous en déduisons des

unités de classification, unités selon lesquelles nous pourrons ensuite découper le texte.

Concernant l’analyse des entretiens, nous examinons le discours du corpus de données. Une

fois le corpus établi, nous établissons le message et le sens qui vont s’en dégager. Dans cet

objectif, l’analyse thématique, entretien par entretien, défait la singularité de chaque discours,

et découpe transversalement ce qui se réfère à un thème commun, d’un entretien à un autre

(Blanchet & Gotman, 1992). Nous choisissons des thèmes généraux, afin d’analyser le corpus

de données. Les thèmes correspondent à la fois à ceux déterminés dans le guide d’entretien

initial, mais naissent aussi de l’analyse et de la lecture du corpus. Chaque étude de cas se

décompose sur un document tableur, dont les différentes feuilles regroupent les onze grands

thèmes suivants : les compétences émotionnelles, le travail émotionnel, la vocation et les

motivations, la régulation émotionnelle, le collectif de travail, le management, les conditions

de travail, les émotions au travail, les pratiques de GRH, l’équilibre entre vie professionnelle

et vie personnelle, la santé (en page 241). Nous pouvons remarquer que ces onze grands

thèmes correspondent, en grande partie, aux dix thèmes développés par le guide d’entretien

(figure 12). Cependant, afin de déterminer ces onze thèmes principaux, nous avons veillé à les

faire émerger sans nous référer directement au guide d’entretien, afin de minimiser les biais

d’interprétation des discours des participants et des retours des journaux de bord des

immersions participantes. Ainsi, ces onze grands thèmes se sont dégagés de la lecture et de

l’analyse de données, et ont été ajustés au fur et à mesure de ladite analyse. Il nous semble

Page 239: Les régulations individuelles et collectives des émotions

238

plus pertinent de partir des éléments du corpus de données, « à l’aveugle », afin de déterminer

les thèmes impliqués pour l’analyse thématique, que de nous reposer sur les éléments

répertoriés dans le guide d’entretien. En un sens, ce sont les différents participants et les

observations des immersions, cumulés, qui créent leurs propres thèmes.

La plupart des thèmes dégagés par l’analyse thématique font écho aux thèmes élaborés

initialement pour le recueil de données. Cependant, des thèmes non répertoriés en tant que

thèmes initiaux (du recueil de données) émergent de la première analyse de l’ensemble du

corpus de données. Il s’agit des compétences émotionnelles d’une part, et de la vocation et des

motivations, d’autre part. Cela sous-entend que ces deux thèmes ont été particulièrement

développés, par les participants, lors des entretiens et relevés lors des observations de terrain.

Les thèmes de l’analyse thématique correspondent en majorité aux thèmes initiaux du recueil

de données, mais pas entièrement : c’est le cas de la régulation émotionnelle, qui relève, dans

le guide d’entretien, à la fois des régulations individuelles et des régulations collectives. Or le

corpus de données fait référence à différentes techniques et stratégies de régulations des

émotions, individuelles et collectives, et traite la question du collectif de travail à la fois

comme régulation émotionnelle collective, mais pas seulement. C’est pourquoi, dans la grille

des thèmes de l’analyse thématique, nous dissocions le thème des régulations émotionnelles -

qui impliquera des catégories et sous-catégories appartenant aux régulations émotionnelles

collectives - et le thème du collectif de travail. Le thème « management » est relatif aux

questions managériales et d’organisation du travail, ces deux thèmes étant dissociés dans la

grille de recueil de données. Le thème « pratiques de GRH » rejoint le thème initial du

« management » en général. Enfin, l’analyse thématique fait correspondre les questions de

santé au travail au thème initial « les émotions déplaisantes et la santé au travail », les

émotions déplaisantes étant traitées davantage par le professionnel dans le cadre du thème

« émotions au travail » et non pas « santé ».

Les thèmes distingués pour l’analyse thématique ont ensuite été codés de la manière

suivante : « CE » pour les compétences émotionnelles, « TE » pour le travail émotionnel,

« VM » pour les éléments de vocation et de motivations, « RE » pour la régulation

émotionnelle, « Coll » pour le collectif de travail, « Mgt » pour le management, « CT » pour

les conditions de travail, « Emo » pour les émotions au travail, « PrRH » pour les pratiques de

GRH, « VPP » pour l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, et « San » pour les

éléments relatifs à la santé du professionnel. Une fois ces différents thèmes de l’analyse

thématique identifiés et ajustés au regard de la grille thématique initiale du recueil du

Page 240: Les régulations individuelles et collectives des émotions

239

données, nous procédons à une analyse plus détaillée en découpant ces thèmes principaux en

catégories, auxquelles on attribue aussi un code.

5.3.2.5. L’analyse par « catégories conceptualisantes »

La présente analyse qualitative vise à faire apparaître les représentations des acteurs.

Cet objectif implique une analyse par catégories, ou niveaux d’analyse. Les données,

abondantes et hétérogènes, nécessitent d’être classifiées, catégorisées. Pour atteindre une

certaine profondeur, la présente analyse des données s’effectue à l’aide des « catégories

conceptualisantes », que nous créons et élaborons. Paillé et Mucchielli (2010 : 233)

définissent la catégorie comme « l’analyse, la conceptualisation mise en forme, la théorisation

en progression. On peut définir la catégorie comme une production textuelle se présentant

sous la forme d’une brève expression et permettant de dénommer un phénomène perceptible à

travers une lecture conceptuelle d’un matériau de recherche ». Une catégorie va correspondre

à un condensé de significations (Paillé & Mucchielli, 2010 : 238) contribuant à la

conceptualisation : la catégorie « se situe, dans son essence, bien au-delà de la simple

annotation descriptive ou de la rubrique dénominative. Elle est l’analyse, la conceptualisation

mise en forme, la théorisation en progression » (Paillé & Mucchielli, 2010 : 147). À chaque

catégorie conceptualisante, nous affectons un code à l’unité de sens. Ces catégories nous

permettent de faire émerger du sens à partir du corpus de données, tout en l’auscultant à

travers les questionnements de recherche, dans une logique itérative (Yin, 2009). Ces

catégories s’articulent : « la catégorie est une notion […] abstraite, qui est pensée en termes

d’articulation […]. On pense la catégorie en fonction des autres catégories » (Voynnet-

Fourboul, 2011 : 22).

Nous lisons l’intégralité du corpus de données, par étude de cas, afin de définir le

contenu en le codant selon des catégories construites et améliorées au fur et à mesure de

l’analyse, selon le paradigme constructiviste. Cette dynamique itérative de l’analyse entraîne

des allers-retours entre les différentes étapes analytiques, c’est-à-dire entre condensation,

présentation des données, élaboration et vérification des conclusions. Les catégories

conceptualisantes se prédéterminent en écho à la littérature et aux guides d’entretien, et se

construisent, par itération, en créant des liens entre les verbatim et ces catégories : il s’agit de

la phase de catégorisation et de classification. Les catégories sont à la fois prédéterminées -

induites de la littérature et les guides d’entretien - et déduites des données : le modèle de

classification choisi correspond donc au modèle mixte (L’Ecuyer, 1990), le modèle fermé

Page 241: Les régulations individuelles et collectives des émotions

240

impliquant uniquement des catégories prédéterminées et le modèle ouvert concernant des

catégories déduites des données. Nous modifions et retirons des catégories prédéterminées

lorsqu’elles ne sont pas pertinentes (L’Ecuyer, 1990). Nous ajoutons aussi de nouvelles

catégories, déduites des propos des participants, lorsqu’elles sont nécessaires. Nous procédons

à une classification des données, d’une manière analogue à celle de l’établissement des

différents thèmes de l’analyse thématique. Ainsi, le codage « à visée théorique » nous

contraint à opérer des allers-retours constants entre la théorie et le terrain, afin de trouver la

catégorie la plus pertinente pour que la compréhension du phénomène se fasse jour lors de

l’analyse.

Lors de la classification, nous trions les unités de sens issues des discours des

participants au sein des catégories, ou niveaux d’analyse. Chaque unité de sens est rangée

dans une catégorie représentant l’idée véhiculée. Si une unité de sens correspond à plusieurs

idées, elle appartiendra à plusieurs catégories. Les catégories, relativement générales, se

subdivisent en sous-catégories, qui traduisent les particularités des propos des participants.

Ces sous-catégories se construisent et peuvent ensuite se fusionner ou être retirées, faisant

apparaître peu à peu la grille d’analyse définitive. Bien que les thèmes de l’analyse de contenu

soient identiques pour les quatre cas, les catégories et sous-catégories peuvent différer

légèrement en fonction des cas, en raison des contextes et particularités de chaque métier

étudié. Le tableau 15 récapitule les différents thèmes et les catégories qui les composent,

concernant le secteur de la police.

Tableau 15 : Thèmes et catégories de l’analyse par catégories conceptualisantes concernant

l’étude de cas de la BAC

Code thème

Thèmes Catégories conceptualisantes

1 : CE Les compétences

émotionnelles

- Quelles compétences-clefs à la BAC ? - La communication non verbale - Les pratiques lors de l’activité - La vulnérabilité du professionnel - La montée en compétences émotionnelles - La vision du « travail bien fait »

2 : TE Le travail émotionnel

- Les attendus émotionnels au travail - Les types et techniques de travail émotionnel - Le travail émotionnel face au public - Le travail émotionnel en interne

3 : VM La vocation et les

motivations - Pourquoi ce métier ? - Pourquoi ce service ? Pourquoi y rester ?

4 : RE La régulation émotionnelle

- Vos régulations individuelles - Le besoin de se retirer - Le rôle de l’humour au travail - Les différences de régulation entre hommes et femmes

Page 242: Les régulations individuelles et collectives des émotions

241

5 : Coll Le collectif de travail

- Aspects du collectif de travail / du travail collectif - La reconnaissance au travail - Une vision commune du travail ? - Se sentir apprécié et faire partie d’un groupe - La solidarité - Adaptation aux différentes personnalités - Confiance et collègues-amis - Les codes et rituels du collectif - Les débriefings formels et informels

6 : Mgt Le management

- Le rôle du management - Le type de management - La reconnaissance managériale - Les injonctions paradoxales - Le formel et l’informel

7 : CT Les conditions de travail

- Les conditions de travail en général - L’autonomie au travail - Les tâches préférées / détestées - Travail et violences - Un travail « empêché »

8 : Emo Les émotions au travail

- Situations émotionnelles au travail non classées - L’état de vigilance - Les émotions les plus courantes - Les émotions les plus intenses - Les émotions de plus de 24 heures - La peur au travail - Imprévus et surprises au travail - Les larmes au travail - Les personnes qui vous « chargent » le plus au travail

9 : PrRH Les pratiques de GRH - Différentes pratiques RH - Les formations - L’intégration

10 : VPP L’équilibre entre vie professionnelle et vie

personnelle

- Votre équilibre vie professionnelle / vie personnelle - Vos sas de décompression - La reconnaissance hors travail - Être en civil : sans uniforme

11 : San La santé du professionnel

- Votre santé - Les liens avec la médecine du travail et les

psychologues - La prévention des RPS

Dans cette analyse par catégories conceptualisantes, nous comptons 54 catégories

correspondant aux 11 thèmes principaux. L’ensemble du tableur détaillé nous permet

d’analyser les unités de sens par catégories et donc d’en extraire les grandes tendances, les

représentations faisant sens.

5.3.2.6. Codage et décodage des catégories conceptualisantes

Nous attribuons un code par catégorie thématique identifiée afin de codifier le corpus

de données dans son ensemble (Chatelin, 2005). Les catégories et sous-catégories sont codées

manuellement : nous stockons, qualifions, organisons les informations par codage manuel,

libre, nous permettant de choisir de manière souple l’incident à coder. Cette méthodologie

Page 243: Les régulations individuelles et collectives des émotions

242

nous permet de trier un à un tous les verbatim des participants et unités de sens des données

issues des immersions, et de les classer dans les catégories adaptées afin de pouvoir obtenir

des résultats. Les données sont alors réduites. Ce codage fait apparaître les mots-clefs

contenus dans le corpus de données, et le libellé du code donne une idée du contenu. Par

exemple, concernant le thème « travail émotionnel » sous le code TE, les catégories

correspondantes sont les suivantes : les attendus émotionnels au travail (les règles sociales

émotionnelles), les types et techniques de travail émotionnel mobilisés, le travail émotionnel

face au public et le travail émotionnel en interne, intra-organisationnel (par exemple face aux

collègues ou à la hiérarchie). Ces catégories se codent sous la forme suivante :

Tableau 16 : Exemple de codage en catégories conceptualisantes pour le thème « travail

émotionnel » (code « TE »)

Code thème Thème Code catégorie Catégorie

TE Travail

émotionnel

TEatt Les attendus émotionnels au travail TETech Les types et techniques de travail émotionnel TEpub Le travail émotionnel face au public TEint Le travail émotionnel en interne

Il existe au moins deux grands moments concernant l’analyse par catégories : la

déconstruction puis la reconstruction des données (Strauss & Corbin, 1998), ou

décontextualisation puis recontextualisation des données. Nous isolons certains éléments du

corpus de données : le corpus est découpé en unités de sens, regroupées ensuite par thèmes

puis par catégories, afin de proposer un nouvel assemblage des données, réduites, et d’en

dégager un sens exploitable au regard de l’objet de recherche étudié, donc de « sculpter le

message et le sens » (Blanchet & Gotman, 1992). Le codage permet la décontextualisation des

données. Dans cette phase, nous sortons de leurs contextes les extraits du corpus de données,

pour chaque étude de cas, afin qu’ils deviennent indépendants sémantiquement. Cette

opération s’effectue au cas par cas dans le corpus, par segmentation, nomination et

subdivision. Nous regroupons les unités de sens ayant une signification similaire, au sein

d’une même catégorie, puis sous-catégorie. Ainsi, des unités de sens ayant des sens multiples

se classent simultanément au sein de plusieurs catégories et / ou sous-catégories.

Ensuite, nous vérifions la classification des différentes unités de sens au sein des

catégories et sous-catégories selon le contexte concerné. Les sous-catégories sont regroupées

afin de créer du sens et de recontextualiser les données. Cette procédure décontextualisant

puis recontextualisant les données permet de saisir du mieux possible les représentations des

acteurs interrogés et observés, les événements et discours analysés ne pouvant se départir de

leur contexte. Selon Paillé et Mucchielli (2010), il n’y a pas d’événement sans contexte, ni de

Page 244: Les régulations individuelles et collectives des émotions

243

contexte sans événement : « événement et contexte sont indéfiniment métissés. Un événement

sans contexte est tout simplement imperceptible, un contexte sans événement est tout

simplement insaisissable » (Paillé & Mucchielli, 2010 : 273). Hamel (1997) confirme

l’importance de cette prise en compte du contexte concernant la méthode des études de cas :

pour l’auteur, le cas est un événement situé : « l’étude de cas consiste donc à rapporter un

événement à son contexte et à le considérer sous cet aspect pour voir comment il s’y

manifeste et s’y développe. En d’autres mots, il s’agit, par son moyen, de saisir comment un

contexte donne acte à l’événement que l’on veut aborder » (Hamel, 1997 : 10).

Afin de capter au plus près de la réalité les représentations se dégageant du corpus de

données, nous confrontons la lecture du texte et les idées sur le texte (Desmarais &

Moscarola, 2002). Plus spécifiquement, les éléments correspondant à certaines catégories se

comprennent à la lumière des éléments captés lors des ethnographies. Certains participants

aux entretiens nous l’ont même précisé naturellement, en amont des analyses :

« heureusement que tu as aussi été dans les voitures avec nous pour mieux comprendre ce

qu’on se dit pendant les entretiens. Juste des entretiens, ça aurait été limite, il peut y avoir

déformation » (policier de BAC). L’intérêt de la triangulation des données trouve aussi son

sens dans cette affirmation. C’est pourquoi les éléments de données provenant des immersions

participantes s’intègrent aussi dans les tableurs d’analyse en catégories conceptualisantes, au

même titre que les verbatim issus des entretiens.

Grâce à la codification du corpus, nous séparons la base de données brutes et la base

de données réduites (Yin, 2009). La phase de réduction des données correspond à une étape

importante du test de plausibilité de la théorie (Chatelin, 2005). Nous organisons ensuite les

données codifiées, ce qui nous conduit à l’identification des inférences théoriques. La

transparence de l’analyse permet une vérification de la conformité du codage et de

l’affectation dans les catégories. Nous avons demandé à une personne de notre entourage, à

un collègue chercheur et à notre directeur de thèse d’effectuer un double codage, afin de

confirmer et de vérifier l’à-propos du codage du corpus dans les onze catégories

conceptualisantes. La fiabilité du double-codage (Miles & Huberman, 2003) concernant le

secteur de la sécurité (donc sur 25% des données recueillies), s’évalue à 75% d’accords puis,

après confrontation des codages et discussions, à 95% d’accords.

La présente analyse qualitative a pour objectifs la génération de sens et la théorisation.

La constitution du corpus de données brutes a été détaillée. Ces données ont ensuite été

réduites grâce à l’analyse thématique de contenu. L’ensemble du corpus de données a été trié

dans le cadre d’une analyse par catégories conceptualisantes, dans laquelle thèmes, catégories

Page 245: Les régulations individuelles et collectives des émotions

244

et sous-catégories ont été codés, manuellement et suivant le modèle mixte de classification.

L’analyse sur données réduites a permis l’émergence de la modélisation théorique et la

génération de conclusions (Giroux, 2003), tout en mettant en avant les logiques locales des

terrains étudiés. Les retours des résultats des analyses auprès des terrains concernés

permettent une mise en perspective des résultats, de discuter des éléments apportés à chaque

cas. Ces éléments contribuent à la validation du test de plausibilité de la théorisation de

Chatelin (2005).

Le tableau 17 récapitule l’ensemble de la démarche d’analyse des données pour les

quatre études de cas.

Tableau 17 : Tableau récapitulatif des caractéristiques de la procédure d’analyse des données

Éléments de procédure d’analyse

Caractéristiques

Enjeux généraux de l’analyse

Théorisation, apparition du modèle théorique Génération de sens

Type d’analyse Analyse thématique de contenu, par catégories conceptualisantes Analyse qualitative

Enjeux spécifiques de l’analyse

Interprétation d’un contenu Saisie du sens, de la signification Mise à jour des systèmes de représentations des acteurs Analyse des phénomènes dans leurs contextes

Nature des données Hétérogènes Complexes Abondantes

Type de contenu analysé Contenu manifeste Contenu latent

Nombre de thèmes identifiés 11 thèmes

Nombre de catégories identifiées

54 catégories

Unités analysées Unités de sens : une ou plusieurs phrases, ou morceaux de phrases

Étapes de l’analyse

Transcription intégrale des données Constitution du corpus de données Pré-analyse : lecture flottante et pré-découpage Simplification et transformation des données : découpage du corpus en unités de sens Organisation et réduction des données Catégorisation des unités de sens et codage Traitement des résultats Présentation des données : tableur Présentation des conclusions

Procédés d’analyse Manuel Méthodique Similaire et systématique pour les quatre études de cas

Méthodes d’analyse

Double codage manuel Modèle mixte de classification des thèmes et catégories Analyse par comparaison constante Spirale itérative

Comparaisons inter-cas Analyses par comparaisons inter-cas Émergence de similitudes et de différences entre les cas

Page 246: Les régulations individuelles et collectives des émotions

245

La démarche détaillée de l’analyse des données, similaire pour chaque étude de cas,

ayant été précisée, nous proposons d’évaluer la qualité de la recherche, à travers trois

composantes décrites infra : le travail de restitutions des résultats auprès des terrains

concernés, et celui de réflexivité du chercheur vis-à-vis de ses terrains.

5.3.3. Qualité de la recherche

Dans un premier temps, nous décrirons le travail de restitution auprès des différents

cas étudiés, qui est un des garants de la qualité d’une recherche. Dans un second temps, nous

présenterons l’exercice de réflexivité du chercheur à propos des impacts bilatéraux entre

celui-ci et les terrains, comme un gage de qualité de la recherche.

5.3.3.1. L’enjeu des restitutions

La qualité de la recherche dépend des mesures de protection élaborées lors de la

stratégie de recherche (Chatelin, 2005). En l’absence de consensus sur la façon de vérifier la

qualité et la scientificité des recherches qualitatives, la littérature atteste de plusieurs critères

de qualité (Flick, 2009).

Guba et Lincoln (1985) proposent des critères provenant de la transposition des

éléments d’évaluation des recherches quantitatives aux études qualitatives. Pour ces auteurs,

la crédibilité de la recherche, équivalent qualitatif de la validité interne, se rapporte à la

relation de correspondance entre les résultats et la réalité décrite par les acteurs sociaux

étudiés. Les résultats doivent respecter cette réalité. Pour nous en assurer, nous proposons et

effectuons des retours auprès des participants des secteurs concernés, afin que les résultats,

interprétations et conclusions représentent adéquatement leurs réalités. Pour Guba et Lincoln

(1985), ces participants peuvent s’envisager comme des member checks. Parfois, les

restitutions donnent lieu à des échanges collectifs, des débats nouveaux entre les acteurs,

autour de la problématique. Aller demander aux acteurs étudiés si les retours de la recherche

leur correspondent, conduit à rendre la connaissance valide, si elle est cohérente avec les faits

(Allard-Poesi, 2003).

Le secteur de la santé, avec le cas du service d’Urgences traumatologiques, a bénéficié

d’un retour écrit, mais seulement informel, et d’un retour oral, lors de certaines discussions

avec les participants, de manière individuelle. Cette semi-restitution limite la représentativité

des retours des participants quant aux résultats de la recherche sur ce cas. Il semblerait que la

difficulté d’établir un retour intégral des résultats à l’ensemble de l’équipe tienne à deux

Page 247: Les régulations individuelles et collectives des émotions

246

raisons principales : tout d’abord, ce cas représente le seul secteur non conventionné de cette

recherche, entraînant un manque d’implication et de suivi des résultats, de la part des

managers et référents initialement porteurs du projet de recherche. Ensuite, la culture de la

communication informelle au sein de cette équipe rend inenvisageable une présentation

officielle des résultats à l’ensemble des participants.

Le secteur de la police, avec lequel une convention fut établie, a, en revanche,

bénéficié de nombreux retours sur les résultats de la recherche, par le biais de différents

canaux de communication : écrits, par courriels, par chapitres d’ouvrages, par articles

scientifiques en cours d’évaluation, par plaquette interne à l’École Nationale Supérieure de la

Police (ENSP), par présentation sous support PowerPoint au Centre de Recherche de l’ENSP,

par retours oraux et écrits informels avec certains participants, par vidéos sous forme

d’interview en interne. Ces restitutions nous ont permis de valider la représentation adéquate

des réalités, exprimées et perçues, par les policiers concernés, et ce, dans le temps : nous

avons fréquenté régulièrement et jusqu’au terme de l’étude le centre de recherche de l’ENSP.

Cependant, une restitution formelle collective orale, auprès des équipes de BAC en activité,

n’a pu s’effectuer pour des raisons de contexte et d’organisation.

Concernant le secteur des télécommunications, conventionné, nous avons pu restituer

les éléments de la recherche collectivement, auprès des équipes concernées, sous forme de

présentations sous support PowerPoint à l’occasion de réunions hebdomadaires et mensuelles

des managers avec leurs équipes, et sous la même forme auprès des membres de la Direction,

du management, hors équipes de terrain.

Enfin, le secteur de l’enseignement, conventionné, connaîtra les retours de la

recherche courant 2017, par le biais d’une présentation des résultats au sein de l’établissement

REP+ concerné, et d’un échange auprès du Rectorat.

Un colloque interprofessionnel aura eu lieu en juin 2017, dans les locaux de

l’ENSP, afin d’opérer un retour plus général sur l’ensemble de la recherche aux quatre

secteurs concernés. Ainsi, les différents participants et acteurs des quatre terrains investigués

auront l’occasion de se rencontrer lors de ce colloque, voire d’y participer pour certains, et de

découvrir ou re-découvrir les principaux résultats et perspectives de cette recherche.

Ces différents moyens de restitution aux terrains concernés par l’étude nous ont permis

une mise en perspective des résultats, par corroboration avec les opinions, explications,

précisions des participants et personnes impliquées dans la recherche.

Page 248: Les régulations individuelles et collectives des émotions

247

5.3.3.2. La crédibilité de la recherche : la réflexivité des impacts du chercheur sur les sites, et

des sites sur le chercheur

La transcription de tous les éléments audios, en particulier des entretiens avec les

participants des quatre terrains ainsi que les éléments du journal de bord de chaque immersion

participante, a été réalisée dans le détail, mot pour mot. Les éléments de communication non

verbale ont été consignés pour chaque personne interrogée, ainsi que pour les journaux de

bord. Ces derniers, données principales des immersions participantes, ont ensuite fait l’objet

de mémos, ou retours par réflexion et prises de conscience de l’impact de notre présence sur

les sites, afin d’isoler certains éléments plus personnels. En effet, nous veillons à prendre en

compte l’influence que nous pouvons avoir sur les sites étudiés, en vérifiant que l’étude se

perçoit clairement dans les sites concernés (Drucker-Godard & al, 1999). La plupart du

temps, cela a été rendu possible grâce à la présence des managers de proximité, mis au fait de

la recherche, et encourageant cette dernière au sein des équipes.

La relation d’influence entre chercheur et site ne se traite pas seulement

unilatéralement : il existe aussi des effets du site sur le chercheur. Pour éviter les biais

relatifs à cet aspect, nous élargissons l’échantillon de personnes interrogées, par une étude à

trois niveaux - individuel, collectif et managérial - et conservons pour objectif de ne pas nous

laisser happer par le terrain, tout en gardant les questionnements de recherche en tête (Miles

& Huberman, 2003). Par rapport aux terrains particuliers - des métiers sujets à incidents

émotionnels, voire pour au moins deux d’entre eux, des métiers à risques physiques et

psychologiques - nous avons souhaité nous appuyer sur une aide psychologique extérieure

auxdits terrains, dans une démarche personnelle. Par exemple, en amont de l’immersion aux

Urgences, nous avons fait part à un psychologue clinicien, de notre appréhension à être

confrontée à des plaies importantes, à des personnes décédées, à des personnes en souffrance,

nous permettant ainsi de nous préparer a minima à ce type d’événement et à sa gestion. De

manière générale, tout au long de la recherche, et en particulier concernant les deux secteurs

les plus « à risques » professionnels, nous avons veillé à évacuer régulièrement les charges

émotionnelles pouvant impacter la future analyse et les interprétations des situations

professionnelles étudiées, grâce à des professionnels sélectionnés dans un cadre privé, et à

quelques personnes de notre entourage personnel. De plus, dans le but de réguler au mieux

nos propres émotions liées à la nature des terrains concernés, et de ne pas être trop perturbée

par certains horaires de travail desquels nous ne sommes pas familière, nous avons pris soin

d’optimiser notre énergie physique et mentale grâce au sport - la course, la mindfulness et le

yoga -, à une alimentation adaptée au rythme de travail intense provoqué par une

Page 249: Les régulations individuelles et collectives des émotions

248

méthodologie accaparante, et à un sommeil récupérateur. L’importance de ces trois aspects a

été formulée par un policier de la BAC interrogé, gérant lui aussi ses émotions, et donc son

énergie au quotidien grâce à ces « trois piliers » : « c’est peut-être de par ma physiologie,

mais j’ai trois règles. Je dis qu’il y a trois piliers qui me supportent, font que ça va me

permettre de résister un peu à tout. C’est le sport, l’alimentation, et le sommeil. Voilà ! Je

tiens à garder tout le temps cet équilibre » (policier de BAC).

Pour éviter les biais relatifs à l’influence du site sur le chercheur, nous nous donnons

comme impératif de bien nous connaître, discerner nos antécédents pouvant jouer sur les

terrains, et faire notre propre « paradigme personnel ». Par exemple, concernant l’immersion

participante au sein du service d’urgentistes, nous avons consigné nos impressions relatives à

l’accueil plus ou moins chaleureux du personnel soignant (en page 301) hors communication

formelle de la recherche. La problématique de la communication interne, question épineuse

dans ce service, a impacté nos émotions alors même que nous effectuions l’immersion. Ces

émotions constituent des biais : frustration, contrariété, impression d’être incomprise, voire

parfois d’être malmenée par certains personnels. Ces émotions ont été consignées, dans des

mémos issus du journal de bord, et ont été mises de côté lors des analyses. De même,

concernant l’immersion participante à la BAC, nous pouvons citer des émotions de deux

sortes : appréhension et excitation. L’appréhension et l’inquiétude d’avoir des difficultés

d’intégration, dues au sexe, puisqu’il y a très peu de policières à la BAC, se situaient à deux

niveaux : en interne, certes, mais aussi face au public rencontré, certains suspects pouvant

s’étonner d’une nouvelle présence féminine dans cette brigade. Quant à l’excitation, elle se

rapportait à l’enthousiasme, dû à une attirance antérieure pour le métier de policier, « rêve de

jeunesse » susceptible d’en biaiser la perception.

Afin de favoriser la prise de conscience de notre subjectivité et de nos

présuppositions, nous rédigeons des mémos et des notes à propos de nos biais et réactions,

dans l’objectif de les comprendre, voire de les contrôler. Il semble utile d’évoquer

l’importance du paradigme personnel (Drucker-Godard & al, 1999), c’est-à-dire les

données relatives au chercheur lui-même, comme sa formation, ses expériences, qui aident à

comprendre la démarche d’analyse. Par exemple, selon Groleau (2003), le partage d’un même

cadre de référence avec la communauté observée permet de nous y intégrer rapidement, mais

peut aussi nous amener à négliger de recueillir des informations paraissant évidentes. Ainsi,

l’immersion participante concernant le secteur de l’enseignement - le collège en REP+ - a été

grandement facilitée par la proximité naturelle entre chercheur et enseignants. Nous avons

Page 250: Les régulations individuelles et collectives des émotions

249

particulièrement ressenti cet accueil chaleureux. L’arrivée sur ce terrain a donc été favorisée

par cette connexion professionnelle et culturelle.

Après avoir mis en évidence quelques composantes construisant la qualité de la

présente recherche, nous en évaluons les degrés de validité.

5.3.4. Validité de la recherche

« La vérification des analyses repose sur différentes tactiques. La validité et la fiabilité

sont des critères essentiels de l’évaluation des apports potentiels de la recherche. Dans le cas

d’une recherche qualitative, plusieurs auteurs ont détaillé les critères spécifiques de validité et

de fiabilité (Denzin & Lincoln, 1994 ; Miles & Huberman, 2003 ; Yin, 2009) » (Musca,

2006 : 172). Les paragraphes qui suivent décomposent ces différents critères, afin d’établir la

validité de cette recherche.

5.3.4.1. Une multi-angulation

La triangulation des données, principal critère de validité interne, constitue un atout

fondamental de l’étude : « La triangulation, reprenant un terme de marine, vise à mettre en

regard des données qui sont soit obtenues par différentes techniques, soit collectées par

différents chercheurs, soit recueillies auprès des groupes différents, de manière à assurer leur

fiabilité, leur cohérence et leur consistance » (Jodelet, 2003 : 159). Cette triangulation

s’applique ici, en particulier, aux différentes techniques utilisées, afin de collecter des

données d’origines variées : l’immersion participante, les entretiens semi-directifs et non

directifs et la documentation secondaire. Se rajoute à cela une collecte de données au sein de

différentes unités appartenant à quatre secteurs.

La stratégie de triangulation (Denzin & Lincoln, 1994 ; Flick, 2009), renforce la

validité de construit de la présente recherche (Yin, 2009). La triangulation des données

s’effectue à plusieurs niveaux (Flick, 2009) : le niveau individuel, concernant les

professionnels de terrain ; le niveau collectif, c’est-à-dire le collectif de travail en activité ; le

niveau managérial et de GRH. Cette perspective dite « pluri-acteurs », propose une vision

enrichie en compréhension du phénomène étudié (Jick, 1979). La multi-angulation des

données, des temps de collecte, des personnes, des théories et des méthodes (Jick, 1979)

conduit à une validité, un décryptage des éventuelles erreurs de cadrage (Hlady-Rispal, 2015).

Page 251: Les régulations individuelles et collectives des émotions

250

5.3.4.2. Une validité de construit

Dans la recherche en sciences sociales, l’objet d’étude portant souvent sur des

concepts abstraits, pas toujours observables directement, il convient de chercher une validité

de concept grâce à la validité de construit, validité de l’opérationnalisation des concepts et

des hypothèses (van de Weerdt & Baratta, 2016). Nous vérifions que les résultats portent

bien sur les questions posées initialement. Afin d’atteindre une validité de construit, nous

devons agencer et manier plusieurs sources d’informations (écrites, orales), différentes

méthodes d’enquêtes (entretiens, observations) et divers informateurs (Hlady-Rispal, 2015).

Plusieurs moyens tendent à assurer que le concept opérationnalisé reflète bien le concept

théorique. Nous avons évalué dans quelle mesure la méthodologie choisie répond aux

questions initialement posées grâce à la triangulation des sources de collecte de données.

Nous nous sommes posé la question : « que faut-il observer, comment et pourquoi », en

mobilisant les concepts centraux de l’étude dans la grille d’analyse des immersions

participantes et du journal du bord, les principaux concepts étant : les compétences

émotionnelles lors de l’activité, le travail émotionnel, les régulations individuelles et

collectives des émotions, les risques au travail. Le cadre conceptuel établi décrit les

dimensions principales à étudier, ce qui détermine les informations à recueillir (Miles &

Huberman, 2003). Ce cadre conceptuel se dessine à l’issue de la revue de littérature.

Transition inter-chapitre

Le présent chapitre a présenté le cadre épistémologique et détaillé les démarches

méthodologiques et analytiques de la recherche. Le chapitre suivant va exposer, étude de cas

par étude de cas, les différentes adaptations méthodologiques et les résultats de notre étude

qualitative comparative. Similitudes et différences entre les occurrences émotionnelles, les

incidents émotionnels et les stratégies de régulations des émotions, entre les cas, se

dessineront alors.

Page 252: Les régulations individuelles et collectives des émotions

251

Chapitre 6 : Adaptations méthodologiques et résultats

Introduction du chapitre 6

Le chapitre ci-dessous présentera les adaptations méthodologiques des quatre études

de cas, ainsi que leurs résultats. Les cas exposés suivront un ordre relatif à la portée des

risques physiques et psychologiques de chaque métier (policiers de BAC, urgentistes,

enseignants en REP+ et téléconseillers), et non pas l’ordre chronologique de recueil de

données (urgentistes, téléconseillers, policiers de BAC et enseignants en REP+). Le premier

cas, celui des policiers de BAC se présente ainsi comme un archétype de l’étude du processus

émotionnel en situation de travail, nous permettant d’illustrer les stratégies de régulations des

émotions d’un métier sujet à incidents émotionnels, par contrastes et / ou similitudes avec les

trois autres cas. Le cas des urgentistes, celui des enseignants en REP+ et celui des

téléconseillers seront ensuite examinés, en soulignant les points communs et les différences,

ou les spécificités, face au « cas d’école » que représente le métier de policiers de BAC,

nommés « bacqueux » selon le langage policier.

6.1. Étude de cas : le cas des policiers de la brigade anti-criminalité

Tout d’abord, nous détaillerons quelques caractéristiques inhérentes au contenu de

l’activité de policier de BAC, métier à risques physiques et psychologiques, de primo

intervention, ainsi que des éléments spécifiques du management, de la GRH et des conditions

de travail. Nous rappellerons ensuite la démarche de recueil de données. Puis nous relaterons

les moments-clefs de l’immersion participante, de la préparation de notre venue sur le terrain

à notre intégration, et témoignerons des incidents émotionnels révélateurs du quotidien des

policiers, identifierons leur(s) source(s), ainsi que les émotions observées et relatées par ces

derniers. Nous rapporterons aussi nos propres émotions, vécues lors de l’immersion. La sous-

section qui suivra présentera le détail des données collectées par entretiens semi-directifs et

non directifs. Enfin, les résultats principaux de la recherche, issus de la triangulation des

données recueillies, seront avancés.

Page 253: Les régulations individuelles et collectives des émotions

252

6.1.1. Caractéristiques générales de l’étude de cas

Les principaux risques physiques et psychologiques induits par le métier de

« bacqueux » proviennent de la nature de l’activité des policiers, qui exercent en primo-

intervention. Les pratiques de management et de GRH, ainsi que les conditions de travail de

ces policiers prennent en compte les enjeux émotionnels au travail, de manière relative,

souvent informelle ou sous-entendue. Afin de révéler au mieux ces différents enjeux, aux

niveaux individuel, collectif et managérial, nous proposons de mener une étude de cas

triangulant trois sources de données : immersion participante, entretiens et documentation

secondaire.

6.1.1.1. « Bacqueux », un métier à risques, en primo intervention

Dans certains métiers, les émotions, façonnées par des règles sociales régissant la

manière de se conduire, doivent être contrôlées (Hochschild, 2003b). Les métiers de services

sont donc les plus concernés par les recherches portant sur la régulation des émotions au

travail, le contact avec le public rencontré s’avérant parfois assez délicat à établir : c’est le cas

des policiers de la BAC. La BAC, service spécialisé de la Police Nationale française, a été

créée en 1994, et dépend de la Direction Centrale de la Sécurité Publique (DCSP). Elle

appartient au Service d’Ordre Public et de Sécurité Routière (SOPSR). Les policiers de la

BAC assurent leur service la plupart du temps en civil avec un brassard « Police ». Ils

n’évoluent qu’exceptionnellement en tenue de maintien de l’ordre en unité constituée. Ils

portent un gilet pare-balles et disposent d’armes individuelles et collectives - des armes

d’épaules -, de moyens de force intermédiaires et de moyens de protection balistique. La

photographie 1 ci-dessous illustre une situation classique d’intervention.

Photographie 1 : La BAC en intervention

Crédits ph

otos : M

inistère d

e

l’Intérieur - D

IRC

OM

Page 254: Les régulations individuelles et collectives des émotions

253

La BAC dispose aussi de matériel d’effraction de type bélier. Spécialisés en milieux

sensibles, les policiers de la BAC circulent la plupart du temps en patrouille, en véhicules

banalisés, en groupe restreint de trois à quatre fonctionnaires. Sur certaines affaires, ils

peuvent se regrouper en collectif plus élargi. Des véhicules rapides sont réservés aux titulaires

du brevet de conduite spécialisée.

Le cœur de leur métier, le flagrant-délit, la recherche de délits et de crimes et les

interventions sur réquisitions, s’intègre dans un environnement chargé d’incertitudes, de

surprises, de violences éventuelles. Les principales missions de la BAC sont de maintenir ou,

selon le cas, rétablir l’ordre et la paix publics sur l’ensemble du territoire et particulièrement

dans les quartiers sensibles, de lutter contre la petite et la moyenne délinquance ou tout type

de délits voire de crimes, et d’intervenir pour mettre fin aux violences urbaines.

Cette étude de la régulation des émotions par les policiers de la voie publique d’un

service spécialisé d’une grande agglomération concerne un métier que l’on conçoit, déjà en

temps ordinaire, comme couramment exposé aux risques physiques et psychologiques

(Monjardet, 1996). Les policiers de la BAC côtoient au quotidien un public de « suspects » :

dangereux, hostiles, imprévisibles, ayant parfois des problèmes psychiatriques, devenant des

« mis en cause » ou des « interpellés » dans les cas où une interpellation s’impose ; et / ou un

public de « victimes » : en détresse, en panique, ayant ou non subi des violences, des vols.

Cette recherche, commencée en 2014, prend actuellement d’autant plus de relief qu’elle

s’inscrit depuis le 14 novembre 2015 dans le temps « extraordinaire » de l’état d’urgence. En

effet, le 13 novembre 2015, les premiers intervenants sur l’événement terroriste du Bataclan

furent des policiers de BAC. Ces policiers, lors de leur intervention, ont activé d’importantes

compétences émotionnelles, régulant leurs propres émotions, essayant de réguler au mieux

celles des victimes alors présentes, tout en passant à l’action de manière professionnelle,

action ayant abouti à la neutralisation d’un terroriste, évitant un nombre accru de victimes.

Nous relevons donc le caractère aigü des risques physiques et psychologiques ainsi que des

émotions déplaisantes, engendrés par les exigences et les conditions de travail de ce métier de

primo contact.

6.1.1.2. Management, GRH et conditions de travail à la BAC

La BAC est constituée de fonctionnaires, officiers, gradés non officiers, et gardiens de

la paix. Elle est placée sous l’autorité du chef d’unité, le Commandant, secondé par des

Capitaines. L’unité de coordination opérationnelle et de formation assiste ces managers. Les

Commissaires, supérieurs hiérarchiques au grade le plus élevé au sein du service, établissent,

Page 255: Les régulations individuelles et collectives des émotions

254

entre autres missions, les relais entre la Direction Départementale de la Sécurité Publique

(DDSP) et le Commandant. Tous les officiers de la BAC doivent être joignables 7 jours sur 7

et 24 heures sur 24. Commandant et Commissaires peuvent intervenir à tout moment suivant

les situations. La figure ci-dessous représente l’organigramme de la brigade concernée.

Figure 13 : Organigramme de la BAC étudiée

L’organigramme de la BAC recense donc les grades et constituants suivants :

Directeur DDSP et Directeur-Adjoint, Commissaire et Commissaire-Adjoint, Commandant de

l’unité, deux Capitaines, l’unité de coordination opérationnelle et de formation, impliquant

quatre policiers, et les trois groupes couvrant les vacations du matin, de l’après-midi et de la

nuit, une session de huit heures d’activité étant nommée « vacation ». Chaque groupe se

divise en trois sections de policiers. L’équipe du matin se compose d’une trentaine de

fonctionnaires, celle de l’après-midi d’une cinquantaine et celle de la nuit d’une quarantaine,

pour un total de 123 policiers de BAC. Ces différences de répartition des effectifs

s’expliquent par la charge de travail, qui dépend des horaires de la journée. Concernant

Page 256: Les régulations individuelles et collectives des émotions

255

l’après-midi, on compte davantage de crimes, délits et flagrants-délits, c’est pourquoi

l’effectif y est plus important.

La nature de l’activité varie selon les groupes. Cet aspect a été mentionné à plusieurs

reprises par les fonctionnaires lorsque nous discutions avec eux dans les voitures. Une

caractéristique de l’activité de l’après-midi est le trafic de stupéfiants ; certains policiers

décrivant même l’activité des délinquants concernés comme « une organisation qui

fonctionne comme une entreprise, avec des grades, des horaires de travail, des lieux d’accueil

de ‟clients”, un ordre interne hiérarchisé, voire des évolutions de carrière ». Le matin, les

policiers interviennent plutôt sur des affaires de cambriolages, d’effractions, ou de vols, les

délinquants opérant sur ce type de délit à l’aube, afin de ne pas attirer l’attention et / ou de

surprendre les victimes dans leur sommeil. Le groupe du matin se préoccupe aussi

particulièrement des personnes recherchées, et des perquisitions au domicile de ces dernières,

au lever du jour. Enfin, le domaine de la nuit recouvre surtout des faits de violences,

agressions, vols, viols, situations à risques avec personnes alcoolisées, bagarres, que les

policiers de nuit dénouent fréquemment par des courses-poursuites, la plupart du temps en

voiture. Ces policiers signalent l’ambiance spécifique de ce travail de nuit, où les relations

entre collègues s’intensifient, en raison, selon eux, de l’atmosphère si particulière de la vie

nocturne.

Les policiers de la BAC travaillent sous le régime cyclique 4-2, c’est-à-dire quatre

jours de travail, suivis de deux jours de repos, les week-ends étant ainsi rarement non

travaillés. Ils se répartissent en trois groupes de trois sections chacun. Les Majors représentent

les managers de proximité de ces trois groupes, et partagent leur activité entre tâches

managériales ou administratives, et présence sur le terrain avec leurs équipes.

Dans chaque groupe et à chaque prise de service, les policiers alternent les équipages

au sein d’une même section, ce qui leur permet à la fois de travailler avec des personnes

différentes, et de « tourner », ou patrouiller, régulièrement avec les mêmes collègues : ce

système aboutit à ce que les agents se connaissent et s’habituent aux routines et manières

d’être des uns et des autres, pour s’ajuster et s’adapter plus facilement lors des interventions.

Cependant, le groupe de l’après-midi comportant une cinquantaine de policiers - chaque

section implique dix-huit fonctionnaires - cette accoutumance et cette prise de « marques »

semble parfois assez compliquée et nécessite un certain temps de stabilisation du collectif.

Cette organisation par « équipages tournants », lorsque le nombre de personnels atteint un

certain seuil, trouve ainsi ses limites : nous relevons une certaine insatisfaction chez ceux du

groupe de l’après-midi à propos de cette difficile connaissance des partenaires de travail ; elle

Page 257: Les régulations individuelles et collectives des émotions

256

permettrait pourtant une routinisation et le développement des répertoires d’action (Loriol,

2012), sources de certains automatismes, salutaires pour l’efficacité d’intervention.

Les fonctionnaires de la BAC sont recrutés par une procédure spécifique, à valeur

nationale, pour une durée de trois ans, renouvelable. Les policiers recrutés ont déjà effectué

quelques années de service, car l’expérience « police » permet, selon eux, de gérer

davantage de situations à risques : « une éventuelle compétence émotionnelle ne peut se

développer que sur la base d’une solide compétence technique » (Bernard, 2007 : 67). Des

tests triennaux leur sont imposés, et vont déterminer la possibilité, pour les fonctionnaires, de

renouveler leur activité à la BAC, ou de changer de service, s’ils échouent. Ce type de

renouvellement ou confirmation de recrutement, spécifique aux BAC, se révèle source

d’émotions déplaisantes, en particulier d’anxiété et de frustration, émotions individuelles mais

aussi collectives.

À propos de la gestion des émotions en contexte de travail, ce métier offre ainsi un

véritable cas d’école, les policiers de BAC exerçant en tant que primo intervenants. Dans ce

métier à fortes exigences émotionnelles, les compétences émotionnelles du policier ne sont

prises en compte que de manière informelle, lors du recrutement - lors de l’entretien de

recrutement, avec les managers et un psychologue -, à l’occasion des débriefings post

intervention, et lors des échanges entre les policiers pendant l’activité. Aucun outil de GRH

ne transcrit ni n’évoque expressément et formellement les compétences émotionnelles

que le métier nécessite, ni les exigences émotionnelles qu’il renferme. Les formations,

techniques, ponctuelles, comme les formations à la conduite rapide, et les entraînements, ou

formations routinisées en interne, comme les entraînements au tir, tendent vers cette

considération des émotions en contexte réel de travail, et permettent parfois aux policiers de

développer des compétences liées à la régulation des émotions au travail ; mais l’aspect

émotionnel en intervention reste circonscrit. L’évaluation annuelle des compétences prend

en compte de façon formelle des aspects comportementaux et émotionnels des policiers, mais

de manière limitée et canalisée. Par exemple, la fiche d’évaluation annuelle d’un policier de la

BAC mentionne, entre autres compétences à évaluer par le manager, un onglet « courage,

maîtrise, sang-froid », à noter sur une échelle de 1 à 6. Enfin, selon les policiers observés et

interrogés, le système de rémunération ne représente pas les risques physiques et

psychologiques relatifs aux exigences du métier, ni la charge de travail relative à la gestion

des émotions. Ces aspects, peu reconnus par le management dit « indirect », et les services de

GRH, semblent ignorés des rétributions.

Page 258: Les régulations individuelles et collectives des émotions

257

6.1.1.3. Récapitulatif de la méthodologie employée

Une étude ethnographique au sein d’une BAC d’une grande agglomération a été

associée à dix-huit entretiens semi-directifs enregistrés sur dictaphone, avec des policiers en

service, sur le terrain, ainsi qu’avec le management (Majors, Capitaine, Commandant,

Commissaires), et trois entretiens non-directifs : un avec le médecin du travail, un avec les

psychologues de la cellule de soutien opérationnel et le troisième avec un représentant de la

Direction départementale, soit vingt-et-un entretiens d’une heure quize à trois heures, avec

vingt-trois interlocuteurs. Les entretiens, enregistrés sur dictaphone après accord des

participants, transcrits mot pour mot et comprenant les éléments verbaux et non verbaux du

discours, ont été envoyés par courriel aux volontaires concernés, pour validation. Tous les

participants ont signé le formulaire de consentement de participation à la recherche,

garantissant anonymat et confidentialité des échanges.

Le recueil de données de l’immersion participante consiste principalement en un

journal de bord, écrit et / ou oral (lorsqu’il est enregistré sur dictaphone), la plupart des notes

prises ou enregistrées ayant été produites post immersion, dès notre retour, à notre voiture ou

à notre domicile. Toutes les données de l’immersion participante ont été converties en mots,

transcrits informatiquement.

Ces données issues de l’immersion et des entretiens ont été classées, triées, puis

analysées par catégories conceptualisantes (Langley, 1997). À ces données qualitatives issues

de deux méthodes différentes, soit environ 500 pages à analyser, s’ajoutent des éléments de

documentation secondaire, obtenus auprès des managers, de la hiérarchie, des différents

acteurs de la santé, et parfois des policiers de terrain.

6.1.2. L’immersion participante à la BAC

Dans un premier temps, nous présenterons les modalités d’arrivée sur le terrain et

d’intégration dans le service. Dans un deuxième temps, nous relaterons quelques éléments

relatifs à l’activité quotidienne des policiers observés, afin de saisir les constantes, les rituels,

les conditions générales de travail. Dans un troisième temps, nous rapporterons différents

stimuli et occurrences émotionnelles représentatifs de l’activité, recueillis durant les journées

d’immersion. Dans un quatrième et dernier temps, nous consignerons quelques émotions

personnelles, qui nous ont marquée.

Page 259: Les régulations individuelles et collectives des émotions

258

6.1.2.1. La venue sur le terrain : entre préparation et baptême du feu

L’autorisation d’immersion au sein de la BAC résulte de plusieurs rendez-vous

préparatoires avec des responsables du Centre de recherche de l’ENSP, auxquels différentes

propositions de recherche ont été soumises. L'ENSP a pour mission principale la formation

initiale et continue des Commissaires de police (corps de conception et de direction de la

police nationale) et des Officiers de police (corps de commandement). L'ENSP est également

chargée d'une mission de recherche et développe, dans ses champs de compétence, des actions

de coopération avec des institutions d'enseignement et de recherche, françaises et étrangères.

Suite à ces échanges autour du projet de recherche, le Commissaire divisionnaire chef

du département recherche, valorisation professionnelle et documentation du Centre de

recherche de l’ENSP nous a accompagnée lors de la présentation de la recherche auprès de la

DDSP. Ces rencontres ainsi que le dossier de présentation de la recherche et de la démarche

méthodologique envisagée ont conduit à un avis favorable afin d’entreprendre le projet

concerné. La DDSP a donc réfléchi sur le type de service pouvant être le plus pertinent et le

plus concevable : la BAC ? La Compagnie Départementale d’Intervention (CDI), assurant des

missions de sécurisation, de maintien de l’ordre et de protection des biens et des personnes ?

Ou la brigade des mœurs, service chargé des affaires relatives à certains crimes ou délits

contraires à la moralité publique, aux bonnes mœurs ou à l’ordre des familles ? Finalement,

elle a opté pour la BAC comme service d’accueil. Dans le même temps, une convention de

recherche entre l’ENSP et notre université de rattachement a été établie et signée. Les

objectifs initiaux de la recherche sont précisés dans la convention :

[« La doctorante a comme objectifs :

- une identification du risque émotionnel pour les policiers, des compétences émotionnelles

requises (au sens de Salovey et Mayer, 1990), des moyens de développer ces compétences

(formations, entraînements, expériences), du niveau et du type de travail émotionnel effectué

(au sens de Hochschild, 2003) ;

- une analyse des régulations émotionnelles individuelles (au sens de Gross, 1998 et 2014) et

/ ou collectives opérées, et des outils et pratiques de GRH facilitant la gestion émotionnelle ;

- un recensement des outils et pratiques identifiés dans le cadre de la recherche doctorale

pouvant être transférables / reproductibles entre les quatre secteurs étudiés, mentionnés dans

le préambule ;

- la formulation de préconisations. Les données collectées pourront être employées dans le

cadre de la formation professionnelle des cadres de la police nationale »].

Page 260: Les régulations individuelles et collectives des émotions

259

Suite à cet accord, nous avons pu entrer dans le détail de la méthodologie et du

planning envisagé pour la recherche, en rencontrant les Commissaires responsables du service

BAC en question, et le Commandant. Dans le même temps, une note de service interne

annonçant notre venue et l’objet de la recherche a été transmise aux équipes. Cette note

intitulée « stage doctorante » comprend l’information suivante : [« Ce stage se déroulera en

deux phases. Tout d’abord, la doctorante effectuera un stage d’immersion complète au sein

de la BAC en intégrant un équipage BAC. Elle est autorisée à monter à bord des véhicules de

police et à suivre les fonctionnaires de police sur les différentes interventions. Elle sera

obligatoirement porteuse d’un gilet pare-balles. En cas d’intervention manifestement

dangereuse ou risquée, les fonctionnaires de police veilleront d’une part, à ne pas l’exposer

outre mesure et d’autre part, à assurer sa protection (en lui demandant par exemple de rester

dans le véhicule BAC). […] À l’issue de cette phase d’une durée de 15 jours, la doctorante

entamera sa deuxième phase de stage qui consistera en l’organisation d’entretiens individuels

anonymes avec les fonctionnaires BAC volontaires d’une durée d’environ 1 heure à 1 heure

30 […]. L’objectif de ces entretiens est de comprendre et de capter les enjeux émotionnels des

policiers en situation de travail et viendront appuyer son étude […] »].

La démarche ethnographique nous permet de nous insérer au cœur de l’activité. Nous

avons pu suivre les différentes vacations de 8 heures de travail au sein des équipages BAC en

février et mars 2015 : la vacation du matin - de 4h à 13h environ -, la vacation de l’après-midi

- de 12h30 à 21h environ -, et la vacation de nuit - de 20h à 5h environ -, soit environ 100

heures d’immersion participante. Lors de l’immersion, nous étions en civil et porteuse d’un

gilet pare-balles, comme les fonctionnaires concernés par l’étude. Face au public, il s’agissait

de ne pas se faire remarquer, ou de passer pour une stagiaire en formation. Sur

recommandation des managers rencontrés en amont de notre venue, nous avions prévu une

tenue vestimentaire adaptée à la future immersion : jean, chaussures plates, pull, veste, afin

d’être opérationnelle pour suivre les équipages sur le terrain, et de ne pas se faire

spécialement remarquer visuellement. Dès le premier jour d’immersion participante, après

une première présentation et un dernier « calage » des modalités de notre venue dans la

matinée avec les managers, nous avons pu bénéficier d’une formation au tir à l’arme de poing

avec le brigadier formateur de la BAC, afin de faciliter notre intégration dans les équipes, et

de développer une posture compréhensive. Sans doute, cette phase a-t-elle contribué à notre

insertion dans la brigade, ce « baptême du feu » pouvant s’interpréter comme une mise à

l’épreuve afin de nous « bousculer » et d’évaluer notre motivation à suivre les policiers sur le

terrain. De plus, les managers ayant eu l’initiative d’une telle formation ont précisé que cette

Page 261: Les régulations individuelles et collectives des émotions

260

phase, importante pour être « bien vue » des équipages, contribuait aussi à provoquer en nous

une émotion assez forte pour nous mettre en condition de capter l’activité réelle que nous

souhaitions appréhender. Nous avons considéré cette formation comme une chance de

pouvoir vivre un moment exceptionnel et inhérent au travail policier. Nous avons suivi les

recommandations et les conseils du formateur, et selon lui, nous avons atteint une

performance honorable pour une débutante. Nous avons senti l’enjeu de ne pas passer pour

une « mauvaise tireuse » pour la réussite de notre intégration ; c’est pourquoi nous avons mis

à contribution certaines techniques de gestion émotionnelle que nous expérimentons, en

particulier la gestion du souffle, la détente du corps, le déploiement de l’attention et la

concentration lors des tirs, et l’écoute active du formateur. Pour cela, un certain lâcher-prise

est nécessaire. Les émotions ressenties lors de cette phase palpitante d’entrée sur le terrain ont

été consignées : excitation, joie, peur et vigilance. Nous avons été agréablement prise en

charge par le formateur, dont les qualités relationnelles et le professionnalisme indéniables ont

eu un impact certain sur notre confort et notre intérêt en cette première journée d’immersion.

Suite à cette phase émotionnellement intéressante, nous avons pu nous présenter et

exposer le projet de recherche devant les équipes de la journée prenant leur service aux

alentours de 12h30. Nous avons pitché le projet devant les policiers présents, et répondu aux

questions. Après cette présentation, la réunion habituelle, formelle, de prise de service des

policiers, nommée « Appel », s’est déroulée comme à l’accoutumée. Nous avons été intégrée

ensuite dans un équipage, aux côtés de trois policiers.

6.1.2.2. Le déroulement quotidien de l’activité

La phase d’« Appel », ou prise de service, s’effectue de manière formelle, dans une

salle dédiée, concernant les équipages de l’après-midi, et de manière plus informelle et

décontractée concernant les équipages du matin et de la nuit. Pour ces derniers, l’Appel a lieu

dans la salle de « pause », salle faisant office de cuisine, dont l’espace réduit et la disposition

des chaises et tables en rond ou en U sont propices aux échanges informels. L’espace réduit

de cette cuisine comporte lavabo, réfrigérateur, et machine à café. Les équipes du matin et de

la nuit qui prennent leur service s’y retrouvent de manière détendue, autour d’un café. Les

Majors passent les informations des vacations précédentes aux équipes, effectuent un passage

de consignes, précisent les véhicules et personnes recherchées, puis annoncent la répartition

des équipages par voiture. À chaque nouvelle prise de service, le manager de proximité nous a

permis de présenter notre recherche aux policiers absents les fois précédentes, et de répondre

Page 262: Les régulations individuelles et collectives des émotions

261

aux éventuelles questions. Lors de ce moment de prise de fonction, les échanges entre

policiers sont fluides, portent à la fois sur l’activité de la vacation et sur les informations

relatives aux précédentes activités. Au matin et à la nuit, ces échanges transversaux

n’apparaissent pas purement descendants, contrairement à la phase d’« Appel » des équipes

de l’après-midi, plus formelle et encadrée. Puis les équipes se croisent, par exemple les

policiers de la nuit précédente saluent ceux du matin, s’échangent des informations plus ou

moins professionnelles, des remarques, des blagues.

Une fois les équipages composés, si les policiers de service n’ont pas de tâches

administratives à effectuer, ils descendent au garage pour s’équiper. Sinon, ils effectuent leurs

tâches administratives côte à côte dans une salle informatique, adjacente à la salle d’« Appel »

officielle, comportant quelques ordinateurs, des dossiers du personnel, une imprimante, et des

informations générales. Cette salle favorise aussi les échanges informels entre policiers. Une

fois au garage, les policiers s’équipent en armes individuelles et collectives, prennent leur

gilet pare-balles, récupèrent boucliers et casques. Ils chargent les voitures avec différentes

armes collectives, les boucliers, les tenues, les casques, ainsi que des sacs et affaires

personnelles (le déjeûner). Afin de pouvoir s’éjecter rapidement du véhicule lors d’une

intervention, ou de pouvoir laisser le véhicule vide en ville, par exemple lorsque l’équipage se

rend dans un commissariat, il ne faut laisser, dans l’habitacle, que le strict minimum pour que

n’y subsiste aucun objet de valeur, matériel de combat ou arme supplémentaire. Le coffre se

retrouve donc souvent très chargé : de nombreux policiers regrettent le manque de place et la

tâche de chargement / déchargement. Ils constatent aussi que la puissance des voitures mises à

disposition ne se montre pas toujours à la hauteur de leurs attentes et des besoins des

interventions, en raison d’un kilométrage parfois trop important. Le conducteur de l’équipage

vérifie de nombreux aspects techniques relatifs au véhicule et la bonne marche du deux-tons ;

il remonte les éventuels dysfonctionnements. Une fois cette étape validée, l’équipage monte à

bord et sort de l’Hôtel de police, à allure moyenne si aucune réquisition n’a été sollicitée

jusque-là, ou en urgence, selon les cas.

Les policiers communiquent en permanence avec les services d’informations et les

autres collègues, en cas de réquisitions ou de besoins, grâce à plusieurs radios portatives. Une

fois en dehors de l’Hôtel de police, les policiers disposent, en fonction des consignes, soit

d’une zone dédiée pour mener leurs activités, soit d’une certaine autonomie sur l’ensemble de

l’agglomération. De nombreuses discussions ont cours au sein des voitures, sur tout sujet : des

aspects personnels, des aspects liés au service, des informations sur les affaires en cours, sur

ce qu’ils souhaitent « faire » aujourd’hui. L’état de vigilance s’avère particulièrement

Page 263: Les régulations individuelles et collectives des émotions

262

important pour les patrouilles : cet état émotionnel reste le plus mentionné et constaté lors de

nos observations. Les policiers échangent sur ce qu’ils voient, ce qu’ils suspectent, les

endroits-clefs, les personnes connues croisées dans la rue, les conducteurs ou piétons qui

semblent anormalement pressés, les conduites suspectes.

Concernant les aspects environnementaux, les policiers du matin, tout comme ceux de

la nuit, vivent à la fois leur activité dans le noir, la « fin de la nuit », et dans la lueur du jour

jusqu’au jour complet. Ainsi, un sens se trouve particulièrement sollicité, la vue : les yeux

s’habituent à l’obscurité, puis s’adaptent à la lumière. Le public aussi varie : les noctambules

achèvent leur nuit, les travailleurs entament leur journée. Durant ces heures, plusieurs univers

sociaux se croisent selon leurs propres trajectoires. La photographie suivante illutre une

situation d’intervention de la BAC de nuit :

Photographie 2 : Intervention en BAC de nuit

Suivant les équipages, il existe certains rituels ; voici par exemple un rituel typique des

équipes du matin : celui qui n’arrive pas à l’heure, ou qui ne s’est pas réveillé, doit apporter

son « petit salé » lors de la pause, qui consiste en un copieux petit déjeuner salé, autour

duquel les équipages des environs se retrouvent, dans une salle de pause d’un commissariat, et

échangent sur des aspects personnels et professionnels, suivant la charge d’activité qui se

présente à eux. De manière générale, les moments de retrouvailles dans les commissariats, en

collectif plus ou moins élargi de la brigade, constituent des moments particulièrement féconds

et riches en communication, en cohésion d’équipe. Ils permettent aussi aux managers de

Crédits photos : Ministère de l’Intérieur - DIRCOM

Page 264: Les régulations individuelles et collectives des émotions

263

proximité d’opérer une certaine régulation émotionnelle collective, ces temps et espaces étant

utilisés, la plupart du temps, comme des vecteurs d’informations, de regain d’énergie, souvent

de bonne humeur. Les équipages se retrouvent ainsi régulièrement en contact les uns avec les

autres, dans les commissariats, pour échanger, se reposer, manger, se préparer à une

intervention en collectif élargi. Ce temps, propice aux échanges, régénère les esprits et remet

les corps en éveil dans les cas de vacations calmes.

6.1.2.3. Une activité riche en occurrences émotionnelles

Nous avons remarqué un certain nombre d’occurrences émotionnelles représentatives

de l’activité, durant l’immersion sur plusieurs vacations. Certaines proviennent de situations

observées ou vécues pendant l’immersion ; d’autres résultent d’échanges avec les policiers de

la brigade pendant l’immersion. La valence et l’intensité des différentes émotions notées

composent une palette contrastée. Certaines émotions émanent de l’environnement externe

des équipes, d’autres de l’environnement interne.

Nous citons ci-dessous quelques exemples de situations à incidents émotionnels issus

de l’environnement externe des policiers : principalement, la nature des interventions et les

exigences émotionnelles du métier impliquent des émotions de peur, de colère, de vigilance,

de différentes intensités. Lors d’une course-poursuite pour arrêter des individus recherchés

ayant pris la fuite, les policiers ont été soumis à des exigences émotionnelles relevant de

l’appréhension, de la contrariété, de la vigilance. En amont de l’intervention, la planque

mobilise anticipation et vigilance. En aval, les policiers expriment joie et soulagement. De

manière générale, le contexte d’incertitudes et d’imprévus se rattachant à l’émotion

fondamentale de la surprise, se couple avec des situations de risque et de violence potentielle

relevant du domaine de l’émotion fondamentale de la peur. Les mis en cause peuvent se

montrer dangereux, imprévisibles, potentiellement violents : « les missions en elles-mêmes

peuvent être dangereuses et imprévisibles, on arrive en premier sur une situation avec que

très peu d’éléments. On fige la situation pour que, le cas échéant, le RAID ou autre prenne la

suite, mais eux ils risquent moins leur vie, ils sont plus équipés et ont les infos qu’on leur

donne, le plan des lieux, etc » (échange avec un groupe de policiers, post intervention, lors de

la rédaction d’un PV). Les policiers insistent sur l’importance de la tension du corps en

vigilance, pendant l’intervention, qui viendrait court-circuiter les inconvénients potentiels de

l’expression de l’émotion de peur : « on a la surprise. Mais parfois, on n’a pas le temps

d’avoir peur, sur un cambriolage on s’est faits artiller sur le périphérique, dans un tournant,

Page 265: Les régulations individuelles et collectives des émotions

264

on était quatre dans la voiture, celui qui avait la radio et celui au volant n’ont pas entendu les

tirs des mecs, mais les deux autres, si. Parce que les collègues avaient l’effet tunnel […].

D’ailleurs on a eu un doute après parce qu’on n’avait pas d’impact sur la voiture. Mais

quand on a retrouvé la voiture à arrêter, on a retrouvé trois douilles, donc il y avait au moins

un tir […]. Mais sur le coup, pas eu le temps d’avoir peur, ni la surprise. C’est après qu’on a

pris conscience du truc, on s’est dit ‟quand même ha ouais, c’est du lourd quoi” ». Parfois,

les exigences émotionnelles au travail, pour les policiers, correspondent à la vigilance,

l’anticipation et l’intérêt envers des éléments risqués qui ne relèvent que de la potentialité, et

qui peuvent s’inscrire sur un temps long. Citons, comme illustration, le cas des planques, ou le

cas de situations de travail particulièrement « calmes ». Dans ces cas, mobiliser son énergie et

maintenir ses sens en éveil s’avère difficile : « des fois, il n’y a rien » ; « les planques, ça peut

être très long » (sur une planque où nous avons attendu plus de trois heures). Les policiers

doivent maintenir un niveau de vigilance, sans s’épuiser. Alors, suivant l’entente et la

complicité intra-équipage, ils échangent entre eux, partagent des récits d’arrestation, racontent

des interpellations en mobilisant humour, recul et analyse. Ces moments, bien que perçus par

la plupart comme initialement « ennuyeux », servent à la solidarité, les échanges informels, et

la cohésion du groupe. Ces moments passés à veiller se produisent en particulier au sein des

équipages de nuit.

Les situations à incidents émotionnels émanant de l’environnement externe aux

policiers proviennent aussi de l’attitude des requérants, des victimes, des témoins, des

personnes concernées par l’intervention sans être des mis en cause, ou des personnes croisées

sur le chemin de l’intervention : « le problème des gens lents et pas reconnaissants, c’est un

vrai problème ». D’une part, à l’égard de requérants, ou victimes, ou concernés par les

interventions, nous notons parfois contrariété et sentiment d’injustice et de non-

reconnaissance : les personnes chez qui arrivent les policiers pour régler une situation

difficile, ou les personnes chez qui le problème a eu lieu, ou les personnes ayant sollicité les

policiers, ne se montrent pas toujours accueillantes, à notre étonnement. Par exemple, nous

témoignons avec surprise du peu de considération et d’accueil des policiers, de la part d’une

famille chez qui une interpellation difficile a eu lieu : un individu dangereux s’était dissimulé

par hasard chez eux pendant une poursuite. Nous avons demandé si ce type de réaction était

courant. Les policiers nous ont répondu qu’en effet, les « gens n’étaient souvent pas très

accueillants quand on arrive, alors qu’on est là pour leur sécurité, parfois à leur demande ».

En l’occurrence, la famille chez qui la personne poursuivie se cachait, après avoir montré une

légère surprise face à la situation, a souhaité en savoir plus. Les policiers ont alors expliqué

Page 266: Les régulations individuelles et collectives des émotions

265

les raisons de leur présence. En réaction, la famille n’a exprimé aucun signe de

reconnaissance, restant silencieuse ou peu agréable, s’exprimant surtout pour regretter les

quelques dégâts matériels occasionnés par l’interpellation. De même, au cours d’une

recherche d’un individu dangereux, notre équipage s’étant rendu chez la mère de l’individu, a

souhaité recueillir quelques informations à son propos ; l’accueil a été froid, les informations

recueillies inexistantes, les échanges verbaux parfois impolis et passifs-agressifs (la personne

ne répond pas aux questions posées et regarde dans le vide), malgré les tentatives des policiers

de communiquer de manière contenante, au sens psychologique du terme : « nous sommes là

pour vous aider madame, vous cherchez votre fils, nous aussi ». Dans ces situations, et face à

une certaine détresse des personnes, impliquées par ce type de recherches, les policiers

suggèrent et orientent parfois ces dernières auprès d’aides sociales extérieures, effectuant

ainsi une mission de conseil.

Par ailleurs, des personnes extérieures aux interventions deviennent sources

d’émotions déplaisantes pour les policiers, tels ces automobilistes passifs alors que retentit le

deux-tons et tourne le gyrophare, lors d’interventions sur réquisition, durant lesquelles les

policiers opèrent de manière urgente pour arriver sur les lieux au plus vite. À plusieurs

reprises, pendant ces instants, nous avons noté l’important décalage entre la tension et la sur-

vigilance des policiers, se projetant dans une arrivée express sur le secteur concerné, et la

relative tranquillité des automobilistes englués dans le trafic ou dans leurs soucis. Cette inertie

des usagers de la route occasionne, sans qu’ils le sachent toujours, de vives émotions

déplaisantes pour les policiers : colère, contrariété, stress aigü momentané. Faisant partie de

l’équipage, et étant informée par la radio du besoin de l’équipe policière à être présente à tel

endroit au plus vite, nous avons pu ressentir cette contrariété et cet agacement. Par exemple,

sur une intervention sur réquisition nécessitant un déplacement rapide, en après-midi, dans

l’agglomération, nous avons enchaîné plusieurs petites difficultés de cet ordre, pour finir

complètement bloqués par un seul automobiliste, éberlué. Le policier au volant, du fait de

cette surenchère d’empêchements, n’a pas régulé son émotion, et a crié de colère, la personne

ne décalant pas son véhicule, restant immobile, face à nous. Les policiers vivent cette

situation dans la peur et le stress de perdre un temps précieux pour l’efficacité de leur

intervention. Cela les agace, car l’objectif premier, sur les interventions sur réquisition,

consiste à arriver le plus vite possible sur les lieux : « des fois les gens ne comprennent rien,

ils se poussent pas alors que c’est important. Certains font pas exprès, ils sont pas vigilants,

écoutent de la musique ou sont sur leur portable ; et d’autres le font exprès ». Nous relevons

ce décalage entre « le temps du policier » et « le temps des gens », et de fait, avons vécu cette

Page 267: Les régulations individuelles et collectives des émotions

266

source de stress, de tension, de colère, devant laquelle les policiers restent impuissants, car

« on ne peut pas demander aux gens d’être dans le même état que nous à ce moment ».

D’autre part, des émotions déplaisantes trouvent leur origine également dans

l’environnement interne à l’institution policière. Il s’agit principalement des problèmes de

coordination et de communication inter-services, et de rapport à la hiérarchie hors

management de proximité.

Tout d’abord, nous constatons une récurrence des émotions de contrariété, de colère,

voire d’ennui et de dégoût dans des cas où des services « voisins » ne communiquent pas des

informations nécessaires, ou ne communiquent pas du tout, ou communiquent des

informations erronées ou approximatives, ou ne se coordonnent pas avec la brigade. Voici un

exemple de situation professionnelle ayant généré de la contrariété pour les policiers

observés : à propos de la recherche d’une jeune femme ayant séquestré avec violence et

frappé une autre jeune femme, les équipages se mobilisent pour rechercher la suspecte, et

communiquer auprès de la victime. Après une à deux heures de travail, nous apprenons que la

mise en cause avait déjà été arrêtée la veille, par un autre service. Cette information à

retardement a provoqué lassitude et contrariété chez les équipages impliqués, occasionnant

quelques instants une perte de sens au travail - voire une perte de sens du travail - par un

manque de communication et de coordination : « donc au moins un policier n’a pas fait son

travail », « marre des mauvaises informations ».

Nous remarquons également que le policier perçoit de façon très différente sa

hiérarchie directe et sa hiérarchie plus lointaine. Le management de proximité apparaît

comme principal vecteur de régulation émotionnelle collective, que cette dernière soit directe

ou indirecte, c’est-à-dire en présence ou non du manager de proximité. Les échanges, riches,

entre le policier et son manager, témoignent d’un certain degré de confiance, de

compréhension, d’écoute, voire d’empathie entre les intéressés. En revanche, la « haute

hiérarchie » fait l’objet de critiques au premier abord fort dissemblables. Les policiers de

terrain, lorsqu’ils éprouvent des émotions déplaisantes envers la hiérarchie indirecte,

mentionnent à l’unanimité un trop-plein de management directif, parfois infantilisant : « on

doit toujours rendre des comptes sur tout, c’est infantilisant », « il faut aller dans le même

sens que la hiérarchie, sinon on doit s’en aller, on peut sauter » ; « les pratiques de

management sont bien taillées, faut pas être dans la liste noire ». Les émotions déplaisantes

correspondant à ces ressentis relèvent de l’appréhension-peur, de la contrariété, de la colère,

de l’ennui, du découragement. Concernant la « haute hiérarchie », les policiers font aussi

référence à un manque de reconnaissance ou à une reconnaissance, selon eux, trop

Page 268: Les régulations individuelles et collectives des émotions

267

institutionnalisée et impersonnelle, et à un management physiquement absent : « on ne les voit

jamais ». Cependant, lorsque la reconnaissance s’inscrit dans un cadre plus officieux, les

policiers remarquent et apprécient beaucoup cette marque d’intérêt : « la dernière fois, on

nous a félicité pour l’affaire […] par la radio : ‟bravo les gars, c’est une belle affaire, un

beau travail etc”, on était contents ».

Le tableau 18 reprend les différentes causes et manifestations d’occurrences

émotionnelles au travail, constatées lors des immersions.

Tableau 18 : Émotions observées et mentionnées lors des immersions participantes

Nature du stimulus

Valence de l’émotion Émotions et états affectifs observés

Environnement externe

Émotions déplaisantes

Nature et exigences de l’activité : peur, appréhension, colère, contrariété, surprise face à l’incertitude, ennui Personnes croisées, requérants, victimes : colère, contrariété, agacement, stress, sentiment d’injustice, de non-reconnaissance

Émotions plaisantes Joie, fierté, soulagement, euphorie, anticipation, intérêt, vigilance

Environnement interne

Émotions déplaisantes

Manque de communication, coordination inter-services : colère, contrariété, dégoût, ennui Hiérarchie indirecte et « haute hiérarchie » : peur, appréhension, contrariété, colère, ennui, sentiment d’infantilisation, de non-confiance, manque de reconnaissance

Émotions plaisantes

Avec les collègues et les managers : communication plaisante, humour, blagues, échanges informels, cohésion d’équipe, solidarité, fierté, euphorie, intérêt, partage d’émotions plaisantes, reconnaissance

6.1.2.4. Les émotions du chercheur en immersion

Durant l’immersion, nos émotions ont été mises à l’épreuve. Nous distinguons les

émotions que nous avons ressenties, des émotions liées à la situation de travail ressenties par

les policiers observés. En terme d’intensité, nos états affectifs principaux correspondent à la

peur, l’appréhension, l’excitation, la confiance, la vigilance, l’intérêt, la joie, la fierté, le

respect. À titre d’illustration d’un épisode d’appréhension, mentionnons cette anecdote : lors

d’une planque prolongée, le corps métabolise et un besoin naturel devient impératif… Là,

derrière un bosquet, en plein hiver, la nuit, en banlieue, comment décrire l’appréhension de se

voir abandonnée, si l’individu surveillé pour vol de véhicule avec violence venait à passer à

cet instant ? Éventuellement laissée sur place par un équipage dont nous ne connaissions que

les prénoms et ignorions les contacts téléphoniques, nous faisons connaissance avec une

appréhension inattendue, prosaïque et tragi-comique que nous laissons à l’imagination du

lecteur… Cette anecdote est à rapprocher de tous les instants de la vie concrète au cœur de

l’activité, où se sont fait ressentir d’autres sensations naturelles, comme le froid, la fatigue,

Page 269: Les régulations individuelles et collectives des émotions

268

l’hygiène. Certaines commodités, pourtant prévues et réservées aux professionnels ne

disposent pas toujours de savon ni de papier. Cela oblige les policiers à se munir, de leur

propre initiative et à leur frais, de ce type de matériel, comme par exemple les lotions hydro

alcooliques, nécessaires après une fouille de personnes malades ou toxicomanes. Ces

exemples convergent vers un point fondamental, confirmé par la plupart des policiers

rencontrés, relatif au management et à la gestion : l’importance des conditions matérielles

de vie au travail et de leur appréhension par l’expérience concrète. La prise en compte

des conditions de travail réelles, par la haute hiérarchie et les professionnels de la fonction

RH, nécessite, de leur part (théoriciens, gestionnaires ou élites), de vivre les choses pour

comprendre les problèmes réels et tangibles qui se posent sur le terrain, et auxquels ils ne

pensent pas.

Dans les courses en voiture, pendant les recherches actives de mis en cause ou suite

aux appels d’urgence sur réquisitions, pour lesquelles la rapidité de circulation en

agglomération fait partie de la réussite de l’action, nous avons vécu un mélange

d’appréhension, d’excitation, de vigilance et de confiance. Dans ces cas naît une certaine

crispation, en même temps qu’une indéniable excitation liée à l’intérêt de la situation.

Excitation, peur, vigilance, couplées à la confiance envers le professionnalisme des policiers,

ont ainsi cohabité, par exemple lors d’une recherche de voleurs, à plusieurs équipages, dans

un vaste bâtiment désaffecté. Rappelons enfin le moment de formation au tir à l’arme de

poing du premier jour, source d’excitation, de peur de l’échec ainsi que de vigilance, émotions

concomitantes avec la joie de se voir jugée digne d’être fiable, au point d’être autorisée à

toucher à une arme. Le respect, la fierté et la joie, nous les avons partagés lors d’affaires

réussies ou lors de l’exécution d’un « beau travail », d’une « belle affaire » par les policiers.

Enfin, excitation, fierté et joie résultent aussi de notre implication directe dans l’activité

policière : certains équipages nous ont fait confiance au point de se servir de notre présence.

Afin de se « fondre » dans le paysage, nous avons mimé de nous rendre « en couple » en

observation d’une situation de recel ; de même qu’une autre fois sur une planque. En

revanche, des émotions déplaisantes d’appréhension, de peur de mal faire ou de « mal-être »

ont été ressenties, lorsque certains policiers nous ont annoncé et expliqué l’existence d’une

méfiance générale envers les personnes extérieures au service, suite à la « trahison » de leur

confiance par une équipe de journalistes venue peu avant nous.

De manière générale, lors de cette immersion, nous ne pouvions être dénuée

d’émotions. Au contraire, nous captions une réalité, nous observions un terrain vivant. Nous

avons donc ressenti les émotions, les avons accueillies, identifiées, analysées, voire parfois

Page 270: Les régulations individuelles et collectives des émotions

269

confiées à la population observée : par exemple, plusieurs policiers nous ont demandé nos

ressentis lors des situations d’intervention à grande vitesse, et suite à la séance de tirs. Ainsi,

certains acteurs observés souhaitent savoir ce que nous ressentons en tant qu’observateur

extérieur, alors que nous souhaitons connaître ce que ressent le policier dans son activité.

Nous nous sommes retrouvée face aux interrogations suivantes : « alors, qu’est-ce que ça t’a

fait de tirer ? Tu as aimé ou pas du tout ? » ; « Ça va la vitesse en voiture ? Tu as peur ou tu

le vis bien ? » ; « Ça doit te changer du quotidien non ? » ; « Alors, comment tu vois notre

métier maintenant ? ».

Outre les aspects émotionnels en immersion, mentionnons l’importance de la gestion

de notre énergie afin de capter au mieux les enjeux émotionnels au travail durant l’activité. En

effet, suivant les cycles de travail, les émotions et le niveau d’énergie mobilisés peuvent

varier. En journée, les horaires nous ont permis d’employer nos sources d’énergie habituelles,

classiques. En revanche, ce que les policiers nomment « les bascules », c’est-à-dire le fait

d’enchaîner un cycle, puis huit heures de repos, puis un autre cycle, a parfois été délicat en

terme de vigilance, pour l’observation. En particulier, des réveils à 4 heures du matin nous ont

amenée à concevoir passagèrement un nouveau rythme de vie, et à gérer notre énergie de

façon nouvelle, pour pouvoir nous immerger correctement dans les activités lors du cycle,

mais aussi pour parvenir ensuite à continuer sur le cycle suivant, huit heures après, sans que

notre vigilance ne fléchisse. Précisons que, la plupart du temps, nous restions jusqu’à la fin du

cycle et le début du cycle suivant, afin de saluer la nouvelle vacation, et surtout d’observer les

différents échanges d’informations d’un groupe à l’autre, se passant ainsi le relais. Durant les

cycles de nuit, nous avons noté une étape plus difficile, concernant le maintien de la vigilance

et de l’énergie, autour de 3 heures du matin, en particulier dans des situations de planques ou

de calme. Ces moments furent surtout propices aux échanges, à la discussion, dans les

voitures et / ou dans les commissariats, occasionnant la plupart du temps des émotions

plaisantes de joie, d’intensité variable.

Tous les éléments relatifs aux enjeux émotionnels au travail, aux occurrences

émotionnelles, aux émotions au travail et à leurs régulations ont été consignés suite aux

immersions. Les entretiens semi-directifs et non directifs avec des participants volontaires,

observés lors de ces immersions, le management et les professionnels de santé, complètent le

recueil de données.

Page 271: Les régulations individuelles et collectives des émotions

270

6.1.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de données secondaires

Tout d’abord, nous retraçerons les difficultés pour recueilllir le nombre de volontaires

nécessaire. Elles nous ont provoqué angoisse et anxiété, quant à la poursuite de la recherche.

Ensuite, nous décrirons les caractéristiques du recueil de données par entretiens, ayant par

ailleurs contribué à la collecte de documentation secondaire.

6.1.3.1. L’angoisse du chercheur : avoir le nombre voulu de participants aux entretiens

Lors des immersions, nous avons communiqué régulièrement aux équipages avec

lesquels nous nous trouvions, ou que nous croisions, sur la nécessité d’obtenir une quinzaine

de volontaires pour participer aux entretiens semi-directifs. Lors des premiers jours

d’immersion, les policiers, n’ayant pas encore développé de relation de confiance envers

nous, ne montraient que peu d’intérêt pour cette éventuelle coopération. Quelques-uns nous

ont même fait part de leur scepticisme concernant l’obtention du nombre souhaité de

volontaires. La question du temps et du lieu des échanges a aussi été débattue, certains

policiers nous prévenant que nous n’arriverions sans doute pas à trouver des volontaires

consentant un entretien sur place, à l’Hôtel de police, sur leurs heures de travail, pour des

raisons de confidentialité et de charge de travail.

Au fur et à mesure de l’immersion, nous avons recueilli quelques accords oraux de

participation, en premier lieu des managers de proximité, qui donnèrent ainsi un exemple de

collaboration avec la recherche. Lors de l’activité ou en dehors de celle-ci, par téléphone,

nous avons pu alors convenir de quelques entretiens. Cependant, le nombre de rendez-vous

pris ne correspondant pas à l’objectif fixé, nous avons éprouvé de plus en plus d’angoisse et

d’anxiété quant au bon déroulement de notre collecte de données, envisagée initialement. En

définitive, nous sommes parvenue à mener la quinzaine d’entretiens espérée avec les policiers

de terrain, grâce à deux actions principales, dont l’une relève d’une heureuse opportunité

d’observation.

Ainsi, suite à une interpellation mouvementée, nous avons changé d’équipage pour des

raisons de place et de sécurité, l’équipage initial prenant en charge le délinquant dans sa

voiture. Nous retrouvant alors sur les lieux de l’interpellation, l’équipage présent nous

informe de l’importance de revenir précisément sur place afin de vérifier la présence, ou non,

d’objets dont le mis en cause aurait pu se débarrasser ou perdre lors de son arrestation. Voyant

les policiers concentrés sur cette investigation, et par effet de mimétisme, nous cherchions

aussi. Un objet brillant au sol et un sachet attirèrent alors notre œil. Après avoir communiqué

Page 272: Les régulations individuelles et collectives des émotions

271

ce doute sur la nature de ces objets au manager de proximité présent à cet instant, les policiers

les récupérèrent tant bien que mal, car ils étaient difficilement accessibles. Le manager,

observant l’objet brillant récupéré, a réalisé alors qu’il s’agissait de l’alliance d’un collègue,

légèrement blessé lors de cette interpellation. Nous avons alors convenu de ne rien dire à

l’intéressé jusqu’à l’Hôtel de police. Une fois le collectif élargi regroupé dans la salle

informatique de rédaction des PV - qui fait office de salle d’échanges et de débriefings à

chaud - nous avons attendu que le collectif débriefe de manière informelle, régule

collectivement les émotions liées à cette arrestation, en l’occurrence la peur, l’excitation et la

joie, pour annoncer au policier concerné que nous avions retrouvé son alliance. Ce dernier,

très étonné car il ne s’était pas rendu compte de la perte de cette dernière, nous a alors

remercié, puis annoncé sa participation aux entretiens, devant le collectif. En retour et par

effet de contagion, ce moment devint celui de l’établissement d’une relation de confiance

accrue. Nous avons alors pu prendre quelques notes, avec l’accord des policiers, et déclencher

la participation de nouveaux volontaires.

Toutefois, face au manque de volontaires aux entretiens, et à l’angoisse qui en a

résulté sur les derniers jours d’immersion, il a été nécessaire de faire preuve d’inventivité.

Pour parvenir à convaincre un maximum de fonctionnaires de devenir participants, nous

avons inauguré une inédite « campagne » de communication interne au service. Nous avons

imprimé, à nos frais personnels, une cinquantaine de « cartons d’invitation ». Puis nous les

avons mis un par un sous enveloppe. La figure 14 en reproduit la teneur (certains éléments ont

été censuré ici pour des raisons de confidentialité).

Page 273: Les régulations individuelles et collectives des émotions

272

Figure 14 : Carton de sollicitation de volontaires aux entretiens

Cette communication a été affichée dans le service, et remise en mains propres aux

policiers lors des dernières journées d’immersions. De cette manière, ces derniers avaient la

possibilité de participer à l’étude en toute discrétion, sans nécessairement se positionner

devant leurs collègues. Nous avons donc distribué et glissé dans les poches des policiers bon

nombre d’enveloppes, en fin de vacation. Grâce à cette « campagne » de communication,

nous avons recueilli le nombre escompté de volontaires, prenant la plupart du temps contact

avec nous par téléphone afin de fixer une date et un lieu de rencontre. Cette démarche de

communication innovante a instauré discrétion, contact aisé, liberté de choix et confiance

pour les policiers a priori méfiants. Les ultimes volontaires se sont manifestés sur place, avant

ou après un entretien déjà programmé, dans les locaux de la brigade, par effet d’imitation. Le

Page 274: Les régulations individuelles et collectives des émotions

273

bouche à oreille sur l’expérience de participation aux entretiens a aussi été bénéfique :

régulièrement, en fin d’interview, nous proposions à notre interlocuteur de coopter un

collègue pour participer à la recherche.

Tous ces procédés combinés ont abouti à l’obtention du nombre désiré de volontaires

aux interviews. La confiance entre chercheur et policiers participants, née de l’immersion,

s’est capitalisée par des entretiens riches en réflexions. L’ethnographie alimente la qualité du

contenu des échanges et la qualité de la relation, le policier interrogé étant au fait de l’objet de

recherche et familiarisé avec notre présence : il nous a vue en situations, dans les voitures,

lors des rédactions de PV, lors de réunions formelles et informelles.

6.1.3.2. Entretiens avec les bacqueux, leur management et les professionnels de la santé

Suite à l’immersion participante, les 21 entretiens semi-directifs et non-directifs ont

été menés, en grande majorité lors des trois mois post ethnographie, afin de collecter les

opinions des acteurs étudiés, et de mettre des mots sur les ressentis. Les entretiens des

policiers de terrain ont été effectués sur la base du volontariat, et enregistrés sur dictaphone,

avec leur accord ; leur durée varie entre une heure quinze et trois heures. Les entretiens ont eu

lieu sur les lieux du travail ou en dehors, dans un endroit neutre, en fonction de la volonté des

participants et de leur disponibilité. Le formulaire de consentement garantissant

confidentialité des échanges et anonymat de la participation a été signé, par le participant, en

début de chaque échange. Le tableau 19 répertorie, par métier et grade, les caractéristiques des

différents entretiens et quelques informations-clefs sur les participants.

Page 275: Les régulations individuelles et collectives des émotions

274

Tableau 19 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas à la BAC

SECTEUR ETUDIE : SECURITE : Brigade Anti-Criminalité

Statut Rôle

mana-gérial

Groupe Sexe Âge

Ancienneté (années) : Métier / Service

Semi ou non

directif

Durée interview/ lieu

Policier BAC 1

Gardien de la Paix

non Matin M 31 12 / 6 Semi 1h10/salle

Appel Policier BAC 2

Gardien de la Paix

non Après-midi

F 30-35 15 / 1 Semi 1h30/café extérieur

Policier BAC 3

Gardien de la Paix

non Nuit M 28 8 / 5 Semi 1h45/café extérieur

Policier BAC 4

Gardien de la Paix

non Matin M 37 11 / 6 Semi 1h30/salle

Appel Policier BAC 5

Brigadier Formateur

non Après-midi

M 38 15 / 8 Semi 1h40/bureau d’un collègue

Policier BAC 6

Brigadier oui Après-midi

M 33 13 / 7 Semi 1h30/café extérieur

Policier BAC 7

Brigadier oui Après-midi

M 53 28 / 18 Semi 1h40/son bureau

Policier BAC 8

Brigadier Chef

oui Après-midi

M 40 17 / 13 Semi 1h40/café extérieur

Policier BAC 9

Brigadier Chef

oui Matin M 40 18 / 16 Semi 1h50/café extérieur

Policier BAC 10

Major oui Après-midi

M 52 30 / 15 Semi 1h40/son bureau

Policier BAC 11

Major oui Après-midi

M 49 28 / 15 Semi 2h45/bureau

collègue Policier BAC 12

Major oui Après-midi

M 46 25 / 18 Semi 1h45/salle

pause

Policier BAC 13

Major Formateur,

OPJ oui

Après-midi

M 50 27 / 24 Semi 2h/cafétéria

Hôtel de Police

Policier BAC 14

Major, OPJ oui Nuit M 48 25 / 17 Semi 1h50/salle

pause Policier BAC 15

Capitaine oui Nuit M 42 22 / 4 Semi 1h20/son bureau

Policier BAC 16

Commandant d’unité

oui Après-midi

M 50 29 / 11 Semi 1h50/son bureau

Policier BAC 17

Commissaire Adjoint

oui Après-midi

F 32 8 / 2 Semi 2h10/son bureau

Policier BAC 18

Commissaire oui Après-midi

M 42 17 / 4 Semi 1h40/ cafétéria et son bureau

DDSP Directeur Adjoint

oui / M / / Non 1h45/son

bureau, sans dictaphone

Psycholo-gues Police Nationale : entretien collectif

3 psycholo-gues

cliniciens non / FFM / / Non

1h/leur bureau, sans

dictaphone

Médecin du travail

Médecin non / F / / Non 1h30/son bureau

Page 276: Les régulations individuelles et collectives des émotions

275

Ce tableau inventorie le métier et le grade de chaque participant interviewé, son sexe,

son âge, son ancienneté dans la Police et dans le service BAC. Il fait mention de son statut de

manager ou non et de son groupe (du matin, de l’après-midi ou de nuit). Enfin, le tableau

répertorie le type d’entretien mené : directif ou non directif, la durée et le lieu de l’entretien.

Nous avons interrogé dix-huit policiers de la BAC, la Direction de la DDSP, trois

psychologues cliniciens de la cellule de soutien psychologique opérationnel en interview

collective, et le médecin du travail, soit une totalité de vingt-et-une interviews auprès de

vingt-trois participants. Tous les entretiens ont été enregistrés sur dictaphone et retranscrits

intégralement, sauf les entretiens avec la DDSP, les psychologues et le médecin du travail, ces

derniers ayant montré une préférence pour la prise de notes. La durée totale des entretiens est

d’environ 36 heures, et nous disposons d’environ 450 pages de transcriptions intégrales et de

prises de notes d’entretiens.

Concernant les policiers de la BAC interrogés, treize sur dix-huit ont des fonctions de

management d’un collectif plus ou moins restreint. Les policiers patrouillant en équipage de

trois ou quatre fonctionnaires, chaque patrouille comporte un policier ayant des fonctions de

management, de proximité dans la plupart des cas. Trois policiers appartiennent au groupe du

matin, douze au groupe de l’après-midi, et trois au groupe de nuit.

À propos des âges, expériences, ancienneté et sexe des policiers participants, nous

avons veillé à garantir une certaine représentativité relative au service. Sur les dix-huit

policiers de BAC interrogés, deux seulement sont des femmes, dont une est Commissaire - la

BAC comprend quatre femmes -. Les âges des policiers participants varient de 28 à 53 ans,

pour une moyenne d’âge de 41 ans. Cette moyenne assez élevée s’explique par le fait que les

policiers recrutés dans cette brigade spécialisée doivent disposer de quelques années

d’expérience en amont de leur venue - les candidats aux tests de recrutement sont titulaires

depuis au moins deux ans -. La plupart des policiers de la BAC, avant d’avoir été admis dans

le service, ont travaillé en voie publique au sein de services plus généralistes, comme Police

Secours, d’autres BAC d’agglomérations, ou des Groupements de Sécurité de Proximité

(GSP), qualifiés de « BAC locales ». Les GSP peuvent se considérer comme des BAC plus

restreintes, en termes de moyens et d’effectifs. Elles appartiennent à un commissariat et le

recrutement des fonctionnaires y est moins exigeant qu’à la BAC.

Tous les entretiens effectués avec les policiers de la BAC, semi-directifs, mobilisent le

guide d’entretien. Les lieux d’interviews ont été déterminés par les participants. Suivant leurs

souhaits, il était possible de procéder à l’interview sur place - l’Hôtel de police - ou en dehors

du lieu de travail, dans un café de la ville (pour cinq d’entre eux). Les entretiens menés dans

Page 277: Les régulations individuelles et collectives des émotions

276

un bureau ou dans un café extérieur n’ont pas été entrecoupés ; en revanche, la plupart des

entretiens ayant été réalisés dans la salle de pause ou la salle d’« Appel » comportent quelques

passages de tiers ou dérangements lors des échanges.

Citons une situation d’entretien mené en salle de pause avec un manager de proximité,

au cours de laquelle un policier, venant d’apprendre qu’il avait échoué de très peu aux tests

triennaux, entra spontanément dans la pièce pour en référer à son manager. Cette situation

comprenait une charge émotionnelle pour le policier concerné par les tests, car l’échec aux

tests implique de changer de service et de ne pas pouvoir rester à la BAC. Cette charge se

communiqua au manager de proximité, qui, à son tour « chargé », a pris la décision d’y

répondre par un comportement contenant, d’écoute et d’intérêt, faisant baisser par là-même

l’intensité des émotions exprimées par le policier, bien que toujours inquiet pour la suite de sa

carrière. L’interview ayant été interrompue soudainement par la venue de ce policier, nous

avons, après avoir obtenu l’autorisation de rester dans la pièce lors de cette interaction, coupé

le dictaphone par respect et discrétion à l’égard des acteurs, les échanges se montrant

particulièrement spontanés et authentiques. Néanmoins, post interview, nous avons pu prendre

des notes à propos de cette situation, représentative d’une régulation émotionnelle initiée par

le management.

Voici un extrait de ces notes, mises en forme pour la phase d’analyse : « l’entretien est

interrompu brusquement par un policier qui vient expliquer à son manager de proximité une

situation professionnellement difficile : il n’a, semblerait-il, pas assez de points afin de valider

ses tests triennaux. Le policier, impacté émotionnellement, affiche surprise, incompréhension,

colère et déception, en particulier verbalement, vocalement, et dans une moindre mesure

facialement. En revanche, ses gestes et déplacements sont mesurés et dénotent un savoir-faire

dans la maîtrise de son comportement en situation émotionnellement chargée. Il s’agissait

d’informer son manager de la situation, et d’obtenir des avis et conseils pour orienter la suite

de sa carrière. Le manager, à l’écoute, est resté assis, et a pu poser davantage de questions au

policier, afin de cerner objectivement sa situation. Sa voix empruntait une tonalité calme, son

visage se tournait face à son interlocuteur, en écoute active. Une fois les éléments non

émotionnels principaux de la situation appréhendés, il a ensuite fait comprendre au policier

qu’il allait soutenir ce dernier, soit pour trouver un compromis, au vu du peu de points

manquants pour valider les tests, soit pour l’épauler dans la suite de sa carrière. Le manager,

contenant et rassurant, a fait preuve de solidarité avec le policier personnellement et

individuellement impacté. En effet, il lui a fait comprendre qu’il était un bon élément, qu’il

Page 278: Les régulations individuelles et collectives des émotions

277

produisait un travail de qualité, au-delà des aspects techniques et physiques des tests

triennaux ».

L’analyse par catégories conceptualisantes de l’ensemble des données, issues des

différentes sources de collectes présentées, donne des résultats révélateurs des différentes

stratégies de régulation des émotions au travail, opérées au sein du service étudié.

6.1.4. Principaux résultats de l’étude de cas

Dans le cadre de leur activité, les policiers de la BAC font l’expérience des émotions

en tant qu’objets du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013).

Face à des conditions de travail émotionnellement chargées, les policiers déploient des

compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1990 et 1997), et travaillent les émotions en

tant qu’outils de travail, individuels et collectifs. Suite aux charges et exigences émotionnelles

provenant des objets du travail et de ces outils de travail, les policiers ressentent des émotions

plaisantes ou déplaisantes, effets de leur travail. Les effets émotionnels du travail pénètrent,

pour certains, le cadre de la vie personnelle, provoquant ainsi des répercussions sur leur santé,

leurs proches, et leurs futurs outils émotionnels de travail.

6.1.4.1. Les objets émotionnels du travail

Les analyses des observations en immersion participante et des entretiens semi-

directifs et non directifs confirment la prégnance d’un contexte d’activité incertain,

changeant, voire imprévisible : « tout est imprévisible », « on ne sait jamais ce qui peut se

passer », « De toute façon, notre travail, c’est une grande partie de l’imprévu […]. Nous, on

arrive, on sait pas sur quoi on peut tomber » ; « Il n’y a pas un seul jour où on n’est pas

surpris d’une situation, ou d’une mission qui tombe à la radio », « l’incertitude, je la

dompte ! ». Cet aspect du métier de « bacqueux » renvoie, pour la quasi-totalité des policiers

interrogés, à un caractère excitant, plaisant, de l’activité. La nature imprévisible et incertaine

de l’environnement dans lequel agissent les policiers, et la surprise qui en résulte, constituent

un aspect inhérent au travail de BAC. Ainsi, les états émotionnels liés à la surprise et à

l’étonnement (Plutchik, 2001) correspondent aux objets émotionnels du travail. Le plaisir de

l’imprévisible se conjugue avec la variété des affaires, et l’utilité, le sentiment de servir, de

faire justice : « c’est plus fort que nous » ; « Moi, quand je viens ici, je suis content parce que

je ne sais pas ce qui va m’arriver cette nuit et j’ai envie de faire des belles choses ».

