les régulations individuelles et collectives des émotions
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Les régulations individuelles et collectives des émotionsdans des métiers sujets à incidents émotionnels : quels
enjeux pour la Gestion des Ressources Humaines ?Hélène Monier
To cite this version:Hélène Monier. Les régulations individuelles et collectives des émotions dans des métiers sujets à inci-dents émotionnels : quels enjeux pour la Gestion des Ressources Humaines ?. Gestion et management.Université Jean Moulin (Lyon III), 2017. Français. �tel-01854647�
N°d’ordre NNT : 2017LYSE3027
THÈSE de DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ DE LYON opérée au sein de
Université Jean Moulin Lyon 3
École Doctorale N° 486
École Doctorale Sciences Économiques et de Gestion
Doctorat en Sciences de gestion :
Soutenue publiquement le jeudi 22 juin 2017, par :
Hélène MONIER
LES RÉGULATIONS INDIVIDUELLES ET COLLECTIVES DES ÉMOTIONS DANS DES MÉTIERS SUJETS À INCIDENTS
ÉMOTIONNELS : QUELS ENJEUX POUR LA GRH ?
Devant le jury composé de :
EVERAERE Christophe Professeur des Universités,
Université Jean Moulin Lyon 3 DIRECTEUR DE
THÈSE
DESMARAIS Céline Professeure ordinaire à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud, Suisse
RAPPORTEUR
DETCHESSAHAR Mathieu Professeur des Universités, Université de Nantes
RAPPORTEUR
CLERGEAU Cécile Professeure des Universités, Université de Nantes
SUFFRAGANT
GIL Éric Commandant de Police, Adjoint au chef du département recherche et valorisation professionnelle, École Nationale Supérieure de la Police
SUFFRAGANT
THÉVENET Maurice Professeur des Universités, CNAM / ESSEC Business School
SUFFRAGANT
« Qu’il s’agisse d’émotions ou de techniques, sans préparation, l’imprévisible devient insurmontable » (Éric Heip, actuel numéro 2 du RAID, le 1er juin 2016)
Remerciements
« Pour moi, l’émotion appelle l’action. Ça se passe dans ce sens-là » (Laurent
Delhalle, professionnel de la sécurité, retiré des services de l’Etat). Les émotions au travail
sont devenues pour moi un sujet de prédilection lorsque, durant mes premières expériences
professionnelles, suite à un cursus en École de Commerce, je fus frappée par leurs incidences
sur les prises de décision, les actions, les comportements individuels ou collectifs des
professionnels. Surprise de cette puissance - il s’agit donc encore d’émotion ! - que peut
détenir la composante émotionnelle au travail, j’eus alors la volonté d’analyser en profondeur
les tenants et aboutissants de ce singulier paramètre, dans les organisations. J’exprime ici
toute ma gratitude - état affectif induisant une émotion sociale plaisante et positive - envers
mon entourage personnel et professionnel, qui m’a soutenue durant ce parcours doctoral.
À mon directeur de thèse, Christophe Everaere, pour son écoute active, sa réactivité,
son management adaptatif, son pragmatisme et son anticonformisme ;
À Messieurs Jean-Pierre Dumazert et Dominic Drillon, qui ont semé la graine
académique dans mon parcours professionnel ;
Aux professionnels d’élite de la Sécurité qui ont inspiré cet objet de recherche : à
Messieurs Laurent Delhalle, mon mentor, Robert Paturel et Patrick Cascalès, Philippe, Éric
Heip, pour leur accessibilité, leur gentillesse et leur partage ;
Aux chercheurs canadiens rencontrés en début de parcours, pour leur accueil et leurs
conseils avisés : Mesdames et Messieurs Kathleen Bentein, Frédéric Bove, Benoît Cherré,
Louise Cossette, Michel Cossette, Angelo Soares et Michel Tremblay ;
À tous les professionnels m’ayant accueillie sur les quatre terrains étudiés (dans leur
service, dans leur voiture en patrouille, dans leur box de soins, dans leur salle de classe ou
dans leur open space), aux 108 participants aux entretiens, pour leurs contributions, leurs
réflexions, leur engagement. Nous restons en contact ;
Aux personnels de l’ENSP, pour leur accueil et leur amabilité. À Monsieur Didier
Rosselin, pour son engagement dans la recherche sur la santé et la sécurité au travail, et ses
anecdotes policières captivantes, à Monsieur Éric Gil, pour sa lucidité et son
professionnalisme, à Monsieur Philippe Puginier, notre collaboration ne fait que commencer,
à Messieurs Éric Henrion et Jean-Marc Tanguy, qui m’ont appris à toucher la cible (au sens
propre comme au figuré), à Jean-Sébastien Colombani, pour son hospitalité et sa prévenance,
et à tous les policiers avec qui j’ai eu l’honneur de travailler ou d’être associée. Je remercie
spécifiquement les policiers rencontrés à la brigade anti-criminalité, avec qui je suis toujours
en contact, pour leur discernement et leur générosité. Grâce à eux, j’ai appris à optimiser et
entretenir le trépied « sommeil-sport-nourriture » pour partir en « investigations »
académiques et planifier différents axes de réflexions et d’actions face à « l’imprévu », tout en
prenant la mesure de l’importance de pouvoir « s’extraire du plan ». Comme ils disent,
« quand on part en recherche, on ne sait jamais ce qu’on va trouver » (extraits d’entretiens).
À l’équipe de Magellan, à Catherine Vulcain et Éric Thivant, aux collègues doctorants
pour les échanges et partages de pratiques, aux enseignants de l’IAE Lyon avec lesquels j’ai
eu l’honneur de coopérer : à Mesdames et Messieurs Alain Roger, Camille de Bovis, Didier
Vinot, Thierry Rochefort ;
À mes parents, ma sœur et mon frère, noyau familial aussi fidèle et permanent que cet
objet de recherche, pour leur soutien de tous les instants. Je saisis désormais toute la nécessité
du soutien socio-émotionnel hors travail, entretenant l’investissement professionnel ;
À Damien Spennato, jeune entrepreneur sagace, pour nos brainstormings et son talent
dans l’aménagement de sas de décompression inattendus ; à Juliette Treppo, pour sa
persévérance amicale, sa profondeur de réflexion et sa drôlerie inégalées. À mes amis
proches, pour leur intérêt sur ce choix de parcours, et leur énergie festive.
Aux membres du bureau des Pôles Du Management - Pôle Lyon Rhône, Association
réunissant managers et dirigeants sur des thématiques managériales actuelles.
Je remercie également les membres du jury, qui me font l’honneur d’évaluer ce
travail : à Mesdames et Messieurs Cécile Clergeau, Céline Desmarais, Mathieu Detchessahar,
Maurice Thévenet, et bien sûr Christophe Everaere et Didier Rosselin, présents jusqu’au bout
de ce cheminement.
La matérialisation de la recherche en actions opérationnelles, ensuite évaluées,
corrigées, poursuivies, m’apparaît comme l’aboutissement incontournable de l’analyse de
toute la richesse de témoignages et d’observations accumulés. Je remercie donc l’équipe du
Centre de Recherche de l’ENSP de m’en donner les moyens, et d’organiser ce projet collectif
dans un avenir très proche.
Liste des acronymes
ACTH : AdrénoCorticoTropHine, ou hormone adrénocorticotrope
AESS : Agence Européenne pour la Santé et la Sécurité
ANACT : Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail
ANI : Accord National Interprofessionnel
ANSES : Agence Nationale de SÉcurité Sanitaire de l’alimentation, de
l’environnement et du travail
ARACT : Agence Régionale pour l’Amélioration des Conditions de Travail
BAC : Brigade Anti-Criminalité
BIT : Bureau International du Travail
BRI : Brigade de Recherche et d’Intervention
CDI : Compagnie Départementale d’Intervention
CEE : Centre d’Études de l’Emploi
CHSCT : Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail
CHU : Centre Hospitalier Universitaire
CLACT : Contrats Locaux d’Amélioration des Conditions de Travail dans les
hôpitaux publics
CPE : Conseiller Principal d’Éducation
CRS : Compagnies Républicaines de Sécurité
CT : Conditions de Travail
CUMP : Cellule d’Urgence Médico-Psychologique
DAFOP : Délégation Académique à la FOrmation des Personnels
DARES : Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques
DCSP : Direction Centrale de la Sécurité Publique
DDA : Deliberative Dissonance Acting
DDSP : Direction Départementale de la Sécurité Publique
DGAFP : Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique
DRH : Direction des Ressources Humaines
DUE : Document Unique de l’Entreprise
DUER(P) : Document Unique d’Évaluation des Risques (Professionnels)
ECLAIR : École-Collège-Lycée-Ambition-Innovation-Réussite
ELS : Emotional Labour Scale
EM : École de Management
ENSP : École Nationale Supérieure de la Police
EPBET : Échelle de mesure Positive du Bien-Être au Travail
EPS : Éducation Physique et Sportive
ERQ : Emotion Regulation Questionnaire
ESG : École des Sciences de Gestion
EVREST : ÉVolution et RElation en Santé Travail
GAS : General Adaptation Syndrome
GIPN : Groupe d’Intervention de la Police Nationale
GPDS : Groupe de Prévention contre le Décrochage Scolaire
GRH : Gestion des Ressources Humaines
GSP : Groupements de Sécurité de Proximité
HEC : (École des) Hautes Études Commerciales
HPST : Hôpital Patients Santé Territoire
IAO : Infirmier d’Accueil et d’Orientation
INRS : Institut National de Recherche et de Sécurité
IPR : Inspecteur Pédagogique Régional
IRM : Imagerie par Résonance Magnétique
IRP : Instances Représentatives du Personnel
ITT : Interruption Temporaire de Travail
MAP : Modernisation de l’Action Publique
MBI : Maslach Burnout Inventory
MEP : Monitoring Électronique des Performances
MGEN : Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale
MSCEIT : Mayer Salovey Caruso Emotional Intelligence Test
NPM : New Public Management
NAO : Négociations Annuelles Obligatoires
OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Économique
OHF Organisations à Haute Fiabilité
OMS : Organisation Mondiale de la Santé
OPJ : Officier de Police Judicaire
PAE : Programmes d’Aides aux Employés
PAF : Plan Académique de Formation
PANAS : Positive And Negative Affect Schedule
PECP : Paradigme Épistémologique Constructiviste Pragmatique
PECGL : Paradigme Épistémologique Constructiviste de Guba et Lincoln
PER : Positive Emotion Regulation
PMSI : Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information
PNL : Programmation Neuro-Linguistique
PNSP : Plan National de Santé Publique
PV : Procès-Verbal
PVC : Part Variable Commerciale
QE : Quotient Émotionnel
QI : Quotient Intellectuel
QVT : Qualité de Vie au Travail
RAID : Recherche-Assistance-Intervention-Dissuasion
RAR : Réseaux Ambition Réussite
REP : Réseau d’Éducation Prioritaire
REP+ : Réseau d’Éducation Prioritaire renforcée
RPS : Risques PsychoSociaux
RRS : Réseaux de Réussite Scolaire
RTT : Réduction du Temps de Travail
SAMU : Service d’Aide Médicale d’Urgence
SATIN : SAnté au Travail, INRS et université Nancy II
SBS-HP : Staff Burnout Scale for Health Professionals
SEPS : Syndrome d’Épuisement Professionnel des Soignants
SIP : Santé et Itinéraires Professionnels
SOPSR : Service d’Ordre Public et de Sécurité Routière
SNCF : Société Nationale des Chemins-de-fer Français
SPT : Stress Post-Traumatique
SST : Santé et Sécurité au Travail
SUD : Solidaires, Unitaires, Démocratiques, de l’union syndicale solidaire
SUMER : SUrveillance Médicale des Expositions aux Risques professionnels
SVT : Sciences de la Vie et de la Terre
T2A : Tarification À l’Activité
TIC : Technologies de l’Information et de la Communication
TMS : Troubles Musculo-Squelettiques
TP : Travaux Pratiques
TPE : Très Petite Entreprise
UCANSS : Union des CAisses Nationales de Sécurité Sociale
UE : Union Européenne
UQAM : Université du Québec À Montréal
ZEP : Zone d’Éducation Prioritaire
Sommaire
Introduction ............................................................................................................................ 13
PREMIÈRE PARTIE : Fondements théoriques et questionnements de recherche ........ 27
Introduction ........................................................................................................................ 29
Chapitre 1 : Les émotions au travail : de l’émergence d’un objet d’étude à la
régulation des émotions ...................................................................................................... 31
Introduction ....................................................................................................................... 31
1.1. Les émotions au travail : émergence d’un objet d’étude et délimitation effective .... 31
1.2. Les émotions au travail : détermination de l’angle théorique ................................ 41
1.3. Les compétences émotionnelles, choix d’un cadre théorique ................................ 53
1.4. Le travail émotionnel, travail invisible du professionnel en contact avec un public .
................................................................................................................................ 59
1.5. Les régulations individuelles des émotions ........................................................... 68
1.6. Des « régulations émotionnelles collectives » ? .................................................... 76
Chapitre 2 : Management et santé au travail ................................................................... 89
Introduction ....................................................................................................................... 89
2.1. Travail, santé, émotions : d’une approche pathogénique des risques à un processus
salutaire ............................................................................................................................. 89
2.2. Les manifestations émotionnelles pathogènes : l’organisation, poison et remède .. 109
2.3. Les ressources et stratégies de régulations des émotions : des conséquences
contrastées sur la santé au travail et l’accomplissement de la tâche ............................... 115
Chapitre 3 : Des métiers à « incidents émotionnels » .................................................... 133
Introduction ..................................................................................................................... 133
3.1. Les métiers de service, des métiers à incidents émotionnels ................................... 133
3.2. Policiers et infirmiers de la fonction publique ......................................................... 139
3.3. Enseignants, téléconseillers : des métiers sujets à « incidents émotionnels » ......... 153
Chapitre 4 : Questionnements théoriques et managériaux .......................................... 161
4.1. Articulations du triptyque compétences émotionnelles - travail émotionnel -
régulation émotionnelle .................................................................................................. 161
4.2. Vers un management de la « régulation émotionnelle collective »?........................ 161
4.3. Une typologie dimensionnelle des émotions sans modèle théorique ? .................... 162
DEUXIÈME PARTIE : Épistémologie, méthodologie et résultats .................................. 165
Introduction ...................................................................................................................... 167
Chapitre 5 : Épistémologie et méthodologie ................................................................... 169
Introduction ..................................................................................................................... 169
5.1. Épistémologie de la recherche ................................................................................. 169
5.2. Quatre études de cas avec immersions et entretiens ................................................ 180
5.3. Une méthodologie méthodique et répétée : comparaison d’études de cas et méthode
d’analyse ......................................................................................................................... 223
Chapitre 6 : Adaptations méthodologiques et résultats ................................................ 251
Introduction ..................................................................................................................... 251
6.1. Étude de cas : le cas des policiers de la brigade anti-criminalité ............................. 251
6.2. Étude de cas : le cas des infirmiers d’un service d’Urgences .................................. 290
6.3. Étude de cas : le cas des enseignants en collège REP+ ........................................... 325
6.4. Étude de cas : le cas des téléconseillers d’une grande entreprise de
télécommunications ........................................................................................................ 353
TROISIÈME PARTIE : Discussion, modélisation, limites et perspectives .................... 383
Introduction ...................................................................................................................... 385
Chapitre 7 : Une relecture des facteurs de RPS par les enjeux sous-jacents aux
rapports en société ............................................................................................................ 387
Introduction ..................................................................................................................... 387
7.1. Une nouvelle perspective de considération des RPS ............................................... 387
7.2. « Je n’ai pas signé pour ça ! » : émotions acceptables versus émotions inacceptables,
une nouvelle caractérisation des risques ......................................................................... 392
Chapitre 8 : Vers une modélisation du processus émotionnel au travail .................... 399
Introduction ..................................................................................................................... 399
8.1. Des « objets émotionnels de travail » ...................................................................... 399
8.2. Des « outils émotionnels de travail » ....................................................................... 417
8.3. Des « effets émotionnels du travail » ....................................................................... 443
8.4. Proposition de structuration du processus émotionnel au travail ............................. 468
Chapitre 9 : Limites et perspectives de recherche ......................................................... 471
Introduction ..................................................................................................................... 471
9.1. Les limites de la recherche ....................................................................................... 471
9.2. Perspectives de recherche ........................................................................................ 478
Conclusion ............................................................................................................................. 489
Bibliographie ......................................................................................................................... 495
13
Introduction
14
15
Colère, dégoût, surprise, joie, peur, tristesse… Longtemps, les émotions furent
l’apanage des Arts et des Lettres. En 1872, la Science y fait incursion, et Charles Darwin
soutient qu’un certain nombre d’émotions fondamentales à l’Être humain possèdent une
expression faciale universelle. Un siècle plus tard, la psychologie approfondit cette
affirmation sous l’impulsion de Paul Ekman (1972), qui démontre qu’il existe sept émotions
de base, fondamentales, dont les expressions faciales constituent une sorte de langage humain
universel, commun tant aux tribus isolées de Papouasie-Nouvelle-Guinée, qu’à l’Homme
moderne de nos villes. Plaisantes ou déplaisantes, l’affinement de ses recherches porta à
quinze le nombre de ces émotions universellement identifiables (Ekman, 1994 et 2009). Ainsi,
les expressions du visage sont-elles déterminées biologiquement (Darwin, 1972 ; Ekman,
1972, 1994 et 2009). La reconnaissance faciale des émotions, leur identification, leur
perception, et leur expression, constitue la compétence émotionnelle élémentaire du
modèle de Salovey et Mayer (1997 : 11).
Dans les métiers de contact avec un public, cette compétence s’avère donc
particulièrement utile à l’accomplissement de la tâche. Dans les métiers de contact direct et
initial avec l’usager ou le client, que nous qualifions de primo contact avec un public,
l’émotion du professionnel doit être contrôlée, réprimée, simulée ou réfrénée (Jeantet, 2003 ;
Hochschild, 2003a et 2003b ; Molinier & Flottes, 2012). En interaction avec son interlocuteur,
l’enjeu humain pour le professionnel sera d’être capable, non seulement d’en « lire » le visage
et la communication non verbale, pour y apporter une réponse adéquate, mais encore
Crédits : Photographe Charles-Édouard Gil
16
d’adapter lui-même son état émotionnel à la situation, en conformité avec les règles
émotionnelles exigées par l’organisation ou la vie en société.
Or, l’exposition de certains professionnels à des situations de travail générant des
« incidents émotionnels », constitue une condition de travail quotidienne qui demeure
obscure, pour les gestionnaires ou les théoriciens : elle ne peut s’appréhender que dans le
travail réel et réalisé, sur le « terrain ». L’« incident », du latin incidere, signifiant « tomber
sur », correspond à un événement survenant au cours d’une situation professionnelle, et qui
peut en perturber ou en modifier le déroulement. L’« incident émotionnel » correspond, tout
au long de cette recherche, à tout événement à caractère émotionnel plaisant ou déplaisant,
interne ou externe à l’organisation, qui se produit pendant l’activité.
L’interaction entre les Êtres humains entraînant nécessairement une expression, une
transmission, un partage, ou une régulation des émotions, tout métier de service, ou de
contact avec un public, inclut des incidents émotionnels. C’est le cas, par exemple, des
métiers de policier, d’infirmier, d’enseignant, de téléconseiller. Observer, cataloguer, classer,
gérer, prévoir, résoudre ces incidents émotionnels, devient alors un enjeu organisationnel
d’efficacité et de qualité dans l’accomplissement de la tâche.
Dans certains métiers, l’élaboration de méthodes et de stratégies de régulation des
émotions, et de travail sur les émotions, a été réalisée empiriquement, sous la contrainte des
nécessités du réel. Il s’agit de métiers à incidents émotionnels, qui cumulent contact avec un
public et risque. Risque physique, risque psychologique, il s’agit des métiers de policiers de
voie publique et des infirmiers urgentistes. Confrontés à la violence, à la souffrance, à la mort,
ces deux secteurs offrent l’exemple de solutions empiriques, qui gagneraient sans doute à être
fondées sur une solide base théorique, actuellement lacunaire.
Au niveau du professionnel des métiers à incidents émotionnels, le travail sur les
émotions représente un enjeu individuel double : se préserver en se mettant en sécurité
psychique, et réguler les émotions de l’interlocuteur, afin d’intervenir de manière adéquate.
Pour réguler les émotions, le professionnel doit nécessairement en reconnaître les
expressions et les manifestations, chez lui et chez l’interlocuteur. L’infirmier devra ainsi
établir la juste distance avec le patient, pour ne pas répondre en miroir à sa douleur ou à sa
détresse, tout en maintenant avec lui une certaine empathie. De même, le policier, d’une part,
repère et interprète le comportement non verbal des mis en cause, pour pouvoir anticiper leurs
éventuels violents passages à l’acte, ou mettant en échec leur intervention, tout en assurant la
sécurité dans le collectif de travail. Et d’autre part, il contrôle et régule son comportement : il
patiente discrètement en planque, masque sa fébrilité ou sa peur, contient sa colère, joue
17
l’indifférence devant les insultes, affiche calme ou autorité. Pour des raisons de pertinence, de
pragmatisme et d’actualité, qui seront justifiées dans le corps de la thèse, le métier de
policier représentera, dans cette recherche, le secteur d’activité archétypal de référence.
Et ce double enjeu individuel a une portée sanitaire, sociale et Politique, au sens
étymologique du terme. En effet, travail et émotions, en agissant sur le corps et le
psychisme de l’individu, se répercutent sur sa santé et son bien-être professionnel.
Ressentir ou jouer des émotions mobilise le corps et la psyché du professionnel (Selye, 1974 ;
Charpentier, 2000 ; Dejours, 2001 ; Hochschild, 2003a ; Mikolajczak & al, 2009 ; Molinier &
Flottes, 2012), et s’y inscrivent avant de devenir des comportements. Face à des événements
stressants, l’émotion agit chimiquement sur le corps et conditionne la cognition et le passage à
l’acte. L’événement une fois passé, la médecine démontre que le système nerveux
parasympathique fait revenir l’individu à un niveau émotionnel plus paisible (Beatty, 2001 ;
Davezies, 2013). Ce processus homéostatique salutaire maintient l’équilibre mental et
psychique. Cependant, si l’émotion déplaisante au travail s’inscrit dans la chronicité, alors
elle devient source pathogène. L’efficacité des mécanismes chimiques internes de protection
du corps s’émousse, s’use ; l’individu, dont le corps réagit à la chronicité des états affectifs
déplaisants par retrait et auto-conservation (Selye, 1974), impliquant un « désengagement
émotionnel » (Davezies, 2013), peut alors connaître des pathologies psycho-somatiques et
inflammatoires ayant des manifestations localisées (maux de dos, migraines, troubles
musculo-squelettiques (TMS)), ou de « bas grade », responsables de phénomènes douloureux
diffus (Beatty, 2001 ; Davezies, 2013). Ces troubles de la santé aboutissent potentiellement à
une décompensation somatique ou psychopathologique, durant laquelle l’individu ne peut
plus retourner au travail : c’est l’épuisement professionnel. Au début de l’année 2017, l’intérêt
général de ce problème amène la Commission nationale des affaires sociales de l’Assemblée
nationale1, à s’intéresser à la question de savoir comment reconnaîre ce syndrome comme
maladie professionnelle, alors même que le détail du mécanisme menant à cet état ne fait pas
consensus dans la théorie.
Toujours est-il que le rapport étroit entre travail et santé conduit les
professionnels de la fonction RH et de la santé au travail à s’emparer de la question des
émotions, par une approche organisationnelle sous l’angle des risques psychosociaux (RPS),
vision pathogénique de la Santé et Sécurité au Travail (SST), et / ou sous l’angle de la qualité
de vie au travail (QVT), du bien-être au travail, processus salutaires. Dans le secteur privé,
1 http://www2.assemblee-nationale.fr/documents/notice/14/rap-info/i4487, site consulté le 10 mars 2017
18
l’institutionnalisation des RPS et la considération de la santé du professionnel par la Gestion
des Ressources Humaines (GRH), s’inscrit dans la directive-cadre européenne de 1989, la loi
française de modernisation sociale du 17 janvier 2002, l’accord-cadre européen sur le stress
au travail du 8 octobre 2004, l’ANI sur le stress au travail du 2 juillet 2008 débouchant sur des
accords d’entreprise, l’intégration de la QVT dans l’ANI du 19 juin 2013, la loi Rebsamen du
17 août 2015. La prise en compte des facteurs de risques au travail pénètre des instances
comme la Commission Européenne, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’Agence
Européenne pour la Santé et la Sécurité (AESS) (Zawieja & Guarnieri, 2014), et se traduit
dans les articles L4121 et L4131 du Code du Travail. Au sein de la fonction publique, qu’il
s’agisse du secteur de la santé, de la sécurité, ou de l’enseignement, la qualité de la GRH, de
la formation, la mise en place d’une politique de prévention des RPS ou d’une politique de
QVT, formelle et opérationnelle, ainsi que la modernisation des politiques RH, constituent
une priorité actuelle2. Par ailleurs, un accord-cadre portant sur un plan national d’action pour
la prévention des RPS dans la fonction publique a vu le jour le 22 octobre 2013 : il oblige
chaque employeur public à élaborer un plan d’évaluation et de prévention des RPS pour
l’année 2015. L’accord-cadre sur la QVT dans la fonction publique du 12 janvier 2015
complète cette approche pathogénique des risques de la SST.
Alors que le rapport de Gollac et Bodier (2011) met en évidence la composante
émotionnelle au travail, dans la souffrance ou le bien-être ressenti par le professionnel, que
cette composante retentit sur la santé de celui-ci (van Hoorebeke, 2008b), et que l’enjeu
devient juridique en conférant, à la GRH, parallèlement aux services de santé au travail, de
plus en plus d’attributions d’actions (Ughetto, 2011 ; Leroux & van de Portal, 2011), celle-ci
peine à s’approprier tous ses rôles nouveaux dans le domaine émotionnel : la littérature
apparaît éparse, contradictoire, ou lacunaire, et les pratiques improvisées, empiriques, et
aléatoires. La GRH serait-elle alexithymique3 ?
Ayant été historiquement prise en considération par les disciplines de la psychologie,
de la neurologie, de la sociologie, la question des émotions pénétra les théories de
l’organisation à partir du courant des Relations Humaines et de l’approche socio-technique,
dans les années 1940. Les travaux de March (March & Simon, 1958) en théorie des
organisations, et ceux du neurologue Damasio (1994) établirent plus tardivement les émotions
comme nécessités dans la prise de décision. Au niveau des théories psychosociologiques, les
2 Bilan 2013 des pratiques de GRH, Ministère de la Fonction Publique, Direction Générale de la Fonction
Publique (DGFP) 3 Étymologiquement : a = absence, lexis = de mots, thymie = pour les émotions.
19
concepts élaborés s’adossent aux dernières découvertes médicales concernant les zones du
cerveau et sa plasticité, et la profondeur de leurs perspectives s’accroît, si elles se vérifient
dans la réalité. En sciences de gestion, le marketing s’empara de l’objet de recherche que
constitue les émotions, afin d’étudier leur influence sur le comportement des consommateurs,
dès les années 1980. Cependant, bien que de nombreuses études traitent, ces trente dernières
années, de la question des émotions dans les organisations, la GRH, notamment, a semblé la
délaisser. En effet, la composante émotionnelle au travail, dans les pratiques ayant trait aux
Ressources Humaines et au management, reste un sujet relativement nouveau dans le
corpus théorique de la GRH (Allouche, 2012), et un sujet peu abordé. Notre contribution
visera donc à compléter l’approche émotionnelle dans le champ de la Gestion des
Ressources Humaines, approche qui manque d’explicitation et de description théorique.
Cette recherche propose aux gestionnaires de la fonction RH et aux autres acteurs de la Santé
et Sécurité au Travail (SST) de s’intéresser à la raison d’être des émotions, individuelles et /
ou collectives, qui entrent en jeu dans les organisations, et les considérer comme des
informations sur les comportements présents et à venir. Ces focales sur le facteur émotionnel
ont pour ambition de procurer à ces acteurs une forme de discernement à propos des affects au
travail, pour préserver les professionnels d’une « alexithymie organisationnelle », s’exprimant
par des manifestations psychopathologiques organisationnelles : délitement des collectifs,
absentéisme récurrent, conflits internes, insatisfaction au travail, signes d’une forme de
psycho-somatisation organisationnelle.
Ainsi, du point de vue de la GRH, cette recherche portant sur les régulations des
émotions au sein de métiers à incidents émotionnels, combine enjeux juridique, sanitaire,
humain, et de qualité de service. Plus précisément, la considération du rôle des émotions au
travail et de leurs incidences sur l’individu, le collectif de travail, et l’organisation, par la
GRH et le Management, vise deux objectifs théoriques et pratiques : la santé des
professionnels et la qualité du service. Concernant cette dernière, le problème de sa définition
sera examinée par la suite dans le corps du texte. En un aperçu rapide, nous entendrons, dans
cette recherche, la « qualité de service » comme étant l’équivalent de l’« accomplissement de
la tâche » de façon satisfaisante, par le professionnel, du fait d’un manque d’explicitation et
de consensus dans la littérature.
20
Cette recherche tend donc à forger des clefs de compréhension, relatives à la question
que nous nous proposons de formuler de la façon suivante : quelles sont les composantes du
processus émotionnel au travail et leurs répercussions sur la santé du professionnel ainsi
que sur l’accomplissement de sa tâche ?
Au niveau managérial, quelles seraient les marges de manœuvre du management et
de la GRH, dans une optique de préservation de la santé des professionnels et de la
qualité de service et d’intervention ?
Pour y répondre, plusieurs points de réflexion seront analysés et développés :
- Quelles sont les régulations individuelles et collectives des émotions dans des métiers sujets à
incidents émotionnels ?
- Comment s’articulent les concepts de compétences émotionnelles, de travail émotionnel et de
régulation émotionnelle ?
- Existe-t’il une régulation sociale émotionnelle, mobilisant les collectifs de travail ? Si oui,
quelles formes prend-t-elle dans l’organisation ?
- Comment structurer le processus émotionnel au travail ?
Notre étude a pour intention de formuler des éléments de réponses à ces interrogations,
à travers une démarche scientifique présentée au chapitre 5, induisant une approche abductive,
impliquant des allées et venues entre « terrains » et théorie, une méthodologie qualitative, par
étude de cas multiple au sein de métiers de services en primo contact avec un public, de
secteurs variés, avec triangulation des données. La démarche méthodique et répétitive du
recueil de données et de leur analyse conduira à une comparaison inter-cas. La posture
compréhensive adoptée a pour dessein d’offrir un éclairage des comportements individuels et
collectifs dans l’organisation.
Ce travail de recherche, par la méthodologie sélectionnée, donne accès à trois niveaux
de lecture et d’analyse du phénomène étudié, à savoir les régulations des émotions au travail :
- le niveau individuel, par l’approche méthodologique de terrain, comprenant observations des
individus en contexte professionnel, et recueil de données, relatives à la composante
émotionnelle au travail, en entretiens individuels semi-directifs, auprès des professionnels des
services suivants : une brigade anti-criminalité (BAC), un service d’urgences
traumatologiques, un établissement en Réseau d’Éducation Prioritaire renforcée (REP+), et un
service de téléconseillers-vendeurs d’une grande entreprise de télécommunications ;
- le niveau collectif, par la méthodologie d’immersions in situ, là où se joue, en réalité, tout le
travail des professionnels sur l’émotion, la plupart des acteurs observés n’exerçant pas leur
21
activité isolément, mais au sein d’un collectif, plus ou moins restreint. En effet, le contexte
d’incidents émotionnels, voire de « risques » concernant les secteurs de la sécurité et de la
santé, rend indispensable la qualité de la coopération et de la confiance interindividuelle ; il
rend peut-être aussi inévitable une forme de partage des émotions, en lien avec les épreuves
potentiellement difficiles, vécues et surmontées, ensemble ;
- le niveau managérial, par la triangulation des données issues des immersions, d’entretiens
semi-directifs et non directifs auprès des professionnels de la fonction RH et de la santé, des
managers de niveaux hiérarchiques variés, impliquant systématiquement le management de
proximité.
Une modélisation du processus émotionnel au travail ainsi que la proposition d’une
grille de lecture compréhensive des enjeux des émotions au travail et de leurs
régulations, constituent les principaux apports théoriques de cette recherche. Un certain
nombre de préconisations managériales issues des analyses des résultats des études de cas et
de la comparaison inter-cas, ainsi que la représentation d’un modèle d’application
managérial intégrant la composante émotionnelle dans les politiques de SST des
organisations, en composent les apports managériaux majeurs.
La thèse se développe en trois parties. La première établit une revue de littérature de
la composante émotionnelle au travail, de l’historique de sa considération dans les
organisations aux diverses formes que revêt le travail sur les émotions et leurs régulations,
puis soulève les questionnements théoriques et managériaux face aux manquements et
nébulosités théoriques et pratiques. La deuxième détaille le paradigme épistémologique et la
méthodologie adoptés, ainsi que les résultats de l’étude. La troisième propose une discussion
des résultats, expose la modélisation du processus émotionnel au travail, puis indique les
limites de la recherche et ouvre quelques perspectives.
La première partie s’articule de la manière suivante :
- le chapitre 1 délimite l’objet d’étude, et justifie le choix de l’angle théorique adopté.
Nous présentons et cernons les concepts de compétences émotionnelles, de travail
émotionnel, de régulations émotionnelles individuelles, et revisitons la théorie de la
régulation sociale de Reynaud (1988, 1997 et 2003), afin de proposer un concept de
« régulation émotionnelle collective », sous-tendu par les multiples formes que peut prendre
le soutien social.
22
- Le chapitre 2 expose l’imbrication entre travail, santé et émotions, tout d’abord selon
l’approche pathogénique des RPS, puis par le biais du processus salutaire que représentent la
QVT et le bien-être au travail. Nous présentons ensuite les manifestations émotionnelles
pathogènes du stress au travail et de l’épuisement émotionnel, pour lesquelles
l’organisation apparaît comme « pharmakon », remède ou poison, remède et poison. Enfin,
après les avoir théoriquement décrites et analysées, nous élaborons un répertoire des
stratégies et ressources de régulations des émotions mentionnées dans la littérature traitant des
émotions au travail, en identifiant leurs répercussions sur la santé au travail de l’individu qui
les mobilise, ainsi que sur l’accomplissement de sa tâche.
- Le chapitre 3 constitue un état de l’art relativement à la composante émotionnelle au travail
dans quatre métiers de service, sujets à « incidents émotionnels », en contact avec un
public : les policiers, les soignants, les enseignants et les téléconseillers.
- Le chapitre 4 recense les trois questionnements théoriques et managériaux principaux de la
recherche : celui des relations entre les concepts de compétences émotionnelles, travail
émotionnel et régulation émotionnelle, mobilisés dans cette étude ; celui d’une hypothétique
« régulation émotionnelle collective », intégrant le soutien social ; et celui de la construction
d’un modèle théorique intégrant la typologie dimensionnelle des émotions de Jeantet (2003),
Bernard (2007) et Remoussenard et Ansiau (2013), afin de structurer le processus
émotionnel au travail.
La deuxième partie de la thèse, rendue substantielle par le nombre de cas différents
étudiés, la variété de leur contexte professionnel et social, la méthodologie employée, et le
caractère répétitif et qualitatif de la méthode de recherche, expose, d’une part, le paradigme
épistémologique et la méthodologie adoptés, et d’autre part, les adaptations méthodologiques
et leurs résultats.
- Le chapitre 5 caractérise le paradigme épistémologique dans lequel se situe cette recherche :
le paradigme épistémologique constructiviste pragmatique, nous permettant l’accès à la
connaissance d’un phénomène à travers les représentations des acteurs, recueillies sur le
terrain et lors d’entretiens. La démarche de pré-recherche est ensuite présentée. Ensuite, nous
spécifions la démarche méthodologique qualitative engageant quatre études de cas avec
immersions et entretiens : nous déterminons les composantes de la méthodologie en détail,
précisons le design de la recherche et la méthode de recueil de données. Nous relatons les
différentes étapes des études de cas menées : nous précisons et circonstancions les
ethnographies des quatre secteurs, et les entretiens des 89 volontaires. Une section est dédiée
23
à la démarche méthodique et répétée autorisant la comparaison inter-cas des résultats, et
permettant une analyse crédible des données, qui sera elle-même explicitée quant à sa
méthode. Nous examinons, pour finir, la qualité et la validité de la recherche.
- Le chapitre 6 scrute les résultats des analyses des quatre études de cas, une par une, en
présentant leurs adaptations méthodologiques. Le cas des policiers de la brigade anti-
criminalité représente le cas archétypal de l’étude du processus émotionnel en situation de
travail. Il permet d’illustrer les stratégies et ressources de régulations des émotions par
contrastes et / ou similitudes avec les trois autres cas. Dans ce chapitre, nous fournissons les
éléments suivants, pour chaque cas : les caractéristiques générales du cas, un récapitulatif de
la méthodologie employée, le déroulement de l’immersion, les difficultés rencontrées et les
occurrences émotionnelles saillantes des situations de travail, le processus de collecte de
données par les entretiens semi-directifs et non directifs, et les résultats de l’étude
relativement aux différentes composantes du processus émotionnel au travail.
La troisième partie de la thèse ouvre la voie à une modélisation théorique de la
composante émotionnelle au travail, à travers les trois chapitre suivants :
- Le chapitre 7 fournit une nouvelle lecture des facteurs de RPS, enrichie en compréhension
des comportements individuels et collectifs, en intégrant la théorie psycho-évolutionniste des
émotions dans l’interprétation des ressentis au travail. Au-delà d’une considération théorique
des grands enjeux thétiques de l’Homme au travail et même hors travail, dans l’analyse des
facteurs de risques professionnels, un modèle d’application managérial général est
proposé.
- Le chapitre 8 discute les résultats exposés dans la deuxième partie, quant aux composantes
du processus émotionnel au travail, dans chacun des cas concernés, et par comparaison inter-
cas. Il apprécie les différentes pratiques individuelles, collectives, managériales,
organisationnelles recensées, en dégage les limites, et soumet quelques préconisations
managériales. Une première section circonscrit et discute de ce qu’est un « objet
émotionnel » de travail, en étaye les particularités dans les quatre métiers, ainsi que les
répercussions sur la santé de l’individu et l’accomplissement de sa tâche. Une deuxième
section répertorie et analyse différents « outils émotionnels » de travail, les émotions au
travail étant considérées comme des objets sur lesquels les professionnels doivent travailler.
Les différentes ressources et stratégies de régulations des émotions sont comparées de
manière interprofessionnelle, et leurs retentissements sur la santé de l’individu, le
fonctionnement du collectif de travail et la qualité de service sont discutés. Une troisième
24
section définit ce qu’est un « effet émotionnel » du travail, en discute les expressions
saillantes, cas par cas, en propose une comparaison, et en examine l’impact sur la santé de
l’individu et sur la qualité de service futur. Enfin, une dernière section dessine le modèle
théorique émergent de ces considérations.
- Le chapitre 9 relève, dans un premier temps, certaines limites de la présente recherche et en
examine la fiabilité et la crédibilité. Dans un second temps, il propose plusieurs perspectives
de recherches dégageant le vaste champ des possibles, quant à l’étude des émotions au travail,
du point de vue de la GRH.
25
Structuration de la thèse
PREMIÈRE PARTIE : Fondements théoriques et questionnements de recherche
Chapitre 4 : Questionnements théoriques et managériaux
Chapitre 1 : Les émotions au travail : de l’émergence
d’un objet d’étude à la régulation des émotions
Chapitre 2 : Management et santé au travail
Chapitre 3 : Des métiers à « incidents émotionnels »
Introduction
DEUXIÈME PARTIE : Épistémologie, méthodologie et résultats
Chapitre 5 : Épistémologie et méthodologie de la recherche
Chapitre 6 : Adaptations méthodologiques et résultats
TROISIÈME PARTIE : Discussion, modélisation, limites et perspectives
Chapitre 7 : Une relecture des facteurs de RPS par les
enjeux sous-jacents aux rapports en société
Chapitre 8 : Vers une modélisation du processus
émotionnel au travail
Chapitre 9 : Limites et perspectives de recherche
Conclusion
26
27
PREMIÈRE PARTIE :
Fondements théoriques et questionnements de recherche
28
29
Introduction de la première partie
La composante émotionnelle au travail, dans les pratiques ayant trait aux Ressources
Humaines et au management, reste un sujet relativement récent dans le corpus théorique de la
GRH : l’Encyclopédie des Ressources Humaines (Allouche, 2012) n’identifiera cet enjeu
comme clé d’entrée thématique que dans sa troisième version. Or, travail et émotions, en
agissant sur le corps et le psychisme de l’individu, entretiennent des rapports mettant en jeu sa
santé et son bien-être professionnel, thématiques dont s’empare la GRH.
La première partie de cette recherche propose une revue de littérature intégrant
la composante émotionnelle au travail dans la discipline de la GRH, en exploitant la
littérature existante sur les émotions au travail, dans un cadre transdisciplinaire.
Un premier chapitre établira l’historique de la prise en compte des émotions au travail
en Gestion, et plus spécifiquement concernant la GRH, déterminera l’angle théorique adopté,
puis exposera les caractéristiques des différents concepts attachés aux émotions au travail : les
compétences émotionnelles, le travail émotionnel, et les différentes formes de régulations
émotionnelles. Les manquements et contradictions théoriques seront relevés, et nos choix de
perspectives théoriques justifiés.
Le second chapitre instaurera la consubstantialité théorique du travail et de la santé, à
travers le prisme de l’émotion. Dans un premier temps, les rapports entre travail, santé et
émotions seront traités sous l’angle des risques psychosociaux (RPS) puis de la qualité de vie
au travail (QVT) et du bien-être. Dans un deuxième temps, nous distinguerons certaines
manifestations émotionnelles pathogènes des risques au travail, en reconnaissant
l’ambivalence de l’organisation, à la fois remède et poison, le grec regroupant ces deux
termes en un seul mot : pharmakon, sous-entendant que ces derniers participent de la même
nature, la toxicité d’un élément dépendant de son dosage. Dans un troisième temps, nous
restituerons les conséquences contrastées des ressources et stratégies de régulations des
émotions, à la fois sur la santé de l’individu et sur l’accomplissement de la tâche, en
proposant alors une synthèse théorique générale des répercussions des choix individuels,
collectifs, managériaux, d’activation d’une ou de plusieurs ressources émotionnelles, d’une ou
de plusieurs stratégies de régulation des émotions.
Le troisième chapitre extraira de la littérature les principales occurrences et incidents
émotionnels de quatre métiers, étudiés dans la présente recherche dans une optique
comparative : les policiers, les infirmiers, les enseignants, et les téléconseillers. Les
30
différentes caractéristiques de ces métiers de service, ainsi que les risques y étant affiliés
seront présentés et répertoriés.
Le quatrième et dernier chapitre s’emploiera à déterminer les questionnements de
recherche, théoriques et managériaux, émergeant des considérations précédentes. Tout
d’abord, il s’agira d’appréhender les interactions entre les concepts auparavant exposés et
discutés. Puis, nous poserons la question de l’existence possible d’un concept considérant la
régulation des émotions comme un acte impliquant et mobilisant le management et le collectif
de travail : la « régulation émotionnelle collective ». Enfin, nous envisagerons une
modélisation structurant le processus émotionnel au travail, en réaction aux insuffisances
théoriques constatées.
31
Chapitre 1 : Les émotions au travail : de l’émergence d’un objet d’étude à la régulation des émotions
Introduction du chapitre 1
Le présent chapitre retracera, dans une première section, l’apparition historique des
émotions au travail en tant qu’objet de recherche en sciences de gestion, et plus
spécifiquement en Gestion des Ressources Humaines (GRH).
La deuxième section déterminera la perspective théorique adoptée. Nous justifierons
d’examiner la question des émotions au travail sous l’angle de la GRH, en considérant
l’émotion comme un affect construit socialement, un phénomène adaptatif multifonctionnel
(Lazarus, 1991 ; Scherer, 2000). Nous motiverons ensuite les choix d’une perspective de
recherche quant aux émotions, ainsi que d’une classification des émotions, appropriée à notre
axe de recherche.
Les troisième, quatrième et cinquième sections délimiteront les contours de trois
concepts : les compétences émotionnelles, le travail émotionnel, et les régulations
émotionnelles individuelles, nous conduisant à nous interroger sur leurs rapports théoriques et
pratiques.
Une sixième et dernière section proposera d’aborder la conceptualisation d’une
éventuelle régulation collective des émotions, en partant de la littérature traitant de différentes
formes de soutien social au travail. L’existence de règles sociales émotionnelles, produites par
le collectif de travail et / ou par l’organisation, questionnera alors une hypothétique
composante émotionnelle intégrant la théorie de la régulation sociale (Reynaud, 1988).
1.1. Les émotions au travail : émergence d’un objet d’étude et
délimitation effective
La réaction aux excès du taylorisme, le courant des Relations Humaines, l’approche
socio-technique, la théorie de la rationalité limitée, ainsi que les travaux scientifiques en
neurologie qui démontrent la fonction indispensable de l’émotion dans la prise de décision,
tout cela concourt à l’émergence de la prise en compte de la composante émotionnelle dans
les organisations. C’est ce que va présenter cette première section.
32
1.1.1. D’une marginalisation de l’émotion au travail à sa prise en compte dans
l’organisation
La composante émotionnelle a été omise, dans les théories de l’organisation,
jusqu’au courant des Relations Humaines, qui sous-entend l’impact des émotions au travail
sur la productivité et le bien-être au travail (Mayo, 1945 ; Likert, 1967). Ce courant naît dans
les années 1930, consécutives à la crise économique de 1929. Courant anti-tayloriste, ce
mouvement intellectuel mise sur le facteur humain en entreprise, examine la question de
l’ambiance et du moral au travail (Chanlat, 2003), celle de la logique des sentiments
(Roethlisberger & Dickson, 1939 : 564) et de la joie au travail (Dubreuil, 1931). Dans les
années 1940, durant lesquelles dominent les pratiques tayloristes au sein de la grande
industrie, Elton Mayo, fondateur de l’École des Relations Humaines, mit en exergue, par ses
expériences menées à Hawthorne, à la Western Electrics, que les opérateurs et ouvriers ne
sont pas mus par le seul appât du gain, mais recherchent de la considération, de la
reconnaissance au travail et que, lorsque l’organisation en montre à leur égard, la productivité
individuelle a tendance à s’accroître. Il introduit le Relay assembly test room, ou installation
d’un laboratoire d’étude sur le terrain, en contexte de travail, afin d’observer les relations
humaines dans l’industrie, sous l’angle de la psychologie du travail : « De [cette étude], Elton
Mayo en est venu à la première déclaration importante de sa théorie : la productivité des
travailleurs n’est pas déterminée par des facteurs ‟objectifs”, ‟scientifiques” comme le
revendiquait Taylor. Mayo a découvert que ce sont les facteurs émotionnels qui importent
pour les travailleurs, comme le fait de bien communiquer auprès d’eux, de les aider à devenir
engagés dans l’organisation, et les amener à ressentir qu’ils sont désirés et importants »
(Crowther & Green, 2004 : 35). Dans son chapitre à propos de la monotonie, « What is
monotony ? » (Mayo, 1933/2003), Elton Mayo fait référence à l’émotion de l’ennui
(Plutchik, 2001), état affectif induit par la nature même du travail répétitif effectué au sein des
usines par les travailleurs, leur provoquant une fatigue mentale, amenant à une baisse de
productivité. Il distingue cette fatigue mentale de la fatigue physique issue d’un travail usant
pour le corps du travailleur : « La question des pauses et du repos doit être traitée par deux
perspectives, selon la nature du travail. Lorsque le travail est musculaire, cette question doit
être regardée au sens littéral du terme […]. D’autre part lorsque la caractéristique principale
du travail est la répétition, plutôt que l’effort, l’ennui et la monotonie deviennent les facteurs à
prendre en compte […] et l’utilité des pauses et repos dépend alors probablement du
changement de l’occupation principale plutôt que d’un arrêt complet du travail »
(Mayo, 1933/2003).
33
Maslow (1943), Lewin (1944), Mayo (1945) et Moreno (1970) reconnurent l’existence
d’une vie de groupe au travail. Lewin (1975), Lippitt et White (1978) étudièrent le rôle de
l’influence sociale, par des expériences sur les styles de leadership - autoritaire, démocratique
et laisser-faire - et sur l’autorité, et leurs impacts sur le comportement au sein du groupe, et
sur la productivité. Leurs résultats mirent en évidence que le style de leadership menant à
la productivité ainsi qu’à la satisfaction au travail correspond au style démocratique : le
leader écoute, propose, et recherche l’adhésion. Lewin, père de la psychologie sociale et de la
dynamique des groupes, remarqua que la résistance au changement provient de l’attachement
aux normes du groupe, et en déduisit que tout changement organisationnel doit être porté
par le collectif et agir sur les normes partagées (Lewin, 1944). Lewin (1944 et 1975) et
Moreno (1970) insistèrent sur les relations dynamiques et les liens affectifs au sein des
groupes restreints de travail. Moreno (1970) proposa de représenter les relations de travail par
un sociogramme, afin de mesurer les états de sympathie, d’antipathie et d’indifférence au
travail, états affectifs relevant soit d’émotions, soit d’humeurs (en page 41). Dans les années
1950, le courant des Relations Humaines se développa avec les travaux de Maslow (1943),
Herzberg et al (1959) et Mc Gregor (1969), qui soulignèrent l’importance d’un système de
besoins particuliers motivant l’Homme au travail : les auteurs défendirent une nouvelle vision
de l’organisation, prenant en compte les aspirations des travailleurs et leur reconnaissance au
travail.
Dans la lignée des recommandations du courant des Relations Humaines, une
expérimentation de « thérapeutique des tensions industrielles » (Friedmann, 1955) fut réalisée,
prenant en compte l’Homme comme acteur de groupe : des conseillers reçoivent les
opérateurs en entretiens confidentiels, fondés sur le volontariat, afin de désamorcer la charge
émotionnelle survenue lors de difficultés au travail. En 1955, Friedmann affirme que : « le
facteur humain est le plus important de l’entreprise » (Friedmann, 1955, cité par Chanlat &
Séguin, 1987 : 294).
Suite au courant des Relations Humaines, l’approche socio-technique se fait jour, au
croisement de la psychologie industrielle, de la sociologie du travail et des sciences de
l’ingénieur, et fonde la théorie socio-technique des organisations. Cette théorie considère le
rôle des groupes restreints de travail, les équipes de travail et l’interdépendance des facteurs
humains et techniques dans l’activité. Emery et Trist (1969) prennent en compte le facteur
humain dans l’organisation ainsi que la conception des postes de travail, et examinent la
possibilité de s’organiser de différentes manières, afin d’optimiser certaines combinaisons
socio-productives. Selon le courant socio-technique, fondé sur l’idée de démocratie
34
industrielle, l’organisation correspond à un système d’interactions, divisé en un système social
et un système technique. L’efficacité organisationnelle dépend de l’optimisation conjointe de
ces deux systèmes. D’une part, Emery et Trist (1969) ont observé que lorsque l’activité
s’élargit et s’enrichit, et que le collectif de travail est fédéré autour d’objectifs communs, les
opérateurs, travaillant en équipe, développent une vision de la production plus globale, et
montrent davantage de satisfaction au travail que dans un mode de travail taylorien.
L’approche socio-technique considère l’Homme comme une ressource et non plus comme une
extension de la machine, et constate l’effectivité du style de leadership participatif (Archier &
Serieyx, 1984). La prise en compte du facteur humain, du bien-être des travailleurs et du
travail en équipe, par le management, participe à la productivité : les postes comprennent
des tâches variées, les compétences sont élargies, les objectifs de chaque membre comptent,
des rotations de poste s’organisent, et les postes se regroupent, afin que chaque groupe forme
une activité d’ensemble, les relations de travail induisant une communication interne et
autonome au groupe. D’autre part, les travaux de Trist et Bamforth (1951) font référence aux
liens entre, d’un côté, l’absentéisme et « l’ambiance » au travail : « L’absentéisme est un
élément important dans la culture du groupe de travail […]. Il y a certains fronts de taille où
l’atmosphère de groupe reste assez longtemps à l’abri de ces influences ; en général, il s’agit
de mines où, de l’avis des mineurs, l’ambiance est bonne » (Trist & Bamforth, 1951, cités par
Chanlat et Séguin, 1987 : 171) ; et, de l’autre, entre l’absentéisme et l’anxiété, « la crainte
de devenir trop vieux pour le travail au front de taille à partir de 40 ou même 35 ans »
(Chanlat & Séguin, 1987 : 171), crainte relative à une insécurité socio-économique (Gollac &
Bodier, 2011).
Malgré ces différents courants ci-dessus évoqués, il demeure que les émotions ont été
négligées, voire niées, dans les organisations, tant taylorienne que bureaucratique : « S’il y a
bien un système organisationnel ou un système économique qui exclue sans pitié toute
émotion, c’est bien la bureaucratie ou le capitalisme » (Cuin, 2001 : 85). Alors que le
taylorisme neutralise l’expression émotionnelle, la bureaucratie l’isole, ne l’autorisant que si
l’individu ne peut l’éviter, et recherche une « surconformité du comportement » (van
Hoorebeke, 2003), les expressions d’émotions au travail dépendant du rôle de l’individu au
travail. Les organisations restent majoritairement décrites comme des lieux de marginalisation
de l’émotion (Ashforth & Humphrey, 1995) : les émotions individuelles doivent être inhibées
au travail. La dimension émotionnelle a longtemps été négligée dans l’étude des phénomènes
organisationnels (Brief & Weiss, 2002), reflétant le positionnement organisationnel originel,
celui du management scientifique, dans lequel l’émotion, phénomène négatif et irrationnel,
35
doit être contrôlée et ne pas interférer avec le fonctionnement organisationnel (Gond &
Mignonac, 2002) : la rationalité, le pragmatisme et l’objectivité se perçoivent comme facteurs
de performance (Ashforth et Humphrey, 1995). Le taylorisme, en neutralisant les
manifestations des émotions et leurs expressions, entraîne une déshumanisation du travail
(Ashforth & Humphrey, 1995), pouvant conduire à une inhibition de l’action, dont les
conséquences s’avèrent néfastes pour la santé des professionnels (van Hoorebeke, 2003).
Pourtant, « l’activité est intrinsèquement constituée de mouvements affectifs en constante
évolution et qui sont constitutifs de l’activité au même titre que l’action, la perception et la
pensée » (Cahour & Lancry, 2011 : 104).
En sciences de gestion et des organisations, March a questionné les limites de la
rationalité (March & Simon, 1958), contribuant alors, indirectement, à l’ouverture de
l’organisation aux phénomènes émotionnels (Gond & al, 2005) : il « propose aussi comme
corollaire à la raison une ‟technologie de la déraison” dont l’existence est une condition
nécessaire à un fonctionnement ‟intelligent” (March, 1971) » (Gond & al, 2005 : 48). Gond,
Herrbach et Mignonac (2005) relèvent que les travaux de March ont permis aux
chercheurs d’appréhender le rôle des émotions dans les organisations, de tenir compte
des phénomènes affectifs en entreprise, l’organisation étant considérée comme un
emotional garbage can, ou rencontre des besoins affectifs, de problèmes et de solutions :
« telle solution sera défendue par un individu parce que ses relations conflictuelles avec
d’autres individus l’amènent à s’opposer à leurs idées et non par suite d’une analyse réfléchie.
Tel responsable d’unité, qui s’identifie à l’image d’un leader convivial, considèrera comme un
problème des relations compétitives entre ses subordonnés, alors qu’un autre pourra
considérer la situation comme un aiguillon de performance et ne rien faire, sans parler du
pervers, qui se réjouira des conflits potentiels entraînés par la situation » (Gond & al, 2005 :
56).
Les travaux de March (March & Simon, 1958 ; March, 1991) sous-entendent le rôle des
phénomènes émotionnels dans le processus d’apprentissage, en mettant en exergue la
facilitation de l’apprentissage, au niveau individuel et organisationnel, par le plaisir et la
bonne humeur en organisation (Gond & al, 2005). James G. March, en précurseur implicite
des émotions dans l’organisation, accorde un rôle important à l’enthousiasme, cet état
affectif suscitant des comportements d’exploration. Les états émotionnels et affectifs
génèrent une « autre » rationalité, ou bien favorable à la productivité, ou bien impliquant des
conséquences néfastes : « ainsi, paradoxalement, c’est une vision idéalisée et ‟irrationnelle”
de la rationalité, par les acteurs organisationnels, qui contribue à générer de la raison, à défaut
36
de la rationalité absolue. James March ne renierait certainement pas un tel paradoxe » (Gond
& al, 2005 : 57).
Dans les années 1980, les chercheurs commencent à se pencher plus
spécifiquement sur la question des émotions au travail (Hochschild, 1983/2003b ; Rafaeli
& Sutton, 1987 ; Eiglier & Langeard, 1987). Peu à peu, des champs de recherche, comme
l’ergonomie du travail, la psychologie du travail, la sociologie du travail, la psychodynamique
du travail, et d’autres disciplines en lien avec l’activité, y intègrent le facteur émotionnel et
ses perspectives psychosociales, sans pour autant communiquer de manière interdisciplinaire
(Morton, 2013). Des chercheurs examinent les effets des émotions sur la vie des organisations
(Brief & Weiss, 2002) et sur la satisfaction au travail (Mignonac, 2004), le rôle des affects des
salariés, celui des affects sur le changement (Huy, 1999), l’influence des affects sur les
performances individuelles et organisationnelles (George & Bettenhausen, 1990 ; Ashkanasy,
2004 ; van de Weerdt, 2011), l’utilisation du facteur émotionnel en environnement incertain
dans un objectif de performance (George & Brief, 1992 ; Ashkanasy, 2004) et dans l’analyse
de l’activité en situation dynamique à risques (Bourgeon & Cahour, 2013), le rôle des
émotions au travail dans l’activité quotidienne (Cahour & Lancry, 2011) et la prise en compte
des affects dans le domaine des interactions Homme-machine (Bourgeon & Cahour, 2013).
Fischer et Ashkanasy (2000) mettent en exergue que les émotions plaisantes ou déplaisantes,
lors de certains événements au travail, influencent la satisfaction au travail, l’engagement,
l’intention de quitter l’organisation, le climat affectif et la coopération. Grosjean et van de
Weerdt (2005) mettent en évidence que les émotions sont des agents régulateurs de situations
difficiles ou contraignantes en entreprise. Ashforth et Humphrey (1995) traitent la question de
la prescription et de la normalisation des émotions par les organisations. Aubert et de
Gaulejac (1991) examinent celle du contrôle de l’affectivité par les professionnels afin de
satisfaire les exigences de l’organisation « managinaire » : « le ‟système managinaire” repose
sur l’adhésion du salarié à des règles de bonne conduite, qui vise plus à l’auto-contrôle et au
conditionnement qu’au contrôle et à la contrainte, notamment à travers des mécanismes
d’incitation (récompenses) destinés à favoriser l’implication (Aubert & de Gaulejac, 1991) »
(van Hoorebeke, 2003 : 5). Dans l’organisation « managinaire », les prescriptions
émotionnelles sont diffusées de manière formelle ou informelle, et, de manière paradoxale, le
professionnel est « prié de s’épanouir » (Aubert & de Gaulejac, 1991), simultanément au
contrôle de ses émotions. Ainsi, dans la littérature en sciences de gestion et sciences de
l’organisation, les phénomènes affectifs au travail acquièrent peu à peu une certaine
reconnaissance (Thévenet, 1999 ; Fischer & Ashkanasy, 2000).
37
Depuis les années 1980, en sciences de gestion, l’influence des émotions sur le
comportement des consommateurs a largement intéressé les recherches en marketing
(Holbrook & Hirschman, 1982 ; Seva & al, 2007). Cependant, alors que le facteur humain se
trouve au cœur de l’avantage compétitif de l’organisation (Gond & Mignonac, 2002), le
champ de la GRH a encore peu exploité la thématique des émotions au travail, toutefois
largement abordée par la psychologie du travail. Pourtant, « comme dans tout autre
domaine d’activité humaine, le travail est la scène de la (re)production des différentes
émotions : on a peur d’avoir un accident, de tomber malade à cause du travail ou de perdre
son emploi ; on est satisfait et fier d’un travail bien fait ; on est en colère face à une injustice
au travail ; on éprouve de la joie et de la surprise en apprenant qu’on a eu une promotion »
(Soares, 2000 : 2). En effet, « les émotions sont une partie intégrante et inséparable de la vie
organisationnelle de tous les jours. Depuis les moments d’anéantissement ou de joie, de peine
ou de peur, jusqu’à la sensation permanente d’insatisfaction ou d’emprisonnement,
l’expérience de travail est saturée de sentiments »4, (Ashforth & Humphrey, 1995 : 98).
Au niveau des pratiques, les émotions ont été peu considérées dans l’activité des
professionnels de la fonction Ressources Humaines (O’Brien & Linehan, 2014) et des
managers. Cet état d’insuffisante appropriation de la question émotionnelle au travail, par la
GRH, nous semble mériter une exploration digne d’intérêt. En effet, la composante
émotionnelle au travail retentit à la fois sur la santé du professionnel et sur la qualité de
service et d’intervention (van Hoorebeke, 2008b ; Monier, 2014), deux préoccupations
majeures de la GRH.
1.1.2. Émotions et prise de décision : l’émotion comme auxiliaire de la raison
Les travaux du neurologue Antonio Damasio (Damasio, 1994) ont démontré que les
émotions accélèrent le processus de prise de décision (Kotsou & Salovey, 2008). Damasio a
observé le comportement de patients ayant souffert de lésions du cortex préfrontal. Il reprend
le cas de Phineas Gage, contremaître des chemins de fer ayant subi, en 1848, un accident du
travail provoquant un dommage important au niveau des lobes préfrontaux. Suite à cet
accident, Gage avait gardé ses aptitudes au raisonnement, mais avait perdu toute capacité de
décision, et d’empathie. Elliott, un patient de Damasio, avait subi une ablation d’une partie du
lobe préfrontal à la suite d’une tumeur, et, tout comme Gage, avait perdu sa sensibilité
émotionnelle et sa capacité à décider. Dans les deux cas, et pour d’autres patients, Damasio a
4 Nous traduisons ici le terme « feeling » par celui de « sentiments », dans le sens de « ressentis ».
38
établi et constaté que les individus ayant subi une lésion des lobes préfrontaux (zones
ventromédianes préfrontales), le « bureau des normes et des mesures » (Damasio, 1994 : 250),
présentent des caractéristiques communes : l’incapacité de prendre des décisions, et un déficit
de ressenti émotionnel. Ils ne peuvent approcher leurs sensations viscérales et corporelles ;
par conséquent, ils prennent des décisions inappropriées. Dans leurs cas, l’émotion, générant
l’action, ne se retrouvait pas canalisée par les lobes préfrontaux. En effet, les structures
corticales préfrontales permettent la prise de conscience du stimulus et de la réaction
émotionnelle (Le Doux, 1994) : « l’existence d’une cognition associée à l’activation
physiologique est déterminante de la nature même de l’émotion » (Schachter, 1971, cité par
van Hoorebeke, 2008a : 36). Ainsi, l’affaiblissement de la capacité à ressentir des
émotions peut conduire à l’irrationalité des comportements, le processus cognitif
n’existant pas sans affect : « les mécanismes permettant d’exprimer et de ressentir des
émotions […] jouent un rôle dans la faculté de raisonnement » (Damasio, 1994 : 10).
L’émotion joue un rôle biologique dans le raisonnement et la prise de décision, en raison
de cette relation constatée entre absence d’émotions et perturbation du raisonnement. De
même, pour Lazarus (1991), l’émotion apparaît comme un signal inconscient d’efficacité du
choix. L’existence de l’interaction cognition-émotion, produisant des décisions (Bechara & al,
1998), des croyances, des actions, va à l’encontre de la vision historique et socialement
ancrée, selon laquelle la décision est idéalement rationnelle et cognitive : pour Platon (427
avant J.-C.), Descartes (1637), Kant (1781), la raison, ou entendement pur, nous fait Homme,
alors que les émotions perturbent l’activité mentale (Salovey & Mayer, 1990). L’importance
du facteur émotionnel dans la prise de décision a ensuite été soutenue et confirmée par
les neurosciences, grâce aux progrès de la neuro-imagerie, comme l’Imagerie par
Résonance Magnétique (IRM) fonctionnelle (Giffard & Lechevalier, 2006).
Damasio, ayant établi la nécessité de l’émotion pour prendre des décisions, propose
alors la théorie des marqueurs somatiques, ou « perception des émotions secondaires des
conséquences prévisibles » (Damasio, 1994), selon laquelle les émotions secondaires, ou
« mixtes » (en page 46), issues de la combinaison d’émotions primaires, ressenties par
l’individu, préviennent ce dernier des conséquences d’un événement, par une réaction
corporelle, la mémoire des événements significatifs (Luminet & Curci, 2009) étant soutenue
par différents repères émotionnels. En effet, l’individu se souvient davantage des informations
à connotation émotionnelle que des informations neutres (Giffard & Lechevalier, 2006). Les
émotions secondaires émanent des représentations et images relatives aux scenarii des
conséquences probables de la décision à prendre : il existe « une ‟instance” spéciale des
39
sentiments générés par les émotions secondaires. Les émotions et sentiments ont été connectés
par l’apprentissage, pour prédire les futurs résultats de certains scenarii » (Damasio, 1994 :
252). Les processus émotionnels dépassent alors les processus d’évaluation rationnelle,
en rapidité, efficacité et économie de moyens.
Peu à peu, la question de la relation entre cognition et affect, dans la prise de décision,
pénètre la sphère des sciences de gestion et de l’organisation (Simon, 1983), mettant en
évidence les effets de cette interaction sur les décisions économiques (Lerner & Tiedens,
2006), sur les prises de décisions en situations trop complexes pour être maîtrisées par une
analyse rationnelle (Damasio, 1994 ; Gond & al, 2005) et sur les prises de décisions et les
prises de risques (Isen, 1993). Dans l’organisation, les émotions font donc partie
intégrante des processus de prises de décisions. Ces dernières peuvent résulter d’une
contagion émo-décisionnelle, pourtant faiblement pourvue de rationalité (van Hoorebeke,
2008a).
40
1.1.3. Synthèse de l’émergence de l’objet d’étude et ses lacunes théoriques et
managériales en GRH
La figure ci-dessous récapitule les différentes phases scientifiques et
organisationnelles ayant amené l’émergence de la prise en compte de la composante
émotionnelle dans les organisations.
Figure 1 : La lente émergence de la prise en compte de la composante émotionnelle au
travail : du courant des Relations Humaines à l’étude des émotions en sciences de gestion
41
La question des émotions au travail, bien qu’ayant peu été abordée sous l’angle de la
GRH, a pénétré progressivement les sciences sociales puis les sciences de gestion, grâce à
différents courants relevant des sciences de l’organisation, puis aux travaux scientifiques en
neurologie, confirmant l’importance du facteur humain et de la composante émotionnelle au
travail. Dans la présente recherche, nous examinons la question des émotions au travail à
travers le prisme de la GRH. Dans cette perspective, nous précisons notre choix d’adoption
du cadre théorique suivant : les émotions au travail, affects construits socialement (Fineman,
2000), procèdent d’une évaluation cognitive de l’individu (Frijda, 1986 ; Weiss &
Cropanzano, 1996 ; Scherer, 2001) ; leur composition s’examine selon l’approche par
catégories (Tomkins, 1980 ; Plutchik, 1980 et 2001).
1.2. Les émotions au travail : détermination de l’angle théorique
Bien qu’ « il serait vain de chercher une définition des émotions » (Derbaix & Poncin,
2005 : 56), nous nous efforcerons ici de présenter les différentes caractéristiques des émotions
au travail. Puis, nous préciserons l’angle théorique sélectionné, en caractérisant la perspective
et la classification adoptées, respectivement l’évaluation cognitive, et l’approche catégorielle.
1.2.1. Les émotions au travail, affects construits socialement
Les émotions se distinguent d’autres états affectifs, comme l’humeur, les sentiments,
les tempéraments et les préférences (Gray & Watson, 2001). Deux mécanismes
physiologiques régulent les affects : un système appétitif positif, relié à la recherche de
récompense, et un système aversif, relié à la recherche de l’évitement (Frijda, 1994 ; Garcia &
Herrbach, 2006). Ces systèmes motivationnels peuvent être activés de manière opposée,
couplée, ou indépendante (Cacioppo & al, 1999). L’affect, construit psychologique imprécis,
général, comprenant les émotions, les humeurs, les dispositions (Gray & Watson, 2001), se
compose de quatre variables :
- le degré de spécificité du stimulus (ou relation individu-objet),
- l’intensité de la réaction : les émotions induisent une réponse de plus forte intensité
que les humeurs,
- la durée de la réaction : l’émotion provoque des réponses de courte durée,
contrairement aux sentiments,
- et la fréquence des expériences somatiques avant la réaction : les émotions impliquent
une réaction somatique, comme les rougeurs, les suées, ce qui n’est pas forcément le
42
cas des sentiments. L’émotion commence « avec des process intra-personnels, quand
une personne est exposée à une suscitation de stimulus, qu’elle enregistre le stimulus
pour sa signification et éprouve un affect et des changements physiologiques »
(Elfenbein, 2007 : 317).
Bien que la littérature n’établisse aucune définition normalisée de l’émotion (Groppel-
Klein, 2014), une liste de caractéristiques émotionnelles indique que les émotions sont des
réactions complexes aux événements, qui importent pour le bien-être subjectif de l’individu.
Les émotions, « réponses organisées qui incluent les systèmes physiologiques, cognitifs,
motivationnels et expérientiels, au-delà de l’aspect psychologique » (Salovey & Mayer,
1990 : 186), permettent à l’individu de s’adapter à son environnement : « la fonction des
émotions est de restaurer l’individu à un état d’équilibre, lorsque des événements
inattendus ou inhabituels créent un déséquilibre » (Plutchik, 2001 : 347). Elles constituent
un processus homéostatique. Lors de certains événements, internes ou externes à l’individu,
l’émotion correspond à une réponse chimique et neuronale, et se met en place dans un but
adaptatif ; lorsque l’individu détecte des stimuli de danger, l’émotion facilite son adaptation à
l’environnement et prépare son organisme à des réponses comportementales adaptées (Frijda,
1986). L’organisme répond à l’évaluation d’un stimulus interne ou externe (Scherer, 2000 :
139), ayant un impact positif ou négatif pour l’individu (Salovey & Mayer, 1990). L’émotion,
multifonctionnelle (Lazarus 1991), se déclenche par des facteurs physiques et physiologiques,
amenant une réponse émotionnelle, un comportement : les émotions sont « des états
complexes de l’organisme, qui impliquent des changements corporels […] et sur le plan
mental, un état d’excitation ou de perturbation, marqué par un sentiment profond et
habituellement une pulsion, amenant à une forme définitive de comportement » (Lazarus,
1991 : 36). Les émotions provoquent des changements involontaires dans la physiologie et
l’expression corporelle : « un aspect automatique involontaire est présent dans l’expérience de
toute émotion » (Stein & Trabasso, 1992 : 235).
L’émotion, séquence complexe de réaction à un stimulus, correspond à un
processus rapide, focalisé sur un objet ou un événement, et constitué de deux étapes : tout
d’abord, un mécanisme de déclenchement, fondé sur la pertinence de l’événement, puis une
réponse émotionnelle à plusieurs éléments (Sander & Scherer, 2014).
Générée par un objet ou un événement (Lazarus, 1991), l’émotion comprend quatre
composantes :
43
- la cognition, ou la faculté de savoir se servir d’informations sur son environnement,
pour avoir l’habileté de satisfaire ses besoins (Plutchik, 2001),
- la physiologie,
- l’expression motrice et les tendances à l’action, composantes comportementales,
personnelles et sociales (Rivolier, 1992),
- et le sentiment subjectif, ou expérience subjective de la situation, agréable ou
désagréable (Scherer, 2000) : « une émotion est une séquence de changements d’états
intervenant dans cinq systèmes organiques (cognitif, psychophysiologique,
motivationnel, moteur, sentiment subjectif), de manière interdépendante et
synchronisée en réponse à l’évaluation d’un stimulus (externe ou interne), par rapport
à un intérêt central pour l’individu » (Scherer, 2001 : 94).
L’émotion comporte des manifestations objectives : motrices, comme la gestuelle ou
la prosodie (ton, intonation de la voix), végétatives, comme le rythme cardiaque, et
hormonales, comme la sécrétion de catécholamines ; et des manifestations subjectives : leur
caractère agréable ou désagréable. Ekman (1994) la définit comme une réaction aigüe,
transitoire, provoquée par un stimulus spécifique caractérisé par un ensemble cohérent de
réponses cognitives, physiologiques et comportementales.
Les manifestations des émotions, centrales dans l’habileté des individus à se
situer eux-mêmes dans la société, sont socialement construites et organisées (Hearn,
1993 ; Fineman, 2000), de manière inhérente, et la société aide l’individu à transformer ses
affects bruts en ce qui peut être évalué et exprimé par des mots et des gestes (Voronov &
Weber, 2016 : 460) : « une émotion est une expression personnelle de ce qu’un individu est en
train de ressentir à un moment donné, une expression qui est structurée par une convention
sociale, par une culture ». En effet, le contexte socio-culturel de l’individu fait varier les
expressions des émotions de ce dernier (Damasio, 1994).
Les émotions, et leur expression ou suppression, sont définies contextuellement
(Albrow, 1997 ; Fineman, 2000) et affectent à la fois l’action et les relations sociales
(Barbalet, 1992). L’émotion, influencée par les intérêts et valeurs des individus, dépend de la
combinaison motivation-intérêt-environnement (Lazarus, 1991). L’émotion, du latin movere -
signifiant « mettre en mouvement » -, appelle l’action, le mouvement, la motivation (Giffard
& Lechevalier, 2006). Lors de relations affectives, les émotions apparaissent localisées et
contextuelles, en temps réel. Elles relèvent de formes de communication et de coordination
entre des individus (Dumouchel, 1999 : 42) : « les émotions sont le résultat d’un processus de
négociation. Elles correspondent essentiellement aux moment saillants de ce processus de
44
coordination » et guident les interactions sociales. Selon Rafaeli et Sutton (1990), une des
fonctions de l’émotion réside dans la facilitation de la régulation des interactions sociales et la
distanciation lors d’émotions déplaisantes. Ainsi, les émotions relèvent d’un processus de
régulation sociale (Plutchik, 2001). En situation de travail, l’espace-temps affectif devient le
lieu de construction d’émotions. Ces dernières émergent des relations de travail (Waldron,
2000), influencent les comportements au travail (Weiss & Cropanzano, 1996), les
comportements des clients (Brotheridge & Zygadlo, 2006) et l’apprentissage organisationnel
(Gond & al, 2005). De plus, les échanges, rencontres, relations de travail, interdépendantes,
amplifient les réactions affectives : lorsqu’un événement renferme un facteur émotionnel, les
professionnels en parlent, échangent, communiquent, développent des relations sociales,
engendrant alors un bourdonnement affectif, ou emotional buzzing (Waldron, 2000), que l’on
peut rapprocher de « l’effervescence collective », ou des « états forts de la conscience
collective » durkheimiens. Face à ces enjeux émotionnels au travail, inéluctables, le
manager opère un travail sur ses propres émotions et celles de ses subordonnés, et
s’efforce de stimuler l’activation d’émotions, spécifiquement les émotions plaisantes
(Remoussenard & Ansiau, 2014), tout en surveillant et accompagnant le contrôle émotionnel
satisfaisant les prescriptions et normes socio-émotionnelles organisationnelles : « qu’il
s’agisse de gérer une profession, en Etat ou en entreprise, les cadres sont préoccupés, de
manière centrale, de la gestion et du contrôle des émotions, tant pour les autres que dans leur
propre cas » (Hearn, 1993 : 161).
1.2.2. L’étude des émotions au travail selon la perspective cognitive
À partir de 1879, avec la création du premier laboratoire de psychologie expérimentale
de Wundt à Leipzig, les émotions ont constitué le sujet d’étude principal de la psychologie.
Quatre grands axes de recherche se confrontent et se complètent pour définir et étudier les
émotions (Sander & Scherer, 2014) : les perspectives darwinienne, jamesienne, cognitive et
socio-constructiviste.
Selon la première perspective, darwinienne (Darwin, 1872), l’émotion, vestige d’actes
antérieurs, a permis à notre espèce de s’adapter au milieu grâce à sa dimension physiologique,
corporelle. Pour Darwin (1872), les émotions sont adaptatives, fonctionnelles, universelles, et
régulent socialement les comportements, grâce à leur fonction sociale (Durkheim, 1925) et à
la fonction communicative des expressions faciales émotionnelles.
Selon la théorie de James-Lange, les modifications physiologiques déclenchent
l’émotion subjective : « si nous nous représentons une forte émotion, et qu’ensuite nous
45
essayons d’abstraire de la conscience que nous en avons toutes les sensations de ces
symptômes corporels, nous trouvons qu’il ne reste plus rien » (James, 1884 : 193). James
(1884) et Lange (1885) étudient la nature de l’émotion et la considèrent comme un facteur
adaptatif. Pour James (1884), le ressenti d’une émotion correspond à la perception de
modifications corporelles spécifiques. Cannon (1931) conteste la vision de James (1884), et
propose une conception centraliste, selon laquelle l’activation du système central, ou système
thalamique, ou système nerveux central, provoque l’émotion. Pour Cannon (1931),
contrairement à la théorie jamesienne, les réactions émotionnelles persistent, même lorsque
les réponses neuro-végétatives sont impossibles. Dans les années 1960, la théorie de
Schachter et Singer (1962) intègre le facteur cognitif à l’émotion : cette dernière survient lors
de la rencontre entre une composante viscérale et une composante cognitive, et permet alors à
l’individu d’évaluer la dangerosité du stimulus.
La troisième perspective, dominante dans les théories de l’émotion, résout le conflit
James-Cannon (Lazarus, 1966) par le concept d’appraisal, ou évaluation cognitive, selon
laquelle l’individu qualifie les émotions grâce à la signification personnelle qu’il attribue à
une situation ou à un événement (Lazarus, 1966 ; Scherer, 2001). Ainsi, les émotions se
déclenchent grâce à l’évaluation subjective directe, immédiate, intuitive, consciente ou
non, en fonction de certains critères situationnels (Granjean & Scherer, 2009). Cette
théorie envisage quatre dimensions : la détection de la pertinence, l’évaluation de
l’implication, le potentiel de maîtrise, et l’évaluation de la signification normative (Scherer,
2001). Ainsi, deux individus peuvent effectuer une évaluation cognitive différente d’une
même situation, et y réagir inégalement. Ces évaluations varient suivant les cultures, les
croyances, l’appartenance et l’identification à des groupes sociaux. Pour Frijda (1986 : 4),
tenant de la perspective de l’appraisal, les émotions sont « des comportements non
opératoirement finalisés, des traits non instrumentaux de comportement, des changements
physiologiques et des expériences évaluatives, reliées au sujet, le tout provoqué par des
événements externes ou mentaux, et en premier lieu par la signification de tels événements ».
Enfin, la quatrième perspective, socio-constructiviste, spécifie que, l’émotion n’étant
pas un phénomène biologiquement déterminé, les comportements des individus découlent des
constructions sociales et culturelles par la socialisation et les rôles sociaux (Averill, 1980),
l’interprétation d’un événement déclenchant l’émotion.
La présente recherche se fonde sur la théorie de l’évaluation cognitive, selon
laquelle chaque individu évalue cognitivement une situation, sa pertinence par rapport à son
bien-être et à la possibilité de contrôler les conséquences de l’événement. Cette évaluation
46
détermine alors l’émotion ressentie (Frijda, 1986 ; Scherer, 2001). Selon Scherer (2000 et
2001), l’émotion correspond à un dispositif affectif d’évaluation, entre évaluation cognitive
d’une situation et action humaine : elle « met en éveil la conscience pour évaluer la situation
et identifier ce qui a déclenché cette action et réorganiser les plans d’action » (Berthoz, 2003 :
67). La théorie des événements affectifs de Weiss et Cropanzano (1996) précise que les
événements vécus et interprétés par les individus provoquent les émotions. L’évaluation
primaire de l’événement porte sur le bien-être de l’individu, l’évaluation secondaire sur la
maîtrise des conséquences de l’événement. Cette approche implique des dispositions
affectives individuelles, et des demandes exogènes à l’environnement de travail, et reconnaît
donc l’influence des facteurs contextuels et individuels sur l’évaluation cognitive. La
fréquence d’un type de ressenti émotionnel influence davantage le comportement de
l’individu que son intensité (Weiss & Cropanzano, 1996). Ce n’est pas uniquement
l’environnement de travail, mais les événements particuliers vécus et interprétés par les
individus au travail, qui provoquent des états affectifs.
1.2.3. Classifier et étudier la composition des émotions : une approche
catégorielle
Ekman (1972), Plutchik (1980), Tomkins (1980), et Izard (1992) ont développé une
théorie des émotions dites « de base » ou « fondamentales ». Tous ces auteurs se rejoignent
sur l’énumération de cinq émotions fondamentales : la tristesse, la joie, le dégoût, la peur et la
colère. Darwin (1872) suggéra que ces émotions comportent une expression faciale
universelle. Ekman (1972) les a cataloguées. Les émotions universelles de base se retrouvent
dans toutes les cultures ; les expressions faciales qui y correspondent constituent une sorte de
langage émotionnel commun (Ekman, 1972 ; Mikolajczak & al 2009), les expressions
physionomiques et corporelles permettant la socialisation. Ainsi, un individu parvient à
détecter la communication non verbale des émotions de son interlocuteur, par l’observation
des expressions faciales de ce dernier : par exemple, les mouvements de la bouche permettent
de détecter les émotions de joie et de peur ; celles des yeux, de reconnaître la colère, la peur,
la tristesse (Dario & al, 2013). Cependant, certaines inférences, comme la personnalité,
l’intention, la relation sociale, les objets de l’environnement, compliquent l’interprétation.
Pour Ekman (1972), il existerait sept émotions de base, qui correspondent à des expressions
faciales distinctes et universelles : la tristesse, la joie, le dégoût, la peur, la colère, le mépris, et
la surprise (Ekman, 1972 ; Tomkins, 1980 ; Izard, 1992), qui se déclencheraient de manière
automatique (Kotsou & Salovey, 2008). La liste d’Ekman (1994) s’est ensuite élargie,
47
répertoriant davantage d’émotions plaisantes : tristesse, joie, dégoût, peur, colère, mépris,
surprise, amusement, satisfaction, gêne, excitation, culpabilité, fierté, soulagement, plaisir
sensoriel, honte. La relative disparité, quant au nombre et à la nature des émotions
fondamentales, constatée dans la littérature, nous permet de penser qu’il n’y a pas de
nombre précis et arrêté, ni d’émotions particulières invariables pour l’individu : « il n’y
a pas de limite au nombre des différentes émotions qui peuvent exister, et les émotions des
différents individus peuvent varier indéfiniment à la fois quant à leur constitution et quant aux
objets qui les engendrent, car il n’y a rien de fixe de toute éternité dans l’action réflexe »
(James, 1884 : 57). De plus, les dénominations des émotions restent parfois ambigües, et il est
difficile d’identifier une émotion ressentie chez l’individu, car souvent, ce dernier ressent
plusieurs émotions simultanément (Plutchik, 2001).
Il existe deux approches pour classifier et étudier les émotions et leur
composition : l’approche catégorielle et l’approche dimensionnelle. Ces perspectives
envisagent la mesure des émotions, et prennent en compte des familles d’émotions, qu’il
s’agisse de coordonnées ou d’appartenance à des catégories. Les modèles circomplexes, que
ces approches proposent, tentent une conceptualisation opérationnalisable des émotions.
Selon la perspective dimensionnelle, les émotions proviennent d’un nombre fixé de
concepts et peuvent être représentées dans un espace multidimensionnel. Elles se caractérisent
par leurs coordonnées sur deux axes perpendiculaires (Russel, 1980) : la « valence » - niveau
de plaisir ou de déplaisir - et le niveau de stimulation, ou arousal - calme, ou, éveil et
activation - (Plutchik, 1980 : 175), niveau d’excitation corporelle. Ce modèle circomplexe des
affects recouvre une infinité d’émotions (Posner & al, 2005). La figure ci-dessous représente
le modèle circomplexe de Russel (1980), selon lequel les émotions se mesurent selon leur
valence et leur degré d’intensité, de stimulation.
48
Figure 2 : Le modèle circomplexe de 28 affects de Russel (1980)
Selon la perspective catégorielle, les émotions appartiennent à des catégories
différentes et peuvent être organisées au sein de ces catégories. Tomkins (1980) se base sur
neuf émotions fondamentales : deux émotions plaisantes - la joie et l’intérêt -, une émotion
neutre - la surprise -, et six émotions déplaisantes - la colère, le dégoût, l’anxiété, la peur, la
honte et le mépris -. Izard (1992) y ajoute la tristesse et la culpabilité, mais ôte le mépris
comme émotion fondamentale. Plutchik (1980) compare les émotions à une palette de
couleurs : sur la base d’émotions fondamentales, il établit un dictionnaire des émotions en
décrivant les différentes nuances de l’expérience émotionnelle, utilisant le parallèle entre
émotions et couleurs, mentionné par le psychosociologue William Mc Dougall : « les
sensibilités de couleurs présentent, comme les émotions, une infinie variété de qualités
s’éclairant les unes les autres par des nuances imperceptibles » (Mc Dougall, 1908/2015 : 39).
Pour Plutchik (1980), « à une science de la colorométrie, on pourrait faire correspondre une
science de l’émotionométrie » (de Bonis, 1996 : 14). Plutchik (1980), selon la théorie psycho-
évolutionniste structurelle des émotions, a répertorié, sous la forme d’un modèle circomplexe
multidimensionnel, vingt-quatre émotions, en huit catégories de trois niveaux d’intensité
variable : la vigilance, l’extase (ecstasy), l’admiration, la terreur (terror), l’étonnement
49
(amazement), le chagrin (grief), l’aversion (loathing) et la rage constituent les huit états
émotionnels de plus forte intensité. La figure ci-dessous représente le modèle de Plutchik
(2001).
Figure 3 : Le modèle circomplexe multidimensionnel des émotions (Plutchik, 2001 : 349)
Ces huit réactions basiques, émotions primaires, fondamentales, dont vont dériver des
émotions secondaires, correspondent à des prototypes de toutes les émotions. Quatre paires
opposées constituent ces huit émotions : joie-tristesse, confiance-dégoût, peur-colère,
surprise-anticipation, et sont disposées en cône. Les termes désignant les émotions à leur
intensité maximale se retrouvent au sommet. Plutchik (1980) a défini des règles d’association
des émotions fondamentales, pour former des émotions dites « mixtes ». Le caractère mixte
ou composite d’une émotion définit sa complexité, de la même façon que « deux couleurs
adjacentes sur le cercle des couleurs forment une nuance intermédiaire » (Plutchik, 1980 :
161).
Ces combinaisons répondent à des règles fondées sur la méthode des dyades
(de Bonis, 1996), prenant en compte les éléments adjacents : les dyades primaires relèvent de
la combinaison de deux émotions adjacentes : par exemple, la joie et la confiance forment un
50
composé primaire, l’amour ; les dyades secondaires résultent de la combinaison d’émotions
proches à une émotion près : par exemple, le désespoir recoupe la peur et la tristesse ; enfin,
les dyades tertiaires émanent de la combinaison d’émotions voisines à deux émotions près :
par exemple, la honte regroupe la peur et le dégoût. La figure ci-dessous présente les
différentes combinaisons d’émotions par dyades.
Figure 4 : Les émotions mixtes selon le modèle de Plutchik (1980 : 161) : combinaisons et
opposés
Ainsi, pour Plutchik (1980), les émotions correspondent soit à des émotions
primaires, soit à des combinaisons de deux ou plusieurs émotions primaires. Cependant,
Plutchik (1980) ne semble pas avoir pris en compte la conflictualité des combinaisons entre
émotions opposées ; certaines combinaisons d’émotions demeurent impossibles. De plus,
certaines reconstructions manquent, et le modèle fait état de limites empiriques (de Bonis,
1996).
51
Plutchik (1980) détermine quatre grandes questions fondamentales chez
l’individu, (« four existancial problems of sociality »), dont chacune intègre deux émotions
primaires opposées : la hiérarchie, le territoire, l’identité et la temporalité. À ces
fonctions, préfigurant les émotions, correspondent des comportements. Les émotions
opposées s’agencent aux pôles de chaque problème existentiel, sur quatre axes (Plutchik,
1991). Le problème existentiel de la hiérarchie, question de dominance sociale, pose la
question de la protection ou de la destruction. Les émotions qui y correspondent sont
respectivement la peur et la colère. La territorialité sous-entend que l’individu définit ses
frontières, vit une opposition binaire entre exploration et orientation. Les émotions se
rapportant à cet aspect sont l’anticipation et la surprise. L’identité induit l’incorporation ou le
rejet ; les termes émotionnels qui se réfèrent à cette question sont l’acceptation ou le dégoût.
Enfin, la temporalité pose la question de la vie et de la mort, de la reproduction et de la
réintégration. Les émotions se rapportant à ces aspects sont la joie et la tristesse ; par exemple,
les pleurs, expression de l’émotion de tristesse, incitent au soutien social, à la réintégration de
l’individu au sein du groupe.
La présente recherche utilise le modèle circomplexe de Plutchik (1980), modèle
catégoriel, car, contrairement au modèle dimensionnel, il propose des règles d’analyse des
émotions (Scherer, 2005) ; il se manifeste comme un modèle extensible et continu, et, enfin, il
prend en compte le différentiel d’intensité entre des états émotionnels relativement similaires,
comme la terreur-peur-appréhension. De plus, pour des questions de pragmatisme et
d’adaptation méthodologique, la roue de Plutchik (1980) présente l’avantage d’offrir une
image, d’un abord simple mais nuancé, de la complexité de catégoriser les émotions, lors
d’entretiens semi-directifs (en page 220).
52
1.2.4. Synthèse et positionnement théoriques
La présente recherche examine les émotions au travail en tant qu’« objet » de
recherche, moins général que celui des affects, ces derniers représentant un construit
psychologique imprécis général (Gray & Watson, 2001). À défaut de définition consensuelle
de l’émotion dans la littérature, nous sélectionnons ici la caractérisation de l’émotion de
Lazarus (1991) et de Scherer (2001), pour qui « une émotion est une séquence de
changements d’états intervenant dans cinq systèmes organiques (cognitif,
psychophysiologique, motivationnel, moteur, sentiment subjectif), de manière
interdépendante et synchronisée en réponse à l’évaluation d’un stimulus (externe ou interne),
par rapport à un intérêt central pour l’individu » (Scherer, 2001 : 94). Nous considérons les
émotions comme des phénomènes adaptatifs multifonctionnels (Lazarus, 1991), à processus
homéostatique, construits et organisés socialement, et dont l’expression ou la suppression se
définissent contextuellement (Albrow, 1997 ; Fineman, 2000).
Nous choisissons d’analyser notre objet de recherche à travers le prisme de la
perspective cognitive de l’appraisal, ou évaluation cognitive (Lazarus, 1966) selon laquelle
l’individu évalue les émotions grâce à la signification personnelle qu’il attribue à une situation
ou à un événement (Scherer, 2001), retenant ainsi la définition des émotions de Frijda (1986 :
4). Cette perspective se rattache à la théorie des événements affectifs (Weiss & Cropanzano,
1996) selon laquelle les événements vécus et interprétés par les individus provoquent les
émotions. Enfin, concernant la classification des émotions et l’étude de leur composition,
notre recherche utilisera la perspective catégorielle (Plutchik, 1980 et 2001) par le modèle
circomplexe multidimensionnel proposant des combinaisons et opposés de dyades
d’émotions, et associant des émotions fondamentales pour constituer des émotions dites
« mixtes » (Plutchik, 1980). Ce modèle, prenant en compte des familles d’émotions, nous
semble le plus adapté à mobiliser, car il propose des règles d’analyse des émotions (Scherer,
2005) et un différentiel d’intensité entre des états relativement similaires, instituant un modèle
extensible et continu.
L’angle théorique de la présente étude étant délimité quant à l’objet de recherche, nous
nous proposons de déterminer un cadre théorique essentiel à la GRH : la question de la
compétence, en particulier la compétence émotionnelle, à l’interaction de la cognition et de
l’émotion.
53
1.3. Les compétences émotionnelles, choix d’un cadre théorique
En sciences de gestion et des organisations, deux concepts représentent la capacité à
gérer ses émotions et celles des autres : l’intelligence émotionnelle (Goleman, 1998 ;
Furnham & Petrides, 2003 ; Bar-On, 2004) et les compétences émotionnelles (Salovey &
Mayer, 1990 et 1997 ; Saarni, 1999). Alors que le premier, critiqué dans la littérature (Becker,
2003 ; Jordan & al, 2003 : 195 ; Antonakis, 2004), considère ces capacités comme des
dispositions, des potentiels hors situations de travail, le second les envisage comme des
habiletés mentales, des aptitudes observables, actionnables en situation de travail.
1.3.1. De l’intelligence émotionnelle aux compétences émotionnelles
L’intelligence émotionnelle constitue un sous-ensemble de l’intelligence sociale de
Thorndike (1920) (Gond & al, 2005), un sous-ensemble des intelligences personnelles de
Gardner (1993), et intègre une approche par les « traits » (Goleman, 1998 ; Furnham &
Petrides, 2003 ; Bar-On, 2004). Dans la littérature, ce concept ne rencontre pas de
consensus offrant une définition avérée. Pour Goleman (1998), l’intelligence émotionnelle
se divise en quatre composantes : la conscience de soi, la gestion de soi, la conscience des
autres et la gestion des relations. Ces composantes concourent à une performance managériale
(Goleman, 1998 ; Kotsou & Salovey, 2008 ; Remoussenard & Ansiau, 2014). Pour Bar-On
(2004), l’intelligence émotionnelle renferme cinq méta-facteurs proches de l’intelligence
sociale de Thorndike (1920) : la conscience de soi et l’expression de soi, la conscience des
autres, la gestion et le contrôle du stress, l’adaptabilité, et l’humeur générale. Enfin, Furnham
et Petrides (2003 : 817) définissent l’intelligence émotionnelle comme « un construit visant à
offrir un cadre scientifique à l’idée, communément admise, que les individus diffèrent dans la
manière dont ils éprouvent, prêtent attention, identifient, traitent, régulent et utilisent
l’information affective intra-personnelle (management de ses émotions) et interpersonnelle
(management des émotions d’autrui) ».
Le concept d’intelligence émotionnelle, contrairement à celui des compétences
émotionnelles, intègre des composantes de nature motivationnelle, sociale, ou d’aspects liés à
la personnalité, tels que le zèle, la persistance et les capacités sociales (Goleman, 1998). Ainsi
le concept d’intelligence émotionnelle, se référant à une conception potentielle de l’individu à
gérer ses émotions, est sujet à caution (Mignonac & al, 2003) et en partie critiqué dans sa
légitimité par la littérature (Becker, 2003 ; Jordan & al, 2003 : 195 ; Antonakis, 2004 : 171),
car il intègre des aspects de motivation et de personnalité dans ses critères. Nous choisissons
54
de mobiliser le concept de « compétences émotionnelles », afin d’éviter toute confusion entre
les concepts d’intelligence émotionnelle et de compétences émotionnelles. Le terme de
« compétence » employé dans la présente recherche résulte de la traduction d’emotional
competencies et d’emotional abilities de la littérature américaine (Salovey & Mayer, 1997), et
se réfère à « la capacité, dans le double sens d’aptitude et d’habilitation, à mettre en œuvre
localement et de façon autonome différentes techniques ou différents savoirs, dans une
situation de travail donnée, ainsi qu’à coopérer avec d’autres partenaires en fonction des
besoins » (Everaere, 2000 : 15).
Le concept de compétences émotionnelles, approche par les aptitudes, diffère de
celui d’intelligence émotionnelle, dans la mesure où il ne représente pas une capacité
adaptative universelle d’un individu, dans son interaction avec autrui, mais suggère que ces
compétences peuvent être entraînées, développées, travaillées (Sander & Scherer 2014). Il
se relie aux rôles spécifiques des acteurs (Berger & Luckmann, 1966). Ce concept induit une
facette privée, avec un rôle et un ethos (Voronov & Weber, 2016 : 462) particulier pour
l’individu, et une facette publique, intégrant le fait de ne pas afficher d’émotions dans des
situations réputées requérir une retenue émotionnelle. Le concept de compétences
émotionnelles se réfère à l’habileté d’afficher des émotions réputées appropriées pour un
acteur, dans son rôle, dans un ordre institutionnel (Voronov & Weber, 2016). L’acteur
institutionnel, agent représentant une organisation, doit chercher à fusionner « le sens de lui-
même avec les demandes de rôle d’acteur institutionnel qui lui est attribué » (Voronov &
Weber, 2016 : 469). Cette compétence est fondamentalement émotionnelle.
1.3.2. Les compétences émotionnelles, interaction entre émotion et cognition
L’emploi de l’expression « compétences émotionnelles » semble pertinent lorsqu’il
s’agit d’examiner la gestion des émotions dans son application concrète au travail : « la
compétence émotionnelle est contextuellement ancrée dans la signification sociale » (Saarni,
1999 : 2). En effet, les compétences représentent des savoirs susceptibles d’activation
pratique : « la compétence se manifeste, certes, dans l’action, l’action maîtrisée. Or, cette
maîtrise suppose la mobilisation en contexte, à bon escient et en temps utile, de multiples
ressources cognitives, celles qui permettent de prendre une décision judicieuse, et de résoudre
un problème, d’agir adéquatement. Sans ces ressources cognitives, parmi lesquelles des
savoirs, des capacités, des informations, les conditions nécessaires de la compétence ne sont
pas remplies » (Perrenoud, 2001 : 2). Deux aspects de la compétence se rejoignent : l’individu
et la situation de travail, la compétence se manifestant au croisement entre des
55
caractéristiques individuelles et des caractéristiques propres à la situation de travail
(Everaere, 2000).
Les compétences émotionnelles, dont il est question dans cette recherche, s’activent
par les professionnels, au travail : « la compétence est une intelligence pratique des situations
qui s’appuie sur des connaissances acquises et les transforme avec d’autant plus de force que
la diversité des situations augmente » (Zarifian, 1999 : 70). En situation de travail, l’individu
active quatre types d’opérations mentales : la motivation, les émotions, la cognition et la
conscience (Salovey & Mayer, 1997). Les émotions signalent des changements, réels ou
non, concernant les relations entre l’individu et son environnement : par exemple, la peur
est une réponse au danger, la colère, à une menace. Les émotions dépendent de changements
externes ou de la perception de ces changements par l’individu. Elles organisent plusieurs
réponses comportementales de base concernant la relation entre un individu et son
environnement. Par les cognitions, l’individu apprend et résout les problèmes liés à son
environnement. La figure ci-dessous illustre l’interaction entre cognition et émotion (Elster,
1999), permettant à l’individu d’adapter son comportement à la situation. Lors d’une situation
critique, à « incidents émotionnels », l’individu, disposant de compétences émotionnelles
effectives, va réfléchir sur la situation, adapter la réponse à l’émotion en régulant cette
dernière, dans l’objectif d’adopter un comportement qu’il estime conforme à la situation et
aux règles sociales émotionnelles de l’organisation.
Figure 5 : Schéma récapitulatif figurant les compétences émotionnelles, à l’interaction entre
émotion et cognition
56
Les compétences émotionnelles se situent au niveau de l’interaction entre émotion
et cognition (Lazarus, 1991 ; Salovey & al, 2004). Il s’agit de maîtriser et de contrôler les
émotions (Elias, 1936). La perception de contrôle, la conviction d’être capable d’influencer ou
de maîtriser les événements de sa vie, influencent le processus de réaction aux « stresseurs »
(Lazarus & al, 1986). Les compétences émotionnelles représentent le fait de pouvoir
réfléchir sur ses émotions et donc de les gérer, de manière consciente (Salovey & Mayer,
1990).
Nous traiterons dans la présente recherche des compétences émotionnelles des
professionnels, suivant le modèle des compétences émotionnelles théorisé par Salovey et
Mayer (1990, 1997, et 2004). Ce modèle prend en compte les compétences émotionnelles en
tant qu’habiletés mentales, démontrables et mesurables (Salovey & Mayer, 1997 ; Salovey &
al, 2004 ; Kotsou & Salovey, 2008). Les compétences émotionnelles sont définies comme
« l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à
comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez
les autres » (Salovey & Mayer, 1997 : 11). Elles recouvrent une dimension d’expérience
vécue - la capacité à percevoir, manipuler l’information émotionnelle et y réagir - et une
dimension de gestion stratégique - capacité à comprendre et réguler les émotions -. Le modèle
de Salovey et Mayer (1990 et 2004) se décompose en quatre compétences, que les auteurs
distinguent en compétences émotionnelles intra-personnelles et interpersonnelles, comme
le tableau 1 en donne le détail.
Dans ce modèle, les trois premières compétences relèvent de compétences
émotionnelles intra-personnelles : l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions ;
l’assimilation émotionnelle comme facilitation émotionnelle dans la pensée ; et l’habileté à
comprendre et raisonner au sujet d’émotions complexes. La dernière compétence
émotionnelle s’active à un niveau interpersonnel : il s’agit de la gestion des émotions comme
habileté à réguler ses émotions et celles d’autrui (Salovey & Mayer, 1990). Selon les auteurs,
disposer de la dernière compétence sous-entend d’avoir intégré les trois premières. Or, cette
dernière compétence s’avère fondamentale concernant les métiers de service, les métiers
relationnels, et les métiers « à risques ».
57
Tableau 1 : les compétences émotionnelles suivant le modèle de Salovey et Mayer (1997 : 11)
La perception émotionnelle fait référence à la capacité d’un individu à reconnaître
les expressions faciales et gestuelles émotionnelles, à déchiffrer les signaux non-verbaux, à
nommer, communiquer et exprimer ses émotions. L’assimilation émotionnelle recouvre les
capacités à utiliser les émotions pour focaliser son attention, et maîtriser ses affects
perturbateurs, pour raisonner. La compréhension émotionnelle se réfère à la capacité à
analyser les émotions et apprécier leurs évolutions sur la durée, repérer les comportements qui
en découlent, comprendre la combinaison des émotions et leurs évolutions, et disposer d’un
lexique émotionnel élargi. Enfin, la gestion émotionnelle nécessite de réguler ses émotions,
pouvoir percevoir, discriminer et nommer les émotions, et les gérer en accord avec les règles
sociales (Sander & Scherer, 2014).
D’après Ekman (2009), former les professionnels des services de sécurité et de santé à
la reconnaissance du langage non-verbal est non seulement possible, mais nécessaire, à une
meilleure qualité des interventions. Le développement de ces compétences émotionnelles,
aussi bien intra-personnelles qu’interpersonnelles, facilitera en effet le « travail émotionnel »,
concept qui sera analysé dans la section suivante. Dans les métiers de contact avec un public,
et pour les managers, il s’agit de différencier deux compétences : la détection et
l’interprétation de la communication non verbale d’autrui - le public, par exemple - et le
contrôle de sa propre communication non verbale - contrôler ses expressions faciales, ne pas
montrer et afficher d’émotions désapprouvées par les normes organisationnelles -, qui n’est
rien d’autre que du travail émotionnel (Hochschild, 2003b) (en page 60).
58
1.3.3. Synthèse et questionnements théoriques
Le concept de compétences émotionnelles, sélectionné dans la présente recherche,
nous permet, contrairement à celui d’intelligence émotionnelle, d’examiner la question des
aptitudes émotionnelles en situation de travail, de manière effective et tangible. Le
professionnel de métier de service, de contact avec un public, ainsi que le manager, activent
des compétences émotionnelles, intra-personnelles et interpersonnelles afin de réaliser leurs
tâches.
Ainsi, nous pouvons envisager que ces compétences s’utilisent, chez les professionnels
en contact avec un public, comme des « outils de travail » (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ;
Remoussenard & Ansiau, 2013), instruments de réalisation du « travail bien fait », de la
mission correctement remplie.
La dernière compétence émotionnelle, interpersonnelle, conduit l’individu à gérer ses
interactions sociales, conformément aux règles sociales émotionnelles de l’organisation. Alors
que la littérature ne le fait pas, nous nous posons la question du rapprochement entre les
concepts de compétences émotionnelles et travail émotionnel, la quatrième dimension,
interpersonnelle, des compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1997), correspondant au
caractère opérant du travail émotionnel (Hochschild, 2003b).
59
1.4. Le travail émotionnel, travail invisible du professionnel en
contact avec un public
Dans les métiers de service, en contact avec un public, le professionnel doit afficher et
exprimer des émotions en accord avec les règles sociales émotionnelles de l’organisation. Les
prescriptions et proscriptions des émotions, sociales et organisationnelles, déterminent les
règles de sentiments et les règles d’affichage au sein de l’organisation, et conduisent le
professionnel à se mettre en scène dans ses « rôles professionnels », tel un acteur en
représentations (Goffman, 1959 et 1973). Hochschild (1983/2003b) complète la théorie
interactionniste goffmanienne, en élaborant le concept de « travail émotionnel », dont les
différents types, degrés et techniques permettent au professionnel les mobilisant, de maintenir
la « face », dans un objectif de réalisation du « travail bien fait » et de qualité de service.
1.4.1. L’acting : une mise en scène de soi
Pour Goffman (1959), la position professionnelle occupée par l’individu implique des
rôles professionnels, c’est-à-dire des tâches afférentes à la profession, répondant aux attentes
de la société et de l’organisation. Les individus intériorisent des normes sociales afin d’entrer
dans leur rôle, l’interlocuteur ayant des attentes d’expression et de comportement de la part du
professionnel, lors de leurs interactions en face à face (Goffman, 1959) : « la trahison
expressive est une caractéristique fondamentale des relations de face à face » (Goffman,
1973 : 214). Les professionnels agissent comme des acteurs et expriment des émotions,
que ces dernières soient sincères ou non. Selon la conception goffmanienne du Moi, l’individu
est pensé comme un jeu de rôles multiples sur une scène sociale : « la vie sociale est une
scène » (Goffman, 1959), sur laquelle l’individu construit son personnage, son Moi, lors des
différentes interactions. Les acteurs sociaux n’agissent que sur les interprétations qu’ils
élaborent des signes émis par les autres. Ils se mettent en « représentation » : « la perspective
adoptée ici est celle de la représentation théâtrale […]. J’examinerai de quelle façon une
personne, dans les situations les plus banales, se présente elle-même et présente son activité
aux autres, par quels moyens elle oriente et gouverne l’impression qu’elle produit sur eux, et
quelles sortes de choses elle peut, ou ne peut pas, se permettre au cours de sa représentation »
(Goffman, 1959 : 9). Dans certains métiers, où l’uniforme permet la prise de rôle par le
professionnel, le « costume » est synonyme d’identité professionnelle, et facilite la mise en
scène d’expressions et de comportements appropriés : « cette distinction entre le soi et le non-
soi est naturellement assurée par la peau, mais, lorsque l’environnement de travail comporte
60
un risque de contamination, une seconde peau s’avère nécessaire : celle de l’uniforme :
‟lorsque l’on fournit un uniforme, on fournit une seconde peau”, écrit Erwin Goffman »
(Guidou, 2012 : 169).
La présentation de soi recoupe les efforts déployés par l’individu en interaction avec
autrui, pour dissimuler ses émotions réellement ressenties, derrière une façade, à la manière
d’un acteur, afin d’offrir un visage en conformité avec les normes sociales (Goffman, 1973).
Lors de sa prise de rôle, le professionnel tâche de se mettre en scène, de manière
authentique, afin que l’interaction corresponde aux attentes de l’organisation et de
l’interlocuteur, que ce dernier soit patient, client ou usager. L’interlocuteur interprète et
juge cette authenticité : « c’est que l’authenticité ne se présente pas ici comme cette qualité
immanente à un self garantissant l’unité de l’individu. Elle est plutôt conçue comme une
propriété conférée, à l’individu, par une audience qui juge, dans l’actualité de la situation, de
la conformité de ses conduites aux exigences du registre de pertinence dans lequel l’action
s’inscrit » (Ogien, 1989 : 108). La représentation adéquate et authentique du rôle
professionnel, éprouvante pour l’individu, nécessite la faculté d’opérer un retrait par
rapport au contact et aux interactions avec les acteurs extérieurs à l’organisation. Goffman
(1959) distingue la « région antérieure », c’est-à-dire le lieu où se déroule la représentation et
la « région postérieure », ou « coulisse », « zone émotionnalisée » (Fineman, 2000), dans
laquelle l’individu a la possibilité de « tomber le masque » porté lors de la représentation. Ces
coulisses peuvent être aménagées avec l’aide de collègues ou « complices » : « dans les
bureaux d’affaires, les cadres qui désirent terminer un entretien avec des clients, rapidement
mais avec tact, apprennent à leurs secrétaires à venir les interrompre au bon moment et sous
un bon prétexte » (Goffman, 1959 : 170).
Dans les métiers de service, en contact avec un public, les professionnels se mettent en
scène, et, à la manière d’un acteur, effectuent un travail émotionnel (Hochschild, 2003b), dans
l’objectif de fournir un « travail bien fait », de qualité, en accord avec les attentes et exigences
organisationnelles.
1.4.2. Le travail émotionnel : types et caractéristiques
Par son ouvrage The Managed Heart (Hochschild, 1983/2003b), dans lequel elle se
réfère à son étude sur le cas du travail du personnel navigant d’une compagnie aérienne, Arlie
Hochschild a rapporté la question des émotions, issue primitivement de la psychologie, à
la sociologie. Le concept de travail émotionnel, initié par cette auteure, se fonde sur l’idée que
les émotions sont réprimées et façonnées par des règles sociales. La sociologue a constaté que
61
l’essentiel de la tâche du personnel navigant consiste à adopter une attitude chaleureuse,
bienveillante, apaisante et rassurante à l’égard des passagers. Elle précise que ces
professionnels doivent, en toutes circonstances, afficher sourire et calme, et apaiser les
émotions déplaisantes des passagers. Cette activité de service constitue un travail des
professionnels sur leurs émotions et celles des clients. Selon Hochschild (2003a : 21),
l’émotion correspond au « fruit d’une coopération entre le corps et une image, une pensée ou
un souvenir, une coopération dont l’individu est conscient ». Hochschild (2003b) distingue le
concept de travail émotionnel, ou emotional labor concernant la sphère professionnelle
de l’individu, du concept de « travail de l’émotion », ou emotional work de la sphère privée
(Hochschild, 1998).
Le travail émotionnel, processus d’autorégulation dynamique (Gabriel & Diefendorff,
2015), devient objet de conscience, en particulier lorsque les émotions de l’individu ne
conviennent pas à la situation. Les métiers de service, parce qu’ils impliquent un contact avec
un public, nécessitent un travail sur les émotions. Cet acte fait partie de la mission du
professionnel, à part entière. Face à cette composante émotionnelle au travail, au cœur des
activités de services, Hochschild théorise le travail émotionnel et le définit comme « un
essai conscient, intentionnel, afin de modifier ses sentiments », un acte « par lequel on
essaye de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment », un acte « qui vise
à évoquer ou à façonner, ou tout aussi bien à réprimer un sentiment », le terme « sentiment »
apparaissant ici, pour l’auteure, comme interchangeable avec celui d’« émotion »
(Hochschild, 2003a : 32). « Le travail émotionnel consiste, dans l’interaction avec les
bénéficiaires du travail, à maîtriser et façonner ses propres émotions, afin de maîtriser et
façonner les émotions des bénéficiaires du travail » (Gollac & Bodier, 2011 : 108). Ainsi, le
travail émotionnel correspond à « la gestion des sentiments permettant d’afficher une
expression du visage et une posture publiquement observable ; le travail émotionnel est vendu
contre salaire et possède en cela une valeur d’échange » (Hochschild, 2003b : 7). Il amène la
possibilité, pour le professionnel, de contrôler son travail et ses comportements, et de se
mettre en scène (Wharton, 2004).
En situation de travail, le travail émotionnel, en tant que compréhension, évaluation et
gestion de ses propres émotions ainsi que des émotions d’autrui (Hochschild, 2003b), inclut
trois caractéristiques :
- un contact face à face ou un échange verbal,
- une attitude et expression du professionnel produisant un état émotionnel chez le
« client » (ou patient, usager, élève, suspect),
62
- la dimension émotionnelle faisant partie de la mission, la possibilité de contrôler les
activités émotionnelles des professionnels par le management, la formation et la
supervision (Soares, 2002 et 2003).
Le travail émotionnel comprend quatre dimensions : la fréquence de l’affichage émotionnel
approprié, l’attention aux règles d’affichage requises, la variété des émotions à afficher et la
dissonance émotionnelle (en page 117) générée par le fait de devoir montrer et exprimer une
émotion qu’on ne ressent pas réellement (Morris & Feldman, 1996).
Les métiers de service renferment un véritable système travail-émotion, dans lequel
« le travail émotionnel peut être accompli par le moi sur le moi, par le moi sur les autres, ou
par les autres sur soi-même » (Hochschild, 2003a : 34), système intégrant les composantes
individuelles et collectives de la relation entre émotion et travail. Dans les métiers de
service, le rôle de l’échange social est primordial (Morris & Feldman, 1996 ; Hochschild,
2003a : 42) : « le travail émotionnel est un geste dans l’échange social, il y occupe une
fonction et ne doit pas être considéré simplement comme une facette de la personnalité ».
Hochschild (2003b) complète ainsi la théorie interactionniste de Goffman (1973) : les
individus peuvent être des stratèges qui conforment leur comportement aux normes sociales
qui s’imposent à eux.
Ainsi, le travail émotionnel permet au professionnel de se conformer aux « règles de
sentiment », ou ensemble de règles partagées socialement et reflétant les modèles
d’appartenance sociale. Ces règles de sentiment, lignes de conduites sociales, ou feeling rules,
sont latentes la plupart du temps (Hochschild, 2003b), implicites, tacites, non codifiées
formellement, contrairement aux règles d’affichage, ou display rules (Zapf, 2002). Les règles
organisationnelles constituent les principaux déterminants du travail émotionnel
(Grandey & al, 2005). Les individus apprennent les modèles d’intervention régissant
l’expression des émotions interpersonnelles. Le travail émotionnel résulte d’une construction
sociale, de l’existence de règles d’expression des émotions en contextes appropriés. Ces
règles d’expression varient en fonction des organisations et de leurs différences socio-
culturelles (Ashforth & Humphrey, 1993). Par exemple, il est mal vu, pour des agents
funéraires, de rire ou d’exprimer des émotions joyeuses lors d’un enterrement (Bernard,
2009). Ainsi, les émotions ne se présentent pas toujours comme fonctionnelles (Salovey &
Mayer, 1990) : certaines apparaissent comme mal adaptées dans un contexte, si elles
s’expriment au mauvais moment, avec la mauvaise intensité (Gross, 1998). Dans certains
métiers, l’émotion affichée par le professionnel n’est donc pas spontanée, mais étiquetée,
interprétée, contrôlée, suscitée ou réprimée (Molinier & Flottes, 2012 ; Monier, 2014) et
63
correspond à des prescriptions sociales et organisationnelles. L’individu en situation de
travail doit alors agir sur son individualité, effectuer un travail sur lui-même, afin de
maîtriser ses émotions et expressions d’émotions, en accord avec les prescriptions et
procédures organisationnelles exerçant une forme de « pouvoir de contrainte émotionnelle »
sur l’individu : « les procédures, comme il en existe sans doute dans toute civilisation, qui
sont proposées ou prescrites aux individus pour fixer leur identité, la maintenir ou la
transformer en fonction d’un certain nombre de fins, et cela grâce à des rapports de maîtrise
de soi sur soi ou de connaissance de soi par soi » (Foucault, 1994 : 213).
Ces prescriptions déterminent le type de travail émotionnel à fournir : un travail
émotionnel intégrateur, dissimulateur ou différenciateur (Wharton & Erickson, 1993 ;
Soares, 2003). Ainsi, le sourire, comme prescription émotionnelle organisationnelle, relève
d’un travail émotionnel intégrateur, la neutralité, d’un travail émotionnel dissimulateur, et
l’hostilité, d’un travail émotionnel différenciateur. Dans le cas du métier d’infirmier, bien
documenté quant à la nature du travail émotionnel sollicité, (Smith, 1992 ; Bolton, 2000 ;
Lewis, 2005 et 2008), les trois types de travail émotionnel, et donc d’émotions, peuvent être
attendus par le public et l’organisation (Soares, 2002), en particulier, le travail émotionnel
intégrateur (par le sourire) (Smith, 1992). Le métier de policier requiert, en revanche, de
masquer ses émotions, de montrer et dégager une certaine neutralité (Fischbach & Zapf,
2002), travail émotionnel dissmulateur.
Il convient de séparer le fait de jouer, du fait de supprimer, des émotions ; il existe
deux formes de travail : l’évocation - la cognition vise un sentiment désiré mais absent -, et
la suppression - la cognition vise un sentiment involontaire -. La plupart du temps, au travail,
le professionnel de métiers de service doit réprimer ses émotions déplaisantes, considérées
comme inappropriées dans leur expression, selon les règles sociales émotionnelles (Geddes &
Callister, 2007). Cependant, certains métiers nécessitent d’exprimer, d’afficher et de générer
des émotions déplaisantes, dans certaines situations, même si elles ne sont pas ressenties par
le professionnel (Sutton, 1991 ; Martin, 1999).
Le degré de travail émotionnel à fournir varie selon les situations de travail et la
nature des métiers ; les émotions comportent davantage d’intensité, et leur gestion s’avère
plus difficile, lorsque les interlocuteurs n’appartiennent pas à l’organisation (Wharton &
Erickson, 1993), par exemple les publics rencontrés par le personnel soignant, et les
professionnels de services de sécurité. Les expressions, appropriées ou non, diffèrent selon le
type de métier exercé, mais les expressions d’émotions extrêmes, comme le fou-rire (Ashforth
64
& Humphrey, 1995), ou une forte colère, se perçoivent généralement comme inadéquates (van
Hoorebeke, 2005).