Page 279: Les régulations individuelles et collectives des émotions

278

Avec ces objets émotionnels plaisants contrastent des émotions de colère, de

contrariété, de peur, de lassitude, face à la violence qui peut émaner du public rencontré :

« Des fois le matin quand on a des mecs bourrés à gérer, les mecs sont chiants, mais chiants !

T’es là, le mec t’insulte, limite te crache dessus, il t’insulte de tous les noms, ça dure, ça

dure ». « Je me suis fait tirer dessus à plusieurs reprises à (ville x) : donc, je pense qu’on peut

appeler ça très choquant » ; « on voit vraiment des sales choses, des sales choses » ; « Sur

l’affaire avec la seringue, c’est une agression. La plus forte » - une personne toxicomane a

piqué le policier avec sa seringue lors d’une interpellation - ; « les gens, beaucoup ne se

doutent pas, de la violence qu’il peut y avoir pour rien. Nous, on y est sujet tous les jours,

tous les jours » ; « C’est l’image-même qui est choquante […], il faut vraiment réaliser que

non, c’est pire que les films. En effet, le gars veut égorger quelqu’un, il l’égorge, et on va pas

flouter les images ».

Un exemple de contrariété, relevé en immersion de la part d’une policière de la BAC,

met en lumière un objet émotionnel de travail non vécu personnellement par les policiers de

sexe masculin : lors d’un contrôle, le suspect, affichant mépris et irritation, a tendu

délibérément ses papiers à un des policiers, alors que la demande provenait de la collègue

féminine. Le policier a alors refusé les documents, exhortant le suspect à livrer ses papiers à la

policière. L’interaction a créé une atmosphère pesante, provoquant contrariété et lassitude

chez la policière, nous indiquant peu après que cette situation, néanmoins inacceptable, se

produit régulièrement.

Face à ces émotions, objets du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard

& Ansiau, 2013) issues des exigences émotionnelles de l’activité (DARES, 2007 ; Gollac &

Bodier, 2011 ; DARES, 2014), les policiers déploient des outils émotionnels de travail.

Page 280: Les régulations individuelles et collectives des émotions

279

6.1.4.2. Les outils émotionnels de travail

La vigilance (dans le sens de awareness en anglais), une des huit émotions de plus

forte intensité répertoriées par Plutchik (2001) apparaît comme la plus citée par les policiers

en terme de récurrence émotionnelle, au travail. Il s’agit de rester vigilant, concentré,

d’anticiper, d’aller chercher, d’être « curieux », d’observer, de s’adapter : « Quand on part en

patrouille, on s’attend toujours à trouver quelque chose, il y a une vigilance. […] il y a de la

vigilance car on intervient sur des choses dangereuses à la base. Il y a de l’anticipation aussi

car quand on va sur une intervention, entre nous on prépare un peu la chose ». Nous

remarquons, lors de nos observations, des mises en tension du corps, récurrentes, opérées par

les policiers, et impliquant en particulier deux sens : la vision et l’ouïe. Cet état émotionnel

sert d’outil émotionnel du travail. Se mettre consciemment dans cette condition relève

d’une compétence émotionnelle au sens de Salovey et Mayer (1990).

Les compétences émotionnelles, outils émotionnels de travail, permettent au policier

de gérer les situations difficiles, en particulier face à un public hostile ou en détresse, ou par

rapport à l’imprévisibilité des interventions et aux violences éventuelles. L’activation de

compétences émotionnelles en situation de travail, ou régulation des émotions en

interpellation, mérite une illustration représentative, observée lors de l’immersion.

En équipages de policiers de la BAC, lors d’une planque d’une durée relativement

courte, concernant une fourgonnette volée avec violence, les deux suspects recherchés ont

surgi et ont ouvert le véhicule. Très rapidement, l’équipage en planque à proximité a jailli sur

les lieux, mettant en fuite les deux malfaiteurs. Les policiers non-conducteurs les ont alors

poursuivis, les conducteurs les suivant au mieux afin de repérer leur trajectoire et leur

positionnement. Le premier mis en cause a été arrêté, le second restant introuvable. Le

quartier de la course-poursuite étant résidentiel, les malfaiteurs évoluaient de jardin en jardin

(des particuliers), grimpant les portails. Un policier, relevant des traces de pas fraiches, s’est

retrouvé seul dans un jardin, à la recherche du second suspect. Il finit par le trouver accroupi

dans une cabane, à l’affût. Évaluant la situation de solitude, risquée, et l’étonnante puissance

et corpulence du suspect, le policier géra la situation en activant à la fois des compétences

émotionnelles intra-personnelles et des compétences interpersonnelles. En effet, d’un point de

vue intra-personnel, ne sachant pas si l’individu était armé ou non, il s’agissait de canaliser

et réguler ses propres émotions - de surprise et de peur - pour ne pas se mettre en danger ni

laisser s’enfuir le fugitif. D’un point de vue interpersonnel, dans le même temps, le policier

devait à la fois appeler des renforts afin que des collègues le localisent et lui prêtent main

Page 281: Les régulations individuelles et collectives des émotions

280

forte, et à la fois se concentrer sur la communication non verbale de l’individu afin de détecter

ses intentions. En définitive, les collègues policiers sont arrivés lorsque le policier seul se

confrontait physiquement au mis en cause, se blessant superficiellement. Pour l’ensemble des

équipages concernés, l’interpellation a été considérée comme « une belle affaire », les deux

individus étant arrêtés. En entretien, le policier est revenu sur l’événement, afin d’en qualifier

ses composantes émotionnelles : « Il était dans la cabane. Donc tu es en état de vigilance

parce que tes sens sont en éveil. À partir du moment où tu as l’objectif, que tu sais qu’il est là,

que tu l’identifies, tout se réduit, ça se focalise sur lui, et à partir de ce moment-là l’objectif

c’est pas qu’il se barre, l’objectif c’est pas que tu sois blessé, l’objectif c’est qu’il soit

interpellé. Donc à partir de ce moment-là, tu anticipes tout ce qui pourrait éventuellement

t’arriver » ; « moi je le dis ouvertement, l’affaire qu’on a faite, j’ai eu peur hein. Mais à

partir du moment où tu sais la maîtriser ta peur, tu en tires un avantage. […] L’expérience

t’aide aussi. Sur cette affaire, en l’occurrence, j’ai eu peur de prendre un coup […] j’étais à

distance de lui, c’est pour ça que je ne suis pas allé le menotter tout seul, c’est pour ça que je

criais, sur lui et envers mes collègues pour qu’ils puissent me rejoindre. […] La peur, tu la

maîtrises, mais une fois que tu as appris à la maîtriser, tu agis en professionnel et mon travail

c’est ça. La logique c’était ça, c’était d’abord d’essayer de le stabiliser le mec, le stabiliser

entre guillemets sous contrôle, […] il ne me met pas un coup en me prenant mon arme ».

Les policiers interviewés font tous mention de ces compétences émotionnelles intra-

personnelles et interpersonnelles, nécessaires lors de l’activité. Le tableau 20 propose

quelques verbatim des policiers interrogés, représentatifs et illustrant ces différentes

compétences.

Page 282: Les régulations individuelles et collectives des émotions

281

Tableau 20 : Les compétences émotionnelles intra-personnelles et interpersonnelles de

policiers de la BAC

Compétences émotionnelles intra-personnelles

Compétences émotionnelles interpersonnelles

Faire preuve de maîtrise de soi : « C’est de plus en plus difficile, donc il faut vraiment être motivé, je pense. La vocation. Et après, beaucoup de sang-froid […] parce qu’on est beaucoup médiatisés maintenant […] il faut pouvoir réfléchir rapidement ; il faut garder son sang-froid : si tu paniques ou autre chose, tu ne peux pas, t’arrives pas à réfléchir à ce que tu vas faire et puis tu ne fais pas les bonnes choses non plus » ; « il faut toujours pouvoir être prêt à réagir rapidement mais correctement, c’est ça qui est compliqué. Si tu paniques, tu ne vas pas y arriver » ; « Il faut savoir se maîtriser ». « On peut pas se permettre d’avoir des émotions sur le moment quoi. Tu en auras forcément, tu peux avoir de la peur, tu peux avoir de la joie, de la satisfaction, ou une montée d’adrénaline, mais tu peux pas avoir un sentiment de colère comme ça d’un coup, de haine ou de tristesse, ou d’empathie quoi ». Réguler colère et contrariété : « il y a toujours une notion de vigilance parce que la colère, ce dont il faut se méfier avec la colère, pour moi, c’est le côté… Ça peut affaiblir ta vigilance. Tu vois ? Ça te met des œillères, un effet tunnel. On appelle cela l’effet tunnel chez nous ». « Quand tu passes par exemple une journée à te faire jeter des cailloux par des manifestants, la fin de la journée… Exemple, tu prends les cailloux jusqu’à ce qu’on te dise d’aller plus loin, et à la fin de la journée, tu es fatigué émotionnellement parce que tu as été frustré, et parce que tu en as pris plein la tête toute la journée, et tu peux rien faire parce que c’est comme ça, et pas autrement quoi ». Réguler la peur : « Cette peur-là me permet d’avoir des réflexes et des attitudes qui font que ça peut être défensif pour moi et ça m’évite de prendre des risques inconsidérés, mais j’irai jusqu’au bout ».

Contrôler ses expressions face au public : « Vous avez pas le droit de montrer que vous êtes faible en fait. Parce que sur un contrôle ou une intervention, il faut être assez strict, il faut avoir du répondant, il faut pas regarder ses chaussures quand on vous parle, il faut être toujours opérationnel, quand il faut courir, quand vous êtes sur une bagarre, ou sur une intervention délicate par exemple ; là, vous êtes en plein dans l’émotion ». Contrôler ses expressions face aux collègues et face à la hiérarchie : « on a l’ennui, on part dans le dégoût sur certaines inter’ parce qu’on est dégoûté de. La terreur, je ne sais pas, mais la peur, oui, la peur et l’appréhension, on l’a quand on rentre dans un truc ou qu’on roule derrière des cagoulés, forcément, on l’a cette peur. On ne la montre pas, il ne faut pas la montrer, mais on l’a, c’est évident ». « Tu te fais guider par la loi, mais tu vois que l’injustice, c’est là-dedans, pour nous, qu’elle est la plus grande. Parce que dehors, ils ont choisi d’être hors la loi, les gens. Donc là c’est le métier. Ça, ça ne devrait pas être dans le métier. On devrait être dans la sérénité. Donc on est dans la colère, pas la sérénité. Tu peux le montrer à tes collègues mais la hiérarchie, non ». Détecter les émotions du public : « c’est quelqu’un qui va marcher sur le trottoir, qui va avoir une façon de se retourner, qui est pas naturel. On sent que le gars est stressé », « il est pas serein » ; « Après, on peut se tromper aussi, il faut pouvoir le voir, tout ça. C’est le flair, pour avoir le flair il faut avoir la fibre. Il faut aimer ça. Il faut être actif ! », « une journée de patrouille, normalement, ça doit vider. On doit être fatigué à la fin ». « Le regard ça nous trahit beaucoup donc moi je sais que des fois, quand on fait un travail de filoche, il vaut mieux faire le citoyen lambda, c’est-à-dire quand il y en a un qui parle un peu fort, baisser les yeux faire ‟moi j’ai peur” pour pas qu’il nous voit et tout ». Détecter et réguler les émotions des collègues : « c’est souvent, chez nous, du non-verbal » ; « Que ce soit chez le mec en face qu’on doit interpeller ou qu’on contrôle, ou un collègue, j’essaye sans arrêt d’analyser ça », « c’est peut-être du bon stress mais ça peut être aussi du stress négatif ou dépassé qui va engendrer une situation risquée ».

La principale compétence émotionnelle intra-personnelle consiste en la maîtrise de soi

en intervention. Pour les policiers interrogés, les situations de primo contact provoquent des

émotions variées, et ce sont principalement les états de colère, contrariété ainsi que de peur,

appréhension, qu’il s’agit de réguler individuellement.

Page 283: Les régulations individuelles et collectives des émotions

282

Au niveau interpersonnel, les policiers activent leurs compétences émotionnelles en

identifiant et en utilisant leurs propres émotions, ainsi que celles des autres. Face au public, ils

affichent, ou pas, certaines émotions, afin d’arriver à effectuer correctement leurs

interventions et parvenir à leurs fins. Les policiers décryptent en retour les émotions des

« suspects », en particulier en analysant leur communication non verbale, leurs attitudes et

expressions, dans l’objectif d’un « travail bien fait ».

La photographie ci-dessous illustre une situation d’intervention par la BAC.

Photographie 3 : Policier de BAC lors d’un contrôle

En interne, des règles sociales émotionnelles s’appliquent, le policier devant contrôler

les émotions à afficher ou à ne pas afficher envers les collègues, et envers la hiérarchie. Face

aux collègues, de nombreuses émotions s’expriment et s’affichent, dans la mesure où ce

partage émotionnel se réalise lors d’un moment approprié pour le groupe. Les règles

d’affichage émotionnel entre collègues se dégagent alors ; il s’agit de mettre à profit certains

moments perçus et acceptés comme propices à ce partage : les débriefingss post intervention

informels, les pauses et les périodes-relais lors de la prise de service. De manière générale, les

policiers interrogés prennent soin d’identifier et de discerner les états émotionnels de leurs

collègues, ces états s’exprimant, la plupart du temps, par des comportements non verbaux.

Crédits photos : Ministère de l’Intérieur - DIRCOM

Page 284: Les régulations individuelles et collectives des émotions

283

Cette vigilance envers les collègues, non seulement marque la solidarité et l’entraide entre

collègues, mais encore sert la qualité et la sécurité des interventions, pour le plus grand

bénéfice du service. Bien qu’encouragée et promue par l’ensemble des managers de

proximité, cette prévenance en interne correspond notamment à une régulation

émotionnelle collective autonome.

Parmi les compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1990) des policiers, nous

remarquons l’importance du travail émotionnel (Hochschild, 2003b), compétence

émotionnelle interpersonnelle (Monier, 2014). Les policiers mobilisent les trois techniques de

travail émotionnel signalées par Hochschild (2003a et 2003b) : cognitive, expressive et

corporelle. La plupart du temps, il s’agit de contrôler sa colère : « Alors, c’est plus souvent

quand tu es en colère, et que tu le retiens. Oui, c’est beaucoup plus souvent ça », sa peur, et

l’éventuelle surprise issue du contexte incertain : « On est des acteurs, il faut être acteur, il

faut être comédien », « on dit toujours que dans une patrouille, il y a un gentil, il y a un

méchant et on change les rôles de temps en temps ». Ces techniques permettent aux policiers

interviewés de mener à bien leurs interventions : « Cette colère, montrer la neutralité ça

permet de canaliser ». Les techniques expressives et cognitives dominent : 15 références

explicites pour la première, 14 pour la seconde. On relève seulement 6 références explicites

au travail émotionnel corporel. Enfin, 5 policiers disent manier ces trois techniques, en

fonction des situations. « Des fois j’applique les trois » ; « Honnêtement, j’essaye de faire un

petit peu des trois. Je dirais une tendance peut-être à l’expressif » ; « Les deux premières,

principalement ». « Le deuxième. Expressif. Dans le regard ; […] je me déplace beaucoup

[…]. Ouais, c’est ça, c’est plutôt sur le regard ou sur le faciès » ; « Ce serait la deuxième.

Expressif. Je rentrerais dans un rôle ». « J’aurais tendance à me parler » ; « Par exemple sur

un contrôle compliqué, une personne super colérique, ça s’applique. Je me dis, je me parle

‟allez, c’est bon, tranquille, bouge pas, de toute façon il va se calmer, montre de

l’indifférence et ton indifférence va faire que”, c’est dans la tête que ça se passe. Et là, je me

le dis direct, consciemment » (travail cognitif) ; « Ne t’énerve pas, (prénom) » ; « Plus le

premier. Cognitif. Ouais, voilà : ‟ça sert à rien ! Fais pas le con ça sert à rien !” ».

Ce travail émotionnel est impliquant pour le policier : « on ne gère plus l’émotion

par rapport à l’événement, on gère l’émotion par rapport à nous-mêmes » (dans un exemple

de retenue nécessaire lors de maintien de l’ordre, avec insultes). La fatigue qui en résulte se

répercute sur leur santé : « Très fatigant. Ouais, parce que c’est un travail que je suis obligé

de faire tout au long de la journée » ; « C’est fatigant… Oui ! Ah, oui oui ! Parce que ça

demande de mobiliser beaucoup d’énergie, le fait de ressentir quelque chose et d’en exprimer

Page 285: Les régulations individuelles et collectives des émotions

284

une autre. Ça demande beaucoup de concentration » ; « ça fait partie du quotidien. C’est un

travail invisible. Et en plus il faut pas le louper, au moment où ça doit se déclencher il faut

que ça sorte tout de suite » ; « Fatigant, ça l’est, psychologiquement, ça l’est, parce

qu’après… tu en discutes avec tes collègues, tu en discutes ».

Pour une grande majorité des policiers interrogés, développer ses compétences

émotionnelles passe par la capitalisation des expériences de travail, antérieures à la BAC

et au fur et à mesure de la carrière : « À (brigade) ? Une certaine expérience, avant. Une

certaine forme de maturité, je dirais », « une certaine connaissance de nos missions actuelles

et puis également une forme de pondération, de modération dans la gestion des interventions,

une certaine forme de maturité, et maintenant, encore plus maintenant, […] savoir faire

preuve peut-être parfois, de renoncement. De pas prendre des risques inconsidérés, pas trop

s’enflammer ». « [Les émotions], je les gère de mieux en mieux, parce que le travail m’a

obligé à trouver un système pour les gérer. C’est les expériences qui m’ont obligé à trouver

des solutions » ; « Ha, on est exactement sur Darwin !!! Bien sûr ! Si ma réponse est efficace,

je la garde. Si elle n’est pas valide, de toute façon, tu y restes ! ». « [Gérer ses émotions],

peut-être de plus en plus, parce que, par exemple, dans ma première découverte [de décès],

c’était dur et après, au fur et à mesure, après, on… C’est pas du classique, comme des

agressions, ou voilà ; c’est pas la routine mais c’est bon, on connaît, on connaît ça, déjà » ;

« Oui. Je ferais pareil mais par contre, au niveau des émotions, je… ouais, de toute façon, on

est toujours triste quand même… mais je serai plus rôdée... Ouais, c’est l’expérience ».

« Mais sur… tout ce qui est émotionnel, toutes les gestions, c’est vraiment le passé qui a forgé

tout ça quoi. J’ai l’impression que si vous vivez une situation - en tout cas dans ce métier-là -

si vous aviez une faiblesse - c’est pas péjoratif - pprrr ! Vous ne l’avez plus cette faiblesse,

c’est coupé. Si vous avez dû gérer cette faiblesse à un moment, vous revenez pas dessus, la

fois d’après, ça passe autrement. L’expérience fait que ça se reproduira pas ».

Tous les policiers interrogés indiquent une montée en compétences émotionnelles

avec le temps, l’âge et l’expérience dans la brigade : « L'appréhension, je la gère mieux » ;

« cette gestion, je l’ai développée dans ma carrière. Police Secours, c’est pire, grosse

appréhension. Maintenant, je le gère mieux ». « Il y a de la vigilance, déjà… Parce que tu es

vigilant sur tout, tu fais attention sur tout. Et puis, je dirais… J’ai appris beaucoup sur moi…

Sur moi-même, par rapport aux gens que je côtoie, par rapport à la façon dont tu vas gérer

tes émotions, ça j’ai appris beaucoup par rapport au boulot. Tu apprends beaucoup sur soi :

tu sais plus comment gérer tes émotions ; tu sais plus comment tu es toi-même ; tu te connais

mieux toi-même, c’est ça je pense ! Ce que j’ai appris le plus, c’est ça, je pense ». « Je les

Page 286: Les régulations individuelles et collectives des émotions

285

maîtrise mieux. La sensibilité… En fait c’est la gestion de la sensibilité qui a évolué. Je pense

que la sensibilité reste la même, après c’est la façon de la gérer qui va différer ». « Plus les

années passent et plus le temps passe, plus je me dis qu’il est naturel et pas forcément

honteux de ressentir, d’exprimer et même de montrer des émotions quoi. […] peut-être que je

m’assume plus ». La capitalisation des expériences et retours sur expériences va permettre des

régulations émotionnelles plus pertinentes, et moins néfastes pour la santé du policier ; d’où

l’importance d’une certaine stabilité, fidélité, voire loyauté de la relation d’emploi, entre le

policier et sa hiérarchie.

Cet apprentissage et ce développement des compétences émotionnelles se pratiquent

parfois grâce à un outil RH informel, le mentorat informel, par la transmission des savoirs

des plus anciens aux plus jeunes de la brigade : « Le travail émotionnel, je le faisais mais ça a

été amélioré je pense avec l’expérience justement. Ça a vraiment été amélioré et c’est aussi

de l’observation des plus anciens que moi. Il y a un peu une transmission des savoirs » ;

« Moi, j’ai beaucoup appris d’anciens collègues. Ils ne sont pas nombreux, mais on peut

parler de mentors, quelque part. Ils m’ont dit des choses clairement, et je me suis ensuite

inspiré d’eux. Avoir des modèles. Dans la gestion des émotions, c’est là où ils m’ont appris,

pas tellement dans le métier en lui-même. Mais dans la gestion des émotions. Notamment

(collègue) qui est dans la gestion des émotions, peut-être liée à sa culture personnelle, sa vie

personnelle, qui disait au niveau de ses émotions : ‟laisse passer deux, trois jours, et ensuite

tu reviendras sur ce qu’on t’a dit, ou ce que tu as vu, et tu pourras peut-être amener un

jugement, un avis. Ne te laisse pas emporter par tes émotions dès le premier instant, à

chaud”. Et ça, sincèrement, c’est un conseil que j’ai mis en application ».

Enfin, la préparation, l’anticipation et l’entraînement aux situations risquées

représentatives des situations de travail réelles vont permettre aux policiers de disposer

d’un ensemble de comportements à adopter pour s’adapter au mieux à la situation à l’instant t,

et pour, en même temps, préserver leur santé et la qualité de leurs interventions : « On a toute

une gradation d’armement et de protections, qui font que ça doit bien se passer. Mais ce qui

peut faire basculer l’intervention, c’est justement le manque de préparation. Le stress ou

l’appréhension, c’est la préparation. Ce manque de préparation va ouvrir la porte à

beaucoup plus d’incertitudes, et toute cette incertitude-là, c’est autant de possibilités qu’on

soit blessé sur une intervention ».

Tous les policiers interviewés font référence aux échanges informels et au rôle du

collectif de travail comme régulateur émotionnel : « La communication, c’est la base du

travail […] C’est un travail d’équipe » ; « [L’humour] c’est une bonne soupape je pense. Je

Page 287: Les régulations individuelles et collectives des émotions

286

pense qu’on n’en manque pas, on est plein de conneries, mais c’est en proportion avec le

stress, c’est directement lié à ça, je pense. C’est vraiment la soupape et c’est la meilleure à

mon sens parce que c’est la plus saine. […] pour le public, pour désamorcer, c’est bien, moi

je m’en sers à bloc. J’en suis conscient ». Au niveau du collectif de travail, les policiers

utilisent les émotions plaisantes et positives : joie, humour, rire, complicité, confiance,

évacuation et régulation des émotions par le dialogue, la prise de recul et les débriefings

informels. Ces outils plaisants et collectifs leur permettent un partage émotionnel, une

contagion émotionnelle (van Hoorebeke, 2008a), dans le but de ne pas être happés par les

émotions déplaisantes. Cet aspect collectif se présente comme un outil émotionnel de

travail, en ce qu’il permet l’expression et l’évacuation des émotions-objets du travail, la

conquête d’états émotionnels plaisants, et la préparation à l’incertitude du contexte :

« Vous avez dû voir, avec les interpellations, les collègues en parlent, même celui qui fait le

PV fait relire au collègue, et en attendant, les autres n’arrêtent pas d’en reparler.

Finalement, ça les rassure. Et on peut repartir, souvent reboostés parce qu’ils sont contents,

ils ont fait une belle affaire, et ils se posent plus de question ». Cet outil émotionnel collectif

du travail a donc des conséquences sur la qualité d’intervention, et sur le bien-être des

policiers.

Un moment représentatif de régulation sociale autonome auquel nous avons assisté

révèle le rôle de la régulation émotionnelle collective en amont d’une intervention. Une

« dispute » professionnelle a eu comme effet, pour les policiers impliqués dans une

intervention potentiellement à risques, d’échanger autour des pratiques professionnelles, de

mettre en débat la question de la sécurité en intervention, de préparer psychologiquement les

différentes parties prenantes à l’intervention, et de réguler les émotions liées à la peur, à

l’appréhension de la surprise, aux incertitudes inhérentes à la mission à réaliser. Selon Clot

(2014), « le dialogue et la controverse forment de ce que nous appelons la dispute

professionnelle ou, selon un terme médiéval, la disputatio, c’est-à-dire l’organisation réglée et

l’instruction d’un dossier technique dans lesquelles les points de vue divergent et sur lesquels

il faut argumenter pour convaincre. Cela peut porter sur des risques pris dans le travail, des

choix techniques décisifs en matière de santé ou de qualité du travail etc » (Clot, 2014 : 10).

Voici le détail de cette illustration : à l’aube, des équipages du matin se trouvent réunis dans

un commissariat de la ville, en collectif élargi, afin de préparer une intervention de

perquisition au domicile d’une personne recherchée. Des policiers du commissariat,

n’appartenant pas à la brigade, ont briefé les équipages présents à propos des éléments de la

situation en question. Les équipages de la BAC, devant un manque d’informations précises de

Page 288: Les régulations individuelles et collectives des émotions

287

la part des policiers les accueillant, ont mis en discussion les différentes possibilités

d’intervention, autour d’une table, dans la salle de pause du commissariat. Ce moment

d’échanges informels a porté sur les techniques de l’intervention, le matériel à mobiliser par le

collectif, et la coordination, afin de garantir la sécurité des policiers et la qualité du travail à

effectuer. Ce débat, avec les arguments contradictoires qui s’échangèrent, déboucha sur la

discussion des pratiques (Detchessahar, 2013), révélant l’importance des aspects émotionnels

relatifs à la sécurité au travail, et l’émergence de leaders « officieux ». Durant une quinzaine

de minutes, la dispute professionnelle a porté sur les risques de l’intervention, difficiles à

apprécier, en raison du manque de renseignements récoltés en amont, rendant imprécise

l’évaluation de la dangerosité actuelle de la personne recherchée, ou de ses réactions

potentielles lors de la perquisition. Le manque d’informations a augmenté le niveau

d’appréhension et le contexte d’incertitudes de l’intervention. La question du matériel a été

posée : « faut-il tous s’équiper avec le matériel lourd, casques et boucliers ? », ainsi que celle

de la procédure à effectuer : « faut-il casser la porte et jouer sur un effet de surprise, ou

sonner ? ». Un des policiers a alors transmis le contenu de sa dernière formation à propos des

interventions en sécurité, à laquelle les autres policiers n’ont pas pu assister : « […] on

part en colonne et on se déplace en tiroirs […] ». Certains policiers formulent le souhait de ne

pas intervenir avec le matériel lourd, trop contraignant selon eux. Le débat s’amorce, certains

plaidant pour l’importance de la sécurité et les techniques qui y correspondent, d’autres

considérant l’intervention comme peu risquée, ne nécessitant pas tout le « barda », et d’autres

encore ne participant pas oralement. Finalement, les policiers défendant la priorité à la

sécurité, « quitte à se coltiner le matos pour rien », l’emportèrent, par des arguments alors peu

contestés : « oui, il faut miser sur la sécurité, car chez les gens, on ne sait jamais si la

personne va être armée ou planquée » ; « si on sonne, la personne a le temps de préparer des

armes ou autre » ; « on risque d’être accueillis avec une arme à la porte ». Le policier, se

dégageant en leader naturel au cours de cette disputatio, très respecté par les équipages, par

son savoir et ses facultés d’analyse, a terminé par ces paroles sur le sens réel du travail des

policiers, en perspective avec leur vie personnelle : « bon, on est tous d’accord qu’on veut

tous bien travailler, et rentrer chez nous entier ce midi ? Vaut mieux en faire trop sur la

sécurité, on va pas se faire peur inutilement ». Six heures du matin, cette phrase a clos le

débat, les policiers se rallient alors à l’opinion de ce collègue. Cela n’a pas empêché certains

policiers ensuite d’exprimer leur contrariété, en bas de l’immeuble concerné par la

perquisition : « pff, on va encore en faire trop pour rien ».

Page 289: Les régulations individuelles et collectives des émotions

288

6.1.4.3. Les effets émotionnels du travail

Le travail de BAC engendre des émotions chez les policiers : « Tu fais vite le tour de

tes pétales » (référence au modèle de Plutchik, 2001). Les émotions plaisantes, en tant

qu’effets du travail, correspondent au « travail bien fait », et touchent à la fierté, au

soulagement : « … tout le monde rentre sain et sauf, on a fait une belle affaire, arrêté

quelque chose, quelqu’un, on a fait cesser une infraction, tout le monde est content, les

collègues sont contents, c’est carré, on est sûr que ça portera ses fruits ».

Certaines émotions déplaisantes, effets du travail, influent sur la santé des

professionnels, et leur vie personnelle : « le sommeil. […] des situations un peu merdiques

ou quoi, ou des trucs qu’on aurait pu foirer, ça gamberge, ça gamberge, ça gamberge. Ça et

l’irritabilité. Aussi. Je le vois par rapport à mon fils » ; « Je me connais […] il ne faut pas

que j’en arrive à la rupture […]. Moi je pense que ce serait plutôt le sommeil. Moi je me

couche à 5h30 ou 6h, à 9h30 ou 10h je suis réveillé, avec des yeux comme ça (mime), et c’est

fini. C’est vraiment le principal indice » (policier de nuit). Les policiers font référence aux

impacts des émotions, objets du travail, sur leur santé, en particulier au niveau du sommeil et

de l’irritabilité. Les outils émotionnels du travail, indispensables lors des missions pour

« rentrer tous chez nous, entiers », et garantir la qualité de l’intervention, semblent causer une

fatigue davantage émotionnelle ou psychique, que physique : « bah tu as une fatigue morale

et physique quoi […]. D’avoir subi quand même certaines émotions que tu as dû canaliser ».

Tous les policiers ressentent l’impact des objets et des outils émotionnels de travail sur leur

vie personnelle, occasionnant des effets émotionnels du travail : « le boulot prend une grosse

grosse part. Même sur la vie privée, c’est énorme. C’est énorme » ; « Je me rends compte

qu’en fait inconsciemment, tu ne déconnectes jamais vraiment, parce que tu as toujours un

regard à l’extérieur, de policier » ; « Je ne déconnecte jamais. On va dire que le niveau de

vigilance, d’attention par rapport à tout ça, il diminue quand même mais c’est des fois

handicapant » ; « Comment tu peux passer d’un stade comme ça, hyper triste, à un truc hyper

joyeux ! Des fois, c’est compliqué à gérer ». « Après, par exemple, ça m’arrive de faire des

cauchemars ou des rêves sur… J’ai l’impression de faire une course-poursuite, mais que ça

se passe mal » ; « À ta famille, par exemple, la peur, tu ne l’expliques pas » ; « moi il a fallu

que j’extériorise à l’extérieur ».

Des stratégies limitent ces conséquences sur la vie personnelle : le sport, le fait de

s’occuper de sa famille, d’avoir des dérivatifs : « j’ai tellement de choses, d’autre. Je me

suis enrichi dans ma vie personnelle, il faut que je me déconnecte, sinon je n’y arrive pas » ;

Page 290: Les régulations individuelles et collectives des émotions

289

« J’ai plein de choses. Je vais boxer deux fois par semaine. Après je fais plein de trucs !

(rires). […] éducation canine le samedi. J’aime bien. On se balade. Mon fils aussi […]. Et

puis la moto. J’ai des sas à bloc, c’est pour ça que je suis pas très stressé en fait ». Nous

avons constaté, lors des immersions, que ces stratégies de régulation hors travail font

régulièrement partie des sujets de conversations, d’échanges informels entre policiers, en

particulier durant des moments de relâche lors de l’activité.

Les stratégies de ménagement de sas de décompression et d’équilibre entre vie

personnelle et vie professionnelle semblent essentielles, à la fois pour préserver la santé des

policiers, et la qualité de leur travail, car la mobilisation des compétences émotionnelles

nécessite une énergie certaine à gérer au quotidien. Si le policier n’a pas d’occasion de

régénérer cette énergie émotionnelle, il ne pourra pas, ou difficilement, remobiliser ses

compétences émotionnelles, une fois en activité : « Je pense qu’il faut que tu aies un

équilibre. Alors un équilibre qui passe… peut-être par des exutoires : pour certains, c’est la

littérature, le sport, ce que tu veux… mais qui te permettent d’avoir un peu de recul sur les

événements, sur les situations, et donc du discernement. Même si tu peux être, à un moment

donné, passionné, par ce que tu fais, il faut quand même arriver à voir d’autres choses qui te

permettent de prendre un peu de distance » ; « Il faut une bonne confiance en soi, un bon

équilibre familial. C’est compliqué je trouve, mais dans la police en général. C’est-à-dire

que, peut-être que c’est dans tous les métiers pareil, on vit des choses particulières, dues aux

missions ; et si ça ne va pas chez toi, c’est pour ça que tu as aussi autant de suicides, c’est

jamais l’un ou l’autre, c’est toujours le cumul des deux. C’est-à-dire que si ça va pas chez toi,

tu vas au boulot, mais si ça va pas aussi au boulot, sur la difficulté du travail, tu ne trouves

pas forcément de solutions » ; « je trouve qu’il faut avoir un bon équilibre familial. Je reste

dessus ! Il faut être équilibré ».

Explicitement, les policiers indiquent que, sans ces « sas de décompression »

extérieurs au travail, il leur serait difficile de faire un « bon travail », d’avoir l’énergie

nécessaire pour mobiliser les outils émotionnels au travail. D’ailleurs, quand les émotions

issues de la vie personnelle ou de la vie professionnelle du policier s’imposent de façon

difficilement maîtrisable, les agents insistent sur le fait d’adapter leur travail au sein du

collectif, ou de se mettre en congés : « si ça va pas, en fait, je pose un jour de congé. Je vais

pas faire subir [aux autres] » ; « On peut pas se permettre, dans un métier comme le nôtre, où

on a besoin de nous, où il faut être professionnel, où on a une arme, où les gens nous

regardent, où on a affaire à une hiérarchie et tout ça... arriver et être déprimé. Pour moi, si

on n’est pas dans notre métier, il ne faut pas venir travailler » ; « il faut avoir une certaine

Page 291: Les régulations individuelles et collectives des émotions

290

psychologie des collègues avec qui on travaille. Et de les connaître avec le temps. On sait

dans leur caractère les jours où ils sont irritables ». Lorsque les effets émotionnels du travail

influent potentiellement sur la qualité d’intervention, les policiers adaptent collectivement

l’activité de travail : « On va faire des interventions. Si ton émotionnel de chez toi intervient

là-dessus, on part au clash. Donc c’est des choses qu’on met au point » ; « Des fois aussi tu

vas voir ton pote tu lui dis : ‟j’en peux plus, il m’a rempli de merdes, prends la relève”, et le

collègue prend la relève, parce que tu sens que tu ne vas plus gérer, que la soupape va

péter » ; « il y a des collègues qui le font, ou on le sent, on se dit : ‟Ha ben aujourd’hui il faut

quelqu’un aux voitures, reste aux voitures”. C’est souvent, chez nous, du non-verbal » ; « si

avec plus d’insistance : ‟Aujourd’hui, c’est pas pour moi”, ou quoi, je pense que les

collègues comprendront et prennent un autre poste ».

Après avoir présenté l’étude de cas des policiers de la BAC, ses caractéristiques, les

détails de la méthodologie employée, les occurrences émotionnelles principales, ainsi que les

principaux résultats issus des analyses, la section suivante expose le cas des urgentistes.

6.2. Étude de cas : le cas des infirmiers d’un service d’Urgences

En écho à celle des policiers de la BAC, l’étude de cas des urgentistes se déroulera en

quatre temps. Le premier exposera les caractéristiques générales des Urgences

traumatologiques : leur fonctionnement général, le contexte particulier de la fusion de deux

services, les risques physiques et psychologiques encourus par les personnels et la

méthodologie de collecte des données. Précédant la présentation des entretiens avec ces

professionnels de la santé et des données secondaires collectées, qui fera l’objet de la

troisième section, nous examinerons l’immersion participante en elle-même, avec ses

procédés, les difficultés de positionnement rencontrées, ainsi que les occurrences

émotionnelles des acteurs. Enfin, nous nous pencherons sur les résultats, qui trouveront à se

classer en trois catégories : les objets émotionnels, les outils émotionnels et les effets

émotionnels.

6.2.1. Caractéristiques générales

De l’accueil au terme de la prise en charge du patient, l’infirmier des Urgences

traumatologiques exerce une activité à « incidents émotionnels ». Les Urgences, service dans

lequel les patients ne restent pas longtemps, impliquent de nombreux contacts relationnels

Page 292: Les régulations individuelles et collectives des émotions

291

pour les infirmiers : ces derniers interagissent avec les patients, leur famille ou entourage, les

soignants du service, collègues infirmiers, aides-soignants, cadres, médecins, ainsi qu’avec les

professionnels de l’urgence, comme les ambulanciers, le SAMU (Service d’Aide Médicale

Urgente), les policiers, les pompiers. Le service d’Urgences étudié se réorganise, dans la

perspective d’une fusion avec le service d’Urgences psychiatriques. Cette réorganisation du

travail induit des incidents émotionnels liés aux circonstances contextuelles, s’ajoutant à des

incidents émotionnels plus coutumiers. Nous exposerons les différents risques, physiques et

psychologiques, auxquels les infirmiers se retrouvent confrontés dans le cadre de leur activité.

Puis, nous résumerons succinctement la démarche méthodologique adoptée.

6.2.1.1. Le fonctionnement organisationnel du service

Le service d’Urgences étudié appartient à un hôpital public de taille importante, au

sein d’une grande agglomération. Ce service, situé dans un pavillon proche de l’entrée de

l’hôpital, prend en charge les urgences traumatologiques. L’équipe médicale se compose

d’une quinzaine de médecins urgentistes et d’une trentaine d’étudiants en médecine. L’équipe

paramédicale comprend le cadre de santé et son adjoint, qui managent une cinquantaine

d’infirmiers et aides-soignants. Contrairement à la plupart des autres services hospitaliers,

dans lesquels la très grande majorité des personnels paramédicaux est féminine, nous

constatons, dans ce service, une certaine mixité : nous relevons 60% de personnel féminin et

40% de personnel masculin chez la cinquantaine d’infirmiers et aides-soignants. La cause de

ce relatif équilibre proviendrait, selon les personnels interrogés, de la nature du travail

effectué, qui se superpose aux représentations sociales véhiculées par le concept des

« Urgences », correspondant à une image de métier « héroïque » et à une certaine virilité.

Le cadre de santé et son adjoint ont la responsabilité d’organiser les soins et de

manager l’équipe soignante, paramédicale. Le service, agencé en « U », comprend quinze box

de soins, une salle d’attente « assis », un compartiment « couché » et une salle de plâtre. Il

possède un accès à un pavillon adjacent où se déroulent les radiographies, les scanners et les

IRM (Imageries par Résonance Magnétique).

À l’entrée du service, une borne d’accueil compte deux à trois agents administratifs,

chargés, entre autres missions d’accueil et d’orientation, de l’ouverture du dossier

administratif des patients. À sa suite, dans la pièce suivante, derrière une banque d’accueil, un

infirmier d’accueil et d’orientation (ou IAO) reçoit le patient, inscrit son nom et son heure

d’arrivée sur la liste des patients à examiner, et le motif de la consultation. Lorsque le patient

Page 293: Les régulations individuelles et collectives des émotions

292

arrive au service de lui-même, il passe d’abord exposer son motif de venue à l’IAO, qui, si ce

motif est valable pour le service, oriente le patient vers l’accueil administratif pour ouvrir son

dossier. Si le motif de la consultation ne concerne pas le service, l’IAO oriente le patient vers

une autre entité hospitalière, ou un autre pavillon, ou un médecin généraliste. Si les motifs de

consultation du patient correspondent aux prérogatives du service d’Urgences

traumatologiques, après ouverture de son dossier administratif, le malade patiente dans la

salle d’attente. Si le motif de la consultation nécessite de le coucher, il patientera alité dans le

compartiment pour patients allongés. Dans le cas où une ambulance, les pompiers, le SAMU,

ou tout autre service de santé d’urgence amène le patient au service, ce dernier sera

directement pris en charge par le personnel soignant, suivant le niveau d’urgence, niveau

défini en premier lieu par l’IAO. Dans tous les cas, le patient accepté dans le service se verra

remettre un bracelet d’identification.

L’heure de passage du patient en consultation ne dépend pas de son heure d’arrivée,

mais de la gravité du motif de sa consultation. Les urgences graves étant prioritaires, les

patients non prioritaires attendent, si leur état le permet. Le personnel soignant autorise

officiellement un seul accompagnant avec le patient. Suite à l’attente, de durée variable en

fonction du contexte du service et de la gravité de l’état du patient, ce dernier est ensuite pris

en charge par le personnel soignant dans un des box dédiés. Le personnel soignant s’informe

en détail de l’état du patient, vérifie la gravité de cet état, inscrit de nombreuses informations

sur un poste informatique situé dans le box, et prépare les soins. Le médecin examine ensuite

le patient, évalue son état et établit un diagnostic. Cette procédure aboutit à différentes

décisions : une hospitalisation, la demande d’un avis spécialisé, un rendez-vous ultérieur en

suite de soins des Urgences, ou un rendez-vous chez le médecin traitant pour la suite des

soins. Le médecin délivre les prescriptions adaptées à l’état du patient, parfois des certificats

et des arrêts-maladie, puis le dossier administratif est complété et ratifié. Le patient a alors

l’autorisation de quitter le service, si son état ne nécessite pas une prise en charge par un autre

service.

6.2.1.2. Le contexte du service d’Urgences étudié

Lors des trois mois de cette étude de cas, alliant immersion participante, entretiens

semi-directifs et non directifs, et recueil de documentation secondaire, le service a connu une

importante réorganisation, le personnel du service se préparant à une fusion avec le service

d’Urgences psychiatriques, situé dans un autre pavillon de l’hôpital. L’enjeu, pour le cadre de

santé et son adjoint, a été, dès la semaine de notre arrivée sur le site, de prédisposer le

Page 294: Les régulations individuelles et collectives des émotions

293

personnel soignant à cette fusion future, associant les pratiques de soins des deux services,

afin que le fonctionnement et l’organisation du travail futurs se rejoignent de manière

harmonieuse. Ce contexte de changement dans les pratiques implique, entre autres, de

redéfinir les tâches de l’IAO, assisté d’un aide-soignant au minimum, de réadapter les

pratiques de tri des patients, de réorganiser les box accueillant les patients, de mettre en

commun les bonnes pratiques. Ces ajustements et changements dans l’organisation du travail

du personnel soignant des Urgences traumatologiques perturbent les habitudes des infirmiers

et des aides-soignants. Dans ce contexte, les rôles de communication, d’explication, le recueil

des besoins du personnel, par le cadre de santé et son adjoint, s’avèrent particulièrement

importants.

Les managers supérieurs et managers de proximité, cadres de santé, chefs de service,

connaissent des difficultés dans cette mise en commun des pratiques. Elles résultent de

plusieurs causes.

D’une part, la réorganisation et ses fondements n’ont pas été présentés de manière

formelle aux équipes, les réunions internes se déroulant, la plupart du temps, informellement.

Le contenu de ces réunions ne parvient pas à la connaissance de l’intégralité de l’équipe

soignante, certains personnels étant en service de nuit, ou en congés, ou en arrêts-maladie. En

effet, la communication interne n’utilise pas de courriel ou de communication écrite formelle :

les personnels soignants n’ont d’ailleurs pas d’adresse électronique professionnelle

individuelle, malgré la taille du complexe hospitalier en question. Ainsi, les personnels

soignants, non présents lors des réunions informelles d’informations sur la réorganisation, se

renseignent par le biais de leurs collègues ; ce qui déforme, en grande partie, le contenu initial

des échanges, et modifie les pratiques effectives attendues par le management. Ce manque

d’informations, de communications effectives et formelles, à tous les personnels soignants

concernés, provoque incompréhension et contrariété. Les managers ne disposent pas d’outils

de communication, de transmission et de traduction adaptés pour faire parvenir, à leurs

équipes, les tenants et aboutissants de la réorganisation.

D’autre part, ces difficultés proviennent de la variété statutaire des personnels, de la

nature des équipes et de la culture du service. À un premier niveau, nous constatons des

divergences de points de vue et de vision du travail entre les médecins, les aides-soignants et

les infirmiers. Une majorité d’infirmiers n’approuvent pas la vision du travail de certains

médecins du service, ni celle de certains aides-soignants. Du point de vue de ces infirmiers,

un certain nombre de « personnalités difficiles » bloquent le processus de réorganisation, en

entravant le travail infirmier lorsque celui-ci applique les nouvelles directives de pratiques

Page 295: Les régulations individuelles et collectives des émotions

294

organisationnelles. De plus, les médecins s’émancipent de toute forme de hiérarchie, ce qui

crée des discordances dans l’application des nouvelles directives de réorganisation. À un

niveau plus global, la culture du service, puissante, donne lieu à des résistances, dans

l’intégration des nouvelles pratiques organisationnelles. En effet, le service est réputé pour

garder en son sein certaines « fortes personnalités » et avoir un turn-over quasi nul (inférieur à

5%), ce qui a pour conséquence une moyenne de 15 ans d’ancienneté et d’expérience dans le

service, et un personnel plus âgé, en moyenne, que dans les autres services (la moyenne d’âge

est de 47 ans). À l’inverse de cette forte culture du service et face à ce changement important

dans l’organisation du travail, se trouve un fort taux de turn-over des cadres et chefs de

service. Dans ce contexte de réorganisation, l’essentiel travail de communication, de

transmission et d’encadrement du personnel, par les managers, en particulier de proximité,

s’avère aléatoire, lourd et exigeant.

6.2.1.3. Infirmier aux Urgences traumatologiques, un métier à risques physiques et

psychologiques

En contexte de travail, les soignants éprouvent des émotions plaisantes et déplaisantes,

du fait des interactions avec les patients, leur famille, les collègues, la hiérarchie, et d’autres

professionnels des Urgences (pompiers, soignants du SAMU, policiers, ambulanciers).

L’organisation détermine des règles sociales et émotionnelles qu’il convient de respecter, et

impose un travail émotionnel certain (Hochschild, 2003b) : en particulier aux Urgences,

l’infirmier d’accueil devient le réceptacle des émotions des patients, tour à tour souffrants,

paniqués, désespérés, anxieux, inquiets, impatients, voire agressifs, alors qu’il lui faut rester

calme, agréable, empathique et bienveillant (Hochschild, 2003b). L’émotion doit être

contrôlée.

Les incidents relatifs à des agressions, verbales et / ou physiques, restent le plus

souvent cantonnés à l’intérieur du service, voire parfois à l’intérieur d’un collectif de travail.

Dans certains cas, lorsque le collectif ne peut réguler l’événement difficile dans l’entre-soi, le

personnel soignant ayant subi une agression remonte l’information à sa hiérarchie, par le biais

d’une « fiche de signalement d’un incident / accident lié à une situation de violence », à

adresser, dans les 24 heures de l’incident, à la Direction de l’établissement. Le secrétariat de

Direction adresse alors une copie de cette remontée d’informations au service de médecine et

santé au travail de l’établissement. Le personnel soignant agressé reçoit, ensuite, un accusé de

réception de sa fiche de signalement par le Directeur adjoint. Cet accusé précise que la

déclaration fournie par le soignant fait l’objet « d’une analyse approfondie par les membres

Page 296: Les régulations individuelles et collectives des émotions

295

du sous-groupe de lecture des fiches de violence, qui proposent des mesures correctives à la

Direction, afin de prévenir les violences récurrentes », et ajoute que, si le soignant porte

plainte auprès d’un commissariat de Police ou de la Gendarmerie, il peut alors bénéficier

d’une aide, proposée par la Direction du groupement hospitalier, en lien avec le service

juridique des hôpitaux de la ville. Cependant, les personnels, par peurs d’éventuelles

retombées managériales déplaisantes, n’utilisent pas toujours cet outil de gestion : « je pense

qu’on nous dirait aussi : ‟si ça vous affecte trop, vous pouvez changer de service”, et ça, j’ai

pas envie de l’entendre. Vraiment. Parce que ça, je l’ai entendu en réunion » (infirmière).

Bien que la plupart des incidents, agressions physiques et / ou verbales, et des

incivilités de la part du public, ayant eu lieu au sein du service, restent « dans » le service,

certains incidents, de par leur rare violence, ont été médiatisés, dans la presse régionale, voire

nationale. Par exemple, récemment, en août 2016, de violents incidents se sont déroulés au

sein du pavillon concerné, devenu alors le théâtre d’un différend brutal opposant deux

familles : « comme de nombreux service d’Urgences, [le service] connait beaucoup

d’incivilités, mais la grande violence comme celle de lundi soir est rare, et cela aurait pu

arriver n’importe où » (Directrice adjointe de l’hôpital). En raison d’un défaut de ligne directe

entre l’hôpital et la police, à disposition du personnel soignant sur le terrain, les équipages

policiers sont arrivés sur les lieux au bout d’une quinzaine de minutes, alors que, suite à

l’arrivée d’un patient présentant une blessure à la tête, une douzaine de personnes, armées de

couteaux et de ciseaux, ont pénétré violemment le service pour « en découdre » avec ce

patient. Lors de l’incident, et avant l’arrivée des forces de l’ordre, le personnel soignant et

trois agents de sécurité de l’hôpital ont tenté de séparer les deux familles concernées. Un

agent de sécurité et un infirmier ont souffert de contusions, et huit personnes, dont quatre

infirmiers, ont effectué une déclaration d’accident du travail, les conduisant à un, ou deux,

jour(s) d’arrêt de travail. Les personnels soignants, choqués, ont été reçus ensuite, par une

Cellule d’Urgence Médico-Psychologique (CUMP), unité fonctionnelle du SAMU.

Au-delà de ces risques, liés aux agressions et au comportement du public se présentant

au service d’Urgences, le personnel soignant du service connaît certains risques

psychosociaux, et psychologiques. Le Baromètre social 2015 de l’hôpital étudié, ainsi que

l’enquête EVREST (ÉVolution et RElation en Santé Travail) 2014, font état de statistiques

intéressantes, dont voici les conclusions saillantes ci-dessous.

Dans les services d’Urgences de l’hôpital, l’autonomie décisionnelle perçue s’avère

relativement positive : 71% des personnels interrogés estiment « pouvoir prendre des

initiatives », 66% qu’ils ont « une marge d’autonomie dans l’organisation du travail ».

Page 297: Les régulations individuelles et collectives des émotions

296

Concernant l’utilisation des compétences, 64% des répondants approuvent qu’ils « ont

l’occasion de développer leurs compétences professionnelles », 40% que leur travail leur

« demande d’être créatif », 83% que leur travail leur « permet de mobiliser leurs

compétences », 68% qu’ils « apprennent de nouvelles choses », et 82% que, dans leur travail,

« ils effectuent des tâches répétitives ».

Pour ces deux aspects - l’autonomie et l’utilisation des compétences -, la latitude

décisionnelle perçue dans le service se trouve légèrement inférieure à la moyenne de l’hôpital.

Concernant la demande psychologique, le Baromètre social fait état d’une situation

plus préoccupante : 73% des personnels du service des Urgences estiment que leur travail

« demande de longues périodes de concentration intense », 87% que leurs tâches « sont

souvent interrompues », 55% qu’ils « reçoivent des ordres contradictoires », 41% qu’ils

« disposent du temps nécessaire pour exécuter correctement leur travail », 95% que leur

« travail est intense », 72% que leur travail « est sans cesse chamboulé », et 83% que leur

travail « est souvent ralenti par celui des collaborateurs ou par d’autres services ».

À propos du soutien social des collègues, 67% des agents du service d’Urgences

confirment que, concernant leurs collègues de travail, « il existe une bonne collaboration »,

84% qu’il existe une « solidarité entre collègues », 43% que « les charges de travail sont

équitablement réparties », 82% que « l’équipe a la compétence pour la réalisation de ses

missions », 77% qu’il y a « un grand respect dans l’équipe », 56% qu’il existe un « climat

bienveillant », et 92% qu’il est « appréciable de travailler avec leurs collègues ». Le score

général du service à ce sujet reste cependant moins bon que celui de l’ensemble de l’hôpital.

Le soutien social hiérarchique présente davantage de disparités : 61% des répondants,

personnels soignants du service des Urgences, estiment que leur « responsable hiérarchique

prête attention à ce qu’ils disent », 55% que leur responsable hiérarchique « se sent concerné

par le bien-être de l’équipe, 41% que ce dernier « les aide à mener leur tâche à bien », et 46%

qu’il « sait faire travailler l’équipe ensemble ». Le score du service reste inférieur à celui de

l’ensemble de l’hôpital.

Enfin, la thématique de la reconnaissance au travail donne des résultats préoccupants :

14% seulement affirment qu’ils sont plutôt « satisfaits de leur rémunération compte tenu de

leur contribution au travail », 59% qu’ils peuvent « évoluer professionnellement », 44% que

leur « responsable hiérarchique leur dit quand leur travail est bien fait », 54% que ce dernier

« sait reconnaître leur travail et leurs efforts », 37% seulement s’estiment « globalement

satisfaits de l’évaluation annuelle », et 38% seulement « ont confiance dans leur avenir

Page 298: Les régulations individuelles et collectives des émotions

297

professionnel au sein du groupement hospitalier ». Le score des services d’Urgences reste

encore inférieur à celui de l’ensemble de l’hôpital.

L’enquête EVREST 2014, menée sur l’ensemble de l’hôpital, confirme principalement

ces résultats, et ajoute que 88% des soignants ont, « souvent ou tous les jours, plaisir à aller

travailler », 89% que leur travail a, « souvent ou toujours, du sens », 17% qu’ils ont du mal à

concilier vie personnelle et vie professionnelle, et 55% seulement qu’ils se « sentent capables

de faire le même travail qu’actuellement jusqu’à leur retraite ». L’enquête précise que les

infirmiers, en particulier, ont subi des agressions verbales de la part du public, dans l’année

écoulée : 30% précisent en avoir vécu deux à cinq, et 30% plus de cinq. Environ 30% des

infirmiers affirment avoir vécu une ou plusieurs agressions physiques, de la part de leurs

propres collègues, dans l’année écoulée.

Ainsi, au-delà du rapport au patient, au public parfois difficile ou en détresse, les

personnels soignants du service d’Urgences connaissent des problématiques d’ordre

psychosocial, s’exprimant, en particulier, par une demande psychologique forte, par un

soutien social insuffisant de la part de leur management, et par un manque de reconnaissance

au travail. Au sein du service d’Urgences étudié, le taux d’absentéisme sur l’année 2014 est

de 9,34%, avec 539 jours d’absences, tous motifs confondus. La moitié de ces causes

d’absentéisme prend la forme de congé de « longue maladie, longue durée ». Le service

d’Urgences psychiatriques présente un absentéisme moindre, de 7,19% sur 2014. Ses causes

ne relèvent aucunement de « longue maladie, longue durée », mais de « maladie ordinaire »

ainsi que « maternité, grossesse pathologique, paternité ou adoption » (précisons que la

moyenne d’âge au sein de ce service psychiatrique, d’environ 30 ans, est bien inférieure à

celle du service traumatologique).

Page 299: Les régulations individuelles et collectives des émotions

298

6.2.1.4. Récapitulatif de la méthodologie employée

Une étude ethnographique au sein d’un service d’Urgences traumatologiques d’une

grande agglomération a été associée à vingt-trois entretiens semi-directifs et non directifs,

d’une heure trente à deux heures, pour la plupart enregistrés sur dictaphone, avec des

infirmiers du service, ainsi qu’avec le management et les acteurs de prévention des risques et

de santé au travail : cadres, chefs de service, Direction du personnel, médecine du travail,

psychologue, professionnels de la prévention. Les entretiens, enregistrés sur dictaphone après

accord des participants, transcrits mot pour mot et comprenant les éléments verbaux et non

verbaux du discours, ont été envoyés par courriel, sur leurs adresses personnelles, aux

volontaires concernés, pour validation. Tous les participants ont signé le formulaire de

consentement de participation à la recherche, garantissant anonymat et confidentialité des

échanges.

Le recueil de données de l’immersion participante consiste principalement en un

journal de bord, écrit et / ou oral (lorsqu’il est enregistré sur dictaphone). La plupart des notes

écrites ont été consignées lors de l’immersion, et les notes enregistrées par audio ont été

produites post immersion. Toutes les données de l’immersion participante ont été converties

en mots, transcrits informatiquement.

Ces données, issues de l’immersion participante et des entretiens, ont été classées,

triées, puis analysées par catégories conceptualisantes (Langley, 1997). À ces données

qualitatives fournies par deux méthodes différentes, soit environ 350 pages à analyser,

s’ajoutent des éléments de documentation secondaire, obtenus auprès des cadres du service,

ainsi que des acteurs de la prévention des risques et de la santé, en particulier la médecine du

travail, acteur principal concernant la thématique des RPS et de la QVT.

La collecte de données s’est déroulée en trois périodes chronologiquement distinctes :

une immersion de 110 heures et vingt-trois entretiens semi-directifs et non directifs, étalés sur

trois mois, et une collecte de données secondaires, de documentation interne. Le tableau 21

récapitule les principales caractéristiques de ces données primaires et secondaires.

Page 300: Les régulations individuelles et collectives des émotions

299

Tableau 21 : Tableau des données primaires et secondaires de l’étude de cas aux Urgences

Données primaires Données secondaires Immersions Entretiens Documentation interne

Durée : 9 jours et nuits / 12 heures par service : soit 110 heures d’immersion en octobre 2014. Démarche : après obtention de l’aval de la hiérarchie et présentation du projet aux équipes : prise de notes pendant et après les observations. Observations à l’accueil des Urgences : primo contact administratif et infirmier, et dans les box lors de la prise en charge des patients. Échanges et partages de moments informels, pendant les pauses, les repas. Difficultés rencontrées : obtenir la confiance des équipes ; la prise de notes pose des questions : un soignant a arraché notre bloc-notes des mains afin de vérifier ce qui était écrit. À cette lecture, sa réaction fut alors positive et les craintes se sont estompées. Le rôle de la blouse blanche : positif concernant l’intégration dans les équipes, et la compréhension du métier, mais face aux patients : cela porte à confusion, certains nous croient infirmière.

Quatorze entretiens semi-directifs avec guide d’entretien thématique d’une heure trente à deux heures, retranscrits et validés par les participants : 9 entretiens avec des urgentistes, 2 entretiens avec les cadres et chefs de service, 3 entretiens avec la médecine du travail, 1 entretien avec le psychologue du service. Lors de ces entretiens : utilisation de la roue des émotions de Plutchik (2001) afin de suggérer des anecdotes et d’identifier les émotions. Difficultés rencontrées : obtenir des volontaires pour les entretiens, en raison de la méfiance envers ce qui est extérieur aux équipes, de la charge de travail, et des plannings. Neuf entretiens non directifs avec : le chef de pôle Urgences, le responsable paramédical du service, le responsable et chef de service, le psychiâtre des Urgences, le directeur référent, la Direction du personnel, le coordinateur risques professionnels, le conseiller conditions de travail, le chargé des relations patients, et affaires générales.

Médecine du travail : taux et causes d’absentéisme 2013-2014, taux de visites sur demande au médecin du travail, tendances chiffrées 2013 de l’observatoire central des situations de violence, rapport annuel du service médical du personnel 2013, bilan des arrêts de travail 2013 tous services, rapport du groupe « souffrance au travail » de l’hôpital, suivi des indicateurs RH 2011 et 2013, documents RPS en milieu de soins, synthèse de l’étude de satisfaction au travail 2012-2013, consultations pour motifs de souffrance au travail 2010-2013, Baromètre Social 2015. Prévention des risques : rapport de certification 2010 de l’hôpital pour la Haute Autorité de Santé, bilan et perspective par risque 2014, enquête EVREST 2014, fiche de signalement d’un incident / accident lié à une situation de violence, taux de violence sur agents, fiche centrale du risque et prévention des risques : travail avec lourde charge psychologique 2014, avec lourde charge mentale 2014, fiche centrale du risque : agression et situations de violences 2014. Gestion des Ressources Humaines : pyramide des âges 2014, taux de rotation des agents, fiche de recrutement, fiches de poste, taux de passages 2014, veille règlementaire 2013-2014, bilan social 2013, actions réalisées au service 2013-2014 (par le cadre de proximité), Document Unique.

Ces caractéristiques générales précisées, pour traiter de la question des émotions au

travail au sein du service des Urgences traumatologiques, nous allons rendre compte, dans la

sous-section suivante, de notre immersion participante.

Page 301: Les régulations individuelles et collectives des émotions

300

6.2.2. L’immersion participante aux Urgences

Cette sous-section fera d’abord état des procédés d’immersion participante, entraînant

notre intégration au sein du service. Puis, nous relaterons les difficultés de positionnement que

nous avons rencontrées, afin de mener à bien la collecte des données. Ensuite, nous donnerons

un aperçu des principales occurrences émotionnelles, vécues par les infirmiers en contexte de

travail, consignées, précisées et synthétisées. Enfin, nous témoignerons de certaines

occurrences émotionnelles, ressenties lors de l’immersion, attestant de l’irréalisable neutralité

émotionnelle du chercheur.

6.2.2.1. Procédés d’immersion

Après l’annonce de notre arrivée par les cadres de santé et managers, en amont de

notre venue effective, nous nous sommes présentée au service, à l’occasion d’une réunion

informelle, à l’initiative du cadre de santé et du chef de service, avec le personnel soignant, à

propos de la réorganisation. Dans ce contexte, nous avons pu, suite à l’introduction de notre

présence par le cadre de santé, pitcher l’objet de recherche devant le personnel présent, et

répondre aux questions éventuelles. L’accueil, que nous avons perçu comme plutôt

chaleureux, en grande partie grâce au cadre de santé de proximité, nous a autorisée à

commencer directement les observations, en blouse blanche.

Le personnel soignant, informé des raisons réelles de notre présence, nous a permis

d’adopter une « couverture » face au public : si la situation le requiert, nous devons être

considérée, par le public, comme une infirmière en formation, en stage d’observation, ne

pouvant effectuer de tâches de soins. Nous avons mené l’immersion participante dans le

service d’Urgences, alternant les services de jours - de 7 à 19h - et les services de nuit - de 19

à 7h - afin de couvrir la totalité du temps de travail vécu par les acteurs, et de pouvoir adopter

leur point de vue. Nous avons couvert les services en 12 heures, arrivant un peu plus tôt, avant

la prise de fonction des soignants, et partant un peu plus tard que les équipes, afin d’assister

aux relais entre équipes, ce moment d’échanges routinier et informel étant chargé en

émotions, en relations et en mises en mots de l’activité de travail réel et réalisé. Le fait

d’assister aux cycles complets de travail nous a amenée à comprendre le fonctionnement

organisationnel interne, ainsi que les enjeux émotionnels des soignants.

Dans le service, en blouse blanche tout au long de l’immersion participante, nous nous

déplacions régulièrement, nous positionnant à l’accueil, aux côtés de l’IAO et de son aide-

soignant, dans les box de soins lors de certaines prises en charge par les infirmiers, dans les

Page 302: Les régulations individuelles et collectives des émotions

301

zones d’attente, dans les couloirs du service, et même parfois à l’accueil administratif. La

plupart du temps, nous nous situions à l’accueil infirmier, afin d’observer les premiers

contacts avec les patients. À chaque fois que nous souhaitions assister à une prise en charge

en box de soins, nous en demandions l’autorisation aux infirmiers et aux médecins concernés.

Par ces différents positionnements stratégiques, nous avons mené des investigations dans

l’ensemble du service, avec l’objectif de capter les enjeux émotionnels organisationnels.

6.2.2.2. Un difficile positionnement

Malgré un travail de fond, de communication de la recherche aux chefs de service et

responsables d’unité, en amont de notre venue, des difficultés méthodologiques relatives à

notre positionnement, lors de l’immersion participante, apparaissent.

Les informations et communications internes se diffusant, la plupart du temps, de

manière informelle, nous n’avons pas pu présenter la recherche de façon officielle à

l’ensemble du personnel concerné, en particulier en raison de la rotation des équipes en

fonction des cycles de jour et de nuit, des congés et de l’absentéisme. En effet, si le premier

jour d’immersion participante, nous avons pu profiter de la réunion portant sur la

réorganisation du service, pour être introduite par le cadre de santé et présenter la recherche

officiellement, les autres jours de l’immersion participante n’ont pas permis de réitérer cette

présentation.

De manière générale, nous arrivions en fin de service d’une équipe, saluions les

personnels rencontrés, nous présentions rapidement de manière informelle, répondions aux

questions éventuelles, et commencions l’immersion. L’équipe, en fin de service, donne le

relais à l’équipe suivante, dans une salle faisant office de salle de repos, de cuisine et de salle

d’échanges informels. Ce moment rassemblant la plupart des personnels arrivés pour prendre

leur service, a donc été utilisé pour nous présenter rapidement.

Cependant, en raison des faiblesses et des aléas de la communication interne, nous

avons connu des difficultés de positionnement. Parfois, certains personnels soignants ne nous

montrent aucun intérêt, pensant que nous sommes stagiaire, ne nous saluent même pas, et

n’acceptent pas de discuter avec nous. La gêne sociale que nous ressentons, dans ce type de

situation, se gère, mais interroge aussi la question de la méthodologie d’immersion : si la

communication de l’objet de recherche et de la présence du chercheur ne s’effectue pas de

manière formelle, tous les personnels ne sont pas informés de cette présence, et, la découvrant

alors, certains éprouvent et affichent de l’indifférence voire de l’ennui. Il nous fut donc ardu

Page 303: Les régulations individuelles et collectives des émotions

302

de nous positionner en permanence, afin d’établir la transparence sur les raisons de notre

présence, de nous présenter et présenter l’objet de recherche, sans susciter, en face,

d’émotions déplaisantes. L’intégration dans le service a nécessité quelques jours de

tâtonnements, au niveau du positionnement, en raison de cette communication interne

inopérante, et de la rotation importante du personnel, entre congés, arrêts-maladie et travail de

jour ou de nuit.

Pour surmonter cette difficile acceptation par certains membres de l’équipe soignante,

nous avons adopté différents positionnements, par rapport à certaines questions relatives à la

discipline de GRH, dans laquelle s’inscrit la recherche. Le terme « Ressources Humaines » a

reçu un accueil mitigé, certains personnels manifestant quelque appréhension, nous imaginant

« envoyée par la Direction » afin de relever certains comportements. Face à ces remarques,

majoritairement indirectes, nous avons réorienté notre communication autour des disciplines

de sociologie du travail et psychologie du travail, recueillant alors davantage l’adhésion. Il

semble que les représentations de la GRH chez les acteurs sociaux étudiés correspondent à

une vision négative, déplaisante, de hiérarchie lointaine et inadaptée à la réalité du travail de

terrain, s’intéressant surtout aux résultats et non pas à la qualité du travail fourni par le

personnel soignant, ni à leur engagement au travail. Un autre aspect de la communication

autour de cette recherche a pu emporter une certaine adhésion : la nature comparative de

l’étude entre service de santé et service de Police, les infirmiers des Urgences étant en contact

réguliers avec des policiers. Pour le personnel soignant, la comparaison entre urgentistes et

policiers, à propos des régulations des émotions au travail, revêt un intérêt flagrant, le public

étant, selon eux, souvent « le même » : « avec les policiers, on a un peu les mêmes clients ! »

(infirmier).

En raison de cette première appréhension concernant la vision d’un chercheur « peut-

être envoyé par la Direction », et prenant des notes lors de l’immersion, nous rapportons ici

une scène à portée symbolique forte : lors des premiers jours de l’immersion participante, un

médecin, nous voyant derrière la borne d’accueil avec l’IAO, en train de prendre des notes à

propos du primo contact avec les patients, a subitement demandé ce que nous pouvions bien

écrire, et a arraché le calepin de nos mains. Cachant en partie notre surprise, nous avons laissé

ce soignant achever son geste spontané, afin de démontrer l’honnêteté intellectuelle de notre

démarche. Cette attitude confiante a alors tempéré le comportement impulsif du soignant, qui

n’a, pour finir, pas lu les notes consignées dans le calepin, mais surtout observé notre réaction.

Sans doute que ce médecin a souhaité nous « tester » pour voir si nous avions des notes « à

cacher » au personnel. Notre transparence et notre « calme feint » - relevant du travail

Page 304: Les régulations individuelles et collectives des émotions

303

émotionnel selon Hochschild (2003b) - a été bénéfique pour la confiance des personnes

présentes lors de cette scène, à notre égard, certains personnels exprimant leur désaveu

concernant le comportement du soignant en question.

Les rapports avec le personnel soignant, tout au long de l’immersion participante, se

sont harmonisés avec le temps, mais restent en partie contrastés. Par exemple, certains

personnels ont vite adopté le tutoiement avec nous, la bise lors de l’arrivée au service, alors

que d’autres ont souhaité conserver une distance, un vouvoiement, voire une ignorance de

notre présence.

6.2.2.3. Les occurrences émotionnelles aux Urgences

Les données issues de l’immersion tendent à affirmer que les émotions, plaisantes ou

déplaisantes, ressenties par les infirmiers des Urgences, trouvent leur origine aussi bien dans

la relation au public accueilli que dans les relations nouées au niveau interne du service.

D’une part, la relation avec le public se présente sous deux formes : soit le patient

se montre coopératif, agréable ou neutre, voire remercie et exprime une certaine

reconnaissance du travail du personnel soignant, conduisant au ressenti d’émotions plaisantes

de joie, de fierté, de sentiment du travail accompli ; soit le patient se révèle agressif,

désagréable, exprime incivilités et insultes envers le personnel soignant, qui ressentira alors

des émotions déplaisantes, comme la peur, l’appréhension, la colère, la contrariété.

Dans le premier cas, il est fréquent que le personnel soignant emploie l’humour afin

de réguler ses propres émotions et celles du patient, de rassurer ce dernier, de le distraire,

afin d’effectuer des soins nécessitant une certaine minutie et une immobilisation. Certains

échanges entre patients et soignants s’apparentent même à des scènes de théâtre comique,

entraînant sourires et rires de la part des protagonistes : « aïe, la piqûre ! » (dit un patient

tatoué et piercé), « ne me dites pas que vous craignez les piqûres avec tout ce que vous avez

là ! » (infirmière), « vous me reprenez du sang, après tout ce que j’ai déjà perdu ! » ; «Vous

avez quel âge ? » (infirmière), « ça dépend, effectif ou théorique ? » (patient)… L’emploi de

l’humour par les infirmiers, comme stratégie de régulation de ses émotions et de celles du

patient, a été constaté à de nombreuses reprises : « Je suis pince-sans-rire moi, et je me sers

de l’humour. Tu vois, en vingt-cinq ans, je ne me suis jamais fait agressé ».

D’autres fois, le soignant régule des paroles déplacées, des situations difficiles, voire

graves et stupéfiantes, par la neutralité et le calme : « vous savez quoi, je vous aime […] t’as

de beaux yeux tu sais, tu sais que je t’aime ? Vous êtes tellement jolie, alors que d’hab’ je suis

Page 305: Les régulations individuelles et collectives des émotions

304

pas porté sur l’exotisme » (patient alcoolisé et délirant pendant plus de dix minutes), « Bon,

c’est pas l’heure des déclarations ; votre plaie, c’est pas bien joli » (infirmière). Il arrive que

le rire soit « jaune » et masque un réel désarroi : « C’est pas possible…. hahaha… Non. Non.

Mais j’ai jamais vu ça, en trente ans de service […]. Comment on va lui dire ? » (infirmier

s’adressant à ses collègues, à propos d’un jeune homme dont l’amputation d’au moins une

jambe, en raison d’une soirée trop alcoolisée et d’un jean trop serré, va devoir être annoncée).

De manière générale, ces nombreuses situations, incroyables pour des personnes hors

du service, se régulent, en interne, en collectif restreint, par les échanges, le partage

informel, l’humour, souvent entre deux portes.

Dans le second cas, certaines scènes de violences nous semblent illustrer avec à propos

l’expérience d’émotions pour le moins déplaisantes, ressenties par les soignants, face à un

public violent : « Fils de pute, fils de pute, fils de pute !!! Donne-moi ta radio là !!! Retourne

dans ton pays ! T’as de la chance que je t’insulte juste et que je te frappe pas !! » (insultes

pendant environ quatre minutes, de la part d’un patient envers un soignant, qui avait répondu

négativement à sa requête de changement d’Interruption Temporaire de Travail (ITT)). Le

patient a ensuite tourné les talons et quitté le service, laissant alors le collectif restreint

finalement se rasséréner : « bon, il n’est pas rentré dans la zone d’accueil », « il ne faut rien

lâcher, on n’est pas là pour se faire insulter ». Lors de cette scène, nous avons observé que le

collectif restreint, présent sur les lieux de l’incident, n’est pas intervenu, de quelque manière

que ce soit. En revanche, les soignants ont arrêté leur tâche, ont assisté à la scène, et se sont

déplacés, sans doute inconsciemment, autour du collègue agressé, silencieusement. Lorsque

le patient agressif a enfin quitté les lieux, les soignants ont commencé à échanger, à parler de

la scène, mais sans s’adresser directement à la personne agressée. Au bout de quelques

minutes de « débriefing informel » non réflexif des situations de violences en général, chacun

est retourné vaquer à ses occupations. Nous remarquons que, contrairement aux équipages

policiers, ces instants de régulation collective portent sur la situation d’agression en général,

et ne s’adressent qu’indirectement à la personne impactée, alors que les policiers échangent,

de manière précise, à propos de la personne agressive, de ses attitudes et gestes, et font

part de bonnes pratiques à déployer pour les prochains événements du même acabit.

La plupart du temps, des violences et incivilités moins spectaculaires sont vécues

individuellement, par le soignant, voire en binôme ou trinôme. Nous nous étonnons tout de

même du peu d’échange et de discussion à propos de ces situations, « normalisées »,

« banalisées » par les professionnels.

Page 306: Les régulations individuelles et collectives des émotions

305

D’autre part, s’agissant des rapports en interne - organisation du travail et

management -, nous notons un certain nombre de dysfonctionnements agissant sur le plan

émotionnel : défaillances dans la communication, le management privilégiant les techniques

informelles, et défaillances matérielles. Des groupes restreints, informels, régulent entre

eux les émotions au travail, se définissant et s’identifiant à l’encontre des autres groupes.

Ainsi, nous avons assisté à ce genre de déclarations : « Il y a un souci de

communication là ! Je ne peux pas être au four et au moulin » ; « on verra ça avec (cadre) » ;

« on entend mal, la communication est difficile » ; « bon pas de téléphone, pas de fax

aujourd’hui » ; « les réunions pour la réorganisation étaient à faire avant et pas après la

mise en place ! Là, c’est du bouche à oreille, on n’est pas tous au même niveau dans les

infos » ; « maintenant, il faut aller vite sur les moins graves, comme à l’armée, et les caisses

rapides à Carrefour » ; « c’est pas normal que ce soit à nous d’expliquer la nouvelle

organisation à ceux qui étaient absents, ceux qui reviennent comprennent rien, ça crée des

tensions », « ça va, ça va, on va pas se laisser faire », « on sait pas qui fait quoi ! Qui est avec

qui ?? », « on est délaissés par rapport à l’autre service » ; « maintenant, j’ai la boule au

ventre en allant travailler ».

Au niveau managérial, les difficultés de communication proviennent de la trop grande

sollicitation des cadres de proximité par la haute hiérarchie, d’une absence de

communication par courriel, et d’un manque d’espace et de temps pour les réunions

formelles internes. Ces dernières, informelles, mettent parfois en difficultés les soignants :

« avec la réunion de ce matin, on a pris du retard à l’accueil ». Ces réunions, dans lesquelles

le management se montre pourtant à l’écoute, restent brèves et ne s’adressent pas à l’ensemble

de l’équipe. Elles se déroulent dans la « salle de pause », salle faisant office de salle de

réunion, de salle à manger, de salle de pause, de salle de préparation des repas des

patients. Cet espace est ouvert sur la salle d’attente et la zone d’accueil, ce qui empêche

les soignants de prendre régulièrement un instant de repos ou de retrait en « coulisses ».

Enfin, concernant l’aspect ergonomique des postes, nous avons observé que les infirmiers se

déplacent beaucoup dans le service, et sollicitent considérablement leur corps au travail ;

nombre d’entre eux se servent des postes informatiques en station debout, et non assise.

Face à ces difficultés organisationnelles, aux exigences du travail, et à un management

éloigné par une sursollicitation hiérarchique, les infirmiers s’organisent, de manière

autonome, la plupart du temps en petits groupes restreints, constitués par affinités et par

vécus communs. Au sein de ces sous-groupes de travail informels, s’élaborent une régulation

des émotions issues du travail et de la vie personnelle des infirmiers, ainsi qu’une

Page 307: Les régulations individuelles et collectives des émotions

306

redéfinition des activités, dans l’objectif de réaliser un « travail bien fait ». Les infirmiers

dialoguent, souvent avec les mêmes personnes, discutent de manière informelle, dans les box,

dans la salle de pause, ou entre deux portes, utilisent l’humour, racontent des anecdotes, des

exemples, s’échangent des conseils, s’entraident, et communiquent. En dehors de ces sous-

groupes, la communication interne et les échanges sur l’activité s’accomplissent lors du

briefing de prise de service, regroupant les personnels ayant terminé leur service et les

personnels le commençant. Ces différents espaces et temps d’échanges et de discussions entre

collègues génèrent de la joie, des rires, de l’apaisement, de la reconnaissance, et constituent le

principal soutien social.

Cependant, certains comportements de soignants envers d’autres soignants provoquent

une indéniable tension interne : « on me balance pas les dossiers comme ça enfin ! » ;

« qu’est-ce qu’ils sont agressifs au téléphone ! », comportements irrévérencieux, voire

pervers pour certains, que nous avons constatés, à plusieurs reprises, avec étonnement.

Les différentes situations de dysfonctionnements et de conflits internes, mènent à un

engorgement de l’accueil des Urgences, augmentant ainsi le risque d’agressivité, de colère, de

contrariété des patients. En immersion, nous avons été témoin, à plusieurs reprises, de ce

phénomène. Les infirmiers tentent de résoudre des problèmes d’ordre matériel, comme celui

des appareils en panne ou inopérants, organisationnel tel celui d’une communication interne

délicate ou inexistante, et même d’ordre interpersonnel, du fait que d’autres collègues sont

aussi préoccupés, individuellement, par leurs propres soucis. Cela crée alors chez les patients,

qui assistent à ces atermoiements, de l’agacement, des inquiétudes, des colères, voire des

incivilités et des agressions, souvent verbales, augmentant ainsi la charge cognitive et

émotionnelle des soignants.

Le tableau 22 reprend les différentes causes et manifestations d’occurrences

émotionnelles au travail, constatées lors des immersions.

Page 308: Les régulations individuelles et collectives des émotions

307

Tableau 22 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles aux Urgences

Nature du stimulus

Valence de l’émotion

Émotions et états affectifs observés

Environnement externe

Émotions déplaisantes

Nature et exigences de l’activité : surprise, contrariété, colère, peur, appréhension, chagrin : en particulier vis-à-vis d’un public agressif et / ou violent, mais aussi violenté, souffrant.

Émotions plaisantes

Situations de reconnaissance du travail de la part des patients ou de leur famille : joie, satisfaction, fierté, surprise. Emploi de l’humour lors des prises en charge des patients, et, lorsque la prise en charge se déroule correctement : joie. Prise en charge du patient : empathie, joie, intérêt.

Environnement interne

Émotions déplaisantes

Organisation et réorganisation du travail : paradoxes, difficultés, défaillances techniques, matérielles, organisationnelles et relationnelles, manque de communication interne : contrariété, colère, anxiété. Relations internes : conflits et difficultés relationnelles : anxiété, sentiment d’injustice, contrariété, colère, voire rage. Management : manque de reconnaissance, manque de communication, management perçu comme absent : contrariété, colère, ennui.

Émotions plaisantes

En petits groupes de collègues : communication plaisante, humour, blagues, échanges informels, partage d’émotions plaisantes, reconnaissance : joie, intérêt, fierté, sérénité.

6.2.2.4. Les émotions du chercheur en immersion

Lors de l’immersion, nous avons vécu de nombreuses émotions, plaisantes et

déplaisantes, provenant, d’une part, de la situation d’immersion en tant que chercheur,

situation parfois délicate quant au positionnement à adopter, à la fois devant le personnel et

face au public accueilli par le service ; d’autre part, les exigences émotionnelles et la nature

du métier observé nous ont aussi causé certaines réactions émotionnelles mémorables.

Nous avons souligné supra la difficulté relative au positionnement à adopter face au

personnel soignant. Le manque d’espaces de communication formelle pour exposer les

objectifs de cette recherche, l’accueil mitigé de certains personnels peu aimables, voire les

remarques et conduites ambigües de la part de certains soignants, nous ont impactée

professionnellement et personnellement, nous conduisant à nous interroger, parfois, sur la

poursuite de l’immersion. Outre la brusque prise de notre bloc-notes par un soignant, nous

avons parfois essuyé certaines remarques acerbes de la part d’une petite partie du personnel :

« Vous avez faim ?? Pour ce que vous travaillez… » ; ou encore, une soignante, prenant en

charge un patient alcoolisé et difficile, s’est permis de donner, et s’est même vantée d’avoir

donné notre prénom lorsque le patient, lui faisant une déclaration enflammée sous l’emprise

de l’alcool, lui a demandé son prénom à elle, pour pouvoir la revoir. Ou encore, nous

retrouvant un instant seule dans la zone d’accueil, les soignants d’accueil étant fort occupés

ailleurs, certains patients et publics accompagnant nous sollicitèrent, afin de leur ouvrir les

Page 309: Les régulations individuelles et collectives des émotions

308

portes du sas ; ne sachant si nous en avions l’autorisation - l’immersion s’avérant

« participante » suivant les situations -, nous interrogeâmes un médecin, présent à ce moment-

là, pour nous enquérir de la réponse à donner. Sa réponse fut : « C’est ton problème », puis il

partit, nous laissant à charge les personnes situées à l’accueil. Ces situations ont provoqué en

nous des émotions déplaisantes, de l’ordre de la contrariété, de la colère, de l’injustice, de

l’embarras.

Par ailleurs, le collectif de travail étant particulièrement segmenté, il apparaît que des

petits groupes restreints, de trois à cinq soignants, s’entraident et communiquent de manière

plaisante et respectueuse entre eux, s’opposant parfois à d’autres groupes restreints. Ces sous-

groupes se forment autour d’individus à fortes personnalités, dont l’ancienneté dans le service

conforte l’aura et l’influence sur les autres. Par voie de conséquence, lorsque nous échangions

ou liions un contact sympathique avec un soignant intéressé par la recherche, d’autres

soignants appartenant informellement à un « sous-groupe adverse » se montraient alors

particulièrement distants. Néanmoins, quelques tentatives d’échanges avec ces derniers

s’avérèrent parfois fructueuses, grâce au sujet-même de la recherche, et à l’intérêt sincère que

nous portions au travail d’urgentiste.

Les soignants observés lors de l’immersion employant singulièrement l’humour, à la

fois en interne et face au patient, de nombreuses situations nous ont amusée, voire nous ont

fait rire, créant alors une certaine complicité avec les soignants.

Certains échanges avec des soignants nous ont fait vivre des moments particulièrement

intenses : citons les situations où nous suivions les soignants lors des transferts de patients

décédés, lors desquels les professionnels nous ont expliqué leur travail, partagé leurs émotions

par rapport à la mort, et présenté, avec fierté, leur mission de prise en charge du mort, parfois

en compagnie de la famille, jusqu’à la chambre froide. Ils nous ont aussi montré et donné de

nombreuses explications à propos de la salle de veillée ainsi que de la salle médicale

d’extraction d’organes.

Concernant les émotions vécues lors de l’immersion, en rapport avec les patients,

certains événements nous ont particulièrement touchée : citons la peur, lors de situations

tendues à l’accueil, avec des groupes d’individus, ou de bandes, pénétrant de force dans le

service, de nuit, souvent alcoolisés, à la recherche d’un patient particulier ; la peur et

l’appréhension ont été aussi ressenties lors de situations d’agressions verbales extrêmement

violentes envers le personnel, de menaces, de gestes brusques, de sollicitations abruptes de la

part de patients lorsque nous nous déplacions dans les couloirs ; certaines plaies, de par leur

Page 310: Les régulations individuelles et collectives des émotions

309

importance, nous ont aussi parfois mises mal à l’aise, nécessitant alors un furtif retrait du box

de soins ; la souffrance et la douleur exprimées par les patients nous ont aussi parfois troublée,

qu’il s’agisse de femmes battues par leur conjoint, mais souhaitant rentrer avec ce dernier, ou

de patients âgés, que les conjoints rassurent, mais qui sont en réalité très anxieux sur l’état de

ce dernier ; nous nous souvenons aussi de la tristesse ressentie lors de la venue d’une collègue

infirmière d’un autre pavillon, en larmes et paniquée, ayant été piquée par un patient porteur

d’une hépatite ; enfin, dégoût et appréhension se manifestèrent en nous quand un patient,

tuberculeux, en état d’arrestation, cracha et toussa intentionnellement dans notre direction et

celle des policiers présents, chargés de l’assister.

Après l’évocation du déroulement de l’immersion participante et de ses difficultés,

après le récit des occurrences émotionnelles les plus marquantes dont elle fut l’occasion, nous

nous proposons, à présent, d’exposer précisément le processus de collecte des données, issues

des entretiens et de la documentation secondaire.

6.2.3. Entretiens semi-directifs et non directifs, et recueil de données secondaires

D’une part, en raison du contexte de réorganisation, et d’une difficile communication

interne, nous avons surmonté certains obstacles, afin d’obtenir un nombre nécessaire

d’infirmiers volontaires pour participer aux entretiens. D’autre part, pour des raisons de

temps, il ne nous a pas été possible de mener une investigation dans le service psychiatrique,

symétrique à celle des Urgences traumatologiques avec lequel la fusion est prévue. Nous

avons donc centré l’étude sur le cas des Urgences traumatologiques : plus d’une vingtaine de

professionnels, de l’échelon infirmier jusqu’à celui de la Direction du personnel, ont été

interrogés, ainsi que les professionnels de la santé au travail.

6.2.3.1. Les entretiens : faire campagne pour démarcher des volontaires

En raison de l’absence de communication interne formelle, nous avons pris soin de

nous présenter chaque fois au personnel présent, lorsque les situations s’y prêtaient, et de

répondre aux différentes questions que notre recherche pouvait soulever. Nous faisions

régulièrement des résumés de l’avancée de la recherche auprès des cadres de proximité, à qui

nous confiions nos difficultés, et faisions part de nos étonnements et questionnements.

Au fur et à mesure de l’immersion participante, nous sommes parvenue à construire

une relation de confiance avec certains professionnels, que nous avons alors sollicités pour

participer aux entretiens. En raisons des difficultés organisationnelles et des exigences du

Page 311: Les régulations individuelles et collectives des émotions

310

travail, importantes, peu d’infirmiers ont pu se libérer pour ces entretiens. En effet, pour

dégager une heure d’échanges, les infirmiers volontaires ont dû obtenir, de leurs collègues, de

les remplacer le temps de l’interview, alors que la charge de travail s’avérait déjà importante.

En raison du caractère instable et imprévisible de l’activité, un afflux de patients pouvant

survenir de façon aléatoire, certains entretiens ont été interrompus, et menés en plusieurs fois.

Malgré ces difficultés d’organisation, nous avons constaté que le « bouche à oreille » nous a

permis d’obtenir la participation souhaitée. Ayant anticipé la question du lieu des entretiens,

nous avons réussi à disposer des clefs d’une salle de soins vacante à l’étage, que le

management nous a confiées.

Le service des Urgences traumatologiques devant fusionner, peu de temps après notre

immersion, avec celui des Urgences psychiatriques, nous avions convenu, avec nos référents

de terrain et le management, d’interroger des infirmiers des deux services : environ sept

infirmiers issus du premier, et sept issus du second. Cependant, cette unification des deux

services étant toujours inopérante à l’heure actuelle, nous n’avons pu mener nos investigations

de terrain aux Urgences psychiatriques.

6.2.3.2. Entretiens avec les infirmiers des Urgences, leur management

et les professionnels de la santé

Pendant et suite à l’immersion participante, vingt-trois entretiens semi-directifs et non

directifs ont été menés :

- avec neuf urgentistes : sept infirmiers, le médecin en chef du service et le cadre de

santé,

- avec cinq managers : le cadre supérieur de santé, le chef de pôle Urgences, le

responsable et chef de service, le responsable paramédical du service, et le directeur

référent,

- avec deux professionnels de la fonction RH et de la Direction du personnel : l’adjoint

des cadres au sein de la DRH et le chargé des relations patients et affaires générales,

- et avec cinq professionnels de la santé et de la prévention des risques : le médecin du

personnel, le psychologue du personnel, le psychiâtre des Urgences, et deux

conseillers « Conditions de travail ».

Le tableau 23 rassemble par métier et grade, les caractéristiques des différents

entretiens et quelques informations-clefs sur les participants.

Page 312: Les régulations individuelles et collectives des émotions

311

Tableau 23 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas aux Urgences

SECTEUR ÉTUDIÉ : SANTÉ : Service d’Urgences Statut Rôle

mana-gérial

Sexe Âge Ancienneté (années) : Métier / Service

Semi ou non

directif

Durée interview /

lieu

Urgentiste 1 Infirmier Non F 48 27 / 18 Semi 1h20 / salle soins étage

Urgentiste 2 Infirmier Non F 46 24 / 10 Semi 1h40 / salle vestiaires

étage Urgentiste 3 Infirmier Non M 39 11 / 4 Semi 1h20 / salle

vestiaires étage

Urgentiste 4 Infirmier Non M 42 Non cité / 18 Semi 1h30 / notre bureau

(université) Urgentiste 5 Infirmier Non F 56 36 / 25 Semi 1h10 / salle

soins étage Urgentiste 6 Infirmier Non M 27 5 / 1,5 Semi 1h15 / salle

soins étage Urgentiste 7 Infirmier Non F 24 4 / 1 Semi 1h30 / Café

extérieur Urgentiste 8 Médecin Oui M 37 9 / 2 Semi 1h30 / salle de

réunion Urgentiste 9 et Manager 1

Cadre de santé Oui (50 person-

nes)

M 39 4 / 1,5 Semi 1h30 / son bureau

Manager 2 Cadre supérieur de santé

Oui (250

person-nes)

F / 14 / 1 Semi 1h30 / son bureau

Médecine Médecin du personnel

Oui M / / Non (3 entre-

tiens)

4h / son cabinet

Psychologue Psychologue du personnel

Non F / / Non 2h / son cabinet

Psychiatre Psychiâtre des Urgences

Oui M / / Non 1h 10 / son bureau

Manager 3 Chef du pôle Urgences

Oui M / / Non 1h15 / son bureau

Manager 4 Responsable et chef de service

Oui M / / Non 1h / son bureau

Manager 5 Responsable paramédical du

service

Oui M / / Non 1h / son bureau

Manager 6 Directeur référent Oui F / / Non 1h / son bureau

Direction 1 Adjoint des cadres au sein de la DRH,

Oui M / / Non 1h 15 / son bureau

Direction 2 Chargé des relations patients et affaires

générales

Non F / / Non 1h 20 /son bureau

Prévention 1 Conseiller Conditions de travail

Oui M / / Non 1h20 / son bureau

Prévention 2 Conseiller Conditions de

travail, ergonome, coordinateur risques

Oui M / / Non 1h 15 / son bureau

Page 313: Les régulations individuelles et collectives des émotions

312

Sur les neuf urgentistes participant aux entretiens, nous avons veillé à respecter la

représentativité d’âges, d’expériences et de sexe, qui existe dans le service. Tous les entretiens

ont été menés sur le lieu de travail des professionnels interrogés, sauf deux interviews avec

des infirmiers, réalisées en extérieur, dans un café de la ville et à notre bureau. La durée totale

des entretiens est d’environ 31 heures, et nous disposons d’environ 300 pages de

transcriptions. Quant à la documentation secondaire, elle nous a été transmise par le cadre de

santé du service étudié, ainsi que par l’ensemble des professionnels de la santé au travail et de

la prévention des risques.

L’ensemble des données triangulées, a été analysé par catégories conceptualisantes. La

sous-section ci-dessous en présente les principaux résultats.

6.2.4. Principaux résultats de l’étude de cas

Les principaux résultats de cette étude de cas se répartissent selon trois catégories,

embrassant l’ensemble de la thématique émotionnelle ayant cours dans le cadre de l’activité

des infirmiers urgentistes :

- les objets de travail, en particulier les violences, les incivilités, les souffrances des

patients, ainsi que, paradoxalement, l’organisation du travail et les pratiques de

management ;

- les outils de travail, comprenant l’émotion de joie, les compétences émotionnelles

interpersonnelles, le travail émotionnel expressif, et différentes régulations

émotionnelles plus ou moins opérantes ;

- les effets émotionnels du travail, émotions plaisantes et / ou déplaisantes, impactant

parfois la vie personnelle de l’urgentiste.

6.2.4.1. Les objets émotionnels du travail

Les incivilités provenant du public, bien que provoquant certaines émotions

déplaisantes, sont considérées comme « faisant partie du métier ». En revanche, les infirmiers

interrogés estiment que, suivant la gradation des agressions, certains événements demeurent

inadmissibles et anormaux. De manière générale, le comportement désagréable des patients

conduit les infirmiers à ressentir des émotions déplaisantes, de l’ordre de la contrariété, de la

colère, de la peur, de la tristesse, de différentes intensités suivant la gravité des événements

et les types de régulations émotionnelles individuelles des professionnels : « Je pleurais tous

les jours parce que le premier jour on m’a dit ‟va te faire enculer” » ; « Dans notre métier,

Page 314: Les régulations individuelles et collectives des émotions

313

aux Urgences, tu ne rencontres pas beaucoup de joies… Ici, c’est la violence. L’émotion qui

ressort le plus, c’est l’énervement. Ce qu’on trouve le plus, c’est l’appréhension qu’il y ait un

clash […] la crainte quand on voit arriver certains patients, parce qu’on sait que ça peut

partir vite en fait » ; « Pour les infirmières, ça va être du ‟nique ta mère sale pute, va te faire

enculer”, voilà. Et les mecs c’est pareil, sauf que ça va être en même temps : ‟viens je vais te

casser la gueule” » ; « des fois tu ramasses un coup parce que tu veux protéger ton collègue

pour pas que ça se batte, et tu reçois un crachat » ; « On est beaucoup agressés en paroles

[…]. Sinon, j’ai une collègue qui a reçu un coup dans le dos. Parce qu’elle a eu le malheur de

tourner le dos à la personne qui était surexcitée. Et un autre collègue qui a failli être étranglé

par un abruti, devant moi aussi » ; « ce qui m’énerve le plus, c’est de s’en prendre

verbalement à mes enfants […] je suis prêt à exploser » ; « des fois, c’est vrai, tu es obligé de

taper du poing sur la table pour te faire respecter par les patients » ; « Oui, des fois tu as

peur […] il faut vite te protéger » ; « Elle avait la trouille que ce patient revienne la revoir

[…] ça m’a choqué de la voir comme ça, tu sais, vraiment, un traumatisme quand même

sérieux, où tu avais la trouille quand même. Donc ça m’a surpris. Chez nous, il y a beaucoup

d’agressions verbales quand même » ; « Moi, je me suis fait insulter rien que la semaine

dernière, deux ou trois fois dans la nuit » ; « J’ai l’appréhension et la peur de l’agressivité

des autres […]. J’ai peur que les gens s’énervent, j’ai peur que les gens dépassent les limites,

m’insultent, j’ai peur qu’ils s’en prennent à mes collègues… C’est vraiment ce que je crains

le plus » ; « Le patient était invivable, odieux, outrageant […] il avait des esquarres de

partout […] donc tu avais de l’aversion, du dégoût pour lui ; pour la personne et pour le

physique ».

Ces objets émotionnels de travail concernent plus particulièrement l’IAO : « le poste

qui est le plus stressant ici aux Urgences, c’est l’accueil. Parce qu’en fait tu te ramasses

tout ».

Parfois, l’émotion déplaisante tient à l’histoire du patient, aux causes qui l’amènent au

service : « l’émotion d’hier était très très forte […]. On a vécu hier deux scènes qui étaient

traumatisantes. […] tu sais, ça va me toucher les gosses, j’ai envie de leur enlever (rires). De

les donner à la DASS ! […] Et j’ai eu un monsieur qui s’est fait agresser chez lui dans la nuit,

c’est terrible ce que je vais te dire. Ma plus forte émotion. […] il les a levés, tapé sa femme,

fracassé la tête, et à chaque pièce il fracassait sa femme […] c’était une scène de crimes, il

les avait laissé pour morts quoi. Le monsieur te décrit, te raconte, te raconte. Il te raconte

tout. Mais franchement, t’es là, il te raconte tout, il te déploie tout. Toi t’es là, il faut que tu

ailles vite aussi car hier c’était le bordel […]. Moi, je suis toujours calme, je dis que je

Page 315: Les régulations individuelles et collectives des émotions

314

comprends, surtout quand il essaye de m’expliquer […]. Moi, cela m’a produit de la colère,

du chagrin » (nous avons appris d’ailleurs que cette affaire d’agression ultra violente envers

un couple à son domicile a été prise en charge par certains bacqueux interviewés) ; « j’étais

aussi en chagrin, parce que j’étais peut-être trop empathique envers cette famille, envers ce

jeune homme » (à propos d’un accidenté de la route) ; « c’est vrai que j’étais dans un état, je

vivais trop la situation pour eux, et je n’étais vraiment pas bien, et j’étais hyper inquiet pour

mon patient que je sentais vraiment mal […] il est jeune putain, il ne faut pas qu’il meure ! ».

Lorsque ces causes ont un aspect invraisemblable pour les soignants, les émotions

déplaisantes de colère contre l’injustice de la situation, et / ou d’effroi face à la nature de

l’événement, se mêlent à la stupéfaction, à la surprise : « c’est des choses qu’on n’a pas tout

le temps, on a de l’agressivité, là c’est extrême, surtout un couple, dans ta maison, c’est le…

Tu n’imagines pas ça ». Parfois, la tristesse résulte de la situation-même de travail : « La seule

fois où j’ai pleuré, c’est quand j’ai perdu un patient, qui est mort comme ça, dans le

service » ; « Tu es dans la tristesse pour la patiente ».

L’activité d’infirmier implique parfois des émotions déplaisantes inhérentes à la

nature des soins : « l’infirmier va être plus dans le soin… comment dire… Tu es dans un soin

agressif, du fait que tu piques, etc. Des fois, tu vas faire mal. Tu es là aussi pour la plainte des

patients sur la douleur, sur l’émotion » ; « Quand on pose une sonde gastrique […] j’ai

vachement d’aversion pour ce soin. Tu te fais souvent griffer. C’est vachement invasif comme

soin. Donc les gens t’arrêtent, te griffent. Tu trouves de la violence » ; « il y a aussi des

esquarres qui sont malodorants […] juste immondes. Des fois, je descends dans mon vestiaire

mettre du parfum ! […] Tu pleures presque quoi [...]. Tu as une sorte de mémoire olfactive.

Même des fois, il suffit que tu y penses, et tu as l’odeur qui revient ».

De même que pour les policiers à propos d’une « bonne affaire », les infirmiers

interrogés mentionnent la frustration, née d’une vision fractionnée du travail de prise en

charge d’un patient, le rôle des urgentistes se limitant à l’accueil et à la prise en charge

initiale : « souvent aux Urgences, on se sent un peu frustré car on n’a pas la suite » ; « c’est

un peu frustrant » ; « ce qui est dommage aux Urgences, c’est que tu n’as pas de suivi ».

En revanche, il arrive que la nature même des soins et le contact avec certains patients

s’offrent comme objets émotionnels du travail, plaisants : « J’aime bien mon boulot en soi

[…]. J’aime beaucoup les gens âgés. Franchement, au final, c’est ce que je préfère. […] faire

la toilette aux gens âgés. Parce que je trouve que c’est un moment où souvent les gens âgés

aiment bien discuter […] je trouve que c’est un moment un peu extra, car les gens se

dévoilent à toi, racontent leur vie, des fois tu rigoles ».

Page 316: Les régulations individuelles et collectives des émotions

315

Au-delà des émotions souvent intenses issues du contact avec les patients, exigences

émotionnelles, des relations difficiles voire conflictuelles, en interne, provoquent aussi des

émotions de nature déplaisantes pour les infirmiers, délicates à réguler, car n’étant pas

considérées comme « faisant partie du métier » : « Moi, ce qui va le plus me détruire, ce ne

sera jamais les patients, parce que même s’ils sont agressifs, c’est l’hôpital, on sait qu’on va

voir ça, ils vont arriver à la dernière minute, avec une douleur, ils vont être agressifs, et puis

voilà. Ça, ça fait partie du jeu, du normal du job. Par contre, tout ce qui est collègue, là, c’est

pas normal. Là, ça va me toucher à fond, je vais avoir la boule chez moi, je vais même en

chialer chez moi, alors là, les émotions, elles vont être à fond la caisse » ; « là j’étais en

colère, je ne cachais pas mes émotions. Je la cachais à la famille du patient mais pas à mon

collègue dont je trouvais que le comportement était inadmissible […] parce qu’il n’est pas

humain » ; « J’ai pleuré, à l’accueil, en disant ‟mais tu es inhumain !”. J’ai raconté l’histoire

à l’ancien patron, en disant que c’est inadmissible, et il m’a dit : ‟Ouiii, mais tu sais comme

il est…” ».

Parallèlement au manque d’effectifs soignants, les règles d’organisation du travail et

les règles sociales émotionnelles ne semblent pas adaptées au travail réel, ni traduites dans

une régulation conjointe (Reynaud, 1988), et provoquent alors un sentiment de travail

empêché, d’impuissance, de méfiance, menant à de la contrariété, de la colère, du

mécontentement, voire de la honte : « le fait qu’on soit en forte charge de travail, on est

contrarié » ; « c’est plus l’organisation qui nous agace » ; « c’est plus de l’organisation, de

la manière dont on gère le travail » ; « Le travail invisible, c’est une grosse partie de notre

travail, malheureusement ». Cette nouvelle organisation du travail est imposée sans réelle

concertation, par le management, ce qui occasionne alors des émotions déplaisantes : « Ils

mettent en place des choses, mais il n’y a pas de suivi derrière, et ça, c’est très très très

agaçant ». « On nous demande beaucoup plus de choses » ; « il n’y a pas de traces écrites » ;

« il y a plein d’informations comme ça, qui volent, d’équipe en équipe, et qui se déforment,

forcément, en plus, et il y a des choses qui ne passent pas bien, qui passent pas, parce qu’il

faut deviner quoi… ». « Il faut qu’on fasse des réunions » ; « Je dis : c’est à vous cadre aussi

de nous informer et d’imposer des outils qu’on a maintenant, comment est l’organisation,

etc » ; « Quand on impose huit heures d’attente au patient, moi c’est un truc qui m’horrifie.

Je suis en colère pour le coup » ; « On a certains médecins qui ne sont pas très très dans

l’action non plus et quand il y a huit heures d’attente et que c’est parce que les médecins ne

bougent pas leur derrière, c’est un truc qui me met très très en colère […] les médecins sont

Page 317: Les régulations individuelles et collectives des émotions

316

un peu protégés, quand même, de certaines choses » ; « les personnes âgées qui restent trois

jours dans le service, je trouve ça intolérable pour eux […] c’est un peu honteux ».

Des problématiques d’ordre matériel, la plupart du temps liées à la réorganisation

du travail, agacent et contrarient les infirmiers, leur ajoutant un stress, une charge cognitive.

Cet aspect a été constaté à de nombreuses reprises lors de l’immersion, à propos du

fonctionnement des téléphones, des ordinateurs et des fax, des stocks de soins, des problèmes

matériels de communication interne ; ces défaillances et difficultés matérielles et

relationnelles conduisent les infirmiers à effectuer de nombreux déplacements physiques, en

divers endroits, et pour des motifs différents, augmentant la charge cognitive et émotionnelle.

En témoignent certains entretiens : « La contrariété, depuis ce matin (rires) ! […], j’ai fait les

chariots, plus d’antalgique […] ça veut dire qu’on sera en panne. Ça m’agace un petit peu.

[…] Ensuite, chariot d’Urgences descellé, alors qu’on le scelle systématiquement […] je dois

TOUT vérifier, et c’est laborieux. C’est du travail en plus, forcément. Mais c’est agaçant.

[…] Ensuite, problème à la pharmacie […]. J’essaye de me connecter à l’ordinateur :

impossible de me connecter […] j’ai pas pu vérifier. Je téléphone […] je fais donc la liste à la

main […] le coup du fax, quatrième couche, le fax du bureau des entrées ne marche pas, celui

du service non plus ! […] Ça commence à être un peu casse-pieds. […] Je ne suis pas sûre

que ce soit bien arrivé, j’ai envoyé quand même mon collègue […] je pense qu’il va

poireauter. Il y a des choses qui peuvent être simples, qui deviennent très compliquées pour

des idioties. Tout ça parce qu’il y a des choses en panne qui ne sont pas réparées » ; « J’ai

pas 15 bras, j’ai pas non plus 15 000 cerveaux pour tout retenir, et du coup, on oublie […]

les gens vont pas être contents parce que j’ai pas été leur priorité sur le moment, là, parce

que j’en avais d’autres. Je suis en surcharge de travail, et cognitive, ce qui fait que je ne peux

plus répondre à toutes les demandes : il faut que je fasse un choix, une priorité. Et je trouve

que ça, c’est vraiment le plus dur ».

Les émotions exposées ici relèvent, d’une part, des exigences émotionnelles du travail,

c’est-à-dire de la relation de primo contact avec un public souvent en difficulté et des

exigences de l’activité-même, et d’autre part, de l’organisation et du management, pourtant

initialement mis en place dans un objectif de facilitation de l’activité. Dans le cas présent, les

dispositifs organisationnels et managériaux font fonction de poison et non plus de

remède, et ajoutent des exigences émotionnelles aux infirmiers, pour effectuer le « travail

bien fait » : « ces derniers temps, on rencontre beaucoup d’agressivité, parce que c’est bien

plus long que d’habitude ». Ce « travail bien fait », se définit pour les infirmiers de la façon

suivante : « une intervention réussie, c’est quand on arrive à faire en sorte que les gens soient

Page 318: Les régulations individuelles et collectives des émotions

317

pris en charge correctement. Ça, ça indique une bonne prise en charge médicale, les gens

arrivent avec un problème et il faut répondre à ce problème avant tout […] c’est vraiment de

comprendre le problème de santé de la personne, et d’essayer de le régler au plus vite » ;

« Un soin ne passe pas sans communication. Je ne peux pas soigner quelqu’un sans lui

parler. Pour moi, c’est le plus important ».

Face à ces émotions, objets du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ;

Remoussenard & Ansiau, 2013), résultant de la relation avec le patient ou son entourage, et /

ou de l’organisation du travail et des pratiques de management, les infirmiers utilisent des

outils émotionnels de travail.

6.2.4.2. Les outils émotionnels de travail

Dans des situations de travail à « incidents émotionnels », les infirmiers déploient des

stratégies de régulation des émotions, activent leurs compétences émotionnelles, et

produisent un travail émotionnel intense vis-à-vis des patients et de leur entourage.

Lorsque le contact avec le patient devient épineux, la quasi-totalité des infirmiers fait

appel à une émotion en tant qu’outil de travail : la joie, émotion primaire (Plutchik, 2001), de

plus ou moins grande intensité. Cette émotion peut se coupler à des stratégies de régulation

des émotions du patient mobilisant, soit l’humour au travail, soit l’empathie : « Des fois,

quand les gens ont peur de se faire piquer ‟je vais tomber dans les pommes”, je leur dis

‟c’est pas grave, ce sera plus pratique pour piquer !” » ; « l’humour, n’est pas donné à tout

le monde ; c’est pour mettre à l’aise et des fois, il y en a qui sont morts de rire. Après, ça va

tout seul » ; « Bon il y en a qui rigolent et il y en a qui sont stressés. Mais après, tu parles

beaucoup. Il y en a qui ne déstressent pas, mais tu parles, tu les regardes et au bout d’un

moment tu piques, tu captes leur attention » ; « Inspirer confiance, on dit que c’est 50% de la

suite, de la guérison […] je fais péter la barrière ». Utiliser les émotions plaisantes, en

particulier la joie, couplées à des techniques d’empathie et / ou d’humour avec le patient, dans

l’objectif du « travail bien fait », relève de compétences émotionnelles au sens de Salovey et

Mayer (1990 et 1997).

Les urgentistes interrogés disent puiser essentiellement dans leurs compétences

émotionnelles interpersonnelles, dans le cadre de leur activité, et peu dans leurs

compétences intra-personnelles, à la différence des policiers : « savoir gérer ses émotions,

c’est vraiment principal, car du coup on peut vraiment vite tourner sur tout type d’émotions,

Page 319: Les régulations individuelles et collectives des émotions

318

mais surtout l’agressivité, qu’il faut savoir gérer au quotidien ». Pour les urgentistes, l’aspect

relationnel du travail implique nécessairement de pouvoir gérer ses émotions et celles des

autres lors de l’interaction. « Écouter » et « savoir faire preuve d’empathie » sont les

compétences émotionnelles principales mentionnées : « La toute première (compétence), je

dirais que c’est l’empathie. C’est hyper important. Je pense qu’on ne peut pas bien s’occuper

de quelqu’un sans être empathique » ; « il faut aimer les gens, si tu ne les aimes pas, il faut

faire autre chose (rires) » ; « je pense qu’il faut un peu de tolérance et un peu d’empathie,

écouter […] ça permet de soigner la personne beaucoup mieux ». Comme dans le cas des

policiers de BAC, ces compétences émotionnelles interpersonnelles nécessitent une solide

compétence technique pour se révéler (Bernard, 2007 : 67) : « Quand tu n’es pas à l’aise

avec un geste technique, tu peux pas avoir un relationnel ».

Cependant, contrairement au service de police, le recrutement des urgentistes ne

requiert pas de posséder une certaine expérience et ancienneté. Selon ces derniers, et à la

différence des policiers interrogés, ces compétences émotionnelles interpersonnelles « ne

s’apprennent pas » : « on l’a ou on l’a pas ; si on l’a, on peut peut-être le développer mais

sinon, circulez, il n’y a rien à voir ».

Les urgentistes interrogés font aussi référence à la capacité de détection de la

communication non verbale des patients, en particulier lors du primo contact, dès

l’ouverture du sas d’accueil : « Tu sais très bien, dans la manière dont il va arriver, comme il

marche, la dégaine, tu sais que ça va partir en cacahuète. Tu sais que c’est quelqu’un qui va

chercher la merde » ; « C’est par le regard, par les gestes […] c’est sûrement en non-

verbal » ; « Quand tu es à l’accueil, tu sens un certain regard, celui qui va te fixer sans

émotions, déjà, il va te mettre mal à l’aise […] il va te fixer jusqu’à ce que tu sois gêné ».

Parmi les compétences émotionnelles évoquées par les urgentistes, s’insère également

le travail émotionnel aussi bien intégrateur que dissimulateur (Soares, 2003), essentiel en

particulier pour l’IAO : les urgentistes doivent afficher, dégager, exprimer des émotions

plaisantes, ou de neutralité, et masquer leurs émotions de colère, dégoût ou peur, face au

patient et à son entourage. Contrairement aux types et techniques variés de travail émotionnel

rapportés par les policiers, les urgentistes mentionnent surtout un travail émotionnel

expressif, souvent en surface (Hochschild, 2003b), en particulier à la borne d’accueil, lors du

primo contact : « C’est le sourire de l’hôtesse de l’air ! À l’accueil, c’est ça. On a tendance à

appeler la fille qui est à l’accueil la pouffe d’accueil, voilà […]. Il faut être lisse […]. Pareil,

c’est le bouffon d’accueil : il y a l’équivalent en garçon ! » ; « Montrer une émotion que je ne

ressens pas, ça m’arrive hyper souvent. Je pense que la première chose, ça va être mon

Page 320: Les régulations individuelles et collectives des émotions

319

regard […] j’ai déjà essayé de vraiment travailler là-dessus. Je pense que je contrôle

beaucoup ma bouche, je vais sourire. Sur l’expression du visage, je vais travailler » ; « Être

droit, déjà, arriver devant quelqu’un et être bien droit » ; « des fois, je fais exprès d’hausser

la voix, ou d’avoir une voix plus grave ».

Détecter la communication non verbale des patients tout en régulant la sienne

relève d’une compétence essentielle pour éviter les éventuelles situations de violence : « On a

quand même des collègues qui ne font pas bien d’effort, ou qui ne font pas attention aux

signes d’alerte. Là, ça part en live rapidement, ça part très très vite en agressivité verbale et

peut-être physique ».

Les espaces et temps de retrait et de prise de distance émotionnelle, ou « coulisses

goffmaniennes » étant fortement limités voire absents, les urgentistes régulent rarement

leurs émotions de manière individuelle. Ils s’appuient sur la présence et le soutien plus ou

moins direct de leurs collègues : « quand je sens que ça monte vraiment, soit j’essaye de me

barrer, d’avaler ma haine, parce que là, c’est pas de l’amour que je leur porte, c’est vraiment

de la haine… […] des fois, j’ai des collègues qui me tempèrent » ; « on est solidaires par

exemple quand il y a de l’agressivité, donc on le sent, s’il y a une personne plus attaquée par

un patient, verbalement, on va arriver puis la personne va partir » ; « l’avantage des

Urgences, c’est que tu n’es jamais seul donc c’est un des moyens qui permet d’être

déstressé » ; « ça me permet de me dire que je peux me reposer un peu sur quelqu’un, qu’il y

a quelqu’un qui a des compétences au cas où ça se passe mal, pour prendre les choses en

charge. T’es pas seul ».

Les vestiaires représentent les seules « coulisses » propices à un véritable retrait

pour les urgentistes, mais, en raison d’abus d’une infime partie du personnel soignant qui s’y

éclipsait trop longuement, ce lieu est devenu mal perçu par le management, en tant que lieu de

retrait et de repos : « Pour les vestiaires, la solution a été de punir tout le monde pour des

excès de certains ». Certains soignants, afin de réguler leurs émotions et de se retirer pendant

leur pause d’une heure, lors de leur service en 12 heures, se rendent dans leur voiture, car le

management ne voit pas d’un bon œil le fait de s’asseoir sur un banc, « en blouse » dans

l’enceinte de l’hôpital : « La direction ne supporte pas que des gens en blanc soient en train

de ne rien faire. Ils nous font des réflexions parfois » ; « la dernière fois qu’elle est allée dans

sa voiture, pauvre bichette, ça a tiré [à l’arme à feu] dans l’hôpital. J’en ai parlé avec elle ce

jour-là [des pauses] et je lui ai dit : ‟tu aurais pu te prendre une balle”, c’est intéressant

(rires) ».

Page 321: Les régulations individuelles et collectives des émotions

320

Le soutien social de la hiérarchie et son nécessaire rôle de régulation sociale

(Reynaud, 1988), facilitant l’activité, font ici défaut, ce qui met en difficulté le soignant. Au-

delà d’un problème de traduction des règles de contrôle et de l’organisation du travail

prescrite, l’encadrement est qualifié d’absent. Il apparaît comme « aspiré » par le haut, dans

des enjeux de « grand sens » (Detchessahar, 2011), et devient ainsi incapable de constituer un

soutien social : tous les entretiens rendent compte de ce phénomène : « Ils sont très très

absents, trop absents. Ils sont beaucoup dans leur bureau. Ils ont plein de réunions aussi...

C’est pas qu’il font rien, mais… je pense vraiment qu’ils n’ont pas une vision réelle de ce qui

se passe dans le service ». L’encadrement en a conscience, mais confie son impuissance :

« Tu aides les gens mais en fait ça ne se voit jamais. C’est du travail complètement invisible

[…], même si tu as fait plein de démarches pour eux […] ils ne le voient pas et ont souvent

l’impression qu’on est là que pour tendre le bâton » (encadrement) ; « J’ai été trop sur

d’autres dossiers, et du coup le management de proximité, c’était plus compliqué de le faire

donc, pour le coup, c’est plutôt absent » (encadrement). Les projets de « grand sens », qui

absorbent le temps de l’encadrement, empêchent ce dernier de traduire les règles

d’organisation et les règles sociales prescrites, en limitant sa présence au quotidien dans les

équipes.

Le soutien social de l’encadrement s’appuie en particulier sur la régulation

émotionnelle au cas par cas : « La dernière fois je me suis mise à pleurer dans la salle de

repos, mon cadre est rentré à ce moment-là, il m’a demandé ce qu’il y avait, […] il m’a

trouvé une remplaçante et m’a dit : […] ‟vous partez, c’est pas la peine de rester” ; donc ça,

c’est bien » (infirmière) ; « Souvent les gens pleurent dans mon bureau […]. Je suis dans

l’écoute, je donne un mouchoir, un verre d’eau, et puis discuter […] j’essaye de rebooster

cette personne » (encadrement).

En revanche, aucune référence à un soutien social de l’encadrement régulant

collectivement les émotions n’est mentionnée. Face à un management absent et à une

organisation du travail mal traduite par l’encadrement, le soutien social des collègues peine à

se mettre en place : « Surtout, tu vois le manque de solidarité. On était en sous-effectifs, la

collègue se fait agresser violemment verbalement, pendant pas mal de temps, le soignant

derrière ne bougeait pas. Tout est laissé en plan. Elle a craqué, elle s’est retrouvée vraiment

toute seule. Elle reprochait à son équipe » ; « La solidarité, c’est vraiment ce qui manque » ;

« Le type te laisse te démerder tout seul !... alors que techniquement, il peut répondre à ma

question » ; « On n’aide pas l’infirmier… il n’y a pas de solidarité » ; « Il n’y a pas de

collectif, c’est chacun pour sa gueule ». D’une part, ce manque de soutien social des

Page 322: Les régulations individuelles et collectives des émotions

321

collègues vient du manque d’implication de certains urgentistes, au niveau médical et

paramédical : « Il faut que tout le monde fasse son boulot […] que tout le monde travaille

dans le même sens et en même temps » ; « Il y en a qui esquivent […]. Il n’y a pas

d’implication » ; « On veut qu’ils mettent des gens qui ont envie de bosser, c’est tout » ; « Je

dis, si tout le monde est là, c’est gérable ». D’autre part, le manque d’espace et de temps

empêche de mettre en discussion le travail et d’exprimer collectivement les émotions

(Detchessahar, 2011) : « Il nous faut une salle de pause commune » ; « Il y a eu des abus dans

les vestiaires […], il faut que ce soit à la vue de tout le monde » ; « La salle de repos est très

mal foutue, elle est petite, elle est derrière l’accueil, il faut fermer la porte » ; « C’est

inadmissible qu’on n’ait pas une vraie salle de repos » ; « La salle de repos n’est pas une

vraie salle de repos parce que c’est la cuisine du service ».

Malgré tout, les urgentistes relèvent la présence de soutien social, s’exprimant dans le

cadre de la régulation autonome. À ce propos, dans tous les entretiens, il s’agit du soutien de

trois à quatre collègues, considérés comme des amis : « Il y a des choses qu’on fait en

cachette, qu’on ne montre pas, entre nous… Entre nous, il n’y a pas vraiment de règles, on

peut être en colère » ; « On s’appelle au téléphone en dehors du service, on communique » ;

« Des fois aux vestiaires… on a besoin de se décharger. Et on se contrôle, on se corrige ».

Ces différents outils émotionnels de travail, ainsi que les objets émotionnels de travail,

produisent des effets émotionnels sur le professionnel, effets plus ou moins néfastes quant à sa

santé, sa vie personnelle, et ses futurs outils émotionnels de travail mobilisables durant

l’activité à venir.

6.2.4.3. Les effets émotionnels du travail

Nous relevons que les émotions plaisantes au travail proviennent en particulier d’un

« travail bien fait ». Or, le travail bien fait ne s’accomplit qu’à condition que l’organisation du

travail soit adaptée au travail réel : « Là, c’était de la satisfaction totale ! Je dirais que c’était

du travail bien fait » ; « J’aime bien quand il y a une bonne prise en charge… Tu prends un

peu le temps, tu fais les choses bien, c’est un truc que j’aime bien faire ». Ce « travail bien

fait » nécessite de passer plus de temps avec le patient, ce qui n’est pas réalisable en raison de

la réorganisation du travail. Tous les entretiens avec les urgentistes s’accordent sur ce point :

« En fin de compte, on va trop vite dans nos soins […]. Tu n’es pas assez disponible » ;

« Mon travail est tout le temps empêché. Quand tu es seul de nuit, que tu as un secteur, et que

Page 323: Les régulations individuelles et collectives des émotions

322

tu as dix patients, tu ne peux pas être tout le temps avec les gens, même si tu priorises tes

soins ».

À défaut d’une reconnaissance du travail bien fait par la hiérarchie, les infirmiers

interrogés confient l’importance et l’impact plaisant de la reconnaissance de certains

patients : « Il […] est revenu nous voir, pour nous remercier, avec des chocolats, du coca,

car on avait fait un peu d’humour quand il devait rester à jeun, et une lettre. Une lettre hyper

touchante. Ce qui fait qu’on était vraiment… en satisfaction totale. [D’habitude] on les

recoud, mais après tu n’as pas vraiment de retour sur tes soins… […]. On se l’est dit toutes

les deux, on s’est dit : ‟là, on est vraiment contentes de faire ce job”. Notre rôle d’infirmier.

[…] Malgré le bordel que c’était ce jour-là, on a réussi tu vois à faire qu’il était bien là où il

est arrivé. Donc ça, on est contentes. C’est ce qu’on s’est dit avec (collègue) : ‟vraiment là,

on est fières de faire ce qu’on fait”. Cela redonne un peu la pêche ». Cette reconnaissance

s’avère plutôt rare de la part du public : « On n’en a pas beaucoup de reconnaissance, aux

Urgences, justement. Tu vois plutôt la misère, la bagarre, l’agressivité, mais au final, t’as pas

trop de satisfaction, je trouve » ; « quand tu es contente que les gens soient contents… Là,

c’est la plus grande satisfaction, surtout quand on faisait les enfants ».

Et cette reconnaissance, génératrice d’émotions plaisantes, de joie, de fierté, retentit

positivement, aussi bien dans le cadre de l’activité, que dans la vie personnelle de l’infirmier :

« Je suis content quand on me dit : ‟merci beaucoup”. J’ai même eu des gens qui m’ont

reconnu dans la rue, et qui sont venus me remercier. J’étais avec les enfants. Ça m’a

apporté… tu as la blouse du papa comme super héros ! Tes enfants sont fiers de toi !! ».

En revanche, le manque de solidarité, l’absence d’espaces et de temps d’échanges et de

retraits, l’absence de l’encadrement, empêchent le soutien social et donc une régulation

émotionnelle collective. Cela engendre un certain mécontentement dont nous relevons trois

formes d’expression (Hirschmann, 1970) :

- la plupart des urgentistes emploient la stratégie « voice » : « Je suis allée voir le patron,

je suis allée lui dire » ; « On a bien compris qu’ici faut être silencieux pour être apprécié

en fin de compte. C’est ce qu’on va essayer d’adopter, mais on n’y arrive pas, parce

qu’on est une équipe justement qui l’exprime. Du coup ça peut porter préjudice ». Plus

rarement, nous relevons des expressions de cynisme : « C’est très cynique » ; « ce genre

de vanne […], si je peux les insulter de cette manière, je le fais »,

- et d’apathie : « Je ne me sens pas très bien, donc ça ne me gêne pas non plus de ne pas

participer… Je m’en fous totalement, en fait » ; « T’as plus envie de communiquer. Tu

fais ton taf et puis c’est tout », parfois liée à une prise de substances dans une optique de

Page 324: Les régulations individuelles et collectives des émotions

323

régulation émotionnelle « chimique » : « quand je te disais la dernière fois que je me

droguais, oui, c’est vrai, je prends des médicaments… […]. Le bétabloquant te bloque les

conséquences physiologiques (de l’émotion). Moi, ça me va bien de prendre ce truc ;

dans le sens où je suis lisse, je suis calme, rien ne réagit et je peux… rien ne m’affecte

plus que nécessaire ; je suis… dans la bienveillance […]. C’est- à-dire que je me

consacre simplement aux trucs techniques ».

Dans ces différents cas, le risque professionnel provient de l’impact de la charge

émotionnelle sur la santé des professionnels et sur la qualité de service. Le cynisme, provoque

du stress, néfaste pour la santé (Cook & Medley, 1954), et le principal facteur d’accident au

travail provient de l’apathie (Robens, 1972).

Les urgentistes interrogés parlent de fatigue, d’une problématique de gestion du

sommeil, du mal-être, voire de risques, provoqués, à la fois par les objets émotionnels de

travail suscitant des émotions déplaisantes, et par certains outils émotionnels de travail, en

particulier le travail émotionnel expressif : « Il m’est même arrivé qu’il y ait des gens qui

m’attendent pour me casser la gueule quoi, pour se battre » ; « en général, je vais me sentir

roulé, chez moi » ; « En temps normal, quand je suis en repos, je m’endors entre 23h et

minuit ; mais quand je vais bosser le matin, c’est plutôt 1h du matin » ; « je dors que trois,

quatre heures avant d’aller bosser (12 heures) » ; « Je suis stressé d’aller au boulot,

énormément, mais énormément, un truc de malade […] une fois que je passe la porte des

Urgences, ça va mieux, parce qu’une fois que je suis dedans, je suis dedans » ; « En fin de

journée, je suis épuisée […] tu arrives à la fin de la journée, tu es épuisé

psychologiquement » ; « c’est vrai que les jours où je travaille, je ne peux rien faire chez

moi » ; « quand tu sors chez toi, t’as envie de souffler, et d’abord, de ne pas répondre au

téléphone » ; « c’est une fatigue morale » ; « Il y a plein de fois où je trouve qu’on vit des

choses dures, où je rentre chez moi, je ne suis pas bien ».

Parfois, lorsque les objets émotionnels de travail deviennent difficilement

surmontables, la régulation émotionnelle individuelle passe par la prise de substances

annihilant l’intensité des émotions au travail, mais ayant des répercussions sur la santé du

soignant.

Les professionnels, pour limiter les impacts des émotions issues de l’activité sur leur

vie personnelle, en arrivent à se ménager des sas de décompression : sas temporels au sortir

des douze heures de travail, sur le trajet du retour à la maison, en marchant un peu ou en

écoutant de la musique, sas en quelque sorte itinérant ; et / ou sas spatiaux, installations plus

Page 325: Les régulations individuelles et collectives des émotions

324

pérennes aménagées au sein même du domicile privé, comme un coin lecture, ou un coin

sport : « J’installe un sac de frappe dans mon jardin, et quand je suis énervé je sors dehors et

je vais taper dessus » ; « le temps que je rentre en voiture, j’ai le temps de redescendre » ;

« j’ai tendance aussi à foutre la musique à fond et à chanter à tue-tête […] c’est mon sas de

décompression » ; « je fais une partie du trajet à pied […] juste pour se vider la tête, essayer

de souffler » ; « Je lis beaucoup de romans […] des choses qui n’ont rien à voir avec

l’hôpital, ça c’est vraiment mon sas, ma bouffée d’oxygène ». Parfois, lorsque la charge

émotionnelle reste trop importante pour le professionnel à la fin des douze heures de service,

la plupart des infirmiers interrogés font part d’une stratégie de régulation individuelle et

collective des émotions, particulièrement représentative de l’insuffisance de sas intégrés à

l’activité, le « présentéisme » : « Il y a une chose que je fais parfois… c’est rester un peu plus

longtemps dans le service » ; « Il ne faut pas que je rentre tout de suite chez moi, donc je

laisse traîner ».

Tous les infirmiers participant à la recherche indiquent préférer le fonctionnement

d’activité en douze heures plutôt qu’en huit, car cela leur donne davantage de temps pour

leur vie personnelle et pour se ressourcer. Ce sas plus long qu’en roulement sur huit heures

compense le manque d’aménagement de « coulisses » et d’occasions de retrait, pendant

l’activité.

Dans leur majorité, les infirmiers témoignent qu’ils s’abstraient mieux de leurs

émotions issues de leur vie personnelle, durant leur activité, que de celles induites par leur vie

professionnelle, quand ils reviennent à leur vie privée. Cela dessine donc une certaine

asymétrie dans le cloisonnement entre vie personnelle et vie professionnelle : « ça m’arrive

de ramener, devant mes enfants […] j’ai beaucoup moins de patience, forcément, puisque j’ai

douze heures dans les pattes » ; « c’est mon mari qui prend […] j’ai besoin, je ramène chez

moi, je lui en fais profiter ! » ; « au travail, je ne vais pas forcément en parler, je vais essayer

de ne pas le montrer. Quand je suis au boulot, j’y suis » ; « je fais vraiment une grosse

séparation entre ma vie privée et ma vie à l’hôpital parce que sinon, quand tu rentres chez

toi, tu ne t’en sors jamais. Moi, je rentre chez moi, je parle quinze minutes avec la personne

avec qui je vis » ; « j’ai beaucoup d’amis dans le milieu professionnel, de la santé, et c’est

vrai que je peux pas mal parler avec eux ».

Page 326: Les régulations individuelles et collectives des émotions

325

Après avoir présenté les éléments essentiels issus des résultats de l’analyse des

données de l’étude de cas des infirmiers urgentistes, son contexte, les détails de la

méthodologie employée, et les occurrences émotionnelles dominantes, la section suivante

expose le cas des enseignants en collège REP+.

6.3. Étude de cas : le cas des enseignants en collège REP+

Dans la présente section, nous présenterons les caractéristiques générales de l’étude de

cas en collège REP+, et préciserons le fonctionnement général des REP et REP+ ainsi que

leurs éléments de GRH. Ensuite, nous récapitulerons la démarche méthodologique adoptée

pour étudier le cas concerné. Puis nous détaillerons les procédés ethnographiques et les

occurrences émotionnelles principales rencontrées. La conduite de la phase d’entretiens semi-

directifs et non directifs sera ensuite dépeinte. Enfin, nous mettrons en valeur les principaux

résultats de l’étude de cas.

6.3.1. Caractéristiques générales

Dans un premier temps, nous retracerons les principales étapes de la mise en place de

la politique d’éducation prioritaire, et les éléments généraux de GRH concernant les

enseignants en REP. Puis, nous focaliserons précisément sur le cas des enseignants en REP+

dans le collège concerné par la recherche.

6.3.1.1. Les REP et REP+

La politique d’éducation prioritaire a pour objectif de corriger l’impact des inégalités

sociales et économiques sur la réussite scolaire des élèves, par un renforcement de l’action

pédagogique et éducative dans les écoles et établissements des territoires qui rencontrent les

plus grandes difficultés sociales. Elle vise à favoriser la réussite de tous les élèves. Le

périmètre de l’éducation prioritaire coïncide avec celui de la difficulté sociale. Cette politique

d’éducation prioritaire a été initiée en 1981 avec la création des Zones d’Éducation Prioritaire

(ZEP), par Alain Savary, Ministre de l’Éducation Nationale de l’époque. Selon la circulaire

n°81-238 du 1er juillet 1981, cette création vise à « corriger l’inégalité sociale par le

renforcement sélectif de l’action éducative dans les zones et les milieux sociaux où le taux

d’échec scolaire est le plus élevé ». De nombreuses réformes ont ensuite succédé à cette

création :

Page 327: Les régulations individuelles et collectives des émotions

326

- la circulaire n°90-028 du 1er février 1990 introduit la fonction de responsable de ZEP,

crée les postes de « coordonnateurs », met en place les structures de pilotage par les

« conseils de ZEP » et inscrit le dispositif dans la politique de la ville. Cette première

relance de l’éducation prioritaire consolide la politique éducative des ZEP et met

l’accent sur l’objectif de réussite scolaire. Selon la circulaire, « l’objectif premier de

cette politique est d’obtenir une amélioration significative des résultats scolaires des

élèves, notamment des plus défavorisés » ;

- en 1997, seconde relance de l’éducation prioritaire, les Réseaux d’Éducation

Prioritaire (REP) sont créés, par la circulaire n°97-233 du 31 octobre. La même année

paraît le rapport de l’Inspection Générale intitulé : « Les déterminants de la réussite

scolaire en ZEP », de Catherine Moisan et Jacky Simon, étude de 50 cas de ZEP ;

- la troisième relance de l’éducation prioritaire détermine les « principes et modalités de

la politique de l’éducation prioritaire » (circulaire n°2006-058 du 30 mars 2006), et

conçoit différents niveaux d’action, avec la création des Réseaux de Réussite Scolaire

(RRS) regroupant les ZEP et REP, ainsi que les Réseaux Ambition Réussite (RAR) ;

- en 2011, le programme École-Collège-Lycée-Ambition-Innovation-Réussite

(ECLAIR) propose davantage d’autonomie aux établissements REP, et crée la mission

de « préfet des études », professeur coordonnateur par niveau au collège ;

- la quatrième relance de l’éducation prioritaire, de 2013-2014, fait évoluer et étend la

carte de l’éducation prioritaire et des territoires concernés, et réforme l’allocation des

moyens en REP. La loi d’orientation et de programmation pour la refonte de l’École

de la République, publiée au Journal Officiel le 9 juillet 2013, ambitionne de ramener

à moins de 10% les écarts de réussite scolaire entre les élèves de l’éducation prioritaire

et les autres élèves. Le travail de refondation de l’éducation prioritaire dans le cadre

des évaluations des politiques publiques décidées pour la Modernisation de l’Action

Publique (MAP) propose en 2013 un diagnostic de la situation de l’éducation

prioritaire, puis un plan d’action, rendu public en janvier 2014. Najat Vallaud

Belkacem, Ministre de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la

Recherche, a présenté la réforme de l’allocation des moyens et la nouvelle carte de

l’éducation prioritaire en décembre 2014.

Page 328: Les régulations individuelles et collectives des émotions

327

Cette récente refondation s’appuie sur quatorze mesures-clefs, articulées autour de

trois axes :

- des élèves accompagnés dans leurs apprentissages et dans la construction de leur

parcours scolaire,

- des équipes éducatives formées, stables et soutenues,

- et un cadre propice aux apprentissages.

Elle instaure un référentiel de l’éducation prioritaire, inventoriant six priorités pour les REP,

précisées dans le tableau ci-dessous.

Tableau 24 : Les priorités du référentiel institué par la refonte de l’éducation prioritaire de

201420

Les six priorités du référentiel REP de 2014

Priorité 1

« Garantir l’acquisition du ‟Lire Écrire Parler” et enseigner plus explicitement les compétences que l’école requiert pour assurer la maîtrise du socle commun » : « lire, écrire, parler » pour apprendre dans toutes les disciplines ; travailler particulièrement les connaissances et compétences qui donnent lieu à de fortes inégalités ; expliciter les démarches d’apprentissage pour que les élèves comprennent le sens des enseignements ; mettre en œuvre des stratégies éprouvées dans les enseignements.

Priorité 2

« Conforter une école bienveillante et exigeante » : établir des projets et des organisations pédagogiques et éducatives, pour un bien-être des élèves, un bon climat scolaire, et lutter contre l’absentéisme des élèves ; évaluer les élèves avec bienveillance ; effectuer un suivi des élèves grâce au Groupe de Prévention contre le Décrochage Scolaire (GPDS) et la Commission de suivi d’élèves en grande difficulté ou difficiles ; créer des tutorats.

Priorité 3 « Mettre en place une école qui coopère utilement avec les parents et les partenaires pour la réussite scolaire »

Priorité 4 « Favoriser le travail collectif de l’équipe éducative »

Priorité 5

« Accueillir, accompagner, soutenir et former les personnels » : accueillir et soutenir les nouveaux personnels ; soigner la formation continue, avec au moins une action de formation par an pour le réseau ; proposer des accompagnements des enseignants par un formateur ou un chercheur ; établir des visites conseils par les corps d’inspection.

Priorité 6

« Renforcer le pilotage et l’animation des réseaux » : le comité de pilotage du réseau se réunit au minimum deux fois l’an ; un coordonnateur est choisi dans chaque réseau ; le réseau s’autoévalue sur ses actions pédagogiques ; le travail des élèves est valorisé et communiqué.

Ce référentiel de l’éducation prioritaire, issu de l’expertise des personnels, de l’analyse

de l’Inspection Générale et de travaux de recherche, donne des repères aux personnels, et met

l’accent sur le quotidien des pratiques pédagogiques et éducatives, dans un objectif de réussite

des élèves. Selon ce référentiel, les pratiques professionnelles doivent se construire et se

réfléchir collectivement, afin de répondre aux besoins des élèves et des personnels en REP.

Cette nouvelle politique de l’éducation prioritaire propose et instaure différentes

mesures en faveur des enseignants en REP, afin d’en limiter le taux de turn-over, et

d’accroître l’attractivité des postes. Concernant le soutien et la formation, des mesures sont

20 www.éducation.gouv.fr

Page 329: Les régulations individuelles et collectives des émotions

328

élaborées afin d’adapter les pratiques pédagogiques aux besoins des élèves : les enseignants

disposent d’un référentiel de bonnes pratiques, d’un tuteur pour les enseignants débutants, et,

pour les enseignants en REP+, de trois jours de formation continue garantis, par an. Du point

de vue de la rémunération et des carrières, la nouvelle politique met en place des mesures

d’incitation, afin de stabiliser les équipes et de reconnaître l’investissement professionnel.

Une indemnité annuelle de 1 156€ est versée aux enseignants en REP ; à partir de 2015, cette

indemnité augmente de 50% pour les enseignants en REP, et de 100% pour les enseignants

exerçant dans les réseaux les plus difficiles, soit, pour un professionnel exerçant à temps plein

en REP+, une indemnité annuelle fixée à 2 312€. Pour les enseignants assumant des fonctions

d’intérêt collectif, une indemnité supplémentaire est allouée. De plus, les enseignants en REP

bénéficient d’un avancement facilité, par un accès prioritaire à la « hors classe » et un accès

privilégié à la « classe exceptionnelle »21. Concernant les conditions d’enseignement, les

enseignants en REP bénéficient de temps pour « travailler autrement et développer une culture

du collectif »22. Des coordonnateurs appuient le travail en équipe. En REP+, une organisation

spécifique du service, par pondération du temps de service d’enseignement, permet aux

enseignants de consacrer davantage de temps pour le travail en équipe et le suivi des élèves.

Enfin, depuis la rentrée 2016, est mis en place un « parcours d’excellence » pour les

collégiens de REP+ de la Troisième à la Terminale.

Un site national de référence pour l’éducation prioritaire23, créé en 2014, donne une

visibilité au travail des équipes et des réseaux des services déconcentrés, et procure les

informations principales utiles aux personnels des REP et REP+.

Deux indicateurs mesurent l’efficacité de la politique d’éducation prioritaire tous les

quatre ans : un indicateur de parcours, et la mesure de l’écart de maîtrise des compétences du

socle entre les élèves en REP et hors REP à la fin de l’école primaire.

6.3.1.2. Le cas du collège REP+

Dans les collèges REP, dont la liste est fixée par arrêté du Ministre chargé de

l’Éducation Nationale, des dispositifs d’adaptation du temps de travail des enseignants sont

mis en place, dans le but de diminuer le nombre d’heures passées devant les élèves, au profit

du développement des autres dimensions du métier, telles que la formation continue, le travail

collectif interdisciplinaire, ou en relation avec les autres membres de la communauté

21 Grades de la fonction publique 22 www.éducation.gouv.fr 23 https://www.reseau-canope.fr/education-prioritaire/accueil.html

Page 330: Les régulations individuelles et collectives des émotions

329

éducative, le suivi des élèves aussi bien dans l’organisation des méthodes de travail que dans

l’évaluation de leurs résultats, ou encore les relations avec les parents ou les familles. C’est

pourquoi, au collège REP+, un indice de pondération de 1,1 des heures d’enseignement est

appliqué ; les enseignants en REP+ disposent donc d’une décharge d’horaire correspondant à

1 heure 30 de cours par rapport à leurs collègues de collège hors éducation prioritaire.

La France compte, en 2015, 739 REP et 350 REP+, couvrant l’ensemble des

Académies, représentant 19,8% des écoliers, et 20,5% des collégiens. Les Recteurs identifient

les réseaux renforcés sur la base d’un indice social unique, permettant de mesurer les

difficultés rencontrées par les élèves et leurs parents, et leurs conséquences sur les

apprentissages. Cet indice comptabilise la part d’élèves dont les parents appartiennent aux

catégories socioprofessionnelles défavorisées, la part d’élèves boursiers, la part d’élèves

résidant en zones urbaines sensibles, et la part d’élèves arrivant en Sixième avec au moins un

an de retard. La situation sociale des élèves est évaluée tous les quatre ans.

Dans l’Académie concernée par la présente recherche, nous dénombrons 25 REP et 21

REP+. Le collège REP+ étudié compte 74% d’élèves issus de milieux ouvriers ou de milieux

inactifs, représentant 35 points d’écart avec la moyenne académique, et plus de 80% de

boursiers. Ce collège cumule le plus grand nombre de difficultés sociales au regard des

établissements du département. Les difficultés de l’établissement s’expliquent en grande

partie par une absence de mixité sociale, et des modes de communication codifiés de type

communautaires, chez les élèves. En plus d’une pondération spécifique de l’organisation du

service des enseignants en REP+, ces derniers disposent de formateurs, d’« équipes

ressources ». Depuis 2011, ce collège bénéficie de la présence d’une chercheuse en Sciences

de l’Éducation, faisant travailler les enseignants volontaires sur des groupes d’analyse de la

pratique. Le « groupe-noyau », constitué d’une quinzaine d’enseignants du collège, propose

de mettre en place de nouveaux espaces de travail et de formation, centrés sur l’analyse de

vidéos d’activités réalisées par les enseignants dans l’établissement. Ces espaces de travail et

de formation s’articulent avec les journées de formation du réseau et les concertations REP+.

La recherche effectuée grâce à ce groupe, recourt à des outils de recherche particuliers,

comme des caméras, des entretiens d’auto-confrontation simple et croisée afin d’analyser les

pratiques des enseignants, et tire parti d’une collaboration entre les différents partenaires

institutionnels : la recherche et les enseignants. Ladite recherche, améliorant la visibilité des

pratiques des enseignants, a pour objectif d’analyser l’organisation des nouveaux espaces de

travail et de formation, et d’en identifier les effets sur les apprentissages des élèves et

l’activité professionnelle des enseignants.

Page 331: Les régulations individuelles et collectives des émotions

330

6.3.1.3. Récapitulatif de la méthodologie employée

Une immersion au sein d’un collège REP+ d’une grande agglomération a été associée

à dix-huit entretiens semi-directifs, enregistrés sur dictaphone, auprès de treize enseignants du

collège REP+, deux assistants d’éducation, le chef d’établissement, deux professionnels de la

prévention des risques professionnels et de la santé au travail, et un psychologue du travail ; à

cela s’ajoutent deux entretiens non-directifs : un avec le responsable RH et un avec le

responsable formation, soit vingt entretiens d’une heure à deux heures dix, auprès de vingt-et-

un interlocuteurs. Les entretiens, enregistrés sur dictaphone après accord des participants,

transcrits mot pour mot et comprenant les éléments verbaux et non verbaux du discours, ont

été envoyés par courriel aux volontaires concernés, pour validation. Tous les participants ont

signé le formulaire de consentement de participation à la recherche, garantissant anonymat et

confidentialité des échanges.

Le recueil de données de l’immersion consiste en un journal de bord, essentiellement

écrit, la plupart des notes prises l’ayant été pendant l’immersion, en salle de cours, en salle

des professeurs, en lieux de retrait et d’échanges entre professionnels. Toutes les données de

l’immersion participante ont été transcrites informatiquement.

Ces données issues de l’immersion et des entretiens ont été classées, triées, puis

analysées par catégories conceptualisantes (Langley, 1997). À ces données qualitatives issues

de deux méthodes différentes, s’ajoutent des éléments de documentation secondaire, obtenus

essentiellement auprès des acteurs de la santé et des professionnels de la fonction RH.

6.3.2. L’immersion en collège REP+

Dans un premier temps, nous présenterons les procédés et le déroulement de la phase

d’immersion dans le collège concerné. Dans un deuxième temps, nous mentionnerons les

occurrences émotionnelles principales relevées lors de l’immersion, concernant les

enseignants de l’établissement. Dans un troisième temps, nous consignerons nos principales

émotions ressenties lors de cette phase de terrain.

6.3.2.1. Procédés et déroulement

Après avoir présenté le projet de recherche et déterminé les modalités de venue sur le

terrain avec le Rectorat de l’Académie concernée, nous avons signé une convention de

recherche, établie entre ledit Rectorat et notre laboratoire de recherche, procédé analogue à

celui pratiqué dans le cas des policiers. Notre arrivée sur le terrain, concomitante avec la

Page 332: Les régulations individuelles et collectives des émotions

331

réunion hebdomadaire regroupant tous les personnels présents dans l’établissement, nous a

permis de pitcher notre projet de recherche devant le maximum de professionnels, et de

répondre à leurs questions. Cette phase d’accueil sur le terrain, fondamentale pour la bonne

compréhension de notre présence dans l’établissement, a eu de nombreuses vertus et fut très

bénéfique. Nous avons alors pu suivre des enseignants tout au long des journées d’immersion,

à la fois dans les salles de classe, pendant les pauses, dans la salle des professeurs, dans la

salle informatique réservée aux enseignants, dans la zone d’accueil du pôle « Vie Scolaire »,

et dans les lieux privilégiés d’échanges et de retraits, souvent en extérieur, dans une cour

séparée de la zone de récréation des élèves. Nous avons pu assister à des cours de différentes

disciplines avec les collégiens (Français, Histoire-Géographie, Physique-Chimie, Anglais,

Sciences de la Vie et de la Terre), ainsi qu’aux instants de récréation, encadrés par les

personnels éducatifs, à différentes activités pédagogiques, et aux moments conviviaux entre

les personnels de l’établissement.

Lorsque nous assistions aux cours, l’enseignant concerné prenait soin de nous

présenter auprès des élèves, sous la « couverture » élaborée en amont, d’une « étudiante en fin

de scolarité, en stage d’observation pour découvrir le métier d’enseignant au collège ». Afin

d’établir une certaine cohérence entre cette « couverture » et notre apparence, nous avions pris

soin de nous vêtir à la manière d’une étudiante d’une vingtaine d’années : baskets à fleurs,

jean, tee-shirt juvénile, sac en bandoulière, et éventuellement un blouson. Ainsi, les élèves

observés pendant la classe se sont rapidement contentés de cette couverture, apparemment

crédible. Lors de ces immersions, nous avons décidé de nous installer au fond de la salle, afin

de limiter les contacts avec les élèves, et d’influencer a minima les attitudes liées à notre

présence. Une remarque d’un enseignant pendant un cours, lors d’un moment de tumulte, a

trahi une certaine utilisation de notre présence, afin que les élèves prennent conscience de

l’image qu’ils peuvent renvoyer pendant ce brouhaha : « Vous vous calmez ! Il y a un adulte

avec nous, je vous rappelle ! ».

L’immersion en collège REP+ a pu s’effectuer sur environ deux semaines, sous de

bons auspices, nous permettant une prise de notes à tout moment, grâce à notre « couverture »

et à la nature du travail des enseignants et assistants d’éducation. Contrairement aux deux cas

présentés supra, nous avons apprécié cette facilité de consigner par écrit et librement nos

observations en immersion.

Page 333: Les régulations individuelles et collectives des émotions

332

6.3.2.2. Les occurrences émotionnelles au collège REP+

Bien que, a priori, le métier d’enseignant en collège REP+ ne puisse pas être

considéré comme un « métier à risques physiques », mais un métier sujet à « incidents

émotionnels », nous avons constaté, pendant l’immersion, l’importance du rapport physique

du professionnel avec l’élève. Le professionnel, qu’il soit enseignant ou assistant d’éducation,

utilise la corporéité lors de son travail, parfois pour calmer certains élèves excités, faire taire

les élèves bruyants, mobiliser les élèves dissipés, encourager les élèves souhaitant réussir,

féliciter les interventions réussies, maintenir l’autorité, capter l’attention de manière

individuelle. Certains personnels nous ont même fait part de rapports parfois très conflictuels

avec certains élèves et certaines classes, conduisant parfois à « en venir aux mains » lors

d’agressions verbales ou physiques.

Nous avons relevé que la tenue des classes s’effectue souvent « porte ouverte » tout au

long du cours, ou seulement durant une partie. Cette pratique, ritualisée, correspond au

maintien d’un lien physique et psychologique avec les autres personnels, passant dans les

couloirs, ou donnant leur cours en face ou dans la salle attenante. Cette pratique, selon les

enseignants, facilite la communication inter-personnels, et les rassure en cas de situation

difficilement maîtrisable avec les élèves.

Dans la salle de cours, nous avons observé les différentes stratégies de régulation

émotionnelle individuelle des enseignants, ainsi que leurs techniques de travail émotionnel.

La plupart du temps, ils activent leurs compétences émotionnelles interpersonnelles, et

produisent spécifiquement un travail émotionnel expressif, mettant en action leur corps, leur

voix, leurs déplacements, afin de « tenir » leur classe. Les régulations des émotions mises en

œuvre relèvent surtout de l’emploi de l’humour ou d’images renfermant un aspect

émotionnel plaisant, transmis aux élèves. Dans les cas de brouhaha constant, d’incivilité,

d’impertinence, de non-écoute de l’enseignant, de la part des élèves, l’enseignant maîtrise ses

expressions émotionnelles, montre l’émotion adéquate à la situation - souvent la colère ou

la contrariété -, et déploie des stratégies de déplacement de l’attention des élèves, afin que

ces derniers redeviennent concentrés et attentifs, qu’ils participent au cours, ou restent

silencieux sans déranger leurs camarades. Voici un exemple représentatif d’« incidents

émotionnels » ordinaires : lors d’une immersion au sein d’une classe de Physique-Chimie,

nous avons noté que la nature-même du travail requis par l’enseignant, à savoir des Travaux

Pratiques (TP), devient tout à fait propice à l’agitation. En effet, l’enseignant doit résoudre

différentes problématiques contradictoires. D’une part, certains élèves qui se veulent

Page 334: Les régulations individuelles et collectives des émotions

333

« actifs », dans le sens positif du terme, qui découvrent l’activité et y participent, causent un

certain bruit de bavardage, du fait même d’être plusieurs sur une même installation de TP.

D’autre part, certains autres en profitent, ou veulent en profiter pour se lever, se déplacer, vers

d’autres postes de TP et discuter en station debout. D’autres encore désirent attirer l’attention

de l’enseignant par leur refus affiché de participer : « Haa, j’ai pas envie de toucher le

matériel ! ». Ces bavardages, ces déplacements, ces échanges, ces bruits de chaises,

produisent un niveau sonore général élevé, accompagné parfois d’insolences envers le

professeur : « mais quoi lààà ?? » (sur un ton déplacé, comme si l’élève s’adressait à un

« copain »), qui ne facilitent pas la concentration, l’élaboration d’un résultat d’expériences, ou

la découverte d’un savoir. Au bout d’une douzaine de minutes, l’enseignant a haussé le ton, et

affiché son énervement, sa colère, aboutissant alors à élaborer un résultat d’expérience en

Sciences Physiques. Un brouhaha reprend ensuite, qui s’atténue lorsque l’enseignant dicte la

leçon aux élèves, qui se calment automatiquement, faisant preuve alors d’une certaine bonne

volonté. De manière générale, peu importe la discipline enseignée, nous avons relevé que la

pédagogie dite « active » et non personnalisée, capte faiblement l’attention et la concentration

des élèves, au contraire de la dictée, ou de la lecture faite par un élève (par exemple en

Français), ou lorsqu’un élève ou un groupe d’élèves présente un sujet sous le regard de leurs

camarades. Dans ces trois derniers cas, le reste des élèves se montre davantage respectueux, à

l’écoute, concentré, moins agité, à l’inverse des travaux pratiques, en groupes, ou de moments

de flottements entre deux techniques pédagogiques. En classe, face aux élèves, les enseignants

dépensent une importante énergie, physique, corporelle, vocale, faciale et psychologique,

pour un rendement selon eux plutôt « faible », provoquant alors potentiellement frustration,

lassitude, fatigue psychique et physique, contrariété. En dehors de la classe, hors de la

« scène éducative » limitée que représente la salle de classe, les enseignants endossent soit un

rôle d’autorité et de respect des consignes : « rangez-vous ! » ; « ôtez votre casquette, les

écouteurs » ; « vous pouvez répéter ? […] arrêtez de vous insulter en permanence ! » (les

élèves communiquant entre eux de manière fréquente par des violences verbales et insultes

diverses), soit un rôle d’aide, d’écoute, de conseil, dans une ambiance plaisante : « Madame,

on a des questions pour l’année prochaine » (élèves) ; « Madame, on espère vous avoir

encore en cours l’année prochaine aussi ! » (élève).

Afin de prendre de la distance, de se reposer psychologiquement et physiquement, de

réguler individuellement ou collectivement leurs émotions, les enseignants disposent de

nombreux lieux et possibilités de retrait, seuls ou en collectif restreint ou élargi. Certains

se rendent dans la salle des professeurs, dans laquelle nous croisons la plupart du temps

Page 335: Les régulations individuelles et collectives des émotions

334

plusieurs collègues, en groupes restreints ; il existe aussi la salle informatique, dans laquelle

les enseignants peuvent travailler et / ou consulter leurs courriels, ou également la salle de

repas, ces trois endroits étant adjacents. D’autres se retrouvent dehors, dans la cour réservée

au personnel de l’établissement, et dans laquelle de nombreux professionnels se rejoignent

pour déjeuner. Certains enseignants préfèrent se retirer seuls, dans leur classe ou dans un

bureau personnel.

Ces différentes possibilités, pour l’enseignant, de se retirer de la vue de son « public »

offre des moyens de régulation émotionnelle privilégiés, des « coulisses » goffmaniennes

(Goffman, 1959 et 1973). Lors de l’immersion, nous avons assisté plusieurs fois à des

moments d’expulsions, de déferlements d’émotions, entre collègues, à propos des

comportements des élèves et de leurs difficultés, et de certaines situations de travail. Dans ces

cas, le collectif de travail s’affiche comme un « tampon » à la souffrance exprimée par le

professionnel. Nous avons entendu, certes, quelques plaintes quant au manque de soutien

social et de solidarité entre professionnels de l’établissement. Les causes proviennent du turn-

over important : « le turn-over […] on est vraiment sur du court terme » (psychologue du

travail), ou du manque d’affinité des caractères, ou de conflits larvés. Cependant, nous avons

vu et constaté de nombreux gestes qui illustrent l’inverse : nombreux événements internes,

échanges de nourriture au déjeuner, « pots », barbecue de fin d’année, journée de préparation

de la fête du départ en retraite d’un collègue, véritable « pilier » du collège. Ces activités de

groupe, informelles, ritualisent une vie sociale professionnelle interne à l’établissement, et

maintiennent des liens sociaux récurrents, dans une ambiance conviviale. Les personnes qui

ne souhaitent pas participer à ces différentes activités, se sociabilisent tout de même

régulièrement avec leurs « collègues-amis », lors de pauses, ou de moments privilégiés, au

calme.

De plus, nous avons assisté à un groupe formel d’échanges de la pratique, animé

par une chercheuse : les enseignants volontaires échangent sur leurs pratiques professionnelles

et pédagogiques, effectuent des retours d’expériences, questionnent leurs collègues quant à

certaines situations précises, débriefent des situations auparavant filmées par la chercheuse

animant le groupe. Certaines « disputes professionnelles » (Clot, 2014) servent alors à

l’enseignant, soit à évacuer des émotions difficilement régulées lors de situations complexes

au travail, soit à se préparer, anticiper, s’entraîner cognitivement à de futures situations

mettant en jeu des émotions déplaisantes.

Au-delà des différents espaces et moments privilégiés d’échanges professionnels et de

régulation émotionnelle, individuelle ou collective, formels ou informels, nous avons assisté à

Page 336: Les régulations individuelles et collectives des émotions

335

une répétition générale de pièce de théâtre de fin d’année, dans laquelle une quinzaine

d’élèves volontaires, d’âges différents, se sont exercés, en dehors des heures de cours, afin

d’être au point pour le jour de la représentation. L’enseignante organisant la pièce et ses

répétitions nous a fait part de la joie intense provoquée par ce type d’événement, qui

rapproche tout autant les élèves entre eux, que les élèves avec les enseignants. Cet aspect a été

confirmé à plusieurs reprises par des enseignants de disciplines différentes, faisant état des

émotions plaisantes, souvent intenses, voire extrêmes, provoquées par les projets

pédagogiques regroupant certains enseignants entre eux, aboutissant à une certaine fierté, un

soulagement, une joie intense.

Le tableau 25 récapitule les différentes causes et manifestations d’occurrences émotionnelles

au travail, constatées lors des immersions.

Tableau 25 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles au collège REP+

Nature du stimulus

Valence de l’émotion Émotions et états affectifs observés

Environnement externe : les élèves

et leurs parents

Émotions déplaisantes

Nature et exigences de l’activité : peur et appréhension d’agressions physiques et / ou verbales dans l’établissement ou aux abords, contrariété, colère lorsque le « travail bien fait » ne peut être réalisé, ou lors d’abus des élèves (incivilités), tristesse vis-à-vis des situations difficiles de certains élèves.

Émotions plaisantes Joie, satisfaction : quand le travail est « bien fait », lorsque l’élève avance ou réussit, lors d’échanges riches avec les élèves, ou lors de l’emploi de l’humour.

Environnement interne : collègues,

management et Inspecteurs

Émotions déplaisantes

Relations internes : contrariété, colère : conflits entre enseignants ou entre enseignants et assistants d’éducation, difficultés relationnelles internes. Management : contrariété, colère, ennui : manque de reconnaissance, manque de soutien de la hiérarchie, en particulier hors établissement.

Émotions plaisantes

En petits groupes de collègues : communication plaisante, humour, blagues, échanges informels, partage d’émotions plaisantes, d’anecdotes, solidarité. Management direct, présent sur l’établissement : neutralité ou satisfaction Nature du travail : joie, satisfaction de travailler en équipe, apprentissage de nouvelles compétences, mise en discussion du travail.

6.3.2.3. Les émotions du chercheur en immersion

Le déroulement de la phase de terrain de l’étude de cas du collège REP+ s’est avéré

fluide, sans difficulté particulière. L’immersion de deux semaines nous a permis d’assister, en

tant qu’« étudiante en stage d’observation », à différentes situations professionnelles,

représentatives de l’activité d’un enseignant en REP+ : plusieurs classes de différents niveaux

et disciplines, en plus ou moins grande difficulté ; un projet collectif : la répétition d’une pièce

Page 337: Les régulations individuelles et collectives des émotions

336

de théâtre ; les nombreux moments conviviaux entre professionnels, comme les déjeuners, les

fêtes, les pots, les préparations d’événements internes ; une pétition organisée entre

personnels afin de maintenir et renouveler le poste d’une assistante d’éducation reconnue dans

l’établissement pour sa virtuosité professionnelle, œuvre de la solidarité d’un collectif qui ne

dit pas son nom ; les moments de récréation ; les mises en rang avant le début des classes ; les

venues des parents en fin d’année concernant l’orientation et le passage des élèves en classe

supérieure ; une session de groupe d’analyse de la pratique ; certains instants privilégiés entre

enseignants en collectif restreint.

La plupart du temps, aux côtés des enseignants et personnels de l’établissement, nous

ressentions des émotions plaisantes ou neutres, souvent de la sérénité, de la joie, nées des

échanges des personnels entre eux, ou avec les personnels, ces conversations étant souvent

empreintes d’humour, émaillées d’anecdotes. Il en ressort que quasiment chacun des

professionnels se voit attribuer, par le collectif de travail, les caractéristiques d’un

« personnage », en cohérence avec sa personnalité : « on a des gens qui ont le droit à une

certaine étiquette. C’est-à-dire que telle personne, on va accepter qu’elle soit ordurière,

qu’elle gueule pour un oui, pour un non, parce que c’est devenu son personnage » ; « C’est-à-

dire que les gens seraient tout à fait étonnés si j’arrive en larmes quoi. Mon personnage… » ;

« Une fois qu’on a posé UNE fois, DEUX fois, [une spécificité], on a le droit de l’être ». De

cette diversité de personnages et des attitudes qui s’y attachent, se dégage une cohérence pour

le groupe de travail, par l’articulation interne de tous ces rôles. Il en ressort alors une énergie

collective palpable et contagieuse, s’exprimant, la plupart du temps, par des émotions

plaisantes. Mais il arrive aussi que cette contagion se propage négativement, en esprit

maussade, voire revanchard dans certaines situations liées à des incidents, relatifs aux

questions de laïcité, de religion, d’éthique, de pratiques pédagogiques, de politique ou de

démagogie, sujets souvent abordés, bien que « tabous » pour l’ensemble de la communauté

éducative.

En situation de contact avec le public, nous avons été surprise par la manière dont bon

nombre d’élèves s’adressent à leurs camarades : par des agressions et violences verbales, des

incivilités, des provocations, récurrentes, continuelles, choquantes.

Par ailleurs, le brouhaha, l’irrespect pour les éléments de savoir transmis par le

professeur, l’impolitesse ou l’insolence vis-à-vis des adultes, l’inintérêt pour l’apprentissage

en tant que tel, ont créé un certain désarroi, source d’émotions déplaisantes. De même, les

lacunes des collégiens, dans les connaissances requises relativement à leur niveau d’étude

dans une classe donnée, ou le manque notable de faculté de concentration et d’attention sur un

Page 338: Les régulations individuelles et collectives des émotions

337

temps même court, a engendré une forme d’étonnement, vite suivi de lassitude. Cet aspect a

été confirmé par la suite par l’ensemble des enseignants participant aux entretiens : « Et ce qui

est difficile ici, c’est… Comme si on avait un tas de sable, qu’on arrosait, et on revient le

matin, il est sec quoi. Il y a certains élèves, ils captent pas ce qu’on dit, ils l’emmagasinent

pas, le prennent pas pour eux quoi ».

Cependant, en classe, parfois, une ambiance propice aux échanges constructifs, à

l’humour, au partage d’émotions plaisantes, entre enseignant et élèves, parvient à se créer.

Ces derniers se montrent quelquefois reconnaissants, effectuent des retours aux enseignants,

qui se rendent compte alors des thématiques, instants, méthodes pédagogiques ayant le plus

« marqué » les élèves. De manière générale, les enseignants nous confirment ce caractère

propre aux établissements classés REP, dans lesquels les élèves envoient spontanément et

directement, à l’enseignant, un retour sur le cours effectué, cet aspect étant vécu

positivement par les enseignants.

L’ensemble des éléments relatifs aux enjeux émotionnels au travail, aux occurrences

émotionnelles, aux émotions au travail et à leurs régulations, a été consigné suite aux

immersions. Les entretiens semi-directifs et non directifs avec les participants volontaires,

observés au collège, le management, et les professionnels de la santé et des RH, complètent le

recueil de données.

6.3.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de données secondaires

Après avoir décrit la méthode utilisée pour recueillir le nombre de volontaires

nécessaire, nous retracerons les caractéristiques du recueil de données par entretiens, méthode

ayant par ailleurs contribué à la collecte de documentation secondaire.

6.3.3.1. Le « recrutement » des participants volontaires

Au cours de l’immersion, nous avons affiché un carton de sollicitation de volontaires

aux entretiens (en page 272), par épinglage sur le tableau des informations diverses, dans la

salle des professeurs.

Nous avons ainsi pu recueillir aisément le nombre voulu de volontaires, et ce dès le

premier jour d’immersion, lors de la présentation de la recherche durant la réunion

hebdomadaire entre professionnels. Cette fluidité méthodologique de la phase de terrain nous

a permis d’investiguer sereinement.

Page 339: Les régulations individuelles et collectives des émotions

338

La seule difficulté que nous pouvons recenser à ce stade relève de l’indisponibilité

d’une partie des professionnels, enseignants ou assistants pédagogiques, en raison des

multiples projets, événements, organisations d’événements, rendez-vous avec les parents,

conseils de classes, rencontres parents-professeurs, typiques de la fin de l’année scolaire,

l’étude de cas au collège REP+ ayant été menée courant mai-juin 2015, puis continuée en

septembre 2015.

6.3.3.2. Entretiens avec les enseignants, leur management, et les professionnels des RH et de

la santé au travail

Faisant suite à l’immersion, vingt entretiens, semi-directifs et non directifs, auprès de

vingt-et-une personnes, se sont déroulés sur trois mois, au printemps-été 2015, et ont permis

de collecter les ressentis des acteurs étudiés, et de poser des mots pour les décrire. Tous les

entretiens ont été menés sur la base du volontariat et tous les participants ont signé l’accord de

consentement de participation à la recherche. Nous avons ainsi conduit dix-huit entretiens

semi-directifs, auprès des professionnels du collège REP+, de leur management, des acteurs

de la prévention des risques, de la psychologue du travail, et deux entretiens non directifs

auprès de la responsable des RH et de la responsable de la formation. La durée des entretiens

varie d’une heure à deux heures dix. Tous ont eu lieu sur le lieu de travail de l’interviewé,

qu’il s’agisse du bâtiment du Rectorat, d’une salle de classe du collège, d’une salle de pause,

ou même en plein air, dans la cour du collège réservée aux professionnels.

Le tableau 26 récapitule, par fonction, les caractéristiques des différents entretiens,

ainsi que quelques informations à propos des volontaires.

Tableau 26 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas au collège REP+

SECTEUR ÉTUDIÉ : ÉDUCATION : collège REP+ Statut Spécialité Sexe Âge Ancienneté

(années) : Métier / Collège

Semi ou non directif

Durée interview /

lieu

Professeur second degré 1

Enseignant Français F 37 15 / 8 Semi 1h10 / salle

réunion Professeur

second degré 2 Enseignant Anglais F 36 12 / 11 Semi

1h / sa salle de classe

Professeur second degré 3

Enseignant Sciences de la

Vie et de la Terre (SVT)

F 43 12 / 6 Semi 1h45 / sa salle

de classe

Professeur second degré 4

Enseignant Anglais F 35 9 / 8 Semi 1h10 /

extérieur jardin

Professeur second degré 5

Enseignant Français F 32 7 / 2 Semi 1h30 /

extérieur jardin

Page 340: Les régulations individuelles et collectives des émotions

339

Professeur second degré 6

Enseignant SVT F 29 2 / 1 Semi 1h20 / extérieur

jardin Professeur

second degré 7 Enseignant

Physique-Chimie

M 43 4 / 3 Semi 1h10 / sa salle

de classe

Professeur second degré 8

Enseignant Musique M 38 12 / 7 Semi 1h30 /

extérieur jardin

Professeur second degré 9

Enseignant Français M 31 7 / 4 Semi 1h40 / son

bureau Professeur

second degré 10

Enseignant Technologie M 65 43 / 40 Semi 1h50 / sa salle

de classe

Professeur second degré

11 Enseignant

Histoire-Géographie

M 45 26 / 16 Semi 1h40 / son

bureau

Professeur second degré

12 Enseignant

Éducation Physique et

Sportive (EPS)

M 57 34 / 24 Semi 1h40 / salle de

réunion

Professeur second degré

13 Enseignant

Mathé-matiques

F 45 12 / 9 Semi 2h10 / son

bureau

Assistant d’Éducation 1

AE Éducation, contact et

surveillance F 37 5 / 5 Semi

1h20 / extérieur

jardin

Assistant d’Éducation 2

AE Éducation, contact et

surveillance F 26 2 / 2 Semi

1h10 / salle de réunion

Management

Chef d’établis-sement /

Principale

Gestion du collège

F 53 13 / 1 Semi 1h25 / son

bureau

Prévention

Conseiller de

prévention et Inspecteur

SST

Santé Sécurité au travail,

prévention des risques

(anciens enseignants)

M M

/ / Semi 1h40 / bureau

prévention (hors collège)

Rectorat Psychologue

du travail

Accompagne-ment

psychologique et

professionnel

F / / Semi 1h / bureau

Rectorat

Rectorat Responsable

RH GRH F / / Non

1h25 / bureau Rectorat

Académie Formation

Ingénieure de

Formation DAFOP

Formation des personnels

F / / Non 1h30 / bureau

Rectorat

Ce tableau mentionne le métier et la discipline de chaque participant

interviewé, son sexe, son âge, son ancienneté dans l’institution et dans l’établissement

concerné. Seuls le chef d’établissement ainsi que les professionnels de la santé et de la

fonction RH exercent des fonctions de management.

Page 341: Les régulations individuelles et collectives des émotions

340

Au collège REP+, nous avons interrogé treize enseignants de différentes disciplines -

Français, Anglais, SVT, Physique-Chimie, Musique, Technologie, Histoire-Géographie, EPS,

Mathématiques -, deux assistantes d’éducation, ayant un rôle de contact et de surveillance des

élèves ainsi que des fonctions administratives et de bon déroulement de la « vie scolaire » des

élèves, et le chef d’établissement. Dans les locaux du Rectorat, nous avons mené les entretiens

auprès des préventeurs des risques professionnels, de la psychologue du travail, de la

responsable RH et de la responsable des formations. Tous les entretiens ont été retranscrits

intégralement, et envoyés aux participants pour corrections éventuelles. La durée totale des

entretiens est d’environ 30 heures, et nous disposons d’environ 420 pages de transcriptions

intégrales, de prises de notes d’entretiens, ainsi que de prises de notes relatives à l’immersion

(journal de bord, mémos, notes diverses).

Nous avons veillé à garantir une certaine représentativité des âges, des sexes, et des

niveaux d’ancienneté des participants travaillant au collège : 60% de femmes et 40%

d’hommes ; une moyenne d’âge de 40 ans, le plus jeune participant ayant 26 ans et le plus

ancien 65 ; des moyennes de 13,5 années d’ancienneté dans le métier, et 9,2 années dans le

collège. Ces chiffres recouvrent une importante hétérogénéité, représentative de la situation

des effectifs en REP.

Les éléments de documentation secondaire ont été fournis par les professionnels de la

fonction RH et de la santé au travail : questionnaire de prévention des RPS, bilans des risques

et de la santé-sécurité au travail de 2015, expérimentations de prévention des risques dans

différents établissements, document de prévention et de lutte contre les violences et incivilités

au travail, documents de prévention des risques au travail, documents relatifs à l’Éducation

Prioritaire, informations relatives aux évaluations administratives et pédagogiques des

enseignants.

L’analyse par catégories conceptualisantes de l’ensemble des données issues des

différentes sources de collectes présentées, conduit à des résultats révélant les différentes

stratégies de régulation des émotions au travail, opérées par les professionnels du collège.

Page 342: Les régulations individuelles et collectives des émotions

341

6.3.4. Principaux résultats de l’étude de cas

Les exigences émotionnelles résultant du contact et de la prise en charge des élèves de

collège REP+ seront abordées comme des « objets émotionnels » dans une première partie.

Une deuxième analysera les différents « outils émotionnels » de travail à l’aide desquels les

professionnels agissent sur ces objets. Cette partie traitera donc du travail émotionnel, des

compétences émotionnelles interpersonnelles, du soutien social privilégié de certains

collègues et l’importance des « coulisses » (Goffman, 1959), lieux de retrait sur le lieu de

travail. En troisième lieu, il s’agira de dépeindre les effets émotionnels du travail, tant leur

part d’ombre, avec les problèmes psycho-somatiques issus des objets et outils émotionnels de

travail, que leur part lumineuse, avec les récits des émotions intenses provoquées lors de

certaines activités et projets collectifs, typiques des établissements REP+.

6.3.4.1. Les objets émotionnels du travail

Les enseignants observés et interrogés évoquent des émotions déplaisantes de trois

types : peur et appréhension, colère et contrariété, ennui et résignation (Plutchik, 2001). Dans

le premier type, l’enseignant ressent des émotions relatives à la peur lors de violences,

d’agressions verbales et / ou physiques, et de situations tendues : « peur, une fois, on allait au

gymnase derrière, il y a un mec avec un revolver qui a passé sa main par la porte […] on n’a

rien fait, on a claqué la porte […] on savait pas qui c’était » ; « Caillassage du

bahut […] donc là, on n’était pas sereins quand même, tous les volets fermés […] des grosses

pavasses, ils avaient brûlé un canapé devant. Donc là, on n’était pas rassurés quand

même » ; « [l’élève] s’est levé d’un coup et a commencé à me menacer, il faisait une tête de

plus que moi […] les autres [élèves] se sont interposés. Du coup, il est parti en Vie Scolaire.

On s’est rencontrés ensuite avec le CPE (Conseiller Principal d’Éducation) pour s’expliquer.

J'ai eu peur. Là, j'ai eu peur. Je n'étais pas en colère, j'ai eu vraiment peur. […] J'ai eu peur

et en même temps la réaction des autres m'a rassurée ». Les quelques situations de violences

envers le personnel de l’établissement, bien que restant à la marge des conditions de travail

quotidiennes, impactent le professionnel : « J’étais dans ma classe, tout seul, […] une élève

TRÈS violente, TRÈS agressive […] a donné un coup de pied très violent, alors, j’ai pu me

dégager, c’est la porte qui a pris le coup de pied, mais… [...] c’est la violence, à l’encontre

du professeur, qui est très choquante. Et quand je me suis retrouvé dans le couloir pour… me

mettre à distance de cette élève. Elle était dans la classe, moi j’étais dans le couloir, c’est moi

qui suis sorti […] je garde toujours ma porte ouverte. J’ai rien à cacher, et en plus, ça permet

Page 343: Les régulations individuelles et collectives des émotions

342

de rapidement appeler au secours. […] mes collègues dans le couloir sont sorties parce

qu’elles ont entendu crier, et m’ont demandé : ‟est-ce que ça va ?” et là, j’ai appelé à l’aide,

tout simplement ». Lors de ces rares agressions violentes, les enseignants comptent sur leurs

collègues pour réguler la situation : « appeler à l’aide un collègue qui est venu, et puis…

voilà quoi. C’est le seul moyen, de toute façon. Et puis c’est pour ça aussi qu’on a tous nos

téléphones [personnels] allumés à tout moment, pour pouvoir s’appeler ». En revanche, le

soutien de la hiérarchie semble déficient au moment de l’événement : « J’ai appelé la

Direction et la Vie Scolaire, pour qu’ils montent m’aider. Ils ont mis dix minutes […] ils sont

montés trop tard. Alors qu’ils ont été prévenus qu’il y avait un souci ».

Ces crises violentes restent l’exception, mais la violence verbale entre élèves et les

incivilités quotidiennes provoquent, et c’est le deuxième type, contrariété et colère chez les

professionnels interrogés : « un gamin qui m’avait traité de fils de pute […] je ne suis pas

intervenu directement, parce qu’on est verrouillés […] faut pas qu’on intervienne, pas qu’on

touche, pas qu’on pousse etc […] là-dessus on doit être assez carrés quoi. Mais là, j’ai cru

que j’allais l’encadrer quoi. On a fini dans le bureau de la Direction. Ça m’a touché » ;

« Régulièrement, il y a des élèves qui vont te faire chier pendant quatre ans » ; « les mecs qui

ne respectent pas les filles au bahut. Ça me scandalise des fois. [...] Ils laissent pas de place

aux filles, ils les bousculent, ils les jettent » ; « agressivité, on s’en prend plein la gueule toute

la journée (roue de Plutchik). Entre eux, surtout. C’est rare envers nous. […] quand je suis

arrivée là, je me suis dit : ‟mais olalaaaaa, la violence verbale qu’ils s’envoient toute la

journée !”. C’est hallucinant quoi ».

Enfin, dans le troisième et dernier type, certaines situations contextuelles, relatives au

rapport entre l’établissement et l’attitude des élèves et de leur famille en général, induisent,

chez les enseignants, ennui et résignation, frustration, contrariété et tristesse : « j'aurais

tendance à cacher… La résignation, par rapport au fait qu'effectivement, ils sont… pas

autonomes. Ça m'agace. Je suis dans la contrariété » ; « On peut plus parler de déception, de

trop grand décalage avec une espèce d’idéal » ; « Ça m’énerve. La bêtise […] profiter de la

situation […] il n’y a pas de retour quoi […] c’est une forme d’injustice. C’est pas

équitable… » ; « On devient un peu fataliste mais sans accepter, toujours. Je vis avec et je

veux pas leur mettre des circonstances atténuantes, mais un gamin qui t’insulte, en général, il

comprend même pas ce qu’il t’a dit » ; « On constate, on n’accepte toujours pas, on essaye de

contrer en intervenant » ; « Des fois, ils surprennent agréablement. Quand ils surprennent,

c’est agréablement ! (rires). Sinon, on s’attend toujours au pire, donc non-non. On s’attend

au pire ». Ces différentes émotions, objets de travail, ne se retrouvent pas dans les autres

Page 344: Les régulations individuelles et collectives des émotions

343

métiers présentés dans cette recherche, et engendrent régulièrement des sentiments de

frustration : « Cette frustration. On va beaucoup ressortir ce mot je pense (rires) ».

Parallèlement à ces objets émotionnels de travail, exigences émotionnelles nées des

attentes institutionnelles et sociales et de la situation de travail, des émotions plaisantes, de

joie et d’intérêt, similaires à celles des policiers, stimulent l’activité de travail. L’autonomie

dans le travail, les marges de manœuvre dans l’activité, la variété des tâches ainsi que les

particularités du travail en REP+ - travail collectif, projets pédagogiques - instaurent, selon

tous les enseignants interrogés, un climat positif et plaisant : « On a plein de projets ici » ;

« Ce qu’il y a de bien ici, c’est que t’es pas juste exécutant » ; « tu peux créer des choses,

imaginer des choses et puis derrière il y a les moyens » ; « Moi, je serais dans l’attirance

(Plutchik, 2001), j’ai plaisir à venir là, c’est pas une contrainte » ; « [l’autonomie] oui, je me

régale, c’est important » ; « les projets sont excitants » ; « c’est varié » ; « on a une place

super intéressante dans un bahut comme ça » (professeur d’EPS).

À notre grand étonnement, l’exigence institutionnelle prescrivant que tous les

personnels cohabitent harmonieusement dans l’établissement, s’avère difficile aussi à vivre,

car de profondes dissensions internes, entre collègues, existent. Une certaine partie des

enseignants et assistants pédagogiques fournissent un travail émotionnel envers leurs

collègues et leur hiérarchie, se rajoutant au travail émotionnel nécessaire lors des contacts et

interactions avec les élèves : « c’est ça qui est un peu chaud des fois, de se supporter quand

même, avec certains » ; « Toujours cette histoire d’irritabilité… Colère… Tout ça…

L’aversion. Il peut arriver qu’avec certains collègues, il y ait vraiment des tensions. Ici, je

trouve que c’est un lieu où il y a énormément de tensions pour plein de raisons. Là, je le

cache… » ; « J’aime pas les histoires […] mais je ne vais pas afficher… Pas forcément

afficher, même si je suis pas d’accord » ; « je vais pas montrer […], le mépris en quelque

sorte » ; « Il y a des tensions à ce niveau-là et on fait attention à ce qu’on dit ».

Contrairement aux enseignants, et bien que connaissant des situations de conflits et de

tensions internes davantage prononcées, les urgentistes étudiés ne faisaient pas mention de

l’importance d’un travail émotionnel entre professionnels. Ce travail émotionnel, surprenant,

provient de dissensions internes, de difficultés de fonctionnement du collectif de travail, la

hiérarchie directe jouant plus un rôle de supervision que de management dont l’autorité

serait clairement établie, par exemple comme dans le cas des policiers. On note aussi un

manque de reconnaissance et de soutien de cette hiérarchie, en particulier de la « haute »

hiérarchie (hors établissement).

Page 345: Les régulations individuelles et collectives des émotions

344

Enfin, les injonctions paradoxales au travail, perçues par les enseignants,

provoquent une forme de stress et d’anxiété, de sentiment d’impuissance, particulièrement

aigü et spécifique en REP+. Cela rappelle les effets de celles mentionnées par les policiers et

urgentistes provenant du modèle fonctionnel du NPM. Ainsi : « Les injonctions paradoxales,

c’est notre pain quotidien […]. Il y en a plein, plein, tout le temps. Parce qu’en fait chacune

est à 100% pertinente […]. Par exemple : ‟faites une pédagogie différenciée mais faites le

programme”, mais rien que ça ! ».

Une similitude se dégage dans les métiers d’urgentiste, policiers de BAC et

enseignants de collège REP+ : les professionnels souffrent d’un manque de « visibilité » de

leur travail, en raison de leur position de « maillon de la chaîne de service » : « Ils ont

participé, quelque part, à un ensemble, mais ils ne voient que ce bout-là. Moi, je trouve ça

frustrant. Ça me renvoie à l’industrie. Je faisais des pièces de l’avion, mais je ne voyais

jamais l’avion. Pfff. Des fois, on se dit qu’on aimerait voir à quoi ça ressemble, fini. Jamais

on peut le faire, jamais […]. Collège, c’est une étape intermédiaire de construction »

(préventeur des risques).

Face à certaines émotions déplaisantes, objets de travail et exigences de l’activité, les

enseignants et assistants pédagogiques déploient des outils de travail, comme des techniques

de travail émotionnel (Hochschild, 2003b), des compétences émotionnelles (Salovey

& Mayer, 1990 et 1997), des stratégies de régulation des émotions, individuelles (Gross, 1998

et 2014) et / ou collectives, et utilisent les nombreuses possibilités de retrait et de « coulisses »

sur le lieu de travail.

6.3.4.2. Les outils émotionnels de travail

Comme dans le cas des policiers, toutefois dans une moindre mesure, les enseignants

parlent de l’utilisation des états de vigilance/intérêt/anticipation (Plutchik, 2001) dans leurs

rapports avec les élèves, en particulier pendant la classe, afin de repérer et d’anticiper

d’éventuelles situations de conflits, de débordements, de brouhaha : « Je suis quand même pas

mal là-dedans, branche anticipation/intérêt/vigilance (Plutchik 2001) » ; « Les émotions les

plus courantes, je dirais… Anticipation et joie. Et des fois de la vigilance. Et de temps en

temps aussi de la colère. Joie, c’est en général, en général. Anticipation et vigilance, c’est par

rapport au travail, je suis toujours sur mes gardes. Oui, parce qu’on ne peut pas savoir ce qui

peut nous tomber dessus. Il peut nous tomber dessus n’importe quelle chose à n’importe quel

Page 346: Les régulations individuelles et collectives des émotions

345

moment » ; « faire que ça fonctionne, c’est être toujours dans l’anticipation et anticiper à

TOUT moment ce qui peut arriver, et essayer de prévoir au maximum, pour que… ce qu’on a

envie qui arrive, arrive et ce qu’on a envie qui n’arrive pas, n’arrive pas » ; « anticiper au

niveau des cours, au niveau des réactions que pourrait provoquer un cours, face à nos

élèves » ; « Il faut toujours, dans ce métier toujours, tout anticiper. Que ce soit d’un point de

vue des élèves, mais aussi des collègues […] vraiment, c’est quelque chose qui me préoccupe

toujours. Le plus » ; « on est obligés d’avoir une attitude vigilante ».

Outre cette mise en vigilance et en anticipation, lors de leurs classes et en dehors, les

principales compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1990 et 1997) mentionnées

relèvent de la capacité à maintenir et entretenir une juste distance relationnelle, avec les

élèves, et d’opérer un travail émotionnel (Hochschild, 2003b).

Cette juste distance va permettre à la fois d’effectuer correctement la mission

pédagogique et « le travail bien fait », et de se protéger d’un sur-engagement affectif avec les

élèves. Cette juste distance, qu’elle soit spatiale, corporelle, ou relationnelle, peut se

manifester de manière tactile, quand il s’agit de réguler les émotions des élèves - stratégie

observée à plusieurs reprises lors des immersions -, ou de manière relationnelle et

communicative : « si tu sais pas garder cette distance avec les élèves, ça part très vite » ;

« En fait il faut être sur la réserve quand même. Pas trop parler de soi » ; « Il faut faire

vachement gaffe quoi » ; « Il faut être vigilant sur les relations qu’on a avec eux » ; « Je pense

qu’il faut avoir vraiment un VRAI lien avec les élèves, pas les regarder de loin » ; « on peut

pas être trop sympa avec eux, on peut pas trop rigoler avec eux » ; « je faisais toujours en

sorte, quand ça montait, au lieu d’aller vers lui, je me reculais (mime). […] j’essayais d’avoir

mes mains ailleurs et de me reculer. Me désengager de cet élève. Dans la classe, il y a six ou

sept élèves où le conflit peut arriver à n’importe quel moment. Je prends toujours sur moi, ne

serait-ce que par un éloignement physique. Pour éviter ce genre de choses » ; « Face à une

classe, s’il y a un moment de tension, ça devient vite affectif. C’est-à-dire qu’il y a une tension

affective. Et là, je pense qu’on quitte un peu le professionnalisme » ; « je suis très tactile avec

mes élèves. Ça marche complètement. Je le fais exprès […] ça marche très bien […] c’est une

vraie technique. J’en suis convaincue ». Ces stratégies de maintien et de création de la juste

distance, suivant le contexte situationnel, correspondent à une compétence émotionnelle

interpersonnelle (Salovey & Mayer, 1990 et 1997).

Quant au travail émotionel (Hochschild, 2003a et 2003b), il provient de l’activation

des compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1990 et 1997) interpersonnelles de la

Page 347: Les régulations individuelles et collectives des émotions

346

part des enseignants, comme dans les cas des infirmiers urgentistes et des « bacqueux ». Ce

travail émotionnel est important : « Qu’est-ce qu’il faut cacher, contrôler, pas montrer…

Face aux élèves, je dirais parfois, ne pas montrer - même si c’est difficile - vraiment le ras-le-

bol, l’épuisement. Il y a des classes pour lesquelles tu te retrouves vraiment démunie. Le fait

d’être un peu abattue et de se sentir… La rage, la colère parfois, ça sort. Je la montre

parfois, il y a des moments où je n’arrive pas à garder » ; « Mais… bien évidemment que

quand on est professeur, on joue un rôle en permanence pour les élèves, je veux dire » ;

« c’est un peu un truc d’acteur, moi je trouve » ; « Il y a des moments… j’ai envie de les tarter

quoi, juste envie » ; « Il y a des moments, c’est insupportable » ; « En cours, je fais l’acteur,

ça m’amuse » ; « c’est plutôt le regard, c’est plutôt verbal quand même » ; « j’essaye de

contrôler. C’est vraiment un travail de contrôle » ; « par rapport aux élèves, j’essaye de rien

montrer du tout. Mais ça, c’est pas toujours facile ». Tous les enseignants interrogés font

référence à un « travail d’acteur », qui « monte sur scène », dès l’instant où il va « chercher

son public dans la cour » : « on les fait travailler sur la posture de l’enseignant […] on est en

représentation quand on est en classe » (professionnel des RH) ; « acteur de théâtre en

quelque sorte, de paraître, au moins sur le fait qu’il est solide, en forme, il est inattaquable »

(préventeur des risques).

Parmi les différentes formes et techniques de travail émotionnel, une tendance très

marquée se dégage des immersions et des entretiens : le travail émotionnel expressif. Tous les

professionnels interrogés, sans exception, font mention de ce type de travail émotionnel. Pour

certains, il s’agit de la technique principale, utilisée dans le cadre de la gestion des émotions

pendant la classe et dans les rapports avec les élèves : huit participants aux interviews sur

seize ne font référence qu’à cette technique : « L’expressif, c’est plutôt ce que j’utiliserais en

classe » ; « Au niveau des expressions, regarder fixement quelqu’un à qui j’ai un message à

transmettre, ou froncer les sourcils si ça me dérange. Au niveau des déplacements aussi […]

bras, pieds, jambes, ça bouge tout le temps (rires) » ; « c’est principalement le regard » ; « le

deuxième. Expressif » ; « Si j’arrive à parler calmement, mon corps suit. Si je m’énerve… si

je suis énervée après, mes mains, ça part dans tous les sens » ; « le visage, forcément. Et

même les gestes. Quand je suis en colère ou quand je joue la colère, tu as des gestes

beaucoup plus saccadés et beaucoup plus dirigés » ; « je suis ni cognitif, ni corporel. Je suis

clairement expressif ». Pour les huit autres, ce travail émotionnel expressif se conjugue avec

un travail cognitif - pour quatre d’entre eux - : « Dans l’ordre, ce serait plutôt ça, vite faire un

petit tour intérieur, cognitif, et après expressif » ; « Un mélange des deux premiers. Cognitif

et expressif ». Pour deux autres, l’expressif s’allie au corporel : « Le visage, le corps, la voix,

Page 348: Les régulations individuelles et collectives des émotions

347

les trois, sûr ! […] et le corporel, respirer assez calmement, le corps, je dirais que je le

sollicite ». Pour les deux derniers, les trois techniques s’utilisent : « On peut pas avoir les

trois ? […] D’abord cognitif, puis pour moi vraiment, le côté corporel et expressif, c’est en

un seul […] ça va de la façon de marcher jusqu’aux sourcils […] après je vais travailler sur

la partie basse du diaphragme, hop, je verrouille le corps » ; « Les trois. Je suis un peu les

trois ». Ce travail émotionnel, intégrateur, dissimulateur et différenciateur (Soares, 2003),

s’effectue en surface la plupart du temps : de manière générale, les enseignants vont

afficher, montrer, exprimer une émotion de colère et de contrariété non réellement ressentie,

face aux élèves, ou essayer de cacher et réprimer une colère ou une contrariété ressentie

réellement : « la plupart du temps, même si c'est une petite colère, effectivement, je vais la

cacher, ça va plus me... Ça va pas être forcément positif, ça va pas servir à grand chose, et ça

va m'énerver moi, encore plus. Je la contrôle, je la calme » ; « le travail émotionnel peut

aussi être à l’envers : être en colère alors qu’on ne l’est pas. Ça, ça m’arrive, d’être en

colère, de montrer la colère aux élèves, pour… leur montrer qu’il y a des choses qui se font et

ne se font pas, ou parce qu’ils n’ont pas fait le travail demandé. Alors que… C’est pas MON

émotion, pas moi, je joue le rôle du professeur en colère. Mais en fait, on joue un rôle tout le

temps quand on est professeur ! » ; « C’est comme au théâtre si tu veux, si tu ressens pas un

peu l’émotion. Tu peux pas l’utiliser. Alors, parfois, tu la joues complètement ». Il peut aussi

arriver aux enseignants de devoir communiquer des émotions plaisantes, des encouragements

aux élèves, une attitude enjouée, lorsqu’ils ressentent de la neutralité ou une légère émotion

plaisante : « Pour valoriser aussi […] le fait d’en rajouter un peu […] les émotions positives,

j’y vais ! J’en rajoute parfois, mais surtout quand elles sont sincères » ; « Dans certains cas,

je vais avoir tendance à montrer de l’optimisme pour un résultat. Même si je trouve que… le

résultat justifie pas de montrer trop d’optimisme malgré tout […] je vais accentuer ». La

plupart des personnes interrogées précisent que le travail émotionnel face aux élèves est

valorisant pour elles-mêmes, et nécessaire, pour les élèves : « c’est pas désagréable. C’est

valorisant, enfin, ça me rassure aussi » ; « une stratégie qui marche tout le temps,

quasiment » ; « c’est valorisant parce qu’on se dit qu’on est patient et qu’on arrive à prendre

sur nous » ; « c’est plutôt valorisant, je dirais ».

Nous avons constaté, lors des immersions, que les enseignants et assistants

pédagogiques jouent particulièrement sur les intonations et degrés de voix, pour effectuer le

travail émotionnel requis : « J’aime bien moduler la voix, forcer un peu les choses quand il y

a vraiment des choses importantes à dire, et de rester plus tranquille sur des consignes

régulières. C’est une façon de faire. C’est un bon outil » ; « je travaille la voix, souvent. Dans

Page 349: Les régulations individuelles et collectives des émotions

348

les moments où ça monte, ça commence à crier, j’ai tendance à parler le plus bas possible et

de ramener l’attention […] je sais que je le fais consciemment » ; « Alors, je travaille la voix,

j’essaye d’avoir une voix posée et en même temps autoritaire quand il faut » ; « en fait c’est

simple, dès qu’on crie, ils crient » ; « J’essaye de parler calmement. Pour éviter de crier

(rires). Ce sera surtout la voix » ; « C’est les modulations de voix, les nuances dans la voix.

C’est quelque chose que j’utilise beaucoup ».

Pour toutes les personnes interrogées, il importe de disposer de certaines compétences

émotionnelles, spécifiques pour enseigner en collège REP+, et de les activer en contexte :

« avoir de la patience » ; « il faut avoir une juste distance » ; « il faut avoir envie de

donner » ; « envie d’aider les élèves » ; « il faut être disponible parce que mine de rien, on

s’implique beaucoup émotionnellement » ; « il faut être ferme, il faut être juste » ; « il faut

avoir de l’autorité » ; « de la pugnacité, de la persévérance » ; « il faut être réactif, très

réactif. Savoir gérer les situations de crise, comme une bagarre, une dispute, des pleurs…

[…] on est vraiment en contact, tout le temps avec eux, et directement » ; « il faut être clair

sur ce qu’on est prêts à accepter ou ce qu’on n’est pas prêts à accepter […] gérer le ‟peer

pressure”».

Ces compétences conditionnent la réalisation du « travail bien fait ». Ce « travail bien

fait », est difficile à définir ou à quantifier : « simplement, le terme ‟savoir embarquer des

élèves”, créer de la motivation, c’est un truc super mystérieux, parce que la motivation de

l’élève est complexe, elle recouvre plusieurs réalités […] c’est très difficile à quantifier »

(selon le management). Les enseignants interrogés disent la même chose : « Ça dépend de la

situation de départ. C’est-à-dire que parfois, le travail bien fait c’est terrible mais c’est juste

de faire que la classe va pas exploser entre la première minute et la dernière […]. Parfois,

c’est autrement plus intéressant. Je vais leur faire comprendre un concept » ; « quand je vois

à la fin de l’heure BOUM, les élèves ont découvert des trucs, alors là, j’ai vraiment

l’impression d’avoir fait un SUPER bon boulot » ; « Quand on est avec les élèves, on a un

retour assez rapide en fait. Ce que tu fais est bien, tu as un retour rapide, ce que tu fais est

pas bien, tu as un retour rapide etc […]. Après, c’est de l’autoévaluation ».

Tout comme les urgentistes, les enseignants interrogés ne mentionnent que très

peu l’importance des compétences émotionnelles intra-personnelles, et, lorsqu’ils y font

référence, ce concept reste flou et non défini : « je prends sur moi parce que ça bout »

(lorsqu’un élève difficile refusait de sortir de la classe) ; « il y a des moments où je n’arrive

pas à contrôler… mes nerfs. Mais j’essaye un maximum, j’essaye un maximum de prendre sur

moi. […] Je prends beaucoup sur moi, parce que je me dis que l’élève n’y est pour rien. […]

Page 350: Les régulations individuelles et collectives des émotions

349

La plupart du temps, c’est souci perso, ou même avec un autre élève, quand il y a un souci » ;

« Comme, entre guillemets, je suis patiente, au début en effet je dois faire semblant d’essayer

de pas l’être, mais je n’y arrive pas bien à garder mes émotions. Des fois, je suis démunie ».

Contrairement à l’ensemble des policiers et infirmiers étudiés précédemment, seulement

la moitié des professionnels interrogés estiment s’appuyer sur la détection de la

communication non verbale de leurs élèves, afin d’ajuster leur comportement et d’anticiper

des situations difficiles : « je fais le sociogramme de Moreno. Je les observe » ;

« constamment […] je regarde déjà ceux qui sont avec moi et ceux qui ne sont pas avec moi

[…] dans leur posture […] la direction du corps. Ensuite, l'attitude […] je le vois dans ses

yeux […] j'ai toujours un petit œil […] » ; « j’ai pas encore de vision large sur d’autres

aspects qui sont… pas si périphériques que ça, sur la gestion globale de tout ce qui se

passe » ; « Ha… Je suis pas très bon je pense, là-dedans ».

Comme dans le cas des policiers de BAC, une grande partie des enseignants et

assistants pédagogiques interrogés se réfèrent à l’importance de l’expérience et de

l’ancienneté, afin d’acquérir et d’activer les outils émotionnels opérants, pour exercer le

métier sereinement : « On voit les jeunes profs […] il y en a qui pleurent parce qu’ils ont

passé deux heures, ça a été impossible. C’est là que tu vois que tu as un peu d’expérience et

que tu es un peu plus tranquille quoi. C’est l’expérience » ; « maintenant, de manière

générale, je suis beaucoup plus calme […] je suis beaucoup moins impulsive […]. Je me

prends moins la tête en fait, j’ai l’impression. C’est l’âge ! (rires). Et aussi le fait de baisser

un peu la barre de mes exigences personnelles ». Pour ces personnels, les formations

proposées par la haute hiérarchie ne leur semblent pas toujours accessibles, ni opérantes : « Je

me suis formée toute seule. Je suis beaucoup observatrice » ; « gestion des conflits […].

C'était hyper théorique […] pas adapté du tout » ; « la Médiation. Mais j’ai pas appris

grand-chose. Je trouvais ça très bien, mais au final… Ça me sert pas. Ça fait pas de mal,

mais j’ai rien appliqué, il n’y a pas eu de changement » ; « Il y a trois soucis : un souci de

temps […]. Deuxième chose, c’est sur la candidature, donc on n’est pas sûr de l’avoir.

Nombre de places limité […]. Et la troisième, c’est que c’est souvent pas trop en rapport avec

ce que l’on fait, notamment au collège ». En revanche, le groupe d’analyse de la pratique

semble pallier une partie de cette insuffisance, selon le point de vue des volontaires

participant à ce groupe de travail : « le [groupe d’analyse de la pratique], c’est très bien, on

parle de cas pratiques ».

Concernant l’aspect collectif de la régulation émotionnelle, bien que quelques conflits

et tensions internes entre collègues minent parfois la régulation émotionnelle collective, les

Page 351: Les régulations individuelles et collectives des émotions

350

professionnels interrogés font référence à l’emploi de l’humour avec les collègues, et au

soutien social des collègues dits « proches » comme facteur de régulation émotionnelle et

de protection face aux exigences émotionnelles de l’activité : « ici, on a le droit de montrer

des faiblesses. On peut chialer, le nombre de fois que j’ai récupéré des collègues sur mon

épaule de granit ! Pas de souci, y compris au téléphone. Ça, c’est net, pas de souci » ; « Le

sas de décompression, il se fait aussi ici, avant de partir » ; « Je vide ici à midi avec les

collègues et ensuite du coup je ramène moins de choses à la maison » ; « Ça sort ici, avec les

collègues. Que ce soit la colère ou au contraire le super positif, ou la tristesse » ; « C’est la

solidarité. Quand quelque chose ne va pas, ou si l’environnement n’est pas favorable ou pas

propice, tu es obligé de t’entraider, te soutenir. Et le fait qu’on rigole, qu’on déconne ou quoi,

ça fait soupape » ; « Si ça va pas, je vais plutôt chercher un ou une collègue avec qui je suis

vraiment bien pour échanger, et si ça va moyennement bien, je vais essayer de me mettre dans

un groupe et me laisser parler dans les conversations autour, m’intégrer à un groupe ». Les

collègues proches, voire les « collègues-amis », constituent, comme chez les infirmiers

urgentistes, un collectif restreint, et ce sont ces différents collectifs restreints qui

« contiennent » les émotions et œuvrent en tant que facteurs de régulation émotionnelle.