Les prescriptions sociales et émotionnelles, normalisation des émotions par les
organisations (Ashforth & Humphrey, 1995 ; Mann, 1999 ; Hochschild, 2003b), induisent des
règles sociales organisationnelles (Glomb & Tews, 2004), correspondant à un type de système
de gestion des expressions : « la prescription et la proscription des émotions au travail
participent à la production de rapports sociaux nouveaux et spécifiques, qui s’exercent en plus
des rapports sociaux de classe et de genre » (Jeantet, 2003 : 108). La normalisation passe par
la diffusion, l’apprentissage, les récompenses, les punitions, le contrôle, afin que le
professionnel dégage et affiche en permanence des émotions normées (Rafaeli & Sutton,
1987 ; Sutton, 1991). L’organisation récompense l’expression d’émotions appropriées
produites par le professionnel, par un « troc des émotions » (Adelmann, 1995) : « le travail
émotionnel peut être défini comme la régulation émotionnelle réalisée dans et pour le
bénéfice de l’organisation » (Mikolajczak & al, 2009 : 253). L’organisation, normalisant les
expressions, appropriées ou non, lors de l’interaction (Weiss & Cropanzano, 1996),
sanctionne alors le professionnel en cas d’expressions inappropriées : ces dernières se
retrouveront « organisationnellement sanctionnées » (James, 1989).
Le travail émotionnel représente une part essentielle des métiers de service, en contact
avec un public (Jeantet, 2003). Lors de son activité, le professionnel dispose de plusieurs
techniques de travail émotionnel, ou « management des émotions pour créer une expression
faciale et corporelle publiquement observable » (Hochschild, 2003a : 7) :
- la technique cognitive : « c’est la tentative de changer les images, idées ou les pensées
dans le but de changer les émotions qui y sont rattachées » (Hochschild, 2003a : 34).
Dans ce cas, l’individu « recodifie » une situation et essaye d’en modifier son
évaluation pour changer son mécanisme d’adaptation (Lazarus, 1966) ;
- la technique corporelle : « c’est la tentative de changer les symptômes somatiques ou
d’autres symptômes physiques des émotions (par exemple essayer de respirer plus
lentement, essayer de ne pas trembler) » (Hochschild, 2003a : 35) ;
- et la technique expressive : « il s’agit de tenter de changer l’expressivité pour changer
une émotion intérieure (par exemple tenter de sourire ou de pleurer) » (Hochschild,
2003a : 35), l’individu agissant consciemment sur l’émotion pour transformer cette
dernière.
65
Quelles que soient la technique de travail émotionnel et la nature des émotions à afficher,
l’individu fournit un travail émotionnel, correspondant soit à un jeu en surface - ou
surface acting -, soit à un jeu en profondeur - ou deep acting - (Hochschild, 2003b). Le
premier consiste à feindre des émotions non réellement ressenties (Briner, 1999),
contrairement au second, qui nécessite de chercher à ressentir vraiment l’émotion exprimée.
Ces deux jeux comprennent pour l’un, la gestion directe de l’expression comportementale, par
exemple la modification des expressions faciales (Grandey, 2003), et pour l’autre, la gestion
des sentiments d’où peut découler une expression (Hochschild, 2003a : 29). Les
professionnels mobilisent ces jeux de manière simultanée ou non. En fonction des moments,
un même individu effectuera un jeu en surface, et, lors d’une autre situation, un jeu en
profondeur (Scott & Barnes, 2011). Le jeu en profondeur nécessite une modification interne :
l’individu va provoquer en lui la modification émotionnelle et ressentir l’émotion affichée.
Pour la question de la qualité de service, le travail émotionnel doit sembler
s’accomplir sans effort, ne pas se déceler (Hochschild, 2003b). Dans un objectif
d’authenticité, le professionnel a intérêt à privilégier le jeu en profondeur, car, dans
l’échange social, l’interlocuteur n’attend pas seulement de l’autre des actes d’affichage, mais
un échange émotionnel authentique (Molinier & Flottes, 2012). L’accomplissement de la
tâche se trouve facilité lorsque l’émotion exprimée est sincère, ou perçue comme sincère par
l’interlocuteur (Rafaeli & Sutton, 1990). Si le professionnel a pour mission d’exprimer des
émotions plaisantes, le fait de réellement les ressentir va faciliter son action : « de nombreux
emplois demandent une appréciation des règles d’affichage, des règles de sentiments et une
capacité pour le jeu en profondeur » (Hochschild, 2003a : 44 ; Diefendorff & Gosserand,
2003). De plus, les états affectifs se détériorient lorsque les professionnels s’engagent dans un
jeu en surface, mais s’améliorent lors d’un jeu en profondeur (Scott & Barnes, 2011). Les
professionnels utilisant en majorité un jeu en surface se signalent par une moindre satisfaction
au travail et des niveaux plus hauts de retraits (Scott & al, 2012). La qualité de service peut
dépendre de la qualité du travail émotionnel effectué par le professionnel (Diefendorff &
Gosserand, 2003). Si le client perçoit l’émotion comme inauthentique, sa satisfaction
relativement au service s’en trouvera amoindrie (Grandey, 2003).
Le travail émotionnel s’effectue aussi de manière collective : le travail émotionnel
collectif (Korczynski, 2003) crée une communauté de coping informelle : par exemple,
dans certains métiers, comme les téléconseillers en centre d’appels, le professionnel, lorsque
le rapport se tend avec un client, va se tourner vers ses collègues, pour résoudre le problème
(Korczynski, 2003). « Le coping est défini comme les efforts cognitifs et comportementaux
66
faits pour maîtriser, tolérer ou réduire les demandes et conflits internes ou externes »
(Folkman & Lazarus, 1980 : 223) qui affectent un individu et dépassent ses ressources. Ces
communautés de coping constituent un processus social important, en créant des cultures
fortes et informelles. Elles permettent aussi, au professionnel, d’évacuer ou d’exprimer les
émotions dites « indésirables » (Lewis, 2005 : 579).
La division sexuelle des émotions, construite socialement, persiste en situation de
travail, au sein d’une même profession : « on accorde moins d’importance aux émotions des
femmes, et moins de statut au genre féminin, donc le bouclier statutaire (status schield) des
femmes contre les abus est plus faible » (Hochschild, 2003b : 5), et sous-entend que le travail
émotionnel est sexué. Par exemple, les infirmières endurent un travail émotionnel important,
car les violences de la patientèle sont parfois tolérées (Soares, 2000).
D’une manière générale, le contact physique avec un public, par exemple celui des
patients s’agissant du métier de soignant (Soares, 2000), implique un fort travail émotionnel,
auquel s’ajoutent d’autres dimensions - physique, corporelle, voire sexuelle -, connexes aux
émotions, et sur lequel ces dimensions ont un impact.
67
1.4.3. Synthèse et questionnements théoriques
Le travail émotionnel nécessitant, de la part du professionnel, un contrôle et une
maîtrise de ses émotions et de celles de l’interlocuteur, nous proposons l’idée d’une relation
d’inclusion conceptuelle entre compétences émotionnelles et travail émotionnel. Ce
dernier, nécessaire afin de réaliser un « travail bien fait » dans les activités de services en
contact avec un public, provient de prescriptions organisationnelles, socio-émotionnelles.
C’est pourquoi nous pouvons nous interroger sur la nature duale de ce concept, en tant
qu’outil de travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013), mais aussi
en tant qu’exigence du et au travail.
Contrairement à la régulation émotionnelle de Gross (2014), cantonnée à la recherche
fondamentale, le concept de travail émotionnel (Hohschild, 2003a et 2003b) a surtout fait
l’objet de recherche appliquée (Mikolajczak & al, 2009 : 249). Pourtant, la recherche en
gestion gagnerait à examiner les relations et « poser des ponts » (Mikolajczak & al, 2009)
entre ces deux concepts (Grandey, 2000) : le travail émotionnel et les compétences
émotionnelles, afin d’en analyser les interactions. En effet, l’objet de recherche des émotions
au travail s’appauvrit s’il ne considère que la question du travail émotionnel, les individus ne
déclarant et ne manifestant pas que des techniques de deep acting ou de surface acting lors de
leurs interactions avec un public (Diefendorff & al, 2008). Ainsi, la présente recherche
choisit de ne pas se focaliser uniquement sur les types et techniques de travail
émotionnel, mais examine aussi les stratégies de régulation des émotions, comme
Mikolajczak et al (2009) le préconisent.
Qu’il s’agisse de situations dans lesquelles l’individu fournit, ou non, un travail
émotionnel, et que ce dernier dispose, ou non, de compétences émotionnelles, lors
d’« incidents émotionnels » au travail, l’individu régule ses émotions au sens de Gross (1998
et 2014), et / ou déploie des stratégies de distanciation ou d’évitement. En amont de ces
situations, il peut procéder à une autorégulation et à des techniques de « pleine conscience »,
ou mindfulness, afin de se préparer à la régulation émotionnelle in situ.
68
1.5. Les régulations individuelles des émotions
Tout au long de cette recherche, nous distinguons l’expression « régulations des
émotions », dans le sens commun et courant du terme, du concept de « régulation
émotionnelle », au sens technique, issu des recherches de Gross (1998 et 2014). Lorsque les
situations au travail deviennent sources d’émotions déplaisantes et de stress, les
professionnels développent des méthodes de régulation des émotions, afin de maintenir une
performance au travail et de répondre aux attentes du public (Moisson & al, 2009). Cette
gestion émotionnelle au travail relève du concept de régulation émotionnelle de Gross (1998
et 2014), de stratégies d’évitement et de distanciation lors de situations à « incidents
émotionnels », ainsi que de l’autorégulation et de la mindfulness.
1.5.1. La régulation émotionnelle de Gross (1998 et 2014)
En psychologie sociale des émotions, l’étude de la régulation des états affectifs connaît
un essor considérable depuis les quinze dernières années, proposant différentes terminologies,
afin d’étudier finement le phénomène. Elle distingue :
- la régulation des affects,
- la régulation des émotions (Gross & Munoz, 1995 ; Gross & John, 2003 ; Gross,
2014),
- la régulation des humeurs (Thompson, 1994),
- la régulation du stress, ou coping (Lazarus, 1966 ; Lazarus & Folkman, 1984),
- et la régulation des défenses psychologiques.
La présente recherche portant sur les régulations des émotions au travail, nous
choisissons de nous cantonner à l’étude des régulations émotionnelles selon Gross (1998
et 2014). La régulation émotionnelle considère uniquement les émotions, indépendamment de
la situation (Gross & John, 2003). Traitant de situations d’émotions plaisantes et déplaisantes,
elle apparaît comme plus générale que le coping : ce dernier traite seulement de situations
émotionnelles déplaisantes, en particulier le stress, et représente les efforts fournis par un
individu afin d’ajuster son comportement face à une situation. À propos des interrelations
entre coping et régulation émotionnelle, Delelis et al (2011) mettent en évidence que les
stratégies de régulation émotionnelle ont une incidence sur les stratégies de coping centrées
sur le soutien social et le problème (Gross & John, 2003), et n’ont pas d’incidence sur la
stratégie de coping centrée sur les émotions : « le coping centré sur les émotions pourrait,
donc, porter sur ce qui n’a pas été modifié par les stratégies de régulation émotionnelle et qui
69
dépend de vécus émotionnels précis » (Delelis & al, 2011 : 475). Ainsi, la régulation
émotionnelle est précisément dirigée vers les émotions, alors que le coping peut l’être vers
d’autres activités non directement liées à celles-ci.
Le modèle de Gross (Gross & Munoz, 1995 ; Gross, 1998 et 2014) se fonde sur un
modèle d’émergence des émotions.
Deux catégories de stratégies de régulation existent (Gross & Munoz, 1995) :
- la stratégie de régulation émotionnelle ajustant les antécédents de la réponse
émotionnelle, c’est-à-dire les données en entrée du processus de traitement
émotionnel,
- et la stratégie de régulation émotionnelle ajustant une ou plusieurs composantes de
l’émotion - physiologique, cognitive ou comportementale - lors de la réponse
émotionnelle. Elle consiste à modifier au moins une de ces trois composantes de la
réponse émotionnelle, après l’apparition de l’émotion.
La régulation émotionnelle se réfère « aux process par lesquels les individus modifient la
trajectoire d’une ou plusieurs composantes de la réponse émotionnelle » (Gross, 1998 : 250).
La régulation émotionnelle consiste à atténuer ou accentuer le ressenti émotionnel, soit
par une régulation négative, soit par une régulation positive (Gross, 2014). Selon Gross
(1998), il y aurait cinq séquences de régulation émotionnelle, ou cinq modes distincts de
régulation, intervenant de manière séquentielle. Les quatre premières séquences sont :
- la sélection de la situation,
- la modification de la situation,
- le déploiement attentionnel,
- et le changement cognitif.
À travers ces stratégies, l’individu élabore une réponse émotionnelle (Gross, 1998), et la
cinquième séquence correspond à la modulation de cette réponse ; par cette modulation,
l’individu modifie alors au moins une des composantes de la réponse émotionnelle. Ces
séquences se rapportent à une régulation émotionnelle individuelle. La figure ci-dessous
(figure 6) les récapitule.
70
Figure 6 : Modèle processuel de la régulation émotionnelle
selon Gross (Gross & Barrett, 2011 : 12) :
Pendant le processus d’émergence de la réponse, l’individu a la possibilité de choisir
les situations auxquelles il fait face. Sinon, l’individu essayera de modifier la situation, afin
d’en changer l’impact émotionnel. Si la situation demeure hors de contrôle, il aura la solution
d’infléchir ses émotions, en portant son attention sur certains stimuli et pas sur d’autres, en les
triant, en quelque sorte. Enfin, l’individu peut « manipuler le traitement cognitif des
informations auxquelles il est exposé par la réévaluation cognitive » (Delelis & al, 2011 :
471), principal changement cognitif. En fonction de l’évaluation de la situation, la réponse
émotionnelle apparaît. Ces cinq séquences se déroulent consciemment ou inconsciemment, de
façon contrôlée ou automatique. Néanmoins, lors d’un travail émotionnel, la régulation sera,
la plupart du temps, consciente (Gross, 2014). Il semblerait que la sélection d’une situation
pendant un événement et le déploiement attentionnel avant, pendant et après l’événement
influent positivement sur les situations, à long terme (Quoidbach & al, 2015).
Gross (1998 et 2014) a principalement étudié deux stratégies de régulation
émotionnelle, souvent employées dans la vie quotidienne : la réévaluation cognitive - en tant
que changement cognitif -, et la suppression expressive - une forme de modulation de la
réponse -.
D’une part, la réévaluation cognitive consiste, pour le professionnel, à réévaluer la
situation et les émotions qui lui sont liées. L’individu considère la signification
émotionnelle d’un événement (Gross, 1998 et 2014) : par exemple, lors d’une intervention, un
policier va se focaliser sur des solutions et non pas sur le péril, ce qui fera baisser l’intensité
de son émotion déplaisante, en l’occurrence la peur (Monier, 2014). Plusieurs stratégies
correspondent à la réévaluation cognitive : la mise en perspective, le fait de « regarder l’autre
face d’une même pièce », l’appréhension de la situation sous un angle positif, et la
rectification de la distorsion affectant la perception de l’individu (Mikolajczak & al, 2009).
71
D’autre part, lors de la suppression expressive, l’individu modifie au moins une des
composantes de la réponse émotionnelle de deux façons possibles : soit il supprime
l’expression de son émotion ressentie réellement - par exemple montrer de la neutralité
lorsqu’il ressent de la colère -, soit il affiche une autre émotion que celle réellement ressentie -
par exemple montrer de la joie par un sourire, alors que l’émotion ressentie réellement
correspond à la colère -.
La différence principale entre ces deux composantes de la régulation émotionnelle,
réside en ce que pour la première, l’individu agit mentalement et physiquement sur sa
conscience de la situation et des émotions en jeu, afin de ressentir réellement l’émotion
adaptée et attendue de lui ; alors que, pour la seconde, l’individu va uniquement agir sur son
expression faciale et corporelle pour feindre une émotion, ou de la neutralité. La suppression
expressive, plus tardive dans la séquence émotionnelle, influence le comportement : l’individu
va donner une réponse émotionnelle consciente, adaptée à la situation, en ajustant son
comportement au contexte émotionnel : « elle consisterait en une modulation des aspects
comportementaux des tendances d’actions émotionnelles et aurait comme effet une inhibition
de l’expression comportementale des émotions, négatives comme positives (Gross, 1998),
sans toutefois amoindrir le ressenti négatif ou accroître le ressenti positif » (Delelis & al,
2011 : 472). Cette stratégie nécessite des efforts cognitifs de la part de l’individu, afin de
gérer ses tendances d’action. Les hommes auraient davantage recours à cette stratégie que les
femmes (Christophe & al, 2009), révélant en cela un effet du genre dans le domaine de
l’expression émotionnelle (Fischer & Ashkanasy 2000).
La stratégie de réévaluation cognitive traite autant des émotions plaisantes que
déplaisantes, et consiste en un ensemble d’efforts qui transforme cognitivement la situation.
Elle se fonde sur les antécédents de la réponse émotionnelle (Gross, 1998), et aurait des
conséquences positives sur le fonctionnement affectif de l’individu. Cette stratégie peut
s’apprendre, et, contrairement à la suppression expressive, elle sauvegarde la santé du
professionnel (Gross & John, 2003) (en page 121). De plus, les professionnels qui l’utilisent
se montrent plus efficaces pour faire face à des situations de travail stressantes, et plus aptes
à maintenir un ton affectif plaisant dans l’organisation (Matta & Johnson, 2014).
La régulation émotionnelle considère les différents processus utilisés par les individus
afin de gérer leurs émotions. Cependant, peu de recherches appliquées ont été conduites dans
ce domaine dans les organisations (Mikolajczak & al, 2009 : 251), contrairement au travail
émotionnel.
72
Le courant de la psychologie positive (Wright & Quick, 2009) s’est exprimé par
deux thèmes de recherche en gestion : le Positive Organizational Behavior (Luthans, 2002) et
le Positive Organizational Scholarship. Ce courant, associé aux politiques de prévention des
risques psychosociaux (RPS), vise à renforcer les ressources des professionnels (Seligman
& Csikszentmihalyi, 2000). La recherche en psychologie positive a validé certaines
techniques améliorant le bien-être au travail (Luminet & al, 2014). Le programme Positive
Emotion Regulation (PER), reprenant les cinq séquences de régulation émotionnelle de Gross
(1998 et 2014), a permis aux sujets testés d’accroître leur bien-être subjectif et leur
satisfaction générale, et de baisser les symptômes liés à la dépression.
La littérature ne fait pas état d’éventuelles interactions entre les concepts de régulation
émotionnelle et de travail émotionnel (Mikolajczak & al, 2009). Pourtant, penser à établir
une relation entre ces deux concepts aboutirait à une meilleure compréhension des
techniques de travail en profondeur, préservant la santé du professionnel (en page 117)
ainsi que la qualité de la relation avec le public. Dans la littérature, le deep acting a été
associé à la réévaluation cognitive (Gross & John, 2003), mais les régulations émotionnelles
effectivement utilisées afin de faciliter les techniques de travail en profondeur n’ont été
traitées ni théoriquement, ni de manière opérationnelle (Mikolajczak & al, 2009).
1.5.2. Des stratégies de régulations individuelles des émotions avant et pendant
les situations à incidents émotionnels
Au-delà du concept de régulation émotionnelle de Gross (1998 et 2014), nous
considérons d’autres formes de stratégies de régulation des émotions, en amont et / ou lors
d’incidents émotionnels. En situation de travail, le professionnel peut adopter des stratégies
d’évitement et de distanciation, afin de réguler les émotions issues de la situation ; en amont
de situations à « incidents émotionnels », il peut aussi se préparer à réguler ses émotions, par
l’autorégulation ou la mindfulness.
1.5.2.1. Les stratégies d’évitement et de distanciation
En particulier au sein de métiers de service, dans lesquels les professionnels se
retrouvent en contact direct avec un public, les interactions, dans le cadre du travail, peuvent
engendrer des émotions déplaisantes, et mettre les professionnels en difficulté, lors de la
réalisation du travail. En effet, travaillant dans un environnement où se rencontrent
potentiellement les réalités de la vie et de la mort, intenses ou émotionnellement difficiles, les
73
professionnels de la santé et de la sécurité en viennent à cultiver une certaine distance ou
détachement, vis-à-vis du public rencontré. Ils élaborent ainsi des stratégies de régulation des
émotions pour se protéger, telles cette prise de distance, ou l’évitement, ou la
dépersonnalisation, (Sutton, 1991 ; Lewis, 2005 ; Sorensen & Iedema, 2009).
Effectivement, une juste distance doit s’établir entre le professionnel et les personnes
avec lesquelles il est en contact. Il s’agit pour le professionnel de se préserver (Loriol &
Caroly, 2008). En effet, il doit faire preuve de compréhension sans tomber dans le « piège de
la compassion » (Jeantet, 2003 : 105), et trouver ainsi la « juste distance » (Loriol, 2003) entre
implication et distanciation. Pour moduler son implication, l’individu a besoin de se retirer de
temps à autres, dans les « coulisses » de l’activité (Goffman, 1973) (en page 59). Une forme
de « détachement émotionnel » peut aussi s’envisager dans certains métiers, afin de garantir
une qualité de service et d’intervention : par exemple, concernant des agents funéraires, les
gestes ou les conduites semblent fluides et professionnelles, précisément grâce à leur
détachement émotionnel ostensible (Grandey, 2000 ; Bernard, 2007).
La stratégie d’évitement (Dejours, 2001), stratégie de régulation des émotions, en
particulier au sein de métiers à risques ou dangereux, correspond à une idéologie défensive de
métier, un mécanisme de défense contre la peur. Souvent, cet évitement se traduit par l’emploi
de l’humour, d’émotions plaisantes, en décalage avec la nature de la situation (Peneff, 1992 :
196 ; Grosjean, 2001).
1.5.2.2. L’autorégulation et la mindfulness
À un niveau plus physique, voire corporel, deux techniques de régulation de soi et de
ses émotions existent: l’autorégulation, et la mindfulness.
L’autorégulation, « le désir d’une personne de maintenir l’ordre et de canaliser son
comportement grâce à une surveillance continue intersubjective » (Creed & al, 2014 : 280),
facilite l’expérience de l’individu en tant que professionnel compétent (Voronov & Weber,
2016). Elle soutient l’individu dans l’effort pour diriger ses pensées et ses émotions. Dans
le cas de sportifs de haut niveau, tels que des tireurs d’élite, Galdin et Laurencelle (2008)
insistent sur l’importance de la régulation de l’activation physiologique par le contrôle
émotionnel. La concentration de l’individu dépend de cette activation - augmentation
contrôlée de l’éveil physiologique -, et de la vigilance - ou focalisation de l’attention sur des
aspects critiques, par exemple -, et augmente sa performance dans l’action ; en l’occurrence
pour les tireurs, les performances sportives (Hanin, 2003).
74
La mindfulness, ou « pleine conscience », aide l’individu dans la création
d’émotions plaisantes (Brown & Ryan, 2003), en induisant des états émotionnels plaisants,
tout en réduisant les états émotionnels déplaisants. Il s’agit pour l’individu de « donner
attention d’une manière particulière, intentionnellement, dans le moment présent et sans
jugement » (Kabat-Zinn, 1994 ; Chiesa & al, 2011). Cette technique cognitive joue un rôle
dans la régulation des émotions, plaisantes et déplaisantes, grâce à deux aspects de la
résilience émotionnelle : d’une part, le fait de générer des émotions plaisantes, et d’autre part,
de récupérer et de se rétablir d’émotions déplaisantes. La régulation émotionnelle de Gross
(1998) se retrouve dans ces deux aspects (Wang & Luo, 2016). La résilience émotionnelle
correspond à « l’habileté à générer des émotions positives et récupérer rapidement
d’expériences émotionnelles négatives » (Davidson, 2000 : 1199 ; Frederickson & al, 2009).
Une résilience solide procure le moyen de ressentir davantage d’émotions plaisantes, d’avoir
moins de réactions négatives, et d’obtenir une récupération plus effective face au stress et au
traumatisme (Frederickson & al, 2009). Accroître les émotions plaisantes (Chang & al, 2004 ;
Frederickson & al, 2009) et diminuer les affects déplaisants, comme l’anxiété, le stress, les
troubles de l’humeur, peut s’acquérir par la formation des professionnels aux techniques de
mindfluness (Desmarais & Françoise, 2015 ; Wang & Luo, 2016). En effet, des interventions
cliniques, sur les patients atteints de cancer grave, démontrent l’efficacité de la mindfulness
sur la diminution des troubles de l’humeur (Brown & Ryan, 2003).
75
1.5.3. Synthèse et questionnements théoriques
La régulation émotionnelle, en tant que concept de gestion individuelle des émotions,
a été détaillée spécifiquement par les travaux de Gross (Gross, 1998 et 2014 ; Gross & John,
2003). Deux stratégies de régulation individuelle des émotions peuvent s’ajouter aux cinq
séquences de régulation émotionnelle : l’autorégulation et la mindfulness.
Le concept de Gross, en tant que régulation émotionnelle individuelle, n’a pas
encore été relié théoriquement à ceux de travail émotionnel et de compétences
émotionnelles.
Or, si ces régulations individuelles relèvent de stratégies adaptatives aux situations à
« incidents émotionnels » au travail, ne pouvons-nous pas les considérer comme des « outils »
de travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013), outils
émotionnels, permettant au professionnel de canaliser, gérer, réguler ses émotions, lors du
travail, qu’il soit en interaction avec un public, avec ses collègues, ou seul ? Ces stratégies
apparaîtraient comme des moyens, que le professionnel détient, développe, mobilise, en
situation de travail, afin de réaliser sa tâche, en conformité avec les exigences, attentes et
prescriptions organisationnelles.
Cependant, les stratégies de régulation individuelle des émotions ont des limites : dans
certains métiers, la relation de service ne s’effectue pas de manière isolée, mais au sein d’un
collectif de travail, restreint ou non. C’est le cas des urgentistes et des policiers de voie
publique, par exemple. Au-delà des interventions en collectif restreint de travail, le
professionnel va parfois se retirer, échanger, évacuer et exprimer ses émotions « en
coulisses » (Goffman, 1973), face à des collègues ou à son supérieur. L’émotion se retrouve
alors collectivement partagée, et collectivement régulée. Nous nous posons la question de
l’existence d’une « régulation émotionnelle collective », que permettraient le soutien social
et différents aspects et manifestations de « régulation sociale collective ».
76
1.6. Des « régulations émotionnelles collectives » ?
Le concept de soutien social au travail, bien qu’ayant fait l’objet de nombreuses
recherches mettant en lumière ses vertus collectives et organisationnelles, ne bénéficie pas
d’une définition consensuelle dans la littérature. Dans cette section, nous délimiterons, dans
un premier temps, le concept de soutien social, et en présenterons succinctement les qualités.
Dans un deuxième temps, nous verrons les différentes formes collectives et organisationnelles
que revêt le soutien social des collègues, en particulier le soutien socio-émotionnel, ainsi que
ses avantages quant à la régulation des émotions au travail. Dans un troisième temps, nous
mettrons en exergue l’importance du soutien social hiérarchique, en particulier du manager de
proximité. Enfin, dans un quatrième et dernier temps, la théorie de la régulation sociale de
Reynaud (1988) sera examinée à travers le prisme de la composante émotionnelle au travail.
1.6.1. Le soutien social
« Le terme de soutien social est utilisé de manière assez générale pour se référer à une
très large gamme d’interactions sociales » (Specht 1986 : 220). Le soutien social recouvre
plusieurs formes (Stroebe & al, 1996). Il inclut le degré de proximité, la mutualité, la qualité
émotionnelle et la variété des interactions, l’écoute, l’appréciation des tâches, le défi par
rapport au travail, le soutien émotionnel, le défi émotionnel, la confirmation de réalité, l’aide
tangible et l’aide personnelle (Specht, 1986 : 220). Il fait référence à l’intégration sociale, au
soutien reçu et à l’appréciation du soutien. Il a été défini par Cobb (1976 : 300) : « [le soutien
social] conduit la personne à croire qu’elle est appréciée et aimée, qu’elle est estimée et
qu’elle fait partie d’un réseau ». Cependant, la littérature ne fait émerger aucune définition
consensuelle du soutien social. Ce dernier implique cinq dimensions principales :
l’attachement, l’aide concrète et matérielle, les conseils, l’intégration sociale, l’assurance de
sa valeur (Cutrona & Russel, 1987) et une sixième, issue des travaux de Weiss (1973), le
besoin de se sentir utile.
Le soutien social intervient comme facilitateur de la régulation des émotions, et
semble bénéfique au sein des métiers à risques, à « incidents émotionnels » (Monier, 2015) :
être capable d’échanges sociaux appropriés représente une compétence émotionnelle
précieuse dans les métiers à risques (Monier, 2014). Il revêt deux aspects : le soutien social
professionnel, qui représente le soutien social de référence, et le soutien social hors travail.
Le premier se compose, en psychologie de la santé, de la structure du réseau de soutien social,
des comportements, et de la perception de bienveillance de l’entourage professionnel
77
(Bruchon-Schweitzer, 2002). Le second existe, la plupart du temps, grâce aux amis, à la
famille et aux groupes sociaux (Karasek & Theorell, 1990). La composante socio-
émotionnelle, concernant le soutien professionnel, permet une gestion des émotions au travail,
par l’ouverture aux autres, l’empathie, et la transmission d’émotions plaisantes (Ruiller,
2012). Qu’il soit issu du milieu professionnel ou de l’entourage personnel de l’individu, le
soutien social fait office de stratégie d’ajustement face aux situations à incidents
émotionnels (Lazarus & Folkman, 1984). Concernant le soutien social, il existerait des
différences de comportement entre les hommes et les femmes : les premiers s’exprimeraient
davantage auprès de leur conjointe, ce soutien hors travail leur permettant potentiellement de
contenir l’expression de leurs émotions réellement ressenties dans le milieu professionnel
(Umberson & al, 1996). Du fait d’un faible soutien social, le taux d’absentéisme de longue
durée des hommes (plus de 21 jours par an) augmente (Bouville, 2014). De manière générale,
des différences de genre à propos de la demande de processus d’aide apparaissent : les
hommes, davantage que les femmes, ont tendance à demander de l’aide dans leur réseau
lorsqu’ils ont atteint un niveau « limite » de besoin d’expression de leurs émotions (Dulac,
2001).
Le soutien social professionnel s’avère efficace dans la gestion des émotions (Ruiller,
2012). Face à des situations difficiles au travail, à des incidents émotionnels, il correspond à
un moyen de gérer le stress (La Rocco & Jones, 1978). La joie au travail et le soutien
organisationnel ont une influence positive sur le travail émotionnel en profondeur et sur le fait
d’exprimer des émotions ressenties naturellement et intérieurement (Lee & al, 2012). Parfois,
c’est le manque de soutien psychologique qui précède d’autres motifs d’insatisfaction au
travail, tels que les conditions physiques pénibles ou les difficultés de temps et de salaires
(Estryn-Behar, 2007).
Le soutien social peut être évalué, par exemple grâce au questionnaire de Karasek
(Karasek, 1979 ; Karasek & Theorell, 1990), ou en mesurant le ratio de supervision, de
distance physique, de temps en réunion (Zawieja & Guarnieri, 2014), en mettant en rapport
les évaluations objectives et subjectives de l’individu.
78
1.6.2. Le soutien social des collègues
À partir du construit de Ruiller (2010), à propos des différentes composantes du
soutien, et en considérant uniquement les aspects liés aux émotions, le soutien émotionnel et
affectif au travail correspond à l’expression des affects ressentis à l’égard de soi-même
(amitié, réconfort, sympathie). Concernant le soutien socio-émotionnel des collègues, il s’agit
du nombre de collègues de travail considérés comme des amis, ou ayant les mêmes centres
d’intérêt (Ruiller, 2010).
Les professionnels peuvent se réunir, de manière formelle et / ou informelle, afin de
traiter collectivement leurs émotions et encourager leurs collègues à faire de même
(Korczynski, 2003 ; Lewis, 2008). Ils partageront alors leurs émotions et leurs connaissances
sur la pratique (Prost & al, 2014), les expériences n’étant pas qu’individuellement vécues,
mais aussi socialement constituées. Les échanges, dans le groupe, facilitent la régulation des
émotions, par la maîtrise verbale, dans l’objectif de mettre en ordre les pensées et émotions,
pour soi et pour autrui : « l’action trouve enfin sa stabilité dans la cohérence d’une histoire
racontée, qui dit le ‟qui” de l’action » (Ricoeur, 1990 : 229). Le soutien socio-émotionnel
des collègues permet la reconnaissance et l’évacuation des émotions déplaisantes, mais
aussi la manifestation d’affects plaisants. Il facilite la performance en situation de travail :
« le champ de recherche sur les émotions positives au travail se développe internationalement,
et l’acceptation, par l’entreprise, de l’expression des affects aurait des effets manifestes sur la
performance, sur la prise de décision, sur le taux de turn-over, sur les comportements
prosociaux, sur la résolution de conflits ou encore sur le leadership » (Barsade & Gibson,
2007, cités par Ruiller, 2012 : 30). Concernant le secteur de la santé, le soutien socio-
émotionnel s’avère plus significatif que le soutien d’autorité ou de contrôle (Ruiller, 2010).
Dans les métiers de service, à « incidents émotionnels », en contact avec un public, les
groupes de parole, approuvés, gérés et encadrés par l’organisation et le management,
permettent d’exprimer les ressentis collectifs et individuels, de contenir les tensions au travail,
et de ne pas répondre en miroir à la détresse du public (Mellier, 2003). La littérature
recommande la constitution de groupes de parole au sein des services infirmiers (Mariage &
Schmitt-Fourrier, 2006).
Les espaces de discussion entre collègues réunissent et rapprochent le collectif de
travail : « la diffusion des émotions dans un groupe est un caractère intrinsèque à l’existence
d’un groupe » (Sendelands & St Clair, 1993 : 445), le groupe remplissant des fonctions
d’ordre psychologique, selon la perspective durkheimienne. L’influence du groupe sur
l’individu, par la contagion émotionnelle, ou « tendance automatique, non intentionnelle et
79
souvent inconsciente d’imiter et de synchroniser les expressions faciales, les mouvements du
corps et la voix lors de la rencontre avec d’autres personnes » (Hatfield & al, 1994 : 5 ;
Andersen & Guerrero, 1998), facilite la cohésion sociale (Barsade, 2002 ; van Hoorebeke,
2008a), tout comme l’influence de l’individu dans le groupe : « chaque membre du groupe,
indépendamment de son rang, est une source et un récepteur potentiels d’influence ; le
changement social autant que le contrôle social constituent un objectif ; les processus
d’influence sont liés à la production et la résolution de conflits » (Anzieu & Martin, 2000 :
101). Pour s’adapter, les individus adoptent le comportement de leur entourage, créant ainsi
un « esprit collectif » (Weick & Roberts, 1993).
L’humour au travail, par les échanges, la complicité et les émotions plaisantes qu’il
procure, constitue un puissant régulateur des émotions déplaisantes au sein du groupe : il
réduit les conflits, canalise l’agressivité, renforce l’appartenance inter-groupe et intra-groupe,
clarifie les statuts d’un groupe à l’autre (Grosjean, 2001) et crée une ambiance plaisante au
travail. Par sa fonction conservatrice (Paton, 1992), il facilite l’implication et maintient le lien
entre professionnels : le rire est signe d’intimité, et protecteur d’intimité (Jefferson & al,
1987). Molinier et Flottes (2012) précisent, au sujet des stratégies de distanciation au travail,
que plaisanter constitue le meilleur moyen de prendre du recul face à un travail émotionnel
intense. Peneff (1992 : 196) prend l’exemple de l’emploi de l’humour, parfois cruel, dans un
collectif aux Urgences, comme stratégie de distanciation face à des situations à incidents
émotionnels : « le refus de se laisser émouvoir, de se laisser avoir par les confidences… les
promesses des alcooliques […]. Railleries qui marquent la distance, le scepticisme par rapport
aux discours entendus ». Ainsi, l’humour au travail augmente indirectement le degré de
soutien social perçu.
L’humeur du groupe influence le comportement prosocial, l’absentéisme et la
performance (George & Brief, 1992) : le « climat émotionnel » (De Rivera, 1992)
correspond à un comportement de groupe comprenant une émotion dominante partagée. Ce
climat peut s’avérer source de performance (Haag & Laroche, 2009), et devient un
marqueur d’identité organisationnelle. L’identification à l’organisation influence le
comportement de l’individu, qui, s’il s’identifie au groupe, va penser et se comporter en
fonction des croyances, normes, et valeurs du collectif : « les expressions de l’émotion […] ne
sont ni facultatives ni acceptables par le groupe sous n’importe quelle forme. Dans des
circonstances affectant le groupe d’appartenance, l’expression de ces sentiments s’apparente
davantage à l’acquittement d’une charge ou d’un mandat par rapport à la collectivité »
(Paperman, 1995 : 181). Ce phénomène d’identification se produit « lorsque les croyances
80
d’un individu à propos de son organisation deviennent auto-référentes ou auto-définissantes »
(Pratt, 1998 : 173). Il induit des affects plaisants pour l’individu (Garcia & Herrbach, 2006).
Cette identification se construit par les formations, forgeant un ensemble de croyances et
d’attitudes partagées par un collectif de travail identifié, par l’inscription des difficultés
psychologiques dans le collectif, par la culture de l’organisation, son histoire, la vision de la
psychologisation (Loriol et Caroly, 2008), interprétation psychologique construite
socialement. Par exemple, les « rituels » établissent un sentiment de solidarité, ainsi qu’un
désir de maintenir l’intégrité du rituel (Voronov & Weber, 2016 : 349). Ils lient la nature
impersonnelle des institutions avec l’expérience personnelle, à travers le collectif de travail.
Dans le cas des agents funéraires, la socialisation en actes des porteurs s’apparente à un
apprentissage collectif de la gestion émotionnelle : l’action de porter le cercueil est
professionnalisée, dans un objectif de reconnaissance collective de la légitimité de l’agent et
de sa compétence. Dans ce métier, la formation professionnelle, qui relève de la fonction RH,
constitue un indice de professionnalisation (Bernard, 2007 : 68).
Les codes et normes spécifiques à un groupe social contribuent à sa cohésion. Les
normes de comportement du groupe correspondent à des normes de clan (Ouchi, 1980). Elles
passent par des règles de présentation de soi, des normes de comportement, comme le respect,
ou non, d’horaires, les relations corporelles, les comportements extrêmes tolérés ou non, le
rapport au territoire, le rapport entre collègues (van Hoorebeke, 2008b).
Le soutien social reste un enjeu très fort de régulation des émotions au travail, dans la
mesure où il s’ancre dans une véritable culture professionnelle, comme chez les policiers
(Loriol & Caroly, 2008).
1.6.3. Le soutien social hiérarchique
Le soutien social professionnel doit provenir non seulement des collègues, mais aussi
et surtout de la hiérarchie (Cintas & Sprimont, 2011), sinon l’autorégulation collective, la
maîtrise des émotions du groupe, peine à se mettre en place (Ruiller, 2010). Les émotions
comprenant une composante motivationnelle importante, une des tâches managériales
consiste à inspirer le sens, la vision, la motivation, aux professionnels (Lurie, 2004 : 9). Pour
un apprentissage émotionnel en interne, le manager a pour fonction de donner du sens au
travail - par exemple par des retours d’expériences de situations critiques - (Bourion, 2006).
La construction de sens, dans le collectif de travail, provoque des émotions plaisantes dans
l’équipe, en situation de changement organisationnel (Bartunek & al, 2006). Plusieurs types
de leadership, ou positionnements adoptés par le manager, influencent le niveau de soutien
81
social perçu par l’équipe. Le leader transformationnel manifeste de l’intérêt pour son équipe
et tente d’assurer le bien-être de tous, augmentant ainsi le soutien perçu et la satisfaction au
travail (Sosik & Megerian, 1999). Il transforme les valeurs et croyances des professionnels
pour les motiver à être performants et les encourager à développer leurs compétences. Le
leader transactionnel cherche à augmenter le sentiment de valorisation des contributions, et
accroît ainsi aussi le soutien perçu (Doucet & al, 2008). Il motive son équipe par l’utilisation
de récompenses, clarifie les objectifs, donne du retour d’informations, ou feedback,
récompense ou punit. La reconnaissance au travail réduit les risques psychologiques (Siegrist,
2004), alors que la non-reconnaissance des efforts et l’absence de récompense génèrent un
sentiment de déséquilibre effort-récompense, source de tension. En revanche, le leader dit
« laisser-faire » ne procure pas de soutien social aux professionnels.
Concernant le soutien des supérieurs, il n’est, étonnamment, pas fait mention dans la
littérature, du caractère émotionnel des situations de travail. Le supérieur possède un rôle de
soutien axé sur la latitude décisionnelle accordée, l’attention, l’écoute et le respect des
règles et efforts fournis. Initialement, le soutien institutionnel a vocation à renforcer
l’efficacité organisationnelle (Ruiller, 2010). Mais ensuite, le soutien social apporté par le
manager de proximité à son équipe, révèle un décalage entre les attentes émotionnelles des
professionnels et la perception effective. En effet, la plupart des professionnels mentionnent
que leur manager « n’est pas là pour eux » (Thévenet, 2009), donc ne se montre pas à leur
disposition lors d’incidents. Or, le manager constitue la première source, ou le premier
obstacle, au besoin de satisfaction des professionnels (Yukl, 2010). La disponibilité
émotionnelle du manager importe, afin de résoudre les problèmes des professionnels et du
collectif de travail, sans en créer de nouveaux (Bourion, 2006). Une étude, portant sur les
violences au travail au sein des hôpitaux, montre l’effet positif du soutien social
hiérarchique, alors que l’effet du soutien des collègues reste faible, sur la réduction de
l’épuisement professionnel (Cintas & Sprimont, 2011). La relation avec son manager s’avère
importante pour le bien-être du professionnel. Le manager de proximité doit donc impulser
des émotions plaisantes, montrer de la reconnaissance, du soutien, communiquer des objectifs,
s’impliquer dans la gestion des émotions au travail, dans l’objectif de résoudre les problèmes
du collectif de travail, sans en détériorer le lien social. Pour la survie de l’organisation, il
régule les risques « d’échauffements » dans le collectif (Bourion, 2006).
Les dimensions émotionnelles du management sont donc à considérer (Gond &
Mignonac, 2002). Le comportement du manager influence les émotions ressenties par les
professionnels de son équipe : la valence des émotions exprimées par le manager affecte celle
82
de l’émotion du groupe. Les communications verbales managériales produisent des effets
émotionnels profonds sur les collectifs de travail, en particulier lors de situations critiques
(Haag & Laroche, 2009). Le manager peut encourager les émotions plaisantes au sein du
collectif de travail ; ces émotions autorisent la création de relations fortes au sein de l’équipe,
réduisent le stress perçu et développent des rôles clairs, une créativité, une joie au travail. Or,
les équipes obtiennent davantage de performances au travail lorsqu’elles ne ressentent pas de
stress, témoignent de moins d’épuisement et d’intention de quitter l’organisation, et affirment
une satisfaction au travail (Mikolajczak & al, 2011). Ainsi, le manager a intérêt à
développer et à mobiliser ses compétences émotionnelles (George & Brief, 1992), par
exemple ses capacités d’écoute, de communication, de compréhension, de gestion de conflits,
d’empathie, de rapports humains, de régulation des émotions chez lui et chez les autres
(George, 2000). Les capacités de gestion des Hommes s’approchent de la notion de
compétences émotionnelles (Goleman, 1998 ; George, 2000), elles-mêmes au cœur de la
performance organisationnelle (Goleman, 1998 ; Authayarat & Umemuro, 2012) : les
managers ont la tâche d’activer des compétences interpersonnelles, afin de mobiliser le
collectif de travail sur les objectifs (Cristol, 2010 : 345).
Le concept de soutien social explore les interactions sociales entre collègues et entre
les collègues et le management, et démontre les nombreuses vertus d’éventuelles stratégies de
régulation des émotions au travail. Cependant, ce concept de « régulation émotionnelle
collective » reste hypothétique et absent de la littérature.
La régulation sociale de Reynaud (1988), bien que ne traitant pas explicitement du
soutien social, étudie les relations, interactions et négociations entre la régulation de contrôle
et la régulation autonome, ces interactions produisant des règles sociales créées et consenties
par les différentes parties prenantes. Néanmoins, bien que la littérature sur la théorie de la
régulation sociale (Reynaud, 1988) ne fasse pas référence à une « régulation émotionnelle
collective », elle sous-entend les questions de sentiments et d’affects dans l’élaboration de la
régulation conjointe.
83
1.6.4. La composante émotionnelle de la régulation sociale (Reynaud, 1988)
Reynaud (1988) considère l’organisation comme un système de règles autonomes et
de contrôles, règles au cœur de l’action sociale. Il aborde l’aspect suivant : « celui du rapport
entre les règles qui viennent de la direction, qui descendent du sommet vers le bas (nous les
appellerons règles de contrôle) et celles qui sont produites, dans l’entreprise, par les groupes
d’exécutants eux-mêmes (nous les appellerons règles autonomes) » (Reynaud, 1988 : 6).
Selon la théorie de la régulation sociale, théorie de l’action collective, les acteurs
assurent la régulation sociale dans l’organisation, y participent activement, élaborant des
règles sociales par l’action et les interactions. « Une règle n’est pas, par elle-même, une règle
de contrôle ou une règle autonome. Elle ne l’est que par la place de celui qui l’émet et par
l’usage qui en est fait. Contrôle et autonomie désignent un usage de la règle et non sa nature »
(Reynaud, 2003 : 104). Le consentement donne sa légitimité à la règle, cette dernière
n’existant que par son usage, demeurant une réalité vivante entraînée par une régulation
(Reynaud, 1997 : 296) : « la règle est une réalité collective que les dispositifs et les
institutions ne suffisent pas à faire exister car il y faut l’engagement des acteurs » (de Terssac,
2013 : 26). L’activité de régulation représente le principe fondateur de l’action sociale. La
figure 7, tirée de Khalil et Dudezert (2014 : 58) schématise la théorie de la régulation sociale
de Reynaud (1988).
Figure 7 : Formation de règles par les acteurs
(Reynaud, 1988 et 1997) (Khalil & Dudezert, 2014 : 58)
La régulation de contrôle désigne l’influence exercée par la hiérarchie, l’autorité
formelle sur le groupe de travail. Les règles explicites, ou officielles, fixent les responsabilités
en cas de faute, les sanctions applicables, l’arbitrage des différends. Ces règles, développées
par le management, constituent des ressources pour le collectif, assurent et fondent le cadre
d’action de l’équipe. Une ligne directrice claire et partagée, une structure facilitante, une
Relation d’interaction
Engendre
84
répartition nette des rôles, constituent les règles de contrôle et encadrent l’action. La
régulation de contrôle correspond à la prescription des activités, et à la modulation des
rémunérations par le management et la fonction RH, en situation de subordination stricte.
L’organisation a le pouvoir de contraindre, par exemple en imposant des horaires d’entrée et
de sortie.
D’après la typologie des régulations de Reynaud (1997), la régulation autonome est
constituée de normes sociales construites à l’intérieur-même du groupe de travail, dans
l’informel. Ces règles locales sont contestataires mais aussi gestionnaires. Les opérateurs et
leurs managers produisent un travail d’organisation, une action d’adaptation, d’ajustement
local des règles prescrites, à la réalité et aux contraintes du travail (de Terssac, 1992) : « une
construction des règles locales, souvent tacites, permettant de faire le travail et consistant à
construire une cohérence entre les prescriptions de l’organisation et les contraintes de l’action
concrète » (Detchessahar, 2011 : 93). Ces règles implicites « guident les procédures effectives
de travail, de collaboration, de décision, elles assurent le fonctionnement quotidien de
l’organisation » (Reynaud, 1988 : 5) : « souvent, les salariés adoptent eux-mêmes, et parfois
‟clandestinement”, des solutions en dehors de l’intervention concertée de l’entreprise.
Confrontés à des situations délicates, les salariés sur le terrain pourraient trouver eux-mêmes
des solutions et acquérir de nouvelles compétences, utiles, in fine, à l’entreprise » (Moisson &
al, 2009 : 229). Ce type de régulation s’appuie sur une culture commune, des gestes, un
langage et des valeurs partagées (Reynaud, 1988). La régulation autonome, fixant les
modalités de l’exercice d’une compétence collective, permet aux acteurs d’agir ensemble dans
l’activité de travail, en réinterprétant le cadre posé par les règles de contrôle, voire en le
dépassant (Chédotel & Khromer, 2014). Elle manifeste que les acteurs, auxquels le contrôle
s’adresse et s’applique, disposent d’une autonomie qui leur donne le moyen de s’y opposer,
de reconstruire des règles sociales adaptées au travail réel. Par exemple, Bernard (2007) dans
son étude sur les agents funéraires, met en exergue que la régulation collective des émotions
forge parfois l’incorporation de la compétence dans les gestes effectués par l’ensemble des
agents - par exemple visser le cercueil sans forcer, porter le cercueil -, nécessitant une
coordination du collectif de travail afin d’adapter et harmoniser les conduites.
Dans toute l’organisation se met en place une régulation conjointe, rencontre entre
la régulation de contrôle et la régulation autonome (Reynaud, 1988), issue des échanges et
des interactions (Bréchet, 2008), facteurs de légitimité de l’existence de règles. Cette jonction
crée « un ensemble de règles qui sont acceptables pour les deux parties, par exemple parce
qu’elles combinent harmonieusement règles de contrôle et règles autonomes ; plus
85
fréquemment parce qu’elles arbitrent de manière acceptable sur les points où les parties
s’opposent » (Reynaud & Reynaud, 1994 : 230). Ces deux facettes de la régulation sociale se
rejoignent, s’affrontent immanquablement, et se complètent, afin de construire des « règles de
fonctionnement acceptables, fruit d’initiatives, de répliques, de négociations et d’arbitrages,
dans une conjoncture donnée » (Reynaud, 2003 : 113). Régulation de contrôle et régulation
autonome se retrouvent dans l’élaboration d’un compromis, d’un équilibre entre règles
bureaucratiques et règles implicites de la vie locale. Ce processus de régulation sociale
produit des règles intra-organisationnelles. Les logiques des différents acteurs se confrontent
dans la nécessité d’accomplir l’activité. Ainsi, travail prescrit et travail réel se rencontrent :
dans le cadre du travail prescrit, les consignes sont données par le management. Le travail réel
représente le travail qu’exécute vraiment l’opérateur (Reynaud, 1988 : 15). En émergent des
règles négociées par les différentes parties prenantes, dont l’objectif réside dans la réalisation
effective de l’activité, et la satisfaction tant des clients ou usagers, que des professionnels.
L’activité de régulation produit la règle (Bréchet, 2008). Les règles produites par la régulation
sociale sont incertaines, provisoires, révisables par l’échange social : les acteurs sociaux
souhaitent les maintenir, les modifier, ou les supprimer : « l’acteur cherche à justifier auprès
d’autrui les principes ou maximes qui fondent ses actions, en postulant et réclamant que ceux-
ci aient une valeur, si ce n’est universelle, du moins généralisable. En cherchant à en faire des
règles acceptables et légitimes, l’acteur contribue à la formation et la transformation des
règles, à la régulation qui naît des interactions entre les acteurs » (Reynaud, 1997 : 15).
« La théorie de la régulation sociale souhaite que les diverses disciplines des sciences
sociales collaborent, pour aborder avec plus de pertinence l’action collective et la
coordination » (Bréchet, 2008 : 16). Cependant, cette théorie n’a fait l’objet d’aucun
rapprochement avec d’autres disciplines en lien avec l’activité, comme la GRH, la
psychologie du travail, la psychodynamique du travail, l’ergonomie, les comportements
organisationnels, à propos de la composante émotionnelle travail. Van Hoorebeke (2003)
suggère une mise en relation entre la question du management des émotions au travail et
la théorie de la régulation sociale de Reynaud (1988). D’une part, l’auteure propose un
ajustement conjoint entre organisation et individu, la première mettant à disposition des
moyens de régulation des émotions, le second adaptant son travail émotionnel à
l’organisation. D’autre part, l’auteure envisage de « rapprocher les normes organisationnelles
et occupationnelles des émotions ressenties en fonction des expériences et attentes des
employés » (van Hoorebeke, 2003 : 12).
86
Durkheim fait référence aux formes de régulations sociales, en particulier à la
complémentarité entre deux dimensions de l’ordre social : la régulation et l’intégration, toutes
deux empreintes d’émotions et d’affects. La régulation au sens durkheimien s’approche de la
régulation de contrôle (Reynaud, 1988), en ce qu’elle considère la nécessité d’un corps de
règles sociales, d’un système normatif. L’intégration rejoint en revanche la régulation
autonome (Reynaud, 1988), en ce qu’elle réside dans la nécessité d’une « conscience
collective » forte et partagée (Durkheim, 1925). La régulation durkheimienne agit sur
l’individu de l’extérieur ; l’intégration, de l’intérieur. Durkheim attribue une place centrale
aux émotions, dans l’analyse de l’ordre social, et leur reconnaît un rôle déterminant dans le
changement social. Pour lui, l’action sociale est une action émotionnelle, « affectuelle »,
socialisée : « l’action sociale durkheimienne est donc remarquable en ce qu’elle procède à la
fois d’une ‟spontanéité” (les buts de l’action, nos ‟préférences” s’imposent à nous de façon
quasi émotionnelle) et d’une rationalité objective (nous avons raison de respecter les règles
morales) » (Cuin, 2001 : 98).
La régulation autonome de Reynaud (1988) fait écho à l’organisation informelle
(Roesthlisberger & Dickson, 1939) « profondément enracinée dans les sentiments et
l’affectivité » (Reynaud, 1988 : 6). Cependant, Reynaud (1988) précise que la régulation de
contrôle implique aussi une logique de sentiments et d’affectivités, et que, de plus, dans la
régulation autonome, il ne s’agit pas que de sentiments et d’affectivités. En effet, la régulation
autonome produit, elle aussi, des règles sociales (Reynaud, 1988 : 10). Reynaud n’évoque pas
l’existence de règles sociales émotionnelles dans sa théorie de la régulation sociale. Or, dans
les organisations, l’émotion n’est pas toujours spontanée, mais doit être interprétée, réprimée,
suscitée, contrôlée : « nous essayons de gérer ce que nous ressentons conformément à des
règles implicites » (Hochschild, 2003a : 45). Selon le point de vue interactionniste de
Goffman, les individus tentent de se conformer à ces règles sociales de gestion des émotions,
à la fois extérieurement et intérieurement (Goffman, 1973). Il est possible de sanctionner le
« mauvais sentiment » (Hochschild, 2003a : 37). « De nombreux employés demandent une
appréciation des règles d’affichage, des règles de sentiments » (Hochschild, 2003a : 44). Peut-
on parler de régulation émotionnelle conjointe ? S’il existe des règles sociales des émotions,
alors existe-t-il une régulation sociale émotionnelle ? Jeantet (2003), dans son étude sur les
émotions au travail et les conditions de travail des guichetiers de La Poste, met en évidence
l’élaboration de stratégies collectives informelles, implicites, de régulation des émotions au
travail, face à certaines émotions déplaisantes nées des contacts avec le public. Les guichetiers
utilisent alors les ressources à leur disposition, et inventent des stratégies de régulation des
87
émotions, se transmuant en règles sociales émotionnelles implicites : par exemple,
l’organisation et les pratiques exigeant des guichetiers qu’ils se déplacent régulièrement dans
les « coulisses » de l’activité (Goffman, 1973), hors de vue du public, ces derniers profitent de
ces espaces pour échanger avec leur collègues, parfois se moquer de certains clients pénibles,
prendre de la distance avec la charge émotionnelle. Cette stratégie, ancrée dans l’activité et les
routines des guichetiers, semble relever de ce que nous nous proposons de nommer
« régulation émotionnelle collective », en l’occurrence une régulation autonome, ne
mettant pas en défaut la régulation de contrôle initiale.
1.6.5. Synthèse et questionnements théoriques
Le soutien social pouvant revêtir différentes formes (Stroebe & al, 1996), nous
distinguons tout d’abord le soutien social professionnel du soutien social hors travail (Karasek
& Theorell, 1990 ; Bruchon-Schweitzer, 2002). Le soutien social professionnel renforce les
qualités individuelles, collectives et organisationnelles par la régulation des émotions, les
interactions sociales et le partage émotionnel (Ruiller, 2012) qu’il entraîne. Le soutien social
des collègues, soutien émotionnel et affectif au travail (Ruiller, 2010), soutien socio-
émotionnel, stabilise l’action (Ricoeur, 1990), autorise l’évacuation et la reconnaissance des
émotions, la performance en situation de travail (Barsade & Gibson, 2007) par les échanges
formels ou informels (Lewis, 2008) entre collègues.
L’instauration d’espaces de discussion (Detchessahar, 2011) rapproche le collectif de
travail et facilite la cohésion sociale (van Hoorebeke, 2008a) ; les groupes de paroles
« contiennent » (psychologiquement) les tensions au travail (Mellier, 2003 ; Mariage &
Schmitt-Fourrier, 2006). L’humour au travail, stratégie de distanciation, maintient les liens
sociaux (Peneff, 1992), et le climat organisationnel crée une ambiance et des us, propices à
l’identification organisationnelle et à l’élaboration de stratégies collectives de régulation des
émotions.
Le soutien social du manager, primordial (Cintas & Sprimont, 2011), permet de mettre
en place une forme d’autorégulation collective (Ruiller, 2010). Le manager de proximité a
pour rôles d’impulser du sens, de reconnaître le travail, de réguler les tensions au travail dans
le collectif (Detchessahar, 2011). Néanmoins, la littérature ne fait pas expressément
référence au caractère émotionnel de ce type de soutien, alors même que le manager de
proximité remplit un rôle primordial dans la régulation des émotions au travail (de
Gaulejac, 2011 ; Remoussenard & Ansiau, 2014).
88
La littérature traite du soutien social en faisant référence à des stratégies de
distanciation, d’ajustement (Lazarus & Folkman, 1984), de moyens de gérer le stress face à
des situations à incidents émotionnels (La Rocco & Jones, 1978), et non en évoquant une
régulation émotionnelle au sens de Gross : « process par lesquels les individus modifient la
trajectoire d’une ou plusieurs composantes de la réponse émotionnelle » (Gross, 1998 : 250).
Cette hypothétique « régulation émotionnelle collective », « outil » de travail (Jeantet,
2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013) revisiterait la théorie de la
régulation sociale de Reynaud (1988), en y intégrant la composante émotionnelle en jeu
dans les collectifs de travail, composante fréquemment sous-entendue par la théorie, mais
cependant ni nommée, ni affirmée, en tant que réalité sociale dans l’organisation.
Transition inter-chapitre
Le chapitre ci-dessus a exposé les différents positionnements théoriques de la présente
étude, ainsi que quelques questions de recherche quant à l’examen des émotions au travail,
qui se posent à la réflexion par rapport à la GRH. Cette recherche sur les émotions au travail
s’intéresse à deux aspects principaux sur lesquels l’objet de recherche agit : la santé au travail
des professionnels, et la qualité de service ou d’intervention. Le chapitre qui suit présente la
relation d’intrication entre travail, santé et émotions, à travers le prisme des risques
psychosociaux (RPS), de la qualité de vie au travail (QVT) et du bien-être au travail. Il met en
relief les relations établies, dans la littérature, entre les émotions au travail et, d’une part,
certaines manifestations pathologiques des RPS dans l’organisation, et, d’autre part, les
impacts sur la performance au travail, puis pointe les manquements et contradictions
théoriques.
89
Chapitre 2 : Management et santé au travail
Introduction du chapitre 2
Ce chapitre expose l’imbrication entre travail, santé et émotions. Dans un premier
temps, les approches par les risques psychosociaux (RPS), la qualité de vie au travail (QVT)
ainsi que le bien-être au travail seront présentées et mises en perspective au regard de la
question de l’émotion au travail. Un deuxième temps évoquera les manifestations des RPS,
telles que le stress, l’épuisement professionnel, et les situations de mal-être au travail,
précisant et renforçant la prégnance de la problématique émotionnelle au travail, tant au
niveau des enjeux individuels, comme la santé du professionnel, que des enjeux
organisationnels, comme le taux d’absentéisme, indicateur de non-performance (Thévenet,
1981) et la qualité d’exécution de la tâche. Dans un troisième temps, il sera question de
l’impact de différentes régulations des émotions et outils de gestion des émotions sur la santé
du professionnel et sur l’organisation.
2.1. Travail, santé, émotions : d’une approche pathogénique des
risques à un processus salutaire
Travail, santé et émotions entretiennent des rapports mettant en jeu le bien-être
physique et psychique du professionnel, ainsi que la qualité de service. Afin de traiter des
rapports entre ces trois notions, une approche pathogénique5, par les RPS, peut se combiner
avec une approche « salutogénique », par la QVT et le bien-être au travail.
2.1.1. Analyse du rapport entre travail et santé
Le professionnel, par le travail qu’il fournit à l’organisation, met en mouvement son
corps, son esprit, sa conscience. Ainsi, travail et santé, deux concepts multidimensionnels, se
lient de manière inextricable. Pour saisir la question de la santé au travail, et du travail « en
santé », il importe de considérer une ou des situation(s) de travail par rapport aux activités
réelles et réalisées par le(s) professionnel(s), au-delà de l’activité prescrite et des conditions
de travail officielles.
5 Relatif à la pathogénie. Processus, ou étude du processus provoquant une souffrance.
90
2.1.1.1. La relation entre travail et santé
Selon la définition du Bureau International du Travail (BIT), la santé correspond à la
promotion et au maintien du niveau le plus élevé possible de bien-être. Considérée en tant
qu’état, la santé relève d’un bien-être physique, psychique et social, avec absence de
pathologies avérées. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) la définit en 1946 lors de la
Conférence internationale pour la santé, à New York, et intègre cette définition dans la
Constitution de l’OMS : la santé correspond à un état alliant non seulement une absence de
maladie ou d’infirmité, mais aussi un état de complet bien-être physique, mental et social.
Une bonne santé mentale signifie être capable d’établir un équilibre entre tous les aspects de
sa vie : physique, psychologique, spirituel, social et économique6. La santé se définit donc
comme l’absence de manifestations négatives et la présence de manifestations positives
(Dejours, 1995). L’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE)
considère que la santé mentale recouvre le bien-être et la capacité à faire face à l’adversité7.
Keyes et Lopez (2002) précisent que la santé mentale complète combine un niveau élevé de
symptômes de bien-être émotionnel, psychologique et social, avec une absence de maladies
mentales récentes. Ce concept multidimensionnel se rapporte à un processus dynamique ne
relevant pas d’un don de la nature (Valette, 2005).
Travail et santé sont étroitement liés (Lachmann & al, 2010), le travail apparaissant
comme un facteur de santé et de réalisation personnelle. Le travail, en tant qu’activité
professionnelle, joue un rôle déterminant dans le développement et la construction de la
santé (Debout & al, 2009). Construire la santé au travail implique de « construire du sens »
(Detchessahar, 2011), la santé résultant d’une construction individuelle, culturelle et sociale
(Clergeau & al, 2006). La santé au travail constitue un « enjeu majeur de santé publique
mais aussi de GRH, dans les organisations » (Barel & Frémeaux, 2012 : 70). Cependant, la
santé et la sécurité au travail (SST), représentent un thème isolé dans les sciences de gestion et
la GRH (Abord de Chatillon & Bachelard, 2006).
Travail et santé ont historiquement été considérés par la psychopathologie du travail,
ou étude du rapport entre travail et santé mentale, dans les années 1950. Cette discipline tend
à trouver l’origine des troubles nés de l’activité, dans les conditions de travail (Loriol &
Caroly, 2008). Puis, dans les années 1970, il fut question de psychodynamique du travail,
6 OMS (2001), Organisation Mondiale de la Santé - Atlas : mental health resources in the world, Genève,
World health organization, department of mental health and substance dependence. 7 OCDE (2008), Organisation de Coopération et de Développement Économique - Perspectives de l’emploi de
l’OCDE, Paris, Éditions OCDE.
91
discipline ayant pour ambition d’élaborer une théorie générale du rapport subjectif au travail
(Dejours, 2015). La psychodynamique du travail cherche à comprendre ce que la personne vit
au travail, comment elle mobilise ses ressources individuelles et collectives, et donne sens à
son activité. Elle considère l’individu comme un Être affecté : le corps est une corporéité, et la
souffrance un affect (Molinier & Flottes, 2012). Désormais, les approches, en clinique du
travail, regroupent les courants suivants : psychopathologie du travail, psychodynamique du
travail étudiant les processus intersubjectifs - collectifs et règles de métier - mobilisés par les
situations de travail, clinique de l’activité et psychologie sociale. Il s’agit de soigner le travail
et non les Hommes (Molinier & Flottes, 2012).
Les recherches rattachées à ces différentes disciplines étudient la souffrance et le
plaisir au travail, la souffrance correspondant à la façon dont un individu mobilise ses
ressources subjectives, sociales et techniques pour faire face aux exigences du travail
(Karasek, 1979). Cependant, « les effets du travail sur la santé demeurent largement
méconnus » (Crespin & al, 2008 : 253). Il est difficile de retracer les troubles de la santé liés
au travail, car certains risques s’expriment dans le temps, entre exposition et manifestation. Il
existe aussi une variabilité importante entre les individus, concernant les questions de santé.
Lorsque la « maladie » est perçue dans les organisations comme une anomalie, les managers
auront la tentation de ne recruter que ceux qui ont le moins de troubles de la santé, et
d’assimiler « arrêts de travail » à « arrêts maladie » (Detchessahar, 2001). Ainsi, les
investigations en santé au travail s’avèrent complexes. D’autant plus qu’en France, travail
et santé concernent deux ministères distincts : il existe peu de coopération entre médecins
du travail et médecins-praticiens. De ce fait, le problème de l’imbrication entre travail et santé
se voit traité, en France, de manière segmentée. Pourtant, l’environnement de travail importe
pour la santé de l’individu car il « s’inscrit dans le temps et se situe à chaque moment dans
l’histoire de la personne et de l’environnement dans lequel celle-ci vit et agit » (Laville,
1995 : 367). Pour Laville (1998), c’est par l’activité professionnelle que va se construire ou se
déconstruire la santé au travail.
La souffrance au travail, dimension subjective du vécu psychique, se rapporte à ce qui
est désagréable ou déstabilisant. La notion de souffrance au travail a été initiée par les travaux
de Dejours dans les années 1980. Elle rassemble des états infra-pathologiques ; Dejours et
Molinier parlent de « normalité souffrante » (Dejours & Molinier, 1994). La souffrance au
travail inclut trois processus : « 1) un processus de causalité circulaire à rétroaction négative,
2) un processus parallèle montrant les interrelations dynamiques entre les dimensions
organisationnelles et la vie psychique des sujets (Alderson, 2004) […] et 3) un processus
92
d’érosion des ressources subjectives » (Safy-Godineau, 2013 : 19). On peut parler de santé au
travail si le plaisir prime sur la souffrance (Clot, 2010). Cette souffrance correspond au
résultat d’une érosion effective ou potentielle des ressources subjectives, ressources
permettant à l’individu de se définir (Hobfoll, 1989). Ainsi, c’est la façon dont l’individu va
mobiliser ses ressources subjectives, sociales, informationnelles, techniques, afin de faire face
à l’intensité du travail, qui va générer ou non de la souffrance (Karasek, 1979). Pour
Deslandes (2015), souffrance et joie s’opposent, forment un miroir à double face des
organisations (Deslandes, 2015 : 8) : « si la souffrance est la maladie de la vie, sa santé est la
joie ». S’agissant de joie ou de souffrance au travail, le management apparaît comme remède
ou poison, remède et poison (Deslandes, 2015). Le concept de souffrance psychique au travail
résulte de la confrontation de l’individu à l’organisation du travail (Dejours, 2001). La théorie
de la conservation des ressources (Hobfoll, 1989) mesure ce concept (Safy-Godineau, 2013).
Quatre types de ressources coexistent : les ressources matérielles, les ressources relatives à la
condition (la santé, le statut), les ressources personnelles (les habiletés, la personnalité,
l’estime de soi) et les ressources énergétiques (Rossano & al, 2015).
Particulièrement dans les métiers à risques, il peut exister une dénégation de la
souffrance au travail, à l’origine de conduites ordaliques (Canino, 2005). Le cas des métiers
à risques offre une vision particulière de la souffrance au travail. Le terme « risque », du latin
secare, signifiant « rompre », correspond à une rupture de prévision ou d’intention : « la
souffrance est attachée au risque de la rupture d’un ordre de prévision. C’est le revers de
l’intentionnalité » (Canino, 2005 : 43). Dans ces métiers, le déni d’émotions déplaisantes se
construit alors comme une stratégie défensive et collective face au rapport intentionnel de
l’Homme au danger, afin de protéger les professionnels de la souffrance potentielle que ces
métiers comportent : « cette intentionnalité aboutit dans le monde du travail à la mise en
œuvre de stratégies collectives de coopération défensive qui se caractérisent par la dénégation
de la peur et de la souffrance. Le déni y est fallacieusement assimilé au courage » (Canino,
2005 : 44). Dans les métiers dits masculins, empreints de virilité, dans lesquels les
professionnels se plaignent peu du stress et de l’épuisement (Lhuilier, 1987 ; Monjardet,
1996), le courage et la force dominent : il s’agit de faire taire ses peurs, ce qui conduit
éventuellement à un déni de peur et à une absence de soutien psychologique, facteurs associés
à une augmentation de la souffrance (Payette, 1985). Pourtant, pour Loriol (2016), le déni de
peur constaté dans les milieux policiers, en brigades Police Secours et brigades de proximité,
ne se rapporte pas toujours à de la souffrance, mais à une stratégie collective de défense
(Lhuilier, 2006 ; Pruvost, 2007), dans laquelle la régulation des émotions par le collectif se
93
présente comme un moyen efficace de prévenir la souffrance au travail. Pour Dejours
(2001), l’identité constitue le noyau central de la santé au travail. Cette dernière ne peut se
dissocier du sens trouvé et donné au travail. L’individu a besoin d’éléments structurants pour
un édifice identitaire. La conception que l’individu a de son travail joue un rôle essentiel dans
la conception de lui-même et dans l’identification sociale. Les interactions entre collègues
permettent au groupe de définir ce qui est une erreur et ce qui ne l’est pas, dans une matrice
sociale particulière (Hughes, 1996).
De la santé du professionnel va dépendre la réalisation du travail, la qualité du service
rendu : « la santé des salariés est une source incontestable d’efficacité dans le travail, et donc
de performance individuelle et collective. Travail et santé entretiennent même une double
relation : d’une part, la santé est la condition d’un travail de qualité. D’autre part, le
travail, effectué dans des conditions adéquates, est facteur de santé et de réalisation
personnelle » (Lachmann & al, 2010 : 6). Étudier la santé au travail suggère d’étudier
l’activité de travail dans sa globalité, en appréhendant l’activité prescrite, l’activité réelle et
l’activité réalisée.
2.1.1.2. Travail prescrit, travail réel et travail réalisé
Le travail peut représenter un facteur de stress (Caroly, 2011). La complexité d’établir
le rôle du travail dans les facteurs de RPS, réside dans son caractère multifactoriel (Huez,
2008). Pour comprendre la relation entre travail et santé, il convient de regarder du côté de
l’organisation du travail (Caroly, 2011) : « la victimologie, étayée sur une psychopathologie
qui méconnait le travail, ne permet pas de remonter à l’analyse du travail, de ses conditions et
de son organisation. Elle est une thérapeutique symptomatique et non étiologique » (Dejours,
2007 : 94). Le problème de la santé au travail réside dans l’organisation du travail ; il s’agit
par exemple de l’aggravation des violences des usagers et des violences dans le travail
(Detchessahar, 2011), dans le cas des soignants. Le fonctionnement organisationnel constitue
un facteur important de malaise et d’anxiété au travail (Caroly, 2011). Les contraintes
psychosociologiques et organisationnelles génèrent des tensions au travail, par exemple lors
de contradictions entre les moyens donnés par l’organisation du travail au professionnel et la
situation de travail effective, ou lors de conflit entre la vision du travail bien fait et de la
qualité prescrite par l’organisation, et la qualité attendue par le client, ou l’usager. La santé du
professionnel dépendrait de la capacité de l’organisation à prévenir les contradictions entre
les exigences au travail, les moyens mis à disposition des professionnels et l’évaluation
94
des résultats (Detchessahar 2011). Une absence de cohérence entre la réalité du travail, la
reconnaissance et la rétribution génère des tensions internes (Clergeau & Pihel, 2010b).
Les nouvelles organisations du travail ne sont pas directement la source de la
souffrance au travail : le problème ne relève pas inévitablement du modèle d’organisation
mais des désorganisations générées pendant la mise en place de la nouvelle organisation
(Detchessahar, 2011) ; la manière dont l’organisation conduit le changement importe en effet
(Remoussenard & Ansiau, 2014). Ainsi, lorsque certains employés ne parviennent pas, voire
refusent de s’adapter à un changement organisationnel, la cause de cette résistance provient de
difficultés à gérer certaines émotions déplaisantes (Remoussenard & Ansiau, 2014).
Afin de comprendre et d’appréhender les facteurs psychosociaux, une orientation
ergonomique amène le spécialiste des risques à examiner les conditions de réalisation du
travail réel, au-delà du travail prescrit (Caroly, 2011 : 367). Face au travail, terme dont
l’étymologie se rattache à l’effort, ou tripalium, le management a pour rôle de définir le
travail, ce qu’il doit être dans l’organisation. Or, l’effort réel de l’individu, son tripalium,
ressort d’une subjectivité, que les techniques d’évaluation de la performance ne parviennent
pas à approcher (Deslandes, 2015). L’invisibilité du travail réel, sa dissimulation, augmente
la pénibilité psychique : « la production d’un simulacre met en scène une contrefaçon du
travail qui contribue massivement à la méconnaissance des processus de dégradation de la
santé au travail » (Detchessahar, 2011 : 33). Du fait du solide arrimage entre santé et travail,
l’analyse de l’activité doit s’effectuer nécessairement dans le réel de l’activité, et non pas
en dehors, car « la subjectivité, les agencements, les interprétations de l’opérateur, ses
représentations de ce qu’est un travail de qualité sont nécessaires à l’accomplissement de la
tâche » (Dagot & Périé, 2014 : 157).
Or, l’étude des conditions de travail, comme « ensemble des facteurs déterminant la
conduite du travailleur » (Leplat & Cuny, 1977 : 57), n’aboutit qu’à l’examen des
prescriptions, ce qui s’avère trop restrictif car, parfois, des augmentations de taux
d’absentéisme ou de malaise au travail se produisent, alors même que les conditions de travail
s’améliorent au sein d’une organisation. Ce constat, tout d’abord paradoxal, reflète, en réalité,
une éventuelle augmentation des contraintes psychiques (Detchessahar, 2011 : 40). Prenant le
cas des soignants, Detchessahar (2011) précise que « si les conditions de travail connaissent
une amélioration sensible du fait des rénovations réalisées, les représentations de l’‟objet” du
travail et de leur fonction défensive […] sont fragilisées par l’injonction à l’humanisation »
(Detchessahar, 2011 : 40). Ainsi, afin d’analyser et de comprendre le lien entre travail et
santé, il convient de regarder du côté du travail réel et réalisé, de l’activité empêchée,
95
paralysée, contrariée, suspendue (Lhuilier, 2010) : « le réel de l’activité, c’est aussi ce qui
ne se fait pas, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir… ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce
qu’on pense pouvoir faire ailleurs… ce qu’on fait pour ne pas faire ce qu’on nous demande de
faire, ce qui est à refaire et tout autant ce qu’on a fait sans avoir voulu le faire » (Clot, 2008 :
89) ; « l’activité possède un volume qui déborde l’activité réalisée » (Clot, 2001 : 14).
Le professionnel doit opérer un travail d’organisation de son activité, pour réaliser son
propre travail (de Terssac, 1992). En effet, les professionnels subissent les contradictions
entre le travail prescrit, le travail réel, et le travail réalisé (Detchessahar & Journé, 2007). Si
ces contradictions ne sont pas prises en charge par l’organisation, la santé du professionnel
peut se dégrader.
Face à des situations de travail mettant en jeu des perspectives psychiques,
psychologiques et sociales, relativement à la santé du professionnel, l’émergence de la
prévention des RPS, de la QVT et du bien-être au travail permet aux professionnels de la
santé au travail et de la fonction RH de s’emparer de cette problématique, par le biais d’une
prise de conscience de son importance par l’organisation, que cette dernière en soit obligée
par la loi, et / ou contrainte par des problèmes d’absentéisme, d’image, de performance, ou de
responsabilité sociale.
2.1.2. Les risques psychosociaux : une approche pathogénique de la santé au
travail
L’émergence et l’institutionnalisation de la question des RPS dans les organisations,
en parallèle avec une tertiarisation de l’économie renfermant une nouvelle vision du risque au
travail, a permis aux organisations et aux professionnels de la santé au travail de commencer à
appréhender de manière plus objective les questions de santé et d’émotions au travail.
2.1.2.1. Secteur public, secteur privé : la lente institutionnalisation des RPS
« Le risque est, par définition, potentiel et abstrait : sa représentation passe par
l’identification d’une source ou d’une situation dangereuse » (Detchessahar, 2011 : 36).
L’émergence de la problématique des RPS exige de la GRH une prise en compte
manifeste du rôle des émotions au travail. La thématique des RPS, mobilisant les
professionnels de la GRH, les managers, les préventeurs des risques, et tout professionnel
concerné par les conditions de travail et la santé au travail, intègre la question des émotions.
La composante émotionnelle au travail retentit sur la santé du professionnel (van Hoorebeke,
96
2008b ; Monier, 2014). Or, cette question se rapporte à la GRH. Ces dernières années, la GRH
acquiert de plus en plus d’attributions d’actions concernant la santé et la sécurité des
professionnels (Ughetto, 2011 ; Leroux & van de Portal, 2011).
Les RPS - contraction de « facteur psychosocial » et « facteur de risque » (Zawieja &
Guarnieri, 2014) -, emblèmes de la reconstruction d’un problème de conditions de travail, ont
connu une institutionnalisation laborieuse. La thématique des conditions de travail, à
combiner avec l’« humanisation du travail », atteint son apogée dans les années 1970, après le
taylorisme. Le courant socio-technique tend à améliorer les conditions de travail des ouvriers.
Du côté de l’épidémiologie sociale suédoise, les travaux précurseurs de Lennart Levi et Bertil
Gardell (Marichalar, 2014) dans les années 1970, donnent naissance aux RPS, affiliés à la
notion de « contrôle » du travailleur sur son propre travail. Ces recherches suédoises au
service d’une politique sociale réformiste ont influencé la législation suédoise.
Dans les années 1990, l’essor de l’intensification du travail (Gollac & Volkoff, 1996),
amenant à un sentiment de manque de temps et d’impuissance à réaliser le « travail bien fait »
(Raveyre & Ughetto, 2006), conduit à des méthodes de management néfastes, dites
« méthodes de management par le stress » (Ughetto, 2011). Les travaux de Marie-France
Hirigoyen (1998), à propos de violence psychique et de harcèlement moral, interpellent alors
l’opinion publique. Les plaintes augmentent, alors que les modes d’organisation se
transforment, dans tous les secteurs (Detchessahar, 2011). Les niveaux hiérarchiques
s’aplatissent, et apparaissent des phénomènes de déconcentration, d’augmentation des
interdépendances, des impératifs de coordination horizontale, une augmentation des exigences
de qualité et de délai, une croissance des procédures de reporting, de nouvelles contraintes de
productivité (Albert & al, 2003 : 16). La contrainte de « productivité - débit » (Gollac &
Bodier, 2011) s’ajoute à une intensification cognitive, subjective, du travail (Clot, 2010).
Le travail se complexifie, et les professionnels doivent faire vite et bien, faire preuve de
réflexivité et accomplir des tâches variées, ce qui provoque alors le sentiment de ne jamais
pouvoir faire du « travail bien fait » (Raveyre & Ughetto, 2006). Zarifian (1995) pointe
l’accroissement de trois contraintes : les contraintes industrielles, c’est-à-dire le respect des
normes quantitatives et qualitatives ; les contraintes marchandes, ou satisfaction du client ou
usager ; et les contraintes événementielles, le professionnel devant répondre rapidement à
l’aléa. Se rajoutent à ces contraintes, les injonctions paradoxales, génératrices de tension
psychique (Detchessahar, 2011). Ces nouvelles exigences de travail, et ce nouveau
management des Hommes (Clot, 2008) tentent de répondre à un système progressivement
assujetti au marché mondial et à la concurrence, dans une logique de rentabilité, ce qui
97
entraîne certaines pathologies mentales (Abord de Chatillon & Bachelard, 2006). Le
syndrome de Chronos (Ettighoffer et Blanc, 1998) pose la problématique des troubles
musculo-squelettiques (TMS), le culte de l’urgence et la dictature de l’instant, dans un
système qualifié de management « managinaire », niant la liberté de l’individu, qui doit
fusionner avec l’organisation, et effectuer un double processus de refoulement et de
sublimation, devenant ainsi « dépossédé de son Être » (Aubert & de Gaulejac, 1991).
Entre 1990 et 2000, les organisations intègrent peu à peu la question des RPS dans leur
politique : la directive-cadre européenne de 1989 instaure pour l’employeur l’obligation de
garantir santé et sécurité à l’employé ; les instances comme la Commission Européenne,
l’OMS, l’Agence Européenne pour la Santé et la Sécurité (AESS), commencent à prendre en
compte ces facteurs de risques au travail, au croisement de la science et du politique (Zawieja
& Guarnieri, 2014).
Dans les années 2000, la problématique des conditions de travail se reconstruit : la
notion de harcèlement moral entre dans le Droit du travail français par la loi française de
modernisation sociale du 17 janvier 2002, stipulant : « aucun salarié ne doit subir des
agissements répétés qui ont pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible
de porter atteinte à ses droits, à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale, ou de
compromettre son avenir professionnel » (article L122-49 du Code du travail). Des accords
relatifs aux conditions de travail s’établissent : au niveau européen, l’accord-cadre sur le
stress au travail du 8 octobre 2004 et suivi, au niveau français, par l’Accord National
Interprofessionnel (ANI) sur le stress au travail du 2 juillet 2008, débouchant ensuite sur
des accords d’entreprise. Les services de la médecine du travail deviennent peu à peu des
services pluridisciplinaires de la santé au travail (Ughetto, 2011). Progressivement se forme
une véritable institutionnalisation des RPS. Ces derniers intègrent l’émergence d’un nouveau
paradigme, ou référence d’action publique en matière de SST : « le Plan National de Santé
Publique (PNSP), lancé en 2004, amorce l’instrumentation de ce changement de paradigme en
plaçant pour la première fois la protection de la santé au travail au rang d’enjeu global de
santé publique » (Verdier, 2009 : 3). Cependant, les pénibilités physiques demeurent, et les
maux subjectifs augmentent (stress, fatigue, épuisement professionnel) (Detchessahar, 2011).
Selon l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du
travail (ANSES), la consultation pour RPS devient la première cause de consultation pour
pathologie professionnelle en France, en 2007.
Au sein du secteur privé, l’employeur a une obligation légale en matière de
prévention : selon les articles L4121 et L4131 du Code du travail, l’employeur doit veiller à
98
la sécurité et à la protection de la santé de ses salariés. Il doit notamment planifier la
prévention en y intégrant la technique, l’organisation, les conditions de travail, les relations
sociales, les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel. Les risques doivent
intégrer le Document Unique de l’Entreprise (DUE).
Concernant le secteur public, un accord-cadre du 22 octobre 2013, portant sur un
plan national d’action pour la prévention des RPS dans la fonction publique, oblige chaque
employeur public à élaborer un plan d’évaluation et de prévention des RPS pour l’année 2015.
2.1.2.2. RPS et émotions au travail
Les RPS souffrent d’une hétérogénéité de leurs définitions. D’après le récent ouvrage
« Dictionnaire des RPS » (Zawieja & Guarnieri, 2014), on relève une véritable « cacophonie
psychosociale ». Il semble complexe de percevoir les frontières exactes de ce qui est ou n’est
pas un RPS : « c’est dans les espaces de l’intersubjectivité, sous des formes parfois très peu
tangibles, très peu visibles, mais qui habitent l’esprit, que cela se joue » (Ughetto, 2011 : 11).
La notion de risque s’avère délicate à définir : « le risque nous échappe : il suffit d’une
dynamique d’apprentissage pour qu’il perde de sa substance… mais il suffit aussi d’une
assurance mal gérée pour qu’il revienne » (Ughetto, 2011) ; « le sens de beaucoup de
situations de travail est ambivalent et ne prend une coloration clairement négative que dans
certaines circonstances » (Loriol, 2009 : 74). Autrefois, la notion de « risque », repère cognitif
initialement stable, correspondait à une manifestation de l’outil et du contexte de production,
dans l’industrie en série. Désormais, il devient un attribut de l’individu (Ughetto, 2011). Le
risque psychosocial ne se voit pas directement et instantanément, il ne peut que s’appréhender
indirectement, par ses effets, différés dans le temps, sur le travailleur et sur sa santé.
Devant les difficultés de circonscrire la notion, nous choisissons de nous appuyer sur
la définition de Lancry et al (2008), selon laquelle les RPS correspondent aux risques
estimés par les individus sur une situation et leur capacité à la gérer. Ces risques se
trouvent fortement liés à l’aspect émotionnel du travail. L’individu va privilégier certaines
réponses émotionnelles afin de conserver une maîtrise de la situation (Lazarus, 1991). Les
RPS représentent des risques pouvant être induits par l’activité elle-même et / ou générés par
l’organisation et les relations de travail (Gollac & Bodier, 2011). Ces risques peuvent affecter
la santé mentale et physique du professionnel : stress au travail, mal-être, souffrance au
travail, incivilités, agressions, violences en illustrent la manifestation. Des images frappantes
99
illustrent le concept de RPS : suicides d’ingénieurs de conception du technocentre de Renault
en 2006 et 2007, ou de salariés de France Telecom en 2009 (du Roy, 2009).
La problématique des RPS concerne de nombreux acteurs organisationnels : les
managers, les préventeurs des risques professionnels, les médecins du travail, les
psychologues du travail, les assistants sociaux, les syndicats, le Comité d’Hygiène, de
Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), les Instances Représentatives du Personnel
(IRP), les intervenants en prévention des RPS, l’Inspection du travail, l’Agence Nationale
pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT) et ses homologues régionales
(ARACT), l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS), l’ANSES (Zawieja &
Guarnieri, 2014). Les différents acteurs de la santé en entreprise, ainsi que les
professionnels de la fonction RH, doivent se positionner comme demandeurs du bien-
être au travail, et accepter que l’organisation se modifie dans ce processus (Barthod-
Prothade, 2012).
L’INRS, organisme public de référence dans les domaines de la santé au travail et de
la prévention des risques professionnels, propose un questionnaire d’évaluation de la santé au
travail pour la prévention, le diagnostic et l’intervention, le questionnaire SATIN (Santé au
Travail, INRS et université Nancy II). Ce questionnaire a pour objectif de créer les conditions
qui permettront de structurer les échanges autour de données concrètes. Le médecin du travail
joue un rôle important dans cette démarche. Médecins du travail et acteurs de la santé au
travail de l’organisation collectent les données, les traitent et les mettent en forme, puis les
restituent autour d’objectifs et effectuent un suivi.
L’INRS énumère six facteurs de risques, correspondant aux six dimensions des RPS :
- les exigences du travail,
- les exigences émotionnelles au travail,
- l’autonomie et les marges de manœuvre,
- les rapports sociaux et les relations de travail,
- les conflits de valeur
- et l’insécurité socio-économique (Gollac & Bodier, 2011).
Ces différents facteurs de RPS se rattachent à la composante émotionnelle au travail.
C’est le cas en particulier de la deuxième dimension : « les exigences émotionnelles au
travail ». Le concept de travail émotionnel (Hochschild 2003b) s’y intègre complètement : ces
exigences « sont liées à la nécessité de maîtriser et façonner ses propres émotions, afin,
notamment, de maîtriser et façonner celles ressenties par les personnes avec qui on interagit
lors du travail. Devoir cacher ses émotions est également exigeant » (Gollac & Bodier, 2011).
100
Le contact avec le public engage des émotions en contexte de travail (Mainhagu &
Moulin, 2014) ; c’est le cas pour les policiers de voie publique (Martin, 1999 ; Fischbach,
2003 ; Lhuilier, 2006 ; Oligny, 2009 ; Loriol, 2016), mais aussi pour les infirmiers (Smith,
1992 ; Loriol, 2003 ; Truc & al, 2009 ; Sorensen & Iedema, 2009), les enseignants (Tardif &
Lessard, 2004 ; Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005), les téléconseillers (Totterdell &
Holman, 2003 ; Zapf & al, 2003 ; van de Weerdt, 2011). Ce contact, chargé
émotionnellement, retentit parfois sur la santé du professionnel en raison des trop fortes
exigences émotionnelles. Ces dernières peuvent provoquer des troubles psychiatriques, tels
des troubles de l’humeur, des dépressions (Muntaner & al, 2012). Il arrive qu’elles se
conjuguent avec des exigences émotionnelles de la vie privée de l’individu, causant alors un
épuisement émotionnel (Wharton, 2004).
Au-delà des exigences émotionnelles, pouvant toucher à toute émotion, nous
proposons de mettre en lien les cinq autres facteurs de risques (Gollac & Bodier, 2011)
avec les quatre formes émotionnelles élémentaires de socialité de Plutchik (1991)8 : ainsi,
les exigences du travail, comme l’intensité du travail et le temps de travail peuvent générer
stress, anxiété, peur / colère, ou adoration / dégoût, ou joie / tristesse, émotions se rapportant
respectivement à des questions de hiérarchie, d’identité, ou de temporalité. Par exemple,
manquer de temps pour effectuer un travail, ou, au contraire, disposer d’une durée adéquate à
sa réalisation, concerne la réintégration ou la reproduction, c’est-à-dire, relativement à la
tâche à réaliser, sa mort ou sa vie (Plutchik, 1991), sa non-production ou sa production.
L’autonomie et les marges de manœuvre peuvent générer des émotions liées à la paire
adoration / dégoût ou au duo peur / colère, émotions se rapportant respectivement à des
questions d’identité et de hiérarchie. Les rapports sociaux et relations de travail concernent
des questions de hiérarchie (relations avec la hiérarchie), de territorialité (relations avec les
collègues), ou d’identité (quels sont les rôles professionnels de l’individu dans ses relations de
travail ?), donc respectivement des émotions de peur / colère, d’anticipation / surprise et
d’adoration / dégoût. Les conflits de valeur (conflits éthiques, qualité empêchée (Clot, 2010),
manque de sens au travail) peuvent générer des émotions allant de l’acceptation-soumission
(Plutchik, 2001) au dégoût, se rapportant à des questions d’identité. Enfin, l’insécurité socio-
économique peut engendrer des émotions liées à la peur (terreur-peur-appréhension) ou à la
colère, se rapportant à la question de la hiérarchie, c’est-à-dire de la protection ou de la
destruction, et des émotions de tristesse, se rapportant à celle de la temporalité, c’est-à-dire la
8 Traduit de l’anglais « four existancial problems of sociality » (Plutchik, 1991).
101
vie ou la mort, la reproduction ou la réintégration. Ainsi, nous en arrivons à présumer que les
émotions au travail sont en jeu dans les six facteurs de RPS.
Les désordres psychologiques liés aux émotions affectent la santé de l’individu sous la
forme d’épuisement physique (Masclach & Jackson, 1981), d’ulcère gastrique (Selye, 1974),
et contribuent à un absentéisme coûteux pour la société et les organisations (van Hoorebeke,
2003 : 10). En effet, l’interaction entre corps et émotion conduit possiblement à des états de
psycho-somatisation : « à notre époque, il est désormais classique et normal de concevoir
que nos maladies organiques peuvent être directement en relation avec nos émotions »
(Charpentier, 2000 : 15). Lorsque l’émotion, ressentie intérieurement, ne trouve pas à
s’extérioriser, le risque de conséquences néfastes sur la santé de l’individu existe : « quand la
même émotion est vécue fréquemment et que le sujet n’est pas capable de réagir et d’exprimer
ce qu’il ressent, soit verbalement, soit par des actes, c’est à ce moment-là que le phénomène
de psycho-somatisation se met en place. Dans ce cas, il y a une charge émotive qui n’est pas
évacuée. Elle reste, alors, profondément installée là où elle a été envoyée, c’est à dire dans
l’organe récepteur, lors de l’émission du message. Le déséquilibre organique ainsi créé fait
que le terrain (organe ou partie du corps) devient favorable pour que la maladie s’installe »
(Charpentier, 2000 : 20).
Selon l’enquête Santé et Itinéraires Professionnels (SIP) de la Direction de
l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques (DARES, 2007), les exigences
émotionnelles au travail regroupent différents facteurs. Tout d’abord, le fait d’être exposé
« toujours » ou « souvent » à des « agressions verbales, des injures, des menaces » et à des
agressions physiques, constitue une exigence émotionnelle. Selon l’enquête sur les
Conditions de Travail (CT) (DARES, 2014), les exigences émotionnelles concernent aussi le
fait d’être amené à devoir « calmer les gens » et à « être en contact avec des personnes en
situation de détresse », au cours du travail. Se rajoute à ces facteurs le fait de devoir cacher
des émotions au travail (DARES, 2007). Enfin, la peur constitue aussi une exigence
émotionnelle (Gollac & Bodier, 2011). L’enquête SIP (DARES, 2007) précise qu’il s’agit de :
la peur d’actes violents, qui conduit l’individu à développer une vigilance particulière ; la peur
de commettre des erreurs ; la peur de l’accident, de la violence ; la peur de ne pas faire un
« bon travail ». Ces différents états de peur augmentent les risques de troubles de l’humeur et
de troubles anxieux.
Les métiers à risques physiques et psychologiques, comme les policiers de voie
publique ou les infirmiers urgentistes, se révèlent particulièrement concernés par ces
102
différents aspects des exigences émotionnelles au travail. Les métiers d’enseignants et de
téléconseillers semblent aussi comporter des exigences émotionnelles relatives au contact
avec le public, bien que dans une moindre mesure que les métiers dits intrinsèquement « à
risques ». Dans les métiers de service, en primo contact avec un public, les exigences
psychosociales au travail se trouvent relativement élevées. Concernant les métiers en
contact avec un public, dans le secteur privé, près d’un travailleur sur quatre subit des
agressions verbales ; 22% des travailleurs en contact direct avec un public, de vive voix ou au
téléphone, déclarent avoir subi une agression verbale et 2% une agression physique, au cours
de 2003 (DARES, 2007). Les professionnels du secteur de la santé et les agents de
sécurité représentent les métiers les plus touchés, concernant le secteur privé, ce qui nous
laisse conjecturer que les cas de travailleurs de la fonction publique comme les urgentistes ou
les policiers devraient présenter aussi ce genre de problèmes. Les agressions se manifestent
plus couramment dans les métiers aux horaires atypiques, les métiers à forte intensité du
travail, et les métiers ayant une organisation du travail contraignante (DARES, 2007). Dans
les métiers de service, de manière générale, les professionnels ont l’expérience d’un stress, dû
à des relations d’incivilités ou d’agressions (Grandey & al, 2005). Les métiers de service
nécessitent, de la part des professionnels, une gestion des émotions au travail, ce qui en soi
constitue une source de stress, d’épuisement professionnel, de malaise au travail (Villatte &
al, 1993 ; Neboit & Vezina, 2012). Dans ces métiers, travail et santé interfèrent nettement,
l’activité représentant « le lieu d’intégration des contraintes de travail et de la santé » (Laville,
1998 : 153). Ainsi, l’exposition à des situations de travail « à risques » entraîne de néfastes
conséquences sur la santé des professionnels, en termes de maladies cardiovasculaires, de
troubles anxio-dépressifs, ou d’épuisement émotionnel.
Les conditions de travail retentissent sur l’absentéisme pour raison de santé. Il
semblerait que l’absentéisme augmente suivant le niveau d’exposition aux contraintes
physiques et psychosociales d’une situation de travail. Ces contraintes psychosociales
intègrent le facteur émotionnel : le risque d’agression physique ou verbale, le risque
d’accident, l’obligation de se dépêcher en constituent des illustrations. Évaluer ces facteurs de
RPS passe par les questions suivantes, à poser aux travailleurs : « pour accomplir votre
travail, êtes-vous obligé de vous dépêcher ? Au cours de votre travail, êtes-vous exposé à des
agressions verbales, des injures, des menaces, du harcèlement ? Au cours de votre travail,
êtes-vous exposé à des agressions physiques, à de la violence ? Sur votre lieu de travail, êtes-
vous amené à être exposé à des risques d’accidents ? » (Gollac & Bodier, 2011). Selon
103
l’enquête Conditions de Travail (CT) de 2005 et l’enquête de 2007 « module européen »9,
seulement 2,5% des travailleurs non exposés à ces contraintes psychosociales s’absentent
pour raison de santé, contre 7,5 parmi les plus exposés (DARES, 2013). Tous métiers
confondus, l’absentéisme coûte environ sept milliards d’euros aux entreprises privées10 et à
l’État, 8,77 milliards d’euros en indemnités journalières, soit environ seize milliard d’euros à
l’ensemble de la collectivité nationale. En moyenne, un salarié du secteur privé s’absente 16,6
jours par an. Les premières causes d’absence correspondent à des facteurs externes, les
secondes se rapportent aux conditions de travail, la charge de travail et l’organisation, le
projet d’entreprise11.
Au-delà de ces considérations relatives à l’absentéisme et aux facteurs de risques, il
existe un instrument d’évaluation des RPS : le modèle de Robert Karasek (Karasek,
1979 ; Karasek & Theorell, 1990), un des outils internationalement les plus utilisés et
reconnus, géré par les professionnels des RH. Il mesure le degré de soutien social
professionnel perçu. Ce modèle prend en compte trois aspects des facteurs psychosociaux au
travail : premièrement, la demande psychologique, ou demande environnementale et charge
de travail, évaluée par la quantité de travail exigée, son intensité, son caractère plus ou moins
morcelé ressenti par les professionnels ; deuxièmement, la latitude décisionnelle, ou marge de
manœuvre dont le professionnel dispose pour peser sur les décisions, représentée par le degré
de contrôle et l’autonomie de décision (Karasek & Theorell, 1990) ; et troisièmement, le
soutien social, ou aide et support de la part des collègues ou des supérieurs. Ce modèle permet
de combiner les situations de job-strain et d’iso-train. Le job-strain, ou « tension au travail »,
correspond à la combinaison suivante : faible latitude décisionnelle / forte demande
psychologique ; et l’iso-train se rapporte à un job-strain avec un faible soutien social.
L’enquête « Surveillance Médicale des Expositions aux Risques professionnels » (SUMER)
équivaut à la version française de ce questionnaire (Niedhammer & al, 2007), et mesure le
degré de RPS d’une profession. Les trois facteurs psychosociaux pris en compte dans le
modèle de Karasek (1979) ont des effets prédictifs sur le développement d’une
symptomatologie anxio-dépressive chez les professionnels exposés (Stansfeld & al, 1999).
Certaines études attestent de l’utilité d’avoir recours à une pluralité de méthodes dans
l’évaluation des RPS (Machado & al, 2015), en raison de la confusion qui existe autour des
thèmes des RPS (Vallery & Leduc, 2012), conduisant à des difficultés de définition et
9 Santé Handicap et Travail, 2007 10 5ème Baromètre de l’absentéisme, Alma Consulting Group, 2013 11 Ibid
104
d’évaluation de ces derniers. L’évaluation des RPS a pour objectif de situer la
problématique du risque psychosocial dans le cadre de l’organisation du travail (Lancry
& al, 2008), en tant que risque psycho-organisationnel, l’organisation s’affichant comme
partie prenante du risque, car ce dernier ne peut se limiter à des « faiblesses » individuelles
(Robert & Grosjean, 2006 : 5).
Face à ce versant pathogène de la souffrance au travail, matérialisé par les RPS, une
vision « salutogène » du travail, comme ressource du bien-être et du développement
personnel, intègre l’aspect positif du travail comme création de valeur.
2.1.3. Des risques psychosociaux (RPS) à la qualité de vie au travail (QVT) et au
bien-être au travail
Les thématiques de QVT et de bien-être au travail apparaissent en réponse au débat
public sur les représentations du travail, évoluant du versant pathogène de la souffrance au
travail vers le versant du bonheur et du bien-être au travail. Quels que soient les termes dédiés
à la problématique de la santé et de la sécurité au travail, les enjeux émotionnels s’y intègrent.
2.1.3.1. D’une approche pathogénique à un processus salutaire
Les concepts de RPS et de QVT se recoupent et se complètent : le premier se centre
sur la santé mentale au travail ; le second inclut une approche globale, prenant en compte les
aspects économiques. Le cadre législatif du premier correspond à une obligation de résultat ;
le second incite à la mise en place d’accords.
La prise de conscience globale de l’émergence des RPS, de l’évolution du travail et du
lien entre performances économiques et QVT a conduit les partenaires sociaux à intégrer la
QVT dans l’ANI du 19 juin 2013, incitant les entreprises à signer un accord global autour de
la QVT, englobant la santé au travail, le contenu du travail, l’employabilité et les relations de
travail - thèmes liés aux RPS -, l’égalité des chances et le partage, et la création de valeur.
La loi introduit la QVT dans les Négociations Annuelles Obligatoires (NAO), à travers
l’ANI du 19 juin 2013, portant sur une politique d’amélioration de la QVT et de l’égalité
professionnelle. Cet accord définit la QVT comme « un sentiment de bien-être au travail
perçu collectivement et individuellement qui englobe l’ambiance, la culture de l’entreprise,
l’intérêt du travail, les conditions de travail, le sentiment d’implication, le degré d’autonomie
et de responsabilisation, l’égalité, un droit à l’erreur accordé à chacun, une reconnaissance et
une valorisation du travail effectué ». La loi Rebsamen du 17 août 2015, publiée au Journal
105
Officiel du 18 août 2015, renforce cet accord de 2013, en exigeant de l’entreprise, à compter
du 1er janvier 2016, l’organisation d’une négociation obligatoire sur l’égalité professionnelle
hommes / femmes et la QVT.
Concernant la fonction publique, le projet d’accord-cadre sur la QVT dans la
fonction publique du 12 janvier 2015 considère l’amélioration de la QVT en tant que
processus reposant sur le dialogue social qui touche au cœur du travail. Cet accord-cadre
expose la QVT comme un mécanisme multiforme, conciliant bien-être et performance. Le 6
juillet 2016, l’ANACT a annoncé avoir signé une convention de partenariat avec la Direction
Générale de l’Administration et de la Fonction Publique (DGAFP). Jusqu’à présent, le réseau
ANACT agissait presque exclusivement pour le secteur privé. Désormais, par cette
convention, l’ANACT et les Agences Régionales d’Amélioration des Conditions de Travail
(ARACT) interviendront aussi pour le secteur public. L’un des objectifs de ce rapprochement
consiste à produire un guide méthodologique pour la réalisation d’une démarche d’évaluation
de la QVT dans les structures publiques.
Afin de réduire les RPS et d’adopter une démarche de QVT, les organisations peuvent
remédier, à court terme, aux dysfonctionnements comme les plaintes, les maladies, les
accidents. Cependant, les démarches de long terme semblent préférables, dans la stratégie
organisationnelle. Quand l’organisation agit sur les facteurs de risques : elle réalise une
prévention primaire. Quand elle met en place, par des actions de formation, chez les individus
qui la composent, une meilleure gestion des RPS ou un renforcement de leurs capacités : elle
réalise une prévention secondaire. Enfin, lorsque l’organisation s’oriente vers la réparation,
par exemple la prise en charge par des psychologues, des personnes souffrantes, il s’agira de
prévention tertiaire. Ces actions agissent à trois niveaux organisationnels : l’organisation, le
collectif, et l’individu. Selon le Centre d’Études de l’Emploi (CEE) (Greenan & al, 2011),
quatre dimensions de la QVT coexistent : la pénibilité physique, l’intensité des contraintes
techniques, l’intensité des contraintes marchandes, et la complexité du travail.
2.1.3.2. Un processus salutaire : le bien-être au travail
Les changements organisationnels induisent des facteurs de risque : stress, dépression,
anxiété, violence (Robert, 2007). L’organisation est un miroir : « en changeant d’image, le
sujet croit mourir » (Casalegno & Sheehan, 2010 : 233). Face aux risques professionnels,
l’approche par le bien-être au travail poursuit deux objectifs : la production de gains
économiques et l’évitement des accidents du travail et des maladies professionnelles. En
106
effet, le mal-être au travail coûte environ 13 500€ par an et par salarié12. Le désengagement
des salariés lié au mal-être au travail a coûté 23% de la valeur ajoutée des entreprises en
200713.
Depuis 2004, l’INRS se penche sur la question du bien-être au travail, préoccupation
européenne depuis 2002. La Commission Européenne du 11 mars 2002 relative à la stratégie
communautaire de santé et sécurité au travail 2002-2006 rappelle les trois exigences à remplir
par l’organisation, afin d’assurer un environnement de travail sain et sûr :
- la consolidation de la culture de prévention des risques - aspect relié aux RPS -,
- une meilleure application du Droit existant,
- et une approche globale du bien-être au travail.
La Fondation européenne pour « l’amélioration des conditions de vie et de travail » (2002)
définit la promotion de la santé et du bien-être comme un des quatre objectifs de la qualité du
travail. Ainsi, depuis 2002, les instances européennes promeuvent l’approche « bien-être au
travail »14, la santé du travailleur affectant l’efficacité de l’organisation. Il s’agit de bien-être
physique, moral, social, en opposition avec la non-qualité au travail. La recherche de qualité
de vie au travail représente un gage de réussite pour les organisations ; cette qualité
dépend des comportements des travailleurs (Robert, 2007).
Deux grandes conceptions du bien-être cohabitent, l’hédonisme, ou recherche de
plaisir, de satisfaction, de bonheur ; et l’eudémonisme, ou réalisation de soi, fonctionnement
psychologique optimal. Le bien-être subjectif se détermine selon trois grands critères (Diener,
1994) :
- la dimension subjective, ou perception personnelle des événements de vie réelle
indépendamment des conditions de vie objectives,
- une évaluation positive de sa vie,
- l’absence d’affects négatifs et la présence d’affects positifs.
Six facteurs de bien-être se complètent : le bonheur, la sociabilité, l’estime de soi, le
contrôle de soi et des événements, l’engagement social et l’équilibre mental (Massé & al,
1998). Le bien-être est corrélé au besoin d’affiliation, à l’attachement, à l’intégration
sociale, aux affects plaisants et au soutien. L’attachement et les affects plaisants constituent
les besoins les plus puissants de l’individu (Machado & al, 2016).
12 Baromètre Apicil et Mozart Consulting, 2013 13 Ibid 14 Union Européenne (UE), 2002
107
Le bien-être au travail sous-entend une satisfaction au travail, ou du moins une non-
insatisfaction, ou neutralité émotionnelle. Herzberg (1959) distingue satisfaction et motivation
au travail, les facteurs motivationnels intrinsèques correspondant à la réussite, la
considération, le travail en lui-même ; et les « facteurs d’hygiène extrinsèques », se rapportant
à la politique de l’entreprise, les conditions de travail, le salaire. Les facteurs motivationnels
provoquent la satisfaction ; leur absence, une non-satisfaction. En revanche, les facteurs
d’hygiène occasionnent une non-satisfaction ; leur absence, une insatisfaction. La satisfaction,
« réponse émotionnelle positive résultant de l’évaluation du travail ou des expériences de
travail » (Igalens, 1999 : 1246) renvoie à un état affectif, un degré d’émotions plaisantes d’un
individu vis-à-vis de son rôle au travail. Elle regroupe les dimensions affectives, cognitives et
conatives (Le Flanchec & al, 2015). Afin de diminuer l’insatisfaction des travailleurs en
promouvant une démarche de bien-être au travail, les managers et professionnels de la santé
au travail ont pour responsabilité de réfléchir aux facteurs relatifs aux conditions de
travail et à la politique de l’organisation.
L’influence des conditions de travail sur le bien-être, en particulier sur les exigences
au travail et sur les ressources, au sens de Hobfoll (1989) est non négligeable. En effet, d’une
part, les exigences au travail, sources de situations susceptibles de produire des réactions face
au stress (Demerouti & al, 2001), s’assimilent aux pressions de temps et aux demandes
émotionnelles. Elles ont par conséquent un impact significatif sur la santé psychique (Bakker
& Demerouti, 2007). Vécues sur le long terme, les exigences au travail amenuisent les
capacités physiques de l’individu et engendrent l’épuisement émotionnel. D’autre part, les
ressources de l’individu, au travail, remplissent des fonctions essentielles amenant à
l’accomplissement d’objectifs professionnels, à la baisse des exigences au travail et à une
facilitation de la croissance et du développement de l’organisation (Demerouti & al, 2001).
Ainsi, le soutien social (Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005), l’autonomie, le feedback,
constituent des ressources importantes et préventives du bien-être au travail. En
particulier, le soutien social joue un rôle essentiel au niveau du bien-être émotionnel et de
l’adaptation humaine (Weiss, 1973) ; il est reconnu comme un des facteurs les plus
couramment associés à la santé mentale (Caron, 1996). Les espaces de rencontres et de
discussions collectives, formels ou informels, au sein desquels les professionnels
communiquent sur l’état d’avancement de leur engagement - comme lors des évaluations par
les managers (Barthod-Prothade, 2012) -, deviennent facteurs de bien-être au travail.
D’après la théorie de la préservation des ressources, ces dernières favorisent le
maintien en santé des professionnels (Hobfoll, 1989). Ressources et bien-être s’apparient,
108
alors que le manque de ressources au travail prédit le désengagement, une composante de
l’épuisement professionnel (Demerouti & al, 2001). La problématique de la fidélisation des
travailleurs, apparue tout d’abord dans les hôpitaux (Grosjean, 2001) avec la question des
départs et du turn-over important dans les services, s’avère liée à la question du bien-être
au travail. Cette thématique concerne, entre autres acteurs de la santé au travail, les
professionnels de la fonction RH : « la sensibilisation RH constitue ainsi un élément
important pour que l’entreprise soit disposée à s’ouvrir face à des propositions centrées sur le
bien-être » (Robert, 2007 : 23). Aux États-Unis, les Programmes d’Aides aux Employés
(PAE), dans les années 1960, proposent, à ces derniers, des « dispositifs de conseil et de
soutien thérapeutique ou pédagogique, d’audit de situations de conflits ou de prévention de
crise individuelle, relationnelle, ou organisationnelle en milieu professionnel » (Angel & al,
2005 : 85). Ces organisations dirigent des interventions sur la santé au travail, l’équilibre
psychique et le développement personnel. Ces programmes ont produit des résultats
bénéfiques sur l’absentéisme, les retards, les accidents du travail, les taux d’erreurs (Robert,
2007).
Les visions pathogénique et salutogénique de la santé au travail se complètent, afin de
traiter les questions de santé des professionnels au plus près de l’activité réelle et réalisée.
Lorsqu’il y a manifestations des RPS, de nombreux symptômes apparaissent chez les
individus : mal-être au travail, états de stress, épuisements émotionnel et professionnel.
Les acteurs de la santé au travail, les professionnels de la fonction RH, voire, dans le
meilleur des cas, les collègues du professionnel « en souffrance », ont la charge de se former
sur les risques au travail, de repérer les personnes en difficulté, d’alerter les services
concernés, pour orienter le professionnel souffrant vers les interlocuteurs adéquats.
109
2.2. Les manifestations émotionnelles pathogènes : l’organisation,
poison et remède
« Si l’on considère que l’impact des émotions sur la santé peut entraîner un
absentéisme et que son impact sur le bien-être et la satisfaction au travail peut provoquer le
turn-over, il est un temps où l’entreprise doit comprendre qu’un élément aussi tangible,
fugace et, à ses yeux, irrationnel et négligeable que l’émotion peut briser ses rouages et lui
coûter cher » (van Hoorebeke, 2003 : 13). Il appartient donc aux professionnels de la fonction
RH et de la santé au travail d’intervenir sur les RPS, afin d’en prévenir les conséquences
délétères sur les personnels, dans le double but d’assurer la production de richesses et
l’efficience de la protection sanitaire des travailleurs, tant au niveau du stress et du cynisme
au travail, qu’au niveau de l’épuisement professionnel.
2.2.1. Émotions et stress au travail
Malgré une interdépendance entre les phénomènes de stress et d’émotions, les champs
de recherche traitant des émotions et du stress correspondent à deux littératures
séparées : « cette séparation est une absurdité, car le stress implique des émotions, et
l’inverse se vérifie la plupart du temps » (Lazarus, 1999 : 35). Selye (1974 : 151) a défini le
syndrome de stress en 1936 : « le stress est une réponse non spécifique du corps à toute
demande qui lui est faite » ; il s’agit de la conséquence d’un manque d’adéquation entre la
personne et son environnement. Dans une optique d’adaptation, le corps réagit par le biais du
syndrome général d’adaptation, ou General Adaptation Syndrome (GAS), ou biological stress
syndrome, afin de maintenir son homéostasie. Le stress, nécessaire pour vivre (Selye, 1974 :
20), permet au corps de réagir dans une optique de survie. Sous stress, le corps libère
l’adrénocorticotrophine (ACTH), et les cellules endocriniennes, stimulées, sécrètent
l’hormone corticotrope. Le stress évolue en trois étapes, que la situation soit plaisante ou
déplaisante - en anglais, stress ou distress (Selye, 1974) - : tout d’abord la réaction d’alarme,
puis l’étape de résistance, dans laquelle l’individu, confronté au stresseur, fait face, et enfin
l’étape de fatigue. Selye (1975 : 68) donne une définition des stresseurs : « la somme de tous
les effets non spécifiques de facteurs (activités normales, facteurs de maladie, remèdes, etc)
pouvant agir sur l’organisme, ces agents sont nommés stresseurs lorsqu’on fait allusion à leur
capacité de produire le stress ».
110
En soi, une étape de stress aigü ne présente pas de danger pour l’individu,
contrairement au stress chronique (Beatty, 2001). Un haut niveau chronique de cortisol,
emporte en effet des conséquences néfastes sur la santé de l’individu : maladies
cardiovasculaires, maladies chroniques, dépression (Beatty, 2001), fatigue, maux de tête,
maux d’estomac, tension musculaire, changements d’appétit et irritabilité. Malgré ses
différentes formes, le stress reste un phénomène plus simpliste que celui des émotions : « avec
une seule dimension et quelques catégories fonctionnelles, le stress nous dit peu de choses sur
la manière dont l’individu lutte pour l’adaptation » (Lazarus, 1999 : 33). Les émotions
peuvent être utilisées comme indicateur de stress (Remoussenard & Ansiau, 2014 : 27).
Le modèle transactionnel du stress présente l’apparition de ce dernier lors de la
transaction entre l’environnement et l’individu : l’individu évalue la situation comme
excédant ses ressources et menaçant son bien-être (Lazarus & Folkman, 1984). Une
transaction inadéquate entre individu et contexte engendre du stress dit « négatif » (Rascle,
2001). La « connotation populaire du stress » rend ce terme ambigü (Moisson & al, 2009 :
231), et le transforme en notion-enveloppe (Aubert & Pagès, 1989).
Pour Legeron (2003), le stress au travail dépasse la conception strictement
physiologique de Selye (1974). Le stress professionnel correspond à un « ensemble de
processus relativement complexe, comprenant certaines caractéristiques du contexte
professionnel (stresseurs) et de l’individu (personnalité vulnérable, stress perçu intense,
contrôle perçu faible, stratégies d’ajustement inefficaces) et aboutissant à des issues
dysfonctionnelles » (Rascle, 2001 : 163). « Ce ne sont pas les épreuves du travail qui sont
stressantes, mais l’impossibilité de les surmonter » (Detchessahar, 2011 : 56). La littérature
recense plusieurs facteurs de stress au travail : la compétition pour la reconnaissance, la
volonté de « sauver sa peau », les réorganisations non préparées, l’absence de droit à l’erreur,
le manque de reconnaissance, l’impossibilité pour l’individu de se projeter dans le futur
(Casalegno & Sheenan, 2010). Le stress ne trouve pas ses causes seulement dans des facteurs
individuels, mais dans l’organisation du travail, l’environnement de travail et la structure
organisationnelle (Clergeau & Pihel, 2010b).
De nombreux troubles physiques et psychiques surgissent chez l’individu, dans les
cas de stress chronique au travail : concernant l’expression de troubles physiques,
mentionnons une hypertension artérielle, des maladies cardiovasculaires, des ulcères à
l’estomac, des troubles des intestins, des migraines et mal de dos, une diminution des défenses
immunitaires, voire des cancers (Stora, 1988 ; Pepin, 1991) ; les troubles psychiques liés au
stress correspondent à de la nervosité, de l’anxiété, des crises d’angoisse, la dépression, des
111
troubles du sommeil, de l’insatisfaction au travail, du ressentiment, de l’épuisement
professionnel (Pepin, 1991). Les différences individuelles, dans les degrés d’émotions
plaisantes et déplaisantes ressenties, jouent un rôle dans la détermination du risque et
l’exposition à la résilience traumatique (Galatzer-Levy & al, 2013) : l’opérationnalité de la
résilience se prédit à la fois par un faible niveau d’émotions déplaisantes reportées par le
professionnel avant l’exposition au stresseur, et un haut degré d’émotions plaisantes. Les
émotions plaisantes accroissent les ressources psychologiques, la santé et le bien-être
(Frederickson & al, 2009).
Stress et cynisme au travail peuvent s’associer (Freudenberger, 1974). Le cynisme
renvoie à des attitudes et comportements de duplicité où la personne cynique fait fi de la
morale et / ou des convenances, avec souvent l’objectif conscient d’en tirer un avantage
personnel (Roques & Serrano, 2009). « Stratégie orientée vers la régulation des émotions »
(Roques & Serrano, 2009 : 4), il se caractérise par la frustration, le désespoir, la désillusion, le
mépris, la méfiance. Il traduit des réactions de professionnels peu écoutés par leur hiérarchie
et l’organisation, alors même qu’ils cherchent à améliorer cette dernière. Le cynisme se repère
par des manifestations de stress et des déclarations désenchantées. L’individu cynique va
connaître des écarts importants entre ses rôles professionnels, tenus au travail, ce qui lui
génère du stress (Roques & Serrano, 2009). L’hostilité cynique, étudiée dans le secteur de la
santé (Cook & Medley, 1954) et dans celui de la police (Niederhoffer, 1967), inclut une forme
de détachement du professionnel, afin de se protéger de l’anxiété et du risque de séparation
(Roques & Serrano, 2009). Le cynisme représente une des trois dimensions de
l’épuisement professionnel (Moisson, 2009) (en page 112).
Dans certains métiers, le professionnel vit parfois un stress post-traumatique (SPT),
né de situations de travail particulières, liées la plupart du temps à la régulation d’incidents
critiques : mort d’un enfant, suicide d’un collègue, incident inhabituel, blessures multiples,
liens de parenté avec une victime, perception de danger très grave (Oligny, 2009). Un
événement traumatique comporte deux éléments : premièrement, avoir vécu ou avoir été
témoin d’un événement qui a mis la vie en danger ou qui a menacé l’intégrité physique de soi
ou d’autrui, et, deuxièmememt, avoir ressenti des émotions intenses (Jehel & Lopez, 2006).