Cela ne s’étend pas à l’ensemble du collectif éducatif : « J’ai des collaborateurs

privilégiés » ; « un collègue a pris une tarte par un élève, j’ai pas trouvé qu’on était très

solidaires de son truc. On n’a pas fait de droit de retrait, on a fait que dalle quoi » ; « il y a

des groupes de personnes. C'est plus lié aux affinités entre les personnes, plutôt qu'à la

situation, souvent ». Cette particularité a été observée lors des immersions.

Notons l’importance des « coulisses » (Goffman, 1959) en tant qu’outils de travail sur

les émotions, afin d’évacuer et de réguler les émotions nées des exigences de l’activité, qu’il

s’agisse de « coulisses » collectives - la salle des professeurs, la cour extérieure réservée aux

personnels, les moments conviviaux d’échanges, de partage, de repas ou de pots -, ou

individuelles - sa salle de classe, son bureau personnel, différents endroits où l’individu peut

rester seul -. Ces différentes possibilités de retrait lors de l’activité, hors tenue de classe,

jouent un rôle essentiel dans la régulation individuelle et collective des émotions des

professionnels : « Quand on se retrouve en salle des profs, il y a beaucoup d’émotions qui

sortent. Des émotions assez violentes [...]. La salle des profs est un véritable défouloir et c’est

important. Mais ça peut poser problème […], certains prennent pour argent comptant ce

qu’on dit ». Ces possibilités de retraits, « en coulisses », constituent une particularité,

bénéfique pour les professionnels, parmi les quatre cas étudiés.

Page 352: Les régulations individuelles et collectives des émotions

351

Concernant le soutien social et la régulation émotionnelle collective de la part de la

hiérarchie, les professionnels indiquent tous l’éloignement physique et psychologique de la

haute hiérarchie, et s’accordent sur le manque de proximité et d’accessibilité de la GRH et

des services de santé au travail, en particulier la médecine du travail. Tous les personnels

pointent une absence fâcheuse de sensibilisation à la prévention des RPS, à la QVT, au

bien-être au travail. Cependant, le soutien social de la hiérarchie directe, située dans

l’établissement, bien que dépendante des « personnalités » et des « types de management » de

chaque gestionnaire, reste un facteur-clef de régulation des émotions et de support et

protection, en particulier lors d’incidents considérés comme « importants » : « Oui. Là, il y a

eu deux, trois problèmes avec les Cinquièmes que tu viens de voir. Ça a été traité super

rapidement, pris en compte. Les familles ont été convoquées. Quand il y a eu des soucis, ça a

été vraiment pris au sérieux. De la même façon, quand j'ai besoin de quelque chose, à

organiser ou quoi, ça a toujours été une réaction très rapide, ça suit vraiment bien ».

Ces différents objets et outils émotionnels de travail agissent sur l’individu, et

produisent alors des effets émotionnels, pénétrant parfois jusque dans la sphère privée des

professionnels.

6.3.4.3. Les effets émotionnels du travail

Selon les enseignants et assistants pédagogiques observés et interviewés, les effets

émotionnels du travail présentent un certain contraste.

D’une part, les objets et outils émotionnels du travail, lorsqu’ils s’avèrent trop

« sollicitants » et exigeants pour l’individu, en dérangent le sommeil, le fatiguent, voire

influencent son comportement dans la vie privée, en particulier vis-à-vis de ses propres

enfants : « le manque de sommeil sans doute ouais. Le fait de beaucoup ressasser ce qui s'est

passé, comment ça va se passer etc. Plus pour m'endormir. […] c'est le fait de mettre

longtemps à m'endormir, parce que j'y repense, parce que ça tourne » ; « Je prends

physiquement des tensions, ou j'ai mal au dos par exemple. Au quotidien ici, ce serait plus

que je me tends, je suis tendue au niveau du dos […]. Et sinon, s'il y a vraiment une

contrariété avec un élève ou une classe, ce serait plus sommeil, ça me trotte avant de

m'endormir » ; « C’est le fait de jouer un rôle pendant huit heures, huit fois de manière

différente, c’est usant quoi. Enfin, à la fin de la journée, c’est usant » ; « Le travail

émotionnel, c’est fatigant. Moralement, c’est fatigant » ; « [le travail émotionnel] ça

Page 353: Les régulations individuelles et collectives des émotions

352

m’épuise. Ils m’épuisent ! J’ai de l’énergie à revendre donc ça va, mais ils m’épuisent

(rires) » ; « Irritabilité et sommeil en deuxième » ; « quand la journée a été vraiment dure, je

sens que je suis moins patiente, moins disponible [...] ça me contrarie » ; « Ça a des

répercussions sur la vie de couple qui sont pas évidentes quoi, sur la fatigue, la nervosité » ;

« Par contre après, je serai nerveux, je vais m’emporter sur mes petites sur une petite bêtise.

Je vais surévaluer » ; « je dirais l’irritabilité » ; « sur la capacité à être patient, je le suis

tellement toute la journée, qu’à la maison, je ne le suis pas du tout ! […] Mais des fois, je suis

moins patiente avec mon fils qu’avec eux quoi ! » ; « C’est quand même un collège qui peut

être TRÈS difficile par moment, c’est d’arriver à cloisonner les choses. C’est-à-dire que

quand on est au boulot, on est au boulot et quand on est chez soi, on est chez soi. Et de ne pas

tout mélanger » ; « le professionnel FAIT aussi partie de notre vie personnelle, puisqu’on

travaille beaucoup chez nous […] forcément ça rejaillit sur la vie personnelle » ;

« [l’équilibre des vies personnelle et professionnelle], c’est le plus gros problème des profs

[…] je crois que c’est 99% des demandes […] le travail est dilué […]. Ils gèrent aussi le

regard des autres, qui disent : ‟mais tu fous rien toi ! T’es en vacances etc”, et du coup, ça

les fait encore plus souffrir. Ça suscite un sentiment de culpabilité » (psychologue du travail).

Comme les policiers et les urgentistes, les enseignants du collège étudié recourent à

des sas de décompression, des soupapes mises en place dans leur vie personnelle, pour

retrouver un équilibre émotionnel qui leur convient, afin de remobiliser de futurs outils

émotionnels de travail : « Le sport, oui. Si j’en fais pas deux, trois fois par semaine, je pète un

câble quoi » ; « le tricot » ; « Il y a le sport aussi. Course à pied. C’est un bon moyen ».

Davantage que les policiers et les urgentistes, les enseignants et professionnels interrogés

mentionnent l’importance du soutien social hors travail, comme principal moyen de gérer

leurs émotions issues du milieu professionnel : « Ça permet de vider aussi. Je parle à mon

mari, je lui dis tout. Ha ouais ! » ; « de me retrouver en famille et de jouer avec mes enfants.

De passer à autre chose complètement » ; « On gère un peu comme ça, je vais en parler à ma

femme par exemple. On se parle de notre journée et du coup ça permet de… fffiou, libérer les

tensions associées à la vie professionnelle ».

D’autre part, les projets, événements et enjeux collectifs, caractéristiques des

établissements en REP, une fois aboutis, génèrent des émotions plaisantes de très forte

intensité, comme la joie et l’extase (Plutchik, 2001), parfois exprimées par des larmes : « À la

fin d’un spectacle fait, qu’on a monté, travaillé pendant des mois, mais vraiment un bonheur

pur, d’une joie à crier ensemble etc ! » ; « Quand un projet marche bien, joie. […] Donc on

peut être vraiment SUPER contents, franchement […]. L’équipe, franchement, à la fin, on

Page 354: Les régulations individuelles et collectives des émotions

353

était super heureux quoi. Bon après, pareil, quand il y a eu le spectacle… Plus

l’investissement émotionnel est fort au départ, plus le retour de joie est grand quoi ! » ; « Des

larmes, oui, de joie. Ha ben les fins d’année, quand on leur remet leur diplôme, ou quand ils

ont leur affectation. Ha ouais » ; « on est fiers d'eux, et du coup c'est… Là quoi ! C'est

génial ! […] Là, c'était des larmes aussi mais c'étaient des larmes de joie. De satisfaction, de

fierté […]. Je suis restée et je suis allée serrer les élèves dans mes bras » ; « Oui, de plaisir,

de fierté […] j’ai pas montré hein, je les ai arrêtées juuuuste là, et on les a pas sorties […].

Je ne parais pas comme ça mais je suis assez sensible je pense ».

Après avoir présenté les éléments essentiels issus des résultats de l’analyse des

données de l’étude de cas des enseignants en collège REP+, ses caractéristiques générales, les

détails de la méthodologie employée, et les occurrences émotionnelles dominantes, nous

exposons, dans la section suivante, le cas des téléconseillers d’une grande entreprise de

télécommunications.

6.4. Étude de cas : le cas des téléconseillers d’une grande entreprise

de télécommunications

Cette section exposera tout d’abord les caractéristiques générales de l’étude de cas des

téléconseillers, le type d’activité concerné ainsi que la démarche méthodologique globale

employée. Ensuite, les conditions de l’immersion ainsi que les occurrences émotionnelles

observées et vécues en situation de travail seront consignées. Subséquemment, nous

détaillerons les particularités de la collecte de données issues des entretiens et de la

documentation secondaire. Enfin, nous extrairons les résultats principaux de la recherche, par

la triangulation des données, en dissociant les objets, outils et effets émotionnels du travail

des téléconseillers.

6.4.1. Caractéristiques générales

Dans un premier temps, nous présenterons les caractéristiques générales des deux

groupes de téléconseillers étudiés, appartenant tous les deux à une grande entreprise de

télécommunications. Dans un second temps, nous récapitulerons la démarche méthodologique

globale de cette étude de cas.

Page 355: Les régulations individuelles et collectives des émotions

354

6.4.1.1. L’étude de deux groupes de téléconseillers

Au sein d’un centre de relation/client, par téléphone - et dans une moindre mesure, par

Chat -, nous avons étudié les cas de deux groupes de conseillers/clients, ou téléconseillers,

respectivement Groupe 1 et Groupe 2, assurant des activités similaires de conseil/client. Le

Groupe 1 est constitué d’une quinzaine de salariés, et d’un manager ; le Groupe 2, d’une

vingtaine de salariés et de deux managers. Ces deux équipes assurent une activité de

relation/client par téléphone au sein d’un centre d’appels d’un groupe international de

télécommunications, et opèrent un métier d’assistance aux clients, à propos de l’usage du

Smart Phone, des offres internet, télévision, téléphone, ligne fixe, Mobile, offres « phares » de

l’entreprise, cette dernière ayant un passé de service public.

Les deux unités, Groupe 1 et Groupe 2, situées à environ trente kilomètres de distance

l’une de l’autre, centres d’appels entrants, sont dédiées à la relation/client dite « grand

public », impliquant des activités d’accueil du client par téléphone, ou par Chat, et de vente en

« rebond commercial », ou initiative consistant, après avoir répondu à la demande initiale du

client, à profiter du contact avec ce dernier, pour évoquer ou formuler une offre commerciale.

Le niveau de complexité des activités du téléconseiller s’avère élevé. Les

professionnels sont recrutés à un niveau BAC+2, et bénéficient de plusieurs mois de

formation. Sur une vingtaine d’années, l’organisation a connu de nombreuses mutations

technologiques et organisationnelles.

Les téléconseillers-vendeurs, disposent, en interne, d’un référentiel commun

d’activités. Le tableau 27 répertorie ces différentes tâches.

Tableau 27 : Référentiel commun d’activités des téléconseillers-vendeurs

Activités principales Détail des activités en situation de travail

Développement de son autonomie

Mettre à jour ses compétences Recueillir de l’information sur les produits et services de l’entreprise Recueillir de l’information sur la concurrence Solliciter l’aide d’un coach ou de son manager Faire le point sur ses objectifs

Fonctionnement de l’équipe

Participer au briefing collectif Échanger et confronter son expérience avec ses collègues

Accueil du client

Accueillir le client Explorer le besoin du client Traiter la demande du client Évaluer le profil du client Conseiller le client Désamorcer les conflits

Déroulement de la relation/client

Proposer une prestation Négocier la vente Expliquer les usages Conseiller le client Établir le suivi à partir des applicatifs (ou outils informatiques, ensemble logiciel)

Page 356: Les régulations individuelles et collectives des émotions

355

La synthèse d’une étude interne réalisée par un chercheur en Sciences de Gestion et

consultant pour « l’Institut des métiers » de l’entreprise concernée, datant de 2008, précise les

compétences, savoirs et connaissances que le téléconseiller-vendeur doit acquérir et activer en

situation de travail. Il s’agit de compétences relatives à la politique générale de l’entreprise, à

sa politique commerciale, à la connaissance du marché des Technologies de l’Information et

de la Communication (TIC), des éléments de sociologie des publics, de psychosociologie, afin

de comprendre la relation/client. De plus, le professionnel doit détenir des savoirs techniques,

de conduite d’entretien, de gestion de la relation avec le client, ainsi que des savoirs

d’expérience, liés au contact avec la clientèle, pour une maîtrise de la relation, et des savoirs

réflexifs sur son comportement et sa capacité à gérer son émotivité. Les savoir-faire relatifs au

traitement de l’information, tels que l’écoute active, l’argumentation, la présentation de soi,

peuvent être considérés comme des habiletés, travaillées et affinées par la pratique.

Cette synthèse interne de 2008 avance le fait que l’entreprise fait cohabiter deux visions

divergentes de l’activité : « les téléconseillers-vendeurs apparaissent, au premier regard,

séparés en deux populations : les jeunes, contractuels, avec une formation initiale assez élevée

et orientée vers le commercial, et les plus anciens, fonctionnaires, pas forcément volontaires

pour faire ce métier »24. Concernant l’étude de cas, historiquement, le Groupe 1 se compose

notamment de professionnels ayant développé une forte vision commerciale de leur métier de

téléconseiller, tandis que le Groupe 2 comporte une plus forte culture de service public,

acquise antérieurement aux multiples réorganisations internes de ces dernières années.

6.4.1.2. Récapitulatif de la méthodologie employée

Une immersion au sein de deux centres de relation/clientèle comparables, appartenant

à une grande entreprise de télécommunications, a été associée à vingt-quatre entretiens semi-

directifs et non directifs, d’une heure cinq à deux heures quinze, tous enregistrés par

dictaphone, avec quinze téléconseillers-vendeurs, ainsi qu’avec le management et les acteurs

de prévention des risques et de santé au travail : managers de proximité, managers N+2,

professionnel de la fonction RH, préventeur des risques, médecine du travail. Les entretiens,

enregistrés sur dictaphone après accord des participants, transcrits mot pour mot et

comprenant les éléments verbaux et non-verbaux du discours, ont été envoyés par courriel, sur

leur adresse professionnelle, aux volontaires concernés, pour validation. Tous les participants

ont signé le formulaire de consentement de participation à la recherche.

24 Synthèse interne 2008 : 5

Page 357: Les régulations individuelles et collectives des émotions

356

Le recueil de données de l’immersion consiste principalement en un journal de bord

écrit. Toutes les données de l’immersion ont été transcrites informatiquement.

Les données, issues de l’immersion et des entretiens, ont été classées, triées, analysées

par catégories conceptualisantes (Langley, 1997). À ces données qualitatives, soit environ 600

pages à analyser, s’ajoutent des éléments de documentation secondaire, obtenus auprès des

acteurs de la prévention des risques et de la santé.

La collecte de données s’est déroulée en trois périodes se chevauchant : une

immersion de deux semaines pleines, vingt-quatre entretiens semi-directifs et non directifs, et

une collecte de données secondaires, de documentation interne.

6.4.2. L’immersion dans deux services : observations d’occurrences émotionnelles

Cette sous-section expose tout d’abord les conditions d’immersion relatives à l’étude

de cas des téléconseillers au sein des deux groupes concernés, puis présente les principales

occurrences émotionnelles vécues par les téléconseillers, observées en situation de travail.

6.4.2.1. Une immersion « sans couverture »

Suite à la présentation du projet de recherche portant sur les émotions au travail au

sein de métiers de primo contact avec un public, auprès de la DRH et des préventeurs des

risques professionnels, nous avons élaboré une convention de recherche entre notre

laboratoire de recherche et l’entreprise, précisant que le service observé « s’engage à faciliter

l’accès de la doctorante au terrain, afin que la doctorante puisse mener une vingtaine

d’entretiens semi-directifs individuels, et reste à sa disposition, durant toute la durée du

projet, pour tout conseil qu’elle solliciterait sur l’organisation du [service]. À cette fin,

[entreprise] organisera un groupe de travail composé de la doctorante, du DRH, de salariés,

d’élus et de préventeurs. En parallèle, une campagne d’information sera faite auprès des

salariés pour les avertir de la démarche, des objectifs et enjeux. Dans ce cadre, [entreprise]

est tenue à une obligation de moyens […] ».

En raison de l’implication manifeste des différentes parties prenantes du groupe de

travail concerné par cette recherche, de la bonne volonté des managers de proximité, et d’une

communication efficiente au sein des équipes, précédant notre venue, l’immersion n’a pas

posé de difficulté de discours et de positionnement notable. Ce terrain se distingue des trois

autres, par la disponibilité et l’engagement des managers de proximité, ainsi que par une

Page 358: Les régulations individuelles et collectives des émotions

357

culture d’activité « organisante et organisée » au sein des services. C’est pourquoi nous

avons obtenu rapidement le nombre de volontaires souhaité pour participer aux entretiens.

Dans chaque groupe, nous avons été présentée aux téléconseillers, par le manager et le

préventeur des risques professionnels qui ont repris les éléments de communication interne

transmis en amont de notre venue. Dans chaque groupe, le manager de proximité et le

préventeur des risques ont veillé à mettre à notre disposition un emplacement, avec bureau, au

sein de l’open space, espace de travail des téléconseillers, nous donnant une vision

d’ensemble du groupe et des différents vendeurs et managers, et la possibilité de prendre des

notes de manière discrète, d’installer un ordinateur avec connexion wifi, et de nous intégrer au

collectif. Lors des doubles écoutes avec les téléconseillers, nous disposions d’un casque, sans

micro, afin d’observer la prise en charge des clients, de la prise d’appel à la fin de l’échange,

avec l’accord des participants. Ayant été rapidement intégrée aux différents groupes

concernés par l’immersion, soit nous vaquions d’un téléconseiller à l’autre afin d’échanger,

d’assister aux appels, soit nous procédions à une observation générale avec prise de notes

depuis notre emplacement, soit nous assistions aux réunions d’équipe, aux moments de

convivialité informels, aux pots et événements internes. Cette vue d’ensemble des deux

groupes du service, facilitée par la compréhension et l’accueil des équipes, a favorisé

l’émergence d’une confiance réciproque avec les participants volontaires aux entretiens, ainsi

qu’une certaine bienveillance à nous confier les « hauts et les bas » vécus dans leur métier.

Nous avons pu effectuer deux semaines pleines d’immersion, une première auprès du

Groupe 1 et une seconde auprès du Groupe 2, avec des allers-retours par la suite pour mener à

bien l’intégralité des entretiens, durant trois mois de disponibilité, en fin d’année 2014

jusqu’au début de l’année 2015. Dans les deux groupes, nous avons veillé à une présence

représentative de l’ensemble de l’activité : les jours de semaine et le samedi, en alternant les

cycles de huit heures de travail, soit de 8 à 16h, soit de 12 à 20h, les clients pouvant se

comporter inégalement en fonction de ces périodes et horaires : « les lundis matin, on a des

pics d’activité » (téléconseiller). Dans chaque groupe, nous avons pu assister a minima aux

réunions hebdomadaires des équipes, en sus des réunions, briefings et échanges formels et

informels quotidiens.

Lors des doubles écoutes, nous avons œuvré à limiter la perturbation du téléconseiller,

en évitant une prise de notes frénétique, tout mouvement ou son pouvant parasiter son activité

habituelle. Les téléconseillers étant familiers du concept de double écoute, entre collègues et /

ou par le manager, cet exercice d’observation n’a pas posé de difficulté. Nous nous sommes

assurée de rester aux côtés des téléconseillers, observés et écoutés, assez longtemps pour que

Page 359: Les régulations individuelles et collectives des émotions

358

notre présence n’influence pas, ou plus, la spontanéité naturelle de leurs comportements en

activité. Parfois, au contraire, le téléconseiller entrait en complicité avec nous pendant les

échanges avec le client, créant une relation de connivence, souriant de certaines situations

cocasses. Ces instants de confiance avec les téléconseillers ont suscité, de leur part, des

explications et narrations spontanées liées à des instants représentatifs de leur activité,

impliquant des émotions. Ainsi pouvions-nous mesurer ce degré de confiance à ceci : avec les

doubles écoutes, nous n’avions même plus besoin de poser des questions ; la narration et

l’expression d’émotions nées en contexte de travail, les échanges privilégiés, devenaient

naturels.

Le contact avec le client n’étant pas physique, et notre intégration au sein des équipes

s’avérant commode, en raison de l’ouverture du management, de l’habituation des personnels

à la question de la QVT et du travail de fond fourni ces dernières années par l’organisation au

sujet du bien-être au travail, nos ressentis issus de l’immersion au sein des groupes 1 et 2

relèvent de la joie, de la sérénité, de l’intérêt, de la vigilance, de l’étonnement, émotions

plaisantes en grande majorité. La surprise vint des rapports conflictuels avec certains clients,

parfois déconcertants d’agressivité gratuite. L’étonnement naquit de la constatation de

situations tendues, internes au groupe ; en effet, les périodes de « challenge commercial »

mettent les téléconseillers en compétition. Cela débouche sur des émotions négatives d’envie

et de jalousie aboutissant à des rivalités internes, entre téléconseillers du même groupe et / ou

de services connexes ou attenants, alors que l’organisation visait à créer des émotions

positives et plaisantes d’excitation, d’enthousiasme et d’émulation collective.

6.4.2.2. Les occurrences émotionnelles

Les données issues de l’immersion mettent en relief le fait que les émotions, plaisantes

ou déplaisantes, ressenties par les téléconseillers, trouvent leur origine aussi bien dans la

relation avec le client qu’au sein des interactions internes, entre collègues ou avec le

management.

De manière générale, la relation/client par téléphone induit des émotions plaisantes de

faible intensité, une joie modérée : « La majorité des clients sont sympas ». Lorsque le client

exprime une reconnaissance du « travail bien fait » fourni par le téléconseiller, le remercie,

éprouve de la gratitude envers le professionnel ayant réglé sa difficulté, ou lorsque le

téléconseiller remporte une vente difficile, ou inverse l’état émotionnel du client initialement

irrité, voire désagréable, ou lorsque le téléconseiller remplit ses objectifs quantitatifs et

Page 360: Les régulations individuelles et collectives des émotions

359

qualitatifs de vente, remporte un challenge ou gagne une récompense, sous forme pécuniaire

ou non, les émotions recensées, plaisantes, relèvent d’une joie intense (Plutchik, 2001), un

optimisme, voire un soulagement : « Les challenges, c’est stimulant » ; « J’adore quand les

gens se souviennent de moi » ; « J’entends votre sourire au téléphone » (client) ; « Vous avez

été parfait, je mettrai une petite note » (client) ; « Je vous remercie de votre gentillesse,

madame » (client) ; « Merci merci merci. Parce que je n’avais rien compris jusque-là »

(client) ; « Vous connaissez votre métier. On a de la chance d’être tombé sur vous » (client).

Voici un exemple de revirement émotionnel du client par le téléconseiller : « Je commence à

péter un plomb, on se fout de moi !! […] » (client), « Je vais tout prendre en charge… […] »

(téléconseiller), « Je suis bien contente de tomber sur vous » (client), « Excusez-nous de la

part de mes collègues (sourire au téléphone) » (téléconseiller). Souvent, le téléconseiller

active ses compétences émotionnelles lors de l’interaction et fournit un travail émotionnel

empreint de sérénité, d’une écoute authentique, d’une joie de faible intensité, d’une

empathie, voire parfois d’humour : « Je comprends […]. Je vous explique ce qu’il s’est

passé » ; « Je vous renseigne, je ne touche rien » ; « Je suis désolé, ça va tomber sur vous car

ça fait trois fois qu’on me change d’unité […]. On m’a changé d’offre sans que je demande

quoi que ce soit » (cliente mécontente), « On va tout rétablir » ; « Je suis désolé d’être un peu

sec » (client), « Y’a pas de souci. Je vous comprends » ; « C’est normal d’être énervé, je

comprends ». Ce travail émotionnel passe principalement par les modulations de voix, de

ton, de débit de paroles, appuyés par les gestes et la communication non verbale du

professionnel, même si l’interlocuteur ne voit pas ce dernier.

Mais il arrive aussi, lors du contact avec le client, que le téléconseiller éprouve des

émotions déplaisantes, en particulier une forme de stress et d’anxiété, lorsqu’il ne parvient

pas à répondre aux attentes et besoins du client. Une forme de frustration peut naître du

sentiment de travail empêché lorsque la demande du client dépasse le champ d’action

autorisé, ou lorsque les applicatifs à utiliser s’avèrent trop complexes. Ces deux cas opèrent

alors une importante charge mentale sur le professionnel, charge liée à la relation

téléphonique : « Je peux répondre aux questions Mobiles mais pas pour les box ! » ; « Mince !

J’ai raccroché la cliente ! » ; « c’est le stress quand on n’a pas la réponse tout de suite et

qu’on doit mettre sous le coude en attendant. Moi j’ai post it et cahier » ; « Haaa j’en peux

plus (problème informatique). Haaa, [collègue] efface pas ! […] Hahahaha, j’ai cru que

j’allais m’étouffer » ; « On ne peut rien faire sur ce dossier, il est tordu. […] On ne sait pas

ce qui s’est passé ni si on peut faire quelque chose ». Dans d’autres cas, contrariété et colère

Page 361: Les régulations individuelles et collectives des émotions

360

peuvent poindre, lorsque le client se montre agressif, non coopératif, de mauvaise foi,

malpoli, indélicat, verbalement violent, ou excessivement minutieux : « Quand ils posent

beaucoup de questions, t’en perds tes moyens » ; « Le plus fatigant, c’est de répéter les

choses » ; « les clients salariés de [entreprise] sont les pires. Ils me fatiguent pour la

journée » ; « Une heure d’appel ! Les dossiers sont parfois longs et complexes » ; « Momo,

t’es trop long » (client), « Les gens pensent qu’on est en Afrique parfois » (téléconseiller

Chat) ; « au Chat, que dire de la ponctuation et des majuscules ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Qu’est-ce qu’ils ont dans la tête ? Malgré tout, on y réfléchit, on y pense […] » ; « Moi, la

double session me permet d’oublier le comportement de l’autre client » (téléconseiller Chat) ;

« C’est du foutage de gueule » (client) ; « J’ai servi à la trésorerie de [entreprise] » (client) ;

« Je commence à péter un plomb, on se fout de ma gueule » (client) ; « Ça va être chaud.

C’est vous qui foutez le bordel ! » (client qui raccroche) ; « Vous vous moquez de moi ???

(cris) On est des pigeons… » (client) ; « Va te faire enculer fils de bâtard, j’ai pas appelé de

numéros spéciaux ! […] Vous ne me parlez pas comme ça je suis une femme va niquer ta

mère. […] T’es payé pour ça » (client), « On va se calmer tout de suite Mademoiselle, sinon

je coupe notre conversation. Vous avez haussé le ton, c’était pas utile » (le téléconseiller met

en mode mute son applicatif téléphonique, exprime son émotion par le rire et le mime de la

situation, puis vient me débriefer des échanges). Lors de comportements agressifs ou incivils

de la part des clients, les téléconseillers avouent ressentir de la colère, de la contrariété : « On

nous dit que c’est pas nous mais [entreprise] qui est agressée, mais quand même. Ça dépend

des moments, des jours passent mieux, surtout le matin. Je tempère, ne me mets pas en colère.

Si tu te mets en colère, ça va monter. Si tu essayes de calmer, ça les calme. […] S’il y a

insultes, je laisse parler. Souvent, c’est eux qui raccrochent, qui coupent. […] Si c’est

vraiment fort, je sors cinq minutes, vaut mieux pour le suivant ! ». Au téléphone, le mode

mute du poste téléphonique sert au téléconseiller à évacuer ses émotions déplaisantes, à se

faire des réflexions personnelles, à « ne pas perdre la face » (Goffman, 1973), en toute

discrétion.

La contrariété et la colère apparaissent également lorsque le téléconseiller s’aperçoit

qu’un autre collègue n’a pas correctement renseigné l’historique de la relation/client,

provoquant alors un sentiment d’être démuni face à la demande dudit client ; elles naissent

aussi lorsqu’un collègue force une vente, ou renseigne de manière erronée les informations

relatives au client, ou adopte un comportement générant un conflit de représentation entre les

attentes de l’entreprise et l’analyse du professionnel. Parfois, ces émotions se transforment en

Page 362: Les régulations individuelles et collectives des émotions

361

envie, en jalousie, ou en aversion et rancune envers le collègue : « L’autre conseiller a

juste mis une note. Donc je ne suis pas certaine que c’est fait. Du coup, on peut perdre la

confiance pour le client » ; « Faut pas proposer pour proposer » ; « Certains conseillers

changent le forfait sans l’accord du client » ; « Quand il y a des challenges, certains forcent

la main. Mais les clients ont rien demandé ! » ; « Je ne le supporte pas […]. Mais on ne peut

pas dire : ‟ce conseiller est un connard” au client » ; « je trouve ça horrible de forcer la

vente aux personnes âgées ». La haute hiérarchie, de par un positionnement commercial vécu

comme ambigü par les téléconseillers, provoque parfois incompréhension, conflit de

valeurs, jalousies, sentiment d’injustice, de non-reconnaissance de la qualité du travail.

Cependant, en interne, le soutien social des collègues semble procurer aux

téléconseillers une certaine confiance lors de l’exercice de la relation/client, par exemple

lorsque le téléconseiller se met en mode mute pour demander une aide, un conseil. Les

conseils et aides s’échangent donc spontanément lorsqu’un collègue en formule le besoin,

parfois même lors du contact téléphonique avec le client, démontrant ainsi une certaine

réactivité lors de régulation autonome du collectif de travail ; cela procure alors aux

professionnels confiance, sérénité, joie modérée. Les moments propices au partage, en

particulier les événements internes, et les réunions, fournissent aux professionnels des

occasions de réels échanges, qualitatifs, souvent teintés de rires, de joies partagées, de

conseils sur les pratiques. Le Groupe 2 ritualise spécifiquement ces moments de partage, par

le biais de découvertes culinaires : souvent, un conseiller apporte un plat ou une gourmandise,

en lien avec la saison, une thématique, un événement, une animation. Enfin, le soutien social

du manager de proximité se montre particulièrement puissant, en particulier concernant le

Groupe 1, dans lequel le manager déploie une disponibilité, une écoute, une reconnaissance et

un accompagnement dévoué à son équipe. Il arrive que le manager de proximité reprenne la

relation/client lorsque cette dernière devient trop difficile à gérer pour le professionnel. Au

sein du Groupe 2, les managers de proximité tendent à un soutien social solide : « Pour

rendre un client heureux, il faut des salariés heureux » (managers), bien que plus mesuré par

rapport au Groupe 1.

De manière générale, les réunions hebdomadaires permettent aux téléconseillers et à

leur manager d’échanger sur leurs pratiques, d’ouvrir des disputes professionnelles (Clot,

2014), de récupérer et traiter de nouvelles informations, de se briefer sur les nouvelles offres,

d’évacuer collectivement les émotions et de faire remonter les ressentis et éventuels besoins.

Lors de jeux collectifs en réunion officielle, organisés et encadrés par les managers du Groupe

2, la question de la confiance et du collectif de travail a été mise en débat, et a permis à

Page 363: Les régulations individuelles et collectives des émotions

362

chacun de se positionner : « Je trouve que c’est chacun pour soi maintenant » ; « Bon, on joue

collectif ou pas ? » ; « Il faut se challenger dans une bonne ambiance, un bon esprit ». Le

Groupe 2 éprouve des difficultés à obtenir une cohésion pérenne, les bureaux se vidant peu à

peu dans l’unité, et certains conseillers ayant aménagé leurs horaires de travail en temps

partagé : « Les trois quarts du temps, on est tout seul ». Ce Groupe éprouve un sentiment

d’abandon de la part des professionnels de la fonction RH et de la haute hiérarchie, dont les

bureaux se situent aux côtés du Groupe 1 : « On n’existe plus ; on ne voit pas la supérieure

hiérarchique, la RH de proximité. On est largués. Je le vis très mal ».

Le tableau 28 reprend les différentes causes et manifestations d’occurrences

émotionnelles au travail, constatées lors des immersions.

Tableau 28 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles dans les Groupes 1 et 2

Nature du stimulus

Valence de l’émotion

Émotions et états affectifs observés

Environnement externe :

relation/client

Émotions déplaisantes

Nature et exigences de l’activité : clients agressifs, malpolis, désagréables, tatillons à l’excès : contrariété, colère. Impuissance à répondre à la demande du client, charge mentale, complexité ou limites des applicatifs : stress, anxiété, non satisfaction.

Émotions plaisantes

Joie modérée à intense : lors de reconnaissance de la part du client, ou de réussite d’un challenge (excitation, fierté). Satisfaction lors du « travail bien fait », et lors du revirement émotionnel d’un client initialement mécontent.

Environnement interne : collègues,

management

Émotions déplaisantes

Relations internes : contrariété, colère, ressentiment, envie, jalousie : lorsqu’un collègue n’effectue pas un « bon travail ». Management (haute hiérarchie) : colère, contrariété, lorsque les attentes de l’entreprise heurtent les valeurs du professionnel, ou sa représentation de l’activité.

Émotions plaisantes

En petits groupes de collègues : communication plaisante, humour, blagues, échanges informels, partage d’émotions plaisantes, d’anecdotes, solidarité : joie, partage, excitation. Management direct, présent sur le plateau : joie, sérénité, confiance : le manager de proximité est source de reconnaissance, de soutien social, d’écoute active. Nature du travail : intérêt, sérénité.

Après avoir décrit le déroulement de l’immersion auprès des deux groupes étudiés, et

restitué les principales occurrences émotionnelles constatées, nous nous proposons

d’examiner, dans la section qui suit, le processus de collecte des données issues des entretiens

et de la documentation secondaire.

Page 364: Les régulations individuelles et collectives des émotions

363

6.4.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de documentation

secondaire

Dans un premier temps, nous présenterons les caractéristiques principales de la

collecte de données issues des entretiens semi-directifs et non directifs. Dans un second

temps, nous exposerons les éléments de documentation interne, obtenus majoritairement

auprès des professionnels de la santé au travail et des managers.

6.4.3.1. Entretiens avec les téléconseillers, leur management et les professionnels de la santé

au travail et de la GRH

Pendant et suite à l’immersion dans les deux groupes étudiés, vingt-quatre entretiens

semi-directifs et non directifs ont été menés :

- avec quinze téléconseillers, sept appartenant au Groupe 1, huit au Groupe 2, dont un

professionnel ayant une fonction de formateur interne, de « référent métier »,

- avec cinq managers : les trois managers de proximité - deux concernant le Groupe 2,

un concernant le Groupe 1 -, le N+2, le N+3,

- avec le responsable RH,

- avec les médecins du travail de chaque groupe,

- avec le préventeur des risques professionnels.

Notons que les professionnels de la fonction RH, les N+2 et N+3, et le préventeur des risques

ont leur bureau sur le site du Groupe 1, et se rendent parfois physiquement auprès du Groupe

2. Le Groupe 2, au quotidien, se réfère directement aux managers de proximité ainsi qu’au

médecin du travail. Le tableau 29 répertorie les caractéristiques des différents entretiens et

quelques informations-clefs sur les participants.

Tableau 29 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas des téléconseillers

SECTEUR ETUDIE : TÉLÉCOMMUNICATIONS : Service conseillers-vendeurs d’un centre de relation/client

Statut Rôle

managérial Groupe Sexe Âge

Ancienneté (années) : Métier / Service

Semi ou non

directif

Durée interview/lieu

Téléconseiller 1

Conseiller-client

Non 1 F 52 7 / 2 Semi 1h20 / Bureau réunion

Téléconseiller 2

Conseiller-client

Non 1 M 39 17 / 2 Semi 1h30 / Bureau réunion

Téléconseiller 3

Conseiller-client

Non 1 F 56 15 / 13 Semi 1h20 / Bureau réunion

Page 365: Les régulations individuelles et collectives des émotions

364

Téléconseiller 4

Conseiller-client

Non 1 M 40 14 / 7 Semi 1h30 / Bureau réunion

Téléconseiller 5

Conseiller-client

Non 1 M 30 1,5 / 1,5 Semi 1h40 / Bureau réunion

Téléconseiller 6

Conseiller-client

Non 1 F 48 2 / 2 Semi 1h10 / Bureau réunion

Téléconseiller 7

Conseiller-client

Non 1 F 30-35

/ Semi 1h15 / Bureau réunion

Téléconseiller 8

Conseiller-client

Non 2 F 59 22 / 8 Semi 1h15 / Bureau réunion

Téléconseiller 9

Conseiller-client

Non 2 M 60 10 / 10 Semi 1h15 / Bureau réunion

Téléconseiller 10

Conseiller-client

Non 2 M 47 16 / 5 Semi 2h / Bureau

réunion

Téléconseiller 11

Conseiller-client

Non 2 F 59 15 / 7 Semi 1h40 / Bureau réunion

Téléconseiller 12

Conseiller-client

Non 2 F 36 14 / 8 Semi 1h30 / Bureau réunion

Téléconseiller 13

Conseiller-client

Non 2 M 21 1,5 / 1 Semi 1h20 / Bureau réunion

Téléconseiller 14

Conseiller-client

Non 2 F 43 5 / 5 Semi 1h15 / Bureau réunion

Téléconseiller 15

Soutien métier

Non 2 F 38 10 / 10 Semi 1h10 / Bureau réunion

Manager 1 Manager de proximité

Oui 1 F 44 17 / 9 Semi 2h15 / Bureau réunion

Manager 2 Manager de proximité X

Oui 2 F 42 17 / 4 Semi 1h20 / Bureau réunion

Manager 3 Manager de proximité Y

Oui 2 M 60 28 / 7 Semi 2h10 / Bureau réunion

Manager 4 N+2 Oui 1 F 43 20 / 1 Semi 1h05 / Son

bureau

Manager 5 N+3 Oui 1-2 F / 29 / 6 Semi 1h20 / Son

bureau Responsable

RH GRH de

proximité Oui 1-2 F /

Non cité / 4

Semi 1h / Son bureau

Médecine du travail

Médecin du travail

Non 1 F / / Non

directif 2h15 / Son

cabinet Médecine du

travail Médecin du

travail Non 2 M / /

Non directif

2h / Son cabinet

Prévention Préventeur des risques

Non 1-2 F / / Semi 1h10 / Salle de réunion

Page 366: Les régulations individuelles et collectives des émotions

365

Nous avons mené vingt-deux entretiens semi-directifs et deux entretiens non directifs.

Ces derniers se sont déroulés avec les médecins du travail, avec qui les échanges ont porté sur

les conditions de travail, la santé au travail, les émotions au travail, de manière libre et

générale. Tous les entretiens ont été menés sur le lieu de travail des professionnels interrogés.

Leur durée totale est d’environ 36 heures.

Nous avons, conformément au respect de la représentativité, interrogé davantage de

femmes que d’hommes exerçant le métier de téléconseiller : neuf femmes et six hommes. La

moyenne d’âge du Groupe 1 est de 43 ans, celle du Groupe 2, de 47 ans. Dans le Groupe 1,

l’ancienneté moyenne relative au métier est de 10 ans, dans le Groupe 2, elle est de 14 ans.

Les entretiens avec les professionnels de la fonction RH et de la santé nous ont donné

accès à des éléments de documentation secondaire, qui ont apporté un éclairage instructif sur

les discours et les pratiques relatées et observées.

6.4.3.2. Éléments de documentation secondaire

Nos investigations dans le service et les deux groupes étudiés, ainsi que nos échanges,

rencontres et entretiens avec les professionnels de la fonction RH, du management, et de la

santé au travail, nous ont obtenu la délivrance de nombreux éléments de documentation

interne, que nous nous proposons de récapituler infra. Le tableau 30 rapporte, de manière non

exhaustive, la teneur de ces différents documents, les domaines concernés et classifiés se

recoupant, en pratique, de manière transdisciplinaire.

Tableau 30 : Documentation interne intéressant la question des émotions au travail

Domaines concernés Détail de la documentation

Gestion des Ressources

Humaines et Management

- Étude interne, « Synthèse : les métiers face au client », de janvier 2008 - Compte-rendu de réunions 2014, à propos des formations et de la montée en

compétences des téléconseillers-vendeurs - Intitulés et contenus des formations proposées aux téléconseillers et aux

managers de proximité - Le référentiel managérial, reprenant les bonnes pratiques du management

Prévention des risques

- Fiche-prévention (à compléter et à envoyer aux préventeurs) - Fiche d’alerte santé-sécurité au travail - Fiches de remontée des risques - Fiches « incidents émotionnels » (exemples) - Bilan du plan de communication de la Prévention, 2013-2014 - Retours de la Commission Prévention de 2014 - Informations à propos du processus de fiche prévention, avec traitement « à

chaud » et « à froid » de l’incident - Fascicule « Management pour la prévention des RPS »

Page 367: Les régulations individuelles et collectives des émotions

366

Questionnaires : - Évaluation Karasek des RPS de janvier 2015 (17% des répondants entrant dans

la catégorie des « actifs », 10% dans celle des « détendus », 19% dans celle des « passifs », et 54% dans celle des « tendus » ; pour un iso-train de 23%) ;

- Étude EVREST de décembre 2013, avec questionnaires effectués lors de la consultation médicale ;

- Évaluation bien-être au travail de 2014, avec analyse du questionnaire EPBET (Échelle de mesure Positive du Bien-Être au Travail), mesurant le bien-être global au travail, et du PANAS (Positive and Negative Affect Schedule), mesurant l’affectivité du bien-être au travail. Les résultats révèlent les vertus des relations entre collègues, mais des interactions parfois non satisfaisantes avec le management.

Santé au travail

- Séances 2014 du CHSCT de la Région concernée - Bilan CHSCT 2014 régional et les bilans CHSCT 2014 sur différents périmètres - DUERP de 2015, comportant de nombreuses références à la question des RPS - Documentation à propos de la sédentarité au travail (médecine du travail) - Tableur 2016 du Programme de Management SST, et actions de mises en

conformité règlementaire - Lettre de politique QVT et santé, dans le cadre du contrat social et de l’ANI du

18/06/2013 « vers une politique d’amélioration de la QVT et de l’égalité professionnelle ».

L’ensemble des données triangulées, par l’immersion, les entretiens, et les éléments de

documentation secondaire, a été analysé par catégories conceptualisantes. La sous-section ci-

dessous en présente les résultats saillants.

6.4.4. Principaux résultats de l’étude de cas

Dans le cadre de leur activité, les téléconseillers font l’expérience des émotions en tant

qu’objets du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013), les

émotions déplaisantes de plus grande intensité correspondant à des conflits de valeurs et / ou

des conflits interpersonnels, internes à l’organisation. Lors du contact plus ou moins plaisant

avec le client, les professionnels emploient leurs compétences émotionnelles (Salovey

& Mayer, 1990 et 1997), interpersonnelles, et produisent un travail émotionnel (Hochschild,

2003b), que nous considèrerons comme des outils émotionnels de travail. Le management de

proximité s’offre comme principal soutien social, facteur efficace de régulation émotionnelle

individuelle et collective. Bien que quelques effets émotionnels du travail puissent se

répercuter parfois sur la vie personnelle du téléconseiller, la principale difficulté pour ce

dernier réside dans la faculté de gérer ses émotions au travail, lors du contact avec le client,

lorsque sa vie privée est elle-même troublée, et source de tensions.

Page 368: Les régulations individuelles et collectives des émotions

367

6.4.4.1. Les objets émotionnels du travail

Bien que la quasi-totalité des professionnels interrogés précisent, contrairement à la

quasi-totalité des professionnels interrogés et observés dans les trois autres études de cas, ne

« pas avoir choisi ce métier », ou provenir d’autres services ou postes supprimés au sein de

l’entreprise, les téléconseillers apprécient leur activité et son cœur de métier : la

relation/client. Ils apprécient également leurs conditions de travail, ainsi que les éléments de

motivation extrinsèque proposés par l’entreprise (primes, avantages, objectifs collectifs,

ergonomie des postes…) : « À l’époque, c’était beaucoup plus dur que maintenant » ; « Je

suis venue au commercial suite à une fermeture de service, c’est pas moi qui l’ai choisi. Bon

après, ça ne me déplaît pas forcément ».

Au sein des deux groupes étudiés, deux visions professionnelles se croisent et

révèlent des différences de représentation de la nature du métier : « il y a ceux de

l’ancienne école qui sont encore fonctionnaires chez nous, ils ont forcément pas du tout la

même méthode de travail que nous ; on a toujours été, entre guillemets, formatés à la vente.

Ça fait quand même des décalages parfois ». Ces différences de parcours et de représentation

du métier des téléconseillers se combinent à une diversité des sexes, des âges et des

personnalités : « il y a plein de personnalités différentes ici […]. C’est assez hétérogène » ;

« Il y a la pyramide de tous les âges ».

Quelle que soit la représentation du métier à laquelle le téléconseiller appartient, la

sérénité apparaît comme l’état émotionnel le plus récurrent au travail : « toujours le sourire.

Joie, peut-être pas. Plus sérénité » ; « On va dire la sérénité. Je suis plutôt calme » ; « Pas la

joie quand même mais… sérénité je pense ».

Pour les téléconseillers, le contact avec le client parvient à devenir source d’émotions

plaisantes, de joie et d’excitation, dans le cas d’un ressenti de « travail bien fait »,

correspondant à « la satisfaction des besoins du client » : « si on a bien répondu à la demande

du client » ; « satisfaire le client quand je l’ai en ligne, c’est une de mes priorités […]. S’il est

content à la fin de la communication, ben je suis content aussi » ; « J’aime bien rendre les

gens heureux, faire quelque chose qui va être utile ». Le téléconseiller ressent une joie, une

fierté, une sérénité, d’avoir répondu aux besoins du client, et de l’avoir satisfait. Quand le

client exprime sa satisfaction à l’issue des échanges avec le professionnel, ce dernier ressent

de la joie et de la sérénité d’avoir effectué un « travail bien fait » : « Conseiller les clients,

apporter une satisfaction au client, trouver une solution au client. C’est ça qui m’apporte le

plus ». Quand le client souhaite quitter l’opérateur, ou se montre initialement contrarié,

Page 369: Les régulations individuelles et collectives des émotions

368

désagréable, malpoli voire agressif, l’éventuel « revirement » émotionnel exprimé en fin de

conversation par celui-ci, procure au professionnel une importante fierté, la grande joie

d’avoir réussi à retourner une situation initiale tendue, perçue lors de la prise d’appel comme

un « challenge » : « Ce que je préfère [au travail], c’est quand je vais avoir un client qui va

être loin d’être sympathique, limite agressif, pour une réclamation, une résiliation, ou un

conflit, c’est quand je désamorce le conflit » ; « Le client contrarié, j’aime bien. Parce qu’à

chaque fois, à la fin, j’arrive à détendre le truc, le client est content. En fait c’est un challenge

plus ou moins » ; « ‟Bonjour, je veux partir chez (concurrent)”. C’est le kiff total » ; « Ce que

je préfère, c’est le retournement de situation ! C’est mon métier ! On est conseiller/client ! » ;

« C’est une satisfaction personnelle, parce que tu te rends compte que tu as réussi à

désamorcer un client mécontent ». Dans tous les cas, le « travail bien fait » se mesure, pour

les téléconseillers, d’abord par le ressenti suite à la conversation, puis par les verbatim laissés

par les clients lors du questionnaire de satisfaction faisant suite aux échanges, et enfin, dans

une moindre mesure, par l’accomplissement des objectifs chiffrés, individuels.

Au contraire, lorsque le client qui appelle se montre incivil, furieux, injurieux voire

agressif ou menaçant, et que le téléconseiller ne peut alors nouer un dialogue constructif ou

développer son empathie envers ledit client, cela provoque en lui colère et contrariété, ou

lassitude et abattement : « il y a beaucoup de gens qui arrivent, qui sont de mauvaise

humeur, ou qui sont énervés d’emblée, ou qui sont très bavards et, s’ils sont en colère, ils vont

déblatérer toute leur colère, ils vont raconter tout ce qu’ils ont à raconter, car il faut qu’ils se

déchargent sur quelqu’un » ; « les gens sont des fois injurieux, menaçants, pour rien quoi.

C’est pas souvent mais ça arrive. Injurieux, un paquet de fois. Menaçant, c’est pas envers moi

mais envers (entreprise), pour dire : ‟(entreprise) c’est de la merde, je vous pisse au cul”,

des trucs comme ça, qui servent à rien du tout mais je l’ai entendue je ne sais pas combien de

fois, cette phrase ! Je me dis : ‟bon ok, je prends sur moi” » ; « et insulter les collègues :

‟j’ai été avec un connard juste avant vous” » ; « Ils t’épuisent, c’est pas possible » ; « soit tu

en rigoles parce que c’est tellement ridicule, soit ça te met hors de toi, et tu te dis : ‟mais

c’est pas possible quoi ! D’avoir des gens qui t’insultent sans même t’avoir dit deux mots !”.

Oh, il y en a, c’est des plaisantins, c’est pour faire les imbéciles » ; « Je me suis fait traitée de

tout ! ‟Sale pute !”, il y en a certains qui sont vraiment odieux. Mais parce que c’est au

téléphone, je pense » ; « Ça va être : ‟vous êtes nulle, vous êtes ci, ça, vous êtes des voleurs”,

ça fait partie du quotidien […]. C’est pas un métier où tu as de la reconnaissance ». Tous les

téléconseillers précisent que les personnes, à la fois employés et clients de l’entreprise,

Page 370: Les régulations individuelles et collectives des émotions

369

s’avèrent représenter une population spécifiquement difficile lors du contact téléphonique et

de la relation/client, de par leur agressivité et leurs exigences : « […] Le client qui travaille

chez nous, c’est le pire » ; « Je ne me fais agresser QUE par les employés (entreprise) au

téléphone ».

Parfois, le téléconseiller ressent des émotions liées à la tristesse, ou à l’étonnement,

ou à la gêne, quant à la situation personnelle du client : « La tristesse […] quand il y a un

décès […]. Tu n’es pas à l’aise » ; « Ou ceux qui ont des problèmes de finances » ; « J’étais

vraiment gêné […]. L’étonnement, des fois ça me mettait un peu mal à l’aise […] elle avait

des problèmes d’argent, c’est elle qui devait payer ses films de cul quoi ! (à son mari) ».

Lorsque les clients se montrent exigeants, tatillons, insistants, les téléconseillers

éprouvent de la lassitude : « C’est fatigant, c’est fatigant : t’as l’impression d’être épuisée

quand tu parles une heure comme ça. Parce que les gens sont très volubiles, déjà, ils

n’arrêtent pas de parler, ils ont des tas de questions ; quand ils ont fini un truc… ‟HA !, je

vous demande ça aussi”, et c’est reparti : et tatati, et tatata. Presque de la soumission : tu te

sens coincé : t’es obligée d’écouter quoi. T’es contrariée ».

Lorsque le client se montre désagréable, irrité, contrarié, voire en colère, les

téléconseillers ressentiront pourtant une forme d’empathie envers le client, lorsqu’ils

estiment que la situation de ce dernier est injuste, non méritée : « C’est vrai qu’il y a des gens,

ils arrivent, en colère, mais à la rigueur, on peut comprendre qu’ils sont en colère […] ils

n’ont eu que des malheurs ; […] toi, tu leur dis : ‟ok, vous avez eu ça, ça et ça. Moi, ce que je

vous propose c’est de reprendre les choses, de prendre votre problème en main, et faire ça, ça

et ça […]”. La colère est tombée […]. Déjà, ça va mieux » ; « c’est souvent des petites choses

qui font boule de neige, parce qu’il a appelé depuis tant de temps, on le fait tourner en

rond ». Une certaine frustration, voire le sentiment d’une injustice faite au client,

proviennent d’un manque de marge de manœuvre quant aux actions ou gestes

commerciaux possibles dans certaines situations. Le phénomène est évoqué par les trois

quarts des professionnels interviewés, et constaté pendant l’immersion : « J’aimerais qu’il y

ait une marge de manœuvre pour un client fidèle » ; « On nous donne pas de billes pour faire

des cadeaux aux clients. Des fois, on est un peu bridé ».

Cependant, de manière surprenante, les émotions déplaisantes les plus intenses

ressenties par les téléconseillers, dans le cadre de l’activité, ne proviennent pas du contact

avec le client ; elles résultent de conflits de valeurs, entre l’organisation et la représentation

du métier du téléconseiller, de conflits internes, entre téléconseillers ou entre

Page 371: Les régulations individuelles et collectives des émotions

370

téléconseillers et certains managers, ainsi que des outils de travail parfois inopérants, ou

en évolution perpétuelle.

Les professionnels interviewés éprouvent des émotions déplaisantes intenses, de

colère et de dégoût, causées par le décalage entre les attentes déclarées et officielles de

l’organisation - la qualité du service au client - et les encouragements tacites à atteindre des

objectifs quantitatifs de vente : « on nous demande de faire de la qualité-client ET de la

quantité de ventes ». Un soutien puissant, officieux, s’axant exclusivement sur la vente, au

détriment du « travail bien fait », se concrétise, pour les professionnels, sous forme de primes

en cas de gonflement des ventes. Il s’agit alors, dans ce cas, d’un conflit de valeurs, entre

déontologie et intéressement : « J’aurais des primes trois fois plus grosses si je n’étais pas en

accord avec mes valeurs » ; « Ce qu’on veut, c’est faire de la qualité et en même temps de

vendre ce que la boîte a besoin qu’on vende. Faut faire les deux, ce qui n’est pas forcément

facile. […] Ce que je me refuse à faire, c’est d’enrober des ventes dans des promotions où

c’est pas clair » ; « Il y a certaines personnes qui font : ‟je vous mets le bouquet tant, gratuit

pendant trois mois” sans lui expliquer comment il est gratuit ! […] C’est des gens qui

vendent, ils correspondent aux besoins de la boîte ; ils font des performances pour lesquelles

ils vont être récompensés, mais moi, derrière, on a des récla (réclamations), on est obligés de

rembourser : donc pour moi, ce n’est pas de la qualité » ; « je trouve que ça ne ‟paye” pas,

la qualité » ; « La personne a encore une fois placé des trucs, parce qu’il y a des objectifs

[…]. Ça me contrarie, ça m’énerve parce que pour moi, c’est pas du bon travail » ; « Il y a

des conseillers qui sont prêts à tout pour être les premiers […]. Souvent, le client, il est pas

content […]. Aussi bien les chefs que beaucoup plus haut, ils sont au courant, et c’est pas

pour cela qu’ils font quelque chose pour que ça change […]. C’est un truc qui m’horripile un

peu. Contrariété. Et puis un peu de colère aussi » ; « le double discours, le discours qualité

‟le client avant tout, et il faut qu’il soit satisfait” et ‟ouais ben vendez, vendez, vendez !”,

‟faites un peu n’importe quoi” style on-voit-pas-ça ».

Cette situation empire durant les périodes de « challenge », ou mise en compétition

des individus et des collectifs de travail - ici, la période des fêtes de fin d’année -, avec

affichages réguliers des résultats. Ces modes de travail provoquent une dissolution du

collectif, particulièrement manifeste concernant le Groupe 1. Dans celui-ci, et entre équipes,

naissent alors de nombreux conflits, liés aux émotions ressenties d’envie ou de jalousie.

Nous en témoignons d’autant mieux que nous y avons assisté durant l’immersion : « Dans les

périodes de challenge, par exemple ; là, t’es venue en plein cœur du truc, où il y a sans arrêt

des conflits, des bagarres, ‟oh, il m’a piqué mon truc”, ‟elle m’a piqué mon machin !” » ;

Page 372: Les régulations individuelles et collectives des émotions

371

« Ce dernier challenge, c’était tendu, plein de gens se sont embrouillés ici. Quand tu étais

là » ; « Au challenge, c’est terrible l’ambiance. Pourquoi ? Parce que les résultats sont

affichés » ; « Dis-toi bien que tout le monde ici est en concurrence les uns avec les autres. Et

en permanence. Quelqu’un qui va t’expliquer un bon plan va le regretter pendant les

challenges si tu passes devant lui » ; « On est en concurrence, on peut pas être amis […]. Ça

nous divise beaucoup. Les vendeurs, beaucoup sont compétitifs » ; « tout est affiché » ;

« L’émotion la plus intense… C’est lors d’un challenge de fin d’année. Il y a eu des conflits

sur notre plateau. J’ai senti des émotions super fortes que je n’avais jamais ressenties au

boulot. Ça m’a surprise, décontenancée, perturbée, ça m’a scotchée, ça m’a anéantie.

J’aurais jamais cru que (collègues) puissent en arriver à se battre. À cause de ce

challenge » ; « Quand il y a des conflits, c’est sur des ventes, c’est tout le temps ça » ;

« Généralement, je trouve qu’il y a plus une pression entre les conseillers quand il y a le

challenge, ils sont tous les uns sur les autres pour rien ». Les professionnels du Groupe 1

évoquent tous les problèmes de jalousie intra et inter-équipes, engendrant colère, mépris,

sentiment d’injustice, perte de confiance : « la réussite, très mal vue ! Sinon, tu es

forcément une grugeuse » ; « En me démarquant, ça a suscité certaines jalousies et donc il y a

eu beaucoup de choses colportées sur moi, qui sont fausses » ; « J’ai subi beaucoup de

jalousies » ; « Tu dois pas faire d’appels sortants mais c’est parti dans tous les sens, on a tous

fait des appels sortants au final […]. Tu t’aperçois que les autres le font, tu te dis : ‟merde, je

vais passer à côté, je vais perdre aussi de l’argent” » ; « La jalousie, c’est une émotion assez

présente ».

Toutefois, une récente prise en compte des objectifs collectifs, se mesurant par la

qualité des verbatim laissés par le client suite à un échange commercial, tend à tempérer cet

aspect quantitatif de l’activité, représentée par des objectifs individuels assurant des primes :

« Ce qui est mieux dans leur nouveau calcul de PVC (Part Variable Commerciale), c’est que

tout compte ».

Enfin, certaines pratiques et outils de travail se perçoivent comme inopérants ou

changeants, et compliquent la tâche du téléconseiller : « les choses embêtantes, ce serait les

transferts sauvages qui n’ont rien à voir avec notre service client » ; « Des fois on se sent

impuissant […] je trouve que c’est un peu mal fait […] des fois, en ligne, on fait attendre, 10,

15 minutes » ; « des fois, c’est pas très logique » ; « […] c’est un peu lassant, c’est barbant

[…]. L’archive aussi, c’est embêtant […] je peux pas vérifier, c’est pas top » ; « Je dirais que

c’est plus sur les applications informatiques. On a un système informatique des fois qui est un

peu lourd, qui rame souvent » ; « ça change tout le temps ».

Page 373: Les régulations individuelles et collectives des émotions

372

Face à ces émotions, objets du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard

& Ansiau, 2013), les téléconseillers déploient et bénéficient d’outils émotionnels de travail,

agissant sur les exigences émotionnelles de l’activité (DARES, 2007 ; Gollac & Bodier,

2011 ; DARES, 2014) mais peu sur les émotions déplaisantes intenses dont l’origine se loge à

l’intérieur-même de l’organisation.

6.4.4.2. Les outils émotionnels de travail

Les téléconseillers, tout comme les enseignants, mentionnent très peu l’utilisation de

compétences émotionnelles intra-personnelles. Pour les téléconseillers interviewés, l’écoute,

l’empathie, et la patience constituent les principales compétences émotionnelles,

interpersonnelles, à mobiliser lors de l’activité de contact avec le client : « Un bon

conseiller, il faut qu’il sache maîtriser son discours, qu’il soit à l’écoute du client, l’écoute,

c’est surtout ça » ; « la patience […] il faut écouter, que ce soit plaisant ou déplaisant, faut

d’abord écouter, et puis après analyser, et proposer une solution à son problème [...].

Écouter, première étape, ça c’est sûr. Donc la patience, l’écoute, le sourire » ; « L’empathie !

Et beaucoup de recul, beaucoup de calme. Pas être quelqu’un de stressé ou susceptible, qui

prend tout pour soi, l’empathie et le recul, une maturité » ; « Savoir faire face aux conflits,

aux difficultés : c’est pas toujours évident, ça s’apprend ».

Mise à part la capacité d’entrer régulièrement en empathie avec le client et des qualités

d’extraversion, ces différentes compétences, selon l’ensemble des interviewés, s’apprennent

par la formation : « Ça s’apprend, je pense, par la formation […] des mises en situation » ;

« l’âge, le parcours, la personnalité… ». À la différence des professionnels des trois autres

études de cas, les téléconseillers perçoivent unanimement les formations en lien avec les

compétences émotionnelles, proposées par leur entreprise, comme accessibles et efficaces, en

particulier sur le court terme : « le gars excellent, il nous mettait en situation » ; « on en a eu

une qui s’appelle ‟gestion des clients difficiles”. Ça m’a servi oui » ; « Formation à la

gestion des conflits […]. C’était intéressant, oui » ; « J’ai bien effectué cette formation sur

l’assertivité, et plus vite que prévu. Elle a duré trois jours et a été plutôt enrichissante, mais

surtout très intéressante avec jeux de rôles etc ».

Parmi les compétences émotionnelles interpersonnelles, les téléconseillers mobilisent

un travail émotionnel intégrateur, parfois dissimulateur, lors de la relation avec le client :

« Le sourire [...], ça s’entend au téléphone » ; « le masque, c’est entrer dans mon rôle et être

là pour conseiller malgré que je n’en ai pas envie, que des fois je fais ‟pchhhhh” (mime),

Page 374: Les régulations individuelles et collectives des émotions

373

malgré des fois ‟hhh, madame oui merci” hhh » ; « Sinon, ce serait problématique parce que

j’enverrais peut-être balader les clients […] je serais peut-être plus directe avec les clients,

ce ne serait pas bon. Pour le travail. Pour la qualité, déjà ! Ça ne correspond pas à l’accueil-

client, à la posture que l’on doit avoir avec les clients » ; « Le but, en entreprise, tu ne dois

pas montrer des choses comme ça, de la panique, comme les hôtesses de l’air. Il faut rester

concentré par rapport à ça, tu ne dois pas montrer ce qui se passe, y être à fond, rester

concentré tout en respectant le client ». Ce travail émotionnel intègre principalement le

« sourire au téléphone », et, seulement pour quelques professionnels, un travail sur la

voix : « Déjà, on doit être souriant avec les clients au téléphone, même si derrière, on n’est

pas à sourire concrètement » ; « J’ai tendance à parler gentiment, et puis avec le sourire […].

Ça fait partie de l’accueil. C’est le métier » ; « des fois tu vas être souriant avec un client, des

fois tu vas lui parler chaleureusement alors que pfffrrr… […] Schizo ! (rires) » ; « le sourire

s’entend […] si avant tu as eu un client bien chiant, celui d’après, il faut faire encore plus

d’efforts pour pas montrer que tu es déstabilisé, qu’il récupère pas les pots cassés » ;

« Comme j’ai une voix assez posée en général, ça pose les clients […]. Je suis conscient que

ma voix joue » ; « Non, je ne calcule pas ça [la voix] ».

Les techniques de travail émotionnel employées lors de la relation/client semblent

assez hétérogènes : le travail émotionnel s’effectue, pour six téléconseillers, uniquement via

la technique cognitive ; quatre téléconseillers utilisent uniquement la technique corporelle ;

seulement trois téléconseillers mobilisent exclusivement la technique expressive ; un

téléconseiller se sert à la fois des techniques cognitive et expressive ; un autre, d’aucune des

techniques : « c’est cognitif plutôt. Je me dis : ‟allez, faut que je…” » ; « Plutôt la première,

cognitif. Je me coache » ; « Plutôt expressif. Ce que je dégage » ; « Je vais prioriser le corps

[…]. Je vis la situation corporellement » ; « de manière consciente, cognitif et expressif » ;

« aucun des trois ». Pour les téléconseillers, et contrairement aux trois autres cas étudiés,

le travail émotionnel n’intervient que dans la relation avec le client, et pas, ou rarement, en

interne : « je pense qu’on est libres de s’exprimer (en interne) » ; « Moi, je trouve qu’on est

quand même assez libre d’exprimer ses émotions ». Cet aspect est confirmé par les

observations d’immersions.

Tous les téléconseillers, sauf trois, disent employer l’humour comme stratégie de

régulation des émotions du client, et facilitateur de ventes : « Ça sert à dédramatiser avec le

client. C’est vraiment au cas par cas » ; « Tout le temps. Ça me met à l’aise […] ça me sert

aussi après, pour le rebond commercial » ; « Ça détend. Tu parles en même temps tu rigoles

avec la personne, ça fait une discussion peut-être moins conforme, et plus naturelle » ; « Ça

Page 375: Les régulations individuelles et collectives des émotions

374

met le client plus à l’écoute, il est plus conciliant » ; « Il y a peut-être une forme de

provocation, inconsciemment. Mais, pour moi, c’est HYPER important » ; « Je dois sentir que

je peux le faire » ; « Tu le détectes au son de la voix ».

De manière inégalée, comparativement aux trois autres cas étudiés, le management

de proximité actuel représente le principal soutien social reconnu par les téléconseillers.

Ce constat s’établit particulièrement dans le Groupe 1, unanime à ce sujet : « Si tu savais, je

revis depuis que je suis dans cette équipe. Je me sens beaucoup plus considérée, beaucoup

plus protégée. Je viens avec beaucoup plus de sérénité. Le manager a un impact

énorme » ; « Ça lui tient vraiment à cœur qu’on fasse ces formations » ; « Nous, on a la

chance d’avoir une chef humaine, qui est vraiment à ton écoute » ; « Elle a fait des trucs de

coach et tout ça… Donc c’est vrai qu’elle est assez à l’écoute, elle cerne bien, je reconnais

qu’elle a ça en plus que certains managers » ; « elle les aide [les téléconseillers], elle les

coache, elle les aiguille, elle les guide. Ce sera pas le cas de tous les managers, mais elle a

cette qualité-là » ; « elle s’adapte aux personnes » ; « C’est personnalisé, elle prend en

compte les caractères de chacun » ; « Je me sens reconnue par mon manager, oui, ça c’est

sûr » ; « Les managers sont toujours accessibles, pas de souci de ce côté-là. Tu t’aperçois

que, je parle du N+1, tu n’es pas un simple chargé de clientèle de son équipe, mais qu’elle

t’envoie des vœux, te souhaite un bon réveillon, que si tu envoies un sms à minuit, elle te

répond. Moi, je trouve que je me sens écouté, gratifié. […] Au-dessus, c’est que les chiffres » ;

« il y a d’énormes différences entre les managers ! » ; « Depuis que j’ai changé [de

manager], je fais de meilleures ventes ».

Le Groupe 1 considère que le N+1 applique un management avant tout participatif,

puis dans une certaine mesure coopératif, « laisser-faire », voire délégatif : « c’est

participatif » ; « Participatif. Et laisser-faire, dans le sens où notre chef nous laisse notre

autonomie […]. Et délégatif » ; « C’est coopératif, une bonne entente. Participatif. Les deux

[…]. On peut s’exprimer comme on veut » ; « Coopératif, participatif, c’est ce qui correspond

le mieux » ; « Par rapport à mon manager, je trouve que c’est coopératif » ; « laisser-faire,

elle a confiance ». Le Groupe 2 apprécie le management couplant le type participatif avec le

type directif du manager X, ainsi que celui de type « laisser-faire » du manager Y :

« (manager Y), c’est plutôt laisser-faire et (manager X), c’est plutôt du directif » ;

« (Manager Y), laisser-faire. Parce qu’il me fait confiance » ; « Alors, avec (manager Y),

c’est laisser-faire […]. Il va te laisser faire. Et avec (manager X), je dirais que c’est

participatif-directif » ; « Participatif, elle l’est ; coopératif, elle l’est. Elle est directive aussi

Page 376: Les régulations individuelles et collectives des émotions

375

(manager X) » ; « J’ai la chance d’avoir des managers qui apportent de la reconnaissance » ;

« Coopératif. Participatif aussi ».

Le management de proximité prend le temps de communiquer en interne, de se

montrer présent et à l’écoute des téléconseillers, et d’organiser des temps de réunions internes,

officielles, dans lesquelles les émotions au travail sont parfois régulées collectivement :

« réunions d’équipe, c’est toutes les semaines. On les formalise, on fait un compte-rendu.

Donc écrit, oral » ; « Il y a un tour de table à toutes les réunions, on a un temps de parole

chacun » ; « si on est en réunion, on échange les bonnes pratiques ».

Dans les deux Groupes, le manager de proximité peut prendre en cours une

conversation difficile avec un client, sur la demande du téléconseiller, procurant en cela un

fort soutien social dans l’activité-même : « Ça commence à me gonfler, je dis : ‟Vas-y

(manager) j’ai besoin de toi, il faudrait que tu expliques au client, il ne comprend pas, il fait

que gueuler depuis tout à l’heure”. Au départ, je ne savais pas trop qu’on pouvait dire ça à

notre responsable […]. Elle me l’a dit : ‟Tu nous appelles, on est là pour ça, on prend la

relève, comme ça tu passes à autre chose” ».

Les collègues-amis, représentant souvent deux à trois personnes, renforcent aussi le

degré de soutien social perçu par les téléconseillers : « Je vais prendre du réconfort auprès

de mes collègues, ma chef » ; « Deux, trois personnes en qui j’ai une entière confiance ».

Cependant, dans le Groupe 2, le non-renouvellement des effectifs vient clairsemer le plateau

téléphonique, dissoudre le collectif de travail, compliquer les échanges internes et provoquer

un sentiment d’abandon organisationnel : « On est un petit site, on est perdus… » ; « Ce

qui est compliqué, c’est qu’on est de moins en moins, et que les gens sur le plateau sont plus à

temps partiel qu’à temps complet, donc du coup, on se voit de moins en moins » ; « on se

retrouve avec des jeunes qui sont de passage […] il y a moins de monde » ; « il y a moins de

monde, des fois, tu te retrouves tout seul sur le plateau ». Malgré tout, dans les deux groupes,

nous constatons l’importance d’événements internes réguliers, de pots, et d’animations

commerciales internes - souvent conduites par des collègues de services dédiés -, créant du

lien entre les professionnels : « Les fêtes, on en fait souvent, pour les départs, pour Noël, les

vœux, il y avait tout le monde. Les grandes histoires, on a plein d’anecdotes » ; « quand tu es

avec tes collègues, c’est sympa, la proximité qu’on a ici avec les collègues » ; « On a quand

même des trucs sympathiques ».

Hors période de challenge, ou périodes chargées en objectifs de vente, le collectif fait

preuve de solidarité, dans les deux groupes concernés : « Quand tu as un problème, c’est plus

Page 377: Les régulations individuelles et collectives des émotions

376

facile d’aller voir un collègue à toi, de lui dire : ‟j’ai un dossier x, comment tu aurais fait ?”,

tu peux parler » ; « Il nous appelle, on l’aide, ils sont contents, vice-versa, il y a une sorte de

reconnaissance » ; « Tu en rigoles avec tes collègues : ‟Moi j’en ai eu un bon, ceci, cela” » ;

« Les échanges de pratiques entre nous, c’est les gens qui viennent te solliciter : ‟tu peux

m’aider ?”. C’est plutôt positif, oui » ; « Les derniers temps, je trouve qu’on a été très

ensemble, on s’est pas mal aidé » ; « Dans l’équipe, je trouve que les astuces, elles sont bien

partagées ».

Bien qu’aucun téléconseiller ne parle du récent processus de « remontée d’incidents

émotionnels » mis en place par les professionnels de la santé au travail et des RH, en ignorant

souvent l’existence, l’ensemble des professionnels indique qu’il existe une bonne prise en

charge de la QVT par les services de santé, de sécurité au travail, et de prévention des

risques professionnels, couplée à une solide communication et sensibilisation de la part de

la hiérarchie, attentions visibles particulièrement ces dernières années : « Médecin du travail,

RH. Super accessible. On peut tout demander, même la médecine du travail on peut les

appeler, leur demander un rendez-vous » ; « Tu envoies juste un mail et ça répond tout de

suite. Elle vient des fois sur le plateau, elle regarde si c’est bien » ; « le dispositif,

normalement tu préviens ta manager, ta manager prévient le médecin du travail, le

préventeur, sa chef, ils se réunissent. Je l’ai vu faire » ; « Depuis qu’il y a eu toutes les

histoires de suicides qu’il y avait eu à un moment donné, ils s’inquiètent de la qualité de vie

des gens au travail » ; « Moi, je sais que c’est accessible. On va voir le médecin du travail,

voir une assistante sociale aussi » ; « Aujourd’hui, on est beaucoup plus écoutés. […] Ça a

changé, c’est quand il y a eu tous les problèmes qu’il y a eu, voilà ! Depuis, ils ont fait le

‟Contrat Social”, bon, ça va mieux » ; « On peut demander à tout moment d’aller voir le

médecin du travail » ; « par rapport aux syndicats, ils nous ont montré qu’ils étaient là » ;

« Faut remonter à ton responsable d’équipe, ouvrir un dossier ; on en a parlé en réunion

d’équipe » ; « les fiches incidents émotionnels ? Je ne savais même pas que ça existait, ça. Ça

ne me parle pas. Je sais juste que si un client m’a insulté, je ne sais même pas si je vais

penser aller voir un responsable pour le dire » ; « ces fiches, je ne sais pas si ce n’est pas

tabou ! ».

Concernant l’autonomie au travail, les téléconseillers se montrent assez unanimes sur

la question, et approuvent l’autonomie et les marges de manœuvre dont ils disposent dans

leur activité : « Autonomie, largement ouais. J’en suis satisfait » ; « Je pense qu’on a déjà pas

mal d’autonomie » ; « on est quand même assez libres » ; « Au départ, on avait un ‟langage

Page 378: Les régulations individuelles et collectives des émotions

377

imposé”, il y avait des phrases-types […] même des écoutes pour vérifier si on les disait. […]

Maintenant, c’est conseillé, c’est pas imposé » ; « le nombre d’appels à l’heure n’est plus que

conseillé », bien que « Théoriquement, à chaque appel, on devrait exploiter au maximum tout

ce qui est possible […] ce n’est pas toujours réalisable non plus ».

Dans l’activité, les professionnels bénéficient de différents « sas » de décompression,

différentes « coulisses » (Goffman, 1959) organisationnelles, afin de réguler leurs émotions,

individuellement ou collectivement. Les téléconseillers mentionnent l’importance de ne pas

« enchaîner » les prises d’appel lorsque les situations difficiles s’accumulent, bien que

certains, du Groupe 2, ne parviennent pas à s’en empêcher. Ces sas correspondent à la

possibilité de sortir au bas de l’immeuble dans lequel se situe le service, afin de marcher, de

s’aérer, de s’étirer ; ou de se reposer, seul ou accompagné de collègue(s), dans une salle de

repos ; ou encore de couper le micro lors de la relation avec le client, en activant l’option

mute : « Si par exemple j’en ai un difficile, je vais prendre l’air, moi. Je ne reprends pas un

appel derrière » ; « Je vais dans la cour et je marche » ; « Je vais souvent en salle de pause, à

l’arrière […]. Je vais me mettre dans le canap’, je parle avec ceux qui sont en pause » ; « la

solution, c’est d’aller prendre une pause, ou d’aller faire un tour » ; « Je suis sortie, j’ai été

marcher un moment, je suis revenue et après ça allait mieux quoi ! » ; « On peut se dire les

choses en mute, le client est relou, certains coupent le son, hop ‟il me gave lui !”, ils tapent

sur la table, se lèvent, partent, crient. Tu en as qui ont besoin de s’exprimer » ; « des fois, je

pose le téléphone, carrément ! Et la personne est capable de parler dix minutes toute

seule ! » ; « Un petit coup de mute, je me lâche : ‟il me saoooûle !!!” Bing ! … et je le

reprends, et lui, il n’y voit que du feu ! J’évacue à l’instant t, ça me fait du bien, et je

l’exprime un peu pour moi-même […]. C’est une soupape de sécurité ! » ; « On a la solution

de facilité : le mute ! ».

Le problème principal qui se pose, relativement à ces sas et à l’ergonomie des postes,

réside dans le caractère sédentaire de l’activité de travail, qui contraint le corps à

l’immobilité. Cette sédentarité se renforce par le fait que le câble reliant le téléphone et le

micro au poste informatique limite les déplacements des téléconseillers pendant les appels, et

accentue les temps de station assise : « Me lever, je ne peux pas trop […] vu que tu es attaché,

tu ne vas pas bien loin ! » ; « des fois il y a besoin de bouger, de s’étirer […]. Quand tu restes

six heures sans bouger, ça fait long ! » ; « Ben, déjà, j’ai la bougeotte ; la position assise,

c’est un effort pour moi, à la base […]. J’ai besoin de bouger quoi ». Le caractère fortement

sédentaire de l’activité de téléconseiller préoccupe particulièrement les médecins du travail

des deux unités.

Page 379: Les régulations individuelles et collectives des émotions

378

6.4.4.3. Les effets émotionnels du travail

Les effets émotionnels du travail, pour les téléconseillers, comportent une certaine

ambivalence, une composante, plaisante, et, à l’opposé, une autre, négative, voire très

déplaisante.

Dans la première situation, le téléconseiller ressent joie ou fierté, plus ou moins

intenses, provenant d’un ressenti de « travail bien fait », ou lorsqu’il remporte des avantages,

suite à un challenge, ou à de bons résultats par rapport aux objectifs fixés par l’organisation :

« je vais rester dans la joie. Ouais. Avoir gagné un voyage à l’île Maurice, c’est clair que ça

a duré plus de 24 heures [l’émotion] ! » ; « depuis des années, je suis fier de ma boîte » ;

« Quand tu as eu une promotion, tu vas être content sur plusieurs jours ».

À l’inverse, de brutales agressions verbales, ou des menaces, de la part des clients,

mêmes exceptionnelles, causent colère ou sentiment d’outrage, ou encore sensation de

soumission (Plutchik, 2001). Moins paroxystiques, les situations où interviennent des clients

désagréables, des activités professionnelles perçues comme routinières, ou un fort travail

émotionnel (Hochschild, 2003b), retentissent sur l’opérateur, créant soit des états de fatigue

physique et / ou psychique, soit de la lassitude et de l’ennui, soit de l’irritabilité, soit un

dérèglement alimentaire, qui prolongent leurs effets, la plupart du temps, jusque dans la

sphère privée du téléconseiller : « Des fois, un peu d’ennui. Des fois c’est un peu routinier » ;

« C’est un peu une journée sans fin, un éternel recommencement. C’est vrai que la nature

humaine fait que tu prends vite ta routine et tu es blasé en fait » ; « Il y a deux, trois clients

qui t’ont marqué, comme ça, autant dans le truc extrême que dans le moins extrême » ; « Je

reste en tension, je ne peux pas me coucher directement, quand je finis à 20h […]. Travailler

par téléphone avec les clients, c’est une tension quand même » ; « Il y a des fois où, quand

j’étais dans le bâtiment [autre métier], j’étais moins fatigué au bout d’une journée que de

bosser ici » ; « Irritable, quand j’ai passé une mauvaise journée […] je suis moins patient » ;

« C’est vrai que tu as tendance à te réfugier un peu sur le manger » ; « Des fringales » ; « Je

deviens fainéante, je procrastine » ; « Je ne dormais pas, je dormais peu. Je n’arrivais pas à

m’endormir et je ne dormais pas. C’était le début du burnout. On s’en est aperçu que je

faisais le burnout à cause du sommeil. […] Le boulot, c’est devenu la priorité numéro 2.

Avant, je l’associais plutôt priorité numéro 1 » ; « D’avoir fait une grosse bêtise à un client,

que je ne peux pas rattraper, j’y repense. […] je suis contrariée, ennuyée. Ça peut m’arriver

d’y penser chez moi » ; « Si tu n’es pas bien et que tu dois montrer que tu es bien (au

téléphone), c’est fatigant de passer au-dessus de tes émotions, et de paraître bien quand t’es

Page 380: Les régulations individuelles et collectives des émotions

379

pas bien ! ». Sauf dans certains cas liés à d’importants conflits internes, ces états affectifs

restent moins perturbateurs sur la vie personnelle du professionnel que dans le cas des trois

autres métiers présentés supra. Enfin, certains téléconseillers appartenant au Groupe 2 ont

assisté à l’infarctus cérébral d’un collègue, une matinée, lors de l’activité, et ont, suite à son

décès, ressenti des émotions de tristesse intense, entravant l’activité ordinaire : « [Mon

émotion la plus intense] c’était ici, un de mes collègues qui a eu un accident cérébral, et moi,

je suis secouriste, donc on est venu me chercher […] et on n’a rien pu faire quoi. La tristesse.

C’est ce qui m’a marqué » ; « La seule fois où j’ai pas pu travailler ici, c’était le décès d’un

collègue de travail. Ça fait deux ou trois ans. […] C’est le seul jour où j’ai pas pu décrocher

le téléphone. […] C’est la SEULE fois où j’étais mal ». La prise en charge organisationnelle,

suite à ce décès, a été bien vécue par les téléconseillers impactés : « On a bien parlé avec les

collègues. En plus, on était suivi par des psychologues venus de (ville x) ; […] Ça a fait du

bien, ça ! » ; « On en a discuté. Il y avait une cellule de crise : par rapport à ça, ça s’est bien

passé ».

Contrariété et appréhension résultant des conflits et jalousies internes à

l’organisation, émotions-effets du travail, sont (aussi) mentionnées par la moitié des

téléconseillers interviewés, particulièrement ceux du Groupe 1 : « la jalousie, moi, ça m’a

plutôt dégoûtée » ; « […] Il y a eu un mail de SUD qui est parti sur le harcèlement moral au

travail, enfin, voilà, ça allait loin : harcèlement moral au travail. […] J’ai pas travaillé

durant un petit moment. C’est la médecine du travail qui a dit : ‟je ne veux pas que vous

retourniez sur ce plateau pour l’instant” ».

Pour réguler ces émotions et états affectifs déplaisants, effets du travail, seulement la

moitié des téléconseillers s’adonne à certains dérivatifs dans leur vie personnelle, à la

différence des trois autres métiers présentés, dans lesquels la quasi-totalité des professionnels

rapporte ces formes de régulation émotionnelle hors travail : « Justement, je n’ai pas de sas de

décompression » ; « Pour décompresser, moi je fais des câlins à mon chien ou à mes chats » ;

« Cuisine, marche, famille, les enfants » ; « Le sport. Quand il y a trop, il faut que j’aille

courir. […] Ça sert à évacuer le stress, à fabriquer de l’endorphine : au bout de dix minutes,

j’ai l’impression que j’ai des ailes ; tout s’éclaircit ! (rires) ».

Néanmoins, à l’image des trois autres métiers étudiés, les téléconseillers relèvent

l’importance du cloisonnement émotionnel entre leur vie personnelle et leur vie

professionnelle, les situations difficiles de la vie personnelle pouvant affecter la qualité de

leur travail, et leur bien-être lors de l’activité : « C’est difficile de couper. Tu te

forces » ; « C’est la première fois [métier] que je cloisonne » ; « À mon avis, inconsciemment,

Page 381: Les régulations individuelles et collectives des émotions

380

c’est impossible, mais comme on dit, le naturel revient au galop » ; « Si tu as un souci […],

ça va se ressentir quand je vais décrocher. […] Ça va engendrer beaucoup de choses, sur la

qualité, la satisfaction, tout » ; « Ça se ressent quand même sur mon travail dans le sens où je

fais moins de ventes. Je ne suis pas motivée, moins au taquet ». Réciproquement, la grande

majorité des téléconseillers constate des difficultés à empêcher les incidents émotionnels

professionnels et leurs conséquences, de pénétrer au sein de leur vie personnelle.

Page 382: Les régulations individuelles et collectives des émotions

381

Transition inter-parties

Cette deuxième partie a présenté et justifié le paradigme épistémologique adopté dans

cette recherche, ainsi que les multiples composantes de la méthodologie utilisée et de

l’analyse des données triangulées. Nous avons exposé les caractéristiques des études de cas

menées auprès des policiers de BAC, des urgentistes en traumatologie, des enseignants en

REP+ et des téléconseillers d’une entreprise de télécommunications, les détails de la

méthodologie employée, les occurrences émotionnelles principales de chaque terrain, ainsi

que les résultats principaux issus des analyses, en distinguant chaque composante de la

typologie émotionnelle déterminée en amont : les objets, les outils et les effets émotionnels de

et du travail.

La partie suivante discutera ces résultats, en proposant, dans le chapitre 7, une

relecture des facteurs de RPS à travers le prisme des questions existentielles sous-jacentes à

tout rapport social25, puis en différenciant et discutant, dans le chapitre 8, les trois

composantes du processus émotionnel au travail : les émotions considérées comme objets

émotionnels de travail, comme outils émotionnels de travail et / ou comme effets émotionnels

du travail. Tout au long de ces deux chapitres, nous exposerons les pratiques dominantes en

matière de GRH, de management et de santé au travail dans les différents cas étudiés, prenant

en considération, ou non, la composante émotionnelle au travail. Nous offrirons ainsi une

vision d’ensemble, comparative, des similitudes et différences de pratiques au sein des

quatre métiers étudiés, et proposerons des préconisations managériales pouvant être

rendues opérationnelles. Nous établirons ensuite la modélisation et la structuration du

processus émotionnel au travail, correspondant à la typologie dimensionnelle des émotions

de Jeantet (2003), Bernard (2007) et Remoussenard et Ansiau (2013), apport théorique majeur

de cette recherche.

Enfin, le chapitre 9 évaluera les principales limites de cette recherche, et ouvrira sur

plusieurs perspectives, offrant des axes de recherches futures.

25 « Les quatre questions existentielles de socialité » : traduit de l’anglais « four existancial problems of sociality » (Plutchik, 1991).

Page 383: Les régulations individuelles et collectives des émotions

382

Page 384: Les régulations individuelles et collectives des émotions

383

TROISIÈME PARTIE :

Discussion, modélisation, limites et perspectives

Page 385: Les régulations individuelles et collectives des émotions

384

Page 386: Les régulations individuelles et collectives des émotions

385

Introduction de la troisième partie : vers une modélisation théorique de la composante émotionnelle au travail ?

Le premier chapitre de cette discussion proposera une relecture des facteurs de RPS

à travers le prisme des questions existentielles de « socialité » (Plutchik & Kellerman,

1990 ; Plutchik, 1991), ou questions existentielles auxquelles se rattachent les rapports

humains en société.

Le deuxième chapitre discutera des objets, outils et effets émotionnels révélés

respectivement dans les quatre métiers étudiés, et comparera ces différentes composantes de

manière inter-organisationnelle. Le concept de régulation émotionnelle collective sera alors

proposé. Dans la dernière section de ce chapitre, nous présenterons la modélisation

théorique structurant le processus émotionnel au travail, impliquant ces trois dimensions

principales : les objets, les outils et les effets émotionnels de travail, et en décrirons les

mécanismes d’articulation dégagés par cette recherche.

Dans un troisième et dernier chapitre, nous pointerons les principales limites de la

recherche, puis nous ouvrirons sur des pistes de recherches futures.

Page 387: Les régulations individuelles et collectives des émotions

386

Page 388: Les régulations individuelles et collectives des émotions

387

Chapitre 7 : Une relecture des facteurs de RPS par les enjeux sous-jacents aux rapports en société

Introduction du chapitre 7

Ce chapitre propose une relecture des facteurs de RPS à travers le prisme des

questions existentielles de « socialité » (Plutchik, 1991). L’apport théorique consiste à

considérer les six facteurs de RPS mentionnés par Gollac et Bodier (2011) (les exigences

du travail, les exigences émotionnelles au travail, l’autonomie et les marges de manœuvre, les

rapports sociaux et les relations de travail, les conflits de valeur et l’insécurité socio-

économique) comme des éléments exprimant différents enjeux existentiels vécus par

l’individu : enjeux de hiérarchie, de territorialité, de temporalité et d’identité. Ces enjeux

impliquent des émotions fondamentales s’exprimant par différents comportements. Cette

nouvelle lecture des facteurs de RPS confère une place prépondérante à la composante

émotionnelle vécue par l’individu et le collectif de travail. Elle éclaire les différents facteurs

de risques, par une compréhension des enjeux humains initiaux, observables par des

comportements individuels et sociaux, manifestant des états affectifs que l’on peut qualifier

de « bruts ». Concernant les pratiques managériales, cette relecture conduit à considérer les

émotions au travail comme vecteurs de souffrance ou de bien-être, et propose un

classement des enjeux existentiels de socialité au sein des facteurs de RPS, facilitant ainsi la

catégorisation des risques au travail, en intégrant et « contenant » la composante émotionnelle

de manière formelle et tangible, tout en conservant une certaine flexibilité de classement des

risques en fonction des comportements et situations observables sur le terrain.

7.1. Une nouvelle perspective de considération des RPS

La théorie psycho-évolutionniste des émotions, ayant guidé l’élaboration et le

développement de tests mesurant les humeurs, les traits de personnalité, et les styles de

défense ou de coping, propose une connexion entre les émotions et les quatre crises

existentielles auxquelles l’individu est soumis : la hiérarchie, la territorialité, la

temporalité et l’identité (Plutchik, 2001 : 350). Plutchik (1991) lie ces quatre formes

élémentaires de « socialité » avec les huit branches d’émotions recensées dans son modèle

circomplexe multidimensionnel, modèle catégoriel extensible et continu, proposant des règles

Page 389: Les régulations individuelles et collectives des émotions

388

d’analyse des émotions (Scherer, 2005). Dans la présente recherche, nous avons analysé les

questions de santé au travail et de qualité de services à travers le prisme de la composante

émotionnelle au travail. Or, les six facteurs de RPS (Gollac & Bodier, 2011) impliquent des

émotions récurrentes, caractéristiques des métiers étudiés. Par exemple, les urgentistes

ressentent des émotions de peur/appréhension dans le cadre de leur activité, face aux

comportements parfois violents ou agressifs des patients ou de leur entourage, au sein-même

de leur service. Cette émotion correspond à une exigence émotionnelle au travail (DARES,

2007 ; Gollac & Bodier, 2011). Les importantes exigences du travail des urgentistes,

principalement incarnées par la forte charge psychologique du travail, ressentie en particulier

depuis la réorganisation inter-services, provoquent, chez les professionnels, des émotions

relatives à la colère, la contrariété, et un stress dû à une surcharge cognitive. Chez les

policiers, joie et sérénité résultent des rapports sociaux et des relations de travail avec les

collègues. Quant à la vigilance, elle correspond à l’état affectif le plus récurrent mentionné

par les policiers dans l’exercice de leurs fonctions.

Selon la théorie psycho-évolutionniste, les émotions ont un rôle fonctionnel : elles

augmentent les chances de survie de l’individu, par le biais de réactions appropriées face aux

événements issus de son environnement interne ou externe, et correspondent à des signaux

des intentions d’actions futures, grâce à l’expression de divers comportements. Cependant,

nous ne pouvons établir avec certitude et précision la qualité de l’émotion éprouvée par un

individu, en raison de la nature complexe de l’émotion, et du fait que plusieurs émotions

surgissent au même moment dans l’organisme (Plutchik, 1980). L’individu évalue

cognitivement les événements vécus, et leur attribue une signification sur son bien-être et

son intégrité. Des changements physiologiques résultent de ce travail de détermination des

émotions et de la signification de l’événement, et produisent des réactions anticipatoires

associées à plusieurs types d’efforts et d’impulsions, comme l’envie d’attaquer, ou d’explorer.

Comme résultante de ces épisodes, une action produira un effet sur le stimulus ayant

provoqué leur enchaînement. Les quatre questions existentielles fondamentales, concernées

ici, se rapportent toutes aux dimensions de protection de la santé de l’individu, à une forme de

perpétuation sociale.

Premièrement, le concept de hiérarchie se réfère à la dimension verticale de la vie

sociale, à la question de la dominance sociale et de l’accès aux ressources, donc se rattache à

la question de la protection ou de la destruction. Les organisations hiérarchiques, par

exemple les organisations militaires (Plutchik & Kellerman, 1990), reflètent cet enjeu.

Page 390: Les régulations individuelles et collectives des émotions

389

« Fondamentalement, la tentative de l’individu de faire face aux questions hiérarchiques

implique la concurrence, le conflit de statut, et les luttes de pouvoirs […]. Les personnes

proches du sommet de la hiérarchie ont tendance à se sentir dominantes, confiantes,

autoritaires, assertives, alors que celles proches du bas de la hiérarchie se sentent soumises et

anxieuses. L’état de dépression semble relié en partie par une perception de mobilité

descendante au sein d’une hiérarchie particulière » (Plutchik & Kellerman, 1990 : 21).

Deuxièmement, l’enjeu de territorialité recouvre l’opposition binaire entre

exploration et orientation. Les sentiments de contrôle ou de perte de contrôle sont inhérents

à la question de la crise de territoire : l’individu définit ses frontières. Cet enjeu implique une

notion de gestion de la distance, par rapport à l’agression. « D’un point de vue évolutionniste,

le territoire définit une région ou une place d’alimentation potentielle nécessaire à la survie,

ou une place sécurisée, hors d’attaque et de prédation » (Plutchik & Kellerman, 1990 : 22).

Troisièmement, la temporalité se rapporte aux problèmes de la vie ou de la mort (de

la perte, de la séparation, de l’échec), de la reproduction et de la réintégration. En l’absence

de soutien social ou de comportements altruistes, l’individu « ne survit pas longtemps dans le

groupe » (Plutchik & Kellerman, 1990 : 22). Une solution consiste à développer des signaux

de détresse exprimant la tristesse, afin d’obtenir de l’aide et la réintégration de l’individu. La

dépression correspond à un signal de détresse sur le long terme.

Quatrièmement, l’enjeu existentiel de l’identité se réfère à la question de « qui nous

sommes, ou à quel groupe nous appartenons » (Plutchik & Kellerman, 1990 : 22), et

correspond à une crise existentielle capitale, car les individus isolés ne peuvent ni se

reproduire, ni survivre. « Lorsque l’identité est partagée, nous ressentons un sentiment

d’appartenance, d’acceptation. Nous partageons un langage, des coutumes, des rituels, des

plaisanteries, des jeux » (Plutchik & Kellerman, 1990 : 22). Inversement, rejet et dégoût sont

associés à un manque d’identité, d’incorporation sociale.

Ces quatre enjeux existentiels (Plutchik & Kellerman, 1990 ; Plutchik, 1991) intègrent,

chacun, deux émotions primaires opposées. La hiérarchie représente l’enjeu attaché aux

émotions allant de la peur à la colère. La territorialité, l’enjeu attaché aux émotions allant de

la vigilance (au sens d’awareness, dans sa traduction anglaise) à la surprise. La temporalité,

l’enjeu attaché aux émotions allant de la joie à la tristesse. L’identité, l’enjeu attaché aux

émotions allant de l’acceptation au dégoût.

Page 391: Les régulations individuelles et collectives des émotions

390

La figure 15, extraite de Ten Houten (1999), récapitule l’association des différentes

émotions primaires avec les huit grandes conduites relatives aux quatre problèmes existentiels

de « socialité », la valence des émotions impliquées, et le processus comportemental

correspondant.

Figure 15 : Les quatre problèmes existentiels, les émotions primaires y étant associées, les

processus comportementaux et les valences, tableau extrait de Ten Houten (1999 : 266)

Les émotions au travail, phénomènes adaptatifs multifonctionnels (Lazarus, 1991), à

processus homéostatique, construites et organisées socialement (Fineman, 2000), et dont

l’expression ou la suppression se définissent contextuellement (Albrow, 1997 ; Fineman,

2000), mettent à l’épreuve les corps et les ressources psychologiques des professionnels de

métiers sujets à incidents émotionnels, lorsque leur valence est négative, et constituent des

ressources lorsque leur valence est positive.

Nous proposons, dans le tableau 31, de répertorier les émotions au travail, cataloguées

lors des analyses de chaque cas, et représentatives de l’activité des professionnels, en les

associant aux pôles de chaque problème existentiel. Pour chacun des cas, nous dissocions les

émotions relatives aux « rapports externes » de l’environnement de travail, c’est-à-dire toute

situation de travail impliquant un rapport avec un usager, patient, client, et son entourage, ou

toute situation comprise comme faisant partie du cœur de l’activité du professionnel exerçant

un métier de service (par exemple des policiers à la recherche d’un mis en cause) ; et les

émotions relatives aux rapports internes avec l’environnement de travail, c’est-à-dire les

rapports sociaux entre collègues et avec le management, et les pratiques managériales et de

GRH.

Page 392: Les régulations individuelles et collectives des émotions

391

Tableau 31 : Les émotions au travail dans quatre métiers sujets à incidents émotionnels à

travers le prisme des quatre formes existentielles de socialité

Émotions représentatives des situations de travail

Problèmes

existentiels

Correspondances problèmes

existentiels-émotions

Cas des « bacqueux »

Cas des urgen-tistes

Cas des enseignants

en REP+

Cas des télé-conseillers

ext int ext int ext int ext int Hiérarchie Protection : peur

Destruction : colère

Territoria-

lité

Exploration : anticipation /

vigilance

Orientation : surprise

Temporalité Vie : joie Mort : tristesse

Identité Incorporation :

acceptation

Rejet : dégoût Légende : « ext » : « environnement externe » : rapports avec le public rencontré et cœur de l’activité

« int » : « environnement interne » : rapports internes avec les collègues ou le management ; les pratiques managériales et de GRH et l’organisation du travail

Les ressentis d’émotions plaisantes, quelles qu’en soient les origines, constituent des

facteurs de bien-être au travail. Cette conséquence se renforce lorsque les émotions plaisantes

sont authentiques. Qu’elles proviennent des rapports externes ou internes à l’organisation, les

émotions plaisantes constituent des ressources pour les professionnels. D’une part, les

émotions plaisantes issues des rapports externes à l’organisation ou du cœur de l’activité,

résultent de la réalisation d’un « travail bien fait » en accord avec les valeurs professionnelles

de l’individu, de l’absence de conflits de valeurs, de rapports plaisants avec le public

rencontré, d’une application de l’autonomie et de marges de manœuvre individuelles ou

collectives, d’un travail émotionnel vu comme un challenge, etc. Les émotions relatives à la

territorialité (surprise vs vigilance) sont bien vécues et acceptées par les policiers, car ces

derniers estiment qu’elles « font partie » intrinsèque de leur activité. D’autre part, lorsque

les rapports sociaux et les relations de travail, internes à l’organisation, sont perçus comme

agréables et profitables, les individus ressentent des émotions plaisantes allant de la sérénité à

la joie. Ces différents facteurs - autonomie et marges de manœuvre, rapports sociaux et

relations de travail, exigences émotionnelles « faisant partie du métier », conformité des

valeurs - sont vecteurs de bien-être psychosocial pour l’individu et le collectif de travail.

Page 393: Les régulations individuelles et collectives des émotions

392

7.2. « Je n’ai pas signé pour ça ! » : émotions acceptables versus

émotions inacceptables, une nouvelle caractérisation des risques

Certaines émotions déplaisantes s’intègrent dans des facteurs de RPS, notamment

lorsque l’individu les considère comme « ne faisant pas partie du métier ».

Les émotions déplaisantes contribuent à un état de santé dégradé ou à des symptômes

pathologiques plus fréquents (Dubé & Paquet, 2003) : par exemple, la colère provoque une

élévation de la tension ; les émotions répétées et causées par autrui, telles la frustration, la

rancune et la rancœur, conduisent à l’insatisfaction (Dubé & Paquet, 2003). De manière

générale, les émotions déplaisantes diminuent le bien-être au travail de l’individu

(Diefendorff & Gosserand, 2003 ; van Hoorebeke, 2005) tandis que les émotions plaisantes le

facilitent.

Déplaisante ou plaisante, une émotion va influencer le bien-être d’un individu, non

seulement en fonction de sa valence, mais surtout en fonction de la place qu’elle tient dans

la représentation de l’activité du professionnel : « le sens d’une émotion serait relatif à la

représentation archétypale plus ou moins consciente que le sujet aurait des situations

caractéristiques de son métier et des émotions issues de ces situations » (Robert, 2007 : 15).

Ainsi, une émotion peut impacter négativement le bien-être du professionnel si, pour lui, elle

est incohérente avec l’activité, atypique, n’intègre pas l’idéal du métier. La situation la plus

délétère sur le bien-être de l’individu correspondrait à la présence d’émotions atypiques du

point de vue de la représentation idéale de l’activité de l’individu, et typiques de la réalité

vécue, et ce, de manière fréquente et répétée (Robert, 2007).

D’une part, les professionnels qualifient les émotions déplaisantes, relatives au cœur

de l’activité et aux rapports externes avec l’usager ou le client, d’acceptables ou

d’inacceptables. Dans les trois métiers de la fonction publique concernés, cette appréciation

dépend de la nature de la motivation de service public du professionnel, ce concept

supposant « que les comportements individuels des agents publics ne sont pas uniquement

guidés par la maximisation de l’intérêt personnel, mais également par des éléments normatifs

(valeurs) et affectifs (émotions) qui renvoient à des comportements altruistes » (Desmarais &

Edey Gamassou, 2014 : 134). Lorsque ces émotions se heurtent aux valeurs professionnelles,

ou aux motivations de service public du professionnel, ce dernier les évalue comme

complexes à réguler, en ce qu’elles dépassent le cadre de leur engagement professionnel

initial.

Page 394: Les régulations individuelles et collectives des émotions

393

Par exemple, les policiers ressentent des émotions déplaisantes relatives à la colère

lorsqu’ils doivent supporter, pendant parfois plusieurs heures, des insultes, provocations,

agressivités et violences de la part d’usager(s) ou de mis en cause ; ou lorsqu’un individu ne

reconnaît pas les violences exercées sur une victime physiquement plus faible que lui (vols,

agressions, violences, viols, meurtres), particulièrement lorsque cette dernière est, soit très

jeune, soit âgée, soit de sexe féminin. L’attitude de l’agresseur transgresse et se heurte

alors aux raisons vocationnelles initiales du policier : « sauver la veuve et l’orphelin »

(policier de la BAC), protéger les citoyens, rétablir l’ordre public.

Dans le cas des urgentistes, peur et colère ressenties par les professionnels,

relativement aux comportements inacceptables, parfois violents, des patients et / ou de leur

entourage, s’affrontent à la notion de care, ou de « prendre soin », conception élémentaire de

la vocation de l’infirmier. L’irrespect et la dénégation de leurs motivations de service

public par les usagers, dans ces cas, constitue un déni, voire une profanation de l’utilité

et des raisons d’être de l’exercice de leur activité : soigner, pourvoir aux besoins du

patient.

Les enseignants en REP+ évaluent les rapports avec les élèves impolis, irrévérencieux,

voire agressifs et violents, comme dépassant le cadre de l’exercice de leur activité, c’est à dire

de ce pour quoi ils exercent, leur provoquant alors des émotions de peur/appréhension,

considérées comme inacceptables en ce que, normalement, elles n’ont pas leur place dans un

rapport d’enseignant à élève : les professionnels observés et interrogés se sont engagés dans

un métier d’enseignement, dans une optique éducative, de transmission de savoirs, de valeurs

et d’attitudes citoyennes, et de contribution au développement cognitif et affectif des jeunes

élèves.

Enfin, les téléconseillers, pour les plus anciens ayant des motivations de service

public, pour les plus jeunes, des motivations attachées à la satisfaction des clients, attribuent

une signification révoltante à l’attitude des clients agressifs, menaçants, impolis ou insistants,

leur provoquant alors des émotions relatives à la colère et à l’ennui, d’intensités variables. Ces

situations s’opposent aux raisons de leur engagement initial dans le métier : rendre un

service à un client, répondre à sa demande en matière d’équipement en

télécommunications.

Page 395: Les régulations individuelles et collectives des émotions

394

D’autre part, les émotions déplaisantes issues des rapports internes à l’organisation,

ressenties par les professionnels, constituent des RPS : les individus attribuent une

signification péjorative aux événements liés à certains rapports internes qui contredisent les

raisons initiales (ou la vocation) de leur engagement dans l’organisation ; ce qui suscite chez

eux des émotions de colère, de peur, de dégoût, de tristesse ou de jalousie. Ces émotions sont

considérées, par les individus, comme inacceptables, ces derniers faisant état de sentiments de

non-reconnaissance au travail, d’empêchement de réalisation de leur idée du « travail bien

fait », de gêne du bon déroulement de leur activité, alors même qu’ils conçoivent et

attendent de l’organisation, du management, et du collectif de travail que ces derniers

contribuent à ménager et à aménager leur activité, les soutiennent, les épaulent, les

protègent, dans l’exécution de leurs tâches quotidiennes, déjà intrinsèquement sujettes à

incidents émotionnels.

Le tableau 32 reprend les éléments du tableau précédent (tableau 31) en mettant en

exergue les émotions déplaisantes que le professionnel peine à considérer comme

« acceptables », « faisant partie du métier », et qui constituent des objets, outils, ou effets

émotionnels de travail périphériques, sources de RPS, s’additionnant aux risques initiaux

attachés au cœur de l’activité.

Tableau 32 : Les émotions considérées comme inacceptables par les professionnels

Émotions considérées comme inacceptables par les professionnels

Problèmes existentiels

Correspondances problèmes

existentiels-émotions

Cas des « bacqueux »

Cas des urgen-tistes

Cas des enseignants

en REP+

Cas des téléconseillers

ext int ext int ext int ext int

Hiérarchie Protection : peur

Destruction : colère

Territoria-lité

Exploration : anticipation

Orientation : surprise

Temporalité Vie : joie

Mort : tristesse

Identité Incorporation :

acceptation

Rejet : dégoût Légende : « ext » : « environnement externe » : rapports avec le public rencontré et cœur de l’activité

« int » : « environnement interne » : rapports internes avec les collègues ou le management ; les pratiques managériales et de GRH et l’organisation du travail

Page 396: Les régulations individuelles et collectives des émotions

395

Les policiers ressentent des émotions liées au dégoût (aversion/dégoût/ennui)

(Plutchik, 2001), provenant de certaines pratiques de management et de GRH, vécues comme

un « rejet » de leur volonté de mener un travail bien fait. Le policier vit alors une atteinte à la

question existentielle de l’identité : tout d’abord un sentiment de non-reconnaissance

individuelle et collective de la part de sa propre hiérarchie, assorti d’un sentiment de défiance,

et enfin d’un sentiment d’absence de protection face aux objets émotionnels de travail,

pouvant se traduire par une insécurité physique, ressentie en raison d’un manque

d’équipements de protection, de défense, voire d’hygiène. Ce sentiment d’atteinte à l’identité

du policier s’exprime dans les revendications et manifestations policières initiées à la fin du

mois d’octobre 2016. Cette question existentielle d’identité s’intègre dans trois facteurs de

RPS (Gollac & Bodier, 2011) : les conflits de valeurs, le manque d’autonomie et de

marges de manœuvre octroyées, des relations difficiles avec la hiérarchie, et le manque

de soutien social.

Certaines pratiques de management manifestant un manque de confiance dans les équipes, un

fort contrôle managérial, et certaines pratiques de GRH perçues comme « radicales » par les

policiers, engendrent des émotions relatives à la peur, l’appréhension, questions de protection

(Plutchik, 1991) associées aux facteurs de RPS suivants : manque d’autonomie et de

marges de manœuvre, insécurité socio-économique, et relations complexes avec la

hiérarchie.

Les problématiques matérielles, les vices du NPM (Loriol, 2009 ; Caroly, 2011 ; Thévenin,

2016), une haute hiérarchie perçue comme absente ou se désintéressant des conditions de

travail réelles, sur le terrain, provoquent a contrario des émotions de colère

(rage/colère/contrariété). Cette question relative à la destruction concerne les facteurs de

RPS suivants : rapports avec la hiérarchie perfectibles, exigences du travail toujours plus

importantes, mais continûment peu reconnues par les pratiques de GRH, conflits de valeur

sur la notion de « qualité d’intervention » et de « qualité du travail ». Enfin, les situations

sources de colère (rage/colère/contrariété) avec le public rencontré, relatives à la question de

la destruction, relèvent d’exigences émotionnelles de travail, et de conflits de valeurs avec

l’(les) usager(s).

Dans le cas des urgentistes, les facteurs de RPS issus des rapports externes et du cœur

de métier s’attachent à la question existentielle de la hiérarchie (sociale) : les urgentistes

ressentent de la peur ou de la colère face à des comportements impolis, agressifs, voire

violents, de la part du public. Ces facteurs relèvent d’un conflit de valeurs avec le public

rencontré et des exigences émotionnelles qui ne devraient pas avoir cours. Ces deux facteurs

Page 397: Les régulations individuelles et collectives des émotions

396

se retrouvent exacerbés par l’augmentation des exigences du travail, issue de la

réorganisation, provoquant des émotions elles aussi relatives à la question existentielle de la

hiérarchie. La difficile régulation conjointe dans ce service représente un RPS touchant aux

relations hiérarchiques ainsi qu’à la question des moyens de l’autonomie.

Concernant les enseignants en REP+, les émotions relatives à la peur, donc à la

question de la protection, représentent un RPS inhabituel dans cette profession, caractérisé

par des exigences émotionnelles importantes, dues au secteur de l’établissement. Le

sentiment d’abandon et de non prise en compte de leur santé et de leur bien-être, par la haute

hiérarchie et les professionnels de la fonction RH et de la santé, provoquent, en revanche, des

émotions de colère et de contrariété, question de destruction, ici correspondant aux RPS

suivants : relations hiérarchiques difficiles ou lointaines, manque de soutien social,

exigences du travail.

Les téléconseillers, dans une mesure moindre que les urgentistes, ressentent des

émotions déplaisantes difficilement acceptables, relatives à la question de la hiérarchie

(sociale), lorsque les clients se montrent impolis ou agressifs, d’autant plus que certains

d’entre eux se trouvent être des « collègues », appartenant à la même organisation. Les RPS

concernés sont les exigences émotionnelles, voire les exigences du travail. Au niveau des

rapports internes à l’organisation, la jalousie est l’émotion principalement vécue comme

révoltante par les professionnels. Elle intègre à la fois des émotions de colère et de tristesse

(Plutchik, 1980 : 161), affiliées aux questions de destruction et de « mort » (hiérarchie et

temporalité), correspondant aux facteurs de RPS suivants : conflits de valeurs entre le

professionnel et l’organisation, induisant un sentiment d’injustice, de trahison

organisationnelle et d’incongruence entre le discours institutionnel et les pratiques, ainsi que

des rapports sociaux de mauvaise qualité en raison de la mise en compétition.

Certains objets, outils et effets émotionnels sont considérés par le professionnel

comme « faisant partie du métier », donc admissibles, parfois stimulants, alors que d’autres

sont perçus comme inacceptables, sources de RPS. La présente recherche propose une

relecture des six facteurs de RPS (Gollac & Bodier, 2011), impliquant une dimension

émotionnelle substantielle, au travers du prisme des questions existentielles de « socialité »

(Plutchik, 1991), pourtant absentes de la littérature traitant de la santé et de la sécurité au

travail. Or, évaluer les facteurs de RPS, en décryptant en profondeur les significations

émotionnelles des événements vécus par les individus, au cœur de l’activité, ou relativement à

l’environnement interne de travail, permet, grâce aux affiliations établies entre émotions et

Page 398: Les régulations individuelles et collectives des émotions

397

enjeux existentiels, d’agir sur la prévention des RPS. Cet éclairage enrichit la compréhension

des causes, expressions et interprétations des comportements individuels et collectifs. Cette

nouvelle approche des facteurs de risques au travail autorise les professionnels de la santé,

s’ils s’en emparent, à accéder à la compréhension profonde des comportements

individuels et collectifs observables dans l’organisation, et à élaborer alors un

ajustement ciblé et une adaptation des futures actions de politique de QVT, ou de

prévention des risques, que ces dernières s’inscrivent dans le cadre de la prévention

primaire, secondaire ou tertiaire.

Ce raisonnement nous conduit à proposer le modèle d’application managériale

suivant :

Figure 16 : Vers une relecture des facteurs de RPS : modèle d’application managériale

Transition inter-chapitre

Le chapitre a suggéré un décryptage des facteurs de RPS à travers le prisme des

questions existentielles de « socialité » (Plutchik, 1991 et 2001) ; ce décryptage aboutit à une

interprétation enrichie des comportements individuels et collectifs au sein des organisations,

car l’émotion détermine l’action, la prise de décision, la mise en mouvement de l’individu,

son passage à l’acte.

Le chapitre 8 modélise le processus émotionnel au travail, par l’analyse du contenu

des objets, outils et effets émotionnels du travail, et par l’exploration des relations établies

entre ces trois composantes-clefs de la structure émotionnelle, au travail, et hors travail.

Page 399: Les régulations individuelles et collectives des émotions

398

Page 400: Les régulations individuelles et collectives des émotions

399

Chapitre 8 : Vers une modélisation du processus émotionnel au travail

Introduction du chapitre 8

Dans un premier temps, nous discuterons des objets émotionnels de travail concernant

les quatre métiers étudiés, discussion de laquelle se dégageront les préconisations

managériales principales, les situations et conditions de travail problématiques, et les

pratiques salvatrices. Un tableau récapitulatif des différents objets émotionnels du travail

comparera les situations vécues au travail, des professionnels des métiers de service

concernés.

Dans un deuxième temps, les outils émotionnels de travail seront discutés dans les

quatre métiers étudiés : les émotions-outils de travail, le travail émotionnel, les régulations

individuelles des émotions, les compétences émotionnelles, et les régulations émotionnelles

collectives. Plusieurs tableaux comparatifs des outils émotionnels principaux de chaque

métier, mettront en évidence les bonnes pratiques et les difficultés constatées. La dernière

sous-section établira le concept de « régulation émotionnelle collective », outil émotionnel de

travail.

Dans un troisième temps, il sera question des effets émotionnels de travail, discutés

dans leur globalité dans une première sous-section, puis concernant chacun des terrains

examinés dans les quatre sous-sections suivantes. Un tableau comparatif inter-organisationnel

mettra en évidence les principaux effets émotionnels de travail, positifs comme négatifs, et

fera émerger certaines bonnes pratiques managériales.

Enfin, dans un quatrième et dernier temps, la modélisation théorique structurant le

processus émotionnel au travail sera proposée.

8.1. Des « objets émotionnels de travail »

Dans cette section, nous discuterons la notion d’objets émotionnels de travail, ses

aspects au sein des métiers de policiers, d’urgentistes, d’enseignants et de téléconseillers,

avant d’en proposer une synthèse comparative.

Page 401: Les régulations individuelles et collectives des émotions

400

8.1.1. Considérations générales

Nous avons vu que pour Jeantet (2003), les émotions au travail comportent un statut

d’« objets » du travail, « en tant qu’elles seraient à transformer, à conformer, voire à réprimer,

mais aussi à déployer et à inventer » (Jeantet, 2003 : 100). Dans ce cas, les émotions

apparaissent comme des états affectifs résultant de la situation-même de travail, par

exemple la peur, l’appréhension, face à une intervention imprévisible, potentiellement

dangereuse, pour les policiers. Dans les métiers étudiés, le contact avec le public engage des

émotions en contexte de travail (Mainhagu & Moulin, 2014), qu’il s’agisse du métier de

policier (Martin, 1999 ; Fishbach, 2003 ; Lhuilier, 2006 ; Oligny, 2009 ; Loriol, 2016),

d’infirmier (Smith, 1992 ; Loriol, 2003 ; Truc & al, 2009 ; Sorensen & Iedema, 2009),

d’enseignant (Tardif & Lessard, 2004 ; Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005), de

téléconseiller (Totterdam & Holman, 2003 ; Zapf & al, 2003 ; Clergeau & Pihel, 2010a ; van

de Weerdt, 2011). À propos des émotions au travail ressenties par les professionnels des

pompes funèbres, Bernard (2007) pose la question du statut des émotions au travail, ces

dernières pouvant, selon le sociologue, constituer tour à tour des objets du travail, des outils

du travail, des effets du travail, et / ou des « acteurs » du travail. Dans le cas où l’émotion se

rapporte à un « objet de travail », elle apparaît dans le métier d’agent des pompes funèbres

comme relevant de la branche « tristesse » du modèle circomplexe multidimensionnel de

Plutchik (2001) : « gestion des émotions des endeuillés, évitement du ‟piège de la

compassion” (Goffman, 1968, 380-383) […] » (Bernard, 2007 : 4).

Le statut des émotions au travail, en tant qu’objets du travail, n’ayant pas été défini

explicitement dans la littérature, nous nous proposons d’envisager les « objets émotionnels

de travail » comme des états affectifs, plaisants ou déplaisants, issus du contexte de

travail, de la situation de travail, conditions de travail élémentaires d’une activité

professionnelle. En cela, les objets émotionnels de travail, souvent émotions-objets de travail,

correspondent à toutes les émotions, issues des conditions de travail et du contexte de travail,

potentiellement qualifiées d’« émotions brutes », intrinsèques aux caractéristiques des

situations vécues dans l’activité. Ils ne peuvent s’observer, se révéler, se ressentir, qu’en

conditions de travail réelles, « sur le terrain », qu’il s’agisse de la BAC, d’un service

d’Urgences, d’une équipe d’enseignants exerçant leur activité en REP+, ou d’un service de

téléconseillers. Ainsi, les métiers sujets à incidents émotionnels incluent des tensions

physiques et / ou émotionnelles, parfois des agressions, de la violence, des charges

émotionnelles et psychologiques importantes (Stellman, 2000). Ces agressions, incivilités,

violences, doivent être reconnues au niveau organisationnel, et non banalisées. Les états

Page 402: Les régulations individuelles et collectives des émotions

401

émotionnels en résultant correspondent à des « objets émotionnels de travail ». Les

fluctuations des émotions, auxquelles sont soumis les professionnels, occasionnent des

répercussions directes sur la détermination de leur satisfaction au travail et hors travail.

Les événements vécus, ainsi que les émotions qui y sont associées, affectent le bien-être

psychologique de l’individu. Les émotions déplaisantes ressenties par ce dernier au travail

diminuent son bien-être ressenti (Diefendorff & Gosserand, 2003 ; van Hoorebeke, 2005)

alors que les émotions plaisantes le favorisent. Si les exigences émotionnelles de la

profession excèdent les ressources de l’individu et du collectif de travail, elles se

répercutent négativement sur la santé du professionnel (Muntaner & al, 2012).

Les métiers sujets à incidents émotionnels, par la nature des objets émotionnels qu’ils

renferment, nécessitent, de la part du professionnel, un travail sur les émotions, une régulation

des affects qui « dérangent » la bonne exécution de la tâche. Le taux d’absentéisme peut

augmenter dans une organisation, suivant le niveau d’exposition de l’individu aux contraintes

physiques et psychosociales d’une situation de travail (DARES, 2013). L’impact des

émotions déplaisantes ressenties par l’individu dans le cadre du travail, sur sa santé,

influence son absentéisme, son bien-être ressenti et sa satisfaction au travail, antécédents

du turn-over dans l’organisation (van Hoorebeke, 2003). Les désordres psychologiques liés

aux émotions affectent la santé de l’individu (Selye, 1974 ; Maslach & Jackson, 1981) par la

manifestation de psycho-somatisation (Charpentier, 2000), et contribuent à un absentéisme

coûteux, aux niveaux organisationnel et sociétal (van Hoorebeke, 2003).

8.1.2. Les émotions-objets de travail des bacqueux

Le cœur du métier de policier de BAC - le flagrant-délit, la recherche de délits et de

crimes, les interventions sur réquisitions, et, plus récemment, la primo-intervention lors de

tueries de masse -, s’intègre dans un environnement chargé d’incertitudes, de surprises, de

violences éventuelles. Depuis les années 1980, le NPM rencontre des difficultés d’application

à ces métiers, en raison de l’urgence, de l’imprévisibilité des activités, et du pouvoir

discrétionnaire des agents (Dupont, 2003) : le NPM correspond à une méthode, le secteur

public à un lieu d’application (Laufer & Burlaud, 1980).

La plupart du temps, lors des interventions, les éléments de situation comportent un

caractère incertain : « cela ne se passe jamais comme prévu » (policier de BAC). Quand

bien même les formations et entraînements favorisent le contrôle des émotions liées à la

surprise et à la peur en intervention, le facteur « incertitude » reste inévitable. En effet, il est

impossible, pour les policiers, de prévoir exactement les agissements d’une personne suspecte

Page 403: Les régulations individuelles et collectives des émotions

402

et / ou dangereuse, d’anticiper la configuration topographique exacte des lieux de

l’intervention, de connaître l’éventuelle implication d’autres personnes présentes, etc. D’où

l’importance, au sein du collectif d’intervention, de constituer un élément « prévisible ».

L’incertitude renvoie aux notions de doute, de désordre, d’incomplétude, de complexité

(Lancry, 2007), favorise les états de stress, et détermine les techniques de régulation des

émotions, déployées par l’individu. La complexité des situations rend le système incertain

(Lancry, 2007). Plusieurs éléments constituent le système : le profilage du (des) mis en cause,

son (leur) histoire et ses (leurs) intentions, ses (leurs) réactions spontanées, les caractéristiques

des lieux, l’entourage… Tous les éléments constitutifs de l’environnement de l’intervention,

mais aussi des Hommes durant l’intervention, peuvent varier. D’un point de vue

philosophique, l’incertitude est liée au hasard, et s’inscrit dans le concept de contingence ;

cette vision renvoie aux lois des probabilités. Les policiers de primo-intervention doivent

sélectionner et considérer un maximum d’éléments afin de prendre une bonne décision en un

temps très rapide, alors que de nombreuses informations restent introuvables. Durant

l’intervention, l’interprétation et l’évaluation cognitive des événements aléatoires externes

vont influencer la prise de décision, donc l’action adaptée. Or, l’incertitude s’avère élevée

dans une perspective d’action située. L’action des policiers dépendra de leurs interactions

avec la situation. La pression du temps ajoute au stress (Reid & Nygren, 1988). L’intolérance

à l’incertitude, ou « prédisposition à réagir négativement à une situation ou des événements

incertains, indépendamment de sa probabilité d’occurrence et de ses conséquences »

(Ladouceur & al, 2000 : 935), doit donc se détecter dès la phase de recrutement des

policiers, les individus sujets à cette intolérance se retrouvant rapidement en état de « stress

dépassé » (Selye, 1974 ; Rascle, 2001), pouvant nuire à la mise en sécurité et à la qualité de

l’intervention.

Ce contexte d’instabilités et d’imprévisions se rattache à l’émotion fondamentale de la

surprise, donc à la question existentielle de la territorialité, plus particulièrement de

l’orientation (Plutchik & Kellerman, 1990 ; Plutchik, 1991). Il se couple à des situations de

risques et de violences potentielles, relevant du domaine de l’émotion fondamentale de la peur

(Plutchik, 2001), donc à la question existentielle de la hiérarchie, plus précisément de la

protection. Ces émotions peuvent être considérées, par les policiers, comme « faisant partie du

métier ». Cependant, dans le cas récent des tueries de masse, phénomènes nommés « amok »,

les émotions relatives à ces cas extraordinaires semblent dépasser les représentations

professionnelles (Robert, 2007) du cadre initial vocationnel du policier, de par leur intensité,

et la nouveauté du phénomène : « Ça nous a alerté. Amok, ce terme est Philippin, c’est

Page 404: Les régulations individuelles et collectives des émotions

403

quelqu’un, en traduction française, qui, ‟pète les plombs”. Dont le but est de faire le plus de

mal […]. Pour lui le but est de faire le plus de victimes. Au final, ces personnes ont tendance

à se suicider […]. Et les premiers intervenants sont les effectifs de voie publique, les

patrouilles. La question est : est-ce qu’on sait faire ? Neuf fois sur dix sur ce type de

situation, c’est notre service qui est engagé. On est sans arrêt sur le terrain, on est réactifs

[…]. On s’aperçoit que les collègues, quand on a mis l’AMOK (stages), ils n’étaient pas prêts

du tout, culturellement. Non seulement en terme de dispositif […]. Et aussi il y a l’aspect

préparation mentale. Je leur dit : ‟Non, maintenant, vous allez rencontrer des personnes

[…]”. Ils vont tomber sur des gens qui vont dire : ‟Moi mon but c’est de vous tuer”.

Actuellement, c’est la plus grosse difficulté qu’on ait, de les préparer mentalement. À cette

idée-là, et à gérer ce stress-là. Moi, c’est la réponse sur laquelle j’ai le plus de difficultés »

(formateur BAC).

La photographie ci-dessous représente un équipage BAC en simulation d’exercice-attentat,

dans le cadre des formations continues liées au phénomène « amok ».

Photographie 4 : Simulation en exercice-attentat par la BAC

Crédits photos : Ministère de l’Intérieur - DIRCOM

Page 405: Les régulations individuelles et collectives des émotions

404

Bien que la nature de l’activité varie selon les groupes du matin, de l’après-midi et de

la nuit, ce métier apparaît comme couramment exposé aux risques physiques et

psychologiques (Monjardet, 1996), et détient une solide réputation de profession

« stressante » (Kroes, 1985 ; Lhuilier, 1987 ; Stinchcomb, 2004). La nature des interventions

et les demandes émotionnelles du métier (Brotheridge & Grandey, 2002) impliquent, pour les

policiers, des émotions de peur, d’appréhension, de colère - émotions déplaisantes - mais

aussi des émotions d’excitation, de joie, de soulagement - émotions plaisantes -, dans les cas

où le plaisir de l’imprévisible se double de la variété des affaires et du sentiment d’utilité, de

servir, de faire justice, du plaisir en cas de « bonne affaire ».

Le corps et la pensée des policiers se mettent en tension : qu’il s’agisse de situations

dans lesquelles l’intervention comporte des risques potentiels, générant alors des émotions de

peur, d’appréhension, d’excitation ; qu’il s’agisse d’interpellés difficiles à tranquilliser,

provoquant alors des émotions de colère, de contrariété, ou d’ennui ; qu’il s’agisse des

obstacles pour se rendre rapidement sur les lieux d’un incident nécessitant leur présence, lors

d’interventions sur réquisitions, engendrant alors des émotions de colère, d’agacement, de

stress aigu, couplées à un sentiment d’empêchement, de frustration. Contrariété, colère,

sentiment d’injustice et d’impuissance se font aussi ressentir dans les cas où la situation vécue

et appréhendée par les policiers s’avère sinistre pour les victimes - viols, graves violences,

meurtres -, ou, dans une moindre mesure, lorsque l’attitude des requérants, victimes, témoins,

personnes concernées, personnes croisées sur une intervention, compliquent ou entravent

l’activité.

Les émotions déplaisantes, émotions-objets de travail, lorsqu’elles s’accumulent et ne

trouvent pas à s’exprimer ou à se réguler dans le temps, peuvent conduire les agents à

éprouver un « complexe des Danaïdes » (Oligny, 2009), potentiellement néfaste pour leur

santé, ainsi que pour la qualité des futures interventions : « Je pense que dans ce boulot, on

accumule, vous savez, on entasse, on entasse, tout ce qu’on peut voir, toutes les horreurs, moi

je sais que j’ai vu pas mal de trucs, et on les entasse en fait. Et on n’en parle pas

spécialement ouvertement à ses proches, donc c’est des choses qui restent. Dans mon cas, ça

reste. Et le souci, c’est qu’au bout d’un moment, on fait une petite overdose quoi. Et moi, je

l’ai faite il y a quelques temps ». Bien que des émotions déplaisantes particulièrement

intenses, dans le cas d’interventions extraordinairement choquantes, débouchent parfois sur

des états de stress post-traumatique, ou produisent des effets dramatiques sur la santé des

professionnels qui les ont affrontés (Crocq, 2004), des émotions déplaisantes récurrentes, au

travail, influent, également, à long terme, sur la santé des policiers, sur la sécurité et la qualité

Page 406: Les régulations individuelles et collectives des émotions

405

de leurs interventions. En effet, selon la théorie des événements affectifs, basée sur la

perspective de l’évaluation cognitive (Lazarus, 1966), la fréquence d’un type de ressenti

émotionnel influence davantage le comportement de l’individu que son intensité (Weiss &

Cropanzano, 1996). La récurrence d’expériences affectives déplaisantes agit alors de

façon cumulative sur les attitudes au travail et le comportement organisationnel.

Au-delà des affects relevant des situations d’interventions, cœur de métier des

policiers, ces derniers connaissent aussi des tensions d’un autre ordre, reflétant le « paradoxe

du policier » (Caroly, 2011), tensions dues aux sentiments d’impuissance, d’incontrôlabilité,

donc de frustration, se répercutant parfois sur leur santé. Les origines de ces tensions

multifactorielles (Huez, 2008), se décèlent dans les moments d’ennuis, les conflits avec la

population, les dangers physiques, le contact avec les blessés, les malades, les drogués, les

horaires atypiques (Loriol & al, 2006), et se trouvent aussi dans des causes organisationnelles

(Kroes, 1985 ; Caroly, 2011).

Ainsi, nous relevons de nombreux objets émotionnels de travail au quotidien, que les

policiers doivent gérer, voire transformer. Il est surtout question d’états émotionnels relatifs à

l’« étonnement », donc de surprise, d’imprévus (Monjardet, 1996). Colère, contrariété, peur,

appréhension et dégoût apparaissent également, comme émotions « brutes », à réguler, la peur

diminuant l’efficacité de traitement de l’information (Dubé & Paquet, 2003), et la colère

perturbant l’objectivité des décisions (Lerner & Tiedens, 2006). Ces conditions de travail

particulières se répercutent sur la santé du professionnel (Stellman, 2000), et la qualité de

l’intervention. Ainsi, se profile la relation entre objets émotionnels de travail, santé, et qualité

d’intervention. Il s’agit, pour les policiers, de détecter ces émotions, de les identifier, de les

réguler (Salovey & Mayer, 1990 et 1997), par exemple, grâce à une autre émotion, la

vigilance (« awareness », branche « anticipation » de la roue de Plutchik), qui deviendra

alors outil du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013).

D’intenses exigences et demandes émotionnelles au travail (DARES, 2007 ; Gollac &

Bodier, 2011 ; DARES, 2014) engagent les professionnels à déployer des outils émotionnels,

afin de travailler les objets émotionnels. Le lien entre objets émotionnels du travail et outils

émotionnels du travail se dessine alors.

L’action des policiers implique les notions d’urgence, de danger, de risque, de

protection : maintenir l’ordre, la paix, la sécurité publique, prévenir et réprimer. Skogan

(2005) sous-entend l’importance de l’attitude des agents de police dans la satisfaction des

citoyens : ces derniers attendent du policier, de l’écoute, une attention, des conseils, une

neutralité, une objectivité, une explication des procédures. Le contact et la qualité de la

Page 407: Les régulations individuelles et collectives des émotions

406

relation retentissent davantage sur la satisfaction de l’usager que le résultat final de la

prestation (Skogan, 2005). Pour que, de ce contact, naisse la satisfaction des usagers et la

performance au travail, les agents de police doivent connaître eux-mêmes une certaine

satisfaction relative au climat de travail, un bien-être au travail, une communication aisée avec

leur management, une reconnaissance au travail, des formations et équipements adaptés aux

exigences du travail. Le management devrait tenir compte du contenu et de la teneur de ces

objets du travail, en tant que conditions de travail réelles, par exemple dans la

cartographie des risques au travail, et dans le cadre d’un plan de prévention des RPS ou de

politique de QVT.

8.1.3. Les émotions-objets de travail des infirmiers urgentistes

Le métier d’urgentiste comporte une forte tension perçue au travail et une charge

mentale et émotionnelle importante (Loriol, 2003 ; Loriol & Caroly, 2011), voire des états

d’angoisse au travail (Moisson & al, 2009). Les contacts avec les patients et leur entourage

quelques fois provoquent, chez les professionnels, des émotions déplaisantes (Niven &

Sprigg, 2013) de plus ou moins grande intensité, et la pression des familles engendre un stress

perçu. De plus, les erreurs commises par le professionnel peuvent entraîner de graves

répercussions (Moisson & al, 2009). Ainsi, le métier d’urgentiste est un des métiers les plus

exposés au stress professionnel (Girault-Lidvan, 1989).

Les quarante urgentistes observés éprouvent quotidiennement des émotions intenses,

et encourent des risques physiques et psychologiques provenant du contact avec un public en

détresse, impatient, souffrant, paniqué, désespéré, parfois violent, agressif, voire dangereux.

Les intenses émotions-objets de travail, provenant de ces contacts, atteignent particulièrement

l’IAO, occupant une position de primo contact avec le public, singulièrement éprouvante

psychiquement pour le professionnel. C’est pourquoi l’organisation prévoit, officiellement,

des rotations du personnel à ce poste, toutes les six heures.

En contexte de travail, les urgentistes éprouvent des émotions, plaisantes et

déplaisantes, provenant des interactions avec les patients, leur famille et entourage, les

collègues, la hiérarchie.

D’une part, les émotions plaisantes au travail, comme la joie, la fierté, la sérénité, le

sentiment du travail accompli, proviennent la plupart du temps, de l’accomplissement d’un

« travail bien fait », de la nature-même de certains soins, et de la reconnaissance de la part de

la personne prise en charge, ou de son attitude accommodante, attentive, raisonnable,

conciliante ou agréable. Comme le font remarquer les policiers à propos de situations

Page 408: Les régulations individuelles et collectives des émotions

407

d’interventions et d’interpellations : « le public fait sa prise en charge » (policier de BAC), le

professionnel s’adaptant aux comportements de l’interlocuteur. Le « travail bien fait » ne

se réalise qu’à condition que l’organisation du travail soit adaptée au travail réel. Il

nécessite de passer un certain temps auprès du patient, ce qui n’est pas toujours envisageable

dans le service, en raison de l’organisation du travail actuelle, et de la logique gestionnaire

hospitalière, dans laquelle le travail réel est méconnu, non pensé par les restructurations. Or,

les infirmiers souhaitent passer davantage de temps auprès des patients, car ils considèrent ce

travail relationnel comme le cœur de leur activité (Soares, 2002 ; Estryn-Behar, 2007). Dans

ces cas, l’urgentiste fait état d’un conflit de valeurs entre sa vision du travail bien fait et les

moyens organisationnels existants : les infirmiers, dont bon nombre témoignent d’une

vocation à prendre soin d’autrui (l’activité de care), motivation de service public (Desmarais

& Edey Gamassou, 2014), se retrouvent alors déchirés entre leurs valeurs professionnelles et

les charges de travail (Formarier, 2007).

D’autre part, les émotions-objets de travail des urgentistes, la peur, l’appréhension, la

colère, la contrariété, de différentes intensités suivant la gravité des événements et les types de

régulation individuelle des émotions opérés, constituent les principaux états affectifs

déplaisants des infirmiers. Mais d’autres émotions déplaisantes, émotions-objets de travail,

tiennent aussi à l’histoire du patient, aux causes qui l’amènent au service, à l’injustice de sa

situation (émotions de colère, contrariété), à la stupéfaction, la surprise, voire à l’effroi face à

la nature de l’événement, à la tristesse résultant de la situation, au dégoût ou à la gêne liés à la

nature des soins. Ces émotions impliquent, pour le professionnel, un rapport au corps non

neutre psychologiquement, avec le patient. Les formations initiales des infirmiers font

référence au degré d’engagement émotionnel du professionnel, afin que ce dernier ne se

retrouve pas submergé par ces différents états affectifs, et par un stress psychique et

émotionnel (Sorensen & Iedema, 2009). Les infirmiers peuvent donc, dès leur formation,

conscientiser ce risque, s’y préparer, concevoir une proximité fonctionnelle et flexible avec le

patient. Concernant les émotions se rapportant à la question de la mort et du décès des

malades, les infirmiers formés en soins palliatifs semblent mieux réguler les émotions en

résultant, grâce à des formations traitant du rapport au stress lié à la mort (Loriol &

Caroly, 2008) ; ouvrir ces formations à l’ensemble des infirmiers constituerait un recours

bénéfique aux professionnels.

Aux conflits de valeurs et aux exigences émotionnelles du travail, s’ajoute un

troisième facteur de RPS, les exigences du travail : les infirmiers urgentistes exercent leur

Page 409: Les régulations individuelles et collectives des émotions

408

activité en horaires atypiques, endossent une charge psychologique importante26, et doivent

résoudre des problématiques matérielles, organisationnelles, internes, vécues comme non

gratifiantes, sources de contrariétés, leur ajoutant un stress et une charge cognitive. Le

manque d’effectifs s’ajoute à des règles d’organisation du travail et des règles socio-

émotionnelles ne semblant pas adaptées au travail réel, ni traduites dans une régulation

conjointe (Reynaud, 1988). Les urgentistes expriment alors un sentiment de travail empêché,

d’impuissance, de méfiance, aboutissant à de la contrariété, de la colère, du mécontentement,

voire de la honte. Certaines relations internes difficiles, voire conflictuelles, en découlant,

sont très mal vécues par les professionnels, car considérées comme « ne faisant pas partie

du métier ». De plus, les urgentistes sollicitent intensément leur corps au travail : ports

réguliers de charges, contacts directs avec les malades et leur entourage, utilisation du corps

lors des prises en charge, déplacements physiques continuels dans le service, multiples allers-

retours, station debout devant un poste informatique « mal pensé ». Ce qui constitue, outre le

problème de la « charge psychologique », une charge corporellement concrète, évidemment

fatigante.

Enfin, les dispositifs mis à la disposition des urgentistes, dans les cas où ces derniers

connaissent des incidents émotionnels importants, comme des agressions, des conflits violents

lors de l’exercice de leur activité, ne sont que peu utilisés, en raison d’un manque de

confiance et de proximité avec le management et l’institution. Cette difficulté concernant

la qualité des relations hiérarchiques, facteur de RPS, s’exprime par le non-usage de l’outil de

gestion « fiche de signalement d’un incident / accident lié à une situation de violence », à

adresser à la Direction de l’établissement. Cette inutilisation s’explique par l’appréhension

des éventuelles retombées managériales excluant le professionnel du service, ou mettant à mal

sa sécurité socio-économique. Ainsi, la plupart des incidents et accidents, agressions

physiques et / ou verbales, et les incivilités de la part du public, et en interne entre

professionnels, ayant lieu au sein du service, « restent dans le service ». Lorsque

l’urgentiste vit des situations violentes l’affectant excessivement, il choisira, la plupart du

temps, d’opérer un retrait, s’exprimant par un arrêt de travail : le fort taux d’absentéisme du

service reflète le vécu d’émotions-objets de travail intenses, non inclues dans la représentation

que l’urgentiste a de son métier ; il reflète donc aussi l’insuffisance d’outils émotionnels de

travail sur ces objets.

26 Baromètre social de l’hôpital 2015 ; Enquête EVREST de l’hôpital, 2014

Page 410: Les régulations individuelles et collectives des émotions

409

8.1.4. Les émotions-objets de travail des enseignants en REP+

Le métier d’enseignant comporte une autonomie ambigüe (Piperini, 2007) :

l’enseignant se trouve, en effet « libre » de faire cours comme il l’entend, mais, en même

temps, « prisonnier » d’une bureaucratie importante, qui néanmoins ne lui accordera qu’un

soutien administratif et hiérarchique aléatoire en cas de relations parfois difficiles avec les

élèves (Massé & al, 1998). C’est donc une profession largement exposée au stress (Kovess

& Jaoul, 2004). Dans le secteur des REP+, l’enseignant doit « tenir sa classe » avant de

pouvoir « faire la classe » (Bénabou & al, 2004), et il doit susciter et motiver l’attention des

élèves tout au long du cours. Ce travail relationnel, d’autorité et de transmission de savoirs

constitue un effort sans cesse à refaire, à réinventer, et dont les fruits et résultats ne s’avèrent

que rarement satisfaisants pour le professionnel (Lantheaume, 2008).

L’enseignant utilise la corporéité lors de son travail : il mobilise sa voix, son corps,

dans le rapport avec l’élève, se préoccupe de ses déplacements et de la distance établie entre

lui et l’élève, ou les élèves. En classe, le professionnel dépense une importante énergie

physique et psychologique, (corporelle, vocale, faciale et psychique), particulièrement lorsque

la pédagogie est dite « active » et non personnalisée. Les résultats de ce travail se montrent

souvent décevants pour le professionnel, eu égard à ses valeurs professionnelles et à sa

vocation initiale. Cela occasionne alors des états affectifs récurrents de frustration, de

lassitude, de fatigues psychologique et physique, de contrariété. Dans l’établissement, en

dehors de ses classes, l’enseignant conserve un rôle d’autorité et de respect des consignes,

quel que soit l’élève, et remplit parfois une fonction d’aide, d’écoute, de soutien, de conseil.

Comparablement au cas des policiers, les enseignants peuvent vivre un « complexe des

Danaïdes » (Loriol, 2009), en raison de leurs sentiments de frustration et de lassitude face à

un travail « sans fin », désappointant, qui les lasse et les fatigue.

Peur, appréhension, contrariété, colère, ennui, résignation, tristesse, naissent lors

de rapports épineux avec des élèves et leur famille, ou de rapports avec des élèves difficiles.

Les enseignants ressentent des émotions relatives à la peur lors de violences, d’agressions

verbales et / ou physiques, de situations tendues à gérer. Certaines émotions intenses, de peur,

à la marge des conditions de travail quotidiennes, heurtent le professionnel. Les violences

verbales entre élèves, les incivilités quotidiennes, les situations relatives aux rapports entre

l’établissement et certaines attitudes éhontées des élèves et de leur famille, provoquent colère

et contrariété chez les professionnels. Enfin, certaines injonctions paradoxales et le manque de

visibilité des résultats du travail fourni s’expriment par des états de stress, d’anxiété, et un

sentiment d’impuissance.

Page 411: Les régulations individuelles et collectives des émotions

410

En contrepartie de ces émotions-objets de travail, plus ou moins acceptables et

acceptées par les professionnels, des émotions de sérénité, de joie plus ou moins intense, de

satisfaction du « travail bien fait », de fierté, résultent de situations de travail dans lesquelles

les élèves se sont investis, ont appris, ont travaillé ensemble, par exemple des spectacles ou

des travaux de groupe, mobilisant plusieurs niveaux de scolarité. Au quotidien, joie et intérêt

pour le travail stimulent les enseignants dans leurs activités. Ces émotions plaisantes

résultent aussi de l’organisation du travail et de son contenu : autonomie dans le travail,

marges de manœuvre dans l’activité, variété des tâches, travail collectif, travail en mode

« projet ». De plus, les professionnels ayant développé une identité organisationnelle plus

importante que leur identité professionnelle, font état de sentiments de fierté, de distinction,

relatifs au secteur dans lequel ils enseignent. Pour l’ensemble des enseignants en REP+, le

travail en collectif constitue l’attrait principal pour la zone d’activité, outre les avantages de

carrières que ce poste propose : en REP+, les enseignants s’organisent en collectifs de travail,

construisent un « ensemble » de professionnels, exerçant leur activité en collaboration, dans

un objectif commun. Le travail collectif est un atout essentiel au bon fonctionnement de

l’établissement concerné (Moisan & Simon, 1997).

Or, culturellement et historiquement, la fonction enseignante s’intègre dans un

fonctionnement cellulaire et non un contexte intégré et connecté (Grangeat & Munoz, 2006).

Les établissements REP+, afin de conduire des actions collectives, doivent donc s’agencer en

mode d’organisation ouvert, « intégré » (Berstein, 1975 ; Tardif & Lessard, 2004),

décloisonnant les savoir-faire, coordonnant les interventions des enseignants, afin de garantir

une cohérence éducative, tout en respectant les particularités des élèves. Afin de mener à bien

ce mode d’organisation singulier, des dispositifs d’adaptation des temps de travail des

enseignants sont mis en place, au profit d’autres dimensions de la profession, comme la

formation continue, le travail collectif interdisciplinaire, le suivi des élèves, les relations avec

leur famille, etc.

Face aux multiples exigences du travail, parfois contradictoires, les rôles et les tâches

du chef d’établissement s’avèrent extrêmement sollicitants, exigeants, voire irréalisables. Ce

dernier connaît les facteurs de RPS suivants : exigences du travail colossales, positionnement

ambigü, la hiérarchie directe jouant plus un rôle de supervision que de « management »,

autonomie non régulée (parfois très grande, parfois trop étroite), manque de soutien social

hiérarchique, couplé à un sentiment de « solitude » du « chef », manque de formations

managériales. La souffrance des chefs d’établissements, relative à ces facteurs de RPS,

Page 412: Les régulations individuelles et collectives des émotions

411

semble préoccupante : « Les chefs d’établissement, je dirais qu’on les rend fous ! J’ai un peu

l’impression qu’on VEUT en faire des managers, sans leur donner réellement les moyens de

manager » ; « la commande, elle est lourde […] elle part du Ministère vers tous les

établissements, sans distinction » (professionnel des RH) ; « La peur, l’appréhension […] la

contrariété, la colère […], le stress, de ne pas arriver à échéance, […], à atteindre

l’objectif » ; « la charge mentale, que ce soit du point de vue des élèves ou du point de vue

managérial, c’est ça qui amène l’insomnie, c’est pas le temps de travail » ; « Non, on ne

s’occupe pas de ma santé (rires). Et on n’a pas d’analyse de la pratique non plus » ; « Il y a

des caps. Que je fixe moi-même […]. Avoir la juste distance et se dire : ‟quel est le rôle d’un

manager ?” » (chef d’établissement).

8.1.5. Les émotions-objets de travail des téléconseillers

Dans la littérature abordant les conditions de travail des téléconseillers, les importantes

exigences du travail et le fort contrôle managérial sont les principales causes identifiées de

mal-être au travail (Caïazzo, 2004 ; Grosjean & al, 2005 ; Clergeau & Pihel, 2010a ; Ben

Feikih Aissi & Naudin, 2015). Les études à propos du métier de téléconseiller considèrent

cette profession comme stressante, comportant des exigences multiples (Charles-Pauvers &

al, 2007). La pression managériale, les objectifs quantitatifs couplés à celui de la qualité de la

relation avec le client, peuvent engendrer un épuisement professionnel. Dans ce métier,

l’exigence émotionnelle principale correspond au « sourire au téléphone » (Grosjean & al,

2005), l’absence de communication non verbale, lors de la relation avec le client, constituant

une contrainte obligeant les professionnels à jouer de leur voix, de leur intonation, de leur

posture, à distance (Dagot & Périé, 2014).

La présente recherche, bien que relevant le poids des importantes exigences du

travail des téléconseillers, la surcharge cognitive associée au couplage téléphonie-

informatique (Clergeau, 2004 ; van de Weerdt, 2011 ; Clergeau & Pihel, 2010a), un contrôle

du travail constant (van de Weerdt, 2011), visible, une productivité mesurée en continu,

constate que l’organisation étudiée se distingue par la disponibilité et l’engagement des

managers de proximité envers leurs équipes, et une habituation des professionnels, certes

récente, à la question de la QVT et du bien-être au travail. L’organisation prend désormais

en compte certains facteurs de RPS. Ainsi, elle a tenu compte du manque d’autonomie et de

marge de manœuvre des téléconseillers, en abandonnant l’obligation d’ânonner un script

commercial préétabli, ou de respecter celle de prendre un certain nombre d’appels par heure.

Le management par le contrôle (Clergeau & Pihel, 2010a) a fait place à un management

Page 413: Les régulations individuelles et collectives des émotions

412

participatif, coopératif, voire de « laisser faire avec confiance », grâce à des formations

destinées aux managers de proximité. Favorisées par une communication interne allant dans

ce sens, un autre exemple de cette prise en compte des RPS se retrouve dans l’instauration de

temps dédiés aux réunions d’équipes, à l’expression des collaborateurs et aux retours

d’expériences. Des conditions de travail impersonnelles ont été remplacées par la possibilité

d’aménager ses tâches, d’organiser son travail dans la journée, de bénéficier d’une nouvelle

ergonomie des postes, plus attrayante et accueillante, ainsi que de salles de détente dédiées.

Malgré cet important travail managérial et organisationnel destiné à remédier aux

facteurs de RPS, les téléconseillers font état de situations de travail dans lesquelles ils

connaissent des émotions déplaisantes.

D’une part, le téléconseiller ressent stress, contrariété et frustration lorsqu’il ne

parvient pas à répondre aux demandes du client, particulièrement lorsque ces dernières

excèdent le champ des actions autorisées - par exemple concernant les marges de manœuvre

relatives aux gestes commerciaux -, ou possibles - lorsque les applicatifs empêchent la

réalisation du travail, se montrent inopérants, ou évoluent trop rapidement -. La charge

mentale découlant de ces situations concerne donc deux facteurs de RPS : d’importantes

exigences du travail, et un manque de marge de manœuvre. Ces situations peuvent

s’ajouter à des sentiments de frustration et d’injustice face au client, une empathie envers ce

dernier, lorsque le téléconseiller estime que la situation du client n’est pas méritée.

Concernant spécifiquement la relation avec le client, le téléconseiller éprouve des émotions de

colère et de contrariété, de lassitude, d’ennui et d’abattement, dans les cas où celui-ci se

montre agressif, incivil, menaçant, désagréable. Les professionnels se déclarent d’autant plus

sensibles à ces atteintes lorsqu’ils découvrent que le client est aussi un employé de la même

entreprise.

D’autre part, jalousie, aversion, rancune et colère surgissent lorsque les autres

collègues agissent en désaccord avec les valeurs professionnelles du téléconseiller et avec

sa vision du métier, et ce, quelle que soit la vocation initiale du professionnel : une motivation

de service public (Desmarais & Edey Gamassou, 2014), ou une motivation attachée à la

satisfaction des clients. La jalousie, (traduite de l’anglais « envy ») (Plutchik, 2001), émotion

déplaisante mêlant les questions existentielles de temporalité (mort) et de hiérarchie

(destruction), « envahit une personne à la vue d’une autre qui lui semble détenir quelque

chose qu’elle souhaiterait s’approprier ou dont elle voudrait que l’autre soit privée […]. Elle

est souvent associée à un sentiment d’infériorité, à une intense frustration et à une hostilité

Page 414: Les régulations individuelles et collectives des émotions

413

plus ou moins ouverte à l’égard de la personne enviée » (Vidaillet, 2008 : 14). Cette émotion

« ne pouvant être dite. Il est en effet peu glorieux de s’avouer envieux » (Vidaillet, 2008 : 15),

les professionnels disent surtout être envié, ou craindre d’être envié.

Les jalousies, états affectifs déplaisants, émotions secondaires associant colère et

tristesse (Plutchik, 1980 : 161), se poursuivent et s’entretiennent dans le temps, en raison d’un

positionnement commercial institutionnel interprété comme ambigü par le professionnel,

provoquant des sentiments d’incompréhension, de trahison, d’injustice, de non-

reconnaissance de la qualité du travail, d’incongruence entre l’attendu prescrit, officiel, du

travail, et une disculpation, voire un encouragement tacite, à maximiser les ventes. Or, si les

individus perçoivent des inéquités ou des injustices de la part de l’organisation ou du

management, ils vont ressentir de la colère, de l’outrage, de la jalousie, et peuvent

s’engager dans des représailles (Nabatchi & al, 2007).

Jalousie et aversion, émotions intensément vécues par le téléconseiller, et dont les

effets s’immiscent souvent jusque dans sa vie privée, naissent alors en raison du conflit de

valeurs entre l’individu et l’organisation, entre déontologie et intéressement, concernant la

représentation du métier, pouvant mener à d’excessifs et interminables conflits internes,

entre téléconseillers ou entre téléconseillers et managers. Des pratiques managériales opérant

un décalage entre les attentes déclarées de l’organisation, et les incitations implicites à

atteindre un maximum d’objectifs quantitatifs de ventes, heurtent la représentation de la

nature du métier des téléconseillers, qui considèrent les émotions de jalousies comme « ne

devant pas faire partie du métier », donc inacceptables, anormales.

La question de la jalousie au travail, bien que représentant « une émotion qui reste

taboue, dont on ne parle quasiment jamais dans l’entreprise ou dans les livres de

management » (Vidaillet, 2008 : 16), induit pourtant des conséquences préoccupantes, tant

vis-à-vis de l’efficacité au travail, que de la préservation de la santé et du bien-être du

professionnel. En effet, la jalousie dégrade les relations au travail : « elle est susceptible de

freiner les capacités d’interactions et la qualité de celles-ci » (Vidaillet, 2008 : 16), et met à

mal la coordination, le travail collectif, la cohésion d’équipe (Duffy & Shaw, 2000) en

désagrégeant les liens nécessaires à l’accomplissement d’une performance globale et durable.

Elle provoque insatisfaction, démotivation et turn-over, tant concernant la personne envieuse

que la personne enviée, de l’hostilité et de l’agressivité interpersonnelle, la jalousie étant

envisagée comme une émotion « d’attaque » (Stein, 2000) plus ou moins subtile.

Face aux effets délétères de la jalousie dans l’organisation, cette dernière peut agir

pour la neutraliser, en aménageant des évaluations de performances évitant les comparaisons

Page 415: Les régulations individuelles et collectives des émotions

414

entre les individus sur la base de critères quantitatifs, et les mises en compétition individuelles

récurrentes, et en revisitant le partage des ressources : « l’envie est exacerbée lorsque les

choses sont présentées comme un jeu où certains gagnent tandis que d’autres perdent, ce qui

est donné aux uns étant pris aux autres » (Vidaillet, 2008 : 19). De plus, au-delà d’une

neutralisation des situations potentiellement initiatrices de jalousies, il semble impératif, pour

l’organisation et les équipes concernées, de restaurer une confiance entre collaborateurs et

entre collaborateurs et management (Clergeau & Pihel, 2010b), donc de travailler sur le

« vivre ensemble », sur le collectif de travail et sur la qualité des relations internes, la

confiance représentant l’empreinte des émotions nées des relations avec les autres (Elster,

1999).

Au-delà de ces considérations d’émotions déplaisantes au travail, les téléconseillers

ressentent, la plupart du temps, en situation de travail, une sérénité, une joie modérée, issues

du cœur de l’activité, la relation/client, des conditions de travail générales et des éléments de

motivation extrinsèque proposés par l’entreprise. Une joie intense (Plutchik 2001), un

optimisme, une fierté, une excitation, et un soulagement, stimulent le professionnel, dans le

cas de revirement émotionnel du client, dans le cas où la situation relationnelle avec ce

dernier est vécue comme un challenge valorisant son cœur de métier, et dans celui où le

sentiment de « travail bien fait » se traduit et se confirme dans les verbatim-clients, positifs et

très positifs, sources de satisfaction et de fierté. Ces verbatim-clients, récemment pris en

compte par les pratiques de management et de GRH, dans le cadre d’objectifs collectifs,

tempèrent l’importance des objectifs quantitatifs individuels de l’activité. Cependant,

contrairement à ces derniers, ils n’assurent pas de primes au professionnel.

Le tableau 33 synthétise les différents objets émotionnels de travail des quatre métiers

étudiés, compare les pratiques professionnelles de gestion des risques, et propose plusieurs

préconisations managériales notables.

Page 416: Les régulations individuelles et collectives des émotions

415

Tableau 33 : Tableau comparatif des principaux éléments discutés

Policiers de BAC Urgentistes Enseignants en

REP+ Téléconseillers

Émotions-objets de travail plaisantes

Excitation, surprise, joie, soulagement, fierté, intérêt

Joie, fierté, sérénité Joie, sérénité, fierté, intérêt

Sérénité, joie modérée, optimisme, fierté

Émotions-objets de travail

déplaisantes

Peur, appréhension, colère, contrariété, surprise

Peur, appréhension, colère, contrariété, dégoût, tristesse

Frustration, lassitude, contrariété, peur, résignation, tristesse

Contrariété, frustration, lassitude, ennui, jalousie, aversion

Intensité et récurrence

émotionnelles

Émotions intenses et risque de SPT, émotions déplaisantes récurrentes (cumul)

Émotions intenses régulières et émotions déplaisantes récurrentes (cumul)

Émotions intenses non quotidiennes, état affectif déplaisant récurrent : frustration

Faibles intensités, sauf états affectifs liés à la jalousie

Principaux objets émotionnels de travail, facteurs

de RPS

Risques physiques et psychologiques très importants ; Exigences du travail et stress professionnel très forts; Exigences émotionnelles très importantes : incertitudes, violences, environnement instable et extrême, demandes émotionnelles très élevées ; Pratiques du NPM engendrant contrariétés, anxiétés, défiance

Risques physiques et psychologiques très importants ; Fortes tensions et stress perçus au travail ; Exigences du travail et demandes psychologiques importantes (charge de travail et responsabilités) ; Exigences émotionnelles très importantes ; Pratiques du NPM engendrant conflits de valeurs, contrariété, perte de sens

Stress professionnel important ; Fortes exigences émotionnelles au travail (travail relationnel important) ; Autonomie ambigüe ; Injonctions paradoxales : organisationnelles versus institutionnelles

Stress professionnel parfois important ; Exigences du travail multiples ; Fort contrôle managérial ; Conflits de valeurs entre le téléconseiller et l’entreprise

Questions existentielles principales concernées

Orientation, protection, destruction, reproduction

Protection, destruction, réintégration, reproduction

Protection, destruction, rejet, reproduction

Destruction, réintégration, rejet, reproduction

Corporéité au travail

Très importante Très importante Importante (gestion de la distance)

Absente

Vocation et identités

professionnelle et organisationnelle

Très fortes Très fortes

Fortes vocation et identité professionnelle, parfois sans identité organisationnelle

Forte identité organisationnelle, faible vocation

Pratiques managériales

bénéfiques pour la SST

Recrutement prenant en compte les objets émotionnels de travail, les éléments de vocation et l’obligation de deux ans d’expérience « terrain » ; Très fort travail collectif

Rotation du personnel d’accueil ; Formations initiales intégrant les questions de distance relationnelle, d’engagement émotionnel ; Vision « psychologisante » du métier

Instauration d’un collectif de travail ; Aménagement et adaptation des horaires, formations, et contenus du travail à l’organisation

Disponibilité, engagement, formation à la prévention des RPS du management de proximité ; Communication, sensibilisation, formations aux questions de SST ; Management coopératif, participatif, en confiance ; Aménagement de l’activité et temps d’échanges internes ; Ergonomie des postes

Page 417: Les régulations individuelles et collectives des émotions

416

Pratiques managériales préjudiciables pour la SST

Politique de prévention des RPS non visible sur ces thématiques ; Travail réel et réalisé peu pris en compte par l’institution ; Manque de reconnaissance au travail

Inadaptations des règles organisationnelles à la réalité du terrain ; Travail empêché ; Management absent, menant à des conflits internes

Positionnement, marges de manœuvre, demande psychologique du management de proximité ; Politique de prévention des RPS non visible, à développer

Mise en compétition régulière ; Fort contrôle du travail

Préconisations

Prendre en compte les objets émotionnels du travail réels, en tant que conditions de travail dans la politique de prévention des risques ; Communiquer et sensibiliser sur les RPS ; Établir et entretenir une reconnaissance au travail ; Instaurer des formations et proposer des équipements adaptés aux besoins de « terrain » actuels

Opérer un travail sur la confiance institutionnelle et la proximité managériale pour rendre opérante la politique de prévention des risques ; Adapter les outils de communication interne concernant la réorganisation et la prévention des risques

Instaurer un réel processus de recrutement, prenant en compte l’appétence pour le travail en équipe et la collaboration, et la gestion des exigences émotionnelles ; Mettre en œuvre des pratiques managériales permettant un fonctionnement intégré et ouvert ; Rendre les formations accessibles et adapter leur contenu aux besoins des enseignants

Mettre en débat la question des marges de manœuvre des téléconseillers ; Limiter les causes de jalousies internes : positionnement commercial de l’organisation à revoir, pratique de reporting et d‘affichage des résultats à supprimer ; Éviter les mises en compétition ; Repenser l’évaluation du travail ; Recréer de la cohésion (par la définition d’objectifs collectifs)

Les objets émotionnels de travail, impliquant des émotions déplaisantes ou plaisantes,

des facteurs de souffrance ou de bien-être au travail, pris en compte de manière différente

suivant les quatre métiers concernés, se répercutent sur la santé et la sécurité du professionnel,

et conditionnent l’accomplissement de la tâche. Les professionnels utilisent alors des outils

émotionnels de travail afin de travailler sur ces objets.

Page 418: Les régulations individuelles et collectives des émotions

417

8.2. Des « outils émotionnels de travail »

Cette section définira tout d’abord la notion d’ « outils émotionnels de travail », puis

en tracera les perspectives au sein des métiers de policiers, d’urgentistes, d’enseignants et de

téléconseillers, en explorant les émotions-outils de travail, le travail émotionnel, les

régulations individuelles des émotions, mobilisant les compétences émotionnelles. Enfin, la

discussion soumettra à examen le concept de « régulation émotionnelle collective ».

8.2.1. Considérations générales

Pour Jeantet (2003 : 100), les émotions peuvent revêtir un statut d’« outil de travail » :

« sont-elles des outils de travail qui le rendent possible et le facilitent (ainsi que Forseth et

Dahl Jorgensen le proposent), ou, dans une optique assez proche, des ressources (on travaille

à partir de ses émotions, de même que l’on mobilise son intelligence) ? ». Remoussenard et

Ansiau (2013) interrogent le statut de l’émotion, en tant qu’outil de travail, ressource

cognitive. Au-delà de la possible considération des émotions au travail comme « outils de

travail », nous proposons l’expression « outils émotionnels de travail », afin d’inclure à la

fois les émotions-outils de travail - comme la mise en vigilance des policiers, dans un

contexte chargé d’incertitudes et de surprises potentielles -, ainsi que toute ressource

cognitive ou émotionnelle permettant aux professionnels de réguler leurs émotions et celles

du public rencontré.

Ces ressources, individuelles mais aussi collectives, « outils émotionnels de travail »,

constituent les moyens, liés aux émotions, mis en œuvre par l’individu et / ou le collectif de

travail, afin de répondre aux objets émotionnels de travail, aux demandes émotionnelles des

situations de travail. Ainsi, certaines émotions-outils de travail, les compétences

émotionnelles, le travail émotionnel, et les régulations émotionnelles, composent la notion

d’« outils émotionnels de travail » sur ces objets (Bernard, 2007), qui vont rendre possible

l’activité, vont la faciliter, constituer des ressources cognitives et émotionnelles, voire

énergétiques (Rossano & al, 2015).

Page 419: Les régulations individuelles et collectives des émotions

418

8.2.2. Les émotions-outils de travail des professionnels

Les professionnels des quatre métiers étudiés utilisent des émotions comme outils du

travail, afin de mener à bien leur mission de service. Ces émotions-outils agissent sur les

objets précédemment décrits. Dans cette sous-section, nous décrirons le rôle des émotions-

outils de travail principales des professionnels des quatre métiers étudiés, en commençant par

les cas des urgentistes, des téléconseillers, et des enseignants en REP+, pour terminer par

celui des policiers, qui sera davantage détaillé, en raison de l’archétype de métier à incidents

émotionnels qu’il représente. Puis, nous répertorierons les différentes émotions-outils de

travail de chaque métier concerné dans un tableau récapitulatif.

Dans les quatre métiers étudiés, les professionnels font appel à des émotions-outils de

travail : les infirmiers urgentistes utilisent les émotions de joies (Plutchik, 2001) lors de la

prise en charge des patients, émotions se combinant à des stratégies de régulation des

émotions des patients mobilisant, soit l’humour, soit l’empathie ; les téléconseillers utilisent,

de la même façon, cette émotion-outil, bien que dans une moindre intensité : ils recourent

davantage aux états émotionnels relatifs à la sérénité ; les enseignants en REP+, mais dans

une bien moindre mesure que les policiers, ont recours aux états de

vigilance/anticipation/intérêt (Plutchik, 2001) lorsqu’ils sont en classe, élaborant ainsi des

repères pédagogiques, pour anticiper d’éventuelles situations de conflits ou de débordements.

Dans ces trois métiers, les professionnels étudiés tirent parti des émotions en tant qu’outils de

travail, lors de la relation-même avec le client, patient ou usager, mobilisant alors leurs

compétences émotionnelles interpersonnelles, alors que les policiers effectuent un travail sur

leurs émotions pendant et hors relations avec l’usager ; ils sollicitent simultanément leurs

compétences émotionnelles intra personnelles et interpersonnelles (Salovey & Mayer, 1990 et

1997).

Dans le cas des policiers de voie publique, la vigilance (awareness) (Plutchik, 2001),

émotion-outil de travail, se répercute sur la santé du professionnel, le fatigue

émotionnellement et psychiquement : elle implique une mise en tension séquentielle et

quotidienne du corps du policier, et la sollicitation de différents sens (ouïe, vue, odorat,

toucher), variant suivant l’environnement (nuit ou jour, pluie, soleil ou brume, rues peuplées

ou non, horaires particuliers, événements populaires, types de quartiers, menaces

terroristes…). La mise sous tension du corps en vigilance, essentielle dans l’exercice de

l’activité de policier de BAC, activité de « terrain » et de primo intervention sur la voie

Page 420: Les régulations individuelles et collectives des émotions

419

publique ou au domicile de suspects ou de personnes recherchées, concourt à court-circuiter

les inconvénients potentiels de l’expression de la peur et de la surprise. Dans l’activité de

policier de BAC, le corps devient une ressource, à « éprouver » (Dejours, 2001). Les états de

« vigilance » mentionnés par le modèle de Plutchik (2001), constituant les états émotionnels

les plus récurrents des policiers lors de leur activité, vont les aider à lutter contre l’incertitude,

l’imprévu, la surprise, objets du travail, imposés par l’environnement et les éléments de la

situation. Or, dans ce modèle circomplexe, la branche « vigilance »

(vigilance/anticipation/interest) fait face à la branche « étonnement » (amazement/

surprise/distraction). La vigilance, émotion-outil, viendrait contrer (neutraliser ?) les effets

des émotions-objets du travail de la branche « surprise ». Cette idée mériterait d’être

approfondie lors d’une prochaine recherche, sous la forme d’une étude des effets dangereux

de la « routine », par exemple. Cette posture émotionnelle de vigilance se définit comme

un véritable outil du travail, nécessaire au bon accomplissement de la mission, et à la mise

en sécurité du fonctionnaire.

Ce travail de vigilance, voire de sur-vigilance, s’apprend et se perfectionne par le

biais de l’expérience, de la transmission du répertoire collectif d’actions (Loriol, 2012), du

mimétisme en collectif de travail, voire de la contagion émotionnelle (Hatfield & al, 1994 ;

Andersen & Guerrero, 1998 ; van Hoorebeke, 2008a) facilitant la cohésion sociale (Barsade,

2002) et l’« esprit collectif » (Weick & Roberts, 1993), ou de l’emotional buzzing (Waldron,

2000), états forts de la conscience collective, entraînant alors une mise en vigilance

collective, observée à de nombreuses reprises lors des patrouilles. D’autres pratiques plus

institutionnalisées procèdent de cet apprentissage : les formations techniques internes,

comme les formations au tir et à l’autodéfense. Dans ces formations, un certain nombre de

formateurs font référence au « code couleurs de Jeff Cooper » ; il s’agit de différents niveaux

de vigilance formalisés pour rester en sécurité (Rosenberg, 2011). Cependant,

malheureusement, la plupart du temps, les entraînements d’autodéfense s’effectuent hors

travail, par des policiers intéressés par ces types de sports, pourtant d’utilité certaine ensuite,

en situation de travail.

L’état de vigilance à déployer dans une situation plus ou moins risquée dépend de

l’individu, de ses expériences, du port, ou non, d’armes létales ou non létales, ainsi que de son

niveau de maîtrise des arts martiaux et des sports de tirs. Le « code de Cooper », élaboré dans

les années 1990 par Jeff Cooper, ancien membre du corps des Marines aux États-Unis, et

auteur de nombreux ouvrages portant sur l’autodéfense, insiste sur l’importance de la

Page 421: Les régulations individuelles et collectives des émotions

420

préparation, mentale et physique, à des situations de violence et de danger, et propose quatre

niveaux de vigilance, suivant le code chromatique suivant :

- Niveau blanc : l’individu est hors de danger, et peut se passer d’une mise en vigilance.

Citons le cas, par exemple, des situations dans lesquelles les policiers se livrent à une

pause dans un commissariat, ou débriefent entre eux d’une affaire, ou après une

intervention, lorsqu’ils se retrouvent en sécurité totale.

- Niveau jaune : l’individu est détendu, mais à l’écoute : il s’agit d’une vigilance

passive. Citons les cas de vacations particulièrement calmes, où les policiers, en proie

parfois à un certain ennui, maintiennent une vigilance basse, susceptible de s’activer

plus intensément à tout signal de danger, ou de réquisition. Cet état est qualifié de

« fatigant » par les policiers, le temps pouvant alors leur « sembler plus long ».

- Niveau orange : un potentiel risque a été identifié : quelque chose sortant de

l’ordinaire, ou une situation anormale, a été détectée et maintient ou éveille l’attention

des policiers. Il est alors temps pour eux d’élaborer et de formuler un plan d’action.

Cela peut être le cas lors de toute intervention, tout contrôle d’identité avec un public

plus ou moins « à risques », et de tout contact direct avec les personnes interpellées,

même une fois arrêtées. Lorsque la menace a été identifiée et partagée dans le collectif

de travail, les professionnels déterminent la validité du danger, et élaborent des

stratégies de réponses adaptées, qu’ils mettent ensuite en œuvre.

- Niveau rouge : tous les sens des policiers sont en éveil ; la menace est avérée. Les

policiers se mettent mentalement en condition de passage à l’action. Leur action va

dépendre du comportement de la personne identifiée comme menaçante ou

dangereuse, ou de la nature de la menace. Les gestes appris et répétés en formations et

en entraînements doivent devenir « automatiques », « instinctifs », et leur servir à

intervenir en sécurité, d’où l’importance de la préparation et de l’expérience, pour leur

éviter de se retrouver en zone « noire », en état de « stress dépassé » (Selye, 1974 ;

Rascle, 2001). Les policiers considèrent ces formations et entraînement comme

insuffisants en terme de fréquence, de durée et de méthode : davantage de mises en

situation et de simulations proches du réel sont souhaitées par les professionnels

« de terrain ».

La photographie ci-dessous représente un équipage BAC en simulation d’intervention à hauts

risques.

Page 422: Les régulations individuelles et collectives des émotions

421

Photographie 5 : Simulation d’une intervention à hauts risques par la BAC

La figure 17, extraite d’un travail de recherche en collaboration avec les formateurs de

l’ENSP (Monier & al, 2017), récapitule et détaille ces différents niveaux de vigilance

examinés et approfondis par les encadrants.

Figure 17 : Les différents états de vigilance inspirés des travaux de Jeff Cooper

(Monier & al, 2017)

Nous sommes

chez nous, en

sécurité.

Nous sommes serein et

conscient de notre

environnement ; une anormalité dans le contexte dans lequel nous évoluons attirera notre attention.

Cet état peut-être maintenu de

manière quasi continue.

La tension augmente; c’est le cas lorsqu’un

individu pénètre excessivement dans

notre « bulle proxémique ». Il est

nécessaire de garder ou de prendre un recul physique et mental.

Cela permet une éventuelle désescalade

et de contrer une focalisation qui nous

ferait perdre une conscience de

l’environnement. Cet état entraîne de la

fatigue ; il peut être maintenu tout de même

quelques heures.

La menace est réelle. La

focalisation sur l’objet de cette

menace est vorace en énergie. Cet état ne peut guère durer

plus de quelques minutes. La prise de recul nécessite,

elle aussi, un effort.

C’est la sidération,

notre vigilance nous a fait

défaut, nous n’avons rien

vu venir.

Crédits photos : Ministère de l’Intérieur - DIRCOM

Page 423: Les régulations individuelles et collectives des émotions

422

Par la préparation, l’anticipation et l’entraînement aux situations « à risques »,

représentatives des situations de travail réelles, les policiers disposent d’un ensemble de

comportements à adopter et d’actions individuelles et collectives à mettre en œuvre, afin de

s’adapter à la situation, et pour, concomitamment, préserver leur santé et leur sécurité, ainsi

que la qualité de leurs interventions. Des formations et entraînements à des techniques de

maintien, d’entretien de la vigilance, de gestion du temps en vigilance, seraient à envisager.

À cause du manque de temps de formations et d’entraînements aux tirs et aux

techniques de combat et d’autodéfense, pour travailler différents niveaux de mises en

vigilance et préparer les agents, mentalement et physiquement, à des situations de violences,

de dangers ou de menaces, l’expérience policière antérieure à une candidature dans la

brigade est exigée lors du recrutement : les candidats aux tests de recrutements doivent être

titulaires depuis au moins deux ans. La plupart viennent de services de Police Secours, de

GSP, ou d’autres BAC. Selon les policiers, l’expérience « Police » permet de gérer davantage

de situations à risques.

Cette compétence émotionnelle, individuelle et collective, peut s’évaluer lors de la

phase de recrutement, par des mises en situation, des récits professionnels, nécessitant une

certaine souplesse dans les échanges entre candidats et évaluateurs, un mode de sélection peu

rigide : « le dépistage des compétences doit enrichir la compétence collective » (Ruiller,

2012 : 32).

De manière générale, une fois au service, la mise en vigilance et en condition d’états

émotionnels relatifs à la vigilance, qu’elle soit individuelle ou collective, se réalise au

quotidien dès la prise d’activité, par le rituel d’équipement : gilets, armes individuelles et

collectives, équipements de sécurité comme les boucliers, les casques, au garage, se

poursuivant par la vérification puis le chargement des voitures. Les « disputes

professionnelles » (Clot, 2014), informelles, autonomes, non routinisées car dépendant des

contextes de travail, ayant lieu, la plupart du temps, lors d’échanges collectifs antérieurs à une

interpellation potentiellement risquée, jouent aussi un rôle de préparation mentale et de mise

en vigilance collective. Les policiers échangent autour des pratiques professionnelles, mettent

en débat les questions de sécurité et de passage à l’action collective, se préparant ainsi

mentalement à intervenir et à réguler les émotions liées à la peur, à l’appréhension de la

surprise, aux incertitudes attachées à la mission à réaliser. Ce type de mise en vigilance

collective correspond à la définition de la coordination de Beaucourt et al (2014), pour qui la

coordination ne s'établit pas uniquement sur des dispositifs de recherche de cohérence, mais

Page 424: Les régulations individuelles et collectives des émotions

423

se fonde sur des débats contradictoires entre acteurs. Ces débats se développent afin de

condenser les énergies.

Utiliser la vigilance comme « émotion-outil » afin de tempérer et combattre les

effets d’émotions-objets de travail, comme la peur ou la surprise, relève d’une

compétence émotionnelle au sens de Salovey et Mayer (1990 et 1997) : « l’assimilation

émotionnelle, comme facilitation émotionnelle dans la pensée » (Salovey & Mayer, 1997 :

11). Cette émotion s’utilise spécifiquement afin de renforcer les processus cognitifs et de

décision, de diriger l’attention et de signaler où porter cette dernière, de faciliter la prise de

décision, de s’adapter de manière flexible aux éléments de contexte. L’objectif de l’utilisation

de l’émotion de vigilance réside dans la maîtrise d’affects perturbateurs, afin de construire un

raisonnement, la plupart du temps collectif, qui aboutira au passage à l’action adaptée. Cette

utilisation constitue une compétence, individuelle et / ou collective, validée par les collectifs

dans lesquels elle s’exerce : « [la compétence] se manifeste dans l’interaction entre un sujet et

son environnement […] mais elle ne fait sens que parce qu’elle est reconnue par un tiers ou

par le groupe au sein duquel le sujet exerce son activité (jugement de compétences). Les

compétences dépendent du poids que les acteurs lui attribuent, elles dépendent des valeurs du

groupe » (Blandin, 2006 : 6). Cette compétence émotionnelle s’avère indispensable dans

l’exercice de l’activité, dans la mesure où elle permet d’instaurer la confiance lors des

interventions : « j’ai confiance dans les collègues […] je peux leur tourner le dos en

intervention ». Chez les policiers, le comportement des professionnels doit être prévisible, et

donner à croire que l’individu prend en compte les intérêts d’autrui (Clergeau & Pihel,

2010b). Cette confiance interpersonnelle contribue à l’efficacité organisationnelle (Brousseau,

& al, 1997).

Le tableau 34, ci-dessous, récapitule les différentes émotions-outils de travail agissant

sur les objets émotionnels de travail des professionnels ; ainsi que les compétences

émotionnelles activées en situation de travail.

Page 425: Les régulations individuelles et collectives des émotions

424

Tableau 34 : Les émotions-outils de travail : activation des compétences émotionnelles des

professionnels

Métiers concernés

« Bacqueux » Infirmiers urgentistes

Enseignants en REP+

Téléconseillers

Émotions-outils de travail

principales (Plutchik,

2001)

Vigilance / anticipation /

intérêt

Joie / sérénité / optimisme : empathie et

humour

Anticipation / intérêt

Joie / sérénité

Compétences émotionnelles

(Salovey & Mayer, 1990 et

1997)

Compétences émotionnelles

intra-personnelles et

interpersonnelles

Compétences émotionnelles

interpersonnelles

Compétences émotionnelles

interpersonnelles

Compétences émotionnelles

interpersonnelles

Les compétences émotionnelles permettant l’utilisation de ces émotions-outils de

travail s’acquièrent avec les années d’expérience, la transmission du répertoire collectif

d’actions entre professionnels, et, pour les policiers, infirmiers et téléconseillers, par le biais

des formations initiales et continues.

8.2.3. Les régulations individuelles des émotions : monter en compétences

émotionnelles

Au-delà d’une prise en considération des compétences émotionnelles dès le

recrutement, par une sélection fondée sur un certain nombre d’années d’ancienneté - comme

chez les policiers -, sur des mises en situations - réelles ou artificielles -, sur des

questionnements autour de la gestion de soi et la maîtrise des émotions des autres, sur la

détection et le contrôle de la communication non verbale, un outil de GRH nous semble

particulièrement approprié pour monter en compétences émotionnelles et connaître, tester,

appliquer des stratégies de régulations des émotions : la formation (initiale et continue).

Quel que soit le métier concerné, dans la mesure où il vit des incidents émotionnels

dans l’exercice de ses fonctions, où il se confronte à des exigences émotionnelles au travail, et

dans la mesure où il doit opérer un travail émotionnel face à un public externe, le

professionnel utilise des stratégies de défense et de régulations émotionnelles. Les

compétences émotionnelles intra-personnelles et interpersonnelles (Salovey & Mayer, 1990 et

1997 ; Salovey & al, 2004 ; Kotsou & Salovey, 2008) lui permettant de mobiliser des

stratégies de régulations des émotions, préservant sa santé ainsi que l’accomplissement de sa

Page 426: Les régulations individuelles et collectives des émotions

425

tâche, peuvent s’acquérir, se travailler, se développer, par le biais de formations dédiées, dans

le cadre de la formation initiale et / ou continue. Ces formations doivent inclure des moments

pédagogiques conduisant les stagiaires à appliquer leurs compétences, à opérationnaliser les

pratiques fonctionnelles. Elles peuvent porter sur l’utilisation de mécanismes de défenses

matures comme la sublimation, l’humour, l’anticipation, ou la répression. Elles peuvent porter

sur l’acquisition ou le développement de stratégies de régulations, comme le déploiement

attentionnel, le changement cognitif, la modulation de la réponse (Quoidbach & al, 2015).

Elles peuvent aussi porter sur la réévaluation cognitive, les individus sachant changer la façon

dont ils pensent la situation réagissant moins négativement aux événements défavorables

(Gross & John, 2003).

Particulièrement dans les métiers à risques physiques et psychologiques - comme les

urgentistes et les policiers -, ces formations peuvent s’inspirer des cas de sportifs de haut

niveau, le rapport au corps ayant de l’importance (Galdin & Laurencelle, 2008). Par exemple,

plusieurs stratégies de performance mentale sportive sont pratiquées par les tireurs d’élite

(Galdin & Laurencelle, 2008), ces derniers devant être à la fois concentrés et détendus : il

s’agit des stratégies cognitives, de l’imagerie mentale, de l’auto-modulation de l’état

émotionnel, du dialogue socratique, des expériences correctives, de la méthode didactique, de

l’utilisation des métaphores et récits d’histoires, ainsi que de l’auto-analyse (Jones, 2003). Ces

instruments de montée en compétences émotionnelles s’axent autour de la préparation

mentale et de la gestion du stress (Doyle, & al, 1980). Ainsi, les professionnels concernés - a

minima les urgentistes et les policiers -, ont intérêt à pouvoir disposer de formations et

d’entraînements en préparation mentale ou en gestion de l’anxiété somatique, afin

d’apprendre à maîtriser les réactions face au(x) facteur(s) stressant(s), et d’améliorer

l’accomplissement de la tâche en interventions (Le Scanff & Famose, 1999).

Quel que soit le métier concerné, la montée en compétences émotionnelles (intra-

personnelles et interpersonnelles) par des formations, entraînements, débriefings,

retours d’expériences, groupes d’analyses de la pratique, mises en situations,

simulations, capitalisation d’expériences, mentorat, constitue un avantage professionnel

capital. L’individu disposera ainsi de stratégies visant à limiter les effets négatifs du travail

sur sa santé. Ces stratégies tendent également à garantir une certaine sécurité en intervention,

et / ou une qualité meilleure de la relation avec l’usager ou client. Ces formations et pratiques

organisationnelles doivent concerner l’acquisition et le déploiement des quatre compétences

émotionnelles théorisées par Salovey et Mayer (1990 et 1997). En effet, dans les quatre

métiers étudiés, seuls les policiers font explicitement référence et conscientisent leurs

Page 427: Les régulations individuelles et collectives des émotions

426

compétences émotionnelles intra-personnelles. Les trois autres catégories de professionnels ne

mentionnent qu’un travail sur l’activation de compétences émotionnelles interpersonnelles.

Or, disposer de ces dernières, sous-entend d’avoir intégré les trois premières (Salovey &

Mayer, 1990 et 1997), ce qui signifie que la plupart des urgentistes, enseignants et

téléconseillers, contrairement aux policiers de BAC, ne conscientisent pas l’application des

compétences émotionnelles intra-personnelles. Pourtant, ces compétences constituent des

ressources pour l’action. C’est pourquoi, pour ces trois métiers, nous préconisons la mise en

place d’actions de formations dédiées à cette conscientisation et à une mise en application des

compétences par des mises en situation et des simulations (par exemple en « chambre des

erreurs » pour les infirmiers). Ces formations auront des répercussions optimales sur la

cohésion d’équipe et le travail collaboratif, si elles sont effectuées par un maximum de

professionnels du même collectif de travail, simultanément.

Le tableau ci-dessous, inspiré des travaux de George (2000 : 1035) et de Gond et

Mignonac (2002), récapitule, dans le détail, les contenus des quatre compétences

émotionnelles, pouvant ensuite être exploités lors de modules de formations dédiés. Nous

avons utilisé ce tableur lors de formations continues dispensées à l’ENSP, auprès de

commissaires et officiers, lors de stages dédiés à « la gestion opérationnelle de tueries de

masse ».

Tableau 35 : Proposition de signification des quatre compétences émotionnelles (George,

2000 ; Gond & Mignonac, 2002), pour une sensibilisation en actions de formations

Les quatre compétences émotionnelles

(Salovey & Mayer, 1990

et 1997)

Nature des compétences

(intra ou inter-

personnelles)

Domaines de compétences, et détail des habiletés par compétence

Compétences émotionnelles

A

Compétences intra-

personnelles

Percevoir, évaluer et exprimer les émotions : Avoir conscience de ses propres émotions ; Avoir la capacité d’exprimer correctement ses émotions, de les nommer, de les communiquer, de les exprimer, de les percevoir, de les discriminer ; Avoir conscience des émotions des autres ; Avoir la capacité à exprimer correctement les émotions d’autrui ; Avoir la capacité à reconnaître les expressions émotionnelles faciales, vocales, gestuelles chez soi et chez autrui (habileté à détecter les signaux non-verbaux émotionnels).

Compétences émotionnelles

B

Compétences intra-

personnelles

Utiliser les émotions Reconnaître les signaux émotionnels pour savoir diriger son attention ; Savoir se servir des émotions et ressentis dans la prise de décision ; Savoir se servir de certaines émotions pour améliorer les processus cognitifs ; Savoir utiliser les changements émotionnels pour une flexibilité d’action et de comportement.

Page 428: Les régulations individuelles et collectives des émotions

427

Compétences émotionnelles

C

Compétences intra-

personnelles

Connaître et comprendre les émotions : Connaître les causes et conséquences des émotions ; Connaître les évolutions des émotions dans le temps ; Avoir la capacité d’analyser les émotions et d’apprécier leur évaluation sur la durée ; Comprendre la combinaison de plusieurs émotions.

Compétences émotionnelles

D

Compétences inter-

personnelles

Réguler les émotions : Connaître la méta régulation des humeurs, avoir la capacité de maintenir l’humeur plaisante et de repérer l’humeur déplaisante ; Réguler ses propres humeurs et émotions ; Réguler les émotions des autres ; Réguler les émotions en accord avec les règles sociales ; Bien se connaître et connaître son environnement social.

Nous proposons de rapprocher les littératures sur le travail émotionnel et les

compétences émotionnelles (Othman & al, 2008), le travail émotionnel constituant le

principal aspect des compétences émotionnelles interpersonnelles lors d’un contact avec

un public. Ci-dessous, nous détaillerons le travail émotionnel fourni par les professionnels des

métiers concernés, outil émotionnel de travail leur permettant de mener à bien leurs missions

relatives aux relations établies avec les usagers, patients, clients. Cet outil de travail constitue,

en soi, une compétence émotionnelle interpersonnelle, au sens de Salovey et Mayer (1990 et

1997).

8.2.4 Le travail émotionnel des professionnels de métiers de service sujets à

incidents émotionnels

Les professionnels des quatre métiers étudiés utilisent le travail émotionnel

(Hochschild, 2003a et 2003b) comme outil du travail, afin de mener à bien leur mission de

service. Cet outil relationnel agit sur les objets émotionnels de travail. Dans cette sous-

section, toujours en raison de la représentation archétypale de métier à incidents émotionnels

et à risques, qu’incarne celui de policier de BAC, nous discuterons et détaillerons le rôle de

cet outil relationnel rendant le professionnel « acteur » dans sa relation avec les usagers. Puis,

nous répertorierons les différents types, techniques et caractéristiques du travail émotionnel

des professionnels de chaque métier étudié, dans un tableau récapitulatif et comparatif.

Les policiers de BAC, emotional laborers (Brotheridge & Grandey, 2002), produisent

un travail émotionnel, travail invisible des professionnels en face to face (Goffman, 1959 et

1973), correspondant à une demande au travail (ou emotional demand) (Fishbach, 2003), ne

« laissant pas l’acteur indemne » (Jeantet, 2003 : 106). Le travail émotionnel peut engendrer

de la souffrance (Dejours, 2003 ; Grosjean & van de Weerdt, 2005), impacter la santé du

Page 429: Les régulations individuelles et collectives des émotions

428

policier (Schaubroeck, 2000), particulièrement lorsque ce dernier connaît une dissonance

émotionnelle lors de l’exécution de ce travail émotionnel (Hochschild, 1983b ; Morris &

Feldman, 1996 ; Abraham, 2000 ; Brotheridge & Grandey, 2002). Cette dissonance mène

potentiellement à une inhibition de l’action (van Hoorebeke, 2005), survenant lorsque les

stratégies de lutte et / ou de fuite n’agissent plus ou ne sont plus réalisables (Laborit, 1985).

Le métier de policier de BAC implique un intense travail émotionnel au quotidien (Martin,

1999 ; Hochschild, 2003b ; Glomb & Tews, 2004 : 713 ; Loriol & Caroly, 2008). Le public

rencontré, se montrant régulièrement agressif et difficile, cette dissonance émotionnelle se

manifeste alors intensément lors des interventions, interpellations et prises en charge des

personnes interpellées. Elle se révèle aussi parfois lorsque le policier effectue un travail

émotionnel interne à l’organisation, spécifiquement face à sa hiérarchie indirecte, dans des

situations de conflits de valeurs et de souffrance éthique.

Face au public, dans l’exercice de ses fonctions, le travail émotionnel fourni est de

type dissimulateur, et quelques fois différenciateur (Wharton & Erickson, 1993 ; Soares,

2003) : il s’agit, pour le policier, de contrôler la colère, la peur, l’éventuelle surprise issue du

contexte incertain, de contrôler sa communication non verbale, tel un « acteur en

représentation » (Goffman, 1959 et 1973), au cours des interactions avec les usagers. Une

autre exigence émotionnelle revêt la forme de règle d’affichage de la neutralité et de règle de

détachement émotionnel. Les policiers doivent dégager une certaine neutralité, une objectivité

(Herzfeld, 1992 ; Fischbach & Zapf, 2002 ; Fischbach, 2003), une maîtrise de la situation,

masquer leurs émotions. Ainsi, le travail émotionnel repose soit sur l’évocation émotionnelle

(Sutton, 1991 ; Martin, 1999), soit sur la suppression émotionnelle (Geddes & Callister,

2007), selon les besoins de la situation (Mainsant, 2010). Les techniques utilisées relèvent

d’un travail émotionnel expressif, cognitif, et, dans une moindre mesure, corporel. Une

fatigue psychique en résulte, les différentes techniques de travail émotionnel, indispensables,

impactant la santé du professionnel (Mariage & Schmitt-Fourrier, 2006). Cette fatigue

provient de la répression émotionnelle (Gollac & Bodier, 2011).

Néanmoins, dans les cas où le policier considère le travail émotionnel comme un

« challenge » (Huang & al, 2015), en accord avec sa propre représentation du métier, cet

effort se montrera bénéfique à l’accomplissement personnel au travail, favorisant alors

l’engagement au travail (Gelderen & al, 2014), la satisfaction au travail, et l’implication

personnelle (Dubois, 1999). Cette représentation de l’effort fourni lors du travail émotionnel,

et les effets en résultant, dépendent du niveau d’autocontrôle comportemental du policier, du

degré de soutien social perçu, de la présence du « trait d’affectivité négative », du niveau

Page 430: Les régulations individuelles et collectives des émotions

429

d’estime de soi, et de la tension induite par l’activité (van Hoorebeke, 2003). Ainsi,

l’augmentation du niveau d’autocontrôle du policier (Galdin & Laurencelle, 2008) par

des formations propres à découvrir et approfondir l’exercice des compétences

émotionnelles intra-personnelles, comme par exemple des formations relatives à la

mindfulness (Desmarais & Françoise, 2015 ; Wang & Luo, 2016) ou relatives à

l’optimisation du potentiel (Perreaut-Pierre, 2016), facilitera le travail émotionnel ; de

même, favoriser l’existence ou la consolidation d’un soutien social « contenant », au sens

psychologique du terme, contribuera également à cet objectif.

De plus, lorsque le policier maîtrise sa capacité à gérer l’articulation entre les règles

d’affichage et son véritable ressenti (Dagot & Périé, 2014), l’ancienneté et l’expérience dans

le métier concourent à l’accomplissement personnel au travail. C’est pourquoi les policiers

d’expérience remplissent un rôle de « modèle », ou d’« inspirateur », quant à la manière de

vivre et de produire le travail émotionnel, à l’égard des jeunes qui apprendront d’eux par

mimétisme : « cette transmission, elle n’est pas écrite, c’est de l’observation […] tu fais un

peu des modèles quelque part, comme dans toute profession, dans la vie sociale : ‟ben tiens

ce mec j’aime bien ce qu’il fait, il fait du bon boulot”, voilà c’est un peu ton mentor. Moi, je

suis arrivé tout jeune, je suis arrivé stagiaire à (brigade) […]. Et je me suis mis un peu des

modèles […] je partais de pas grand-chose mais ‟lui ok, lui j’aime bien ce qu’il fait, je vais

m’inspirer de ça, je vais prendre un peu d’un côté, de l’autre”, pour me construire moi. Et

moi, maintenant, avec l’expérience, je pense que certains jeunes peut-être se disent : ‟ben

tiens, je vais prendre un petit peu de ça chez lui ou chez les autres” » (policier de BAC du

matin). Le mimétisme, le mentorat informel, conjugués à la prescription de capitaliser

une expérience policière de terrain antérieure à l’arrivée dans la brigade, constituent des

pratiques « remparts », atténuant d’éventuels effets néfastes du travail émotionnel, et

permettant au policier de « prendre son rôle » institutionnel (Mainsant, 2010), par

l’incorporation de savoir-faire théâtraux. Dans ce cadre, le management de proximité

s’emploie à former les nouveaux arrivants aux manières de faire émotionnelles. Du point

de vue des pratiques de GRH, le plan de formation des professionnels devrait comprendre

une appréciation des compétences émotionnelles et du travail émotionnel, lors de mises en

situations, afin de capitaliser les expériences et d’illustrer les pratiques, dans le but d’obtenir

une normalisation des émotions, dans ce métier.

En ce qui concerne le degré de travail émotionnel fourni par les policiers, notre

recherche, à la différence de Mainsant (2010), pointe la variabilité des niveaux employés,

dépendants des caractéristiques de la situation de travail. Ainsi, le travail émotionnel effectué

Page 431: Les régulations individuelles et collectives des émotions

430

par les policiers semble parfois se réaliser en surface, parfois en profondeur. Dans les deux

cas, les policiers observés martèlent l’importance de la réactivité et de l’adaptation au

comportement du public. En fonction de l’attitude de ce dernier, le policier détermine le

niveau de travail émotionnel à pratiquer (Gollac & Bodier, 2011) : « en fin de compte, on dit

toujours que c’est le suspect qui ‟fait son contrôle”, ou le mis en cause qui ‟fait sa prise en

charge”. S’il souhaite que le contrôle ou l’interpellation se passe bien, ce sera le cas. Sinon,

non. Nous, on doit s’adapter à lui » (policier de BAC). Ces différences de degré dans la mise

en œuvre de cette compétence émotionnelle interpersonnelle (deep ou surface acting)

mériteraient un approfondissement dans une future recherche. En l’état, le policier, se

considérant lui-même comme un acteur (dans le cas de deep acting), ou un comédien (dans le

cas de surface acting), pendant le travail émotionnel, semble distinguer les deux niveaux

d’utilisation de la façon suivante :

- le deep acting (Hochschild, 2003b) serait employé lors de situations extrêmes,

risquées, et dans les cas d’émotions intenses, qu’il s’agisse d’interventions périlleuses,

ou de contacts difficiles avec un ou des usagers : « À la fois une situation intense qui

t’oblige à être plus impliqué, mais c’est aussi en fonction de la personne que tu as en

face… Certains sont capables de te faire rentrer dans un état de rage intense qu’il est

difficile de contrôler ! » (policier de BAC de nuit). Dans ces cas, le niveau de

vigilance du policier est important (dans la zone « rouge », niveau 3 de l’échelle de

Cooper) ;

- le surface acting (Hochschild, 2003b) serait pratiqué principalement lors de situations

plus calmes, plus ordinaires ou routinières.

« Pour répondre, je dirais qu’il y a un peu des deux. Parfois, tu t’adaptes à la situation en

face et tu joues, voire surjoues, pour t’adapter à des situations décalées, parfois drôles…

Mais quand tu es dans des situations émotionnelles plus intenses, comme la colère par

exemple, là tu es dans l’acteur qui vit son truc à fond ! Après, je parle pour mon cas… […]. »

(policier de BAC de nuit). Cette classification nous fait entrevoir que, suivant l’intensité des

situations vécues et le niveau de vigilance - voire de sur-vigilance -, le policier se

positionnera soit comme un acteur, qui vit son (ses) rôle(s), soit comme un comédien, qui

les joue, les interprète. Dans ce second cas, lors de travail en surface, l’individu dispose d’un

choix plus large d’attitudes et de comportements, dans l’incarnation et l’interprétation de ses

rôles professionnels, la normalisation organisationnelle des émotions se révélant plus flexible.

Dans les deux cas, lors des interactions, l’individu revêt des apparences pour maintenir sa

réputation, établissant ainsi un « mini-gouvernement » (van Hoorebeke, 2003 : 27).

Page 432: Les régulations individuelles et collectives des émotions

431

Les quatre métiers étudiés requièrent, de la part du professionnel, une appréciation des

règles d’affichage et des règles de sentiments (Hochschild, 2003a : 44). Les prescriptions et

proscriptions des émotions, sociales, organisationnelles (Mann, 1999 ; Hochschild, 2003b), et

la normalisation des émotions par les organisations (Ashforth & Humphrey, 1995), induisent

des règles sociales organisationnelles (Glomb & Tews, 2004) : les règles d’affichages,

formelles, au sein de l’organisation (Zapf, 2002), conduisent les acteurs à se mettre en scène

dans leurs « rôles professionnels » (Goffman, 1959 et 1973). Ces derniers doivent alors opérer

une « présentation de soi » en conformité avec ces normes sociales (Goffman, 1973), perçue

comme « authentique » par les interlocuteurs. La normalisation des émotions passe par

l’apprentissage, la formalisation, les récompenses, les punitions (James, 1989), le contrôle,

dans le but d’afficher des émotions conformes (Rafaeli & Sutton, 1987 ; Sutton, 1991). Cette

conformation à l’ensemble des règles partagées socialement et reflétant les modèles

d’appartenance sociale (Hochschild, 1983b), s’effectue par le travail émotionnel.

Les règles d’expression varient en fonction des organisations et de leurs différences

socio-culturelles (Ashforth & Humphrey, 1993). Elles influencent les expressions résultant de

l’émotion, et dictent ce que le professionnel devrait ressentir, et exprimer, dans une situation

donnée : « les circonstances dans lesquelles il est nécessaire de produire des manifestations

émotionnelles ainsi que les modalités spécifiques de leur expression sont ainsi généralement

codifiées dans un groupe social donné » (Grosjean, 2001 : 343). Ce contrôle et cette

normalisation modèrent l’influence conflictuelle d’autrui (Fineman, 2000) mais portent en eux

des potentialités destructrices en limitant l’autonomie du professionnel (Bonnet & Zardet,

1999) et en provoquant une dissonance émotionnelle. Lorsque les tensions amassées, par le

professionnel au travail, s’accumulent à l’excès, la normalisation engendre des conséquences

négatives sur l’organisation et devient source d’expressions inappropriées. La liberté,

l’autonomie, la responsabilisation, induisent l’expression appropriée, alors que le

contrôle et l’obligation, par la normalisation, peuvent occasionner des expressions

inappropriées (van Hoorebeke, 2003 : 10). De plus, l’autonomie protège de l’épuisement

professionnel dans les métiers à fort travail émotionnel (Grandey & al, 2005) et favorise

les émotions plaisantes et la motivation intrinsèque (Alis, 2009). Les prescriptions

organisationnelles émotionnelles ne prennent en compte que le visuel, le visible, le gestuel, le

comportement, donc l’expression de l’émotion, et non pas le ressenti (van Hoorebeke, 2003).

En effet, l’organisation ne peut que prescrire et exiger des comportements (Weiss &

Cropanzano, 1996), des rôles (Ashforth & Humphrey, 1993), niant ainsi le processus

émotionnel interne, toutefois à l’origine des comportements (van Hoorebeke, 2003). Or, la

Page 433: Les régulations individuelles et collectives des émotions

432

recherche de contrôle des comportements organisationnels est peine perdue (Rafaeli & Sutton,

1990).

Les normes émotionnelles, organisationnelles, sociales, occupationnelles (Rafaeli &

Sutton, 1990) ne relèvent pas seulement de règles d’expressions, mais aussi de règles de

sentiments, représentations collectives générales non codifiées formellement. Chez les

policiers, la camaraderie intime, impliquant des règles sociales révélant une culture de groupe,

apparaît comme un support et une des motivations du candidat lors du recrutement. Les

émotions se retrouvent filtrées par des facteurs conjoncturels spécifiques. Étant donné que

certains individus semblent davantage prédisposés pour effectuer un travail émotionnel que

d’autres (Morris & Feldman, 1996), qu’ils l’estiment moins insatisfaisant que d’autres

(Rafaeli & Sutton, 1990), nous préconisons de mettre le candidat (policier, infirmier,

enseignant ou téléconseiller), en situation, lors du recrutement, afin d’évaluer cette

éventuelle « qualité », ou prédisposition. Nous préconisons en même temps d’exprimer les

attendus de travail émotionnel, dès la phase de sélection, puis lors de l’intégration de

l’individu dans les équipes (Morris & Feldman, 1996). Ainsi, le professionnel pourra se

« préparer » au travail émotionnel, car l’émotion affichée naturellement ne correspond pas

toujours à l’émotion affichée requise par le travail. De plus, les événements émotionnels non

anticipés entraînent davantage d’impact émotionnel. Lorsque l’événement est anticipé,

l’individu se prépare à y répondre, par des stratégies de régulation des émotions, qui vont

éliminer les réponses émotionnelles affichées inadaptées (Diefendorff & Gosserand, 2003 :

956).