Lors de SPT, des réactions d’instinct au traumatisme ont lieu, comme un engourdissement
psychique ou des sautes d’humeur. Des réactions cognitives, comme une confusion mentale,
et des réactions comportementales, comme la prise de drogues, l’hyperactivité, des états de
chagrin, se produisent. Il existe aussi des symptômes de reviviscence de l’événement. Lors de
SPT, la perception de l’individu va faire la différence (Oligny, 2009). Après des agressions
112
graves, les professionnels ressentent un stress quant à leur santé et leur sécurité au travail, et
éprouvent une non-satisfaction au travail (Giorgi & al, 2015). Le SPT se répercute sur la santé
du professionnel et sur l’organisation : absentéisme, problèmes de santé, invalidité, prise de
drogues, problèmes familiaux, roulement du personnel (Oligny, 2009). Face à des situations
susceptibles de provoquer un SPT chez certains professionnels, il est indispensable que
l’organisation propose un débriefing psychologique, animé par un professionnel de la santé
mentale, afin de verbaliser l’incident critique. Le débriefing correspond à une « intervention
en période post-immédiate : il consiste à favoriser individuellement ou collectivement la
verbalisation de l’expérience vécue, tant au plan cognitif qu’émotionnel » (Detchessahar,
2011 : 53), et « apporte une sédation de l’effervescence émotionnelle et une restitution de la
disponibilité à reprendre le service » (Crocq, 2004 : 159). Ce débriefing, individuel et / ou
collectif, doit s’effectuer dans les 24 à 72 heures après l’événement (Crocq, 2004). Les
professionnels concernés pourront alors réorganiser leurs réflexions, réduire la dénégation
émotionnelle, limiter le sentiment d’isolement, et valider leurs émotions.
2.2.2. L’épuisement professionnel : analyse, sujet, et conséquences
Le terme de burnout, ou « épuisement professionnel » a été conceptualisé pour la
première fois par Freudenberger (1974), qui le définit comme un épuisement mental et
physique, un « incendie intérieur » (Dagot & Périé, 2014). Peu après, Maslach (Masclach &
Pines, 1978) a établi les bases de la recherche sur ce phénomène. Dans les années 1980,
Maslach, en collaboration avec Pines et Jackson, travaille avec les services sociaux de santé
sur ce sujet (Maslach & Pines, 1978 ; Maslach & Jackson, 1981). D’autres chercheurs se
penchent alors sur les métiers d’aide aux personnes (Edelwich & Brodsky, 1980) et sur les
professionnels de la fonction publique (Cherniss, 1980). L’épuisement professionnel se
développe au sein d’un processus d’échanges entre l’individu et son milieu de travail, et
implique trois composantes : physique, psychologique et comportementale. Il est une des
manifestations du stress au travail (Karasek, 1979). Ses facteurs sont à la fois individuels,
sociaux, culturels et organisationnels (Oligny, 2009).
L’épuisement professionnel traduit une phase ultime du stress, et un épuisement
de l’organisme, tant physique que psychologique. Ce phénomène correspond à un processus
transactionnel en trois étapes (Cherniss, 1980) :
- un déséquilibre entre les ressources de l’individu et les exigences au travail,
- des réponses émotionnelles comme l’anxiété et la fatigue s’ensuivent,
- lesquelles provoquent des changements dans l’attitude, le comportement.
113
Les réponses émotionnelles varient suivant les individus, au sein d’un même environnement,
les facteurs biologiques, psychologiques et sociaux étant singuliers. Ce phénomène comporte
trois dimensions : l’épuisement physique et / ou émotionnel, la dépersonnalisation, et la
réduction de l’accomplissement personnel (Masclach & Jackson, 1981). La première
dimension, l’épuisement émotionnel, renvoie à un appauvrissement des ressources, en
particulier émotionnelles, de l’individu (Maslach & al, 1996). Ce dernier ressent alors
l’impossibilité de pouvoir « donner » à autrui, sur le plan psychologique. La
dépersonnalisation, deuxième dimension de l’épuisement professionnel, se rapporte à un
développement d’attitudes détachées, impersonnelles, négatives, cyniques, envers les
personnes dont s’occupe le professionnel (Truchot, 2004), avec une mise à distance des
émotions perturbatrices. Ce phénomène peut aussi s’exprimer par une attitude inadéquate
concernant la « juste distance » avec le client, ou usager, ou patient. Enfin, lorsqu’il y a
réduction de l’accomplissement personnel, le professionnel tend à évaluer son travail et ses
compétences négativement, ce qui s’accompagne d’une diminution de l’estime de soi et du
sentiment d’efficacité personnelle (Truchot, 2004).
L’épuisement professionnel se traduit par un désillusionnement en quatre phases
(Edelwich & Brodsky, 1980) : enthousiasme, stagnation, frustration, apathie. Il se manifeste
par un retrait psychologique par rapport au travail, en réaction à un stress excessif. Par
exemple, ce phénomène, largement traité concernant le milieu infirmier car fréquent chez les
soignants (Canaoui & Mauranges, 2001 ; Estryn-Behar, 2007), se traduit par « un syndrome
de fatigue physique et émotionnelle qui amène, chez l’individu concerné, une perception
négative de soi, des attitudes négatives au travail, et une implication personnelle auprès des
patients » (Maslach & Pines, 1978), relative à une pénible gestion de la « juste distance ».
Stress et épuisement sont des problématiques au cœur de l’activité professionnelle soignante.
Ces phénomènes proviennent, dans ces professions, de situations dramatiques, d’impuissance,
de technicité, de problèmes économiques, de surcharge de travail, de désorganisation
d’équipe, de l’écart entre représentation et réalité, d’un investissement affectif important.
L’épuisement professionnel des urgentistes se traduit par un épuisement émotionnel faible,
mais une forte dépersonnalisation et une déshumanisation de la relation avec le patient
(Laurent & al, 2007), dégradant alors la qualité de service, la qualité de soins, ou de care, à
l’égard du patient. La déshumanisation correspond à un mécanisme de défense. Grebot (2010)
dans son étude sur les urgentistes, mentionne que ces derniers censurent leurs réactions
émotionnelles, professionnellement indésirables, c’est-à-dire non conformes aux normes, ce
qui les protège d’un épuisement émotionnel. La déshumanisation, la distanciation, s’inscrit
114
dans une stratégie défensive (Laurent & al, 2007), visant à baisser le stress, et à faire le travail
dans les meilleures conditions, sans être soumis aux émotions trop complexes à réguler : cette
distanciation émotionnelle à visée défensive peut être considérée comme salutaire, car le
professionnel conscientise que cette stratégie garantit son professionnalisme. Cette stratégie
peut cependant conduire les urgentistes à une dévalorisation de soi et à une démotivation au
travail (Laurent & al, 2007), s’accompagnant d’un sentiment d’impuissance, d’échec, de
culpabilité. De manière générale, de par les activités et responsabilités conférées au
professionnel des urgences, ce métier comporte une forte tension perçue (Moisson & al,
2009).
Canoui et Mauranges (2001), en particulier, ont défini le Syndrome d’Épuisement
Professionnel des Soignants (SEPS). D’une manière générale, les études sur le sujet
démontrent que l’épuisement professionnel apparaît comme spécifique aux professions
d’aide (Masclach & Pines, 1978 ; Stordeur & al, 2001), touche les professions de care - de
« prendre soin » en français -, de soins à autrui, comme les infirmiers, la police,
l’enseignement (Cherniss, 1980). Dans ces métiers de relation d’aide professionnalisée, le
professionnel perçoit sa mission comme une fonction de protection, de maintien ou
d’amélioration du bien-être des personnes, sous-entendant d’importantes exigences du travail,
exigences émotionnelles et sociales. Par exemple, ces exigences émotionnelles peuvent revêtir
la forme de règles d’affichages de la compassion, de l’intérêt, de l’empathie, ou de règles de
détachement émotionnel.
L’épuisement professionnel a des conséquences négatives, à la fois sur la santé de
l’individu, mais aussi sur l’organisation : maladies, dépressions, insomnies (Burke &
Deszca, 1986), moindre implication professionnelle, désinvestissement, absentéisme (Maslach
& al, 1996), turn-over. En effet, cette « conséquence d’un stress professionnel chronique […]
nuit à la santé mais aussi à la qualité du travail. Des réactions (e.g. angoisse, dépression),
cognitives (e.g. difficultés à se concentrer, à prendre des décisions), motivationnelles (e.g.
perte d’intérêt pour son travail), comportementales (e.g. conduites addictives, isolement,
cynisme), physiologiques (e.g. diabète de type 2) lui sont associées » (Truchot, 2004 : 17).
Les exigences du travail peuvent déclencher un processus de détérioration de la santé
(Bakker & Demerouti, 2007). Ces exigences deviennent alors sources de tension au travail et
favorisent l’épuisement professionnel. Ainsi, selon Truchot (2004), les causes d’épuisement
professionnel correspondraient essentiellement à des causes organisationnelles. Ce
phénomène possède un instrument de mesure : le Maslach Burnout Inventory (MBI) (Maslach
& al, 1996) ou le SBS HP - ou Staff Burnout Scale for Health Professionals - de Jones (1980).
115
Dans les métiers nécessitant une maîtrise et une régulation des émotions, comme les
métiers de primo contact avec un public, et les métiers de service, les exigences émotionnelles
conduisent les professionnels à déployer diverses stratégies de régulation des émotions. Il
arrive que ces stratégies deviennent sources de mal-être au travail, de stress, voire
d’épuisement émotionnel.
2.3. Les ressources et stratégies de régulations des émotions : des
conséquences contrastées sur la santé au travail et l’accomplissement
de la tâche
En réponse aux exigences émotionnelles inhérentes aux métiers de contact avec un
public, et aux métiers dits « à risques », les professionnels activent leurs compétences
émotionnelles et des stratégies de régulations individuelles et collectives des émotions. Ces
stratégies, dont l’intention est d’effectuer un « bon travail », de réaliser l’activité prescrite par
l’organisation et les règles sociales, entraînent des conséquences contrastées, à la fois sur la
santé du professionnel et sur l’accomplissement de la tâche.
2.3.1. Les compétences émotionnelles, ressources émotionnelles au travail
« La compétence (le savoir sur cette situation et la manière de l’empêcher de continuer
d’exister et de tourmenter) fait disparaître le risque lui-même. C’est la compétence qui s’avère
être un dispositif protecteur du RPS » (Ughetto, 2011 : 67). Un lien de corrélation entre
compétences émotionnelles et bien-être psychologique du professionnel se présente de la
manière suivante : les compétences émotionnelles modèrent l’effet néfaste du stress
(Quebbeman & Rozell, 2002) ; plus le niveau de compétences émotionnelles du
professionnel s’élève, moins ce dernier encourt de risque d’épuisement professionnel
lors du travail émotionnel (Totterdell & Holman, 2003). Le niveau de compétences
émotionnelles ayant des conséquences sur la perception des exigences émotionnelles au
travail (Brotheridge, 2006), son haut degré permet au travailleur d’éprouver une satisfaction
au travail, de ressentir une estime de soi positive et ainsi réduit les risques de dépression.
Les compétences émotionnelles jouent un rôle positif dans la satisfaction au travail et
l’implication organisationnelle (Abraham, 2000). Si l’individu dispose de l’ensemble des
compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1997), il fera preuve d’une meilleure
performance sur la tâche cognitive que d’autres individus (Lam & Kirbyn, 2002).
116
Le niveau de compétences émotionnelles d’un individu détermine, dans une
certaine mesure, la qualité des relations sociales au travail. Les individus ayant
d’importantes compétences émotionnelles perçoivent bien les émotions, les utilisent dans la
pensée, comprennent leurs significations et les régulent mieux que les autres. Ils engagent
davantage d’interactions positives et décrivent mieux leurs motivations et leurs objectifs
(Mayer & al, 2004 : 210). Lors de difficultés émotionnelles, ils mobiliseront moins d’efforts
cognitifs, et adopteront moins souvent des comportements nocifs, tel que fumer, boire de
l’alcool, se droguer, ou commettre des actes de violence. Cependant, quelques ambiguïtés,
quant aux relations entre le niveau de compétences émotionnelles d’un individu et sa santé,
ainsi que l’accomplissement de son activité, subsistent dans la littérature (Mayer & al, 2003).
2.3.2. Coping et mécanismes de défense à effets différenciés
Le coping se centre soit sur la recherche de solutions, soit sur les émotions, soit sur la
recherche de soutien social (Koleck & al, 2000). Le coping centré sur les émotions peut être
néfaste à la santé de l’individu (Abbas & Roger, 2013), car il induit l’insatisfaction et des
états dépressifs (Rascle, 2001). En revanche, le coping centré sur le problème ne semble pas
entraîner de tels inconvénients (Bruchon-Schweitzer, 2002).
Les mécanismes de défense d’un individu face à une situation à incident émotionnel se
révèlent plus ou moins adaptatifs. Les mécanismes fonctionnels correspondent aux défenses
matures, comme la sublimation, l’humour, l’anticipation et la répression. Les mécanismes
dysfonctionnels relèvent de trois ordres : défenses névrotiques, telles que l’annulation, la
formation réactionnelle, le pseudo-altruisme et l’idéalisation ; le deuxième ordre inclut les
défenses immatures, comme la projection, l’agression passive, l’isolement, la dévalorisation,
le refuge dans la rêverie, le déni, le déplacement, ou le clivage ; et le troisième ordre
comprend les défenses psychotiques (Vaillant & Bond, 1986).
Les mécanismes de défense visent la réduction de l’angoisse, alors que le coping vise
l’adaptation aux situations extrêmes (Ionescu & al, 2012). L’efficience des stratégies de
coping et des mécanismes de défense dépend du contexte dans lequel l’individu se situe, et de
facteurs individuels (Lazarus & Folkman, 1984) : chaque situation personne-environnement
devient une confrontation adaptative particulière, selon un modèle transactionnel du stress
(Lazarus, 1991 et 1999). Certaines stratégies et certains mécanismes pourront être
fonctionnels dans certaines situations, et dysfonctionnels dans d’autres : « on ne peut
considérer a priori une stratégie de coping comme adaptée ou inadaptée, une stratégie
pouvant être efficace dans certaines situations et inefficace dans d’autres » (Bruchon-
117
Schweitzer, 2001 : 71) ; « une stratégie de coping est efficace (fonctionnelle) si elle permet à
l’individu de maîtriser la situation stressante et / ou de diminuer son impact sur le bien-être »
(Bruchon-Schweitzer, 2001 : 77). À long terme, des stratégies dysfonctionnelles entraînent
chez l’individu une psychopathologie, comme un état de SPT, ou un épuisement.
2.3.3. Le travail émotionnel : la menace de la dissonance émotionnelle
Le travail émotionnel fait référence aux efforts psychologiques nécessaires pour
exprimer les émotions attendues par le contexte organisationnel lors des interactions avec le
public (Morris & Feldman, 1996 ; Grandey, 2000 ; Zapf, 2002) (en page 60). Il correspond à
une demande au travail - ou job demand (Fischbach, 2003) -, qui consiste à devoir exprimer
des émotions plaisantes, déplaisantes, de la neutralité, de la sensibilité ou de la sympathie
(Fischbach, 2003). La littérature associe largement le travail émotionnel, travail dit
« invisible » (Hochschild, 2003b ; Truc & al, 2009) à un stress psychique, à une baisse des
niveaux d’identification de rôle et de la satisfaction au travail, à une dépersonnalisation, à une
réduction du sens d’authenticité personnelle et de la perception de l’autonomie personnelle et
du contrôle, à une augmentation du turn-over volontaire, et à un accroissement de la tension
physique (Mikolajczak & al, 2009) : « jouer ne laisse pas l’acteur indemne » (Jeantet, 2003 :
106). Le travail émotionnel génère de la souffrance (Dejours, 2003 ; Grosjean & van de
Weerdt, 2005) : les conséquences du travail émotionnel vont de l’inauthenticité à
l’épuisement émotionnel et à des symptômes physiques (Schaubroeck, 2000). La demande
perçue d’exprimer des émotions plaisantes est positivement liée à des symptômes physiques,
impactant la santé de l’individu (Schaubroeck, 2000). Cependant, les règles d’expression qui
nécessitent d’afficher des émotions plaisantes ne semblent pas spécifiquement corrélées à
l’épuisement émotionnel, alors que celles qui demandent au professionnel une suppression
d’émotions déplaisantes vont davantage impacter émotionnellement l’individu (Chih
Wei, 2014).
Les désordres psychologiques provenant des émotions réfrénées se répercutent sur la
santé physique du professionnel (Schaubroeck, 2000), car lors du travail émotionnel, celui-ci,
par un travail cognitif, contrôle et contient son émotion, s’il considère cette dernière comme
inadéquate à la situation. Cet exercice provoque une tension physique et psychologique,
conduisant à une sécrétion d’endorphines, dont le rôle initial consiste à réduire la douleur. Si
cette tension persiste dans le temps, la sécrétion d’acides par l’individu le conduit
potentiellement à souffrir d’ulcère à l’estomac (Lazarus, 1991). Cet état agit sur la
performance, la satisfaction au travail et le bien-être (van Hoorebeke, 2003 : 11). Le travail
118
émotionnel, impliquant le professionnel dans son intelligence, ses émotions, son corps et son
imagination, aboutit, dans le temps, à une fatigue émotionnelle, une usure mentale (Jeantet,
2003). Les stratégies de jeux d’acteur provoquent, parfois, des effets délétères sur la santé,
lorsqu’elles sont pratiquées sur du moyen ou long terme (Zapf, 2002), jusqu’à engendrer des
perturbations psychologiques de la personnalité (Falzon & Lapeyrière, 1998). Si les
organisations négligent le stress et le travail émotionnel perçu par les professionnels en
contact direct avec un public, elles risquent une baisse de la productivité organisationnelle,
un absentéisme en hausse, un turn-over important, une baisse de l’engagement au travail, et
les épuisements physique et émotionnel des professionnels (Huang & al, 2015).
En outre, le travail émotionnel se répercute sur le bien-être psychologique de
l’individu, lorsque les émotions qui doivent être affichées ne sont pas réellement ressenties
par le professionnel (Diestel & al, 2015). Dans ce cas, le travail émotionnel et l’injonction à
contrôler ses émotions amènent le professionnel à éprouver une dissonance émotionnelle
(Hochschild, 2003b), considérée comme un stresseur dans le secteur des services (Fischbach,
2003). Cette dissonance fait référence à la divergence structurelle entre émotions ressenties
et émotions affichées telles qu’elles sont attendues et appropriées dans le contexte de travail
(Zapf, 2002) : « la normalisation est instigatrice de conséquences pénalisantes, liées à la
dissonance émotionnelle qu’elle peut engendrer » (van Hoorebeke, 2003 : 13). Ce phénomène
survient lorsque la situation de travail exige l’expression d’une émotion qui n’est pas celle
réellement ressentie par l’individu (Zapf & al, 2003). Le décalage entre émotion réelle et
émotion prescrite produit un stress. Il existe alors un conflit de rôle entre l’individu et le rôle
tenu, entre le sujet et les émotions prescrites. L’expression « dissonance émotionnelle »
(Abraham, 2000) fait écho au concept de dissonance cognitive de Festinger (1957). Lorsqu’il
y a dissonance émotionnelle au travail, « l’individu est conscient d’un moment de malaise ou
de divergence entre ce qu’il ressent et ce qu’il veut ressentir, qui à son tour est influencé par
ce qu’il croit devoir ressentir dans cette situation » (Hochschild, 2003a : 34) ; ce processus
entraîne des conséquences néfastes sur la santé de l’individu (Morris & Feldman, 1996 ;
Abraham, 2000 ; Brotheridge & Grandey, 2002 ; Hochschild, 2003b) et mène potentiellement
à une inhibition de l’action (van Hoorebeke, 2005). L’inhibition survient lorsque les stratégies
de lutte et de fuite ne sont ni opérantes, ni possibles (Laborit, 1985) : « cette situation serait à
l’origine de toutes les pathologies, physiques, mentales ou sociales » (Casalegno & Sheehan,
2010 : 234), car le fait de ne pouvoir agir engendre de l’angoisse et de l’anxiété.
C’est « le cumul de la dissonance émotionnelle et de la tension psychologique et
physique qui lui est liée qui a des effets négatifs au travail » (van Hoorebeke, 2005 : 72).
119
Évaluer l’écart entre l’affiché et le ressenti permet de rendre compte du bien-être au
travail, ou de l’épuisement professionnel (Brotheridge & Grandey, 2002 ; Diefendorff &
Gosserand, 2003). La littérature établit une corrélation entre répression des émotions - par
exemple de la colère - et augmentation des TMS et de l’hypertension artérielle (Gollac &
Bodier, 2011). Concernant les métiers en contact avec un public, la dissonance émotionnelle
ressentie par le professionnel augmentera si le public se montre agressif ou harcelant,
contrairement aux cas où le public exprime des affects plaisants (Ashforth & Tomiuk, 2003).
Les résultats de cette dissonance - une baisse de la satisfaction au travail et un épuisement
professionnel - dépendent aussi du niveau d’auto-contrôle du comportement de l’individu, du
degré de soutien social, de la présence du « trait d’affectivité négative » (ou disposition à être
d’humeur négative), du niveau d’estime de soi, dont l’évaluation négative peut entraîner la
dissonance, et de la tension induite par le poste, par exemple les pressions de rôle (van
Hoorebeke, 2003).
Différentes sortes de dissonance émotionnelle coexistent, pour une situation de travail
donnée : une dissonance externe, du fait de la vie privée du professionnel, une dissonance
créée par la situation de service, par exemple un public impoli, et une dissonance interne à
l’organisation.
La stratégie du jeu en surface (Hochschild, 2003b) augmente la dissonance
émotionnelle ressentie par le professionnel, son sentiment d’inauthenticité, et donc les risques
d’épuisement émotionnel (Morris & Feldman, 1996 ; Abraham, 2000) et professionnel (Dagot
& Périé, 2014), qui vont même jusqu’à la dépression (Brotheridge & Lee, 2003 ; Grandey,
2003 ; Totterdell & Holman, 2003). La dissonance émotionnelle entraîne également une
dissociation de soi (Dubois, 1999), c’est-à-dire une séparation, une dichotomie, entre le soi
personnel et le soi professionnel ; elle augmente l’activité du système nerveux sympathique
(Gross & Levenson, 1993) et le stress (Mann, 1999 ; Dechurch & al, 2011). À tout le moins,
la contrefaçon des émotions met en cause l’identité du professionnel, qui est alors
travestie (Alis, 2009) ; elle provoque une mésestime de soi et une moindre satisfaction au
travail (Morris & Feldman, 1996), donc une baisse générale du bien-être au travail (Pugliesi,
1999).
Plus le niveau d’exigence émotionnelle croît, plus le niveau de stress perçu augmente.
Le jeu en surface correspond au type de travail émotionnel le plus stressant pour le
professionnel ; il représente un risque psychosocial (Adelmann, 1995). Il épuise le
professionnel, impacte négativement sa santé, implique des états affectifs déplaisants (Scott &
Barnes, 2011) et provoque une baisse de sa satisfaction au travail. Concernant les impacts de
120
cette stratégie sur la vie privée du professionnel, ce jeu peut occasionner des rapports de
moins bonne qualité avec le conjoint ou partenaire (Butler & al, 2003).
Concernant le jeu en profondeur, qui consiste à rechercher la conformité entre
émotion ressentie et émotion exprimée, aucune corrélation n’a été établie par la littérature,
avec l’épuisement émotionnel et la dépersonnalisation (Brotheridge & Lee, 2003 ; Grandey,
2003 ; Totterdell & Holman, 2003). S’engager dans un jeu en profondeur ne « coûte » pas
beaucoup en terme de préservation des ressources ; ce jeu pourrait même augmenter les
ressources personnelles de l’individu, au sens de Hobfoll (1989), au court terme (Scott & al,
2012 : 919), par exemple la qualité du sommeil et la capacité d’auto-contrôle, toutes deux
particulièrement protectrices face au travail émotionnel (Diestel & al, 2015). Une corrélation
a été proposée entre dissonance émotionnelle et sens personnel d’authenticité (Brotheridge &
Lee, 2003) : jouer des émotions n’est pas nocif en soi. Bien que le travail émotionnel puisse
représenter un fardeau pour les professionnels (Hochschild, 2003b ; Boyle, 2005), il peut
aussi, dans certains cas, concourir à préserver et à soutenir leur bien-être, ou à tirer du plaisir
ou du sens au travail (Bolton, 2000).
Le travail émotionnel influence donc positivement ou négativement le bien-être des
professionnels. Il arrive que ce travail se montre bénéfique pour l’accomplissement de soi lors
de l’activité, favorisant alors l’engagement au travail (Gelderen & al, 2014). D’autres
recherches présentent a contrario une corrélation entre dissonance émotionnelle et
épuisement émotionnel, dépersonnalisation et baisse de la satisfaction au travail (Grandey,
2003 ; Mikolajczak & al, 2009). L’acting dissonant délibéré, ou Deliberative Dissonance
Acting (DDA), acting délibéré des émotions afin d’atteindre ses objectifs au travail (Gelderen
& al, 2014), représente une technique de régulation des émotions liée à la fois à la fatigue et à
l’engagement professionnel.
Malgré certaines discordances dans la littérature, le travail émotionnel en profondeur
se révèle généralement moins fatigant émotionnellement pour les professionnels des métiers
de service, quand ces derniers perçoivent leurs tâches comme un challenge (Huang & al,
2015). La dissonance émotionnelle concourt, dans ce cas, à l’accomplissement personnel au
travail, à condition que le professionnel maîtrise sa capacité à gérer l’articulation entre les
règles d’affichage et son véritable ressenti ; souvent, cela se produit après quelques années
d’expérience dans le métier (Dagot & Périé, 2014). Reste que, de manière générale, la
littérature atteste que le jeu en profondeur entraîne moins de désagréments sur la santé du
professionnel que le jeu en surface (Mikolajczak & al, 2009 : 253).
121
La littérature traite de la dissonance émotionnelle sous un autre angle. Elle qualifie de
consonance négative, ou « déviance émotionnelle » (Mikolajczak & al, 2009 : 254), la
configuration dans laquelle le professionnel ressent et exprime son émotion véritable, mais se
retrouve en désaccord avec les règles d’expression de l’organisation (Ashforth & Humphrey,
1993 ; Morris & Feldman, 1996). Le professionnel choisit, de manière intentionnelle,
d’ignorer les règles organisationnelles et sociales d’affichage émotionnel, afin de montrer ses
propres émotions. Les effets sur sa santé ne s’établissent pas nettement, et ne se révèlent ni
positifs ni négatifs, car cette posture opère un mélange entre des éléments de protection,
comme l’expression émotionnelle authentique, et une posture nuisible à l’organisation
(Brotheridge, 2006 ; Mikolajczak & al, 2009).
2.3.4. Les régulations individuelles et collectives des émotions : des effets
contrastés
Qu’elles s’inscrivent dans un cadre individuel ou collectif, les formes de régulations
des émotions ont pour objectif, pour le(s) professionnel(s) qui les sollicite(nt), d’effectuer
correctement le travail prescrit par l’organisation. Les métiers en contact avec un public,
nécessitant de réguler, maîtriser, gérer et jouer les émotions, entraînent les professionnels à
élaborer des stratégies de régulation, afin de faciliter les vécus émotionnels inhérents aux
situations de travail. Ces stratégies, dans le meilleur des cas, contribuent à sauvegarder la
santé de l’individu ainsi que l’accomplissement de son travail. Néanmoins, certaines
stratégies, dans certains contextes, s’avèrent coûteuses en terme de préservation de la santé,
voire en terme d’accomplissement de la tâche.
2.3.4.1. La régulation émotionnelle individuelle (Gross, 1998 et 2014)
La régulation des émotions au travail, en particulier dans les métiers de primo contact
avec un public, protège et implique l’individu. Elle nécessite de mobiliser des ressources
cognitives, émotionnelles, physiques et psychologiques. La situation personnelle de l’individu
va lui permettre - ou non - de mobiliser ses ressources en situation de travail : « lorsque
surviennent des événements importants (la mort de son conjoint, une agression), la régulation
de ses émotions peut devenir impossible » (Jeantet, 2003 : 107). Les cinq stratégies de
régulation émotionnelle de Gross (1998 et 2014) entraînent des conséquences plus ou moins
néfastes sur la santé du professionnel, ainsi que sur l’accomplissement de l’activité.
122
La première stratégie, la sélection de la situation, inclut trois conduites : la
confrontation, la procrastination, et l’évitement. La confrontation au problème entraîne un
bien-être et une efficience au travail au long terme (Mikolajczak & al, 2009). La
procrastination, en revanche, réduit le stress ressenti au court terme mais l’augmente au long
terme (Sirois & Pychyl, 2002). Enfin, l’évitement peut être associé à moins de bien-être et de
santé au long terme, et on constate un impact néfaste sur la performance, s’il s’agit de travail
collectif (Penley & al, 2002). Ainsi, la confrontation se présente comme la stratégie de
sélection de la situation la plus adéquate, dans un objectif de préservation de la santé de
l’individu.
La seconde stratégie, la modification de la situation, peut s’exercer de manière
directe ou indirecte. Pour la stratégie directe, Folkman et Lazarus (1980) emploient
l’expression de « coping centré sur le problème ». Elle s’associe avec un accroissement du
bien-être et une meilleure santé de l’individu, ainsi qu’à une meilleure performance au travail,
au niveau organisationnel (Billings & Moos, 1981 ; Penley & al, 2002). La stratégie indirecte
consiste à chercher une assistance de la part d’autrui, afin de modifier la situation. Elle
témoigne d’une bonne entente avec autrui, mais le professionnel court le risque d’être ensuite
perçu par ses collègues comme peu compétent (Shapiro, 1983).
La troisième stratégie, le déploiement attentionnel, réoriente l’attention de l’individu,
qui va pouvoir modifier ce qu’il ressent en modifiant son attention (Nolen-Hoeksema &
Morrow, 1993 ; Gross, 1998). D’une part, la stratégie de la distraction, interne, par la pensée,
ou externe, par une action (Mikolajczak & al, 2009 : 259), permet de réduire les émotions
déplaisantes (Nolen-Hoeksema & Morrow, 1993). Les conséquences sur la performance
organisationnelle sont contrastées (Shimazu & Schaufeli, 2007). D’autre part, la rumination,
focalisant sur l’aspect négatif de la situation, accroît la durée et l’intensité des émotions
déplaisantes (Bushman, 2002), voire conduit à des épisodes dépressifs (Watkins & Brown,
2002). Au niveau organisationnel, cette stratégie altère les fonctions exécutives du
professionnel et réduit sa performance au travail (Watkins & Brown, 2002).
La quatrième stratégie, le changement cognitif, par laquelle le professionnel « change
la façon dont il pense » (Mikolajczak & al, 2009 : 260), s’axe soit sur la situation, soit sur les
compétences de l’individu. La réévaluation cognitive permet de réduire l’intensité subjective
de l’émotion déplaisante ressentie, mais pas celle de l’activation de son système
cardiovasculaire, ni celle de son activité électro-dermique (Gross, 1998). Cette stratégie
produit des résultats positifs sur le fonctionnement affectif et social de l’individu au travail
(Gross & John, 2003). Les professionnels qui changent la façon dont ils pensent la situation,
123
réagissent moins négativement aux événements défavorables (Matta & al, 2014).
L’acceptation, stratégie profitable lors de situation extrême (Mikolajczak & al, 2009), a des
vertus protectrices au niveau psychologique et physique (Mc Craken & Eccleston, 2003), tout
en laissant intacte la performance au travail (Bond & Bunce, 2003). Au contraire,
« l’accusation d’autrui » induit de piètres conséquences psychologiques sur l’individu
(Mikolajczak & al, 2009) et sur l’organisation.
La cinquième et dernière stratégie, la modulation de la réponse, se compose de
quatre conduites : la relaxation, la prise de substances, la suppression expressive et
l’agression : « la modulation de la réponse englobe toutes les stratégies qui ciblent la
composante physique de l’émotion et qui, par conséquent, agissent directement sur le corps »
(Mikolajczak & al, 2009 : 262). La relaxation repose sur la respiration et le mouvement
musculaire (Jacobson, 1987), et réduit les manifestations psychologiques et physiologiques du
stress (Murphy, 1996). Son emploi quotidien accroît la performance au travail (Peters & al,
1977). La prise de substances, comme les drogues ou l’alcool, ne peut qu’avoir des
conséquences néfastes, à la fois sur la santé de l’individu et sur sa performance au travail. La
suppression expressive, un des aspects du travail émotionnel (Mikolajczak & al, 2009) ne
modifie pas le ressenti d’émotions déplaisantes, et augmente l’activation du système
sympathique et du système cardiovasculaire (Gross, 1998). Elle occasionne des coûts
cognitifs importants, un coût psychologique (Gross & John, 2003), une réduction de
l’efficience de la mémoire (Richards & Gross, 2000), une augmentation des coûts sociaux
(Butler & al, 2003), et une moindre performance au travail (Grandey & al, 2005), voire une
dégradation de l’image de l’organisation (Mikolajczak & al, 2009). Enfin, même si
l’expression de l’émotion comporte des vertus sur la santé de l’individu (Taylor & al, 1997),
l’agression, verbale ou physique, par l’expression de l’hostilité, exagère la réactivité
cardiovasculaire (Suls & Wan, 1993), et dégrade la santé de l’individu ainsi que ses relations
au travail et son efficience (Mikolajczak & al, 2009 : 264).
Le tableau 2 récapitule les différentes conséquences des stratégies de régulation
émotionnelle de Gross (1998 et 2014) sur la santé du professionnel et l’accomplissement de
son activité.
124
Tableau 2 : Effets individuels et organisationnels des stratégies de régulation émotionnelle
(Gross, 1998 et 2014)
Ces différentes stratégies de régulation émotionnelle individuelle n’ont pas été
formellement et expressément comparées et confrontées, dans la littérature, quant à leurs
conséquences sanitaires et d’efficience au travail. La littérature n’a pas non plus comparé les
stratégies de « régulation émotionnelle collective », avec la santé des professionnels et
l’accomplissement du travail. C’est pourquoi nous nous proposons d’examiner les éventuelles
vertus desdites régulations collectives, par rapport à ces deux problématiques-là.
2.3.4.2. Les « régulations émotionnelles collectives »
La condition naturelle de l’émotion est d’être exprimée dans l’interaction sociale
(Andersen & Guerrero, 1998). Selon Gross et Munoz (1995), l’émotion, si elle n’est pas
exprimée et partagée, dégrade la santé de l’individu : « l’émotion qui ne fait pas l’objet d’un
certain degré de partage social a la réputation solide de constituer un important facteur de
risque au regard du maintien de l’adaptation physique et psychologique de l’individu, à
moyen ou long terme » (Rimé, 1993 : 280). Pour ne pas devenir source de dysfonctionnement
125
important, les émotions doivent donc trouver à s’exprimer. Selon Rimé (1993), les émotions
déplaisantes constituent un risque psychologique, si le professionnel n’a pas la possibilité de
les partager socialement. Lors d’événements graves et importants dans l’organisation, il
devient salutaire de créer des cellules psychologiques pour que les « blessés psychologiques »
(Crocq, 2004) parviennent à verbaliser les événements, ainsi que les émotions nées de ces
événements, limitant ainsi les dégâts et séquelles psycho-traumatiques. Dans ces cas,
l’organisation doit concevoir et prévoir des lieux d’expression émotionnelle, utiliser les
salles de détente et les groupes de parole : « la parole permet de métaboliser la souffrance, de
clarifier les sentiments, de comprendre les réactions de chacun » (Mariage & Schmitt-
Fourrier, 2006 : 20). La plupart du temps, un psychologue anime ces groupes de parole. Les
émotions trouvent ainsi à s’exprimer, grâce à l’action thérapeutique du groupe de parole,
réduisant la fatigue ou les blocages (Ruszniewski, 1999). L’encadrement doit en reconnaître
l’existence et la fonction. Dans certains métiers « à risques », l’absence de ce type de lieu peut
amener les professionnels à souffrir de répercussions émotionnelles néfastes, issues du cadre
de travail, jusque dans leur vie personnelle (Boyle, 2005). Ainsi, partager les émotions
correspond à un besoin (Rimé, 2005), en particulier dans les cas où l’individu vit des
émotions fortes (Rimé, 2005 ; Bourgeon & Cahour, 2013).
La caractéristique d’un groupe de travail réside dans la possibilité de pouvoir échanger
et partager ses ressentis et émotions, en contextes appropriés (Sendelands & St Clair, 1993).
Ces échanges contribuent à maintenir un environnement de travail « contenant » - au sens
psychologique du terme -, qui préserve la santé des professionnels : « la construction de la
santé au travail dépend de la qualité des dynamiques communicationnelles autour du travail,
vu sous l’angle de ses conditions réelles de réalisation » (Detchessahar, 2011 : 87). Le
collectif, constructeur de santé au travail, joue un rôle important et structurant, contribuant au
bien-être au travail (Davezies, 2005) : la « régulation émotionnelle collective » prévient le
stress (Monier, 2015). À l’inverse, l’isolement des professionnels et l’absence de collectif
constituent un facteur de RPS (Davezies, 2005). Le collectif doit être coopératif - ici, la
coopération est considérée comme l’« action collective finalisée », découlant d’un processus
d’identification à un groupe social (Chédotel, 2004 : 162) -, pour préserver la santé au travail
(Caroly, 2011). Les moments de régulation peuvent se dérouler dans l’équipe, au sein d’un
espace-temps dédié. Les professionnels auront l’opportunité d’élaborer alors un point de
vue collectif de l’activité de travail (Caroly, 2011). Le collectif protège le professionnel,
grâce à la transmission de savoir-faire, de la manière de se situer par rapport aux membres de
l’organisation (Davezies, 2005). Ces échanges dans le collectif de travail réduisent les conflits
126
et les hésitations, facilitent l’intégration des nouveaux arrivants et construisent un sentiment
d’orientation commune, fondement de la solidarité (Davezies, 2005) : partager des émotions
et des attitudes s’avère essentiel afin de créer un sens de communauté, des situations
partagées. Traiter collectivement les émotions dans le cadre de travail présente ainsi un
intérêt notable pour les professionnels (Korczynski, 2003 ; Lewis, 2008 ; Mc Cance & al,
2013).
Certains collectifs de travail, en réponse aux difficultés émotionnelles nées des
situations de travail, élaborent des stratégies collectives de défense (Dejours, 2001),
préservant la santé mentale de leurs membres (Molinier & Flottes, 2012). L’humour au travail
correspond à une stratégie de « régulation émotionnelle collective » : au niveau
physiologique, la plaisanterie, l’humour, le rire et les autres manifestations sociales
d’émotions plaisantes, ont un impact physique positif, tant sur celui qui en est l’auteur, que
sur celui qui les reçoit. Ces effets se traduisent physiologiquement par une baisse de la
pression sanguine, une oxygénation générale, une réduction du taux d’hormones de stress, et
une réduction des réactions inflammatoires (Perret, 2010 : 103). L’humour constitue même
potentiellement un acte thérapeutique, un facteur de résilience (Morel, 2010). Il protège
l’individu du stress, dont il réduit les conséquences émotionnelles délétères (Martin, 2004). Il
donne au professionnel une certaine stabilité d’humeur lors d’événements stressants. Les
stratégies de « régulation émotionnelle collective » mobilisant l’humour au travail se
produisent en particulier lors de situations de crise ; elles ont pour objectif d’affronter
sereinement la situation critique, ou d’en atténuer les difficultés, et de dédramatiser
l’atmosphère. Cette stratégie collective fluidifie les relations de travail et crée des liens entre
les professionnels (Comte-Sponville, 1995). De manière générale, les professionnels utilisent
le partage par le rire afin de désamorcer la colère, ou d’autres émotions déplaisantes (Sutton,
1991).
Dans les stratégies collectives de régulation des émotions, s’inscrit également le
soutien social, moyen déterminant de gérer et de faire face au stress (La Rocco & Jones,
1978 ; Bolger & Amarelo, 2007). Il améliore la satisfaction des besoins psychologiques de
base (Williams & al, 2014). Le soutien social sert de garde-fou et réduit l’impact néfaste d’un
contact difficile avec un public sur l’humeur du professionnel. Lorsque ce dernier est
d’humeur déplaisante, mais bénéficie d’un fort soutien social, l’impact négatif sur la qualité
de service s’amoindrira, par rapport à une situation de faible soutien social (Huan & Dai,
2010).
127
De même, le soutien organisationnel, avec le style de management participatif,
favorise la réduction du stress et des tensions au travail et augmente la satisfaction au travail
des professionnels (Zapf, 2002). S’il s’ancre solidement dans l’organisation, il conduit les
professionnels à faire état d’humeurs plaisantes, à réduire le jeu en surface et à privilégier le
jeu en profondeur. Il accroît la dynamique positive entre la joie au travail et le jeu en
profondeur (Lee & al, 2012). De plus, le soutien prévient les situations de violence au travail
(Shat & Kelloway, 2003), les soutiens informationnels et matériels, organisationnels,
modérant les effets de la violence sur la santé (Alis, 2009).
Le soutien social professionnel permet une gestion efficace des émotions (Ruiller,
2012). Le soutien informel immédiat, des supérieurs et des collègues, contribue positivement
à l’équilibre ressenti entre vie professionnelle et vie personnelle (Byron, 2005 ; Valcour,
2007 ; Mc Carthy & al, 2010).
Les individus trouvent du sens à leur travail grâce à la proximité du management, afin
de répondre aux exigences d’efficacité (Ruiller, 2012). Le positionnement du cadre de
proximité est primordial (Detchessahar, 2011). S’il se montre trop distant d’un point de vue
relationnel et émotionnel, les équipes se sentiront abandonnées, auront l’impression que
personne ne les guide, ni ne donne un sens à leur travail quotidien. Dans ce cas,
l’autorégulation, ou régulation du groupe, ne se mettra pas, ou mal, en place : « le
comportement du cadre détermine le climat soutenant du service par l’exemplarité de son
comportement » (Ruiller, 2012 : 28). Le soutien social des supérieurs et managers favorise
l’accomplissement de la tâche, facilite le travail émotionnel, réduit la fatigue ressentie au
travail et augmente la satisfaction au travail du professionnel (Grandey, 2003). La perception
positive et plaisante des individus, quant à la prise en compte de leurs besoins psychologiques
basiques, par leurs managers, passant par la promotion de l’autorégulation, se conjugue avec
un bas niveau de symptômes somatiques (Williams & al, 2014). Un contexte social plaisant et
des facteurs de motivation au travail - comme l’autorégulation - influencent les résultats
organisationnels, car ils agissent sur la santé, l’absentéisme et l’intention de quitter (Williams
& al, 2014).
Quant au soutien des collègues, ou soutien socio-émotionnel, il autorise l’évacuation
et la reconnaissance des émotions déplaisantes, mais aussi la manifestation d’affects plaisants.
Il atténue l’impact nocif des demandes émotionnelles (Chih Wei, 2014). Ce soutien
émotionnel a des conséquences vertueuses sur la santé du professionnel et sur la performance
organisationnelle (Barsade & Gibson, 2007). En effet, disposer d’un réseau social répondant
aux différents besoins relationnels et socio-émotionnels de l’individu accroît le sentiment
128
d’efficacité personnelle et diminue les symptômes relatifs à la dépression et à l’épuisement
professionnel, comme le stress et l’anxiété (Cutrona & Russel, 1987).
L’individu peut aussi disposer d’un soutien social hors travail, bénéfique pour son
bien-être général : les personnes vivant seules éprouvent davantage de problèmes de santé que
celles vivant en couple, car l’expression et l’évacuation des émotions trouvent moins de
débouchés (Ntsame & al, 2013).
129
2.3.5. Synthèse théorique des conséquences des stratégies de régulations des
émotions sur la santé du professionnel et l’accomplissement de la tâche
Les différentes ressources et stratégies de régulations des émotions n’impactent pas de
façon univoque la santé du professionnel, et l’accomplissement de la tâche. Certaines des
stratégies de régulation préservent la santé de l’individu et constituent une source de
satisfaction professionnelle (Bolton, 2000 : 581), tandis que d’autres emportent des
conséquences néfastes sur la santé de l’individu et sur l’accomplissement de la tâche : la
gestion des émotions accentue la charge de travail (Soares, 2002 ; Scherer, 2005), la
prescription de la maîtrise de soi aggravant considérablement cette dernière (van de Weerdt,
2011).
Les ressources émotionnelles et les stratégies de régulation des émotions comportent
des effets contrastés sur la santé du professionnel ainsi que sur l’accomplissement de sa tâche,
la qualité du service rendu. Le tableau 3, ci-dessous, généralise et récapitule l’ensemble
des conséquences de ces ressources et stratégies sur ces deux facteurs, hors champ
contextuel, ces aspects se retrouvant de manière éparse dans la littérature. Le caractère
sporadique des résultats, établis par la littérature à propos des régulations des émotions au
travail, se tempère cependant au regard de la contextualisation des situations de travail, et
d’une vision transactionnelle du stress et des émotions au travail : certaines stratégies de
régulation des émotions s’avèrent fonctionnelles ou dysfonctionnelles selon les contextes, les
situations de travail, les individus et leurs représentations de la profession qu’ils exercent.
130
Tableau 3 : Effets individuels et organisationnels de l’activation des ressources et stratégies de
régulation des émotions au travail
131
Le tableau 3 met en évidence certaines tendances générales caractéristiques : la nature des
effets des ressources et stratégies de régulation des émotions sur la santé de l’individu et ceux
produits sur l’accomplissement de la tâche se retrouvent dans la majorité des cas. Les
ressources émotionnelles, les compétences émotionnelles, ainsi que l’ensemble des
« régulations émotionnelles collectives » induisent des conséquences vertueuses, tant vis-à-vis
de la préservation de la santé du professionnel et du maintien d’un certain bien-être au travail,
que vis-à-vis de l’accomplissement de la tâche.
Transition inter-chapitre
Les métiers de service, en primo contact avec un public, contraignent le professionnel
à réguler ses propres émotions et celles de(s) l’interlocuteur(s), de se livrer à un travail
émotionnel et à une régulation émotionnelle, en mobilisant des ressources émotionnelles
individuelles, collectives et / ou managériales. Qu’il s’agisse des exigences, « objets » de
travail, des contextes de travail, ou de moyens de gestion émotionnelle, « outils » de travail, la
composante émotionnelle au travail, dans les métiers de service à « incidents émotionnels »,
met en jeu la santé du professionnel ainsi que la qualité de service, dans l’accomplissement de
la tâche. Le chapitre suivant propose de considérer quatre cas typiques d’activités de service
en contact avec un public, métiers à « incidents émotionnels » : les policiers, les soignants, les
enseignants et les téléconseillers.
132
133
Chapitre 3 : Des métiers à « incidents émotionnels »
Introduction du chapitre 3
Ce chapitre exposera un état de l’art relativement à la composante émotionnelle au
travail dans quatre métiers de service, archétypes d’activités à « incidents émotionnels »,
impliquant un contact plus ou moins aisé avec un public particulier : les policiers, les
soignants, les enseignants et les téléconseillers. Parmi ces professions, deux relèvent de
métiers de service de la fonction publique, métiers « à risques » physiques et psychologiques :
les policiers et les soignants d’établissements publics hospitaliers. Les deux autres,
enseignants et téléconseillers, se présentent comme des métiers à « incidents émotionnels »,
dont l’un dépend de la fonction publique, et l’autre du secteur privé.
3.1. Les métiers de service, des métiers à incidents émotionnels
Tout métier de service, de relation, de contact avec un public, induit des incidents
émotionnels. Les émotions, vécues par les professionnels exerçant une telle activité, s’avèrent,
suivant les cas, plaisantes, neutres ou déplaisantes. Néanmoins, l’« incident émotionnel »
survient lorsque le professionnel fait l’expérience d’une ou plusieurs émotions dans le
cadre de son activité. Les métiers sujets à « incidents émotionnels », métiers de « tensions »
par les doubles prescriptions qu’ils renferment - prescriptions de l’organisation, prescriptions
du public -, exigent du professionnel de trouver une « juste distance », avec le public, lors du
travail émotionnel. L’objectif principal de l’exigence émotionnelle que constitue le travail
émotionnel demeure la qualité du service rendu, malgré les incidents émotionnels auxquels le
professionnel se retrouve confronté. Or, la littérature n’est pas unanime quant à une définition
spécifique de la qualité de service au public, client ou usager. Les différentes réformes
s’inspirant du New Public Management (NPM) modifient le rapport de l’agent au Service
Public : la distinction traditionnelle entre usager et client s’estompe ; le souci de rentabilité,
parallèlement, s’affirme, en opposition avec les valeurs historiques du service public, telles
que sa continuité, l’égalité de son accès dans tout le territoire, voire même sa gratuité
(enseignement obligatoire). Désormais, l’agent sert un usager-client (Benmansour, 2011). De
plus, l’économie de service limite la possibilité de mesurer et d’évaluer la productivité réelle
du professionnel, car le travail fourni par ce dernier relève en grande majorité d’un aspect
comportemental (Skogan, 2005).
134
3.1.1. Métiers de service, métiers d’émotions
Goffman pose les jalons théoriques de la relation de service (Goffman, 1959). Partant
du métier de réparateur, il définit la relation de service sur la base de trois dimensions :
technique, contractuelle et de civilité. La dernière dimension se réfère à l’aspect émotionnel
au travail, et fait référence aux moments de contacts et d’interactions du professionnel avec un
public : « les échanges de politesses accompagnés de quelques amabilités et de menues
marques de respect » (Goffman, 1969 : 383), que Soares qualifie de « travail discret et
intangible » (Soares, 2002 : 231).
La tertiarisation de l’économie n’a pas pour autant affranchi l’Homme de la pénibilité
au travail (Detchessahar, 2011) : l’intensification physique, mais aussi cognitive ou subjective
du travail (Clot, 2010) met le professionnel à l’épreuve. L’ouverture sur l’usager, de plus en
plus exigeant, de plus en plus difficile, engendre une charge émotionnelle et cognitive non
négligeable pour le professionnel ; celle-ci provoque des émotions déplaisantes, dont le
caractère désagréable se trouve en relation avec le système dit « aversif » (Frijda, 1994 ;
Garcia & Herrbach, 2006), relié à la recherche de l’évitement. Il existe des situations de
contacts parfois pénibles, voire violentes dans certains métiers « à risques ». Les métiers de
service engagent émotionnellement les agents (Thévenet, 2002). Ils requièrent de l’individu
une importante régulation des émotions, et sont décrits dans la littérature comme source de
stress, d’épuisement professionnel, de malaise au travail (Villatte & al, 1993 ; Loriol & al
2006). Les professionnels de métiers de service en arrivent à se sentir « vidés » et épuisés
suite aux pressions extrêmes exercées par les clients, ou usagers (Freudenberger, 1974). Les
tensions psychiques, courantes dans les métiers de relation et de service se retrouvent
potentiellement à l’origine de pathologies plus ou moins aigües : troubles gastro-intestinaux,
troubles du sommeil, dépressions, voire suicides (van de Weerdt, 2011). La durée des
interactions est corrélée à l’épuisement (Cordes & Dougherty, 1993). Le professionnel doit
produire un travail sur ses représentations (Hochschild, 2003b) afin de modifier sa perception
de la situation et neutraliser certaines émotions déplaisantes.
La gestion du stress a été traitée dans différents métiers de service, pour en explorer
les facteurs organisationnels (Boussard & al, 2004). Afin d’étudier le stress et les émotions
déplaisantes dans les métiers de service, l’approche organisationnelle est préférable aux
approches individuelles (Loriol & al, 2006). Les activités de services incluent une diversité
de sources de prescriptions. Dans les métiers de contact avec un public, deux prescriptions au
moins se cumulent : celles de la Direction et celles du public. Or, ce dernier, qu’il soit patient,
client, usager, devient de plus en plus informé et exigeant ; le public « étant roi », sa place
135
devient prépondérante au sein de la stratégie de l’organisation (Jeantet, 2003). Certains
publics exigeants, qualifiés de demanding publics (Williams, 2003), transgressent certaines
limites pourtant considérées comme légitimes par le professionnel. Ces difficultés
s’exacerbent quand le management poursuit des objectifs contradictoires.
Les professionnels des relations de service, face à un public dit « sensible » ou en
difficulté, essayent de contrôler leurs réactions et comportements, afin de maintenir un point
de vue objectif sur la situation. Le professionnel a le choix alors entre deux attitudes :
« l’attitude distanciée » (Hughes, 1996) et la capacité à relativiser. Par l’attitude distanciée
avec son interlocuteur, le professionnel cherche à conserver sa position, son rôle social et
professionnel, en contenant le stress et les émotions déplaisantes. Boujut (2005), dans son
étude sur le métier d’assistant social, met en exergue l’importance de la régulation
émotionnelle du professionnel, ainsi que l’établissement de cette « juste distance » vis-à-vis
des usagers : « l’absence d’émotions, ou du moins le contrôle de leur manifestation, est une
base du travail social quand toute réaction de cet ordre est susceptible d’altérer la position du
travailleur social » (Boujut, 2005 : 149) ; « la déstabilisation de la position professionnelle
s’observe quand des émotions et un sentiment d’injustice se combinent au moment où les
travailleurs sociaux sont sollicités » (Boujut, 2005 : 150).
Beaucoup de métiers de service nécessitent un « travail de reproduction », nommé
reproductive labor (Duffy, 2007). Ce travail, appartenant initialement à la sphère privée,
domestique, s’est transplanté dans l’économie de marché : il s’agit de préparer à manger, de
s’occuper des enfants ou des personnes âgées (Wharton, 2004). Ces tâches, apparentées aux
activités soignantes, de care, historiquement effectuées par les femmes dans un cadre
domestique, nécessitent désormais une régulation des émotions au travail (Wharton &
Erickson, 1993), et peuvent conduire l’individu à éprouver une aliénation au travail, une perte
de contact avec ses émotions et avec soi-même (Hochschild, 2003b). Dans ces cas de
reproductive labor, la nature des émotions sollicitées diffère, entre sphère privée et sphère
professionnelle : les individus contrôlent personnellement leurs émotions dans le cadre privé,
alors que les émotions sont contrôlées par l’organisation dans celui de la sphère
professionnelle (Hochschild, 2003b). Ces activités relevant de deux sphères différentes
conduisent l’individu à convoquer deux formes de travail émotionnel. S’il y a conflit entre les
deux sphères, un stress potentiel apparaît. En revanche, si le travail émotionnel des deux
sphères s’avère identique, l’individu remplira des rôles qu’il percevra de la même manière.
Une continuité entre les sphères permet même un transfert de compétences de l’une à l’autre
(Wharton, 2004). Néanmoins, si l’activité exercée dans les deux sphères consiste à
136
« s’occuper d’autrui », l’individu pourra éprouver un surmenage, une surcharge de travail,
voire un épuisement professionnel (Wharton, 2004).
Malgré les charges émotionnelles et cognitives, inhérentes aux métiers de contact avec
un public, les métiers à fort travail émotionnel sont aussi source de satisfaction au travail
(Adelmann, 1995). Il convient de différencier les demandes émotionnelles et les demandes
interactionnelles (Brotheridge & Grandey, 2002) : être en interaction avec autrui constituerait
une caractéristique désirable pour certains individus, alors que d’autres la percevraient comme
pénible (Glomb & Tews, 2004).
3.1.2. Le travail émotionnel dans les métiers de service
Le travail émotionnel a été largement étudié dans la littérature traitant des métiers de
service, en particulier par la sociologie du travail et des organisations. Le travail
émotionnel constitue une part essentielle des métiers de service, en contact avec un
public (Jeantet, 2003), dont le degré d’intensité est plus ou moins fort (Wharton & Erickson,
1993 ; Hochschild, 2003b). Les professions relationnelles comprennent des exigences
émotionnelles, du travail émotionnel, du fait des attentes institutionnelles d’expression chez
les professionnels (Dagot & Périé, 2014), révélant la centralité du travail de l’émotion dans
les échanges de service (Newman, 2009). Il s’agit de cacher les émotions, à cause du public
(Gollac & Bodier, 2011), et à cause de l’organisation du travail : les professionnels doivent
représenter et conserver l’image de l’organisation face au public rencontré. Ce travail
invisible des salariés en face to face (Goffman, 1973) répond aux prescriptions émotionnelles
organisationnelles. En effet, un ensemble de normes de comportement régit les interactions
quotidiennes au travail : les individus jouent alors des rôles et donnent une certaine image
d’eux-mêmes pendant l’interaction avec le public (Goffman, 1959), devenant ainsi des
emotional laborers (Brotheridge & Grandey, 2002).
La littérature qualifie ces prescriptions sociales émotionnelles, organisationnelles, de display
rules, ou « affichages émotionnels » : « les attendus émotionnels sont définis par des règles
d’affichage, c’est-à-dire les règles qui indiquent la nature des émotions que les employés sont
autorisés à exprimer et qu’on attend d’eux qu’ils expriment dans leurs interactions avec les
clients » (Wilk & Moynihan, 2005). Des différences culturelles, suivant les métiers, existent
et régissent ce que le professionnel doit exprimer ou inhiber (Mann, 1999). Ainsi, le rire sera
mal venu dans les métiers de gestion de la détresse, comme la police (van Hoorebeke, 2003 :
7). En revanche, le sourire correspondra à l’expression la plus appropriée dans le secteur de la
santé, tout comme le sérieux et les marques de compréhension (van Hoorebeke, 2003). Dans
137
la plupart des métiers de service, exprimer et afficher des émotions plaisantes constitue
l’essentiel du travail des professionnels, afin de satisfaire le public rencontré (Grandey, 2003).
En fonction de la situation, le professionnel doit exprimer et afficher des émotions plaisantes
comme l’entrain, l’intérêt, des émotions neutres ou déplaisantes, comme la colère, ou une
sensibilité envers autrui, comme l’empathie, la sollicitude (Zapf & al, 2003). Avec
l’ancienneté, le professionnel automatise ses affichages émotionnels. Cette « automatisation
de l’émotion » (Ashforth & Humphrey, 1993 ; Briner, 1999) concerne les mimiques, les
phrases, les tons, alors intégrés et devenus routiniers.
Les femmes étant surreprésentées dans les métiers de service, en particulier ceux qui
impliquent un contact direct avec un public, elles se retrouvent davantage susceptibles de
devoir effectuer un travail émotionnel dans le cadre de leurs fonctions, que les hommes
(Hochschild, 2003b). Les postes à fort travail émotionnel se trouvent majoritairement occupés
par les femmes (Bhave & Glomb, 2009).
Le travail émotionnel fourni par les professionnels des métiers de contact avec un
public, s’il correspond aux prescriptions organisationnelles et aux attentes du public, sert la
qualité de service.
3.1.3. La qualité de service : définition et évaluation difficiles
L’exception française du « service public » focalise initialement sur l’offre, sans
forcément répondre aux demandes des usagers (Osborne & Gaebler, 1995). L’exigence
principale de la tradition administrative française, une prestation de qualité dans le respect des
principes de neutralité, de continuité et d’égalité, se transforme en source de tension, au cours
des évolutions organisationnelles de la fin des années 1970, comprenant de nouvelles
techniques de production, une économie mondialisée, des consommateurs souhaitant un
service personnalisé, une concurrence accrue (Pollitt & Bouckaert, 2000). La question de la
qualité des services publics devient alors sensible, car le socle de la conception française du
service public acquiert une dimension mythique, par l’amalgame entre fonction et organe
publics (Benmansour, 2011). Depuis les années 1980 et les premières réformes s’inspirant du
NPM, la thématique de la qualité des services publics devient récurrente et se conforme aux
pratiques du management privé (Hood, 1991). Le NPM propose un processus de régulation de
l’offre par le consommateur (Hood, 1991), afin de répondre aux attentes des « usagers-
clients » (Benmansour, 2011), dirigeant ainsi la culture organisationnelle des services publics
vers la recherche de la qualité, orientée vers la personne qui reçoit le service. Cependant,
138
aucune définition précise de la qualité de service et des résultats souhaités, ni de
formulation claire de l’évaluation et de la mesure de cette qualité ne se dégagent, ni ne
font consensus en France.
La conception historique de l’exception française de l’administration publique donne
un sens technique au concept de qualité (Maram, 2008), et s’oppose aux valeurs véhiculées
par le NPM (performance, compétition, réduction du nombre de fonctionnaires) (Benmansour,
2011 : 137). Traditionnellement, la qualité du service public dépend des savoir-faire
techniques et de l’expérience des fonctionnaires, et non de la qualité relationnelle de la
prestation de service. La norme ISO 840215 propose la définition de la qualité suivante :
« l’ensemble des propriétés et caractéristiques d’un produit ou d’un service qui lui confèrent
l’aptitude à satisfaire des besoins exprimés ». Ainsi, la qualité de service relèverait de la
satisfaction des besoins et des attentes de l’usager (Froman, 2003). Or, le service
correspond à une situation unique, à un contexte, ce qui le rend contingent, difficilement
quantifiable par des instruments de mesure (Dupont, 2003). La notion de « bon service
public » dépend des usagers, des professionnels, des situations, des missions, des priorités,
paramètres sujets à changements (Peters & Savoie, 2001).
L’économie de services présente donc une difficulté quant à la mesure de la
production et à l’évaluation de la productivité du professionnel (Gadrey, 2003), en raison de
l’invisibilité et de « l’intériorité » du travail émotionnel. L’organisation détermine parfois
explicitement la qualité du service (Jeantet, 2003), comme, par exemple, quitter un client
satisfait. Concernant le métier de policier, évaluer la satisfaction des usagers dépend du
positionnement de ces derniers : victimes ou délinquants, parfois même, les deux
simultanément.
Afin d’étudier la question de la qualité du service, Buttle (1996) précise qu’il ne suffit
pas d’évaluer le résultat du service, mais qu’il convient de s’intéresser aussi au processus de
prestation de service. La plupart du temps, dans les métiers en contact avec un public, la
qualité de service comprend le fait de se montrer souriant, bienveillant, sympathique,
empathique, de respecter les contraintes organisationnelles, d’exprimer la bonne émotion au
bon moment et de savoir faire preuve de fermeté (Lewig & Dollard, 2003).
Le comportement du professionnel influence celui du client (Rind & Strohmetz, 1999), de
l’usager. De manière générale, la qualité du service se mesure par la qualité de la relation
avec le client ou usager, qui dépend du travail émotionnel fourni par le professionnel :
15 ISO 8402, 1994, consulté sur : http://www.iso.org/iso/fr/catalogue_detail.htm
139
c’est lorsqu’il fait défaut que le travail émotionnel révèle toute sa nécessité dans
l’accomplissement du service (Desprat, 2015). Afin d’être efficients dans leur rôle, les
professionnels des métiers de contact doivent se montrer sensibles à l’expression émotionnelle
face aux publics rencontrés (Dechurch & al, 2011).
Les compétences émotionnelles, essentielles pour le professionnel lors de l’exercice
d’une activité de service impliquant différentes relations avec un public, jouent un rôle non
négligeable sur la performance au travail. À propos de la mesure de l’influence de la
régulation des émotions sur la performance et l’efficacité des professionnels, les compétences
émotionnelles constitueraient le concept le plus adéquat concernant la relation personnalisée
avec un public, alors que le travail émotionnel s’adapterait davantage aux services dits « de
masse » (Othman & al, 2008).
Les métiers d’infirmiers et de policiers, métiers de service, sujets à incidents
émotionnels et nécessitant un travail émotionnel important de la part des professionnels,
incluent d’importants risques, physiques et / ou psychologiques, pouvant impacter la santé du
professionnel, ainsi que l’efficacité de son travail, l’accomplissement du « travail bien fait ».
3.2. Policiers et infirmiers de la fonction publique
Dans le cadre de leurs fonctions, policiers et infirmiers connaissent des incidents
émotionnels, provenant des exigences émotionnelles de travail, du contact avec le public, des
conditions de travail, de l’organisation du travail et du contexte professionnel. Nous
considérons ces activités comme des métiers de service public, « à risques ».
3.2.1. Des métiers de service public, « à risques »
Depuis les années 2000, les institutions de service public ont dû faire face à des
changements organisationnels, liés à des contraintes conjoncturelles et budgétaires
importantes (Jeannot & Rouban, 2009), en réponse à une intensification du travail et à une
augmentation du travail en contact avec un public (Gadrey, 2003). Il en résulte des
pathologies liées aux changements organisationnels16, et un effritement des collectifs de
travail, pourtant facteurs de santé au travail (Davezies, 2005). Le NPM duplique les méthodes
et outils de gestion ayant fait leurs preuves dans les organisations privées, au sein des
organisations publiques ou de délégation de service public, revendiquant la fin de la
16 UCANSS (2012), Union des Caisses Nationales de Sécurité Sociale, Baromètre social-institutionnel. Synthèse
des résultats nationaux.
140
dichotomie entre secteurs public et privé, dans l’objectif d’améliorer l’efficacité de
l’administration (Hood, 1991). Or, ces outils de gestion, de mesure et d’évaluation des
performances produisent des résultats disparates, l’outil adopté n’étant pas nécessairement
approprié à la situation de travail (David, 1998 : 10). Le management, dans la fonction
publique, risque alors de se retrouver prisonnier des modèles de gestion privée, sans pouvoir
répondre à la complexité des problématiques actuelles, s’il ne sort pas des paradigmes
positivistes et fonctionnalistes (de Gaulejac, 2011). Ce mouvement réformateur propose
quatre méthodes de gestion des services publics : la décentralisation des structures
gouvernementales, la privatisation, la compétition, et un processus de régulation par le
consommateur (Hood, 1991). Le NPM peut être à l’origine du développement de facteurs
favorisant l’émergence du risque professionnel, à l’interface du psychologique, du social et de
l’organisationnel (Lancry & al, 2008) : les RPS. Dans le secteur public, où il n’y a pas de
licenciement, se généralisent des stratégies de provocation. Le manager se retrouve pris en
tenaille entre des normes organisationnelles et la régulation de l’ambiance de travail et des
collectifs (Bourion, 2006), ce qui contribue à l’avènement d’un management à deux vitesses.
Certains métiers de services publics comportent des risques, physiques et
psychologiques : les policiers et les infirmiers. Le BIT classe ces deux professions comme
des métiers particulièrement à risques17. Ces professionnels supportent des charges
émotionnelles importantes dans le cadre de leurs missions. Ils s’exposent à différents risques :
risques physiques, par le contact avec le public rencontré et la mission effectuée d’une part, et
risques psychologiques, induits par le travail émotionnel fourni et les charges émotionnelles
inhérentes au métier, au rapport à la mort, à la violence, à la souffrance, d’autre part. Ces deux
métiers impliquent un travail émotionnel important (Hochschild, 2003b ; Loriol, 2003) : les
infirmiers et les policiers se retrouvent parmi les métiers qui requièrent le plus de travail
émotionnel (Glomb & Tews, 2004 : 713). Les professionnels, confrontés régulièrement aux
aspects les plus sombres de la vie et de la mort, supportent une charge émotionnelle
considérable. Par exemple, dans les organisations de prestations de soins, il arrive que les
professionnels éprouvent un traumatisme direct ou indirect (Kahn, 2003), ou un « chagrin
cumulatif ». Le professionnel court alors le risque de devenir obsédé par la mort et la
souffrance, de commencer à douter de ses capacités ou de son identité professionnelle (Stayt,
2009), ou de se retrouver submergé par un sentiment de futilité.
17 BIT, « Le travail dans le monde », Genève, mars 1993.
141
Dans ces métiers, les professionnels déploient des stratégies de défense et des
stratégies de régulation des émotions : « en psychodynamique du travail, on a montré que
les travailleurs font comme s’ils maîtrisaient matériellement le risque en le conjurant
mentalement par des conduites collectives de provocation et de dérision du danger » (Canino,
2005 : 45). Ces stratégies se répercutent éventuellement sur la qualité de vie personnelle du
professionnel : « l’adhésion à une stratégie de défense caractéristique de l’occultation du
risque et le culte de la virilité produit un impact sur la vie privée » (Canino, 2005 : 46). Les
professionnels de ces métiers à risques présentent, la plupart du temps, une importante
motivation de service public (Avier, 2013), dépendant du processus individuel historique,
susceptible de servir de rempart contre ces risques : l’émotion sert alors d’ancre, de référent,
pour un métier. Dans les métiers de la fonction publique, on constate un attachement aux
valeurs du métier, qui conditionne le contrat psychologique (Avier, 2013).
3.2.2. Policier, métier à risques, et à « incidents émotionnels »
Le métier de policier a subi des changements organisationnels récents : le travail se
rationalise, la charge administrative augmente, les gestionnaires encadrent davantage les
objectifs de production : « [le métier de policier] est marqué par des changements
organisationnels, une mutation de la population (plus de précarité, plus de violence), une
rationalisation du travail et de nouveaux modes de production comme dans d’autres secteurs
de services (Ginsbourger, 2008), notamment avec une augmentation de la charge
administrative, une prescription serrée, un contrôle des salariés par les gestionnaires et
l’apparition d’objectifs de production » (Caroly, 2011 : 368). La loi de modernisation de la
police18 fait apparaître de nouvelles exigences : la culture du chiffre perturbe la culture
du service public : « ils sont sans arrêt interrogés dans leurs actes et sur la conception du
travail bien fait ; les moyens de prendre soin de son travail étant bousculés » (Caroly, 2011 :
368). Une politique « du chiffre » fragilise, depuis 2002, les brigades en suscitant de
l’individualisme (Loriol 2016). Dans ce secteur, le NPM peine à s’appliquer, depuis les
années 1980, en raison de l’urgence, de l’imprévisibilité des activités et du pouvoir
discrétionnaire des agents (Dupont, 2003). Le management par objectifs contraint le policier à
rendre compte, de manière chiffrée, de l’évolution de sa performance et l’amène à
reconfigurer son pouvoir discrétionnaire (Thévenin, 2016). Il brise l’immunité de la sphère
d’appréciation discrétionnaire et « pénètre là où le droit n’osait rentrer » (Thévenin, 2016 :
18 Loi n°85-835 du 7 août 1985, parue à http://legifrance.gouv.fr
142
180). Cette nouvelle gestion de l’activité accorde une importance cardinale à l’exigence de
mesure : « ce qui compte, c’est ce que l’on compte » (Eterno & Silverman, 2012), et pousse
l’agent à mesurer sa propre performance. Ayant pour objectif initial d’« améliorer la
productivité » (Thévenin, 2016 : 178), ce management change le sens et le régime d’action,
et modifie l’environnement de travail de l’agent, qui doit désormais apporter la preuve de
l’atteinte des objectifs, à son manager, désormais dans la « position de confesseur »
(Thévenin, 2016 : 178). La ligne managériale « ménage alors une sorte de scène fictive, dans
laquelle l’agent fait état de ses résultats comme s’il s’agissait des conclusions d’un exercice
introspectif » (Thévenin, 2016 : 178).
Peu de recherches en gestion, ou en d’autres disciplines traitant des situations de
travail, abordent le métier de policier (Tardif, 1974 ; Tremblay, 1997 ; Oligny, 2009).
S’agissant des émotions au travail de ceux-ci, la littérature fait surtout référence au stress
au travail et à l’émotion de peur. Une solide réputation de profession stressante s’attache au
métier de policier (Kroes, 1985 ; Lhuilier, 1987 ; Stinchcomb, 2004). Les raisons de ce stress
sont multifactorielles (Huez, 2008) : les moments d’ennuis, d’urgence, les conflits avec la
population, les dangers physiques, le contact avec les blessés, les horaires atypiques (Loriol &
al, 2006). Des causes organisationnelles s’y ajoutent, comme la répartition du travail (Caroly,
2011) et le fonctionnement organisationnel, par exemple la rédaction et les charges
administratives (Kroes, 1985). Oligny (2009) recense les sources principales et récurrentes du
stress dans le métier de policier : la perception du public, la proximité avec un milieu
marginal - conduisant possiblement au cynisme et à la dépersonnalisation -, les incidents
traumatisants, les dangers liés aux incidents critiques, les horaires variables, la routine, les
relations avec la justice, les mesures d’efficacité liées au système de promotion ou la
mutation, la pression du milieu, et l’incidence du métier sur la famille, le stress pouvant
s’immiscer dans la vie personnelle du policier (Oligny, 2009).
Le policier vit des situations de travail variées et génératrices de déstabilisation
émotionnelle, de souffrances, de douleurs (Oligny, 2009). Son métier le conduit à devoir gérer
des situations difficiles, parfois dramatiques (Loriol & al, 2006) ; il est mis à l’épreuve
d’impacts graves sur les personnes (Territo & Vetter, 1981 ; Kroes, 1985 ; Oligny, 1991). Il
doit contenir son stress ainsi que celui des victimes. Il est témoin à la fois du trouble de la
victime et de l’arrogance de l’agresseur. Sur le terrain, le policier, en contact direct avec la
victime en état de choc, représente l’unique régulateur social de proximité (Oligny,
2009).
143
Ces situations de travail engendrent des émotions extrêmes, répétitives, empêchant
parfois le policier d’effectuer le deuil de la situation vécue. Réguler des incidents critiques
peut le conduire à un SPT, impactant alors sa santé mentale. Un danger sur la santé du policier
réside dans le fait que ces situations difficiles et incidents critiques se répètent et s’accumulent
dans le temps d’exercice de la fonction : le policier peut vivre le « complexe des Danaïdes »,
lorsqu’il se retrouve confronté à plusieurs reprises aux mêmes scènes - même si les
protagonistes diffèrent -, ce qui aura des conséquences sur sa santé mentale (Oligny, 2009).
Les tensions au travail, dans le métier de policier, surviennent non seulement à cause
du contact, parfois difficile, avec le public, ou du rapport à la mort et à la souffrance, mais
aussi du fait des conflits de buts, des injonctions paradoxales, des conflits éthiques. Les
tensions au travail vécues par les policiers retentissent sur leur santé, par un mal-être au
travail, de l’anxiété, voire des dépressions (Caroly, 2011). Elles représentent donc un coût
psychique. Ces tensions reflètent le « paradoxe du policier » : « la souffrance morale est
directement proportionnelle à cet écart entre la représentation que l’on a de la vie (normes) et
ce que l’on est obligé de vivre (incidents) » (Oligny, 2009 : 213). Les policiers se retrouvent
alors dans des situations critiques ayant pour origine un déséquilibre entre leur conception
du travail bien fait et les attentes hiérarchiques, ainsi que les besoins du public,
provoquant alors un conflit de buts : « l’agent est en déséquilibre entre sa conception
personnelle d’un travail bien fait, les attentes de la hiérarchie, les besoins des usagers et les
exigences du travail collectif » (Caroly, 2011 : 369). Par exemple, « faire du chiffre » et
promouvoir une qualité de service peut être vécu et perçu par le policier comme relevant de
buts contraires. Des conflits naissent également du décalage possible entre les buts et les
moyens de travail (Caroly, 2011). Le fait qu’une grande majorité des policiers estime que le
système administratif et judiciaire fait exagérément preuve d’indulgence envers les
délinquants et les criminels (Davidson & Veno, 1980) relève aussi d’un conflit de buts. Enfin,
le contact avec le public s’avère difficile et délicat, en raison de la méfiance réciproque entre
la police et le public, engendrant une complexité relationnelle : d’une part, le public attend de
la police de la protection mais rejette le contrôle et la sanction ; d’autre part, les policiers
escomptent du public soutien et respect (Loriol & al, 2006).
Face à ces tensions, un sentiment d’impuissance et d’incontrôlabilité apparaît
éventuellement, exacerbé par la motivation au travail et le sens moral du policier (Loriol &
Caroly, 2008), et influe sur la qualité du service. Les policiers éprouvent parfois une forme de
renoncement aux normes, souvent vécu comme un échec, une inutilité partielle. Pour éviter
144
cette situation, le policier doit adapter son idéal et ses propres normes au contexte social,
et réaménager son environnement interne (Oligny, 2009).
Face aux exigences émotionnelles du travail et aux émotions déplaisantes, les policiers
élaborent des stratégies de défense et de régulation des émotions (Monier, 2014). Le déni
de peur constitue une stratégie collective de défense (Lhuilier, 2006 ; Pruvost, 2007) : les
policiers n’expriment pas le terme de « peur » au travail, et se montrent réticents à verbaliser
cette émotion (Lhuilier, 1987 ; Monjardet, 1996). « La nécessité d’être jugé apte entraîne une
stigmatisation de la peur, en tant qu’émotion, à l’opposé des valeurs professionnelles. Celui
qui reconnaît son stress est celui qui n’a pas su surmonter les épreuves du métier » (Loriol &
al, 2006 : 112). Les policiers estiment certaines expressions de la peur comme incompatibles
avec l’exercice de leur métier sur la voie publique. Cependant, toutes les expressions de la
peur ne sont pas condamnées : « l’expression de la peur est donc encadrée, normée, par tout
un ensemble de règles implicites mais rapidement intériorisées, liées aux valeurs et aux
objectifs que se donne le groupe (équipage, brigade…) dans son activité » (Loriol, 2016 :
148). Le policier de terrain, quant il est considéré comme fragile par son management, fait
l’objet, la plupart du temps, d’une rotation de poste, après avoir été désarmé, passant alors du
terrain au bureau (Caroly, 2011 : 366).
La littérature indique que la gestion du stress et de la peur des policiers relève de la
responsabilité du groupe, d’une « affaire d’équipe » (Loriol, 2016). Molinier et Flottes
(2012) précisent que les milieux professionnels, dans lesquels on observe une grande majorité
d’hommes, opèrent des stratégies collectives de défense (Dejours, 2001) se situant autour du
déni de vulnérabilité et de la souffrance masculine. Les individus témoignant de leur fragilité
(Lhuilier, 1987) sont déconsidérés par leurs pairs. L’intégration des femmes dans les équipes
se montre alors difficile (Molinier & Flottes, 2012). D’autres auteurs avancent que, dans les
métiers de policiers de voie publique, l’injonction de maîtrise des émotions ne relève pas d’un
contrôle lié au sexe masculin, mais provient surtout du répertoire d’expression des
émotions, « répertoire collectif » impliquant une régulation spécifique (Loriol, 2012).
Face aux contraintes du métier, provenant de la hiérarchie ou du terrain, les policiers
travaillent en équipe (Caroly, 2011). Le sentiment de ne pas être appréciés par les usagers
vient renforcer le collectif et la solidarité (Loriol & Caroly, 2008). De manière générale, les
policiers gèrent le stress et les problèmes dans l’entre-soi (Westley, 1972). Son expression
vers l’extérieur (hiérarchie ou psychologue) serait perçue comme une fragilité individuelle qui
couperait son auteur du collectif de travail et en mettrait en danger l’homogénéité affichée
(Loriol & al, 2006). Cet entre-soi et cette solidarité s’offrent à la fois comme tampon face aux
145
situations génératrices d’émotions déplaisantes, parfois extrêmes, et comme dispositif vecteur
de qualité de service : des relations conflictuelles avec le public, un turn-over important et
davantage d’incidents surviennent en cas de rapports internes tendus et de faible
reconnaissance au sein du collectif (Loriol & al, 2006). La division du travail et la solidarité
amènent les policiers à faire face aux incidents critiques et au public difficile, tout en
conservant un certain calme.
Malgré la tendance des policiers à compter davantage sur le soutien informel des
collègues, et leur réticence envers le soutien psychologique au travail par souci de ne pas
montrer une faiblesse ou par crainte de « passer pour un fou » (Loriol & al, 2006), le
Ministère de l’Intérieur, dans les années 1990, a recruté des psychologues afin de prévenir le
stress au travail des policiers. L’article 51 du décret n°95-654 du 8 mai 1995 de la Police
Nationale stipule qu’un policier peut demander une aide psychologique. Les psychologues
effectuent un travail de coaching ou d’intervention post-traumatique. Toutefois, les techniques
des psychologues de la police, perçues comme « classiques », se centrent sur l’individu et les
représentations (Loriol & al, 2006). Les dispositifs de soutien psychologique sont jugés peu
adaptés aux contraintes du métier. Les collectifs identifient mal l’utilité du psychologue et le
perçoivent comme coupé des réalités du travail policier et du terrain. Les policiers ne
s’orientent vers des aides formelles qu’une fois que le réseau social ne suffit plus (Dulac,
2001) ou se montre défaillant. Ils perçoivent le soutien psychologique comme un recours
après un événement violent ou extrême, et non en prévention ou en ressource. Loriol et al
(2006) précisent que les syndicats et les policiers les plus jeunes se montrent de plus en plus
ouverts sur le sujet de la prise en charge psychologique, et peuvent servir d’acteurs-clefs
relativement aux interventions psychologiques.
Certains policiers, face aux charges émotionnelles permanentes, se désengagent
partiellement au travail, atténuent leurs réactions et affichent ainsi un détachement, une forme
d’indifférence (Oligny, 2009). Lorsque les stratégies de régulation des émotions et les
mécanismes de défense ne suffisent pas ou dysfonctionnent, les risques d’épuisement
professionnel augmentent. Cet état se constate surtout chez les policiers au départ les plus
engagés, motivés et présents au travail. Oligny (2009) présente le « profil-type » d’un policier
exposé à l’épuisement professionnel : un individu ayant un système de normes fermes, le sens
du devoir développé, une vocation forte, et le souhait d’une certaine indépendance. Ainsi, les
policiers les plus engagés s’exposent davantage à l’épuisement professionnel que les autres
(Oligny, 2009). Cette pathologie se manifeste par un épuisement moral, une lassitude, qui
survient, la plupart du temps, entre sept et douze ans de pratique (Oligny, 1991). Elle
146
concerne, en particulier, les policiers en contact direct avec un public, ayant une forte
vocation de métier, mais peu de retours de la part des collègues, de leur hiérarchie et du
public. Les policiers de patrouille et les enquêteurs apparaîssent comme plus sujets à
l’épuisement professionnel, en raison de leur caractère idéaliste (Oligny, 2009). L’épuisement
professionnel du policier peut se manifester par du présentéisme, ou présence abusive du
professionnel sur le lieu de travail, le conduisant à un état pathologique de surmenage
(Oligny, 2009). Selon la littérature, les policiers, au travail, vivent une série d’étapes dans le
temps (Violanti, 1983) : de zéro à cinq ans d’expérience, ils se situent dans une « phase
d’alarme avec nouveauté et choc de la réalité » ; de six à treize ans, ils connaissent une
période de désillusions, de déceptions et de considération des pressions ; de quatorze à vingt
ans, ils vivent une phase de personnalisation au travail, avec un regard critique sur la carrière,
ainsi qu’une baisse des inquiétudes ; enfin, après vingt ans d’exercice, ils ont tendance à
entreprendre une introspection avec une réflexion sur la carrière. Cette dernière période
correspond à l’étape la moins stressante pour le policier.
Le travail de policier implique un fort travail émotionnel (Martin, 1999), les
policiers devant contrôler leurs propres émotions mais aussi celles des personnes rencontrées
dans le cadre de leurs interventions. La gestion émotionnelle au travail fait partie intégrante
du travail du policier : par exemple, dans le cas des auditions de mineurs, le policier maintient
une posture professionnelle délicate, qui nécessite une importante régulation de ses émotions,
ainsi qu’une bonne maîtrise de soi, afin de détecter les émotions chez autrui (Vilamot & al,
2010). Dans les métiers dits « masculins », le travail émotionnel n’est pas considéré comme
une véritable compétence (Hochschild, 2003b). Les règles sociales émotionnelles
proviennent, d’une part, des prescriptions organisationnelles et, d’autre part, des attentes et
besoins des usagers : ces derniers « ne prescrivent pas le travail des policiers, mais leurs
comportements et leurs attentes orientent la façon de définir la prescription de tel ou tel type
de situation » (Caroly, 2011 : 369). Dans la police, la notion fondamentale de règles facilite la
prescription des conduites, bien que les policiers réélaborent les règles d’action afin de les
adapter aux contextes d’intervention, la régulation étant contextuelle à l’action (Caroly,
2011). Les policiers s’engagent délibérément dans un travail émotionnel, inférant des
conséquences parfois nocives pour leur santé - le travail émotionnel fatigue -, ou
bénéfiques - il favorise l’engagement (Gelderen & al, 2014) et l’implication personnelle
(Dubois, 1999) -. En effet, les policiers exerçant leur activité en « jouant » les émotions
appropriées éprouvent une fatigue psychique, certes, mais parviennent aussi à se signaler
comme davantage engagés au travail.
147
Dans le cadre de leurs fonctions, les policiers doivent afficher et dégager de la
neutralité, masquer leurs émotions (Fischbach, 2003) et se montrer objectifs (Fischbach &
Zapf, 2002). Le travail émotionnel repose sur l’évocation ou la suppression émotionnelles. Le
policier doit maîtriser la situation, la plupart du temps par le surenchérissement verbal ou par
le rappel au calme (Mainsant, 2010). Une nécessaire production de l’indifférence, de la
neutralité, doit être mise en scène (Herzfeld, 1992). L’indispensable travail émotionnel du
policier révèle le paradoxe entre le modèle bureaucratique wébérien et la subjectivité des
fonctionnaires : le rôle institutionnel prescrit aux policiers des formes singulières de travail
émotionnel, à travers lesquelles le droit se constitue (Mainsant, 2010). Par l’exhibition
d’émotions contrôlées, codifiées par la mise en scène, le policier affirme sa maîtrise de l’ordre
interactionnel, souvent par un travail en surface (Mainsant, 2010). Certaines attributions
d’émotions font autorité : les policiers ont la capacité institutionnelle de dire ce qu’il en est
des émotions d’autrui (Paperman, 2013). Les savoir-faire théâtraux, compétences du policier
dans son rôle institutionnel, comme savoir auditionner, mimer la colère ou exposer une
neutralité, s’incorporent avec l’expérience et une forme de mentorat informel, par lesquels le
policier « prend son rôle » (Mainsant, 2010). Souvent, les managers forment les nouveaux
arrivants aux manières de faire émotionnelles.
3.2.3. Infirmier, métier à risques, et à « incidents émotionnels »
La fonction publique hospitalière emploie plus d’un million d’actifs en France, et
représente un champ majeur du management public (Chappoz & Pupion, 2014). Ces vingt
dernières années, les soignants exercent leur activité dans un contexte organisationnel
hospitalier perturbé. L’exercice de l’activité soignante évolue du fait des changements
techniques, économiques, organisationnels et sanitaires. L’empilement des réformes
hospitalières induit des conséquences sur les conditions de travail du personnel soignant,
ainsi que sur la qualité des soins (Gheorghiu & Moatty, 2013). Plusieurs vagues de réformes
se superposent :
- la loi Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information (PMSI) du 31 juillet
1991, obligeant les établissements à évaluer l’activité de soins,
- la diminution du temps de travail par le décret n°2000-815 du 25 août 2000,
- la Tarification à l’Activité (T2A), en 2004, par laquelle le budget de l’hôpital dépend
désormais de la nature et du volume de son activité médicale, et non d’un financement
a priori,
- le plan Hôpital 2007 puis 2012, séries de mesures visant à moderniser l’offre de soins,
148
- la loi Hôpital Patients Santé Territoire (HPST) de 2009, réformant la gouvernance
hospitalière et l’évaluation des activités de soin : avec la prééminence du chef
d’établissement, les directeurs montent en puissance face au corps médical. En raison
de cette nouvelle gouvernance, les Centres Hospitaliers Universitaires (CHU)
connaissent de nombreuses difficultés (Gheorghiu & Moatty, 2013).
La logique gestionnaire a pénétré le secteur de la santé : dans les établissements de
santé, il est question d’efficacité et d’efficience, de finalité comptable et statistique (Amar &
Berthier, 2007). Les hôpitaux passent alors d’une bureaucratie professionnelle à une
entreprise stratégique ; cette logique gestionnaire (Gheorghiu & Moatty, 2013) transforme les
hôpitaux en entreprises, dans lesquelles les soignants doivent devenir « efficaces », non au
sens humain et relationnel avec le patient, mais dans une optique de réduction des coûts de
l’activité hospitalière. Le travail à l’hôpital s’organise, désormais, selon des méthodes
importées du milieu de l’entreprise concurrentielle, comprenant la mise en concurrence des
établissements pour l’attribution de moyens, des appels à la sous-traitance, et la polyvalence
(Machado & al, 2016). Avec les réformes hospitalières, les établissements hospitaliers,
comme les entreprises, sont évalués sur la base de leur performance économique. La santé
devient un secteur de paradoxes : qualité versus performance, valeurs professionnelles versus
valeurs organisationnelles, prise en charge personnelle versus respect du cadre règlementaire.
Les infirmiers, dont bon nombre témoignent d’une inclination à prendre soin d’autrui, se
retrouvent déchirés entre leurs valeurs professionnelles et les charges de travail (Formarier,
2007). Les changements organisationnels hospitaliers, exhortant à plus de rapidité dans
l’activité, limitent le temps passé, par le professionnel, avec le patient : or, les soignants
souhaitent passer davantage de temps avec les patients, car ils considèrent cela comme le
cœur de leur activité (Soares, 2002 ; Estryn-Behar, 2007). En raison de la domination d’une
logique gestionnaire, le travail réel devient méconnu, car non pensé par les restructurations.
Ces évolutions organisationnelles conduisent à une intensification du travail des
soignants : « l’intensification du travail est due à la fois à la réduction des durées
d’hospitalisation, aux critères de mesure et de traçabilité des activités, qui ne retiennent que
les actes techniques au détriment des activités de care, et aux tâches induites par les normes
de qualité et les dispositifs d’évaluation et de contrôle de celles-ci » (Detchessahar, 2011 :
48). Ainsi, ces nombreuses politiques et réformes de modernisation du secteur sanitaire
(Raveyre & Ughetto, 2006) épuisent les ressources organisationnelles et subjectives, et
atteignent la santé des soignants, par des phénomènes d’augmentation du stress au travail
149
(Estryn-Behar, 2007) et de l’épuisement professionnel (Canoui & Mauranges, 2001 ; Loriol,
2003).
La souffrance des soignants provient aussi de déficiences issues du rôle actuel de
l’encadrement, en particulier du management de proximité. Désormais, les préoccupations de
cet encadrement de proximité éloignent les managers et cadres de santé de l’activité
quotidienne de soins : le management se retrouve « empêché » et « doit déserter la scène du
travail » (Detchessahar, 2011 : 98) afin d’alimenter les « machines de gestion » (Girin, 1983).
De plus, les réformes hospitalières viennent déstabiliser les collectifs de travail (Gheorghiu, &
Moatty, 2013). Face à ces multiples difficultés, mettant en jeu la santé des soignants, des
Contrats Locaux d’Amélioration des Conditions de Travail dans les hôpitaux publics
(CLACT)19 ont été rédigés, afin d’examiner et améliorer les conditions de travail du personnel
soignant.
Le métier d’infirmier peut être considéré comme métier « à risques », physiques
et psychologiques, de par la nature de l’activité, car ce métier comporte une charge mentale
et émotionnelle importante (Loriol, 2003) : les personnels soignants, en effet, subissent des
phénomènes d’agressions, ayant des impacts émotionnels notables (Tragno & al, 2007). Chez
les personnels soignants, le rationnel et l’émotionnel se conjuguent (van Hoorebeke, 2005).
Les infirmiers vivent des émotions intenses dans le cadre de leur activité (Truc & al, 2009), et
il leur faut établir des rapports éthiques et significatifs avec les patients en détresse. La
relation de soins demande une certaine empathie de la part du professionnel (Formarier,
2007), ou capacité cognitive et affective du soignant à comprendre la perspective subjective
de l’interlocuteur, tout en gardant une distance émotionnelle, afin d’établir une relation de
confiance entre soignant et soigné. Les formations des soignants mentionnent qu’un
engagement émotionnel trop important, face au patient, provoque des états de stress
psychique et émotionnel (Sorensen & Iedema, 2009). Les soignants perçoivent cependant
l’engagement émotionnel, envers le patient, comme inévitable et même souhaitable (Margolis
& Molinski, 2008).
Maîtriser ses émotions et les réactions des patients constituent des facteurs de stress
pour les infirmiers et les aides-soignants (Loriol, 2003). Les compétences émotionnelles du
soignant lui permettent de gérer ses émotions au travail (Monier, 2015). Cette gestion
19Ministère de la Santé et des Solidarités (2007), Circulaire DHOS/P1/DGAS/5C/3007, n°2007-123 relative à la
mise en œuvre des CLACT dans les établissements publics de santé et les établissements participant au service public hospitalier et dans les établissements sociaux et médico-sociaux relevant de la fonction publique hospitalière, Bulletin Officiel, 6.
150
augmente les émotions plaisantes du patient et du soignant, ainsi que du collectif de travail,
accroissant alors la satisfaction du premier, donc la performance et l’efficacité au travail
(Dubé & Paquet, 2003). Car si le patient perçoit la qualité du soin, il montrera une certaine
satisfaction et appliquera davantage les conseils et traitements préconisés par le personnel
soignant (Hulka & al, 1976) ; ce qui limitera alors les éventualités de poursuites de
l’établissement hospitalier pour mauvaises pratiques. Le soignant doit disposer d’un
« bagage » de connaissances sur le sujet de la régulation des émotions au travail, afin de
préserver sa propre santé et de garantir une certaine qualité de soin (Dubé & Paquet, 2003).
Les infirmiers formés en soins palliatifs semblent mieux réguler et maîtriser leurs émotions,
car ils ont bénéficié d’une formation traitant du rapport à la mort et au stress lié à la mort
(Loriol, 2003).
En matière de risques au travail, les Urgences, service emblématique de l’accueil de
patients à toute heure, se présentent comme un service à part : « tout y est éphémère, même
l’agonie et la mort […]. La mort n’a pas le temps d’apparaître angoissante comme elle peut
l’être dans un service de réanimation » (Moisson, 2009 : 234). Les urgentistes évoluent dans
un contexte où le contact avec la patientèle peut engendrer des émotions déplaisantes (Niven
& Sprigg, 2013), de plus ou moins grande intensité : « le sentiment d’angoisse lié à la nuit et
des situations de violence caractérise ce contexte professionnel » (Moisson, 2009 : 234). Les
pressions des familles des patients engendrent un stress au travail (Moisson, 2009). Dans ce
contexte, les compétences professionnelles doivent être maîtrisées : « les erreurs peuvent
avoir des répercussions beaucoup plus graves que dans la plupart des autres professions »
(Moisson, 2009 : 235). L’activité d’urgentiste, un des métiers les plus exposés au stress
professionnel, constitue un terrain propice à l’épuisement professionnel, les soignants
étant sous la double contrainte d’une « société qui leur délègue volontiers ses situations de
crises, et un hôpital qui s’oriente de plus en plus vers la production de soins financièrement et
intellectuellement valorisables » (Galichon, 2014 : 26).
Le métier de soignant expose la santé du professionnel. Les effectifs soignants étant
limités (Machado & al, 2016) et l’exposition aux RPS importante (Truchot, 2004), le secteur
de la santé s’avère particulièrement touché par l’absentéisme (DARES, 2013) et les arrêts
pour maladie (Randon & al, 2011). La moitié des soignants en arrêts maladie de longue durée
le sont pour des troubles psychopathologiques ou psycho-somatiques (Estryn-Behar, 2007).
La dépression touche particulièrement ces professionnels : ce métier offre un taux supérieur
de personnes dépressives en comparaison avec la moyenne de la population générale : 11,8%
contre 6,8% (Mariage & Schmitt-Fourrier, 2006). En cas de problème psychologique, les
151
infirmiers ne bénéficient pas de la position juridique d’« inaptitude temporaire », pour motif
psychologique, qui existe chez les policiers par exemple ; ils n’ont que la faculté de demander
un congé de longue durée, ou alors de choisir de démissionner du service (Loriol, 2003).
Dans les années 1990, des recherches étudient la question du travail émotionnel des
infirmiers (Smith, 1992). Ce dernier relève, principalement, d’une théorie intermédiaire du
travail émotionnel, consistant à adopter un « personnage de travail » dans le but d’exprimer
ses émotions profondes ou superficielles de manière autonome, durant les rapports avec le
patient. Or, l’infirmier souhaite adopter un « caring authentique », qui intègre complètement
son rôle professionnel (Dagot & Périé, 2014). L’infirmier souhaite établir un rapport
authentique avec le patient (Bolton, 2008). Dans cette intention, les infirmiers se donnent des
« personnages de travail », dans l’objectif d’embrasser une attitude professionnelle protégeant
des situations éprouvantes, tout en assurant présence et engagement émotionnel (Bolton,
2008). Ce processus d’adoption d’un personnage de travail permet au professionnel de
réguler et d’exprimer ses émotions : cette stratégie s’apparente au jeu en profondeur (Truc
& al, 2009). Ce travail émotionnel autorise la conscience de soi et l’identification du rôle de
l’infirmier. L’expérience, l’ancienneté, favorisent ce travail émotionnel : les infirmiers
chevronnés maîtrisent davantage cette exigence émotionnelle (Staden, 1998). Pourtant, les
infirmiers ne valorisent pas ce travail émotionnel, indispensable cependant dans leur
profession (Mc Creight, 2005), et le passent sous silence la plupart du temps (Mercadier,
2008). Ce travail, non reconnu dans la profession, n’est pas récompensé, car perçu et assimilé
comme un travail naturel féminin (Meier & al, 2006). Il peut tout de même mener à des
épuisements professionnels, conduisant à une dépersonnalisation du patient (Grandey & al,
2005).
Face à des exigences émotionnelles élevées - un travail émotionnel important et des
conditions de travail astreignantes -, les soignants élaborent et déploient des stratégies et
mécanismes de régulation des émotions. De manière générale, la répression émotionnelle
l’emporte par rapport à l’expression des émotions, parfois associée à de la faiblesse
(Canoui & Mauranges, 2001). Dans les métiers de soins, les techniques de dédramatisation
utilisent l’autodérision et les techniques narratives (Molinier & Flottes, 2012). La stratégie
défensive principale, et le mécanisme de défense dominant, relèvent de la distanciation de la
relation au patient (Sutton, 1991 ; Lewis, 2005), obtenue grâce à certaines tactiques. Ce
détachement s’apparente à une déshumanisation de la relation (Grebot, 2010), qui vise à
afficher une maîtrise des événements graves, pour se protéger des émotions déplaisantes
152
générées par les incidents critiques. Les établissements hospitaliers intègrent ces mécanismes
de défense au sein de leur structure, de leur culture et de leurs routines.
Il semblerait que les infirmiers investissent peu les stratégies de coping centré sur la
tâche ou sur le problème (Mariage & Schmitt-Fourrier, 2006). En effet, les événements vécus
au travail relevant souvent de l’imprévisible, les infirmiers adoptent surtout des stratégies
centrées sur l’émotion, pouvant s’avérer protectrices (Borteyrou & al, 2009). Pourtant, les
professionnels mobilisant des stratégies centrées sur le problème, semblent disposer d’une
plus grande confiance en eux, font preuve de davantage de performance au travail, et affichent
moins d’attitudes négatives envers le corps professionnel (Mariage & Schmitt-Fourrier,
2006). Les urgentistes font état d’une attitude défensive plus mature que les soignants des
autres services. En particulier, les urgentistes mobiles souffrent moins d’épuisement
émotionnel, utilisent moins la stratégie de coping centré sur les émotions et le soutien social.
L’activité soignante d’urgence impliquant des situations de stress extrême, les urgentistes
mobiles semblent mieux « faire face » (Grebot, 2010).
Au niveau collectif, le groupe de travail apparaît comme un « outil » de régulation
des émotions bénéfique pour la santé du professionnel, son bien-être au travail et la qualité de
soin rendu au patient. La gestion de la souffrance du patient et l’empathie attendue chez le
soignant résultent d’une construction collective, créée par l’expérience soignante (Molinier &
Flottes, 2012). Les soignants dissimulent leurs émotions déplaisantes aux patients, afin
d’éviter la « transférence » (Hochschild, 2003b). Ils en parlent entre collègues, après la visite
au patient (Rimé, 2005), parfois en dehors du temps de travail, par défaut de temps (van de
Weerdt, 2016), voire par manque d’espaces dédiés de discussion.
En particulier depuis les grèves et mouvements infirmiers de 1988 et 1991, les
établissements de santé ont organisé la présence de psychologues du travail, de psychologues
cliniciens et de groupes de parole, dans le but de réguler les émotions au travail (Loriol &
Caroly, 2008). Les soignants adhèrent, de manière spontanée, à une lecture psychologisante
de leurs problèmes au travail. Ce phénomène correspond à leur activité même et à leur
conception de la santé : les soignants éprouvent le besoin de justifier théoriquement leur rôle
professionnel, consistant à prendre un patient en charge et à produire un travail relationnel
(Loriol, 2003). Dès leurs études, les infirmiers se trouvent sensibilisés à cette approche. Ainsi,
le soutien psychologique reçoit un accueil, la plupart du temps, positif, et dans l’ensemble, les
infirmiers montrent une certaine satisfaction concernant ce soutien psychologique au
travail.
153
La présente section ayant exposé un état de l’art concernant les métiers de service
public, à risques, que sont les policiers et les infirmiers, relativement à la question des
émotions au travail, la section qui suit présente les cas des enseignants et des téléconseillers,
activités dans lesquelles les professionnels rencontrent aussi des incidents émotionnels. Ces
deux autres professions, s’ajoutant aux cas archétypaux des métiers à risques examinés supra,
élargissent le prisme à travers lequel nous étudions notre objet de recherche, assurant une
certaine diversité des « objets » et « outils » émotionnels de travail.
3.3. Enseignants, téléconseillers : des métiers sujets à « incidents
émotionnels »
Cette section présente les cas des enseignants et des téléconseillers, métiers à
« incidents émotionnels ». Pour le premier, la littérature n’a pratiquement pas examiné la
question des émotions au travail, se cantonnant à celles du stress et de l’épuisement. Or,
l’évolution du métier, celle de l’organisation du travail, les méthodes issues du NPM,
aboutissent, dans certains cas, actuellement, à des incidents émotionnels, constituant des
facteurs de RPS, impactant la santé du professionnel. Le cas des Réseaux d’Éducation
Prioritaires (REP) offre des particularités intéressantes du point de vue d’un éventuel examen
des émotions au travail chez les enseignants concernés.
Le métier de téléconseiller, en revanche, a fait l’objet de nombreuses études,
concernant la composante émotionnelle, en particulier le travail émotionnel (Charles-
Pauvers & al, 2007 ; Molinier & Flottes, 2012). La double charge, émotionnelle et cognitive,
issue d’exigences multiples de la part de l’organisation, du management et des clients,
quadrille étroitement l’activité de prescriptions, et conduit les professionnels à élaborer des
stratégies de défense, et de régulation des émotions.
3.3.1. Enseignant, fonction sujette à incidents émotionnels
La fonction enseignante revêt une forte dimension affective à travers les interactions
quotidiennes des professionnels avec les élèves, impliquant une forte responsabilité éducative
envers eux (Cherniss, 1980 ; Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005). Cette dimension
affective, mêlée à des considérations organisationnelles, peut conduire à un stress, un
épuisement professionnel, un mal-être au travail. Les enseignants se situent parmi les
groupes professionnels ayant le plus fort taux de troubles mentaux pour la catégorie
d’âge des 45-65 ans (Messing & Chatigny, 2004).
154
Laugaa et Bruchon-Schweitzer (2005) ont dressé un inventaire des travaux sur la santé
psychique et le bien-être des enseignants. Les auteurs dégagent les maux les plus récurrents
endurés par les enseignants : la pénibilité du travail, la fatigue, l’insatisfaction, le
découragement, et des risques élevés d’épuisement professionnel (Kyriacou, 2001 ;
Kovess & Jaoul, 2004 ; Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005). Particulièrement chez les
jeunes enseignants, ces chercheurs constatent l’importance de la surcharge de travail, la
difficulté de s’occuper de tous les élèves, le manque de temps (Laugaa & Bruchon-
Schweitzer, 2005 : 4). De plus, malgré l’orientation des jeunes enseignants vers une quête
d’autonomie et d’épanouissement, ces derniers cesseraient de sublimer leur profession
lorsqu’ils découvrent les souffrances qu’elle recèle (Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005). Le
bien-être des enseignants semble augmenter avec l’ancienneté et l’expérience dans le métier,
dans la mesure où les attentes que l’enseignant a de son rôle professionnel peuvent diminuer
avec le temps. Maîtriser les rouages du métier et prendre du recul sur les situations complexes
se révèlent donc efficaces (Ntsame & al, 2013). Néanmoins, après dix ans d’ancienneté, les
enseignants peuvent ressentir une baisse de l’estime d’eux-mêmes et affronter une
augmentation des problèmes familiaux (Piperini, 2007). Les femmes, plus nombreuses à
exercer ce métier (Obin, 1993), se montrent plus vulnérables vis-à-vis d’un mal-être au
travail, car elles s’impliquent davantage dans leur vie familiale (Ntsame & al, 2013).
Un certain nombre d’auteurs s’accordent sur le fait que la profession enseignante
demeure largement exposée au stress au travail (Kovess & Jaoul, 2004) et à l’épuisement
professionnel. Les principales sources de stress, qui minent les enseignants, proviennent d’un
manque de motivation chez les élèves, des conflits et des ambiguïtés de rôle, de la charge de
travail, de la qualité des relations avec les collègues et des mauvaises conditions de travail
(Kyriacou, 2001). S’agissant des enseignants du secondaire, spécifiquement, les principaux
facteurs de RPS relèvent de l’environnement de travail, des relations entre collègues, des
relations avec les élèves, de l’attitude envers le travail, des capacités individuelles des
enseignants, de leur personnalité et de leur état de santé (Launis & Koli, 2004). Néanmoins,
les enseignants des collèges témoignent d’un meilleur bien-être au travail que ceux du
primaire et du lycée, exposés à des exigences plus élevées (Laugaa & Bruchon-Schweitzer,
2005). Toutefois, « l’enseignement est un travail exigeant, surtout en milieux défavorisés, et il
faut se tourner vers des perspectives plus positives que le stress et l’épuisement professionnel
pour mieux comprendre comment le personnel enseignant maintient sa motivation et son
engagement dans le temps » (Leroux, 2010 : 18).
155
L’incompatibilité entre les principes traditionnels des institutions et les exigences
réglementaires aboutit parfois à de la frustration chez les enseignants. Cette dernière
s’explique par une contradiction entre le temps réel nécessaire pour effectuer correctement
une activité, et le temps prescrit par la hiérarchie. Une standardisation des pratiques marque
une diminution de l’autonomie et des capacités à s’ajuster à la singularité des situations. En
effet, l’autonomie des enseignants reste ambigüe (Peperini, 2007), enserrée par une
bureaucratie excessive, livrée à un manque de soutien administratif et hiérarchique, et en butte
aux relations difficiles avec les élèves. Cette frustration s’avère d’autant plus sévère que le
NPM implique également une diminution des moyens alloués aux établissements, une
augmentation des effectifs des classes, et un accroissement de la charge de travail. Dans ces
conditions, les enseignants peinent à continuer de produire un « travail bien fait ». Ainsi, de
plus en plus d’enseignants se retrouvent sujets à des syndromes d’épuisement professionnel,
de la même façon que chez les cadres soumis au système managinaire.
L’impact de l’investissement émotionnel des enseignants s’ajoute à cette
frustration au travail (Légeron, 2003), rendant encore plus amer l’avortement ou la
modification d’un projet éducatif proposé par l’enseignant : « ceux qui décident ne se rendent
pas compte du degré que peut atteindre la frustration de quelqu’un qui s’est investi,
émotionnellement, dans un projet et qui le voit avorter » (Légeron, 2003 : 73). En effet, « on
ne peut avoir le dévouement sans l’affect » (Clot, 2010 : 16).
De plus, le soutien social défaillant de la hiérarchie contribue à cette frustration et à
la souffrance des enseignants au travail : plus de 63% des enseignants considèrent que leurs
inspecteurs ne sont pas à l’écoute de leurs demandes, 57%, que leur hiérarchie ne les soutient
pas, et 45%, que les informations, transmises par le supérieur, ne leur apportent que « peu »
ou « très peu » (Fotinos, 2006).
Souhaitant accroître l’égalité des chances, Alain Sarvary, Ministre de l’Éducation dans
les années 1980, décida, en 1981, d’accorder davantage de moyens à certains établissements à
fort taux d’échec scolaire. Ainsi, 363 Zones d’Éducation Prioritaires (ZEP) ont alors été
créées dans diverses régions, pour environ 8,3% des écoliers. En 1990, 557 écoles
appartiennent aux ZEP. La création des Réseaux d’Éducation Prioritaires (REP) élargit encore
ces zones. En 2000, les REP représentent 17,7% des écoliers. En 2006, 1715 écoles entrent
dans le projet des Réseaux Ambition Réussite (RAR). Certaines études mettent en exergue
des situations de mal-être au travail chez les enseignants de REP. Le travail d’enseignant
semble, en effet, plus difficile en REP qu’ailleurs, les élèves présentant des lacunes
importantes, concernant le rapport même au savoir, à l’écrit, ou à l’institution qu’est l’école
156
(Blais & al, 2010), et connaissant, pour certains, une précarité parfois oppressante (Moisan &
Simon, 1997). Les enseignants de REP se plaignent de devoir « tenir leur classe » avant même
de pouvoir « faire la classe » (Bénabou & al, 2004). Il leur faut s’efforcer continuellement de
rétablir « la distinction entre le dedans et le dehors de la vie scolaire » (Clot, 2010 : 56), et
imposer leur autorité, afin de conquérir des conditions de travail qu’ils jugent « normales »
(Barrère, 2003). Il existerait une forte disproportion entre l’énergie dépensée par l’enseignant
afin que son cours se déroule dans de bonnes conditions, et la gratification qu’il en tire. Clot
(2010) précise que conquérir l’attention des élèves devient un véritable geste de métier pour
ces enseignants. Face aux situations sociales difficiles endurées par certains élèves, les
enseignants conçoivent même parfois leurs cours comme dérisoires. Susciter et maintenir
l’attention des élèves, pendant le cours, devient un effort perpétuellement à refaire, à
réinventer, difficile à stabiliser, et engendrant des résultats souvent décevants (Lantheaume,
2008). De manière générale, au-delà des questions de vocation (Oligny, 2009), les REP ne
semblent pas comporter de réel aspect incitatif pour les professionnels (Bénabou & al, 2004).
Alors, particulièrement dans les REP, les enseignants s’organisent en collectifs de
travail, forment un ensemble de professionnels travaillant en collaboration, pour atteindre un
objectif commun. Ce travail collectif constitue un atout fondamental pour le bon
fonctionnement des établissements scolaires (Moison & Simon, 1997). Il nécessite de penser
l’organisation de l’établissement en fonction des collectifs de travail : « ces modes
d’organisation des établissements scolaires interrogent les ‟manières d’être au métier” des
enseignants. Ainsi, Berstein (1975) remarque qu’il n’est guère possible de conduire des
activités collectives si le fonctionnement de l’établissement est strictement cellulaire ; à
l’inverse, fonctionner dans un contexte intégré favoriserait le développement de conceptions
professionnelles ouvertes aux coopérations et aux partenariats » (Grangeat & Munoz, 2006 :
78).
Qu’il s’agisse d’un établissement de REP ou non, le travail émotionnel et la
régulation des émotions de l’enseignant constitue une part centrale de son activité :
« pour une bonne part, le travail enseignant repose sur des émotions, des affects, la capacité
non seulement de penser aux élèves, mais également de percevoir et ressentir leurs émotions,
leurs craintes, leurs joies, leurs propres blocages affectifs, etc » (Tardif & Lessard, 2004 :
342).
157
3.3.2. Téléconseiller, métier sujet à incidents émotionnels
Suite à la privatisation des télécommunications et face à l’intensification de la
concurrence et des exigences des clients, les centres d’appels se sont développés, afin de gérer
la « relation/client » à distance, représentant alors « le cœur névralgique d’un système de
gestion de la relation/client » (Caïazzo, 2004). L’activité de téléconseiller en centre d’appels
comportant de nombreuses problématiques de motivation, d’implication et de turn-over
(Cousin, 2002), un certain nombre de recherches en GRH ont porté sur les conditions de
travail et le bien-être en centre d’appels (Charles-Pauvers & al, 2007 ; Clergeau & Pihel,
2010a). Les résultats de ces recherches mettent en relief l’importance des conditions de travail
et la nature du contrôle sur les salariés, en tant que causes principales de mal-être au travail
(Ben Fekih Aissi & Naudin, 2015). En effet, le métier de téléconseiller en centre d’appels
mêle des exigences multiples, complexes et parfois contradictoires (Charles Pauvers & al,
2007).
Les centres d’appels constituent des lieux de travail considérés comme stressants
(Rod & Ashill, 2013). Des recherches pionnières, menées dans les années 1950, lors de
l’émergence de la psychopathologie du travail, portent sur la névrose des téléphonistes
(Molinier & Flottes, 2012). Elles ont permis d’étudier le coût psychique au travail dans les
activités de centres d’appels (Calderon, 2007). Ces études indiquent comment une activité
parcellisée et étroitement prescrite amène à perturber l’équilibre psychologique d’un individu.
Dans ce métier, la charge de travail et l’épuisement professionnel s’entremêlent (Dagot &
Périé, 2014).
Des situations urgentes et d’importantes contraintes surgissent lors de l’activité. Le
téléconseiller doit alors concilier les valeurs et les exigences organisationnelles, tout en
répondant aux attentes du client (Clergeau & Pihel, 2010a). Les exigences de qualité de
service deviennent prioritaires. L’épuisement professionnel provient des interactions entre
différentes caractéristiques du travail : la pression, les objectifs quantitatifs et le travail de
qualité de la relation avec le client (Schaufeli & Enzman, 1998). La confrontation entre les
tâches réelles et les normes émotionnelles prescrites génère, possiblement, l’épuisement
professionnel. Par exemple, répondre qualitativement à un maximum d’appels produit parfois
une dissonance émotionnelle chez le téléconseiller (Lewig & Dollard, 2003), qui jonglera
avec le couplage téléphonie-informatique (van de Weerdt, 2011) et la relation/client.
L’exposition à la dissonance émotionnelle, par les contacts successifs avec les clients,
contribue au risque d’épuisement (Zapf & al, 2003). De manière générale, le niveau de
dissonance émotionnelle des employés en centres d’appels dépasse celui des employés hors
158
centre d’appels (Zapf & al, 2003). Ce niveau de dissonance, associé à un fort contrôle du
management, prédispose à la survenue de phénomènes de stress intense et d’épuisement
professionnel (Zapf, 2002 ; Zapf & al, 2003 ; Grosjean & van de Weerdt, 2005). En effet,
dans les centres d’appels, le contrôle du travail des chargés de clientèle s’avère constant et
poussé (van de Weerdt, 2011), souvent visible, et la productivité mesurée en continu (Rod &
Ashill, 2013), par exemple à l’aide des « Monitoring Électroniques des Performances »
(MEP) (Ben Fekih Aissi & Naudin, 2015). Ces MEP évaluent la performance individuelle et
collective, en collectant et analysant les données de l’activité des téléconseillers.
Le métier de téléconseiller nécessite un travail émotionnel, mené pendant
l’interaction avec le client. Le « sourire au téléphone » en représente l’exigence
émotionnelle principale (Grosjean & van de Weerdt, 2005), monotone, répétitive et
stressante. Le téléconseiller doit ainsi afficher des émotions en accord avec les prescriptions
de l’organisation (Totterdell & Holman, 2003). L’absence du langage non-verbal, lors de la
communication téléphonique, pèse comme une contrainte sur le salarié effectuant le travail
émotionnel, car il ne dispose pas de l’utilisation des signaux visuels ou physiques, dans sa
prise en charge du client (Dagot & Périé, 2014). La plupart du temps, les téléconseillers
effectuent un travail émotionnel intégrateur ou dissimulateur, lors de la relation avec le client
(van de Weerdt, 2011). Ils mobilisent le jeu en profondeur et le jeu en surface, lors du contact,
parfois même simultanément (Gabriel & Diefendorff, 2015). Le travail émotionnel, fourni par
les téléconseillers à leurs clients, accentue la fatigue générale ressentie en fin de journée (van
de Weerdt, 2011). Une importante fatigue physique et mentale peut alors conduire le
professionnel à un épuisement mental et émotionnel.
Le métier de téléconseiller, envisageable comme un métier de care, nécessite, de la
part des professionnels, de déployer des stratégies de régulation des émotions, et des stratégies
défensives. Les téléconseillers tentent de réguler les contraintes, par des stratégies
cognitives et émotionnelles, dans l’objectif de maîtriser l’activité, de gérer les difficultés
nées des situations de travail et de se ménager émotionnellement (van de Weerdt, 2011). La
mise à distance, ou dépersonnalisation, représente une stratégie de régulation fournissant au
professionnel le moyen de s’adapter aux situations (van de Weerdt, 2011), et de prendre en
charge le client, de manière efficace. Cette stratégie s’avère peu coûteuse psychiquement pour
le salarié (Dagot & Périé, 2014). Les professionnels élaborent aussi des stratégies de
régulation émotionnelle, comme le fait de « faire le vide » ou de « se mettre en condition »,
afin d’éviter une contagion émotionnelle, lorsqu’ils doivent passer d’un appel difficile à
l’appel suivant (Hatfield & al, 1994 ; Pugh, 2001 ; van de Weerdt, 2011 : 332). En fin de
159
journée, les téléconseillers utilisent des dérivatifs, afin d’éviter les phénomènes de rumination
mentale (van de Weerdt, 2011).
Ben Fekih Aissi et Naudin (2015) distinguent quatre profils de téléconseillers,
s’ajustant de manière différente aux situations de stress au travail : les égotiques, les
ambitieux, les passagers et les autonomes. Les premiers, les « joueurs égotiques », détournent
les règles à leur profit. Les ambitieux « espèrent être bien évalués et avoir des promotions »
(Ben Fekih Aissi & Naudin, 2015 : 90). Concernant ces deux profils, les auteurs
recommandent aux managers de revoir leur politique d’évaluation, afin de réintroduire des
perspectives d’évolution interne, de les impliquer, tout en leur laissant une liberté d’action.
Les passagers « sont plutôt là pour des motifs alimentaires et dans des stratégies d’évitement
face aux contraintes du jeu ». Pour eux, souvent jeunes étudiants, les auteurs préconisent de
réintroduire de la motivation de manière ludique, par exemple par le biais de défis, et d’offrir
une reconnaissance pécuniaire. Enfin, les joueurs dits « autonomes », ou « éthiques » au sens
de Ricoeur (1990) se situent hors du jeu. Pour eux, « vendre des produits ne correspondant
pas aux besoins réels du client (vente forcée), harceler un client à des horaires non
convenables pour remplir un questionnaire, ou profiter de l’ignorance des clients pour leur
proposer des services supplémentaires non adéquats, sont des actions perçues […] comme
étant non éthiques » (Ben Fekih Aissi & Naudin, 2015 : 93), alimentant alors la perception de
conflits de valeurs, un des six facteurs de RPS (Gollac & Bodier, 2011). Pour les auteurs,
adapter le management aux profils de ces quatre « joueurs » faciliterait l’appropriation
du travail et l’implication des salariés, tout en limitant les facteurs de stress au travail.