Le travail émotionnel peut être considéré comme une exigence émotionnelle

organisationnelle, lorsqu’il provient de prescriptions organisationnelles, socio-émotionnelles.

Il peut aussi être perçu par le professionnel comme outil émotionnel de travail, mobilisé dans

l’activité, afin d’effectuer un travail de qualité relationnelle avec l’usager, ou le client. Si le

travail émotionnel est mis en débat, discuté, modelé, analysé dans sa pratique et

construit collectivement, le collectif de travail opère alors une régulation sociale

émotionnelle, créant des normes émotionnelles négociées entre les professionnels,

forgeant un outil émotionnel de travail, bénéfique, à la fois, à la production du « travail

bien fait », et à la santé de l’individu.

Page 434: Les régulations individuelles et collectives des émotions

433

Quel que soit le métier concerné, tous les professionnels effectuent un travail

émotionnel lors de la relation avec le public, et, quelquefois, lors de la relation avec les

personnels internes à l’organisation. Les caractéristiques du travail émotionnel diffèrent,

suivant les métiers concernés, en fonction des formations destinées aux professionnels, du

niveau de soutien social au sein des équipes, de la présence d’un management « contenant »,

du niveau d’expériences du professionnel, et des formes de transmission du répertoire

d’action et des pratiques professionnelles (mentorat, prise en charge des nouveaux arrivants,

possibilités de contagion émotionnelle au sein du groupe).

Le tableau 36 liste ces différentes caractéristiques pour chacun des quatre métiers, afin

de comparer les pratiques professionnelles mobilisant cette manifestation de l’activation de

compétences émotionnelles interpersonnelles dans le travail quotidien (Salovey & Mayer,

1990 et 1997).

Tableau 36 : Les caractéristiques du travail émotionnel, outil de travail des professionnels de

métiers sujets à incidents émotionnels

Métiers concernés « Bacqueux » Infirmiers urgentistes

Enseignants en REP+

Téléconseillers

Type de travail émotionnel

(Soares, 2003)

Dissimulateur et différenciateur

Intégrateur et dissimulateur

Intégrateur, dissimulateur et différenciateur

Intégrateur et parfois dissimulateur

Degré de travail émotionnel

(Hochschild, 2003a et 2003b)

Deep acting et surface acting (suivant le contexte et l’état émotionnel du public, par adaptation)

Surface acting la plupart du temps

Surface acting la plupart du temps

Surface acting et deep acting suivant l’énergie émotionnelle du téléconseiller

Techniques de travail émotionnel

Surtout expressif et cognitif

Majoritairement expressif

Majoritairement expressif

Hétérogène, majoritairement cognitif

Public concerné En externe. Parfois en interne (collègues et hiérarchie)

En externe En externe et en interne

En externe uniquement

Prise en compte de sa propre

communication non verbale et de

celle de l’interlocuteur

Très importante

Selon la sensibilité des professionnels (variable), compétence activée dans le poste de l’IAO

Faible

Inexistante car la relation avec le client s’effectue à distance ; travail sur la voix pour certains professionnels

Dimensions du travail émotionnel

Travail émotionnel collectif et parfois individuel

Travail émotionnel individuel

Travail émotionnel individuel

Travail émotionnel individuel, parfois collectif

Page 435: Les régulations individuelles et collectives des émotions

434

Dans les métiers de policier et de téléconseiller, nous observons une dimension

collective du travail émotionnel, bénéfique tant en ce qui concerne l’engagement,

l’implication professionnelle de l’individu, qu’en ce qui concerne la sécurité

d’intervention pour les uns, et la qualité de la relation/client pour les autres. Ainsi, par

exemple, lorsque les policiers perçoivent le travail émotionnel comme « engageant », comme

un « challenge » professionnel, et que ce travail se déroule de manière collective - chaque

acteur a et tient son rôle -, le professionnel s’épanouit, se « réalise » dans l’activité. Ce

« travail émotionnel collectif », (Korczynski, 2003), bien vécu par les policiers, voire

apprécié, crée une communauté de coping, processus social important, en constituant des

cultures fortes et informelles. Il nécessite une autonomie du collectif au travail, un turn-

over faible dans le service, et une possibilité pour les policiers de bien se connaître,

d’anticiper les rôles de chacun lors des interventions. La possibilité pour les professionnels

de produire un travail émotionnel collectif lors des relations avec le public nécessite un

collectif de travail et un travail collectif, régulé par le management (de proximité). Ce

management incite à l’entraide, au coping collectif, à l’action collective dans laquelle chaque

individu est considéré comme un « acteur », car les meilleurs prédicteurs du coût humain du

travail émotionnel dépendent du soutien organisationnel perçu par le professionnel et de son

sentiment de valorisation. Ce soutien et ce sentiment de valorisation influencent alors la

manière dont le travail émotionnel est vécu (Williams, 2003). La joie au travail, ainsi que le

soutien organisationnel ont une influence positive sur le travail émotionnel en profondeur

(Lee & al, 2012).

Le travail émotionnel ayant des effets ambivalents sur la santé des professionnels, il

semble judicieux d’intégrer et de reconnaître, tout d’abord, ce travail sur soi comme facteur

de RPS (Gollac & Bodier, 2011), exigence émotionnelle du travail, au sein des actions de

prévention des risques, et cela de manière formelle. Ensuite, le travail émotionnel collectif se

montrant bénéfique pour l’accomplissement de soi lors de l’activité, et favorisant

l’engagement au travail et le bien-être du professionnel (Gelderen & al, 2014), des

formations dédiées aux techniques de travail émotionnel, couplées à des mises en

situation proches des conditions réelles d’intervention (ou de relation de service, ou de

relation/client), donneraient aux professionnels l’occasion de « répéter » collectivement leurs

rôles, de se préparer physiquement et mentalement aux situations réelles nécessitant un fort

travail émotionnel, de « mettre en mots » les « pièces » à jouer, afin de limiter les cas

Page 436: Les régulations individuelles et collectives des émotions

435

d’improvisation lors du contact avec le public, et de faciliter les briefings pré-intervention (ou

pré-relation de service, ou pré-relation/client).

8.2.5 Vers un management de la « régulation émotionnelle collective » ?

Les stratégies de régulation individuelle des émotions (Gross & Munoz, 1995 ; Gross,

1998 et 2014 ; Gross & John, 2003 ; Gross & Barrett, 2011) - mobilisant l’ensemble des

compétences émotionnelles précédemment exposées - ont leur limites : dans les quatre

métiers étudiés, la relation de service ne s’effectue pas isolément, mais en collectif de travail,

restreint ou non, conduisant à un « vivre ensemble » dans l’expérience du travail : les

bacqueux et urgentistes travaillent invariablement en collectif ; les enseignants en REP+

exercent régulièrement des activités pédagogiques en groupes de travail, interdisciplinaires ou

non, la plupart du temps en « mode projet » ; bien que la relation/client par Chat ou par

téléphone se réalise individuellement, les téléconseillers, en open space, s’entraident lors de

l’interaction avec le client, et fournissent parfois un travail émotionnel collectif. Au-delà des

situations de service en collectif de travail, en interaction avec les usagers, patients, clients, le

professionnel va parfois se retirer, échanger, évacuer, et exprimer ses émotions en

« coulisses » (Goffman, 1973) face à des collègues, ou à son supérieur, partageant ainsi

l’éprouvé d’un même vivre. L’émotion peut alors être collectivement partagée. Au-delà d’une

approche individuelle de la régulation émotionnelle (Gross, 1998 et 2014), se dessine alors

une régulation émotionnelle collective, résultant du soutien social des collègues, permis par

l’encadrement, du soutien social managérial, et du soutien social organisationnel. Cette

régulation émotionnelle collective doit être managée dans le cadre de la régulation sociale

conjointe (Reynaud, 1988 ; Reynaud & Reynaud, 1994 ; Reynaud, 2003). C’est lors de cette

négociation des règles sociales, ici émotionnelles (Hochschild, 2003b), que se joue la

régulation émotionnelle collective, conjointe, les règles dictées par l’organisation étant

confrontées à la réalité du terrain.

Le soutien social professionnel, dont le questionnaire de Karasek (1979) évalue la

perception, préserve la santé de l’individu : les professionnels évacuent les émotions

collectivement, de manière formelle ou informelle. La composante émotionnelle se situe au

cœur du soutien social perçu (Ruiller, 2008). Le soutien social perçu est « l’impact subjectif

de l’aide apportée par l’entourage d’un individu et la mesure dans laquelle celui-ci estime que

ses besoins et attentes sont satisfaits » (Procidano & Heller, 1983, cités par Ruiller, 2008 :

99). Par le biais du soutien social (Bruchon-Schweitzer, 2002), stratégie d’ajustement face aux

Page 437: Les régulations individuelles et collectives des émotions

436

situations à incidents émotionnels (Lazarus & Folkman, 1984), s’élabore une régulation

collective des émotions (Ruiller, 2012) et du stress (La Rocco & Jones, 1978).

D’une part, le management instaure, anime et encadre des formes de régulations

émotionnelles collectives, de deux manières. Soit il procure et entretient un soutien social

hiérarchique, pouvant s’appliquer à un ou plusieurs collaborateurs ; soit il investit et utilise

des espaces et temps d’échanges et de discussion, formels et / ou informels, afin que le

collectif de travail se régule, ou s’autorégule. Le supérieur hiérarchique constituant la

première source ou le premier obstacle au besoin de satisfaction des subordonnés (van

Hoorebeke, 2003), les événements déplaisants liés au manager impliquent des réactions

émotionnelles négatives, source de stress et d’angoisse. Le manager de proximité met en

œuvre des comportements d’aides professionnelles et des comportements d’aides personnelles

(Ruiller, 2012). Le soutien social du manager apparaît comme le niveau d’ouverture et

d’écoute active par rapport aux représentations du(des) collaborateur(s). Le manager, proche

de ses équipes, dans un rôle de soutien et de régulation, doit garantir la justesse de sa

communication. L’intégration des nouveaux arrivants sera facilitée par la capacité

d’ajustement de la cognition collective.

Le manager de proximité remplit un rôle primordial dans la régulation des émotions au

travail (de Gaulejac, 2011 ; Remoussenard & Ansiau, 2014 ; Mahrane & Roger, 2014 : 41) :

le soutien social du manager (Cintas & Sprimont, 2011) permet de mettre en place une forme

d’autorégulation collective (Clergeau & Pihel, 2010b ; Ruiller, 2010). Le soutien social de

l’encadrement induit à la fois le soutien social des collègues, dans le cadre de la

régulation autonome, et la régulation émotionnelle collective, ou au cas par cas, dans le

cadre de la régulation conjointe. Une fois sur le terrain, le cadre a une mission de traducteur

des règles d’organisation du travail, et des règles sociales émotionnelles prescrites (Desmarais

& Abord de Chatillon, 2010), indispensable dans le cadre de la régulation conjointe

(Reynaud, 1988 et 2003). L’encadrement permet au collectif d’adapter les règles prescrites à

la réalité du terrain. Il traduit, trouve des compromis, adapte, hiérarchise les règles prescrites,

face aux paradoxes et contradictions de la réalité. Ainsi, les limites de l’organisation

formalisée, prescrite, officielle (Reynaud, 1988 et 2003), se compensent. Les règles

autonomes, créées par le collectif de travail, si elles sont partagées par les acteurs composant

le groupe, consolident ce dernier.

Dans ce but, un management par la discussion semble pertinent, parce qu’il met,

comme son nom l’indique, en discussion le travail dans les équipes, afin de trouver le « petit

Page 438: Les régulations individuelles et collectives des émotions

437

sens » (Detchessahar, 2013) générateur d’émotions plaisantes. En effet, ce « petit sens » rend

possible le « travail bien fait » ; il lève les incertitudes, adapte le prescrit au réel, et réinvente

l’organisation locale. Dans le cadre de cette régulation conjointe, le manager peut instaurer

des espaces de confrontation et de médiation entre acteurs, en institutionnalisant les espaces

de discussions, donc de régulation émotionnelle collective, et en connectant ces espaces entre

eux. La discussion, menée au sein de ces espaces, doit se centrer sur le travail, et se retrouve,

si besoin, formalisée. Au sein des quatre terrains étudiés, un management par la discussion est

envisageable (Detchessahar, 2013), par un design organisationnel spécifique (Detchessahar,

2011) : le manager, pilote et animateur de l’action collective, qu’il soit major, capitaine,

commandant, cadre de santé, manager d’équipe, chef d’établissement, peut recenser les

espaces d’échanges existants, et les aménager. Il s’agit de permettre l’appropriation d’un

territoire propre au collectif, de trouver des espaces et des moments de remise en cause

concertée, porteurs d’amélioration, afin d’élaborer des compromis locaux, de concevoir une

cohérence et une vision du travail partagée. Le « travail bien fait » découlant de ces

adaptations et compromis, provoque des émotions plaisantes aux équipes, préservant ainsi

leur santé (Gross & Munoz, 1995 ; van Hoorebeke, 2008b), et la qualité du service rendu

(Barsade & Gibson, 2007). Dans les groupes de discussion au travail, l’individu va exprimer

sa tension, parfois née d’une dissonance émotionnelle, limitant alors les effets néfastes de

cette tension sur sa santé et sur son travail (van Hoorebeke, 2008b), à condition que la

parole soit libre. En effet, la liberté d’échanges dans le groupe réduit les tensions et favorise

la QVT (Detchessahar, 2013). Grâce à ces échanges, le professionnel a l’occasion de mettre à

jour sa pensée et d’y déceler d’éventuelles confusions.

Pour une régulation émotionnelle collective, les professionnels recourent aux outils

émotionnels de travail à la fois au sein de la « région antérieure », c’est-à-dire le lieu où se

déroule la représentation (Goffman, 1959), par exemple lors de travail émotionnel collectif, et

au sein de la « région postérieure », ou « coulisse », ou « zone émotionnalisée » (Fineman,

2000). Le manager doit tout d’abord évaluer la nature et la disponibilité de l’espace de travail,

la structuration de l’espace sur le devant, l’arrière de la scène et hors scène, afin de façonner

la manière dont les travailleurs vont réguler l’émotion au travail. Ensuite, le manager pourra

autoriser, penser, concevoir, et aménager ces « coulisses », dans lesquelles les individus vont

« tomber le masque » adopté lors de la représentation (Goffman, 1959), se relâcher et

exprimer leurs émotions en interne (de Gaulejac, 2011). Ces « espaces d’humanisation »

(Bolton, 2008) représentent des occasions de décharges et de relaxation émotionnelles. En

effet, les émotions-objets de travail doivent être évacuées assez rapidement, afin de ne pas

Page 439: Les régulations individuelles et collectives des émotions

438

parasiter l’individu. La présence de coulisses, hors de la vue du public, dans lesquelles les

professionnels peuvent échanger, s’exprimer, réguler collectivement leurs émotions, est

d’autant plus nécessaire que les exigences émotionnelles de l’activité sont fortes. Grâce à

ces coulisses, le professionnel va pouvoir moduler son implication relationnelle (Goffman,

1973) et opérer un détachement émotionnel, en se retirant de la scène sociale (Grandey, 2000 ;

Bernard, 2007). Si l’organisation n’offre pas aux professionnels de « zones émotionnalisées »

dans lesquelles l’individu peut régulièrement se retirer du contact avec le public, il sera alors

enclin à exprimer les émotions déplaisantes et les situations difficiles, dans la sphère privée

(Boyle, 2005) en raison de l’intense contrôle du comportement exercé durant l’activité. Cela

occasionnera alors des effets émotionnels de travail altérant l’équilibre entre vie personnelle

et vie professionnelle.

D’autre part, en dehors des situations de management, le collectif de travail s’organise

de manière autonome, et instaure des stratégies de régulations émotionnelles collectives, par

le biais du soutien socio-émotionnel, entre collègues. La condition naturelle de l’émotion

étant d’être exprimée dans l’interaction sociale, préservant ainsi la santé de l’individu (Rimé,

1993 ; Andersen & Guerrero, 1998), ce soutien socio-émotionnel autorise l’évacuation et la

reconnaissance des émotions déplaisantes, mais aussi la manifestation d’affects plaisants, et

positifs. Ce soutien a des conséquences sur la performance de l’organisation (Barsade &

Gibson, 2007), et maintient un équilibre entre la relation professionnelle et l’identité

personnelle de l’individu (Remoussenard & Ansiau, 2014). Dans tous les métiers étudiés, les

professionnels indiquent l’importance du soutien socio-émotionnel des collègues et

collègues-amis, conduisant à une régulation des émotions dans l’entre-soi, à deux ou en

collectif restreint, produisant des sentiments de réassurance, de protection, de réconfort,

et d’émotions plaisantes (Bruchon-Schweitzer, 2002 : 328). Les collectifs de travail

restreints, dans lesquels les individus échangent, élaborent des règles autonomes, travaillent

ensemble, se regardent travailler, font apparaître des micro-cultures, qui ont pour fonction de

consolider la solidarité (Ribeill, 1989). Le groupe de travail va réinterpréter les incidents

émotionnels, les événements critiques : une évaluation collective, cognitive, de l’événement

va amener le collectif à qualifier les émotions, grâce aux significations que les acteurs

attribuent à une situation ou à un événement (Lazarus, 1966 ; Scherer, 2000). Cette

évaluation, subjective, va ensuite déterminer l’émotion collective ressentie.

L’utilisation de l’humour dans le collectif de travail, constituant parfois une valeur

organisationnelle (Clouse & Spurgeon, 1995) - notamment dans le cas des policiers et celui

Page 440: Les régulations individuelles et collectives des émotions

439

des enseignants en REP+ -, par le partage de blagues et d’anecdotes entre les professionnels,

améliore les interactions internes et crée un contexte favorable à l’expression des émotions.

Particulièrement dans ces deux métiers, l’humour est perçu comme une valeur

organisationnelle, agissant positivement sur les comportements extra-rôles : « plus les

participants estiment que l’humour est une valeur importante dans leur organisation et qu’il

est utilisé fréquemment, plus le soutien social perçu agit favorablement sur les comportements

extra-rôles » (Tremblay & al, 2009 : 17). Or, la perception du soutien et les comportements

extra-rôles sont des facteurs susceptibles d’augmenter la performance organisationnelle (Bass

& Riggio, 2006). L’humour offre des arguments en faveur de la conformité, favorise la

communication interne, une perception de soutien (Decker & Rotondo, 2001). Ce mécanisme

de régulation émotionnelle (Yip & Martin, 2006) collective, vecteur de stabilité

organisationnelle, est associé à la satisfaction des besoins d’affiliation et d’acceptation, à la

cohésion et à la solidarité entre les membres d’une équipe (Cooper, 2008) : il correspond donc

aux questions existentielles de temporalité et d’identité (Plutchik, 1991). Il est positivement

corrélé avec le trait dit « de bonne humeur » (Yip & Martin, 2006). Or, l’humeur du groupe

influence le comportement prosocial, l’absentéisme et la performance (George, 2000).

L’emploi de l’humour, d’émotions plaisantes, de plaisanteries, en décalage avec la nature de

la situation dans laquelle il s’inscrit (Grosjean, 2001), correspond à un mécanisme de défense

fonctionnel, mature, souvent à une stratégie d’évitement (Dejours, 2001), idéologie défensive

de métier. Le collectif élabore des stratégies collectives de défense pour préserver la santé

mentale de ses membres (Molinier & Flottes, 2012). La stratégie de distanciation au travail,

par emploi de l’humour, donne l’occasion au professionnel de procéder à une prise de recul

lors de fort travail émotionnel. Dans les quatre métiers étudiés, l’emploi de l’humour dans le

collectif de travail permet aux professionnels d’opérer un mode de maîtrise cognitive des

événements par la mise à distance (Grosjean, 2001), et de faire face au stress (Kahn, 2003).

En effet, il désamorce et distancie le groupe des émotions déplaisantes, quelles qu’en soient

leurs origines. Plaisanter avec ses collègues permet de faire participer autrui à ses propres

difficultés, et de libérer la tension nerveuse : du côté de celui qui joue avec l’humour, comme

de celui qui en rit, la plaisanterie constitue un acte thérapeutique, facteur de résilience et de

réflexivité, un moyen de dédramatiser et de recouvrer une sérénité. La manifestation

d’émotions plaisantes, de joies, impacte le corps par la baisse de la pression sanguine,

l’oxygénation générale, la réduction des réactions inflammatoires, favorisant ainsi des états de

bien-être (Perret, 2010).

Page 441: Les régulations individuelles et collectives des émotions

440

Le tableau 37, ci-dessous, récapitule les pratiques de management de la régulation

émotionnelle collective au sein des quatre métiers étudiés.

Tableau 37 : Tableau comparatif des pratiques de management de la régulation émotionnelle

collective au sein des métiers étudiés

Métiers Policiers de

BAC Urgentistes

Enseignants en REP+

Téléconseillers

Présence de collectifs de travail

Oui Oui Dépendante des projets internes

Oui

Fréquence du travail collectif

Constant Constant Intermittent Intermittent

Soutien social des collègues

Très important (en collectif et entre collègues-amis)

Faible ; important entre collègues-amis

Moyen ; important entre collègues-amis

Dépendant de la nature de l’activité (challenges commerciaux ou périodes plus ordinaires)

Humour comme valeur organisationnelle

Très présent Présent entre collègues-amis

Très présent en collectif restreint

Peu présent

Occasions de retrait collectif lors de

l’activité

Dépendantes des réquisitions et urgences

Rares Fréquentes Régulières

Occasions de retrait individuel

Absentes Quasi-absentes

Fréquentes Régulières

Soutien social managérial individuel

(du manager de proximité)

Important Occasionnel Occasionnel Très important (surtout dans le Groupe 1)

Soutien social managérial collectif (du manager de proximité)

Important Absent Occasionnel Très important, exemplaire

Espaces et temps d’échanges et de

discussions en présence hiérarchique

Faibles Très faibles Occasionnels Importants ou réguliers

Espaces et temps d’échanges et de discussions sans

présence hiérarchique

Importants Faibles Importants Occasionnels

Présence et utilisation de « coulisses » de

l’activité

Fortes et à développer

Absentes ; à élaborer

Fortes Importantes ; à adapter

Formes de régulations émotionnelles

collectives

En collectif de travail, avec ou sans manager de proximité, souvent informelles

Autonomes et informelles

Autonomes, informelles et formelles (exemple : groupe d’analyse de la pratique)

Conjointes, formelles et informelles, essentiellement en présence de managers

Page 442: Les régulations individuelles et collectives des émotions

441

Les auteurs de la théorie de la régulation sociale souhaitent collaborer avec différentes

disciplines, afin d’aborder la pertinence de l’action collective et de la coordination (Bréchet,

2008). Nous proposons un modèle théorique faisant émerger la question d’un

management de la régulation émotionnelle collective, dans le cadre de la régulation

conjointe de Reynaud (1988 et 2003). D’une part, le soutien social de l’encadrement permet

de réguler collectivement les émotions de l’équipe, dans le cadre de la régulation conjointe.

Cette régulation émotionnelle collective sauvegarde la santé du professionnel ainsi que la

qualité de ses interventions (Gross & Munoz, 1995 ; van Hoorebeke, 2008b). D’autre part,

nous proposons que le soutien social de l’encadrement organise, autorise et encourage le

soutien social au sein-même des équipes de travail, dans le cadre de la régulation

autonome. Ces aspects induisent un retour de l’encadrement sur le terrain de l’activité, ne

se limitant pas à un rôle de régulation émotionnelle par individu, « au cas par cas ». Nous

proposons le modèle théorique de la figure 18 ci-dessous, inspiré des schémas illustrant la

théorie de la régulation conjointe.

Page 443: Les régulations individuelles et collectives des émotions

442

Figure 18 : Modèle théorique du management de la régulation émotionnelle collective

Dans la présente section, nous avons déterminé et discuté les différents outils

émotionnels de travail, que sont les émotions-outils de travail, le travail émotionnel, les

compétences émotionnelles, intégrant le travail émotionnel, les régulations individuelles des

émotions - dont les stratégies dépendent de l’acquisition et de l’activation des compétences

émotionnelles précédemment citées -, les régulations émotionnelles collectives. La section

suivante discutera des effets émotionnels du travail chez les professionnels des quatre métiers

étudiés.

Page 444: Les régulations individuelles et collectives des émotions

443

8.3. Des « effets émotionnels du travail »

Dans cette section, nous délimiterons la notion d’effets émotionnels du travail, puis

nous en discuterons les aspects au sein des métiers de policiers, d’urgentistes, d’enseignants et

de téléconseillers, avant d’en proposer une synthèse comparative.

8.3.1 Considérations générales

Selon Jeantet (2003), Bernard (2007), Remoussenard et Ansiau (2013), les émotions

peuvent être considérées comme des effets du travail : « les émotions peuvent aussi être

envisagées comme un effet du travail (notamment du travail émotionnel, tel que défini par

Hochschild, 1983, 2003) dans le sens où celui-ci est éprouvant émotionnellement pour celui

qui l’accomplit (ce qui est sous-jacent aux analyses mettant en lumière la souffrance et

l’aliénation engendrés) » (Remoussenard & Ansiau, 2013 : 3). Les émotions comme « effets

du travail » recouvriraient l’aspect de santé au travail, en ce que les charges émotionnelles et

le travail émotionnel sont éprouvants (Jeantet, 2003 ; Remoussenard & Ansiau, 2013). Les

exigences émotionnelles au travail, les émotions-objets du travail, et les outils émotionnels de

travail produisant des effets tant sur le bien-être général de l’individu, sa santé et sa sécurité

au travail, que sur la qualité de service, nous ne considérons pas les effets émotionnels du

travail uniquement du point de vue des incidences du travail émotionnel sur l’individu. Les

« effets émotionnels du travail » englobent toute conséquence, liée à l’émotion, sur

l’individu et / ou le collectif de travail.

Le management, la fonction RH, les différents acteurs de la santé au travail dans

l’organisation, doivent considérer ces conséquences sur la santé, la sécurité, l’équilibre entre

vie professionnelle et vie privée de l’individu, ainsi que sur la qualité de service, au même

titre que les conditions de travail, les objets et les outils émotionnels de travail : au niveau

managérial, « connaître le fonctionnement, le rôle et les effets de nos émotions nous aide à les

réguler, à gérer notre comportement émotionnel, ainsi qu’à l’adapter à la situation et à

l’environnement » (Bobot, 2010 : 421). Le management a donc un rôle à jouer afin de limiter

les effets délétères potentiels des objets et outils émotionnels de travail sur la santé et

l’équilibre de vie du professionnel et du collectif de travail. Par exemple, lors d’événements

comportant un (des) incident(s) émotionnel(s) à forte intensité émotionnelle, et dans l’activité

quotidienne, l’instauration de groupes de paroles, dont l’existence et la fonction sont

reconnues par l’encadrement, constitue un moyen d’atténuer les effets émotionnels du travail :

Page 445: Les régulations individuelles et collectives des émotions

444

dans certains métiers à « risques », comme les urgentistes et les policiers, l’absence de ce type

de lieu d’échanges peut conduire les professionnels à endurer des répercussions émotionnelles

néfastes, issues du cadre de l’activité, jusque dans leur vie privée (Boyle, 2005).

L’ANACT et l’ARACT ayant annoncé avoir signé une convention de partenariat avec

la DGAFP afin d’intervenir sur les questions de santé dans le secteur public, nous

préconisons, pour ces entités, de considérer et d’intégrer non seulement les objets et outils

émotionnels de travail, mais aussi leurs effets, dans la construction du guide méthodologique

de réalisation d’une démarche d’évaluation de la QVT dans les structures publiques.

Premièrement, notre recherche confirme que les effets émotionnels du travail

concernent la santé et le bien-être de l’individu :

- les fortes exigences émotionnelles au travail et la mise en tension de l’individu, dans

les métiers de service, retentissent sur la santé du professionnel (Muntaner & al,

2012) ;

- les stratégies de jeux d’acteur provoquent des effets délétères sur la santé lorsqu’ils

sont pratiqués sur du moyen ou long terme, sans plaisir (Zapf, 2002). Parfois, elles

conduisent à des perturbations psychologiques de la personnalité (Falzon &

Lapeyrière, 1998). Le travail émotionnel engendre de la souffrance (Dejours, 2003 ;

Grosjean & van de Weerdt, 2005), impacte négativement la santé de l’individu

(Schaubroeck, 2000), par la dissonance émotionnelle qu’il entraîne (Morris &

Feldman, 1996) ;

- certaines techniques de régulation émotionnelle individuelle (Gross & Munoz, 1995 ;

Gross, 1998 et 2014 ; Gross & John, 2003 ; Gross & Barrett, 2011) semblent produire

des effets néfastes sur la santé du professionnel : procrastination (Sirois & Pychyl,

2002), évitement (Penley & al, 2002), rumination (Bushman, 2002), accusation

d’autrui, prise de substances, suppression expressive (Gross, 1998 ; Gross & John,

2003), et agression (Suls & Wan, 1993) ; de même que certaines stratégies et

mécanismes de défense : immatures, psychotiques, névrotiques (Vaillant & Bond,

1986).

Or, l’état de santé de l’individu influence sa perception de la satisfaction au travail (Le

Flanchec & al, 2015).

Page 446: Les régulations individuelles et collectives des émotions

445

Les compétences émotionnelles, certaines techniques de régulation émotionnelle

individuelle - confrontation (Mikolajczak & al, 2009), stratégie directe, réévaluation cognitive

(Mikolajczak & al, 2009 ; Matta & al, 2014), distraction (Nolen-Hoeksema & Morrow,

1993), acceptation (Mc Craken & Eccleston, 2003), relaxation (Murphy, 1996), la stratégie de

coping centrée sur le problème (Folkman & Lazarus, 1980 ; Billings & Moos, 1981 ; Penley

& al, 2002), les mécanismes de défense dits « matures » (Vaillant & Bond, 1986) -, et

l’ensemble des formes que peut revêtir la régulation émotionnelle collective (échanges et

espaces de discussion, humour au travail, soutien social organisationnel, hiérarchique, socio-

émotionnel, et hors travail), constituent des ressources pour l’individu, n’impactant pas

négativement sa santé, voire favorisant son bien-être général. Précisons que la fonctionnalité

d’une stratégie de défense ou de régulation des émotions dépend de son adaptation au

contexte dans lequel l’individu l’emploie. La gestion du sommeil et la capacité d’auto-

contrôle de l’individu constituent aussi des ressources (Diestel & al, 2015 ; Perreaut-Pierre,

2016). Les objets et outils émotionnels de travail, parmi eux les conditions de travail et

les ressources de l’emploi et de l’individu, influencent l’absentéisme (Bouville, 2014).

Deuxièmement, les « effets émotionnels du travail » touchent à l’équilibre entre la

vie personnelle et la vie professionnelle de l’acteur. La notion d’équilibre, de conciliation

entre vie professionnelle et vie personnelle, correspond à la réalisation de l’harmonie entre les

différents domaines de la vie de l’individu (Chang & al, 2004). Bien que les « effets du travail

sur la santé demeurent largement méconnus » (Crespin & al, 2008 : 253), que le risque

psychosocial ne se remarque ni directement ni instantanément, et ne peut que s’appréhender

indirectement par ses effets différés, sur le moyen et long terme, sur l’individu et sa santé

(Ughetto, 2011), s’intéresser à la santé au travail, « c’est aussi comprendre comment elle se

construit en articulation avec la vie hors travail ; ces deux temps et lieux ne pouvant être

complètement séparés » (Laville, 1998 : 368). L’individu ne se comporte pas de manière

complètement différente au travail et dans la vie privée (van Hoorebeke, 2008b). Ainsi, les

émotions issues de la vie personnelle de l’individu influencent les affects ressentis lors de

l’activité, et vice-versa : par exemple, selon Yihao et al (2015), le conflit travail-famille avant

l’activité (le matin), est relié à l’épuisement émotionnel pendant l’activité (l’après-midi), qui

lui-même prédit l’agressivité déplacée envers les membres de la famille post-activité (le soir).

De plus, les conflits interpersonnels au travail, dès le début de l’activité, exacerbent l’impact

du conflit travail-famille. La manifestation d’émotions déplaisantes au travail interfère avec

l’équilibre des sphères de vie de l’individu. De surcroît, particulièrement chez les infirmiers et

Page 447: Les régulations individuelles et collectives des émotions

446

les policiers, certaines stratégies de défense et de régulation des émotions - outils émotionnels

de travail - se répercutent éventuellement sur la qualité de vie personnelle du professionnel :

« l’adhésion à une stratégie de défense caractéristique de l’occultation du risque et le culte de

la virilité produit un impact sur la vie privée » (Canino, 2005 : 46). D’où l’importance pour

ces professionnels de disposer d’un solide soutien socio-émotionnel hors travail.

Les objets et outils émotionnels du travail et hors travail jouent un rôle sur l’équilibre

entre vie personnelle et vie professionnelle de l’individu. En effet, si les exigences

émotionnelles au travail se couplent avec des exigences émotionnelles de la vie privée,

l’individu riquera de connaître un épuisement émotionnel (Wharton, 2004). Par exemple, si

l’activité exercée dans les deux sphères de la vie de l’individu consiste à « s’occuper

d’autrui », il encourt un surmenage, une surcharge de travail, voire un épuisement émotionnel.

Il connaîtra un double travail émotionnel : l’emotional labor dans le cadre de son activité, et

l’emotional work, ou « travail de l’émotion » de la sphère privée (Hochschild, 1998).

Le type d’emploi, la charge et la durée du travail, le stress professionnel, les

ambiguïtés de rôles, le manque d’autonomie dans le poste, les horaires, et la prise de congés et

de RTT (Réduction du Temps de Travail), le trajet travail-famille et les débordements du

travail sur les temps personnels, constituent des facteurs professionnels influençant l’équilibre

des temps travail-famille, plus significatifs que les facteurs individuels, comme le sexe et

l’âge (Genin, 2014). Typiquement, les policiers et les infirmiers connaissent des contraintes

d’horaire de travail : horaires atypiques, en matinée ou en soirée, travail le week-end et les

jours fériés, impactant leur vie personnelle et familiale. À ces conditions de travail s’ajoutent

des contraintes de charges physiques, mentales et psychiques (Albert & al, 2003), propices

à l’épuisement émotionnel. De plus, le jeu en surface (Hochschild, 2003b), par la plus grande

fatigue psychique qu’il entraîne, peut occasionner des rapports de moins bonne qualité avec le

conjoint ou partenaire, représentant alors un risque psychosocial (Adelmann, 1995).

Face à ces incidences malmenant le bien-être général de l’individu et son équilibre de

vie, le degré de soutien hiérarchique limite le conflit travail-famille (Roger & Othmane,

2011). En effet, le cadre de proximité organise les horaires de travail des collaborateurs, et

demeure l’interlocuteur principal, vers qui le collaborateur va se tourner. De surcroît, le

soutien social informel, immédiat, des supérieurs et des collègues, contribue positivement à

l’équilibre ressenti entre vie professionnelle et vie personnelle (Byron, 2005 ; Valcour, 2007 ;

Mc Carthy & al, 2010 ; Genin, 2014).

Page 448: Les régulations individuelles et collectives des émotions

447

Troisièmement, au niveau organisationnel, l’absentéisme reflète une stratégie

d’adaptation des professionnels, afin de gérer le stress et les émotions déplaisantes vécues au

travail, le système aversif étant relié à la recherche de l’évitement, contrairement au système

appétitif, relié à la recherche de récompense (Frijda, 1994 ; Garcia & Herrbach, 2006).

L’absentéisme indique quelquefois un besoin de gérer sa vie personnelle, ou une difficulté de

conciliation des rôles professionnel et personnel : « une personne navigue habituellement dans

des sphères variées, comme le travail et la famille. Chaque sphère de vie est gouvernée par un

ethos » (Voronov & Weber, 2016 : 462). Chaque sphère de vie donne un rôle spécifique à

l’acteur : par exemple être manager et mère de famille. Deux facettes des compétences

émotionnelles, étroitement reliées, reflètent ces rôles différents : d’une part, la facette

« publique » de la compétence émotionnelle de l’individu, intègre la notion d’« autorisation

d’autrui ». Pour être considérées comme appropriées, les expériences et expressions

émotionnelles doivent être évaluées par autrui comme authentiques et naturelles. D’autre part,

la facette « privée » de la compétence émotionnelle de l’individu intègre la notion

d’autorégulation (Voronov & Weber, 2016). Le conflit travail-famille s’exprime lorsque

l’individu perçoit une incompatibilité entre l’exercice des rôles professionnels et familiaux.

Les organisations ont donc intérêt à analyser les causes d’abandons et de départs pour en

identifier les sources et les motivations : pénibilité morale, difficultés dans le collectif de

travail, déséquilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, conflits de valeurs à propos

de la qualité de service, charges physiques et troubles musculo-squelettiques, horaires et

planning inadéquats, expositions professionnelles…

L’individu recherche une conciliation entre ses deux sphères de vie, le sentiment

d’équilibre entre ces sphères ayant un impact sur sa satisfaction au travail. Cette dernière est

atteinte lorsque les environnements personnel et professionnel sociopsychologiques de

l’individu lui permettent de « faire face » et de donner du sens à ses actions (Detchessahar,

2011). Si l’individu ne parvient pas à maintenir un état d’équilibre entre ces deux

environnements, il pourra connaître des ennuis de santé physique et mentale, une faible

satisfaction au travail et dans sa famille et sa vie en général (Genin, 2014). Ce déséquilibre se

traduira dans l’organisation par une hausse de l’absentéisme et de l’intention de quitter

l’organisation, par un moindre engagement au travail et une productivité en baisse (Genin,

2014). Face à ces incidents organisationnels, les gestionnaires ont intérêt à prendre en

considération les différents effets émotionnels du travail et hors travail, leurs impacts sur

la santé de l’individu, à aider ce dernier à concilier harmonieusement ses deux sphères de vie,

à mettre à disposition des professionnels des aménagements organisationnels flexibles et

Page 449: Les régulations individuelles et collectives des émotions

448

individualisés, et à fonder ou entretenir une culture organisationnelle au sein de laquelle des

mesures formelles de conciliation travail-famille contribuent à cet équilibre ressenti (Valcour,

2007).

Enfin, le manque de soutien du conjoint et les tensions dans le couple étant

potentiellement sources de conflits et de déséquilibre entre vie professionnelle et vie

personnelle (Genin, 2014 : 92), la question de l’immixtion de la fonction RH dans la sphère

personnelle du professionnel se pose. Par exemple, certains services de sécurité de l’Etat, dont

la BAC, préfèrent sélectionner des candidats présentant un soutien socio-émotionnel stable -

une relation pérenne avec un partenaire ou conjoint, un entourage personnel et familial

contenant - plutôt que des candidats vivant seuls, ou peu entourés, le soutien socio-émotionnel

hors travail, selon le management, leur permettant de « garder la tête froide », de ne pas

« avoir rien à perdre » (policiers de BAC) lors d’interventions risquées, et de bénéficier d’une

ressource les autorisant à évacuer et à exprimer certaines émotions issues du travail. En effet,

les individus vivant seuls présentent un état de santé moins favorable que les individus

vivant et habitant avec leur famille ou entourage proche, en raison du manque d’occasions

pour ceux-ci d’exprimer, d’évacuer, de partager socialement leurs expériences affectives, et

de recevoir de l’attention, de l’intérêt, de l’écoute en retour (Ntsame & al, 2013). Néanmoins,

le conjoint, destinataire privilégié de l’expression émotionnelle, ne se montre pas toujours

« compétent » lors de la réception des informations émotionnelles de l’interlocuteur, car « à

en croire Rimé (2005), le seul partage social des émotions ne suffit pas à produire un effet de

‟libération” pour celui qui s’exprime » (Robert, 2007 : 27). Dans ces cas, des collègues ou des

spécialistes doivent, ou devraient, prendre le relais (Rimé, 2005). Cette observation aboutit à

poser la question du périmètre d’action de la fonction RH, quant à une éventuelle ingérence

de l’organisation dans la vie personnelle du professionnel : jusqu’où la fonction RH peut-

elle intervenir pour permettre au professionnel de disposer de « sas de décompression »,

d’évacuation des émotions issues des situations de travail ou de la vie privée, dans une

optique homéostatique salutaire, nécessaire pour l’accomplissement de la tâche ?

8.3.2. Les effets émotionnels du travail policier

D’une part, certaines émotions, objets du travail, vont impacter la santé des

professionnels, les impliquer, les mobiliser, voire les choquer. Les émotions déplaisantes,

objets de travail, ont des conséquences négatives sur la santé et le bien-être des policiers, en

perturbant leur sommeil et en provoquant une certaine irritabilité, hors travail. Les outils

émotionnels du travail, quant à eux, semblent davantage engendrer une fatigue psychique. Les

Page 450: Les régulations individuelles et collectives des émotions

449

émotions déplaisantes et le stress, vécus dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, vont

donc s’immiscer jusque dans la vie personnelle du policier (Oligny, 2009). Dans tous les cas,

ces effets vont se répercuter sur les futurs outils émotionnels du travail, le policier n’étant

alors plus en mesure de restaurer ces derniers.

D’autre part, les émotions plaisantes, effets du travail, comme la joie, l’euphorie, la

fierté, le soulagement (Plutchik, 2001), états affectifs individuels ou collectifs, ressentis lors

de « travail bien fait », contribuent au bien-être émotionnel du policier, à un engagement et

une implication au travail (Machado & al, 2016). Elles augmentent les ressources

psychologiques de l’individu et son bien-être général (Frederickson & al, 2009).

Les effets émotionnels du travail ont des conséquences notables sur la vie personnelle

du policier : parfois, ces derniers constatent leur irritabilité, leur état de vigilance qui donne

l’impression de ne « jamais couper, jamais déconnecter » (policiers de BAC), et donc

témoignent d’un difficile cloisonnement entre vie professionnelle et vie personnelle (St Onge

& al, 2010) ; le fait d’exercer « en civil » accentue sans doute le phénomène.

Toutefois, les policiers développant une identification organisationnelle excédant leur

identification professionnelle (Pratt, 1998) apprécient cette particularité « élitiste », qui les

différencie des acteurs appartenant à d’autres brigades, devant endosser au quotidien le même

uniforme. En effet, hors unité constituée, le policier de BAC, ne revêt pas de tenue imposée

par l’institution lors de l’exercice de ses fonctions ; il pratique son activité vêtu de ses habits

personnels, ce qui ne lui procure pas de « seconde peau » (Guidou, 2012), offrant l’occasion à

l’acteur d’entrer dans son rôle institutionnel pour fournir le travail émotionnel. Cet aspect se

relativise par le fait que le port du gilet pare-balles et de l’arme devient, pour certains

policiers, un uniforme clairement identifié comme représentant l’exercice de leurs fonctions.

Le rituel d’équipement, inévitable, apparaît comme le moment-clef de la prise de rôle du

policier.

Néanmoins, il demeure que l’acteur, suite à sa vacation, retourne à sa sphère

personnelle et intime avec les vêtements dans lesquels il a effectué ses interventions, ses

habits pouvant en porter les stigmates lorsque les missions ont nécessité une mise à l’épreuve

du corps, un rapport au corps à corps avec un mis en cause, un contact avec une victime

ensanglantée. De plus, lorsque le policier retourne à sa vie personnelle, blessé suite à une

intervention risquée (piqûre de seringue par un usager drogué, agressions par de dangereux

interpellés…), ces stigmates se rappellent à lui tout au long de sa convalescence, ne

disparaissant pas aussi facilement que des taches sur un vêtement.

Page 451: Les régulations individuelles et collectives des émotions

450

Les dramatiques événements du 13 janvier 2016 illustrent à un point extrême la

difficile séparation et le périlleux équilibre entre vies privée et professionnelle, des policiers.

Au soir de ce funeste jour, Jean-Baptiste Salvaing et Jessica Schneider, tous deux policiers,

ont été assassinés à l’arme blanche, à leur domicile de Magnanville (Yvelines), par un

djihadiste radicalisé et terroriste, sous les yeux de leur enfant de trois ans, en état de choc. Cet

attentat « de proximité » a endeuillé la France et la population policière entière. Ce double

meurtre de policiers, perpétré dans le cadre de leur vie personnelle, événement traumatogène

dramatique et ultraviolent, a mis la profession sous le choc, en touchant les policiers dans leur

vie personnelle. Ainsi, le seul fait d’exercer une activité au sein de l’institution policière,

expose à des actes terroristes (en page 475). Les policiers deviennent alors des « cibles »

potentielles d’agressions, non seulement durant l’exercice de leurs fonctions, mais aussi

en dehors. Le cadre personnel, familial, coulisse privée, ressource émotionnelle et « sas de

décompression » et de récupération d’énergie, se trouve alors lui-même exposé. Ce drame,

durant lequel les victimes ont fait preuve d’héroïsme, a offensé l’ensemble de la profession,

certains agents redoutant alors que leur famille ne soit touchée, en raison de leur appartenance

à la profession. Relativement à la psychotraumatologie du travail (Zawieja, 2016), cet

événement a été à la source d’effroi, de peur, d’appréhension (Plutchik, 2001), pouvant se

traduire à moyen ou long terme par des états affectifs d’angoisse, d’anxiété, « peurs

indéfinies » se déclarant dans les deux espaces de vie de l’individu. Face à ces « peurs

indéfinies », le policier se retrouve démuni, le danger étant difficilement identifiable, et

anticipable : « la peur est une réponse à une menace ou un danger qui est immédiat et

identifiable, c’est-à-dire défini dans le temps et dans l’espace. Elle se distingue aussi de

l’anxiété ou de l’angoisse dont la source est non clairement identifiable (Ohman, 2008).

Riesler (1944) parle plutôt de peur définie versus peur indéfinie. Selon cet auteur, l’individu

vit dans un environnement structuré, il possède des schémas (un système de règles et de

principes qui structurent le monde) qui lui permettent d’anticiper ce qui peut arriver (l’ordre

du possible) sans pourtant savoir ce qui va réellement se passer. Ces schémas circonscrivent la

peur et guident l’action » (Krauth-Gruber, & al, 2013 : 154). Ces états affectifs d’angoisse et

d’anxiété peuvent se répercuter sur la santé du policier, et constituer l’expression d’un

traumatisme psychologique indirect. Ce traumatisme « secondaire » (Zawieja, 2016), situation

où la(les) victime(s) pâtit (pâtissent) d’une situation vécue par autrui, peut se répandre par

contagion émotionnelle (Hatfield & al, 1994), en raison des phénomènes de mimétisme et de

contre-transfert, ou ensemble des réactions inconscientes du policier à l’histoire des victimes :

« les mécanismes en jeu englobent ici la contagion émotionnelle ou la transmission

Page 452: Les régulations individuelles et collectives des émotions

451

intergénérationnelle d’un traumatisme » (Zawieja, 2016 : 11), transmission facilitée par la

forte identification professionnelle (Garcia & Herrbach, 2006) des policiers. Cette dernière

complique le travail que le professionnel doit fournir sur ses représentations (Hochschild,

2003b), afin de modifier sa perception de la situation, et neutraliser les émotions déplaisantes

y afférent. Ainsi, cet événement a constitué un traumatisme psychologique indirect, non

seulement pour les policiers en tant qu’individus, mais aussi, éventuellement, pour toute

l’organisation elle-même. Ce traumatisme relève de la possibilité, pour l’individu, que sa

famille, ou lui-même, soient agressés, ou tués, hors travail. Il peut se révéler et s’éprouver

dans le cadre de l’activité, en collectif de travail, et individuellement, au sein de la vie intime

du policier, alors privé d’un soutien social professionnel et d’une reconnaissance

institutionnalisée de la souffrance et des états affectifs d’anxiété, de la part de ses semblables.

Ce contexte particulier malmenant l’équilibre affectif du policier entre vie personnelle et vie

professionnelle, en temps normal déjà complexe à établir et à entretenir, entraîne une

problématique de GRH inédite dans certaines brigades spécialisées de maintien de l’ordre

public : augmentation du turn-over, départs, intentions de quitter le service, du fait de la

peur et de l’anxiété éprouvées par la famille ou l’entourage du policier (en page 189). Des

questions de GRH et de management, relatives à ce traumatisme, ont émergé au cours de

séances de formation continue, à l’ENSP, de la part des corps d’encadrement. Une recherche-

action axée sur ce sujet pourra être poursuivie. Certes, une préconisation managériale

opérationnelle et rapide à mettre en œuvre, pour répondre à ce phénomène, consisterait à

aménager ou à utiliser les espaces de discussions existants, afin que les professionnels

échangent et partagent leurs ressentis, expériences ou bonnes pratiques, afin de renforcer le

soutien socio-émotionnel. Mais pour aller plus loin, cela pose le problème du périmètre

d’action de la fonction RH et du management en de nouveaux termes. Il faut à nouveau poser

la question d’une éventuelle ingérence de l’organisation dans la vie personnelle du policier,

afin d’aboutir à une meilleure protection de sa sphère privée. L’équilibre entre sphères

professionnelle et personnelle, quoique traditionnellement délicat à conserver, suppose, a

minima, que les deux sphères subsistent… Voilà que naît un paradoxe : comment concevoir

l’ingérence de processus organisationnels ou systémiques dans la sphère privée du

travailleur, pour justement préserver davantage ladite sphère privée ?

Page 453: Les régulations individuelles et collectives des émotions

452

Mis à part ce contexte particulier, de manière générale, face à d’éventuelles

conséquences néfastes des objets et outils émotionnels de travail, sur leur santé et sur leur vie

personnelle, les policiers adoptent des stratégies d’évacuation des émotions, ou de

déplacements émotionnels, grâce à des « sas de décompression », comme l’exercice d’un

(de) sport(s), la vie familiale, la campagne, différentes activités. Le but consiste alors à ne pas

« tout mettre dans le métier Police » afin de se ressourcer, de préserver sa santé, de ne pas

« craquer », et de pouvoir alors fournir le « travail bien fait ». Ces stratégies sauvegardent les

outils émotionnels de travail. Elles se centrent principalement sur le rapport au corps, par le

sport, et le partage - soutien social hors travail -, ou la combinaison des deux - sports

collectifs, rôle d’entraîneur en sports collectifs auprès d’enfants et d’adolescents -. Ces

dérivatifs limitent les conséquences délétères des objets et outils émotionnels de travail sur la

santé du professionnel. Ils constituent des stratégies de régulation des émotions hors travail,

faisant néanmoins régulièrement partie des sujets de conversations et d’échanges entre

collègues lors de l’activité. Ces dérivatifs se retrouvent alors dûment validés par le collectif de

travail, le manager de proximité, les collègues et collègues-amis. Parfois, ces derniers y

participent même, hors travail, par partage de passions et d’intérêts communs, la plupart du

temps de l’ordre de pratiques sportives (sports de combat et de self defense, sports collectifs,

trecks et parcours sportifs en pleine nature, etc). Cette validation des dérivatifs par le

collectif, contribuant à entériner ces pratiques sociales et sportives vécues hors travail, permet

au policier non seulement d’afficher et d’exprimer, dans le groupe, des techniques

personnelles de régulation émotionnelle, mais aussi de stabiliser affectivement le collectif :

« la vie de groupe devient une source à la fois de satisfaction sociale et de stabilité émotive

pour l’individu » (Mouzelis, 1967 : 154).

Par ces dérivatifs, le policier ménage et prépare son corps à l’activité professionnelle

future, se défoule, élabore un équilibre entre ses activités privées et ses activités

professionnelles. Ces stratégies de ménagement, de sas de décompression, d’homéostasie

entre vie personnelle et vie professionnelle, s’avèrent indispensables. Il convient donc de les

organiser, individuellement ou avec des collègues proches, collègues de confiance, pour le

bien-être général et une santé optimale. En effet, le corps est un instrument de travail pour le

policier de primo intervention. Ces stratégies servent aussi à intervenir en sécurité, en

confiance et en vigilance, car elles améliorent l’activation des compétences émotionnelles. Si

les policiers ne disposent pas de stratégie de stabilité émotionnelle, de dérivatifs comme

défouloirs et de moyens de repos et de retrait, le manque de renouvellement et de

reconstitution de leur énergie émotionnelle, état d’éveil, de conscience, d’activation (Plutchik,

Page 454: Les régulations individuelles et collectives des émotions

453

2001), ne sera pas propice à la mobilisation de compétences émotionnelles et aux régulations

émotionnelles. Ils risqueront alors de se retrouver en situations de « stress dépassé » (Selye,

1974 ; Rascle, 2001), d’inattention, de fatigue psychique, ou de désengagement, altérant leur

discernement lors de situations à risques, et complexifiant la nécessaire prise de distance

émotionnelle avec le cœur de leurs activités quotidiennes.

En ce qui concerne le collectif de travail, ce dernier joue un rôle fondamental

s’agissant des effets émotionnels du travail : le groupe va parfois réguler l’activité en fonction

de l’état émotionnel des policiers, s’adapter aux Hommes, car un cloisonnement total entre vie

personnelle et vie professionnelle n’est pas possible, ni envisageable. La prise de congés

correspond aussi à un acte de régulation, parfois individuel, parfois initié par le management

de proximité. Ainsi, les policiers vont adapter leur travail au sein du collectif, ou se mettre en

congés si nécessaire. Le collectif de travail et le manager de proximité, s’ils ajustent

collectivement l’organisation du travail et l’activité de travail aux dispositions affectives de

l’individu, à condition que les difficultés de ce dernier ne perdurent pas à long terme,

contribuent à constituer une salvatrice régulation émotionnelle collective, directe ou

indirecte, par expression d’une solidarité de groupe, ou en tête-à-tête. Le manager de

proximité parvient à encadrer les régulations émotionnelles collectives, grâce à un

management par la discussion, des espaces d’échanges et de régulation de l’activité

(Detchessahar, 2011 ; Monier, 2015) ; il incite les agents à gérer leurs congés en fonction des

effets émotionnels du travail - ou de la situation personnelle du policier -, en vue d’un retrait

adapté : au moment opportun, de la durée appropriée, car « les sujets ne peuvent pas

développer ou maintenir des raisons d’agir et de persévérer face aux difficultés s’ils ne croient

pas pouvoir obtenir les résultats qu’ils désirent grâce à leurs actes » (Almudever & al, 2006 :

152).

Les effets émotionnels du travail ressortent également de la fonction RH et du

management. Lors du recrutement, il appartient à ces derniers d’apprécier l’équilibre

personnel et professionnel du policier ; il leur appartient, de même, de l’exhorter à aménager

différents sas de décompression. Si les professionnels de la fonction RH ne considèrent la

santé et la sécurité au travail, ainsi que la qualité d’intervention, qu’en fonction des

composantes de la vie professionnelle du travailleur, ils omettent en grande partie les effets

émotionnels du travail, qui eux-mêmes agissent sur les outils émotionnels de travail. Nier les

interactions entre vie personnelle et vie professionnelle du policier deviendrait une aberration

du point de vue de la qualité d’intervention (Almedever & al, 2006), et de la santé du

professionnel, les policiers confirmant que, dans ces métiers à risques, « si on ne se ‟sent”

Page 455: Les régulations individuelles et collectives des émotions

454

pas, il ne faut pas y aller » (policier de BAC). Le management a donc le devoir de ne pas faire

perdurer la culture du cloisonnement à l’extrême, niant à la fois la préservation de la santé de

l’individu mais aussi la fiabilité des interventions au sein de son équipe. Au niveau de la

gestion des carrières, la GRH se doit aussi de prendre en considération les différents effets du

travail sur le professionnel, afin de placer la bonne personne au bon poste, au bon moment, et

dans les meilleures conditions.

8.3.3. Les effets émotionnels du travail aux Urgences

Les effets émotionnels plaisants du travail, comme la fierté d’appartenir au métier

d’urgentiste, affichée à l’extérieur du lieu de travail, les émotions plaisantes, parfois intenses,

relatives à la reconnaissance sociale de l’entourage des infirmiers, et celle des malades une

fois sortis du service, la joie du « travail bien fait » lorsque l’organisation du travail est

adaptée au travail réel, constituent des ressources pour l’individu, accumulées et

conscientisées hors travail.

En revanche, les émotions déplaisantes, objets ou outils émotionnels de travail,

entraînent des effets émotionnels du travail néfastes, sur la santé de l’individu, sur son

implication au travail, sur sa satisfaction au travail et hors travail, sur son équilibre entre vie

personnelle et vie professionnelle. Ces fâcheux effets proviennent principalement de deux

causes organisationnelles distinctes, mais connectées : le manque de soutien social socio-

émotionnel et managérial, et l’insuffisance de coulisses dans l’activité.

D’une part, le manque de solidarité, l’absence d’espaces et de temps d’échanges et

de retraits, l’absence de l’encadrement, empêchent le soutien social et donc la réalisation

d’une régulation émotionnelle collective. Ce défaut d’encadrement et de régulation sociale

déstabilise les collectifs de travail et engendre un certain mécontentement, exprimé par des

conflits internes, du cynisme, voire de l’apathie (Hirschmann, 1970). Les professionnels

pâtissent non seulement d’un manque de soutien socio-émotionnel autorisant l’évacuation et

la reconnaissance des émotions déplaisantes, mais encore d’un défaut de manifestation

d’affects plaisants, ressources individuelles et collectives dans l’activité, sources de

performance organisationnelle (Barsade & Gibson, 2007). Ces contrariétés s’ajoutent à la

fatigue due aux émotions-objets du travail, déplaisantes, et à l’intense travail émotionnel, outil

émotionnel de travail. Tout cela aboutit à des comportements d’irritabilité. Ainsi, les

émotions-objets de travail, le travail émotionnel intense, et le manque de soutien social

organisationnel et managérial provoquent des effets émotionnels de travail néfastes, pour la

Page 456: Les régulations individuelles et collectives des émotions

455

santé de l’urgentiste, ses ressources individuelles et collectives, et ses outils émotionnels de

travail futurs, les émotions déplaisantes étant incorporées, conservées, emprisonnées dans la

psyché. L’individu en arrive alors à développer des marqueurs somatiques (Damasio, 1994)

causés par cet ancrage émotionnel déplaisant. Ces effets s’expriment par une appréhension,

voire une peur de venir travailler, une difficulté à trouver le sommeil la veille d’un jour

travaillé, une irritabilité et une fatigue sociale s’exprimant au sein de la vie privée, ainsi que

par des expressions physiologiques proches d’une forme de « trac », telles celles d’un acteur

devant entrer en scène sans avoir pu répéter son rôle (la « boule au ventre »). Au retour du

travail, l’urgentiste se sert du trajet comme d’un sas de décompression, sas itinérant, afin de

réguler individuellement son émotion, avant de pénétrer sa sphère privée. Cependant, ce sas

apparaît insuffisant, car le professionnel n’a pas toujours pu exprimer et évacuer socialement

et convenablement ses ressentis. Ces différentes manifestations pathogènes des effets

émotionnels de travail peuvent conduire l’individu à connaître des épisodes d’épuisement

émotionnel, ou professionnel, s’exprimant par l’absentéisme de longue durée.

D’autre part, le manque d’espaces et de temps, en coulisses, pour les soignants, afin de

réguler collectivement leurs émotions, les traiter, les penser, les communiquer, les valider

dans l’entre-soi, conduit les professionnels à développer des comportements « hors

travail », ayant pour objectif de compenser cette insuffisance : rester dans le service le

plus de temps possible, même lorsque son activité est terminée - stratégie que l’on peut

qualifier de « présentéisme » -, échanger avec les collègues-amis hors travail, souvent par

téléphone, à propos de l’activité, mettre à profit le temps de trajet travail-maison. Ce manque

d’espaces pour exprimer les émotions, les mettre en récits, exprimer les difficultés,

décompresser, tomber le masque, avoir des moments de vie collective, contribue à un déficit

de soutien socio-émotionnel, entre collègues, et met en danger la santé du professionnel :

l’émotion, donnant une information consciente de la situation émotionnelle, doit être évacuée

assez rapidement afin de ne pas parasiter l’individu. Pour éviter la transférence (Hochschild,

2003b), les urgentistes ont besoin d’échanger entre collègues après la visite au patient (Rimé,

2005). Cet échange se déroule entre deux portes, ou dans la pseudo salle de pause, amenant

alors le professionnel à le poursuivre ou à l’initier dans les vestiaires ou en dehors du travail,

par défaut d’aménagement organisationnel dans l’activité (van de Weerdt, 2016), et défaut

d’espaces dédiés de discussion et de coulisses. Les questions du manque de temps et d’espace

d’expression et de régulation conduisent parfois le professionnel à « s’éterniser » dans le

service. Ainsi, les urgentistes sont dépourvus de « coulisses » au travail, et se retrouvent

Page 457: Les régulations individuelles et collectives des émotions

456

souvent contraints d’utiliser des zones extérieures à celui-ci, aux fins de traiter et réguler leurs

émotions (Goffman, 1959). Ils aperçoivent donc certaines faiblesses de l’organisation, qui ne

prend pas en compte l’aspect émotionnel du métier. Il s’ensuit que, parfois, ils affichent en

public colère ou frustration authentiques, face aux familles des patients, émotions qui auraient

été autrement travaillées, si elles avaient pu l’être « en coulisses » (Goffman, 1959).

Ces deux faiblesses organisationnelles ont pour vice d’amplifier les effets de la

répression émotionnelle, caractéristique faisant pourtant déjà partie de la culture

soignante (Canoui & Mauranges, 2001), et de « museler » l’expression émotionnelle des

urgentistes. Or, si l’émotion déplaisante, information envoyée par l’organisme à l’individu à

propos d’une situation difficile ou anormale, n’est pas exprimée et partagée d’une manière ou

d’une autre, la santé du soignant, à terme, se dégrade (Gross & Munoz, 1995). Ainsi, au

travail, les émotions déplaisantes deviennent un risque psychosocial, si le professionnel ne

peut pas les partager socialement, en dehors des patients et de leur famille (Rimé, 1993). En

raison d’un management absent et d’un manque de coulisses en zones émotionnalisées

(Fineman, 2000), les professionnels, dans le meilleur des cas, agencent une régulation

émotionnelle autonome, clandestine, en groupes restreints de « collègues-amis ». Lorsque

cette forme de soutien socio-émotionnel et de soutien social hors travail ne suffit pas, ou que

l’individu n’a pas d’occasions d’exprimer ses ressentis, ce dernier opère une stratégie de

régulation émotionnelle individuelle, de déploiement attentionnel (Gross, 1998 ; Gross &

Barrett, 2011), par la rumination mentale, hors travail. Cette attitude s’avère nuisible tant

pour la santé de l’individu que pour l’accomplissement de la tâche au travail : en focalisant

sur l’aspect négatif d’une situation, la rumination mentale accroît la durée et l’intensité des

émotions déplaisantes (Bushman, 2002), et même, conduit à des épisodes dépressifs. Au

niveau organisationnel, cela peut altérer les fonctions exécutives du professionnel et réduire sa

performance au travail (Watkins & Brown, 2002). Pour éviter ces effets, certains urgentistes

élaborent des sas de décompression, des dérivatifs, dans leur vie personnelle (van de Weerdt,

2011) : sas spatiaux, coins lectures, sports...

Page 458: Les régulations individuelles et collectives des émotions

457

Dans un premier temps, face à ces effets émotionnels de travail, néfastes pour le bien-

être de l’individu et le bon accomplissement de sa tâche, nous préconisons de mener un

diagnostic interne déterminant les niveaux de soutiens sociaux perçus : soutien

organisationnel, soutien socio-émotionnel, soutien social managérial, soutien social hors

travail, puis d’en communiquer les résultats, et de mener un dialogue interne sur cette

problématique. En fonction des résultats avérés et des différents retours des professionnels

concernés, informations provenant soit d’évaluation quantitative, et / ou qualitative et de

compte-rendus de focus group, l’organisation pourra alors, dans un second temps, agir sur les

espaces et temps d’échanges entre professionnels, sur les « coulisses » de l’activité, dans

l’objectif d’atténuer les impacts négatifs des effets émotionnels de travail sur les individus et

le groupe. Concevoir et aménager collectivement ces espaces dédiés permettra aux individus

de réguler les événements difficiles dans l’entre-soi. Deux formes de « sas » internes à

l’organisation sont à distinguer : les « zones émotionnalisées » (Fineman, 2000), entre

collègues, établies dans l’activité, et les zones d’échanges formelles ou informelles portant

sur l’activité. Par exemple, dans le cas des « zones émotionnalisées », concernant la prise de

service et le départ du service après l’activité, l’utilisation des moments de relais avec les

équipes nous semble propice à protéger à la fois le professionnel endossant le costume de

soignant, et le soignant ayant terminé son service. Ce moment d’échanges ritualisé, informel,

sera vecteur d’expressions d’émotions-objets de travail, et de narration de l’activité de travail

réelle et réalisée. Ainsi, le professionnel disposera d’un temps dédié pour évacuer les

émotions nées de l’activité, et ôter son costume dans l’entre-soi, afin de se détacher du

« personnage » particulier intégrant son rôle professionnel (Dagot & Perier, 2014). Dans le

cas des zones d’échanges sur l’activité, leur aménagement, officiel, à l’abri des regards du

public, validé par l’organisation et les différents niveaux hiérarchiques, pourrait prendre la

forme de pratiques formelles ou informelles de régulation émotionnelle collective : il s’agira

par exemple d’organiser le travail et l’ergonomie des lieux de façon à dégager des temps

d’échanges, de retours d’expériences, de débriefings post-situations à forts incidents

émotionnels, reproduisant ainsi certaines pratiques policières salvatrices, dans l’objectif de ne

pas banaliser les situations de violence, d’agression, ou de harcèlement. Ces temps

d’échanges, de réunions professionnelles, doivent être, pour certains, encadrés par le manager

de proximité, pour d’autres, libres de toute hiérarchie, afin de faire « ventiler » les émotions

du groupe régulièrement. Cela signifie que ces réunions sans hiérarchie conduiront les

individus à s’auto-organiser dans une régulation émotionnelle collective. Elles serviront à

mener une régulation sociale des affects, à faire remonter les besoins. La réflexivité du groupe

Page 459: Les régulations individuelles et collectives des émotions

458

de travail, initiée au sein de ces espaces dédiés, amoindrira les effets émotionnels du travail

nocifs pour l’individu et l’activité. Ces coulisses collectives doivent s’ajouter à des formes de

« retraits de la scène sociale », individuelles, par exemple au sein d’une salle de détente, libre,

dans laquelle le professionnel sera autorisé à venir se détendre et se relâcher lors de ses

moments de pauses.

La pratique de GRH d’aménagement du temps du travail en douze heures, critiquée

par les professionnels de la santé au travail en raison de la forte et durable demande

psychologique exercée sur le professionnel comparativement à une activité en huit heures,

peut alors être débattue. En effet, tous les professionnels questionnés vantent les mérites d’un

travail en douze heures, semble-t-il, pour de « mauvaises » raisons : selon eux, cet

agencement de leur planning, de jour ou de nuit, bien qu’éreintant, et source d’isolement, leur

permet de cloisonner davantage leurs espaces privé et professionnel, d’avoir la sensation de

« vraiment couper » (urgentiste), de pouvoir se ressourcer dans le cadre privé. Les urgentistes

préfèrent ce fonctionnement d’activité en douze heures plutôt qu’en huit, car cela leur donne

l’impression de disposer de davantage de temps pour leur vie personnelle, familiale, leurs

loisirs, et pour retrouver une énergie mentale et physique à leurs yeux suffisante pour exercer

leur métier à leur retour. Ce « sas » de décompression, privé, plus long que lors de roulement

de service en huit heures, compense le manque d’aménagement de « coulisses » et

d’occasions de retrait pendant l’activité. Nous préconisons, une fois les occasions et espaces

« émotionnalisés » établis, et le collectif de travail solidifié dans le cadre de régulations

émotionnelles collectives, de groupes de paroles, d’analyses de la pratique, d’utilisation de

moments d’échanges formels et informels, de questionner les professionnels à propos de

cet aménagement atypique des horaires de travail, afin que cette pratique soit vécue

comme choisie et non subie, et de faire preuve d’une certaine flexibilité organisationnelle

répondant aux besoins émotionnels des professionnels. En effet, choisir son rythme de travail

protège la santé de l’individu (Schoenenberger & al, 2015). En huit heures ou en douze

heures, l’organisation du travail des soignants, qui devraient choisir et non subir leur rythme

de service, nécessite, pour répondre aux besoins émotionnels des professionnels, de la

flexibilité. Elle n’est pas forcément facile à obtenir. Néanmoins, surmonter cette difficulté

organisationnelle s’avère judicieux car l’organisation, globalement, a besoin de personnels en

bonne santé, ni sujets à l’absentéisme, ni victimes de « présentéisme », mais complètement

présents, tout à leur tâche. Dans le cas d’un rythme de douze heures, le temps de repos doit

être réellement compensateur, et permettre une réelle coupure avec le travail, soit quatre jours

de repos par semaine, et un maximum de deux jours de travail consécutifs (Schoenenberger &

Page 460: Les régulations individuelles et collectives des émotions

459

al, 2015), sur la base du volontariat. Ces différents axes de GRH ont pour objectif de réduire

la nocivité des effets émotionnels de travail, et de retrouver un climat apaisé au sein des

collectifs de travail, essentiel à la constitution d’une solidarité professionnelle, elle-même à

l’origine de formes de flexibilité managériale dans la gestion des congés et des retraits,

comme nous l’avons relevé dans le cas des policiers étudiés.

8.3.4. Les effets émotionnels du travail chez les enseignants en REP+

D’une part, les projets, événements et enjeux collectifs au sein de l’activité

quotidienne induisent chez les enseignants des émotions et états affectifs plaisants - sérénité,

fierté, soulagement, joie, sentiment d’accomplissement professionnel -, parfois de très forte

intensité - joie intense, extase (Plutchik, 2001) - quelquefois exprimés par des larmes. Ces

effets émotionnels du travail se répercutent positivement sur la santé, les ressources et la

satisfaction au travail du professionnel, qui raconte ces différentes situations plaisantes et

valorisantes à son entourage familial et social, privé. Ces émotions plaisantes augmentent les

ressources psychologiques et préservent la santé et le bien-être de l’individu (Frederickson &

al, 2009).

D’autre part, les émotions déplaisantes, objets de travail, ainsi que les outils

émotionnels de travail déployés par les enseignants pour travailler ces objets, s’avèrent

sollicitants pour le professionnel. Parfois, ces émotions déplaisantes (appréhensions,

contrariétés, frustrations) dérangent leur sommeil, les fatiguent, voire influencent leur

comportement au sein de leur vie privée, en particulier vis-à-vis de leurs propres enfants.

Comme la plupart des policiers et urgentistes, les enseignants élaborent et conçoivent, plus ou

moins consciemment, des dérivatifs, « sas de décompression », au sein de leur vie privée. Ces

derniers semblent davantage liés à l’acquisition et la consolidation d’un soutien social hors

travail, par des échanges sociaux au sein de la famille, avec des amis et connaissances issus de

professions variées, plutôt que centrées sur des techniques corporelles de régulation (sports,

mises en mouvement du corps) comme les pratiquent les policiers.

Les enseignants étudiés, étant dépourvus d’un solide soutien social hiérarchique et

institutionnel, les effets émotionnels du travail, lorsqu’ils sont déplaisants et s’inscrivent dans

la durée, pénètrent, pour certains, le cadre de la vie personnelle du professionnel, provoquant

ainsi des répercussions sur sa santé et ses futurs outils de travail : « On est TOUJOURS dans

de la gestion de masse. Le MONSTRE Éducation Nationale est une vraie plaie »

(professionnel des RH). Le manque d’effectifs, formés à la GRH, apparaît patent dans

Page 461: Les régulations individuelles et collectives des émotions

460

l’Académie concernée : « Vous avez un gestionnaire, par exemple qui va s’occuper de tous

les profs d’anglais de (région). […] Ce DEVRAIT être le RH. Mais lui va se définir comme le

gestionnaire […]. C’est presque une question politique après. C’est : ‟qu’est-ce qu’on met

derrière RH ? Qu’est-ce qu’on entend par gérer des personnels ?” » ; « On leur a pas appris

que derrière ces tableaux, il y a aussi des personnes, et que ces personnes, parfois, ne sont

pas dans la case » (professionnel des RH). Ironie du sort, cette problématique, managériale et

de gestion, engendre des souffrances, que les professionnels des RH et de la gestion doivent

ensuite prendre en charge : « En faisant de l’abattage, on génère des souffrances, que nous,

on est amenés à prendre en charge après coup, et souvent trop tard » (professionnel des RH).

Des formations dont l’effectivité et la convenance sont problématiques, l’absence de prise en

compte par l’organisation enseignante du problème de l’équilibre entre vie professionnelle et

vie personnelle, une politique de prévention des RPS balbutiante bien que prometteuse,

l’inaccessibilité des professionnels de la fonction RH et des professionnels de santé au travail

(médecins du travail, psychologues), toutes ces raisons, auxquelles s’ajoute la culture

professionnelle d’individualisme, expliquent que l’on puisse parler de défaillance de la GRH

dans ce métier. Ainsi, la culture professionnelle d’individualisme rend peu accessible une

éventuelle régulation émotionnelle collective, si le management ne la conçoit ou ne l’organise

pas. Par ailleurs, les évaluations professionnelles s’avèrent inadéquates à apprécier le travail

réel et réalisé. Tous ces faisceaux de difficultés, défaillances de la GRH, individualisme

traditionnel, évaluations inadaptées, convergent pour constater que le professionnel vit

relativement seul les effets émotionnels négatifs de son travail. Cela touche

particulièrement les chefs d’établissements et les « managers » de proximité. Concernant la

question de la santé au travail, tous les interviewés mettent en évidence le manque de

personnels chargés de la SST : « La médecine du travail, c’est la misère. Le service est

sinistré […]. Dans (région), actuellement, il y a un médecin du travail, UN seul […]. La

situation est un peu apocalyptique dans l’Académie » ; « Un conseiller-carrière ici fait en

gros 400 entretiens par an. C’est monstrueux » ; « On a cinq équivalents temps plein pour

52 000 agents » (professionnel des RH) ; « Je suis seule dans toute l’Académie […]. Je suis

contractuelle » (psychologue du travail). Or, de la santé de l’enseignant va dépendre la

réalisation de l’activité, la qualité du service rendu, le travail « en santé » étant la condition

d’un travail de qualité et de réalisation personnelle (Lachmann & al, 2010).

Enfin, les effets émotionnels du travail investissent la vie privée du professionnel

d’autant plus aisément que ce dernier travaille une partie de son activité à domicile

(corrections de travaux et de devoirs, préparations des cours, avancement de projets

Page 462: Les régulations individuelles et collectives des émotions

461

collectifs…), rendant alors inconcevable un cloisonnement émotionnel entre le temps

professionnel et le temps personnel, ces deux sphères s’interpénétrant : « C’est le plus gros

problème des profs. Je crois que c’est 99% des demandes […]. Ha mais ça revient

ÉNORMÉment. Et l’envahissement du pro sur le perso, et de la CONFUSION, de ne plus

savoir […]. Quand vous avez des mamans qui ont des enfants qui ont le même âge que leurs

élèves. Là, ça peut être horrible, horrible, dans la mesure où elles n’arrivent plus à prendre

de la distance et à gérer la relation au groupe, comme elles gèrent la relation à leurs propres

enfants. Et inversement. Alors ça c’est aussi bien chez les mamans que chez les papas et peut-

être plus chez les papas. Comme si… Un miroir. Vous pouvez avoir ça. Et vous pouvez avoir

des choses qui relèvent des relations affectives, entre collègues, qui peuvent vraiment tout

faire dégénérer aussi. Les collègues-amis, on ne sait plus bien. Mais oui, c’est un des plus

GROS problèmes des profs, qui viennent nous voir. […]. Ils sont tous à 50 à 60 heures de

travail par semaine, et en plus de ça, ils gèrent aussi le regard des autres […]. Et en fait, ils

ne savent plus gérer, ils sont complètement envahis ; et il y a eu des cas de décompensation. Il

y a des gens qui ont décompensé, pour ça. C’est le burnout. Mais le burnout dans son sens

véritable du terme. […] il y en a qui n’ont pas prévu d’espace chez eux […]. C’est-à-dire

qu’il y a un double espace pro. Il y a un espace pro, physique, au collège, à l’établissement, et

puis il y a l’espace pro que je dois délimiter encore chez moi. Et de pas être dérangé par la

famille pendant que je travaille » (psychologue Rectorat).

8.3.5. Les effets émotionnels du travail des téléconseillers

D’un côté, les téléconseillers connaissent des effets émotionnels plaisants et positifs,

issus de l’activité, leur procurant une satisfaction se manifestant jusque dans leur vie

personnelle : joie plus ou moins intense suite à un travail bien fait, une journée d’activité

satisfaisante, une gratification organisationnelle ou managériale, ou un challenge réussi, la

fierté d’appartenance à l’entreprise.

De l’autre, en raison de la distance physique et psychologique existant entre le

professionnel et le client, les effets émotionnels déplaisants du travail des téléconseillers

s’avèrent modérés comparativement aux trois autres métiers étudiés. En effet, le contact avec

les clients s’effectue par téléphone ou par Chat, ce qui maintient une certaine distance

relationnelle avec les interlocuteurs, d’autant mieux avec l’emploi du mode mute. Il y a donc

proxémie relative à l’activité, distance physique et sociale entre le professionnel et le client. Il

s’agit ici d’une relation commerciale, et non de care, de cure, ou de maintien de la paix. Le

téléconseiller maintient l’interlocuteur « à distance » ; la question de la proxémie dans les

Page 463: Les régulations individuelles et collectives des émotions

462

relations professionnelles avec le client ne pose pas de difficulté relative à l’enjeu existentiel

de territorialité (Plutchik, 1991). De plus, l’aménagement de « coulisses » de et dans

l’activité, contribue à éviter au professionnel de se retrouver dépassé par les émotions nées du

contact avec le client ; il facilite la régulation et la diminution de la charge émotionnelle liée à

des incidents émotionnels issus de l’activité, lors du retour à la vie personnelle.

Néanmoins, certains professionnels éprouvent une difficulté à conserver un niveau de

performance au travail à la hauteur de leurs objectifs quantitatifs et qualitatifs de ventes,

lorsque leur vie personnelle est impactée. Ces situations affectent alors le bien-être ressenti

pendant l’activité. Inversement, les professionnels éprouvent une difficulté à empêcher les

effets des incidents émotionnels professionnels et leurs conséquences, de pénétrer au sein de

leur vie personnelle, particulièrement lorsque ces émotions relèvent de « l’inacceptable », ne

sont pas considérées comme « faisant partie du métier ».

Les aménagements organisationnels, stratégies de « ménagement des ressources

humaines », regroupent les possibilités pour le professionnel d’activer le mode mute lors

d’incidents émotionnels avec le client, ou d’interrompre une relation/client par Chat, de se

relaxer en salle de pause ou de détente, ou à l’extérieur, avec ou sans collègue, d’organiser ses

moments de pauses lors de l’activité, de manière autonome, grâce à une relation de loyauté

managériale issue de la sensibilité et du professionnalisme des managers de proximité, de

réguler collectivement les émotions-objets de l’activité lors des réunions internes, des

rencontres formelles et informelles entre collègues, et avec le management, d’échanges plus

ou moins spontanés entre collègues.

La nature de l’activité, l’ergonomie des postes, le ménagement des ressources

humaines, instauré par un management de proximité présent, contenant, et formé aux

questions de santé et de sécurité au travail et de risques psychosociaux, favorisent

l’équilibre, perçu par le téléconseiller, entre vie personnelle et vie professionnelle, et

maintiennent ce dernier en situation de « sérénité » ressentie au travail, voire de joie

modérée.

Cependant, les ressentis relatifs à la jalousie et à l’envie, que l’on se place du point de

vue du jaloux ou du jalousé, de l’envieux ou de l’envié, et les états affectifs relatifs à la colère,

au sentiment de soumission, d’injustice, de trahison, d’outrage, d’inconstance, voire de

perfidie organisationnelle, à propos de la vision du travail bien fait et de l’évaluation de la

qualité du travail produit, induisent des émotions déplaisantes au travail, peu tolérables pour

le téléconseiller, et suffisamment intenses pour le perturber jusque dans sa vie personnelle.

Ces effets du travail, déplaisants, empirent lors de périodes de mise en compétition entre

Page 464: Les régulations individuelles et collectives des émotions

463

collègues, ou entre services, ou lors de conflits entre plusieurs services, ou entre managers de

différents services, provoquant une dissolution du collectif, un individualisme accru, des

pratiques clandestines de non-qualité, voire de sabotage. Les conflits interpersonnels, les

conflits de valeurs, et les jalousies internes, ces différents fonctionnements, lorsqu’ils

s’inscrivent dans un temps long (plusieurs semaines voire plusieurs mois), ou surviennent de

manière récurrente, ou perdurent de manière chronique, conduisent les téléconseillers

concernés à des états d’anxiété et à un ressentiment, qui s’expriment par des intentions de

départs (exit), des conflits réguliers en internes (voice), ou un désengagement (apathy)

(Hirschmann, 1970).

Bien que ces différents effets émotionnels déplaisants, issus de l’activité, se trouvent

moins perturbants, pour l’individu, que les effets discutés relativement aux trois autres métiers

étudiés, les téléconseillers s’exposent à des états de fatigues physique et psychologique, issus

soit d’une activité perçue comme routinière, soit d’un travail émotionnel prolongé ; cela

provoque des états affectifs de lassitude et d’ennui, s’exprimant, dans le cadre de leur vie

personnelle, par une irritabilité relationnelle et / ou un dérèglement alimentaire. Face à ces

différents effets émotionnels du travail, seulement la moitié des professionnels s’adonnent à

des dérivatifs, quelquefois physiques et sportifs, au sein de leur vie personnelle.

Enfin, la posture de travail en elle-même - travail sédentaire, en position assise

prolongée, devant des applicatifs informatiques et téléphoniques -, incite le professionnel à

une certaine fixité, une immobilité au travail, facteur de risques physiques, non observés dans

les trois autres métiers étudiés : « ‟la position assise est nuisible”. Des études récentes ont

montré que des gens qui travaillent six heures par jour assis… On trouve que ces personnes

ont l’espérance de vie diminuée. C’est la Société Américaine de Cancérologie, qui a publié

ça. Et les causes de mortalité, il y a quelques cancers là-dedans, des troubles digestifs, des

trucs comme ça […]. Oui, le diabète, les risques cardio-vasculaires. Globalement, on se dit

que le facteur de risque de mourir plus, si vous voulez, c’est deux […]. Chez les femmes, c’est

plus grave. Les gens ont dit : ‟il faut entamer une dynamique, il faut mettre dans le Document

Unique (DU) que la position assise prolongée est un facteur de risque qui a telle et telle

caractéristique”. Donc débat : qu’est-ce qu’on doit mettre dans le DU, selon quel critère de

crédibilité, est-ce vrai, pas vrai ? […] (médecine du travail). Un des médecins du travail

interviewés nous précise que, selon lui, la santé au travail, si l’activité est sédentaire, dépend,

hors actions organisationnelles, de l’hygiène de vie du professionnel : « Ma théorie est que la

sédentarité, c’est une condition de travail. C’est-à-dire que finalement, c’est bien le patron

qui dit : ‟vous avez un ordinateur comme ça, un siège comme ça etc”. Et cette condition de

Page 465: Les régulations individuelles et collectives des émotions

464

travail est éminemment suspecte, et va s’adresser à des gens qui n’ont pas du tout la même

histoire. Si vous vous adressez à un homme, sportif, etc, qui a une vision vachement… qui

s’entretient bien… Je ne sais pas, par exemple du côté de (ville y), on a beaucoup de skieurs

de fond, nettement plus qu’à (ville x). Et ces personnes-là sont dans une dynamique

(médecine du travail). La logique de mise en mouvement du professionnel va le protéger des

effets délétères de l’activité sur sa santé : « Il y a toute une logique comme ça, qui est une

logique de mouvement. Et d’autres qui sont assis (mime), TAC, ils sont tanqués. […] Là, on

est dans une configuration négative. […] il y a quand même tout un corps d’agents qui étaient

avant chez (entreprise y), qui ont été dans une dynamique… Pas de marge de manœuvre.

Travail ennuyeux, répétitif, etc. Et dans cette population, on voit bien que… la santé se

dégrade, et ces personnes… Il y a plusieurs choses qui se passent : premièrement, dans le

boulot, s’il y a quelque chose qui change dans leur boulot, ils vont être inadaptés. Ils sauront

plus faire. Parce que grosso modo, ils sont dans une forme de rigidité. […], après on parle

d’alexithymie. Et puis on trouve aussi des gens qui ne savent pas s’occuper de leur santé. Pas

mettre en perspective ni leur travail, ni l’intelligence de leur carrière, une vision de leur

carrière, et attendent tout de la structure […]. Et on se retrouve à 55 ans avec une

inemployabilité terrible. […]. La problématique, c’est la mise en mouvement, très précoce

dans la vie, qui est à la fois d’ordre professionnel, que chacun sache prendre en charge sa

carrière, soit poussé par le management à s’occuper de soi, à se former… » (médecine du

travail).

Dans le cadre des groupes de travail réunissant les acteurs de la santé au travail et les

professionnels de la fonction RH, nous préconisons une prise en compte de cet aspect relatif

aux conditions de travail et aux effets du travail, qui pourrait passer par une réflexion autour

de la possibilité de travailler parfois en position debout, par exemple grâce à des

connexions téléphoniques sans fil, ou par une ergonomie des postes de travail donnant au

professionnel le choix d’une position assise ou debout : il existe des bureaux « assis-debout »,

dotés d’un plateau s’ajustant en hauteur permettant d’alterner la position assise et la position

debout lors du travail devant un ordinateur (Messing & al, 2004). De plus, la ré-introduction

de cours de Chi Kong : « Du Chi Kong ici, il y en avait. C’est tout un ensemble. C’est une

boîte au CAC 40, il faut quand même des résultats. Je vais vous montrer un bouquin :

Dominique Steiler, il parle du Slow Management. C’est ce qu’il faudrait faire ici. C’est

intéressant. Coca-cola a pris cette culture et ça marche très bien en fait » (médecine du

travail), ou de sport, ou de mise en mouvement du corps lors de pauses pendant l’activité, irait

également dans le sens de cette lutte contre l’ankylose. En effet, bien que l’entreprise propose

Page 466: Les régulations individuelles et collectives des émotions

465

des salles de pause, et salles de détente, nos observations et les discours rapportés par les

professionnels, nous confirment que les téléconseillers exploitent davantage les espaces

extérieurs, ou impliquant des mouvements physiques, ou une prise de nourriture ou de café,

plutôt que les espaces de repos ou de relâche en position assise ou étendue. Ainsi, les sas de

décompression et de régulation des émotions dans l’activité, auraient pour objectif une mise

en mouvement, une activation physique, permettant aux téléconseillers d’évacuer les charges

émotionnelles issues du contact avec le client, et d’établir des contacts et relations entre

collègues, dans une ambiance animée et active. C’est le contraire des urgentistes, qui ont

besoin de se retrouver en lieu clos, en « coulisses », au calme, en position assise ou étendue,

le cœur de leur activité étant particulièrement physique, et impliquant des positions difficiles à

tenir sur une longue durée : ports de charges, nombreux déplacements, support aux patients,

contacts physiques directs, etc.

Le tableau 38 récapitule les caractéristiques principales des effets émotionnels du

travail de chacun des métiers étudiés, et propose de comparer les pratiques professionnelles,

de management et de GRH de chaque métier, plus ou moins bénéfiques pour la santé et la

sécurité du professionnel.

Page 467: Les régulations individuelles et collectives des émotions

466

Tableau 38 : Tableau comparatif des effets émotionnels de travail et des pratiques

professionnelles, de management et de GRH agissant sur la SST du professionnel

Métiers concernés

Policiers de BAC Urgentistes Enseignants en

REP+ Téléconseillers

Effets émotionnels

plaisants

- Engagement et implication au travail

- Augmentation des ressources psychologiques

- Bien-être général

- Augmentation des ressources psychologiques

- Reconnaissance hors travail

- Engagement - Bien-être général

-Partage social hors travail -Augmentation des ressources psychologiques -Satisfaction au travail -Bien-être général

-Forte appartenance à l’entreprise -Bien-être général -Satisfaction au travail -Motivation extrinsèque importante (voyages, places de cinéma…)

Effets émotionnels déplaisants

-États de vigilance constants et / ou intenses -Anxiétés et angoisses -Traumatismes indirects -Fatigue psychique, perturbation du sommeil, irritabilité -Surengagement -Pression des affects de l’entourage -Risque d’épuisement fort -Horaires atypiques

-Fatigue psychique et sociale, irritabilité -Déséquilibre des sphères de vie -Répression émotionnelle -Troubles du sommeil, rumination mentale, angoisses -Risque de désengagement, et d’épuisement fort -Non-satisfaction au travail

-Fatigue psychique, perte de patience, perturbation du sommeil -Risque de surcharge cognitive -Déséquilibre des sphères de vie -Risque d’épuisement

-Désengagement -États affectifs de lassitude et d’ennui -Fatigue liée à la dissonance émotionnelle, irritabilité, dérèglement alimentaire -Anxiété, ressentiment

Intensité et récurrence

émotionnelle Très importantes Importantes Importantes Variables

Porosité vie profes-

sionnelle / vie privée

Très forte Forte Très forte Légère

Seconde peau

(Guidau, 2012)

Exercice de l’activité surtout en civil, possession de l’arme hors service, stigmates de l’activité

Blouse blanche Aucune Aucune

Pratiques bénéfiques

pour la SST

-Élaboration de sas de décompression hors travail, alliant mise en mouvement et ménagement du corps, recentrage individuel et soutien social -Nombreux dérivatifs validés professionnellement -Stratégies de déplacement et d’évacuation émotionnelle

-Mise en place de dérivatifs au sein de la vie privée -Régulation autonome créant des liens forts avec les collègues-amis -Partage social hors travail -Projet de prévention des RPS largement initié par les acteurs de la santé (médecine du travail) -Diagnostics internes exploités

-Dérivatifs hors travail axés sur un fort soutien socio-émotionnel -Collectifs restreints de collègues-amis solidaires -Nombreuses coulisses individuelles et collectives

-Aménagement de coulisses dans l’activité -Aménagement de l’activité -Fort soutien social, émotionnel, et professionnel du manager de proximité -Organisation du travail autonome -Politique de ménagement des RH.

Page 468: Les régulations individuelles et collectives des émotions

467

-Flexibilité managériale et solidarité, esprit de cohésion du groupe, ajustement quotidien de l’organisation -Facultés d’adaptation, intelligence situationnelle -Débriefings, simulations.

Pratiques néfastes

pour la SST

-Culture du cloisonnement -Manque de temps dédiés aux échanges formels, avec et sans cadre -Effets émotionnels non pris en compte officiellement par l’institution

-Manque de communication et de traduction managériale à propos des outils de prévention -Management absent -Absence de coulisses -Exploitation totale du temps de travail effectif

-Faible soutien social hiérarchique, organisationnel et institutionnel, engendrant souffrance et sentiment d’abandon, de solitude -Management impersonnel

-Mise en compétition -Non-régulation, voire alimentation, des conflits internes

Préconi- sations

-Considération des effets émotionnels dans une politique de prévention des risques -Aménagement d’espaces et de temps dédiés, avec et sans cadre, pour échanger sur ces effets, et mettre en discussion les bonnes pratiques -Instauration et animation de groupes d’analyse de la pratique -Rapprochement des professionnels de santé et de GRH sur le terrain -Adaptation des formations, avec mises en situation et simulations -Réflexion quant à une fourniture des vêtements « civils », dédiés au travail, par l’institution

-Aménagement de coulisses de l’activité et dans l’activité (zones émotionnalisées, exploitation des rituels), d’espaces de pauses et d’échanges formels et informels -Mise en place d’un management par la discussion -Création d’espaces et de temps dédiés aux retours d’expériences et aux débriefings - Reconnaissance par le management -Création de formations au travail émotionnel, de jeux de rôle et de mises en situations -Re-création de la cohésion et de la confiance

-Adaptation des formations aux besoins -Considération de la question de l’équilibre des sphères de vie dans la politique de prévention des RPS - Conception de la communication interne -Accessibilité des acteurs de la santé et de la GRH -Reposition-nement des managers et travail sur le collectif

-Considération des effets émotionnels dans la politique de prévention des RPS et de QVT -Dynamisation des zones émotionnalisées (échanges, sports, mises en mouvement) -Aménagement de dérivatifs hors travail -Prise en compte de la sédentarité par les acteurs de la santé et des RH

Les professionnels ressentent des émotions plaisantes ou déplaisantes, effets de leur

travail, suite aux charges émotionnelles provenant des objets et outils émotionnels du travail.

Les effets émotionnels du travail pénètrent, pour certains, le cadre de la vie personnelle du

professionnel, provoquant ainsi des répercussions sur sa santé et ses futurs outils émotionnels

de travail.

Page 469: Les régulations individuelles et collectives des émotions

468

Cette recherche met en évidence que les émotions déplaisantes au travail et du

travail, qu’elles en soient objets, outils ou effets, impactent la santé du professionnel et la

qualité de service. Ces enjeux confèrent à la fonction RH un rôle important à jouer dans

le recrutement, les formations, la gestion des carrières et des retraits, la prévention des

risques, l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, et dans un management

permettant une régulation collective des émotions. Ainsi, tout plan de prévention des RPS

et toute politique de QVT doit examiner ces trois composantes du processus émotionnel avant

de mener des actions correctives ou de prévention. La section qui suit propose de modéliser le

processus émotionnel au travail en intégrant la typologie dimensionnelle des émotions de

Jeantet (2003), Bernard (2007) et Remoussenard et Ansiau (2013), afin de structurer le

phénomène émotionnel au travail, et d’en saisir les enjeux à la fois sur la santé du

professionnel de métiers sujets à incidents émotionnels, et sur l’accomplissement de sa tâche.

8.4. Proposition de structuration du processus émotionnel au travail

Dans la perspective de contribuer à combler les lacunes théoriques concernant la

thématique des émotions au travail, la littérature existante exposant une typologie

dimensionnelle des émotions sans modèle théorique (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ;

Remoussenard & Ansiau, 2013), la présente recherche propose de modéliser le processus

émotionnel au travail en distinguant, les objets émotionnels du travail, les outils émotionnels

de travail et les effets émotionnels du travail, et de dégager aussi bien les relations que ces

trois dimensions ont entre elles, que les relations existant entre elles et la santé des agents et la

qualité du service. En conséquence, à l’issue de cette recherche, le modèle théorique suivant

apparaît :

Page 470: Les régulations individuelles et collectives des émotions

469

Figure 19 : Proposition de structuration du processus émotionnel au travail

La présente recherche aboutit à construire un modèle théorique de structuration du

processus émotionnel au travail, grâce à une étude exploratoire inédite au sein de quatre

métiers à incidents émotionnels. Ce modèle, servant tant à la représentation qu’à l’étude du

phénomène émotionnel au travail, se présente sous forme de schéma, « réducteur de la

réalité » (Willet, 1996 : 13), s’attachant à l’essentiel, comportant un ensemble de concepts

auparavant explicitement définis, et mettant en évidence les relations entre eux. Il représente

un système et ses propriétés structurelles et fonctionnelles, en faisant ainsi un « modèle

cognitif » (Willet, 1996), dont la fonction est essentiellement organisatrice.

Les objets, outils et effets émotionnels du travail ont des incidences sur la santé du

professionnel et la qualité de service et d’intervention. Ces trois composantes du processus

émotionnel présenté interfèrent entre elles.

Les résultats nous ont amenée à formuler des préconisations managériales,

échelonnées tout au long de la discussion. Pour l’essentiel, il s’agit :

- d’une appréciation des compétences émotionnelles et de l’équilibre entre vie

professionnelle et vie personnelle lors du recrutement,

Page 471: Les régulations individuelles et collectives des émotions

470

- de plans de formation adaptés aux situations de travail réelles (Lacomblez, 2001),

intégrant les compétences émotionnelles, le travail émotionnel, les émotions-outils de

travail et le collectif de travail,

- d’une gestion des carrières et des retraits adaptée aux effets émotionnels du travail,

- d’un management de la régulation émotionnelle collective,

- d’un plan de prévention des RPS examinant ces trois composantes du processus

émotionnel.

Le modèle théorique proposé peut se concrétiser au sein des pratiques

organisationnelles de tout métier impliquant des incidents émotionnels au travail : il pourrait

s’appliquer à un grand nombre de situations. Il décrit un processus, permettant de déduire un

énoncé général, dans une perspective relationnelle (Willet, 1996).

Le chapitre qui suit expose les limites ainsi que les perspectives de recherches futures.

Page 472: Les régulations individuelles et collectives des émotions

471

Chapitre 9 : Limites et perspectives de recherche

Introduction du chapitre 9

Dans un premier temps, ce chapitre révèle certaines limites de la recherche, que nous

avons identifiées, puis, dans un second temps, propose plusieurs perspectives de recherche.

9.1. Les limites de la recherche

Au niveau méthodologique, cette recherche présente quelques limites. Nous

exposerons tout d’abord la limite relative à l’incertitude générée par la méthodologie

qualitative, puis l’évaluation de la validité ainsi que de la fiabilité de la recherche. Ensuite,

nous discuterons de la crédibilité de la recherche, certains biais ayant pu être identifiés, et

parfois examinés, ou écartés.

9.1.1. Un degré d’incertitudes élevé

Notre méthodologie occasionne quelques incertitudes : le degré d’incertitude

technique est élevé, et correspond à un choix d’étude exclusivement qualitatif. En effet,

observer un ou des phénomène(s), et interviewer les acteurs sociaux évoluant dans leur

contexte organisationnel, engendre des résultats difficiles à anticiper et à prévoir. C’est

pourquoi nous avons décidé de multiplier les méthodes qualitatives et de trianguler les

données, en étudiant quatre contextes professionnels différents, appartenant à des secteurs

variés, mais dont le protocole d’échantillonnage procède de manière répétitive, cohérente et

détaillée.

Le degré d’incertitudes relatif à la méthodologie qualitative se révèle aussi en raison

des choix de perspectives théoriques initiaux, et de la difficulté à évaluer et à identifier les

émotions réellement ressenties par les acteurs observés. D’une part, nous ne pouvions traiter

de tous les aspects de la composante émotionnelle au travail : par exemple, la littérature

affirme que le travail émotionnel est sexué (Hochschild, 2003b) - les infirmières subissent des

violences de la part de la patientèle, parfois socialement tolérées (Soares, 2000) -. Or, nous

n’avons pas traité d’éventuelles particularités des objets, outils et effets émotionnels de travail

selon le genre. Pourtant, le métier de policier de BAC est sexué (la majorité des policiers sont

Page 473: Les régulations individuelles et collectives des émotions

472

de sexe masculin), ainsi que le métier de téléconseiller (une majorité des professionnels sont

de sexe féminin). De plus, la question du contact physique dans le travail émotionnel n’est pas

sondée dans la présente recherche. Or, dans certains métiers à incidents émotionnels, un fort

travail émotionnel peut se conjuguer avec d’autres dimensions : physiques, corporelles, voire

sexuelles, connexes aux émotions, et sur lequel ces dimensions ont un impact (Soares, 2000).

Par ailleurs, nous étudions le collectif de travail sous l’angle du soutien social et des stratégies

de régulation émotionnelle collective, mais ne relevons pas spécifiquement l’ambiguïté du

rôle du collectif de travail, ce dernier apparaissant dans certains métiers comme source de

soutien mais aussi de tensions : chez les urgentistes, les enseignants ainsi que les

téléconseillers. Enfin, l’observation des occurrences émotionnelles, et les données récoltées en

entretiens ne garantissent pas un discernement indiscutable quant à la juste désignation des

ressentis : il est difficile d’identifier l’émotion ressentie chez l’individu, car souvent ce dernier

ressent plusieurs émotions de manière simultanée (Plutchik, 2001). Afin de mesurer la

composante expérientielle subjective des individus, nous pourrons, dans de futures

recherches, utiliser certains outils, comme l’Emotional Labor Scale (ELS) (Brotheridge &

Lee, 2003), le questionnaire de Karasek (Karasek & Theorell, 1990) ou SUMER

(Niedhammer & al, 2007), le questionnaire SATIN, ou l’Emotional Regulation Questionnaire

(ERQ) (Gross & John, 2003).

9.1.2. Une validité externe limitée

La validité externe de la recherche correspond aux possibilités et conditions de

généralisation et de réappropriation des résultats (Drucker-Godard & al, 1999). La validité

externe répond à la question suivante : dans quelle mesure les résultats sont-ils applicables

ailleurs, généralisent-ils des conclusions ? (van de Weerdt, 2016). La reproductibilité des

données (Flick, 2009) et la généralisation des résultats obtenus (Miles & Huberman, 2003)

constituent les limites principales de la méthodologie qualitative. La validité externe se

rapporte à la justesse d’extension des résultats au-delà de l’étude. Il s’agit d’évaluer si une

généralisation semble envisageable au-delà des échantillons étudiés, s’il existerait une

généralisation de la relation ou de la théorie à d’autres individus, ou à des individus similaires.

En l’occurrence, l’étude de cas de quatre secteurs différents sous-entend une éventuelle

transférabilité du modèle proposé de processus émotionnel au travail, dans d’autres métiers de

service.

Page 474: Les régulations individuelles et collectives des émotions

473

Bien que la validité externe de cette recherche, par généralisation des résultats, semble

limitée, pour Chatelin (2005) celle des résultats obtenus par une démarche qualitative relève

moins du caractère généralisable de la démarche que de sa potentielle reproduction ou

répétitivité. Dans notre cas, la transparence de la démarche méthodologique employée et

décrite ici vise à obtenir les conditions de cette reproductibilité. Les échantillons étudiés ont

été précisés, dans une optique de généralisation analytique (Yin, 2009). Ainsi, nous

recherchons une forme de représentativité des résultats, même si elle n’est pas statistique :

« Pour la validité externe, dans la mesure où, le plus souvent, une étude qualitative n’a pas

pour ambition d’obtenir une représentativité statistique fondée notamment sur de grands

échantillons, on va davantage s’appuyer sur la représentativité sociologique des résultats que

sur leur représentativité statistique. Cependant, le fait de trianguler les sources d’informations,

les documents, les études de cas etc., améliore la validité externe d’une recherche qualitative,

en lui conférant également une représentativité au sens statistique. De même, la généralisation

théorique rend possible une certaine forme de validité externe » (Gavard-Perret & Helme-

Guizon, 2008 : 274). La démarche même de la recherche a son importance. Nous avons

effectué plusieurs études de cas, afin de faire justement varier ces caractéristiques

contextuelles (Guba & Lincoln, 1985 ; Eisenhardt, 1989), pour ensuite les comparer en

prenant en compte leurs contextes respectifs. Lors de la construction de notre échantillon,

nous renonçons au critère de représentativité statistique, au profit d’un critère de

représentativité des faits que nous souhaitons explorer, et d’une représentativité théorique,

analytique (Eisenhardt, 1989 : 537) : « les études de cas comme les expérimentations, peuvent

être généralisables à des propositions théoriques et non à des populations ou des univers. En

ce sens, l’étude de cas, comme l’expérience, ne représente pas un échantillon, et le but de

l’investigateur est d’enrichir et de généraliser des théories (généralisation analytique) et non

d’énumérer des fréquences (généralisation statistique) » (Yin, 2009 : 21). Les cas choisis et

identifiés se distinguent par la présence marquée du processus à explorer, devenant alors des

cas « transparents » sur notre problématique (Chatelin, 2005 : 16). En effet, les cas

sélectionnés doivent permettre d’accéder à des données riches et nombreuses, à même de

traduire des concepts ou des propositions théoriques.

La recherche de terrain touche à sa fin lorsqu’il y a saturation théorique, mais aussi

pour des raisons de temps et d’argent (Eisenhardt, 1989). « La saturation théorique est le

moment à partir duquel l’apprentissage incrémentiel est minime, les chercheurs observant des

phénomènes déjà constatés » (Glaser & Strauss, 1967 : 62). Dans le cas présent, nous ne

pouvions consacrer plus de trois mois de disponibilité pour chaque terrain, pour des raisons de

Page 475: Les régulations individuelles et collectives des émotions

474

temps, d’argent, et de contexte. C’est pourquoi nous ne pouvons affirmer que, dans chaque

terrain, nous sommes parvenus à une formelle saturation des données.

9.1.3. La fiabilité de la recherche

La fiabilité de la recherche consiste en ce que les opérations en cause puissent être

répétées par un autre chercheur, avec les mêmes résultats. Il est question de fiabilité de

l’instrument et de fiabilité globale de la recherche (Drucker-Godard & al, 1999). La fiabilité

s’établit en présentant les précautions prises par le chercheur. Elle pose la question suivante :

« un autre chercheur aboutirait-il aux mêmes résultats ? » (van de Weerdt, 2016). Pour que

l’instrument de compréhension de phénomènes soit fiable, il doit permettre à d’autres

observateurs d’obtenir des résultats semblables. Pour cela, nous avons décrit précisément la

procédure de prise de notes, ainsi que les contextes d’observations, explicité la procédure

d’analyse des données et de catégorisation, effectué un double codage, établi la fiabilité des

sources documentaires ainsi que celle des entretiens. Cependant, même si la fiabilité implique

un certain contrôle de notre influence sur les terrains (Drucker-Godard & al, 1999), le facteur

humain ne peut garantir une reproductibilité parfaite de la démarche de recherche, un autre

chercheur ayant probablement ou possiblement d’autres représentations sociales, d’autres

compétences, une autre histoire, une autre formation : « en recherche qualitative, la validité et

la fiabilité de l’instrument reposent largement sur les compétences du chercheur… C’est une

personne - plus ou moins faillible - qui observe, interroge et enregistre, tout en modifiant les

outils d’observation, d’entretien et d’enregistrement d’une visite de terrain à une autre »

(Miles & Huberman, 2003).

La fiabilité de la recherche s’articule avec la fidélité. La fiabilité sous-entend

l’explicitation et la cohérence des processus ayant conduit aux résultats. Par exemple, nous

assurons la constance des méthodes employées pour analyser les entretiens semi-directifs et

non directifs. La fiabilité exige de dépeindre, dans le détail, le processus menant aux résultats.

Ainsi, les méthodes et les résultats font l’objet d’un exposé suffisamment précis « pour que

quelqu’un d’autre puisse les comprendre (c’est le minimum). Dans les sciences de la nature et

pour les sciences humaines et sociales dans la méthode expérimentale, il faut même que cet

autre chercheur puisse reproduire les travaux, les vérifier, les confirmer ou les réfuter »

(Balibar, 2014 : 28). Nous avons décrit avec précision le design de la recherche ainsi que les

étapes qui le constituent, le processus dans son ensemble et la condensation des données. La

pré-recherche, ou pré-test, contribue aussi à une certaine fiabilité de la recherche (Drucker-

Page 476: Les régulations individuelles et collectives des émotions

475

Godard & al, 1999), l’étude-pilote testant la compréhension des questions posées lors des

entretiens.

9.1.4. La crédibilité de la recherche : écarter les biais

Dès le début du design de recherche, nous avons tenté d’écarter certains biais

(Campbell & Stanley, 1966), relatifs au contexte de la recherche, au recueil des données, à

l’échantillon. Il convient d’avoir un regard critique sur la période choisie. S’agissant de

l’étude du service de BAC, le contexte de risque terroriste a une prégnance certaine. Il existe

donc un « effet d’histoire » (Campbell & Stanley, 1966) : le contexte d’état d’urgence en

raison de risque terroriste, inusité depuis une cinquantaine d’années, est chargé en lui-même

d’émotions, individuelles et collectives. Une recherche à propos des régulations individuelles

et collectives au sein de la BAC aurait été particulièrement intéressante à mener, à la fois en

amont des attentats de janvier 2015, pendant l’année 2015 - ce qui a été le cas, en l’occurrence

- et aussi après les attentats de novembre 2015, les émotions individuelles et collectives,

engendrées par ces événements dramatiques, s’éprouvant de manière particulièrement intense.

Cela a été repris lors du discours des vœux du Ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve en

janvier 2016 à l’ENSP, auprès d’un grand nombre de policiers : « […] Il faut pour cela

disposer de grandes qualités de courage, de sang-froid, d’intelligence des situations, de

maîtrise technique. Mais il faut évidemment avoir chevillé au corps et au cœur le dévouement

à la République. Ce sont les qualités des femmes et des hommes qui s’engagent au sein des

forces de l’ordre. Sans doute faut-il les porter déjà en soi pour choisir d’exercer un tel métier,

car on n’est pas policier par hasard ou par défaut. Mais, quelles qu’en soient les étapes, toute

votre carrière vous conduit à les développer. Elles vous permettent d’accomplir vos missions

quotidiennes dans des conditions souvent difficiles, et d’affronter des situations que nos

concitoyens peinent souvent à imaginer. […] Jamais les policiers et les gendarmes n’ont été

aussi exposés, victimes d’agressions de toutes sortes, parfois d’une extrême gravité. Nous

savons désormais que vous êtes confrontés à de nouveaux dangers, puisque le seul fait de

porter l’uniforme et d’incarner l’autorité publique suffit à faire de vous des cibles ». Face à

cette situation inédite, le Ministre de l’Intérieur propose un ambitieux « plan BAC », et un

travail de fond sur la GRH : « j’ai décidé de renforcer considérablement les équipements

(armes, protections, véhicules) dont disposent les policiers des BAC pour mieux se protéger

contre les violences dont ils peuvent faire l’objet dans l’accomplissement de leurs missions.

L’ambitieux Plan BAC que j’ai présenté […] repose également sur deux autres aspects

fondamentaux : une meilleure formation des personnels pour mieux sécuriser leurs

Page 477: Les régulations individuelles et collectives des émotions

476

interventions et l’élaboration d’une doctrine spécifique d’intervention. Le Président de la

République s’est engagé à marquer la reconnaissance due aux policiers par un agenda social

pluriannuel qui doit conduire à revaloriser les carrières, à fluidifier les parcours

professionnels pour leur offrir plus de lisibilité et réduire le sentiment de désespérance

qu’induit parfois l’embolisation de l’accès à certains grades. Donc beaucoup de questions

des Ressources Humaines » (extraits du discours de Bernard Cazeneuve, Ministre de

l’Intérieur, le 15 janvier 2016 à l’ENSP). Cet effet d’histoire a aussi été mentionné par

certains participants du secteur de l’enseignement en REP+, à propos des événements

terroristes d’avant novembre 2015. Certains établissements en REP+ de l’agglomération

concernée ont souffert de situations particulièrement délicates à gérer avec les élèves. De la

même façon que pour le secteur policier, une étude portant sur les régulations des émotions au

travail des enseignants de collège en REP+ aurait été intéressante à mener à la fois avant

janvier 2015, courant 2015 et après les attentats de novembre 2015, dans l’objectif de

comparer les différents états affectifs des professionnels, et de capter à la fois les formes de

régulations émotionnelles relatives aux contextes, ainsi que celles correspondant à un « fil

rouge » de la profession. Ce contexte émotionnellement chargé semble donc important à

souligner dans cette recherche, les différentes phases de terrains ayant été effectuées entre

janvier et novembre 2015 concernant les secteurs de l’enseignement et de la sécurité. Quant à

celui de la santé, en revanche, les urgentistes ne font pas référence au risque terroriste ni à

celui des tueries de masse, la phase de terrain ayant été effectuée fin 2014. Mener une

recherche portant sur les régulations des émotions des urgentistes concernés par les attentats

de novembre 2015 à Paris aurait un grand intérêt.

Concernant un éventuel biais d’interprétation, il convient de ne pas minimiser la

notion de pouvoir dans l’organisation, cette dernière constituant un biais lors de la démarche

de recueil de données, les rapports politiques internes à l’organisation pouvant bousculer les

compétences émotionnelles des uns et des autres (Chanlat, 2003). Or, la présente recherche ne

mobilise pas la littérature traitant du pouvoir dans les organisations. Dans de futurs travaux, il

semble pertinent d’effectuer un état de l’art sur cette littérature, afin d’identifier les

hypothétiques répercussions de cette notion sur les affects de l’individu et du collectif, en

général, et son éventuelle prise en considération dans la composante émotionnelle au travail

Pour éviter un « effet de maturation », Campbell et Stanley (1966) préconisent une

étude sur des périodes assez courtes, ce qui a été le cas : trois mois de recherche dans chaque

secteur. Cependant, il aurait été sans doute souhaitable de prolonger le temps d’immersion

dans chaque terrain.

Page 478: Les régulations individuelles et collectives des émotions

477

S’agissant du biais relatif au recueil des données, nous avons veillé à éviter l’effet

d’instrumentation, en reformulant les questions lors des entretiens, en demandant des

précisions, et en formalisant le recueil de données.

Enfin, certains biais relatifs à l’échantillon ont été traités, par vérification des

échantillons choisis. L’effet de sélection a été détourné en choisissant des échantillons divers

dans les quatre terrains, en variant l’âge, le sexe, les expériences, l’ancienneté dans la

structure.

Pour éviter l’« effet de contamination », par exemple lorsqu’un participant aux

entretiens communique les questions et les réponses déjà données à un futur volontaire

(Campbell & Stanley, 1966), nous avons tâché de faire preuve de rapidité lors de la phase de

terrain, et de préserver la confidentialité.

En revanche, il peut exister un « effet de mortalité expérimentale » (Campbell &

Stanley, 1966), environ un tiers des 62 professionnels de terrain interrogés n’étant alors, à

notre connaissance, plus présents dans le service lors de la restitution des résultats, pour cause

de retraites, de ré-orientations de carrières, de changements de service. À ce sujet, nous avons

constaté, en suivant la carrière de certains participants durant le temps de la recherche - un à

deux ans -, de manière informelle, souvent individuelle, qu’une partie d’entre eux a évolué

professionnellement. De manière générale, le nombre conséquent de personnes ayant participé

à la recherche et n’étant plus dans le service initialement étudié, semble étonnant. Une

interrogation se pose alors : les professionnels ayant quitté le service avaient-ils déjà en tête ce

projet de sortie avant leur participation ? Ce qui leur aurait procuré une certaine forme

d’aisance, de confiance et de facilité de parole et d’expression ? Ou, à l’inverse, l’objet de la

recherche et le fait d’y participer activement, de traiter, d’analyser, de formaliser ses ressentis

et ses émotions relatives à l’activité ont-t-ils contribué, de manière consciente ou

inconsciente, à une réflexion personnelle aboutissant à une sortie du service ? Nous avons pu

poser la question à quelques participants concernés, alors sortis des terrains étudiés, durant la

période de rédaction de la recherche. Une majorité d’entre eux avaient déjà pour projet de

quitter le service, la zone géographique, voire le métier, ou étaient déjà informés de leur

future affectation au sein d’un nouveau service. D’autres ont affirmé que les échanges, en

entretien, à propos des émotions au travail et de certaines pratiques de management, ont

contribué à leur départ récent, de manière consciente et / ou inconsciente, et par le truchement

de plusieurs causes ayant le même effet. Enfin, certains départs ou changements de service

non anticipés avant les entretiens ne sont pas liés, en tout cas directement, aux échanges avec

le chercheur, mais relèvent de pratiques managériales et de GRH, souhaitées ou mal vécues

Page 479: Les régulations individuelles et collectives des émotions

478

par le professionnel : « il est parti avec pertes et fracas du service ; la question est

managériale » (participant). Après divers échanges avec les participants ayant en tête un futur

départ lors des entretiens, et sortis désormais des différents services étudiés, nous pouvons

noter plusieurs raisons, parfois combinées, à leur participation initiale aux entretiens. Tout

d’abord, le participant a accepté de se constituer volontaire aux entretiens pour des raisons de

bienveillance et d’empathie : « j’ai un ami Docteur, et je sais à quel point ça peut être difficile

de trouver des volontaires pour ses recherches ». Deuxièmement, le professionnel peut aussi

être intéressé par l’objet de recherche : « j’ai déjà un intérêt naturel pour le sujet, je

m’intéresse à des sujets annexes, comme la Programmation Neuro-Linguistique (PNL) ».

Enfin, le professionnel peut souhaiter participer à la recherche en ayant de la curiosité et de

l’intérêt pour les résultats : « j’avais un intérêt pour la suite ; ce qu’on peut en faire et je me

demandais comment tu allais traiter ça ».

9.2. Perspectives de recherche

Nous suggérons, dans les trois sous-sections suivantes, quelques pistes de recherches

futures appuyées sur des méthodes autres que celles des présents travaux. Dans la quatrième

et dernière sous-section, nous ouvrirons plusieurs perspectives de recherche contribuant à de

futurs apports théoriques.

9.2.1. Co-construire les connaissances avec les acteurs

La démarche constructiviste, de même que d’autres perspectives épistémologiques,

sous-entend des applications pratiques, une utilité, une production de nouvelles connaissances

scientifiques. Pour cela, les acteurs doivent être impliqués. Souvent, les acteurs sociaux eux-

mêmes ne savent pas dire ce qui ne va pas (Chanal & al, 1997), les situations étant mal

analysées. Le phénomène de multirationalité vient parasiter le processus organisationnel à

découvrir. Selon Argyris (1995), les connaissances produites ne sont pas directement

actionnables.

En effet, la plupart du temps, les praticiens ne s’approprient pas les connaissances

théoriques de manière directe, fluide, fonctionnelle. Une démarche de co-construction, de

compréhension, d’outillage, d’enrichissements, entre chercheur et praticiens semble

nécessaire. La co-construction des savoirs actionnables trouve à s’appliquer en particulier

dans le cas d’une approche constructiviste, car cette épistémologie répond à la complexité

perçue des problèmes étudiés, et part de l’expérience vécue des acteurs (Crozier & Friedberg,

Page 480: Les régulations individuelles et collectives des émotions

479

1977) : « emprunter la voie constructiviste consiste à considérer les concepts, les modèles, les

procédures, les résultats, comme des clefs capables (ou non) d’ouvrir certaines serrures

susceptibles (ou non) de convenir pour organiser et faire évoluer une situation. Les concepts,

les modèles, les procédures, les résultats, sont ici envisagés comme des outils aptes à élaborer

et à faire évoluer des convictions ainsi qu’à communiquer au sujet des fondements de ces

convictions » (Roy, 1992 : 513). Ainsi, le PECP (Paradigme Épistémologique Constructiviste

Pragmatique) nous fournit le moyen d’élaborer des connaissances, en co-construction avec les

acteurs sociaux, débouchant in fine sur la construction d’un savoir actionnable.

L’objectif prégnant de la présente recherche s’exprime dans la production de

connaissances actionnables, de connaissances permettant à la fois une organisation du(des)

monde(s) social(aux) étudié(s), et une résorption de certaines difficultés liées aux « incidents

émotionnels » dans des métiers de primo contact avec un public. Ces deux finalités

complémentaires explicitent le caractère viable de la recherche.

La proposition de modèle théorique, figure de cette production de connaissance tirée

du phénomène étudié, constitue une clef de la compréhension des régulations individuelles et

collectives des émotions dans des métiers sujets à des « incidents émotionnels ». Cette

élaboration de modèle théorique, résultat de la recherche, se conçoit en fonction du paradigme

choisi : « le produit de la recherche est un discours argumenté d’un chercheur historiquement

et épistémologiquement situé » (Giordano, 2003 : 22). La modélisation, ou theory building

signifie construction d’un modèle théorique. Pour Weick (1995 : 389), la théorisation relève

d’un processus de construction, d’émergence, incluant luttes et compromis provisoires.

Il existe deux types principaux de recherche constructiviste en sciences de

l’organisation : la construction d’artefacts et la recherche-action (Koenig, 1993). La présente

recherche s’insère dans le premier type. La notion d’artefacts, issue de l’anthropologie

(Antoine & Koehl, 2009), correspond à des objets ayant des propriétés relationnelles. Ces

objets peuvent être soit fabriqués pour remplir des fonctions, soit conçus par attribution de

fonctions à un objet existant. Les artefacts, instruments, outils ou signes, correspondent à des

entités intermédiaires mettant les acteurs en interaction. Par cette construction d’artefacts, la

modélisation, par sa portée anticipatrice, correspond à une maquette, visant à représenter et à

simuler une action. Selon la phénoménologie husserlienne, les choses sont telles qu’elles se

présentent à nous, ce qui implique pour nous, dans cette recherche, d’avoir l’état d’esprit d’un

explorateur (Le Moigne, 2007 : 81).

À l’issue de cette première recherche, nous pouvons prévoir l’intérêt de transformer un

certain nombre de questionnements théoriques et de préconisations managériales en futures

Page 481: Les régulations individuelles et collectives des émotions

480

recherches-actions, dans chacun des terrains étudiés, afin de mettre en œuvre et de

matérialiser les bonnes pratiques de manière trans-organisationnelle, et de rendre

opérationnelles les différentes préconisations résultant de cette étude.

Concernant le secteur policier, des missions de recherche-action sont envisageables

selon deux grands axes plausibles, dont certaines composantes ont déjà été initiées depuis

2016 :

- concrétiser les préconisations et résultats doctoraux opérationnels : identification des

préconisations applicables et des principaux leviers d’actions ; mise en œuvre et

matérialisation des bonnes pratiques par l’élaboration de modules de formations issus

de la recherche doctorale, l’initiation de focus groups à différents niveaux -

encadrement et terrain -, cette méthodologie qualitative constituant un moyen d’accès

à la connaissance à travers les processus d’interactions entre les membres, par

l’animation de groupes d’échanges de pratiques et des débriefings de simulations et de

mises en situation, la co-animation d’interventions - dont certaines ont déjà été menées

avec le RAID depuis 2016, lors de formations continues de corps d’encadrement -, et

par la participation aux groupes de travail de prévention des RPS et des questions de

santé et de sécurité au travail ; collaboration avec les acteurs de la santé au travail,

comme le CHSCT, la médecine du travail, les psychologues, les assistants sociaux ;

suivi et évaluation des résultats doctoraux opérationnalisés et remontée de nouvelles

problématiques ; examen critique des moyens et des résultats de la matérialisation des

préconisations, dans une démarche d’amélioration continue ;

- poursuivre et approfondir l’axe « formation » des recherches-actions : développement

d’un axe de recherche santé-sécurité au travail spécifiquement dédié au rôle de la

formation en tant qu’outil de GRH et ressource organisationnelle ; identification des

freins, impacts, contributions de la formation sur la réalisation des objectifs

organisationnels actuels de santé et sécurité au travail ; optimisation de l’acquisition,

du développement et du maintien des core competencies (compétences-clefs requises

par la situation de menaces actuelles) des encadrants et des non encadrants.

Ainsi, pour chaque métier concerné, nous pouvons dessiner des perspectives de recherches-

actions, menées de manière collaborative, à la fois avec les praticiens « de terrain », et

plusieurs chercheurs de disciplines différentes, dans une optique de complémentarité.

Page 482: Les régulations individuelles et collectives des émotions

481

9.2.2. Approfondissement et élargissement de la recherche

Concernant la présente recherche, la généralisation des résultats reste limitée. Il serait

intéressant de poursuivre cette étude, en conservant une démarche méthodologique semblable,

au sein d’autres secteurs d’activité, par exemple des conducteurs de bus, des agents en

primo contact dans le secteur des transports ou des aides sociales. Ou bien, cette démarche

pourrait être poursuivie au sein des unités déjà étudiées, en interrogeant davantage de

professionnels de terrain.

Une étude de cas enchâssés, dans laquelle les investigations se mènent à la foi au

niveau du cas d’ensemble et de sous-unités, paraîtrait également concevable dans chacun des

terrains étudiés ici, afin d’observer et d’interroger plusieurs groupes de travail, plusieurs

services différents, et de les comparer entre eux, dans un même secteur : « l’étude de cas

enchâssés est très adaptée à des recherches visant à comprendre et expliquer des processus

complexes » (Musca, 2006 : 159). Ainsi, une généralisation de la « population-mère » puis

des « univers parents » contribuerait sans doute aussi à assurer davantage de validité externe.

Les construits de la recherche serviraient dans des contextes parents, par une logique de

réplication, ou de généralisation analytique.

De futures recherches pourraient donc se focaliser sur les incidents émotionnels au

travail, dans un ou plusieurs des secteurs concernés, ou dans tout secteur impliquant un métier

en contact avec un public, sous l’angle de la clinique de l’activité (Molinier & Flottes, 2012 ;

Dejours, 2015), à la manière des travaux ergonomiques de van de Weerdt et Baratta (2016) à

propos des émotions au travail. Leurs travaux prennent en compte le facteur émotionnel au

travail, dans le cadre de la prévention des RPS dans le secteur de la santé. Ils relèvent

l’importance de l’ajustement des méthodes d’analyse du travail, les conditions de travail

évoluant dans le temps. De la même façon, dans les quatre terrains étudiés, une approche

psycho-ergonomique serait possible, bien que la prévention des risques ne soit pas le seul

objectif visé : il y a aussi la qualité des interventions. Dans ce cadre, une méthodologie basée

sur l’auto-confrontation collective, outil d’aide à la prévention des risques, se concevrait, en

respectant les fondements des méthodes d’analyse de l’activité. Les auto-confrontations

collectives mobilisent par exemple des outils interactifs, comme la vidéo, afin de considérer

les situations de travail réelles, et de partager collectivement les points de vue. Cela n’a pas

été fait dans la présente recherche. Cet aspect collectif de la mise en discussion et en débat,

voire en « dispute » (Clot, 2014), de la composante émotionnelle au travail, contribuera à une

co-construction des stratégies ayant pour objectif de limiter et de réguler les émotions

Page 483: Les régulations individuelles et collectives des émotions

482

déplaisantes et le stress au travail, en impliquant les acteurs, qui trouveront ensemble des

solutions.

9.2.3. Des méthodes quantitatives

Dans chacun des métiers étudiés, il est imaginable d’axer la méthodologie de futures

recherches sur des tests passés par les professionnels, mesurant la composante émotionnelle

au travail. Il peut s’agir de tests de Quotient Émotionnel (QE), de niveau de travail

émotionnel, de type de régulation émotionnelle, ou il peut s’agir de questionnaires comme

celui de Karasek (Karasek & Theorell, 1990), le SATIN, l’EPBET, permettant l’identification

de facteurs de RPS ; il peut s’agir aussi des instruments de mesure de l’épuisement

professionnel, comme le MBI (Maslach & al, 1996) ou le SBS HP (Jones, 1980). L’utilisation

de ces tests et questionnaires sous-entend de mobiliser les acteurs de la santé au travail de

l’organisation, comme la médecine du travail, les préventeurs des risques, les professionnels

de la fonction RH, et toute instance s’emparant des questions de santé au travail, afin de

procéder à la collecte, au traitement et à la mise en forme des données, pour ensuite les

restituer autour d’objectifs opérationnels, et d’en effectuer un suivi.

La mesure du QE par le MSCEIT (Mayer Salovey Caruso Emotional Intelligence

Test) (Mayer & al, 2003) pourrait s’envisager dans le cadre d’une collaboration de recherche

internationale, ce test étant difficilement accessible et réservé au cénacle des chercheurs

américains. Salovey et Mayer (1990) considèrent que les compétences émotionnelles sont

mesurables par des tests de performance, à l’instar du Quotient Intellectuel (QI), qui mesure

l’intelligence, au sens large du terme (Stern, 1914). Selon eux, les individus à fort QE

(Salovey & al, 2004) se montrent plus efficaces socialement et au travail : spécifiquement

concernant le leadership, mais aussi pour toute situation de contact avec un public. Les

auteurs ont défini le QE comme « la mesure d’une forme d’intelligence qui suppose la

capacité à contrôler ses sentiments et émotions et ceux des autres, et utiliser cette information

pour orienter ses pensées et ses gestes » (Salovey & Mayer, 1990 : 189). Ainsi, l’individu peut

détecter et traiter de manière consciente et réfléchie les informations émotionnelles. Le QE

croise les critères de la compétence et de l’émotion. Le MSCEIT mesure les quatre

composantes des compétences émotionnelles par 141 items. Le tableau ci-dessous (Bobot,

2010 : 415) récapitule les mesures principales de ce test.

Page 484: Les régulations individuelles et collectives des émotions

483

Tableau 39 : Les mesures du MSCEIT V2.0 de Mayer et al (2003),

extrait de Bobot (2010 : 415)

Un score élevé à ce test, mesurant des habiletés mentales, émotionnelles (Mayer & al,

2003), atteste d’une haute qualité de perception des interactions sociales, d’une haute qualité

des interactions, entraînant une hausse des résultats (Harms & Credé, 2010), ainsi qu’une

réduction des comportements agressifs au travail (Quebbeman & Rozell, 2002). En effet,

savoir exprimer et afficher les émotions appropriées va déterminer la qualité des relations

sociales du professionnel. D’autres tests de QE proposent de mesurer l’intelligence

émotionnelle (Schutte & al, 1998 ; Bar-On, 2004), mais ne sont pas considérés, dans la

littérature, comme des tests mesurant les compétences émotionnelles en tant qu’habiletés

(Sander & Scherer, 2014).

Nous pouvons aussi envisager de mesurer le niveau de travail émotionnel requis par

les professionnels concernés. Comprendre la nature et les effets du travail émotionnel devrait

amener les pratiques de GRH à s’ajuster aux besoins individuels et organisationnels. Une

échelle de mesure du travail émotionnel, comportant quinze items par auto-questionnaire,

qualifiée d’ELS (Brotheridge & Lee, 2003), évalue six facettes du travail émotionnel :

l’expression d’émotions en milieu de travail, la fréquence de l’expression des émotions, son

intensité, sa variété, la durée de l’interaction, et la caractéristique « en surface » ou « en

profondeur » du travail émotionnel.

En plus de ces différents tests, un questionnaire d’évaluation des régulations

émotionnelles, l’ERQ (Gross & John, 2003), apprécie en particulier le niveau d’utilisation de

Page 485: Les régulations individuelles et collectives des émotions

484

deux stratégies par l’individu : la réévaluation cognitive - par six items - et la suppression

expressive - par quatre items -. Cependant, l’utilisation d’un tel questionnaire nous semble

d’une pertinence limitée concernant l’interprétation des données qu’il produira, par le fait que,

bien qu’il existe des stratégies fonctionnelles ou dysfonctionnelles en général (Power, 2008),

une stratégie de régulation n’apparaît pas comme fonctionnelle ou dysfonctionnelle a priori :

son efficacité dépend de son adaptation au contexte dans lequel l’individu l’emploie

(Mikolajczak & al, 2009 : 255). Les individus utilisant des stratégies de régulations des

émotions différentes selon les contextes rend complexe ce type de mesure. De plus, la

difficulté ou non de la tâche, le climat organisationnel, le besoin de pauses et le lieu

d’évacuation des émotions, influencent l’expression émotionnelle du professionnel.

Néanmoins, un individu aura tendance à conserver une même stratégie, le rendant ainsi

prévisible pour les autres (Mikolajczak & al, 2009 : 250). Il semble intéressant de tenter de

déterminer le style de régulation émotionnelle propre à un individu, afin d’envisager la

manière dont les émotions vont l’affecter, et vont affecter son bien-être, sa santé, sa

performance au travail et ses relations de travail (Mikolajczak & al, 2009 : 265).

9.2.4. Perspectives d’axes théoriques de recherche

La structuration du processus émotionnel au travail, que le modèle théorique de la

présente recherche schématise, n’épuise pas tout le sujet et autorise de nouvelles réflexions

théoriques traitées dans de futurs travaux.

Tout d’abord, cette recherche évoque le problème de l’ingérence de la GRH dans la

sphère privée du professionnel sous une forme éventuellement paradoxale. Par exemple, la

littérature ne dit rien de l’impact du soutien social hors travail sur la qualité de service

rendu, ou la qualité d’intervention. Une future recherche pourra s’y intéresser.

De plus, la littérature constate que la notion de qualité de service public reste

imprécise (Peters & Savoie, 2001 ; Dupont, 2003 ; Maram, 2008 ; Benmansour, 2011). Dans

chacun des métiers étudiés, ce sont les professionnels, lors des entretiens, qui définissent leur

propre notion de « qualité de service ». Une future recherche pourrait tenter de clarifier cette

notion, au sein de chaque métier étudié ici, en interrogeant les professionnels afin d’aboutir à

une définition consensuelle de ce qu’est un « bon service public », ou un « bon service au

public », et, notamment, ce que cette définition implique comme moyens pour effectuer le

« travail bien fait ». En effet, afin d’étudier la question de la qualité du service, Buttle (1996)

précise qu’il ne suffit pas d’évaluer le résultat du service, mais qu’il convient de s’intéresser

aussi au processus de prestation de celui-ci.

Page 486: Les régulations individuelles et collectives des émotions

485

Concernant les outils émotionnels de travail, un certain nombre de ressources

émotionnelles mériteraient des analyses plus poussées. Premièrement, dans cette recherche,

nous considérons le professionnel étudié comme un acteur, ou un comédien, devant fournir un

travail de représentation sur la scène sociale du travail, disposant - ou non - de coulisses

individuelles ou collectives, effectuant au quotidien un travail émotionnel sous diverses

formes et intensités. Le travail sur l’expression de soi correspond, dans une certaine mesure,

au travail fourni par un professionnel du théâtre, en acting. Ainsi, il semble pertinent, dans ces

métiers de contact avec un public, de proposer des formations dispensées par des

professionnels du théâtre, avec ou sans co-animation avec des consultants ou formateurs. Le

théâtre d’entreprise aurait ainsi sa place dans les formations et séminaires dispensés aux

professionnels des métiers de service, afin d’améliorer le travail émotionnel, la mise en scène

de soi, la compréhension de son expressivité et de sa communication non verbale. Si les

formations concernant la gestion du stress et la prévention des RPS sont dispensées par des

spécialistes de la question, il semble aussi logique que celles portant sur le travail émotionnel

le soient par des professionnels du sujet. La littérature sur le travail émotionnel et la

composante émotionnelle au travail pourrait s’enrichir de celle traitant de l’activité des

professionnels du théâtre, de la scène, ou de l’acting studio. Ces réflexions et recherches

théoriques amèneraient aux questionnements suivants : comment le travail émotionnel est-t-il

vécu par les acteurs professionnels ? Constate-t-on un état de santé psychique dégradé sur ce

type de population, davantage que chez d’autres populations, du fait de la nature-même de

l’activité ? Les éléments de vocation et de motivation intrinsèque facilitent-ils la manière dont

le travail émotionnel est vécu chez ces populations ?

Cela nous conduit, deuxièmement, à nous interroger, concernant les quatre métiers

étudiés dans cette recherche, sur les éléments de vocation ayant poussé les professionnels à

s’investir et à exercer dans ces métiers. Dès lors, est-il envisageable, voire possible, de

« classifier » les professionnels concernés par type de vocation ? Le bacqueux, par exemple,

s’est-il engagé dans ce métier parce que ses parents, sa famille, et / ou son entourage évoluent

dans les métiers de la sécurité, ou par passion de certains sports comportant les notions de

combat ou de défense, ou par détermination d’« arrêter les méchants » (policier de BAC), ou

par envie d’exercer « en civil », et de se fondre dans le « décor » urbain et d’en appréhender

les vices pour mieux les affronter ? Suivant les raisons de son engagement, le professionnel

va-t-il développer des stratégies de régulation des émotions différentes ? Va-t-il considérer

certaines émotions comme acceptables ou inacceptables à la différence d’autres

professionnels ayant d’autres motivations vocationnelles ?

Page 487: Les régulations individuelles et collectives des émotions

486

Troisièmement, cette recherche traite du travail émotionnel produit par les

professionnels de primo contact avec un public. Qu’en est-t-il du travail émotionnel fourni

par le public lui-même ? Que l’on soit usager, mis en cause, interpellé, patient, ou client,

nous aussi nous exerçons nos compétences émotionnelles et offrons, au professionnel qui

nous fait face, un travail émotionnel, que celui-ci soit intégrateur, facilitateur ou

dissimulateur, pendant l’interaction. Dès lors, il semblerait intéressant d’étudier le travail

émotionnel du point de vue du « public », ainsi que son impact sur le professionnel : quel est

le travail émotionnel exercé par le public et pourquoi ? Ce travail change-t-il selon l’acting du

professionnel en face de lui, par effet de mimétisme, de contagion émotionnelle ? Quels sont

les impacts des formes de travail émotionnel venant du public sur la santé du professionnel,

ainsi que sur la qualité-même du service rendu par ce dernier ? Ce travail influence-t-il la

satisfaction du client ? Inversement, influence-t-il la satisfaction au travail du professionnel ?

(Ashforth & Tomiuk, 2003).

Quatrièmement, le courant de psychologie positive étant associé aux politiques de

prévention des RPS et visant à renforcer les ressources des professionnels (Seligman &

Csikszentmihalyi, 2000), les recherches futures traitant de la composante émotionnelle au

travail pourraient approfondir ce courant et l’intégrer, par exemple, par le biais de la

littérature portant sur la mindfulness, peu développée dans la présente recherche (Desmarais &

Françoise, 2015 ; Wang & Luo, 2016).

Enfin, d’un point de vue non pas des outils émotionnels de travail, mais du contexte

d’exercice de l’activité, la littérature traitant des Organisations à Haute Fiabilité (OHF)

(ou High Reliability Organizations) ne fait pas expressément référence à la question des

émotions au travail. Pourtant, les métiers de « bacqueux » et d’urgentistes, appartenant à des

organisations à haute fiabilité, impliquent que les professionnels connaissent, vivent,

ressentent et travaillent les émotions, dans le contexte de l’activité. Au sein des OHF,

incarnation d’organisations performantes en environnement extrême (Roberts & Bea, 2001),

existent des exigences émotionnelles considérables, relatives à la nature de l’activité.

Certaines pratiques collectives oeuvrent à éliminer ou à cerner les erreurs, incidents ou

accidents dans les organisations exposées et sujettes à de possibles catastrophes. Ces pratiques

sont l’apanage des OHF (Weick & Roberts, 1993) qui fonctionnent « exemptes de toutes

erreurs sur des périodes longues » (de Bovis, 2009 : 246). Les OHF fonctionnent selon le

principe d’« interactions vigilantes » (heedfull interactions) (Weick & Roberts, 1993). La

vigilance, attachée à la situation, est un processus actif, non figé. Or, la vigilance est une des

Page 488: Les régulations individuelles et collectives des émotions

487

composantes du modèle circomplexe des émotions de Plutchik (Plutchik, 2001).

Étonnemment, bien que les émotions soient intrinsèquement liées à l’action, la littérature sur

les OHF ne fait pas nettement référence aux rôles que jouent les processus émotionnels en

contexte de travail en environnements extrêmes, qu’il s’agisse non seulement du rôle de la

vigilance, de la colère, du chagrin, mais encore de la peur et de la surprise, inhérentes aux

situations d’incertitudes au sein de ces organisations. Les OHF sont étudiées à travers

différentes théories : institutionnelle, du leadership, de l’apprentissage organisationnel, de la

transformation ou du changement organisationnel, de l’innovation ; mais l’aspect émotionnel,

pourtant prégnant au quotidien dans les équipes, reste absent de la théorie. Une future

recherche pourrait traiter de la composante émotionnelle de l’activité au sein des OHF, dans

un objectif d’apport théorique à la littérature traitant de ces organisations spécifiques. Une

clef d’entrée de traitement des processus émotionnels impliqués au sein de ces structures se

trouverait être celle des « interactions vigilantes », notion semblant proche de ce que nous

nous sommes proposée d’analyser chez les policiers : la mise en vigilance comme compétence

émotionnelle collective. Les pistes de recherche, aux fins d’étude des émotions au travail au

sein des OHF s’ouvriraient sur les questions suivantes : quel serait le rôle des émotions sur la

fiabilité organisationnelle dans des contextes d’OHF ? Le collectif de travail s’empare-t-il

effectivement du processus émotionnel à des fins de fiabilité organisationnelle ? Ou à

l’inverse, le facteur émotionnel représente-t-il un péril pour l’activité ? En quoi et pourquoi

les OHF se démarquent-elles des organisations plus « classiques » du point de vue de la

gestion des émotions au travail ? Dans quelle mesure les émotions au travail, dans ces

contextes extrêmes, se posent-t-elles à la fois comme objets, outils et effets du travail, pour

une fiabilité organisationnelle ?

Page 489: Les régulations individuelles et collectives des émotions

488

Page 490: Les régulations individuelles et collectives des émotions

489

Conclusion

Alors que, depuis ces trente dernières années, la neurologie, la psychologie du travail

et la sociologie du travail produisent des travaux de plus en plus nombreux sur la question des

émotions (Rafaeli & Sutton, 1987 ; Eiglier & Langeard, 1987 ; Damasio, 1994 ; Le Doux,

1994 ; Ashforth & Humphrey, 1995 ; Bechara & al, 1998 ; Thévenet, 1999 ; Brief & Weiss,

2002 ; Hochschild, 2003a et 2003b ; Mignonac, 2004), comment enrichir la GRH des

découvertes de ces disciplines qui lui sont parallèles ? Telle est la question fondamentale de

cette recherche. En effet, travail et émotions entretiennent des rapports certains (Gollac &

Bodier, 2011), tant en ce qui concerne la santé du travailleur (Wharton, 2004 ; Robert, 2007 ;

Greenan & al, 2011 ; Ughetto, 2011 ; Barthod-Prothade, 2012 ; Zawieja & Guarnieri, 2014),

qu’en ce qui concerne la qualité du travail qu’il réalise dans l’organisation (O’Brien &

Linehan, 2014). Étudier les émotions au travail, c’est donc chercher une intersection entre des

disciplines qui jusque là n’avaient pas de point de rencontre, pour y positionner la GRH de

façon innovante.

De ce point de vue, l’émotion se définit comme un affect construit socialement, un

phénomène adaptatif multifonctionnel comportant cinq éléments : la cognition, la physiologie,

l’expression motrice, les tendances à l’action, et le sentiment subjectif (Lazarus 1991 et 1999 ;

Scherer, 2000 et 2001). La perspective adoptée dans la présente recherche s’inscrit dans la

perspective cognitive, ou l’appraisal (Lazarus, 1966), admettant la théorie des événements

affectifs de Weiss et Cropanzano (1996), selon laquelle l’interprétation individuelle d’un

événement, interne ou externe, conditionne et provoque l’émotion. Un modèle circomplexe

multidimensionnel catégoriel, extensible et continu, celui de Plutchik (1980 et 2001), nous a

amenée à classifier les émotions de manière visuelle, pragmatique, et exempte de restrictions

théoriques.

Pour ce faire, nous avons choisi de conduire nos investigations dans quatre métiers

en primo contact avec un public ; trois relèvent du secteur public, le quatrième d’un service

en entreprise. Deux sont des métiers à riques : policiers et infirmiers ; deux ne le sont pas, ou

moins : enseignants en REP+ et téléconseillers. Il fallait une certaine variété dans les

situations pour en extraire une analyse singulière, mais en même temps un certain nombre de

points communs dans les pratiques managériales et professionnelles, pour opérer et établir des

comparaisons.

Page 491: Les régulations individuelles et collectives des émotions

490

Il en ressort que, dans ces métiers de service en primo contact, la régulation des

émotions fait partie intégrante du travail demandé. L’agent doit réguler non seulement ses

propres émotions face à son interlocuteur, mais aussi celles de l’interlocuteur, externe ou

interne à l’organisation : les professionnels activent alors leurs compétences émotionnelles

(Salovey & Mayer, 1990 et 1997 ; Salovey & al, 2004 ; Kotsou & Salovey, 2008 ; Sander &

Scherer, 2014 ; Voronov & Weber, 2016). Dans l’exercice d’une telle activité, l’émotion doit

être contrôlée (Goffman, 1973 ; Hochschild, 2003b). Dans certains métiers à « incidents

émotionnels », le public rencontré peut se montrer impatient, souffrant, agité, paniqué,

agressif, désespéré. Il en résulte un important travail émotionnel, de différents types, degrés,

et mobilisant diverses techniques, de la part des acteurs (Hochschild, 2003a et 2003b), en

particulier ceux exerçant une activité de care et de primo intervention. Lorsque la situation de

travail engendre des émotions perturbant l’exercice de l’activité, l’individu va mobiliser des

stratégies de régulation individuelle des émotions, dont nous en avons examiné la teneur et

les expressions (Gross, 1998 et 2014 ; Grandey, 2000 ; Dejours, 2001 ; Gross & John, 2003 ;

Loriol, 2003 ; Desmarais & Françoise, 2015).

Cependant, l’individu travaillant dans l’organisation n’est pas seul. Il appartient à un

collectif de travail, et les émotions individuelles ou collectives, ressenties en contexte de

travail, se propagent et résonnent dans l’équipe (Waldron, 2000). Cette contagion

émotionnelle retentit sur la performance collective au travail (van Hoorebeke, 2008a).

L’existence de règles sociales émotionnelles, produites par le collectif de travail et / ou par

l’organisation, pose la question d’une hypothétique composante émotionnelle intégrant la

théorie de la régulation sociale de Reynaud (1988). Nous proposons donc de nommer

théoriquement « régulation émotionnelle collective », les différents aspects « contenants » (au

sens psychologique du terme) du soutien social (La Rocco & Jones, 1978 ; Karasek &

Theorell, 1990 ; Stroebe & al, 1996 ; Ruiller, 2010 ; Cintas & Sprimont, 2011).

Les conséquences sur la santé du professionnel et sur la qualité de service, sur

l’accomplissement de la tâche, de l’emploi des différentes ressources émotionnelles

(compétences émotionnelles, travail émotionnel collectif) ou stratégies (individuelles ou

collectives) de régulation émotionnelle, procèdent d’une littérature théorique divisée en

disciplines hétérogènes. C’est pourquoi nous proposons aussi un tableau récapitulatif des

conséquences différenciées des choix individuels, collectifs ou managériaux d’activation

d’une ou de plusieurs de ces ressources et stratégies.

Page 492: Les régulations individuelles et collectives des émotions

491

La littérature présentant les compétences émotionnelles, le travail émotionnel et les

régulations émotionnelles « fonctionnelles » comme des moyens de réalisation du « travail

bien fait », nous avons examiné ces éléments théoriques sous un autre éclairage, en les

considérant en tant qu’« outils émotionnels » de travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ;

Remoussenard & Ansiau, 2013) utilisables pour agir sur les « objets émotionnels » de travail,

auparavant définis ; ces deux composantes du processus émotionnel produisent des

« effets émotionnels » du travail, qui ne sont que peu pris en compte dans les politiques de

prévention des RPS, tant théoriquement que pragmatiquement. Ainsi, pour que progresse la

prise en compte du facteur émotionnel au travail par les acteurs que la qualité du service ou

que la santé des professionnels concerne, nous avons tenté de définir quelles sont les marges

de manœuvre du management et de la GRH, vis-à-vis de ces trois composantes.

Concernant la méthodologie, cette recherche qualitative s’inscrit dans le paradigme

constructiviste pragmatique (von Glasersfeld, 1988, 1994 et 2001 ; Le Moigne, 1990, 2001 et

2007). Ce choix conduit à la connaissance du phénomène étudié à travers les représentations

des acteurs de quatre terrains, dans le but de produire des connaissances actionnables (Le

Moigne, 2007). La méthodologie adoptée pour cette étude de cas multiple (Eisenhardt, 1989 ;

Chatelin, 2005 ; Yin, 2009), au plus près de la réalité des terrains, se veut une démarche pour

rendre la théorie vivante et opérante. Elle nécessite de nous extraire de la zone de confort du

chercheur : la bibliothèque ou le laboratoire. Nous avons démarché, bien avant d’entamer nos

travaux, les services de police, les services hospitaliers, les services d’enseignement et de

télécommunications que nous envisagions d’étudier. Nous avons noué des liens, nous sommes

insérée dans leurs réseaux. L’ouverture d’esprit, certains moyens de communication

imaginatifs et originaux, et surtout le temps, nous ont permis de conquérir peu à peu la

confiance des professionnels de terrain. La confiance nous ouvre les portes et libère la parole.

Les données recueillies sont, quel que soit le cas, de trois ordres : ethnographies par

immersions (Reeves Sanday, 1979 ; Girin, 1981 ; Atkinson & Hammersley, 1994 ; Plane,

1995 ; Baumard & al, 1999), entretiens semi-directifs et non directifs (Blanchet & Gotman,

1992 ; Miles & Huberman, 2003 ; Fontana & Frey, 2005 ; van de Weerdt & Baratta, 2016)

intégralement transcrits informatiquement (Maxwell, 1999) (en tout 88 entretiens avec 89

volontaires), et documentation secondaire issue de chaque secteur. Les démarches

méthodologiques de recueil de données et d’analyse ont été menées de manière méthodique et

répétitive, dans une optique comparative et de mise en perspective des stratégies de régulation

des émotions. L’analyse du corpus de données s’est effectuée selon une analyse thématique,

par catégories conceptualisantes (Weber, 1990 ; Giroux, 2003 ; Paillé & Mucchielli, 2010 ;

Page 493: Les régulations individuelles et collectives des émotions

492

Voynnet-Fourboul, 2011), en classification mixte (L’Ecuyer, 1990), par codage et décodage

des catégories (Strauss & Corbin, 1998). Qualité, crédibilité, validité par triangulation des

données et validité de construit de cette recherche, ont ensuite été examinées.

Les résultats se répartissent selon trois catégories. Les « objets émotionnels » de

travail regroupent les émotions liées à la fois aux contacts avec le public, aux pratiques de

management, ainsi qu’à l’organisation du travail. Les « outils émotionnels » de travail

comprennent les compétences émotionnelles des professionnels, leur travail émotionnel, et les

régulations individuelles et / ou collectives des émotions. Les « effets émotionnels » du travail

incluent les émotions plaisantes ou déplaisantes, l’équilibre entre vie personnelle et vie

professionnelle, les formes de retrait, ou d’absentéisme. À partir de là, nous dégageons un

modèle théorique structurant le processus émotionnel au travail, et nous formulons un

certain nombre de préconisations managériales.

Une relecture des six facteurs de RPS (Gollac & Bodier, 2011), à la lumière des quatre

questions existentielles de « socialité » (Plutchik & Kellerman, 1990 ; Plutchik, 1991),

amènera les professionnels de la santé et de la GRH à approfondir leur compréhension des

comportements au travail, et à intégrer la composante émotionnelle, de manière formelle, dans

la catégorisation des risques au travail. Cette catégorisation originale du risque

psychosocial distingue, au-delà du niveau de valence de l’émotion (Russel, 1980), le

caractère acceptable ou inacceptable du ressenti professionnel. En effet, l’« éprouvé »

individuel ou collectif constitue ou bien une ressource inhérente à l’activité, ou bien un risque,

que l’organisation et son management doivent, soit entretenir, soit prévenir et traiter. In fine,

cette nouvelle lecture peut aboutir à de futures politiques de QVT ou de prévention des

risques professionnels au sein de l’activité réelle et réalisée.

En pratique, cette recherche offre une vision d’ensemble, comparative, au sein des

quatre métiers étudiés, des pratiques managériales néfastes et bénéfiques à la SST. Nous

proposons des préconisations managériales opérationnalisables en contexte. Il ne s’agit plus

seulement de prévenir les risques professionnels par un diagnostic et des actions portant

uniquement sur les « objets émotionnels » de travail, mais, en sus de cela, de considérer

« outils » et « effets » émotionnels, engagés, utilisés, provoqués ou subis par l’individu et les

collectifs, pendant l’activité et en dehors.

Les bonnes pratiques identifiées, ainsi que les préconisations formulées, conduisent à

une réflexion sur leur transférabilité d’un métier à l’autre, en les adaptant aux situations de

travail et au contexte professionnel relatif à chaque secteur, afin de les rendre fonctionnelles,

c’est-à-dire de constituer des ressources du professionnel ou de l’emploi. Les différentes

Page 494: Les régulations individuelles et collectives des émotions

493

perspectives pratiques développées dans la discussion pourront déboucher sur de futures

recherches-actions ; quant à la modélisation du processus émotionnel au travail que nous

avons élaborée, et qui correspond à la typologie dimensionnelle des émotions de Jeantet

(2003), Bernard (2007), Remoussenard et Ansiau (2013), dont nous avons décrit les

mécanismes d’articulation, nous formulons le souhait qu’elle serve de repère théorique à de

futures recherches dans l’art de concilier management et ménagement de la ressource

humaine…

Page 495: Les régulations individuelles et collectives des émotions

494

Page 496: Les régulations individuelles et collectives des émotions

495

Bibliographie

A Abbas G.S. & Roger A. (2013), « The impact of work overload and coping mechanisms on different

dimensions of stress among university teachers », @GRH, 8, pp. 93-118.

Abord de Châtillon E. & Bachelard O. (2006), « Introduction générale au cahier spécial santé, sécurité

au travail », Management & Avenir, 2 (8), pp. 121-127.

Abraham R. (2000), « The role of job control as a moderator of emotional dissonance and emotional

intelligence outcome relationship », The Journal of Psychology, 134 (2), pp. 169-184.

Adelmann P.K. (1995), « Emotional labor as a potential source of job stress », In Sauter S.L. & Murphy

L.R (Dir.), Organizational risk factors for job stress, Washington DC, US, American Psychological Association,

pp. 371-381.

Albert E., Bournois F., Duval-Hale J., Rojot J., Roussillon S. & Sainsaulieu R. (2003), Pourquoi j’irais

travailler, Eyrolles, 240 p.

Albraw M. (1997), Do Organizations Have Feelings? Londres, Routledge.

Alderson M. (2004), « Psychodynamique du travail : objet, considérations épistémologiques, concepts

et prémisses théoriques », Santé mentale au Québec, 29 (1), pp. 243-260.

Alis D. (2009), « Le travail émotionnel des salariés en contact avec le public : prévenir les risques de

dissonance », XXIème congrès de l’AGRH, Rennes Saint Malo, 17-19 novembre.

Allard-Poesi, F. (2003), « Coder les données », In Giordano Y. (Dir.), Conduire un projet de recherche,

une perspective qualitative, Caen, EMS, pp. 245-290.

Allouche J. (2012), Encyclopédie des Ressources Humaines, IIIe édition, Vuibert, 2102 p.

Almudever B., Croity-Belz S., Hajjar V. & Fraccaroli F. (2006), « Conditions d’efficience du sentiment

d’efficacité personnelle dans la régulation d’une perturbation professionnelle : la dynamique du système des

activités », Psychologie du Travail et des Organisations, 12 (3), pp. 151-166.

Amar A. & Berthier L. (2007), « Le nouveau management public : avantages et limites », Gestion et

Management Publics, 5.

Andersen P.A. & Guerrero L.K. (1998), Handbook of communication and emotion: Research, theory,

applications and contexts, San Diego, CA, Academic Press.

Angel P., Amar P., Gava M.J. & Vaudolon B. (2005), Développer le bien-être au travail, Paris, Dunod.

Antoine A. & Koehl J. (2009), « Les concepts réflexifs d’artefacts et d’objets frontières », Revue

Internationale de Psychosociologie, 15, pp. 295-306.

Antonakis J. (2004), « On why emotional intelligence will not predict leadership effectiveness beyond

IQ or the “Big Five”: an extension and rejoinder », Organizational Analysis, 12 (2), pp. 171-182.

Anzieu D. & Martin J.-Y. (2000), La dynamique des groupes restreints, XXIIe édition, Paris, PUF.

Archier G. & Serieyx H. (1984), L’entreprise du 3ème type, Paris, Éditions Le Seuil.

Argyris C. (1995), Savoir pour agir : surmonter les obstacles à l'apprentissage organisationnel, Paris,

Inter Éditions.

Page 497: Les régulations individuelles et collectives des émotions

496

Ashforth B.E. & Tomiuk M.A. (2003), « Emotional labour and authenticity: views from service

agents », In Fineman S., Emotions in Organizations, IIe édition, Sage.

Ashforth B.E. & Humphrey R.H. (1995), « Emotion in the workplace: a reappraisal », Human

Relations, 48 (2), pp. 97-126.

Ashforth B.E. & Humphrey R.H. (1993), « Emotional labour in service roles: the influence of

identity », Academy of Management Review, 18 (1), pp. 88-115.

Ashkanasy N.M. (2004), « Emotions and performance », Human Performance, 17 (2), pp. 137-144.

Atkinson P. & Hammersley M. (1994), « Ethnography and participant observation », In Denzin N.K. &

Lincoln Y.S. (Eds.), Handbook of Qualitative Research, Thousand Oaks, CA, Sage, pp. 248-260.

Aubert N. & de Gaulejac V. (1991), Le coût de l’excellence, Paris, Éditions du Seuil.

Aubert N. & Pagès M. (1989), Le stress professionnel, Paris, Éditions Klincksieck.

Authayarat W. & Umemuro H. (2012), « Affective management and its effects on management

performance », Journal of Entrepreneurship, Management and Innovation, 8 (2), pp. 5-25.

Avenier M.J. (2011), « Les paradigmes épistémologiques constructivistes : postmodernisme ou

pragmatisme ? », Management & Avenir, 43, pp. 371-391.

Averill, J.R. (1980), « A constructivist view of emotion », In Plutchik R. & Kellerman H. (Eds.),

Emotion: Theory, research and experience, 1, New York, Academic Press, pp. 305-339.

Avier G. (2013), « L’émotion : folle du logis ou ancre de carrière, l’émotion vectrice de sens chez le

manager public dans les organisations publiques territoriales », Revue Internationale de Psychosociologie et de

gestion des Comportements Organisationnels, 48 (19), pp. 43-71.

B Bachelard G. (1934), La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la

connaissance objective, Paris, Librairie Philosophique, 257 p.

Bakker A.B. & Demerouti E. (2007), « The job demands-resources model: state of the art », Journal of

Managerial Psychology, 22 (3), pp. 309-328.

Balibar S. (2014), Chercheur au quotidien, Paris, Seuil.

Bar-On R. (2004), « The Bar-On Emotional Quotient Inventory (EQ-i): rationale, description and

psychometric properties », In Geher G. (Ed.), Measuring emotional intelligence: common ground and

controversy, Hauppauge, NY, Nova Science.

Barbalet J.M. (1992), « A macro sociology of emotion: class resentment », Sociological Theory, 10 (2),

pp. 150-163.

Bardin L. (2003), L’analyse de contenu, IXe édition, Paris, PUF.

Barel Y. & Frémeaux S. (2012), « Les rôles des médecins du travail dans les actions de préventions

primaires », @GRH, 3 (2), pp 69-88.

Barrère A. (2003), Travailler à l’école. Que font les élèves et les enseignants du secondaire ?, Rennes,

PUR.

Barsade S.G. & Gibson D.E. (2007), « Why does affect matter in organizations? », Academy of

Management Perspectives, 21 (1), pp. 36-59.

Page 498: Les régulations individuelles et collectives des émotions

497

Barsade S.G. (2002), « The ripple effect: emotional contagion and its influence on group behavior »,

Administrative Science Quarterly, 47, pp. 644-675.

Barthod-Prothade M. (2012), « Le bien-être donne-t-il du sens au travail ? », Revue Internationale de

Psychosociologie et de gestion des Comportements Organisationnels, 46 (18), pp. 123-157.

Bartunek J.M., Rousseau D.M., Rudolph J.W. & De Palma J. (2006), « On the receiving end

sensemaking, emotion, and assessments of an organizational change initiated by others », The Journal of Applied

Behavioral Science, 42 (2), pp. 182-206.

Bass B.M. & Riggio R.E. (2006), Transformational Leadership, Mahwah, Lawrence Erlbaum

Associates.

Baumard P.J., Donada C., Ibert J. & Zuereb J.-M. (1999), « La collecte de données et la gestion de leurs

sources », In Thietart R.A. (Ed.), Méthodologie de la recherche en gestion, Paris, Dunod.

Beatty, J. (2001), The Human Brain, Thousand Oaks, CA, Sage.

Beaucourt C., Kustosz I., Masingue A. & Roux L. (2014), « La coordination au sein des maisons de

santé : d’une mise en cohérence à l’animation d’interactions », Gestion et management public, 2 (4), pp. 61-79.

Beaud S. & Weber F. (1997), Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 228.

Bechara A., Damasio H., Tranel D. & Anderson S.W. (1998), « Dissociation of working memory from

decision making within the human prefrontal cortex », Journal of Neurosciences, 18, pp. 428-437.

Becker T. (2003), « Is emotional intelligence a viable concept? », Academy of Management Review, 28,

pp. 192-195.

Ben Fekih Aissi L. & Naudin M. (2015), « Les stratégies d’ajustement des téléopérateurs de centre

d’appels face au stress généré par le monitoring électronique des performances », Revue des Sciences de

Gestion, 5, pp. 85-97.

Bénabou R., Kramarz F. & Prost C. (2004), « Zones d’éducation prioritaire : quels moyens pour quels

résultats ? », Économie et Statistique, 380.

Benmansour N.A. (2011), « Qualité et service public ‟à la française” : où en est-on de la qualité

publique en France ? », Recherches en Sciences de Gestion, 4 (85), pp. 109-146.

Bergadaa M. & Nyeck S. (1992), « Induction et déduction dans la recherche en marketing », Recherche

et Applications en Marketing, 7 (3), pp. 23-44.

Berger P.L. & Luckmann T. (1966), The social construction of reality, USA, Anchor Books, 240 p.

Bernard J. (2009), Croquemort, une anthropologie des émotions, Paris, Métailié, 224 p.

Bernard J. (2007), « La gestion des émotions aux pompes funèbres, une compétence reconnue ? »,

Formation emploi, 99, pp. 61-74.

Berstein B. (1975), Classe et pédagogies : visibles et invisibles, OCDE, Centre pour la recherche et

l’innovation dans l’enseignement.

Berthoz A. (2003), La décision, Paris, Éditions Odile Jacob.

Bhave D.B. & Glomb T.M. (2009), « Emotional labor demands, wages and gender: a within-person,

between-jobs study », Journal of Occupational and Organizational Psychology, 82 (3), pp. 683-707.

Billings A.G. & Moos R.H. (1981), « The role of coping responses and social resources in attenuating

the stress of life events », Journal of Behavioral Medicine, 4 (2), pp. 139-157.

Page 499: Les régulations individuelles et collectives des émotions

498

Blais M.-C., Gauchet M. & Ottavi D. (2010), Conditions de l’éducation, Paris, Pluriel.

Blanchet A. & Gotman A. (1992), L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan.

Blandin B. (2006), Suivre le développement des compétences de l’ingénieur généraliste CESI, Papier de

recherche Direction de la recherche du CESI, Paris.

Bliss J., Monk M. & Ogbom J. (1983), Qualitative data analysis for educational research: a guide to

users of systemic networks, Houghton Mifflin, Londres.

Bobot L. (2010), « L’intelligence émotionnelle est-elle un atout en négociation commerciale ? »,

Management & Avenir, 31, pp. 407-430.

Bolger N. & Amarelo D. (2007), « Effects of social support visibility on adjustment to stress:

experimental evidence », Journal of Personality and Social Psychology, 92 (3), pp. 458-475.

Bolton S.C. (2008), « Me, morphine and humanity: experiencing the emotional community on ward

8 », In Fineman S. (Ed.), The Emotional Organizational Organization Passions and Power, Malden, MA,

Blackwell.

Bolton S.C. (2000), « Who cares? Offering emotion work as a “gift” in the nursing labour process »,

Journal of Advanced Nursing, 32 (3), pp. 580-586.

Bond F.W. & Bunce D. (2003), « The role of acceptance and job control in mental health, job

satisfaction, and work performance », Journal of Applied Psychology, 88, pp. 1057-1067.

Bonnet M. & Zardet V. (1999), « Arbitrage entre autonomie et contrôle, cas d’expérimentation de la

méthode de la délégation concertée », Xe Congrès de l’AGRH, pp. 159-170.

Borteyrou X., Truchot D. & Rascle N. (2009), « Le stress chez le personnel travaillant en oncologie,

une tentative de classification des stratégies de coping », Psychologie du travail et des organisations, 15 (4), pp.

380-398.

Boujut S. (2005), « Le travail social comme relation de service ou la gestion des émotions comme

compétences professionnelles », Déviance et Société, 29, pp. 141-153.

Bourdieu P. (1977), « La production de la croyance, contribution à une économie des biens

symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, 13, pp. 3-43.

Bourdieu P. (1968), « The International scene: current trends in the social sciences: structuralism and

theory of sociological knowledge », Social Research, 35 (4), pp. 681-706.

Bourgeois P. (2001), En quête de respect : le crack à New York, Paris, Seuil, 482 p.

Bourgeon E. & Cahour B. (2013), « Intégration de la dimension émotionnelle dans l’analyse de

l’activité en situation dynamique à risques », Actes du Colloque Épique 2013 (Psychologie ergonomique),

Bruxelles, 10-12 juillet.

Bourion C. (2006), « Les managers de proximité pris en tenaille. Entre la provocation de leurs agents et

le désaveu de leur supérieur », Revue Internationale de Psychosociologie, 28 (7), pp. 77-103.

Boussard V., Caroly S., Jobard F., Leclerc C., Loriol M. & Plaza D. (2004), « Constructions du stress,

psychologisation du social et rapport au public : le cas des infirmières hospitalières, des conducteurs de bus et

des policiers », rapport dirigé par Loriol M., recherche soutenue par le Ministère de la Recherche pour l’ACI.

Bouville G. (2014), « Absentéisme et conditions de travail au féminin : une frontière méconnue au sein

des organisations », Revue Interdisciplinaire Management, Homme(s) et Entreprise, 2 (11), pp. 3-22.

Page 500: Les régulations individuelles et collectives des émotions

499

Boyle M.V. (2005), « You wait until you get home: emotional regions, emotional process work, and the

role of onstage and offstage support », In Hartel C.E., Ashkanazy N.M. & Zerbe W.J. (Eds.), Emotions in

Organizational Behavior, pp. 45-65.

Bréchet J.-P. (2008), « Le regard de la théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, » Revue

Française de Gestion, 184 (4), pp. 13-34.

Brief A.P. & Weiss H.M. (2002), « Organizational behavior: affect in the workplace », Annual Review

of Psychology, 53, pp. 279-307.

Briner R.B. (1999), « The neglect and importance of emotion at work », European Journal of Work and

Organizational Psychology, 8, pp. 323-346.

Brotheridge C.M. (2006), « The role of emotional intelligence and other individual difference variables

in predicting emotional labor relative to situational and other predictors », Psicothema, 18, pp.139-144.

Brotheridge C.M. & Zygadlo D. (2006), « Selling shoes through gendered emotional displays»,

International Journal of Work Organisation and Emotion, 1, pp. 189-203.

Brotheridge C.M. & Lee R.T. (2003), « Development and validation of the Emotional Labour Scale »,

Journal of Occupational and Organizational Psychology, 76, pp. 365-379.

Brotheridge C.M. & Grandey A.A. (2002), « Emotional labor and burnout: comparing two perspectives

of people work », Journal of Vocational Behavior, 60, pp. 17-39.

Brousseau E., Geoffron P. & Weinstein O. (1997), « Confiance, connaissances et relations

interfirmes », In Guilhon B., Huard P., Orillard M. & Zimmermann J.-B. (Eds.), Économie de la connaissance et

organisations, Paris, L’Harmattan, pp. 402-433.

Brown K.W. & Ryan R.M. (2003), « The benefits of being present: mindfulness and its role in

psychological well-being », Journal of Personality and Social Psychology, 84 (4), pp. 822-848.

Bruchon-Schweitzer M. (2002), Psychologie de la santé, modèles, concepts et méthodes, Paris, Dunod.

Bruchon-Schweitzer M. (2001), « Le coping et les stratégies d’ajustement face au stress », Recherche

en Soins Infirmiers, 67, pp. 68-83.

Bruner J. (1991), « The Narrative Construction of reality », Critical Inquiry, pp. 1-21.

Burke R.J. & Deszca G. (1986), « Correlates of psychological burnout phases among police officers »,

Human Relations, 39, pp. 487-502.

Bushman, B.J. (2002), « Does venting anger feed or extinguish the flame? Catharsis, rumination,

distraction, anger, and aggressive responding », Personality and Social Psychology Bulletin, 28, 724-731.

Butler E.A., Egloff B., Wilhelm F.H., Smith N.C., Erickson E.A. & Gross J.J. (2003), « The social

consequences of expressive suppression », Emotion, 3 (1), pp. 48-67.

Buttle F. (1996), « Service equal: review, critic, research agenda », European Journal of Marketing, 30,

pp. 8-32.

Byron D. (2005), « A meta-analytic review of work-family conflict and its antecedents », Journal of

Vocational Behavior, 67, pp. 169-198.

Page 501: Les régulations individuelles et collectives des émotions

500

C Cacioppo J.T., Gardner W.L. & Berntson G.G. (1999), « The affect system has parallel and integrative

processing components: form follows function », Journal of Personality and Social Psychology, 76, pp. 839-

855.

Cahour, B. & Lancry A. (2011), « Émotions et activités professionnelles et quotidiennes », Le travail

humain, 74, pp. 97-106.

Caïazzo B. (2004), Les centres d’appel : les nouveaux outils de la relation client, Paris, Dunod.

Calderon J. (2007), « Le travail face à la restructuration productive : le cas d’un centre

d’appels », Formation et emploi, 96, pp. 11-24.

Campbell D.T. & Stanley J.C. (1966), Experimental and quasi-experimental designs for research,

Chicago, Rand Mc Nally College Publishing Company.

Canino R. (2005), « La tentation ordalique dans les métiers à risques », Revue Internationale de

Psychosociologie, 11 (24), pp. 41-49.

Cannon, W.B. (1931), « Again the James-Lange and the thalamic theories of emotion», Psychological

Review, 38, pp. 281-195.

Canoui P. & Mauranges A. (2001), Le syndrome d’épuisement professionnel des soignants, de

l’analyse du burnout aux réponses, Paris, Masson, 228 p.

Cappelletti L. (2005), « La création de connaissance dans une recherche en audit et contrôle fondée sur

l’expérience professionnelle », XXVIème Congrès de l’AFC, Lille.

Caroly S. (2011), « Activité collective et réélaboration des règles comme ressource pour la santé

psychique : le cas de la police nationale », Le Travail Humain, 74, pp. 365-389.

Caron J. (1996), « L’échelle de provisions sociales : une validation québécoise », Santé mentale au

Québec, 21 (2), pp. 158-180.

Casalegno J.-C. & Sheenan D. (2010), « Essai de sémiologie clinique des signes de la souffrance au

travail », Revue Internationale de Psychosociologie, 16 (39), pp. 227-240.

Castagnos J.C., Boissin J.P. & Guieu G. (1996), « Revues francophones et recherche en stratégie »,

Rapport à l’AIMS, Actes de la Journée recherche FNEGE.

Chanal V., Lesca H. & Martinet A.-C. (1997), « Vers une ingénierie de la recherche en gestion », Revue

Française de Gestion, 116, pp. 41-51.

Chang V.Y., Palesh O., Caldwell R., Glasgow N, Abramson M., Luskin F., Gill M., Burke A. &

Koopman C. (2004), « The effects of a mindfulness-based stress reduction program on stress, mindfulness self-

efficacy, and positive states of mind », Stress and Health: Journal of the International Society for the

Investigation of Stress, 20 (3), pp. 141-147.

Chanlat J.-F. (2003), « Émotions, organisation et management : une réflexion critique sur la notion

d’intelligence émotionnelle », Travailler, 9 (1), pp. 113-132.

Chanlat J.-F. (1990), « Théories du stress et psychopathologie du travail », Revue prévenir, 20, pp. 117-

125.

Chanlat J.-F. & Séguin F. (1987), L’analyse des organisations, Tome II : Les composantes de

l’organisation, Montréal, Gaëtan Morin, 508 p.

Page 502: Les régulations individuelles et collectives des émotions

501

Chappoz Y. & Pupion P.-C. (2014), « La nouvelle gestion des organisations de santé », Gestion et

Management public, 2 (4), pp.1-20.

Charles-Pauvers B., Urbain C. & Le Quentrec E. (2007), « Pratiques de gestion des ressources

humaines et performance commerciale. Le cas d’un centre d’appels », Revue Française de Gestion, 176, pp. 15-

33.

Charpentier G. (2000), Les maladies et leurs émotions, Paris, Éditions de Martagne.

Charreire S. & Huault I. (2002), « Cohérence épistémologique : les recherches constructivistes

françaises en management revisitées », In Mourgues N., Questions de Méthodes en Sciences de Gestion, Paris,

EMS, pp. 297-318.

Chatelin C. (2005), « Épistémologie et méthodologie en sciences de gestion : une réflexion sur l’étude

de cas », Laboratoire Orléanais de Gestion, disponible sur : http://www.univ-orleans.fr/log/Doc-Rech/Textes-

PDF/2005-1.pdf.

Chauvin S. (2010), Les agences de la précarité. Journaliers à Chicago, Paris, Seuil, 339 p.

Chédotel F. & Khromer C. (2014), « Les règles, leviers de développement d’une compétence collective

- deux études de cas », @GRH, 12, pp. 15-38.

Chédotel F. (2004), « Avoir le sentiment de faire partie d'une équipe : de l'identification à la

coopération », M@n@gement, 7, pp. 161-193.

Cherniss C. (1980), Professional burnout in human services organizations, Californie, Praeger, 295 p.

Chiesa A., Calati R. & Serretti A. (2011), « Does mindfulness training improve cognitive abilities? A

systematic review of neuropsychological findings », Clinical Psychology Review, 31 (3), pp. 449-464.

Chih Wei H. (2014), « Burnout among public service workers: the role of emotional labor requirements

and job resources », Review of public personnel administration, 34 (4), pp. 379-402.

Christophe V., Antoine P., Leroy T. & Delelis G. (2009), « Évaluation de deux stratégies de régulation

émotionnelle : la suppression expressive et la réévaluation cognitive », Revue Européenne de Psychologie

Appliquée, 59, pp. 59-67.

Cintas C. & Sprimont P.A. (2011), « Soutien social et violence au travail : quels effets sur le

burnout ? », Actes de congrès AGRH, Reims.

Clergeau C. & Pihel L. (2010a), « Les déterminants organisationnels et managériaux de la santé au

travail : le rôle clé des managers de proximité dans les centres d’appels », Actes du XXIème Congrès AGRH,

Rennes.

Clergeau C. & Pihel L. (2010b), « Management à distance et santé au travail : quels sont les impacts de

l’éloignement et de la méconnaissance du travail réel ? », Gérer et Comprendre, 102, pp. 4-13.

Clergeau C., Detchessahar M., Devigne M., Dumond J.-P., Honoré L. & Journé B. (2006),

« Transformations des organisations et santé des salariés : proposition d’un programme de recherche », XVIIème

Congrès AGRH, Reims.

Clergeau C. (2004), « La gestion des ressources humaines dans les centres d’appels internalisés : le cas

des front offices purs », Revue de Gestion des Ressources Humaines, 52, pp. 2-16.

Clot Y. (2014), « Réhabiliter la dispute professionnelle », Le Journal de l’école de Paris du

management, 105, pp. 9-16.

Clot Y. (2010), Le travail à cœur : pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte.

Page 503: Les régulations individuelles et collectives des émotions

502

Clot. Y. (2008), Travail et pouvoir d’agir, PUF.

Clot Y. (2001), « Clinique du travail, clinique du réel », Journal des psychologues, 185, pp. 48-51.

Clouse R.W. & Spurgeon K.L. (1995), « Corporate analysis of humor », Psychology: A Quarterly

Journal of Human Behavior, 32 (3), pp. 1-24.

Cobb S. (1976), « Social support as a moderator of life stress », Psychosomatic Medicine, 38, pp. 300-

314.

Coenen-Huther J. (1995), Observation participante et théorie sociologique, Paris, L’Harmattan, 191 p.

Cohen E. (1996), « Épistémologie des sciences de gestion », Encyclopédie de Gestion, IIe édition,

Economica.

Collerette P. (1997), « L’étude de cas au service de la recherche », Recherche en soins infirmiers, 50,

pp. 81-88.

Comte Sponville A. (1995), Petit traité des grandes vertus, PUF.

Cook W. & Medley D. (1954), « Proposed hostility and pharisaic-virtue scales for the MMPI », Journal

of Applied Psychology, 22, pp. 615-627.

Cooper C. (2008), « Elucidating the bonds of workplace humor: a relational process model », Human

Relations, 61 (8), pp. 1087-1115.

Cordes C.L. & Dougherty T.W. (1993), « A review and an integration of research on job burnout »,

Academy of Management Review, 18 (4), pp. 621-656.

Coughlan P. & Brady E. (1995), « Understanding performance limiting practices in product

development », European operations management association, pp. 71-80.

Cousin O. (2002), « Les ambivalences du travail. Les salariés peu qualifiés dans les centres d’appels »,

Sociologie du Travail, 44 (4), pp. 499-521.

Creed W.E.D., Hudson B.A., Okhuysen G.A. & Smith-Crowe K. (2014), « Swimming in a sea of

shame: incorporating emotions into explanations of institutional reproduction and change », Academy of

Management Review, 39 (3), pp. 275-301.

Crespin R., Henry E. & Jouzel J.N. (2008), « Peut-on sortir de la méconnaissance des effets du travail

sur la santé ? Quelques pistes de réflexion pour les sciences humaines », In Santé au travail. Quels nouveaux

chantiers pour les sciences humaines et sociales ?, Cahiers Risques Collectifs et Situations de Crise, MSH-

Alpes, 9, pp. 253-263.

Creswell J.W. (2013), Qualitative inquiry and research design: choosing among 5 approaches, IIIe

edition, Sage.

Cristol D. (2010), « Des compétences du responsable au responsable compétent », Revue Internationale

de Psychosociologie, 16, pp. 337-360.

Crocq L. (2004), « L’intervention psychologique immédiate », Le Journal des Psychologues, 214, pp.

50-55.

Croom S. (1999), Research Methodology in operation management, Eden Seminar, Brussel.

Crowther D. & Green M. (2004), Organisational Theory, Chartered Institute of Personnel and

Development, 224 p.

Crozier M. & Friedberg E. (1977), L’acteur et le système, Seuil, Paris.

Page 504: Les régulations individuelles et collectives des émotions

503

Cuin C.-H. (2001), « Émotions et rationalité dans la sociologie classique : les cas de Weber et

Dukheim », Revue européenne des sciences sociales, 120, pp. 77-99.

Cutrona C.E. & Russel D.W. (1987), « The provision of social support and adaptation to stress »,

Advance in Personal Relationship, 1, pp. 37-67.

D Dagot L. & Perié O. (2014), « Le burnout et la dissonance émotionnelle dans l’activité de care en centre

d’appel », Le travail humain, 77 (2), pp. 155-175.

Damasio A. (1994), L’erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob.

DARES (2013), « Les absences au travail des salariés pour raisons de santé : un rôle important des

conditions de travail », DARES Analyses, 9.

DARES (2014), « Conditions de travail », DARES Analyses, 49.

DARES-DREES (2007), Enquête SIP-Santé et Itinéraires Professionnels.

http://dares.travailemploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/enquetes-de-a-a-z/article/sante-et-itineraire

professionnel-sip (page consultée le 1er mars 2016).

Dario B., Schmid P.C., Schmid M., Birri S., Mast F.W. & Lobmaier J.S. (2013), « Emotion

recognition: the role of featural and configural face information », The Quarterly Journal of Experimental

Psychology, 66 (12), pp. 2426-2442.

Darwin, C. (1872), The expression of the emotions in man and animals, Londres, John Murray.

Davezies P. (2013), « Souffrance au travail, répression psychique et troubles musculo-squelettiques »,

Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, disponible sur http://pistes.revues.org/3376, consulté le

7 avril 2017.

Davezies P. (2005), « La santé au travail, une construction collective », Santé et Travail, 52, pp. 24-28.

David A. (1999), « Logique, épistémologie et méthodologie en sciences de gestion », XVIIIe

Conférence Internationale de l’AIMS, France.

David A. (1998), « Outils de gestion et dynamique du changement », Revue Française de Gestion, 24

(120), pp. 44-59.

Davidson R.J. (2000), « Affective style, psychopathology, and resilience: brain mechanisms and

plasticity », The American Psychologist, 55 (11), pp. 1196-1214.

Davidson M. & Veno A. (1980), « Stress and the policeman », In Cooper C. & Marshall J. (Eds.),

White collar and professional stress, New York, Wiley, pp. 136-166.

de Bonis M. (1996), Connaître les émotions humaines, Liège, Mardaga, 240 p.

de Bovis C. (2009), « D’une prévention de risque classique à des organisations à haute fiabilité »,

Management & Avenir, 27, pp. 241-259.

de Gaulejac V. (2011), Travail, les raisons de la colère, Paris, Le Seuil, collection Économie humaine.

De Ketele J.-M. (2015), Méthodologie du recueil d’informations, IVe édition, Paris, De Boeck.

De Rivera J.D. (1992), « Emotional climate: social structure and emotional dynamics », International

Review of Studies of Emotion, 2, pp. 197-218.

Page 505: Les régulations individuelles et collectives des émotions

504

de Terssac G. (2013), « De la sécurité affichée à la sécurité effective : l’invention de règles d’usage »,

Annales des Mines - Gérer et Comprendre, 1 (111), pp. 25-35.

de Terssac G. (1992), L’autonomie dans le travail, Paris, PUF.

Debout F., Faure S, Flipo F., Gernet I., Le Lay S., Lusson J. & Vincent J. (2009), « La santé à l’épreuve

du travail », Mouvements, 58, pp 7-12.

Dechurch L.A., Mesmer-Magnus J.R., Wax A. & Anderson K.T. (2011), « Dissonance matters: meta

analytic examination of the consequences of emotional labor », Academy of Management Proceedings, 1,pp.1-6.

Decker W.H. & Rotondo D.M. (2001), « Relationships among gender, type of humor, and perceived

leader effectiveness », Journal of Managerial Issues, 13 (4), pp. 450-465.

Dejours C. (2015), « La clinique et la psychodynamique du travail », Le Carnet Psy, 8 (193).

Dejours C. (2007), Conjurer la violence, Paris, Payot.

Dejours C. (2003), L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, Versailles, Éditions Quae, Sciences en

questions, 84.

Dejours C. (2001), Travail : usure mentale. Essai de psychopathologie au travail, Paris, Bayard.

Dejours C. (1995), « Comment formuler une problématique de la santé en ergonomie et en Médecine

du travail ? », Le travail humain, 58, 1, pp 1-16.

Dejours C. & Molinier P. (1994), « De la peine au travail », Autrement, 142, pp. 138-151.

Delelis G., Christophe V., Berjot S. & Desombre C. (2011), « Stratégies de régulation émotionnelle et

de coping : quels liens ? », Bulletin de psychologie, 515, pp. 471-479.

Demerouti E., Baker A.B., Nachreiner F. & Schaufeli W.B. (2001), « The job demands-resources

model of burnout », Journal of Applied Psychology, 86, pp. 499-512.

Denzin N.K. & Lincoln Y.S. (1994), Handbook of Qualitative Research, Sage, 643 p.

Derbaix C. & Poncin I. (2005), « La mesure des réactions affectives en marketing : évaluation des

principaux outils », Recherche et applications en marketing, 20 (2), pp. 55-75.

Descartes R. (1637), Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 189 p., 2000.

Deschênes A.-J., Bilodeau H., Bourdages L., Dionne M., Gagné P., Lebel C. & Rada-Donath A.

(1996), « Constructivisme et formation à distance », Distances, 1 (1), pp. 9-26.

Deslandes G. (2015), « Le travail désaffecté ou la joie, enjeu managérial et social », Le Portique, 35.

Desmarais C. & Françoise D. (2015), « Former les managers à la plein conscience », Actes du XXVIème

Congrès AGRH 2015.

Desmarais C. & Edey Gamassou C. (2014), « Tous motivés par le service public ? Les liens entre

position hiérarchique et motivation de service public », Revue Internationale des Sciences

Administratives, 80, pp. 133-152.

Desmarais C. & Abord de Chatillon E. (2010), « Le rôle de traduction du manager, entre allégeance et

résistance », Revue Française de Gestion, 205, pp. 71-88.

Desmarais C. & Moscarola J. (2002), « Analyse de contenu et analyse lexicale, le cas d’une étude en

management public », IXe Journées JADT.

Desprat D. (2015), « Une socialisation au travail émotionnel dans le métier de coiffeur », La nouvelle

revue du travail, 6.

Page 506: Les régulations individuelles et collectives des émotions

505

Detchessahar M. (2013), « Faire face aux risques psychosociaux: quelques éléments d'un management

par la discussion », Revue Négociations, 1, pp. 57-80.

Detchessahar M. (2011), « Santé au travail : quand le management n’est pas le problème mais la

solution… », Revue Française de Gestion, 214, pp. 89-105.

Detchessahar M. & Journé B. (2007), « Une approche narrative des outils de gestion », Revue

Française de Gestion, 33 (174).

Detchessahar M. (2001), « Quand discuter, c’est produire… Pour une théorie de l’espace de discussion

en situation de gestion », Revue Française de Gestion, 132, pp. 32-43.

Devereux G. (1980), De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Flammarion,

474 p.

Diefendorff J.M., Richard E.M. & Yang J. (2008), « Linking emotional regulation strategies to affective

events and negative emotions at work », Journal of Vocational Behavior, 73, pp 498-508.

Diefendorff J.M. & Gosserand R.H. (2003), « Understanding the emotional labor process: a control

theory perspective », Journal of Organizational Behaviour, 24, pp. 945-959.

Diener E. (1994), « Assessing subjective well-being: progress and opportunities », Social Indicators

Research, 28, pp 35-89.

Diestel S., Rivkin W. & Schmidt K.H. (2015), « Sleep quality and self control capacity as protective

resources in the daily emotional labor process: results from two diary studies », Journal of Applied Psychology,

100 (3), pp. 809-827.

Doucet O., Simard G. & Tremblay M. (2008), « L’effet médiateur du soutien et de la confiance dans la

relation entre le leadership et l’engagement », Relations Industrielles, 63 (4), pp. 625-769.

Doyle L.A., Landers D.M. & Feltz D.L. (1980), « Psychological skills in elite and subelite shooters », In

Roberts G.C. & Landers D.M., Psychology of motor behaviour and sport, Human kinetics.

Drucker-Godard C., Ehlinger S. & Grenier C. (1999), « Validité et fiabilité de la recherche », In Thietart

R.A. (Dir.), Méthodes de recherche en management, Paris, Dunod.

Dubé L. & Paquet C. (2003), « Les émotions : l’aspect négligé dans l’organisation des soins de santé

centrée sur le patient », Gestion, 28 (2), pp. 11-18.

Dubois V. (1999), La Vie de guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris,

Economica.

Dubost J. (1987), L’intervention psychosociologique, Paris, PUF, 250 p.

Dubreuil H. (1931), Nouveaux standards, les sources de la productivité et de la joie, Paris, Grasset,

345 p.

Duffy M. (2007), « Doing the dirty work », Gender and Society, 21 (3), pp. 313-336.

Duffy M. & Shaw J.D. (2000), « The Salieri syndrome: consequences of envy in groups », Small

Group Research, 31, pp. 3-23.

Dulac G. (2001), Aider les hommes… aussi, Montréal, VLB Éditeur.

Dumouchel P. (1999), Emotions. Essai sur le corps et le social, Empêcheurs de penser en rond, 202 p.

Dupont B. (2003), « Évaluer ce que fait la police », Criminologie, 36 (1), pp. 103-120.

Durkheim E. (1925), L’Éducation morale, Paris, PUF.

Page 507: Les régulations individuelles et collectives des émotions

506

du Roy I. (2009), Orange stressé. Le management par le stress à France Telecom, Paris, La

Découverte, 252 p.

Dyer W. & Wilkins A. (1991), « Better stories, not better constructs, to generate better theory: a

rejoinder to Eisenhardt », The Academy of Management Review, 16 (3), pp. 613-619.

E Edelwich J. & Brodsky A. (1980), Burnout. Stages of disillusionment in the helping professions, New

York, Human Sciences Press.

Eiglier P. & Langeard E. (1987), Servuction. Le Marketing des services, McGraw Hill.

Eisenhardt K. (1991), « Better stories and better constructs: the case for rigor and comparative logic »,

The Academy of Management Review, 16 (3), pp. 620-627.

Eisenhardt K. (1989), « Building theories from case study research », Academy of Management Review,

14 (4), pp. 532-555.

Ekman, P. (2009), Je sais que vous mentez, Paris, Michel Lafon.

Ekman P. (1994), « Strong evidence for universals in facial expressions: a reply to Russell’s mistaken

critique », Psychological Bulletin, 115 (2), pp. 268-287.

Ekman P. (1972), « Universals and cultural differences in facial expressions of emotion », In Cole J.

(Eds), Nebraska Symposium on Motivation, 19, Lincoln, University of Nebraska Press, pp. 207-282.

Elfenbein H.A. (2007), « Emotions in organizations: a review in stages », IRLE Working Paper, pp.

144-207.

Elias N. (1936), La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.

Elster J. (1999), Alchemies of the mind: rationality and the emotions, Cambridge University Press, 464.

Emery F.E. & Trist E. (1969), Industrial democracy, London, Tavistock Institute Publications.

Estryn-Behar M. (2007), « The impact or social work environment, teamwork characteristics, burnout

and personal factors upon intent to leave among European nurses », Medical Care, 45 (10), pp. 939-950.

Eterno J.A. & Silverman E.B. (2012), The crime numbers game: Management by manipulation,

Advances in police theory and practice, CRC Press Book, 314 p.

Ettighoffer D. & Blanc G. (1998), Le syndrome de Chronos : du mal travailler au mal vivre, Dunod.

Everaere C. (2000), « La compétence : un compromis multidimensionnel fragile ? », Gestion 2000,

juillet-août.

F Fallery B. & Rodhain F. (2007), « Quatre approches pour l’analyse de données textuelles : lexicale,

linguistique, cognitive, thématique », XVIe Conférence de l’AIMS, Montréal, Canada, pp. 1-16.

Falzon P. & Lapeyrière S. (1998), « L’usager et l’opérateur : ergonomie et relations de service », Le

travail Humain, 61 (1), pp. 69-90.

Favret-Saada J. (1977), Les mots, les morts, les sorts, Paris, Gallimard.

Festinger L. (1957), A theory of cognitive dissonance, Stanford, CA, Stanford University Press.

Page 508: Les régulations individuelles et collectives des émotions

507

Fineman S. (2000), Emotion in Organizations, IIe édition, Londres, Sage.

Fischbach A. (2003), Determinants of Emotion Work, Dissertation, Göttingen, Georg-August-

Universität zu Göttingen.

Fischbach A. & Zapf D. (2002), « Neutrality as an emotional job requirement », 43 Kongress der

Deutschen Gesellschaft für Psychologie, Humboldt-Universität, Berlin.

Fischer S.D. & Ashkanasy N.M. (2000), « The emerging role of emotions in work life: an

introduction », Journal of Organizational Behavior, 21 (2), pp. 123-129.

Flick U. (2009), An Introduction to Qualitative Research, London, Sage.

Folkman S. & Lazarus R. S. (1980), « An analysis of coping in a middle-aged community sample »,

Journal of Health and Social Behavior, 21, pp. 219-239.

Fontana F. & Frey J. (2005), « The interview: from neutral stance to political involvement », In Denzin

N. & Lincoln Y., The Sage Handbook of Qualitative Research, IIIe édition, Thousand Oaks, Sage, pp. 695-727.

Formarier M. (2007), « La relation de soin, concepts et finalités », Recherche en soins infirmiers, 89, pp.

33-42.

Fotinos, G. (2006), Le climat scolaire des lycées et collèges. État des lieux, analyse, propositions,

MGEN, CASDEN, FAS-USU.

Foucault M. (1994), Dits et écrits, I-IV, Paris, Gallimard.

Frederickson B.L., Brown S.L., Mikels J.A., Cohn M.A. & Conway A.M. (2009), « Happiness

unpacked: positive emotions increase life satisfaction by building resilience », Emotion, 9 (3), pp. 361-368.

Freudenberger H.J. (1974), « Staff burnout », Journal of Social Issues, 30 (1), pp. 159-165.

Friedberg E. (1972), L’analyse sociologique des organisations, Privat, 127 p.

Friedmann G. (1956), Le travail en miettes, Paris, Gallimard, collection Idées, 1964.

Friedmann G. (1955), Industrial Society. The emergence of the human problems of automation, New

York, The Free Press.

Frijda N.H. (1994), « Varieties of affect: emotions and episodes, moods, and sentiments », In Ekman P.

& Davidson R. (Eds.), The nature of emotions: Fundamental questions, New York, Oxford University Press,

pp. 59-67.

Frijda N.H. (1986), The emotions, New York, Cambridge University Press.

Froman B. (2003), Dictionnaire de la qualité, Afnor, 228 p.

Furnham A. & Petrides K.V. (2003), « Trait emotional intelligence and happiness », Social Behavior

and Personality: An International Journal, 31 (8), pp. 815-823.

G Gabriel A.S. & Diefendorff J.M. (2015), « Emotional labor dynamics: a momentary approach »,

Academy of Management Journal, 58 (6), pp. 1804-1825.

Gadrey J. (2003), Socio-économie des services, IIIe édition, La Découverte, 128 p.

Gagnon Y.-C. (2005), L’étude de cas comme méthode de recherche, Québec, Presses de l’Université du

Québec, 128 p.

Page 509: Les régulations individuelles et collectives des émotions

508

Galatzer-Levy, Brown A.D., Henn-Haase C., Metzler T.J., Neylan T.C. & Marmar C.R. (2013),

« Positive an negative emotion prospectively predict trajectories of resilience and distress among high exposure

police officers », Emotion, 13 (3), pp. 545-553.

Galdin M. & Laurencelle L. (2008), « Induction corporelle des émotions et performance », Bulletin de

Psychologie, 487, pp. 461-475.

Galichon B. (2014), « Le service des Urgences aujourd’hui », Laennec, Tome 62, pp. 25-35.

Garcia A. & Herrbach O. (2006), « Identification organisationnelle vs identification professionnelle :

une approche affective », XVIIe Congrès de l’AGRH, Reims.

Gardner H. (1993), Frames of mind: The theory of multiple intelligences, Xe édition, New York, NY,

Basic Books.

Gavard-Perret M.L. & Helme-Guizon A. (2008), « Choisir parmi les techniques spécifiques d’analyse

qualitative », In Méthodologie de la recherche : réussir son mémoire ou sa thèse en sciences de gestion, Pearson

Education France, pp. 247-274.

Geddes D. & Callister R.R. (2007), « Crossing the line(s): a dual threshold model of anger in

organizations », Academy of Management Review, 32 (3), pp 721-746.

Gelderen B.R., Bakker A.B., Konijn E. & Binnewies C. (2014), « Daily deliberative dissonance acting

among police officers », Journal of Management Psychology, 29 (7), pp. 884-900.

Genin E. (2014), « Quels facteurs influencent la satisfaction des cadres à l’égard de l’équilibre des

temps ? », @GRH, 10, pp. 87-107.

George J.M. (2000), « Emotions and leadership: the role of emotional intelligence », Human Relations,

53 (8), pp. 1027-1055.

George J.M. & Brief A.P. (1992), « Feeling good doing good: a conceptual analysis of the mood at

work organizational spontaneity relationship », Psychological Bulletin, 112 (2), pp. 310-329.

George J.M. & Bettenhausen K. (1990), « Understanding prosocial behavior, sales performance, and

turnover: a group-level analysis in a service context », Journal of Applied Psychology, 75, pp. 698–709.

Gheorghiu M.D. & Moatty F. (2013), L’hôpital en mouvement. Changements organisationnels et

conditions de travail, Éditions Liaisons, 303 p.

Giffard B. & Lechevalier B. (2006), « Neurosciences et affects », Champs psychosomatique, 41 (1), pp.

11-27.

Ginsbourger F. (2008), Des services publics face aux violences. Concevoir des organisations source de

civilité, Lyon, Éditions Anact.

Giordano Y. (2003), Conduire un projet de recherche, une perspective qualitative, Management et

Société EMS, 318 p.

Giorgi G., Leon Perez J.M., Montani F., Courcy F. & Arcangeli G. (2015), « Distress and job

satisfaction after robbery assaults: a longitudinal study », Occupational Medecine, 65 (4), pp. 290-295.

Girault-Lidvan N. (1989), Burnout : émergence et stratégie d’adaptation, le cas de la médecine

d’urgence, Thèse de psychologie, Paris, Université Paris-Descartes.

Girin J. (1990), « L’analyse empirique des situations de gestion : éléments de théorie et de méthode »,

In Martinet A.-C. (Dir.), Épistémologie et sciences de gestion, Paris, Economica, pp.141-182.

Page 510: Les régulations individuelles et collectives des émotions

509

Girin J. (1983), « Les machines de gestion », In Berry M., Le rôle des outils de gestion dans l’évolution

des systèmes sociaux complexes, Rapport pour le Ministère de la Recherche et de la Technologie.

Girin J. (1981), « Quel paradigme pour la recherche en gestion ? », Économies et Sociétés, Tome XV,

série Sciences de Gestion, pp. 1871-1889.

Giroux N. & Marroquain L. (2005), « L’approche narrative des organisations », Revue Française de

Gestion, 159, pp. 15-42.

Giroux N. (2003), « L’étude de cas », In Giordano Y. (Ed.), Conduire un projet de recherche : une

perspective qualitative, Colombelles, EMS, pp. 41-84.

Glaser B. & Strauss A.L. (1967), The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative

Research, New York, Aldine Publishing Company.

Glomb T.M. & Tews M.J. (2004), « Emotional labor: a conceptualization and scale development »,

Journal of Vocational Behavior, 64, pp. 1-23.

Goffman E. (1973), La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit.

Goffman E. (1969), Strategic Interaction, Philadelphia, University of Pennsylvania Press.

Goffman E. (1959), The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Random House.

Goleman D. (1998), « The emotional intelligence of leaders », Leader to Leader, 10, pp. 20-26.

Gollac M. & Bodier M. (2011), « Mesurer les facteurs psychosociaux de risques au travail pour les

maîtriser », Rapport du Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, faisant suite à la

demande du Ministre du travail, de l’emploi et de la santé, avril : www.collegerisquespsychosociaux-

travail.fr/site/Rapport-College-SRPST.pdf (page consultée le 1er mars 2016).

Gollac M. & Volkoff S. (1996), « Citius, altius, fortius. L’intensification du travail », Actes de

Recherche en Sciences Sociales, 114, pp. 54-67.

Gond J.-P., Herrbach O. & Mignonac K. (2005), « Rationalités et émotions dans les organisations. Une

relecture de l’œuvre de James March », Revue Française de Gestion, pp. 41-62.

Gond J.-P. & Mignonac K. (2002), « Émotions, leadership et évolution des conditions d’accès aux

postes de direction », Note de Recherche du LIRHE, n°358, Université de Toulouse.

Grandey A.A., Fisk G.M., Mattila A.S., Jansen K.J. & Sideman L.A. (2005), « Is “service with a smile”

enough? Authenticity of positive displays during service encounters », Organizational Behavior and Human

Decision Processes, 96, pp. 38-55.

Grandey A.A. (2003), « When “the show must go on”: surface acting and deep acting as determinants

of emotional exhaustion and peer-rated service delivery », Academy of Management Journal, 46, pp. 86-96.

Grandey A.A. (2000), « Emotional regulation in the workplace: a new way to conceptualize emotional

labor », Journal of Occupational Health Psychology, 5, pp. 95-110.

Grandjean D. & Scherer K.R. (2009), « Théorie de l’évaluation cognitive et dynamique des processus

émotionnels », In Sander D. & Scherer K.R., Traité de psychologie des émotions, Paris, Dunod, pp. 41-76.

Grangeat M. & Munoz G. (2006), « Le travail collectif des enseignants de l’éducation prioritaire »,

Formation Emploi, 95, pp. 74-88.