160
3.3.3. Synthèse et questionnements théoriques
Les métiers de policiers, infirmiers, enseignants et téléconseillers induisent différents
incidents émotionnels, issus en particulier du contact avec un public. Policiers et infirmiers,
métiers de service public, sont considérés, dans la présente recherche, comme des métiers à
risques, de par la nature des missions à effectuer et du contact délicat avec les usagers.
Enseignants en REP et téléconseillers sont envisagés comme métiers sujets à « incidents
émotionnels », incidents pouvant constituer des facteurs de RPS.
La littérature a examiné la question des émotions au travail, de manière très inégale,
dans ces quatre métiers. La présente recherche propose de traiter l’aspect émotionnel au
travail au sein de ces quatre activités, en procédant de manière méthodique et répétée (en page
223). En effet, la littérature n’offre, pour le moment, pas de vision comparative présentant les
similitudes et différences de pratiques, quant à la gestion des émotions, dans ces quatre
métiers. Pourtant, les compétences émotionnelles, le travail émotionnel, les régulations
émotionnelles, les questions de santé au travail et de qualité de service concernent chacune de
ces activités.
De surcroît, la littérature portant sur la question des émotions au travail ne dissocie
pas, formellement, les situations de travail dans lesquelles le professionnel agit seul, face au
public, de celles dans lesquelles le rapport au public se réalise à plusieurs. Or, le collectif de
travail apparaît, dans la littérature, comme un facteur primordial de protection des
professionnels face aux causes et aux conséquences des RPS liés à l’activité de primo
contact. Ainsi, les policiers de voie publique travaillent en permanence en équipe, ou à deux ;
de même que les urgentistes. En revanche, les enseignants se retrouvent seuls, face aux
élèves, pendant la classe ; et les téléconseillers, bien que réalisant leur activité en open space,
gèrent le contact téléphonique de manière individuelle, quoique non isolée. La question de
l’isolement lors du contact avec le public, empêchant les formes de régulations des émotions
collectives in situ, « à chaud », en temps réel, interpelle la fonction RH et les acteurs de la
santé au travail. Keolis, filiale de la SNCF exploitant des réseaux de transports publics,
prenant en considération ces conditions de travail, a mis en place une organisation permettant
aux professionnels d’alterner régulièrement les missions de conducteur(trice) de bus, activité
isolée, avec des missions de contrôleur(euse), activité invariablement collective.
161
Chapitre 4 : Questionnements théoriques et managériaux
4.1. Articulations du triptyque compétences émotionnelles - travail
émotionnel - régulation émotionnelle
La question des émotions au travail, considérée du point de vue de la GRH, n’ayant
été que très peu abordée, la présente recherche, en l’examinant, vise un double objectif :
- préserver la santé des professionnels de métiers de service, de primo contact avec un
public, métiers sujets à « incidents émotionnels », parfois « à risques »,
- faciliter ou garantir une qualité de service, et l’accomplissement de la tâche.
Dans cette optique, les visions pathogénique et salutaire de la santé au travail s’articulent, afin
de traiter les questions de santé des professionnels au plus près de l’activité réelle et réalisée.
Le cadre théorique choisi dans cette recherche mobilise les concepts de compétences
émotionnelles (Salovey & Mayer, 1990 et 1997), de travail émotionnel (Hochschild, 2003a et
2003b), de régulations émotionnelles (Gross, 1998 et 2014), individuelles et collectives,
ressources émotionnelles et stratégies de régulation des émotions induisant des effets
contrastés sur la santé du professionnel, ainsi que sur la qualité du service rendu.
La littérature n’établissant pas d’éventuelles interactions entre les concepts de
compétences émotionnelles, travail émotionnel et régulation émotionnelle, nous nous posons
la question du rapprochement entre ces concepts. La recherche en gestion gagnerait à
examiner une telle relation conceptuelle, par l’analyse des relations entre les concepts (Gross
& John, 2003 ; Mikolajczak & al, 2009). Cette analyse aboutirait probablement à une
meilleure compréhension des techniques et des bonnes pratiques, préservant la santé du
professionnel et la qualité de service.
4.2. Vers un management de la « régulation émotionnelle collective »?
Le concept de soutien social possède de nombreuses vertus quant à d’éventuelles
stratégies de régulation des émotions au travail. Cependant, un éventuel concept de
« régulation émotionnelle collective » reste inédit dans la littérature. Cette dernière traite
du soutien social relativement à des stratégies de distanciation, d’ajustement (Lazarus &
Folkman, 1984), de moyens de gérer le stress face à des situations à incidents émotionnels (La
Rocco & Jones, 1978), mais non d’une régulation émotionnelle au sens de Gross (1998 : 250).
162
Cette hypothétique « régulation émotionnelle collective » revisiterait la théorie de la
régulation sociale de Reynaud (1988), en y intégrant la composante émotionnelle, en jeu
dans les collectifs de travail, fréquemment sous-entendue mais cependant jamais nommée, ni
affirmée en tant que réalité sociale dans l’organisation. En effet, bien que la théorie de la
régulation sociale (Reynaud, 1988) ne fasse pas mention d’une « régulation émotionnelle
collective », elle sous-entend les questions de sentiments et d’affects dans l’élaboration de la
régulation conjointe. Peut-on alors parler de régulation émotionnelle collective conjointe ?
S’il existe des règles sociales des émotions, alors existe-t-il une régulation sociale
émotionnelle ?
4.3. Une typologie dimensionnelle des émotions sans modèle
théorique ?
Jeantet (2003), Bernard (2007), Remoussenard et Ansiau (2013), suggèrent la
typologie dimensionnelle des émotions suivante : les émotions « sont-elles 1) des objets de
travail en tant qu’elles seraient à transformer […] ? C’est, pour l’essentiel, ce que retient
l’approche de Hochschild, dans sa tentative de ‟sociologiser” les émotions. Sont-elles 2) des
outils de travail qui le rendent possible et le facilitent […]. Ou encore, les émotions ne sont-
elles pas 3) un effet du travail […] ? » (Jeantet, 2003 : 100). Cette typologie n’est pas reprise
formellement, ni développée par la littérature.
Or, les exigences émotionnelles semblent constituer des objets de travail : les métiers
sujets à incidents émotionnels incluent des tensions physiques et / ou émotionnelles, parfois
des agressions, de la violence, des charges émotionnelles et psychologiques importantes
(Stellman, 2000). Ces états émotionnels correspondraient à des « objets émotionnels du
travail ».
Les compétences émotionnelles, le travail émotionnel et les régulations émotionnelles
constitueraient des « outils émotionnels de travail » sur ces objets (Bernard, 2007), qui vont
rendre possible l’activité, vont la faciliter, et même constituer des ressources cognitives
(Remoussenard & Ansiau, 2013).
Enfin, les émotions comme « effets du travail » recouvriraient l’aspect de santé au
travail, en ce que les charges émotionnelles et le travail émotionnel sont éprouvants (Jeantet,
2003 : 100 ; Clergeau, 2004 ; Remoussenard & Ansiau, 2013).
À l’issue des éléments de littérature mobilisés, les trois phases du processus
émotionnel au travail, que nous nous proposons de modéliser, se définiraient ainsi : les
163
« objets émotionnels du travail » correspondent à toute émotion issue des conditions de
travail et du contexte de travail ; les « outils émotionnels de travail » constituent les
moyens, liés aux émotions, mis en œuvre par l’individu et / ou le collectif de travail, afin
d’agir sur les objets émotionnels de travail ; enfin, les « effets émotionnels du travail »
englobent toute conséquence, liée à l’émotion au travail, sur l’individu et / ou sur le
collectif de travail.
La littérature suggère un lien entre exigences émotionnelles (DARES, 2007 ; Gollac &
Bodier, 2011 ; DARES, 2014) et objets et outils émotionnels du travail (Jeantet, 2003 ;
Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013). La nature et le poids des exigences
émotionnelles retentissent sur la santé des personnels et sur la qualité de service. Ce sont ces
répercussions que les compétences émotionnelles, le travail émotionnel, et les régulations
émotionnelles, incontournables outils émotionnels de travail, s’efforcent de compenser. La
littérature considère le travail émotionnel à la fois comme un objet de travail et un outil de
travail sur l’objet (Jeantet, 2003 ; Gollac & Bodier, 2011).
Les liens qui unissent la typologie objets-outils-effets émotionnels du travail, leurs
interactions, leurs liens concrets avec la santé des agents et la qualité de service, demeurent
méconnus par la théorie. Quels sont ces objets, outils et effets émotionnels du travail,
concernant les policiers de Brigade Anti-Criminalité (BAC), les urgentistes, les enseignants
en REP, les téléconseillers d’une grande entreprise de télécommunications ? Quels sont leurs
impacts respectifs les uns sur les autres, et sur la santé des acteurs et la qualité de service ?
Dans ces quatre métiers à « incidents émotionnels », et pour deux d’entre eux, métiers « à
risques », dans quelle mesure la GRH peut-elle prendre en considération ces aspects ? Quelles
seraient les marges de manœuvre du management et de la GRH, dans une optique de
préservation de la santé des professionnels et de la qualité de service et d’intervention ?
Que se passe-t-il au niveau émotionnel lors de ces différentes activités, et quelles en sont les
implications pour le professionnel et le collectif de travail ?
164
Transition inter-parties
Se référant au cadre théorique impliquant la typologie dimensionnelle des émotions de
Bernard (2007), le travail émotionnel (Hochschild, 2003b), les compétences émotionnelles
(Salovey & Mayer, 1990 et 1997), les différentes régulations émotionnelles, individuelles
(Gross, 1998 et 2014) et collectives, et les questions de santé au travail et de qualité de
service, cette recherche a pour objectif de structurer le processus émotionnel au travail,
grâce à l’étude de quatre métiers de service à incidents émotionnels, afin de permettre à la
GRH de s’emparer, effectivement, de la question des émotions au travail.
La méthodologie choisie, au plus près de la réalité des terrains, s’inscrit dans la
démarche de rendre la théorie patente, vivante, opérante. Cette étude montre que les émotions
au travail et du travail, qu’elles en soient objets, outils ou effets, impliquent des répercussions
sur la santé des professionnels et la qualité de service. Ces enjeux confèrent à la fonction RH
un rôle important à jouer dans le recrutement, les formations, la gestion des carrières,
l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, la prévention des risques, et dans un
management permettant une régulation collective des émotions.
165
DEUXIÈME PARTIE :
Épistémologie, méthodologie et résultats
166
167
Introduction de la deuxième partie : épistémologie, méthodologie et résultats de la recherche
Cette seconde partie abordera le positionnement épistémologique choisi et propre à
répondre aux questionnements de recherche élaborés supra. Elle détaillera les différentes
composantes de la méthodologie employée, exposera précisément les adaptations
méthodologiques conçues pour chacune des quatre études de cas concernées, et dépeindra les
résultats, cas par cas, dans une optique comparative, reprenant la typologie dimensionnelle
des émotions selon le triptyque objets - outils - effets du travail.
Le chapitre 5 exposera, dans un premier temps, l’importance de l’ancrage
épistémologique du chercheur, justifiera et caractérisera le paradigme épistémologique
distingué dans cette recherche, et initiera la construction de l’objet de recherche. Dans un
deuxième temps, nous retracerons l’ensemble de la démarche méthodologique sélectionnée :
une recherche qualitative, alliant quatre études de cas dans une optique comparative,
triangulant les données issues d’immersions participantes et non participantes, de 88
entretiens - hors entretiens de conceptions de l’objet de recherche -, et de documentation
secondaire. Dans un troisième temps, nous détaillerons et justifierons la démarche
méthodologique méthodique et répétée employée, concernant la comparaison des cas et les
techniques d’analyse de l’ensemble des données, et relèverons les principaux éléments
caractérisant la qualité et la validité de la recherche.
Le chapitre 6 révèlera, cas par cas, et par comparaison, les résultats de la recherche
menée chez les policiers de BAC, les infirmiers urgentistes, les enseignants en REP+ et les
téléconseillers. Nous mettrons en lumière, pour chaque cas, les caractéristiques de
l’organisation étudiée - le fonctionnement général du service, le contexte organisationnel, les
risques physiques et psychologiques encourus par les personnels -, les détails de la
méthodologie employée - procédés d’immersion, difficultés de positionnement rencontrées,
techniques de collectes des données par entretiens et documentations secondaires -, les
occurrences émotionnelles principales, ainsi que les résultats issus des analyses, qui
trouveront à se classer en trois catégories : les objets, les outils, et les effets émotionnels de et
du travail.
168
169
Chapitre 5 : Épistémologie et méthodologie
Introduction du chapitre 5
Le présent chapitre expose et caractérise le paradigme épistémologique dans lequel se
situe cette recherche portant sur les régulations des émotions au travail, à savoir le
paradigme épistémologique constructiviste pragmatique de von Glasersfeld (1988, 1994 et
2001) et Le Moigne (1990, 2001 et 2007). Ensuite, la méthodologie de la recherche sera
développée : une recherche qualitative, de quatre études de cas de métiers sujets à
« incidents émotionnels », alliant immersions, entretiens, et documentations secondaires. Ces
quatre cas concernent les métiers de policiers de Brigade Anti-Criminalité (BAC),
d’urgentistes en traumatologie, de professeurs en Réseau d’Éducation Prioritaire renforcée
(REP+) et de téléconseillers d’une grande entreprise de télécommunications. Les démarches
méthodologiques de recueil de données et d’analyse, méthodiques et répétées, permettront la
comparaison inter-cas et la mise en perspective des stratégies de régulation des cas concernés.
Pour finir, nous détaillerons les techniques d’analyse par catégories conceptualisantes (Paillé
& Mucchielli, 2010), identiques pour chaque cas.
5.1. Épistémologie de la recherche
Cette section présentera le paradigme épistémologique dans lequel cette recherche en
GRH s’inscrit, en l’occurrence le paradigme constructiviste, ayant pour caractéristique
d’accéder à la connaissance d’un phénomène à travers les représentations des acteurs, dans un
but de produire des connaissances actionnables. Nous justifierons le choix du paradigme
épistémologique constructiviste pragmatique. Celui-ci nous a conduit à nous immerger dans
les différents terrains étudiés, afin de vivre et de ressentir les phénomènes qui nous
intéressent. Nous proposerons ensuite d’exposer la validation de la pertinence de l’objet de
recherche. Nous relèverons enfin l’importance de la co-construction des connaissances avec
les acteurs sociaux étudiés, dans l’objectif de construire et d’élaborer un savoir actionnable.
170
5.1.1. S’inscrire dans le paradigme épistémologique constructiviste
Après avoir souligné l’importance du choix d’un paradigme épistémologique et
examiné la question méthodologique utilisée par les recherches en sciences de gestion, nous
nous attacherons à démontrer la pertinence du paradigme constructiviste adopté pour cette
recherche.
5.1.1.1. Le choix d’un paradigme épistémologique
L’épistémologie correspond à l’« étude de la constitution des connaissances valables »
(Piaget, 1967 : 6), « l’étude de la connaissance, de ses fondements, de ses principes, de ses
méthodes, de ses conclusions et des conditions d’admissibilité de ses propositions »
(Legendre, 1993 : 149). Pour Cohen (1996), l’épistémologie évoque un simple retour critique
de la connaissance sur elle-même, sur ses conditions d’élaboration et de légitimité. Le
paradigme épistémologique, ou ensemble de croyances ou hypothèses partagées par une
communauté scientifique, s’articule autour de trois interrogations : « Qu’est-ce que la
connaissance ? Comment est-elle constituée ? Comment apprécier sa valeur ou sa validité ? »
(Le Moigne, 2007 : 4). Les paradigmes majeurs correspondent à la vision du monde du
chercheur. Il existe trois principaux questionnements épistémologiques (Le Moigne, 2007 ;
Martinet, 2007) :
- la question gnoséologique, traitant de la nature de la connaissance,
- la question méthodologique, considérant la constitution des connaissances,
- et la question éthique, ou épistémique, qualifiant la valeur ou la validité des
connaissances, ici établies dans la discipline scientifique des sciences de gestion.
5.1.1.2. Épistémologie en sciences de gestion
La réflexion épistémologique a approché le management et les sciences de gestion
dans les années 1980 (Martinet, 1990), et la perspective épistémologique constructiviste s’est
déployée dans cette discipline peu après (Chanal & al, 1997 ; Charreire & Huault, 2002).
Quel que soit le paradigme choisi en sciences de gestion, la connaissance doit être utile à la
pratique, aider le gestionnaire et par conséquent légitimer la recherche (Martinet, 1990).
Cohen (1996 : 1063) définit la gestion comme « un ensemble de pratiques, de discours
et de connaissances théoriques ou techniques relatif à la conduite des organisations ». Une
situation de gestion « se présente lorsque les participants sont réunis, et doivent accomplir,
dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement
171
externe » (Girin, 1990 : 142). Le champ de la recherche en gestion intègre diverses
disciplines, car « les sciences de gestion ont vocation à analyser et à concevoir les dispositifs
de pilotage de l’action organisée » (David, 1999 : 13). Coughlan et Brady (1995) ajoutent que
la recherche en gestion ne devrait pas se polariser sur un seul domaine ou discipline, mais
plutôt reposer sur différentes idées ou concepts interagissant avec la problématique de
recherche. Dans cette recherche inscrite en GRH, la question des émotions au travail
mobilise différentes disciplines comme la gestion, la psychologie du travail, la sociologie du
travail, la psychodynamique du travail et les comportements organisationnels.
L’objet de gestion, vaste, se subdivise en quatre parties (Cohen, 1996) : un ensemble
de pratiques ; un ensemble de connaissances théoriques ou techniques ; un ensemble de
discours, ceux-ci assurant une mobilisation et un engagement dans l’action ; et enfin une visée
commune, la maîtrise des problèmes organisationnels. Le paradigme constructiviste adopté
dans cette recherche sur les émotions au travail, fait de cette dernière un projet et non un objet
(Le Moigne, 2007), en raison de l’intervention des acteurs étudiés au sein des organisations
concernées.
5.1.1.3. Le paradigme épistémologique constructiviste : saisir un phénomène
Le paradigme épistémologique constructiviste adopté mobilise cinq principes : le
principe de représentabilité de l’expérience du réel, le principe de l’univers construit, le
principe de l’interaction sujet-objet, le principe de l’argumentation générale, et le principe de
l’action intelligente (Le Moigne, 1990).
Nous considérons les différents secteurs étudiés comme des construits sociaux. La
recherche se définit à travers l’action et l’intervention des différents acteurs rencontrés, par le
biais de leurs processus cognitifs. À travers ce paradigme, la méthode d’élaboration, de
construction de la connaissance, ne fait plus référence à une norme programmable du vrai,
mais à une norme de faisabilité, re-programmable. La connaissance s’envisage comme un
processus de construction de connaissances, et le connu et le connaissant ne se dissocient pas
facilement (Piaget, 1967).
Le point de vue constructiviste entend la connaissance comme la recherche de
manières de se comporter et de penser, convenant au flux de l’expérience, « et non pas
comme la recherche de la représentation iconique d’une réalité ontologique » (von
Glasersfeld, 1988 : 41). « Le constructivisme développe une théorie de la connaissance dans
laquelle la connaissance ne reflète pas une réalité ontologique ‟objective” mais concerne
172
exclusivement la mise en ordre et l’organisation d’un monde constitué par notre expérience »
(von Glasersfeld, 1988 : 27).
L’attention se focalise sur l’explication des phénomènes, à savoir les diverses
stratégies de régulations des émotions existantes dans différents métiers de services en primo
contact avec un public, et non sur la prédiction de ces phénomènes. Dans cette optique, la
connaissance s’évalue par l’expérience du sujet. Les différentes représentations des sujets
étudiés permettent d’appréhender des réalités multiples, produits de constructions mentales
individuelles et collectives, pouvant se transformer dans le temps. Cette réflexion amène à
considérer l’objectivité comme la convergence des subjectivités (Popper, 1991). Selon le
paradigme constructiviste, l’image de la réalité, ou les notions qui la structurent, représentent
le produit de l’esprit humain en interaction avec la réalité, et non l’exact reflet de la réalité. Le
projet de recherche répond à des problèmes pratiques auxquels font face les sujets de
l’organisation étudiée, par la co-construction, entre chercheur et acteurs de terrain (Allard-
Poesi, 2003). La prévention et la gestion des RPS des agents, ainsi que l’objectif de qualité
des interventions dans des contextes professionnels parfois à hauts risques, à travers les
variantes des stratégies de régulations des émotions des acteurs des terrains étudiés,
représentent les principaux problèmes pratiques organisationnels. Pour y répondre au mieux et
de manière argumentée, nous construisons la connaissance à travers les différentes
représentations des acteurs observés et interrogés.
La connaissance se construit, et sert les objectifs que nous avons fixés. La recherche
s’évalue suivant des critères de convenance, d’adéquation (von Glasersfeld, 1988) et de
faisabilité (Le Moigne, 2007). Nous élaborons des connaissances en lien avec les observations
faites dans les organisations : « pour anticiper ce qui de l’inconnu est susceptible d’être acquis
à la connaissance, la pensée scientifique doit inlassablement prendre le risque d’interroger le
réel en fonction d’un possible dont elle sollicite les virtualités par la pensée et
l’expérimentation. Et cette ferveur interrogative ne se satisfait d’aucune réponse apportée »
(Lecourt, 2003 : 368).
L’objectif de la recherche selon le paradigme constructiviste correspond à une volonté
de transformer des modes de réponses traditionnels dans un contexte, ce qui se traduit par
l’élaboration de modèles (Chanal & al, 1997), favorisant la compréhension de processus
complexes (en page 468).
173
5.1.2. L’interaction chercheur-terrain et la co-construction du savoir
Le paradigme constructiviste dans lequel s’inscrit la présente recherche nous donne
accès à la connaissance des phénomènes étudiés à travers les représentations des acteurs
concernés, dans l’objectif de co-construction de savoirs actionnables.
5.1.2.1. La connaissance d’un phénomène à travers les représentations
La réalité se crée à partir de l’expérience du chercheur, dans les interactions et
l’action. Les observations et phénomènes observés donnent lieu à interprétation (von
Glasersfeld, 2001). L’existence des objets extérieurs dépend de l’activité de connaissance des
sujets. La recherche a pour objectif de regarder le monde à travers le point de vue du sujet, de
l’individuel, de l’existentiel, pour l’interpréter, comprendre le « comment savoir » et le
« comment faire » (Croom, 1999). L’évaluation de la connaissance s’effectue par l’expérience
du sujet, et la représentation de ce dernier va construire la connaissance. Watzlawick (1978 :
7) précise que « notre idée quotidienne, conventionnelle, de la réalité est une illusion que nous
passons une partie substantielle de notre vie à étayer, fût-ce au risque considérable de plier les
faits à notre propre définition du réel, au lieu d’adopter la démarche inverse. De toutes les
illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe qu’une réalité ». Ainsi, la réalité
objective n’existe pas, elle est co-construite par les acteurs sociaux (Watzlawick, 1988).
La connaissance des phénomènes (von Glasersfeld, 2001) résulte d’une construction
élaborée par le ou les sujet(s) (Kant, 1781), et ces représentations du monde (Piaget, 1967)
constituent des réalités (von Glasersfeld, 2001), ou « la construction sociale de la réalité »
(Berger & Luckmann, 1966) : « rien n’est donné, tout est construit » (Bachelard, 1934 : 14), et
« tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet » (Schopenhauer, 1889 : 27). Notre position
ontologique dépasse l’alternative entre déterminisme et volontarisme, et considère
l’organisation comme une construction sociale et un objet complexe (Morin, 2005).
Nous appréhendons et saisissons l’objet de recherche grâce à une méthode
qualitative associant ethnographies et entretiens individuels avec les sujets étudiés. Cette
préhension des constructions sociales conduit à l’élaboration d’une connaissance, car « on ne
connaît un objet qu’en agissant sur lui et en le transformant » (Piaget, 1967 : 85). Le
chercheur, devenu alors sujet connaissant, permet l’édification d’une connaissance et d’une
hypothèse phénoménologique ; « la connaissance implique un sujet connaissant et n’a pas de
sens ou de valeur en dehors de lui » (Le Moigne, 2007 : 67). La connaissance proposée
correspond à une représentation ou un modèle, énoncé de conditions nécessaires pour un
174
fonctionnement vertueux du processus étudié, suscitant la compréhension d’un phénomène, et
permet de mener une action sur ce phénomène. Dans l’élaboration de la connaissance, la
réalité est représentée, la réalité, ou vérité absolue, objective, ne pouvant être atteinte (Popper,
1991).
5.1.2.2. Produire des connaissances actionnables
Cette recherche s’inscrivant dans la discipline appliquée qu’est le management, nous
cherchons à produire une connaissance actionnable (Le Moigne, 2007), par l’étude d’un
phénomène, correspondant au projet de recherche intuitif initial : quelles sont les régulations
des émotions opérées par les individus et / ou les collectifs, pour faire face à des situations
professionnelles, plus ou moins risquées, pouvant engendrer des « incidents émotionnels » ?
Ainsi, nous cherchons à produire des connaissances actionnables en management, à partir
d’une idée : « une idée, pour peu qu’on s’y accroche avec une conviction suffisante, qu’on la
caresse et qu’on la berce avec soin, finira par produire sa propre réalité » (Watzlawick, 1983 :
54). Cette idée établit le projet de recherche : « la méditation de l’objet par le sujet prend
toujours la forme du projet » (Bachelard, 1934 : 15). Nous nous intéressons à la manière dont
se construisent la réalité sociale et les phénomènes sociaux, le monde social étant le produit
de l’action libre des acteurs sociaux.
Le tableau 4 précise les différents aspects de la construction de connaissances lors de
cette recherche, selon le paradigme constructiviste (Le Moigne, 1990 et 2007 ; Chanal & al,
1997 ; von Glasersfeld, 2001).
Tableau 4 : Physionomie du paradigme constructiviste de la présente recherche
Substances Correspondances
Construire un objet de recherche Élaborer un projet de connaissance que la recherche
s’efforcera de satisfaire Vision de la réalité Phénoménologie du réel
Relation sujet / objet Interactions
Objectif Construire une représentation instrumentale et / ou un outil de
gestion utile pour l’action Validité de la connaissance Utilité / convenance par rapport à un projet Origine de la connaissance Construction
Nature de l’objet de recherche Développement d’un projet de connaissances
Origine de l’objet de recherche Transformer la connaissance proposée en élaborant de
nouvelles réponses
Position de l’objet Intérieure au processus de recherche, se construit dans le
processus de recherche
175
5.1.3. Le PECP, paradigme adéquat à l’immersion
Le Paradigme Épistémologique Constructiviste Pragmatique, adéquat à cette recherche
portant sur les émotions au travail, donne sa légitimité à l’immersion dans les différents
terrains envisagés. Nous constatons une non-séparabilité entre observé et observant.
5.1.3.1. Le choix du paradigme épistémologique constructiviste pragmatique
Deux paradigmes épistémologiques constructivistes coexistent :
- le constructivisme radical, relevant du pragmatisme (von Glasersfeld, 1988, 1994 et
2001 ; Le Moigne, 1990, 2001 et 2007), ou Paradigme Épistémologique
Constructiviste Pragmatique (PECP), qui sera le nôtre dans cette recherche,
- et le constructivisme selon Guba et Lincoln (1998), ou Paradigme Épistémologique
Constructiviste de Guba et Lincoln (PECGL), relevant du post-modernisme, et dans
lequel le réel ontologique est relatif.
Le PECP trouve son origine dans le constructivisme radical, conceptualisé par von
Glasersfeld, se fondant sur les recherches de James (1907) et Piaget (1967). Le Moigne a
développé cette perspective en définissant le « paradigme épistémologique constructiviste
radical » (Le Moigne, 1990, 2001 et 2007), ou « paradigme épistémologique constructiviste
téléologique » (Le Moigne, 2001). Selon von Glasersfeld (1988 : 27), le constructivisme
radical « est radical parce qu’il rompt avec la convention ». L’objectif de la recherche est de
développer des connaissances susceptibles de fournir des repères correspondant à l’expérience
des sujets. L’action cognitive intentionnelle de construction d’une représentation du
phénomène étudié influence la connaissance dudit phénomène. Le terme « radical » peut être
remplacé par « pragmatique », terme que nous privilégierons ici (Mir & Watson, 2000). Les
deux termes peuvent se substituer, le terme « pragmatique » soulignant l’inscription de ce
paradigme dans la philosophie pragmatiste au sens de James (1907) (Avenier, 2011).
Le PECP considère toute méthode de recherche comme éligible si les trois grands
principes suivants sont respectés :
- le comportement éthique du chercheur,
- la rigueur critique sur le processus de recherche mis en œuvre ainsi que sur les
résultats de ce processus,
- l’explicitation des hypothèses sur lesquelles repose la recherche et celle du travail
épistémique et empirique menés (Le Moigne, 1990 et 2007 ; Avenier, 2011).
176
Toutes sortes d’hypothèses de travail se conçoivent, et des savoirs élaborés dans d’autres
paradigmes épistémologiques peuvent être intégrés. Cette portée plus large du PECP, en
comparaison avec le PECGL, a été décisive dans le choix d’inscrire cette recherche dans le
paradigme épistémologique constructiviste pragmatique. L’originalité du thème traité - les
régulations individuelles et collectives des émotions, du point de vue de la GRH et du
management - et la singularité du choix méthodologique (en page 223), nécessitent une
épistémologie souple, admettant une forme de liberté dans l’élaboration de la connaissance.
Pour réemployer la métaphore considérant une théorie comme une lampe torche (Mir &
Watson, 2001) mettant en lumière certains éléments d’une pièce sombre tout en laissant
d’autres éléments dans l’ombre, « le faisceau de la lampe torche ‟paradigme épistémologique
constructiviste pragmatique” apparaît plus large et plus puissant pour éclairer les phénomènes
étudiés par la recherche en management, que celui de la lampe torche ‟paradigme
épistémologique constructiviste selon Guba et Lincoln” » (Avenier, 2011 : 389).
Le PECP repose sur l’hypothèse de connaissance phénoménologique. L’évaluation des
connaissances se fonde sur la confrontation à l’expérience de l’action, d’où le terme de
« pragmatisme ». Afin d’étudier un phénomène, nous allons nous confronter aux faits, nous
immerger dans les situations de travail que nous souhaitons comprendre.
5.1.3.2. La perspective constructiviste, une indistinction observé-observant
D’un point de vue méthodologique, nous agissons sur le phénomène en l’observant, en
nous immergeant dans un milieu, une organisation, un terrain : « le sujet n’est plus face à
l’objet - et sur un autre plan - à le regarder tel qu’il est ou à travers des lunettes structurantes :
il plonge dans l’objet par son organisme, nécessaire à l’action, et réagit sur l’objet en
l’enrichissant des apports de l’action » (Piaget, 1967 : 1244). Suivant cette perspective
pragmatique, nous allons observer comment les sujets se servent de leurs représentations dans
l’organisation, et si ces réflexions trouvent une expression pratique, c’est-à-dire dans les faits,
dans les pratiques de travail (Avenier, 2011).
Piaget (1967), auteur ayant introduit l’expression d’épistémologies constructivistes,
relève une dépendance sujet-objet : « le propre d’une épistémologie constructiviste qui relie la
connaissance à l’action est de situer sur les mêmes plans multiples le sujet et l’objet, leurs
séparations n’étant que de méthode, et pour ainsi dire provisoire » (Piaget, 1967 : 1265). Le
principal point commun entre le PECP et le PECGL est l’hypothèse d’inséparabilité entre le
système observant et le système observé (von Foerster, 1981). Dans les paradigmes
177
épistémologiques constructivistes, nous ne pouvons alors séparer les hypothèses d’ordre
ontologique, des hypothèses d’ordre gnoséologique, c’est-à-dire les hypothèses concernant le
réel en lui-même, des hypothèses concernant la connaissance du réel. L’interdépendance entre
le sujet connaissant et le phénomène étudié (von Foerster, 1981), sous-entend que la
connaissance élaborée sur le phénomène dépend du chercheur, de son projet, de son histoire.
Ainsi, la connaissance élaborée par le sujet connaissant n’est pas indépendante de celui-ci :
l’expérience d’un phénomène est « toujours le produit de la composition entre une part
fournie par les objets et une autre construite par le sujet » (Piaget & Garcia, 1983 : 30).
Nous élaborons la connaissance du phénomène en étant acteur et sujet, agissant
inévitablement sur l’objet de recherche. Avenier relève cette influence du sujet connaissant :
« […] dans le processus d’élaboration des savoirs, ce qui provient de la situation étudiée est
inséparablement enchevêtré à ce qui provient de la perception du chercheur. De plus,
l’intention de connaître influence notre expérience de la situation, et par conséquent, la
connaissance que l’on en développe » (Avenier, 2011 : 203). Conformément à la perspective
constructiviste, cette indistinction, inéluctable, entraîne la connaissance, en tant que
représentation de l’activité cognitive, et implique un sujet connaissant. Cette connaissance n’a
ni sens ni valeur en dehors de ce dernier, la réalité connaissable étant « perçue ou définie par
l’expérience que s’en construit chaque sujet prenant conscience ou connaissant » (Le Moigne,
2007).
L’interaction sujet-objet, inévitable dans la construction de la connaissance, repose sur
l’intentionnalité de l’acteur connaissant. Cette connaissance produite résulte d’interprétations
d’individus situés dans des contextes sociaux, culturels, physiques, qui influencent
l’élaboration de cette connaissance, les structures cognitives des sujets représentant des filtres
à travers lesquels la réalité s’observe et s’interprète (Lapointe, 1996 : 11). La connaissance
qui se dégage de l’étude du phénomène mobilise l’ensemble des informations construites par
les individus des communautés observées, qu’il s’agisse des universitaires aussi bien que des
praticiens (Deschênes & al, 1996 : 7). Cette perspective constructiviste engage un processus
de négociations interindividuelles, une intersubjectivité, aboutissant sur la mise au jour de
réalités multiples. Dans cette perspective, le constructivisme implique des échanges, des
interactions entre chercheurs et praticiens, le monde du construit étant inépuisable,
relevant d’une complexité organisée et organisante.
178
5.1.4. Construction de l’objet de recherche et co-construction des connaissances
Conformément à la vision constructiviste, le présent objet de recherche a été élaboré et
confirmé suite à une pré-recherche menée dans les secteurs de la santé et de la sécurité
(Monier, 2014), ainsi que plusieurs entretiens semi-directifs avec des chercheurs et experts au
sujet des émotions au travail. Il est ensuite présenté et proposé aux différents acteurs sociaux
étudiés. Ces derniers co-construisent avec le chercheur des connaissances, nées de leurs
représentations sociales, dans le dessein de construire un savoir actionnable.
Dans le cas de notre recherche, nous avons veillé à ce que la question de recherche ne
soit déconnectée, ni des situations concrètes de travail, ni du cadre théorique existant. Pour
cela, nous avons rencontré, dans un premier temps, et dans le cadre d’une pré-recherche,
différents acteurs sociaux de services variés, archétypes représentatifs de métiers à « risques »
physiques et / ou psychologiques - services de santé et services de sécurité -, engageant des
émotions au travail, afin d’interroger les praticiens en entretiens semi-directifs, à propos de la
pertinence de la recherche. De plus, grâce à une démarche active de réseautage, dans le cadre
de rencontres, séminaires, conférences sur les émotions et la santé au travail, et avec un
praticien actuellement retiré des Services de l’Etat, nous nous sommes enquis plus
spécifiquement de l’intérêt d’une telle recherche au sein de services de sécurité : Police,
Armée, Gendarmerie. Les retours favorables provenant de ces différentes rencontres et
interviews de professionnels de services de sécurité et de santé, nous ont confortée dans notre
projet de recherche.
Dans un second temps, lors de l’élaboration de la problématique de recherche, nous
nous sommes rendue à Montréal (Canada), en décembre 2013, durant deux semaines, afin de
rencontrer et d’interroger des universitaires canadiens dont les thématiques se rattachent aux
émotions, en particulier aux émotions au travail. Ces rencontres canadiennes autour des
aspects théoriques existants ont permis de poser un cadre théorique en amont de l’élaboration
de la revue de littérature.
Le tableau ci-dessous identifie dix-neuf interlocuteurs rencontrés en entretiens semi-
directifs avec prises de notes ou retranscriptions des échanges enregistrés par dictaphone, en
préalable et au commencement de la recherche, quelques autres entretiens non directifs ou
sans notes ou enregistrements n’ayant pas été répertoriés ici.
179
Tableau 5 : Universitaires et praticiens rencontrés en interviews semi-dirigées, avant et en
début de recherche
Statut Nom /
Prénom
Universi-taires /
Praticiens Domaines professionnels principaux
Services de sécurité de l’Etat, retiré des
Services, consultant
Laurent Delhalle
Praticien, Lyon
Services de sécurité, communication non verbale, émotions, signaux faibles
Ancien intervenant, instructeur, négociateur
au RAID
Robert Paturel
Praticien, Paris
Services de sécurité, gestion des émotions en intervention, stress, négociation, expert self-
défense Ancien chef négociation
au RAID, consultant gestion de crise et
management
Christophe Caupenne
Praticien, Paris
Services de sécurité, négociation, maîtrise de soi, relations, management
Policier de la BRI en service, chef opérationnel
Confidentiel Praticien Services de sécurité, management, gestion des
émotions en interventions
Ancien policier opérationnel au GIPN
Patrick Cascalès
Praticien Services de sécurité, négociation, visualisation,
situations de crise Policier CRS, Éducation
routière Confidentiel Praticien
Sécurité routière, Police, accidents, comportements routiers
DRH Hôpital privé X Confidentiel Praticien Santé au travail, risques psychosociaux, GRH,
management, enquêtes Infirmière Hôpital privé
X Confidentiel Praticien Santé
Psychologue Hôpital privé X
Confidentiel Praticien Groupes de paroles, psychologie
Psychologue, psychothérapeute,
intervenant
Charles Jaffelin
Praticien Psychologie, métiers à risques, stress post-traumatique, débriefings psychologiques
Docteure en psychologie, psychologue, consultante
formatrice
Lisa Belling-hausen
Praticien, Lyon
Émotions au travail, quotient émotionnel, compétences émotionnelles
Professeur associé, Comportements
Organisationnels, EM Lyon, Chaire Intelligence
Émotionnelle
Christophe Haag
Universitaire, Lyon
Émotions au travail, quotient émotionnel, intelligence émotionnelle, intuition,
communication, comportements organisationnels
Professeur, UQAM, département
Organisations et RH
Kathleen Bentein
Universitaire, Montréal
Psychologie organisationnelle, émotions et attitudes au travail, pratiques de
développement, de socialisation et de rétention Responsable Pôle
Recherche Management et Créativité, HEC
Montréal
Frédéric Bove
Praticien, Montréal
Management, créativité, stratégie, innovation
Professeur, HEC Montréal, GRH et ESG /
UQAM département Organisations et RH
Benoît Cherré
Universitaire, Montréal
Prises de décisions éthiques, comportement déviant, comportement organisationnel
Professeur, UQAM, faculté des sciences
humaines, département de psychologie
Louise Cossette
Universitaire, Montréal
Psychologie du développement, émotions, genre
Professeur adjoint, HEC Montréal, GRH, et
psychologue du travail
Michel Cossette
Universitaire, Montréal
Travail émotionnel, rétention du personnel, performance de service, santé psychologique et
attitudes au travail
180
Professeur ESG, UQAM département
Organisations et RH
Angelo Soares
Universitaire, Montréal
Harcèlement psychologique au travail, violences au travail, souffrances au travail, émotions et stress au travail, santé mentale,
secteur des services, travail des femmes, suicide au travail
Professeur, GRH, HEC Montréal
Michel Tremblay
Universitaire, Montréal
Rémunération, carrière, pratiques innovantes en GRH, mobilisation du personnel
Légende : BRI : Brigade de Recherche et d’Intervention CRS : Compagnies Républicaines de Sécurité EM : École de Management ESG : École des Sciences de Gestion GIPN : Groupe d’Intervention de la Police Nationale HEC : École des Hautes Études Commerciales RAID : Recherche-Assistance-Intervention-Dissuasion UQAM : Université du Québec à Montréal
Cette démarche de rencontres avec chercheurs et praticiens a permis de mettre au point
le projet de recherche, d’en confirmer la pertinence, et d’envisager des méthodologies
appropriées, nous conduisant à une co-construction des connaissances avec les acteurs
étudiés.
L’ancrage épistémologique une fois justifié et précisé, nous nous proposons d’entrer
dans le détail de la démarche méthodologique. Les particularités de la recherche qualitative,
présentées ci-dessous, nous offrent à la fois une certaine liberté afin de mener une étude
abductive exploratoire portant sur les émotions au travail, et une profondeur de perception des
représentations des acteurs impliqués, dans les données recueillies, conduisant à la
compréhension des phénomènes étudiés.
5.2. Quatre études de cas avec immersions et entretiens
Dans un premier temps, nous légitimerons l’inscription de la recherche dans
l’approche qualitative, en résonance avec le paradigme épistémologique évoqué supra. Dans
un deuxième temps, nous présenterons les caractéristiques de la méthodologie qualitative par
études de cas. Dans un troisième temps, nous spécifierons les particularités et l’originalité de
la méthode de recueil de données par ethnographies, ou immersions. Dans un quatrième et
dernier temps, nous retraçerons la démarche de recueil de données par entretiens semi-
directifs et non directifs.
181
5.2.1. La recherche qualitative
L’approche choisie dans la présente recherche se concilie avec le paradigme
épistémologique sélectionné, le PECP. Cette approche compréhensive s’inscrit dans une
démarche exploratoire, dont la nature des données ressort essentiellement de la narration, dans
un objectif de recherche de sens et de compréhension du phénomène étudié. L’élaboration du
design de recherche sera retracée, ainsi que les méthodes de recueil de données, conduisant à
une triangulation des données au sein de chaque terrain.
5.2.1.1. Une recherche qualitative, en résonance avec le PECP
L’objectif et le(s) problème(s) à résoudre guident la sélection d’une méthodologie de
recherche, qui admet d’employer différents moyens et méthodes pour résoudre ce(ces)
problème(s). La méthode de recherche, une fois déterminée, permet d’avancer dans la
compréhension du problème. C’est ainsi que nous nous efforçons d’apporter notre
contribution à la recherche en sciences de gestion, que cette contribution soit théorique,
pratique et / ou méthodologique. Ces contributions exigent un travail d’analyse et de
compréhension méticuleux, né des observations faites en contextes et des explications du
phénomène observé : « les théories satisfaisantes doivent, en principe, transcender les
exemples empiriques qui leur ont donné naissance » (Popper, 1991 : 519).
L’épistémologie choisie influence l’objectif de la recherche, l’adoption d’une
méthodologie, et l’aspect technique du déroulement de ladite recherche. La méthodologie
sélectionnée ici s’inscrit dans une démarche qualitative. Le terme « qualitatif » implique un
composé de perceptions d’individus différents. L’objet de la présente recherche se fonde sur
la signification (van de Ven & Rogers, 1988), l’explication de la signification subjective, la
compréhension (Croom, 1999). Nous recherchons une vision systémique, une conception de
la totalité de la situation étudiée, ainsi qu’un développement des idées et des concepts
théoriques.
5.2.1.2. Une approche compréhensive
La méthodologie qualitative met l’accent sur l’intensif, l’approfondi, l’étude de
processus sociaux, par une collecte de données par entretiens et accès à de la documentation
secondaire, et par un accès direct au terrain et aux acteurs sociaux. Cette méthode est
adaptée à la recherche approfondie : nous gagnons en finesse, nous perdons en
systématique (Bourdieu, 1968). Nous décrivons et analysons un processus social, de manière
182
peu directive, souvent inductive, et établissons des questions de recherche en amont, mais pas
d’hypothèses préconstruites (van de Weerdt & Baratta, 2016).
Le raisonnement procède par inductions. Nous mobilisons des méthodes qualitatives
multiples afin de créer des contrastes et de comparer les perspectives. Les méthodes
qualitatives sélectionnées procurent le moyen d’analyser des petits échantillons en
profondeur. Dans cette recherche, l’approche compréhensive permet de recueillir les
significations des acteurs sociaux rencontrés, de rentrer dans leurs cadres de référence, de
visualiser leurs représentations cognitives et émotionnelles. Cette posture compréhensive
nécessite écoute active, vigilance, attention, empathie, bienveillance et ouverture. Selon Paillé
et Mucchielli (2010 : 29), « l’approche compréhensive est un positionnement intellectuel qui
postule d’abord la radicale hétérogénéité entre les faits humains ou sociaux et les faits des
sciences naturelles et physiques, les faits humains ou sociaux étant des faits porteurs de
significations véhiculées par des acteurs (hommes, groupes, institutions…), parties prenantes
d’une situation interhumaine. L’approche compréhensive postule également la possibilité de
pénétrer le vécu et le ressenti d’un autre homme (principe de l’intercompréhension
humaine) ».
5.2.1.3. Une démarche exploratoire : un raisonnement inductif
Jameux (1996) inventorie quatre formes de mode de raisonnement différents : les deux
premières formes, recherches logico-formelles et empirico-formelles, reposent sur une
construction théorique ou un test d’hypothèses de type déductif. Les deux autres formes,
reposent sur un raisonnement inductif : il s’agit des études exploratoires ou des recherche-
actions. Bergadaa et Nyeck (1992) répartissent ces quatre logiques de la façon suivante : la
logique quantitative-déductive, la logique qualitative-déductive, la logique quantitative-
inductive et la logique qualitative-inductive. Cette dernière, adoptée ici, a pour ambition de
construire une théorie à partir du vécu des acteurs sociaux. La recherche qualitative, en tant
que construction souple et progressive, valorise l’exploration inductive, ou du moins
abductive, récursive et itérative (Paillé & Mucchielli, 2010 : 73).
La recherche exploratoire a pour ambition d’essayer de connaître davantage sur un
sujet peu connu, sur un phénomène peu examiné (Miles & Huberman, 2003) et se montre
efficace pour répondre aux questionnements relatifs au « pourquoi » d’un phénomène
(Creswell, 2013). En raison du phénomène étudié, les régulations des émotions au travail,
183
sujet peu examiné par la discipline de la GRH, nous avons donc opté pour une étude
exploratoire, fondée sur le raisonnement inductif.
5.2.1.4. La nature des données : la narration
La narration caractérise la nature des données qualitatives ; elles se présentent sous
forme de mots plutôt que de chiffres. Les données qualitatives, séduisantes, vivantes,
agissantes, offrent des descriptions ainsi que des explications riches et solidement fondées de
processus ancrés dans un contexte particulier. Avec les données qualitatives, nous pouvons
respecter la dimension temporelle, évaluer la causalité locale et formuler des explications
fécondes. Elles semblent donc davantage susceptibles « de mener à d’‟heureuses trouvailles”
et à de nouvelles intégrations théoriques ; elles permettent aux chercheurs de dépasser leurs a
priori et leurs cadres conceptuels initiaux » (Miles & Huberman, 2003 : 11).
La narration conduit à la compréhension du phénomène étudié, dans des contextes
différents au travail. Elle décrit et présente les acteurs étudiés, leurs actions, leurs interactions,
leurs discours, leurs interprétations et représentations, mettant en évidence des mécanismes
sous-jacents au processus émotionnel au travail. La narration, puissant instrument de
connaissance, correspond à une forme de pensée et de discours par laquelle l’expérience peut
se comprendre et s’exprimer (Giroux & Marroquain, 2005).
5.2.1.5. Une recherche de sens
La recherche qualitative produit et analyse des données descriptives - des paroles
écrites ou dites - et le comportement observé des individus. Nous nous appliquons à trouver le
sens et à observer un phénomène social in situ, à connaître les facteurs conditionnant un
aspect du comportement des individus observés, au contact d’une réalité. L’approche
qualitative permet d’accéder au sens : nous visons à comprendre, à saisir le réel et non
spécialement à le mesurer. Nous nous intéressons aux interprétations et aux significations que
l’acteur social attribue à son environnement. Nous cernons un phénomène émergent en GRH,
en cherchant à le comprendre, à le décrire, à l’explorer. L’objectif de la recherche correspond
à une extraction du sens plutôt qu’à une explication : « un phénomène pris tout seul en
dehors de tout contexte […] ne peut pas prendre un sens car le sens est toujours confrontation,
comparaison, évaluation, mise en perspective » (Paillé & Mucchielli, 2010 : 39).
Le tableau ci-dessous liste les différents aspects de la méthodologie que nous avons
fixée.
184
Tableau 6 : Détermination des composantes de la méthodologie
Composantes Affiliations Statut philosophique du chercheur Constructivisme Paradigme épistémologique de la
recherche Paradigme épistémologique constructiviste pragmatique
Démarche Exploratoire Méthodologie Qualitative Incertitudes Importantes
Nombre de méthodes qualitatives Trois : ethnographies, interviews, documentations
secondaires Objectifs des méthodes multiples Créer des contrastes, comparer les perspectives
Intérêt Analyser les échantillons en profondeur Raisonnement Inductif, abductif
Fondements de l’objet de recherche
Signification, compréhension, recherche de sens Éclairer les liens de cause(s) à effet(s)
Objectifs
Vision systémique, développement des idées et concepts théoriques
Proposition de préconisations en vue d’améliorer les situations
Nature des données Narratives, descriptives, explicatives, contextuelles
Répondant aux questions « pourquoi ?» et « comment ? »
Contributions Méthodologique, pratique, théorique
5.2.1.6. Le design de la recherche
Le design de la recherche s’établit après la revue de littérature et la problématique, et
avant le recueil des données, selon un processus itératif. « Le design de la recherche, ou
l’architecture de la recherche, est la trame qui permet d’articuler les différents éléments d’une
recherche : problématique, littérature, données, analyses et résultats. Selon Grunow (1995),
c’est un élément crucial de tout projet de recherche empirique, quels que soient l’objet de
recherche et le point de vue méthodologique choisis » (Royer & Zarlowski, 2014 : 143).
« D’une manière générale, l’évaluation de la qualité d’un design repose, d’une part, sur la
logique de l’ensemble de la démarche de recherche et, d’autre part, sur la cohérence de tous
les éléments qui la constituent » (Royer & Zarlowski, 2014 : 144). Un ajustement complet
problématique-modèle-données est recherché, obtenu après plusieurs tentatives (van de
Weerdt & Baratta, 2016). Nous devons tenir compte de la faisabilité du design de recherche.
185
Figure 8 : Le design de la recherche
5.2.1.7. Le recueil des données
Dans cette recherche, deux types de méthodes qualitatives cohabitent : l’ethnographie
par immersions participantes et les entretiens, semi-dirigés et non dirigés. L’observation
fournit un vaste recueil d’informations (de Ketele, 2015). Lors des observations, nous
mobilisons nos cinq sens pour recueillir des informations riches et variées, portant sur une
situation actuelle. L’approche qualitative nous soumet à un effort soutenu de rigueur
scientifique pour exploiter le matériel factuel. De plus, cette approche nous permet de
ressentir - en partie - et de partager les émotions éprouvées par les professionnels étudiés.
186
L’analyse des données qualitatives se trouvera précisée et détaillée infra (en page 239). Elle
représente « une approche quasi-magique, […] sous prétexte qu’elle est idiosyncratique,
incommensurable et artistique » (Miles & Huberman, 2003 : 33).
Le recueil de données comporte quatre éléments (Royer & Zarlowski, 2014) :
- la nature des données collectées,
- le mode de collecte des données,
- la nature du terrain d’observation,
- et la nature de l’échantillon et la nature des sources de données.
Le tableau 7 précise les éléments du recueil de données.
Tableau 7 : Les différents éléments de recueil des données
Eléments du recueil des
données Particularités Détails Actions effectuées
Nature des données collectées
Audio Enregistrements sur dictaphone : entretiens avec les acteurs, récits des événements postérieurement à l’activité
Rédaction de la narration : conversion des données recueillies en mots, par écrit, en version électronique
Ecrite
Prises de notes : journal de bord, événements et discours pendant l’activité, récits des événements postérieurement à l’activité, retours à chaud et à froid, événements relatés, documentations internes
Observations
Observations directes des situations de travail en immersions Recueil de données par le visuel et le ressenti immédiat et direct des émotions partagées avec les professionnels observés
Mode de collecte des données
Ethnographies Par dictaphone, postérieurement à l’activité sur le terrain, et prise de notes pendant ou postérieurement à l’activité
Collecte des données en direct et en différé
Entretiens semi- directifs et non directifs
Par dictaphone, avec quelques annotations postérieurement, écrites à la main
Documentations internes
Lors des entretiens, rencontres ou rendez-vous avec des professionnels
Collecte des données en direct (sur papier ou clef USB), ou en différé : par contact électronique
Nature des terrains d’observation
Service de Police Service public, brigade spécialisée, opérant sur la voie publique
Choix de quatre terrains de secteurs différents, ayant pour points communs le primo contact avec le public et une activité soumise à des « incidents émotionnels »
Service d’Urgences
Service public, grand hôpital public
Etablissement REP+
Service public, établissement d’enseignement secondaire : collège en banlieue
Service de télécom-munications
Organisation privée, grande entreprise, contact téléphonique avec le client
187
Nature de l’échantillon et nature des sources de données
Ethnographies
Service de police : - environ 130 policiers
Service d’Urgences : - environ 100 personnels soignants
Etablissement REP+ : - entre 50 et 99 personnels enseignants et
administratifs Services de télécommunications ;
- environ 35 téléconseillers
Croisement des niveaux individuel, collectif et managérial. Echantillons des entretiens individuels : interviews d’environ 20 personnes par terrain, de manière équilibrée et cohérente. 88 entretiens, soit 89 personnes sur l’ensemble de l’étude, de sexe, d’âge, d’expériences différentes.
Entretiens
Service de police : - 23 personnes interrogées, dont 18
professionnels de terrain Services d’Urgences :
- 21 personnes interrogées, dont 10 professionnels de terrain
Etablissement REP+ : - 21 personnes interrogées, dont 16
professionnels de terrain Services de télécommunications :
- 24 personnes interrogées, dont 18 professionnels de terrain
Documentations secondaires
Provenant des acteurs impliqués dans la prévention des risques psychosociaux : managers, professionnels de la fonction RH, médecins du travail, psychologues, préventeurs, et professionnels de terrain.
Quatre terrains privilégiés d’observation ont été choisis et nous ont donné l’occasion
d’établir une méthodologie homogène : un minimum de deux semaines d’immersion
participante au sein de l’environnement professionnel des personnes - dans les voitures de la
Brigade Anti-Criminalité (BAC) et en interventions, dans le service d’Urgences, en salles de
classes, aux côtés des téléconseillers -, puis la possibilité d’interroger une vingtaine de
professionnels concernés par la recherche, dont une quinzaine de professionnels de terrain.
Les observations en immersion participante et les entretiens semi-directifs ont concerné les
mêmes personnes. Sur les quatre terrains d’accueil, trois ont nécessité une convention de
recherche entre le chercheur et l’organisation. Seul le terrain des Urgences a considéré comme
facultative cette démarche conventionnelle. Toutes les données, qu’elles soient de nature
audio, écrites ou d’observations directes, collectées de manière directe ou différée, ont été
converties en mots en version électronique, en narration, triées de manière chronologique,
puis analysées.
Ces quatre services s’inscrivent dans des secteurs d’activité différents : la sécurité, la
santé, l’éducation et la vente, secteurs public ou privé, mais ont pour points communs le
primo contact - ou contact premier et direct - avec un public, et une activité sujette à des
« incidents émotionnels », par exemple des agressions verbales et / ou physiques, des
impolitesses, des incivilités. Dans une optique de comparaison entre les différents échantillons
188
des terrains, nous instaurons une méthodologie systématique - répétitive - dans chaque terrain.
Nous nous engageons à une présence et une disponibilité sur le terrain pour trois mois dans
chaque site. Ces trois mois se fractionnent de la manière suivante : un minimum de deux
semaines d’immersion, puis le reste en disponibilité pour les entretiens. Ces derniers
concernent non seulement les professionnels de terrain, en grande majorité - policiers de la
brigade spécialisée, infirmiers urgentistes, professeurs en établissement REP+,
téléconseillers -, mais aussi les professionnels impliqués dans la thématique des émotions au
travail et de la santé des professionnels : les managers, les professionnels de la fonction RH,
les médecins du travail, les psychologues, les préventeurs des risques, admettant une étude à
trois niveaux d’analyse : individuel, collectif et managérial. Sur chaque terrain, une vingtaine
de personnes ont été interrogées en entretiens, la plupart semi-directifs, pour un total de 89
interviewés. Sur ces 89 participants, 62 sont des professionnels de terrain, soit une quinzaine
par terrain. L’échantillonnage de ces quinze professionnels de terrain s’effectue en variant les
âges, les sexes, les expériences et l’ancienneté, respectant ainsi la représentativité au sein de
chaque terrain : par exemple, la BAC ne dénombrant que quatre policières sur les 123
fonctionnaires, nous comptons seulement une policière de terrain, hors management, sur les
dix-huit policiers interrogés.
5.2.1.8. La triangulation des données
La triangulation des données qualitatives (Mucchielli, 1994) permet de combiner
plusieurs méthodologies appliquées à l’étude d’un même phénomène. Ethnographie,
entretiens semi-dirigés et non dirigés, et documentation secondaire constituent trois
méthodologies qualitatives combinées, au sein de chaque terrain étudié. Ainsi, nous disposons
des observations directes et participantes (Coenen-Huther, 1995), des entretiens
compréhensifs (Kaufmann, 2001) et de documents internes pour analyser les contenus et les
croiser. Combiner différentes méthodes de collecte de données autorise la mise en relation
d’explications théoriques. L’identification de l’origine du processus émotionnel au travail
ainsi que son déroulement va pouvoir s’effectuer grâce à ces données qualitatives, l’analyse
qualitative mettant en évidence les relations examinées et leurs causes (Miles & Huberman,
2003 : 31 ; Chatelin, 2005).
189
Figure 9 : Triangulation des données dans chaque terrain étudié
5.2.2. L’étude de cas
Cette recherche qualitative combine plusieurs études de cas : une BAC, un service
d’Urgences, un collège en REP+ et un service de télécommunications. Ces cas nous donnent
accès à l’étude de phénomènes, au sein même de leurs contextes. Après avoir présenté
différentes caractéristiques de l’étude de cas, nous détaillerons notre démarche
d’échantillonnage effectuée au sein de chaque cas, de manière répétitive et méthodique, puis
nous relaterons le déroulement de l’entrée sur les différents sites étudiés, les relations entre
chercheur et acteurs étudiés. Enfin, nous soulignerons la représentativité théorique de l’étude
de cas multiple, et nous montrerons que les modélisations théoriques soumises à l’issue de la
recherche résultent d’itérations entre théories et pratiques.
5.2.2.1. Étudier un phénomène dans son contexte
Le choix d’une méthodologie par étude de cas correspond ici au PECP dans lequel la
présente recherche s’inscrit, car ce paradigme nous conduit à nous concentrer sur la
signification des phénomènes pour en construire une interprétation à partir des données
observées (Hlady-Rispal, 2015). Nous proposons alors des interprétations du réel, « qui ne
sont pas la réalité, mais un construit sur une réalité susceptible de l’expliquer » (Wacheux,
1996 : 43).
190
Les études de cas font partie des études qualitatives exploratoires (Hlady-Rispal,
2015). L’étude de cas correspond à « une enquête empirique qui étudie un phénomène
contemporain dans son contexte de vie réelle, où les limites entre le phénomène et le contexte
ne sont pas nettement évidentes et dans laquelle des sources d’informations multiples sont
utilisées » (Yin, 2009 : 23). « L’étude de cas consiste à rapporter une situation réelle, prise
dans son contexte, et à analyser pour découvrir comment se manifestent et évoluent les
phénomènes auxquels le chercheur s’intéresse » (Collerette, 1997 : 81). Ici, il s’agit des
régulations individuelles et collectives des émotions, au sein de métiers de service sujets à
« incidents émotionnels ». Dans la lignée des travaux de Glaser et Strauss (1967), l’étude de
cas s’inscrit dans une stratégie de recherche, permettant d’explorer des phénomènes
complexes et peu connus afin d’en saisir la richesse et d’y identifier des patterns, dans une
optique de génération de théorie (Eisenhardt, 1989 ; Yin, 2009) : « l’étude de cas cherche
alors à faire apparaître la trajectoire suivie par les phénomènes étudiés afin d’en relever les
particularités. C’est une autre de ses caractéristiques de chercher à décrire la complexité d’une
situation afin d’en éclairer les liens multiples et dynamiques qui unissent les divers éléments »
(Collerette, 1997 : 81).
L’étude de cas s’applique à décrire un phénomène, une organisation, un incident, et
permet de mettre à l’épreuve une théorie ou des propositions, en dégageant des pistes de
généralisation théorique. L’étude de cas, adaptée à la recherche exploratoire, comprend une
analyse approfondie d’un phénomène complexe, dans un lieu et un espace donnés, et permet
de comparer différents terrains entre eux. Elle s’utilise pour éclairer les « comment » et les
« pourquoi » de phénomènes contemporains de vie réelle, et lorsque le chercheur a peu de
contrôle sur les événements, ce qui est le cas dans nos terrains étudiés (Eisenhardt, 1989 ; Yin,
2009).
Comparer différents cas conduit à rendre compte de processus complexes. L’objectif
de ces études de cas, qualitatives, consiste à extraire de la masse de données du contexte réel,
des compréhensions théoriques, afin d’expliquer ces données, en conservant richesse et
complexité : « les processus organisationnels sont inextricablement liés aux contextes, aux
situations réelles dans lesquels ils se produisent » (Musca, 2006 : 157). L’objet de recherche,
portant sur les différentes régulations des émotions dans des métiers soumis à des
« incidents émotionnels », implique des phénomènes complexes, qui ne sont pas
uniquement liés à l’environnement professionnel. Par exemple, un chef d’unité spécialisée
de protection de l’ordre public parisienne nous a signalé que suite aux attentats du 13
novembre 2015 en France, il constate une vague de départs du service, malgré les
191
interventions réussies et la fierté en résultant. En regardant de plus près ce phénomène, il se
rend compte que cet important nombre de départs provient des émotions intenses vécues par
les familles et l’entourage des policiers concernés. Les événements terroristes ont provoqué
d’importantes inquiétudes, peurs et angoisses, en particulier chez les conjoint(e)s et enfants
des policiers du service. Certains policiers, face à de telles tensions émotionnelles et
contagions émotionnelles (van Hoorebeke, 2008a), ont préféré quitter le service, préservant
ainsi la santé et le bien-être des personnes liées à leur vie personnelle. Le chef du service en
question se retrouve en butte avec ce problème de GRH, mais démuni, s’agissant de la
question de l’équilibre délicat entre vie professionnelle et vie personnelle et de l’influence des
émotions de l’entourage familial sur le professionnel.
À cet objet de recherche - les régulations des émotions au sein de métiers sujets à
« incidents émotionnels » -, l’étude de cas se révèle particulièrement adaptée : « complexité
des phénomènes, souci pour les processus évolutifs, recherche de significations pour les
acteurs, reconstitution de scénarii, rareté d’un phénomène, difficulté à objectiver ou
standardiser l’information, sont autant de motifs qui justifient le recours à l’étude de cas
comme technique de recherche » (Collerette, 1997 : 84).
Les cas sélectionnés apparaissent comme des modèles typiques du phénomène à
étudier : nous observons l’unicité du phénomène et en conservons les particularités, dans une
démarche de découverte, d’exploration et de comparaison. Nous documentons un « morceau
de la réalité » de manière idiographique (Tsoukas, 1989), dans un contexte particulier. La
création de sens provient de la masse de données et d’informations, et de la variété des modes
de collecte. Dans nos quatre cas étudiés, l’analyse en profondeur nous conduit à décrire, dans
le détail, le phénomène organisationnel, avec pour objectif l’élaboration d’un modèle
théorique, au sens de Willett (1996). La modélisation des phénomènes analysés vient enrichir
la compréhension de ces derniers. Le terme de « modèle » « désigne les différents moyens de
représentations et les schémas utilisés pour décrire et expliquer divers phénomènes » (Willet,
1996 : 8). Nous travaillons de manière inductive, dans une posture compréhensive, à partir
d’observations de situations, pour formaliser peu à peu les données, et évoluer vers une
théorie : la connaissance émerge à partir des réalités (Mucchielli, 1994). Les différents cas
sélectionnés nous amènent à étudier des situations offrant des potentialités d’apprentissage
fortes.
192
5.2.2.2. L’étude de cas comme stratégie de recherche
L’étude de cas s’ajuste à une ou plusieurs méthodes de recherche, ici l’ethnographie et
les interviews semi-directives et non directives. Grâce à cette méthode, il est possible
d’obtenir et d’employer plusieurs collections de données et d’analyses afin de développer ou
de tester une théorie. Selon Yin (2009), l’étude de cas peut constituer une stratégie de
recherche à part entière, par l’examen de processus complexes, en profondeur. D’après
Eisenhardt (1989) et Dyer et Wilkins (1991), l’étude de cas correspond à une méthodologie
décrivant un phénomène général, tout en saisissant les nuances et la complexité du(des)
concept(s). Elle parvient à décrire potentiellement des orientations et relations que la théorie
n’aurait pas envisagées. Elle « constitue une stratégie de recherche empirique adaptée à des
questionnements sur les interactions plus ou moins implicites liées à un phénomène »
(Chatelin, 2005 : 15).
Les études de cas s’avèrent particulièrement pertinentes aux premiers stades
d’investigation d’un sujet de recherche peu abordé (Eisenhardt, 1989), tel que celui-ci :
l’étude des régulations des émotions au travail sous l’angle de la GRH. Nous privilégions la
compréhension, explorons en profondeur un phénomène, plutôt que de procéder à sa
généralisation (Stake, 2000), dans une logique idiographique. Le cas ne pouvant se
déconnecter de son environnement, l’observation participante, impliquant journal de bord et
enregistrements, s’impose dans l’objectif de découverte et de compréhension d’un
phénomène.
5.2.2.3. Les avantages et les inconvénients de l’étude de cas
Parmi les avantages, nous apprécions principalement la richesse des données, née
d’un contact approfondi avec le terrain et autorisant une analyse fine : « le caractère adaptatif
et la forte validité interne de la démarche, la richesse de données diachroniques et
processuelles permettent de développer une réflexion plus nuancée et une théorisation tenant
compte de la complexité de son objet » (Giroux, 2003 : 74). Nous notons aussi la possibilité
d’avoir un design de recherche flexible par rapport à un objet de recherche défini (Yin,
2009). De plus, l’étude de cas crée un impact puissant sur les esprits, davantage qu’un
développement théorique abstrait, et constitue ainsi un bon outil pédagogique (Dyer &
Wilkins, 1991). Parmi les inconvénients, nous relevons les difficultés d’accès aux
terrains, et une généralisation statistique limitée : « les coûts de la démarche tant pour le
chercheur que pour les participants, le peu de contrôle des variables, la grande quantité de
193
données à traiter, la fidélité et la validité externe limitée » (Giroux, 2003 : 74). En effet, la
profondeur et le degré de détails s’acquièrent par cette démarche qualitative en raison du peu
de cas étudiés, mais ce nombre réduit de cas exige une certaine prudence quant à une
complète généralisation. De plus, la faiblesse de l’étude de cas réside aussi dans la difficulté
de l’analyse des données : on relève « l’absence relative de canons, de règles de décision et
de procédures admises et même toute heuristique commune pour l’analyse de données
qualitatives » (Miles & Huberman, 2003 : 28).
5.2.2.4. La démarche d’échantillonnage
Pour Eisenhardt (1989), le choix de la population étudiée constitue une étape cruciale
dans le processus de découverte scientifique. Le choix des échantillons à étudier se fait pour
des raisons théoriques, dans des logiques de réplication et de catégorisation théorique : nous
cherchons des caractères typiques afin d’étudier un phénomène en profondeur. Le choix des
échantillons s’effectue avec opportunisme méthodologique (Girin, 1990). Pour des raisons de
sens et de pertinence sur le plan scientifique, les cas choisis, ou ensembles homogènes de
répondants appartenant pour chaque cas à une organisation, doivent différer a priori,
permettant ainsi un repérage des traits communs a posteriori.
Le tableau 8 projette a priori les différents types de régulation des émotions par
terrains choisis, face à la prévisibilité d’émotions déplaisantes pour les professionnels. La
question « s’attend-t-on à un incident émotionnel ? » se pose pour chaque terrain d’étude. Ce
tableau récapitule les différentes pré-conceptions de sources d’incidents émotionnels au
travail, au sein des quatre secteurs.
194
Tableau 8 : Pré-conceptions de la prévisibilité de risques physiques et psychologiques et
d’émotions déplaisantes au travail, par métiers
195
La démarche de choix des différents terrains d’investigation par l’inventaire de
plusieurs pré-conceptions de sources d’« incidents émotionnels » fâcheux au travail, nous
conduit à sélectionner des cas pertinents, ayant un potentiel illustratif intéressant.
L’échantillonnage théorique, processus de collecte de données pour produire une théorie, doit
mobiliser des cas, certes différents a priori, mais ayant suffisamment de traits en communs.
Le choix de la population étudiée pour chaque cas doit permettre la comparaison. Par
conséquent, nous avons choisi d’étudier les populations suivantes : les policiers concernant le
cas d’un service spécialisé de police de voie publique (la BAC), les infirmiers pour celui d’un
service d’Urgences traumatologiques dans un hôpital public de grande taille, les enseignants
d’un établissement de collège en Réseau d’Éducation Prioritaire renforcée (REP+)
concentrant difficultés scolaires, sociales et économiques, et des téléconseillers d’un service
appartenant à une grande entreprise privée de télécommunications. Le tableau ci-dessous
mentionne les principales caractéristiques des conditions de travail des quatre métiers
concernés.
Tableau 9 : Caractéristiques des conditions de travail principales des métiers étudiés
Le principal point commun de ces quatre métiers réside dans le contact direct avec un
public, ou « primo contact », pouvant provoquer des « incidents émotionnels » de plus ou
moins grande intensité. Trois de ces cas appartiennent à la fonction publique (service de
police spécialisé relevant du Ministère de l’Intérieur, service d’Urgences d’un hôpital public
de grande taille, relevant du Ministère de la Santé, établissement REP+ relevant du Ministère
de l’Éducation), et le quatrième appartient au secteur des grandes entreprises privées. La
diversité des cas apparaît au travers du contexte environnemental (Hlady-Rispal, 2015 : 262).
Pour étudier et analyser les cas en profondeur, il convient de ne pas trop multiplier les terrains
de recherche (Stake, 2000), car l’ajout de nouveaux cas semble inutile si les premiers cas
196
n’ont pas été traités de manière approfondie (Yin, 2009). En effet, il vaut mieux privilégier
l’analyse en profondeur de peu de cas, ici quatre, de préférence distincts mais comparables
(Eisenhardt, 1989).
Nous établissons les échantillons à étudier en fonction de leur potentiel de données à
récolter, en fonction de l’accueil, de la disponibilité et de l’intérêt des acteurs sociaux pour la
recherche : « l’accès au terrain sera d’autant plus facile que les membres de l’organisation
sont intéressés par les résultats » (Royer & Zarlowski, 2014 : 158). En début de thèse, nous
avions sollicité un hôpital psychiatrique de grande taille, afin d’y étudier un collectif
d’infirmiers d’Urgences psychiatriques, ainsi qu’une grande entreprise de transports en
commun, afin d’y observer des conducteurs de bus, dont les personnels ont à gérer le primo
contact avec un public pas toujours facile. Devant la faible réactivité de ces deux
organisations, nous avons décidé de nous retirer au profit des quatre terrains déjà cités.
Nous recherchons des similarités et des différences à travers tous les cas étudiés
(Eisenhardt, 1989). L’échantillonnage interne à chaque cas a été réalisé en appliquant le
critère de diversité, afin de recueillir une variété de situations, et de récolter le plus de
représentations possibles. Dans chaque cas, nous veillons à la variété des échantillons, portant
sur le sexe, l’âge, l’expérience professionnelle, le nombre d’années dans la structure et dans le
service, afin d’obtenir un regard global.
5.2.2.5. L’entrée sur le terrain
Une fois un certain nombre de services identifiés comme potentiellement pertinents
pour l’étude du phénomène étudié, nous entrons en contact avec les différents terrains. Cette
démarche nécessite une préparation à la rencontre en amont, afin que la recherche soit
effectivement explicitée et que l’interlocuteur y trouve un(des) intérêt(s), managérial,
organisationnel, fonctionnel.
Nous présentons l’objet de la recherche, les résultats de la pré-recherche (Monier,
2014), et développons nos objectifs, en particulier méthodologiques et opérationnels. En
fonction des retours et des besoins énoncés par l’interlocuteur, responsable référent du terrain
en question, nous négocions, clarifions, et évaluons une future arrivée sur site. En
l’occurrence, les quatre terrains ci-dessus ont accepté de participer à la recherche, y trouvant
des intérêts opérationnels et managériaux, et ont autorisé la démarche méthodologique
systématique proposée - deux semaines d’ethnographie puis une vingtaine d’entretiens, avec
des professionnels de terrain et des professionnels concernés par la préservation de la santé au
197
travail, pour une durée globale de trois mois -. Nous visons à étudier plusieurs organisations,
dans lesquelles un phénomène analogue se produit - les régulations des émotions au travail -
afin d’en capter les éventuelles variations inter-organisations.
5.2.2.6. La relation entre chercheur et terrains
L’étude de cas suppose un contact approfondi avec le terrain, de la phase de
négociation de l’entrée sur le terrain à la phase de restitution des résultats. En effet, même si,
s’agissant de la démarche méthodologique de terrain, un accord de principe se négocie et
s’obtient, « rien n’est jamais gagné » (Musca, 2006 : 160). Nous devons témoigner à la fois
d’une bonne gestion des relations avec les acteurs sociaux, maintenant avec eux une distance
adaptée et une disponibilité sans faille, d’une adaptation aux situations, en face à face et à
distance, et aussi d’une rigueur concernant le maintien du cap de recherche : « cela
nécessite de maintenir un contact étroit avec le terrain tout au long de l’étude, le chercheur
doit faire preuve de souplesse et d’opportunisme, tout en étant rigoureux par rapport aux
objectifs de son étude » (Musca, 2006 : 160). La partie ethnographique de l’étude de cas
implique des contraintes importantes (Reeves Sanday, 1979) : la méthodologie de terrain
constitue un mode de recherche intensif, exigeant une présence forte sur le terrain,
parallèlement à l’assimilation de concepts organisationnels nombreux (Musca, 2006).
L’étude de cas requiert une bonne interaction entre les données observées, les acteurs
sociaux et le chercheur. Nous collectons les informations in vivo, grâce à l’immersion de
terrain. Cette immersion, indispensable, constitue la seule possibilité de collecter les données
souhaitées et d’observer les comportements informels, essentiels à la compréhension du
phénomène (Hlady-Rispal, 2015 : 257). Cette démarche d’immersion-terrain induit une non-
neutralité du chercheur. En effet, si pour les tenants de l’épistémologie positiviste, le
chercheur doit s’effacer, rester neutre (Friedberg, 1972), les ethnométhodologues dénoncent le
mythe de la neutralité du chercheur (Plane, 1995). Cette neutralité semble impossible en
réalité. Nous avons pour objectif de comprendre en profondeur les représentations des acteurs
sociaux étudiés. Nous travaillons surtout à partir des perceptions des acteurs (Hammersley,
1990), donc la proximité avec le terrain s’avère essentielle.
Dans chaque étude de cas, qu’il s’agisse de la méthodologie ethnographique ou de la
phase d’entretiens semi-dirigés avec des professionnels de terrain, nous nous assurons de
l’accord de l’acteur social, pour être observé et / ou pour participer aux interviews. Cet accord
ou consentement se négocie en permanence lors de l’immersion. Nous devons anticiper les
198
éventuels obstacles à l’observation, et gagner la confiance des acteurs concernés. Nous
déployons vigilance, attention et curiosité. Concernant la phase d’entretiens, les volontaires
se manifestent en grande partie grâce à la confiance que nous avons pu gagner lors de
l’immersion : « tu as su trouver de la confiance » (policier de BAC). Cependant, ceci ne nous
garantit pas à coup sûr que nous pourrons disposer du nombre voulu de participants aux
interviews, en l’occurrence une vingtaine par terrain étudié. Pour éviter la déconvenue d’un
nombre trop faible de participants aux interviews, nous devons faire preuve de vigilance,
d’anticipation, de gestion de la relation, voire d’imagination : « la débrouillardise, la
diplomatie et l’imagination s’avèrent alors des atours à mobiliser au service de la recherche »
(Giroux, 2003 : 62) (en page 270).
5.2.2.7. Le design de la recherche : préparation du travail empirique
La collecte de données suppose auparavant de réfléchir mûrement à une clarification
nette de l’objet de recherche (Miles & Huberman, 2003). Le design de la recherche débute par
la préparation du travail empirique. Nous élaborons le guide, le protocole pour les études de
cas envisagées, avec les objectifs généraux, les sources d’informations, les questions, ce qui
permet de préparer ensuite les entretiens, sachant que ce protocole évolue dans le temps,
s’ajuste. Ce protocole s’exprime par une fiche récapitulative de la démarche de recherche
qualitative au sein de chaque terrain étudié, sous forme de carte heuristique, dont un exemple
est proposé par la figure ci-dessous.
Figure 10 : Exemple de carte heuristique concernant la préparation du travail empirique à la
BAC
199
200
Chaque terrain étudié fait l’objet d’une fiche récapitulative de la démarche de collecte
de données, comme présentée ci-dessus, ainsi que trois autres cartes heuristiques :
- une carte exposant les détails de l’immersion participante,
- une carte précisant le planning de la démarche méthodologique dans le terrain
concerné,
- une carte instaurant une trame de contenu de communication sur la recherche,
favorisant l’information des agents des terrains concernés sur les objectifs et le cadre
de l’étude.
Chaque cas étudié possède ses fiches récapitulatives du travail empirique que nous effectuons,
permettant, par la suite, une traçabilité du processus analytique, et une réplication du
protocole sur les quatre cas étudiés : « le design de recherche est à la fois l’expression de la
mise à l’épreuve de la théorie et le support de la mise en risque de ce même travail face à la
critique. Il repose sur l’utilisation et le développement, par le chercheur, d’outils d’analyse et
d’instruments de la chaîne de preuve, de sorte que sa réplication et celle du cadre conceptuel
testé soient possibles » (Chatelin, 2005 : 22).
5.2.2.8. Un va-et-vient entre théorie et empirie, pour l’émergence d’un modèle théorique
L’étude de cas multiple nécessite de respecter trois règles : la triangulation des
données (Collerette, 1997 ; Miles & Huberman, 2003 ; Yin, 2009), la constitution d’une
banque d’informations avec toutes les données consignées et classées méthodiquement et la
soumission des résultats aux acteurs étudiés (Miles & Huberman, 2003). Tout au long des
études de cas, nous effectuons des va-et-vient entre la collecte de données et la partie
conceptuelle de l’étude. Nous alternons les temps d’immersion et les temps de prise de recul
sur les données récoltées. Martinet (1990) préconise cette démarche de balancier permanent
entre observation et abstraction, entre le théorique et l’opératoire : « la gestion doit accueillir
des respirations de la pensée, des allers-retours entre approfondissements de zones locales et
réarticulations de connaissances en cadres conceptuels englobants » (Martinet, 1990 : 23). En
fin d’étude de cas, nous comparons résultats et théorie, cette confrontation faisant émerger des
concepts.
Lors de la phase d’analyse (en page 234), nous étudions minutieusement les situations
observées et consignées, et les phénomènes récurrents, afin d’inférer un modèle théorique
spécifiant le processus émotionnel au travail.
201
La masse importante de données récoltées au moyen de l’étude de cas accorde une
forte validité interne à la recherche, car « à cause de la proximité de l’objet, cette méthode
assure que l’on étudie bien le phénomène choisi » (Giroux, 2003 : 44). La validité de
construit s’établit du fait de la pluralité des sources d’informations, écrites, orales, de la
pluralité des méthodes d’enquêtes, observations et entretiens, et de la pluralité des
informateurs mobilisés (Hlady-Rispal, 2015). L’étude de cas multiple s’offre ici comme une
stratégie de recherche plurielle. Le tableau 10 récapitule et détaille les huit étapes des études
de cas (Gagnon, 2005).
Tableau 10 : Les différentes étapes des études de cas (Gagnon, 2005)
Etablir la pertinence L’étude de cas multiple : méthodologie adaptée car nous cherchons à observer un phénomène complexe dans des contextes différents. Trois niveaux d’analyse interviennent :
- le niveau individuel - le niveau collectif - le niveau managérial.
Assurer la véracité des résultats
La démarche méthodologique s’applique avec rigueur, de manière systématique dans les quatre cas étudiés. Nous vérifions la validité de la recherche (en page 249).
Préparer les cas Nous déterminons la question de recherche et le phénomène étudié : - phénomène étudié : nous cherchons à comprendre le processus
émotionnel au travail, le phénomène des régulations des émotions au travail dans des métiers sujets à incidents émotionnels ;
- question de recherche posée : « quelles sont les composantes du processus émotionnel au travail et leurs répercussions sur la santé du professionnel ainsi que sur l’accomplissement de sa tâche ? ».
Les sources d’informations et les populations étudiées sont les suivantes : - sources d’informations : triangulation des données par
l’immersion, les entretiens et la documentation secondaire ; - populations étudiées : nous étudions les situations de travail des
professionnels de terrain dans quatre métiers sujets à des incidents émotionnels, de différents secteurs, comprenant des similarités supportant une analyse comparative.
Recruter les cas Nous établissons le contact avec tous les terrains concernés par la recherche et entretenons la relation tout au long de l’étude de cas.
Collecter les données Nous collectons une importante masse de données, nées des observations, de l’écoute active, des entretiens, de sources diverses.
Traiter les données Nous traitons les données en les codant, les triant, les organisant, les catégorisant et les réduisant (en page 241).
Interpréter les données Lors de cette étape créative et intuitive, nous faisons émerger le sens, la signification du phénomène observé et comparons les données avec la littérature.
Diffuser les résultats Nous diffusons les résultats de la recherche aux acteurs concernés. De plus, toutes les transcriptions d’entretiens ont été soumises en document Word aux participants concernés, dans l’objectif de nous assurer de la qualité et de l’exactitude des idées, explications, narrations et propositions transmises par les volontaires lors des échanges.
202
Les caractéristiques principales de l’étude de cas multiple menée dans la présente
recherche ayant été présentées, les parties suivantes entrent dans le détail de la démarche
d’ethnographies, ou immersions, qui s’articulera ensuite avec celle des entretiens semi-
directifs et non directifs menés au sein de chacun des quatre terrains.
5.2.3. Ethnographies
Après une présentation concise des principaux déterminants de l’ethnographie, nous
clarifions notre démarche méthodologique ethnographique, en faisant référence aux situations
d’observations et d’interactions avec les acteurs sociaux in situ, en dissociant les attitudes de
chercheur participant et non participant lors de la phase de terrain, et en spécifiant la juste
distance nécessaire à instaurer avec les différents terrains. Nous préférons l’expression
« immersion participante » à l’ethnographie, en raison de la posture adoptée pour récolter les
données issues du terrain, qui sera détaillée ensuite.
5.2.3.1. Historique de la méthode ethnographique
Historiquement, l’anthropologie, ou science de l’Homme, inaugura et théorisa la
première la nécessité de l’observation directe, ou ethnographie, partie du travail de recherche
consacrée au recueil des données de terrain. L’anthropologie analyse des données
ethnographiques issues de différentes sources. La sociologie, pouvant se considérer comme
une subdivision de l’anthropologie (Ward, 1997) a pour objet l’étude de l’Homme et relève
des sciences humaines. À l’École Sociologique américaine de Chicago, Robert Park effectua,
dans les années 1910, une recherche basée sur des enquêtes de terrain, obtenant ainsi des
données de première main. Pour le sociologue Whyte (1943), observer signifie passer du
temps sur le terrain. En France, après la seconde guerre mondiale, les sociologues du travail
examinèrent des ateliers industriels, souhaitant y découvrir les méthodes de travail, les
réactions des ouvriers au travail. Ainsi, Friedmann (1956) effectua des observations directes
au sein d’usines pratiquant la parcellisation poussée du travail, et Bourgeois (2001) se chargea
d’une enquête concernant des dealers. Pour les sociologues, les terrains privilégiés pour des
observations directes coïncident avec des communautés de petite taille, car la place de chacun
se détermine visiblement par rapport aux autres, ce que l’observateur peut alors situer et
décrire. Ceci rend importante la qualité des relations chercheur-terrains (Dubost, 1987).
De manière expérimentale, Dickson, Mayo et Roethlisberger, sociologues du travail,
observèrent en continu des usines, faisant varier les conditions de travail, afin d’en connaître
203
les influences sur les travailleurs. Le secteur des services fait aussi l’objet d’observations en
profondeur (Spire, 2008).
Dans les recherches-expérimentations de Mayo (1945), au sein des ateliers
d’Hawthorne, l’objectif visé était de voir les réactions des ouvriers en fonction des variations
ou actions d’amélioration des conditions de travail, cette approche expérimentale s’inscrivant
dans une démarche de recherche phénoménologique. Dans le même mouvement intellectuel,
le courant des Relations Humaines, Kurt Lewin intervint auprès de professionnels souhaitant
promouvoir le changement (Lewin, 1959 : 219). Dans cette lignée, les éventuels changements
organisationnels proposés par la présente recherche correspondent aux objectifs de
préservation de la santé des agents et de qualité des services rendus. Ces objectifs ont été
présentés lors de l’annonce de notre venue sur chaque terrain.
La recherche ethnographique s’associe souvent aux études anthropologiques du
comportement des individus et des organisations, incluant une observation ou une
participation. Selon Musca (2006), l’ethnographe tend au maximum à éviter de déranger le
système observé. Chercher « à la fois à s’identifier au processus culturel étudié tout en restant
distant » (Reeves Sanday, 1979) constitue le paradoxe de l’ethnographe.
5.2.3.2. Le choix de la méthode ethnographique
L’ethnographie correspond à la description, l’explication ou la compréhension d’un
phénomène social particulier dans son environnement naturel. L’analyse d’un cas en
profondeur met en œuvre cette méthode. La technique ethnographique principale correspond à
l’observation continue du phénomène dans son contexte, l’analyse appartenant par conséquent
aux procédés qualitatifs (Reeves Sanday, 1979 ; Atkinson & Hammersley, 1994 ; Royer &
Zarlowski, 2014). Les faits sociaux observés s’appréhendent comme des phénomènes
interactionnels (Moreno, 1970). L’observation des situations de travail, en immersion, se
dirige sur un objet, afin d’en recueillir des informations. Elle s’apparie avec les ressentis qui
en résultent.
Dans son étude sur la charge de travail et le stress en centre de relation clientèle, van
de Weerdt (2011) fonde sa méthode sur l’observation de situations réelles, par des relevés
systématiques et par une évaluation systémique, en prenant en compte l’environnement global
des acteurs étudiés. Cette double orientation, mise en œuvre aussi dans la présente recherche,
nous permet d’établir un diagnostic précis des causes du problème étudié, et de proposer
204
des actions sur des aspects concrets. Cette approche systémique s’exprime ici par une étude
à trois niveaux, au sein de chaque terrain :
- le niveau individuel : observations des acteurs et entretiens semi-dirigés,
- le niveau collectif : observations et vécus des situations de travail en collectifs de
travail restreints ou élargis,
- et le niveau managérial : observations des techniques de management, entretiens semi-
directifs ou non directifs avec les acteurs concernés par la problématique (managers,
professionnels de la fonction RH, acteurs de la santé et de la prévention des risques).
La dynamique concrète de l’acteur social s’observe dans son contexte et son histoire :
nous prenons en compte l’activité - actions accomplies, vécues, pensées, observables - et le
facteur contextuel - espaces, public, système organisationnel -. Cette approche concrète
s’ancre dans le présent, dans le réel de l’activité. Nous relevons le langage, les échanges, la
communication entre les acteurs, afin de comprendre leurs expériences.
Les immersions au sein des terrains étudiés aboutissent à une connaissance
approfondie et rendent envisageable l’obtention de résultats perdurant dans le temps. Nous
opérons un véritable engagement dans les terrains : nous nous y rendons concrètement, et les
modifions par notre intervention, de manière voulue ou non. Nous triangulons les données
(Flick, 2009), en confrontant les informations issues de trois sources (ou méthodes) :
l’immersion participante et les observations, les interviews, semi-dirigées et non dirigées, et la
documentation secondaire. De plus, nous restituons les résultats aux terrains concernés, en
nous efforçant de mettre en valeur le monde tel qu’il est vécu, ressenti et exprimé par les
acteurs. Cette méthodologie nécessite ouverture, souplesse, réactivité du processus de
recherche, ce dernier ayant pour finalité de rendre compte de la logique d’un objet pris dans sa
singularité et son unicité (Flick, 2009).
5.2.3.3. Observations et interactions : fondements de la recherche par ethnographie
Analyser l’organisation de l’intérieur constitue une mine d’or pour le chercheur.
Moisdon (2015) déplore le trop grand nombre de recherches étudiant les organisations de
l’extérieur, les chercheurs soulignant, selon eux, à distance et a priori les dysfonctionnements
et les conflits dans les organisations. Les analyses externes ne peuvent rendre compte des
mécanismes internes auxquels le chercheur s’intéresse en sciences de gestion : « les
disciplines académiques épousent scrupuleusement les séparations fonctionnelles de
205
l’entreprise, dans un mouvement de renforcement réciproque » (Moisdon, 2015 : 25). Selon
Moisdon (2015), les observations directes constituent les seules façons d’étudier l’objet
de recherche, ce qui nécessite une entrée en relation avec les terrains concernés. Lors de la
recherche, et jusqu’à restitution des résultats, nous interagissons continuellement avec les
membres de l’organisation étudiée, échangeons en permanence avec eux des points de vue et
des représentations.
Interactions et observations, impératives afin que nous comprenions ou commençions
à comprendre les aspects techniques de certains problèmes, augmenterons la pertinence de
notre analyse, afin de ne pas proposer de recommandations éloignées des conditions réelles de
travail : « les aspects techniques, souvent négligés dans les ouvrages de gestion, induisent
des contraintes qu’il vaut mieux percevoir le plus vite possible si on ne veut pas
fabriquer des représentations totalement irréalistes des phénomènes analysés […],
tentatives dont ne manqueront pas de sourire les acteurs de terrain » (Moisdon,
2015 : 30).
5.2.3.4. Observation participante ou non participante
La démarche d’investigation à intérieur d’une organisation à étudier reste rare en
gestion (Castagnos & al, 1996). Pourtant, cette posture « anticonformiste » se révèle
particulièrement pertinente au regard du thème principal de recherche : les émotions au
travail. Les émotions - du latin movere : mettre en mouvement -, pour être intelligibles,
requièrent d’être vécues, et pas seulement interrogées ou regardées à distance. Une
observation distante, soi-disant sans interférence (Savall & Zardet, 1996), serait complètement
inappropriée à l’objectif poursuivi.
Dans une étude de cas, plusieurs positionnements s’offrent au chercheur vis-à-vis du
terrain (Baumard & al, 1999) : la posture de participant complet, celle de participant-
observateur, celle de l’observateur qui participe et celle de l’observateur complet. La
distinction entre observation participante ou non participante ne s’établit pas toujours de
manière aisée, dans certains terrains, comme c’est le cas ici dans notre recherche. Dans
l’observation dite participante, le chercheur se moule dans un rôle préexistant et
participe aux activités ordinaires, alors que l’observation non participante implique que
le chercheur se positionne comme simple observateur. Concernant l’observation
participante, Chauvin (2010) relève que la prise de note s’avère délicate, alors qu’elle se
conçoit plus facilement dans l’observation non participante. Dans le cas présent, nous avons
206
pu prendre des notes dans tous les terrains, à l’exception du service de police : non pas tant en
raison du caractère participant ou non de l’observation, mais pour deux autres motifs. Le
premier, la méfiance des policiers, le second, l’incommodité matérielle. En effet, suite à la
venue, peu de temps avant la nôtre, d’une équipe journalistique qui les aurait « bernés », les
policiers commencèrent à regarder d’un œil peu enthousiaste la transcription de notes. Il fallut
donc s’intégrer et reconquérir une certaine confiance avec le temps. Deuxièmement, en
immersion, sur la voie publique, dans une voiture, de nuit, ou debout, écrire apparaît
immédiatement et matériellement presque impossible. Quelle que soit l’organisation étudiée,
notre posture, de par notre volonté d’intégration dans l’équipe, correspond principalement
et le plus souvent à l’observation participante, qu’il y ait possibilité de prise de notes ou
non. Au cours des différentes études de cas, nous ajustons et clarifions notre statut ainsi que
l’utilisation qui sera faite des données (Giroux, 2003), et adoptons un positionnement
différent selon les phases de l’étude : parfois nous nous positionnons comme simple
observateur - souvent au début des immersions - parfois comme observateur qui participe
(Baumard & al, 1999) : « le chercheur est souvent amené à avoir différents positionnements
au cours de l’étude, variant de l’observation simple à l’observation participante, voire à la
participation complète. Il importe d’être attentif aux impacts que ces glissements engendrent
sur les situations observées, ainsi que sur la nature des données recueillies » (Musca,
2006 : 164).
5.2.3.5. Ethnographie et paradigme constructiviste : neutralité impossible mais juste distance
nécessaire
Trois méthodes de recherche en sciences sociales correspondent à la position du
chercheur sur le terrain (Girin, 1981 : 1884) : dans la première, la méthode objectivante a
priori, le chercheur pense être en position de neutralité, et interagit au minimum avec les
acteurs (Friedberg, 1972 : 10) : « le sociologue est extérieur à son terrain d’enquête, il n’y
participe pas […]. Le sociologue, tout comme l’ethnologue, doit, dans toute la mesure du
possible, faire table rase de ses expériences antérieures, de ses propres valeurs, de ses
opinions ou de ses préjugés. Sa subjectivité doit s’effacer devant la réalité empirique sous ses
yeux […] ». Selon cette méthode, le chercheur doit observer sans interagir, ce qui semble
incompatible avec l’objet étudié, les émotions au travail. De plus, la restitution des résultats
influence sans doute le comportement des acteurs. La deuxième méthode, l’observation
participante, consiste à se faire recruter en tant que professionnel de terrain, par exemple
infirmière ou policière, par l’organisation, à y occuper un rôle, une fonction, ce qui ne peut
207
s’envisager dans aucun des quatre terrains étudiés. De plus, cette méthode rend parfois
difficile l’observation. Cependant, le public rencontré, dans les quatre secteurs étudiés, devait
croire que nous avions, ou allions avoir, le même statut que les acteurs sociaux observés. Face
au public, ces derniers « couvraient » notre véritable statut de chercheur. Notre « couverture »
impliquait que le public devait croire que nous occupions bien une fonction opérationnelle, un
rôle pour l’organisation, ne serait-ce que futur. Par exemple, notre couverture d’activité au
sein du service d’Urgences correspondait à « infirmière en stage d’observation ». Concernant
la BAC, elle relevait du même statut, à savoir « policière en stage ». Les professeurs en REP+
nous ont présenté aux collégiens comme « étudiante souhaitant s’orienter dans
l’enseignement ». Le service de télécommunications n’a nécessité aucune couverture, en
raison du contact non visuel avec le public. La troisième méthode de recherche correspond à
une méthode interactive, à visée transformative : il s’agit de transformer le fonctionnement
de l’organisation observée (Girin, 1990), d’améliorer le fonctionnement des espaces, de
produire des concepts, des outils. Cette méthode non neutre a pour objectif d’accroître la
performance, au niveau économique et social. Cette méthode semble la plus proche de la
présente recherche, bien qu’il ne s’agisse pas de recherche-intervention, mais d’une étude de
cas multiple, qualitative, proposant de modéliser le processus émotionnel au travail dans des
métiers sujets à des « incidents émotionnels », dans le double objectif de préservation de la
santé des professionnels et de qualité de leurs interventions.
Toute immersion participante commence par un contact avec une organisation, pour
laquelle le sujet étudié peut constituer une réponse à une problématique organisationnelle
actuelle, ici « comment réguler les émotions au travail, aux niveaux individuel, collectif et
managérial, dans une double optique de préservation de la santé des professionnels et de
qualité de leurs interventions ? ». Les premiers contacts avec l’organisation induisent une
négociation, en particulier sur la possibilité d’effectuer l’immersion et les entretiens, mais
aussi sur le contenu, la durée, et la nature des résultats attendus (Moisdon, 2015).
Les interactions chercheur-acteurs représentent des instruments d’élaboration de
connaissances, à évaluer et gérer tout au long de l’immersion (Avenier, 2011). Nous dosons la
distance à adopter vis-à-vis du terrain, nous nous ménageons une position de recul, de
distance critique, pour rompre avec la réalité sensible, afin d’ôter aux phénomènes étudiés le
caractère d’évidence qu’ils ont pour les acteurs (Crozier & Friedberg, 1977 : 451). Cet espace
nous permet de calibrer la familiarité que nous pouvons créer avec les acteurs, de maintenir
une retenue dans nos comportements et nos propos (Plane, 1995). La prise de notes contribue
à agrandir cette distance, les propos retranscrits pouvant ensuite être repris lors de la
208
restitution : or, une trop grande distance du chercheur par rapport aux acteurs provoque la
peur de parler, ou la suspicion d’une divulgation possible des propos. Pour Plane (1995), cette
dialectique immersion-distanciation possède cinq caractéristiques :
- la position d’extériorité du chercheur, suscitant la méfiance car le chercheur peut
révéler des informations que les acteurs préfèrent taire,
- le côté « étranger » du chercheur, cette distance étant exacerbée lorsque les acteurs
pensent le chercheur expert,
- la construction plus ou moins délibérée du niveau de distanciation par le chercheur,
impliquant des réflexes protecteurs des acteurs étudiés,
- l’ajustement de la distance en fonction des informations et effets que le chercheur
souhaite,
- la distance suffisante requise, sachant qu’une attitude trop familière nuit à l’autorité
relative nécessaire au chercheur.
Nous devons conscientiser le niveau de distanciation choisi avec les acteurs, tenir
compte de cette distance. D’une part, les comportements des acteurs peuvent en effet se
transformer si l’immersion, trop en profondeur, amène au rejet et à la méfiance des acteurs
(Levi-Strauss, 1973 : 9). Alors la perturbation du comportement des acteurs en raison du
regard du chercheur constitue en elle-même une information précieuse. En outre, une
immersion trop complète implique un risque de manipulation du chercheur par les acteurs, un
manque de lucidité et de recul du chercheur, absorbé par le terrain. Il existe effectivement un
risque de pression politique ou d’influence de la culture de l’organisation qui peut peser sur le
chercheur (Cappelletti, 2005). D’autre part, une immersion trop légère produirait une base
d’informations non signifiantes. Nous devons donc tester et maintenir la distance
nécessaire, la « juste distance » avec le terrain (Favret-Saada, 1977). Cela nous évitera
d’exposer nos travaux à une manipulation consciente ou non de la part des acteurs, et nous
prémunira du piège de l’internalisation dans l’organisation. Cette « juste distance » nous sert à
établir une légitimité, une autorité dans nos recherches, tout en créant et entretenant la
confiance, et une forme de complicité avec les acteurs de terrain. En immersion, ou quasi-
internalisation, la connivence, nécessaire, facilite la découverte de connaissances nouvelles
(Moisdon, 2015).
Nous gérons à la fois l’interaction avec le terrain, en maintenant le contact avec les
interlocuteurs et en les autorisant à s’impliquer dans les réflexions, et le décalage des
représentations, pouvant exister entre nous et les acteurs, et entre les acteurs et nous-même
209
(Moisdon, 2015 : 38). Une phase pré-analytique nous permet de traiter en amont « l’ensemble
des sentiments, impulsions etc, propres aux chercheurs en sciences sociales ; l’ensemble des
valeurs, des croyances, des attitudes, des normes sociétales auxquelles le chercheur se réfère
dans son analyse. Celles-ci peuvent lui être propres, ou lui être dictées de fait par le
paradigme auquel il se rattache […]. Ce paradigme est de fait un ‟canaliseur de vision”»
(Marchesnay, 1985 : 55).
Selon le paradigme constructiviste adopté dans la présente recherche, les
connaissances correspondent à des représentations artificielles construites intentionnellement
(Le Moigne, 1990). De ce fait, une position neutre est utopique. Les acteurs sociaux projettent
les représentations du chercheur. Ils situent le chercheur à une place dans leur système
organisationnel, à partir de leurs représentations, de manière contingente, parfois instable
(Plane, 1995). Les projections faites par les membres du terrain sur le chercheur, et celles
faites par le chercheur sur les membres du terrain doivent se détecter et se traiter.
En immersion, le chercheur ne peut demeurer neutre : l’observateur interfère, de façon
non verbale ou verbale, qu’il le veuille ou non. Il ne peut être ni invisible, ni inactif, surtout
dans ces types de services sujets à « incidents émotionnels ». La manière de parler, de se tenir,
de communiquer de façon verbale et non verbale correspondent à des signes sociaux en
fonction desquels les acteurs se font une idée de la personne, et vont adapter leurs
comportements (Jounin, 2014). Parfois, les acteurs sociaux nous sollicitent, de ce fait nous
nous sentons obligée de participer. Nous consignons alors ce que nous pensons avoir
déclenché, et analysons les réactions des acteurs, analyse particulièrement instructive sur ce
que nous avons pu perturber.
5.2.3.6. Le « Put oneself in someone’s shoes » de l’immersion participante
L’expression populaire anglaise « to put oneself in someone’s shoes » correspond, en
français, à l’expression « se mettre dans la peau de quelqu’un », appréhender une situation en
se plaçant de son point de vue. Dans cette recherche, nous veillons à détecter et à identifier les
situations génératrices de « charges émotionnelles » pour les acteurs sociaux des terrains
étudiés, ainsi que les stratégies de régulations des émotions, tant individuelles et / ou
collectives, que managériales. En toile de fond de cet objectif et de sa mise en œuvre sur le
terrain, qui nécessite la stimulation des cinq sens, nous avons toujours fait le nécessaire afin
de nous retrouver au maximum « dans les chaussures de l’autre », c’est-à-dire de nous
conditionner, cognitivement et émotionnellement, comme si nous étions le policier,
210
l’infirmier, l’enseignant, le téléconseiller. En effet, parallèlement à l’observation d’un
phénomène, l’adjectif « participante » implique que le chercheur a « joué le jeu » de se mettre
à la place des acteurs sociaux étudiés, parfois même de s’y confondre. Il ne s’agit pas que
d’observer, mais de vivre, de percevoir les situations en contexte.
Dans cette optique d’observation participante, que nous préférons nommer
« immersion » participante, pour les raisons évoquées ci-dessus, nous avons mis le costume
des différents acteurs étudiés. En particulier, dans chaque terrain, nous avons adopté une
tenue adaptée, pour atteindre ce « put oneself in someone’s shoes ». Développer cette forme
de compréhension originale et stimulante, nécessite en effet de chausser lesdites « shoes ».
Dans chaque terrain étudié, en plus de cette forme de « costume » endossé, une « couverture »
a été échafaudée, la plupart du temps en concertation avec les acteurs observés. Ainsi, les
observations ont été faites à découvert pour les professionnels étudiés, contrairement aux
travaux de Roy dans des usines (2006). Ce fonctionnement d’immersion par couverture au
sein des terrains, dans lequel les professionnels se sentent de connivence avec l’auteur de la
recherche, nous permet d’occuper une place pensable au sein du groupe observé, nécessaire à
la capture d’observations phénoménologiques. En effet, il n’y a « pas de place sur le terrain
pour un observateur non engagé » (Favret Saada, 1977 : 27). Quel que soit le terrain observé,
nous explicitons notre position dans la structure sociale, tout étranger à un groupe se voyant,
de toute façon, assigner un statut et occuper une place dans le groupe (Devereux, 1980), car ce
que le chercheur observe présente un caractère fragmentaire « en fonction de ce que les sujets
observés croient qu’il est » (Devereux, 1980 : 363). Informés, les professionnels observés
connaissaient l’objet de la recherche, le temps d’immersion, les objectifs envisagés, et la
démarche méthodologique globale. En revanche, le public rencontré dans le cadre du travail
quotidien de ces professionnels, ne devait pas connaître le sujet ni les objectifs de la
recherche. Cette importance de la couverture du chercheur, dans nos cas, crée une forme
de complicité avec les professionnels, une compréhension tacite dans les interactions avec le
public rencontré. De notre côté, nous devons préserver une éthique dans notre méthode,
pour recueillir les informations souhaitées : il s’agit de ne pas porter préjudice aux
participants, de protéger les droits des répondants à la confidentialité, de les informer des
bénéfices et aléas de la recherche, et de s’assurer de leur consentement à une éventuelle
participation.
La « couverture » du chercheur lors de l’ethnographie se détermine en amont, avec les
professionnels rencontrés. Au sein du service des Urgences, nous portions la blouse blanche
d’infirmière tout le temps de l’immersion ; les patients étaient les seuls à ne pas connaître
211
notre véritable identité professionnelle ; la couverture correspondait au fait d’être « une
infirmière en formation, en stage d’observation, qui ne peut effectuer de tâche de soin ». Au
sein de la brigade de Police, la BAC, de la même façon, nous endossions le gilet pare-balles,
et une tenue en civil adaptée, comme les policiers de terrains : jean, baskets, polo, blouson.
Lorsque le public rencontré s’enquérait de cette présence, les policiers eux-mêmes nous
présentaient comme « policière en stage, en formation », voire « une nouvelle recrue ». Au
sein de l’établissement REP+, la tenue vestimentaire adoptée consistait en un habillement
« faisant jeune » : jean, tee-shirt neutre, sac bariolé, baskets colorées, et les enseignants, tous
informés de la véritable raison de notre présence, nous présentaient aux élèves comme « une
jeune étudiante un peu hésitante dans son orientation et souhaitant connaître et découvrir le
métier de professeur ». Enfin, concernant le service de télécommunications, nous avons
adopté une tenue professionnelle classique, les clients ne pouvant nous rencontrer ni nous
voir, car les contacts-clients s’établissent exclusivement par téléphone, ou par Chat.
5.2.3.7. Le lâcher-prise intellectuel du chercheur : sortir de sa zone de confort
Cette posture d’immersion participante, nous positionnant comme acteur, a l’avantage
de rendre vivante la compréhension, l’empathie, l’écoute des acteurs et de leurs interactions
avec le public rencontré au quotidien. Au-delà d’une observation participante, cette démarche
d’immersion donne de la couleur à l’étude, du ressenti, et une forme de discernement
absolument indispensable s’agissant d’un objet de recherche traitant des émotions des
autres. Ainsi, cette implication, cette mise en « risque », nous sort de notre zone de confort
habituelle, et nous permet d’accéder nous-même à des émotions nées des interactions des
participants avec le public, voire directement du public.
Cette mise en risque nécessite un lâcher-prise intellectuel, conduisant à arrêter de
classer l’incident émotionnel, les occurrences émotionnelles, les régulations des émotions,
pour les vivre, les ressentir. Cela nous procure l’occasion de vivre nos émotions, de revenir à
un état primaire d’expérimentation. Bien assurément, cette attitude alterne avec des moments
de vigilance et de concentration, visant à observer le phénomène à étudier. Nous stimulons
alors tour à tour la cognition, la réflexion, et nos émotions, naturelles, spontanées. Concernant
l’étude des émotions et ressentis des acteurs, nous pensons avoir véritablement besoin
d’éprouver les situations comme si nous étions du métier, avec nos propres prismes et
fonctionnements émotionnels.
212
Par exemple, dans le service d’Urgences, le fait que nous soyons en blouse blanche, et
physiquement derrière la banque d’accueil et d’orientation, en primo contact avec le public, à
quelques centimètres des infirmiers, nous a donné de constater les comportements des patients
- qui croyaient ne s’adresser qu’à des soignants -. Nous pouvions, comme l’infirmier concerné
par l’interaction, vivre le contact visuel, le vis-à-vis avec le patient, l’entendre au même
niveau que le professionnel, être en front office, c’est-à-dire en contact direct, de la même
manière que l’infirmier, voir évoluer l’intensité émotionnelle des échanges, et par conséquent,
parfois, ressentir des émotions en résonance avec le professionnel. De même, concernant le
secteur de la sécurité, ce souhait de résonance se retrouve dans l’exemple suivant : les
policiers, régulièrement et suite à une intervention, conduisent le(s) interpellé(s) à l’Hôtel de
police, et doivent surveiller ce(s) dernier(s) devant la salle de détention, dès la rédaction du
procès-verbal (PV) puis lors de l’attente de mise en garde-à-vue. Parfois, cette période
s’allonge, si l’attente de prise en charge perdure. Un ou des policiers de la BAC doivent alors
se positionner devant la pièce et surveiller le prévenu. Le contact avec le(s) interpellé(s) se
déroule de manière directe, visuelle, seuls les barreaux de la pièce les séparant des policiers.
Le ou les policiers se situent à environ un ou deux mètres des personnes concernées, et
essuient parfois, de leur part, des remarques, insultes, tentatives de toutes sortes, ce qui
suscite, chez les agents de l’ordre, des émotions de contrariété, de colère, de dégoût ou de
lassitude. Cette situation a pu se comprendre a minima, en nous mettant nous-aussi devant la
pièce, si possible sans nous faire remarquer, afin de nous « mettre dans les chaussures » du
policier, du moins avoir le même angle de vision que lui, de voir la même chose, même si les
ressentis peuvent différer - la lassitude surgissant vraisemblablement avec l’expérience et les
années -. Mobiliser ses cinq sens au cœur de l’activité, se mettre à l’épreuve des ressentis nés
des situations réelles va nous autoriser ensuite à parler de la situation en question, avec
l’acteur concerné, et à créer une base commune de discussion, car « on a vu, entendu,
ressenti la même chose », même si, pour le professionnel, il s’agit d’une situation
quotidienne, parfois anodine.
213
5.2.3.8. Le paradigme de Girin
« Si un intervenant-chercheur sur un terrain pense être en position de neutralité, il est
le seul à le croire » (Girin, 1981). Selon le paradigme de Girin (1981 : 1885) : « il est capital
de considérer que le chercheur fait partie de l’observation […] quoi qu’il fasse, l’observateur
partage avec ceux qu’il observe un certain nombre de ‟manières de penser et d’agir” ». Le
chercheur, au-delà des observations qu’il recueille, fait lui-même partie du travail et du milieu
observé, et devient aussi un instrument de travail et d’observation, en particulier s’agissant de
l’étude d’un phénomène social complexe : « lorsque le chercheur est l’instrument de la
compréhension par des entretiens, des observations ou des quasi expérimentations, alors la
connaissance est d’abord intime avant d’être sensible, puis théorique ou expérientielle. Il y a
toujours une part de phénoménologie dans une recherche interactive. Les méthodes
d’extériorisation, d’encodage, de distanciation et d’interprétation empruntent nécessairement
à cette épistémologie » (Wacheux, 2005 : 15). Tenant compte de ce paradigme de Girin
(1981), nous produisons un travail de réflexivité : nous identifions nos biais de perceptions, en
consignant ce que nous avons fait et pensé, afin d’évaluer si ces biais influencent nos analyses
ou non. Ce travail de réflexivité, démarche méthodologique en sociologie et en anthropologie,
correspond à une prise de conscience de notre propre démarche scientifique, consistant à
appliquer les outils de l’analyse à notre propre travail ou à notre propre réflexion (Bourdieu,
1977).
Nous devons considérer nos réactions personnelles à l’objet étudié comme des
données non négligeables, indispensables pour objectiver les conclusions par la suite
(Devereux, 1980). Dans cette perspective, nos émotions et notre identité ont leur importance
(Kisfalvi, 2006 ; Langley & Royer, 2006). Les réactions émotionnelles considérées comme
des ressources, il convient de les consigner dans le journal de bord de l’immersion
participante, et sous la forme de mémos. Ces émotions constituent des informations
intéressantes pour l’analyse qualitative, et servent aussi d’instrument dans les interactions
avec les acteurs sociaux : selon Kisfalvi (2006), développer des relations et émotions dans les
interactions avec les acteurs étudiés peut aider à plus de profondeur, à une meilleure
compréhension et à une objectivité plus grande. Selon la logique de la connaissance de Levi-
Strauss, concernant les approches de nature ethnographique, « dans une science où
l’observateur est de même nature que son objet, l’observateur fait partie de l’observation »
(Levi-Strauss, 1950 : 4). Les connaissances alors extraites du terrain s’objectivisent. Selon le
principe d’opportunisme méthodologique, il devient possible d’extraire des connaissances sur
214
un terrain en les objectivant, c’est-à-dire en les rapportant aux situations dans lesquelles elles
se dégagèrent.
Cependant, selon Lerum (2001), les émotions déplaisantes du chercheur, nées de son
immersion, peuvent bloquer les données. Pourtant, nous n’avons pas été confrontée à ce
blocage, sauf une seule fois : étant sur le point de défaillir à la vue d’une importante blessure,
dans un box du service des Urgences, nous dûmes sortir discrètement de la pièce pour nous
asseoir et boire de l’eau, avant d’y retourner, afin d’achever l’observation de la prise en
charge d’un patient suicidaire, par les infirmiers. Dans cet exemple, les données ne se trouvent
pas « bloquées » par nos émotions, mais nous échappent dans la mesure où l’émotion en
question doit être traitée en priorité - l’évanouissement s’avérant un obstacle bien plus grave,
pour les observations, qu’une simple sortie provisoire -. L’essentielle acceptation de nos
émotions déplaisantes va nous procurer le moyen d’opérer un travail réflexif sur notre posture
méthodologique, et d’enrichir nos données.
Ces dernières s’enrichissent aussi lorsque nous parvenons à faire oublier que nous
sommes chercheur, et que nous-même l’oublions (Langley & Royer, 2006 : 89). Ces
situations arrivent, par exemple, lorsque le professionnel nous demande, de manière
spontanée, de l’aider dans son action momentanée. Nous pouvons citer, pour illustrer ces
propos, un moment de prise en charge impérative d’un patient emmené aux Urgences par les
pompiers. Les infirmiers étant fort occupés à ce moment, et étant présente au plus près du
patient à cet instant, il nous a été demandé d’aider les pompiers à faire passer le corps d’un
brancard à l’autre, de manière sécurisée et agile. Après une seconde de réflexion, le temps de
comprendre que nous allions matériellement devenir « acteur », et que nous portions
effectivement une blouse blanche - ce qui laissait penser aux pompiers qu’il s’agissait d’un
personnel soignant - nous nous sommes exécutée en nous ajustant sur les gestes des pompiers,
par mimétisme. Langley et Royer (2006) relèvent l’importance de l’examen du rapport entre
le chercheur et les acteurs étudiés. Le chercheur en immersion doit savoir se positionner,
et adopter le rôle qu’on attend de lui, ce rôle pouvant varier suivant les contextes et
situations de travail.
Pour Lerum (2001), le chercheur doit savoir laisser de côté son « armure académique »
lors de l’ethnographie, afin d’accéder à la subjectivité, tout en maintenant une juste distance
relationnelle avec les acteurs sociaux étudiés, des relations trop proches posant problème.
Avoir de bonnes relations avec les professionnels importe tout au long de l’ethnographie.
L’anecdote suivante illustre un facteur d’instauration de ces bonnes relations : lors de notre
premier jour d’immersion participante à la BAC, il nous a été prescrit de commencer
215
l’immersion par une formation rapide au tir à l’arme de poing, par un moniteur formateur de
la brigade. Les tirs groupés dans la cible - à notre grande surprise, n’ayant jamais touché une
arme - au cours de ce « baptême du feu », n’ont pas peu contribué à nous intégrer dans la
brigade, sur des bases relationnelles relativement concrètes, et plaisantes.
5.2.3.9. Le recueil de données ethnographiques
Le journal de bord, principal outil de l’ethnographe, nous permet de noter les
événements observés (Beaud & Weber, 1997 : 94) et les situations problématiques (Lazarus,
1991). Nous transcrivons les comportements et émotions, puis, lors des entretiens semi-
dirigés, nous revenons sur ces événements, afin de clarifier et d’expliciter le processus
émotionnel (van Hoorebeke, 2005).
Le journal de bord consiste en une prise de notes, écrites pendant et après l’activité,
ainsi qu’en des auto-enregistrements sur dictaphone, postérieurement à l’activité. Cependant,
nous adaptons la fréquence d’utilisation de ces deux instruments de collecte aux différents
terrains. Le tableau 11 détaille cette fréquence d’utilisation de la prise de notes et des
enregistrements.
Tableau 11 : Fréquence d’utilisation des moyens de collecte ethnographique
Service Prise de notes
pendant activité
Prise de notes post activité / en retrait de
l’activité
Enregistrements post activité
Service de police faible moyenne importante Service d’Urgences importante faible importante
Etablissement REP + importante importante faible Service de
télécommunications importante moyenne faible
Nous procédons aux prises de notes de manière plus ou moins aisée dans les différents
univers concernés : nous ne devons pas susciter la méfiance. Si la prise de notes se montre
inadaptée, nous devons garder en mémoire les événements jusqu’au temps mort, durant lequel
nous consignerons des notes-repères. En effet, la visibilité de l’outil - la prise de notes, avec
calepin et stylo - peut peser sur la situation de travail, les acteurs sociaux se sentant épiés ;
d’où l’importance de négocier sa place dès le début de l’immersion, de pratiquer et tester des
stratégies de présentation, d’expliquer aux personnes les raisons de notre présence. La plupart
des acteurs sociaux concernés par les observations ont accepté la prise de notes - sauf dans le
service de police pour les raisons évoquées plus haut, pour lequel nous avons décidé de ne
rien consigner par écrit - et tous attendaient des bénéfices de l’étude.
216
Le tableau 11 démontre une nécessaire adaptation par terrain, de par leur contexte
méthodologique : le service de police apparait comme le seul à ne pas se prêter à la prise de
notes en immersion, pour les raisons évoquées supra. Au contraire, le service d’enseignement
en REP+ favorise la prise de notes, parfois en retrait de l’activité, car les acteurs étudiés
travaillent souvent seuls, dans leurs classes, nous laissant alors régulièrement le champ libre
pour nous mettre en retrait, dans la cour ou dans une salle libre. Enfin, le service d’Urgences
et celui de la police, de par les événements émotionnellement plus intenses qu’au sein des
deux autres services, ont fait l’objet d’un retour sur dictaphone, à chaud, chaque jour
d’immersion, lors de la fin de l’activité, dans notre voiture ou à notre domicile.
Dans tous les cas, nous avons réalisé un travail de transcriptions, de tri et de
classement par ordre chronologique des différents instruments de recueil de données
présentés, afin de lisser et faciliter les analyses futures.
5.2.3.10. L’objet de l’observation
Pour décrire le secteur étudié, nous mobilisons nos cinq sens : vue, audition, toucher,
goût, odorat, afin de consigner les traits spécifiques du moment observé, d’en restituer
l’ensemble des événements, dans un lieu, à un moment (Wacquant, 2001). Nous décrivons les
événements-types et les grands traits de leur déroulement, par exemple comment se passe
ordinairement une matinée. Nous écoutons et relevons ce qui se dit : les mots courants, le
jargon, la réalité des rapports entre les acteurs.
Nous observons le réel de l’activité, ou activité réelle, ce qui comprend tout ce qui
englobe le travail, non seulement le travail effectivement réalisé, mais aussi ce que le
professionnel aurait voulu faire, les possibilités qui ont été empêchées de se réaliser, tout ce
que les individus n’ont pas fait, ce qu’ils ont cherché à faire sans y parvenir, l’activité retirée,
occultée, repliée (Clot, 2001), l’activité réelle et l’activité réalisée ne se recoupant pas
toujours. En raison du sujet - les émotions au travail - cet aspect des observations semble
particulièrement éclairant à propos des ressentis nés du travail, des éventuelles souffrances ou
vécus émotionnels cachés. Dans leur étude sur l’épuisement des conseillers en insertion,
Machado et Desrumaux (2015) précisent que, pour prévenir les RPS, le chercheur doit
appréhender l’activité réelle, et pas uniquement l’activité réalisée. Concernant l’étude des
émotions, le chercheur doit se situer au plus près de l’activité réelle des professionnels
concernés (Dagot & Perié, 2014).
217
Après avoir évoqué les différents aspects inhérents à la démarche d’immersions
participantes, nous détaillons dans la sous-section suivante les caractéristiques d’une autre
forme de recueil de données qualitatives, la démarche d’entretiens semi-directifs et non
directifs, avec les professionnels observés lors des immersions participantes, leur management
et les principaux professionnels concernés par les questions de santé au travail et de GRH.
5.2.4. Les entretiens, une technique d’enquête sociale
La technique de recueil de données qualitatives par entretiens nous donne accès à la
compréhension des phénomènes qui nous intéressent. Ces données collectées, de nature
narratives, sont ensuite analysées. Nous détaillerons les différentes phases relatives à ce
recueil de données, de la préparation des 88 entretiens à leur transcription. Nous dissocierons
entretiens semi-directifs et non directifs, les premiers concernant les professionnels de terrain,
les seconds une partie des participants dont le métier concerne la santé au travail et la GRH.
Les différents supports mobilisés pour les entretiens seront ensuite présentés. Enfin, nous
préciserons les caractéristiques des transcriptions des données collectées grâce à cette
méthode.
5.2.4.1. Comprendre un phénomène
Dès 1862, Le Play souligne l’intérêt de laisser parler et d’écouter l’interlocuteur, en
entretien. Pour lui, il vaut mieux écouter qu’interroger, en particulier lorsque les deux
interlocuteurs ne possèdent pas le même jargon, le même dialecte. Les techniques d’enquêtes
sociales, mobilisant les entretiens, paraissent moins autoritaires que d’autres (Blanchet &
Gotman, 1992). Dans les années 1910, la technique d’enquête de terrain connut sa
consécration, avec les sociologues Robert Park et William I. Thomas qui observèrent des faits
sociaux dans leur cadre naturel. Le premier explora les rapports sociaux en milieu urbains à
Chicago (Park, 1915) par enquêtes ethnographiques et le second étudia le cas des migrants
polonais aux États-Unis dans les années 1910, en utilisant une méthode qualitative par
entretiens biographiques (Thomas & Znaniecki, 1998).
La technique des entretiens à propos des conditions de travail des professionnels a été
initiée lors des enquêtes à la Western Electric (Roesthlisberger & Dickson, 1939). Les auteurs
ont constaté que l’approche dite « indirecte », par entretiens libres avec des ouvriers
d’ateliers, intégralement enregistrés, se révèle plus performante que la technique des
questionnaires, afin de mesurer l’effet des conditions matérielles de travail sur le moral des
218
employés. Cette enquête par entretiens a mis en évidence l’importance des relations dans la
motivation au travail.
La nécessité d’établir un rapport égalitaire entre l’enquêteur et l’enquêté, non contraint
de parler, débouche sur la technique d’enquête par entretien (Blanchet & Gotman, 1992).
L’entretien constitue un instrument d’exploration de faits, de représentations, de pratiques de
travail. Cette technique d’enquête convient pour l’étude d’individus et de groupes restreints.
Cette technique remplit trois fonctions : d’élucidation, d’explication, et d’objectivation
des phénomènes. Elle nécessite un contact direct avec la personne, un échantillon si possible
représentatif ou diversifié, un traitement qualitatif approfondi. Cependant, son extension est
difficile en raison de la lourdeur du processus (van de Weerdt & Baratta, 2016).
Contrairement à la technique ethnographique, la méthode d’enquête par entretiens nous
fournit un moyen de recueillir des informations ne s’inscrivant pas nécessairement dans le
présent, l’interlocuteur pouvant mobiliser trois temps dans ses réponses : le passé, le présent,
le futur. La compréhension du processus étudié devient alors plus systémique, l’observation
en immersion appartenant exclusivement au contexte temporel du moment même de
l’observation.
Le chercheur étant épistémologiquement situé, des précautions s’imposent
relativement à notre position et à notre perception, cette dernière n’étant jamais objective.
Plusieurs instruments et méthodes se combinent et servent à recueillir les données qualitatives
et à les analyser de manière qualitative, c’est-à-dire en ayant pour but de produire le sens. La
présente recherche a été menée « sans mises en situations artificielles », selon « une logique
proche des personnes, de leurs actions et de leurs témoignages » (Paillé & Mucchielli,
2010 : 9).
5.2.4.2. La nature narrative des données collectées
La narration, la mise en mots des représentations, faits, pratiques au travail, lors des
entretiens, nous donne accès au sens, dans une approche compréhensive, conceptualisante :
« ce ne sont pas les mots en eux-mêmes mais leur signification qui nous intéresse. Bliss,
Monk et Obgon (1983) nous disent qu’un mot ou une locution ne ‟contient” pas sa
signification comme un seau ‟contient” de l’eau mais que sa signification dépend d’un choix
réalisé sur son sens contextualisé » (Miles & Huberman, 2003 : 112).
La combinaison entre ethnographie et mise en mots nous permet de saisir le sens de
l’expérience et du vécu au travail : la parole prime (Dejours, 2001) ; le dire est au cœur du
dispositif de recherche (Chanlat, 1990). La mise en mots lors des entretiens, le commentaire
219
des situations de travail, la narration, incluent des conceptions subjectives (Dejours, 2001). Le
travail de transcription et la prise de notes en immersion ne suffisent pas. Nous cherchons à
dévoiler les subjectivités, les expériences collectives, entre les lignes du discours des
participants. Il s’agit de faire surgir ce qui fait sens, reconstituer le nœud des significations
dans un contexte organisationnel (Chanlat, 1990), l’objet d’investigation étant la signification.
5.2.4.3. Mener un entretien : de la préparation à la retranscription
Le déroulement de l’entretien dépend de la rencontre entre le chercheur et le
répondant. D’un entretien à un autre, en raison du rapport interpersonnel toujours différent,
l’interaction en dessine le déroulement.
L’enquête par entretien se prépare, et vient après la construction de l’objet de
recherche. Nous définissons, en amont, la population, le mode d’accès au terrain, et le guide
d’entretien. Nous constituons un échantillon, organisons et prévoyons les modes d’accès
directs et indirects et anticipons la possibilité d’un refus, ou d’un manque de volontaires.
Nous recueillons le consentement des volontaires, la plupart du temps en fin d’immersion
participante. Lors de la préparation de l’enquête, nous envisageons l’environnement matériel
et social de la rencontre ; nous programmons le temps des échanges, la scène, les acteurs
concernés - unité de temps, de lieu et d’action - (Blanchet & Gotman, 1992). L’interview se
noue inévitablement et inextricablement à son contexte historique, politique, organisationnel
(Fontana & Frey, 2005).
Une fois les interlocuteurs en interaction, nous posons le cadre contractuel de la
communication : nous exposons les objets de la demande, les objectifs de la recherche, la
possibilité d’enregistrer les échanges sur dictaphone afin d’éviter une prise de notes ardue. Par
cette introduction, nous exposons clairement les règles de l’échange, et assurons
l’anonymisation des participants, grâce à un formulaire de confidentialité et d’anonymat que
nous proposons au volontaire, l’exploitation des données étant strictement anonyme. Une fois
l’échange amorcé, nous valorisons les témoignages personnels, favorisons le discours,
opérons une stratégie d’écoute active, d’intervention, par exemple par contradiction, relance,
réitération, déclaration, interrogation, reflet, interprétation (Blanchet & Gotman, 1992). Nous
guidons la discussion, reformulons certaines idées, approfondissons, faisons préciser, et
ramenons le débat vers la question posée, si nécessaire. Lors des échanges, le discours se
construit au fur et à mesure de l’interaction. Nous disposons du guide d’entretien, proposant
une trame de questions ouvertes, cohérentes, neutres, comportant une idée par question (en
220
page 228). L’écoute active nécessite attention et sensibilité. L’entretien, du fait de
l’interaction constante entre l’interviewer et l’interviewé, ne peut appartenir au domaine de la
neutralité (Fontana & Frey, 2005) : « contrairement aux canons positivistes (extériorité,
neutralité…), le chercheur est engagé dans une relation à l’autre, l’‟objet” de sa recherche,
lequel se modifie nécessairement tout en rétro-agissant sur le chercheur » (Giordano, 2003 :
21). Une fois le temps imparti écoulé, et les questions principales traitées par le volontaire,
nous remercions ce dernier pour sa participation, l’informons de l’envoi du document de
transcription intégrale des échanges et lui proposons de recevoir les résultats de la recherche.
5.2.4.4. La technique d’enquête par entretiens semi-directifs et non directifs
Dans cette recherche, une vingtaine de participants ont été interviewés suite aux
immersions participantes, dans chaque secteur étudié. Sur ces vingt participants par secteur,
une quinzaine sont des professionnels de terrain, et leur managers, observés lors des
immersions ; les autres appartiennent à des corps de métiers en lien avec la thématique des
émotions au travail et de la préservation de la santé : Direction, professionnels de la fonction
RH, médecins du travail, psychologues, préventeurs des risques. Avec ces participants-là, qui,
la plupart du temps, ne sont pas présents physiquement sur le terrain, nous avons procédé soit
à des interviews semi-directives, soit non directives, en fonction des contextes, et du type de
données à récolter. En effet, les interviews avec ces participants ont pour objectif de collecter
des données sur les conditions de travail des acteurs observés, sur la santé au travail, sur des
actions et projets organisationnels, en cours et à venir sur le sujet ; ce qui nécessite un
échange sans a priori sur la direction que va prendre l’entretien. Pour tous les autres
participants, professionnels de terrain et managers, nous avons procédé systématiquement à la
technique d’entretien semi-directif, se référant à un guide d’entretien, le même pour les quatre
secteurs concernés.
5.2.4.5. Guide d’entretien et support visuel
À partir des questionnements de recherche, nous élaborons le guide d’entretien. Dans
notre cas, un premier guide a été testé lors de la pré-recherche concernant le secteur de la
sécurité et celui de la santé, lors des interviews avec des policiers d’élite et des professionnels
d’un hôpital privé (Monier, 2014). Cette pré-recherche nous a ensuite conduit à affiner et à
détailler le guide d’entretien. Ce guide comporte un fil rouge, l’objet de la recherche, et reflète
les objectifs de l’étude. Nous connaissons de mémoire le contenu du guide d’entretien,
221
afin de regarder le plus souvent possible l’interlocuteur, de maintenir un contact visuel avec
lui. Lors des échanges, le fait de bien connaître le contenu du guide d’entretien va nous
permettre de nous montrer flexible sur l’ordre des questions, de nous adapter, de creuser en
cas de discours inattendu. Le guide d’entretien compte dix grands thèmes, présentés dans le
tableau 12, et dont le détail sera présenté infra.
Tableau 12 : Liste des thèmes principaux des entretiens semi-directifs avec les professionnels
de terrain et les managers de proximité
Thème 1 Les émotions au poste de travail Thème 2 Identifier ses émotions Thème 3 Le travail émotionnel Thème 4 Les émotions déplaisantes et la santé au travail Thème 5 L’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle Thème 6 Les régulations individuelles des émotions Thème 7 Les régulations collectives des émotions Thème 8 Les conditions de travail et l’organisation du travail Thème 9 Le management Thème 10 La question du genre et des émotions
Un autre support vient compléter le guide d’entretien, pendant les entrevues : la roue
de Plutchik (2001) (en page 46). Nous la laissons sous les yeux du participant, afin de créer
une base d’échanges constructifs autour des émotions au travail. Ainsi, contrairement au
guide d’entretien, dont nous avons mémorisé le contenu, la roue de Plutchik (2001) reste sous
le regard du volontaire. Si besoin, elle sert de base lors des réponses aux différentes questions
ouvertes posées, et contribue à éviter un désert interactionnel, un vide dans les réponses,
l’interlocuteur parvenant toujours à parler autour de ce schéma chromatisé.
Grâce à ce modèle circomplexe, le participant va pouvoir, avec plus d’aisance,
raconter, relater, une situation à charge émotionnelle et l’analyser, au travers des questions
posées au fur et à mesure de l’entrevue. Nous naviguons entre objectivité et subjectivité : nous
objectivons les faits (objectivité), l’opinion (subjectivité), et les conséquences sur le travail
(objectivité), et sur la personne (subjectivité) (Strauss & Corbin, 1998). Des épisodes
émotionnels se racontent lors des entretiens (Dubé & Paquet, 2003) de la façon suivante :
l’évaluation de l’événement à la source de l’émotion, l’expérience subjective et l’expression
de l’émotion, la réaction à l’émotion et les réponses émotionnelles mises en œuvre.
222
5.2.4.6. Une transcription rigoureuse et systématique
Sauf pour quatorze d’entre eux, nous avons enregistré, sur dictaphone, les échanges
lors des entretiens, qu’ils soient semi-directifs ou non directifs - 72 entretiens semi-directifs et
16 non directifs, soit environ 130 heures -. Leur ré-audition enrichit la compréhension du
phénomène étudié. Les entrevues, enregistrées en format MP4, ont été rigoureusement
transcrites verbatim dans un logiciel de traitement de texte. Ces échanges intégralement
retranscrits sur documents électroniques, ont été envoyés aux volontaires concernés. La
transcription mot à mot induit une certaine fidélité des données. Les aspects non verbaux ont
aussi été consignés : rires, soupirs, pauses, silences, et aident à comprendre le sens du texte.
La qualité de l’enregistrement et de la transcription constitue un atout important pour la
validité de la description (Maxwell, 1999). La transcription aboutit ensuite au codage de ces
données (en page 241). Partie intégrante de l’analyse, le processus de transcription détermine
la qualité du corpus à analyser, sur lequel se fondent nos interprétations.
L’analyse globale des résultats de chaque étude de cas a été réalisée en croisant les
trois sources principales de données qualitatives : les notes issues de l’immersion participante,
classées par thématiques, les 88 entretiens semi-directifs et non directifs, retranscrits mot pour
mot, et les documents secondaires. Les analyses ont été faites par catégorisation sur tableur,
manuellement. Chaque catégorie mentionne les verbatim des professionnels interrogés, ce qui
aboutit à une vision de l’ensemble des réponses par catégories, intégrées dans onze thèmes
principaux permettant une analyse de contenu.
Après avoir défini notre démarche méthodologique qualitative par triangulation des
données issues des immersions participantes, des entretiens semi-directifs et non directifs et
de la documentation secondaire, nous expliciterons ci-après les démarches de comparaison
d’étude de cas multiple et d’analyse des résultats, se caractérisant par leur aspect méthodique
et répétitif malgré la diversité des terrains étudiés.
223
5.3. Une méthodologie méthodique et répétée : comparaison d’études
de cas et méthode d’analyse
Dans un premier temps, nous présenterons les caractéristiques de notre démarche
méthodologique méthodique et répétée au sein de chaque terrain étudié, moyen de
comparaison des études de cas. Nous dissocierons les aspects relatifs à la phase d’immersion
participante et ceux relatifs à la phase d’entretiens avec les participants. Dans un second
temps, nous détaillerons la méthode d’analyse des données triangulées recueillies dans chaque
terrain. Les composantes de la qualité et de la validité de la présente recherche seront ensuite
examinées.
5.3.1. La comparaison d’études de cas : une démarche méthodique répétée
Chaque terrain a fait l’objet d’une démarche de recueil de données par triangulation,
de manière méthodique et répétée. Une première partie décrit la démarche relative à la phase
d’immersion, la deuxième partie expose celle relative à la phase d’entretiens.
5.3.1.1. La phase d’immersion participante
Chaque terrain étudié bénéficie d’une démarche similaire concernant les techniques
d’entrée sur site et de communication de la recherche en interne. Les particularités des
immersions participantes sont ensuite décrites.
5.3.1.1.1. L’entrée sur les terrains et la communication de la recherche
Pour chacun des terrains concerné, un dossier d’étude de cas a été proposé, contenant
la plaquette de l’université, les curriculum vitae du directeur du laboratoire, du directeur de
recherche et le nôtre, et les différentes cartes heuristiques présentées auparavant : carte de
collecte des données, carte du planning détaillé de l’étude empirique dans le service, carte
détaillée de la phase d’immersion participante et carte de contenu de communication interne,
ainsi qu’un exemple de guide d’entretien semi-directif, le formulaire de consentement à
l’entretien, garantissant anonymat et confidentialité dans les propos échangés, une fiche
récapitulative de l’ensemble de la démarche de recherche en version Word et en carte
heuristique, et les résultats de la pré-recherche effectuée dans les secteurs de la santé et de la
sécurité. Trois des quatre terrains étudiés ont exigé une convention entre le laboratoire de
recherche et le terrain concerné : la brigade de Police, l’établissement en REP+ et le service
de télécommunications. Plusieurs rendez-vous avec les référents des quatre terrains nous ont
224
permis de présenter en détail le projet de recherche et d’expliquer l’ensemble de la démarche
proposée, à l’aide de ces documents constituant le dossier de recherche pour chaque terrain.
Une fois l’accord de recherche établi, le planning détaillé se détermine, puis l’immersion
participante commence. Ce planning s’ajuste en fonction des besoins et des contextes, durant
nos trois mois de disponibilité au sein de chaque terrain de recherche.
Pour chaque étude de cas, nous avons proposé, aux référents des terrains, un type de
contenu de communication interne au service, ainsi qu’une « couverture », ou prétexte de
notre présence, face au public. La hiérarchie, le plus souvent directe, impliquant les managers
de proximité, a annoncé notre arrivée et nous a présentée pour promouvoir le commencement
de l’immersion participante, à l’occasion de réunions, plus ou moins formelles dans le service.
Parfois, une communication interne écrite, plus formelle, a été envoyée aux équipes
concernées - par exemple par le biais de notes de service ou de communication par courriel -
afin de présenter l’objet de la recherche. La communication de la recherche, en interne,
s’ajuste en fonction des terrains et des contextes, selon les estimations et directives de la
hiérarchie.
Dans tous les terrains, nous nous présentons de vive voix et communiquons l’objet et
les objectifs de la recherche, lors de notre arrivée pour les premières observations. Afin de
maximiser la compréhension des objectifs de la recherche et du déroulement de la
méthodologie par service, nous avons préparé un « pitch » de présentation pour chaque
terrain. L’expression « pitcher un projet », de l’anglais « to make a pitch » signifie « faire une
présentation rapide d’un projet ». Initialement, ce terme appartenant au domaine de
l’Entreprenariat, provient de l’expression « elevator pitch ». L’« elevator pitch » correspond à
une pratique américaine consistant à présenter en peu de temps - une à dix minutes - un projet
à une personne, et de la convaincre, le temps de prendre l’ascenseur. En français, cette
expression se traduit par « argumentaire éclair ». Voici ci-dessous un exemple de pitch de
moins de quatre minutes, travaillé et enregistré sur dictaphone, concernant le service de
Police.
225
Figure 11 : Exemple de pitch de présentation interne de la recherche à la BAC
Dans tous les terrains, nous avons bénéficié du soutien et de l’introduction de la
recherche par les managers et cadres de proximité des équipes. Ces managers ont tous
exprimé leur engagement envers celle-ci, donnant l’exemple de participation, et de volontariat
aux entretiens. Dans certains terrains, par effet de mimétisme, les équipes concernées ont pu
se sentir en confiance et proposer leur participation et leur volontariat.
Dans les différents terrains, nous avons adapté la présentation de la recherche, afin de
nous ajuster aux attentes et questions des membres des équipes. Une réflexion importante
s’est imposée à nous, quant à notre discours de présentation et à notre tenue vestimentaire. Le
message, la communication non verbale, le vêtement, l’attitude du chercheur, l’unité de temps
« Bonjour à tous, je vous remercie, Commandant, de me permettre de me présenter aujourd’hui à
votre équipe. Je m’appelle Hélène Monier, je fais une thèse à l’IAE sur les émotions au travail.
J’étudie quatre métiers différents, dont le vôtre, et travaille aussi avec des urgentistes, des
professeurs en zone d’éducation prioritaire et des téléconseillers. Pour être factuelle à propos de
ma présence ici, je vais être avec vous pour trois mois. Je vais d’abord commencer par deux
semaines d’immersion, où je serai au quotidien avec vous, avec les équipes du matin, de l’après-
midi et de la nuit, et en réunions. Je vais être au maximum présente ici. Ensuite auront lieu des
interviews, avec une quinzaine de personnes volontaires, bien entendu des interviews anonymes, et
qui porteront sur les émotions au travail. Au niveau des objectifs, l’objectif de l’immersion est que
je puisse capter comment se passe votre travail, racontez-moi votre travail, ce que vous vivez, les
enjeux émotionnels au quotidien. Mais aussi, ce que j’étudie, c’est le collectif de travail, la
cohésion, la solidarité, comment intervenir ensemble, capter vraiment la vie du service. Les
objectifs des interviews, c’est que vous me racontiez votre métier. Je vais vous poser des questions,
du type : quels sont vos enjeux émotionnels au quotidien, individuellement mais aussi avec le
collectif de travail, comment est-ce que vous gérez votre équilibre vie professionnelle et vie
personnelle, des questions sur la communication interne etc. J’étudie les émotions au travail. Peut-
être que certains d’entre vous ont directement pensé aux émotions déplaisantes, négatives, stress.
Il n’y a pas que ça, le stress, l’agressivité, sur la voie publique, dans votre travail ; j’imagine qu’il y a
aussi des émotions plaisantes. Donc j’étudie aussi bien les émotions positives que négatives, type
l’humour au travail, peut-être que ça peut même jouer sur la cohésion d’équipe ; la joie, la fierté
d’un travail bien fait, le soulagement après certaines interventions, etc. Les aspects aussi bien
positifs que négatifs des émotions ; je ne focalise pas que sur le déplaisant. Voilà pour les objectifs
de terrain ici. Suite à ces trois mois, vous aurez un retour sur cette recherche, de tous nos échanges.
Je tiens à insister sur un objectif plus général de recherche. Cette recherche s’inscrit au minimum
sur trois ans. Je souhaite que cette recherche corresponde aussi pour vous à un travail
opérationnel, un travail de recherche poussé opérationnel. Opérationnel à trois niveaux :
individuel, pour votre santé, l’équilibre de vie, la qualité de vie au travail ; collectif de travail : quoi
mettre en avant, quelles sont les bonnes pratiques, comment on peut améliorer le travailler
ensemble, la cohésion, la solidarité, le travail d’équipe ; et enfin le niveau managérial. Si vous avez
des questions, je suis disponible pour y répondre, et je vous remercie de votre attention ».
226
et de lieu se conçoivent et s’adaptent aux situations. De plus, les équipes, ne se composent pas
tous les jours des mêmes acteurs. En fonction des congés, des arrêts-maladie, des contraintes
d’horaires de travail, nous avons veillé à nous présenter à plusieurs reprises dans une même
équipe, afin que tous les professionnels disposent des mêmes informations concernant la
recherche.
Nous avons constaté de la part des acteurs une question récurrente : « dans quelle(s)
discipline(s) la recherche s’inscrit-elle ? ». Pour répondre à cette interrogation, en
transparence, nous avons tout d’abord énoncé les différentes disciplines concernées par cette
recherche : GRH, comportements organisationnels, psychologie du travail, sociologie du
travail. Cependant, en fonction des acteurs et de leurs représentations, quelques retours
indirectement inquiets nous ont permis d’ajuster cette présentation : d’une part, la « GRH » ne
donnait, la plupart du temps, pas confiance aux acteurs, s’agissant de la relation entre
chercheur et hiérarchie ; les acteurs avaient tendance à imaginer que nous étions une
« envoyée de la Direction », en particulier de la Direction des Ressources Humaines (DRH),
pour observer des comportements au travail, et ensuite remonter ces observations.
L’expression « GRH » a donc été ensuite limitée. D’autre part, dans le service de Police, la
discipline de « sociologie du travail » n’a pas toujours reçu un accueil encourageant, des
études de sociologie ayant déjà été menées, dans ce type de brigade, avec des conclusions
plutôt déplaisantes pour les policiers. Enfin, la discipline des « comportements
organisationnels » a finalement reçu le meilleur accueil, uniquement dans la mesure où nous
en expliquions le champ. Ainsi, le choix des termes de présentation de la recherche
importent, l’objectif étant que les équipes cernent clairement l’objet, les objectifs, et la
démarche méthodologique de la recherche, et l’intègrent globalement, avec confiance et
intérêt, au sein de leurs propres représentations des disciplines.
5.3.1.1.2. Particularités des immersions participantes
Dans chacun des métiers étudiés, nous avons veillé à ce que la méthodologie
qualitative se mène de façon similaire. Dans un premier temps, une immersion participante de
quinze jours complets, soirs et week-ends compris, a conduit à récolter de nombreuses
données ethnographiques, issues des observations. Durant cette immersion, un travail subtil
de communication sur la recherche et ses objectifs a abouti à recueillir le nombre voulu de
volontaires aux entretiens semi-directifs. Dans chaque terrain, une vingtaine d’entretiens,
semi-directifs pour la plus grande majorité, ont été menés. Ensuite, nous avons récolté de
nombreux documents secondaires, internes aux services.
227
Pour chaque immersion participante, nous avons souhaité comprendre au mieux le
fonctionnement organisationnel, en « jouant le jeu » des horaires particuliers à certains
services, afin d’obtenir une variété des situations de travail quotidiennes, et de rencontrer un
maximum de personnes composant les équipes. Par exemple, concernant le service des
Urgences, les infirmiers travaillent en douze heures, de nuit ou de jour, de 19 heures à 7
heures du matin ou de 7 heures du matin à 19 heures. Ainsi, nous avons alterné les moments
d’immersion, entre douze heures de jour et douze heures de nuit, l’activité réelle pouvant
différer suivant les horaires. Nous arrivions avant la prise de service et repartions après, afin
d’assister aux moments de relais entre les équipes, temps d’échanges entre acteurs, parfois
formels, souvent informels. Concernant le service des téléconseillers, nous avons observé les
situations de travail en huit heures, sous forme de deux cycles différents : un cycle de 8 heures
à 16 heures et un cycle de 12 heures à 20 heures, en arrivant plus tôt que la prise de service et
partant plus tard que son achèvement. La brigade de Police travaillant en huit heures de matin,
de jour et de nuit, nous avons, de la même façon, couvert l’ensemble de ces trois cycles, en
assistant aux relais de prise de service entre les équipes. Enfin, s’agissant du collège en REP+,
nous avons bénéficié de davantage de flexibilité, chaque professeur ayant un planning
différent, entre 8 et 18 heures. Le tableau 13 récapitule nos différents cycles de présence lors
de l’immersion participante, pour chaque terrain étudié.
Tableau 13 : Nos différents cycles de présence en fonction des terrains étudiés
Organisations étudiées Cycles de travail Nombre d’heures par cycle
Brigade Anti-Criminalité
- Cycle du matin : de 4 à 13h - Cycle de l’après-midi : de 13
à 21h - Cycle de la nuit : de 20 à 4h
8
Service d’Urgences traumatologiques
- Cycle de jour : de 7 à 19h - Cycle de nuit : de 19 à 7h
12
Collège en REP+ - Entre 8 et 18h Variable Service de
télécommunications - Cycle 1 : de 8 à 16h
- Cycle 2 : de 12 à 20h 8
En fin d’immersion participante, nous entrons en « campagne » de « recrutement »
d’acteurs volontaires aux entretiens. Nous communiquons en interne, de manière souvent
informelle, afin de présenter le besoin d’obtenir quinze à vingt volontaires professionnels de
terrain, que nous côtoyons tous les jours de l’immersion. En effet, si le nombre de volontaires
ne satisfait pas à la démarche méthodologique systématique, nous devrions revenir sur le
terrain sous une autre forme, non envisagée, pour démarcher des volontaires, déjà en situation
228
de travail, et donc moins à même de répondre favorablement à cette demande. Dans ce cas,
nous endosserions un rôle officiel de chercheur, et non plus de chercheur « participant ». Fort
heureusement, ce cas ne s’est pas présenté. Nous avons veillé à prendre un maximum de
rendez-vous avec les acteurs concernés et les professionnels transversaux, pendant
l’immersion. Lorsqu’un acteur s’annonce volontaire, nous lui demandons ses disponibilités,
sur les trois mois, et notons une date de rencontre. Si l’acteur ne dispose pas de son planning,
ou si l’annonce constitue uniquement un accord de principe à la participation aux entretiens,
nous demandons au professionnel ses coordonnées, afin de le recontacter en différé et de
fixer, plus calmement et hors activité de travail, une date de rencontre. La plupart du temps,
lorsque les volontaires professionnels de terrain ont besoin de davantage de confort pour
prendre la décision de participer aux entretiens, ils nous demandent une synthèse rapide du
type de questions qui seront posées lors de l’entretien. Nous donnons alors oralement des
exemples de questions et récapitulons les principaux thèmes concernés. Très rarement, le
professionnel requiert de recevoir, en amont de la rencontre, le contenu du guide d’entretien.
Nous précisons le besoin de disposer a minima d’une heure de temps d’échanges pour mener
l’entretien avec le volontaire. La plupart du temps, la durée effective de l’entretien s’inscrit
dans un temps plus long, d’une heure et dix minutes à trois heures.
Avant les immersions participantes dans les services concernés, nous avons envisagé
la possibilité de rencontrer des participants volontaires qui ne parviendraient pas à identifier
leurs émotions, ou qui affirmeraient lors de l’entretien qu’ils ne mobilisent pas d’émotions au
travail. En réalité, cela ne fut jamais le cas. Tous les participants ont affirmé mobiliser un
panel d’émotions au travail, et se sont prêtés au jeu de les identifier, de se pencher sur leurs
ressentis, d’avoir une réflexivité sur leurs émotions au travail, en les analysant au mieux.
5.3.1.2. La phase d’entretiens
Nous proposons ici de présenter les différentes étapes-clés des rencontres avec les
professionnels au sein des terrains considérés, après avoir décrit les supports, identiques ou
quasi-identiques pour les quatre secteurs d’activité, de ces entretiens.
5.3.1.2.1. Le guide d’entretien
Le guide d’entretien, élaboré au cours de la pré-recherche dans les secteurs de la
sécurité et de la santé (Monier, 2014), a été ajusté par la suite. Il compte dix grands thèmes,
qui sont abordés pendant l’entretien avec les professionnels des quatre organisations
229
concernées. Ces thèmes se lient à l’aspect émotionnel au travail. Voici ci-dessous un exemple
de guide d’entretien, concernant le secteur de la santé, s’adressant aux infirmiers Urgentistes.
Figure 12 : Guide d’entretien des infirmiers urgentistes dans sa version longue
Guide d’entretien semi-directif avec les infirmiers urgentistes
La régulation des émotions au travail : quels enjeux pour la qualité de service et la santé des professionnels ?
Émotion : réponse de l’organisme à l’évaluation d’un stimulus interne ou externe. Travail émotionnel : acte qui vise à changer le degré ou la qualité d’une émotion, afin de
s’ajuster à une situation. Émotion non spontanée, mais interprétée, contrôlée, suscitée ou réprimée. Travail émotionnel en surface ou en profondeur. Techniques cognitives, corporelles, expressives.
Habiletés émotionnelles : identifier les émotions, la facilitation émotionnelle dans la pensée, la compréhension des émotions, la gestion émotionnelle (intra-personnelle et interpersonnelle).
Régulation émotionnelle : par la réévaluation cognitive (reconsidérer la signification émotionnelle d’un événement), par la suppression expressive (supprimer l’expression de son émotion ou en afficher une autre), ...
Métiers à risques : métiers impliquant un fort travail émotionnel nécessaire afin de mener à bien la mission, et mettant en jeu l’intégrité physique et / ou mentale du professionnel.
Nous analysons ici en particulier les situations où la charge émotionnelle a été vécue par le professionnel comme étant « importante », et génératrice d’émotions, plaisantes ou déplaisantes
Au poste de travail :
Pourquoi faites-vous ce métier ? Qu’est-ce qu’un acte de qualité, un « travail bien fait » ? Quelles sont, selon vous, les compétences inhérentes à votre métier (savoir-faire, savoir-être) ?
Quelles sont les habiletés émotionnelles et relationnelles à déployer ? Quelle est la tâche émotionnelle principale ? Pensez-vous faire partie d’un métier à risques ? Si oui, quel type de risques ?
Identifier ses émotions Quelles sont les situations génératrices d’émotions plaisantes / déplaisantes les plus courantes,
quotidiennes ? Les plus intenses (situation non quotidienne) ? Comment avez-vous pu évacuer l’émotion, la gérer au long terme ?
Roue des émotions : choisissez trois émotions dont vous souhaitez parler dans l’entretien. Exemples : joie, surprise, colère, honte, anxiété, culpabilité, envie, espoir, tristesse, euphorie, soulagement…
Avez-vous déjà ressenti une émotion qui durait plus d’une journée ? Qu’est ce qui compte le plus pour vous au travail ? Que préférez-vous faire au travail / ce que
vous aimez le moins et pourquoi ? Qu’est-ce qui vous satisfait le plus au travail ? Le moins ? Le travail émotionnel (Brotheridge & Lee, 2003 ; Hochschild, 2003b)
Quels sont les attendus de gestion émotionnelle de l’hôpital et les règles d’affichage des émotions ?
Quel est l’effort fourni pour masquer vos émotions déplaisantes, contrôler vos expressions faciales lors de moments difficiles ? Quand et comment réprimez-vous ou changez-vous des émotions ? Provoquez-vous consciemment des émotions ? neutralité/sourire/hostilité.
Ressentez-vous parfois une inauthenticité dans votre expression émotionnelle ? Le patient détecte-t-il la sincérité d’une émotion ?
Votre travail émotionnel est-il cognitif ? expressif ? corporel ? (explications) Arrivez-vous à identifier les émotions chez les patients et leur famille ? Comment
reconnaissez-vous les situations à risques ?
230
Comment maîtrisez-vous votre propre communication non verbale (face, posture, voix…) ? Avez-vous l’impression de devoir fournir un effort psychique important afin de gérer vos
émotions dans votre travail ? Ce travail émotionnel est-il agréable, valorisant ? Pensez-vous qu’il soit possible de laisser ses émotions au vestiaire ? Avez-vous besoin de vous retirer ? Pensez-vous que ce travail émotionnel soit indispensable afin de mener votre tâche à bien ?
Vos émotions déplaisantes et votre santé au travail : Quelles sont les contraintes physiques, techniques au travail ? Pensez-vous que la charge émotionnelle de votre métier impacte votre santé ? Avez-vous l’impression parfois de devoir vous « couper » de vos émotions pour mieux
supporter des situations difficiles ? Quand devez-vous vous détacher de vos émotions ressenties et comment le faites-vous ?
Vous persuadez-vous parfois que des situations à charges émotionnelles déplaisantes, récurrentes ou non, font partie de la normalité (de votre travail), alors qu’intérieurement, elles ne sont pas acceptables : impolitesses, agressivités, provocations ?
Vie professionnelle / vie personnelle Êtes-vous parfois victime de désordres psycho-somatiques en raison de votre travail ? Comment conciliez-vous votre vie professionnelle et votre vie personnelle ? De quel type de soutien social hors travail disposez-vous? Pensez-vous que votre métier soit reconnu ?
Régulation individuelle des émotions Quels sont les moments où vous avez le plus maîtrisé vos émotions ? Effort émotionnel
intense : exemple. Avez-vous déjà perdu le contrôle de vos émotions au travail ? Exemple. Avez-vous déjà pleuré au travail ? Si oui, où ? Quelles sont vos techniques, et « trucs » pour gérer vos émotions ? Comment évacuez-vous vos émotions? En cas de forte charge émotionnelle, comment
réagissez-vous ? À qui vous adressez-vous ? Quand pouvez-vous exprimer vos propres émotions ? Lors de besoin de retrait, quel lieu choisissez-vous ? Avez-vous suivi des formations en lien avec la gestion des émotions, ou liées à votre métier, le
rapport au risque ? Qu’en avez-vous pensé ? Points positifs / points négatifs. Avez-vous rencontré et parlé des difficultés psychologiques de votre métier avec un médecin
du travail et / ou un psychologue du travail ? Le rôle de la blouse blanche : que représente-t-elle pour vous ?
Régulation collective Quel est le rôle du dialogue pour évacuer vos émotions ? Avec qui évacuez-vous vos
émotions? De quel type de soutien émotionnel et social bénéficiez-vous le plus? Existe-t-il des groupes de paroles formels ou informels ? Quelle est leur utilité, leur rôle ?
Existe-t-il des espaces de discussions entre collègues, des rencontres ? Quelle communication interne relevez-vous et quel est son rôle ? Est-il plus difficile pour vous de gérer une situation à risques seul ? Êtes-vous en relation
régulière avec les autres personnels soignants ? Existe-t-il une solidarité entre personnels soignants ?
Quel est le rôle de l’équipe soignante : avant, pendant et après une situation à forte charge émotionnelle ?
Quels sont les moments où l’action est individuelle / collective ? Une vison du travail est-elle partagée par toute votre équipe ? Quel est le climat émotionnel du collectif de travail ? Les relations en interne sont-elles de
qualité, selon vous ? Existe-t-il des conflits internes ? Quels sont les codes, rites, symboles, vêtements, langage particuliers et communs au groupe ?
Existe-t-il une mémoire collective : histoires mystifiées… rituels : café, repas, pauses… fêtes ? Code : disposez-vous d’un vocabulaire particulier entre collègues ?
231
Qui transmet le plus d’émotions au travail ? Existe-t-il des retours d’expériences ou débriefings et si oui, à quelles occasions et à quoi
servent-ils ? Estimez-vous être apprécié dans le collectif et faire partie du groupe ? Quel est le rôle de l’humour dans votre métier (avec le cadre, les collègues, les patients …) ? En qui avez-vous le plus confiance au travail ? Comment s’intègre-t-on dans le collectif de travail ? Comment sont perçus les collègues les plus fragiles émotionnellement ?
Conditions de travail et organisation du travail Quels sont vos horaires et votre planning quotidien ? Quelles sont vos préférences et
pourquoi ? Vos activités sont-elles parfois empêchées ? Avez-vous parfois l’impression de ne pouvoir
agir ? Quel degré d’autonomie et de contrôle avez-vous au travail ? Vos émotions déplaisantes dans votre métier sont-elles parfois liées à vos conditions de
travail ? Quelles sont les directives que vous recevez concernant les situations difficiles avec les
patients ? Quelle est votre marge de manœuvre, votre liberté d’action (officielle ou non) ? Les situations au travail sont-elles prévisibles / imprévisibles ? Vivez-vous des agressions verbales / physiques au travail ? Quelle est la fréquence et
l’intensité de vos contacts avec la patientèle ? Management
De quelle présence dispose votre encadrement ? Quel est le rôle de votre encadrant ? Comment définiriez-vous le type de management et les pratiques managériales de votre
encadrant ? Prend-il en compte les émotions au travail et si oui, comment ? Remontez-vous à la hiérarchie les situations difficiles ? Comment réagit la hiérarchie ? Vous
sentez-vous reconnu par votre hiérarchie concernant les difficultés émotionnelles de votre métier ? Vous sentez-vous écouté ? Pouvez-vous faire part de propositions ?
Quel dialogue existe-il entre vous et votre encadrant ? Quels sont les temps d’échanges formels et informels avec votre cadre ?
Avez-vous déjà vécu des conflits éthiques ? Des injonctions paradoxales ? Vos valeurs personnelles sont-elles en accord avec les valeurs de l’hôpital ? Vous sentez-vous intégré à l’équipe ? À l’organisation ? Au métier ? Lors de forte charge ou d’événements importants, quel est le dispositif mis en place ? Vous sentez-vous encouragé à gérer vos émotions au travail ?
Le genre : la régulation des émotions Pensez-vous que les différences de genre ont une influence sur la gestion des émotions ? En
collectif de travail, y-a-t-il des différences constatées ou instaurées entre un infirmier et une infirmière (en situation non risquée et en situation à risques) ?
Des rôles particuliers sont-ils attribués selon les sexes ? Moyens d’amélioration pour une meilleure gestion émotionnelle (en filigrane dans l’entretien)
Selon vous, quels sont les facteurs qui permettent de mieux gérer ses émotions dans ce travail ?
Qu’est ce qui, selon vous, pourrait vous aider à mieux gérer vos émotions au quotidien, afin d’adapter au mieux votre comportement sans souffrir de décalage psychologique ?
Quels pourraient être les moyens mis en œuvre par l’organisation du travail pour alléger ces difficultés psychologiques ?
Ouverture : quelles sont les habiletés émotionnelles que vous avez acquises avant, dans d’autres métiers et expériences, qui vous sont utiles aujourd’hui, à votre poste, pour faire face à certains risques et certaines difficultés ?
Je vous remercie !
232
Le guide d’entretien détaillé a été mémorisé, suite à l’ajustement né de la pré-
recherche. Les sous-questions ne sont pas toutes posées au volontaire lors des échanges. Nous
privilégions le thème ou le sujet sur lequel le volontaire s’attarde le plus de manière
spontanée, pour parler de ses émotions au travail. Lors de l’entretien, nous disposons d’une
fiche récapitulative des questions à aborder, c’est-à-dire une version plus courte du guide
d’entretien. La plupart du temps, les questions ne se trouvent pas abordées dans l’ordre
proposé par le guide. Nous devons faire preuve de mémoire et de flexibilité pour naviguer
entre les dix thèmes principaux, et couvrir l’ensemble des questions à poser, nécessaires à
l’étude.
5.3.1.2.2. La roue de Plutchik (2001), base d’échanges en entretien
Les dix thèmes présentés dans le tableau 12 peuvent être abordés par le biais de la roue
de Plutchik (2001) (en page 46, figure 3). Lors de chaque entretien avec les professionnels de
terrain et leurs managers, nous posons sur la table, dès le début de la rencontre, la roue de
Plutchik (2001). Elle sert de base aux échanges sur les émotions au travail. En fonction des
sujets abordés, le participant peut librement illustrer ses propos par des anecdotes, narrer des
situations typiques ou exceptionnelles, revenir sur des expériences émotionnelles au travail,
en identifiant la ou les émotions ressenties lors de l’événement.
La roue de Plutchik (2001) semble particulièrement adaptée à ce style d’échanges, en
entretien, de par sa simplicité, son graphisme et son aspect chromatique. Elle propose des
idées d’émotions de plus ou moins grande intensité, et de valences différentes, simplifiant
ainsi l’identification des émotions lors de la narration d’un ressenti passé, présent ou futur au
travail. Cet outil a été utilisé par tous les participants interrogés et sert de lien d’échanges.
Cette figure semble particulièrement adaptée dans le cadre d’entretiens portant sur le sujet des
émotions au travail.
5.3.1.2.3. Les étapes de l’entretien semi-directif avec les professionnels de terrain et leurs
managers
Par souci de systématisme, de comparaison et de reproductibilité, nous procédons de la
même manière pour tous les entretiens des professionnels de terrain et des managers. Les
différentes étapes de l’enquête par entretien semi-directif apparaissent dans le tableau 14.
233
Tableau 14 : Les étapes systématiques de l’entretien semi-directif
Étapes Actions
Accueil Nous accueillons le participant ou sommes accueilli par lui.
Installation Nous facilitons une configuration côte à côte ou de biais, afin de limiter le face-à-face, moins convivial et pouvant parfois bloquer l’interlocuteur lorsqu’il intellectualise sa réponse ou se remémore une situation pour l’analyser.
Présentation et conditionnement
Nous resituons l’objet de recherche et le type de questions qui vont être posées.
Consentement et confiance
Nous faisons signer le formulaire de consentement garantissant au participant son anonymat et la confidentialité des échanges.
Autorisation d’enregistrement
Nous demandons au participant la possibilité d’enregistrer les échanges sur dictaphone pour limiter une prise de notes frénétique. Nous laissons le dictaphone du côté du participant en lui précisant comment le couper ou le mettre en pause, en cas de dérangement extérieur pendant l’entretien, ou si le participant éprouve le besoin de donner des informations en « off ».
Support d’échanges Nous proposons et présentons la roue de Plutchik (2001) imprimée en couleur, face au participant.
Prise d’informations générales
Nous relevons les éléments généraux nécessaires à l’enquête : ancienneté dans le service, ancienneté dans le métier, tranche d’âge ou âge, sexe. Nous notons le numéro de l’enregistrement du dictaphone.
Question d’amorçage
Nous posons la première question « pourquoi faites-vous ce métier ? ». Cette question ouverte permet, de manière bénigne et complaisante, de mettre le participant d’emblée dans une position dans laquelle il conçoit que nous allons nous intéresser à sa propre situation, à son histoire, au-delà du contexte actuel de travail. Cette question resitue la présence du professionnel dans le service, en prenant un rapide recul sur sa vie professionnelle et sa carrière. Il semble que cette interrogation soit particulièrement adaptée pour ensuite pouvoir aborder la question des émotions au travail, les enjeux de carrière, de motivation et d’engagement dans le métier recelant parfois des composantes émotionnelles non négligeables.
Échanges et questions
Nous menons l’entretien en posture d’écoute active et compréhensive, et restons flexible concernant l’ordre des thèmes et des questions posées.
Clôture Nous vérifions mentalement que l’ensemble des questions a été posé, et que nous disposons des informations nécessaires pour une future analyse, et nous clôturons les échanges. Nous coupons le dictaphone.
Remerciement Nous remercions le participant de nous avoir accordé du temps et de la réflexion pour mener la recherche, et lui proposons de recevoir par courriel la transcription intégrale des échanges.
Suite à la coupure du dictaphone, en fin d’entretien, les échanges continuent librement.
La plupart du temps, ces échanges portent sur l’exercice de l’entretien et sur l’objet de la
recherche en général. De nombreux volontaires ont estimé intéressante la possibilité
d’effectuer un retour réflexif sur leurs expériences au travail, et une analyse émotionnelle de
l’activité de travail quotidienne. L’importance de la liberté de parole, du fait que nous ne
soyons pas un émissaire de la Direction, ni un professionnel du service, ni un psychologue, a
été soulignée par bon nombre de participants. Certains volontaires apprécient l’intérêt de cette
pseudo-neutralité, afin de pouvoir échanger sur des aspects aussi personnels que ceux portant
sur les émotions. Cette satisfaction provient aussi de l’envie d’aider le chercheur dans ses
recherches, en parlant de son métier, de ses activités quotidiennes au travail, en analysant son
activité, en la faisant découvrir à une tierce personne, avec une optique de générosité,
234
d’ouverture, de service rendu, de curiosité, correspondant pleinement à l’esprit de « service
public » des organisations publiques concernées par cette recherche. Certains participants ont
précisé leurs attentes de retours, de préconisations et actions opérationnelles futures à mener
dans leur service. Les résultats de la recherche ont été proposés dans chacun des terrains, soit
sous forme d’article, soit sous forme de présentation formelle sur PowerPoint dans le service,
soit sous forme de vidéo, soit sous forme d’échanges informels.
La démarche de recueil de données par triangulation dans chaque terrain, méthodique
et répétée, ayant été traitée dans la partie ci-dessus, nous proposons désormais, dans la sous-
section suivante, de préciser la démarche d’analyse des données. De la même façon, et dans
une optique de comparabilité des études de cas, cette analyse a été menée de manière
méthodique et similaire pour chaque terrain étudié.
5.3.2. L’analyse des données : une démarche méthodique et répétée
Dans cette sous-section, nous exposerons la technique d’analyse des données récoltées
par triangulation. La méthode d’analyse s’applique de la même façon au sein de chaque
terrain, pour une approche comparative en étude de cas multiple. Nous présenterons les
objectifs généraux de cette analyse répétée, la constitution du corpus de données principal, la
démarche d’analyse thématique comme analyse de contenu, nous conduisant à procéder à une
analyse plus poussée par catégories conceptualisantes, dans chaque terrain, puis les étapes de
codage et de décodage de ces dernières.
5.3.2.1. Le sens et la théorisation
L’analyse des différentes études de cas conduit à dégager du sens dans la masse de
données, et à élaborer une théorisation, sans perdre de vue notre problématique (Paillé &
Mucchielli, 2010). L’analyse correspond à un processus actif de questionnement, de
conjecture et de vérification, dans lequel nous simplifions, traitons les données récoltées par
réduction, puis nous présentons des conclusions (Giroux, 2003). Pour mettre au jour la
structuration d’un processus émotionnel au travail et afin de théoriser les différentes
régulations individuelles et collectives des émotions, au sein de métiers sujets à incidents
émotionnels, nous mettons en exergue des liens entre les événements, afin d’expliquer
pourquoi et comment un phénomène se produit, dans un certain contexte (Giroux, 2003).
Dans un effort de comparaison constante entre les différentes études de cas et donc les
235
différents contextes concernés par l’étude, nous en soulignons similitudes et différences
(Strauss & Corbin, 1998).
La génération de modèle théorique, apport théorique principal de la présente
recherche, s’effectue grâce à l’analyse de l’ensemble des données, et ouvre un champ
d’investigations théoriques et d’actions managériales dont le dessein n’est pas de rendre plus
complexe et donc inopérant le processus émotionnel au travail, mais de contribuer à faire
progresser la prise en compte du facteur émotionnel au travail, par les différents acteurs
concernés par la qualité de service et la santé des professionnels. Suite à l’analyse et à la
discussion des résultats, la modélisation théorique proposée apparaît. Cette émergence des
représentations des différents acteurs mobilisés pour cette recherche, reste fidèle aux
contextes des cas étudiés : selon Weick (1995), les théories qui font la différence sont celles
qui ont une résonance émotive, sensible aux contextes concernés par l’étude.
5.3.2.2. Constitution du corpus de données
Le corpus de données à analyser se compose des transcriptions de 88 entretiens avec
les 89 participants des quatre cas concernés par la recherche, et des mises en narration écrites
des immersions participantes. La documentation secondaire se rajoute à l’ensemble des
données. Cette abondance de données exige une réduction, afin de procéder à une analyse
thématique de contenu, par catégories conceptualisantes : « une idée centrale dans l’analyse
de contenu est que les nombreux mots du texte sont classés dans un nombre beaucoup plus
petit de catégories » (Weber, 1990 : 12).
Concernant les entretiens, la quasi-totalité des 89 participants a reçu sa propre
transcription intégrale, par courriel. Ainsi, chaque participant interrogé dispose de sa propre
transcription, mot pour mot, contenant les éléments verbaux et para-verbaux des échanges.
Les participants peuvent ainsi contrôler, vérifier, corriger, ajouter, ôter des éléments dans leur
document, nous préciser certains passages, proposer des ajustements, et valider l’ensemble de
leur propos. À raison d’une vingtaine de pages par entretien, le corpus de données, issu des
entretiens, représente environ 1800 pages à analyser, soit environ 450 pages par terrain. Les
immersions participantes représentent 200 pages tous terrains confondus. Pour Hlady-Rispal
(2015 : 260), concernant les études de cas, un volume de données trop important peut
« noyer » une analyse. Il convient donc de procéder de manière méthodique, afin d’aborder,
avec moins d’appréhension, ce volume de données, en le considérant comme une mine
d’informations. Les données qualitatives textuelles nécessitent certains traitements préalables
236
de transcription, en particulier pour les entretiens et les journaux de bord des immersions
participantes enregistrés sur dictaphone, de réduction, d’organisation. Nous indexons et
numérotons les pages, et effectuons un travail d’organisation, afin de faciliter la clarté et la
rigueur de l’analyse. Cette activité manuelle et intellectuelle de tri, d’organisation et de
traitement des données permettra de saisir le sens. Une fois le corpus préparé, nous procédons
à l’analyse de contenu.
5.3.2.3. L’analyse de contenu
Pour Weber, il n’y a aucune bonne manière simple de faire une analyse de contenu
(Weber, 1990). L’analyse de contenu ne correspond pas à une définition unique. Pour Bardin
(2003 : 47), il s’agit d’un « ensemble de techniques d’analyse des communications visant, par
des procédures systématiques et objectives de descriptions du contenu des messages, à obtenir
des indicateurs (quantitatifs ou non) permettant l’inférence de connaissances relatives aux
conditions de production / réception (variables inférées) de ces messages ». L’analyse de
contenu se focalise sur le sens, et non pas sur le langage, dans l’objectif de « mettre à jour les
systèmes de représentations véhiculées par les discours » (Blanchet & Gotman, 1992 : 92).
Nous prenons en compte le contenu manifeste, ou explicite, et le contenu latent, ou implicite,
par exemple des manifestations d’émotions exprimées en entretien, comme les pleurs.
Dans un souci de qualité de la présente analyse qualitative, nous détaillons la
démarche adoptée pour étudier l’ensemble de nos données récoltées au sein des quatre terrains
concernés, afin de mettre au jour et d’expliciter le cheminement intellectuel qui s’en dégage.
Cette démarche d’analyse qualitative demeure identique pour les quatre cas concernés, afin de
légitimer la comparaison inter-cas, et de maintenir une régularité méthodologique, le recueil
des données par triangulation au sein des quatre terrains ayant été effectué dans ce même but
de stabilité et de répétition de la démarche.
237
5.3.2.4. L’analyse thématique
Nous disposons d’un corpus dont les données semblent peu homogènes. En raison de
l’objet de recherche étudié, nous procédons à une analyse thématique, servant à interpréter un
contenu, et à traiter des données hétérogènes - des notions, des mots, des idées - (Fallery &
Rodhain, 2007). Nous employons l’analyse thématique afin de mettre en évidence les
représentations sociales des participants, personnes observées, à partir d’un examen des
éléments discursifs du corpus de données. L’analyse thématique de contenu suit les étapes de
L’Ecuyer (1990). En effet, une fois les données intégralement transcrites, nous délimitons les
unités de sens, découpons le corpus d’informations brutes en unités de sens, puis nous les
catégorisons. La méthode d’analyse par comparaison constante (Glaser & Strauss, 1967) entre
la réalité observée et l’analyse en émergence nous aide à dégager le sens des événements et
des discours recueillis, facilitant alors l’affleurement de la conceptualisation.
Pour chaque étude de cas, la transcription achevée, nous relisons l’intégralité des
entretiens et des données issues de l’immersion participante, puis nous en déduisons des
unités de classification, unités selon lesquelles nous pourrons ensuite découper le texte.
Concernant l’analyse des entretiens, nous examinons le discours du corpus de données. Une
fois le corpus établi, nous établissons le message et le sens qui vont s’en dégager. Dans cet
objectif, l’analyse thématique, entretien par entretien, défait la singularité de chaque discours,
et découpe transversalement ce qui se réfère à un thème commun, d’un entretien à un autre
(Blanchet & Gotman, 1992). Nous choisissons des thèmes généraux, afin d’analyser le corpus
de données. Les thèmes correspondent à la fois à ceux déterminés dans le guide d’entretien
initial, mais naissent aussi de l’analyse et de la lecture du corpus. Chaque étude de cas se
décompose sur un document tableur, dont les différentes feuilles regroupent les onze grands
thèmes suivants : les compétences émotionnelles, le travail émotionnel, la vocation et les
motivations, la régulation émotionnelle, le collectif de travail, le management, les conditions
de travail, les émotions au travail, les pratiques de GRH, l’équilibre entre vie professionnelle
et vie personnelle, la santé (en page 241). Nous pouvons remarquer que ces onze grands
thèmes correspondent, en grande partie, aux dix thèmes développés par le guide d’entretien
(figure 12). Cependant, afin de déterminer ces onze thèmes principaux, nous avons veillé à les
faire émerger sans nous référer directement au guide d’entretien, afin de minimiser les biais
d’interprétation des discours des participants et des retours des journaux de bord des
immersions participantes. Ainsi, ces onze grands thèmes se sont dégagés de la lecture et de
l’analyse de données, et ont été ajustés au fur et à mesure de ladite analyse. Il nous semble
238
plus pertinent de partir des éléments du corpus de données, « à l’aveugle », afin de déterminer
les thèmes impliqués pour l’analyse thématique, que de nous reposer sur les éléments
répertoriés dans le guide d’entretien. En un sens, ce sont les différents participants et les
observations des immersions, cumulés, qui créent leurs propres thèmes.
La plupart des thèmes dégagés par l’analyse thématique font écho aux thèmes élaborés
initialement pour le recueil de données. Cependant, des thèmes non répertoriés en tant que
thèmes initiaux (du recueil de données) émergent de la première analyse de l’ensemble du
corpus de données. Il s’agit des compétences émotionnelles d’une part, et de la vocation et des
motivations, d’autre part. Cela sous-entend que ces deux thèmes ont été particulièrement
développés, par les participants, lors des entretiens et relevés lors des observations de terrain.
Les thèmes de l’analyse thématique correspondent en majorité aux thèmes initiaux du recueil
de données, mais pas entièrement : c’est le cas de la régulation émotionnelle, qui relève, dans
le guide d’entretien, à la fois des régulations individuelles et des régulations collectives. Or le
corpus de données fait référence à différentes techniques et stratégies de régulations des
émotions, individuelles et collectives, et traite la question du collectif de travail à la fois
comme régulation émotionnelle collective, mais pas seulement. C’est pourquoi, dans la grille
des thèmes de l’analyse thématique, nous dissocions le thème des régulations émotionnelles -
qui impliquera des catégories et sous-catégories appartenant aux régulations émotionnelles
collectives - et le thème du collectif de travail. Le thème « management » est relatif aux
questions managériales et d’organisation du travail, ces deux thèmes étant dissociés dans la
grille de recueil de données. Le thème « pratiques de GRH » rejoint le thème initial du
« management » en général. Enfin, l’analyse thématique fait correspondre les questions de
santé au travail au thème initial « les émotions déplaisantes et la santé au travail », les
émotions déplaisantes étant traitées davantage par le professionnel dans le cadre du thème
« émotions au travail » et non pas « santé ».
Les thèmes distingués pour l’analyse thématique ont ensuite été codés de la manière
suivante : « CE » pour les compétences émotionnelles, « TE » pour le travail émotionnel,
« VM » pour les éléments de vocation et de motivations, « RE » pour la régulation
émotionnelle, « Coll » pour le collectif de travail, « Mgt » pour le management, « CT » pour
les conditions de travail, « Emo » pour les émotions au travail, « PrRH » pour les pratiques de
GRH, « VPP » pour l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, et « San » pour les
éléments relatifs à la santé du professionnel. Une fois ces différents thèmes de l’analyse
thématique identifiés et ajustés au regard de la grille thématique initiale du recueil du
239
données, nous procédons à une analyse plus détaillée en découpant ces thèmes principaux en
catégories, auxquelles on attribue aussi un code.
5.3.2.5. L’analyse par « catégories conceptualisantes »
La présente analyse qualitative vise à faire apparaître les représentations des acteurs.
Cet objectif implique une analyse par catégories, ou niveaux d’analyse. Les données,
abondantes et hétérogènes, nécessitent d’être classifiées, catégorisées. Pour atteindre une
certaine profondeur, la présente analyse des données s’effectue à l’aide des « catégories
conceptualisantes », que nous créons et élaborons. Paillé et Mucchielli (2010 : 233)
définissent la catégorie comme « l’analyse, la conceptualisation mise en forme, la théorisation
en progression. On peut définir la catégorie comme une production textuelle se présentant
sous la forme d’une brève expression et permettant de dénommer un phénomène perceptible à
travers une lecture conceptuelle d’un matériau de recherche ». Une catégorie va correspondre
à un condensé de significations (Paillé & Mucchielli, 2010 : 238) contribuant à la
conceptualisation : la catégorie « se situe, dans son essence, bien au-delà de la simple
annotation descriptive ou de la rubrique dénominative. Elle est l’analyse, la conceptualisation
mise en forme, la théorisation en progression » (Paillé & Mucchielli, 2010 : 147). À chaque
catégorie conceptualisante, nous affectons un code à l’unité de sens. Ces catégories nous
permettent de faire émerger du sens à partir du corpus de données, tout en l’auscultant à
travers les questionnements de recherche, dans une logique itérative (Yin, 2009). Ces
catégories s’articulent : « la catégorie est une notion […] abstraite, qui est pensée en termes
d’articulation […]. On pense la catégorie en fonction des autres catégories » (Voynnet-
Fourboul, 2011 : 22).
Nous lisons l’intégralité du corpus de données, par étude de cas, afin de définir le
contenu en le codant selon des catégories construites et améliorées au fur et à mesure de
l’analyse, selon le paradigme constructiviste. Cette dynamique itérative de l’analyse entraîne
des allers-retours entre les différentes étapes analytiques, c’est-à-dire entre condensation,
présentation des données, élaboration et vérification des conclusions. Les catégories
conceptualisantes se prédéterminent en écho à la littérature et aux guides d’entretien, et se
construisent, par itération, en créant des liens entre les verbatim et ces catégories : il s’agit de
la phase de catégorisation et de classification. Les catégories sont à la fois prédéterminées -
induites de la littérature et les guides d’entretien - et déduites des données : le modèle de
classification choisi correspond donc au modèle mixte (L’Ecuyer, 1990), le modèle fermé
240
impliquant uniquement des catégories prédéterminées et le modèle ouvert concernant des
catégories déduites des données. Nous modifions et retirons des catégories prédéterminées
lorsqu’elles ne sont pas pertinentes (L’Ecuyer, 1990). Nous ajoutons aussi de nouvelles
catégories, déduites des propos des participants, lorsqu’elles sont nécessaires. Nous procédons
à une classification des données, d’une manière analogue à celle de l’établissement des
différents thèmes de l’analyse thématique. Ainsi, le codage « à visée théorique » nous
contraint à opérer des allers-retours constants entre la théorie et le terrain, afin de trouver la
catégorie la plus pertinente pour que la compréhension du phénomène se fasse jour lors de
l’analyse.
Lors de la classification, nous trions les unités de sens issues des discours des
participants au sein des catégories, ou niveaux d’analyse. Chaque unité de sens est rangée
dans une catégorie représentant l’idée véhiculée. Si une unité de sens correspond à plusieurs
idées, elle appartiendra à plusieurs catégories. Les catégories, relativement générales, se
subdivisent en sous-catégories, qui traduisent les particularités des propos des participants.
Ces sous-catégories se construisent et peuvent ensuite se fusionner ou être retirées, faisant
apparaître peu à peu la grille d’analyse définitive. Bien que les thèmes de l’analyse de contenu
soient identiques pour les quatre cas, les catégories et sous-catégories peuvent différer
légèrement en fonction des cas, en raison des contextes et particularités de chaque métier
étudié. Le tableau 15 récapitule les différents thèmes et les catégories qui les composent,
concernant le secteur de la police.
Tableau 15 : Thèmes et catégories de l’analyse par catégories conceptualisantes concernant
l’étude de cas de la BAC
Code thème
Thèmes Catégories conceptualisantes
1 : CE Les compétences
émotionnelles
- Quelles compétences-clefs à la BAC ? - La communication non verbale - Les pratiques lors de l’activité - La vulnérabilité du professionnel - La montée en compétences émotionnelles - La vision du « travail bien fait »
2 : TE Le travail émotionnel
- Les attendus émotionnels au travail - Les types et techniques de travail émotionnel - Le travail émotionnel face au public - Le travail émotionnel en interne
3 : VM La vocation et les
motivations - Pourquoi ce métier ? - Pourquoi ce service ? Pourquoi y rester ?
4 : RE La régulation émotionnelle
- Vos régulations individuelles - Le besoin de se retirer - Le rôle de l’humour au travail - Les différences de régulation entre hommes et femmes
241
5 : Coll Le collectif de travail
- Aspects du collectif de travail / du travail collectif - La reconnaissance au travail - Une vision commune du travail ? - Se sentir apprécié et faire partie d’un groupe - La solidarité - Adaptation aux différentes personnalités - Confiance et collègues-amis - Les codes et rituels du collectif - Les débriefings formels et informels
6 : Mgt Le management
- Le rôle du management - Le type de management - La reconnaissance managériale - Les injonctions paradoxales - Le formel et l’informel
7 : CT Les conditions de travail
- Les conditions de travail en général - L’autonomie au travail - Les tâches préférées / détestées - Travail et violences - Un travail « empêché »
8 : Emo Les émotions au travail
- Situations émotionnelles au travail non classées - L’état de vigilance - Les émotions les plus courantes - Les émotions les plus intenses - Les émotions de plus de 24 heures - La peur au travail - Imprévus et surprises au travail - Les larmes au travail - Les personnes qui vous « chargent » le plus au travail
9 : PrRH Les pratiques de GRH - Différentes pratiques RH - Les formations - L’intégration
10 : VPP L’équilibre entre vie professionnelle et vie
personnelle
- Votre équilibre vie professionnelle / vie personnelle - Vos sas de décompression - La reconnaissance hors travail - Être en civil : sans uniforme
11 : San La santé du professionnel
- Votre santé - Les liens avec la médecine du travail et les
psychologues - La prévention des RPS
Dans cette analyse par catégories conceptualisantes, nous comptons 54 catégories
correspondant aux 11 thèmes principaux. L’ensemble du tableur détaillé nous permet
d’analyser les unités de sens par catégories et donc d’en extraire les grandes tendances, les
représentations faisant sens.
5.3.2.6. Codage et décodage des catégories conceptualisantes
Nous attribuons un code par catégorie thématique identifiée afin de codifier le corpus
de données dans son ensemble (Chatelin, 2005). Les catégories et sous-catégories sont codées
manuellement : nous stockons, qualifions, organisons les informations par codage manuel,
libre, nous permettant de choisir de manière souple l’incident à coder. Cette méthodologie
242
nous permet de trier un à un tous les verbatim des participants et unités de sens des données
issues des immersions, et de les classer dans les catégories adaptées afin de pouvoir obtenir
des résultats. Les données sont alors réduites. Ce codage fait apparaître les mots-clefs
contenus dans le corpus de données, et le libellé du code donne une idée du contenu. Par
exemple, concernant le thème « travail émotionnel » sous le code TE, les catégories
correspondantes sont les suivantes : les attendus émotionnels au travail (les règles sociales
émotionnelles), les types et techniques de travail émotionnel mobilisés, le travail émotionnel
face au public et le travail émotionnel en interne, intra-organisationnel (par exemple face aux
collègues ou à la hiérarchie). Ces catégories se codent sous la forme suivante :
Tableau 16 : Exemple de codage en catégories conceptualisantes pour le thème « travail
émotionnel » (code « TE »)
Code thème Thème Code catégorie Catégorie
TE Travail
émotionnel
TEatt Les attendus émotionnels au travail TETech Les types et techniques de travail émotionnel TEpub Le travail émotionnel face au public TEint Le travail émotionnel en interne
Il existe au moins deux grands moments concernant l’analyse par catégories : la
déconstruction puis la reconstruction des données (Strauss & Corbin, 1998), ou
décontextualisation puis recontextualisation des données. Nous isolons certains éléments du
corpus de données : le corpus est découpé en unités de sens, regroupées ensuite par thèmes
puis par catégories, afin de proposer un nouvel assemblage des données, réduites, et d’en
dégager un sens exploitable au regard de l’objet de recherche étudié, donc de « sculpter le
message et le sens » (Blanchet & Gotman, 1992). Le codage permet la décontextualisation des
données. Dans cette phase, nous sortons de leurs contextes les extraits du corpus de données,
pour chaque étude de cas, afin qu’ils deviennent indépendants sémantiquement. Cette
opération s’effectue au cas par cas dans le corpus, par segmentation, nomination et
subdivision. Nous regroupons les unités de sens ayant une signification similaire, au sein
d’une même catégorie, puis sous-catégorie. Ainsi, des unités de sens ayant des sens multiples
se classent simultanément au sein de plusieurs catégories et / ou sous-catégories.
Ensuite, nous vérifions la classification des différentes unités de sens au sein des
catégories et sous-catégories selon le contexte concerné. Les sous-catégories sont regroupées
afin de créer du sens et de recontextualiser les données. Cette procédure décontextualisant
puis recontextualisant les données permet de saisir du mieux possible les représentations des
acteurs interrogés et observés, les événements et discours analysés ne pouvant se départir de
leur contexte. Selon Paillé et Mucchielli (2010), il n’y a pas d’événement sans contexte, ni de
243
contexte sans événement : « événement et contexte sont indéfiniment métissés. Un événement
sans contexte est tout simplement imperceptible, un contexte sans événement est tout
simplement insaisissable » (Paillé & Mucchielli, 2010 : 273). Hamel (1997) confirme
l’importance de cette prise en compte du contexte concernant la méthode des études de cas :
pour l’auteur, le cas est un événement situé : « l’étude de cas consiste donc à rapporter un
événement à son contexte et à le considérer sous cet aspect pour voir comment il s’y
manifeste et s’y développe. En d’autres mots, il s’agit, par son moyen, de saisir comment un
contexte donne acte à l’événement que l’on veut aborder » (Hamel, 1997 : 10).
Afin de capter au plus près de la réalité les représentations se dégageant du corpus de
données, nous confrontons la lecture du texte et les idées sur le texte (Desmarais &
Moscarola, 2002). Plus spécifiquement, les éléments correspondant à certaines catégories se
comprennent à la lumière des éléments captés lors des ethnographies. Certains participants
aux entretiens nous l’ont même précisé naturellement, en amont des analyses :
« heureusement que tu as aussi été dans les voitures avec nous pour mieux comprendre ce
qu’on se dit pendant les entretiens. Juste des entretiens, ça aurait été limite, il peut y avoir
déformation » (policier de BAC). L’intérêt de la triangulation des données trouve aussi son
sens dans cette affirmation. C’est pourquoi les éléments de données provenant des immersions
participantes s’intègrent aussi dans les tableurs d’analyse en catégories conceptualisantes, au
même titre que les verbatim issus des entretiens.
Grâce à la codification du corpus, nous séparons la base de données brutes et la base
de données réduites (Yin, 2009). La phase de réduction des données correspond à une étape
importante du test de plausibilité de la théorie (Chatelin, 2005). Nous organisons ensuite les
données codifiées, ce qui nous conduit à l’identification des inférences théoriques. La
transparence de l’analyse permet une vérification de la conformité du codage et de
l’affectation dans les catégories. Nous avons demandé à une personne de notre entourage, à
un collègue chercheur et à notre directeur de thèse d’effectuer un double codage, afin de
confirmer et de vérifier l’à-propos du codage du corpus dans les onze catégories
conceptualisantes. La fiabilité du double-codage (Miles & Huberman, 2003) concernant le
secteur de la sécurité (donc sur 25% des données recueillies), s’évalue à 75% d’accords puis,
après confrontation des codages et discussions, à 95% d’accords.
La présente analyse qualitative a pour objectifs la génération de sens et la théorisation.
La constitution du corpus de données brutes a été détaillée. Ces données ont ensuite été
réduites grâce à l’analyse thématique de contenu. L’ensemble du corpus de données a été trié
dans le cadre d’une analyse par catégories conceptualisantes, dans laquelle thèmes, catégories
244
et sous-catégories ont été codés, manuellement et suivant le modèle mixte de classification.
L’analyse sur données réduites a permis l’émergence de la modélisation théorique et la
génération de conclusions (Giroux, 2003), tout en mettant en avant les logiques locales des
terrains étudiés. Les retours des résultats des analyses auprès des terrains concernés
permettent une mise en perspective des résultats, de discuter des éléments apportés à chaque
cas. Ces éléments contribuent à la validation du test de plausibilité de la théorisation de
Chatelin (2005).
Le tableau 17 récapitule l’ensemble de la démarche d’analyse des données pour les
quatre études de cas.
Tableau 17 : Tableau récapitulatif des caractéristiques de la procédure d’analyse des données
Éléments de procédure d’analyse
Caractéristiques
Enjeux généraux de l’analyse
Théorisation, apparition du modèle théorique Génération de sens
Type d’analyse Analyse thématique de contenu, par catégories conceptualisantes Analyse qualitative
Enjeux spécifiques de l’analyse
Interprétation d’un contenu Saisie du sens, de la signification Mise à jour des systèmes de représentations des acteurs Analyse des phénomènes dans leurs contextes
Nature des données Hétérogènes Complexes Abondantes
Type de contenu analysé Contenu manifeste Contenu latent
Nombre de thèmes identifiés 11 thèmes
Nombre de catégories identifiées
54 catégories
Unités analysées Unités de sens : une ou plusieurs phrases, ou morceaux de phrases
Étapes de l’analyse
Transcription intégrale des données Constitution du corpus de données Pré-analyse : lecture flottante et pré-découpage Simplification et transformation des données : découpage du corpus en unités de sens Organisation et réduction des données Catégorisation des unités de sens et codage Traitement des résultats Présentation des données : tableur Présentation des conclusions
Procédés d’analyse Manuel Méthodique Similaire et systématique pour les quatre études de cas
Méthodes d’analyse
Double codage manuel Modèle mixte de classification des thèmes et catégories Analyse par comparaison constante Spirale itérative
Comparaisons inter-cas Analyses par comparaisons inter-cas Émergence de similitudes et de différences entre les cas
245
La démarche détaillée de l’analyse des données, similaire pour chaque étude de cas,
ayant été précisée, nous proposons d’évaluer la qualité de la recherche, à travers trois
composantes décrites infra : le travail de restitutions des résultats auprès des terrains
concernés, et celui de réflexivité du chercheur vis-à-vis de ses terrains.
5.3.3. Qualité de la recherche
Dans un premier temps, nous décrirons le travail de restitution auprès des différents
cas étudiés, qui est un des garants de la qualité d’une recherche. Dans un second temps, nous
présenterons l’exercice de réflexivité du chercheur à propos des impacts bilatéraux entre
celui-ci et les terrains, comme un gage de qualité de la recherche.
5.3.3.1. L’enjeu des restitutions
La qualité de la recherche dépend des mesures de protection élaborées lors de la
stratégie de recherche (Chatelin, 2005). En l’absence de consensus sur la façon de vérifier la
qualité et la scientificité des recherches qualitatives, la littérature atteste de plusieurs critères
de qualité (Flick, 2009).
Guba et Lincoln (1985) proposent des critères provenant de la transposition des
éléments d’évaluation des recherches quantitatives aux études qualitatives. Pour ces auteurs,
la crédibilité de la recherche, équivalent qualitatif de la validité interne, se rapporte à la
relation de correspondance entre les résultats et la réalité décrite par les acteurs sociaux
étudiés. Les résultats doivent respecter cette réalité. Pour nous en assurer, nous proposons et
effectuons des retours auprès des participants des secteurs concernés, afin que les résultats,
interprétations et conclusions représentent adéquatement leurs réalités. Pour Guba et Lincoln
(1985), ces participants peuvent s’envisager comme des member checks. Parfois, les
restitutions donnent lieu à des échanges collectifs, des débats nouveaux entre les acteurs,
autour de la problématique. Aller demander aux acteurs étudiés si les retours de la recherche
leur correspondent, conduit à rendre la connaissance valide, si elle est cohérente avec les faits
(Allard-Poesi, 2003).
Le secteur de la santé, avec le cas du service d’Urgences traumatologiques, a bénéficié
d’un retour écrit, mais seulement informel, et d’un retour oral, lors de certaines discussions
avec les participants, de manière individuelle. Cette semi-restitution limite la représentativité
des retours des participants quant aux résultats de la recherche sur ce cas. Il semblerait que la
difficulté d’établir un retour intégral des résultats à l’ensemble de l’équipe tienne à deux
246
raisons principales : tout d’abord, ce cas représente le seul secteur non conventionné de cette
recherche, entraînant un manque d’implication et de suivi des résultats, de la part des
managers et référents initialement porteurs du projet de recherche. Ensuite, la culture de la
communication informelle au sein de cette équipe rend inenvisageable une présentation
officielle des résultats à l’ensemble des participants.
Le secteur de la police, avec lequel une convention fut établie, a, en revanche,
bénéficié de nombreux retours sur les résultats de la recherche, par le biais de différents
canaux de communication : écrits, par courriels, par chapitres d’ouvrages, par articles
scientifiques en cours d’évaluation, par plaquette interne à l’École Nationale Supérieure de la
Police (ENSP), par présentation sous support PowerPoint au Centre de Recherche de l’ENSP,
par retours oraux et écrits informels avec certains participants, par vidéos sous forme
d’interview en interne. Ces restitutions nous ont permis de valider la représentation adéquate
des réalités, exprimées et perçues, par les policiers concernés, et ce, dans le temps : nous
avons fréquenté régulièrement et jusqu’au terme de l’étude le centre de recherche de l’ENSP.
Cependant, une restitution formelle collective orale, auprès des équipes de BAC en activité,
n’a pu s’effectuer pour des raisons de contexte et d’organisation.
Concernant le secteur des télécommunications, conventionné, nous avons pu restituer
les éléments de la recherche collectivement, auprès des équipes concernées, sous forme de
présentations sous support PowerPoint à l’occasion de réunions hebdomadaires et mensuelles
des managers avec leurs équipes, et sous la même forme auprès des membres de la Direction,
du management, hors équipes de terrain.
Enfin, le secteur de l’enseignement, conventionné, connaîtra les retours de la
recherche courant 2017, par le biais d’une présentation des résultats au sein de l’établissement
REP+ concerné, et d’un échange auprès du Rectorat.
Un colloque interprofessionnel aura eu lieu en juin 2017, dans les locaux de
l’ENSP, afin d’opérer un retour plus général sur l’ensemble de la recherche aux quatre
secteurs concernés. Ainsi, les différents participants et acteurs des quatre terrains investigués
auront l’occasion de se rencontrer lors de ce colloque, voire d’y participer pour certains, et de
découvrir ou re-découvrir les principaux résultats et perspectives de cette recherche.
Ces différents moyens de restitution aux terrains concernés par l’étude nous ont permis
une mise en perspective des résultats, par corroboration avec les opinions, explications,
précisions des participants et personnes impliquées dans la recherche.
247
5.3.3.2. La crédibilité de la recherche : la réflexivité des impacts du chercheur sur les sites, et
des sites sur le chercheur
La transcription de tous les éléments audios, en particulier des entretiens avec les
participants des quatre terrains ainsi que les éléments du journal de bord de chaque immersion
participante, a été réalisée dans le détail, mot pour mot. Les éléments de communication non
verbale ont été consignés pour chaque personne interrogée, ainsi que pour les journaux de
bord. Ces derniers, données principales des immersions participantes, ont ensuite fait l’objet
de mémos, ou retours par réflexion et prises de conscience de l’impact de notre présence sur
les sites, afin d’isoler certains éléments plus personnels. En effet, nous veillons à prendre en
compte l’influence que nous pouvons avoir sur les sites étudiés, en vérifiant que l’étude se
perçoit clairement dans les sites concernés (Drucker-Godard & al, 1999). La plupart du
temps, cela a été rendu possible grâce à la présence des managers de proximité, mis au fait de
la recherche, et encourageant cette dernière au sein des équipes.
La relation d’influence entre chercheur et site ne se traite pas seulement
unilatéralement : il existe aussi des effets du site sur le chercheur. Pour éviter les biais
relatifs à cet aspect, nous élargissons l’échantillon de personnes interrogées, par une étude à
trois niveaux - individuel, collectif et managérial - et conservons pour objectif de ne pas nous
laisser happer par le terrain, tout en gardant les questionnements de recherche en tête (Miles
& Huberman, 2003). Par rapport aux terrains particuliers - des métiers sujets à incidents
émotionnels, voire pour au moins deux d’entre eux, des métiers à risques physiques et
psychologiques - nous avons souhaité nous appuyer sur une aide psychologique extérieure
auxdits terrains, dans une démarche personnelle. Par exemple, en amont de l’immersion aux
Urgences, nous avons fait part à un psychologue clinicien, de notre appréhension à être
confrontée à des plaies importantes, à des personnes décédées, à des personnes en souffrance,
nous permettant ainsi de nous préparer a minima à ce type d’événement et à sa gestion. De
manière générale, tout au long de la recherche, et en particulier concernant les deux secteurs
les plus « à risques » professionnels, nous avons veillé à évacuer régulièrement les charges
émotionnelles pouvant impacter la future analyse et les interprétations des situations
professionnelles étudiées, grâce à des professionnels sélectionnés dans un cadre privé, et à
quelques personnes de notre entourage personnel. De plus, dans le but de réguler au mieux
nos propres émotions liées à la nature des terrains concernés, et de ne pas être trop perturbée
par certains horaires de travail desquels nous ne sommes pas familière, nous avons pris soin
d’optimiser notre énergie physique et mentale grâce au sport - la course, la mindfulness et le
yoga -, à une alimentation adaptée au rythme de travail intense provoqué par une
248
méthodologie accaparante, et à un sommeil récupérateur. L’importance de ces trois aspects a
été formulée par un policier de la BAC interrogé, gérant lui aussi ses émotions, et donc son
énergie au quotidien grâce à ces « trois piliers » : « c’est peut-être de par ma physiologie,
mais j’ai trois règles. Je dis qu’il y a trois piliers qui me supportent, font que ça va me
permettre de résister un peu à tout. C’est le sport, l’alimentation, et le sommeil. Voilà ! Je
tiens à garder tout le temps cet équilibre » (policier de BAC).
Pour éviter les biais relatifs à l’influence du site sur le chercheur, nous nous donnons
comme impératif de bien nous connaître, discerner nos antécédents pouvant jouer sur les
terrains, et faire notre propre « paradigme personnel ». Par exemple, concernant l’immersion
participante au sein du service d’urgentistes, nous avons consigné nos impressions relatives à
l’accueil plus ou moins chaleureux du personnel soignant (en page 301) hors communication
formelle de la recherche. La problématique de la communication interne, question épineuse
dans ce service, a impacté nos émotions alors même que nous effectuions l’immersion. Ces
émotions constituent des biais : frustration, contrariété, impression d’être incomprise, voire
parfois d’être malmenée par certains personnels. Ces émotions ont été consignées, dans des
mémos issus du journal de bord, et ont été mises de côté lors des analyses. De même,
concernant l’immersion participante à la BAC, nous pouvons citer des émotions de deux
sortes : appréhension et excitation. L’appréhension et l’inquiétude d’avoir des difficultés
d’intégration, dues au sexe, puisqu’il y a très peu de policières à la BAC, se situaient à deux
niveaux : en interne, certes, mais aussi face au public rencontré, certains suspects pouvant
s’étonner d’une nouvelle présence féminine dans cette brigade. Quant à l’excitation, elle se
rapportait à l’enthousiasme, dû à une attirance antérieure pour le métier de policier, « rêve de
jeunesse » susceptible d’en biaiser la perception.
Afin de favoriser la prise de conscience de notre subjectivité et de nos
présuppositions, nous rédigeons des mémos et des notes à propos de nos biais et réactions,
dans l’objectif de les comprendre, voire de les contrôler. Il semble utile d’évoquer
l’importance du paradigme personnel (Drucker-Godard & al, 1999), c’est-à-dire les
données relatives au chercheur lui-même, comme sa formation, ses expériences, qui aident à
comprendre la démarche d’analyse. Par exemple, selon Groleau (2003), le partage d’un même
cadre de référence avec la communauté observée permet de nous y intégrer rapidement, mais
peut aussi nous amener à négliger de recueillir des informations paraissant évidentes. Ainsi,
l’immersion participante concernant le secteur de l’enseignement - le collège en REP+ - a été
grandement facilitée par la proximité naturelle entre chercheur et enseignants. Nous avons
249
particulièrement ressenti cet accueil chaleureux. L’arrivée sur ce terrain a donc été favorisée
par cette connexion professionnelle et culturelle.
Après avoir mis en évidence quelques composantes construisant la qualité de la
présente recherche, nous en évaluons les degrés de validité.
5.3.4. Validité de la recherche
« La vérification des analyses repose sur différentes tactiques. La validité et la fiabilité
sont des critères essentiels de l’évaluation des apports potentiels de la recherche. Dans le cas
d’une recherche qualitative, plusieurs auteurs ont détaillé les critères spécifiques de validité et
de fiabilité (Denzin & Lincoln, 1994 ; Miles & Huberman, 2003 ; Yin, 2009) » (Musca,
2006 : 172). Les paragraphes qui suivent décomposent ces différents critères, afin d’établir la
validité de cette recherche.
5.3.4.1. Une multi-angulation
La triangulation des données, principal critère de validité interne, constitue un atout
fondamental de l’étude : « La triangulation, reprenant un terme de marine, vise à mettre en
regard des données qui sont soit obtenues par différentes techniques, soit collectées par
différents chercheurs, soit recueillies auprès des groupes différents, de manière à assurer leur
fiabilité, leur cohérence et leur consistance » (Jodelet, 2003 : 159). Cette triangulation
s’applique ici, en particulier, aux différentes techniques utilisées, afin de collecter des
données d’origines variées : l’immersion participante, les entretiens semi-directifs et non
directifs et la documentation secondaire. Se rajoute à cela une collecte de données au sein de
différentes unités appartenant à quatre secteurs.
La stratégie de triangulation (Denzin & Lincoln, 1994 ; Flick, 2009), renforce la
validité de construit de la présente recherche (Yin, 2009). La triangulation des données
s’effectue à plusieurs niveaux (Flick, 2009) : le niveau individuel, concernant les
professionnels de terrain ; le niveau collectif, c’est-à-dire le collectif de travail en activité ; le
niveau managérial et de GRH. Cette perspective dite « pluri-acteurs », propose une vision
enrichie en compréhension du phénomène étudié (Jick, 1979). La multi-angulation des
données, des temps de collecte, des personnes, des théories et des méthodes (Jick, 1979)
conduit à une validité, un décryptage des éventuelles erreurs de cadrage (Hlady-Rispal, 2015).
250
5.3.4.2. Une validité de construit
Dans la recherche en sciences sociales, l’objet d’étude portant souvent sur des
concepts abstraits, pas toujours observables directement, il convient de chercher une validité
de concept grâce à la validité de construit, validité de l’opérationnalisation des concepts et
des hypothèses (van de Weerdt & Baratta, 2016). Nous vérifions que les résultats portent
bien sur les questions posées initialement. Afin d’atteindre une validité de construit, nous
devons agencer et manier plusieurs sources d’informations (écrites, orales), différentes
méthodes d’enquêtes (entretiens, observations) et divers informateurs (Hlady-Rispal, 2015).
Plusieurs moyens tendent à assurer que le concept opérationnalisé reflète bien le concept
théorique. Nous avons évalué dans quelle mesure la méthodologie choisie répond aux
questions initialement posées grâce à la triangulation des sources de collecte de données.
Nous nous sommes posé la question : « que faut-il observer, comment et pourquoi », en
mobilisant les concepts centraux de l’étude dans la grille d’analyse des immersions
participantes et du journal du bord, les principaux concepts étant : les compétences
émotionnelles lors de l’activité, le travail émotionnel, les régulations individuelles et
collectives des émotions, les risques au travail. Le cadre conceptuel établi décrit les
dimensions principales à étudier, ce qui détermine les informations à recueillir (Miles &
Huberman, 2003). Ce cadre conceptuel se dessine à l’issue de la revue de littérature.
Transition inter-chapitre
Le présent chapitre a présenté le cadre épistémologique et détaillé les démarches
méthodologiques et analytiques de la recherche. Le chapitre suivant va exposer, étude de cas
par étude de cas, les différentes adaptations méthodologiques et les résultats de notre étude
qualitative comparative. Similitudes et différences entre les occurrences émotionnelles, les
incidents émotionnels et les stratégies de régulations des émotions, entre les cas, se
dessineront alors.
251
Chapitre 6 : Adaptations méthodologiques et résultats
Introduction du chapitre 6
Le chapitre ci-dessous présentera les adaptations méthodologiques des quatre études
de cas, ainsi que leurs résultats. Les cas exposés suivront un ordre relatif à la portée des
risques physiques et psychologiques de chaque métier (policiers de BAC, urgentistes,
enseignants en REP+ et téléconseillers), et non pas l’ordre chronologique de recueil de
données (urgentistes, téléconseillers, policiers de BAC et enseignants en REP+). Le premier
cas, celui des policiers de BAC se présente ainsi comme un archétype de l’étude du processus
émotionnel en situation de travail, nous permettant d’illustrer les stratégies de régulations des
émotions d’un métier sujet à incidents émotionnels, par contrastes et / ou similitudes avec les
trois autres cas. Le cas des urgentistes, celui des enseignants en REP+ et celui des
téléconseillers seront ensuite examinés, en soulignant les points communs et les différences,
ou les spécificités, face au « cas d’école » que représente le métier de policiers de BAC,
nommés « bacqueux » selon le langage policier.
6.1. Étude de cas : le cas des policiers de la brigade anti-criminalité
Tout d’abord, nous détaillerons quelques caractéristiques inhérentes au contenu de
l’activité de policier de BAC, métier à risques physiques et psychologiques, de primo
intervention, ainsi que des éléments spécifiques du management, de la GRH et des conditions
de travail. Nous rappellerons ensuite la démarche de recueil de données. Puis nous relaterons
les moments-clefs de l’immersion participante, de la préparation de notre venue sur le terrain
à notre intégration, et témoignerons des incidents émotionnels révélateurs du quotidien des
policiers, identifierons leur(s) source(s), ainsi que les émotions observées et relatées par ces
derniers. Nous rapporterons aussi nos propres émotions, vécues lors de l’immersion. La sous-
section qui suivra présentera le détail des données collectées par entretiens semi-directifs et
non directifs. Enfin, les résultats principaux de la recherche, issus de la triangulation des
données recueillies, seront avancés.
252
6.1.1. Caractéristiques générales de l’étude de cas
Les principaux risques physiques et psychologiques induits par le métier de
« bacqueux » proviennent de la nature de l’activité des policiers, qui exercent en primo-
intervention. Les pratiques de management et de GRH, ainsi que les conditions de travail de
ces policiers prennent en compte les enjeux émotionnels au travail, de manière relative,
souvent informelle ou sous-entendue. Afin de révéler au mieux ces différents enjeux, aux
niveaux individuel, collectif et managérial, nous proposons de mener une étude de cas
triangulant trois sources de données : immersion participante, entretiens et documentation
secondaire.
6.1.1.1. « Bacqueux », un métier à risques, en primo intervention
Dans certains métiers, les émotions, façonnées par des règles sociales régissant la
manière de se conduire, doivent être contrôlées (Hochschild, 2003b). Les métiers de services
sont donc les plus concernés par les recherches portant sur la régulation des émotions au
travail, le contact avec le public rencontré s’avérant parfois assez délicat à établir : c’est le cas
des policiers de la BAC. La BAC, service spécialisé de la Police Nationale française, a été
créée en 1994, et dépend de la Direction Centrale de la Sécurité Publique (DCSP). Elle
appartient au Service d’Ordre Public et de Sécurité Routière (SOPSR). Les policiers de la
BAC assurent leur service la plupart du temps en civil avec un brassard « Police ». Ils
n’évoluent qu’exceptionnellement en tenue de maintien de l’ordre en unité constituée. Ils
portent un gilet pare-balles et disposent d’armes individuelles et collectives - des armes
d’épaules -, de moyens de force intermédiaires et de moyens de protection balistique. La
photographie 1 ci-dessous illustre une situation classique d’intervention.
Photographie 1 : La BAC en intervention
Crédits ph
otos : M
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l’Intérieur - D
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253
La BAC dispose aussi de matériel d’effraction de type bélier. Spécialisés en milieux
sensibles, les policiers de la BAC circulent la plupart du temps en patrouille, en véhicules
banalisés, en groupe restreint de trois à quatre fonctionnaires. Sur certaines affaires, ils
peuvent se regrouper en collectif plus élargi. Des véhicules rapides sont réservés aux titulaires
du brevet de conduite spécialisée.
Le cœur de leur métier, le flagrant-délit, la recherche de délits et de crimes et les
interventions sur réquisitions, s’intègre dans un environnement chargé d’incertitudes, de
surprises, de violences éventuelles. Les principales missions de la BAC sont de maintenir ou,
selon le cas, rétablir l’ordre et la paix publics sur l’ensemble du territoire et particulièrement
dans les quartiers sensibles, de lutter contre la petite et la moyenne délinquance ou tout type
de délits voire de crimes, et d’intervenir pour mettre fin aux violences urbaines.
Cette étude de la régulation des émotions par les policiers de la voie publique d’un
service spécialisé d’une grande agglomération concerne un métier que l’on conçoit, déjà en
temps ordinaire, comme couramment exposé aux risques physiques et psychologiques
(Monjardet, 1996). Les policiers de la BAC côtoient au quotidien un public de « suspects » :
dangereux, hostiles, imprévisibles, ayant parfois des problèmes psychiatriques, devenant des
« mis en cause » ou des « interpellés » dans les cas où une interpellation s’impose ; et / ou un
public de « victimes » : en détresse, en panique, ayant ou non subi des violences, des vols.
Cette recherche, commencée en 2014, prend actuellement d’autant plus de relief qu’elle
s’inscrit depuis le 14 novembre 2015 dans le temps « extraordinaire » de l’état d’urgence. En
effet, le 13 novembre 2015, les premiers intervenants sur l’événement terroriste du Bataclan
furent des policiers de BAC. Ces policiers, lors de leur intervention, ont activé d’importantes
compétences émotionnelles, régulant leurs propres émotions, essayant de réguler au mieux
celles des victimes alors présentes, tout en passant à l’action de manière professionnelle,
action ayant abouti à la neutralisation d’un terroriste, évitant un nombre accru de victimes.
Nous relevons donc le caractère aigü des risques physiques et psychologiques ainsi que des
émotions déplaisantes, engendrés par les exigences et les conditions de travail de ce métier de
primo contact.
6.1.1.2. Management, GRH et conditions de travail à la BAC
La BAC est constituée de fonctionnaires, officiers, gradés non officiers, et gardiens de
la paix. Elle est placée sous l’autorité du chef d’unité, le Commandant, secondé par des
Capitaines. L’unité de coordination opérationnelle et de formation assiste ces managers. Les
Commissaires, supérieurs hiérarchiques au grade le plus élevé au sein du service, établissent,
254
entre autres missions, les relais entre la Direction Départementale de la Sécurité Publique
(DDSP) et le Commandant. Tous les officiers de la BAC doivent être joignables 7 jours sur 7
et 24 heures sur 24. Commandant et Commissaires peuvent intervenir à tout moment suivant
les situations. La figure ci-dessous représente l’organigramme de la brigade concernée.
Figure 13 : Organigramme de la BAC étudiée
L’organigramme de la BAC recense donc les grades et constituants suivants :
Directeur DDSP et Directeur-Adjoint, Commissaire et Commissaire-Adjoint, Commandant de
l’unité, deux Capitaines, l’unité de coordination opérationnelle et de formation, impliquant
quatre policiers, et les trois groupes couvrant les vacations du matin, de l’après-midi et de la
nuit, une session de huit heures d’activité étant nommée « vacation ». Chaque groupe se
divise en trois sections de policiers. L’équipe du matin se compose d’une trentaine de
fonctionnaires, celle de l’après-midi d’une cinquantaine et celle de la nuit d’une quarantaine,
pour un total de 123 policiers de BAC. Ces différences de répartition des effectifs
s’expliquent par la charge de travail, qui dépend des horaires de la journée. Concernant
255
l’après-midi, on compte davantage de crimes, délits et flagrants-délits, c’est pourquoi
l’effectif y est plus important.
La nature de l’activité varie selon les groupes. Cet aspect a été mentionné à plusieurs
reprises par les fonctionnaires lorsque nous discutions avec eux dans les voitures. Une
caractéristique de l’activité de l’après-midi est le trafic de stupéfiants ; certains policiers
décrivant même l’activité des délinquants concernés comme « une organisation qui
fonctionne comme une entreprise, avec des grades, des horaires de travail, des lieux d’accueil
de ‟clients”, un ordre interne hiérarchisé, voire des évolutions de carrière ». Le matin, les
policiers interviennent plutôt sur des affaires de cambriolages, d’effractions, ou de vols, les
délinquants opérant sur ce type de délit à l’aube, afin de ne pas attirer l’attention et / ou de
surprendre les victimes dans leur sommeil. Le groupe du matin se préoccupe aussi
particulièrement des personnes recherchées, et des perquisitions au domicile de ces dernières,
au lever du jour. Enfin, le domaine de la nuit recouvre surtout des faits de violences,
agressions, vols, viols, situations à risques avec personnes alcoolisées, bagarres, que les
policiers de nuit dénouent fréquemment par des courses-poursuites, la plupart du temps en
voiture. Ces policiers signalent l’ambiance spécifique de ce travail de nuit, où les relations
entre collègues s’intensifient, en raison, selon eux, de l’atmosphère si particulière de la vie
nocturne.
Les policiers de la BAC travaillent sous le régime cyclique 4-2, c’est-à-dire quatre
jours de travail, suivis de deux jours de repos, les week-ends étant ainsi rarement non
travaillés. Ils se répartissent en trois groupes de trois sections chacun. Les Majors représentent
les managers de proximité de ces trois groupes, et partagent leur activité entre tâches
managériales ou administratives, et présence sur le terrain avec leurs équipes.
Dans chaque groupe et à chaque prise de service, les policiers alternent les équipages
au sein d’une même section, ce qui leur permet à la fois de travailler avec des personnes
différentes, et de « tourner », ou patrouiller, régulièrement avec les mêmes collègues : ce
système aboutit à ce que les agents se connaissent et s’habituent aux routines et manières
d’être des uns et des autres, pour s’ajuster et s’adapter plus facilement lors des interventions.
Cependant, le groupe de l’après-midi comportant une cinquantaine de policiers - chaque
section implique dix-huit fonctionnaires - cette accoutumance et cette prise de « marques »
semble parfois assez compliquée et nécessite un certain temps de stabilisation du collectif.
Cette organisation par « équipages tournants », lorsque le nombre de personnels atteint un
certain seuil, trouve ainsi ses limites : nous relevons une certaine insatisfaction chez ceux du
groupe de l’après-midi à propos de cette difficile connaissance des partenaires de travail ; elle
256
permettrait pourtant une routinisation et le développement des répertoires d’action (Loriol,
2012), sources de certains automatismes, salutaires pour l’efficacité d’intervention.
Les fonctionnaires de la BAC sont recrutés par une procédure spécifique, à valeur
nationale, pour une durée de trois ans, renouvelable. Les policiers recrutés ont déjà effectué
quelques années de service, car l’expérience « police » permet, selon eux, de gérer
davantage de situations à risques : « une éventuelle compétence émotionnelle ne peut se
développer que sur la base d’une solide compétence technique » (Bernard, 2007 : 67). Des
tests triennaux leur sont imposés, et vont déterminer la possibilité, pour les fonctionnaires, de
renouveler leur activité à la BAC, ou de changer de service, s’ils échouent. Ce type de
renouvellement ou confirmation de recrutement, spécifique aux BAC, se révèle source
d’émotions déplaisantes, en particulier d’anxiété et de frustration, émotions individuelles mais
aussi collectives.
À propos de la gestion des émotions en contexte de travail, ce métier offre ainsi un
véritable cas d’école, les policiers de BAC exerçant en tant que primo intervenants. Dans ce
métier à fortes exigences émotionnelles, les compétences émotionnelles du policier ne sont
prises en compte que de manière informelle, lors du recrutement - lors de l’entretien de
recrutement, avec les managers et un psychologue -, à l’occasion des débriefings post
intervention, et lors des échanges entre les policiers pendant l’activité. Aucun outil de GRH
ne transcrit ni n’évoque expressément et formellement les compétences émotionnelles
que le métier nécessite, ni les exigences émotionnelles qu’il renferme. Les formations,
techniques, ponctuelles, comme les formations à la conduite rapide, et les entraînements, ou
formations routinisées en interne, comme les entraînements au tir, tendent vers cette
considération des émotions en contexte réel de travail, et permettent parfois aux policiers de
développer des compétences liées à la régulation des émotions au travail ; mais l’aspect
émotionnel en intervention reste circonscrit. L’évaluation annuelle des compétences prend
en compte de façon formelle des aspects comportementaux et émotionnels des policiers, mais
de manière limitée et canalisée. Par exemple, la fiche d’évaluation annuelle d’un policier de la
BAC mentionne, entre autres compétences à évaluer par le manager, un onglet « courage,
maîtrise, sang-froid », à noter sur une échelle de 1 à 6. Enfin, selon les policiers observés et
interrogés, le système de rémunération ne représente pas les risques physiques et
psychologiques relatifs aux exigences du métier, ni la charge de travail relative à la gestion
des émotions. Ces aspects, peu reconnus par le management dit « indirect », et les services de
GRH, semblent ignorés des rétributions.
257
6.1.1.3. Récapitulatif de la méthodologie employée
Une étude ethnographique au sein d’une BAC d’une grande agglomération a été
associée à dix-huit entretiens semi-directifs enregistrés sur dictaphone, avec des policiers en
service, sur le terrain, ainsi qu’avec le management (Majors, Capitaine, Commandant,
Commissaires), et trois entretiens non-directifs : un avec le médecin du travail, un avec les
psychologues de la cellule de soutien opérationnel et le troisième avec un représentant de la
Direction départementale, soit vingt-et-un entretiens d’une heure quize à trois heures, avec
vingt-trois interlocuteurs. Les entretiens, enregistrés sur dictaphone après accord des
participants, transcrits mot pour mot et comprenant les éléments verbaux et non verbaux du
discours, ont été envoyés par courriel aux volontaires concernés, pour validation. Tous les
participants ont signé le formulaire de consentement de participation à la recherche,
garantissant anonymat et confidentialité des échanges.
Le recueil de données de l’immersion participante consiste principalement en un
journal de bord, écrit et / ou oral (lorsqu’il est enregistré sur dictaphone), la plupart des notes
prises ou enregistrées ayant été produites post immersion, dès notre retour, à notre voiture ou
à notre domicile. Toutes les données de l’immersion participante ont été converties en mots,
transcrits informatiquement.
Ces données issues de l’immersion et des entretiens ont été classées, triées, puis
analysées par catégories conceptualisantes (Langley, 1997). À ces données qualitatives issues
de deux méthodes différentes, soit environ 500 pages à analyser, s’ajoutent des éléments de
documentation secondaire, obtenus auprès des managers, de la hiérarchie, des différents
acteurs de la santé, et parfois des policiers de terrain.
6.1.2. L’immersion participante à la BAC
Dans un premier temps, nous présenterons les modalités d’arrivée sur le terrain et
d’intégration dans le service. Dans un deuxième temps, nous relaterons quelques éléments
relatifs à l’activité quotidienne des policiers observés, afin de saisir les constantes, les rituels,
les conditions générales de travail. Dans un troisième temps, nous rapporterons différents
stimuli et occurrences émotionnelles représentatifs de l’activité, recueillis durant les journées
d’immersion. Dans un quatrième et dernier temps, nous consignerons quelques émotions
personnelles, qui nous ont marquée.
258
6.1.2.1. La venue sur le terrain : entre préparation et baptême du feu
L’autorisation d’immersion au sein de la BAC résulte de plusieurs rendez-vous
préparatoires avec des responsables du Centre de recherche de l’ENSP, auxquels différentes
propositions de recherche ont été soumises. L'ENSP a pour mission principale la formation
initiale et continue des Commissaires de police (corps de conception et de direction de la
police nationale) et des Officiers de police (corps de commandement). L'ENSP est également
chargée d'une mission de recherche et développe, dans ses champs de compétence, des actions
de coopération avec des institutions d'enseignement et de recherche, françaises et étrangères.
Suite à ces échanges autour du projet de recherche, le Commissaire divisionnaire chef
du département recherche, valorisation professionnelle et documentation du Centre de
recherche de l’ENSP nous a accompagnée lors de la présentation de la recherche auprès de la
DDSP. Ces rencontres ainsi que le dossier de présentation de la recherche et de la démarche
méthodologique envisagée ont conduit à un avis favorable afin d’entreprendre le projet
concerné. La DDSP a donc réfléchi sur le type de service pouvant être le plus pertinent et le
plus concevable : la BAC ? La Compagnie Départementale d’Intervention (CDI), assurant des
missions de sécurisation, de maintien de l’ordre et de protection des biens et des personnes ?
Ou la brigade des mœurs, service chargé des affaires relatives à certains crimes ou délits
contraires à la moralité publique, aux bonnes mœurs ou à l’ordre des familles ? Finalement,
elle a opté pour la BAC comme service d’accueil. Dans le même temps, une convention de
recherche entre l’ENSP et notre université de rattachement a été établie et signée. Les
objectifs initiaux de la recherche sont précisés dans la convention :
[« La doctorante a comme objectifs :
- une identification du risque émotionnel pour les policiers, des compétences émotionnelles
requises (au sens de Salovey et Mayer, 1990), des moyens de développer ces compétences
(formations, entraînements, expériences), du niveau et du type de travail émotionnel effectué
(au sens de Hochschild, 2003) ;
- une analyse des régulations émotionnelles individuelles (au sens de Gross, 1998 et 2014) et
/ ou collectives opérées, et des outils et pratiques de GRH facilitant la gestion émotionnelle ;
- un recensement des outils et pratiques identifiés dans le cadre de la recherche doctorale
pouvant être transférables / reproductibles entre les quatre secteurs étudiés, mentionnés dans
le préambule ;
- la formulation de préconisations. Les données collectées pourront être employées dans le
cadre de la formation professionnelle des cadres de la police nationale »].
259
Suite à cet accord, nous avons pu entrer dans le détail de la méthodologie et du
planning envisagé pour la recherche, en rencontrant les Commissaires responsables du service
BAC en question, et le Commandant. Dans le même temps, une note de service interne
annonçant notre venue et l’objet de la recherche a été transmise aux équipes. Cette note
intitulée « stage doctorante » comprend l’information suivante : [« Ce stage se déroulera en
deux phases. Tout d’abord, la doctorante effectuera un stage d’immersion complète au sein
de la BAC en intégrant un équipage BAC. Elle est autorisée à monter à bord des véhicules de
police et à suivre les fonctionnaires de police sur les différentes interventions. Elle sera
obligatoirement porteuse d’un gilet pare-balles. En cas d’intervention manifestement
dangereuse ou risquée, les fonctionnaires de police veilleront d’une part, à ne pas l’exposer
outre mesure et d’autre part, à assurer sa protection (en lui demandant par exemple de rester
dans le véhicule BAC). […] À l’issue de cette phase d’une durée de 15 jours, la doctorante
entamera sa deuxième phase de stage qui consistera en l’organisation d’entretiens individuels
anonymes avec les fonctionnaires BAC volontaires d’une durée d’environ 1 heure à 1 heure
30 […]. L’objectif de ces entretiens est de comprendre et de capter les enjeux émotionnels des
policiers en situation de travail et viendront appuyer son étude […] »].
La démarche ethnographique nous permet de nous insérer au cœur de l’activité. Nous
avons pu suivre les différentes vacations de 8 heures de travail au sein des équipages BAC en
février et mars 2015 : la vacation du matin - de 4h à 13h environ -, la vacation de l’après-midi
- de 12h30 à 21h environ -, et la vacation de nuit - de 20h à 5h environ -, soit environ 100
heures d’immersion participante. Lors de l’immersion, nous étions en civil et porteuse d’un
gilet pare-balles, comme les fonctionnaires concernés par l’étude. Face au public, il s’agissait
de ne pas se faire remarquer, ou de passer pour une stagiaire en formation. Sur
recommandation des managers rencontrés en amont de notre venue, nous avions prévu une
tenue vestimentaire adaptée à la future immersion : jean, chaussures plates, pull, veste, afin
d’être opérationnelle pour suivre les équipages sur le terrain, et de ne pas se faire
spécialement remarquer visuellement. Dès le premier jour d’immersion participante, après
une première présentation et un dernier « calage » des modalités de notre venue dans la
matinée avec les managers, nous avons pu bénéficier d’une formation au tir à l’arme de poing
avec le brigadier formateur de la BAC, afin de faciliter notre intégration dans les équipes, et
de développer une posture compréhensive. Sans doute, cette phase a-t-elle contribué à notre
insertion dans la brigade, ce « baptême du feu » pouvant s’interpréter comme une mise à
l’épreuve afin de nous « bousculer » et d’évaluer notre motivation à suivre les policiers sur le
terrain. De plus, les managers ayant eu l’initiative d’une telle formation ont précisé que cette
260
phase, importante pour être « bien vue » des équipages, contribuait aussi à provoquer en nous
une émotion assez forte pour nous mettre en condition de capter l’activité réelle que nous
souhaitions appréhender. Nous avons considéré cette formation comme une chance de
pouvoir vivre un moment exceptionnel et inhérent au travail policier. Nous avons suivi les
recommandations et les conseils du formateur, et selon lui, nous avons atteint une
performance honorable pour une débutante. Nous avons senti l’enjeu de ne pas passer pour
une « mauvaise tireuse » pour la réussite de notre intégration ; c’est pourquoi nous avons mis
à contribution certaines techniques de gestion émotionnelle que nous expérimentons, en
particulier la gestion du souffle, la détente du corps, le déploiement de l’attention et la
concentration lors des tirs, et l’écoute active du formateur. Pour cela, un certain lâcher-prise
est nécessaire. Les émotions ressenties lors de cette phase palpitante d’entrée sur le terrain ont
été consignées : excitation, joie, peur et vigilance. Nous avons été agréablement prise en
charge par le formateur, dont les qualités relationnelles et le professionnalisme indéniables ont
eu un impact certain sur notre confort et notre intérêt en cette première journée d’immersion.
Suite à cette phase émotionnellement intéressante, nous avons pu nous présenter et
exposer le projet de recherche devant les équipes de la journée prenant leur service aux
alentours de 12h30. Nous avons pitché le projet devant les policiers présents, et répondu aux
questions. Après cette présentation, la réunion habituelle, formelle, de prise de service des
policiers, nommée « Appel », s’est déroulée comme à l’accoutumée. Nous avons été intégrée
ensuite dans un équipage, aux côtés de trois policiers.
6.1.2.2. Le déroulement quotidien de l’activité
La phase d’« Appel », ou prise de service, s’effectue de manière formelle, dans une
salle dédiée, concernant les équipages de l’après-midi, et de manière plus informelle et
décontractée concernant les équipages du matin et de la nuit. Pour ces derniers, l’Appel a lieu
dans la salle de « pause », salle faisant office de cuisine, dont l’espace réduit et la disposition
des chaises et tables en rond ou en U sont propices aux échanges informels. L’espace réduit
de cette cuisine comporte lavabo, réfrigérateur, et machine à café. Les équipes du matin et de
la nuit qui prennent leur service s’y retrouvent de manière détendue, autour d’un café. Les
Majors passent les informations des vacations précédentes aux équipes, effectuent un passage
de consignes, précisent les véhicules et personnes recherchées, puis annoncent la répartition
des équipages par voiture. À chaque nouvelle prise de service, le manager de proximité nous a
permis de présenter notre recherche aux policiers absents les fois précédentes, et de répondre
261
aux éventuelles questions. Lors de ce moment de prise de fonction, les échanges entre
policiers sont fluides, portent à la fois sur l’activité de la vacation et sur les informations
relatives aux précédentes activités. Au matin et à la nuit, ces échanges transversaux
n’apparaissent pas purement descendants, contrairement à la phase d’« Appel » des équipes
de l’après-midi, plus formelle et encadrée. Puis les équipes se croisent, par exemple les
policiers de la nuit précédente saluent ceux du matin, s’échangent des informations plus ou
moins professionnelles, des remarques, des blagues.
Une fois les équipages composés, si les policiers de service n’ont pas de tâches
administratives à effectuer, ils descendent au garage pour s’équiper. Sinon, ils effectuent leurs
tâches administratives côte à côte dans une salle informatique, adjacente à la salle d’« Appel »
officielle, comportant quelques ordinateurs, des dossiers du personnel, une imprimante, et des
informations générales. Cette salle favorise aussi les échanges informels entre policiers. Une
fois au garage, les policiers s’équipent en armes individuelles et collectives, prennent leur
gilet pare-balles, récupèrent boucliers et casques. Ils chargent les voitures avec différentes
armes collectives, les boucliers, les tenues, les casques, ainsi que des sacs et affaires
personnelles (le déjeûner). Afin de pouvoir s’éjecter rapidement du véhicule lors d’une
intervention, ou de pouvoir laisser le véhicule vide en ville, par exemple lorsque l’équipage se
rend dans un commissariat, il ne faut laisser, dans l’habitacle, que le strict minimum pour que
n’y subsiste aucun objet de valeur, matériel de combat ou arme supplémentaire. Le coffre se
retrouve donc souvent très chargé : de nombreux policiers regrettent le manque de place et la
tâche de chargement / déchargement. Ils constatent aussi que la puissance des voitures mises à
disposition ne se montre pas toujours à la hauteur de leurs attentes et des besoins des
interventions, en raison d’un kilométrage parfois trop important. Le conducteur de l’équipage
vérifie de nombreux aspects techniques relatifs au véhicule et la bonne marche du deux-tons ;
il remonte les éventuels dysfonctionnements. Une fois cette étape validée, l’équipage monte à
bord et sort de l’Hôtel de police, à allure moyenne si aucune réquisition n’a été sollicitée
jusque-là, ou en urgence, selon les cas.
Les policiers communiquent en permanence avec les services d’informations et les
autres collègues, en cas de réquisitions ou de besoins, grâce à plusieurs radios portatives. Une
fois en dehors de l’Hôtel de police, les policiers disposent, en fonction des consignes, soit
d’une zone dédiée pour mener leurs activités, soit d’une certaine autonomie sur l’ensemble de
l’agglomération. De nombreuses discussions ont cours au sein des voitures, sur tout sujet : des
aspects personnels, des aspects liés au service, des informations sur les affaires en cours, sur
ce qu’ils souhaitent « faire » aujourd’hui. L’état de vigilance s’avère particulièrement
262
important pour les patrouilles : cet état émotionnel reste le plus mentionné et constaté lors de
nos observations. Les policiers échangent sur ce qu’ils voient, ce qu’ils suspectent, les
endroits-clefs, les personnes connues croisées dans la rue, les conducteurs ou piétons qui
semblent anormalement pressés, les conduites suspectes.
Concernant les aspects environnementaux, les policiers du matin, tout comme ceux de
la nuit, vivent à la fois leur activité dans le noir, la « fin de la nuit », et dans la lueur du jour
jusqu’au jour complet. Ainsi, un sens se trouve particulièrement sollicité, la vue : les yeux
s’habituent à l’obscurité, puis s’adaptent à la lumière. Le public aussi varie : les noctambules
achèvent leur nuit, les travailleurs entament leur journée. Durant ces heures, plusieurs univers
sociaux se croisent selon leurs propres trajectoires. La photographie suivante illutre une
situation d’intervention de la BAC de nuit :
Photographie 2 : Intervention en BAC de nuit
Suivant les équipages, il existe certains rituels ; voici par exemple un rituel typique des
équipes du matin : celui qui n’arrive pas à l’heure, ou qui ne s’est pas réveillé, doit apporter
son « petit salé » lors de la pause, qui consiste en un copieux petit déjeuner salé, autour
duquel les équipages des environs se retrouvent, dans une salle de pause d’un commissariat, et
échangent sur des aspects personnels et professionnels, suivant la charge d’activité qui se
présente à eux. De manière générale, les moments de retrouvailles dans les commissariats, en
collectif plus ou moins élargi de la brigade, constituent des moments particulièrement féconds
et riches en communication, en cohésion d’équipe. Ils permettent aussi aux managers de
Crédits photos : Ministère de l’Intérieur - DIRCOM
263
proximité d’opérer une certaine régulation émotionnelle collective, ces temps et espaces étant
utilisés, la plupart du temps, comme des vecteurs d’informations, de regain d’énergie, souvent
de bonne humeur. Les équipages se retrouvent ainsi régulièrement en contact les uns avec les
autres, dans les commissariats, pour échanger, se reposer, manger, se préparer à une
intervention en collectif élargi. Ce temps, propice aux échanges, régénère les esprits et remet
les corps en éveil dans les cas de vacations calmes.
6.1.2.3. Une activité riche en occurrences émotionnelles
Nous avons remarqué un certain nombre d’occurrences émotionnelles représentatives
de l’activité, durant l’immersion sur plusieurs vacations. Certaines proviennent de situations
observées ou vécues pendant l’immersion ; d’autres résultent d’échanges avec les policiers de
la brigade pendant l’immersion. La valence et l’intensité des différentes émotions notées
composent une palette contrastée. Certaines émotions émanent de l’environnement externe
des équipes, d’autres de l’environnement interne.
Nous citons ci-dessous quelques exemples de situations à incidents émotionnels issus
de l’environnement externe des policiers : principalement, la nature des interventions et les
exigences émotionnelles du métier impliquent des émotions de peur, de colère, de vigilance,
de différentes intensités. Lors d’une course-poursuite pour arrêter des individus recherchés
ayant pris la fuite, les policiers ont été soumis à des exigences émotionnelles relevant de
l’appréhension, de la contrariété, de la vigilance. En amont de l’intervention, la planque
mobilise anticipation et vigilance. En aval, les policiers expriment joie et soulagement. De
manière générale, le contexte d’incertitudes et d’imprévus se rattachant à l’émotion
fondamentale de la surprise, se couple avec des situations de risque et de violence potentielle
relevant du domaine de l’émotion fondamentale de la peur. Les mis en cause peuvent se
montrer dangereux, imprévisibles, potentiellement violents : « les missions en elles-mêmes
peuvent être dangereuses et imprévisibles, on arrive en premier sur une situation avec que
très peu d’éléments. On fige la situation pour que, le cas échéant, le RAID ou autre prenne la
suite, mais eux ils risquent moins leur vie, ils sont plus équipés et ont les infos qu’on leur
donne, le plan des lieux, etc » (échange avec un groupe de policiers, post intervention, lors de
la rédaction d’un PV). Les policiers insistent sur l’importance de la tension du corps en
vigilance, pendant l’intervention, qui viendrait court-circuiter les inconvénients potentiels de
l’expression de l’émotion de peur : « on a la surprise. Mais parfois, on n’a pas le temps
d’avoir peur, sur un cambriolage on s’est faits artiller sur le périphérique, dans un tournant,
264
on était quatre dans la voiture, celui qui avait la radio et celui au volant n’ont pas entendu les
tirs des mecs, mais les deux autres, si. Parce que les collègues avaient l’effet tunnel […].