Gray E.K. & Watson D. (2001), « Emotion, mood, and temperament: similarities, differences, and a

synthesis », In Payne R.L. & Cooper C.L., Emotions at work: Theory, research and applications in

management, Wiley, Chichester.

Page 511: Les régulations individuelles et collectives des émotions

510

Grebot E. (2010), « Coping, styles défensifs et dépersonnalisation de la relation soignante d’urgence »,

Revue psychiatrique, 168 (9), pp. 686-703.

Greenan N., Kalugina E. & Walkowiak E. (2011), « La dégradation de la qualité de vie au travail en

Europe entre 1995 et 2005 », Connaissance de l’emploi, 84, CEE.

Groleau C. (2003), « L’observation », In Giordano Y. (Ed.), Conduire un projet de recherche : une

perspective qualitative, Colombelles, EMS, pp. 211-244.

Groppel-Klein A. (2014), « No motion without emotion: getting started with hard facts on a soft topic »,

Marketing Intelligence Review, 6 (1), pp. 8-15.

Grosjean V. & van de Weerdt C. (2005), « Vers une psychologie ergonomique du bien-être et des

émotions : les effets du contrôle dans les centres d’appels », Le travail humain, 68 (4), pp. 355-378.

Grosjean M. (2001), « La régulation interactionnelle des émotions dans le travail hospitalier », Revue

Internationale de Psychosociologie, 7, pp. 339-355.

Gross J.J. (2014), Handbook of Emotion Regulation, IIe édition, New York, Guilford.

Gross J.J. & Barrett L.F. (2011), « Emotion generation and emotion regulation: one or two depends on

your point of view », Emotion Review, 3 (1), pp. 8-16.

Gross J.J. & John O. (2003), « Individual differences in two emotion regulation processes: implications

for affect, relationships, and well-being », Journal of personality and social psychology, 85, pp. 348-362.

Gross J. (1998), « Antecedent and response-focused emotion regulation: divergent consequences for

experience, expression, and physiology », Journal of personality and social psychology, 74, pp. 224-237.

Gross J. & Munoz R. (1995), « Emotion regulation and mental health », Clinical psychology: science

and practice, 2, pp. 151-164.

Gross J.J. & Levenson R.W. (1993), « Emotional suppression: physiology, self-report, and expressive

behavior », Journal of Personality and Social Psychology, 64, pp. 970-986.

Grunow D. (1995), « The research design in organization studies: problems and prospects »,

Organization Science, 6 (1), pp. 93-103.

Guba E.G. & Lincoln Y.S. (1998), « Competing paradigms in qualitative research », In Denzin N. &

Lincoln Y. (Eds), The landscape of qualitative research, Londres, Sage, pp. 195-220.

Guba E.G. & Lincoln Y.S. (1985), Naturalistic Inquiry, Newbury Park, CA, Sage.

Guidou N. (2012), Malaise dans la police. Perte d’identité, violences au quotidien, politique du chiffre :

une profession au bord de l’explosion, Eyrolles.

H Haag C. & Laroche H. (2009), « Dans les secret des comités de direction, le rôle des émotions :

proposition d’un modèle théorique », M@n@gement, 12 (2), pp. 82-117.

Hamel J. (1997), Étude de cas et sciences sociales, Paris, L’Harmattan.

Hammersley M. (1990), Reading ethnographic research: a critical guide, Londres, Longman.

Hanin Y.L. (2003), « Performance related emotional states in sport: a qualitative analysis », Qualitative

Social Research, 4 (1).

Page 512: Les régulations individuelles et collectives des émotions

511

Harms P.D. & Credé M. (2010), « Emotional intelligence and transformational and transactional

leadership: a meta-analysis », Leadership & Organizational Studies, 17 (1), pp. 5-17.

Hatfield E., Cacioppo J.T. & Rapson R.L. (1994), Emotional contagion, Cambridge, England,

Cambridge University Press.

Hearn J. (1993), « Emotive subjects: organizational men, organizational masculinities and the

(de)construction of emotions », In Fineman S. (Ed.), Emotions in Organizations, London, UK, Sage, pp. 148-

166.

Herzberg F., Mausner B. & Snyderman B.B. (1959), The Motivation to Work, John Wiley, New York.

Herzfeld M. (1992), The social production of indifference, University of Chicago Press, 207 p.

Hirigoyen M.-F. (1998), Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, La Découverte.

Hirschmann A. (1970), Exit, Voice, and Loyalty: responses to decline in firms, organizations, and

states, Cambridge, MA, Harvard University Press.

Hlady-Rispal M. (2015), « Une stratégie de recherche en gestion. L’étude de cas », Revue Française de

Gestion, 41 (253), pp. 251-266.

Hobfoll S.E. (1989), « Conservation of resources. A new attempt at conceptualizing stress », American

Psychology, 44 (3), pp. 513-524.

Hochschild A.R. (2003a), « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale », Travailler, 9

(1), pp. 19-49.

Hochschild A.R. (2003b), The Managed Heart: Commercialization of Human Feeling, XXe édition,

with a New Afterword, University of California Press, 1983.

Hochschild A.R. (1998), « The Sociology of emotion as a way of seeing », In Bendelow G. & Simon J.

W. (Eds.), Emotions in Social Life: critical themes and contemporary issues, Londres, Routledge, pp 3-15.

Holbrook M.B. & Hirschman E.C. (1982), « The experiential aspects of consumption: consumer

fantasies, feelings, and fun », Journal of Consumer Research, 9 (2), pp. 132-140.

Hood C. (1991), « A public management for all seasons? », Public Administration, 69 (1), pp. 3-19.

Huan P.F. & Dai C.W. (2010), « The impact of emotional contagion and emotional labor perception on

employee’s service performance », International Journal of Electronic Business Management, 8 (1), pp. 68-79.

Huang J., Chiarburu D., Zhang X., Li N. & Grandey A. (2015), « Rising to the challenge: deep acting is

more impactful when tasks are appraised as challenging », Journal of Applied Psychology, 100, pp. 1381-1397.

Huez D. (2008), Souffrir au travail, Paris, Éditions Privé.

Hughes E.C. (1996), « Le drame social du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, 115, pp.

94-99.

Hulka B.S., Cassel J.C., Kupper L.L. & Burdette J.A. (1976), « Communication, compliance, and

concordance between physicians and patients with prescribed medications », American Journal of Public

Health, 66 (9), pp. 847-853.

Huy Q.N. (1999), « Emotional capability, emotional intelligence and radical change », The Academy of

Management Review, 24 (2), pp. 325-345.

Page 513: Les régulations individuelles et collectives des émotions

512

I Igalens J. (1999), « Satisfaction au travail », In Le Duff R. (Ed.), Encyclopédie de la gestion et du

management, Paris, Dalloz.

Ionescu S., Jacquet M.-M. & Lhote C. (2012), Les mécanismes de défense: théorie et Clinique, IIe

édition, Armand Colin, 352 p.

Isen A.M. (1993), « Positive affect and decision making », In Lewis M. & Haviland J.M. (Eds.),

Handbook of emotion, New-York, Guilford Press, pp. 261-277.

Izard A.C. (1992), « Basic emotions, relations among emotions, and emotion-cognition relations »,

Psychological Review, 99 (3), pp. 561-565.

J Jacobson E. (1987), « Progressive relaxation », American Journal of Psychology, 100, pp. 522-537.

James N. (1989), « Emotional labor: skill and work in the social regulation of feelings », The

Sociological Review, 37 (1), pp. 15-42.

James W. (1907), Le Pragmatisme, Paris, Flammarion.

James W. (1884), « What is an Emotion ? », Mind, 34 (9), pp.188-205.

Jameux C. (1996), La production de thèses en stratégie : 1991-1995, Rapport à l’AIMS, Commission

recherche doctorale, juin.

Jeannot G. & Rouban L. (2009), « Changer la fonction publique », Revue Française d’Administration

publique, 4, pp. 662-672.

Jeantet A. (2003), « L'émotion prescrite au travail », Travailler, 9, pp. 99-112.

Jefferson G., Sacks H. & Schegloff E.A. (1987), « Notes on laughter in the pursuit of intimacy », In

Button G. & Lee J.R.E. (Eds), Talk and Social Organization, pp. 187-188.

Jehel L. & Lopez G. (2006), Psychotraumatologie, Dunod.

Jick T.D. (1979), « Mixing qualitative and quantitative methods: triangulation in action »,

Administrative Science Quarterly, 24 (4), pp. 602-611.

Jodelet D. (2003), « Aperçus sur les méthodologies qualitatives », In Moscovici S. & Brushini F. (Eds),

Les méthodes des sciences humaines, Paris, PUF, pp. 139-164.

Jones M. (2003), « Controlling emotion in sport », The sport psychologist, 17, pp. 471-486.

Jones J.W. (1980), The Staff Burnout Scale For Health Professionals (SBS-HP), Park Ridge, Illinois,

London House.

Jordan P.J., Ashkanasy N.M. & Hartel C.E.J. (2003), « The case for emotional intelligence in

organizational research », Academy of Management Review, 28, pp. 195-197.

Jounin N. (2014), Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris, La

Découverte, 275 p.

Page 514: Les régulations individuelles et collectives des émotions

513

K Kabat-Zinn J. (1994), Whenever you go, there you are, Hachette Book, Xe édition, 304 p.

Kahn W.A. (2003), « The revelation of organizational trauma », Journal of Applied Behavioral Science,

39 (4), pp. 164-380.

Kant E. (1781), Critique de la raison pure, IIIe édition 2006, Flammarion, Paris.

Karasek R. & Theorell T. (1990), Healthy work: stress, productivity and the reconstruction of working

life, New York, Basic Books.

Karasek R. (1979), « Job demands, job decision latitude and mental strain: implications for job

redesign », Administrative Science Quarterly, 24, pp. 285-306.

Kaufmann J.-C. (2001), L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 126 p.

Keyes C.L.M. & Lopez S.J. (2002), « Toward a science of mental health: positive directions in

diagnosis and interventions », In Sydney C.R. & Lopez S.J., Handbook of Positive Psychology, New York,

Oxford University Press, pp. 45-59.

Khalil C. & Dudezert A. (2014), « Entre autonomie et contrôle : quelle régulation pour les systèmes de

gestion des connaissances ? », Systèmes d’Information et Management, 19 (1), pp. 1-26.

Kisfalvi V. (2006), « Subjectivity and emotions as sources of insight in an ethnographic case study: a

tale of the field », M@n@gement, 9 (3), pp. 117-135.

Koenig G. (1993), « Production de la connaissance et constitution de pratiques organisationnelles »,

Revue de Gestion des Ressources Humaines, 9, pp. 4-17.

Koleck M., Bruchon-Schweitzer M., Thiebaut E., Dumartin N. & Sifakis Y. (2000), « Job stress, coping

and burnout among french general practitioners », European Review of Applied Psychology, 50 (3), pp. 309-314.

Korczynski M. (2003), « Communities of coping: collective emotional labour in service work »,

Organization, 10 (1), pp. 55-79.

Kotsou I. & Salovey P. (2008), Intelligence émotionnelle et management, Bruxelles, De Boeck, 206 p.

Kovess V. & Jaoul G. (2004), « Le burnout dans la profession enseignante », Annales Médico-

psychologiques, 162, pp. 26-35

Krauth-Gruber S., Bonnot V. & Drozda-Senkowska E. (2013), « Menaces et peurs collectives : apeurés,

restons-nous des citoyens éclairés? », In Delouvée S., Rateau P. & Rouquette M.-L., Les peurs collectives,

ERES, pp. 151-168.

Kroes W.H. (1985), Society’s Victims the Police: an Analysis of Job Stress in Policing, Springfield,

Charles C. Thomas Publisher, 187 p.

Kyriacou C. (2001), « Teacher stress: directions for future research », Educational Review, 53 (1), pp.

27-35.

L L’Écuyer R. (1990), Méthodologie de l’analyse développementale de contenu : méthode GPS et

concept de soi, Sillery, Presses de l’Université du Québec.

La Rocco J.M. & Jones A.P. (1978), « Co-workers and leader support as moderators of stress-strain

relationships in work situations », Journal of Applied Psychology, 63, pp. 629-634.

Page 515: Les régulations individuelles et collectives des émotions

514

Laborit H. (1985), Éloge de la fuite, Gallimard, 192 p.

Lachmann H., Larose C. & Penicaud M. (2010), Bien-être et efficacité au travail, 10 propositions pour

améliorer la santé psychologique au travail, Paris, Documentation Nationale, Rapport au Premier Ministre.

Lacomblez M. (2001), « Analyse du travail et élaboration des programmes de formation

professionnelle », Relations Industrielles, 56 (3), pp. 543-578.

Ladouceur R., Gosselin P. & Dugas M.J. (2000), « Experimental manipulation of intolerance of

uncertainty: a study of theoretical model of worry », Behaviour Research and Therapy, 38, pp. 933-941.

Lam L.T. & Kirbyn S.L. (2002), « Is Emotional Intelligence an advantage? An exploration of the

impact of emotional and general intelligence on individual performance », The Journal of Social Psychology,

142, pp. 133-143.

Lancry A., Grosjean V. & Parmentier C. (2008), « Risques psychosociaux, émotions et charge de

travail », Psychologie ergonomique et ergonomie cognitive : communication présentée aux Journées d'automne

du GDR, Paris, 20-21 novembre 2008.

Lancry A. (2007), « Incertitude et stress », Le travail humain, 70 (3), pp. 289-305.

Lange C. (1885), « The mechanisms of the emotions », In Dunlap E. (Ed.), The emotion, Baltimore,

MD, pp. 33-92.

Langley A. & Royer I. (2006), « Perspectives on doing case study research in organizations »,

M@n@gement, 9, pp. 81-94.

Langley A. (1997), « Stratégies d’analyse de données processuelles », Recherches qualitatives, 17, pp.

206-231.

Lantheaume F. (2008), « Tensions, ajustements, crise dans le travail enseignant : un métier en

définition », Pensée Plurielle, 18 (2), pp. 49-56.

Lapointe J.-J. (1996), La conduite d’une étude de besoin en éducation et en formation : une approche

systémique, Québec, Presses de l’Université du Québec.

Laufer R. & Burlaud A. (1980), Management public : Gestion et légitimité, Dalloz, 356 p.

Laugaa D. & Bruchon-Schweitzer M. (2005), « Construction et validation d’une échelle de stress

spécifique pour les enseignants en école primaire », Psychologie et Éducation, 1, pp. 13-32.

Launis K. & Koli A. (2004), « Le bien-être au travail en mutation chez les enseignants. Une nouvelle

approche guidée par la théorie culturelle et historique de l’activité », Perspectives interdisciplinaires sur le

travail et la santé, 6 (2).

Laurent A., Chahraoui K. & Carli P. (2007), « Les répercussions psychologiques des interventions

médicales urgentes sur le personnel SAMU, étude portant sur 50 intervenants SAMU », Annales Médico-

Psychologiques, 165 (8), pp. 570-578.

Laville A. (1998), « Les silences de l’ergonomie vis-à-vis de la santé », Actes des IIe Journées

« Recherche et Ergonomie » de la SELF, Toulouse.

Laville A. (1995), « Santé, travail et ergonomie : quelques réflexions à propos d’un article de

Christophe Dejours », Le travail humain, 58 (4), pp. 367-369.

Lazarus R. (1999), Stress and Emotions: a new synthesis, Free Association Book, 340 p.

Lazarus R. (1991), Emotion and adaptation, Oxford, UK, Oxford University Press.

Page 516: Les régulations individuelles et collectives des émotions

515

Lazarus R., Folkman S., Gruen R. & De Longis A. (1986), « Appraisal, coping, health status, and

psychological symptoms », Journal of Personality and Social Psychology, 50 (3), pp.571-579.

Lazarus R. & Folkman S. (1984), Stress, appraisal, and coping, New York, Springer.

Lazarus R. (1966), Psychological stress and the coping process, New York, McGraw-Hill.

Le Doux J. (1994), « Émotion, mémoire et cerveau », Pour La Science, 202, pp. 50-57.

Le Flanchec A., Mullenbach A. & Rojot J. (2015), « Favoriser la satisfaction au travail : les apports de

l’enquête réponse 2011 », Management et Avenir, 7, pp. 37-55.

Le Moigne J.-L. (2007), Les épistémologies constructivistes, IIe édition, Paris, Que sais-je ?, 128 p.

Le Moigne J.-L. (2001), Le constructivisme, Volume 1, Les enracinements, Paris, L’Harmattan.

Le Moigne J.-L. (1990), « Épistémologies constructivistes et sciences de l’organisation », In Martinet

A.C. (Coord.), Épistémologie et Sciences de Gestion, Paris, Economica, pp. 81-140.

Le Play F. (1862), Instruction sur la méthode d’observation dite des monographies de familles, propre

à l’ouvrage intitulé “les ouvriers européens”, Paris, Société d’économie sociale.

Le Scanff C. & Famose J.-P. (1999), La gestion du stress : entraînement et compétition, Paris, Revue

EPS.

Lecourt D. (2003), Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, PUF.

Lee D.C., Hung L.M & Huang S.C. (2012), « Does job enjoyment and organizational support affect

emotional labor? » Journal of Business Research, 4 (2), pp. 5-29.

Legendre R. (1993), Dictionnaire Actuel de l’éducation, IIe édition, Montréal, Guérin.

Legeron P. (2003), Le stress au travail, Paris, Odile Jacob Poche.

Leplat J. & Cuny X. (1977), Introduction à la psychologie du travail, PUF, 240 p.

Lerner J.S. & Tiedens L.Z. (2006), « Portrait of the angry decision maker: how appraisal tendencies

shape anger’s influence on cognition », Journal of Behavioral Decision Making, 19, pp. 115-137.

Leroux E. & van de Portal M. (2011), « La perception du rôle de la GRH par les salariés dans

l’approche des risques psychosociaux en entreprise », Humanisme et Entreprise, 301 (1), pp. 29-40.

Leroux M. (2010), Étude des relations entre la résilience d’enseignantes et d’enseignants du primaire

œuvrant en milieux défavorisés et la réflexion sur la pratique, Thèse en sciences de l’éducation, Université de

Montréal Québec.

Lerum K. (2001), « Subjects of desire: academic armor, intimate ethnography and the production of

critical knowledge », Qualitative Inquiry, 7 (4), pp 466-483.

Levi-Strauss C. (1973), Anthropologie structurale, Paris, Plon.

Levi-Strauss C. (1950), « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », In Mauss M., Sociologie et

Anthropologie, Paris, PUF.

Lewig K.A. & Dollard M.F. (2003), « Emotional dissonance, emotional exhaustion and job satisfaction

in call center workers », European Journal of Work and Organizational Psychology, 12 (4), pp. 366-392.

Lewin K. (1975), Field Theory in Social Science, US/Mountain, Greenwood Press, MIT.

Lewin K. (1959), Psychologie dynamique, les relations humaines, PUF, IIe édition.

Lewin K. (1944), « Dynamics of group action », Educational Leadership, pp. 195-200.

Page 517: Les régulations individuelles et collectives des émotions

516

Lewis P. (2008), « Emotion work and emotion space: using a spatial perspective to explore the

challenging of masculine emotion management practices », British Journal of Management, 19 (1) pp. 130-140.

Lewis M.D. (2005), « Suppression or expression: an exploration of management in a special care baby

unit », Work, Employment and society, 19 (3), pp 565-581.

Lhuilier D. (2010), « L’invisibilité du travail réel et l’opacité des liens santé-travail », Sciences Sociales

et Santé, 28 (2), pp. 31-63.

Lhuilier D. (2006), « Compétences émotionnelles : de la prescription des émotions au

travail », Psychologie du travail et des organisations, 12, pp. 91-103.

Lhuilier D. (1987), Les policiers au quotidien. Une psychologue dans la police, L’Harmattan.

Likert R. (1967), The human organization: Its management and value, New York, McGraw-Hill.

Lippitt R. & White R. (1978), « Une étude expérimentale du commandement et de la vie des groupes »,

In Levy A., Psychologie sociale, tome 1, Paris, Dunod.

Loriol M. (2016), « Les policiers et la peur : au-delà du déni, la régulation collective des difficultés », In

Guénette A.M. & Le Garrec S., Les peurs au travail, Octares, pp.139-153.

Loriol M. (2012), « Répertoires d’action et travail collectif dans l’activité des brigades de Police

Secours », Les Mondes du travail CEFRESS, pp. 27-42.

Loriol M. (2009), « Les contraintes psychosociales au travail : un regard sociologique », In Lerouge L.,

Risques psychosociaux au travail. Étude comparée Espagne, France, Grèce, Italie, Portugal, L’Harmattan.

Loriol M. & Caroly S. (2008), « Le contrôle des émotions au travail : le cas des infirmières hospitalières

et des policiers de voie publique », In Fernandez F., Lézé S. & Marche H., Le langage social des émotions.

Études sur les rapports aux corps et à la santé, Économica - Anthropos, Sociologiques, pp. 76-104.

Loriol M., Boussard V. & Caroly S. (2006), « La résistance à la psychologisation des difficultés au

travail. Le cas des policiers de voie publique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 165 (5), pp. 106-113.

Loriol M. (2003), « La construction sociale de la fatigue au travail : l'exemple du burnout des

infirmières hospitalières », Travail et Emploi, 94, pp. 65-74.

Luminet O., Weytens F., Verhofstadt L.L. & Mikolajczak M. (2014), « An integrative theory-driven

positive emotion regulation intervention », Plos One, 9 (4).

Luminet O. & Curci A. (2009), Flashbulb memories: new issues and new perspectives, New York,

Psychology Press.

Lurie Y. (2004), « Humanizing business through emotions: on the role of emotions in ethics », Journal

of Business Ethics, 49 (1), pp. 1-11.

Luthans F. & Youssef C.M. (2002), « Emerging positive organizational behavior », Leadership Institute

Faculty Publications, Paper 8, pp. 321-349.

M Machado T., Desrumaux P. & van Droogenbroeck A. (2016), « Indicateurs organisationnels et

individuels du bien-être. Étude exploratoire auprès d’aides-soignants et infirmiers », Bulletin de Psychologie, pp.

19-34.

Page 518: Les régulations individuelles et collectives des émotions

517

Machado T. & Desrumaux P. (2015), « Les rôles de la dissonance émotionnelle sur l’épuisement

professionnel des conseillers en insertion », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 108, pp. 629-

651.

Machado T., Desrumaux P. & Lancry A. (2015), « L’apport de pluralité des méthodes dans la

prévention du risque psycho-socio-organisationnel », @GRH, 4 (13), pp. 43-73.

Mahrane H. & Roger A. (2014), « Favoriser le développement de l’employabilité : un enjeu pour les

individus et pour les organisations », Revue de Gestion des Ressources Humaines, 93, pp. 32-53.

Mainhagu S. & Moulin Y. (2014), « Les antécédents de l’expression d’émotions dans un centre

d’appels », Relations Industrielles, 69 (1), pp. 87-114.

Mainsant G. (2010), « Du juste usage des émotions. Le rôle institutionnel des policier(e)s chargé(e)s de

la lutte contre le proxénétisme », Déviance et Société, 34 (2), pp. 253-265.

Mann, S. (1999), « Emotion at work: to what extent are we expressing, suppressing, or faking it? »

European Journal of Work and Organizational Psychology, 18 (3), pp. 347-369.

Maram, A. (2008), « Reassessment of the application of TQM in the public sector », International

Public Management Review, 9 (1), pp.194-211.

March J. (1991), « Exploration and exploitation in organizational learning », Organization Science, 2

(1), pp. 71- 87.

March J. & Simon H.A. (1958), Organizations, Wiley, New York.

Marchesnay M. (1985), « Quelques propositions méthodologiques appropriées aux sciences de

gestion », Actes Colloque FNEGE 13 et 14 novembre, Actes publiés par l’ISEOR, pp. 53-61.

Margolis J.D. & Molinski A (2008), « Navigating the bind of necessary evils: psychological

engagement and the production of interpersonally sensitive behavior », Academy of Management Journal, 51

(5), pp. 847-872.

Mariage A. & Schmitt-Fourrier F. (2006), « Rôle de la personnalité dans les stratégies de coping. Étude

auprès de personnels soignants », Le travail humain, 69, pp.1-24.

Marichalar P. (2014), « Un pas de côté vers le psychisme. La recherche sur les facteurs psychosociaux

de risques liés au travail en Suède », In Lerouge L., Approche interdisciplinaire des risques psychosociaux au

travail, Octarès.

Martin R.A. (2004), « Sense of humor and physical health: theoretical issues, recent findings, and future

directions », Humor, 17, pp. 1-19.

Martin S.E. (1999), « Police Force or Police Service ? Gender and emotional labor », Annals of the

American Academy of Political and Social Science, 561 (1), pp. 111-126.

Martinet A.-C. (2007), « Savoir(s), connaître, agir en organisation : attracteurs épistémiques », In

Avenier M.J. & Schmitt C. (Eds.), La construction de savoirs pour l’action, Paris, L’Harmattan, pp. 29-48.

Martinet A.-C. (1990), Épistémologie et Sciences de Gestion, Paris, Economica.

Maslach C., Jackson S.E. & Leiter M.P. (1996), Maslach Burnout Inventory Manual, Palo Alto:

Consulting Psychologists, IIIe édition.

Maslach C. & Jackson S.E. (1981), « The measurement of experienced burnout », Journal of

Occupational Behavior, 2, pp. 99-113.

Page 519: Les régulations individuelles et collectives des émotions

518

Masclach C. & Pines A. (1978), « Characteristics of staff burnout in mental health settings », Hospital

and Community Psychiatry, 29, pp. 233-237.

Maslow A.H. (1943), « Theory of human motivation », Psychological Review, 50 (4), pp. 370-396.

Massé R., Paulin C., Dassa C., Lambert J, Bélair S. & Battaglini A. (1998), « Élaboration et validation

d’un outil de mesure de bien-être psychologique : l’EMMBE », Revue canadienne de santé publique, 89 (5), pp.

352-357.

Matta F.K., Erol-Forkmaz H.T., Johnson R.E. & Bicaksiz P. (2014), « Significant work events and

counterproductive work behavior: the role of fairness, emotions, and emotion regulation », Journal of

Organizational Behavior, 35, pp. 920-944.

Maxwell J.A. (1999), La modélisation de la recherche qualitative: une approche interactive, Suisse,

Éditions Universitaires Fribourg.

Mayer J.D., Salovey P. & Caruso D.R. (2004), « Emotional Intelligence: theory, findings and

implications », Psychological Inquiry, 15 (3), pp. 197-215.

Mayer J.D., Salovey P., Caruso D.R. & Sitarenios G. (2003), « Measuring emotional intelligence with

the MSCEIT V2.0 », Emotion, 3 (1), pp. 97-105.

Mayo E. (1933), The Human Problems of an Industrial Civilisation, N.Y., Mc Millan Co, 2003.

Mayo E. (1945), The Social Problems of an Industrial Civilisation, Boston, Division of Research,

Harvard Graduate School of business administration.

Mc Cance A.S., Nye C.D., Wang L., Jones K.S. & Chiu C. (2013), « Alleviating the burden of

emotional labor: the role of social sharing », Journal of Management, 39 (2), pp. 392-415.

Mc Carthy A., Darcy C. & Grady G. (2010), « Work-life balance policy and practice: understanding

line manager attitudes and behaviors », Human Resources Management Review, 20, pp. 158-167.

Mc Craken L.M. & Eccleston C. (2003), « Coping or acceptance: what to do about chronic pain? »

Pain, 105, pp. 197-204.

Mc Creight B.S. (2005), « Perinatal grief and emotional labour: a study of nurses’ experiences in gynae

wards », International Journal of Nursing Studies, 42 (4), pp. 439-448.

Mc Dougall W. (1908), An introduction to social psychology, New York, Psychology Press, 2015.

Mc Gregor D. (1969), The professional manager, New York, McGraw-Hill.

Meier K.J., Mastracci S.H. & Wilson, K. (2006), « Gender and emotional labor in public organizations:

an empirical examination of the link to performance », Public Administration Review, 66 (6), pp. 899-909.

Mellier D. (2003), « Précarité du lien, détresse sociale et dispositifs de “contenance” », Psychologie

clinique, 16, Ruptures des liens cliniques des altérités, Paris, L’Harmattan, pp. 87-100.

Mercadier C. (2008), « Le travail émotionnel des soignants, la face cachée du soin », Soins Cadres, 17

(65), pp. 19-22.

Messing K. & Chatigny C. (2004), « Travail et Genre », In Falzon P. (Ed), Traité d’ergonomie, Paris,

PUF, pp. 301-316.

Messing K., Randoin M., Tissot F., Rail G. & Fortin S. (2004), « La souffrance inutile : la posture

debout statique dans les emplois de service », Travail, genre et sociétés, 12, pp. 77-104.

Mignonac K. (2004), « Que mesure-t-on lorsque l’on invoque le concept de satisfaction au travail ? »,

Revue de Gestion des Ressources Humaines, 53, pp. 80-93.

Page 520: Les régulations individuelles et collectives des émotions

519

Mignonac K., Herrbach O. & Gond J.-P. (2003), « L’intelligence émotionnelle en questions », Revue

des Sciences de Gestion, 201, pp. 83-89.

Mikolajczak M., Kotsou I., Balon N. & Ruosi M. (2011), « Sensitive but not sentimental: emotional

intelligence people can put their emotions aside when necessary », Personality and Individual Differences, 52

(4), pp. 537-540.

Mikolajczak M., Tran V., Brotheridge M. & Gross J.J. (2009), « Using an emotion regulation

framework to predict the outcomes of emotional labor », In Ashkanasy N., Hartel C.E. & Zerbe W.J. (Eds.),

Research on Emotions in Organizations, 3, pp. 249-278.

Miles M. & Huberman M. (2003), Analyse des données qualitatives, Paris, De Boeck.

Mir R. & Watson A. (2001), « Critical realism and constructivism in strategy research: toward a

synthesis », Strategic Management Journal, 22 (12), pp. 1169-1173.

Mir R. & Watson A. (2000), « Strategic Management and the Philosophy of Science: the case for a

constructivist epistemology », Strategic Management Journal, 21, pp. 941-953.

Moisan C. & Simon J. (1997), Les déterminants de la réussite scolaire en zone d’éducation prioritaire,

Paris, IGAEN et IGEN, INRP, 83.

Moisdon J.-C. (2015), « Recherche en gestion et intervention », Revue Française de Gestion, 41 (253),

pp. 21-39.

Moisson V. (2009), « Le stress : entre surcoût financier et détresse humaine », Humanisme et

Entreprise, pp. 49-62.

Moisson V., Roques O. & Peretti J.-M. (2009), « Face-à-face permanent avec des situations extrêmes »,

Revue Internationale de Psychosociologie, 16, pp. 229-244.

Molinier P. & Flottes A. (2012), « Travail et santé mentale : approches cliniques », Travail et Emploi,

94, pp. 51-66.

Monier H., André D. & Henrion E. (2017), « Management des Hommes et ménagement des corps au

travail : la mise en vigilance des policiers de primo intervention », Communication présentée au VIIIe

Symposium International en Management Public AIRMAP, Paris, février.

Monier H. (2015), « Les émotions au travail dans un service d’Urgences : vers un management de la

régulation émotionnelle collective ? », Actes du XXVIe Congrès AGRH.

Monier H. (2014), « La gestion des émotions au travail : le cas des policiers d'élite », Revue

Interdisciplinaire Management, Homme(s) & Entreprise, 13, pp. 105-112.

Monjardet D. (1996), Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 316.

Morel D. (2010), « Une intelligence relationnelle. L’humour comme autorisation », Le sociographe, 3,

pp. 25-31.

Moreno J.L. (1970), Fondements de la sociométrie, IIe édition, PUF, 552.

Morin E. (2005), Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil.

Morris J. & Feldman D. (1996), « The dimensions, antecedents, and consequences of emotional labor»,

Academy of Management Review, 21, pp. 986-1010.

Morton A. (2013), Emotion and imagination, Polity Press, 184.

Mouzelis N. (1967), Organization and bureaucracy, Londres, Routledge.

Page 521: Les régulations individuelles et collectives des émotions

520

Mucchielli A. (1994), Les méthodes qualitatives, IIe édition, Paris, PUF.

Muntaner C., Kim I.H. & Noh S. (2012), « Emotional demands and the risks of depression among

homecare workers in the USA », International Archives of Occupational and Environmental Health, 86 (6), pp.

635-644.

Murphy L.R. (1996), « Stress management in work settings: a critical review of the health effects »,

American Journal of Health Promotion, 11 (2), pp. 112-135.

Musca G. (2006), « Une stratégie de recherche processuelle : l’étude longitudinale de cas enchâssés »,

M@n@gement, 9, pp. 153-176.

N Nabatchi T., Blomgren L. & Good D.H. (2007), « Organizational justice and workplace mediation: a

six-factor model », International Journal of Conflict Management, 18 (2), 148-174.

Neboit M. & Vézina M. (2002), Stress au travail et santé psychique, Collection Travail et Activité

humaine, Toulouse, Octarès.

Newman M.A. (2009), « Beyond cognition: affective leadership and emotional labor », Public

Administration Review, 69 (1), pp. 6-20.

Niederhoffer A. (1967), « Behind the shield: the police in urban society », University of Pennsylvania

Law Review, 117 (2), pp. 364-369.

Niedhammer I., Chastang J.-F., Levy D., David S. & Degioanni S. (2007), « Exposition aux facteurs

psychosociaux au travail du modèle de Karasek en France : étude méthodologique à l’aide de l’enquête nationale

Sumer », Travailler, 17, pp. 47-70.

Niven K. & Sprigg C.A. (2013), « Does emotion regulation protect employees from the negative effects

of workplace aggression? » European Journal of Work and Organizational Psychology, 22, pp. 88-106.

Nolen-Hoeksema S. & Morrow J. (1993), « Effects of rumination and distraction on naturally occurring

depressed mood », Cognition & Emotion, 7, pp. 561-570.

Ntsame S.M., Desrumaux P. & Boudrias J.-S. (2013), « Bien-être psychologique et motivation

autodéterminée chez les enseignants », Cahiers Internationaux de Psychologie sociale, 97, pp. 69-87.

O O’Brien E. & Linehan C. (2014), « A balancing act: emotional challenges in the HR role », Journal of

Management Studies, 51 (8), pp. 1257-1285.

Obin J.P. (1993), La crise de l’organisation scolaire : de la centralisation bureautique au pilotage par

objectifs et projets, Paris, Hachette Éducation.

Ogien A. (1989), « La décomposition du sujet », In Le parler frais d’Erwin Goffman (Coll.), Paris,

Éditions de Minuit, pp. 100-109.

Oligny M. (2009), « Le burnout ou l’effet d’usure imputable à la régulation permanente d’incidents

critiques. L’exemple du milieu policier », Revue Internationale de Psychosociologie et de Gestion des

Comportements Organisationnels, 15, pp. 207-228.

Oligny M. (1991), Stress et burnout en milieu policier, Presse de l’Université du Québec, IIe édition,

122 p.

Page 522: Les régulations individuelles et collectives des émotions

521

Osborne D. & Gaebler T. (1995), « Reinventing government: how the entrepreneurial spirit is

transforming the public sector », The Academy of Management Review, 20 (1), pp.229-235.

Othman A.K., Abdullah H.S. & Ahmad J. (2008), « Emotional intelligence, emotional labor and work

effectiveness in service organizations: a proposed model », The Journal of Business Perspective, 12 (2), pp. 31-

42.

Ouchi W.G. (1980), « Markets, bureaucraties and clans », Administrative Science Quarterly, 25 (1), pp.

129-141.

P Paillé P. & Mucchielli A. (2010), L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales, IIIe édition,

Paris, Armand Colin.

Paperman P. (2013), « Émotions privées, émotions publiques », Multitudes, 52, pp. 164-170.

Paperman P. & Ogier R. (1995), La couleur des pensées, sentiments, émotions, intentions, Paris,

Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 281 p.

Park R.E. (1915), « The city: suggestions for the investigation of human behavior in the city

environment », American Journal of Sociology, 20, pp. 577-612.

Paton G.E.C (1992), Humour at work and the work of humour, Birmingham, Aston Business School,

Aston University.

Payette P. (1985), « À propos du stress dans le travail policier », Santé mentale au Québec, 10 (2), pp.

140-144.

Peneff J. (1992), L’Hôpital en urgence, Paris, Métailié.

Penley J.A., Tomaka J. & Wiebe J.S. (2002), « The association of coping to physical and psychological

health outcomes: a meta-analytic review », Journal of Behavioral Medicine, 25, pp. 551–603.

Pepin R. (1991), « Diagnostic et gestion du stress au travail », Revue Internationale de Gestion, 16 (4),

pp. 8-18.

Perreaut-Pierre E. (2016), Comprendre et pratiquer les techniques d’optimisation du potentiel, IIe

édition, Paris, Intereditions, 284 p.

Perrenoud P. (2001), Construire un référentiel de compétences pour guider une formation

professionnelle, Université de Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation.

Perret C. (2010), « Quand l’humour est un impératif du travail social », Le sociographe, 33, pp. 97-105.

Peters G. & Savoie D.J. (2001), La gouvernance au XXe siècle : revitaliser la fonction publique, Presses

de l’Université de Laval, 344 p.

Peters R.K., Benson H. & Porter D. (1977), « Daily relaxation response breaks in a working population:

effects on self-reported measures of health, performance, and well-being », American Journal of Public Health,

67 (10), pp. 946-953.

Piaget J. & Garcia R. (1983), Psychogénèse et histoire des sciences, Paris, Flammarion.

Piaget J. (1967), Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard.

Piperini M.C. (2007), « Estime de soi et vie professionnelle des enseignants », Communication au

Congrès International AREF (Actualité de la Recherche en Éducation et Formation), Strasbourg.

Page 523: Les régulations individuelles et collectives des émotions

522

Plane J.-M. (1995), « Ethnométhodologie et méthodes d'observation des pratiques de GRH », Actes de

l'AGRH, Poitiers, novembre, pp. 576-585.

Plutchik R. (2001), « The nature of emotions », American Scientist, 89, pp. 344-350.

Plutchik R. (1991), The Emotions. Facts, Theories, and a New Model, Lanham, MD, The University

Press of America.

Plutchik R. & Kellerman H. (1990), Emotion, theory, research, and experience, 5, Emotions,

psychopathology and psychotherapy, New York, Academic Press.

Plutchik R. (1980), Emotions: A psychoevolutionary synthesis, New York, Harper & Row.

Pollitt C. & Bouckaert G. (2000), Public Management Reform, a comparative analysis, Oxford

University Press, 314 p.

Popper K.R. (1991), La connaissance objective, Aubier, 578 p.

Posner J., Russel J.A. & Peterson B.S. (2005), « The circumplex model of affect: an integrative

approach to affective neuroscience, cognitive development, and psychopathology », Development and

Psychopathology, 17 (3), pp. 715-734.

Power M. (2008), « Emotion regulation: out, damned spout, out! », Emotion Researcher, 23, pp. 11-12.

Pratt M.G. (1998), « To be or not to be: central questions in organizational identification », In Whetten

D. & Godfrey P. (Eds.), Identity in Organizations: Building Theory Through Conversations, Sage.

Procidano M.E. & Heller K. (1983), « Measures of perceived social support from friends and from

family: three validation studies », American Journal of Community Psychology, 11, pp. 1-24.

Prost M., Cahour B. & Detienne F. (2014), « Le partage d’émotions et de connaissances sur la pratique :

dynamique des échanges dans les communautés de pratiques virtuelles de professionnels », Le travail humain,

77, pp. 177-202.

Pruvost G. (2007), « Enquêter sur les policiers. Entre devoir de réserve, héroïsation et accès au monde

privé », Terrain, 48, pp. 131-148.

Pugh S.D. (2001), « Service with a smile: emotional contagion in the service encounter », The Academy

of Management Journal, 44 (5), pp. 1018-1027.

Pugliesi K. (1999), « The consequences of emotional labor: effects on work stress, job satisfaction, and

well-being », Motivation and Emotion, 23 (2), pp. 125-154.

Q Quebbeman A.J. & Rozell E.J. (2002), « Emotional Intelligence and dispositional affectivity as

moderators of workplace aggression: the impact on behavior choice », Human Resource Management Review,

12 (1), pp. 125-143.

Quoidbach J., Gross J.J. & Mikolajczak M. (2015), « Positive intervention: an emotion regulation

perspective », Psychological Bulletin, 141, pp. 655-693.

R Rafaeli A. & Sutton R. (1990), « Busy stores and demanding customers: how do they affect the display

of positive emotions? », Academy of Management Journal, 33 (1), pp. 623-637.

Page 524: Les régulations individuelles et collectives des émotions

523

Rafaeli A. & Sutton R. (1987), « The expression of emotion as part of the work role », Academy of

Management Review, 12 (1), pp.23-37.

Randon S., Baret C. & Prioul C. (2011), « La prévention de l’absentéisme du personnel soignant en

gériatrie : du savoir académique à l’action managériale », Management et Avenir, 9 (49), pp 133-149.

Rascle N. (2001), « Facteurs psychosociaux du stress professionnel et de l’épuisement professionnel »,

In Bruchon-Schweitzer M. & Quintard B. (Eds.), Personnalité et maladies, Paris, Dunod, pp. 221-238.

Raveyre M. & Ughetto P. (2006), « "On est toujours dans l’urgence" : surcroît ou défaut d’organisation

dans le sentiment d’intensification du travail ? », In Askenazy P., Cartron D., Coninck F. & Gollac M. (Coord.),

Organisation et intensité du travail, Toulouse, Octarès, pp. 121-128.

Reeves Sanday P. (1979), « The Ethnographic Paradigm(s) », Administrative Science Quarterly, 24, pp.

527-538.

Reid G.B. & Nygren T.E. (1988), « The subjective workload assessment technique: a scaling process

for measuring mental workload », In Hancock P.A. & Meshkati N. (Eds.), Human Mental Workload,

Amsterdam, North-Holland, pp. 185-218.

Remoussenard C. & Ansiau D. (2014), « Managers in the process of change: how to deal with

emotions », Revue de Gestion des Ressources Humaines, 94 (4), pp. 26-38.

Remoussenard C. & Ansiau D. (2013), « Bien-être émotionnel au travail et changement

organisationnel », Pistes : Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 15 (1), pp.1-15.

Reynaud. J.-D. (2003), « Régulation de contrôle, régulation autonome, régulation conjointe », In de

Terssac G., La théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, La Découverte, pp. 103-113.

Reynaud J.-D. (1997), Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, A. Colin,

coll. « U », IIe édition, 314 p.

Reynaud J.-D. & Reynaud E. (1994), « La régulation conjointe et ses dérèglements », Le Travail

humain, 57 (3), pp. 227-238.

Reynaud J.-D. (1988), « Les régulations dans les organisations : régulation de contrôle et régulation

autonome », Revue Française de Sociologie, 29 (1), pp. 5-18.

Ribeill G. (1989), « Cultures d’entreprises : le cas des cheminots, des compagnies à la SNCF »,

Ethnologie de la France, 4, pp. 251-265.

Richards J.M. & Gross J.J. (2000), « Emotional regulation and memory: the cognitive costs of keeping

one’s cool », Personality Processes and individual differences, 79 (3), pp. 410-424.

Ricoeur P. (1990), Soi-même comme un autre, Seuil, 448 p.

Rimé B. (2005), Le partage social des émotions, Paris, PUF, coll. Psychologie sociale, 420 p.

Rimé B. (1993), « Emotional information processing after emotional experience: impact upon recovery

and adaptation », In Stroebe M. & Stroebe W., Social Psychology and Health, Symposium conducted at the 3d

European Congress of Psychology, Tampere, Finland.

Rind B. & Strohmetz D. (1999), « Effect on restaurant tipping of a helpful message written on the back

of customers checks », Journal of Applied Social Psychology, 29 (1), pp. 139-144.

Rivolier J. (1992), « Stress et émotion, aspects biologiques et cognitifs », Psychologie Médicale, 24 (3),

pp. 257-260.

Robens A. (1972), Safety & Health at Work: report of the Committee 1970-72, HMSO Londres.

Page 525: Les régulations individuelles et collectives des émotions

524

Robert N. (2007), Bien-être au travail : une approche centrée sur la cohérence de rôle, INRS, NS 267,

Notes scientifiques et techniques.

Robert N. & Grosjean V. (2006), Développement d’un questionnaire orienté bien-être. Pour un

dialogue renforcé Médecine du travail Ressources humaines, INRS, NS 260, Notes scientifiques et techniques.

Roberts K.H & Bea R. (2001), « Must accidents happen? Lesson from High Reliability Organization »,

Academy of Management Executive, 15 (3), pp. 70-113.

Rod M. & Ashill N.J. (2013), « The impact of call centers stressors on inbound and outbound call-

centre agent burnout », Journal of Service Theory Practice, 23 (3), pp. 245-264.

Roethlisberger F.J. & Dickson W.J. (1939), Management and the Worker, Cambridge, Mass, Harvard

University Press

Roger A. & Othmane J. (2011), « Sentiment d’autonomie et équilibre personnel, le rôle modérateur du

soutien hiérarchique », XXIXe Université de l’Audit Social, Montpellier.

Roques O. & Serrano C. (2009), « La perception du cynisme dans l’organisation : duplicité de rôle,

stratégies d’ajustement et stress », IIe Congrès AGRH, Toulouse.

Rosenberg J. (2011), The carry book, Minnesota Édition, 382 p.

Rossano M., Abord de Chatillon E. & Desmarais C. (2015), « Rupture du contrat psychologique et

risques psychosociaux : une recherche-intervention dans le cadre de la théorie de la conservation des

ressources », Revue de Gestion des Ressources Humaines, 95, pp. 58-77.

Roy D. (2006), Un sociologue à l’usine, Paris, La Découverte, 244 p.

Roy B. (1992), « Science de la décision ou science de l’aide à la décision ? », Revue Internationale de

Systémique, 6 (5), pp. 497-529.

Royer I. & Zarlowski P. (2014), « Le design de la recherche », In Thiétart R.A., Méthodes de recherche

en management, Paris, Dunod, pp. 168-196.

Ruiller C. (2012), « Le caractère socio-émotionnel des relations de soutien social à l’hôpital »,

Management & Avenir, 52 (2), pp. 15-34.

Ruiller C. (2010), Le soutien social à l’hôpital et son influence sur les comportements, Paris, Éditions

Presses Universitaires Européennes.

Ruiller C. (2008), « L’émotion et l’estime dans la construction de la perception du soutien social au

travail : développement d’une échelle de mesure », XIXe Congrès de l'AGRH, Dakar.

Russell J.A. (1980), « A circumplex model of affect », Journal of Personality and Social Psychology,

39, pp. 1161-1178.

Ruszniewski, M. (1999) Le groupe de parole à l’hôpital, Paris, Dunod.

S Saarni C. (1999), The development of Emotional Competencies, Odessa, Guilford Press.

Safy-Godineau F. (2013), « La souffrance au travail des soignants : une analyse des conséquences

délétères des outils de gestion », La Nouvelle Revue du Travail, 3.

Salovey P., Brackett M.A. & Mayer J.D. (2004), Emotional intelligence: Key readings on the Mayer

and Salovey model, New York, Dude Press, Port Chester.

Page 526: Les régulations individuelles et collectives des émotions

525

Salovey P. & Mayer J.D. (1997), « What is emotional intelligence? » In Salovey P. & Sluyter J.D.

(Eds.), Emotional Development and Emotional Intelligence, New York, Basic Book, pp. 3-31.

Salovey P. & Mayer J.D. (1990), « Emotional Intelligence », Imagination, Cognition, and Personality,

9, pp.185-211.

Sander D. & Scherer K. (2014), Traité de psychologie des émotions, Dunod.

Savall H. & Zardet V. (1996), « Panorama des publications scientifique en Management

stratégique 1990-1995 », Rapport à L’AIMS, communication à la journée de recherche en gestion, FNEGE,

pp. 44-59.

Schachter S. (1971), Emotion Obesity and Crime, New-York, Academic Press.

Schachter S. & Singer J. (1962), « Cognitive, social, and physiological determinants of emotional

state », Psychological Review, 69 (5), pp. 379-399.

Schaubroeck J. (2000), « Antedecents of workplace emotional labor dimensions and moderators of their

effects on physical symptoms », Journal of Organizational Behavior, 21 (2), pp. 163-183.

Scherer K. (2005), « Trends and development: research on emotions », Social Science Information, 4

(4), pp. 695-729.

Scherer K. (2001), « Appraisal considered as a process of multi-level sequential checking », In Scherer

K., Schorr A. & Johnstone T. (Eds.), Appraisal processes in emotion: Theory, methods, research, New York and

Oxford, Oxford University Press, pp. 92-120.

Scherer K. (2000), « Psychological models of emotion », In Borod J.S. (Eds), The Neuropsychology of

Emotion, New Jork, Oxford University Press, pp.137-162.

Schoenenberger S., Gilibert D. & Banovic I. (2015), « Impact du rythme de travail (5 quarts de 8h par

semaine vs 3 quarts de 12h par semaine) sur la santé perçue des soignants et les demandes psychologiques au

travail », Psychologie du Travail et des Organisations, 21, pp. 149-169.

Schopenhauer A. (1889), Le monde comme volonté et comme représentation, vol 1, Baillière.

Schutte N.S., Malouff J.M., Hall L.E., Haggerty D.J., Cooper J.T., Golden C.J. & Dornheim L. (1998),

« Development and validation of a measure of emotional intelligence », Personality and Individual Differences,

25, pp. 167-177.

Scott B., Barnes C. & Wagner D. (2012), « Chameleonic or consistent? A multilevel investigation of

emotional labor variability and self-monitoring », Academy of Management Journal, 55, pp. 905-926.

Scott B. & Barnes C. (2011), « A multilevel field investigation of emotional labor, affect, work

withdrawal, and gender », Academy of Management Journal, 54, pp. 116-136

Seligman M.E. & Csikszentmihalyi M. (2000), « Positive psychology: an introduction », American

Psychologist, 55 (1), pp. 5-14.

Selye H. (1975), Le stress de la vie. Le problème de l’adaptation, Gallimard, 464 p.

Selye H. (1974), Stress sans détresse, La Presse, 174 p.

Sendelands L. & St Clair L. (1993), « Toward an empirical concept of group », Journal for the Theory

of Social Behavior, 23, pp. 423-458

Seva R.R., Duh H.B.L. & Helander M.G. (2007), « The marketing implications of affective product

design », Applied Ergonomics, 38, pp. 723-731.

Page 527: Les régulations individuelles et collectives des émotions

526

Shapiro E.G. (1983), « Embarrassment and help-seeking », In de Paulo B., Nadler A. & Fisher J. (Eds),

New directions in helping, New York, Academic Press, pp. 143-163.

Shimazu A. & Schaufeli W.B. (2007), « Does distraction facilitate problem-focused coping with job

stress? A one year longitudinal study », Journal of Behavioral Medicine, 30, pp. 423–434.

Siegrist J., Starke D., Chandola T., Godin I., Marmot M., Niedhammer I. & Peter R. (2004), « The

measurement of effort-reward imbalance at work: european comparisons », Social Science and Medicine, 58 (8),

pp. 1483-1499.

Simon H.A. (1983), Reason in human affairs, Standford, CA, Standford University Press.

Sirois F.M. & Pychyl T.A. (2002), « Academic procrastination: costs to health and wellbeing », Paper

presented at the American Psychological Association, Chicago, IL.

Skogan W.G. (2005), « Citizen Satisfaction with police encounters », Police Quarterly, 8 (3), pp. 298-

321.

Smith P. (1992), The emotional labor of nursing, Londres, Macmillan.

Soares A. (2003), « Les émotions dans le travail », Travailler, 9, pp. 9-18.

Soares A. (2002), « Le prix d’un sourire. Travail, émotion et santé dans les services », In Harrisson D.

& Legendre C., Santé, sécurité et transformation du travail : réflexions et recherches sur le risque professionnel,

Québec, Presses de l’Université du Québec, pp. 230-250.

Soares A. (2000), « Tears at work: gender, interaction, and emotional labour in the brazilian service

sector », 95th Annual Meeting of the American Sociological Association, Washington.

Sorensen R. & Iedema R. (2009), « Emotional labour: clinicans’ attitudes to death and dying », Journal

of Health Organisation and Management, 23 (1), pp 5-22.

Sosik J.J. & Megerian L.E. (1999), « Understanding leader emotional intelligence and performance »,

Group & Organization Management, 24 (3), pp. 367-390.

Specht H. (1986), « Social support, social network, social exchange, and the social work practice »,

Social Service Review, 60 (2), pp. 218-232.

Spire A. (2008), Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons

d’agir.

St Onge S., Deschênes G. & Renaud S. (2010), « Analyse de la relation entre les dispositions

personnelles et le conflit travail-famille », Relations Industrielles, 65 (4), pp. 609-631.

Staden H. (1998), « Alertness to the needs of others: a study of the emotional labour of caring »,

Journal of Advanced Nursing, 27, pp. 147-156.

Stake R.E. (2000), « Case studies », In Denzin N.K. & Lincoln Y.S., Handbook of qualitative research,

Snd édition, Thousand Oaks, CA, Sage, pp. 134-164.

Stansfeld S.A., Fuhrer R., Head J. & Shipley M.J. (1999), « Work characteristics predict psychiatric

disorder: prospective results from the Whitehall II study », Occupational and Environmental Medicine, 56, pp.

302-307.

Stayt L.C. (2009), « Death, empathy and self preservation: the emotional labour of caring for families of

the critically ill in adult intensive care », Journal of Clinical Nursing, 18 (9), pp. 1267-1275.

Stein M. (2000), « After eden: envy and the defences against anxiety paradigm », Human Relations, 53

(2), pp. 193-212.

Page 528: Les régulations individuelles et collectives des émotions

527

Stein N.L. & Trabasso T. (1992), « The organization of emotional experience: creating links among

emotion, thinking and intentional action », Cognition and Emotion, 6, pp. 225-244.

Stellman J.M. (2000), Encyclopédie de sécurité et de santé au travail, 3, Genève, BIT.

Stern W. (1914), The psychological methods of testing intelligence, Baltimore, Warwick & York.

Stinchcomb J.B. (2004), « Searching for stress in all the wrong places: combating chronic

organizational stressors in policing », Police Practice and Research, 5 (3), pp. 259-277.

Stora J.B. (1988), « Le coût du stress », Revue Française de Gestion, 67, pp. 108-113.

Stordeur S., d’Hoore W. & Vandenberghe C. (2001), « Leadership organizational stress, and emotional

exhaustion among hospital nursing staff », Journal of Advanced Nursing, 35 (4), pp. 533-542.

Strauss A. & Corbin J. (1998), Basics of Qualitative Research. Techniques and Procedures for

Developing Grounded Theory, Snd edition, Thousand Oaks, Sage.

Stroebe W., Stroebe M., Georgios A. & Henk S. (1996), « The role of loneliness and social support in

adjustment to loss: a test of attachment versus stress theory », Journal of Personality and Social Psychology, 70

(6), pp. 1241-1249.

Suls J. & Wan C.K. (1993), « The relationship between trait hostility and cardiovascular reactivity: a

quantitative review and analysis », Psychophysiology, 30, pp. 615-626.

Sutton R.I. (1991), « Maintaining norms about expressed emotions: the case of bill collectors »,

Administrative Science Quarterly, 36 (2), pp. 245-268.

T Tardif M. & Lessard C. (2004), La profession d’enseignant aujourd’hui. Évolutions, perspectives et

enjeux internationaux, Laval, Presses de l’Université de Laval.

Tardif G. (1974), Police et politique au Québec, Montréal, Éditions de l’Aurore.

Taylor G.J., Bagby R.M. & Parker J.D.A. (1997), Disorders of affect regulation, Cambridge,

Cambridge University Press.

Territo L. & Vetter H.J. (1981), « Stress and police personnel », Journal of Police Science and

Administration, 9 (2), pp. 195-208.

Thévenet M. (2009), Manager en temps de crise, Paris, Eyrolles, 157 p.

Thévenet M. (2002), « Politiques de personnel et implication des personnes », In Neveu J.P. &

Thévenet M., L’implication au travail, Paris, Vuibert, pp. 5-20.

Thévenet M. (1999), « Le travail, que d’émotions! », Revue Française de Gestion, 126.

Thévenet M. (1981), L’absentéisme en milieu bancaire : l’importance de la gestion des groupes

humains, thèse de Doctorat, Université d’Aix Marseille.

Thévenin P. (2016), « Le droit hors de compte. L’aiguillage managérial de la discrétion policière »,

Déviance et Société, 40, pp. 165-186.

Thomas W.I. & Znaniecki F. (1998), Le paysan polonais en Europe et en Amérique, récit de vie d’un

migrant (Chicago 1919), Paris, Nathan, 446 p.

Thompson R.A. (1994), « Emotional regulation: a theme in search of definition », Monographs of the

Society for Research in Child Development, 59 (2-3), pp 25-52.

Page 529: Les régulations individuelles et collectives des émotions

528

Thorndike E.L. (1920), « Intelligence and its uses », The Harpers Monthly, pp. 227-235.

Tomkins S.S. (1980), « Affect as amplification: some modifications in theory », In Plutchik R. &

Kellerman H, Emotion, theory, research, and experience, New York, Academic Press, 1, pp. 141-164.

Totterdell P. & Holman D. (2003), « Emotion regulation in customer service roles: testing a model of

emotional labour », Journal of Occupational Health Psychology, 8, pp. 55-73.

Tragno M., Tarquinio C., Duveau A. & Dodeler V. (2007), « Violence au travail. Étude exploratoire

selon l’identité de genre des victimes », Revue francophone du stress et du trauma, 7 (1), pp. 51-60.

Tremblay M., Gibson M. & Simard G. (2009), « L’humour au travail et son influence sur le leadership,

le soutien et les comportements extra-rôle », Actes du XXe Congrès AGRH, Toulouse.

Tremblay J.-N. (1997), Le métier de policier et le management, Ste-Foy, Presses de l’Université Laval.

Trist E.L. & Bamforth K.W. (1951), « Some social and psychological consequences of the longwall

method of coal-getting », Human Relations, 4 (3), pp. 3-37.

Truc H., Alderson M. & Thompson M. (2009), « Le travail émotionnel qui sous-tend les soins

infirmiers : une analyse évolutionnaire de concept », Recherche en soins infirmiers, 97 (2), pp. 34-49.

Truchot D. (2004), Épuisement professionnel et burnout, Paris, Dunod.

Tsoukas H. (1989), « The validity of ideograph research explanations », Academy of Management

Review, 14 (4), pp. 551-561.

U Ughetto P. (2011), « Qui a besoin des risques psychosociaux ? », In Hubault F. (Coord.), Risques

Psychosociaux : Quelle réalité, quels enjeux pour le travail ?, Octarès, « Le travail en débats », Toulouse, pp.

49-75.

Umberson D., House J.S., Chen M.D. & Slaten E. (1996), « The effect of social relationships on

psychological well-being: are men and woman really so different? », American Sociological Review, 61 (5), pp.

837-857.

V Vaillant G.E. & Bond M.P. (1986), « An empirically validated hierarchy of defense mechanisms »,

Archive of General Psychiatry, 43, pp. 786-794.

Valcour M. (2007), « Work-based resources as moderators of the relationship between work hours and

satisfaction with work-family balance », Journal of Applied Psychology, 92 (6), pp. 1512-1523.

Valette J.C. (2005), « La prévention du risque organisationnel psychosocial par l’écoute compréhensive

du travail », site www.comprendre-agir.org, consulté le 1er mars 2016.

Vallery G. & Leduc S. (2012), Les risques psychosociaux, PUF, 128 p.

van de Ven A.H. & Rogers E.M. (1988), « Innovations and organizations: critical perspectives »,

Communication Research, 15, pp. 632-651.

van de Weerdt C. (2016), « Analysis of activity and emotions: a case study based investigation of an

evolving method », Le travail humain, 79, pp. 31-52.

van de Weerdt C. (2011), « Les contraintes de travail et les stratégies de régulation émotionnelle en

centre de relation clientèle », Le travail humain, 74, pp. 321-339.

Page 530: Les régulations individuelles et collectives des émotions

529

van Hoorebeke D. (2008a), « L’émotion et la prise de décision », Revue Française de Gestion, 182, pp.

33-44.

van Hoorebeke D. (2008b), « La gestion des émotions au travail : une revue vers une nouvelle

conception du management », Humanisme et Entreprise, 289, pp. 81-103.

van Hoorebeke D. (2005), « La dissonance émotionnelle au travail : une approche

ethnométhodologique », Management et Avenir, 3, pp. 62-81.

van Hoorebeke, D. (2003), « Le management des émotions au travail : une reconsidération des

pratiques organisationnelles », Revue de Gestion des Ressources Humaines, 49, pp. 2-14.

Verdier E. (2009), « La gouvernance de la santé au travail : le dialogue social recadré par un paradigme

épidémiologique ? », XIIe Journées Internationales de Sociologie du Travail, Nancy.

Vidaillet B. (2008), « L’envie au travail », Gestion 33 (2), pp. 14-22.

Vilamot B., Breton J.-M., De Conti J., Pollet A., Passamar M. & Tellier O. (2010), « L’audition du

mineur : la forme du discours », L’information Psychiatrique, 86, pp. 859-867.

Villatte R., Pezet-Langevin V. & Logeay P. (1993), De l’usure à l’identité professionnelle. Le burnout

des travailleurs sociaux, Montrouge, TSA Éditions.

Violanti J.M. (1983), « Stress patterns in police work: a longitudinal response capability », Journal of

Police Science and Administration, 11 (2), pp. 211-216.

von Foerster H. (1981), Observing systems, Seaside, CA, Intersystems Publications.

von Glasersfeld E. (2001), « The radical contructivist view of science », Foundations of Science, special

issue on Impact of Radical Constructivism on Science, 6 (1), pp. 31-43.

von Glasersfeld E. (1994), « Pourquoi le constructivisme doit-il être radical ? », Revue des Sciences de

l’éducation, 20 (1), pp. 21-27.

von Glasersfeld E. (1988), « Introduction à un constructivisme radical », In Watzlawick (Ed.),

L’invention de la réalité : contributions au constructivisme, Paris, Seuil, pp. 19-43.

Voronov M. & Weber K. (2016), « The heart of institutions: emotional competence and institutional

actorhood », Academy of Management Review, 41 (3), pp. 456-478.

Voynnet-Fourboul C. (2011), « Le codage des données qualitatives : un voyage pragmatique », Le

Libellio d’Aegis, 7 (3), pp. 19-27.

W Wacheux F. (2005), « Compréhension, explication et action du chercheur dans une situation sociale

complexe », In Roussel P. & Wacheux F. (Eds.), Management des ressources humaines : méthodes de

recherche en sciences humaines et sociales, Paris, De Boeck, pp. 9-30.

Wacheux F. (1996), Méthodes qualitatives et recherche en gestion, Paris, Economica.

Wacquant L. (2001), Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Éditions Agone,

268 p.

Waldron V.R. (2000), « Relational experiences and emotion at work », In Fineman S. (Ed.), Emotion in

Organization, Snd édition, London, Sage, pp. 64-82.

Wang Y. & Luo F. (2016), « Emotional resilience mediates the relationship between mindfluness and

emotion », Psychological Reports, 118 (3), pp. 725-736.

Page 531: Les régulations individuelles et collectives des émotions

530

Ward L.F. (1997), « Rapport de la sociologie à l’anthropologie », Socio-anthropologie, 1, disponible

sur : https://socio-anthropologie.revues.org/72

Watkins E. & Brown R.G. (2002), « Rumination and executive function in depression: an experimental

study », British Medical Journal, 72, 400-402.

Watzlawick P. (1988), L’invention de la réalité – contributions au constructivisme, Paris, Seuil.

Watzlawick P. (1983), Faites vous-même votre malheur, Paris, Seuil.

Watzlawick P. (1978), La réalité de la réalité, Paris, Seuil.

Weber R.P. (1990), Basic content analysis, Snd édition, Sage, 96 p.

Weick K.E. (1995), « What theory is not, theorizing is », Administrative Science Quarterly, 40 (3), pp.

385-439.

Weick K.E. & Roberts K.H. (1993), « Collective mind in organizations: heeldful interrreleting on flight

decks », Administrative Science Quarterly, 38 (3), pp. 357-381.

Weiss H.M. & Cropanzano R. (1996), « Affective events theory: a theoretical discussion of the

structure, causes and consequences of affective experiences at work », Research of Organizational Behavior, 18,

pp. 1-74.

Weiss R.S. (1973), « Materials for a theory of social relationships », In Bennis W., Berlow D., Schein

E. & Steele S.F., Interpersonal Dynamics, Belmont, Dorsey Press, pp. 103-111.

Westley W.A. (1972), « Violence and the police: a sociological study of law, custom, and morality »,

American Journal of Sociology, 77 (4), pp. 779-781.

Wharton A.S. (2004), « Femmes, travail et émotions : concilier emploi et vie de famille », Travailler,

12, pp. 135-160.

Wharton A.S. & Erickson R.J. (1993), « Managing emotions on the job and at home: understanding the

consequences of multiple emotional roles », Academy of Management Review, 18, pp. 457-486.

Whyte W.F. (1943), « Social organisations in the slums », American Journal of sociology, 8, pp. 34-39.

Wilk S.L. & Moynihan L.M. (2005), « Display rules regulators: the relationship between supervisors

and worker emotional exhaustion », Journal of Applied Psychology, 90 (5), pp. 917-927.

Willett C. (1996), « Paradigme, théorie, modèle, schéma, qu’est-ce donc ? », Organisations et

Communication, 10, pp. 48-81.

Williams G., Halvari H., Niemic C.P., Sorebo O., Olafsen A.H. & Westbye C. (2014), « Managerial

support for basic psychological needs, somatic symptom burden and work-related correlates: a self-

determination theory perspective », Work and stress, 28 (4), pp. 404-419.

Williams C. (2003), « Sky service: the demands of emotional labor in the airline industry », Gender,

Work & Organizations, 10 (5), pp.513-550.

Wright T.A. & Quick J.C. (2009), « The emerging positive agenda in organizations: greater than a

trickle, but not yet a deluge », Journal of Organizational Behavior, 30 (2), pp. 147-159.

Y Yihao L., Mo W. & Chu-Hsiang C. (2015), « Work-family conflict, emotional exhaustion, and

displaced aggression toward others: the moderating roles of workplace interpersonal conflict and perceived

managerial family support », Journal of Applied Psychology, 100 (3), pp. 793-808.

Page 532: Les régulations individuelles et collectives des émotions

531

Yin R.K. (2009), Case Study Research. Design and methods, IVe édition, Londres, Sage.

Yip J.A. & Martin R.A. (2006), « Sense of humor, emotional intelligence, and social competence »,

Journal of Research in Personality, 40 (6), pp. 1202-1208.

Yukl G. (2010), Leadership in organizations, VIIe édition, Upper Saddle River, NJ, Prentice Hall.

Z Zapf D., Isic A., Bechtoldt M. & Blau P. (2003), « What is typical for call center jobs? Job

characteristics, and service interactions in different call centres », European Journal of Work and Organizational

Psychology, 12 (4), pp. 311-340.

Zapf D. (2002), « Emotion work and psychological well-being. A review of the litterature and some

conceptual considerations », Human Resource Management Review, 12, pp. 237-268.

Zarifian P. (1999), Objectif compétence, pour une nouvelle logique, Paris, Liaisons, 229 p.

Zarifian P. (1995), Le travail et l’événement, Paris, L’Harmattan.

Zawieja P. (2016), Psychotraumatologie du travail, Paris, Dunod.

Zawieja P. & Guarnieri F. (2014) Dictionnaire des RPS, Paris, Seuil, 882 p.

Page 533: Les régulations individuelles et collectives des émotions

532

Page 534: Les régulations individuelles et collectives des émotions

533

Table des tableaux Tableau 1 : Les compétences émotionnelles suivant le modèle de Salovey et Mayer (1997 :

11) ............................................................................................................................................. 57

Tableau 2 : Effets individuels et organisationnels des stratégies de régulation émotionnelle

(Gross, 1998 et 2014) ............................................................................................................. 124

Tableau 3 : Effets individuels et organisationnels de l’activation des ressources et stratégies de

régulation des émotions au travail .......................................................................................... 130

Tableau 4 : Physionomie du paradigme constructiviste de la présente recherche ................. 174

Tableau 5 : Universitaires et praticiens rencontrés en interviews semi-dirigées, avant et en

début de recherche .................................................................................................................. 179

Tableau 6 : Détermination des composantes de la méthodologie .......................................... 184

Tableau 7 : Les différents éléments de recueil des données .................................................. 186

Tableau 8 : Pré-conceptions de la prévisibilité de risques physiques et psychologiques et

d’émotions déplaisantes au travail, par métiers ..................................................................... 194

Tableau 9 : Caractéristiques des conditions de travail principales des métiers étudiés ......... 195

Tableau 10 : Les différentes étapes des études de cas (Gagnon, 2005) ................................. 201

Tableau 11 : Fréquence d’utilisation des moyens de collecte ethnographique ...................... 215

Tableau 12 : Liste des thèmes principaux des entretiens semi-directifs avec les professionnels

de terrain et les managers de proximité .................................................................................. 221

Tableau 13 : Nos différents cycles de présence en fonction des terrains étudiés ................... 227

Tableau 14 : Les étapes systématiques de l’entretien semi-directif ....................................... 233

Tableau 15 : Thèmes et catégories de l’analyse par catégories conceptualisantes concernant

l’étude de cas de la BAC ........................................................................................................ 240

Tableau 16 : Exemple de codage en catégories conceptualisantes pour le thème « travail

émotionnel » (code « TE ») .................................................................................................... 242

Tableau 17 : Tableau récapitulatif des caractéristiques de la procédure d’analyse des données

................................................................................................................................................ 244

Tableau 18 : Émotions observées et mentionnées lors des immersions participantes ........... 267

Tableau 19 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas à la BAC .................................. 274

Tableau 20 : Les compétences émotionnelles intra-personnelles et interpersonnelles de

policiers de la BAC ................................................................................................................ 281

Tableau 21 : Tableau des données primaires et secondaires de l’étude de cas aux Urgences 299

Tableau 22 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles aux Urgences .............. 307

Tableau 23 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas aux Urgences ........................... 311

Page 535: Les régulations individuelles et collectives des émotions

534

Tableau 24 : Les priorités du référentiel institué par la refonte de l’éducation prioritaire de

2014 ........................................................................................................................................ 327

Tableau 25 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles au collège REP+ ......... 335

Tableau 26 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas au collège REP+ ...................... 338

Tableau 27 : Référentiel commun d’activités des téléconseillers-vendeurs .......................... 354

Tableau 28 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles dans les Groupes 1 et 2

................................................................................................................................................ 362

Tableau 29 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas des téléconseillers ................... 363

Tableau 30 : Documentation interne intéressant la question des émotions au travail ............ 365

Tableau 31 : Les émotions au travail dans quatre métiers sujets à incidents émotionnels à

travers le prisme des quatre formes existentielles de socialité ............................................... 391

Tableau 32 : Les émotions considérées comme inacceptables par les professionnels ........... 394

Tableau 33 : Tableau comparatif des principaux éléments discutés ...................................... 415

Tableau 34 : Les émotions-outils de travail : activation des compétences émotionnelles des

professionnels ......................................................................................................................... 424

Tableau 35 : Proposition de signification des quatre compétences émotionnelles (George,

2000 ; Gond & Mignonac, 2002), pour une sensibilisation en actions de formations ........... 426

Tableau 36 : Les caractéristiques du travail émotionnel, outil de travail des professionnels de

métiers sujets à incidents émotionnels ................................................................................... 433

Tableau 37 : Tableau comparatif des pratiques de management de la régulation émotionnelle

collective au sein des métiers étudiés ..................................................................................... 440

Tableau 38 : Tableau comparatif des effets émotionnels de travail et des pratiques

professionnelles, de management et de GRH agissant sur la SST du professionnel.............. 466

Tableau 39 : Les mesures du MSCEIT V2.0 de Mayer et al (2003), extrait de Bobot (2010 :

415) ......................................................................................................................................... 483

Page 536: Les régulations individuelles et collectives des émotions

535

Table des figures

Figure 1 : La lente émergence de la prise en compte de la composante émotionnelle au

travail : du courant des Relations Humaines à l’étude des émotions en sciences de gestion ... 40

Figure 2 : Le modèle circomplexe de 28 affects de Russel (1980) .......................................... 48

Figure 3 : Le modèle circomplexe multidimensionnel des émotions (Plutchik, 2001 : 349) .. 49

Figure 4 : Les émotions mixtes selon le modèle de Plutchik (1980 : 161) : combinaisons et

opposés ..................................................................................................................................... 50

Figure 5 : Schéma récapitulatif figurant les compétences émotionnelles, à l’interaction entre

émotion et cognition ................................................................................................................. 55

Figure 6 : Modèle processuel de la régulation émotionnelle selon Gross (Gross & Barrett,

2011 : 12) : ............................................................................................................................... 70

Figure 7 : Formation de règles par les acteurs (Reynaud, 1988 et 1997) (Khalil & Dudezert,

2014 : 58) ................................................................................................................................. 83

Figure 8 : Le design de la recherche ...................................................................................... 185

Figure 9 : Triangulation des données dans chaque terrain étudié .......................................... 189

Figure 10 : Exemple de carte heuristique concernant la préparation du travail empirique à la

BAC ........................................................................................................................................ 198

Figure 11 : Exemple de pitch de présentation interne de la recherche à la BAC ................... 225

Figure 12 : Guide d’entretien des infirmiers urgentistes dans sa version longue................... 229

Figure 13 : Organigramme de la BAC étudiée ....................................................................... 254

Figure 14 : Carton de sollicitation de volontaires aux entretiens ........................................... 272

Figure 15 : Les quatre problèmes existentiels, les émotions primaires y étant associées, les

processus comportementaux et les valences, tableau extrait de Ten Houten (1999 : 266) .... 390

Figure 16 : Vers une relecture des facteurs de RPS : modèle d’application managériale ...... 397

Figure 17 : Les différents états de vigilance inspirés des travaux de Jeff Cooper (Monier & al,

2017) ....................................................................................................................................... 421

Figure 18 : Modèle théorique du management de la régulation émotionnelle collective ...... 442

Figure 19 : Proposition de structuration du processus émotionnel au travail ........................ 469

Page 537: Les régulations individuelles et collectives des émotions

536

Table des photographies Photographie 1 : La BAC en intervention .............................................................................. 252

Photographie 2 : Intervention en BAC de nuit ....................................................................... 262

Photographie 3 : Policier de BAC lors d’un contrôle ............................................................. 282

Photographie 4 : Simulation en exercice-attentat par la BAC ............................................... 403

Photographie 5 : Simulation d’une intervention à hauts risques par la BAC ......................... 421

Page 538: Les régulations individuelles et collectives des émotions

537

Table des matières

Introduction ............................................................................................................................ 13

Structuration de la thèse .................................................................................................... 25

PREMIÈRE PARTIE : .......................................................................................................... 27

Fondements théoriques et questionnements de recherche ................................................. 27

Introduction de la première partie .................................................................................... 29

Chapitre 1 : Les émotions au travail : de l’émergence d’un objet d’étude à la

régulation des émotions ...................................................................................................... 31

Introduction du chapitre 1 ................................................................................................. 31

1.1. Les émotions au travail : émergence d’un objet d’étude et délimitation effective .... 31

1.1.1. D’une marginalisation de l’émotion au travail à sa prise en compte dans

l’organisation ................................................................................................................. 32

1.1.2. Émotions et prise de décision : l’émotion comme auxiliaire de la raison ...... 37

1.1.3. Synthèse de l’émergence de l’objet d’étude et ses lacunes théoriques et

managériales en GRH .................................................................................................... 40

1.2. Les émotions au travail : détermination de l’angle théorique ................................ 41

1.2.1. Les émotions au travail, affects construits socialement ................................. 41

1.2.2. L’étude des émotions au travail selon la perspective cognitive ..................... 44

1.2.3. Classifier et étudier la composition des émotions : une approche catégorielle ..

........................................................................................................................ 46

1.2.4. Synthèse et positionnement théoriques ........................................................... 52

1.3. Les compétences émotionnelles, choix d’un cadre théorique ................................ 53

1.3.1. De l’intelligence émotionnelle aux compétences émotionnelles .................... 53

1.3.2. Les compétences émotionnelles, interaction entre émotion et cognition ....... 54

1.3.3. Synthèse et questionnements théoriques ........................................................ 58

1.4. Le travail émotionnel, travail invisible du professionnel en contact avec un public .

................................................................................................................................ 59

1.4.1. L’acting : une mise en scène de soi ................................................................ 59

1.4.2. Le travail émotionnel : types et caractéristiques............................................. 60

1.4.3. Synthèse et questionnements théoriques ........................................................ 67

1.5. Les régulations individuelles des émotions ........................................................... 68

1.5.1. La régulation émotionnelle de Gross (1998 et 2014) ..................................... 68

1.5.2. Des stratégies de régulations individuelles des émotions avant et pendant les

situations à incidents émotionnels ................................................................................. 72

1.5.2.1. Les stratégies d’évitement et de distanciation .............................................. 72

1.5.2.2. L’autorégulation et la mindfulness ............................................................... 73

1.5.3. Synthèse et questionnements théoriques ........................................................ 75

1.6. Des « régulations émotionnelles collectives » ? .................................................... 76

1.6.1. Le soutien social ............................................................................................. 76

1.6.2. Le soutien social des collègues ....................................................................... 78

1.6.3. Le soutien social hiérarchique ........................................................................ 80

Page 539: Les régulations individuelles et collectives des émotions

538

1.6.4. La composante émotionnelle de la régulation sociale (Reynaud, 1988) ........ 83

1.6.5. Synthèse et questionnements théoriques ........................................................ 87

Transition inter-chapitre .................................................................................................... 88

Chapitre 2 : Management et santé au travail ................................................................... 89

Introduction du chapitre 2 ................................................................................................. 89

2.1. Travail, santé, émotions : d’une approche pathogénique des risques à un processus

salutaire ............................................................................................................................. 89

2.1.1. Analyse du rapport entre travail et santé ............................................................ 89

2.1.1.1. La relation entre travail et santé ................................................................... 90

2.1.1.2. Travail prescrit, travail réel et travail réalisé ............................................... 93

2.1.2. Les risques psychosociaux : une approche pathogénique de la santé au travail . 95

2.1.2.1. Secteur public, secteur privé : la lente institutionnalisation des RPS ........... 95

2.1.2.2. RPS et émotions au travail ............................................................................ 98

2.1.3. Des risques psychosociaux (RPS) à la qualité de vie au travail (QVT) et au bien-

être au travail ............................................................................................................... 104

2.1.3.1. D’une approche pathogénique à un processus salutaire ............................. 104

2.1.3.2. Un processus salutaire : le bien-être au travail ........................................... 105

2.2. Les manifestations émotionnelles pathogènes : l’organisation, poison et remède .. 109

2.2.1. Émotions et stress au travail .............................................................................. 109

2.2.2. L’épuisement professionnel : analyse, sujet, et conséquences .......................... 112

2.3. Les ressources et stratégies de régulations des émotions : des conséquences

contrastées sur la santé au travail et l’accomplissement de la tâche ............................... 115

2.3.1. Les compétences émotionnelles, ressources émotionnelles au travail .............. 115

2.3.2. Coping et mécanismes de défense à effets différenciés .................................... 116

2.3.3. Le travail émotionnel : la menace de la dissonance émotionnelle .................... 117

2.3.4. Les régulations individuelles et collectives des émotions : des effets contrastés

..................................................................................................................................... 121

2.3.4.1. La régulation émotionnelle individuelle (Gross, 1998 et 2014) ................. 121

2.3.4.2. Les « régulations émotionnelles collectives » ............................................ 124

2.3.5. Synthèse théorique des conséquences des stratégies de régulations des émotions

sur la santé du professionnel et l’accomplissement de la tâche .................................. 129

Transition inter-chapitre .................................................................................................. 131

Chapitre 3 : Des métiers à « incidents émotionnels » .................................................... 133

Introduction du chapitre 3 ............................................................................................... 133

3.1. Les métiers de service, des métiers à incidents émotionnels ................................... 133

3.1.1. Métiers de service, métiers d’émotions ............................................................. 134

3.1.2. Le travail émotionnel dans les métiers de service ............................................. 136

3.1.3. La qualité de service : définition et évaluation difficiles .................................. 137

3.2. Policiers et infirmiers de la fonction publique ......................................................... 139

3.2.1. Des métiers de service public, « à risques » ...................................................... 139

3.2.2. Policier, métier à risques, et à « incidents émotionnels » ................................. 141

3.2.3. Infirmier, métier à risques, et à « incidents émotionnels »................................ 147

3.3. Enseignants, téléconseillers : des métiers sujets à « incidents émotionnels » ......... 153

3.3.1. Enseignant, fonction sujette à incidents émotionnels ........................................ 153

Page 540: Les régulations individuelles et collectives des émotions

539

3.3.2. Téléconseiller, métier sujet à incidents émotionnels ......................................... 157

3.3.3. Synthèse et questionnements théoriques ........................................................... 160

Chapitre 4 : Questionnements théoriques et managériaux .......................................... 161

4.1. Articulations du triptyque compétences émotionnelles - travail émotionnel -

régulation émotionnelle .................................................................................................. 161

4.2. Vers un management de la « régulation émotionnelle collective »?........................ 161

4.3. Une typologie dimensionnelle des émotions sans modèle théorique ? .................... 162

Transition inter-parties .................................................................................................... 164

DEUXIÈME PARTIE : ....................................................................................................... 165

Épistémologie, méthodologie et résultats ........................................................................... 165

Introduction de la deuxième partie : épistémologie, méthodologie et résultats de la

recherche ........................................................................................................................... 167

Chapitre 5 : Épistémologie et méthodologie ................................................................... 169

Introduction du chapitre 5 ............................................................................................... 169

5.1. Épistémologie de la recherche ................................................................................. 169

5.1.1. S’inscrire dans le paradigme épistémologique constructiviste ......................... 170

5.1.1.1. Le choix d’un paradigme épistémologique ................................................ 170

5.1.1.2. Épistémologie en sciences de gestion ......................................................... 170

5.1.1.3. Le paradigme épistémologique constructiviste : saisir un phénomène ...... 171

5.1.2. L’interaction chercheur-terrain et la co-construction du savoir ........................ 173

5.1.2.1. La connaissance d’un phénomène à travers les représentations ................. 173

5.1.2.2. Produire des connaissances actionnables ................................................... 174

5.1.3. Le PECP, paradigme adéquat à l’immersion..................................................... 175

5.1.3.1. Le choix du paradigme épistémologique constructiviste pragmatique....... 175

5.1.3.2. La perspective constructiviste, une indistinction observé-observant ......... 176

5.1.4. Construction de l’objet de recherche et co-construction des connaissances ..... 178

5.2. Quatre études de cas avec immersions et entretiens ................................................ 180

5.2.1. La recherche qualitative .................................................................................... 181

5.2.1.1. Une recherche qualitative, en résonance avec le PECP .............................. 181

5.2.1.2. Une approche compréhensive ..................................................................... 181

5.2.1.3. Une démarche exploratoire : un raisonnement inductif .............................. 182

5.2.1.4. La nature des données : la narration ........................................................... 183

5.2.1.5. Une recherche de sens ................................................................................ 183

5.2.1.6. Le design de la recherche ........................................................................... 184

5.2.1.7. Le recueil des données ................................................................................ 185

5.2.1.8. La triangulation des données ...................................................................... 188

5.2.2. L’étude de cas .................................................................................................... 189

5.2.2.1. Étudier un phénomène dans son contexte ................................................... 189

5.2.2.2. L’étude de cas comme stratégie de recherche ............................................ 192

5.2.2.3. Les avantages et les inconvénients de l’étude de cas ................................. 192

5.2.2.4. La démarche d’échantillonnage .................................................................. 193

5.2.2.5. L’entrée sur le terrain ................................................................................. 196

Page 541: Les régulations individuelles et collectives des émotions

540

5.2.2.6. La relation entre chercheur et terrains ........................................................ 197

5.2.2.7. Le design de la recherche : préparation du travail empirique ..................... 198

5.2.2.8. Un va-et-vient entre théorie et empirie, pour l’émergence d’un modèle

théorique .................................................................................................................. 200

5.2.3. Ethnographies .................................................................................................... 202

5.2.3.1. Historique de la méthode ethnographique .................................................. 202

5.2.3.2. Le choix de la méthode ethnographique ..................................................... 203

5.2.3.3. Observations et interactions : fondements de la recherche par ethnographie

................................................................................................................................. 204

5.2.3.4. Observation participante ou non participante ............................................. 205

5.2.3.5. Ethnographie et paradigme constructiviste : neutralité impossible mais juste

distance nécessaire ................................................................................................... 206

5.2.3.6. Le « Put oneself in someone’s shoes » de l’immersion participante .......... 209

5.2.3.7. Le lâcher-prise intellectuel du chercheur : sortir de sa zone de confort ..... 211

5.2.3.8. Le paradigme de Girin ................................................................................ 213

5.2.3.9. Le recueil de données ethnographiques ...................................................... 215

5.2.3.10. L’objet de l’observation ............................................................................ 216

5.2.4. Les entretiens, une technique d’enquête sociale ............................................... 217

5.2.4.1. Comprendre un phénomène ........................................................................ 217

5.2.4.2. La nature narrative des données collectées ................................................. 218

5.2.4.3. Mener un entretien : de la préparation à la retranscription ......................... 219

5.2.4.4. La technique d’enquête par entretiens semi-directifs et non directifs ........ 220

5.2.4.5. Guide d’entretien et support visuel ............................................................. 220

5.2.4.6. Une transcription rigoureuse et systématique ............................................. 222

5.3. Une méthodologie méthodique et répétée : comparaison d’études de cas et méthode

d’analyse ......................................................................................................................... 223

5.3.1. La comparaison d’études de cas : une démarche méthodique répétée .............. 223

5.3.1.1. La phase d’immersion participante ............................................................. 223

5.3.1.1.1. L’entrée sur les terrains et la communication de la recherche ............. 223

5.3.1.1.2. Particularités des immersions participantes ......................................... 226

5.3.1.2. La phase d’entretiens .................................................................................. 228

5.3.1.2.1. Le guide d’entretien ............................................................................. 228

5.3.1.2.2. La roue de Plutchik (2001), base d’échanges en entretien ................... 232

5.3.1.2.3. Les étapes de l’entretien semi-directif avec les professionnels de terrain

et leurs managers .................................................................................................. 232

5.3.2. L’analyse des données : une démarche méthodique et répétée ......................... 234

5.3.2.1. Le sens et la théorisation ............................................................................ 234

5.3.2.2. Constitution du corpus de données ............................................................. 235

5.3.2.3. L’analyse de contenu .................................................................................. 236

5.3.2.4. L’analyse thématique .................................................................................. 237

5.3.2.5. L’analyse par « catégories conceptualisantes » .......................................... 239

5.3.2.6. Codage et décodage des catégories conceptualisantes ............................... 241

5.3.3. Qualité de la recherche ...................................................................................... 245

5.3.3.1. L’enjeu des restitutions ............................................................................... 245

Page 542: Les régulations individuelles et collectives des émotions

541

5.3.3.2. La crédibilité de la recherche : la réflexivité des impacts du chercheur sur les

sites, et des sites sur le chercheur ............................................................................ 247

5.3.4. Validité de la recherche ..................................................................................... 249

5.3.4.1. Une multi-angulation .................................................................................. 249

5.3.4.2. Une validité de construit ............................................................................. 250

Transition inter-chapitre .................................................................................................. 250

Chapitre 6 : Adaptations méthodologiques et résultats ................................................ 251

Introduction du chapitre 6 ............................................................................................... 251

6.1. Étude de cas : le cas des policiers de la brigade anti-criminalité ............................. 251

6.1.1. Caractéristiques générales de l’étude de cas ..................................................... 252

6.1.1.1. « Bacqueux », un métier à risques, en primo intervention ......................... 252

6.1.1.2. Management, GRH et conditions de travail à la BAC ............................... 253

6.1.1.3. Récapitulatif de la méthodologie employée ............................................... 257

6.1.2. L’immersion participante à la BAC .................................................................. 257

6.1.2.1. La venue sur le terrain : entre préparation et baptême du feu .................... 258

6.1.2.2. Le déroulement quotidien de l’activité ....................................................... 260

6.1.2.3. Une activité riche en occurrences émotionnelles........................................ 263

6.1.2.4. Les émotions du chercheur en immersion .................................................. 267

6.1.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de données secondaires .... 270

6.1.3.1. L’angoisse du chercheur : avoir le nombre voulu de participants aux

entretiens .................................................................................................................. 270

6.1.3.2. Entretiens avec les bacqueux, leur management et les professionnels de la

santé ......................................................................................................................... 273

6.1.4. Principaux résultats de l’étude de cas ............................................................... 277

6.1.4.1. Les objets émotionnels du travail ............................................................... 277

6.1.4.2. Les outils émotionnels de travail ................................................................ 279

6.1.4.3. Les effets émotionnels du travail ................................................................ 288

6.2. Étude de cas : le cas des infirmiers d’un service d’Urgences .................................. 290

6.2.1. Caractéristiques générales ................................................................................. 290

6.2.1.1. Le fonctionnement organisationnel du service ........................................... 291

6.2.1.2. Le contexte du service d’Urgences étudié .................................................. 292

6.2.1.3. Infirmier aux Urgences traumatologiques, un métier à risques physiques et

psychologiques ........................................................................................................ 294

6.2.1.4. Récapitulatif de la méthodologie employée ............................................... 298

6.2.2. L’immersion participante aux Urgences ........................................................... 300

6.2.2.1. Procédés d’immersion ................................................................................ 300

6.2.2.2. Un difficile positionnement ........................................................................ 301

6.2.2.3. Les occurrences émotionnelles aux Urgences ............................................ 303

6.2.2.4. Les émotions du chercheur en immersion .................................................. 307

6.2.3. Entretiens semi-directifs et non directifs, et recueil de données secondaires ... 309

6.2.3.1. Les entretiens : faire campagne pour démarcher des volontaires ............... 309

6.2.3.2. Entretiens avec les infirmiers des Urgences, leur management

et les professionnels de la santé ............................................................................... 310

6.2.4. Principaux résultats de l’étude de cas ............................................................... 312

Page 543: Les régulations individuelles et collectives des émotions

542

6.2.4.1. Les objets émotionnels du travail ............................................................... 312

6.2.4.2. Les outils émotionnels de travail ................................................................ 317

6.2.4.3. Les effets émotionnels du travail ................................................................ 321

6.3. Étude de cas : le cas des enseignants en collège REP+ ........................................... 325

6.3.1. Caractéristiques générales ................................................................................. 325

6.3.1.1. Les REP et REP+ ........................................................................................ 325

6.3.1.2. Le cas du collège REP+ .............................................................................. 328

6.3.1.3. Récapitulatif de la méthodologie employée ............................................... 330

6.3.2. L’immersion en collège REP+ .......................................................................... 330

6.3.2.1. Procédés et déroulement ............................................................................. 330

6.3.2.2. Les occurrences émotionnelles au collège REP+ ....................................... 332

6.3.2.3. Les émotions du chercheur en immersion .................................................. 335

6.3.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de données secondaires .... 337

6.3.3.1. Le « recrutement » des participants volontaires ......................................... 337

6.3.3.2. Entretiens avec les enseignants, leur management, et les professionnels des

RH et de la santé au travail ...................................................................................... 338

6.3.4. Principaux résultats de l’étude de cas ............................................................... 341

6.3.4.1. Les objets émotionnels du travail ............................................................... 341

6.3.4.2. Les outils émotionnels de travail ................................................................ 344

6.3.4.3. Les effets émotionnels du travail ................................................................ 351

6.4. Étude de cas : le cas des téléconseillers d’une grande entreprise de

télécommunications ........................................................................................................ 353

6.4.1. Caractéristiques générales ................................................................................. 353

6.4.1.1. L’étude de deux groupes de téléconseillers ................................................ 354

6.4.1.2. Récapitulatif de la méthodologie employée ............................................... 355

6.4.2. L’immersion dans deux services : observations d’occurrences émotionnelles . 356

6.4.2.1. Une immersion « sans couverture » ........................................................... 356

6.4.2.2. Les occurrences émotionnelles ................................................................... 358

6.4.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de documentation secondaire

..................................................................................................................................... 363

6.4.3.1. Entretiens avec les téléconseillers, leur management et les professionnels de

la santé au travail et de la GRH ............................................................................... 363

6.4.3.2. Éléments de documentation secondaire ...................................................... 365

6.4.4. Principaux résultats de l’étude de cas ............................................................... 366

6.4.4.1. Les objets émotionnels du travail ............................................................... 367

6.4.4.2. Les outils émotionnels de travail ................................................................ 372

6.4.4.3. Les effets émotionnels du travail ................................................................ 378

Transition inter-parties .................................................................................................... 381

Page 544: Les régulations individuelles et collectives des émotions

543

TROISIÈME PARTIE : ...................................................................................................... 383

Discussion, modélisation, limites et perspectives ............................................................... 383

Introduction de la troisième partie : vers une modélisation théorique de la composante

émotionnelle au travail ? .................................................................................................. 385

Chapitre 7 : Une relecture des facteurs de RPS par les enjeux sous-jacents aux

rapports en société ............................................................................................................ 387

Introduction du chapitre 7 ............................................................................................... 387

7.1. Une nouvelle perspective de considération des RPS ............................................... 387

7.2. « Je n’ai pas signé pour ça ! » : émotions acceptables versus émotions inacceptables,

une nouvelle caractérisation des risques ......................................................................... 392

Transition inter-chapitre .................................................................................................. 397

Chapitre 8 : Vers une modélisation du processus émotionnel au travail .................... 399

Introduction du chapitre 8 ............................................................................................... 399

8.1. Des « objets émotionnels de travail » ...................................................................... 399

8.1.1. Considérations générales ................................................................................... 400

8.1.2. Les émotions-objets de travail des bacqueux .................................................... 401

8.1.3. Les émotions-objets de travail des infirmiers urgentistes ................................. 406

8.1.4. Les émotions-objets de travail des enseignants en REP+ ................................. 409

8.1.5. Les émotions-objets de travail des téléconseillers ............................................ 411

8.2. Des « outils émotionnels de travail » ....................................................................... 417

8.2.1. Considérations générales ................................................................................... 417

8.2.2. Les émotions-outils de travail des professionnels ............................................. 418

8.2.3. Les régulations individuelles des émotions : monter en compétences

émotionnelles .............................................................................................................. 424

8.2.4 Le travail émotionnel des professionnels de métiers de service sujets à incidents

émotionnels ................................................................................................................. 427

8.2.5 Vers un management de la « régulation émotionnelle collective » ? ................. 435

8.3. Des « effets émotionnels du travail » ....................................................................... 443

8.3.1 Considérations générales .................................................................................... 443

8.3.2. Les effets émotionnels du travail policier ......................................................... 448

8.3.3. Les effets émotionnels du travail aux Urgences ................................................ 454

8.3.4. Les effets émotionnels du travail chez les enseignants en REP+ ...................... 459

8.3.5. Les effets émotionnels du travail des téléconseillers ........................................ 461

8.4. Proposition de structuration du processus émotionnel au travail ............................. 468

Chapitre 9 : Limites et perspectives de recherche ......................................................... 471

Introduction du chapitre 9 ............................................................................................... 471

9.1. Les limites de la recherche ....................................................................................... 471

9.1.1. Un degré d’incertitudes élevé ............................................................................ 471

9.1.2. Une validité externe limitée .............................................................................. 472

9.1.3. La fiabilité de la recherche ................................................................................ 474

9.1.4. La crédibilité de la recherche : écarter les biais ................................................ 475

9.2. Perspectives de recherche ........................................................................................ 478

9.2.1. Co-construire les connaissances avec les acteurs .............................................. 478

Page 545: Les régulations individuelles et collectives des émotions

544

9.2.2. Approfondissement et élargissement de la recherche ....................................... 481

9.2.3. Des méthodes quantitatives ............................................................................... 482

9.2.4. Perspectives d’axes théoriques de recherche..................................................... 484

Conclusion ............................................................................................................................. 489

Bibliographie ......................................................................................................................... 495

Table des tableaux ................................................................................................................ 533

Table des figures ................................................................................................................... 535

Table des photographies ...................................................................................................... 536

Table des matières ................................................................................................................ 537

Page 546: Les régulations individuelles et collectives des émotions

545

Page 547: Les régulations individuelles et collectives des émotions

Les régulations individuelles et collectives des émotions dans des métiers sujets à incidents émotionnels : quels enjeux pour la GRH ?

Tant au niveau de la littérature que des pratiques, ce n’est que récemment que la GRH considère la composante émotionnelle au travail (Allouche, 2012). Pourtant, le courant des Relations Humaines, et diverses disciplines distinctes de la GRH, ont intégré cette dimension depuis les années 1930. À partir des travaux de Weiss et Cropanzano (1996) en comportements organisationnels, de Salovey et Mayer (1990 et 1997) et de Gross (Gross 1998 et 2014 ; Gross & John, 2003) en psychologie, d’Hochschild (1998, 2003a et 2003b) et de Goffman (1959, 1969 et 1973) en sociologie, de recherches en GRH et sociologie du travail à propos du soutien social et des régulations sociales (Reynaud, 1988, 1997 et 2003 ; Ruiller, 2010), notre thèse exploite et combine une diversité de cadres théoriques, afin d’explorer les fonctions et les régulations des émotions au travail dans quatre métiers sujets à incidents émotionnels : policiers, urgentistes, enseignants en REP+ et téléconseillers en centre d’appels. À travers une étude de cas multiple au sein de ces secteurs, nous avons triangulé les données issues d’ethnographies, de 107 entretiens, et de documentations, afin d’analyser les cas de ces professionnels en primo contact avec un public, dans une optique comparative. D’une part, nous faisons émerger un modèle d’application managériale revisitant l’analyse des facteurs de RPS, et des préconisations managériales opérationnelles, ces apports intéressant la préservation de la santé de l’individu, et la qualité de service. D’autre part, nous introduisons un modèle théorique général de structuration du processus émotionnel au travail, intégrant le concept de « régulation émotionnelle collective ». Cet apport principal de la thèse, à la GRH, envisage les émotions à la fois comme des objets, des outils et des effets du travail, retentissant sur la santé de l’individu et sur la qualité du service.

Mots-clefs : émotions au travail, compétences émotionnelles, régulations émotionnelles, travail émotionnel, soutien social, risques psychosociaux, santé au travail, qualité de service, études de cas.

Individual and collective emotional regulations in jobs prone to emotional incidents: what issues for HRM?

At a theoretical as well as practical level, it is only recently that the emotional component of work has been taken into account by the HRM (Allouche, 2012). However, since the 1930s, the Human Relations movement and various disciplines distinct from HRM, have included this dimension. In order to examine the emotional functions and regulations of work through four different lines of work most prone to emotional incidents, such as police officers, emergency room staff, teachers in priority education zone, and call center operators, this PhD dissertation exploits and combines various theoretical frameworks. The latter are based on the research conducted by Weiss and Cropanzano (1996) in organizational behaviors, by Salovey and Mayer (1990, 1997) and Gross (Gross, 1998, 2014 ; Gross & John 2003) in psychology, by Hochschild (1998, 2003a, 2003b) and Goffman (1959, 1969, 1973) in sociology, and on studies about social support and social regulations in HRM and sociology of work (Reynaud, 1988, 1997, 2003 ; Ruiller, 2010). To analyze the cases of these professions that involve direct contact with the public from a comparative perspective, we have triangulated data from ethnographies, 107 interviews, and documentation, through a multiple case study within these sectors. On the one hand, we offer a managerial application model revisiting the analysis of the psychosocial factors, as well as operational managerial recommendations, as they help preserve both the professional’s health, and quality of service. On the other hand, we introduce a general theoretical model structuring the emotional process at work, that integrates the concept of "collective emotional regulation". This main contribution of the PhD dissertation to HRM, is that it views emotions as objects, tools and effects of work, which impact the individual’s health and the quality of service.

Keywords: emotions at work, emotional competencies, emotional regulation, emotional labor, social support, psychosocial risks, health at work, quality of service, cases studies.