D’ailleurs on a eu un doute après parce qu’on n’avait pas d’impact sur la voiture. Mais
quand on a retrouvé la voiture à arrêter, on a retrouvé trois douilles, donc il y avait au moins
un tir […]. Mais sur le coup, pas eu le temps d’avoir peur, ni la surprise. C’est après qu’on a
pris conscience du truc, on s’est dit ‟quand même ha ouais, c’est du lourd quoi” ». Parfois,
les exigences émotionnelles au travail, pour les policiers, correspondent à la vigilance,
l’anticipation et l’intérêt envers des éléments risqués qui ne relèvent que de la potentialité, et
qui peuvent s’inscrire sur un temps long. Citons, comme illustration, le cas des planques, ou le
cas de situations de travail particulièrement « calmes ». Dans ces cas, mobiliser son énergie et
maintenir ses sens en éveil s’avère difficile : « des fois, il n’y a rien » ; « les planques, ça peut
être très long » (sur une planque où nous avons attendu plus de trois heures). Les policiers
doivent maintenir un niveau de vigilance, sans s’épuiser. Alors, suivant l’entente et la
complicité intra-équipage, ils échangent entre eux, partagent des récits d’arrestation, racontent
des interpellations en mobilisant humour, recul et analyse. Ces moments, bien que perçus par
la plupart comme initialement « ennuyeux », servent à la solidarité, les échanges informels, et
la cohésion du groupe. Ces moments passés à veiller se produisent en particulier au sein des
équipages de nuit.
Les situations à incidents émotionnels émanant de l’environnement externe aux
policiers proviennent aussi de l’attitude des requérants, des victimes, des témoins, des
personnes concernées par l’intervention sans être des mis en cause, ou des personnes croisées
sur le chemin de l’intervention : « le problème des gens lents et pas reconnaissants, c’est un
vrai problème ». D’une part, à l’égard de requérants, ou victimes, ou concernés par les
interventions, nous notons parfois contrariété et sentiment d’injustice et de non-
reconnaissance : les personnes chez qui arrivent les policiers pour régler une situation
difficile, ou les personnes chez qui le problème a eu lieu, ou les personnes ayant sollicité les
policiers, ne se montrent pas toujours accueillantes, à notre étonnement. Par exemple, nous
témoignons avec surprise du peu de considération et d’accueil des policiers, de la part d’une
famille chez qui une interpellation difficile a eu lieu : un individu dangereux s’était dissimulé
par hasard chez eux pendant une poursuite. Nous avons demandé si ce type de réaction était
courant. Les policiers nous ont répondu qu’en effet, les « gens n’étaient souvent pas très
accueillants quand on arrive, alors qu’on est là pour leur sécurité, parfois à leur demande ».
En l’occurrence, la famille chez qui la personne poursuivie se cachait, après avoir montré une
légère surprise face à la situation, a souhaité en savoir plus. Les policiers ont alors expliqué
265
les raisons de leur présence. En réaction, la famille n’a exprimé aucun signe de
reconnaissance, restant silencieuse ou peu agréable, s’exprimant surtout pour regretter les
quelques dégâts matériels occasionnés par l’interpellation. De même, au cours d’une
recherche d’un individu dangereux, notre équipage s’étant rendu chez la mère de l’individu, a
souhaité recueillir quelques informations à son propos ; l’accueil a été froid, les informations
recueillies inexistantes, les échanges verbaux parfois impolis et passifs-agressifs (la personne
ne répond pas aux questions posées et regarde dans le vide), malgré les tentatives des policiers
de communiquer de manière contenante, au sens psychologique du terme : « nous sommes là
pour vous aider madame, vous cherchez votre fils, nous aussi ». Dans ces situations, et face à
une certaine détresse des personnes, impliquées par ce type de recherches, les policiers
suggèrent et orientent parfois ces dernières auprès d’aides sociales extérieures, effectuant
ainsi une mission de conseil.
Par ailleurs, des personnes extérieures aux interventions deviennent sources
d’émotions déplaisantes pour les policiers, tels ces automobilistes passifs alors que retentit le
deux-tons et tourne le gyrophare, lors d’interventions sur réquisition, durant lesquelles les
policiers opèrent de manière urgente pour arriver sur les lieux au plus vite. À plusieurs
reprises, pendant ces instants, nous avons noté l’important décalage entre la tension et la sur-
vigilance des policiers, se projetant dans une arrivée express sur le secteur concerné, et la
relative tranquillité des automobilistes englués dans le trafic ou dans leurs soucis. Cette inertie
des usagers de la route occasionne, sans qu’ils le sachent toujours, de vives émotions
déplaisantes pour les policiers : colère, contrariété, stress aigü momentané. Faisant partie de
l’équipage, et étant informée par la radio du besoin de l’équipe policière à être présente à tel
endroit au plus vite, nous avons pu ressentir cette contrariété et cet agacement. Par exemple,
sur une intervention sur réquisition nécessitant un déplacement rapide, en après-midi, dans
l’agglomération, nous avons enchaîné plusieurs petites difficultés de cet ordre, pour finir
complètement bloqués par un seul automobiliste, éberlué. Le policier au volant, du fait de
cette surenchère d’empêchements, n’a pas régulé son émotion, et a crié de colère, la personne
ne décalant pas son véhicule, restant immobile, face à nous. Les policiers vivent cette
situation dans la peur et le stress de perdre un temps précieux pour l’efficacité de leur
intervention. Cela les agace, car l’objectif premier, sur les interventions sur réquisition,
consiste à arriver le plus vite possible sur les lieux : « des fois les gens ne comprennent rien,
ils se poussent pas alors que c’est important. Certains font pas exprès, ils sont pas vigilants,
écoutent de la musique ou sont sur leur portable ; et d’autres le font exprès ». Nous relevons
ce décalage entre « le temps du policier » et « le temps des gens », et de fait, avons vécu cette
266
source de stress, de tension, de colère, devant laquelle les policiers restent impuissants, car
« on ne peut pas demander aux gens d’être dans le même état que nous à ce moment ».
D’autre part, des émotions déplaisantes trouvent leur origine également dans
l’environnement interne à l’institution policière. Il s’agit principalement des problèmes de
coordination et de communication inter-services, et de rapport à la hiérarchie hors
management de proximité.
Tout d’abord, nous constatons une récurrence des émotions de contrariété, de colère,
voire d’ennui et de dégoût dans des cas où des services « voisins » ne communiquent pas des
informations nécessaires, ou ne communiquent pas du tout, ou communiquent des
informations erronées ou approximatives, ou ne se coordonnent pas avec la brigade. Voici un
exemple de situation professionnelle ayant généré de la contrariété pour les policiers
observés : à propos de la recherche d’une jeune femme ayant séquestré avec violence et
frappé une autre jeune femme, les équipages se mobilisent pour rechercher la suspecte, et
communiquer auprès de la victime. Après une à deux heures de travail, nous apprenons que la
mise en cause avait déjà été arrêtée la veille, par un autre service. Cette information à
retardement a provoqué lassitude et contrariété chez les équipages impliqués, occasionnant
quelques instants une perte de sens au travail - voire une perte de sens du travail - par un
manque de communication et de coordination : « donc au moins un policier n’a pas fait son
travail », « marre des mauvaises informations ».
Nous remarquons également que le policier perçoit de façon très différente sa
hiérarchie directe et sa hiérarchie plus lointaine. Le management de proximité apparaît
comme principal vecteur de régulation émotionnelle collective, que cette dernière soit directe
ou indirecte, c’est-à-dire en présence ou non du manager de proximité. Les échanges, riches,
entre le policier et son manager, témoignent d’un certain degré de confiance, de
compréhension, d’écoute, voire d’empathie entre les intéressés. En revanche, la « haute
hiérarchie » fait l’objet de critiques au premier abord fort dissemblables. Les policiers de
terrain, lorsqu’ils éprouvent des émotions déplaisantes envers la hiérarchie indirecte,
mentionnent à l’unanimité un trop-plein de management directif, parfois infantilisant : « on
doit toujours rendre des comptes sur tout, c’est infantilisant », « il faut aller dans le même
sens que la hiérarchie, sinon on doit s’en aller, on peut sauter » ; « les pratiques de
management sont bien taillées, faut pas être dans la liste noire ». Les émotions déplaisantes
correspondant à ces ressentis relèvent de l’appréhension-peur, de la contrariété, de la colère,
de l’ennui, du découragement. Concernant la « haute hiérarchie », les policiers font aussi
référence à un manque de reconnaissance ou à une reconnaissance, selon eux, trop
267
institutionnalisée et impersonnelle, et à un management physiquement absent : « on ne les voit
jamais ». Cependant, lorsque la reconnaissance s’inscrit dans un cadre plus officieux, les
policiers remarquent et apprécient beaucoup cette marque d’intérêt : « la dernière fois, on
nous a félicité pour l’affaire […] par la radio : ‟bravo les gars, c’est une belle affaire, un
beau travail etc”, on était contents ».
Le tableau 18 reprend les différentes causes et manifestations d’occurrences
émotionnelles au travail, constatées lors des immersions.
Tableau 18 : Émotions observées et mentionnées lors des immersions participantes
Nature du stimulus
Valence de l’émotion Émotions et états affectifs observés
Environnement externe
Émotions déplaisantes
Nature et exigences de l’activité : peur, appréhension, colère, contrariété, surprise face à l’incertitude, ennui Personnes croisées, requérants, victimes : colère, contrariété, agacement, stress, sentiment d’injustice, de non-reconnaissance
Émotions plaisantes Joie, fierté, soulagement, euphorie, anticipation, intérêt, vigilance
Environnement interne
Émotions déplaisantes
Manque de communication, coordination inter-services : colère, contrariété, dégoût, ennui Hiérarchie indirecte et « haute hiérarchie » : peur, appréhension, contrariété, colère, ennui, sentiment d’infantilisation, de non-confiance, manque de reconnaissance
Émotions plaisantes
Avec les collègues et les managers : communication plaisante, humour, blagues, échanges informels, cohésion d’équipe, solidarité, fierté, euphorie, intérêt, partage d’émotions plaisantes, reconnaissance
6.1.2.4. Les émotions du chercheur en immersion
Durant l’immersion, nos émotions ont été mises à l’épreuve. Nous distinguons les
émotions que nous avons ressenties, des émotions liées à la situation de travail ressenties par
les policiers observés. En terme d’intensité, nos états affectifs principaux correspondent à la
peur, l’appréhension, l’excitation, la confiance, la vigilance, l’intérêt, la joie, la fierté, le
respect. À titre d’illustration d’un épisode d’appréhension, mentionnons cette anecdote : lors
d’une planque prolongée, le corps métabolise et un besoin naturel devient impératif… Là,
derrière un bosquet, en plein hiver, la nuit, en banlieue, comment décrire l’appréhension de se
voir abandonnée, si l’individu surveillé pour vol de véhicule avec violence venait à passer à
cet instant ? Éventuellement laissée sur place par un équipage dont nous ne connaissions que
les prénoms et ignorions les contacts téléphoniques, nous faisons connaissance avec une
appréhension inattendue, prosaïque et tragi-comique que nous laissons à l’imagination du
lecteur… Cette anecdote est à rapprocher de tous les instants de la vie concrète au cœur de
l’activité, où se sont fait ressentir d’autres sensations naturelles, comme le froid, la fatigue,
268
l’hygiène. Certaines commodités, pourtant prévues et réservées aux professionnels ne
disposent pas toujours de savon ni de papier. Cela oblige les policiers à se munir, de leur
propre initiative et à leur frais, de ce type de matériel, comme par exemple les lotions hydro
alcooliques, nécessaires après une fouille de personnes malades ou toxicomanes. Ces
exemples convergent vers un point fondamental, confirmé par la plupart des policiers
rencontrés, relatif au management et à la gestion : l’importance des conditions matérielles
de vie au travail et de leur appréhension par l’expérience concrète. La prise en compte
des conditions de travail réelles, par la haute hiérarchie et les professionnels de la fonction
RH, nécessite, de leur part (théoriciens, gestionnaires ou élites), de vivre les choses pour
comprendre les problèmes réels et tangibles qui se posent sur le terrain, et auxquels ils ne
pensent pas.
Dans les courses en voiture, pendant les recherches actives de mis en cause ou suite
aux appels d’urgence sur réquisitions, pour lesquelles la rapidité de circulation en
agglomération fait partie de la réussite de l’action, nous avons vécu un mélange
d’appréhension, d’excitation, de vigilance et de confiance. Dans ces cas naît une certaine
crispation, en même temps qu’une indéniable excitation liée à l’intérêt de la situation.
Excitation, peur, vigilance, couplées à la confiance envers le professionnalisme des policiers,
ont ainsi cohabité, par exemple lors d’une recherche de voleurs, à plusieurs équipages, dans
un vaste bâtiment désaffecté. Rappelons enfin le moment de formation au tir à l’arme de
poing du premier jour, source d’excitation, de peur de l’échec ainsi que de vigilance, émotions
concomitantes avec la joie de se voir jugée digne d’être fiable, au point d’être autorisée à
toucher à une arme. Le respect, la fierté et la joie, nous les avons partagés lors d’affaires
réussies ou lors de l’exécution d’un « beau travail », d’une « belle affaire » par les policiers.
Enfin, excitation, fierté et joie résultent aussi de notre implication directe dans l’activité
policière : certains équipages nous ont fait confiance au point de se servir de notre présence.
Afin de se « fondre » dans le paysage, nous avons mimé de nous rendre « en couple » en
observation d’une situation de recel ; de même qu’une autre fois sur une planque. En
revanche, des émotions déplaisantes d’appréhension, de peur de mal faire ou de « mal-être »
ont été ressenties, lorsque certains policiers nous ont annoncé et expliqué l’existence d’une
méfiance générale envers les personnes extérieures au service, suite à la « trahison » de leur
confiance par une équipe de journalistes venue peu avant nous.
De manière générale, lors de cette immersion, nous ne pouvions être dénuée
d’émotions. Au contraire, nous captions une réalité, nous observions un terrain vivant. Nous
avons donc ressenti les émotions, les avons accueillies, identifiées, analysées, voire parfois
269
confiées à la population observée : par exemple, plusieurs policiers nous ont demandé nos
ressentis lors des situations d’intervention à grande vitesse, et suite à la séance de tirs. Ainsi,
certains acteurs observés souhaitent savoir ce que nous ressentons en tant qu’observateur
extérieur, alors que nous souhaitons connaître ce que ressent le policier dans son activité.
Nous nous sommes retrouvée face aux interrogations suivantes : « alors, qu’est-ce que ça t’a
fait de tirer ? Tu as aimé ou pas du tout ? » ; « Ça va la vitesse en voiture ? Tu as peur ou tu
le vis bien ? » ; « Ça doit te changer du quotidien non ? » ; « Alors, comment tu vois notre
métier maintenant ? ».
Outre les aspects émotionnels en immersion, mentionnons l’importance de la gestion
de notre énergie afin de capter au mieux les enjeux émotionnels au travail durant l’activité. En
effet, suivant les cycles de travail, les émotions et le niveau d’énergie mobilisés peuvent
varier. En journée, les horaires nous ont permis d’employer nos sources d’énergie habituelles,
classiques. En revanche, ce que les policiers nomment « les bascules », c’est-à-dire le fait
d’enchaîner un cycle, puis huit heures de repos, puis un autre cycle, a parfois été délicat en
terme de vigilance, pour l’observation. En particulier, des réveils à 4 heures du matin nous ont
amenée à concevoir passagèrement un nouveau rythme de vie, et à gérer notre énergie de
façon nouvelle, pour pouvoir nous immerger correctement dans les activités lors du cycle,
mais aussi pour parvenir ensuite à continuer sur le cycle suivant, huit heures après, sans que
notre vigilance ne fléchisse. Précisons que, la plupart du temps, nous restions jusqu’à la fin du
cycle et le début du cycle suivant, afin de saluer la nouvelle vacation, et surtout d’observer les
différents échanges d’informations d’un groupe à l’autre, se passant ainsi le relais. Durant les
cycles de nuit, nous avons noté une étape plus difficile, concernant le maintien de la vigilance
et de l’énergie, autour de 3 heures du matin, en particulier dans des situations de planques ou
de calme. Ces moments furent surtout propices aux échanges, à la discussion, dans les
voitures et / ou dans les commissariats, occasionnant la plupart du temps des émotions
plaisantes de joie, d’intensité variable.
Tous les éléments relatifs aux enjeux émotionnels au travail, aux occurrences
émotionnelles, aux émotions au travail et à leurs régulations ont été consignés suite aux
immersions. Les entretiens semi-directifs et non directifs avec des participants volontaires,
observés lors de ces immersions, le management et les professionnels de santé, complètent le
recueil de données.
270
6.1.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de données secondaires
Tout d’abord, nous retraçerons les difficultés pour recueilllir le nombre de volontaires
nécessaire. Elles nous ont provoqué angoisse et anxiété, quant à la poursuite de la recherche.
Ensuite, nous décrirons les caractéristiques du recueil de données par entretiens, ayant par
ailleurs contribué à la collecte de documentation secondaire.
6.1.3.1. L’angoisse du chercheur : avoir le nombre voulu de participants aux entretiens
Lors des immersions, nous avons communiqué régulièrement aux équipages avec
lesquels nous nous trouvions, ou que nous croisions, sur la nécessité d’obtenir une quinzaine
de volontaires pour participer aux entretiens semi-directifs. Lors des premiers jours
d’immersion, les policiers, n’ayant pas encore développé de relation de confiance envers
nous, ne montraient que peu d’intérêt pour cette éventuelle coopération. Quelques-uns nous
ont même fait part de leur scepticisme concernant l’obtention du nombre souhaité de
volontaires. La question du temps et du lieu des échanges a aussi été débattue, certains
policiers nous prévenant que nous n’arriverions sans doute pas à trouver des volontaires
consentant un entretien sur place, à l’Hôtel de police, sur leurs heures de travail, pour des
raisons de confidentialité et de charge de travail.
Au fur et à mesure de l’immersion, nous avons recueilli quelques accords oraux de
participation, en premier lieu des managers de proximité, qui donnèrent ainsi un exemple de
collaboration avec la recherche. Lors de l’activité ou en dehors de celle-ci, par téléphone,
nous avons pu alors convenir de quelques entretiens. Cependant, le nombre de rendez-vous
pris ne correspondant pas à l’objectif fixé, nous avons éprouvé de plus en plus d’angoisse et
d’anxiété quant au bon déroulement de notre collecte de données, envisagée initialement. En
définitive, nous sommes parvenue à mener la quinzaine d’entretiens espérée avec les policiers
de terrain, grâce à deux actions principales, dont l’une relève d’une heureuse opportunité
d’observation.
Ainsi, suite à une interpellation mouvementée, nous avons changé d’équipage pour des
raisons de place et de sécurité, l’équipage initial prenant en charge le délinquant dans sa
voiture. Nous retrouvant alors sur les lieux de l’interpellation, l’équipage présent nous
informe de l’importance de revenir précisément sur place afin de vérifier la présence, ou non,
d’objets dont le mis en cause aurait pu se débarrasser ou perdre lors de son arrestation. Voyant
les policiers concentrés sur cette investigation, et par effet de mimétisme, nous cherchions
aussi. Un objet brillant au sol et un sachet attirèrent alors notre œil. Après avoir communiqué
271
ce doute sur la nature de ces objets au manager de proximité présent à cet instant, les policiers
les récupérèrent tant bien que mal, car ils étaient difficilement accessibles. Le manager,
observant l’objet brillant récupéré, a réalisé alors qu’il s’agissait de l’alliance d’un collègue,
légèrement blessé lors de cette interpellation. Nous avons alors convenu de ne rien dire à
l’intéressé jusqu’à l’Hôtel de police. Une fois le collectif élargi regroupé dans la salle
informatique de rédaction des PV - qui fait office de salle d’échanges et de débriefings à
chaud - nous avons attendu que le collectif débriefe de manière informelle, régule
collectivement les émotions liées à cette arrestation, en l’occurrence la peur, l’excitation et la
joie, pour annoncer au policier concerné que nous avions retrouvé son alliance. Ce dernier,
très étonné car il ne s’était pas rendu compte de la perte de cette dernière, nous a alors
remercié, puis annoncé sa participation aux entretiens, devant le collectif. En retour et par
effet de contagion, ce moment devint celui de l’établissement d’une relation de confiance
accrue. Nous avons alors pu prendre quelques notes, avec l’accord des policiers, et déclencher
la participation de nouveaux volontaires.
Toutefois, face au manque de volontaires aux entretiens, et à l’angoisse qui en a
résulté sur les derniers jours d’immersion, il a été nécessaire de faire preuve d’inventivité.
Pour parvenir à convaincre un maximum de fonctionnaires de devenir participants, nous
avons inauguré une inédite « campagne » de communication interne au service. Nous avons
imprimé, à nos frais personnels, une cinquantaine de « cartons d’invitation ». Puis nous les
avons mis un par un sous enveloppe. La figure 14 en reproduit la teneur (certains éléments ont
été censuré ici pour des raisons de confidentialité).
272
Figure 14 : Carton de sollicitation de volontaires aux entretiens
Cette communication a été affichée dans le service, et remise en mains propres aux
policiers lors des dernières journées d’immersions. De cette manière, ces derniers avaient la
possibilité de participer à l’étude en toute discrétion, sans nécessairement se positionner
devant leurs collègues. Nous avons donc distribué et glissé dans les poches des policiers bon
nombre d’enveloppes, en fin de vacation. Grâce à cette « campagne » de communication,
nous avons recueilli le nombre escompté de volontaires, prenant la plupart du temps contact
avec nous par téléphone afin de fixer une date et un lieu de rencontre. Cette démarche de
communication innovante a instauré discrétion, contact aisé, liberté de choix et confiance
pour les policiers a priori méfiants. Les ultimes volontaires se sont manifestés sur place, avant
ou après un entretien déjà programmé, dans les locaux de la brigade, par effet d’imitation. Le
273
bouche à oreille sur l’expérience de participation aux entretiens a aussi été bénéfique :
régulièrement, en fin d’interview, nous proposions à notre interlocuteur de coopter un
collègue pour participer à la recherche.
Tous ces procédés combinés ont abouti à l’obtention du nombre désiré de volontaires
aux interviews. La confiance entre chercheur et policiers participants, née de l’immersion,
s’est capitalisée par des entretiens riches en réflexions. L’ethnographie alimente la qualité du
contenu des échanges et la qualité de la relation, le policier interrogé étant au fait de l’objet de
recherche et familiarisé avec notre présence : il nous a vue en situations, dans les voitures,
lors des rédactions de PV, lors de réunions formelles et informelles.
6.1.3.2. Entretiens avec les bacqueux, leur management et les professionnels de la santé
Suite à l’immersion participante, les 21 entretiens semi-directifs et non-directifs ont
été menés, en grande majorité lors des trois mois post ethnographie, afin de collecter les
opinions des acteurs étudiés, et de mettre des mots sur les ressentis. Les entretiens des
policiers de terrain ont été effectués sur la base du volontariat, et enregistrés sur dictaphone,
avec leur accord ; leur durée varie entre une heure quinze et trois heures. Les entretiens ont eu
lieu sur les lieux du travail ou en dehors, dans un endroit neutre, en fonction de la volonté des
participants et de leur disponibilité. Le formulaire de consentement garantissant
confidentialité des échanges et anonymat de la participation a été signé, par le participant, en
début de chaque échange. Le tableau 19 répertorie, par métier et grade, les caractéristiques des
différents entretiens et quelques informations-clefs sur les participants.
274
Tableau 19 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas à la BAC
SECTEUR ETUDIE : SECURITE : Brigade Anti-Criminalité
Statut Rôle
mana-gérial
Groupe Sexe Âge
Ancienneté (années) : Métier / Service
Semi ou non
directif
Durée interview/ lieu
Policier BAC 1
Gardien de la Paix
non Matin M 31 12 / 6 Semi 1h10/salle
Appel Policier BAC 2
Gardien de la Paix
non Après-midi
F 30-35 15 / 1 Semi 1h30/café extérieur
Policier BAC 3
Gardien de la Paix
non Nuit M 28 8 / 5 Semi 1h45/café extérieur
Policier BAC 4
Gardien de la Paix
non Matin M 37 11 / 6 Semi 1h30/salle
Appel Policier BAC 5
Brigadier Formateur
non Après-midi
M 38 15 / 8 Semi 1h40/bureau d’un collègue
Policier BAC 6
Brigadier oui Après-midi
M 33 13 / 7 Semi 1h30/café extérieur
Policier BAC 7
Brigadier oui Après-midi
M 53 28 / 18 Semi 1h40/son bureau
Policier BAC 8
Brigadier Chef
oui Après-midi
M 40 17 / 13 Semi 1h40/café extérieur
Policier BAC 9
Brigadier Chef
oui Matin M 40 18 / 16 Semi 1h50/café extérieur
Policier BAC 10
Major oui Après-midi
M 52 30 / 15 Semi 1h40/son bureau
Policier BAC 11
Major oui Après-midi
M 49 28 / 15 Semi 2h45/bureau
collègue Policier BAC 12
Major oui Après-midi
M 46 25 / 18 Semi 1h45/salle
pause
Policier BAC 13
Major Formateur,
OPJ oui
Après-midi
M 50 27 / 24 Semi 2h/cafétéria
Hôtel de Police
Policier BAC 14
Major, OPJ oui Nuit M 48 25 / 17 Semi 1h50/salle
pause Policier BAC 15
Capitaine oui Nuit M 42 22 / 4 Semi 1h20/son bureau
Policier BAC 16
Commandant d’unité
oui Après-midi
M 50 29 / 11 Semi 1h50/son bureau
Policier BAC 17
Commissaire Adjoint
oui Après-midi
F 32 8 / 2 Semi 2h10/son bureau
Policier BAC 18
Commissaire oui Après-midi
M 42 17 / 4 Semi 1h40/ cafétéria et son bureau
DDSP Directeur Adjoint
oui / M / / Non 1h45/son
bureau, sans dictaphone
Psycholo-gues Police Nationale : entretien collectif
3 psycholo-gues
cliniciens non / FFM / / Non
1h/leur bureau, sans
dictaphone
Médecin du travail
Médecin non / F / / Non 1h30/son bureau
275
Ce tableau inventorie le métier et le grade de chaque participant interviewé, son sexe,
son âge, son ancienneté dans la Police et dans le service BAC. Il fait mention de son statut de
manager ou non et de son groupe (du matin, de l’après-midi ou de nuit). Enfin, le tableau
répertorie le type d’entretien mené : directif ou non directif, la durée et le lieu de l’entretien.
Nous avons interrogé dix-huit policiers de la BAC, la Direction de la DDSP, trois
psychologues cliniciens de la cellule de soutien psychologique opérationnel en interview
collective, et le médecin du travail, soit une totalité de vingt-et-une interviews auprès de
vingt-trois participants. Tous les entretiens ont été enregistrés sur dictaphone et retranscrits
intégralement, sauf les entretiens avec la DDSP, les psychologues et le médecin du travail, ces
derniers ayant montré une préférence pour la prise de notes. La durée totale des entretiens est
d’environ 36 heures, et nous disposons d’environ 450 pages de transcriptions intégrales et de
prises de notes d’entretiens.
Concernant les policiers de la BAC interrogés, treize sur dix-huit ont des fonctions de
management d’un collectif plus ou moins restreint. Les policiers patrouillant en équipage de
trois ou quatre fonctionnaires, chaque patrouille comporte un policier ayant des fonctions de
management, de proximité dans la plupart des cas. Trois policiers appartiennent au groupe du
matin, douze au groupe de l’après-midi, et trois au groupe de nuit.
À propos des âges, expériences, ancienneté et sexe des policiers participants, nous
avons veillé à garantir une certaine représentativité relative au service. Sur les dix-huit
policiers de BAC interrogés, deux seulement sont des femmes, dont une est Commissaire - la
BAC comprend quatre femmes -. Les âges des policiers participants varient de 28 à 53 ans,
pour une moyenne d’âge de 41 ans. Cette moyenne assez élevée s’explique par le fait que les
policiers recrutés dans cette brigade spécialisée doivent disposer de quelques années
d’expérience en amont de leur venue - les candidats aux tests de recrutement sont titulaires
depuis au moins deux ans -. La plupart des policiers de la BAC, avant d’avoir été admis dans
le service, ont travaillé en voie publique au sein de services plus généralistes, comme Police
Secours, d’autres BAC d’agglomérations, ou des Groupements de Sécurité de Proximité
(GSP), qualifiés de « BAC locales ». Les GSP peuvent se considérer comme des BAC plus
restreintes, en termes de moyens et d’effectifs. Elles appartiennent à un commissariat et le
recrutement des fonctionnaires y est moins exigeant qu’à la BAC.
Tous les entretiens effectués avec les policiers de la BAC, semi-directifs, mobilisent le
guide d’entretien. Les lieux d’interviews ont été déterminés par les participants. Suivant leurs
souhaits, il était possible de procéder à l’interview sur place - l’Hôtel de police - ou en dehors
du lieu de travail, dans un café de la ville (pour cinq d’entre eux). Les entretiens menés dans
276
un bureau ou dans un café extérieur n’ont pas été entrecoupés ; en revanche, la plupart des
entretiens ayant été réalisés dans la salle de pause ou la salle d’« Appel » comportent quelques
passages de tiers ou dérangements lors des échanges.
Citons une situation d’entretien mené en salle de pause avec un manager de proximité,
au cours de laquelle un policier, venant d’apprendre qu’il avait échoué de très peu aux tests
triennaux, entra spontanément dans la pièce pour en référer à son manager. Cette situation
comprenait une charge émotionnelle pour le policier concerné par les tests, car l’échec aux
tests implique de changer de service et de ne pas pouvoir rester à la BAC. Cette charge se
communiqua au manager de proximité, qui, à son tour « chargé », a pris la décision d’y
répondre par un comportement contenant, d’écoute et d’intérêt, faisant baisser par là-même
l’intensité des émotions exprimées par le policier, bien que toujours inquiet pour la suite de sa
carrière. L’interview ayant été interrompue soudainement par la venue de ce policier, nous
avons, après avoir obtenu l’autorisation de rester dans la pièce lors de cette interaction, coupé
le dictaphone par respect et discrétion à l’égard des acteurs, les échanges se montrant
particulièrement spontanés et authentiques. Néanmoins, post interview, nous avons pu prendre
des notes à propos de cette situation, représentative d’une régulation émotionnelle initiée par
le management.
Voici un extrait de ces notes, mises en forme pour la phase d’analyse : « l’entretien est
interrompu brusquement par un policier qui vient expliquer à son manager de proximité une
situation professionnellement difficile : il n’a, semblerait-il, pas assez de points afin de valider
ses tests triennaux. Le policier, impacté émotionnellement, affiche surprise, incompréhension,
colère et déception, en particulier verbalement, vocalement, et dans une moindre mesure
facialement. En revanche, ses gestes et déplacements sont mesurés et dénotent un savoir-faire
dans la maîtrise de son comportement en situation émotionnellement chargée. Il s’agissait
d’informer son manager de la situation, et d’obtenir des avis et conseils pour orienter la suite
de sa carrière. Le manager, à l’écoute, est resté assis, et a pu poser davantage de questions au
policier, afin de cerner objectivement sa situation. Sa voix empruntait une tonalité calme, son
visage se tournait face à son interlocuteur, en écoute active. Une fois les éléments non
émotionnels principaux de la situation appréhendés, il a ensuite fait comprendre au policier
qu’il allait soutenir ce dernier, soit pour trouver un compromis, au vu du peu de points
manquants pour valider les tests, soit pour l’épauler dans la suite de sa carrière. Le manager,
contenant et rassurant, a fait preuve de solidarité avec le policier personnellement et
individuellement impacté. En effet, il lui a fait comprendre qu’il était un bon élément, qu’il
277
produisait un travail de qualité, au-delà des aspects techniques et physiques des tests
triennaux ».
L’analyse par catégories conceptualisantes de l’ensemble des données, issues des
différentes sources de collectes présentées, donne des résultats révélateurs des différentes
stratégies de régulation des émotions au travail, opérées au sein du service étudié.
6.1.4. Principaux résultats de l’étude de cas
Dans le cadre de leur activité, les policiers de la BAC font l’expérience des émotions
en tant qu’objets du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013).
Face à des conditions de travail émotionnellement chargées, les policiers déploient des
compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1990 et 1997), et travaillent les émotions en
tant qu’outils de travail, individuels et collectifs. Suite aux charges et exigences émotionnelles
provenant des objets du travail et de ces outils de travail, les policiers ressentent des émotions
plaisantes ou déplaisantes, effets de leur travail. Les effets émotionnels du travail pénètrent,
pour certains, le cadre de la vie personnelle, provoquant ainsi des répercussions sur leur santé,
leurs proches, et leurs futurs outils émotionnels de travail.
6.1.4.1. Les objets émotionnels du travail
Les analyses des observations en immersion participante et des entretiens semi-
directifs et non directifs confirment la prégnance d’un contexte d’activité incertain,
changeant, voire imprévisible : « tout est imprévisible », « on ne sait jamais ce qui peut se
passer », « De toute façon, notre travail, c’est une grande partie de l’imprévu […]. Nous, on
arrive, on sait pas sur quoi on peut tomber » ; « Il n’y a pas un seul jour où on n’est pas
surpris d’une situation, ou d’une mission qui tombe à la radio », « l’incertitude, je la
dompte ! ». Cet aspect du métier de « bacqueux » renvoie, pour la quasi-totalité des policiers
interrogés, à un caractère excitant, plaisant, de l’activité. La nature imprévisible et incertaine
de l’environnement dans lequel agissent les policiers, et la surprise qui en résulte, constituent
un aspect inhérent au travail de BAC. Ainsi, les états émotionnels liés à la surprise et à
l’étonnement (Plutchik, 2001) correspondent aux objets émotionnels du travail. Le plaisir de
l’imprévisible se conjugue avec la variété des affaires, et l’utilité, le sentiment de servir, de
faire justice : « c’est plus fort que nous » ; « Moi, quand je viens ici, je suis content parce que
je ne sais pas ce qui va m’arriver cette nuit et j’ai envie de faire des belles choses ».
278
Avec ces objets émotionnels plaisants contrastent des émotions de colère, de
contrariété, de peur, de lassitude, face à la violence qui peut émaner du public rencontré :
« Des fois le matin quand on a des mecs bourrés à gérer, les mecs sont chiants, mais chiants !
T’es là, le mec t’insulte, limite te crache dessus, il t’insulte de tous les noms, ça dure, ça
dure ». « Je me suis fait tirer dessus à plusieurs reprises à (ville x) : donc, je pense qu’on peut
appeler ça très choquant » ; « on voit vraiment des sales choses, des sales choses » ; « Sur
l’affaire avec la seringue, c’est une agression. La plus forte » - une personne toxicomane a
piqué le policier avec sa seringue lors d’une interpellation - ; « les gens, beaucoup ne se
doutent pas, de la violence qu’il peut y avoir pour rien. Nous, on y est sujet tous les jours,
tous les jours » ; « C’est l’image-même qui est choquante […], il faut vraiment réaliser que
non, c’est pire que les films. En effet, le gars veut égorger quelqu’un, il l’égorge, et on va pas
flouter les images ».
Un exemple de contrariété, relevé en immersion de la part d’une policière de la BAC,
met en lumière un objet émotionnel de travail non vécu personnellement par les policiers de
sexe masculin : lors d’un contrôle, le suspect, affichant mépris et irritation, a tendu
délibérément ses papiers à un des policiers, alors que la demande provenait de la collègue
féminine. Le policier a alors refusé les documents, exhortant le suspect à livrer ses papiers à la
policière. L’interaction a créé une atmosphère pesante, provoquant contrariété et lassitude
chez la policière, nous indiquant peu après que cette situation, néanmoins inacceptable, se
produit régulièrement.
Face à ces émotions, objets du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard
& Ansiau, 2013) issues des exigences émotionnelles de l’activité (DARES, 2007 ; Gollac &
Bodier, 2011 ; DARES, 2014), les policiers déploient des outils émotionnels de travail.
279
6.1.4.2. Les outils émotionnels de travail
La vigilance (dans le sens de awareness en anglais), une des huit émotions de plus
forte intensité répertoriées par Plutchik (2001) apparaît comme la plus citée par les policiers
en terme de récurrence émotionnelle, au travail. Il s’agit de rester vigilant, concentré,
d’anticiper, d’aller chercher, d’être « curieux », d’observer, de s’adapter : « Quand on part en
patrouille, on s’attend toujours à trouver quelque chose, il y a une vigilance. […] il y a de la
vigilance car on intervient sur des choses dangereuses à la base. Il y a de l’anticipation aussi
car quand on va sur une intervention, entre nous on prépare un peu la chose ». Nous
remarquons, lors de nos observations, des mises en tension du corps, récurrentes, opérées par
les policiers, et impliquant en particulier deux sens : la vision et l’ouïe. Cet état émotionnel
sert d’outil émotionnel du travail. Se mettre consciemment dans cette condition relève
d’une compétence émotionnelle au sens de Salovey et Mayer (1990).
Les compétences émotionnelles, outils émotionnels de travail, permettent au policier
de gérer les situations difficiles, en particulier face à un public hostile ou en détresse, ou par
rapport à l’imprévisibilité des interventions et aux violences éventuelles. L’activation de
compétences émotionnelles en situation de travail, ou régulation des émotions en
interpellation, mérite une illustration représentative, observée lors de l’immersion.
En équipages de policiers de la BAC, lors d’une planque d’une durée relativement
courte, concernant une fourgonnette volée avec violence, les deux suspects recherchés ont
surgi et ont ouvert le véhicule. Très rapidement, l’équipage en planque à proximité a jailli sur
les lieux, mettant en fuite les deux malfaiteurs. Les policiers non-conducteurs les ont alors
poursuivis, les conducteurs les suivant au mieux afin de repérer leur trajectoire et leur
positionnement. Le premier mis en cause a été arrêté, le second restant introuvable. Le
quartier de la course-poursuite étant résidentiel, les malfaiteurs évoluaient de jardin en jardin
(des particuliers), grimpant les portails. Un policier, relevant des traces de pas fraiches, s’est
retrouvé seul dans un jardin, à la recherche du second suspect. Il finit par le trouver accroupi
dans une cabane, à l’affût. Évaluant la situation de solitude, risquée, et l’étonnante puissance
et corpulence du suspect, le policier géra la situation en activant à la fois des compétences
émotionnelles intra-personnelles et des compétences interpersonnelles. En effet, d’un point de
vue intra-personnel, ne sachant pas si l’individu était armé ou non, il s’agissait de canaliser
et réguler ses propres émotions - de surprise et de peur - pour ne pas se mettre en danger ni
laisser s’enfuir le fugitif. D’un point de vue interpersonnel, dans le même temps, le policier
devait à la fois appeler des renforts afin que des collègues le localisent et lui prêtent main
280
forte, et à la fois se concentrer sur la communication non verbale de l’individu afin de détecter
ses intentions. En définitive, les collègues policiers sont arrivés lorsque le policier seul se
confrontait physiquement au mis en cause, se blessant superficiellement. Pour l’ensemble des
équipages concernés, l’interpellation a été considérée comme « une belle affaire », les deux
individus étant arrêtés. En entretien, le policier est revenu sur l’événement, afin d’en qualifier
ses composantes émotionnelles : « Il était dans la cabane. Donc tu es en état de vigilance
parce que tes sens sont en éveil. À partir du moment où tu as l’objectif, que tu sais qu’il est là,
que tu l’identifies, tout se réduit, ça se focalise sur lui, et à partir de ce moment-là l’objectif
c’est pas qu’il se barre, l’objectif c’est pas que tu sois blessé, l’objectif c’est qu’il soit
interpellé. Donc à partir de ce moment-là, tu anticipes tout ce qui pourrait éventuellement
t’arriver » ; « moi je le dis ouvertement, l’affaire qu’on a faite, j’ai eu peur hein. Mais à
partir du moment où tu sais la maîtriser ta peur, tu en tires un avantage. […] L’expérience
t’aide aussi. Sur cette affaire, en l’occurrence, j’ai eu peur de prendre un coup […] j’étais à
distance de lui, c’est pour ça que je ne suis pas allé le menotter tout seul, c’est pour ça que je
criais, sur lui et envers mes collègues pour qu’ils puissent me rejoindre. […] La peur, tu la
maîtrises, mais une fois que tu as appris à la maîtriser, tu agis en professionnel et mon travail
c’est ça. La logique c’était ça, c’était d’abord d’essayer de le stabiliser le mec, le stabiliser
entre guillemets sous contrôle, […] il ne me met pas un coup en me prenant mon arme ».
Les policiers interviewés font tous mention de ces compétences émotionnelles intra-
personnelles et interpersonnelles, nécessaires lors de l’activité. Le tableau 20 propose
quelques verbatim des policiers interrogés, représentatifs et illustrant ces différentes
compétences.
281
Tableau 20 : Les compétences émotionnelles intra-personnelles et interpersonnelles de
policiers de la BAC
Compétences émotionnelles intra-personnelles
Compétences émotionnelles interpersonnelles
Faire preuve de maîtrise de soi : « C’est de plus en plus difficile, donc il faut vraiment être motivé, je pense. La vocation. Et après, beaucoup de sang-froid […] parce qu’on est beaucoup médiatisés maintenant […] il faut pouvoir réfléchir rapidement ; il faut garder son sang-froid : si tu paniques ou autre chose, tu ne peux pas, t’arrives pas à réfléchir à ce que tu vas faire et puis tu ne fais pas les bonnes choses non plus » ; « il faut toujours pouvoir être prêt à réagir rapidement mais correctement, c’est ça qui est compliqué. Si tu paniques, tu ne vas pas y arriver » ; « Il faut savoir se maîtriser ». « On peut pas se permettre d’avoir des émotions sur le moment quoi. Tu en auras forcément, tu peux avoir de la peur, tu peux avoir de la joie, de la satisfaction, ou une montée d’adrénaline, mais tu peux pas avoir un sentiment de colère comme ça d’un coup, de haine ou de tristesse, ou d’empathie quoi ». Réguler colère et contrariété : « il y a toujours une notion de vigilance parce que la colère, ce dont il faut se méfier avec la colère, pour moi, c’est le côté… Ça peut affaiblir ta vigilance. Tu vois ? Ça te met des œillères, un effet tunnel. On appelle cela l’effet tunnel chez nous ». « Quand tu passes par exemple une journée à te faire jeter des cailloux par des manifestants, la fin de la journée… Exemple, tu prends les cailloux jusqu’à ce qu’on te dise d’aller plus loin, et à la fin de la journée, tu es fatigué émotionnellement parce que tu as été frustré, et parce que tu en as pris plein la tête toute la journée, et tu peux rien faire parce que c’est comme ça, et pas autrement quoi ». Réguler la peur : « Cette peur-là me permet d’avoir des réflexes et des attitudes qui font que ça peut être défensif pour moi et ça m’évite de prendre des risques inconsidérés, mais j’irai jusqu’au bout ».
Contrôler ses expressions face au public : « Vous avez pas le droit de montrer que vous êtes faible en fait. Parce que sur un contrôle ou une intervention, il faut être assez strict, il faut avoir du répondant, il faut pas regarder ses chaussures quand on vous parle, il faut être toujours opérationnel, quand il faut courir, quand vous êtes sur une bagarre, ou sur une intervention délicate par exemple ; là, vous êtes en plein dans l’émotion ». Contrôler ses expressions face aux collègues et face à la hiérarchie : « on a l’ennui, on part dans le dégoût sur certaines inter’ parce qu’on est dégoûté de. La terreur, je ne sais pas, mais la peur, oui, la peur et l’appréhension, on l’a quand on rentre dans un truc ou qu’on roule derrière des cagoulés, forcément, on l’a cette peur. On ne la montre pas, il ne faut pas la montrer, mais on l’a, c’est évident ». « Tu te fais guider par la loi, mais tu vois que l’injustice, c’est là-dedans, pour nous, qu’elle est la plus grande. Parce que dehors, ils ont choisi d’être hors la loi, les gens. Donc là c’est le métier. Ça, ça ne devrait pas être dans le métier. On devrait être dans la sérénité. Donc on est dans la colère, pas la sérénité. Tu peux le montrer à tes collègues mais la hiérarchie, non ». Détecter les émotions du public : « c’est quelqu’un qui va marcher sur le trottoir, qui va avoir une façon de se retourner, qui est pas naturel. On sent que le gars est stressé », « il est pas serein » ; « Après, on peut se tromper aussi, il faut pouvoir le voir, tout ça. C’est le flair, pour avoir le flair il faut avoir la fibre. Il faut aimer ça. Il faut être actif ! », « une journée de patrouille, normalement, ça doit vider. On doit être fatigué à la fin ». « Le regard ça nous trahit beaucoup donc moi je sais que des fois, quand on fait un travail de filoche, il vaut mieux faire le citoyen lambda, c’est-à-dire quand il y en a un qui parle un peu fort, baisser les yeux faire ‟moi j’ai peur” pour pas qu’il nous voit et tout ». Détecter et réguler les émotions des collègues : « c’est souvent, chez nous, du non-verbal » ; « Que ce soit chez le mec en face qu’on doit interpeller ou qu’on contrôle, ou un collègue, j’essaye sans arrêt d’analyser ça », « c’est peut-être du bon stress mais ça peut être aussi du stress négatif ou dépassé qui va engendrer une situation risquée ».
La principale compétence émotionnelle intra-personnelle consiste en la maîtrise de soi
en intervention. Pour les policiers interrogés, les situations de primo contact provoquent des
émotions variées, et ce sont principalement les états de colère, contrariété ainsi que de peur,
appréhension, qu’il s’agit de réguler individuellement.
282
Au niveau interpersonnel, les policiers activent leurs compétences émotionnelles en
identifiant et en utilisant leurs propres émotions, ainsi que celles des autres. Face au public, ils
affichent, ou pas, certaines émotions, afin d’arriver à effectuer correctement leurs
interventions et parvenir à leurs fins. Les policiers décryptent en retour les émotions des
« suspects », en particulier en analysant leur communication non verbale, leurs attitudes et
expressions, dans l’objectif d’un « travail bien fait ».
La photographie ci-dessous illustre une situation d’intervention par la BAC.
Photographie 3 : Policier de BAC lors d’un contrôle
En interne, des règles sociales émotionnelles s’appliquent, le policier devant contrôler
les émotions à afficher ou à ne pas afficher envers les collègues, et envers la hiérarchie. Face
aux collègues, de nombreuses émotions s’expriment et s’affichent, dans la mesure où ce
partage émotionnel se réalise lors d’un moment approprié pour le groupe. Les règles
d’affichage émotionnel entre collègues se dégagent alors ; il s’agit de mettre à profit certains
moments perçus et acceptés comme propices à ce partage : les débriefingss post intervention
informels, les pauses et les périodes-relais lors de la prise de service. De manière générale, les
policiers interrogés prennent soin d’identifier et de discerner les états émotionnels de leurs
collègues, ces états s’exprimant, la plupart du temps, par des comportements non verbaux.
Crédits photos : Ministère de l’Intérieur - DIRCOM
283
Cette vigilance envers les collègues, non seulement marque la solidarité et l’entraide entre
collègues, mais encore sert la qualité et la sécurité des interventions, pour le plus grand
bénéfice du service. Bien qu’encouragée et promue par l’ensemble des managers de
proximité, cette prévenance en interne correspond notamment à une régulation
émotionnelle collective autonome.
Parmi les compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1990) des policiers, nous
remarquons l’importance du travail émotionnel (Hochschild, 2003b), compétence
émotionnelle interpersonnelle (Monier, 2014). Les policiers mobilisent les trois techniques de
travail émotionnel signalées par Hochschild (2003a et 2003b) : cognitive, expressive et
corporelle. La plupart du temps, il s’agit de contrôler sa colère : « Alors, c’est plus souvent
quand tu es en colère, et que tu le retiens. Oui, c’est beaucoup plus souvent ça », sa peur, et
l’éventuelle surprise issue du contexte incertain : « On est des acteurs, il faut être acteur, il
faut être comédien », « on dit toujours que dans une patrouille, il y a un gentil, il y a un
méchant et on change les rôles de temps en temps ». Ces techniques permettent aux policiers
interviewés de mener à bien leurs interventions : « Cette colère, montrer la neutralité ça
permet de canaliser ». Les techniques expressives et cognitives dominent : 15 références
explicites pour la première, 14 pour la seconde. On relève seulement 6 références explicites
au travail émotionnel corporel. Enfin, 5 policiers disent manier ces trois techniques, en
fonction des situations. « Des fois j’applique les trois » ; « Honnêtement, j’essaye de faire un
petit peu des trois. Je dirais une tendance peut-être à l’expressif » ; « Les deux premières,
principalement ». « Le deuxième. Expressif. Dans le regard ; […] je me déplace beaucoup
[…]. Ouais, c’est ça, c’est plutôt sur le regard ou sur le faciès » ; « Ce serait la deuxième.
Expressif. Je rentrerais dans un rôle ». « J’aurais tendance à me parler » ; « Par exemple sur
un contrôle compliqué, une personne super colérique, ça s’applique. Je me dis, je me parle
‟allez, c’est bon, tranquille, bouge pas, de toute façon il va se calmer, montre de
l’indifférence et ton indifférence va faire que”, c’est dans la tête que ça se passe. Et là, je me
le dis direct, consciemment » (travail cognitif) ; « Ne t’énerve pas, (prénom) » ; « Plus le
premier. Cognitif. Ouais, voilà : ‟ça sert à rien ! Fais pas le con ça sert à rien !” ».
Ce travail émotionnel est impliquant pour le policier : « on ne gère plus l’émotion
par rapport à l’événement, on gère l’émotion par rapport à nous-mêmes » (dans un exemple
de retenue nécessaire lors de maintien de l’ordre, avec insultes). La fatigue qui en résulte se
répercute sur leur santé : « Très fatigant. Ouais, parce que c’est un travail que je suis obligé
de faire tout au long de la journée » ; « C’est fatigant… Oui ! Ah, oui oui ! Parce que ça
demande de mobiliser beaucoup d’énergie, le fait de ressentir quelque chose et d’en exprimer
284
une autre. Ça demande beaucoup de concentration » ; « ça fait partie du quotidien. C’est un
travail invisible. Et en plus il faut pas le louper, au moment où ça doit se déclencher il faut
que ça sorte tout de suite » ; « Fatigant, ça l’est, psychologiquement, ça l’est, parce
qu’après… tu en discutes avec tes collègues, tu en discutes ».
Pour une grande majorité des policiers interrogés, développer ses compétences
émotionnelles passe par la capitalisation des expériences de travail, antérieures à la BAC
et au fur et à mesure de la carrière : « À (brigade) ? Une certaine expérience, avant. Une
certaine forme de maturité, je dirais », « une certaine connaissance de nos missions actuelles
et puis également une forme de pondération, de modération dans la gestion des interventions,
une certaine forme de maturité, et maintenant, encore plus maintenant, […] savoir faire
preuve peut-être parfois, de renoncement. De pas prendre des risques inconsidérés, pas trop
s’enflammer ». « [Les émotions], je les gère de mieux en mieux, parce que le travail m’a
obligé à trouver un système pour les gérer. C’est les expériences qui m’ont obligé à trouver
des solutions » ; « Ha, on est exactement sur Darwin !!! Bien sûr ! Si ma réponse est efficace,
je la garde. Si elle n’est pas valide, de toute façon, tu y restes ! ». « [Gérer ses émotions],
peut-être de plus en plus, parce que, par exemple, dans ma première découverte [de décès],
c’était dur et après, au fur et à mesure, après, on… C’est pas du classique, comme des
agressions, ou voilà ; c’est pas la routine mais c’est bon, on connaît, on connaît ça, déjà » ;
« Oui. Je ferais pareil mais par contre, au niveau des émotions, je… ouais, de toute façon, on
est toujours triste quand même… mais je serai plus rôdée... Ouais, c’est l’expérience ».
« Mais sur… tout ce qui est émotionnel, toutes les gestions, c’est vraiment le passé qui a forgé
tout ça quoi. J’ai l’impression que si vous vivez une situation - en tout cas dans ce métier-là -
si vous aviez une faiblesse - c’est pas péjoratif - pprrr ! Vous ne l’avez plus cette faiblesse,
c’est coupé. Si vous avez dû gérer cette faiblesse à un moment, vous revenez pas dessus, la
fois d’après, ça passe autrement. L’expérience fait que ça se reproduira pas ».
Tous les policiers interrogés indiquent une montée en compétences émotionnelles
avec le temps, l’âge et l’expérience dans la brigade : « L'appréhension, je la gère mieux » ;
« cette gestion, je l’ai développée dans ma carrière. Police Secours, c’est pire, grosse
appréhension. Maintenant, je le gère mieux ». « Il y a de la vigilance, déjà… Parce que tu es
vigilant sur tout, tu fais attention sur tout. Et puis, je dirais… J’ai appris beaucoup sur moi…
Sur moi-même, par rapport aux gens que je côtoie, par rapport à la façon dont tu vas gérer
tes émotions, ça j’ai appris beaucoup par rapport au boulot. Tu apprends beaucoup sur soi :
tu sais plus comment gérer tes émotions ; tu sais plus comment tu es toi-même ; tu te connais
mieux toi-même, c’est ça je pense ! Ce que j’ai appris le plus, c’est ça, je pense ». « Je les
285
maîtrise mieux. La sensibilité… En fait c’est la gestion de la sensibilité qui a évolué. Je pense
que la sensibilité reste la même, après c’est la façon de la gérer qui va différer ». « Plus les
années passent et plus le temps passe, plus je me dis qu’il est naturel et pas forcément
honteux de ressentir, d’exprimer et même de montrer des émotions quoi. […] peut-être que je
m’assume plus ». La capitalisation des expériences et retours sur expériences va permettre des
régulations émotionnelles plus pertinentes, et moins néfastes pour la santé du policier ; d’où
l’importance d’une certaine stabilité, fidélité, voire loyauté de la relation d’emploi, entre le
policier et sa hiérarchie.
Cet apprentissage et ce développement des compétences émotionnelles se pratiquent
parfois grâce à un outil RH informel, le mentorat informel, par la transmission des savoirs
des plus anciens aux plus jeunes de la brigade : « Le travail émotionnel, je le faisais mais ça a
été amélioré je pense avec l’expérience justement. Ça a vraiment été amélioré et c’est aussi
de l’observation des plus anciens que moi. Il y a un peu une transmission des savoirs » ;
« Moi, j’ai beaucoup appris d’anciens collègues. Ils ne sont pas nombreux, mais on peut
parler de mentors, quelque part. Ils m’ont dit des choses clairement, et je me suis ensuite
inspiré d’eux. Avoir des modèles. Dans la gestion des émotions, c’est là où ils m’ont appris,
pas tellement dans le métier en lui-même. Mais dans la gestion des émotions. Notamment
(collègue) qui est dans la gestion des émotions, peut-être liée à sa culture personnelle, sa vie
personnelle, qui disait au niveau de ses émotions : ‟laisse passer deux, trois jours, et ensuite
tu reviendras sur ce qu’on t’a dit, ou ce que tu as vu, et tu pourras peut-être amener un
jugement, un avis. Ne te laisse pas emporter par tes émotions dès le premier instant, à
chaud”. Et ça, sincèrement, c’est un conseil que j’ai mis en application ».
Enfin, la préparation, l’anticipation et l’entraînement aux situations risquées
représentatives des situations de travail réelles vont permettre aux policiers de disposer
d’un ensemble de comportements à adopter pour s’adapter au mieux à la situation à l’instant t,
et pour, en même temps, préserver leur santé et la qualité de leurs interventions : « On a toute
une gradation d’armement et de protections, qui font que ça doit bien se passer. Mais ce qui
peut faire basculer l’intervention, c’est justement le manque de préparation. Le stress ou
l’appréhension, c’est la préparation. Ce manque de préparation va ouvrir la porte à
beaucoup plus d’incertitudes, et toute cette incertitude-là, c’est autant de possibilités qu’on
soit blessé sur une intervention ».
Tous les policiers interviewés font référence aux échanges informels et au rôle du
collectif de travail comme régulateur émotionnel : « La communication, c’est la base du
travail […] C’est un travail d’équipe » ; « [L’humour] c’est une bonne soupape je pense. Je
286
pense qu’on n’en manque pas, on est plein de conneries, mais c’est en proportion avec le
stress, c’est directement lié à ça, je pense. C’est vraiment la soupape et c’est la meilleure à
mon sens parce que c’est la plus saine. […] pour le public, pour désamorcer, c’est bien, moi
je m’en sers à bloc. J’en suis conscient ». Au niveau du collectif de travail, les policiers
utilisent les émotions plaisantes et positives : joie, humour, rire, complicité, confiance,
évacuation et régulation des émotions par le dialogue, la prise de recul et les débriefings
informels. Ces outils plaisants et collectifs leur permettent un partage émotionnel, une
contagion émotionnelle (van Hoorebeke, 2008a), dans le but de ne pas être happés par les
émotions déplaisantes. Cet aspect collectif se présente comme un outil émotionnel de
travail, en ce qu’il permet l’expression et l’évacuation des émotions-objets du travail, la
conquête d’états émotionnels plaisants, et la préparation à l’incertitude du contexte :
« Vous avez dû voir, avec les interpellations, les collègues en parlent, même celui qui fait le
PV fait relire au collègue, et en attendant, les autres n’arrêtent pas d’en reparler.
Finalement, ça les rassure. Et on peut repartir, souvent reboostés parce qu’ils sont contents,
ils ont fait une belle affaire, et ils se posent plus de question ». Cet outil émotionnel collectif
du travail a donc des conséquences sur la qualité d’intervention, et sur le bien-être des
policiers.
Un moment représentatif de régulation sociale autonome auquel nous avons assisté
révèle le rôle de la régulation émotionnelle collective en amont d’une intervention. Une
« dispute » professionnelle a eu comme effet, pour les policiers impliqués dans une
intervention potentiellement à risques, d’échanger autour des pratiques professionnelles, de
mettre en débat la question de la sécurité en intervention, de préparer psychologiquement les
différentes parties prenantes à l’intervention, et de réguler les émotions liées à la peur, à
l’appréhension de la surprise, aux incertitudes inhérentes à la mission à réaliser. Selon Clot
(2014), « le dialogue et la controverse forment de ce que nous appelons la dispute
professionnelle ou, selon un terme médiéval, la disputatio, c’est-à-dire l’organisation réglée et
l’instruction d’un dossier technique dans lesquelles les points de vue divergent et sur lesquels
il faut argumenter pour convaincre. Cela peut porter sur des risques pris dans le travail, des
choix techniques décisifs en matière de santé ou de qualité du travail etc » (Clot, 2014 : 10).
Voici le détail de cette illustration : à l’aube, des équipages du matin se trouvent réunis dans
un commissariat de la ville, en collectif élargi, afin de préparer une intervention de
perquisition au domicile d’une personne recherchée. Des policiers du commissariat,
n’appartenant pas à la brigade, ont briefé les équipages présents à propos des éléments de la
situation en question. Les équipages de la BAC, devant un manque d’informations précises de
287
la part des policiers les accueillant, ont mis en discussion les différentes possibilités
d’intervention, autour d’une table, dans la salle de pause du commissariat. Ce moment
d’échanges informels a porté sur les techniques de l’intervention, le matériel à mobiliser par le
collectif, et la coordination, afin de garantir la sécurité des policiers et la qualité du travail à
effectuer. Ce débat, avec les arguments contradictoires qui s’échangèrent, déboucha sur la
discussion des pratiques (Detchessahar, 2013), révélant l’importance des aspects émotionnels
relatifs à la sécurité au travail, et l’émergence de leaders « officieux ». Durant une quinzaine
de minutes, la dispute professionnelle a porté sur les risques de l’intervention, difficiles à
apprécier, en raison du manque de renseignements récoltés en amont, rendant imprécise
l’évaluation de la dangerosité actuelle de la personne recherchée, ou de ses réactions
potentielles lors de la perquisition. Le manque d’informations a augmenté le niveau
d’appréhension et le contexte d’incertitudes de l’intervention. La question du matériel a été
posée : « faut-il tous s’équiper avec le matériel lourd, casques et boucliers ? », ainsi que celle
de la procédure à effectuer : « faut-il casser la porte et jouer sur un effet de surprise, ou
sonner ? ». Un des policiers a alors transmis le contenu de sa dernière formation à propos des
interventions en sécurité, à laquelle les autres policiers n’ont pas pu assister : « […] on
part en colonne et on se déplace en tiroirs […] ». Certains policiers formulent le souhait de ne
pas intervenir avec le matériel lourd, trop contraignant selon eux. Le débat s’amorce, certains
plaidant pour l’importance de la sécurité et les techniques qui y correspondent, d’autres
considérant l’intervention comme peu risquée, ne nécessitant pas tout le « barda », et d’autres
encore ne participant pas oralement. Finalement, les policiers défendant la priorité à la
sécurité, « quitte à se coltiner le matos pour rien », l’emportèrent, par des arguments alors peu
contestés : « oui, il faut miser sur la sécurité, car chez les gens, on ne sait jamais si la
personne va être armée ou planquée » ; « si on sonne, la personne a le temps de préparer des
armes ou autre » ; « on risque d’être accueillis avec une arme à la porte ». Le policier, se
dégageant en leader naturel au cours de cette disputatio, très respecté par les équipages, par
son savoir et ses facultés d’analyse, a terminé par ces paroles sur le sens réel du travail des
policiers, en perspective avec leur vie personnelle : « bon, on est tous d’accord qu’on veut
tous bien travailler, et rentrer chez nous entier ce midi ? Vaut mieux en faire trop sur la
sécurité, on va pas se faire peur inutilement ». Six heures du matin, cette phrase a clos le
débat, les policiers se rallient alors à l’opinion de ce collègue. Cela n’a pas empêché certains
policiers ensuite d’exprimer leur contrariété, en bas de l’immeuble concerné par la
perquisition : « pff, on va encore en faire trop pour rien ».
288
6.1.4.3. Les effets émotionnels du travail
Le travail de BAC engendre des émotions chez les policiers : « Tu fais vite le tour de
tes pétales » (référence au modèle de Plutchik, 2001). Les émotions plaisantes, en tant
qu’effets du travail, correspondent au « travail bien fait », et touchent à la fierté, au
soulagement : « … tout le monde rentre sain et sauf, on a fait une belle affaire, arrêté
quelque chose, quelqu’un, on a fait cesser une infraction, tout le monde est content, les
collègues sont contents, c’est carré, on est sûr que ça portera ses fruits ».
Certaines émotions déplaisantes, effets du travail, influent sur la santé des
professionnels, et leur vie personnelle : « le sommeil. […] des situations un peu merdiques
ou quoi, ou des trucs qu’on aurait pu foirer, ça gamberge, ça gamberge, ça gamberge. Ça et
l’irritabilité. Aussi. Je le vois par rapport à mon fils » ; « Je me connais […] il ne faut pas
que j’en arrive à la rupture […]. Moi je pense que ce serait plutôt le sommeil. Moi je me
couche à 5h30 ou 6h, à 9h30 ou 10h je suis réveillé, avec des yeux comme ça (mime), et c’est
fini. C’est vraiment le principal indice » (policier de nuit). Les policiers font référence aux
impacts des émotions, objets du travail, sur leur santé, en particulier au niveau du sommeil et
de l’irritabilité. Les outils émotionnels du travail, indispensables lors des missions pour
« rentrer tous chez nous, entiers », et garantir la qualité de l’intervention, semblent causer une
fatigue davantage émotionnelle ou psychique, que physique : « bah tu as une fatigue morale
et physique quoi […]. D’avoir subi quand même certaines émotions que tu as dû canaliser ».
Tous les policiers ressentent l’impact des objets et des outils émotionnels de travail sur leur
vie personnelle, occasionnant des effets émotionnels du travail : « le boulot prend une grosse
grosse part. Même sur la vie privée, c’est énorme. C’est énorme » ; « Je me rends compte
qu’en fait inconsciemment, tu ne déconnectes jamais vraiment, parce que tu as toujours un
regard à l’extérieur, de policier » ; « Je ne déconnecte jamais. On va dire que le niveau de
vigilance, d’attention par rapport à tout ça, il diminue quand même mais c’est des fois
handicapant » ; « Comment tu peux passer d’un stade comme ça, hyper triste, à un truc hyper
joyeux ! Des fois, c’est compliqué à gérer ». « Après, par exemple, ça m’arrive de faire des
cauchemars ou des rêves sur… J’ai l’impression de faire une course-poursuite, mais que ça
se passe mal » ; « À ta famille, par exemple, la peur, tu ne l’expliques pas » ; « moi il a fallu
que j’extériorise à l’extérieur ».
Des stratégies limitent ces conséquences sur la vie personnelle : le sport, le fait de
s’occuper de sa famille, d’avoir des dérivatifs : « j’ai tellement de choses, d’autre. Je me
suis enrichi dans ma vie personnelle, il faut que je me déconnecte, sinon je n’y arrive pas » ;
289
« J’ai plein de choses. Je vais boxer deux fois par semaine. Après je fais plein de trucs !
(rires). […] éducation canine le samedi. J’aime bien. On se balade. Mon fils aussi […]. Et
puis la moto. J’ai des sas à bloc, c’est pour ça que je suis pas très stressé en fait ». Nous
avons constaté, lors des immersions, que ces stratégies de régulation hors travail font
régulièrement partie des sujets de conversations, d’échanges informels entre policiers, en
particulier durant des moments de relâche lors de l’activité.
Les stratégies de ménagement de sas de décompression et d’équilibre entre vie
personnelle et vie professionnelle semblent essentielles, à la fois pour préserver la santé des
policiers, et la qualité de leur travail, car la mobilisation des compétences émotionnelles
nécessite une énergie certaine à gérer au quotidien. Si le policier n’a pas d’occasion de
régénérer cette énergie émotionnelle, il ne pourra pas, ou difficilement, remobiliser ses
compétences émotionnelles, une fois en activité : « Je pense qu’il faut que tu aies un
équilibre. Alors un équilibre qui passe… peut-être par des exutoires : pour certains, c’est la
littérature, le sport, ce que tu veux… mais qui te permettent d’avoir un peu de recul sur les
événements, sur les situations, et donc du discernement. Même si tu peux être, à un moment
donné, passionné, par ce que tu fais, il faut quand même arriver à voir d’autres choses qui te
permettent de prendre un peu de distance » ; « Il faut une bonne confiance en soi, un bon
équilibre familial. C’est compliqué je trouve, mais dans la police en général. C’est-à-dire
que, peut-être que c’est dans tous les métiers pareil, on vit des choses particulières, dues aux
missions ; et si ça ne va pas chez toi, c’est pour ça que tu as aussi autant de suicides, c’est
jamais l’un ou l’autre, c’est toujours le cumul des deux. C’est-à-dire que si ça va pas chez toi,
tu vas au boulot, mais si ça va pas aussi au boulot, sur la difficulté du travail, tu ne trouves
pas forcément de solutions » ; « je trouve qu’il faut avoir un bon équilibre familial. Je reste
dessus ! Il faut être équilibré ».
Explicitement, les policiers indiquent que, sans ces « sas de décompression »
extérieurs au travail, il leur serait difficile de faire un « bon travail », d’avoir l’énergie
nécessaire pour mobiliser les outils émotionnels au travail. D’ailleurs, quand les émotions
issues de la vie personnelle ou de la vie professionnelle du policier s’imposent de façon
difficilement maîtrisable, les agents insistent sur le fait d’adapter leur travail au sein du
collectif, ou de se mettre en congés : « si ça va pas, en fait, je pose un jour de congé. Je vais
pas faire subir [aux autres] » ; « On peut pas se permettre, dans un métier comme le nôtre, où
on a besoin de nous, où il faut être professionnel, où on a une arme, où les gens nous
regardent, où on a affaire à une hiérarchie et tout ça... arriver et être déprimé. Pour moi, si
on n’est pas dans notre métier, il ne faut pas venir travailler » ; « il faut avoir une certaine
290
psychologie des collègues avec qui on travaille. Et de les connaître avec le temps. On sait
dans leur caractère les jours où ils sont irritables ». Lorsque les effets émotionnels du travail
influent potentiellement sur la qualité d’intervention, les policiers adaptent collectivement
l’activité de travail : « On va faire des interventions. Si ton émotionnel de chez toi intervient
là-dessus, on part au clash. Donc c’est des choses qu’on met au point » ; « Des fois aussi tu
vas voir ton pote tu lui dis : ‟j’en peux plus, il m’a rempli de merdes, prends la relève”, et le
collègue prend la relève, parce que tu sens que tu ne vas plus gérer, que la soupape va
péter » ; « il y a des collègues qui le font, ou on le sent, on se dit : ‟Ha ben aujourd’hui il faut
quelqu’un aux voitures, reste aux voitures”. C’est souvent, chez nous, du non-verbal » ; « si
avec plus d’insistance : ‟Aujourd’hui, c’est pas pour moi”, ou quoi, je pense que les
collègues comprendront et prennent un autre poste ».
Après avoir présenté l’étude de cas des policiers de la BAC, ses caractéristiques, les
détails de la méthodologie employée, les occurrences émotionnelles principales, ainsi que les
principaux résultats issus des analyses, la section suivante expose le cas des urgentistes.
6.2. Étude de cas : le cas des infirmiers d’un service d’Urgences
En écho à celle des policiers de la BAC, l’étude de cas des urgentistes se déroulera en
quatre temps. Le premier exposera les caractéristiques générales des Urgences
traumatologiques : leur fonctionnement général, le contexte particulier de la fusion de deux
services, les risques physiques et psychologiques encourus par les personnels et la
méthodologie de collecte des données. Précédant la présentation des entretiens avec ces
professionnels de la santé et des données secondaires collectées, qui fera l’objet de la
troisième section, nous examinerons l’immersion participante en elle-même, avec ses
procédés, les difficultés de positionnement rencontrées, ainsi que les occurrences
émotionnelles des acteurs. Enfin, nous nous pencherons sur les résultats, qui trouveront à se
classer en trois catégories : les objets émotionnels, les outils émotionnels et les effets
émotionnels.
6.2.1. Caractéristiques générales
De l’accueil au terme de la prise en charge du patient, l’infirmier des Urgences
traumatologiques exerce une activité à « incidents émotionnels ». Les Urgences, service dans
lequel les patients ne restent pas longtemps, impliquent de nombreux contacts relationnels
291
pour les infirmiers : ces derniers interagissent avec les patients, leur famille ou entourage, les
soignants du service, collègues infirmiers, aides-soignants, cadres, médecins, ainsi qu’avec les
professionnels de l’urgence, comme les ambulanciers, le SAMU (Service d’Aide Médicale
Urgente), les policiers, les pompiers. Le service d’Urgences étudié se réorganise, dans la
perspective d’une fusion avec le service d’Urgences psychiatriques. Cette réorganisation du
travail induit des incidents émotionnels liés aux circonstances contextuelles, s’ajoutant à des
incidents émotionnels plus coutumiers. Nous exposerons les différents risques, physiques et
psychologiques, auxquels les infirmiers se retrouvent confrontés dans le cadre de leur activité.
Puis, nous résumerons succinctement la démarche méthodologique adoptée.
6.2.1.1. Le fonctionnement organisationnel du service
Le service d’Urgences étudié appartient à un hôpital public de taille importante, au
sein d’une grande agglomération. Ce service, situé dans un pavillon proche de l’entrée de
l’hôpital, prend en charge les urgences traumatologiques. L’équipe médicale se compose
d’une quinzaine de médecins urgentistes et d’une trentaine d’étudiants en médecine. L’équipe
paramédicale comprend le cadre de santé et son adjoint, qui managent une cinquantaine
d’infirmiers et aides-soignants. Contrairement à la plupart des autres services hospitaliers,
dans lesquels la très grande majorité des personnels paramédicaux est féminine, nous
constatons, dans ce service, une certaine mixité : nous relevons 60% de personnel féminin et
40% de personnel masculin chez la cinquantaine d’infirmiers et aides-soignants. La cause de
ce relatif équilibre proviendrait, selon les personnels interrogés, de la nature du travail
effectué, qui se superpose aux représentations sociales véhiculées par le concept des
« Urgences », correspondant à une image de métier « héroïque » et à une certaine virilité.
Le cadre de santé et son adjoint ont la responsabilité d’organiser les soins et de
manager l’équipe soignante, paramédicale. Le service, agencé en « U », comprend quinze box
de soins, une salle d’attente « assis », un compartiment « couché » et une salle de plâtre. Il
possède un accès à un pavillon adjacent où se déroulent les radiographies, les scanners et les
IRM (Imageries par Résonance Magnétique).
À l’entrée du service, une borne d’accueil compte deux à trois agents administratifs,
chargés, entre autres missions d’accueil et d’orientation, de l’ouverture du dossier
administratif des patients. À sa suite, dans la pièce suivante, derrière une banque d’accueil, un
infirmier d’accueil et d’orientation (ou IAO) reçoit le patient, inscrit son nom et son heure
d’arrivée sur la liste des patients à examiner, et le motif de la consultation. Lorsque le patient
292
arrive au service de lui-même, il passe d’abord exposer son motif de venue à l’IAO, qui, si ce
motif est valable pour le service, oriente le patient vers l’accueil administratif pour ouvrir son
dossier. Si le motif de la consultation ne concerne pas le service, l’IAO oriente le patient vers
une autre entité hospitalière, ou un autre pavillon, ou un médecin généraliste. Si les motifs de
consultation du patient correspondent aux prérogatives du service d’Urgences
traumatologiques, après ouverture de son dossier administratif, le malade patiente dans la
salle d’attente. Si le motif de la consultation nécessite de le coucher, il patientera alité dans le
compartiment pour patients allongés. Dans le cas où une ambulance, les pompiers, le SAMU,
ou tout autre service de santé d’urgence amène le patient au service, ce dernier sera
directement pris en charge par le personnel soignant, suivant le niveau d’urgence, niveau
défini en premier lieu par l’IAO. Dans tous les cas, le patient accepté dans le service se verra
remettre un bracelet d’identification.
L’heure de passage du patient en consultation ne dépend pas de son heure d’arrivée,
mais de la gravité du motif de sa consultation. Les urgences graves étant prioritaires, les
patients non prioritaires attendent, si leur état le permet. Le personnel soignant autorise
officiellement un seul accompagnant avec le patient. Suite à l’attente, de durée variable en
fonction du contexte du service et de la gravité de l’état du patient, ce dernier est ensuite pris
en charge par le personnel soignant dans un des box dédiés. Le personnel soignant s’informe
en détail de l’état du patient, vérifie la gravité de cet état, inscrit de nombreuses informations
sur un poste informatique situé dans le box, et prépare les soins. Le médecin examine ensuite
le patient, évalue son état et établit un diagnostic. Cette procédure aboutit à différentes
décisions : une hospitalisation, la demande d’un avis spécialisé, un rendez-vous ultérieur en
suite de soins des Urgences, ou un rendez-vous chez le médecin traitant pour la suite des
soins. Le médecin délivre les prescriptions adaptées à l’état du patient, parfois des certificats
et des arrêts-maladie, puis le dossier administratif est complété et ratifié. Le patient a alors
l’autorisation de quitter le service, si son état ne nécessite pas une prise en charge par un autre
service.
6.2.1.2. Le contexte du service d’Urgences étudié
Lors des trois mois de cette étude de cas, alliant immersion participante, entretiens
semi-directifs et non directifs, et recueil de documentation secondaire, le service a connu une
importante réorganisation, le personnel du service se préparant à une fusion avec le service
d’Urgences psychiatriques, situé dans un autre pavillon de l’hôpital. L’enjeu, pour le cadre de
santé et son adjoint, a été, dès la semaine de notre arrivée sur le site, de prédisposer le
293
personnel soignant à cette fusion future, associant les pratiques de soins des deux services,
afin que le fonctionnement et l’organisation du travail futurs se rejoignent de manière
harmonieuse. Ce contexte de changement dans les pratiques implique, entre autres, de
redéfinir les tâches de l’IAO, assisté d’un aide-soignant au minimum, de réadapter les
pratiques de tri des patients, de réorganiser les box accueillant les patients, de mettre en
commun les bonnes pratiques. Ces ajustements et changements dans l’organisation du travail
du personnel soignant des Urgences traumatologiques perturbent les habitudes des infirmiers
et des aides-soignants. Dans ce contexte, les rôles de communication, d’explication, le recueil
des besoins du personnel, par le cadre de santé et son adjoint, s’avèrent particulièrement
importants.
Les managers supérieurs et managers de proximité, cadres de santé, chefs de service,
connaissent des difficultés dans cette mise en commun des pratiques. Elles résultent de
plusieurs causes.
D’une part, la réorganisation et ses fondements n’ont pas été présentés de manière
formelle aux équipes, les réunions internes se déroulant, la plupart du temps, informellement.
Le contenu de ces réunions ne parvient pas à la connaissance de l’intégralité de l’équipe
soignante, certains personnels étant en service de nuit, ou en congés, ou en arrêts-maladie. En
effet, la communication interne n’utilise pas de courriel ou de communication écrite formelle :
les personnels soignants n’ont d’ailleurs pas d’adresse électronique professionnelle
individuelle, malgré la taille du complexe hospitalier en question. Ainsi, les personnels
soignants, non présents lors des réunions informelles d’informations sur la réorganisation, se
renseignent par le biais de leurs collègues ; ce qui déforme, en grande partie, le contenu initial
des échanges, et modifie les pratiques effectives attendues par le management. Ce manque
d’informations, de communications effectives et formelles, à tous les personnels soignants
concernés, provoque incompréhension et contrariété. Les managers ne disposent pas d’outils
de communication, de transmission et de traduction adaptés pour faire parvenir, à leurs
équipes, les tenants et aboutissants de la réorganisation.
D’autre part, ces difficultés proviennent de la variété statutaire des personnels, de la
nature des équipes et de la culture du service. À un premier niveau, nous constatons des
divergences de points de vue et de vision du travail entre les médecins, les aides-soignants et
les infirmiers. Une majorité d’infirmiers n’approuvent pas la vision du travail de certains
médecins du service, ni celle de certains aides-soignants. Du point de vue de ces infirmiers,
un certain nombre de « personnalités difficiles » bloquent le processus de réorganisation, en
entravant le travail infirmier lorsque celui-ci applique les nouvelles directives de pratiques
294
organisationnelles. De plus, les médecins s’émancipent de toute forme de hiérarchie, ce qui
crée des discordances dans l’application des nouvelles directives de réorganisation. À un
niveau plus global, la culture du service, puissante, donne lieu à des résistances, dans
l’intégration des nouvelles pratiques organisationnelles. En effet, le service est réputé pour
garder en son sein certaines « fortes personnalités » et avoir un turn-over quasi nul (inférieur à
5%), ce qui a pour conséquence une moyenne de 15 ans d’ancienneté et d’expérience dans le
service, et un personnel plus âgé, en moyenne, que dans les autres services (la moyenne d’âge
est de 47 ans). À l’inverse de cette forte culture du service et face à ce changement important
dans l’organisation du travail, se trouve un fort taux de turn-over des cadres et chefs de
service. Dans ce contexte de réorganisation, l’essentiel travail de communication, de
transmission et d’encadrement du personnel, par les managers, en particulier de proximité,
s’avère aléatoire, lourd et exigeant.
6.2.1.3. Infirmier aux Urgences traumatologiques, un métier à risques physiques et
psychologiques
En contexte de travail, les soignants éprouvent des émotions plaisantes et déplaisantes,
du fait des interactions avec les patients, leur famille, les collègues, la hiérarchie, et d’autres
professionnels des Urgences (pompiers, soignants du SAMU, policiers, ambulanciers).
L’organisation détermine des règles sociales et émotionnelles qu’il convient de respecter, et
impose un travail émotionnel certain (Hochschild, 2003b) : en particulier aux Urgences,
l’infirmier d’accueil devient le réceptacle des émotions des patients, tour à tour souffrants,
paniqués, désespérés, anxieux, inquiets, impatients, voire agressifs, alors qu’il lui faut rester
calme, agréable, empathique et bienveillant (Hochschild, 2003b). L’émotion doit être
contrôlée.
Les incidents relatifs à des agressions, verbales et / ou physiques, restent le plus
souvent cantonnés à l’intérieur du service, voire parfois à l’intérieur d’un collectif de travail.
Dans certains cas, lorsque le collectif ne peut réguler l’événement difficile dans l’entre-soi, le
personnel soignant ayant subi une agression remonte l’information à sa hiérarchie, par le biais
d’une « fiche de signalement d’un incident / accident lié à une situation de violence », à
adresser, dans les 24 heures de l’incident, à la Direction de l’établissement. Le secrétariat de
Direction adresse alors une copie de cette remontée d’informations au service de médecine et
santé au travail de l’établissement. Le personnel soignant agressé reçoit, ensuite, un accusé de
réception de sa fiche de signalement par le Directeur adjoint. Cet accusé précise que la
déclaration fournie par le soignant fait l’objet « d’une analyse approfondie par les membres
295
du sous-groupe de lecture des fiches de violence, qui proposent des mesures correctives à la
Direction, afin de prévenir les violences récurrentes », et ajoute que, si le soignant porte
plainte auprès d’un commissariat de Police ou de la Gendarmerie, il peut alors bénéficier
d’une aide, proposée par la Direction du groupement hospitalier, en lien avec le service
juridique des hôpitaux de la ville. Cependant, les personnels, par peurs d’éventuelles
retombées managériales déplaisantes, n’utilisent pas toujours cet outil de gestion : « je pense
qu’on nous dirait aussi : ‟si ça vous affecte trop, vous pouvez changer de service”, et ça, j’ai
pas envie de l’entendre. Vraiment. Parce que ça, je l’ai entendu en réunion » (infirmière).
Bien que la plupart des incidents, agressions physiques et / ou verbales, et des
incivilités de la part du public, ayant eu lieu au sein du service, restent « dans » le service,
certains incidents, de par leur rare violence, ont été médiatisés, dans la presse régionale, voire
nationale. Par exemple, récemment, en août 2016, de violents incidents se sont déroulés au
sein du pavillon concerné, devenu alors le théâtre d’un différend brutal opposant deux
familles : « comme de nombreux service d’Urgences, [le service] connait beaucoup
d’incivilités, mais la grande violence comme celle de lundi soir est rare, et cela aurait pu
arriver n’importe où » (Directrice adjointe de l’hôpital). En raison d’un défaut de ligne directe
entre l’hôpital et la police, à disposition du personnel soignant sur le terrain, les équipages
policiers sont arrivés sur les lieux au bout d’une quinzaine de minutes, alors que, suite à
l’arrivée d’un patient présentant une blessure à la tête, une douzaine de personnes, armées de
couteaux et de ciseaux, ont pénétré violemment le service pour « en découdre » avec ce
patient. Lors de l’incident, et avant l’arrivée des forces de l’ordre, le personnel soignant et
trois agents de sécurité de l’hôpital ont tenté de séparer les deux familles concernées. Un
agent de sécurité et un infirmier ont souffert de contusions, et huit personnes, dont quatre
infirmiers, ont effectué une déclaration d’accident du travail, les conduisant à un, ou deux,
jour(s) d’arrêt de travail. Les personnels soignants, choqués, ont été reçus ensuite, par une
Cellule d’Urgence Médico-Psychologique (CUMP), unité fonctionnelle du SAMU.
Au-delà de ces risques, liés aux agressions et au comportement du public se présentant
au service d’Urgences, le personnel soignant du service connaît certains risques
psychosociaux, et psychologiques. Le Baromètre social 2015 de l’hôpital étudié, ainsi que
l’enquête EVREST (ÉVolution et RElation en Santé Travail) 2014, font état de statistiques
intéressantes, dont voici les conclusions saillantes ci-dessous.
Dans les services d’Urgences de l’hôpital, l’autonomie décisionnelle perçue s’avère
relativement positive : 71% des personnels interrogés estiment « pouvoir prendre des
initiatives », 66% qu’ils ont « une marge d’autonomie dans l’organisation du travail ».
296
Concernant l’utilisation des compétences, 64% des répondants approuvent qu’ils « ont
l’occasion de développer leurs compétences professionnelles », 40% que leur travail leur
« demande d’être créatif », 83% que leur travail leur « permet de mobiliser leurs
compétences », 68% qu’ils « apprennent de nouvelles choses », et 82% que, dans leur travail,
« ils effectuent des tâches répétitives ».
Pour ces deux aspects - l’autonomie et l’utilisation des compétences -, la latitude
décisionnelle perçue dans le service se trouve légèrement inférieure à la moyenne de l’hôpital.
Concernant la demande psychologique, le Baromètre social fait état d’une situation
plus préoccupante : 73% des personnels du service des Urgences estiment que leur travail
« demande de longues périodes de concentration intense », 87% que leurs tâches « sont
souvent interrompues », 55% qu’ils « reçoivent des ordres contradictoires », 41% qu’ils
« disposent du temps nécessaire pour exécuter correctement leur travail », 95% que leur
« travail est intense », 72% que leur travail « est sans cesse chamboulé », et 83% que leur
travail « est souvent ralenti par celui des collaborateurs ou par d’autres services ».
À propos du soutien social des collègues, 67% des agents du service d’Urgences
confirment que, concernant leurs collègues de travail, « il existe une bonne collaboration »,
84% qu’il existe une « solidarité entre collègues », 43% que « les charges de travail sont
équitablement réparties », 82% que « l’équipe a la compétence pour la réalisation de ses
missions », 77% qu’il y a « un grand respect dans l’équipe », 56% qu’il existe un « climat
bienveillant », et 92% qu’il est « appréciable de travailler avec leurs collègues ». Le score
général du service à ce sujet reste cependant moins bon que celui de l’ensemble de l’hôpital.
Le soutien social hiérarchique présente davantage de disparités : 61% des répondants,
personnels soignants du service des Urgences, estiment que leur « responsable hiérarchique
prête attention à ce qu’ils disent », 55% que leur responsable hiérarchique « se sent concerné
par le bien-être de l’équipe, 41% que ce dernier « les aide à mener leur tâche à bien », et 46%
qu’il « sait faire travailler l’équipe ensemble ». Le score du service reste inférieur à celui de
l’ensemble de l’hôpital.
Enfin, la thématique de la reconnaissance au travail donne des résultats préoccupants :
14% seulement affirment qu’ils sont plutôt « satisfaits de leur rémunération compte tenu de
leur contribution au travail », 59% qu’ils peuvent « évoluer professionnellement », 44% que
leur « responsable hiérarchique leur dit quand leur travail est bien fait », 54% que ce dernier
« sait reconnaître leur travail et leurs efforts », 37% seulement s’estiment « globalement
satisfaits de l’évaluation annuelle », et 38% seulement « ont confiance dans leur avenir
297
professionnel au sein du groupement hospitalier ». Le score des services d’Urgences reste
encore inférieur à celui de l’ensemble de l’hôpital.
L’enquête EVREST 2014, menée sur l’ensemble de l’hôpital, confirme principalement
ces résultats, et ajoute que 88% des soignants ont, « souvent ou tous les jours, plaisir à aller
travailler », 89% que leur travail a, « souvent ou toujours, du sens », 17% qu’ils ont du mal à
concilier vie personnelle et vie professionnelle, et 55% seulement qu’ils se « sentent capables
de faire le même travail qu’actuellement jusqu’à leur retraite ». L’enquête précise que les
infirmiers, en particulier, ont subi des agressions verbales de la part du public, dans l’année
écoulée : 30% précisent en avoir vécu deux à cinq, et 30% plus de cinq. Environ 30% des
infirmiers affirment avoir vécu une ou plusieurs agressions physiques, de la part de leurs
propres collègues, dans l’année écoulée.
Ainsi, au-delà du rapport au patient, au public parfois difficile ou en détresse, les
personnels soignants du service d’Urgences connaissent des problématiques d’ordre
psychosocial, s’exprimant, en particulier, par une demande psychologique forte, par un
soutien social insuffisant de la part de leur management, et par un manque de reconnaissance
au travail. Au sein du service d’Urgences étudié, le taux d’absentéisme sur l’année 2014 est
de 9,34%, avec 539 jours d’absences, tous motifs confondus. La moitié de ces causes
d’absentéisme prend la forme de congé de « longue maladie, longue durée ». Le service
d’Urgences psychiatriques présente un absentéisme moindre, de 7,19% sur 2014. Ses causes
ne relèvent aucunement de « longue maladie, longue durée », mais de « maladie ordinaire »
ainsi que « maternité, grossesse pathologique, paternité ou adoption » (précisons que la
moyenne d’âge au sein de ce service psychiatrique, d’environ 30 ans, est bien inférieure à
celle du service traumatologique).
298
6.2.1.4. Récapitulatif de la méthodologie employée
Une étude ethnographique au sein d’un service d’Urgences traumatologiques d’une
grande agglomération a été associée à vingt-trois entretiens semi-directifs et non directifs,
d’une heure trente à deux heures, pour la plupart enregistrés sur dictaphone, avec des
infirmiers du service, ainsi qu’avec le management et les acteurs de prévention des risques et
de santé au travail : cadres, chefs de service, Direction du personnel, médecine du travail,
psychologue, professionnels de la prévention. Les entretiens, enregistrés sur dictaphone après
accord des participants, transcrits mot pour mot et comprenant les éléments verbaux et non
verbaux du discours, ont été envoyés par courriel, sur leurs adresses personnelles, aux
volontaires concernés, pour validation. Tous les participants ont signé le formulaire de
consentement de participation à la recherche, garantissant anonymat et confidentialité des
échanges.
Le recueil de données de l’immersion participante consiste principalement en un
journal de bord, écrit et / ou oral (lorsqu’il est enregistré sur dictaphone). La plupart des notes
écrites ont été consignées lors de l’immersion, et les notes enregistrées par audio ont été
produites post immersion. Toutes les données de l’immersion participante ont été converties
en mots, transcrits informatiquement.
Ces données, issues de l’immersion participante et des entretiens, ont été classées,
triées, puis analysées par catégories conceptualisantes (Langley, 1997). À ces données
qualitatives fournies par deux méthodes différentes, soit environ 350 pages à analyser,
s’ajoutent des éléments de documentation secondaire, obtenus auprès des cadres du service,
ainsi que des acteurs de la prévention des risques et de la santé, en particulier la médecine du
travail, acteur principal concernant la thématique des RPS et de la QVT.
La collecte de données s’est déroulée en trois périodes chronologiquement distinctes :
une immersion de 110 heures et vingt-trois entretiens semi-directifs et non directifs, étalés sur
trois mois, et une collecte de données secondaires, de documentation interne. Le tableau 21
récapitule les principales caractéristiques de ces données primaires et secondaires.
299
Tableau 21 : Tableau des données primaires et secondaires de l’étude de cas aux Urgences
Données primaires Données secondaires Immersions Entretiens Documentation interne
Durée : 9 jours et nuits / 12 heures par service : soit 110 heures d’immersion en octobre 2014. Démarche : après obtention de l’aval de la hiérarchie et présentation du projet aux équipes : prise de notes pendant et après les observations. Observations à l’accueil des Urgences : primo contact administratif et infirmier, et dans les box lors de la prise en charge des patients. Échanges et partages de moments informels, pendant les pauses, les repas. Difficultés rencontrées : obtenir la confiance des équipes ; la prise de notes pose des questions : un soignant a arraché notre bloc-notes des mains afin de vérifier ce qui était écrit. À cette lecture, sa réaction fut alors positive et les craintes se sont estompées. Le rôle de la blouse blanche : positif concernant l’intégration dans les équipes, et la compréhension du métier, mais face aux patients : cela porte à confusion, certains nous croient infirmière.
Quatorze entretiens semi-directifs avec guide d’entretien thématique d’une heure trente à deux heures, retranscrits et validés par les participants : 9 entretiens avec des urgentistes, 2 entretiens avec les cadres et chefs de service, 3 entretiens avec la médecine du travail, 1 entretien avec le psychologue du service. Lors de ces entretiens : utilisation de la roue des émotions de Plutchik (2001) afin de suggérer des anecdotes et d’identifier les émotions. Difficultés rencontrées : obtenir des volontaires pour les entretiens, en raison de la méfiance envers ce qui est extérieur aux équipes, de la charge de travail, et des plannings. Neuf entretiens non directifs avec : le chef de pôle Urgences, le responsable paramédical du service, le responsable et chef de service, le psychiâtre des Urgences, le directeur référent, la Direction du personnel, le coordinateur risques professionnels, le conseiller conditions de travail, le chargé des relations patients, et affaires générales.
Médecine du travail : taux et causes d’absentéisme 2013-2014, taux de visites sur demande au médecin du travail, tendances chiffrées 2013 de l’observatoire central des situations de violence, rapport annuel du service médical du personnel 2013, bilan des arrêts de travail 2013 tous services, rapport du groupe « souffrance au travail » de l’hôpital, suivi des indicateurs RH 2011 et 2013, documents RPS en milieu de soins, synthèse de l’étude de satisfaction au travail 2012-2013, consultations pour motifs de souffrance au travail 2010-2013, Baromètre Social 2015. Prévention des risques : rapport de certification 2010 de l’hôpital pour la Haute Autorité de Santé, bilan et perspective par risque 2014, enquête EVREST 2014, fiche de signalement d’un incident / accident lié à une situation de violence, taux de violence sur agents, fiche centrale du risque et prévention des risques : travail avec lourde charge psychologique 2014, avec lourde charge mentale 2014, fiche centrale du risque : agression et situations de violences 2014. Gestion des Ressources Humaines : pyramide des âges 2014, taux de rotation des agents, fiche de recrutement, fiches de poste, taux de passages 2014, veille règlementaire 2013-2014, bilan social 2013, actions réalisées au service 2013-2014 (par le cadre de proximité), Document Unique.
Ces caractéristiques générales précisées, pour traiter de la question des émotions au
travail au sein du service des Urgences traumatologiques, nous allons rendre compte, dans la
sous-section suivante, de notre immersion participante.
300
6.2.2. L’immersion participante aux Urgences
Cette sous-section fera d’abord état des procédés d’immersion participante, entraînant
notre intégration au sein du service. Puis, nous relaterons les difficultés de positionnement que
nous avons rencontrées, afin de mener à bien la collecte des données. Ensuite, nous donnerons
un aperçu des principales occurrences émotionnelles, vécues par les infirmiers en contexte de
travail, consignées, précisées et synthétisées. Enfin, nous témoignerons de certaines
occurrences émotionnelles, ressenties lors de l’immersion, attestant de l’irréalisable neutralité
émotionnelle du chercheur.
6.2.2.1. Procédés d’immersion
Après l’annonce de notre arrivée par les cadres de santé et managers, en amont de
notre venue effective, nous nous sommes présentée au service, à l’occasion d’une réunion
informelle, à l’initiative du cadre de santé et du chef de service, avec le personnel soignant, à
propos de la réorganisation. Dans ce contexte, nous avons pu, suite à l’introduction de notre
présence par le cadre de santé, pitcher l’objet de recherche devant le personnel présent, et
répondre aux questions éventuelles. L’accueil, que nous avons perçu comme plutôt
chaleureux, en grande partie grâce au cadre de santé de proximité, nous a autorisée à
commencer directement les observations, en blouse blanche.
Le personnel soignant, informé des raisons réelles de notre présence, nous a permis
d’adopter une « couverture » face au public : si la situation le requiert, nous devons être
considérée, par le public, comme une infirmière en formation, en stage d’observation, ne
pouvant effectuer de tâches de soins. Nous avons mené l’immersion participante dans le
service d’Urgences, alternant les services de jours - de 7 à 19h - et les services de nuit - de 19
à 7h - afin de couvrir la totalité du temps de travail vécu par les acteurs, et de pouvoir adopter
leur point de vue. Nous avons couvert les services en 12 heures, arrivant un peu plus tôt, avant
la prise de fonction des soignants, et partant un peu plus tard que les équipes, afin d’assister
aux relais entre équipes, ce moment d’échanges routinier et informel étant chargé en
émotions, en relations et en mises en mots de l’activité de travail réel et réalisé. Le fait
d’assister aux cycles complets de travail nous a amenée à comprendre le fonctionnement
organisationnel interne, ainsi que les enjeux émotionnels des soignants.
Dans le service, en blouse blanche tout au long de l’immersion participante, nous nous
déplacions régulièrement, nous positionnant à l’accueil, aux côtés de l’IAO et de son aide-
soignant, dans les box de soins lors de certaines prises en charge par les infirmiers, dans les
301
zones d’attente, dans les couloirs du service, et même parfois à l’accueil administratif. La
plupart du temps, nous nous situions à l’accueil infirmier, afin d’observer les premiers
contacts avec les patients. À chaque fois que nous souhaitions assister à une prise en charge
en box de soins, nous en demandions l’autorisation aux infirmiers et aux médecins concernés.
Par ces différents positionnements stratégiques, nous avons mené des investigations dans
l’ensemble du service, avec l’objectif de capter les enjeux émotionnels organisationnels.
6.2.2.2. Un difficile positionnement
Malgré un travail de fond, de communication de la recherche aux chefs de service et
responsables d’unité, en amont de notre venue, des difficultés méthodologiques relatives à
notre positionnement, lors de l’immersion participante, apparaissent.
Les informations et communications internes se diffusant, la plupart du temps, de
manière informelle, nous n’avons pas pu présenter la recherche de façon officielle à
l’ensemble du personnel concerné, en particulier en raison de la rotation des équipes en
fonction des cycles de jour et de nuit, des congés et de l’absentéisme. En effet, si le premier
jour d’immersion participante, nous avons pu profiter de la réunion portant sur la
réorganisation du service, pour être introduite par le cadre de santé et présenter la recherche
officiellement, les autres jours de l’immersion participante n’ont pas permis de réitérer cette
présentation.
De manière générale, nous arrivions en fin de service d’une équipe, saluions les
personnels rencontrés, nous présentions rapidement de manière informelle, répondions aux
questions éventuelles, et commencions l’immersion. L’équipe, en fin de service, donne le
relais à l’équipe suivante, dans une salle faisant office de salle de repos, de cuisine et de salle
d’échanges informels. Ce moment rassemblant la plupart des personnels arrivés pour prendre
leur service, a donc été utilisé pour nous présenter rapidement.
Cependant, en raison des faiblesses et des aléas de la communication interne, nous
avons connu des difficultés de positionnement. Parfois, certains personnels soignants ne nous
montrent aucun intérêt, pensant que nous sommes stagiaire, ne nous saluent même pas, et
n’acceptent pas de discuter avec nous. La gêne sociale que nous ressentons, dans ce type de
situation, se gère, mais interroge aussi la question de la méthodologie d’immersion : si la
communication de l’objet de recherche et de la présence du chercheur ne s’effectue pas de
manière formelle, tous les personnels ne sont pas informés de cette présence, et, la découvrant
alors, certains éprouvent et affichent de l’indifférence voire de l’ennui. Il nous fut donc ardu
302
de nous positionner en permanence, afin d’établir la transparence sur les raisons de notre
présence, de nous présenter et présenter l’objet de recherche, sans susciter, en face,
d’émotions déplaisantes. L’intégration dans le service a nécessité quelques jours de
tâtonnements, au niveau du positionnement, en raison de cette communication interne
inopérante, et de la rotation importante du personnel, entre congés, arrêts-maladie et travail de
jour ou de nuit.
Pour surmonter cette difficile acceptation par certains membres de l’équipe soignante,
nous avons adopté différents positionnements, par rapport à certaines questions relatives à la
discipline de GRH, dans laquelle s’inscrit la recherche. Le terme « Ressources Humaines » a
reçu un accueil mitigé, certains personnels manifestant quelque appréhension, nous imaginant
« envoyée par la Direction » afin de relever certains comportements. Face à ces remarques,
majoritairement indirectes, nous avons réorienté notre communication autour des disciplines
de sociologie du travail et psychologie du travail, recueillant alors davantage l’adhésion. Il
semble que les représentations de la GRH chez les acteurs sociaux étudiés correspondent à
une vision négative, déplaisante, de hiérarchie lointaine et inadaptée à la réalité du travail de
terrain, s’intéressant surtout aux résultats et non pas à la qualité du travail fourni par le
personnel soignant, ni à leur engagement au travail. Un autre aspect de la communication
autour de cette recherche a pu emporter une certaine adhésion : la nature comparative de
l’étude entre service de santé et service de Police, les infirmiers des Urgences étant en contact
réguliers avec des policiers. Pour le personnel soignant, la comparaison entre urgentistes et
policiers, à propos des régulations des émotions au travail, revêt un intérêt flagrant, le public
étant, selon eux, souvent « le même » : « avec les policiers, on a un peu les mêmes clients ! »
(infirmier).
En raison de cette première appréhension concernant la vision d’un chercheur « peut-
être envoyé par la Direction », et prenant des notes lors de l’immersion, nous rapportons ici
une scène à portée symbolique forte : lors des premiers jours de l’immersion participante, un
médecin, nous voyant derrière la borne d’accueil avec l’IAO, en train de prendre des notes à
propos du primo contact avec les patients, a subitement demandé ce que nous pouvions bien
écrire, et a arraché le calepin de nos mains. Cachant en partie notre surprise, nous avons laissé
ce soignant achever son geste spontané, afin de démontrer l’honnêteté intellectuelle de notre
démarche. Cette attitude confiante a alors tempéré le comportement impulsif du soignant, qui
n’a, pour finir, pas lu les notes consignées dans le calepin, mais surtout observé notre réaction.
Sans doute que ce médecin a souhaité nous « tester » pour voir si nous avions des notes « à
cacher » au personnel. Notre transparence et notre « calme feint » - relevant du travail
303
émotionnel selon Hochschild (2003b) - a été bénéfique pour la confiance des personnes
présentes lors de cette scène, à notre égard, certains personnels exprimant leur désaveu
concernant le comportement du soignant en question.
Les rapports avec le personnel soignant, tout au long de l’immersion participante, se
sont harmonisés avec le temps, mais restent en partie contrastés. Par exemple, certains
personnels ont vite adopté le tutoiement avec nous, la bise lors de l’arrivée au service, alors
que d’autres ont souhaité conserver une distance, un vouvoiement, voire une ignorance de
notre présence.
6.2.2.3. Les occurrences émotionnelles aux Urgences
Les données issues de l’immersion tendent à affirmer que les émotions, plaisantes ou
déplaisantes, ressenties par les infirmiers des Urgences, trouvent leur origine aussi bien dans
la relation au public accueilli que dans les relations nouées au niveau interne du service.
D’une part, la relation avec le public se présente sous deux formes : soit le patient
se montre coopératif, agréable ou neutre, voire remercie et exprime une certaine
reconnaissance du travail du personnel soignant, conduisant au ressenti d’émotions plaisantes
de joie, de fierté, de sentiment du travail accompli ; soit le patient se révèle agressif,
désagréable, exprime incivilités et insultes envers le personnel soignant, qui ressentira alors
des émotions déplaisantes, comme la peur, l’appréhension, la colère, la contrariété.
Dans le premier cas, il est fréquent que le personnel soignant emploie l’humour afin
de réguler ses propres émotions et celles du patient, de rassurer ce dernier, de le distraire,
afin d’effectuer des soins nécessitant une certaine minutie et une immobilisation. Certains
échanges entre patients et soignants s’apparentent même à des scènes de théâtre comique,
entraînant sourires et rires de la part des protagonistes : « aïe, la piqûre ! » (dit un patient
tatoué et piercé), « ne me dites pas que vous craignez les piqûres avec tout ce que vous avez
là ! » (infirmière), « vous me reprenez du sang, après tout ce que j’ai déjà perdu ! » ; «Vous
avez quel âge ? » (infirmière), « ça dépend, effectif ou théorique ? » (patient)… L’emploi de
l’humour par les infirmiers, comme stratégie de régulation de ses émotions et de celles du
patient, a été constaté à de nombreuses reprises : « Je suis pince-sans-rire moi, et je me sers
de l’humour. Tu vois, en vingt-cinq ans, je ne me suis jamais fait agressé ».
D’autres fois, le soignant régule des paroles déplacées, des situations difficiles, voire
graves et stupéfiantes, par la neutralité et le calme : « vous savez quoi, je vous aime […] t’as
de beaux yeux tu sais, tu sais que je t’aime ? Vous êtes tellement jolie, alors que d’hab’ je suis
304
pas porté sur l’exotisme » (patient alcoolisé et délirant pendant plus de dix minutes), « Bon,
c’est pas l’heure des déclarations ; votre plaie, c’est pas bien joli » (infirmière). Il arrive que
le rire soit « jaune » et masque un réel désarroi : « C’est pas possible…. hahaha… Non. Non.
Mais j’ai jamais vu ça, en trente ans de service […]. Comment on va lui dire ? » (infirmier
s’adressant à ses collègues, à propos d’un jeune homme dont l’amputation d’au moins une
jambe, en raison d’une soirée trop alcoolisée et d’un jean trop serré, va devoir être annoncée).
De manière générale, ces nombreuses situations, incroyables pour des personnes hors
du service, se régulent, en interne, en collectif restreint, par les échanges, le partage
informel, l’humour, souvent entre deux portes.
Dans le second cas, certaines scènes de violences nous semblent illustrer avec à propos
l’expérience d’émotions pour le moins déplaisantes, ressenties par les soignants, face à un
public violent : « Fils de pute, fils de pute, fils de pute !!! Donne-moi ta radio là !!! Retourne
dans ton pays ! T’as de la chance que je t’insulte juste et que je te frappe pas !! » (insultes
pendant environ quatre minutes, de la part d’un patient envers un soignant, qui avait répondu
négativement à sa requête de changement d’Interruption Temporaire de Travail (ITT)). Le
patient a ensuite tourné les talons et quitté le service, laissant alors le collectif restreint
finalement se rasséréner : « bon, il n’est pas rentré dans la zone d’accueil », « il ne faut rien
lâcher, on n’est pas là pour se faire insulter ». Lors de cette scène, nous avons observé que le
collectif restreint, présent sur les lieux de l’incident, n’est pas intervenu, de quelque manière
que ce soit. En revanche, les soignants ont arrêté leur tâche, ont assisté à la scène, et se sont
déplacés, sans doute inconsciemment, autour du collègue agressé, silencieusement. Lorsque
le patient agressif a enfin quitté les lieux, les soignants ont commencé à échanger, à parler de
la scène, mais sans s’adresser directement à la personne agressée. Au bout de quelques
minutes de « débriefing informel » non réflexif des situations de violences en général, chacun
est retourné vaquer à ses occupations. Nous remarquons que, contrairement aux équipages
policiers, ces instants de régulation collective portent sur la situation d’agression en général,
et ne s’adressent qu’indirectement à la personne impactée, alors que les policiers échangent,
de manière précise, à propos de la personne agressive, de ses attitudes et gestes, et font
part de bonnes pratiques à déployer pour les prochains événements du même acabit.
La plupart du temps, des violences et incivilités moins spectaculaires sont vécues
individuellement, par le soignant, voire en binôme ou trinôme. Nous nous étonnons tout de
même du peu d’échange et de discussion à propos de ces situations, « normalisées »,
« banalisées » par les professionnels.
305
D’autre part, s’agissant des rapports en interne - organisation du travail et
management -, nous notons un certain nombre de dysfonctionnements agissant sur le plan
émotionnel : défaillances dans la communication, le management privilégiant les techniques
informelles, et défaillances matérielles. Des groupes restreints, informels, régulent entre
eux les émotions au travail, se définissant et s’identifiant à l’encontre des autres groupes.
Ainsi, nous avons assisté à ce genre de déclarations : « Il y a un souci de
communication là ! Je ne peux pas être au four et au moulin » ; « on verra ça avec (cadre) » ;
« on entend mal, la communication est difficile » ; « bon pas de téléphone, pas de fax
aujourd’hui » ; « les réunions pour la réorganisation étaient à faire avant et pas après la
mise en place ! Là, c’est du bouche à oreille, on n’est pas tous au même niveau dans les
infos » ; « maintenant, il faut aller vite sur les moins graves, comme à l’armée, et les caisses
rapides à Carrefour » ; « c’est pas normal que ce soit à nous d’expliquer la nouvelle
organisation à ceux qui étaient absents, ceux qui reviennent comprennent rien, ça crée des
tensions », « ça va, ça va, on va pas se laisser faire », « on sait pas qui fait quoi ! Qui est avec
qui ?? », « on est délaissés par rapport à l’autre service » ; « maintenant, j’ai la boule au
ventre en allant travailler ».
Au niveau managérial, les difficultés de communication proviennent de la trop grande
sollicitation des cadres de proximité par la haute hiérarchie, d’une absence de
communication par courriel, et d’un manque d’espace et de temps pour les réunions
formelles internes. Ces dernières, informelles, mettent parfois en difficultés les soignants :
« avec la réunion de ce matin, on a pris du retard à l’accueil ». Ces réunions, dans lesquelles
le management se montre pourtant à l’écoute, restent brèves et ne s’adressent pas à l’ensemble
de l’équipe. Elles se déroulent dans la « salle de pause », salle faisant office de salle de
réunion, de salle à manger, de salle de pause, de salle de préparation des repas des
patients. Cet espace est ouvert sur la salle d’attente et la zone d’accueil, ce qui empêche
les soignants de prendre régulièrement un instant de repos ou de retrait en « coulisses ».
Enfin, concernant l’aspect ergonomique des postes, nous avons observé que les infirmiers se
déplacent beaucoup dans le service, et sollicitent considérablement leur corps au travail ;
nombre d’entre eux se servent des postes informatiques en station debout, et non assise.
Face à ces difficultés organisationnelles, aux exigences du travail, et à un management
éloigné par une sursollicitation hiérarchique, les infirmiers s’organisent, de manière
autonome, la plupart du temps en petits groupes restreints, constitués par affinités et par
vécus communs. Au sein de ces sous-groupes de travail informels, s’élaborent une régulation
des émotions issues du travail et de la vie personnelle des infirmiers, ainsi qu’une
306
redéfinition des activités, dans l’objectif de réaliser un « travail bien fait ». Les infirmiers
dialoguent, souvent avec les mêmes personnes, discutent de manière informelle, dans les box,
dans la salle de pause, ou entre deux portes, utilisent l’humour, racontent des anecdotes, des
exemples, s’échangent des conseils, s’entraident, et communiquent. En dehors de ces sous-
groupes, la communication interne et les échanges sur l’activité s’accomplissent lors du
briefing de prise de service, regroupant les personnels ayant terminé leur service et les
personnels le commençant. Ces différents espaces et temps d’échanges et de discussions entre
collègues génèrent de la joie, des rires, de l’apaisement, de la reconnaissance, et constituent le
principal soutien social.
Cependant, certains comportements de soignants envers d’autres soignants provoquent
une indéniable tension interne : « on me balance pas les dossiers comme ça enfin ! » ;
« qu’est-ce qu’ils sont agressifs au téléphone ! », comportements irrévérencieux, voire
pervers pour certains, que nous avons constatés, à plusieurs reprises, avec étonnement.
Les différentes situations de dysfonctionnements et de conflits internes, mènent à un
engorgement de l’accueil des Urgences, augmentant ainsi le risque d’agressivité, de colère, de
contrariété des patients. En immersion, nous avons été témoin, à plusieurs reprises, de ce
phénomène. Les infirmiers tentent de résoudre des problèmes d’ordre matériel, comme celui
des appareils en panne ou inopérants, organisationnel tel celui d’une communication interne
délicate ou inexistante, et même d’ordre interpersonnel, du fait que d’autres collègues sont
aussi préoccupés, individuellement, par leurs propres soucis. Cela crée alors chez les patients,
qui assistent à ces atermoiements, de l’agacement, des inquiétudes, des colères, voire des
incivilités et des agressions, souvent verbales, augmentant ainsi la charge cognitive et
émotionnelle des soignants.
Le tableau 22 reprend les différentes causes et manifestations d’occurrences
émotionnelles au travail, constatées lors des immersions.
307
Tableau 22 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles aux Urgences
Nature du stimulus
Valence de l’émotion
Émotions et états affectifs observés
Environnement externe
Émotions déplaisantes
Nature et exigences de l’activité : surprise, contrariété, colère, peur, appréhension, chagrin : en particulier vis-à-vis d’un public agressif et / ou violent, mais aussi violenté, souffrant.
Émotions plaisantes
Situations de reconnaissance du travail de la part des patients ou de leur famille : joie, satisfaction, fierté, surprise. Emploi de l’humour lors des prises en charge des patients, et, lorsque la prise en charge se déroule correctement : joie. Prise en charge du patient : empathie, joie, intérêt.
Environnement interne
Émotions déplaisantes
Organisation et réorganisation du travail : paradoxes, difficultés, défaillances techniques, matérielles, organisationnelles et relationnelles, manque de communication interne : contrariété, colère, anxiété. Relations internes : conflits et difficultés relationnelles : anxiété, sentiment d’injustice, contrariété, colère, voire rage. Management : manque de reconnaissance, manque de communication, management perçu comme absent : contrariété, colère, ennui.
Émotions plaisantes
En petits groupes de collègues : communication plaisante, humour, blagues, échanges informels, partage d’émotions plaisantes, reconnaissance : joie, intérêt, fierté, sérénité.
6.2.2.4. Les émotions du chercheur en immersion
Lors de l’immersion, nous avons vécu de nombreuses émotions, plaisantes et
déplaisantes, provenant, d’une part, de la situation d’immersion en tant que chercheur,
situation parfois délicate quant au positionnement à adopter, à la fois devant le personnel et
face au public accueilli par le service ; d’autre part, les exigences émotionnelles et la nature
du métier observé nous ont aussi causé certaines réactions émotionnelles mémorables.
Nous avons souligné supra la difficulté relative au positionnement à adopter face au
personnel soignant. Le manque d’espaces de communication formelle pour exposer les
objectifs de cette recherche, l’accueil mitigé de certains personnels peu aimables, voire les
remarques et conduites ambigües de la part de certains soignants, nous ont impactée
professionnellement et personnellement, nous conduisant à nous interroger, parfois, sur la
poursuite de l’immersion. Outre la brusque prise de notre bloc-notes par un soignant, nous
avons parfois essuyé certaines remarques acerbes de la part d’une petite partie du personnel :
« Vous avez faim ?? Pour ce que vous travaillez… » ; ou encore, une soignante, prenant en
charge un patient alcoolisé et difficile, s’est permis de donner, et s’est même vantée d’avoir
donné notre prénom lorsque le patient, lui faisant une déclaration enflammée sous l’emprise
de l’alcool, lui a demandé son prénom à elle, pour pouvoir la revoir. Ou encore, nous
retrouvant un instant seule dans la zone d’accueil, les soignants d’accueil étant fort occupés
ailleurs, certains patients et publics accompagnant nous sollicitèrent, afin de leur ouvrir les
308
portes du sas ; ne sachant si nous en avions l’autorisation - l’immersion s’avérant
« participante » suivant les situations -, nous interrogeâmes un médecin, présent à ce moment-
là, pour nous enquérir de la réponse à donner. Sa réponse fut : « C’est ton problème », puis il
partit, nous laissant à charge les personnes situées à l’accueil. Ces situations ont provoqué en
nous des émotions déplaisantes, de l’ordre de la contrariété, de la colère, de l’injustice, de
l’embarras.
Par ailleurs, le collectif de travail étant particulièrement segmenté, il apparaît que des
petits groupes restreints, de trois à cinq soignants, s’entraident et communiquent de manière
plaisante et respectueuse entre eux, s’opposant parfois à d’autres groupes restreints. Ces sous-
groupes se forment autour d’individus à fortes personnalités, dont l’ancienneté dans le service
conforte l’aura et l’influence sur les autres. Par voie de conséquence, lorsque nous échangions
ou liions un contact sympathique avec un soignant intéressé par la recherche, d’autres
soignants appartenant informellement à un « sous-groupe adverse » se montraient alors
particulièrement distants. Néanmoins, quelques tentatives d’échanges avec ces derniers
s’avérèrent parfois fructueuses, grâce au sujet-même de la recherche, et à l’intérêt sincère que
nous portions au travail d’urgentiste.
Les soignants observés lors de l’immersion employant singulièrement l’humour, à la
fois en interne et face au patient, de nombreuses situations nous ont amusée, voire nous ont
fait rire, créant alors une certaine complicité avec les soignants.
Certains échanges avec des soignants nous ont fait vivre des moments particulièrement
intenses : citons les situations où nous suivions les soignants lors des transferts de patients
décédés, lors desquels les professionnels nous ont expliqué leur travail, partagé leurs émotions
par rapport à la mort, et présenté, avec fierté, leur mission de prise en charge du mort, parfois
en compagnie de la famille, jusqu’à la chambre froide. Ils nous ont aussi montré et donné de
nombreuses explications à propos de la salle de veillée ainsi que de la salle médicale
d’extraction d’organes.
Concernant les émotions vécues lors de l’immersion, en rapport avec les patients,
certains événements nous ont particulièrement touchée : citons la peur, lors de situations
tendues à l’accueil, avec des groupes d’individus, ou de bandes, pénétrant de force dans le
service, de nuit, souvent alcoolisés, à la recherche d’un patient particulier ; la peur et
l’appréhension ont été aussi ressenties lors de situations d’agressions verbales extrêmement
violentes envers le personnel, de menaces, de gestes brusques, de sollicitations abruptes de la
part de patients lorsque nous nous déplacions dans les couloirs ; certaines plaies, de par leur
309
importance, nous ont aussi parfois mises mal à l’aise, nécessitant alors un furtif retrait du box
de soins ; la souffrance et la douleur exprimées par les patients nous ont aussi parfois troublée,
qu’il s’agisse de femmes battues par leur conjoint, mais souhaitant rentrer avec ce dernier, ou
de patients âgés, que les conjoints rassurent, mais qui sont en réalité très anxieux sur l’état de
ce dernier ; nous nous souvenons aussi de la tristesse ressentie lors de la venue d’une collègue
infirmière d’un autre pavillon, en larmes et paniquée, ayant été piquée par un patient porteur
d’une hépatite ; enfin, dégoût et appréhension se manifestèrent en nous quand un patient,
tuberculeux, en état d’arrestation, cracha et toussa intentionnellement dans notre direction et
celle des policiers présents, chargés de l’assister.
Après l’évocation du déroulement de l’immersion participante et de ses difficultés,
après le récit des occurrences émotionnelles les plus marquantes dont elle fut l’occasion, nous
nous proposons, à présent, d’exposer précisément le processus de collecte des données, issues
des entretiens et de la documentation secondaire.
6.2.3. Entretiens semi-directifs et non directifs, et recueil de données secondaires
D’une part, en raison du contexte de réorganisation, et d’une difficile communication
interne, nous avons surmonté certains obstacles, afin d’obtenir un nombre nécessaire
d’infirmiers volontaires pour participer aux entretiens. D’autre part, pour des raisons de
temps, il ne nous a pas été possible de mener une investigation dans le service psychiatrique,
symétrique à celle des Urgences traumatologiques avec lequel la fusion est prévue. Nous
avons donc centré l’étude sur le cas des Urgences traumatologiques : plus d’une vingtaine de
professionnels, de l’échelon infirmier jusqu’à celui de la Direction du personnel, ont été
interrogés, ainsi que les professionnels de la santé au travail.
6.2.3.1. Les entretiens : faire campagne pour démarcher des volontaires
En raison de l’absence de communication interne formelle, nous avons pris soin de
nous présenter chaque fois au personnel présent, lorsque les situations s’y prêtaient, et de
répondre aux différentes questions que notre recherche pouvait soulever. Nous faisions
régulièrement des résumés de l’avancée de la recherche auprès des cadres de proximité, à qui
nous confiions nos difficultés, et faisions part de nos étonnements et questionnements.
Au fur et à mesure de l’immersion participante, nous sommes parvenue à construire
une relation de confiance avec certains professionnels, que nous avons alors sollicités pour
participer aux entretiens. En raisons des difficultés organisationnelles et des exigences du
310
travail, importantes, peu d’infirmiers ont pu se libérer pour ces entretiens. En effet, pour
dégager une heure d’échanges, les infirmiers volontaires ont dû obtenir, de leurs collègues, de
les remplacer le temps de l’interview, alors que la charge de travail s’avérait déjà importante.
En raison du caractère instable et imprévisible de l’activité, un afflux de patients pouvant
survenir de façon aléatoire, certains entretiens ont été interrompus, et menés en plusieurs fois.
Malgré ces difficultés d’organisation, nous avons constaté que le « bouche à oreille » nous a
permis d’obtenir la participation souhaitée. Ayant anticipé la question du lieu des entretiens,
nous avons réussi à disposer des clefs d’une salle de soins vacante à l’étage, que le
management nous a confiées.
Le service des Urgences traumatologiques devant fusionner, peu de temps après notre
immersion, avec celui des Urgences psychiatriques, nous avions convenu, avec nos référents
de terrain et le management, d’interroger des infirmiers des deux services : environ sept
infirmiers issus du premier, et sept issus du second. Cependant, cette unification des deux
services étant toujours inopérante à l’heure actuelle, nous n’avons pu mener nos investigations
de terrain aux Urgences psychiatriques.
6.2.3.2. Entretiens avec les infirmiers des Urgences, leur management
et les professionnels de la santé
Pendant et suite à l’immersion participante, vingt-trois entretiens semi-directifs et non
directifs ont été menés :
- avec neuf urgentistes : sept infirmiers, le médecin en chef du service et le cadre de
santé,
- avec cinq managers : le cadre supérieur de santé, le chef de pôle Urgences, le
responsable et chef de service, le responsable paramédical du service, et le directeur
référent,
- avec deux professionnels de la fonction RH et de la Direction du personnel : l’adjoint
des cadres au sein de la DRH et le chargé des relations patients et affaires générales,
- et avec cinq professionnels de la santé et de la prévention des risques : le médecin du
personnel, le psychologue du personnel, le psychiâtre des Urgences, et deux
conseillers « Conditions de travail ».
Le tableau 23 rassemble par métier et grade, les caractéristiques des différents
entretiens et quelques informations-clefs sur les participants.
311
Tableau 23 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas aux Urgences
SECTEUR ÉTUDIÉ : SANTÉ : Service d’Urgences Statut Rôle
mana-gérial
Sexe Âge Ancienneté (années) : Métier / Service
Semi ou non
directif
Durée interview /
lieu
Urgentiste 1 Infirmier Non F 48 27 / 18 Semi 1h20 / salle soins étage
Urgentiste 2 Infirmier Non F 46 24 / 10 Semi 1h40 / salle vestiaires
étage Urgentiste 3 Infirmier Non M 39 11 / 4 Semi 1h20 / salle
vestiaires étage
Urgentiste 4 Infirmier Non M 42 Non cité / 18 Semi 1h30 / notre bureau
(université) Urgentiste 5 Infirmier Non F 56 36 / 25 Semi 1h10 / salle
soins étage Urgentiste 6 Infirmier Non M 27 5 / 1,5 Semi 1h15 / salle
soins étage Urgentiste 7 Infirmier Non F 24 4 / 1 Semi 1h30 / Café
extérieur Urgentiste 8 Médecin Oui M 37 9 / 2 Semi 1h30 / salle de
réunion Urgentiste 9 et Manager 1
Cadre de santé Oui (50 person-
nes)
M 39 4 / 1,5 Semi 1h30 / son bureau
Manager 2 Cadre supérieur de santé
Oui (250
person-nes)
F / 14 / 1 Semi 1h30 / son bureau
Médecine Médecin du personnel
Oui M / / Non (3 entre-
tiens)
4h / son cabinet
Psychologue Psychologue du personnel
Non F / / Non 2h / son cabinet
Psychiatre Psychiâtre des Urgences
Oui M / / Non 1h 10 / son bureau
Manager 3 Chef du pôle Urgences
Oui M / / Non 1h15 / son bureau
Manager 4 Responsable et chef de service
Oui M / / Non 1h / son bureau
Manager 5 Responsable paramédical du
service
Oui M / / Non 1h / son bureau
Manager 6 Directeur référent Oui F / / Non 1h / son bureau
Direction 1 Adjoint des cadres au sein de la DRH,
Oui M / / Non 1h 15 / son bureau
Direction 2 Chargé des relations patients et affaires
générales
Non F / / Non 1h 20 /son bureau
Prévention 1 Conseiller Conditions de travail
Oui M / / Non 1h20 / son bureau
Prévention 2 Conseiller Conditions de
travail, ergonome, coordinateur risques
Oui M / / Non 1h 15 / son bureau
312
Sur les neuf urgentistes participant aux entretiens, nous avons veillé à respecter la
représentativité d’âges, d’expériences et de sexe, qui existe dans le service. Tous les entretiens
ont été menés sur le lieu de travail des professionnels interrogés, sauf deux interviews avec
des infirmiers, réalisées en extérieur, dans un café de la ville et à notre bureau. La durée totale
des entretiens est d’environ 31 heures, et nous disposons d’environ 300 pages de
transcriptions. Quant à la documentation secondaire, elle nous a été transmise par le cadre de
santé du service étudié, ainsi que par l’ensemble des professionnels de la santé au travail et de
la prévention des risques.
L’ensemble des données triangulées, a été analysé par catégories conceptualisantes. La
sous-section ci-dessous en présente les principaux résultats.
6.2.4. Principaux résultats de l’étude de cas
Les principaux résultats de cette étude de cas se répartissent selon trois catégories,
embrassant l’ensemble de la thématique émotionnelle ayant cours dans le cadre de l’activité
des infirmiers urgentistes :
- les objets de travail, en particulier les violences, les incivilités, les souffrances des
patients, ainsi que, paradoxalement, l’organisation du travail et les pratiques de
management ;
- les outils de travail, comprenant l’émotion de joie, les compétences émotionnelles
interpersonnelles, le travail émotionnel expressif, et différentes régulations
émotionnelles plus ou moins opérantes ;
- les effets émotionnels du travail, émotions plaisantes et / ou déplaisantes, impactant
parfois la vie personnelle de l’urgentiste.
6.2.4.1. Les objets émotionnels du travail
Les incivilités provenant du public, bien que provoquant certaines émotions
déplaisantes, sont considérées comme « faisant partie du métier ». En revanche, les infirmiers
interrogés estiment que, suivant la gradation des agressions, certains événements demeurent
inadmissibles et anormaux. De manière générale, le comportement désagréable des patients
conduit les infirmiers à ressentir des émotions déplaisantes, de l’ordre de la contrariété, de la
colère, de la peur, de la tristesse, de différentes intensités suivant la gravité des événements
et les types de régulations émotionnelles individuelles des professionnels : « Je pleurais tous
les jours parce que le premier jour on m’a dit ‟va te faire enculer” » ; « Dans notre métier,
313
aux Urgences, tu ne rencontres pas beaucoup de joies… Ici, c’est la violence. L’émotion qui
ressort le plus, c’est l’énervement. Ce qu’on trouve le plus, c’est l’appréhension qu’il y ait un
clash […] la crainte quand on voit arriver certains patients, parce qu’on sait que ça peut
partir vite en fait » ; « Pour les infirmières, ça va être du ‟nique ta mère sale pute, va te faire
enculer”, voilà. Et les mecs c’est pareil, sauf que ça va être en même temps : ‟viens je vais te
casser la gueule” » ; « des fois tu ramasses un coup parce que tu veux protéger ton collègue
pour pas que ça se batte, et tu reçois un crachat » ; « On est beaucoup agressés en paroles
[…]. Sinon, j’ai une collègue qui a reçu un coup dans le dos. Parce qu’elle a eu le malheur de
tourner le dos à la personne qui était surexcitée. Et un autre collègue qui a failli être étranglé
par un abruti, devant moi aussi » ; « ce qui m’énerve le plus, c’est de s’en prendre
verbalement à mes enfants […] je suis prêt à exploser » ; « des fois, c’est vrai, tu es obligé de
taper du poing sur la table pour te faire respecter par les patients » ; « Oui, des fois tu as
peur […] il faut vite te protéger » ; « Elle avait la trouille que ce patient revienne la revoir
[…] ça m’a choqué de la voir comme ça, tu sais, vraiment, un traumatisme quand même
sérieux, où tu avais la trouille quand même. Donc ça m’a surpris. Chez nous, il y a beaucoup
d’agressions verbales quand même » ; « Moi, je me suis fait insulter rien que la semaine
dernière, deux ou trois fois dans la nuit » ; « J’ai l’appréhension et la peur de l’agressivité
des autres […]. J’ai peur que les gens s’énervent, j’ai peur que les gens dépassent les limites,
m’insultent, j’ai peur qu’ils s’en prennent à mes collègues… C’est vraiment ce que je crains
le plus » ; « Le patient était invivable, odieux, outrageant […] il avait des esquarres de
partout […] donc tu avais de l’aversion, du dégoût pour lui ; pour la personne et pour le
physique ».
Ces objets émotionnels de travail concernent plus particulièrement l’IAO : « le poste
qui est le plus stressant ici aux Urgences, c’est l’accueil. Parce qu’en fait tu te ramasses
tout ».
Parfois, l’émotion déplaisante tient à l’histoire du patient, aux causes qui l’amènent au
service : « l’émotion d’hier était très très forte […]. On a vécu hier deux scènes qui étaient
traumatisantes. […] tu sais, ça va me toucher les gosses, j’ai envie de leur enlever (rires). De
les donner à la DASS ! […] Et j’ai eu un monsieur qui s’est fait agresser chez lui dans la nuit,
c’est terrible ce que je vais te dire. Ma plus forte émotion. […] il les a levés, tapé sa femme,
fracassé la tête, et à chaque pièce il fracassait sa femme […] c’était une scène de crimes, il
les avait laissé pour morts quoi. Le monsieur te décrit, te raconte, te raconte. Il te raconte
tout. Mais franchement, t’es là, il te raconte tout, il te déploie tout. Toi t’es là, il faut que tu
ailles vite aussi car hier c’était le bordel […]. Moi, je suis toujours calme, je dis que je
314
comprends, surtout quand il essaye de m’expliquer […]. Moi, cela m’a produit de la colère,
du chagrin » (nous avons appris d’ailleurs que cette affaire d’agression ultra violente envers
un couple à son domicile a été prise en charge par certains bacqueux interviewés) ; « j’étais
aussi en chagrin, parce que j’étais peut-être trop empathique envers cette famille, envers ce
jeune homme » (à propos d’un accidenté de la route) ; « c’est vrai que j’étais dans un état, je
vivais trop la situation pour eux, et je n’étais vraiment pas bien, et j’étais hyper inquiet pour
mon patient que je sentais vraiment mal […] il est jeune putain, il ne faut pas qu’il meure ! ».
Lorsque ces causes ont un aspect invraisemblable pour les soignants, les émotions
déplaisantes de colère contre l’injustice de la situation, et / ou d’effroi face à la nature de
l’événement, se mêlent à la stupéfaction, à la surprise : « c’est des choses qu’on n’a pas tout
le temps, on a de l’agressivité, là c’est extrême, surtout un couple, dans ta maison, c’est le…
Tu n’imagines pas ça ». Parfois, la tristesse résulte de la situation-même de travail : « La seule
fois où j’ai pleuré, c’est quand j’ai perdu un patient, qui est mort comme ça, dans le
service » ; « Tu es dans la tristesse pour la patiente ».
L’activité d’infirmier implique parfois des émotions déplaisantes inhérentes à la
nature des soins : « l’infirmier va être plus dans le soin… comment dire… Tu es dans un soin
agressif, du fait que tu piques, etc. Des fois, tu vas faire mal. Tu es là aussi pour la plainte des
patients sur la douleur, sur l’émotion » ; « Quand on pose une sonde gastrique […] j’ai
vachement d’aversion pour ce soin. Tu te fais souvent griffer. C’est vachement invasif comme
soin. Donc les gens t’arrêtent, te griffent. Tu trouves de la violence » ; « il y a aussi des
esquarres qui sont malodorants […] juste immondes. Des fois, je descends dans mon vestiaire
mettre du parfum ! […] Tu pleures presque quoi [...]. Tu as une sorte de mémoire olfactive.
Même des fois, il suffit que tu y penses, et tu as l’odeur qui revient ».
De même que pour les policiers à propos d’une « bonne affaire », les infirmiers
interrogés mentionnent la frustration, née d’une vision fractionnée du travail de prise en
charge d’un patient, le rôle des urgentistes se limitant à l’accueil et à la prise en charge
initiale : « souvent aux Urgences, on se sent un peu frustré car on n’a pas la suite » ; « c’est
un peu frustrant » ; « ce qui est dommage aux Urgences, c’est que tu n’as pas de suivi ».
En revanche, il arrive que la nature même des soins et le contact avec certains patients
s’offrent comme objets émotionnels du travail, plaisants : « J’aime bien mon boulot en soi
[…]. J’aime beaucoup les gens âgés. Franchement, au final, c’est ce que je préfère. […] faire
la toilette aux gens âgés. Parce que je trouve que c’est un moment où souvent les gens âgés
aiment bien discuter […] je trouve que c’est un moment un peu extra, car les gens se
dévoilent à toi, racontent leur vie, des fois tu rigoles ».
315
Au-delà des émotions souvent intenses issues du contact avec les patients, exigences
émotionnelles, des relations difficiles voire conflictuelles, en interne, provoquent aussi des
émotions de nature déplaisantes pour les infirmiers, délicates à réguler, car n’étant pas
considérées comme « faisant partie du métier » : « Moi, ce qui va le plus me détruire, ce ne
sera jamais les patients, parce que même s’ils sont agressifs, c’est l’hôpital, on sait qu’on va
voir ça, ils vont arriver à la dernière minute, avec une douleur, ils vont être agressifs, et puis
voilà. Ça, ça fait partie du jeu, du normal du job. Par contre, tout ce qui est collègue, là, c’est
pas normal. Là, ça va me toucher à fond, je vais avoir la boule chez moi, je vais même en
chialer chez moi, alors là, les émotions, elles vont être à fond la caisse » ; « là j’étais en
colère, je ne cachais pas mes émotions. Je la cachais à la famille du patient mais pas à mon
collègue dont je trouvais que le comportement était inadmissible […] parce qu’il n’est pas
humain » ; « J’ai pleuré, à l’accueil, en disant ‟mais tu es inhumain !”. J’ai raconté l’histoire
à l’ancien patron, en disant que c’est inadmissible, et il m’a dit : ‟Ouiii, mais tu sais comme
il est…” ».
Parallèlement au manque d’effectifs soignants, les règles d’organisation du travail et
les règles sociales émotionnelles ne semblent pas adaptées au travail réel, ni traduites dans
une régulation conjointe (Reynaud, 1988), et provoquent alors un sentiment de travail
empêché, d’impuissance, de méfiance, menant à de la contrariété, de la colère, du
mécontentement, voire de la honte : « le fait qu’on soit en forte charge de travail, on est
contrarié » ; « c’est plus l’organisation qui nous agace » ; « c’est plus de l’organisation, de
la manière dont on gère le travail » ; « Le travail invisible, c’est une grosse partie de notre
travail, malheureusement ». Cette nouvelle organisation du travail est imposée sans réelle
concertation, par le management, ce qui occasionne alors des émotions déplaisantes : « Ils
mettent en place des choses, mais il n’y a pas de suivi derrière, et ça, c’est très très très
agaçant ». « On nous demande beaucoup plus de choses » ; « il n’y a pas de traces écrites » ;
« il y a plein d’informations comme ça, qui volent, d’équipe en équipe, et qui se déforment,
forcément, en plus, et il y a des choses qui ne passent pas bien, qui passent pas, parce qu’il
faut deviner quoi… ». « Il faut qu’on fasse des réunions » ; « Je dis : c’est à vous cadre aussi
de nous informer et d’imposer des outils qu’on a maintenant, comment est l’organisation,
etc » ; « Quand on impose huit heures d’attente au patient, moi c’est un truc qui m’horrifie.
Je suis en colère pour le coup » ; « On a certains médecins qui ne sont pas très très dans
l’action non plus et quand il y a huit heures d’attente et que c’est parce que les médecins ne
bougent pas leur derrière, c’est un truc qui me met très très en colère […] les médecins sont
316
un peu protégés, quand même, de certaines choses » ; « les personnes âgées qui restent trois
jours dans le service, je trouve ça intolérable pour eux […] c’est un peu honteux ».
Des problématiques d’ordre matériel, la plupart du temps liées à la réorganisation
du travail, agacent et contrarient les infirmiers, leur ajoutant un stress, une charge cognitive.
Cet aspect a été constaté à de nombreuses reprises lors de l’immersion, à propos du
fonctionnement des téléphones, des ordinateurs et des fax, des stocks de soins, des problèmes
matériels de communication interne ; ces défaillances et difficultés matérielles et
relationnelles conduisent les infirmiers à effectuer de nombreux déplacements physiques, en
divers endroits, et pour des motifs différents, augmentant la charge cognitive et émotionnelle.
En témoignent certains entretiens : « La contrariété, depuis ce matin (rires) ! […], j’ai fait les
chariots, plus d’antalgique […] ça veut dire qu’on sera en panne. Ça m’agace un petit peu.
[…] Ensuite, chariot d’Urgences descellé, alors qu’on le scelle systématiquement […] je dois
TOUT vérifier, et c’est laborieux. C’est du travail en plus, forcément. Mais c’est agaçant.
[…] Ensuite, problème à la pharmacie […]. J’essaye de me connecter à l’ordinateur :
impossible de me connecter […] j’ai pas pu vérifier. Je téléphone […] je fais donc la liste à la
main […] le coup du fax, quatrième couche, le fax du bureau des entrées ne marche pas, celui
du service non plus ! […] Ça commence à être un peu casse-pieds. […] Je ne suis pas sûre
que ce soit bien arrivé, j’ai envoyé quand même mon collègue […] je pense qu’il va
poireauter. Il y a des choses qui peuvent être simples, qui deviennent très compliquées pour
des idioties. Tout ça parce qu’il y a des choses en panne qui ne sont pas réparées » ; « J’ai
pas 15 bras, j’ai pas non plus 15 000 cerveaux pour tout retenir, et du coup, on oublie […]
les gens vont pas être contents parce que j’ai pas été leur priorité sur le moment, là, parce
que j’en avais d’autres. Je suis en surcharge de travail, et cognitive, ce qui fait que je ne peux
plus répondre à toutes les demandes : il faut que je fasse un choix, une priorité. Et je trouve
que ça, c’est vraiment le plus dur ».
Les émotions exposées ici relèvent, d’une part, des exigences émotionnelles du travail,
c’est-à-dire de la relation de primo contact avec un public souvent en difficulté et des
exigences de l’activité-même, et d’autre part, de l’organisation et du management, pourtant
initialement mis en place dans un objectif de facilitation de l’activité. Dans le cas présent, les
dispositifs organisationnels et managériaux font fonction de poison et non plus de
remède, et ajoutent des exigences émotionnelles aux infirmiers, pour effectuer le « travail
bien fait » : « ces derniers temps, on rencontre beaucoup d’agressivité, parce que c’est bien
plus long que d’habitude ». Ce « travail bien fait », se définit pour les infirmiers de la façon
suivante : « une intervention réussie, c’est quand on arrive à faire en sorte que les gens soient
317
pris en charge correctement. Ça, ça indique une bonne prise en charge médicale, les gens
arrivent avec un problème et il faut répondre à ce problème avant tout […] c’est vraiment de
comprendre le problème de santé de la personne, et d’essayer de le régler au plus vite » ;
« Un soin ne passe pas sans communication. Je ne peux pas soigner quelqu’un sans lui
parler. Pour moi, c’est le plus important ».
Face à ces émotions, objets du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ;
Remoussenard & Ansiau, 2013), résultant de la relation avec le patient ou son entourage, et /
ou de l’organisation du travail et des pratiques de management, les infirmiers utilisent des
outils émotionnels de travail.
6.2.4.2. Les outils émotionnels de travail
Dans des situations de travail à « incidents émotionnels », les infirmiers déploient des
stratégies de régulation des émotions, activent leurs compétences émotionnelles, et
produisent un travail émotionnel intense vis-à-vis des patients et de leur entourage.
Lorsque le contact avec le patient devient épineux, la quasi-totalité des infirmiers fait
appel à une émotion en tant qu’outil de travail : la joie, émotion primaire (Plutchik, 2001), de
plus ou moins grande intensité. Cette émotion peut se coupler à des stratégies de régulation
des émotions du patient mobilisant, soit l’humour au travail, soit l’empathie : « Des fois,
quand les gens ont peur de se faire piquer ‟je vais tomber dans les pommes”, je leur dis
‟c’est pas grave, ce sera plus pratique pour piquer !” » ; « l’humour, n’est pas donné à tout
le monde ; c’est pour mettre à l’aise et des fois, il y en a qui sont morts de rire. Après, ça va
tout seul » ; « Bon il y en a qui rigolent et il y en a qui sont stressés. Mais après, tu parles
beaucoup. Il y en a qui ne déstressent pas, mais tu parles, tu les regardes et au bout d’un
moment tu piques, tu captes leur attention » ; « Inspirer confiance, on dit que c’est 50% de la
suite, de la guérison […] je fais péter la barrière ». Utiliser les émotions plaisantes, en
particulier la joie, couplées à des techniques d’empathie et / ou d’humour avec le patient, dans
l’objectif du « travail bien fait », relève de compétences émotionnelles au sens de Salovey et
Mayer (1990 et 1997).
Les urgentistes interrogés disent puiser essentiellement dans leurs compétences
émotionnelles interpersonnelles, dans le cadre de leur activité, et peu dans leurs
compétences intra-personnelles, à la différence des policiers : « savoir gérer ses émotions,
c’est vraiment principal, car du coup on peut vraiment vite tourner sur tout type d’émotions,
318
mais surtout l’agressivité, qu’il faut savoir gérer au quotidien ». Pour les urgentistes, l’aspect
relationnel du travail implique nécessairement de pouvoir gérer ses émotions et celles des
autres lors de l’interaction. « Écouter » et « savoir faire preuve d’empathie » sont les
compétences émotionnelles principales mentionnées : « La toute première (compétence), je
dirais que c’est l’empathie. C’est hyper important. Je pense qu’on ne peut pas bien s’occuper
de quelqu’un sans être empathique » ; « il faut aimer les gens, si tu ne les aimes pas, il faut
faire autre chose (rires) » ; « je pense qu’il faut un peu de tolérance et un peu d’empathie,
écouter […] ça permet de soigner la personne beaucoup mieux ». Comme dans le cas des
policiers de BAC, ces compétences émotionnelles interpersonnelles nécessitent une solide
compétence technique pour se révéler (Bernard, 2007 : 67) : « Quand tu n’es pas à l’aise
avec un geste technique, tu peux pas avoir un relationnel ».
Cependant, contrairement au service de police, le recrutement des urgentistes ne
requiert pas de posséder une certaine expérience et ancienneté. Selon ces derniers, et à la
différence des policiers interrogés, ces compétences émotionnelles interpersonnelles « ne
s’apprennent pas » : « on l’a ou on l’a pas ; si on l’a, on peut peut-être le développer mais
sinon, circulez, il n’y a rien à voir ».
Les urgentistes interrogés font aussi référence à la capacité de détection de la
communication non verbale des patients, en particulier lors du primo contact, dès
l’ouverture du sas d’accueil : « Tu sais très bien, dans la manière dont il va arriver, comme il
marche, la dégaine, tu sais que ça va partir en cacahuète. Tu sais que c’est quelqu’un qui va
chercher la merde » ; « C’est par le regard, par les gestes […] c’est sûrement en non-
verbal » ; « Quand tu es à l’accueil, tu sens un certain regard, celui qui va te fixer sans
émotions, déjà, il va te mettre mal à l’aise […] il va te fixer jusqu’à ce que tu sois gêné ».
Parmi les compétences émotionnelles évoquées par les urgentistes, s’insère également
le travail émotionnel aussi bien intégrateur que dissimulateur (Soares, 2003), essentiel en
particulier pour l’IAO : les urgentistes doivent afficher, dégager, exprimer des émotions
plaisantes, ou de neutralité, et masquer leurs émotions de colère, dégoût ou peur, face au
patient et à son entourage. Contrairement aux types et techniques variés de travail émotionnel
rapportés par les policiers, les urgentistes mentionnent surtout un travail émotionnel
expressif, souvent en surface (Hochschild, 2003b), en particulier à la borne d’accueil, lors du
primo contact : « C’est le sourire de l’hôtesse de l’air ! À l’accueil, c’est ça. On a tendance à
appeler la fille qui est à l’accueil la pouffe d’accueil, voilà […]. Il faut être lisse […]. Pareil,
c’est le bouffon d’accueil : il y a l’équivalent en garçon ! » ; « Montrer une émotion que je ne
ressens pas, ça m’arrive hyper souvent. Je pense que la première chose, ça va être mon
319
regard […] j’ai déjà essayé de vraiment travailler là-dessus. Je pense que je contrôle
beaucoup ma bouche, je vais sourire. Sur l’expression du visage, je vais travailler » ; « Être
droit, déjà, arriver devant quelqu’un et être bien droit » ; « des fois, je fais exprès d’hausser
la voix, ou d’avoir une voix plus grave ».
Détecter la communication non verbale des patients tout en régulant la sienne
relève d’une compétence essentielle pour éviter les éventuelles situations de violence : « On a
quand même des collègues qui ne font pas bien d’effort, ou qui ne font pas attention aux
signes d’alerte. Là, ça part en live rapidement, ça part très très vite en agressivité verbale et
peut-être physique ».
Les espaces et temps de retrait et de prise de distance émotionnelle, ou « coulisses
goffmaniennes » étant fortement limités voire absents, les urgentistes régulent rarement
leurs émotions de manière individuelle. Ils s’appuient sur la présence et le soutien plus ou
moins direct de leurs collègues : « quand je sens que ça monte vraiment, soit j’essaye de me
barrer, d’avaler ma haine, parce que là, c’est pas de l’amour que je leur porte, c’est vraiment
de la haine… […] des fois, j’ai des collègues qui me tempèrent » ; « on est solidaires par
exemple quand il y a de l’agressivité, donc on le sent, s’il y a une personne plus attaquée par
un patient, verbalement, on va arriver puis la personne va partir » ; « l’avantage des
Urgences, c’est que tu n’es jamais seul donc c’est un des moyens qui permet d’être
déstressé » ; « ça me permet de me dire que je peux me reposer un peu sur quelqu’un, qu’il y
a quelqu’un qui a des compétences au cas où ça se passe mal, pour prendre les choses en
charge. T’es pas seul ».
Les vestiaires représentent les seules « coulisses » propices à un véritable retrait
pour les urgentistes, mais, en raison d’abus d’une infime partie du personnel soignant qui s’y
éclipsait trop longuement, ce lieu est devenu mal perçu par le management, en tant que lieu de
retrait et de repos : « Pour les vestiaires, la solution a été de punir tout le monde pour des
excès de certains ». Certains soignants, afin de réguler leurs émotions et de se retirer pendant
leur pause d’une heure, lors de leur service en 12 heures, se rendent dans leur voiture, car le
management ne voit pas d’un bon œil le fait de s’asseoir sur un banc, « en blouse » dans
l’enceinte de l’hôpital : « La direction ne supporte pas que des gens en blanc soient en train
de ne rien faire. Ils nous font des réflexions parfois » ; « la dernière fois qu’elle est allée dans
sa voiture, pauvre bichette, ça a tiré [à l’arme à feu] dans l’hôpital. J’en ai parlé avec elle ce
jour-là [des pauses] et je lui ai dit : ‟tu aurais pu te prendre une balle”, c’est intéressant
(rires) ».
320
Le soutien social de la hiérarchie et son nécessaire rôle de régulation sociale
(Reynaud, 1988), facilitant l’activité, font ici défaut, ce qui met en difficulté le soignant. Au-
delà d’un problème de traduction des règles de contrôle et de l’organisation du travail
prescrite, l’encadrement est qualifié d’absent. Il apparaît comme « aspiré » par le haut, dans
des enjeux de « grand sens » (Detchessahar, 2011), et devient ainsi incapable de constituer un
soutien social : tous les entretiens rendent compte de ce phénomène : « Ils sont très très
absents, trop absents. Ils sont beaucoup dans leur bureau. Ils ont plein de réunions aussi...
C’est pas qu’il font rien, mais… je pense vraiment qu’ils n’ont pas une vision réelle de ce qui
se passe dans le service ». L’encadrement en a conscience, mais confie son impuissance :
« Tu aides les gens mais en fait ça ne se voit jamais. C’est du travail complètement invisible
[…], même si tu as fait plein de démarches pour eux […] ils ne le voient pas et ont souvent
l’impression qu’on est là que pour tendre le bâton » (encadrement) ; « J’ai été trop sur
d’autres dossiers, et du coup le management de proximité, c’était plus compliqué de le faire
donc, pour le coup, c’est plutôt absent » (encadrement). Les projets de « grand sens », qui
absorbent le temps de l’encadrement, empêchent ce dernier de traduire les règles
d’organisation et les règles sociales prescrites, en limitant sa présence au quotidien dans les
équipes.
Le soutien social de l’encadrement s’appuie en particulier sur la régulation
émotionnelle au cas par cas : « La dernière fois je me suis mise à pleurer dans la salle de
repos, mon cadre est rentré à ce moment-là, il m’a demandé ce qu’il y avait, […] il m’a
trouvé une remplaçante et m’a dit : […] ‟vous partez, c’est pas la peine de rester” ; donc ça,
c’est bien » (infirmière) ; « Souvent les gens pleurent dans mon bureau […]. Je suis dans
l’écoute, je donne un mouchoir, un verre d’eau, et puis discuter […] j’essaye de rebooster
cette personne » (encadrement).
En revanche, aucune référence à un soutien social de l’encadrement régulant
collectivement les émotions n’est mentionnée. Face à un management absent et à une
organisation du travail mal traduite par l’encadrement, le soutien social des collègues peine à
se mettre en place : « Surtout, tu vois le manque de solidarité. On était en sous-effectifs, la
collègue se fait agresser violemment verbalement, pendant pas mal de temps, le soignant
derrière ne bougeait pas. Tout est laissé en plan. Elle a craqué, elle s’est retrouvée vraiment
toute seule. Elle reprochait à son équipe » ; « La solidarité, c’est vraiment ce qui manque » ;
« Le type te laisse te démerder tout seul !... alors que techniquement, il peut répondre à ma
question » ; « On n’aide pas l’infirmier… il n’y a pas de solidarité » ; « Il n’y a pas de
collectif, c’est chacun pour sa gueule ». D’une part, ce manque de soutien social des
321
collègues vient du manque d’implication de certains urgentistes, au niveau médical et
paramédical : « Il faut que tout le monde fasse son boulot […] que tout le monde travaille
dans le même sens et en même temps » ; « Il y en a qui esquivent […]. Il n’y a pas
d’implication » ; « On veut qu’ils mettent des gens qui ont envie de bosser, c’est tout » ; « Je
dis, si tout le monde est là, c’est gérable ». D’autre part, le manque d’espace et de temps
empêche de mettre en discussion le travail et d’exprimer collectivement les émotions
(Detchessahar, 2011) : « Il nous faut une salle de pause commune » ; « Il y a eu des abus dans
les vestiaires […], il faut que ce soit à la vue de tout le monde » ; « La salle de repos est très
mal foutue, elle est petite, elle est derrière l’accueil, il faut fermer la porte » ; « C’est
inadmissible qu’on n’ait pas une vraie salle de repos » ; « La salle de repos n’est pas une
vraie salle de repos parce que c’est la cuisine du service ».
Malgré tout, les urgentistes relèvent la présence de soutien social, s’exprimant dans le
cadre de la régulation autonome. À ce propos, dans tous les entretiens, il s’agit du soutien de
trois à quatre collègues, considérés comme des amis : « Il y a des choses qu’on fait en
cachette, qu’on ne montre pas, entre nous… Entre nous, il n’y a pas vraiment de règles, on
peut être en colère » ; « On s’appelle au téléphone en dehors du service, on communique » ;
« Des fois aux vestiaires… on a besoin de se décharger. Et on se contrôle, on se corrige ».
Ces différents outils émotionnels de travail, ainsi que les objets émotionnels de travail,
produisent des effets émotionnels sur le professionnel, effets plus ou moins néfastes quant à sa
santé, sa vie personnelle, et ses futurs outils émotionnels de travail mobilisables durant
l’activité à venir.
6.2.4.3. Les effets émotionnels du travail
Nous relevons que les émotions plaisantes au travail proviennent en particulier d’un
« travail bien fait ». Or, le travail bien fait ne s’accomplit qu’à condition que l’organisation du
travail soit adaptée au travail réel : « Là, c’était de la satisfaction totale ! Je dirais que c’était
du travail bien fait » ; « J’aime bien quand il y a une bonne prise en charge… Tu prends un
peu le temps, tu fais les choses bien, c’est un truc que j’aime bien faire ». Ce « travail bien
fait » nécessite de passer plus de temps avec le patient, ce qui n’est pas réalisable en raison de
la réorganisation du travail. Tous les entretiens avec les urgentistes s’accordent sur ce point :
« En fin de compte, on va trop vite dans nos soins […]. Tu n’es pas assez disponible » ;
« Mon travail est tout le temps empêché. Quand tu es seul de nuit, que tu as un secteur, et que
322
tu as dix patients, tu ne peux pas être tout le temps avec les gens, même si tu priorises tes
soins ».
À défaut d’une reconnaissance du travail bien fait par la hiérarchie, les infirmiers
interrogés confient l’importance et l’impact plaisant de la reconnaissance de certains
patients : « Il […] est revenu nous voir, pour nous remercier, avec des chocolats, du coca,
car on avait fait un peu d’humour quand il devait rester à jeun, et une lettre. Une lettre hyper
touchante. Ce qui fait qu’on était vraiment… en satisfaction totale. [D’habitude] on les
recoud, mais après tu n’as pas vraiment de retour sur tes soins… […]. On se l’est dit toutes
les deux, on s’est dit : ‟là, on est vraiment contentes de faire ce job”. Notre rôle d’infirmier.
[…] Malgré le bordel que c’était ce jour-là, on a réussi tu vois à faire qu’il était bien là où il
est arrivé. Donc ça, on est contentes. C’est ce qu’on s’est dit avec (collègue) : ‟vraiment là,
on est fières de faire ce qu’on fait”. Cela redonne un peu la pêche ». Cette reconnaissance
s’avère plutôt rare de la part du public : « On n’en a pas beaucoup de reconnaissance, aux
Urgences, justement. Tu vois plutôt la misère, la bagarre, l’agressivité, mais au final, t’as pas
trop de satisfaction, je trouve » ; « quand tu es contente que les gens soient contents… Là,
c’est la plus grande satisfaction, surtout quand on faisait les enfants ».
Et cette reconnaissance, génératrice d’émotions plaisantes, de joie, de fierté, retentit
positivement, aussi bien dans le cadre de l’activité, que dans la vie personnelle de l’infirmier :
« Je suis content quand on me dit : ‟merci beaucoup”. J’ai même eu des gens qui m’ont
reconnu dans la rue, et qui sont venus me remercier. J’étais avec les enfants. Ça m’a
apporté… tu as la blouse du papa comme super héros ! Tes enfants sont fiers de toi !! ».
En revanche, le manque de solidarité, l’absence d’espaces et de temps d’échanges et de
retraits, l’absence de l’encadrement, empêchent le soutien social et donc une régulation
émotionnelle collective. Cela engendre un certain mécontentement dont nous relevons trois
formes d’expression (Hirschmann, 1970) :
- la plupart des urgentistes emploient la stratégie « voice » : « Je suis allée voir le patron,
je suis allée lui dire » ; « On a bien compris qu’ici faut être silencieux pour être apprécié
en fin de compte. C’est ce qu’on va essayer d’adopter, mais on n’y arrive pas, parce
qu’on est une équipe justement qui l’exprime. Du coup ça peut porter préjudice ». Plus
rarement, nous relevons des expressions de cynisme : « C’est très cynique » ; « ce genre
de vanne […], si je peux les insulter de cette manière, je le fais »,
- et d’apathie : « Je ne me sens pas très bien, donc ça ne me gêne pas non plus de ne pas
participer… Je m’en fous totalement, en fait » ; « T’as plus envie de communiquer. Tu
fais ton taf et puis c’est tout », parfois liée à une prise de substances dans une optique de
323
régulation émotionnelle « chimique » : « quand je te disais la dernière fois que je me
droguais, oui, c’est vrai, je prends des médicaments… […]. Le bétabloquant te bloque les
conséquences physiologiques (de l’émotion). Moi, ça me va bien de prendre ce truc ;
dans le sens où je suis lisse, je suis calme, rien ne réagit et je peux… rien ne m’affecte
plus que nécessaire ; je suis… dans la bienveillance […]. C’est- à-dire que je me
consacre simplement aux trucs techniques ».
Dans ces différents cas, le risque professionnel provient de l’impact de la charge
émotionnelle sur la santé des professionnels et sur la qualité de service. Le cynisme, provoque
du stress, néfaste pour la santé (Cook & Medley, 1954), et le principal facteur d’accident au
travail provient de l’apathie (Robens, 1972).
Les urgentistes interrogés parlent de fatigue, d’une problématique de gestion du
sommeil, du mal-être, voire de risques, provoqués, à la fois par les objets émotionnels de
travail suscitant des émotions déplaisantes, et par certains outils émotionnels de travail, en
particulier le travail émotionnel expressif : « Il m’est même arrivé qu’il y ait des gens qui
m’attendent pour me casser la gueule quoi, pour se battre » ; « en général, je vais me sentir
roulé, chez moi » ; « En temps normal, quand je suis en repos, je m’endors entre 23h et
minuit ; mais quand je vais bosser le matin, c’est plutôt 1h du matin » ; « je dors que trois,
quatre heures avant d’aller bosser (12 heures) » ; « Je suis stressé d’aller au boulot,
énormément, mais énormément, un truc de malade […] une fois que je passe la porte des
Urgences, ça va mieux, parce qu’une fois que je suis dedans, je suis dedans » ; « En fin de
journée, je suis épuisée […] tu arrives à la fin de la journée, tu es épuisé
psychologiquement » ; « c’est vrai que les jours où je travaille, je ne peux rien faire chez
moi » ; « quand tu sors chez toi, t’as envie de souffler, et d’abord, de ne pas répondre au
téléphone » ; « c’est une fatigue morale » ; « Il y a plein de fois où je trouve qu’on vit des
choses dures, où je rentre chez moi, je ne suis pas bien ».
Parfois, lorsque les objets émotionnels de travail deviennent difficilement
surmontables, la régulation émotionnelle individuelle passe par la prise de substances
annihilant l’intensité des émotions au travail, mais ayant des répercussions sur la santé du
soignant.
Les professionnels, pour limiter les impacts des émotions issues de l’activité sur leur
vie personnelle, en arrivent à se ménager des sas de décompression : sas temporels au sortir
des douze heures de travail, sur le trajet du retour à la maison, en marchant un peu ou en
écoutant de la musique, sas en quelque sorte itinérant ; et / ou sas spatiaux, installations plus
324
pérennes aménagées au sein même du domicile privé, comme un coin lecture, ou un coin
sport : « J’installe un sac de frappe dans mon jardin, et quand je suis énervé je sors dehors et
je vais taper dessus » ; « le temps que je rentre en voiture, j’ai le temps de redescendre » ;
« j’ai tendance aussi à foutre la musique à fond et à chanter à tue-tête […] c’est mon sas de
décompression » ; « je fais une partie du trajet à pied […] juste pour se vider la tête, essayer
de souffler » ; « Je lis beaucoup de romans […] des choses qui n’ont rien à voir avec
l’hôpital, ça c’est vraiment mon sas, ma bouffée d’oxygène ». Parfois, lorsque la charge
émotionnelle reste trop importante pour le professionnel à la fin des douze heures de service,
la plupart des infirmiers interrogés font part d’une stratégie de régulation individuelle et
collective des émotions, particulièrement représentative de l’insuffisance de sas intégrés à
l’activité, le « présentéisme » : « Il y a une chose que je fais parfois… c’est rester un peu plus
longtemps dans le service » ; « Il ne faut pas que je rentre tout de suite chez moi, donc je
laisse traîner ».
Tous les infirmiers participant à la recherche indiquent préférer le fonctionnement
d’activité en douze heures plutôt qu’en huit, car cela leur donne davantage de temps pour
leur vie personnelle et pour se ressourcer. Ce sas plus long qu’en roulement sur huit heures
compense le manque d’aménagement de « coulisses » et d’occasions de retrait, pendant
l’activité.
Dans leur majorité, les infirmiers témoignent qu’ils s’abstraient mieux de leurs
émotions issues de leur vie personnelle, durant leur activité, que de celles induites par leur vie
professionnelle, quand ils reviennent à leur vie privée. Cela dessine donc une certaine
asymétrie dans le cloisonnement entre vie personnelle et vie professionnelle : « ça m’arrive
de ramener, devant mes enfants […] j’ai beaucoup moins de patience, forcément, puisque j’ai
douze heures dans les pattes » ; « c’est mon mari qui prend […] j’ai besoin, je ramène chez
moi, je lui en fais profiter ! » ; « au travail, je ne vais pas forcément en parler, je vais essayer
de ne pas le montrer. Quand je suis au boulot, j’y suis » ; « je fais vraiment une grosse
séparation entre ma vie privée et ma vie à l’hôpital parce que sinon, quand tu rentres chez
toi, tu ne t’en sors jamais. Moi, je rentre chez moi, je parle quinze minutes avec la personne
avec qui je vis » ; « j’ai beaucoup d’amis dans le milieu professionnel, de la santé, et c’est
vrai que je peux pas mal parler avec eux ».
325
Après avoir présenté les éléments essentiels issus des résultats de l’analyse des
données de l’étude de cas des infirmiers urgentistes, son contexte, les détails de la
méthodologie employée, et les occurrences émotionnelles dominantes, la section suivante
expose le cas des enseignants en collège REP+.
6.3. Étude de cas : le cas des enseignants en collège REP+
Dans la présente section, nous présenterons les caractéristiques générales de l’étude de
cas en collège REP+, et préciserons le fonctionnement général des REP et REP+ ainsi que
leurs éléments de GRH. Ensuite, nous récapitulerons la démarche méthodologique adoptée
pour étudier le cas concerné. Puis nous détaillerons les procédés ethnographiques et les
occurrences émotionnelles principales rencontrées. La conduite de la phase d’entretiens semi-
directifs et non directifs sera ensuite dépeinte. Enfin, nous mettrons en valeur les principaux
résultats de l’étude de cas.
6.3.1. Caractéristiques générales
Dans un premier temps, nous retracerons les principales étapes de la mise en place de
la politique d’éducation prioritaire, et les éléments généraux de GRH concernant les
enseignants en REP. Puis, nous focaliserons précisément sur le cas des enseignants en REP+
dans le collège concerné par la recherche.
6.3.1.1. Les REP et REP+
La politique d’éducation prioritaire a pour objectif de corriger l’impact des inégalités
sociales et économiques sur la réussite scolaire des élèves, par un renforcement de l’action
pédagogique et éducative dans les écoles et établissements des territoires qui rencontrent les
plus grandes difficultés sociales. Elle vise à favoriser la réussite de tous les élèves. Le
périmètre de l’éducation prioritaire coïncide avec celui de la difficulté sociale. Cette politique
d’éducation prioritaire a été initiée en 1981 avec la création des Zones d’Éducation Prioritaire
(ZEP), par Alain Savary, Ministre de l’Éducation Nationale de l’époque. Selon la circulaire
n°81-238 du 1er juillet 1981, cette création vise à « corriger l’inégalité sociale par le
renforcement sélectif de l’action éducative dans les zones et les milieux sociaux où le taux
d’échec scolaire est le plus élevé ». De nombreuses réformes ont ensuite succédé à cette
création :
326
- la circulaire n°90-028 du 1er février 1990 introduit la fonction de responsable de ZEP,
crée les postes de « coordonnateurs », met en place les structures de pilotage par les
« conseils de ZEP » et inscrit le dispositif dans la politique de la ville. Cette première
relance de l’éducation prioritaire consolide la politique éducative des ZEP et met
l’accent sur l’objectif de réussite scolaire. Selon la circulaire, « l’objectif premier de
cette politique est d’obtenir une amélioration significative des résultats scolaires des
élèves, notamment des plus défavorisés » ;
- en 1997, seconde relance de l’éducation prioritaire, les Réseaux d’Éducation
Prioritaire (REP) sont créés, par la circulaire n°97-233 du 31 octobre. La même année
paraît le rapport de l’Inspection Générale intitulé : « Les déterminants de la réussite
scolaire en ZEP », de Catherine Moisan et Jacky Simon, étude de 50 cas de ZEP ;
- la troisième relance de l’éducation prioritaire détermine les « principes et modalités de
la politique de l’éducation prioritaire » (circulaire n°2006-058 du 30 mars 2006), et
conçoit différents niveaux d’action, avec la création des Réseaux de Réussite Scolaire
(RRS) regroupant les ZEP et REP, ainsi que les Réseaux Ambition Réussite (RAR) ;
- en 2011, le programme École-Collège-Lycée-Ambition-Innovation-Réussite
(ECLAIR) propose davantage d’autonomie aux établissements REP, et crée la mission
de « préfet des études », professeur coordonnateur par niveau au collège ;
- la quatrième relance de l’éducation prioritaire, de 2013-2014, fait évoluer et étend la
carte de l’éducation prioritaire et des territoires concernés, et réforme l’allocation des
moyens en REP. La loi d’orientation et de programmation pour la refonte de l’École
de la République, publiée au Journal Officiel le 9 juillet 2013, ambitionne de ramener
à moins de 10% les écarts de réussite scolaire entre les élèves de l’éducation prioritaire
et les autres élèves. Le travail de refondation de l’éducation prioritaire dans le cadre
des évaluations des politiques publiques décidées pour la Modernisation de l’Action
Publique (MAP) propose en 2013 un diagnostic de la situation de l’éducation
prioritaire, puis un plan d’action, rendu public en janvier 2014. Najat Vallaud
Belkacem, Ministre de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la
Recherche, a présenté la réforme de l’allocation des moyens et la nouvelle carte de
l’éducation prioritaire en décembre 2014.
327
Cette récente refondation s’appuie sur quatorze mesures-clefs, articulées autour de
trois axes :
- des élèves accompagnés dans leurs apprentissages et dans la construction de leur
parcours scolaire,
- des équipes éducatives formées, stables et soutenues,
- et un cadre propice aux apprentissages.
Elle instaure un référentiel de l’éducation prioritaire, inventoriant six priorités pour les REP,
précisées dans le tableau ci-dessous.
Tableau 24 : Les priorités du référentiel institué par la refonte de l’éducation prioritaire de
201420
Les six priorités du référentiel REP de 2014
Priorité 1
« Garantir l’acquisition du ‟Lire Écrire Parler” et enseigner plus explicitement les compétences que l’école requiert pour assurer la maîtrise du socle commun » : « lire, écrire, parler » pour apprendre dans toutes les disciplines ; travailler particulièrement les connaissances et compétences qui donnent lieu à de fortes inégalités ; expliciter les démarches d’apprentissage pour que les élèves comprennent le sens des enseignements ; mettre en œuvre des stratégies éprouvées dans les enseignements.
Priorité 2
« Conforter une école bienveillante et exigeante » : établir des projets et des organisations pédagogiques et éducatives, pour un bien-être des élèves, un bon climat scolaire, et lutter contre l’absentéisme des élèves ; évaluer les élèves avec bienveillance ; effectuer un suivi des élèves grâce au Groupe de Prévention contre le Décrochage Scolaire (GPDS) et la Commission de suivi d’élèves en grande difficulté ou difficiles ; créer des tutorats.
Priorité 3 « Mettre en place une école qui coopère utilement avec les parents et les partenaires pour la réussite scolaire »
Priorité 4 « Favoriser le travail collectif de l’équipe éducative »
Priorité 5
« Accueillir, accompagner, soutenir et former les personnels » : accueillir et soutenir les nouveaux personnels ; soigner la formation continue, avec au moins une action de formation par an pour le réseau ; proposer des accompagnements des enseignants par un formateur ou un chercheur ; établir des visites conseils par les corps d’inspection.
Priorité 6
« Renforcer le pilotage et l’animation des réseaux » : le comité de pilotage du réseau se réunit au minimum deux fois l’an ; un coordonnateur est choisi dans chaque réseau ; le réseau s’autoévalue sur ses actions pédagogiques ; le travail des élèves est valorisé et communiqué.
Ce référentiel de l’éducation prioritaire, issu de l’expertise des personnels, de l’analyse
de l’Inspection Générale et de travaux de recherche, donne des repères aux personnels, et met
l’accent sur le quotidien des pratiques pédagogiques et éducatives, dans un objectif de réussite
des élèves. Selon ce référentiel, les pratiques professionnelles doivent se construire et se
réfléchir collectivement, afin de répondre aux besoins des élèves et des personnels en REP.
Cette nouvelle politique de l’éducation prioritaire propose et instaure différentes
mesures en faveur des enseignants en REP, afin d’en limiter le taux de turn-over, et
d’accroître l’attractivité des postes. Concernant le soutien et la formation, des mesures sont
20 www.éducation.gouv.fr
328
élaborées afin d’adapter les pratiques pédagogiques aux besoins des élèves : les enseignants
disposent d’un référentiel de bonnes pratiques, d’un tuteur pour les enseignants débutants, et,
pour les enseignants en REP+, de trois jours de formation continue garantis, par an. Du point
de vue de la rémunération et des carrières, la nouvelle politique met en place des mesures
d’incitation, afin de stabiliser les équipes et de reconnaître l’investissement professionnel.
Une indemnité annuelle de 1 156€ est versée aux enseignants en REP ; à partir de 2015, cette
indemnité augmente de 50% pour les enseignants en REP, et de 100% pour les enseignants
exerçant dans les réseaux les plus difficiles, soit, pour un professionnel exerçant à temps plein
en REP+, une indemnité annuelle fixée à 2 312€. Pour les enseignants assumant des fonctions
d’intérêt collectif, une indemnité supplémentaire est allouée. De plus, les enseignants en REP
bénéficient d’un avancement facilité, par un accès prioritaire à la « hors classe » et un accès
privilégié à la « classe exceptionnelle »21. Concernant les conditions d’enseignement, les
enseignants en REP bénéficient de temps pour « travailler autrement et développer une culture
du collectif »22. Des coordonnateurs appuient le travail en équipe. En REP+, une organisation
spécifique du service, par pondération du temps de service d’enseignement, permet aux
enseignants de consacrer davantage de temps pour le travail en équipe et le suivi des élèves.
Enfin, depuis la rentrée 2016, est mis en place un « parcours d’excellence » pour les
collégiens de REP+ de la Troisième à la Terminale.
Un site national de référence pour l’éducation prioritaire23, créé en 2014, donne une
visibilité au travail des équipes et des réseaux des services déconcentrés, et procure les
informations principales utiles aux personnels des REP et REP+.
Deux indicateurs mesurent l’efficacité de la politique d’éducation prioritaire tous les
quatre ans : un indicateur de parcours, et la mesure de l’écart de maîtrise des compétences du
socle entre les élèves en REP et hors REP à la fin de l’école primaire.
6.3.1.2. Le cas du collège REP+
Dans les collèges REP, dont la liste est fixée par arrêté du Ministre chargé de
l’Éducation Nationale, des dispositifs d’adaptation du temps de travail des enseignants sont
mis en place, dans le but de diminuer le nombre d’heures passées devant les élèves, au profit
du développement des autres dimensions du métier, telles que la formation continue, le travail
collectif interdisciplinaire, ou en relation avec les autres membres de la communauté
21 Grades de la fonction publique 22 www.éducation.gouv.fr 23 https://www.reseau-canope.fr/education-prioritaire/accueil.html
329
éducative, le suivi des élèves aussi bien dans l’organisation des méthodes de travail que dans
l’évaluation de leurs résultats, ou encore les relations avec les parents ou les familles. C’est
pourquoi, au collège REP+, un indice de pondération de 1,1 des heures d’enseignement est
appliqué ; les enseignants en REP+ disposent donc d’une décharge d’horaire correspondant à
1 heure 30 de cours par rapport à leurs collègues de collège hors éducation prioritaire.
La France compte, en 2015, 739 REP et 350 REP+, couvrant l’ensemble des
Académies, représentant 19,8% des écoliers, et 20,5% des collégiens. Les Recteurs identifient
les réseaux renforcés sur la base d’un indice social unique, permettant de mesurer les
difficultés rencontrées par les élèves et leurs parents, et leurs conséquences sur les
apprentissages. Cet indice comptabilise la part d’élèves dont les parents appartiennent aux
catégories socioprofessionnelles défavorisées, la part d’élèves boursiers, la part d’élèves
résidant en zones urbaines sensibles, et la part d’élèves arrivant en Sixième avec au moins un
an de retard. La situation sociale des élèves est évaluée tous les quatre ans.
Dans l’Académie concernée par la présente recherche, nous dénombrons 25 REP et 21
REP+. Le collège REP+ étudié compte 74% d’élèves issus de milieux ouvriers ou de milieux
inactifs, représentant 35 points d’écart avec la moyenne académique, et plus de 80% de
boursiers. Ce collège cumule le plus grand nombre de difficultés sociales au regard des
établissements du département. Les difficultés de l’établissement s’expliquent en grande
partie par une absence de mixité sociale, et des modes de communication codifiés de type
communautaires, chez les élèves. En plus d’une pondération spécifique de l’organisation du
service des enseignants en REP+, ces derniers disposent de formateurs, d’« équipes
ressources ». Depuis 2011, ce collège bénéficie de la présence d’une chercheuse en Sciences
de l’Éducation, faisant travailler les enseignants volontaires sur des groupes d’analyse de la
pratique. Le « groupe-noyau », constitué d’une quinzaine d’enseignants du collège, propose
de mettre en place de nouveaux espaces de travail et de formation, centrés sur l’analyse de
vidéos d’activités réalisées par les enseignants dans l’établissement. Ces espaces de travail et
de formation s’articulent avec les journées de formation du réseau et les concertations REP+.
La recherche effectuée grâce à ce groupe, recourt à des outils de recherche particuliers,
comme des caméras, des entretiens d’auto-confrontation simple et croisée afin d’analyser les
pratiques des enseignants, et tire parti d’une collaboration entre les différents partenaires
institutionnels : la recherche et les enseignants. Ladite recherche, améliorant la visibilité des
pratiques des enseignants, a pour objectif d’analyser l’organisation des nouveaux espaces de
travail et de formation, et d’en identifier les effets sur les apprentissages des élèves et
l’activité professionnelle des enseignants.
330
6.3.1.3. Récapitulatif de la méthodologie employée
Une immersion au sein d’un collège REP+ d’une grande agglomération a été associée
à dix-huit entretiens semi-directifs, enregistrés sur dictaphone, auprès de treize enseignants du
collège REP+, deux assistants d’éducation, le chef d’établissement, deux professionnels de la
prévention des risques professionnels et de la santé au travail, et un psychologue du travail ; à
cela s’ajoutent deux entretiens non-directifs : un avec le responsable RH et un avec le
responsable formation, soit vingt entretiens d’une heure à deux heures dix, auprès de vingt-et-
un interlocuteurs. Les entretiens, enregistrés sur dictaphone après accord des participants,
transcrits mot pour mot et comprenant les éléments verbaux et non verbaux du discours, ont
été envoyés par courriel aux volontaires concernés, pour validation. Tous les participants ont
signé le formulaire de consentement de participation à la recherche, garantissant anonymat et
confidentialité des échanges.
Le recueil de données de l’immersion consiste en un journal de bord, essentiellement
écrit, la plupart des notes prises l’ayant été pendant l’immersion, en salle de cours, en salle
des professeurs, en lieux de retrait et d’échanges entre professionnels. Toutes les données de
l’immersion participante ont été transcrites informatiquement.
Ces données issues de l’immersion et des entretiens ont été classées, triées, puis
analysées par catégories conceptualisantes (Langley, 1997). À ces données qualitatives issues
de deux méthodes différentes, s’ajoutent des éléments de documentation secondaire, obtenus
essentiellement auprès des acteurs de la santé et des professionnels de la fonction RH.
6.3.2. L’immersion en collège REP+
Dans un premier temps, nous présenterons les procédés et le déroulement de la phase
d’immersion dans le collège concerné. Dans un deuxième temps, nous mentionnerons les
occurrences émotionnelles principales relevées lors de l’immersion, concernant les
enseignants de l’établissement. Dans un troisième temps, nous consignerons nos principales
émotions ressenties lors de cette phase de terrain.
6.3.2.1. Procédés et déroulement
Après avoir présenté le projet de recherche et déterminé les modalités de venue sur le
terrain avec le Rectorat de l’Académie concernée, nous avons signé une convention de
recherche, établie entre ledit Rectorat et notre laboratoire de recherche, procédé analogue à
celui pratiqué dans le cas des policiers. Notre arrivée sur le terrain, concomitante avec la
331
réunion hebdomadaire regroupant tous les personnels présents dans l’établissement, nous a
permis de pitcher notre projet de recherche devant le maximum de professionnels, et de
répondre à leurs questions. Cette phase d’accueil sur le terrain, fondamentale pour la bonne
compréhension de notre présence dans l’établissement, a eu de nombreuses vertus et fut très
bénéfique. Nous avons alors pu suivre des enseignants tout au long des journées d’immersion,
à la fois dans les salles de classe, pendant les pauses, dans la salle des professeurs, dans la
salle informatique réservée aux enseignants, dans la zone d’accueil du pôle « Vie Scolaire »,
et dans les lieux privilégiés d’échanges et de retraits, souvent en extérieur, dans une cour
séparée de la zone de récréation des élèves. Nous avons pu assister à des cours de différentes
disciplines avec les collégiens (Français, Histoire-Géographie, Physique-Chimie, Anglais,
Sciences de la Vie et de la Terre), ainsi qu’aux instants de récréation, encadrés par les
personnels éducatifs, à différentes activités pédagogiques, et aux moments conviviaux entre
les personnels de l’établissement.
Lorsque nous assistions aux cours, l’enseignant concerné prenait soin de nous
présenter auprès des élèves, sous la « couverture » élaborée en amont, d’une « étudiante en fin
de scolarité, en stage d’observation pour découvrir le métier d’enseignant au collège ». Afin
d’établir une certaine cohérence entre cette « couverture » et notre apparence, nous avions pris
soin de nous vêtir à la manière d’une étudiante d’une vingtaine d’années : baskets à fleurs,
jean, tee-shirt juvénile, sac en bandoulière, et éventuellement un blouson. Ainsi, les élèves
observés pendant la classe se sont rapidement contentés de cette couverture, apparemment
crédible. Lors de ces immersions, nous avons décidé de nous installer au fond de la salle, afin
de limiter les contacts avec les élèves, et d’influencer a minima les attitudes liées à notre
présence. Une remarque d’un enseignant pendant un cours, lors d’un moment de tumulte, a
trahi une certaine utilisation de notre présence, afin que les élèves prennent conscience de
l’image qu’ils peuvent renvoyer pendant ce brouhaha : « Vous vous calmez ! Il y a un adulte
avec nous, je vous rappelle ! ».
L’immersion en collège REP+ a pu s’effectuer sur environ deux semaines, sous de
bons auspices, nous permettant une prise de notes à tout moment, grâce à notre « couverture »
et à la nature du travail des enseignants et assistants d’éducation. Contrairement aux deux cas
présentés supra, nous avons apprécié cette facilité de consigner par écrit et librement nos
observations en immersion.
332
6.3.2.2. Les occurrences émotionnelles au collège REP+
Bien que, a priori, le métier d’enseignant en collège REP+ ne puisse pas être
considéré comme un « métier à risques physiques », mais un métier sujet à « incidents
émotionnels », nous avons constaté, pendant l’immersion, l’importance du rapport physique
du professionnel avec l’élève. Le professionnel, qu’il soit enseignant ou assistant d’éducation,
utilise la corporéité lors de son travail, parfois pour calmer certains élèves excités, faire taire
les élèves bruyants, mobiliser les élèves dissipés, encourager les élèves souhaitant réussir,
féliciter les interventions réussies, maintenir l’autorité, capter l’attention de manière
individuelle. Certains personnels nous ont même fait part de rapports parfois très conflictuels
avec certains élèves et certaines classes, conduisant parfois à « en venir aux mains » lors
d’agressions verbales ou physiques.
Nous avons relevé que la tenue des classes s’effectue souvent « porte ouverte » tout au
long du cours, ou seulement durant une partie. Cette pratique, ritualisée, correspond au
maintien d’un lien physique et psychologique avec les autres personnels, passant dans les
couloirs, ou donnant leur cours en face ou dans la salle attenante. Cette pratique, selon les
enseignants, facilite la communication inter-personnels, et les rassure en cas de situation
difficilement maîtrisable avec les élèves.
Dans la salle de cours, nous avons observé les différentes stratégies de régulation
émotionnelle individuelle des enseignants, ainsi que leurs techniques de travail émotionnel.
La plupart du temps, ils activent leurs compétences émotionnelles interpersonnelles, et
produisent spécifiquement un travail émotionnel expressif, mettant en action leur corps, leur
voix, leurs déplacements, afin de « tenir » leur classe. Les régulations des émotions mises en
œuvre relèvent surtout de l’emploi de l’humour ou d’images renfermant un aspect
émotionnel plaisant, transmis aux élèves. Dans les cas de brouhaha constant, d’incivilité,
d’impertinence, de non-écoute de l’enseignant, de la part des élèves, l’enseignant maîtrise ses
expressions émotionnelles, montre l’émotion adéquate à la situation - souvent la colère ou
la contrariété -, et déploie des stratégies de déplacement de l’attention des élèves, afin que
ces derniers redeviennent concentrés et attentifs, qu’ils participent au cours, ou restent
silencieux sans déranger leurs camarades. Voici un exemple représentatif d’« incidents
émotionnels » ordinaires : lors d’une immersion au sein d’une classe de Physique-Chimie,
nous avons noté que la nature-même du travail requis par l’enseignant, à savoir des Travaux
Pratiques (TP), devient tout à fait propice à l’agitation. En effet, l’enseignant doit résoudre
différentes problématiques contradictoires. D’une part, certains élèves qui se veulent
333
« actifs », dans le sens positif du terme, qui découvrent l’activité et y participent, causent un
certain bruit de bavardage, du fait même d’être plusieurs sur une même installation de TP.
D’autre part, certains autres en profitent, ou veulent en profiter pour se lever, se déplacer, vers
d’autres postes de TP et discuter en station debout. D’autres encore désirent attirer l’attention
de l’enseignant par leur refus affiché de participer : « Haa, j’ai pas envie de toucher le
matériel ! ». Ces bavardages, ces déplacements, ces échanges, ces bruits de chaises,
produisent un niveau sonore général élevé, accompagné parfois d’insolences envers le
professeur : « mais quoi lààà ?? » (sur un ton déplacé, comme si l’élève s’adressait à un
« copain »), qui ne facilitent pas la concentration, l’élaboration d’un résultat d’expériences, ou
la découverte d’un savoir. Au bout d’une douzaine de minutes, l’enseignant a haussé le ton, et
affiché son énervement, sa colère, aboutissant alors à élaborer un résultat d’expérience en
Sciences Physiques. Un brouhaha reprend ensuite, qui s’atténue lorsque l’enseignant dicte la
leçon aux élèves, qui se calment automatiquement, faisant preuve alors d’une certaine bonne
volonté. De manière générale, peu importe la discipline enseignée, nous avons relevé que la
pédagogie dite « active » et non personnalisée, capte faiblement l’attention et la concentration
des élèves, au contraire de la dictée, ou de la lecture faite par un élève (par exemple en
Français), ou lorsqu’un élève ou un groupe d’élèves présente un sujet sous le regard de leurs
camarades. Dans ces trois derniers cas, le reste des élèves se montre davantage respectueux, à
l’écoute, concentré, moins agité, à l’inverse des travaux pratiques, en groupes, ou de moments
de flottements entre deux techniques pédagogiques. En classe, face aux élèves, les enseignants
dépensent une importante énergie, physique, corporelle, vocale, faciale et psychologique,
pour un rendement selon eux plutôt « faible », provoquant alors potentiellement frustration,
lassitude, fatigue psychique et physique, contrariété. En dehors de la classe, hors de la
« scène éducative » limitée que représente la salle de classe, les enseignants endossent soit un
rôle d’autorité et de respect des consignes : « rangez-vous ! » ; « ôtez votre casquette, les
écouteurs » ; « vous pouvez répéter ? […] arrêtez de vous insulter en permanence ! » (les
élèves communiquant entre eux de manière fréquente par des violences verbales et insultes
diverses), soit un rôle d’aide, d’écoute, de conseil, dans une ambiance plaisante : « Madame,
on a des questions pour l’année prochaine » (élèves) ; « Madame, on espère vous avoir
encore en cours l’année prochaine aussi ! » (élève).
Afin de prendre de la distance, de se reposer psychologiquement et physiquement, de
réguler individuellement ou collectivement leurs émotions, les enseignants disposent de
nombreux lieux et possibilités de retrait, seuls ou en collectif restreint ou élargi. Certains
se rendent dans la salle des professeurs, dans laquelle nous croisons la plupart du temps
334
plusieurs collègues, en groupes restreints ; il existe aussi la salle informatique, dans laquelle
les enseignants peuvent travailler et / ou consulter leurs courriels, ou également la salle de
repas, ces trois endroits étant adjacents. D’autres se retrouvent dehors, dans la cour réservée
au personnel de l’établissement, et dans laquelle de nombreux professionnels se rejoignent
pour déjeuner. Certains enseignants préfèrent se retirer seuls, dans leur classe ou dans un
bureau personnel.
Ces différentes possibilités, pour l’enseignant, de se retirer de la vue de son « public »
offre des moyens de régulation émotionnelle privilégiés, des « coulisses » goffmaniennes
(Goffman, 1959 et 1973). Lors de l’immersion, nous avons assisté plusieurs fois à des
moments d’expulsions, de déferlements d’émotions, entre collègues, à propos des
comportements des élèves et de leurs difficultés, et de certaines situations de travail. Dans ces
cas, le collectif de travail s’affiche comme un « tampon » à la souffrance exprimée par le
professionnel. Nous avons entendu, certes, quelques plaintes quant au manque de soutien
social et de solidarité entre professionnels de l’établissement. Les causes proviennent du turn-
over important : « le turn-over […] on est vraiment sur du court terme » (psychologue du
travail), ou du manque d’affinité des caractères, ou de conflits larvés. Cependant, nous avons
vu et constaté de nombreux gestes qui illustrent l’inverse : nombreux événements internes,
échanges de nourriture au déjeuner, « pots », barbecue de fin d’année, journée de préparation
de la fête du départ en retraite d’un collègue, véritable « pilier » du collège. Ces activités de
groupe, informelles, ritualisent une vie sociale professionnelle interne à l’établissement, et
maintiennent des liens sociaux récurrents, dans une ambiance conviviale. Les personnes qui
ne souhaitent pas participer à ces différentes activités, se sociabilisent tout de même
régulièrement avec leurs « collègues-amis », lors de pauses, ou de moments privilégiés, au
calme.
De plus, nous avons assisté à un groupe formel d’échanges de la pratique, animé
par une chercheuse : les enseignants volontaires échangent sur leurs pratiques professionnelles
et pédagogiques, effectuent des retours d’expériences, questionnent leurs collègues quant à
certaines situations précises, débriefent des situations auparavant filmées par la chercheuse
animant le groupe. Certaines « disputes professionnelles » (Clot, 2014) servent alors à
l’enseignant, soit à évacuer des émotions difficilement régulées lors de situations complexes
au travail, soit à se préparer, anticiper, s’entraîner cognitivement à de futures situations
mettant en jeu des émotions déplaisantes.
Au-delà des différents espaces et moments privilégiés d’échanges professionnels et de
régulation émotionnelle, individuelle ou collective, formels ou informels, nous avons assisté à
335
une répétition générale de pièce de théâtre de fin d’année, dans laquelle une quinzaine
d’élèves volontaires, d’âges différents, se sont exercés, en dehors des heures de cours, afin
d’être au point pour le jour de la représentation. L’enseignante organisant la pièce et ses
répétitions nous a fait part de la joie intense provoquée par ce type d’événement, qui
rapproche tout autant les élèves entre eux, que les élèves avec les enseignants. Cet aspect a été
confirmé à plusieurs reprises par des enseignants de disciplines différentes, faisant état des
émotions plaisantes, souvent intenses, voire extrêmes, provoquées par les projets
pédagogiques regroupant certains enseignants entre eux, aboutissant à une certaine fierté, un
soulagement, une joie intense.
Le tableau 25 récapitule les différentes causes et manifestations d’occurrences émotionnelles
au travail, constatées lors des immersions.
Tableau 25 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles au collège REP+
Nature du stimulus
Valence de l’émotion Émotions et états affectifs observés
Environnement externe : les élèves
et leurs parents
Émotions déplaisantes
Nature et exigences de l’activité : peur et appréhension d’agressions physiques et / ou verbales dans l’établissement ou aux abords, contrariété, colère lorsque le « travail bien fait » ne peut être réalisé, ou lors d’abus des élèves (incivilités), tristesse vis-à-vis des situations difficiles de certains élèves.
Émotions plaisantes Joie, satisfaction : quand le travail est « bien fait », lorsque l’élève avance ou réussit, lors d’échanges riches avec les élèves, ou lors de l’emploi de l’humour.
Environnement interne : collègues,
management et Inspecteurs
Émotions déplaisantes
Relations internes : contrariété, colère : conflits entre enseignants ou entre enseignants et assistants d’éducation, difficultés relationnelles internes. Management : contrariété, colère, ennui : manque de reconnaissance, manque de soutien de la hiérarchie, en particulier hors établissement.
Émotions plaisantes
En petits groupes de collègues : communication plaisante, humour, blagues, échanges informels, partage d’émotions plaisantes, d’anecdotes, solidarité. Management direct, présent sur l’établissement : neutralité ou satisfaction Nature du travail : joie, satisfaction de travailler en équipe, apprentissage de nouvelles compétences, mise en discussion du travail.
6.3.2.3. Les émotions du chercheur en immersion
Le déroulement de la phase de terrain de l’étude de cas du collège REP+ s’est avéré
fluide, sans difficulté particulière. L’immersion de deux semaines nous a permis d’assister, en
tant qu’« étudiante en stage d’observation », à différentes situations professionnelles,
représentatives de l’activité d’un enseignant en REP+ : plusieurs classes de différents niveaux
et disciplines, en plus ou moins grande difficulté ; un projet collectif : la répétition d’une pièce
336
de théâtre ; les nombreux moments conviviaux entre professionnels, comme les déjeuners, les
fêtes, les pots, les préparations d’événements internes ; une pétition organisée entre
personnels afin de maintenir et renouveler le poste d’une assistante d’éducation reconnue dans
l’établissement pour sa virtuosité professionnelle, œuvre de la solidarité d’un collectif qui ne
dit pas son nom ; les moments de récréation ; les mises en rang avant le début des classes ; les
venues des parents en fin d’année concernant l’orientation et le passage des élèves en classe
supérieure ; une session de groupe d’analyse de la pratique ; certains instants privilégiés entre
enseignants en collectif restreint.
La plupart du temps, aux côtés des enseignants et personnels de l’établissement, nous
ressentions des émotions plaisantes ou neutres, souvent de la sérénité, de la joie, nées des
échanges des personnels entre eux, ou avec les personnels, ces conversations étant souvent
empreintes d’humour, émaillées d’anecdotes. Il en ressort que quasiment chacun des
professionnels se voit attribuer, par le collectif de travail, les caractéristiques d’un
« personnage », en cohérence avec sa personnalité : « on a des gens qui ont le droit à une
certaine étiquette. C’est-à-dire que telle personne, on va accepter qu’elle soit ordurière,
qu’elle gueule pour un oui, pour un non, parce que c’est devenu son personnage » ; « C’est-à-
dire que les gens seraient tout à fait étonnés si j’arrive en larmes quoi. Mon personnage… » ;
« Une fois qu’on a posé UNE fois, DEUX fois, [une spécificité], on a le droit de l’être ». De
cette diversité de personnages et des attitudes qui s’y attachent, se dégage une cohérence pour
le groupe de travail, par l’articulation interne de tous ces rôles. Il en ressort alors une énergie
collective palpable et contagieuse, s’exprimant, la plupart du temps, par des émotions
plaisantes. Mais il arrive aussi que cette contagion se propage négativement, en esprit
maussade, voire revanchard dans certaines situations liées à des incidents, relatifs aux
questions de laïcité, de religion, d’éthique, de pratiques pédagogiques, de politique ou de
démagogie, sujets souvent abordés, bien que « tabous » pour l’ensemble de la communauté
éducative.
En situation de contact avec le public, nous avons été surprise par la manière dont bon
nombre d’élèves s’adressent à leurs camarades : par des agressions et violences verbales, des
incivilités, des provocations, récurrentes, continuelles, choquantes.
Par ailleurs, le brouhaha, l’irrespect pour les éléments de savoir transmis par le
professeur, l’impolitesse ou l’insolence vis-à-vis des adultes, l’inintérêt pour l’apprentissage
en tant que tel, ont créé un certain désarroi, source d’émotions déplaisantes. De même, les
lacunes des collégiens, dans les connaissances requises relativement à leur niveau d’étude
dans une classe donnée, ou le manque notable de faculté de concentration et d’attention sur un
337
temps même court, a engendré une forme d’étonnement, vite suivi de lassitude. Cet aspect a
été confirmé par la suite par l’ensemble des enseignants participant aux entretiens : « Et ce qui
est difficile ici, c’est… Comme si on avait un tas de sable, qu’on arrosait, et on revient le
matin, il est sec quoi. Il y a certains élèves, ils captent pas ce qu’on dit, ils l’emmagasinent
pas, le prennent pas pour eux quoi ».
Cependant, en classe, parfois, une ambiance propice aux échanges constructifs, à
l’humour, au partage d’émotions plaisantes, entre enseignant et élèves, parvient à se créer.
Ces derniers se montrent quelquefois reconnaissants, effectuent des retours aux enseignants,
qui se rendent compte alors des thématiques, instants, méthodes pédagogiques ayant le plus
« marqué » les élèves. De manière générale, les enseignants nous confirment ce caractère
propre aux établissements classés REP, dans lesquels les élèves envoient spontanément et
directement, à l’enseignant, un retour sur le cours effectué, cet aspect étant vécu
positivement par les enseignants.
L’ensemble des éléments relatifs aux enjeux émotionnels au travail, aux occurrences
émotionnelles, aux émotions au travail et à leurs régulations, a été consigné suite aux
immersions. Les entretiens semi-directifs et non directifs avec les participants volontaires,
observés au collège, le management, et les professionnels de la santé et des RH, complètent le
recueil de données.
6.3.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de données secondaires
Après avoir décrit la méthode utilisée pour recueillir le nombre de volontaires
nécessaire, nous retracerons les caractéristiques du recueil de données par entretiens, méthode
ayant par ailleurs contribué à la collecte de documentation secondaire.
6.3.3.1. Le « recrutement » des participants volontaires
Au cours de l’immersion, nous avons affiché un carton de sollicitation de volontaires
aux entretiens (en page 272), par épinglage sur le tableau des informations diverses, dans la
salle des professeurs.
Nous avons ainsi pu recueillir aisément le nombre voulu de volontaires, et ce dès le
premier jour d’immersion, lors de la présentation de la recherche durant la réunion
hebdomadaire entre professionnels. Cette fluidité méthodologique de la phase de terrain nous
a permis d’investiguer sereinement.
338
La seule difficulté que nous pouvons recenser à ce stade relève de l’indisponibilité
d’une partie des professionnels, enseignants ou assistants pédagogiques, en raison des
multiples projets, événements, organisations d’événements, rendez-vous avec les parents,
conseils de classes, rencontres parents-professeurs, typiques de la fin de l’année scolaire,
l’étude de cas au collège REP+ ayant été menée courant mai-juin 2015, puis continuée en
septembre 2015.
6.3.3.2. Entretiens avec les enseignants, leur management, et les professionnels des RH et de
la santé au travail
Faisant suite à l’immersion, vingt entretiens, semi-directifs et non directifs, auprès de
vingt-et-une personnes, se sont déroulés sur trois mois, au printemps-été 2015, et ont permis
de collecter les ressentis des acteurs étudiés, et de poser des mots pour les décrire. Tous les
entretiens ont été menés sur la base du volontariat et tous les participants ont signé l’accord de
consentement de participation à la recherche. Nous avons ainsi conduit dix-huit entretiens
semi-directifs, auprès des professionnels du collège REP+, de leur management, des acteurs
de la prévention des risques, de la psychologue du travail, et deux entretiens non directifs
auprès de la responsable des RH et de la responsable de la formation. La durée des entretiens
varie d’une heure à deux heures dix. Tous ont eu lieu sur le lieu de travail de l’interviewé,
qu’il s’agisse du bâtiment du Rectorat, d’une salle de classe du collège, d’une salle de pause,
ou même en plein air, dans la cour du collège réservée aux professionnels.
Le tableau 26 récapitule, par fonction, les caractéristiques des différents entretiens,
ainsi que quelques informations à propos des volontaires.
Tableau 26 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas au collège REP+
SECTEUR ÉTUDIÉ : ÉDUCATION : collège REP+ Statut Spécialité Sexe Âge Ancienneté
(années) : Métier / Collège
Semi ou non directif
Durée interview /
lieu
Professeur second degré 1
Enseignant Français F 37 15 / 8 Semi 1h10 / salle
réunion Professeur
second degré 2 Enseignant Anglais F 36 12 / 11 Semi
1h / sa salle de classe
Professeur second degré 3
Enseignant Sciences de la
Vie et de la Terre (SVT)
F 43 12 / 6 Semi 1h45 / sa salle
de classe
Professeur second degré 4
Enseignant Anglais F 35 9 / 8 Semi 1h10 /
extérieur jardin
Professeur second degré 5
Enseignant Français F 32 7 / 2 Semi 1h30 /
extérieur jardin
339
Professeur second degré 6
Enseignant SVT F 29 2 / 1 Semi 1h20 / extérieur
jardin Professeur
second degré 7 Enseignant
Physique-Chimie
M 43 4 / 3 Semi 1h10 / sa salle
de classe
Professeur second degré 8
Enseignant Musique M 38 12 / 7 Semi 1h30 /
extérieur jardin
Professeur second degré 9
Enseignant Français M 31 7 / 4 Semi 1h40 / son
bureau Professeur
second degré 10
Enseignant Technologie M 65 43 / 40 Semi 1h50 / sa salle
de classe
Professeur second degré
11 Enseignant
Histoire-Géographie
M 45 26 / 16 Semi 1h40 / son
bureau
Professeur second degré
12 Enseignant
Éducation Physique et
Sportive (EPS)
M 57 34 / 24 Semi 1h40 / salle de
réunion
Professeur second degré
13 Enseignant
Mathé-matiques
F 45 12 / 9 Semi 2h10 / son
bureau
Assistant d’Éducation 1
AE Éducation, contact et
surveillance F 37 5 / 5 Semi
1h20 / extérieur
jardin
Assistant d’Éducation 2
AE Éducation, contact et
surveillance F 26 2 / 2 Semi
1h10 / salle de réunion
Management
Chef d’établis-sement /
Principale
Gestion du collège
F 53 13 / 1 Semi 1h25 / son
bureau
Prévention
Conseiller de
prévention et Inspecteur
SST
Santé Sécurité au travail,
prévention des risques
(anciens enseignants)
M M
/ / Semi 1h40 / bureau
prévention (hors collège)
Rectorat Psychologue
du travail
Accompagne-ment
psychologique et
professionnel
F / / Semi 1h / bureau
Rectorat
Rectorat Responsable
RH GRH F / / Non
1h25 / bureau Rectorat
Académie Formation
Ingénieure de
Formation DAFOP
Formation des personnels
F / / Non 1h30 / bureau
Rectorat
Ce tableau mentionne le métier et la discipline de chaque participant
interviewé, son sexe, son âge, son ancienneté dans l’institution et dans l’établissement
concerné. Seuls le chef d’établissement ainsi que les professionnels de la santé et de la
fonction RH exercent des fonctions de management.
340
Au collège REP+, nous avons interrogé treize enseignants de différentes disciplines -
Français, Anglais, SVT, Physique-Chimie, Musique, Technologie, Histoire-Géographie, EPS,
Mathématiques -, deux assistantes d’éducation, ayant un rôle de contact et de surveillance des
élèves ainsi que des fonctions administratives et de bon déroulement de la « vie scolaire » des
élèves, et le chef d’établissement. Dans les locaux du Rectorat, nous avons mené les entretiens
auprès des préventeurs des risques professionnels, de la psychologue du travail, de la
responsable RH et de la responsable des formations. Tous les entretiens ont été retranscrits
intégralement, et envoyés aux participants pour corrections éventuelles. La durée totale des
entretiens est d’environ 30 heures, et nous disposons d’environ 420 pages de transcriptions
intégrales, de prises de notes d’entretiens, ainsi que de prises de notes relatives à l’immersion
(journal de bord, mémos, notes diverses).
Nous avons veillé à garantir une certaine représentativité des âges, des sexes, et des
niveaux d’ancienneté des participants travaillant au collège : 60% de femmes et 40%
d’hommes ; une moyenne d’âge de 40 ans, le plus jeune participant ayant 26 ans et le plus
ancien 65 ; des moyennes de 13,5 années d’ancienneté dans le métier, et 9,2 années dans le
collège. Ces chiffres recouvrent une importante hétérogénéité, représentative de la situation
des effectifs en REP.
Les éléments de documentation secondaire ont été fournis par les professionnels de la
fonction RH et de la santé au travail : questionnaire de prévention des RPS, bilans des risques
et de la santé-sécurité au travail de 2015, expérimentations de prévention des risques dans
différents établissements, document de prévention et de lutte contre les violences et incivilités
au travail, documents de prévention des risques au travail, documents relatifs à l’Éducation
Prioritaire, informations relatives aux évaluations administratives et pédagogiques des
enseignants.
L’analyse par catégories conceptualisantes de l’ensemble des données issues des
différentes sources de collectes présentées, conduit à des résultats révélant les différentes
stratégies de régulation des émotions au travail, opérées par les professionnels du collège.
341
6.3.4. Principaux résultats de l’étude de cas
Les exigences émotionnelles résultant du contact et de la prise en charge des élèves de
collège REP+ seront abordées comme des « objets émotionnels » dans une première partie.
Une deuxième analysera les différents « outils émotionnels » de travail à l’aide desquels les
professionnels agissent sur ces objets. Cette partie traitera donc du travail émotionnel, des
compétences émotionnelles interpersonnelles, du soutien social privilégié de certains
collègues et l’importance des « coulisses » (Goffman, 1959), lieux de retrait sur le lieu de
travail. En troisième lieu, il s’agira de dépeindre les effets émotionnels du travail, tant leur
part d’ombre, avec les problèmes psycho-somatiques issus des objets et outils émotionnels de
travail, que leur part lumineuse, avec les récits des émotions intenses provoquées lors de
certaines activités et projets collectifs, typiques des établissements REP+.
6.3.4.1. Les objets émotionnels du travail
Les enseignants observés et interrogés évoquent des émotions déplaisantes de trois
types : peur et appréhension, colère et contrariété, ennui et résignation (Plutchik, 2001). Dans
le premier type, l’enseignant ressent des émotions relatives à la peur lors de violences,
d’agressions verbales et / ou physiques, et de situations tendues : « peur, une fois, on allait au
gymnase derrière, il y a un mec avec un revolver qui a passé sa main par la porte […] on n’a
rien fait, on a claqué la porte […] on savait pas qui c’était » ; « Caillassage du
bahut […] donc là, on n’était pas sereins quand même, tous les volets fermés […] des grosses
pavasses, ils avaient brûlé un canapé devant. Donc là, on n’était pas rassurés quand
même » ; « [l’élève] s’est levé d’un coup et a commencé à me menacer, il faisait une tête de
plus que moi […] les autres [élèves] se sont interposés. Du coup, il est parti en Vie Scolaire.
On s’est rencontrés ensuite avec le CPE (Conseiller Principal d’Éducation) pour s’expliquer.
J'ai eu peur. Là, j'ai eu peur. Je n'étais pas en colère, j'ai eu vraiment peur. […] J'ai eu peur
et en même temps la réaction des autres m'a rassurée ». Les quelques situations de violences
envers le personnel de l’établissement, bien que restant à la marge des conditions de travail
quotidiennes, impactent le professionnel : « J’étais dans ma classe, tout seul, […] une élève
TRÈS violente, TRÈS agressive […] a donné un coup de pied très violent, alors, j’ai pu me
dégager, c’est la porte qui a pris le coup de pied, mais… [...] c’est la violence, à l’encontre
du professeur, qui est très choquante. Et quand je me suis retrouvé dans le couloir pour… me
mettre à distance de cette élève. Elle était dans la classe, moi j’étais dans le couloir, c’est moi
qui suis sorti […] je garde toujours ma porte ouverte. J’ai rien à cacher, et en plus, ça permet
342
de rapidement appeler au secours. […] mes collègues dans le couloir sont sorties parce
qu’elles ont entendu crier, et m’ont demandé : ‟est-ce que ça va ?” et là, j’ai appelé à l’aide,
tout simplement ». Lors de ces rares agressions violentes, les enseignants comptent sur leurs
collègues pour réguler la situation : « appeler à l’aide un collègue qui est venu, et puis…
voilà quoi. C’est le seul moyen, de toute façon. Et puis c’est pour ça aussi qu’on a tous nos
téléphones [personnels] allumés à tout moment, pour pouvoir s’appeler ». En revanche, le
soutien de la hiérarchie semble déficient au moment de l’événement : « J’ai appelé la
Direction et la Vie Scolaire, pour qu’ils montent m’aider. Ils ont mis dix minutes […] ils sont
montés trop tard. Alors qu’ils ont été prévenus qu’il y avait un souci ».
Ces crises violentes restent l’exception, mais la violence verbale entre élèves et les
incivilités quotidiennes provoquent, et c’est le deuxième type, contrariété et colère chez les
professionnels interrogés : « un gamin qui m’avait traité de fils de pute […] je ne suis pas
intervenu directement, parce qu’on est verrouillés […] faut pas qu’on intervienne, pas qu’on
touche, pas qu’on pousse etc […] là-dessus on doit être assez carrés quoi. Mais là, j’ai cru
que j’allais l’encadrer quoi. On a fini dans le bureau de la Direction. Ça m’a touché » ;
« Régulièrement, il y a des élèves qui vont te faire chier pendant quatre ans » ; « les mecs qui
ne respectent pas les filles au bahut. Ça me scandalise des fois. [...] Ils laissent pas de place
aux filles, ils les bousculent, ils les jettent » ; « agressivité, on s’en prend plein la gueule toute
la journée (roue de Plutchik). Entre eux, surtout. C’est rare envers nous. […] quand je suis
arrivée là, je me suis dit : ‟mais olalaaaaa, la violence verbale qu’ils s’envoient toute la
journée !”. C’est hallucinant quoi ».
Enfin, dans le troisième et dernier type, certaines situations contextuelles, relatives au
rapport entre l’établissement et l’attitude des élèves et de leur famille en général, induisent,
chez les enseignants, ennui et résignation, frustration, contrariété et tristesse : « j'aurais
tendance à cacher… La résignation, par rapport au fait qu'effectivement, ils sont… pas
autonomes. Ça m'agace. Je suis dans la contrariété » ; « On peut plus parler de déception, de
trop grand décalage avec une espèce d’idéal » ; « Ça m’énerve. La bêtise […] profiter de la
situation […] il n’y a pas de retour quoi […] c’est une forme d’injustice. C’est pas
équitable… » ; « On devient un peu fataliste mais sans accepter, toujours. Je vis avec et je
veux pas leur mettre des circonstances atténuantes, mais un gamin qui t’insulte, en général, il
comprend même pas ce qu’il t’a dit » ; « On constate, on n’accepte toujours pas, on essaye de
contrer en intervenant » ; « Des fois, ils surprennent agréablement. Quand ils surprennent,
c’est agréablement ! (rires). Sinon, on s’attend toujours au pire, donc non-non. On s’attend
au pire ». Ces différentes émotions, objets de travail, ne se retrouvent pas dans les autres
343
métiers présentés dans cette recherche, et engendrent régulièrement des sentiments de
frustration : « Cette frustration. On va beaucoup ressortir ce mot je pense (rires) ».
Parallèlement à ces objets émotionnels de travail, exigences émotionnelles nées des
attentes institutionnelles et sociales et de la situation de travail, des émotions plaisantes, de
joie et d’intérêt, similaires à celles des policiers, stimulent l’activité de travail. L’autonomie
dans le travail, les marges de manœuvre dans l’activité, la variété des tâches ainsi que les
particularités du travail en REP+ - travail collectif, projets pédagogiques - instaurent, selon
tous les enseignants interrogés, un climat positif et plaisant : « On a plein de projets ici » ;
« Ce qu’il y a de bien ici, c’est que t’es pas juste exécutant » ; « tu peux créer des choses,
imaginer des choses et puis derrière il y a les moyens » ; « Moi, je serais dans l’attirance
(Plutchik, 2001), j’ai plaisir à venir là, c’est pas une contrainte » ; « [l’autonomie] oui, je me
régale, c’est important » ; « les projets sont excitants » ; « c’est varié » ; « on a une place
super intéressante dans un bahut comme ça » (professeur d’EPS).
À notre grand étonnement, l’exigence institutionnelle prescrivant que tous les
personnels cohabitent harmonieusement dans l’établissement, s’avère difficile aussi à vivre,
car de profondes dissensions internes, entre collègues, existent. Une certaine partie des
enseignants et assistants pédagogiques fournissent un travail émotionnel envers leurs
collègues et leur hiérarchie, se rajoutant au travail émotionnel nécessaire lors des contacts et
interactions avec les élèves : « c’est ça qui est un peu chaud des fois, de se supporter quand
même, avec certains » ; « Toujours cette histoire d’irritabilité… Colère… Tout ça…
L’aversion. Il peut arriver qu’avec certains collègues, il y ait vraiment des tensions. Ici, je
trouve que c’est un lieu où il y a énormément de tensions pour plein de raisons. Là, je le
cache… » ; « J’aime pas les histoires […] mais je ne vais pas afficher… Pas forcément
afficher, même si je suis pas d’accord » ; « je vais pas montrer […], le mépris en quelque
sorte » ; « Il y a des tensions à ce niveau-là et on fait attention à ce qu’on dit ».
Contrairement aux enseignants, et bien que connaissant des situations de conflits et de
tensions internes davantage prononcées, les urgentistes étudiés ne faisaient pas mention de
l’importance d’un travail émotionnel entre professionnels. Ce travail émotionnel, surprenant,
provient de dissensions internes, de difficultés de fonctionnement du collectif de travail, la
hiérarchie directe jouant plus un rôle de supervision que de management dont l’autorité
serait clairement établie, par exemple comme dans le cas des policiers. On note aussi un
manque de reconnaissance et de soutien de cette hiérarchie, en particulier de la « haute »
hiérarchie (hors établissement).
344
Enfin, les injonctions paradoxales au travail, perçues par les enseignants,
provoquent une forme de stress et d’anxiété, de sentiment d’impuissance, particulièrement
aigü et spécifique en REP+. Cela rappelle les effets de celles mentionnées par les policiers et
urgentistes provenant du modèle fonctionnel du NPM. Ainsi : « Les injonctions paradoxales,
c’est notre pain quotidien […]. Il y en a plein, plein, tout le temps. Parce qu’en fait chacune
est à 100% pertinente […]. Par exemple : ‟faites une pédagogie différenciée mais faites le
programme”, mais rien que ça ! ».
Une similitude se dégage dans les métiers d’urgentiste, policiers de BAC et
enseignants de collège REP+ : les professionnels souffrent d’un manque de « visibilité » de
leur travail, en raison de leur position de « maillon de la chaîne de service » : « Ils ont
participé, quelque part, à un ensemble, mais ils ne voient que ce bout-là. Moi, je trouve ça
frustrant. Ça me renvoie à l’industrie. Je faisais des pièces de l’avion, mais je ne voyais
jamais l’avion. Pfff. Des fois, on se dit qu’on aimerait voir à quoi ça ressemble, fini. Jamais
on peut le faire, jamais […]. Collège, c’est une étape intermédiaire de construction »
(préventeur des risques).
Face à certaines émotions déplaisantes, objets de travail et exigences de l’activité, les
enseignants et assistants pédagogiques déploient des outils de travail, comme des techniques
de travail émotionnel (Hochschild, 2003b), des compétences émotionnelles (Salovey
& Mayer, 1990 et 1997), des stratégies de régulation des émotions, individuelles (Gross, 1998
et 2014) et / ou collectives, et utilisent les nombreuses possibilités de retrait et de « coulisses »
sur le lieu de travail.
6.3.4.2. Les outils émotionnels de travail
Comme dans le cas des policiers, toutefois dans une moindre mesure, les enseignants
parlent de l’utilisation des états de vigilance/intérêt/anticipation (Plutchik, 2001) dans leurs
rapports avec les élèves, en particulier pendant la classe, afin de repérer et d’anticiper
d’éventuelles situations de conflits, de débordements, de brouhaha : « Je suis quand même pas
mal là-dedans, branche anticipation/intérêt/vigilance (Plutchik 2001) » ; « Les émotions les
plus courantes, je dirais… Anticipation et joie. Et des fois de la vigilance. Et de temps en
temps aussi de la colère. Joie, c’est en général, en général. Anticipation et vigilance, c’est par
rapport au travail, je suis toujours sur mes gardes. Oui, parce qu’on ne peut pas savoir ce qui
peut nous tomber dessus. Il peut nous tomber dessus n’importe quelle chose à n’importe quel
345
moment » ; « faire que ça fonctionne, c’est être toujours dans l’anticipation et anticiper à
TOUT moment ce qui peut arriver, et essayer de prévoir au maximum, pour que… ce qu’on a
envie qui arrive, arrive et ce qu’on a envie qui n’arrive pas, n’arrive pas » ; « anticiper au
niveau des cours, au niveau des réactions que pourrait provoquer un cours, face à nos
élèves » ; « Il faut toujours, dans ce métier toujours, tout anticiper. Que ce soit d’un point de
vue des élèves, mais aussi des collègues […] vraiment, c’est quelque chose qui me préoccupe
toujours. Le plus » ; « on est obligés d’avoir une attitude vigilante ».
Outre cette mise en vigilance et en anticipation, lors de leurs classes et en dehors, les
principales compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1990 et 1997) mentionnées
relèvent de la capacité à maintenir et entretenir une juste distance relationnelle, avec les
élèves, et d’opérer un travail émotionnel (Hochschild, 2003b).
Cette juste distance va permettre à la fois d’effectuer correctement la mission
pédagogique et « le travail bien fait », et de se protéger d’un sur-engagement affectif avec les
élèves. Cette juste distance, qu’elle soit spatiale, corporelle, ou relationnelle, peut se
manifester de manière tactile, quand il s’agit de réguler les émotions des élèves - stratégie
observée à plusieurs reprises lors des immersions -, ou de manière relationnelle et
communicative : « si tu sais pas garder cette distance avec les élèves, ça part très vite » ;
« En fait il faut être sur la réserve quand même. Pas trop parler de soi » ; « Il faut faire
vachement gaffe quoi » ; « Il faut être vigilant sur les relations qu’on a avec eux » ; « Je pense
qu’il faut avoir vraiment un VRAI lien avec les élèves, pas les regarder de loin » ; « on peut
pas être trop sympa avec eux, on peut pas trop rigoler avec eux » ; « je faisais toujours en
sorte, quand ça montait, au lieu d’aller vers lui, je me reculais (mime). […] j’essayais d’avoir
mes mains ailleurs et de me reculer. Me désengager de cet élève. Dans la classe, il y a six ou
sept élèves où le conflit peut arriver à n’importe quel moment. Je prends toujours sur moi, ne
serait-ce que par un éloignement physique. Pour éviter ce genre de choses » ; « Face à une
classe, s’il y a un moment de tension, ça devient vite affectif. C’est-à-dire qu’il y a une tension
affective. Et là, je pense qu’on quitte un peu le professionnalisme » ; « je suis très tactile avec
mes élèves. Ça marche complètement. Je le fais exprès […] ça marche très bien […] c’est une
vraie technique. J’en suis convaincue ». Ces stratégies de maintien et de création de la juste
distance, suivant le contexte situationnel, correspondent à une compétence émotionnelle
interpersonnelle (Salovey & Mayer, 1990 et 1997).
Quant au travail émotionel (Hochschild, 2003a et 2003b), il provient de l’activation
des compétences émotionnelles (Salovey & Mayer, 1990 et 1997) interpersonnelles de la
346
part des enseignants, comme dans les cas des infirmiers urgentistes et des « bacqueux ». Ce
travail émotionnel est important : « Qu’est-ce qu’il faut cacher, contrôler, pas montrer…
Face aux élèves, je dirais parfois, ne pas montrer - même si c’est difficile - vraiment le ras-le-
bol, l’épuisement. Il y a des classes pour lesquelles tu te retrouves vraiment démunie. Le fait
d’être un peu abattue et de se sentir… La rage, la colère parfois, ça sort. Je la montre
parfois, il y a des moments où je n’arrive pas à garder » ; « Mais… bien évidemment que
quand on est professeur, on joue un rôle en permanence pour les élèves, je veux dire » ;
« c’est un peu un truc d’acteur, moi je trouve » ; « Il y a des moments… j’ai envie de les tarter
quoi, juste envie » ; « Il y a des moments, c’est insupportable » ; « En cours, je fais l’acteur,
ça m’amuse » ; « c’est plutôt le regard, c’est plutôt verbal quand même » ; « j’essaye de
contrôler. C’est vraiment un travail de contrôle » ; « par rapport aux élèves, j’essaye de rien
montrer du tout. Mais ça, c’est pas toujours facile ». Tous les enseignants interrogés font
référence à un « travail d’acteur », qui « monte sur scène », dès l’instant où il va « chercher
son public dans la cour » : « on les fait travailler sur la posture de l’enseignant […] on est en
représentation quand on est en classe » (professionnel des RH) ; « acteur de théâtre en
quelque sorte, de paraître, au moins sur le fait qu’il est solide, en forme, il est inattaquable »
(préventeur des risques).
Parmi les différentes formes et techniques de travail émotionnel, une tendance très
marquée se dégage des immersions et des entretiens : le travail émotionnel expressif. Tous les
professionnels interrogés, sans exception, font mention de ce type de travail émotionnel. Pour
certains, il s’agit de la technique principale, utilisée dans le cadre de la gestion des émotions
pendant la classe et dans les rapports avec les élèves : huit participants aux interviews sur
seize ne font référence qu’à cette technique : « L’expressif, c’est plutôt ce que j’utiliserais en
classe » ; « Au niveau des expressions, regarder fixement quelqu’un à qui j’ai un message à
transmettre, ou froncer les sourcils si ça me dérange. Au niveau des déplacements aussi […]
bras, pieds, jambes, ça bouge tout le temps (rires) » ; « c’est principalement le regard » ; « le
deuxième. Expressif » ; « Si j’arrive à parler calmement, mon corps suit. Si je m’énerve… si
je suis énervée après, mes mains, ça part dans tous les sens » ; « le visage, forcément. Et
même les gestes. Quand je suis en colère ou quand je joue la colère, tu as des gestes
beaucoup plus saccadés et beaucoup plus dirigés » ; « je suis ni cognitif, ni corporel. Je suis
clairement expressif ». Pour les huit autres, ce travail émotionnel expressif se conjugue avec
un travail cognitif - pour quatre d’entre eux - : « Dans l’ordre, ce serait plutôt ça, vite faire un
petit tour intérieur, cognitif, et après expressif » ; « Un mélange des deux premiers. Cognitif
et expressif ». Pour deux autres, l’expressif s’allie au corporel : « Le visage, le corps, la voix,
347
les trois, sûr ! […] et le corporel, respirer assez calmement, le corps, je dirais que je le
sollicite ». Pour les deux derniers, les trois techniques s’utilisent : « On peut pas avoir les
trois ? […] D’abord cognitif, puis pour moi vraiment, le côté corporel et expressif, c’est en
un seul […] ça va de la façon de marcher jusqu’aux sourcils […] après je vais travailler sur
la partie basse du diaphragme, hop, je verrouille le corps » ; « Les trois. Je suis un peu les
trois ». Ce travail émotionnel, intégrateur, dissimulateur et différenciateur (Soares, 2003),
s’effectue en surface la plupart du temps : de manière générale, les enseignants vont
afficher, montrer, exprimer une émotion de colère et de contrariété non réellement ressentie,
face aux élèves, ou essayer de cacher et réprimer une colère ou une contrariété ressentie
réellement : « la plupart du temps, même si c'est une petite colère, effectivement, je vais la
cacher, ça va plus me... Ça va pas être forcément positif, ça va pas servir à grand chose, et ça
va m'énerver moi, encore plus. Je la contrôle, je la calme » ; « le travail émotionnel peut
aussi être à l’envers : être en colère alors qu’on ne l’est pas. Ça, ça m’arrive, d’être en
colère, de montrer la colère aux élèves, pour… leur montrer qu’il y a des choses qui se font et
ne se font pas, ou parce qu’ils n’ont pas fait le travail demandé. Alors que… C’est pas MON
émotion, pas moi, je joue le rôle du professeur en colère. Mais en fait, on joue un rôle tout le
temps quand on est professeur ! » ; « C’est comme au théâtre si tu veux, si tu ressens pas un
peu l’émotion. Tu peux pas l’utiliser. Alors, parfois, tu la joues complètement ». Il peut aussi
arriver aux enseignants de devoir communiquer des émotions plaisantes, des encouragements
aux élèves, une attitude enjouée, lorsqu’ils ressentent de la neutralité ou une légère émotion
plaisante : « Pour valoriser aussi […] le fait d’en rajouter un peu […] les émotions positives,
j’y vais ! J’en rajoute parfois, mais surtout quand elles sont sincères » ; « Dans certains cas,
je vais avoir tendance à montrer de l’optimisme pour un résultat. Même si je trouve que… le
résultat justifie pas de montrer trop d’optimisme malgré tout […] je vais accentuer ». La
plupart des personnes interrogées précisent que le travail émotionnel face aux élèves est
valorisant pour elles-mêmes, et nécessaire, pour les élèves : « c’est pas désagréable. C’est
valorisant, enfin, ça me rassure aussi » ; « une stratégie qui marche tout le temps,
quasiment » ; « c’est valorisant parce qu’on se dit qu’on est patient et qu’on arrive à prendre
sur nous » ; « c’est plutôt valorisant, je dirais ».
Nous avons constaté, lors des immersions, que les enseignants et assistants
pédagogiques jouent particulièrement sur les intonations et degrés de voix, pour effectuer le
travail émotionnel requis : « J’aime bien moduler la voix, forcer un peu les choses quand il y
a vraiment des choses importantes à dire, et de rester plus tranquille sur des consignes
régulières. C’est une façon de faire. C’est un bon outil » ; « je travaille la voix, souvent. Dans
348
les moments où ça monte, ça commence à crier, j’ai tendance à parler le plus bas possible et
de ramener l’attention […] je sais que je le fais consciemment » ; « Alors, je travaille la voix,
j’essaye d’avoir une voix posée et en même temps autoritaire quand il faut » ; « en fait c’est
simple, dès qu’on crie, ils crient » ; « J’essaye de parler calmement. Pour éviter de crier
(rires). Ce sera surtout la voix » ; « C’est les modulations de voix, les nuances dans la voix.
C’est quelque chose que j’utilise beaucoup ».
Pour toutes les personnes interrogées, il importe de disposer de certaines compétences
émotionnelles, spécifiques pour enseigner en collège REP+, et de les activer en contexte :
« avoir de la patience » ; « il faut avoir une juste distance » ; « il faut avoir envie de
donner » ; « envie d’aider les élèves » ; « il faut être disponible parce que mine de rien, on
s’implique beaucoup émotionnellement » ; « il faut être ferme, il faut être juste » ; « il faut
avoir de l’autorité » ; « de la pugnacité, de la persévérance » ; « il faut être réactif, très
réactif. Savoir gérer les situations de crise, comme une bagarre, une dispute, des pleurs…
[…] on est vraiment en contact, tout le temps avec eux, et directement » ; « il faut être clair
sur ce qu’on est prêts à accepter ou ce qu’on n’est pas prêts à accepter […] gérer le ‟peer
pressure”».
Ces compétences conditionnent la réalisation du « travail bien fait ». Ce « travail bien
fait », est difficile à définir ou à quantifier : « simplement, le terme ‟savoir embarquer des
élèves”, créer de la motivation, c’est un truc super mystérieux, parce que la motivation de
l’élève est complexe, elle recouvre plusieurs réalités […] c’est très difficile à quantifier »
(selon le management). Les enseignants interrogés disent la même chose : « Ça dépend de la
situation de départ. C’est-à-dire que parfois, le travail bien fait c’est terrible mais c’est juste
de faire que la classe va pas exploser entre la première minute et la dernière […]. Parfois,
c’est autrement plus intéressant. Je vais leur faire comprendre un concept » ; « quand je vois
à la fin de l’heure BOUM, les élèves ont découvert des trucs, alors là, j’ai vraiment
l’impression d’avoir fait un SUPER bon boulot » ; « Quand on est avec les élèves, on a un
retour assez rapide en fait. Ce que tu fais est bien, tu as un retour rapide, ce que tu fais est
pas bien, tu as un retour rapide etc […]. Après, c’est de l’autoévaluation ».
Tout comme les urgentistes, les enseignants interrogés ne mentionnent que très
peu l’importance des compétences émotionnelles intra-personnelles, et, lorsqu’ils y font
référence, ce concept reste flou et non défini : « je prends sur moi parce que ça bout »
(lorsqu’un élève difficile refusait de sortir de la classe) ; « il y a des moments où je n’arrive
pas à contrôler… mes nerfs. Mais j’essaye un maximum, j’essaye un maximum de prendre sur
moi. […] Je prends beaucoup sur moi, parce que je me dis que l’élève n’y est pour rien. […]
349
La plupart du temps, c’est souci perso, ou même avec un autre élève, quand il y a un souci » ;
« Comme, entre guillemets, je suis patiente, au début en effet je dois faire semblant d’essayer
de pas l’être, mais je n’y arrive pas bien à garder mes émotions. Des fois, je suis démunie ».
Contrairement à l’ensemble des policiers et infirmiers étudiés précédemment, seulement
la moitié des professionnels interrogés estiment s’appuyer sur la détection de la
communication non verbale de leurs élèves, afin d’ajuster leur comportement et d’anticiper
des situations difficiles : « je fais le sociogramme de Moreno. Je les observe » ;
« constamment […] je regarde déjà ceux qui sont avec moi et ceux qui ne sont pas avec moi
[…] dans leur posture […] la direction du corps. Ensuite, l'attitude […] je le vois dans ses
yeux […] j'ai toujours un petit œil […] » ; « j’ai pas encore de vision large sur d’autres
aspects qui sont… pas si périphériques que ça, sur la gestion globale de tout ce qui se
passe » ; « Ha… Je suis pas très bon je pense, là-dedans ».
Comme dans le cas des policiers de BAC, une grande partie des enseignants et
assistants pédagogiques interrogés se réfèrent à l’importance de l’expérience et de
l’ancienneté, afin d’acquérir et d’activer les outils émotionnels opérants, pour exercer le
métier sereinement : « On voit les jeunes profs […] il y en a qui pleurent parce qu’ils ont
passé deux heures, ça a été impossible. C’est là que tu vois que tu as un peu d’expérience et
que tu es un peu plus tranquille quoi. C’est l’expérience » ; « maintenant, de manière
générale, je suis beaucoup plus calme […] je suis beaucoup moins impulsive […]. Je me
prends moins la tête en fait, j’ai l’impression. C’est l’âge ! (rires). Et aussi le fait de baisser
un peu la barre de mes exigences personnelles ». Pour ces personnels, les formations
proposées par la haute hiérarchie ne leur semblent pas toujours accessibles, ni opérantes : « Je
me suis formée toute seule. Je suis beaucoup observatrice » ; « gestion des conflits […].
C'était hyper théorique […] pas adapté du tout » ; « la Médiation. Mais j’ai pas appris
grand-chose. Je trouvais ça très bien, mais au final… Ça me sert pas. Ça fait pas de mal,
mais j’ai rien appliqué, il n’y a pas eu de changement » ; « Il y a trois soucis : un souci de
temps […]. Deuxième chose, c’est sur la candidature, donc on n’est pas sûr de l’avoir.
Nombre de places limité […]. Et la troisième, c’est que c’est souvent pas trop en rapport avec
ce que l’on fait, notamment au collège ». En revanche, le groupe d’analyse de la pratique
semble pallier une partie de cette insuffisance, selon le point de vue des volontaires
participant à ce groupe de travail : « le [groupe d’analyse de la pratique], c’est très bien, on
parle de cas pratiques ».
Concernant l’aspect collectif de la régulation émotionnelle, bien que quelques conflits
et tensions internes entre collègues minent parfois la régulation émotionnelle collective, les
350
professionnels interrogés font référence à l’emploi de l’humour avec les collègues, et au
soutien social des collègues dits « proches » comme facteur de régulation émotionnelle et
de protection face aux exigences émotionnelles de l’activité : « ici, on a le droit de montrer
des faiblesses. On peut chialer, le nombre de fois que j’ai récupéré des collègues sur mon
épaule de granit ! Pas de souci, y compris au téléphone. Ça, c’est net, pas de souci » ; « Le
sas de décompression, il se fait aussi ici, avant de partir » ; « Je vide ici à midi avec les
collègues et ensuite du coup je ramène moins de choses à la maison » ; « Ça sort ici, avec les
collègues. Que ce soit la colère ou au contraire le super positif, ou la tristesse » ; « C’est la
solidarité. Quand quelque chose ne va pas, ou si l’environnement n’est pas favorable ou pas
propice, tu es obligé de t’entraider, te soutenir. Et le fait qu’on rigole, qu’on déconne ou quoi,
ça fait soupape » ; « Si ça va pas, je vais plutôt chercher un ou une collègue avec qui je suis
vraiment bien pour échanger, et si ça va moyennement bien, je vais essayer de me mettre dans
un groupe et me laisser parler dans les conversations autour, m’intégrer à un groupe ». Les
collègues proches, voire les « collègues-amis », constituent, comme chez les infirmiers
urgentistes, un collectif restreint, et ce sont ces différents collectifs restreints qui
« contiennent » les émotions et œuvrent en tant que facteurs de régulation émotionnelle.
Cela ne s’étend pas à l’ensemble du collectif éducatif : « J’ai des collaborateurs
privilégiés » ; « un collègue a pris une tarte par un élève, j’ai pas trouvé qu’on était très
solidaires de son truc. On n’a pas fait de droit de retrait, on a fait que dalle quoi » ; « il y a
des groupes de personnes. C'est plus lié aux affinités entre les personnes, plutôt qu'à la
situation, souvent ». Cette particularité a été observée lors des immersions.
Notons l’importance des « coulisses » (Goffman, 1959) en tant qu’outils de travail sur
les émotions, afin d’évacuer et de réguler les émotions nées des exigences de l’activité, qu’il
s’agisse de « coulisses » collectives - la salle des professeurs, la cour extérieure réservée aux
personnels, les moments conviviaux d’échanges, de partage, de repas ou de pots -, ou
individuelles - sa salle de classe, son bureau personnel, différents endroits où l’individu peut
rester seul -. Ces différentes possibilités de retrait lors de l’activité, hors tenue de classe,
jouent un rôle essentiel dans la régulation individuelle et collective des émotions des
professionnels : « Quand on se retrouve en salle des profs, il y a beaucoup d’émotions qui
sortent. Des émotions assez violentes [...]. La salle des profs est un véritable défouloir et c’est
important. Mais ça peut poser problème […], certains prennent pour argent comptant ce
qu’on dit ». Ces possibilités de retraits, « en coulisses », constituent une particularité,
bénéfique pour les professionnels, parmi les quatre cas étudiés.
351
Concernant le soutien social et la régulation émotionnelle collective de la part de la
hiérarchie, les professionnels indiquent tous l’éloignement physique et psychologique de la
haute hiérarchie, et s’accordent sur le manque de proximité et d’accessibilité de la GRH et
des services de santé au travail, en particulier la médecine du travail. Tous les personnels
pointent une absence fâcheuse de sensibilisation à la prévention des RPS, à la QVT, au
bien-être au travail. Cependant, le soutien social de la hiérarchie directe, située dans
l’établissement, bien que dépendante des « personnalités » et des « types de management » de
chaque gestionnaire, reste un facteur-clef de régulation des émotions et de support et
protection, en particulier lors d’incidents considérés comme « importants » : « Oui. Là, il y a
eu deux, trois problèmes avec les Cinquièmes que tu viens de voir. Ça a été traité super
rapidement, pris en compte. Les familles ont été convoquées. Quand il y a eu des soucis, ça a
été vraiment pris au sérieux. De la même façon, quand j'ai besoin de quelque chose, à
organiser ou quoi, ça a toujours été une réaction très rapide, ça suit vraiment bien ».
Ces différents objets et outils émotionnels de travail agissent sur l’individu, et
produisent alors des effets émotionnels, pénétrant parfois jusque dans la sphère privée des
professionnels.
6.3.4.3. Les effets émotionnels du travail
Selon les enseignants et assistants pédagogiques observés et interviewés, les effets
émotionnels du travail présentent un certain contraste.
D’une part, les objets et outils émotionnels du travail, lorsqu’ils s’avèrent trop
« sollicitants » et exigeants pour l’individu, en dérangent le sommeil, le fatiguent, voire
influencent son comportement dans la vie privée, en particulier vis-à-vis de ses propres
enfants : « le manque de sommeil sans doute ouais. Le fait de beaucoup ressasser ce qui s'est
passé, comment ça va se passer etc. Plus pour m'endormir. […] c'est le fait de mettre
longtemps à m'endormir, parce que j'y repense, parce que ça tourne » ; « Je prends
physiquement des tensions, ou j'ai mal au dos par exemple. Au quotidien ici, ce serait plus
que je me tends, je suis tendue au niveau du dos […]. Et sinon, s'il y a vraiment une
contrariété avec un élève ou une classe, ce serait plus sommeil, ça me trotte avant de
m'endormir » ; « C’est le fait de jouer un rôle pendant huit heures, huit fois de manière
différente, c’est usant quoi. Enfin, à la fin de la journée, c’est usant » ; « Le travail
émotionnel, c’est fatigant. Moralement, c’est fatigant » ; « [le travail émotionnel] ça
352
m’épuise. Ils m’épuisent ! J’ai de l’énergie à revendre donc ça va, mais ils m’épuisent
(rires) » ; « Irritabilité et sommeil en deuxième » ; « quand la journée a été vraiment dure, je
sens que je suis moins patiente, moins disponible [...] ça me contrarie » ; « Ça a des
répercussions sur la vie de couple qui sont pas évidentes quoi, sur la fatigue, la nervosité » ;
« Par contre après, je serai nerveux, je vais m’emporter sur mes petites sur une petite bêtise.
Je vais surévaluer » ; « je dirais l’irritabilité » ; « sur la capacité à être patient, je le suis
tellement toute la journée, qu’à la maison, je ne le suis pas du tout ! […] Mais des fois, je suis
moins patiente avec mon fils qu’avec eux quoi ! » ; « C’est quand même un collège qui peut
être TRÈS difficile par moment, c’est d’arriver à cloisonner les choses. C’est-à-dire que
quand on est au boulot, on est au boulot et quand on est chez soi, on est chez soi. Et de ne pas
tout mélanger » ; « le professionnel FAIT aussi partie de notre vie personnelle, puisqu’on
travaille beaucoup chez nous […] forcément ça rejaillit sur la vie personnelle » ;
« [l’équilibre des vies personnelle et professionnelle], c’est le plus gros problème des profs
[…] je crois que c’est 99% des demandes […] le travail est dilué […]. Ils gèrent aussi le
regard des autres, qui disent : ‟mais tu fous rien toi ! T’es en vacances etc”, et du coup, ça
les fait encore plus souffrir. Ça suscite un sentiment de culpabilité » (psychologue du travail).
Comme les policiers et les urgentistes, les enseignants du collège étudié recourent à
des sas de décompression, des soupapes mises en place dans leur vie personnelle, pour
retrouver un équilibre émotionnel qui leur convient, afin de remobiliser de futurs outils
émotionnels de travail : « Le sport, oui. Si j’en fais pas deux, trois fois par semaine, je pète un
câble quoi » ; « le tricot » ; « Il y a le sport aussi. Course à pied. C’est un bon moyen ».
Davantage que les policiers et les urgentistes, les enseignants et professionnels interrogés
mentionnent l’importance du soutien social hors travail, comme principal moyen de gérer
leurs émotions issues du milieu professionnel : « Ça permet de vider aussi. Je parle à mon
mari, je lui dis tout. Ha ouais ! » ; « de me retrouver en famille et de jouer avec mes enfants.
De passer à autre chose complètement » ; « On gère un peu comme ça, je vais en parler à ma
femme par exemple. On se parle de notre journée et du coup ça permet de… fffiou, libérer les
tensions associées à la vie professionnelle ».
D’autre part, les projets, événements et enjeux collectifs, caractéristiques des
établissements en REP, une fois aboutis, génèrent des émotions plaisantes de très forte
intensité, comme la joie et l’extase (Plutchik, 2001), parfois exprimées par des larmes : « À la
fin d’un spectacle fait, qu’on a monté, travaillé pendant des mois, mais vraiment un bonheur
pur, d’une joie à crier ensemble etc ! » ; « Quand un projet marche bien, joie. […] Donc on
peut être vraiment SUPER contents, franchement […]. L’équipe, franchement, à la fin, on
353
était super heureux quoi. Bon après, pareil, quand il y a eu le spectacle… Plus
l’investissement émotionnel est fort au départ, plus le retour de joie est grand quoi ! » ; « Des
larmes, oui, de joie. Ha ben les fins d’année, quand on leur remet leur diplôme, ou quand ils
ont leur affectation. Ha ouais » ; « on est fiers d'eux, et du coup c'est… Là quoi ! C'est
génial ! […] Là, c'était des larmes aussi mais c'étaient des larmes de joie. De satisfaction, de
fierté […]. Je suis restée et je suis allée serrer les élèves dans mes bras » ; « Oui, de plaisir,
de fierté […] j’ai pas montré hein, je les ai arrêtées juuuuste là, et on les a pas sorties […].
Je ne parais pas comme ça mais je suis assez sensible je pense ».
Après avoir présenté les éléments essentiels issus des résultats de l’analyse des
données de l’étude de cas des enseignants en collège REP+, ses caractéristiques générales, les
détails de la méthodologie employée, et les occurrences émotionnelles dominantes, nous
exposons, dans la section suivante, le cas des téléconseillers d’une grande entreprise de
télécommunications.
6.4. Étude de cas : le cas des téléconseillers d’une grande entreprise
de télécommunications
Cette section exposera tout d’abord les caractéristiques générales de l’étude de cas des
téléconseillers, le type d’activité concerné ainsi que la démarche méthodologique globale
employée. Ensuite, les conditions de l’immersion ainsi que les occurrences émotionnelles
observées et vécues en situation de travail seront consignées. Subséquemment, nous
détaillerons les particularités de la collecte de données issues des entretiens et de la
documentation secondaire. Enfin, nous extrairons les résultats principaux de la recherche, par
la triangulation des données, en dissociant les objets, outils et effets émotionnels du travail
des téléconseillers.
6.4.1. Caractéristiques générales
Dans un premier temps, nous présenterons les caractéristiques générales des deux
groupes de téléconseillers étudiés, appartenant tous les deux à une grande entreprise de
télécommunications. Dans un second temps, nous récapitulerons la démarche méthodologique
globale de cette étude de cas.
354
6.4.1.1. L’étude de deux groupes de téléconseillers
Au sein d’un centre de relation/client, par téléphone - et dans une moindre mesure, par
Chat -, nous avons étudié les cas de deux groupes de conseillers/clients, ou téléconseillers,
respectivement Groupe 1 et Groupe 2, assurant des activités similaires de conseil/client. Le
Groupe 1 est constitué d’une quinzaine de salariés, et d’un manager ; le Groupe 2, d’une
vingtaine de salariés et de deux managers. Ces deux équipes assurent une activité de
relation/client par téléphone au sein d’un centre d’appels d’un groupe international de
télécommunications, et opèrent un métier d’assistance aux clients, à propos de l’usage du
Smart Phone, des offres internet, télévision, téléphone, ligne fixe, Mobile, offres « phares » de
l’entreprise, cette dernière ayant un passé de service public.
Les deux unités, Groupe 1 et Groupe 2, situées à environ trente kilomètres de distance
l’une de l’autre, centres d’appels entrants, sont dédiées à la relation/client dite « grand
public », impliquant des activités d’accueil du client par téléphone, ou par Chat, et de vente en
« rebond commercial », ou initiative consistant, après avoir répondu à la demande initiale du
client, à profiter du contact avec ce dernier, pour évoquer ou formuler une offre commerciale.
Le niveau de complexité des activités du téléconseiller s’avère élevé. Les
professionnels sont recrutés à un niveau BAC+2, et bénéficient de plusieurs mois de
formation. Sur une vingtaine d’années, l’organisation a connu de nombreuses mutations
technologiques et organisationnelles.
Les téléconseillers-vendeurs, disposent, en interne, d’un référentiel commun
d’activités. Le tableau 27 répertorie ces différentes tâches.
Tableau 27 : Référentiel commun d’activités des téléconseillers-vendeurs
Activités principales Détail des activités en situation de travail
Développement de son autonomie
Mettre à jour ses compétences Recueillir de l’information sur les produits et services de l’entreprise Recueillir de l’information sur la concurrence Solliciter l’aide d’un coach ou de son manager Faire le point sur ses objectifs
Fonctionnement de l’équipe
Participer au briefing collectif Échanger et confronter son expérience avec ses collègues
Accueil du client
Accueillir le client Explorer le besoin du client Traiter la demande du client Évaluer le profil du client Conseiller le client Désamorcer les conflits
Déroulement de la relation/client
Proposer une prestation Négocier la vente Expliquer les usages Conseiller le client Établir le suivi à partir des applicatifs (ou outils informatiques, ensemble logiciel)
355
La synthèse d’une étude interne réalisée par un chercheur en Sciences de Gestion et
consultant pour « l’Institut des métiers » de l’entreprise concernée, datant de 2008, précise les
compétences, savoirs et connaissances que le téléconseiller-vendeur doit acquérir et activer en
situation de travail. Il s’agit de compétences relatives à la politique générale de l’entreprise, à
sa politique commerciale, à la connaissance du marché des Technologies de l’Information et
de la Communication (TIC), des éléments de sociologie des publics, de psychosociologie, afin
de comprendre la relation/client. De plus, le professionnel doit détenir des savoirs techniques,
de conduite d’entretien, de gestion de la relation avec le client, ainsi que des savoirs
d’expérience, liés au contact avec la clientèle, pour une maîtrise de la relation, et des savoirs
réflexifs sur son comportement et sa capacité à gérer son émotivité. Les savoir-faire relatifs au
traitement de l’information, tels que l’écoute active, l’argumentation, la présentation de soi,
peuvent être considérés comme des habiletés, travaillées et affinées par la pratique.
Cette synthèse interne de 2008 avance le fait que l’entreprise fait cohabiter deux visions
divergentes de l’activité : « les téléconseillers-vendeurs apparaissent, au premier regard,
séparés en deux populations : les jeunes, contractuels, avec une formation initiale assez élevée
et orientée vers le commercial, et les plus anciens, fonctionnaires, pas forcément volontaires
pour faire ce métier »24. Concernant l’étude de cas, historiquement, le Groupe 1 se compose
notamment de professionnels ayant développé une forte vision commerciale de leur métier de
téléconseiller, tandis que le Groupe 2 comporte une plus forte culture de service public,
acquise antérieurement aux multiples réorganisations internes de ces dernières années.
6.4.1.2. Récapitulatif de la méthodologie employée
Une immersion au sein de deux centres de relation/clientèle comparables, appartenant
à une grande entreprise de télécommunications, a été associée à vingt-quatre entretiens semi-
directifs et non directifs, d’une heure cinq à deux heures quinze, tous enregistrés par
dictaphone, avec quinze téléconseillers-vendeurs, ainsi qu’avec le management et les acteurs
de prévention des risques et de santé au travail : managers de proximité, managers N+2,
professionnel de la fonction RH, préventeur des risques, médecine du travail. Les entretiens,
enregistrés sur dictaphone après accord des participants, transcrits mot pour mot et
comprenant les éléments verbaux et non-verbaux du discours, ont été envoyés par courriel, sur
leur adresse professionnelle, aux volontaires concernés, pour validation. Tous les participants
ont signé le formulaire de consentement de participation à la recherche.
24 Synthèse interne 2008 : 5
356
Le recueil de données de l’immersion consiste principalement en un journal de bord
écrit. Toutes les données de l’immersion ont été transcrites informatiquement.
Les données, issues de l’immersion et des entretiens, ont été classées, triées, analysées
par catégories conceptualisantes (Langley, 1997). À ces données qualitatives, soit environ 600
pages à analyser, s’ajoutent des éléments de documentation secondaire, obtenus auprès des
acteurs de la prévention des risques et de la santé.
La collecte de données s’est déroulée en trois périodes se chevauchant : une
immersion de deux semaines pleines, vingt-quatre entretiens semi-directifs et non directifs, et
une collecte de données secondaires, de documentation interne.
6.4.2. L’immersion dans deux services : observations d’occurrences émotionnelles
Cette sous-section expose tout d’abord les conditions d’immersion relatives à l’étude
de cas des téléconseillers au sein des deux groupes concernés, puis présente les principales
occurrences émotionnelles vécues par les téléconseillers, observées en situation de travail.
6.4.2.1. Une immersion « sans couverture »
Suite à la présentation du projet de recherche portant sur les émotions au travail au
sein de métiers de primo contact avec un public, auprès de la DRH et des préventeurs des
risques professionnels, nous avons élaboré une convention de recherche entre notre
laboratoire de recherche et l’entreprise, précisant que le service observé « s’engage à faciliter
l’accès de la doctorante au terrain, afin que la doctorante puisse mener une vingtaine
d’entretiens semi-directifs individuels, et reste à sa disposition, durant toute la durée du
projet, pour tout conseil qu’elle solliciterait sur l’organisation du [service]. À cette fin,
[entreprise] organisera un groupe de travail composé de la doctorante, du DRH, de salariés,
d’élus et de préventeurs. En parallèle, une campagne d’information sera faite auprès des
salariés pour les avertir de la démarche, des objectifs et enjeux. Dans ce cadre, [entreprise]
est tenue à une obligation de moyens […] ».
En raison de l’implication manifeste des différentes parties prenantes du groupe de
travail concerné par cette recherche, de la bonne volonté des managers de proximité, et d’une
communication efficiente au sein des équipes, précédant notre venue, l’immersion n’a pas
posé de difficulté de discours et de positionnement notable. Ce terrain se distingue des trois
autres, par la disponibilité et l’engagement des managers de proximité, ainsi que par une
357
culture d’activité « organisante et organisée » au sein des services. C’est pourquoi nous
avons obtenu rapidement le nombre de volontaires souhaité pour participer aux entretiens.
Dans chaque groupe, nous avons été présentée aux téléconseillers, par le manager et le
préventeur des risques professionnels qui ont repris les éléments de communication interne
transmis en amont de notre venue. Dans chaque groupe, le manager de proximité et le
préventeur des risques ont veillé à mettre à notre disposition un emplacement, avec bureau, au
sein de l’open space, espace de travail des téléconseillers, nous donnant une vision
d’ensemble du groupe et des différents vendeurs et managers, et la possibilité de prendre des
notes de manière discrète, d’installer un ordinateur avec connexion wifi, et de nous intégrer au
collectif. Lors des doubles écoutes avec les téléconseillers, nous disposions d’un casque, sans
micro, afin d’observer la prise en charge des clients, de la prise d’appel à la fin de l’échange,
avec l’accord des participants. Ayant été rapidement intégrée aux différents groupes
concernés par l’immersion, soit nous vaquions d’un téléconseiller à l’autre afin d’échanger,
d’assister aux appels, soit nous procédions à une observation générale avec prise de notes
depuis notre emplacement, soit nous assistions aux réunions d’équipe, aux moments de
convivialité informels, aux pots et événements internes. Cette vue d’ensemble des deux
groupes du service, facilitée par la compréhension et l’accueil des équipes, a favorisé
l’émergence d’une confiance réciproque avec les participants volontaires aux entretiens, ainsi
qu’une certaine bienveillance à nous confier les « hauts et les bas » vécus dans leur métier.
Nous avons pu effectuer deux semaines pleines d’immersion, une première auprès du
Groupe 1 et une seconde auprès du Groupe 2, avec des allers-retours par la suite pour mener à
bien l’intégralité des entretiens, durant trois mois de disponibilité, en fin d’année 2014
jusqu’au début de l’année 2015. Dans les deux groupes, nous avons veillé à une présence
représentative de l’ensemble de l’activité : les jours de semaine et le samedi, en alternant les
cycles de huit heures de travail, soit de 8 à 16h, soit de 12 à 20h, les clients pouvant se
comporter inégalement en fonction de ces périodes et horaires : « les lundis matin, on a des
pics d’activité » (téléconseiller). Dans chaque groupe, nous avons pu assister a minima aux
réunions hebdomadaires des équipes, en sus des réunions, briefings et échanges formels et
informels quotidiens.
Lors des doubles écoutes, nous avons œuvré à limiter la perturbation du téléconseiller,
en évitant une prise de notes frénétique, tout mouvement ou son pouvant parasiter son activité
habituelle. Les téléconseillers étant familiers du concept de double écoute, entre collègues et /
ou par le manager, cet exercice d’observation n’a pas posé de difficulté. Nous nous sommes
assurée de rester aux côtés des téléconseillers, observés et écoutés, assez longtemps pour que
358
notre présence n’influence pas, ou plus, la spontanéité naturelle de leurs comportements en
activité. Parfois, au contraire, le téléconseiller entrait en complicité avec nous pendant les
échanges avec le client, créant une relation de connivence, souriant de certaines situations
cocasses. Ces instants de confiance avec les téléconseillers ont suscité, de leur part, des
explications et narrations spontanées liées à des instants représentatifs de leur activité,
impliquant des émotions. Ainsi pouvions-nous mesurer ce degré de confiance à ceci : avec les
doubles écoutes, nous n’avions même plus besoin de poser des questions ; la narration et
l’expression d’émotions nées en contexte de travail, les échanges privilégiés, devenaient
naturels.
Le contact avec le client n’étant pas physique, et notre intégration au sein des équipes
s’avérant commode, en raison de l’ouverture du management, de l’habituation des personnels
à la question de la QVT et du travail de fond fourni ces dernières années par l’organisation au
sujet du bien-être au travail, nos ressentis issus de l’immersion au sein des groupes 1 et 2
relèvent de la joie, de la sérénité, de l’intérêt, de la vigilance, de l’étonnement, émotions
plaisantes en grande majorité. La surprise vint des rapports conflictuels avec certains clients,
parfois déconcertants d’agressivité gratuite. L’étonnement naquit de la constatation de
situations tendues, internes au groupe ; en effet, les périodes de « challenge commercial »
mettent les téléconseillers en compétition. Cela débouche sur des émotions négatives d’envie
et de jalousie aboutissant à des rivalités internes, entre téléconseillers du même groupe et / ou
de services connexes ou attenants, alors que l’organisation visait à créer des émotions
positives et plaisantes d’excitation, d’enthousiasme et d’émulation collective.
6.4.2.2. Les occurrences émotionnelles
Les données issues de l’immersion mettent en relief le fait que les émotions, plaisantes
ou déplaisantes, ressenties par les téléconseillers, trouvent leur origine aussi bien dans la
relation avec le client qu’au sein des interactions internes, entre collègues ou avec le
management.
De manière générale, la relation/client par téléphone induit des émotions plaisantes de
faible intensité, une joie modérée : « La majorité des clients sont sympas ». Lorsque le client
exprime une reconnaissance du « travail bien fait » fourni par le téléconseiller, le remercie,
éprouve de la gratitude envers le professionnel ayant réglé sa difficulté, ou lorsque le
téléconseiller remporte une vente difficile, ou inverse l’état émotionnel du client initialement
irrité, voire désagréable, ou lorsque le téléconseiller remplit ses objectifs quantitatifs et
359
qualitatifs de vente, remporte un challenge ou gagne une récompense, sous forme pécuniaire
ou non, les émotions recensées, plaisantes, relèvent d’une joie intense (Plutchik, 2001), un
optimisme, voire un soulagement : « Les challenges, c’est stimulant » ; « J’adore quand les
gens se souviennent de moi » ; « J’entends votre sourire au téléphone » (client) ; « Vous avez
été parfait, je mettrai une petite note » (client) ; « Je vous remercie de votre gentillesse,
madame » (client) ; « Merci merci merci. Parce que je n’avais rien compris jusque-là »
(client) ; « Vous connaissez votre métier. On a de la chance d’être tombé sur vous » (client).
Voici un exemple de revirement émotionnel du client par le téléconseiller : « Je commence à
péter un plomb, on se fout de moi !! […] » (client), « Je vais tout prendre en charge… […] »
(téléconseiller), « Je suis bien contente de tomber sur vous » (client), « Excusez-nous de la
part de mes collègues (sourire au téléphone) » (téléconseiller). Souvent, le téléconseiller
active ses compétences émotionnelles lors de l’interaction et fournit un travail émotionnel
empreint de sérénité, d’une écoute authentique, d’une joie de faible intensité, d’une
empathie, voire parfois d’humour : « Je comprends […]. Je vous explique ce qu’il s’est
passé » ; « Je vous renseigne, je ne touche rien » ; « Je suis désolé, ça va tomber sur vous car
ça fait trois fois qu’on me change d’unité […]. On m’a changé d’offre sans que je demande
quoi que ce soit » (cliente mécontente), « On va tout rétablir » ; « Je suis désolé d’être un peu
sec » (client), « Y’a pas de souci. Je vous comprends » ; « C’est normal d’être énervé, je
comprends ». Ce travail émotionnel passe principalement par les modulations de voix, de
ton, de débit de paroles, appuyés par les gestes et la communication non verbale du
professionnel, même si l’interlocuteur ne voit pas ce dernier.
Mais il arrive aussi, lors du contact avec le client, que le téléconseiller éprouve des
émotions déplaisantes, en particulier une forme de stress et d’anxiété, lorsqu’il ne parvient
pas à répondre aux attentes et besoins du client. Une forme de frustration peut naître du
sentiment de travail empêché lorsque la demande du client dépasse le champ d’action
autorisé, ou lorsque les applicatifs à utiliser s’avèrent trop complexes. Ces deux cas opèrent
alors une importante charge mentale sur le professionnel, charge liée à la relation
téléphonique : « Je peux répondre aux questions Mobiles mais pas pour les box ! » ; « Mince !
J’ai raccroché la cliente ! » ; « c’est le stress quand on n’a pas la réponse tout de suite et
qu’on doit mettre sous le coude en attendant. Moi j’ai post it et cahier » ; « Haaa j’en peux
plus (problème informatique). Haaa, [collègue] efface pas ! […] Hahahaha, j’ai cru que
j’allais m’étouffer » ; « On ne peut rien faire sur ce dossier, il est tordu. […] On ne sait pas
ce qui s’est passé ni si on peut faire quelque chose ». Dans d’autres cas, contrariété et colère
360
peuvent poindre, lorsque le client se montre agressif, non coopératif, de mauvaise foi,
malpoli, indélicat, verbalement violent, ou excessivement minutieux : « Quand ils posent
beaucoup de questions, t’en perds tes moyens » ; « Le plus fatigant, c’est de répéter les
choses » ; « les clients salariés de [entreprise] sont les pires. Ils me fatiguent pour la
journée » ; « Une heure d’appel ! Les dossiers sont parfois longs et complexes » ; « Momo,
t’es trop long » (client), « Les gens pensent qu’on est en Afrique parfois » (téléconseiller
Chat) ; « au Chat, que dire de la ponctuation et des majuscules ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Qu’est-ce qu’ils ont dans la tête ? Malgré tout, on y réfléchit, on y pense […] » ; « Moi, la
double session me permet d’oublier le comportement de l’autre client » (téléconseiller Chat) ;
« C’est du foutage de gueule » (client) ; « J’ai servi à la trésorerie de [entreprise] » (client) ;
« Je commence à péter un plomb, on se fout de ma gueule » (client) ; « Ça va être chaud.
C’est vous qui foutez le bordel ! » (client qui raccroche) ; « Vous vous moquez de moi ???
(cris) On est des pigeons… » (client) ; « Va te faire enculer fils de bâtard, j’ai pas appelé de
numéros spéciaux ! […] Vous ne me parlez pas comme ça je suis une femme va niquer ta
mère. […] T’es payé pour ça » (client), « On va se calmer tout de suite Mademoiselle, sinon
je coupe notre conversation. Vous avez haussé le ton, c’était pas utile » (le téléconseiller met
en mode mute son applicatif téléphonique, exprime son émotion par le rire et le mime de la
situation, puis vient me débriefer des échanges). Lors de comportements agressifs ou incivils
de la part des clients, les téléconseillers avouent ressentir de la colère, de la contrariété : « On
nous dit que c’est pas nous mais [entreprise] qui est agressée, mais quand même. Ça dépend
des moments, des jours passent mieux, surtout le matin. Je tempère, ne me mets pas en colère.
Si tu te mets en colère, ça va monter. Si tu essayes de calmer, ça les calme. […] S’il y a
insultes, je laisse parler. Souvent, c’est eux qui raccrochent, qui coupent. […] Si c’est
vraiment fort, je sors cinq minutes, vaut mieux pour le suivant ! ». Au téléphone, le mode
mute du poste téléphonique sert au téléconseiller à évacuer ses émotions déplaisantes, à se
faire des réflexions personnelles, à « ne pas perdre la face » (Goffman, 1973), en toute
discrétion.
La contrariété et la colère apparaissent également lorsque le téléconseiller s’aperçoit
qu’un autre collègue n’a pas correctement renseigné l’historique de la relation/client,
provoquant alors un sentiment d’être démuni face à la demande dudit client ; elles naissent
aussi lorsqu’un collègue force une vente, ou renseigne de manière erronée les informations
relatives au client, ou adopte un comportement générant un conflit de représentation entre les
attentes de l’entreprise et l’analyse du professionnel. Parfois, ces émotions se transforment en
361
envie, en jalousie, ou en aversion et rancune envers le collègue : « L’autre conseiller a
juste mis une note. Donc je ne suis pas certaine que c’est fait. Du coup, on peut perdre la
confiance pour le client » ; « Faut pas proposer pour proposer » ; « Certains conseillers
changent le forfait sans l’accord du client » ; « Quand il y a des challenges, certains forcent
la main. Mais les clients ont rien demandé ! » ; « Je ne le supporte pas […]. Mais on ne peut
pas dire : ‟ce conseiller est un connard” au client » ; « je trouve ça horrible de forcer la
vente aux personnes âgées ». La haute hiérarchie, de par un positionnement commercial vécu
comme ambigü par les téléconseillers, provoque parfois incompréhension, conflit de
valeurs, jalousies, sentiment d’injustice, de non-reconnaissance de la qualité du travail.
Cependant, en interne, le soutien social des collègues semble procurer aux
téléconseillers une certaine confiance lors de l’exercice de la relation/client, par exemple
lorsque le téléconseiller se met en mode mute pour demander une aide, un conseil. Les
conseils et aides s’échangent donc spontanément lorsqu’un collègue en formule le besoin,
parfois même lors du contact téléphonique avec le client, démontrant ainsi une certaine
réactivité lors de régulation autonome du collectif de travail ; cela procure alors aux
professionnels confiance, sérénité, joie modérée. Les moments propices au partage, en
particulier les événements internes, et les réunions, fournissent aux professionnels des
occasions de réels échanges, qualitatifs, souvent teintés de rires, de joies partagées, de
conseils sur les pratiques. Le Groupe 2 ritualise spécifiquement ces moments de partage, par
le biais de découvertes culinaires : souvent, un conseiller apporte un plat ou une gourmandise,
en lien avec la saison, une thématique, un événement, une animation. Enfin, le soutien social
du manager de proximité se montre particulièrement puissant, en particulier concernant le
Groupe 1, dans lequel le manager déploie une disponibilité, une écoute, une reconnaissance et
un accompagnement dévoué à son équipe. Il arrive que le manager de proximité reprenne la
relation/client lorsque cette dernière devient trop difficile à gérer pour le professionnel. Au
sein du Groupe 2, les managers de proximité tendent à un soutien social solide : « Pour
rendre un client heureux, il faut des salariés heureux » (managers), bien que plus mesuré par
rapport au Groupe 1.
De manière générale, les réunions hebdomadaires permettent aux téléconseillers et à
leur manager d’échanger sur leurs pratiques, d’ouvrir des disputes professionnelles (Clot,
2014), de récupérer et traiter de nouvelles informations, de se briefer sur les nouvelles offres,
d’évacuer collectivement les émotions et de faire remonter les ressentis et éventuels besoins.
Lors de jeux collectifs en réunion officielle, organisés et encadrés par les managers du Groupe
2, la question de la confiance et du collectif de travail a été mise en débat, et a permis à
362
chacun de se positionner : « Je trouve que c’est chacun pour soi maintenant » ; « Bon, on joue
collectif ou pas ? » ; « Il faut se challenger dans une bonne ambiance, un bon esprit ». Le
Groupe 2 éprouve des difficultés à obtenir une cohésion pérenne, les bureaux se vidant peu à
peu dans l’unité, et certains conseillers ayant aménagé leurs horaires de travail en temps
partagé : « Les trois quarts du temps, on est tout seul ». Ce Groupe éprouve un sentiment
d’abandon de la part des professionnels de la fonction RH et de la haute hiérarchie, dont les
bureaux se situent aux côtés du Groupe 1 : « On n’existe plus ; on ne voit pas la supérieure
hiérarchique, la RH de proximité. On est largués. Je le vis très mal ».
Le tableau 28 reprend les différentes causes et manifestations d’occurrences
émotionnelles au travail, constatées lors des immersions.
Tableau 28 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles dans les Groupes 1 et 2
Nature du stimulus
Valence de l’émotion
Émotions et états affectifs observés
Environnement externe :
relation/client
Émotions déplaisantes
Nature et exigences de l’activité : clients agressifs, malpolis, désagréables, tatillons à l’excès : contrariété, colère. Impuissance à répondre à la demande du client, charge mentale, complexité ou limites des applicatifs : stress, anxiété, non satisfaction.
Émotions plaisantes
Joie modérée à intense : lors de reconnaissance de la part du client, ou de réussite d’un challenge (excitation, fierté). Satisfaction lors du « travail bien fait », et lors du revirement émotionnel d’un client initialement mécontent.
Environnement interne : collègues,
management
Émotions déplaisantes
Relations internes : contrariété, colère, ressentiment, envie, jalousie : lorsqu’un collègue n’effectue pas un « bon travail ». Management (haute hiérarchie) : colère, contrariété, lorsque les attentes de l’entreprise heurtent les valeurs du professionnel, ou sa représentation de l’activité.
Émotions plaisantes
En petits groupes de collègues : communication plaisante, humour, blagues, échanges informels, partage d’émotions plaisantes, d’anecdotes, solidarité : joie, partage, excitation. Management direct, présent sur le plateau : joie, sérénité, confiance : le manager de proximité est source de reconnaissance, de soutien social, d’écoute active. Nature du travail : intérêt, sérénité.
Après avoir décrit le déroulement de l’immersion auprès des deux groupes étudiés, et
restitué les principales occurrences émotionnelles constatées, nous nous proposons
d’examiner, dans la section qui suit, le processus de collecte des données issues des entretiens
et de la documentation secondaire.
363
6.4.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de documentation
secondaire
Dans un premier temps, nous présenterons les caractéristiques principales de la
collecte de données issues des entretiens semi-directifs et non directifs. Dans un second
temps, nous exposerons les éléments de documentation interne, obtenus majoritairement
auprès des professionnels de la santé au travail et des managers.
6.4.3.1. Entretiens avec les téléconseillers, leur management et les professionnels de la santé
au travail et de la GRH
Pendant et suite à l’immersion dans les deux groupes étudiés, vingt-quatre entretiens
semi-directifs et non directifs ont été menés :
- avec quinze téléconseillers, sept appartenant au Groupe 1, huit au Groupe 2, dont un
professionnel ayant une fonction de formateur interne, de « référent métier »,
- avec cinq managers : les trois managers de proximité - deux concernant le Groupe 2,
un concernant le Groupe 1 -, le N+2, le N+3,
- avec le responsable RH,
- avec les médecins du travail de chaque groupe,
- avec le préventeur des risques professionnels.
Notons que les professionnels de la fonction RH, les N+2 et N+3, et le préventeur des risques
ont leur bureau sur le site du Groupe 1, et se rendent parfois physiquement auprès du Groupe
2. Le Groupe 2, au quotidien, se réfère directement aux managers de proximité ainsi qu’au
médecin du travail. Le tableau 29 répertorie les caractéristiques des différents entretiens et
quelques informations-clefs sur les participants.
Tableau 29 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas des téléconseillers
SECTEUR ETUDIE : TÉLÉCOMMUNICATIONS : Service conseillers-vendeurs d’un centre de relation/client
Statut Rôle
managérial Groupe Sexe Âge
Ancienneté (années) : Métier / Service
Semi ou non
directif
Durée interview/lieu
Téléconseiller 1
Conseiller-client
Non 1 F 52 7 / 2 Semi 1h20 / Bureau réunion
Téléconseiller 2
Conseiller-client
Non 1 M 39 17 / 2 Semi 1h30 / Bureau réunion
Téléconseiller 3
Conseiller-client
Non 1 F 56 15 / 13 Semi 1h20 / Bureau réunion
364
Téléconseiller 4
Conseiller-client
Non 1 M 40 14 / 7 Semi 1h30 / Bureau réunion
Téléconseiller 5
Conseiller-client
Non 1 M 30 1,5 / 1,5 Semi 1h40 / Bureau réunion
Téléconseiller 6
Conseiller-client
Non 1 F 48 2 / 2 Semi 1h10 / Bureau réunion
Téléconseiller 7
Conseiller-client
Non 1 F 30-35
/ Semi 1h15 / Bureau réunion
Téléconseiller 8
Conseiller-client
Non 2 F 59 22 / 8 Semi 1h15 / Bureau réunion
Téléconseiller 9
Conseiller-client
Non 2 M 60 10 / 10 Semi 1h15 / Bureau réunion
Téléconseiller 10
Conseiller-client
Non 2 M 47 16 / 5 Semi 2h / Bureau
réunion
Téléconseiller 11
Conseiller-client
Non 2 F 59 15 / 7 Semi 1h40 / Bureau réunion
Téléconseiller 12
Conseiller-client
Non 2 F 36 14 / 8 Semi 1h30 / Bureau réunion
Téléconseiller 13
Conseiller-client
Non 2 M 21 1,5 / 1 Semi 1h20 / Bureau réunion
Téléconseiller 14
Conseiller-client
Non 2 F 43 5 / 5 Semi 1h15 / Bureau réunion
Téléconseiller 15
Soutien métier
Non 2 F 38 10 / 10 Semi 1h10 / Bureau réunion
Manager 1 Manager de proximité
Oui 1 F 44 17 / 9 Semi 2h15 / Bureau réunion
Manager 2 Manager de proximité X
Oui 2 F 42 17 / 4 Semi 1h20 / Bureau réunion
Manager 3 Manager de proximité Y
Oui 2 M 60 28 / 7 Semi 2h10 / Bureau réunion
Manager 4 N+2 Oui 1 F 43 20 / 1 Semi 1h05 / Son
bureau
Manager 5 N+3 Oui 1-2 F / 29 / 6 Semi 1h20 / Son
bureau Responsable
RH GRH de
proximité Oui 1-2 F /
Non cité / 4
Semi 1h / Son bureau
Médecine du travail
Médecin du travail
Non 1 F / / Non
directif 2h15 / Son
cabinet Médecine du
travail Médecin du
travail Non 2 M / /
Non directif
2h / Son cabinet
Prévention Préventeur des risques
Non 1-2 F / / Semi 1h10 / Salle de réunion
365
Nous avons mené vingt-deux entretiens semi-directifs et deux entretiens non directifs.
Ces derniers se sont déroulés avec les médecins du travail, avec qui les échanges ont porté sur
les conditions de travail, la santé au travail, les émotions au travail, de manière libre et
générale. Tous les entretiens ont été menés sur le lieu de travail des professionnels interrogés.
Leur durée totale est d’environ 36 heures.
Nous avons, conformément au respect de la représentativité, interrogé davantage de
femmes que d’hommes exerçant le métier de téléconseiller : neuf femmes et six hommes. La
moyenne d’âge du Groupe 1 est de 43 ans, celle du Groupe 2, de 47 ans. Dans le Groupe 1,
l’ancienneté moyenne relative au métier est de 10 ans, dans le Groupe 2, elle est de 14 ans.
Les entretiens avec les professionnels de la fonction RH et de la santé nous ont donné
accès à des éléments de documentation secondaire, qui ont apporté un éclairage instructif sur
les discours et les pratiques relatées et observées.
6.4.3.2. Éléments de documentation secondaire
Nos investigations dans le service et les deux groupes étudiés, ainsi que nos échanges,
rencontres et entretiens avec les professionnels de la fonction RH, du management, et de la
santé au travail, nous ont obtenu la délivrance de nombreux éléments de documentation
interne, que nous nous proposons de récapituler infra. Le tableau 30 rapporte, de manière non
exhaustive, la teneur de ces différents documents, les domaines concernés et classifiés se
recoupant, en pratique, de manière transdisciplinaire.
Tableau 30 : Documentation interne intéressant la question des émotions au travail
Domaines concernés Détail de la documentation
Gestion des Ressources
Humaines et Management
- Étude interne, « Synthèse : les métiers face au client », de janvier 2008 - Compte-rendu de réunions 2014, à propos des formations et de la montée en
compétences des téléconseillers-vendeurs - Intitulés et contenus des formations proposées aux téléconseillers et aux
managers de proximité - Le référentiel managérial, reprenant les bonnes pratiques du management
Prévention des risques
- Fiche-prévention (à compléter et à envoyer aux préventeurs) - Fiche d’alerte santé-sécurité au travail - Fiches de remontée des risques - Fiches « incidents émotionnels » (exemples) - Bilan du plan de communication de la Prévention, 2013-2014 - Retours de la Commission Prévention de 2014 - Informations à propos du processus de fiche prévention, avec traitement « à
chaud » et « à froid » de l’incident - Fascicule « Management pour la prévention des RPS »
366
Questionnaires : - Évaluation Karasek des RPS de janvier 2015 (17% des répondants entrant dans
la catégorie des « actifs », 10% dans celle des « détendus », 19% dans celle des « passifs », et 54% dans celle des « tendus » ; pour un iso-train de 23%) ;
- Étude EVREST de décembre 2013, avec questionnaires effectués lors de la consultation médicale ;
- Évaluation bien-être au travail de 2014, avec analyse du questionnaire EPBET (Échelle de mesure Positive du Bien-Être au Travail), mesurant le bien-être global au travail, et du PANAS (Positive and Negative Affect Schedule), mesurant l’affectivité du bien-être au travail. Les résultats révèlent les vertus des relations entre collègues, mais des interactions parfois non satisfaisantes avec le management.
Santé au travail
- Séances 2014 du CHSCT de la Région concernée - Bilan CHSCT 2014 régional et les bilans CHSCT 2014 sur différents périmètres - DUERP de 2015, comportant de nombreuses références à la question des RPS - Documentation à propos de la sédentarité au travail (médecine du travail) - Tableur 2016 du Programme de Management SST, et actions de mises en
conformité règlementaire - Lettre de politique QVT et santé, dans le cadre du contrat social et de l’ANI du
18/06/2013 « vers une politique d’amélioration de la QVT et de l’égalité professionnelle ».
L’ensemble des données triangulées, par l’immersion, les entretiens, et les éléments de
documentation secondaire, a été analysé par catégories conceptualisantes. La sous-section ci-
dessous en présente les résultats saillants.
6.4.4. Principaux résultats de l’étude de cas
Dans le cadre de leur activité, les téléconseillers font l’expérience des émotions en tant
qu’objets du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013), les
émotions déplaisantes de plus grande intensité correspondant à des conflits de valeurs et / ou
des conflits interpersonnels, internes à l’organisation. Lors du contact plus ou moins plaisant
avec le client, les professionnels emploient leurs compétences émotionnelles (Salovey
& Mayer, 1990 et 1997), interpersonnelles, et produisent un travail émotionnel (Hochschild,
2003b), que nous considèrerons comme des outils émotionnels de travail. Le management de
proximité s’offre comme principal soutien social, facteur efficace de régulation émotionnelle
individuelle et collective. Bien que quelques effets émotionnels du travail puissent se
répercuter parfois sur la vie personnelle du téléconseiller, la principale difficulté pour ce
dernier réside dans la faculté de gérer ses émotions au travail, lors du contact avec le client,
lorsque sa vie privée est elle-même troublée, et source de tensions.
367
6.4.4.1. Les objets émotionnels du travail
Bien que la quasi-totalité des professionnels interrogés précisent, contrairement à la
quasi-totalité des professionnels interrogés et observés dans les trois autres études de cas, ne
« pas avoir choisi ce métier », ou provenir d’autres services ou postes supprimés au sein de
l’entreprise, les téléconseillers apprécient leur activité et son cœur de métier : la
relation/client. Ils apprécient également leurs conditions de travail, ainsi que les éléments de
motivation extrinsèque proposés par l’entreprise (primes, avantages, objectifs collectifs,
ergonomie des postes…) : « À l’époque, c’était beaucoup plus dur que maintenant » ; « Je
suis venue au commercial suite à une fermeture de service, c’est pas moi qui l’ai choisi. Bon
après, ça ne me déplaît pas forcément ».
Au sein des deux groupes étudiés, deux visions professionnelles se croisent et
révèlent des différences de représentation de la nature du métier : « il y a ceux de
l’ancienne école qui sont encore fonctionnaires chez nous, ils ont forcément pas du tout la
même méthode de travail que nous ; on a toujours été, entre guillemets, formatés à la vente.
Ça fait quand même des décalages parfois ». Ces différences de parcours et de représentation
du métier des téléconseillers se combinent à une diversité des sexes, des âges et des
personnalités : « il y a plein de personnalités différentes ici […]. C’est assez hétérogène » ;
« Il y a la pyramide de tous les âges ».
Quelle que soit la représentation du métier à laquelle le téléconseiller appartient, la
sérénité apparaît comme l’état émotionnel le plus récurrent au travail : « toujours le sourire.
Joie, peut-être pas. Plus sérénité » ; « On va dire la sérénité. Je suis plutôt calme » ; « Pas la
joie quand même mais… sérénité je pense ».
Pour les téléconseillers, le contact avec le client parvient à devenir source d’émotions
plaisantes, de joie et d’excitation, dans le cas d’un ressenti de « travail bien fait »,
correspondant à « la satisfaction des besoins du client » : « si on a bien répondu à la demande
du client » ; « satisfaire le client quand je l’ai en ligne, c’est une de mes priorités […]. S’il est
content à la fin de la communication, ben je suis content aussi » ; « J’aime bien rendre les
gens heureux, faire quelque chose qui va être utile ». Le téléconseiller ressent une joie, une
fierté, une sérénité, d’avoir répondu aux besoins du client, et de l’avoir satisfait. Quand le
client exprime sa satisfaction à l’issue des échanges avec le professionnel, ce dernier ressent
de la joie et de la sérénité d’avoir effectué un « travail bien fait » : « Conseiller les clients,
apporter une satisfaction au client, trouver une solution au client. C’est ça qui m’apporte le
plus ». Quand le client souhaite quitter l’opérateur, ou se montre initialement contrarié,
368
désagréable, malpoli voire agressif, l’éventuel « revirement » émotionnel exprimé en fin de
conversation par celui-ci, procure au professionnel une importante fierté, la grande joie
d’avoir réussi à retourner une situation initiale tendue, perçue lors de la prise d’appel comme
un « challenge » : « Ce que je préfère [au travail], c’est quand je vais avoir un client qui va
être loin d’être sympathique, limite agressif, pour une réclamation, une résiliation, ou un
conflit, c’est quand je désamorce le conflit » ; « Le client contrarié, j’aime bien. Parce qu’à
chaque fois, à la fin, j’arrive à détendre le truc, le client est content. En fait c’est un challenge
plus ou moins » ; « ‟Bonjour, je veux partir chez (concurrent)”. C’est le kiff total » ; « Ce que
je préfère, c’est le retournement de situation ! C’est mon métier ! On est conseiller/client ! » ;
« C’est une satisfaction personnelle, parce que tu te rends compte que tu as réussi à
désamorcer un client mécontent ». Dans tous les cas, le « travail bien fait » se mesure, pour
les téléconseillers, d’abord par le ressenti suite à la conversation, puis par les verbatim laissés
par les clients lors du questionnaire de satisfaction faisant suite aux échanges, et enfin, dans
une moindre mesure, par l’accomplissement des objectifs chiffrés, individuels.
Au contraire, lorsque le client qui appelle se montre incivil, furieux, injurieux voire
agressif ou menaçant, et que le téléconseiller ne peut alors nouer un dialogue constructif ou
développer son empathie envers ledit client, cela provoque en lui colère et contrariété, ou
lassitude et abattement : « il y a beaucoup de gens qui arrivent, qui sont de mauvaise
humeur, ou qui sont énervés d’emblée, ou qui sont très bavards et, s’ils sont en colère, ils vont
déblatérer toute leur colère, ils vont raconter tout ce qu’ils ont à raconter, car il faut qu’ils se
déchargent sur quelqu’un » ; « les gens sont des fois injurieux, menaçants, pour rien quoi.
C’est pas souvent mais ça arrive. Injurieux, un paquet de fois. Menaçant, c’est pas envers moi
mais envers (entreprise), pour dire : ‟(entreprise) c’est de la merde, je vous pisse au cul”,
des trucs comme ça, qui servent à rien du tout mais je l’ai entendue je ne sais pas combien de
fois, cette phrase ! Je me dis : ‟bon ok, je prends sur moi” » ; « et insulter les collègues :
‟j’ai été avec un connard juste avant vous” » ; « Ils t’épuisent, c’est pas possible » ; « soit tu
en rigoles parce que c’est tellement ridicule, soit ça te met hors de toi, et tu te dis : ‟mais
c’est pas possible quoi ! D’avoir des gens qui t’insultent sans même t’avoir dit deux mots !”.
Oh, il y en a, c’est des plaisantins, c’est pour faire les imbéciles » ; « Je me suis fait traitée de
tout ! ‟Sale pute !”, il y en a certains qui sont vraiment odieux. Mais parce que c’est au
téléphone, je pense » ; « Ça va être : ‟vous êtes nulle, vous êtes ci, ça, vous êtes des voleurs”,
ça fait partie du quotidien […]. C’est pas un métier où tu as de la reconnaissance ». Tous les
téléconseillers précisent que les personnes, à la fois employés et clients de l’entreprise,
369
s’avèrent représenter une population spécifiquement difficile lors du contact téléphonique et
de la relation/client, de par leur agressivité et leurs exigences : « […] Le client qui travaille
chez nous, c’est le pire » ; « Je ne me fais agresser QUE par les employés (entreprise) au
téléphone ».
Parfois, le téléconseiller ressent des émotions liées à la tristesse, ou à l’étonnement,
ou à la gêne, quant à la situation personnelle du client : « La tristesse […] quand il y a un
décès […]. Tu n’es pas à l’aise » ; « Ou ceux qui ont des problèmes de finances » ; « J’étais
vraiment gêné […]. L’étonnement, des fois ça me mettait un peu mal à l’aise […] elle avait
des problèmes d’argent, c’est elle qui devait payer ses films de cul quoi ! (à son mari) ».
Lorsque les clients se montrent exigeants, tatillons, insistants, les téléconseillers
éprouvent de la lassitude : « C’est fatigant, c’est fatigant : t’as l’impression d’être épuisée
quand tu parles une heure comme ça. Parce que les gens sont très volubiles, déjà, ils
n’arrêtent pas de parler, ils ont des tas de questions ; quand ils ont fini un truc… ‟HA !, je
vous demande ça aussi”, et c’est reparti : et tatati, et tatata. Presque de la soumission : tu te
sens coincé : t’es obligée d’écouter quoi. T’es contrariée ».
Lorsque le client se montre désagréable, irrité, contrarié, voire en colère, les
téléconseillers ressentiront pourtant une forme d’empathie envers le client, lorsqu’ils
estiment que la situation de ce dernier est injuste, non méritée : « C’est vrai qu’il y a des gens,
ils arrivent, en colère, mais à la rigueur, on peut comprendre qu’ils sont en colère […] ils
n’ont eu que des malheurs ; […] toi, tu leur dis : ‟ok, vous avez eu ça, ça et ça. Moi, ce que je
vous propose c’est de reprendre les choses, de prendre votre problème en main, et faire ça, ça
et ça […]”. La colère est tombée […]. Déjà, ça va mieux » ; « c’est souvent des petites choses
qui font boule de neige, parce qu’il a appelé depuis tant de temps, on le fait tourner en
rond ». Une certaine frustration, voire le sentiment d’une injustice faite au client,
proviennent d’un manque de marge de manœuvre quant aux actions ou gestes
commerciaux possibles dans certaines situations. Le phénomène est évoqué par les trois
quarts des professionnels interviewés, et constaté pendant l’immersion : « J’aimerais qu’il y
ait une marge de manœuvre pour un client fidèle » ; « On nous donne pas de billes pour faire
des cadeaux aux clients. Des fois, on est un peu bridé ».
Cependant, de manière surprenante, les émotions déplaisantes les plus intenses
ressenties par les téléconseillers, dans le cadre de l’activité, ne proviennent pas du contact
avec le client ; elles résultent de conflits de valeurs, entre l’organisation et la représentation
du métier du téléconseiller, de conflits internes, entre téléconseillers ou entre
370
téléconseillers et certains managers, ainsi que des outils de travail parfois inopérants, ou
en évolution perpétuelle.
Les professionnels interviewés éprouvent des émotions déplaisantes intenses, de
colère et de dégoût, causées par le décalage entre les attentes déclarées et officielles de
l’organisation - la qualité du service au client - et les encouragements tacites à atteindre des
objectifs quantitatifs de vente : « on nous demande de faire de la qualité-client ET de la
quantité de ventes ». Un soutien puissant, officieux, s’axant exclusivement sur la vente, au
détriment du « travail bien fait », se concrétise, pour les professionnels, sous forme de primes
en cas de gonflement des ventes. Il s’agit alors, dans ce cas, d’un conflit de valeurs, entre
déontologie et intéressement : « J’aurais des primes trois fois plus grosses si je n’étais pas en
accord avec mes valeurs » ; « Ce qu’on veut, c’est faire de la qualité et en même temps de
vendre ce que la boîte a besoin qu’on vende. Faut faire les deux, ce qui n’est pas forcément
facile. […] Ce que je me refuse à faire, c’est d’enrober des ventes dans des promotions où
c’est pas clair » ; « Il y a certaines personnes qui font : ‟je vous mets le bouquet tant, gratuit
pendant trois mois” sans lui expliquer comment il est gratuit ! […] C’est des gens qui
vendent, ils correspondent aux besoins de la boîte ; ils font des performances pour lesquelles
ils vont être récompensés, mais moi, derrière, on a des récla (réclamations), on est obligés de
rembourser : donc pour moi, ce n’est pas de la qualité » ; « je trouve que ça ne ‟paye” pas,
la qualité » ; « La personne a encore une fois placé des trucs, parce qu’il y a des objectifs
[…]. Ça me contrarie, ça m’énerve parce que pour moi, c’est pas du bon travail » ; « Il y a
des conseillers qui sont prêts à tout pour être les premiers […]. Souvent, le client, il est pas
content […]. Aussi bien les chefs que beaucoup plus haut, ils sont au courant, et c’est pas
pour cela qu’ils font quelque chose pour que ça change […]. C’est un truc qui m’horripile un
peu. Contrariété. Et puis un peu de colère aussi » ; « le double discours, le discours qualité
‟le client avant tout, et il faut qu’il soit satisfait” et ‟ouais ben vendez, vendez, vendez !”,
‟faites un peu n’importe quoi” style on-voit-pas-ça ».
Cette situation empire durant les périodes de « challenge », ou mise en compétition
des individus et des collectifs de travail - ici, la période des fêtes de fin d’année -, avec
affichages réguliers des résultats. Ces modes de travail provoquent une dissolution du
collectif, particulièrement manifeste concernant le Groupe 1. Dans celui-ci, et entre équipes,
naissent alors de nombreux conflits, liés aux émotions ressenties d’envie ou de jalousie.
Nous en témoignons d’autant mieux que nous y avons assisté durant l’immersion : « Dans les
périodes de challenge, par exemple ; là, t’es venue en plein cœur du truc, où il y a sans arrêt
des conflits, des bagarres, ‟oh, il m’a piqué mon truc”, ‟elle m’a piqué mon machin !” » ;
371
« Ce dernier challenge, c’était tendu, plein de gens se sont embrouillés ici. Quand tu étais
là » ; « Au challenge, c’est terrible l’ambiance. Pourquoi ? Parce que les résultats sont
affichés » ; « Dis-toi bien que tout le monde ici est en concurrence les uns avec les autres. Et
en permanence. Quelqu’un qui va t’expliquer un bon plan va le regretter pendant les
challenges si tu passes devant lui » ; « On est en concurrence, on peut pas être amis […]. Ça
nous divise beaucoup. Les vendeurs, beaucoup sont compétitifs » ; « tout est affiché » ;
« L’émotion la plus intense… C’est lors d’un challenge de fin d’année. Il y a eu des conflits
sur notre plateau. J’ai senti des émotions super fortes que je n’avais jamais ressenties au
boulot. Ça m’a surprise, décontenancée, perturbée, ça m’a scotchée, ça m’a anéantie.
J’aurais jamais cru que (collègues) puissent en arriver à se battre. À cause de ce
challenge » ; « Quand il y a des conflits, c’est sur des ventes, c’est tout le temps ça » ;
« Généralement, je trouve qu’il y a plus une pression entre les conseillers quand il y a le
challenge, ils sont tous les uns sur les autres pour rien ». Les professionnels du Groupe 1
évoquent tous les problèmes de jalousie intra et inter-équipes, engendrant colère, mépris,
sentiment d’injustice, perte de confiance : « la réussite, très mal vue ! Sinon, tu es
forcément une grugeuse » ; « En me démarquant, ça a suscité certaines jalousies et donc il y a
eu beaucoup de choses colportées sur moi, qui sont fausses » ; « J’ai subi beaucoup de
jalousies » ; « Tu dois pas faire d’appels sortants mais c’est parti dans tous les sens, on a tous
fait des appels sortants au final […]. Tu t’aperçois que les autres le font, tu te dis : ‟merde, je
vais passer à côté, je vais perdre aussi de l’argent” » ; « La jalousie, c’est une émotion assez
présente ».
Toutefois, une récente prise en compte des objectifs collectifs, se mesurant par la
qualité des verbatim laissés par le client suite à un échange commercial, tend à tempérer cet
aspect quantitatif de l’activité, représentée par des objectifs individuels assurant des primes :
« Ce qui est mieux dans leur nouveau calcul de PVC (Part Variable Commerciale), c’est que
tout compte ».
Enfin, certaines pratiques et outils de travail se perçoivent comme inopérants ou
changeants, et compliquent la tâche du téléconseiller : « les choses embêtantes, ce serait les
transferts sauvages qui n’ont rien à voir avec notre service client » ; « Des fois on se sent
impuissant […] je trouve que c’est un peu mal fait […] des fois, en ligne, on fait attendre, 10,
15 minutes » ; « des fois, c’est pas très logique » ; « […] c’est un peu lassant, c’est barbant
[…]. L’archive aussi, c’est embêtant […] je peux pas vérifier, c’est pas top » ; « Je dirais que
c’est plus sur les applications informatiques. On a un système informatique des fois qui est un
peu lourd, qui rame souvent » ; « ça change tout le temps ».
372
Face à ces émotions, objets du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard
& Ansiau, 2013), les téléconseillers déploient et bénéficient d’outils émotionnels de travail,
agissant sur les exigences émotionnelles de l’activité (DARES, 2007 ; Gollac & Bodier,
2011 ; DARES, 2014) mais peu sur les émotions déplaisantes intenses dont l’origine se loge à
l’intérieur-même de l’organisation.
6.4.4.2. Les outils émotionnels de travail
Les téléconseillers, tout comme les enseignants, mentionnent très peu l’utilisation de
compétences émotionnelles intra-personnelles. Pour les téléconseillers interviewés, l’écoute,
l’empathie, et la patience constituent les principales compétences émotionnelles,
interpersonnelles, à mobiliser lors de l’activité de contact avec le client : « Un bon
conseiller, il faut qu’il sache maîtriser son discours, qu’il soit à l’écoute du client, l’écoute,
c’est surtout ça » ; « la patience […] il faut écouter, que ce soit plaisant ou déplaisant, faut
d’abord écouter, et puis après analyser, et proposer une solution à son problème [...].
Écouter, première étape, ça c’est sûr. Donc la patience, l’écoute, le sourire » ; « L’empathie !
Et beaucoup de recul, beaucoup de calme. Pas être quelqu’un de stressé ou susceptible, qui
prend tout pour soi, l’empathie et le recul, une maturité » ; « Savoir faire face aux conflits,
aux difficultés : c’est pas toujours évident, ça s’apprend ».
Mise à part la capacité d’entrer régulièrement en empathie avec le client et des qualités
d’extraversion, ces différentes compétences, selon l’ensemble des interviewés, s’apprennent
par la formation : « Ça s’apprend, je pense, par la formation […] des mises en situation » ;
« l’âge, le parcours, la personnalité… ». À la différence des professionnels des trois autres
études de cas, les téléconseillers perçoivent unanimement les formations en lien avec les
compétences émotionnelles, proposées par leur entreprise, comme accessibles et efficaces, en
particulier sur le court terme : « le gars excellent, il nous mettait en situation » ; « on en a eu
une qui s’appelle ‟gestion des clients difficiles”. Ça m’a servi oui » ; « Formation à la
gestion des conflits […]. C’était intéressant, oui » ; « J’ai bien effectué cette formation sur
l’assertivité, et plus vite que prévu. Elle a duré trois jours et a été plutôt enrichissante, mais
surtout très intéressante avec jeux de rôles etc ».
Parmi les compétences émotionnelles interpersonnelles, les téléconseillers mobilisent
un travail émotionnel intégrateur, parfois dissimulateur, lors de la relation avec le client :
« Le sourire [...], ça s’entend au téléphone » ; « le masque, c’est entrer dans mon rôle et être
là pour conseiller malgré que je n’en ai pas envie, que des fois je fais ‟pchhhhh” (mime),
373
malgré des fois ‟hhh, madame oui merci” hhh » ; « Sinon, ce serait problématique parce que
j’enverrais peut-être balader les clients […] je serais peut-être plus directe avec les clients,
ce ne serait pas bon. Pour le travail. Pour la qualité, déjà ! Ça ne correspond pas à l’accueil-
client, à la posture que l’on doit avoir avec les clients » ; « Le but, en entreprise, tu ne dois
pas montrer des choses comme ça, de la panique, comme les hôtesses de l’air. Il faut rester
concentré par rapport à ça, tu ne dois pas montrer ce qui se passe, y être à fond, rester
concentré tout en respectant le client ». Ce travail émotionnel intègre principalement le
« sourire au téléphone », et, seulement pour quelques professionnels, un travail sur la
voix : « Déjà, on doit être souriant avec les clients au téléphone, même si derrière, on n’est
pas à sourire concrètement » ; « J’ai tendance à parler gentiment, et puis avec le sourire […].
Ça fait partie de l’accueil. C’est le métier » ; « des fois tu vas être souriant avec un client, des
fois tu vas lui parler chaleureusement alors que pfffrrr… […] Schizo ! (rires) » ; « le sourire
s’entend […] si avant tu as eu un client bien chiant, celui d’après, il faut faire encore plus
d’efforts pour pas montrer que tu es déstabilisé, qu’il récupère pas les pots cassés » ;
« Comme j’ai une voix assez posée en général, ça pose les clients […]. Je suis conscient que
ma voix joue » ; « Non, je ne calcule pas ça [la voix] ».
Les techniques de travail émotionnel employées lors de la relation/client semblent
assez hétérogènes : le travail émotionnel s’effectue, pour six téléconseillers, uniquement via
la technique cognitive ; quatre téléconseillers utilisent uniquement la technique corporelle ;
seulement trois téléconseillers mobilisent exclusivement la technique expressive ; un
téléconseiller se sert à la fois des techniques cognitive et expressive ; un autre, d’aucune des
techniques : « c’est cognitif plutôt. Je me dis : ‟allez, faut que je…” » ; « Plutôt la première,
cognitif. Je me coache » ; « Plutôt expressif. Ce que je dégage » ; « Je vais prioriser le corps
[…]. Je vis la situation corporellement » ; « de manière consciente, cognitif et expressif » ;
« aucun des trois ». Pour les téléconseillers, et contrairement aux trois autres cas étudiés,
le travail émotionnel n’intervient que dans la relation avec le client, et pas, ou rarement, en
interne : « je pense qu’on est libres de s’exprimer (en interne) » ; « Moi, je trouve qu’on est
quand même assez libre d’exprimer ses émotions ». Cet aspect est confirmé par les
observations d’immersions.
Tous les téléconseillers, sauf trois, disent employer l’humour comme stratégie de
régulation des émotions du client, et facilitateur de ventes : « Ça sert à dédramatiser avec le
client. C’est vraiment au cas par cas » ; « Tout le temps. Ça me met à l’aise […] ça me sert
aussi après, pour le rebond commercial » ; « Ça détend. Tu parles en même temps tu rigoles
avec la personne, ça fait une discussion peut-être moins conforme, et plus naturelle » ; « Ça
374
met le client plus à l’écoute, il est plus conciliant » ; « Il y a peut-être une forme de
provocation, inconsciemment. Mais, pour moi, c’est HYPER important » ; « Je dois sentir que
je peux le faire » ; « Tu le détectes au son de la voix ».
De manière inégalée, comparativement aux trois autres cas étudiés, le management
de proximité actuel représente le principal soutien social reconnu par les téléconseillers.
Ce constat s’établit particulièrement dans le Groupe 1, unanime à ce sujet : « Si tu savais, je
revis depuis que je suis dans cette équipe. Je me sens beaucoup plus considérée, beaucoup
plus protégée. Je viens avec beaucoup plus de sérénité. Le manager a un impact
énorme » ; « Ça lui tient vraiment à cœur qu’on fasse ces formations » ; « Nous, on a la
chance d’avoir une chef humaine, qui est vraiment à ton écoute » ; « Elle a fait des trucs de
coach et tout ça… Donc c’est vrai qu’elle est assez à l’écoute, elle cerne bien, je reconnais
qu’elle a ça en plus que certains managers » ; « elle les aide [les téléconseillers], elle les
coache, elle les aiguille, elle les guide. Ce sera pas le cas de tous les managers, mais elle a
cette qualité-là » ; « elle s’adapte aux personnes » ; « C’est personnalisé, elle prend en
compte les caractères de chacun » ; « Je me sens reconnue par mon manager, oui, ça c’est
sûr » ; « Les managers sont toujours accessibles, pas de souci de ce côté-là. Tu t’aperçois
que, je parle du N+1, tu n’es pas un simple chargé de clientèle de son équipe, mais qu’elle
t’envoie des vœux, te souhaite un bon réveillon, que si tu envoies un sms à minuit, elle te
répond. Moi, je trouve que je me sens écouté, gratifié. […] Au-dessus, c’est que les chiffres » ;
« il y a d’énormes différences entre les managers ! » ; « Depuis que j’ai changé [de
manager], je fais de meilleures ventes ».
Le Groupe 1 considère que le N+1 applique un management avant tout participatif,
puis dans une certaine mesure coopératif, « laisser-faire », voire délégatif : « c’est
participatif » ; « Participatif. Et laisser-faire, dans le sens où notre chef nous laisse notre
autonomie […]. Et délégatif » ; « C’est coopératif, une bonne entente. Participatif. Les deux
[…]. On peut s’exprimer comme on veut » ; « Coopératif, participatif, c’est ce qui correspond
le mieux » ; « Par rapport à mon manager, je trouve que c’est coopératif » ; « laisser-faire,
elle a confiance ». Le Groupe 2 apprécie le management couplant le type participatif avec le
type directif du manager X, ainsi que celui de type « laisser-faire » du manager Y :
« (manager Y), c’est plutôt laisser-faire et (manager X), c’est plutôt du directif » ;
« (Manager Y), laisser-faire. Parce qu’il me fait confiance » ; « Alors, avec (manager Y),
c’est laisser-faire […]. Il va te laisser faire. Et avec (manager X), je dirais que c’est
participatif-directif » ; « Participatif, elle l’est ; coopératif, elle l’est. Elle est directive aussi
375
(manager X) » ; « J’ai la chance d’avoir des managers qui apportent de la reconnaissance » ;
« Coopératif. Participatif aussi ».
Le management de proximité prend le temps de communiquer en interne, de se
montrer présent et à l’écoute des téléconseillers, et d’organiser des temps de réunions internes,
officielles, dans lesquelles les émotions au travail sont parfois régulées collectivement :
« réunions d’équipe, c’est toutes les semaines. On les formalise, on fait un compte-rendu.
Donc écrit, oral » ; « Il y a un tour de table à toutes les réunions, on a un temps de parole
chacun » ; « si on est en réunion, on échange les bonnes pratiques ».
Dans les deux Groupes, le manager de proximité peut prendre en cours une
conversation difficile avec un client, sur la demande du téléconseiller, procurant en cela un
fort soutien social dans l’activité-même : « Ça commence à me gonfler, je dis : ‟Vas-y
(manager) j’ai besoin de toi, il faudrait que tu expliques au client, il ne comprend pas, il fait
que gueuler depuis tout à l’heure”. Au départ, je ne savais pas trop qu’on pouvait dire ça à
notre responsable […]. Elle me l’a dit : ‟Tu nous appelles, on est là pour ça, on prend la
relève, comme ça tu passes à autre chose” ».
Les collègues-amis, représentant souvent deux à trois personnes, renforcent aussi le
degré de soutien social perçu par les téléconseillers : « Je vais prendre du réconfort auprès
de mes collègues, ma chef » ; « Deux, trois personnes en qui j’ai une entière confiance ».
Cependant, dans le Groupe 2, le non-renouvellement des effectifs vient clairsemer le plateau
téléphonique, dissoudre le collectif de travail, compliquer les échanges internes et provoquer
un sentiment d’abandon organisationnel : « On est un petit site, on est perdus… » ; « Ce
qui est compliqué, c’est qu’on est de moins en moins, et que les gens sur le plateau sont plus à
temps partiel qu’à temps complet, donc du coup, on se voit de moins en moins » ; « on se
retrouve avec des jeunes qui sont de passage […] il y a moins de monde » ; « il y a moins de
monde, des fois, tu te retrouves tout seul sur le plateau ». Malgré tout, dans les deux groupes,
nous constatons l’importance d’événements internes réguliers, de pots, et d’animations
commerciales internes - souvent conduites par des collègues de services dédiés -, créant du
lien entre les professionnels : « Les fêtes, on en fait souvent, pour les départs, pour Noël, les
vœux, il y avait tout le monde. Les grandes histoires, on a plein d’anecdotes » ; « quand tu es
avec tes collègues, c’est sympa, la proximité qu’on a ici avec les collègues » ; « On a quand
même des trucs sympathiques ».
Hors période de challenge, ou périodes chargées en objectifs de vente, le collectif fait
preuve de solidarité, dans les deux groupes concernés : « Quand tu as un problème, c’est plus
376
facile d’aller voir un collègue à toi, de lui dire : ‟j’ai un dossier x, comment tu aurais fait ?”,
tu peux parler » ; « Il nous appelle, on l’aide, ils sont contents, vice-versa, il y a une sorte de
reconnaissance » ; « Tu en rigoles avec tes collègues : ‟Moi j’en ai eu un bon, ceci, cela” » ;
« Les échanges de pratiques entre nous, c’est les gens qui viennent te solliciter : ‟tu peux
m’aider ?”. C’est plutôt positif, oui » ; « Les derniers temps, je trouve qu’on a été très
ensemble, on s’est pas mal aidé » ; « Dans l’équipe, je trouve que les astuces, elles sont bien
partagées ».
Bien qu’aucun téléconseiller ne parle du récent processus de « remontée d’incidents
émotionnels » mis en place par les professionnels de la santé au travail et des RH, en ignorant
souvent l’existence, l’ensemble des professionnels indique qu’il existe une bonne prise en
charge de la QVT par les services de santé, de sécurité au travail, et de prévention des
risques professionnels, couplée à une solide communication et sensibilisation de la part de
la hiérarchie, attentions visibles particulièrement ces dernières années : « Médecin du travail,
RH. Super accessible. On peut tout demander, même la médecine du travail on peut les
appeler, leur demander un rendez-vous » ; « Tu envoies juste un mail et ça répond tout de
suite. Elle vient des fois sur le plateau, elle regarde si c’est bien » ; « le dispositif,
normalement tu préviens ta manager, ta manager prévient le médecin du travail, le
préventeur, sa chef, ils se réunissent. Je l’ai vu faire » ; « Depuis qu’il y a eu toutes les
histoires de suicides qu’il y avait eu à un moment donné, ils s’inquiètent de la qualité de vie
des gens au travail » ; « Moi, je sais que c’est accessible. On va voir le médecin du travail,
voir une assistante sociale aussi » ; « Aujourd’hui, on est beaucoup plus écoutés. […] Ça a
changé, c’est quand il y a eu tous les problèmes qu’il y a eu, voilà ! Depuis, ils ont fait le
‟Contrat Social”, bon, ça va mieux » ; « On peut demander à tout moment d’aller voir le
médecin du travail » ; « par rapport aux syndicats, ils nous ont montré qu’ils étaient là » ;
« Faut remonter à ton responsable d’équipe, ouvrir un dossier ; on en a parlé en réunion
d’équipe » ; « les fiches incidents émotionnels ? Je ne savais même pas que ça existait, ça. Ça
ne me parle pas. Je sais juste que si un client m’a insulté, je ne sais même pas si je vais
penser aller voir un responsable pour le dire » ; « ces fiches, je ne sais pas si ce n’est pas
tabou ! ».
Concernant l’autonomie au travail, les téléconseillers se montrent assez unanimes sur
la question, et approuvent l’autonomie et les marges de manœuvre dont ils disposent dans
leur activité : « Autonomie, largement ouais. J’en suis satisfait » ; « Je pense qu’on a déjà pas
mal d’autonomie » ; « on est quand même assez libres » ; « Au départ, on avait un ‟langage
377
imposé”, il y avait des phrases-types […] même des écoutes pour vérifier si on les disait. […]
Maintenant, c’est conseillé, c’est pas imposé » ; « le nombre d’appels à l’heure n’est plus que
conseillé », bien que « Théoriquement, à chaque appel, on devrait exploiter au maximum tout
ce qui est possible […] ce n’est pas toujours réalisable non plus ».
Dans l’activité, les professionnels bénéficient de différents « sas » de décompression,
différentes « coulisses » (Goffman, 1959) organisationnelles, afin de réguler leurs émotions,
individuellement ou collectivement. Les téléconseillers mentionnent l’importance de ne pas
« enchaîner » les prises d’appel lorsque les situations difficiles s’accumulent, bien que
certains, du Groupe 2, ne parviennent pas à s’en empêcher. Ces sas correspondent à la
possibilité de sortir au bas de l’immeuble dans lequel se situe le service, afin de marcher, de
s’aérer, de s’étirer ; ou de se reposer, seul ou accompagné de collègue(s), dans une salle de
repos ; ou encore de couper le micro lors de la relation avec le client, en activant l’option
mute : « Si par exemple j’en ai un difficile, je vais prendre l’air, moi. Je ne reprends pas un
appel derrière » ; « Je vais dans la cour et je marche » ; « Je vais souvent en salle de pause, à
l’arrière […]. Je vais me mettre dans le canap’, je parle avec ceux qui sont en pause » ; « la
solution, c’est d’aller prendre une pause, ou d’aller faire un tour » ; « Je suis sortie, j’ai été
marcher un moment, je suis revenue et après ça allait mieux quoi ! » ; « On peut se dire les
choses en mute, le client est relou, certains coupent le son, hop ‟il me gave lui !”, ils tapent
sur la table, se lèvent, partent, crient. Tu en as qui ont besoin de s’exprimer » ; « des fois, je
pose le téléphone, carrément ! Et la personne est capable de parler dix minutes toute
seule ! » ; « Un petit coup de mute, je me lâche : ‟il me saoooûle !!!” Bing ! … et je le
reprends, et lui, il n’y voit que du feu ! J’évacue à l’instant t, ça me fait du bien, et je
l’exprime un peu pour moi-même […]. C’est une soupape de sécurité ! » ; « On a la solution
de facilité : le mute ! ».
Le problème principal qui se pose, relativement à ces sas et à l’ergonomie des postes,
réside dans le caractère sédentaire de l’activité de travail, qui contraint le corps à
l’immobilité. Cette sédentarité se renforce par le fait que le câble reliant le téléphone et le
micro au poste informatique limite les déplacements des téléconseillers pendant les appels, et
accentue les temps de station assise : « Me lever, je ne peux pas trop […] vu que tu es attaché,
tu ne vas pas bien loin ! » ; « des fois il y a besoin de bouger, de s’étirer […]. Quand tu restes
six heures sans bouger, ça fait long ! » ; « Ben, déjà, j’ai la bougeotte ; la position assise,
c’est un effort pour moi, à la base […]. J’ai besoin de bouger quoi ». Le caractère fortement
sédentaire de l’activité de téléconseiller préoccupe particulièrement les médecins du travail
des deux unités.
378
6.4.4.3. Les effets émotionnels du travail
Les effets émotionnels du travail, pour les téléconseillers, comportent une certaine
ambivalence, une composante, plaisante, et, à l’opposé, une autre, négative, voire très
déplaisante.
Dans la première situation, le téléconseiller ressent joie ou fierté, plus ou moins
intenses, provenant d’un ressenti de « travail bien fait », ou lorsqu’il remporte des avantages,
suite à un challenge, ou à de bons résultats par rapport aux objectifs fixés par l’organisation :
« je vais rester dans la joie. Ouais. Avoir gagné un voyage à l’île Maurice, c’est clair que ça
a duré plus de 24 heures [l’émotion] ! » ; « depuis des années, je suis fier de ma boîte » ;
« Quand tu as eu une promotion, tu vas être content sur plusieurs jours ».
À l’inverse, de brutales agressions verbales, ou des menaces, de la part des clients,
mêmes exceptionnelles, causent colère ou sentiment d’outrage, ou encore sensation de
soumission (Plutchik, 2001). Moins paroxystiques, les situations où interviennent des clients
désagréables, des activités professionnelles perçues comme routinières, ou un fort travail
émotionnel (Hochschild, 2003b), retentissent sur l’opérateur, créant soit des états de fatigue
physique et / ou psychique, soit de la lassitude et de l’ennui, soit de l’irritabilité, soit un
dérèglement alimentaire, qui prolongent leurs effets, la plupart du temps, jusque dans la
sphère privée du téléconseiller : « Des fois, un peu d’ennui. Des fois c’est un peu routinier » ;
« C’est un peu une journée sans fin, un éternel recommencement. C’est vrai que la nature
humaine fait que tu prends vite ta routine et tu es blasé en fait » ; « Il y a deux, trois clients
qui t’ont marqué, comme ça, autant dans le truc extrême que dans le moins extrême » ; « Je
reste en tension, je ne peux pas me coucher directement, quand je finis à 20h […]. Travailler
par téléphone avec les clients, c’est une tension quand même » ; « Il y a des fois où, quand
j’étais dans le bâtiment [autre métier], j’étais moins fatigué au bout d’une journée que de
bosser ici » ; « Irritable, quand j’ai passé une mauvaise journée […] je suis moins patient » ;
« C’est vrai que tu as tendance à te réfugier un peu sur le manger » ; « Des fringales » ; « Je
deviens fainéante, je procrastine » ; « Je ne dormais pas, je dormais peu. Je n’arrivais pas à
m’endormir et je ne dormais pas. C’était le début du burnout. On s’en est aperçu que je
faisais le burnout à cause du sommeil. […] Le boulot, c’est devenu la priorité numéro 2.
Avant, je l’associais plutôt priorité numéro 1 » ; « D’avoir fait une grosse bêtise à un client,
que je ne peux pas rattraper, j’y repense. […] je suis contrariée, ennuyée. Ça peut m’arriver
d’y penser chez moi » ; « Si tu n’es pas bien et que tu dois montrer que tu es bien (au
téléphone), c’est fatigant de passer au-dessus de tes émotions, et de paraître bien quand t’es
379
pas bien ! ». Sauf dans certains cas liés à d’importants conflits internes, ces états affectifs
restent moins perturbateurs sur la vie personnelle du professionnel que dans le cas des trois
autres métiers présentés supra. Enfin, certains téléconseillers appartenant au Groupe 2 ont
assisté à l’infarctus cérébral d’un collègue, une matinée, lors de l’activité, et ont, suite à son
décès, ressenti des émotions de tristesse intense, entravant l’activité ordinaire : « [Mon
émotion la plus intense] c’était ici, un de mes collègues qui a eu un accident cérébral, et moi,
je suis secouriste, donc on est venu me chercher […] et on n’a rien pu faire quoi. La tristesse.
C’est ce qui m’a marqué » ; « La seule fois où j’ai pas pu travailler ici, c’était le décès d’un
collègue de travail. Ça fait deux ou trois ans. […] C’est le seul jour où j’ai pas pu décrocher
le téléphone. […] C’est la SEULE fois où j’étais mal ». La prise en charge organisationnelle,
suite à ce décès, a été bien vécue par les téléconseillers impactés : « On a bien parlé avec les
collègues. En plus, on était suivi par des psychologues venus de (ville x) ; […] Ça a fait du
bien, ça ! » ; « On en a discuté. Il y avait une cellule de crise : par rapport à ça, ça s’est bien
passé ».
Contrariété et appréhension résultant des conflits et jalousies internes à
l’organisation, émotions-effets du travail, sont (aussi) mentionnées par la moitié des
téléconseillers interviewés, particulièrement ceux du Groupe 1 : « la jalousie, moi, ça m’a
plutôt dégoûtée » ; « […] Il y a eu un mail de SUD qui est parti sur le harcèlement moral au
travail, enfin, voilà, ça allait loin : harcèlement moral au travail. […] J’ai pas travaillé
durant un petit moment. C’est la médecine du travail qui a dit : ‟je ne veux pas que vous
retourniez sur ce plateau pour l’instant” ».
Pour réguler ces émotions et états affectifs déplaisants, effets du travail, seulement la
moitié des téléconseillers s’adonne à certains dérivatifs dans leur vie personnelle, à la
différence des trois autres métiers présentés, dans lesquels la quasi-totalité des professionnels
rapporte ces formes de régulation émotionnelle hors travail : « Justement, je n’ai pas de sas de
décompression » ; « Pour décompresser, moi je fais des câlins à mon chien ou à mes chats » ;
« Cuisine, marche, famille, les enfants » ; « Le sport. Quand il y a trop, il faut que j’aille
courir. […] Ça sert à évacuer le stress, à fabriquer de l’endorphine : au bout de dix minutes,
j’ai l’impression que j’ai des ailes ; tout s’éclaircit ! (rires) ».
Néanmoins, à l’image des trois autres métiers étudiés, les téléconseillers relèvent
l’importance du cloisonnement émotionnel entre leur vie personnelle et leur vie
professionnelle, les situations difficiles de la vie personnelle pouvant affecter la qualité de
leur travail, et leur bien-être lors de l’activité : « C’est difficile de couper. Tu te
forces » ; « C’est la première fois [métier] que je cloisonne » ; « À mon avis, inconsciemment,
380
c’est impossible, mais comme on dit, le naturel revient au galop » ; « Si tu as un souci […],
ça va se ressentir quand je vais décrocher. […] Ça va engendrer beaucoup de choses, sur la
qualité, la satisfaction, tout » ; « Ça se ressent quand même sur mon travail dans le sens où je
fais moins de ventes. Je ne suis pas motivée, moins au taquet ». Réciproquement, la grande
majorité des téléconseillers constate des difficultés à empêcher les incidents émotionnels
professionnels et leurs conséquences, de pénétrer au sein de leur vie personnelle.
381
Transition inter-parties
Cette deuxième partie a présenté et justifié le paradigme épistémologique adopté dans
cette recherche, ainsi que les multiples composantes de la méthodologie utilisée et de
l’analyse des données triangulées. Nous avons exposé les caractéristiques des études de cas
menées auprès des policiers de BAC, des urgentistes en traumatologie, des enseignants en
REP+ et des téléconseillers d’une entreprise de télécommunications, les détails de la
méthodologie employée, les occurrences émotionnelles principales de chaque terrain, ainsi
que les résultats principaux issus des analyses, en distinguant chaque composante de la
typologie émotionnelle déterminée en amont : les objets, les outils et les effets émotionnels de
et du travail.
La partie suivante discutera ces résultats, en proposant, dans le chapitre 7, une
relecture des facteurs de RPS à travers le prisme des questions existentielles sous-jacentes à
tout rapport social25, puis en différenciant et discutant, dans le chapitre 8, les trois
composantes du processus émotionnel au travail : les émotions considérées comme objets
émotionnels de travail, comme outils émotionnels de travail et / ou comme effets émotionnels
du travail. Tout au long de ces deux chapitres, nous exposerons les pratiques dominantes en
matière de GRH, de management et de santé au travail dans les différents cas étudiés, prenant
en considération, ou non, la composante émotionnelle au travail. Nous offrirons ainsi une
vision d’ensemble, comparative, des similitudes et différences de pratiques au sein des
quatre métiers étudiés, et proposerons des préconisations managériales pouvant être
rendues opérationnelles. Nous établirons ensuite la modélisation et la structuration du
processus émotionnel au travail, correspondant à la typologie dimensionnelle des émotions
de Jeantet (2003), Bernard (2007) et Remoussenard et Ansiau (2013), apport théorique majeur
de cette recherche.
Enfin, le chapitre 9 évaluera les principales limites de cette recherche, et ouvrira sur
plusieurs perspectives, offrant des axes de recherches futures.
25 « Les quatre questions existentielles de socialité » : traduit de l’anglais « four existancial problems of sociality » (Plutchik, 1991).
382
383
TROISIÈME PARTIE :
Discussion, modélisation, limites et perspectives
384
385
Introduction de la troisième partie : vers une modélisation théorique de la composante émotionnelle au travail ?
Le premier chapitre de cette discussion proposera une relecture des facteurs de RPS
à travers le prisme des questions existentielles de « socialité » (Plutchik & Kellerman,
1990 ; Plutchik, 1991), ou questions existentielles auxquelles se rattachent les rapports
humains en société.
Le deuxième chapitre discutera des objets, outils et effets émotionnels révélés
respectivement dans les quatre métiers étudiés, et comparera ces différentes composantes de
manière inter-organisationnelle. Le concept de régulation émotionnelle collective sera alors
proposé. Dans la dernière section de ce chapitre, nous présenterons la modélisation
théorique structurant le processus émotionnel au travail, impliquant ces trois dimensions
principales : les objets, les outils et les effets émotionnels de travail, et en décrirons les
mécanismes d’articulation dégagés par cette recherche.
Dans un troisième et dernier chapitre, nous pointerons les principales limites de la
recherche, puis nous ouvrirons sur des pistes de recherches futures.
386
387
Chapitre 7 : Une relecture des facteurs de RPS par les enjeux sous-jacents aux rapports en société
Introduction du chapitre 7
Ce chapitre propose une relecture des facteurs de RPS à travers le prisme des
questions existentielles de « socialité » (Plutchik, 1991). L’apport théorique consiste à
considérer les six facteurs de RPS mentionnés par Gollac et Bodier (2011) (les exigences
du travail, les exigences émotionnelles au travail, l’autonomie et les marges de manœuvre, les
rapports sociaux et les relations de travail, les conflits de valeur et l’insécurité socio-
économique) comme des éléments exprimant différents enjeux existentiels vécus par
l’individu : enjeux de hiérarchie, de territorialité, de temporalité et d’identité. Ces enjeux
impliquent des émotions fondamentales s’exprimant par différents comportements. Cette
nouvelle lecture des facteurs de RPS confère une place prépondérante à la composante
émotionnelle vécue par l’individu et le collectif de travail. Elle éclaire les différents facteurs
de risques, par une compréhension des enjeux humains initiaux, observables par des
comportements individuels et sociaux, manifestant des états affectifs que l’on peut qualifier
de « bruts ». Concernant les pratiques managériales, cette relecture conduit à considérer les
émotions au travail comme vecteurs de souffrance ou de bien-être, et propose un
classement des enjeux existentiels de socialité au sein des facteurs de RPS, facilitant ainsi la
catégorisation des risques au travail, en intégrant et « contenant » la composante émotionnelle
de manière formelle et tangible, tout en conservant une certaine flexibilité de classement des
risques en fonction des comportements et situations observables sur le terrain.
7.1. Une nouvelle perspective de considération des RPS
La théorie psycho-évolutionniste des émotions, ayant guidé l’élaboration et le
développement de tests mesurant les humeurs, les traits de personnalité, et les styles de
défense ou de coping, propose une connexion entre les émotions et les quatre crises
existentielles auxquelles l’individu est soumis : la hiérarchie, la territorialité, la
temporalité et l’identité (Plutchik, 2001 : 350). Plutchik (1991) lie ces quatre formes
élémentaires de « socialité » avec les huit branches d’émotions recensées dans son modèle
circomplexe multidimensionnel, modèle catégoriel extensible et continu, proposant des règles
388
d’analyse des émotions (Scherer, 2005). Dans la présente recherche, nous avons analysé les
questions de santé au travail et de qualité de services à travers le prisme de la composante
émotionnelle au travail. Or, les six facteurs de RPS (Gollac & Bodier, 2011) impliquent des
émotions récurrentes, caractéristiques des métiers étudiés. Par exemple, les urgentistes
ressentent des émotions de peur/appréhension dans le cadre de leur activité, face aux
comportements parfois violents ou agressifs des patients ou de leur entourage, au sein-même
de leur service. Cette émotion correspond à une exigence émotionnelle au travail (DARES,
2007 ; Gollac & Bodier, 2011). Les importantes exigences du travail des urgentistes,
principalement incarnées par la forte charge psychologique du travail, ressentie en particulier
depuis la réorganisation inter-services, provoquent, chez les professionnels, des émotions
relatives à la colère, la contrariété, et un stress dû à une surcharge cognitive. Chez les
policiers, joie et sérénité résultent des rapports sociaux et des relations de travail avec les
collègues. Quant à la vigilance, elle correspond à l’état affectif le plus récurrent mentionné
par les policiers dans l’exercice de leurs fonctions.
Selon la théorie psycho-évolutionniste, les émotions ont un rôle fonctionnel : elles
augmentent les chances de survie de l’individu, par le biais de réactions appropriées face aux
événements issus de son environnement interne ou externe, et correspondent à des signaux
des intentions d’actions futures, grâce à l’expression de divers comportements. Cependant,
nous ne pouvons établir avec certitude et précision la qualité de l’émotion éprouvée par un
individu, en raison de la nature complexe de l’émotion, et du fait que plusieurs émotions
surgissent au même moment dans l’organisme (Plutchik, 1980). L’individu évalue
cognitivement les événements vécus, et leur attribue une signification sur son bien-être et
son intégrité. Des changements physiologiques résultent de ce travail de détermination des
émotions et de la signification de l’événement, et produisent des réactions anticipatoires
associées à plusieurs types d’efforts et d’impulsions, comme l’envie d’attaquer, ou d’explorer.
Comme résultante de ces épisodes, une action produira un effet sur le stimulus ayant
provoqué leur enchaînement. Les quatre questions existentielles fondamentales, concernées
ici, se rapportent toutes aux dimensions de protection de la santé de l’individu, à une forme de
perpétuation sociale.
Premièrement, le concept de hiérarchie se réfère à la dimension verticale de la vie
sociale, à la question de la dominance sociale et de l’accès aux ressources, donc se rattache à
la question de la protection ou de la destruction. Les organisations hiérarchiques, par
exemple les organisations militaires (Plutchik & Kellerman, 1990), reflètent cet enjeu.
389
« Fondamentalement, la tentative de l’individu de faire face aux questions hiérarchiques
implique la concurrence, le conflit de statut, et les luttes de pouvoirs […]. Les personnes
proches du sommet de la hiérarchie ont tendance à se sentir dominantes, confiantes,
autoritaires, assertives, alors que celles proches du bas de la hiérarchie se sentent soumises et
anxieuses. L’état de dépression semble relié en partie par une perception de mobilité
descendante au sein d’une hiérarchie particulière » (Plutchik & Kellerman, 1990 : 21).
Deuxièmement, l’enjeu de territorialité recouvre l’opposition binaire entre
exploration et orientation. Les sentiments de contrôle ou de perte de contrôle sont inhérents
à la question de la crise de territoire : l’individu définit ses frontières. Cet enjeu implique une
notion de gestion de la distance, par rapport à l’agression. « D’un point de vue évolutionniste,
le territoire définit une région ou une place d’alimentation potentielle nécessaire à la survie,
ou une place sécurisée, hors d’attaque et de prédation » (Plutchik & Kellerman, 1990 : 22).
Troisièmement, la temporalité se rapporte aux problèmes de la vie ou de la mort (de
la perte, de la séparation, de l’échec), de la reproduction et de la réintégration. En l’absence
de soutien social ou de comportements altruistes, l’individu « ne survit pas longtemps dans le
groupe » (Plutchik & Kellerman, 1990 : 22). Une solution consiste à développer des signaux
de détresse exprimant la tristesse, afin d’obtenir de l’aide et la réintégration de l’individu. La
dépression correspond à un signal de détresse sur le long terme.
Quatrièmement, l’enjeu existentiel de l’identité se réfère à la question de « qui nous
sommes, ou à quel groupe nous appartenons » (Plutchik & Kellerman, 1990 : 22), et
correspond à une crise existentielle capitale, car les individus isolés ne peuvent ni se
reproduire, ni survivre. « Lorsque l’identité est partagée, nous ressentons un sentiment
d’appartenance, d’acceptation. Nous partageons un langage, des coutumes, des rituels, des
plaisanteries, des jeux » (Plutchik & Kellerman, 1990 : 22). Inversement, rejet et dégoût sont
associés à un manque d’identité, d’incorporation sociale.
Ces quatre enjeux existentiels (Plutchik & Kellerman, 1990 ; Plutchik, 1991) intègrent,
chacun, deux émotions primaires opposées. La hiérarchie représente l’enjeu attaché aux
émotions allant de la peur à la colère. La territorialité, l’enjeu attaché aux émotions allant de
la vigilance (au sens d’awareness, dans sa traduction anglaise) à la surprise. La temporalité,
l’enjeu attaché aux émotions allant de la joie à la tristesse. L’identité, l’enjeu attaché aux
émotions allant de l’acceptation au dégoût.
390
La figure 15, extraite de Ten Houten (1999), récapitule l’association des différentes
émotions primaires avec les huit grandes conduites relatives aux quatre problèmes existentiels
de « socialité », la valence des émotions impliquées, et le processus comportemental
correspondant.
Figure 15 : Les quatre problèmes existentiels, les émotions primaires y étant associées, les
processus comportementaux et les valences, tableau extrait de Ten Houten (1999 : 266)
Les émotions au travail, phénomènes adaptatifs multifonctionnels (Lazarus, 1991), à
processus homéostatique, construites et organisées socialement (Fineman, 2000), et dont
l’expression ou la suppression se définissent contextuellement (Albrow, 1997 ; Fineman,
2000), mettent à l’épreuve les corps et les ressources psychologiques des professionnels de
métiers sujets à incidents émotionnels, lorsque leur valence est négative, et constituent des
ressources lorsque leur valence est positive.
Nous proposons, dans le tableau 31, de répertorier les émotions au travail, cataloguées
lors des analyses de chaque cas, et représentatives de l’activité des professionnels, en les
associant aux pôles de chaque problème existentiel. Pour chacun des cas, nous dissocions les
émotions relatives aux « rapports externes » de l’environnement de travail, c’est-à-dire toute
situation de travail impliquant un rapport avec un usager, patient, client, et son entourage, ou
toute situation comprise comme faisant partie du cœur de l’activité du professionnel exerçant
un métier de service (par exemple des policiers à la recherche d’un mis en cause) ; et les
émotions relatives aux rapports internes avec l’environnement de travail, c’est-à-dire les
rapports sociaux entre collègues et avec le management, et les pratiques managériales et de
GRH.
391
Tableau 31 : Les émotions au travail dans quatre métiers sujets à incidents émotionnels à
travers le prisme des quatre formes existentielles de socialité
Émotions représentatives des situations de travail
Problèmes
existentiels
Correspondances problèmes
existentiels-émotions
Cas des « bacqueux »
Cas des urgen-tistes
Cas des enseignants
en REP+
Cas des télé-conseillers
ext int ext int ext int ext int Hiérarchie Protection : peur
Destruction : colère
Territoria-
lité
Exploration : anticipation /
vigilance
Orientation : surprise
Temporalité Vie : joie Mort : tristesse
Identité Incorporation :
acceptation
Rejet : dégoût Légende : « ext » : « environnement externe » : rapports avec le public rencontré et cœur de l’activité
« int » : « environnement interne » : rapports internes avec les collègues ou le management ; les pratiques managériales et de GRH et l’organisation du travail
Les ressentis d’émotions plaisantes, quelles qu’en soient les origines, constituent des
facteurs de bien-être au travail. Cette conséquence se renforce lorsque les émotions plaisantes
sont authentiques. Qu’elles proviennent des rapports externes ou internes à l’organisation, les
émotions plaisantes constituent des ressources pour les professionnels. D’une part, les
émotions plaisantes issues des rapports externes à l’organisation ou du cœur de l’activité,
résultent de la réalisation d’un « travail bien fait » en accord avec les valeurs professionnelles
de l’individu, de l’absence de conflits de valeurs, de rapports plaisants avec le public
rencontré, d’une application de l’autonomie et de marges de manœuvre individuelles ou
collectives, d’un travail émotionnel vu comme un challenge, etc. Les émotions relatives à la
territorialité (surprise vs vigilance) sont bien vécues et acceptées par les policiers, car ces
derniers estiment qu’elles « font partie » intrinsèque de leur activité. D’autre part, lorsque
les rapports sociaux et les relations de travail, internes à l’organisation, sont perçus comme
agréables et profitables, les individus ressentent des émotions plaisantes allant de la sérénité à
la joie. Ces différents facteurs - autonomie et marges de manœuvre, rapports sociaux et
relations de travail, exigences émotionnelles « faisant partie du métier », conformité des
valeurs - sont vecteurs de bien-être psychosocial pour l’individu et le collectif de travail.
392
7.2. « Je n’ai pas signé pour ça ! » : émotions acceptables versus
émotions inacceptables, une nouvelle caractérisation des risques
Certaines émotions déplaisantes s’intègrent dans des facteurs de RPS, notamment
lorsque l’individu les considère comme « ne faisant pas partie du métier ».
Les émotions déplaisantes contribuent à un état de santé dégradé ou à des symptômes
pathologiques plus fréquents (Dubé & Paquet, 2003) : par exemple, la colère provoque une
élévation de la tension ; les émotions répétées et causées par autrui, telles la frustration, la
rancune et la rancœur, conduisent à l’insatisfaction (Dubé & Paquet, 2003). De manière
générale, les émotions déplaisantes diminuent le bien-être au travail de l’individu
(Diefendorff & Gosserand, 2003 ; van Hoorebeke, 2005) tandis que les émotions plaisantes le
facilitent.
Déplaisante ou plaisante, une émotion va influencer le bien-être d’un individu, non
seulement en fonction de sa valence, mais surtout en fonction de la place qu’elle tient dans
la représentation de l’activité du professionnel : « le sens d’une émotion serait relatif à la
représentation archétypale plus ou moins consciente que le sujet aurait des situations
caractéristiques de son métier et des émotions issues de ces situations » (Robert, 2007 : 15).
Ainsi, une émotion peut impacter négativement le bien-être du professionnel si, pour lui, elle
est incohérente avec l’activité, atypique, n’intègre pas l’idéal du métier. La situation la plus
délétère sur le bien-être de l’individu correspondrait à la présence d’émotions atypiques du
point de vue de la représentation idéale de l’activité de l’individu, et typiques de la réalité
vécue, et ce, de manière fréquente et répétée (Robert, 2007).
D’une part, les professionnels qualifient les émotions déplaisantes, relatives au cœur
de l’activité et aux rapports externes avec l’usager ou le client, d’acceptables ou
d’inacceptables. Dans les trois métiers de la fonction publique concernés, cette appréciation
dépend de la nature de la motivation de service public du professionnel, ce concept
supposant « que les comportements individuels des agents publics ne sont pas uniquement
guidés par la maximisation de l’intérêt personnel, mais également par des éléments normatifs
(valeurs) et affectifs (émotions) qui renvoient à des comportements altruistes » (Desmarais &
Edey Gamassou, 2014 : 134). Lorsque ces émotions se heurtent aux valeurs professionnelles,
ou aux motivations de service public du professionnel, ce dernier les évalue comme
complexes à réguler, en ce qu’elles dépassent le cadre de leur engagement professionnel
initial.
393
Par exemple, les policiers ressentent des émotions déplaisantes relatives à la colère
lorsqu’ils doivent supporter, pendant parfois plusieurs heures, des insultes, provocations,
agressivités et violences de la part d’usager(s) ou de mis en cause ; ou lorsqu’un individu ne
reconnaît pas les violences exercées sur une victime physiquement plus faible que lui (vols,
agressions, violences, viols, meurtres), particulièrement lorsque cette dernière est, soit très
jeune, soit âgée, soit de sexe féminin. L’attitude de l’agresseur transgresse et se heurte
alors aux raisons vocationnelles initiales du policier : « sauver la veuve et l’orphelin »
(policier de la BAC), protéger les citoyens, rétablir l’ordre public.
Dans le cas des urgentistes, peur et colère ressenties par les professionnels,
relativement aux comportements inacceptables, parfois violents, des patients et / ou de leur
entourage, s’affrontent à la notion de care, ou de « prendre soin », conception élémentaire de
la vocation de l’infirmier. L’irrespect et la dénégation de leurs motivations de service
public par les usagers, dans ces cas, constitue un déni, voire une profanation de l’utilité
et des raisons d’être de l’exercice de leur activité : soigner, pourvoir aux besoins du
patient.
Les enseignants en REP+ évaluent les rapports avec les élèves impolis, irrévérencieux,
voire agressifs et violents, comme dépassant le cadre de l’exercice de leur activité, c’est à dire
de ce pour quoi ils exercent, leur provoquant alors des émotions de peur/appréhension,
considérées comme inacceptables en ce que, normalement, elles n’ont pas leur place dans un
rapport d’enseignant à élève : les professionnels observés et interrogés se sont engagés dans
un métier d’enseignement, dans une optique éducative, de transmission de savoirs, de valeurs
et d’attitudes citoyennes, et de contribution au développement cognitif et affectif des jeunes
élèves.
Enfin, les téléconseillers, pour les plus anciens ayant des motivations de service
public, pour les plus jeunes, des motivations attachées à la satisfaction des clients, attribuent
une signification révoltante à l’attitude des clients agressifs, menaçants, impolis ou insistants,
leur provoquant alors des émotions relatives à la colère et à l’ennui, d’intensités variables. Ces
situations s’opposent aux raisons de leur engagement initial dans le métier : rendre un
service à un client, répondre à sa demande en matière d’équipement en
télécommunications.
394
D’autre part, les émotions déplaisantes issues des rapports internes à l’organisation,
ressenties par les professionnels, constituent des RPS : les individus attribuent une
signification péjorative aux événements liés à certains rapports internes qui contredisent les
raisons initiales (ou la vocation) de leur engagement dans l’organisation ; ce qui suscite chez
eux des émotions de colère, de peur, de dégoût, de tristesse ou de jalousie. Ces émotions sont
considérées, par les individus, comme inacceptables, ces derniers faisant état de sentiments de
non-reconnaissance au travail, d’empêchement de réalisation de leur idée du « travail bien
fait », de gêne du bon déroulement de leur activité, alors même qu’ils conçoivent et
attendent de l’organisation, du management, et du collectif de travail que ces derniers
contribuent à ménager et à aménager leur activité, les soutiennent, les épaulent, les
protègent, dans l’exécution de leurs tâches quotidiennes, déjà intrinsèquement sujettes à
incidents émotionnels.
Le tableau 32 reprend les éléments du tableau précédent (tableau 31) en mettant en
exergue les émotions déplaisantes que le professionnel peine à considérer comme
« acceptables », « faisant partie du métier », et qui constituent des objets, outils, ou effets
émotionnels de travail périphériques, sources de RPS, s’additionnant aux risques initiaux
attachés au cœur de l’activité.
Tableau 32 : Les émotions considérées comme inacceptables par les professionnels
Émotions considérées comme inacceptables par les professionnels
Problèmes existentiels
Correspondances problèmes
existentiels-émotions
Cas des « bacqueux »
Cas des urgen-tistes
Cas des enseignants
en REP+
Cas des téléconseillers
ext int ext int ext int ext int
Hiérarchie Protection : peur
Destruction : colère
Territoria-lité
Exploration : anticipation
Orientation : surprise
Temporalité Vie : joie
Mort : tristesse
Identité Incorporation :
acceptation
Rejet : dégoût Légende : « ext » : « environnement externe » : rapports avec le public rencontré et cœur de l’activité
« int » : « environnement interne » : rapports internes avec les collègues ou le management ; les pratiques managériales et de GRH et l’organisation du travail
395
Les policiers ressentent des émotions liées au dégoût (aversion/dégoût/ennui)
(Plutchik, 2001), provenant de certaines pratiques de management et de GRH, vécues comme
un « rejet » de leur volonté de mener un travail bien fait. Le policier vit alors une atteinte à la
question existentielle de l’identité : tout d’abord un sentiment de non-reconnaissance
individuelle et collective de la part de sa propre hiérarchie, assorti d’un sentiment de défiance,
et enfin d’un sentiment d’absence de protection face aux objets émotionnels de travail,
pouvant se traduire par une insécurité physique, ressentie en raison d’un manque
d’équipements de protection, de défense, voire d’hygiène. Ce sentiment d’atteinte à l’identité
du policier s’exprime dans les revendications et manifestations policières initiées à la fin du
mois d’octobre 2016. Cette question existentielle d’identité s’intègre dans trois facteurs de
RPS (Gollac & Bodier, 2011) : les conflits de valeurs, le manque d’autonomie et de
marges de manœuvre octroyées, des relations difficiles avec la hiérarchie, et le manque
de soutien social.
Certaines pratiques de management manifestant un manque de confiance dans les équipes, un
fort contrôle managérial, et certaines pratiques de GRH perçues comme « radicales » par les
policiers, engendrent des émotions relatives à la peur, l’appréhension, questions de protection
(Plutchik, 1991) associées aux facteurs de RPS suivants : manque d’autonomie et de
marges de manœuvre, insécurité socio-économique, et relations complexes avec la
hiérarchie.
Les problématiques matérielles, les vices du NPM (Loriol, 2009 ; Caroly, 2011 ; Thévenin,
2016), une haute hiérarchie perçue comme absente ou se désintéressant des conditions de
travail réelles, sur le terrain, provoquent a contrario des émotions de colère
(rage/colère/contrariété). Cette question relative à la destruction concerne les facteurs de
RPS suivants : rapports avec la hiérarchie perfectibles, exigences du travail toujours plus
importantes, mais continûment peu reconnues par les pratiques de GRH, conflits de valeur
sur la notion de « qualité d’intervention » et de « qualité du travail ». Enfin, les situations
sources de colère (rage/colère/contrariété) avec le public rencontré, relatives à la question de
la destruction, relèvent d’exigences émotionnelles de travail, et de conflits de valeurs avec
l’(les) usager(s).
Dans le cas des urgentistes, les facteurs de RPS issus des rapports externes et du cœur
de métier s’attachent à la question existentielle de la hiérarchie (sociale) : les urgentistes
ressentent de la peur ou de la colère face à des comportements impolis, agressifs, voire
violents, de la part du public. Ces facteurs relèvent d’un conflit de valeurs avec le public
rencontré et des exigences émotionnelles qui ne devraient pas avoir cours. Ces deux facteurs
396
se retrouvent exacerbés par l’augmentation des exigences du travail, issue de la
réorganisation, provoquant des émotions elles aussi relatives à la question existentielle de la
hiérarchie. La difficile régulation conjointe dans ce service représente un RPS touchant aux
relations hiérarchiques ainsi qu’à la question des moyens de l’autonomie.
Concernant les enseignants en REP+, les émotions relatives à la peur, donc à la
question de la protection, représentent un RPS inhabituel dans cette profession, caractérisé
par des exigences émotionnelles importantes, dues au secteur de l’établissement. Le
sentiment d’abandon et de non prise en compte de leur santé et de leur bien-être, par la haute
hiérarchie et les professionnels de la fonction RH et de la santé, provoquent, en revanche, des
émotions de colère et de contrariété, question de destruction, ici correspondant aux RPS
suivants : relations hiérarchiques difficiles ou lointaines, manque de soutien social,
exigences du travail.
Les téléconseillers, dans une mesure moindre que les urgentistes, ressentent des
émotions déplaisantes difficilement acceptables, relatives à la question de la hiérarchie
(sociale), lorsque les clients se montrent impolis ou agressifs, d’autant plus que certains
d’entre eux se trouvent être des « collègues », appartenant à la même organisation. Les RPS
concernés sont les exigences émotionnelles, voire les exigences du travail. Au niveau des
rapports internes à l’organisation, la jalousie est l’émotion principalement vécue comme
révoltante par les professionnels. Elle intègre à la fois des émotions de colère et de tristesse
(Plutchik, 1980 : 161), affiliées aux questions de destruction et de « mort » (hiérarchie et
temporalité), correspondant aux facteurs de RPS suivants : conflits de valeurs entre le
professionnel et l’organisation, induisant un sentiment d’injustice, de trahison
organisationnelle et d’incongruence entre le discours institutionnel et les pratiques, ainsi que
des rapports sociaux de mauvaise qualité en raison de la mise en compétition.
Certains objets, outils et effets émotionnels sont considérés par le professionnel
comme « faisant partie du métier », donc admissibles, parfois stimulants, alors que d’autres
sont perçus comme inacceptables, sources de RPS. La présente recherche propose une
relecture des six facteurs de RPS (Gollac & Bodier, 2011), impliquant une dimension
émotionnelle substantielle, au travers du prisme des questions existentielles de « socialité »
(Plutchik, 1991), pourtant absentes de la littérature traitant de la santé et de la sécurité au
travail. Or, évaluer les facteurs de RPS, en décryptant en profondeur les significations
émotionnelles des événements vécus par les individus, au cœur de l’activité, ou relativement à
l’environnement interne de travail, permet, grâce aux affiliations établies entre émotions et
397
enjeux existentiels, d’agir sur la prévention des RPS. Cet éclairage enrichit la compréhension
des causes, expressions et interprétations des comportements individuels et collectifs. Cette
nouvelle approche des facteurs de risques au travail autorise les professionnels de la santé,
s’ils s’en emparent, à accéder à la compréhension profonde des comportements
individuels et collectifs observables dans l’organisation, et à élaborer alors un
ajustement ciblé et une adaptation des futures actions de politique de QVT, ou de
prévention des risques, que ces dernières s’inscrivent dans le cadre de la prévention
primaire, secondaire ou tertiaire.
Ce raisonnement nous conduit à proposer le modèle d’application managériale
suivant :
Figure 16 : Vers une relecture des facteurs de RPS : modèle d’application managériale
Transition inter-chapitre
Le chapitre a suggéré un décryptage des facteurs de RPS à travers le prisme des
questions existentielles de « socialité » (Plutchik, 1991 et 2001) ; ce décryptage aboutit à une
interprétation enrichie des comportements individuels et collectifs au sein des organisations,
car l’émotion détermine l’action, la prise de décision, la mise en mouvement de l’individu,
son passage à l’acte.
Le chapitre 8 modélise le processus émotionnel au travail, par l’analyse du contenu
des objets, outils et effets émotionnels du travail, et par l’exploration des relations établies
entre ces trois composantes-clefs de la structure émotionnelle, au travail, et hors travail.
398
399
Chapitre 8 : Vers une modélisation du processus émotionnel au travail
Introduction du chapitre 8
Dans un premier temps, nous discuterons des objets émotionnels de travail concernant
les quatre métiers étudiés, discussion de laquelle se dégageront les préconisations
managériales principales, les situations et conditions de travail problématiques, et les
pratiques salvatrices. Un tableau récapitulatif des différents objets émotionnels du travail
comparera les situations vécues au travail, des professionnels des métiers de service
concernés.
Dans un deuxième temps, les outils émotionnels de travail seront discutés dans les
quatre métiers étudiés : les émotions-outils de travail, le travail émotionnel, les régulations
individuelles des émotions, les compétences émotionnelles, et les régulations émotionnelles
collectives. Plusieurs tableaux comparatifs des outils émotionnels principaux de chaque
métier, mettront en évidence les bonnes pratiques et les difficultés constatées. La dernière
sous-section établira le concept de « régulation émotionnelle collective », outil émotionnel de
travail.
Dans un troisième temps, il sera question des effets émotionnels de travail, discutés
dans leur globalité dans une première sous-section, puis concernant chacun des terrains
examinés dans les quatre sous-sections suivantes. Un tableau comparatif inter-organisationnel
mettra en évidence les principaux effets émotionnels de travail, positifs comme négatifs, et
fera émerger certaines bonnes pratiques managériales.
Enfin, dans un quatrième et dernier temps, la modélisation théorique structurant le
processus émotionnel au travail sera proposée.
8.1. Des « objets émotionnels de travail »
Dans cette section, nous discuterons la notion d’objets émotionnels de travail, ses
aspects au sein des métiers de policiers, d’urgentistes, d’enseignants et de téléconseillers,
avant d’en proposer une synthèse comparative.
400
8.1.1. Considérations générales
Nous avons vu que pour Jeantet (2003), les émotions au travail comportent un statut
d’« objets » du travail, « en tant qu’elles seraient à transformer, à conformer, voire à réprimer,
mais aussi à déployer et à inventer » (Jeantet, 2003 : 100). Dans ce cas, les émotions
apparaissent comme des états affectifs résultant de la situation-même de travail, par
exemple la peur, l’appréhension, face à une intervention imprévisible, potentiellement
dangereuse, pour les policiers. Dans les métiers étudiés, le contact avec le public engage des
émotions en contexte de travail (Mainhagu & Moulin, 2014), qu’il s’agisse du métier de
policier (Martin, 1999 ; Fishbach, 2003 ; Lhuilier, 2006 ; Oligny, 2009 ; Loriol, 2016),
d’infirmier (Smith, 1992 ; Loriol, 2003 ; Truc & al, 2009 ; Sorensen & Iedema, 2009),
d’enseignant (Tardif & Lessard, 2004 ; Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005), de
téléconseiller (Totterdam & Holman, 2003 ; Zapf & al, 2003 ; Clergeau & Pihel, 2010a ; van
de Weerdt, 2011). À propos des émotions au travail ressenties par les professionnels des
pompes funèbres, Bernard (2007) pose la question du statut des émotions au travail, ces
dernières pouvant, selon le sociologue, constituer tour à tour des objets du travail, des outils
du travail, des effets du travail, et / ou des « acteurs » du travail. Dans le cas où l’émotion se
rapporte à un « objet de travail », elle apparaît dans le métier d’agent des pompes funèbres
comme relevant de la branche « tristesse » du modèle circomplexe multidimensionnel de
Plutchik (2001) : « gestion des émotions des endeuillés, évitement du ‟piège de la
compassion” (Goffman, 1968, 380-383) […] » (Bernard, 2007 : 4).
Le statut des émotions au travail, en tant qu’objets du travail, n’ayant pas été défini
explicitement dans la littérature, nous nous proposons d’envisager les « objets émotionnels
de travail » comme des états affectifs, plaisants ou déplaisants, issus du contexte de
travail, de la situation de travail, conditions de travail élémentaires d’une activité
professionnelle. En cela, les objets émotionnels de travail, souvent émotions-objets de travail,
correspondent à toutes les émotions, issues des conditions de travail et du contexte de travail,
potentiellement qualifiées d’« émotions brutes », intrinsèques aux caractéristiques des
situations vécues dans l’activité. Ils ne peuvent s’observer, se révéler, se ressentir, qu’en
conditions de travail réelles, « sur le terrain », qu’il s’agisse de la BAC, d’un service
d’Urgences, d’une équipe d’enseignants exerçant leur activité en REP+, ou d’un service de
téléconseillers. Ainsi, les métiers sujets à incidents émotionnels incluent des tensions
physiques et / ou émotionnelles, parfois des agressions, de la violence, des charges
émotionnelles et psychologiques importantes (Stellman, 2000). Ces agressions, incivilités,
violences, doivent être reconnues au niveau organisationnel, et non banalisées. Les états
401
émotionnels en résultant correspondent à des « objets émotionnels de travail ». Les
fluctuations des émotions, auxquelles sont soumis les professionnels, occasionnent des
répercussions directes sur la détermination de leur satisfaction au travail et hors travail.
Les événements vécus, ainsi que les émotions qui y sont associées, affectent le bien-être
psychologique de l’individu. Les émotions déplaisantes ressenties par ce dernier au travail
diminuent son bien-être ressenti (Diefendorff & Gosserand, 2003 ; van Hoorebeke, 2005)
alors que les émotions plaisantes le favorisent. Si les exigences émotionnelles de la
profession excèdent les ressources de l’individu et du collectif de travail, elles se
répercutent négativement sur la santé du professionnel (Muntaner & al, 2012).
Les métiers sujets à incidents émotionnels, par la nature des objets émotionnels qu’ils
renferment, nécessitent, de la part du professionnel, un travail sur les émotions, une régulation
des affects qui « dérangent » la bonne exécution de la tâche. Le taux d’absentéisme peut
augmenter dans une organisation, suivant le niveau d’exposition de l’individu aux contraintes
physiques et psychosociales d’une situation de travail (DARES, 2013). L’impact des
émotions déplaisantes ressenties par l’individu dans le cadre du travail, sur sa santé,
influence son absentéisme, son bien-être ressenti et sa satisfaction au travail, antécédents
du turn-over dans l’organisation (van Hoorebeke, 2003). Les désordres psychologiques liés
aux émotions affectent la santé de l’individu (Selye, 1974 ; Maslach & Jackson, 1981) par la
manifestation de psycho-somatisation (Charpentier, 2000), et contribuent à un absentéisme
coûteux, aux niveaux organisationnel et sociétal (van Hoorebeke, 2003).
8.1.2. Les émotions-objets de travail des bacqueux
Le cœur du métier de policier de BAC - le flagrant-délit, la recherche de délits et de
crimes, les interventions sur réquisitions, et, plus récemment, la primo-intervention lors de
tueries de masse -, s’intègre dans un environnement chargé d’incertitudes, de surprises, de
violences éventuelles. Depuis les années 1980, le NPM rencontre des difficultés d’application
à ces métiers, en raison de l’urgence, de l’imprévisibilité des activités, et du pouvoir
discrétionnaire des agents (Dupont, 2003) : le NPM correspond à une méthode, le secteur
public à un lieu d’application (Laufer & Burlaud, 1980).
La plupart du temps, lors des interventions, les éléments de situation comportent un
caractère incertain : « cela ne se passe jamais comme prévu » (policier de BAC). Quand
bien même les formations et entraînements favorisent le contrôle des émotions liées à la
surprise et à la peur en intervention, le facteur « incertitude » reste inévitable. En effet, il est
impossible, pour les policiers, de prévoir exactement les agissements d’une personne suspecte
402
et / ou dangereuse, d’anticiper la configuration topographique exacte des lieux de
l’intervention, de connaître l’éventuelle implication d’autres personnes présentes, etc. D’où
l’importance, au sein du collectif d’intervention, de constituer un élément « prévisible ».
L’incertitude renvoie aux notions de doute, de désordre, d’incomplétude, de complexité
(Lancry, 2007), favorise les états de stress, et détermine les techniques de régulation des
émotions, déployées par l’individu. La complexité des situations rend le système incertain
(Lancry, 2007). Plusieurs éléments constituent le système : le profilage du (des) mis en cause,
son (leur) histoire et ses (leurs) intentions, ses (leurs) réactions spontanées, les caractéristiques
des lieux, l’entourage… Tous les éléments constitutifs de l’environnement de l’intervention,
mais aussi des Hommes durant l’intervention, peuvent varier. D’un point de vue
philosophique, l’incertitude est liée au hasard, et s’inscrit dans le concept de contingence ;
cette vision renvoie aux lois des probabilités. Les policiers de primo-intervention doivent
sélectionner et considérer un maximum d’éléments afin de prendre une bonne décision en un
temps très rapide, alors que de nombreuses informations restent introuvables. Durant
l’intervention, l’interprétation et l’évaluation cognitive des événements aléatoires externes
vont influencer la prise de décision, donc l’action adaptée. Or, l’incertitude s’avère élevée
dans une perspective d’action située. L’action des policiers dépendra de leurs interactions
avec la situation. La pression du temps ajoute au stress (Reid & Nygren, 1988). L’intolérance
à l’incertitude, ou « prédisposition à réagir négativement à une situation ou des événements
incertains, indépendamment de sa probabilité d’occurrence et de ses conséquences »
(Ladouceur & al, 2000 : 935), doit donc se détecter dès la phase de recrutement des
policiers, les individus sujets à cette intolérance se retrouvant rapidement en état de « stress
dépassé » (Selye, 1974 ; Rascle, 2001), pouvant nuire à la mise en sécurité et à la qualité de
l’intervention.
Ce contexte d’instabilités et d’imprévisions se rattache à l’émotion fondamentale de la
surprise, donc à la question existentielle de la territorialité, plus particulièrement de
l’orientation (Plutchik & Kellerman, 1990 ; Plutchik, 1991). Il se couple à des situations de
risques et de violences potentielles, relevant du domaine de l’émotion fondamentale de la peur
(Plutchik, 2001), donc à la question existentielle de la hiérarchie, plus précisément de la
protection. Ces émotions peuvent être considérées, par les policiers, comme « faisant partie du
métier ». Cependant, dans le cas récent des tueries de masse, phénomènes nommés « amok »,
les émotions relatives à ces cas extraordinaires semblent dépasser les représentations
professionnelles (Robert, 2007) du cadre initial vocationnel du policier, de par leur intensité,
et la nouveauté du phénomène : « Ça nous a alerté. Amok, ce terme est Philippin, c’est
403
quelqu’un, en traduction française, qui, ‟pète les plombs”. Dont le but est de faire le plus de
mal […]. Pour lui le but est de faire le plus de victimes. Au final, ces personnes ont tendance
à se suicider […]. Et les premiers intervenants sont les effectifs de voie publique, les
patrouilles. La question est : est-ce qu’on sait faire ? Neuf fois sur dix sur ce type de
situation, c’est notre service qui est engagé. On est sans arrêt sur le terrain, on est réactifs
[…]. On s’aperçoit que les collègues, quand on a mis l’AMOK (stages), ils n’étaient pas prêts
du tout, culturellement. Non seulement en terme de dispositif […]. Et aussi il y a l’aspect
préparation mentale. Je leur dit : ‟Non, maintenant, vous allez rencontrer des personnes
[…]”. Ils vont tomber sur des gens qui vont dire : ‟Moi mon but c’est de vous tuer”.
Actuellement, c’est la plus grosse difficulté qu’on ait, de les préparer mentalement. À cette
idée-là, et à gérer ce stress-là. Moi, c’est la réponse sur laquelle j’ai le plus de difficultés »
(formateur BAC).
La photographie ci-dessous représente un équipage BAC en simulation d’exercice-attentat,
dans le cadre des formations continues liées au phénomène « amok ».
Photographie 4 : Simulation en exercice-attentat par la BAC
Crédits photos : Ministère de l’Intérieur - DIRCOM
404
Bien que la nature de l’activité varie selon les groupes du matin, de l’après-midi et de
la nuit, ce métier apparaît comme couramment exposé aux risques physiques et
psychologiques (Monjardet, 1996), et détient une solide réputation de profession
« stressante » (Kroes, 1985 ; Lhuilier, 1987 ; Stinchcomb, 2004). La nature des interventions
et les demandes émotionnelles du métier (Brotheridge & Grandey, 2002) impliquent, pour les
policiers, des émotions de peur, d’appréhension, de colère - émotions déplaisantes - mais
aussi des émotions d’excitation, de joie, de soulagement - émotions plaisantes -, dans les cas
où le plaisir de l’imprévisible se double de la variété des affaires et du sentiment d’utilité, de
servir, de faire justice, du plaisir en cas de « bonne affaire ».
Le corps et la pensée des policiers se mettent en tension : qu’il s’agisse de situations
dans lesquelles l’intervention comporte des risques potentiels, générant alors des émotions de
peur, d’appréhension, d’excitation ; qu’il s’agisse d’interpellés difficiles à tranquilliser,
provoquant alors des émotions de colère, de contrariété, ou d’ennui ; qu’il s’agisse des
obstacles pour se rendre rapidement sur les lieux d’un incident nécessitant leur présence, lors
d’interventions sur réquisitions, engendrant alors des émotions de colère, d’agacement, de
stress aigu, couplées à un sentiment d’empêchement, de frustration. Contrariété, colère,
sentiment d’injustice et d’impuissance se font aussi ressentir dans les cas où la situation vécue
et appréhendée par les policiers s’avère sinistre pour les victimes - viols, graves violences,
meurtres -, ou, dans une moindre mesure, lorsque l’attitude des requérants, victimes, témoins,
personnes concernées, personnes croisées sur une intervention, compliquent ou entravent
l’activité.
Les émotions déplaisantes, émotions-objets de travail, lorsqu’elles s’accumulent et ne
trouvent pas à s’exprimer ou à se réguler dans le temps, peuvent conduire les agents à
éprouver un « complexe des Danaïdes » (Oligny, 2009), potentiellement néfaste pour leur
santé, ainsi que pour la qualité des futures interventions : « Je pense que dans ce boulot, on
accumule, vous savez, on entasse, on entasse, tout ce qu’on peut voir, toutes les horreurs, moi
je sais que j’ai vu pas mal de trucs, et on les entasse en fait. Et on n’en parle pas
spécialement ouvertement à ses proches, donc c’est des choses qui restent. Dans mon cas, ça
reste. Et le souci, c’est qu’au bout d’un moment, on fait une petite overdose quoi. Et moi, je
l’ai faite il y a quelques temps ». Bien que des émotions déplaisantes particulièrement
intenses, dans le cas d’interventions extraordinairement choquantes, débouchent parfois sur
des états de stress post-traumatique, ou produisent des effets dramatiques sur la santé des
professionnels qui les ont affrontés (Crocq, 2004), des émotions déplaisantes récurrentes, au
travail, influent, également, à long terme, sur la santé des policiers, sur la sécurité et la qualité
405
de leurs interventions. En effet, selon la théorie des événements affectifs, basée sur la
perspective de l’évaluation cognitive (Lazarus, 1966), la fréquence d’un type de ressenti
émotionnel influence davantage le comportement de l’individu que son intensité (Weiss &
Cropanzano, 1996). La récurrence d’expériences affectives déplaisantes agit alors de
façon cumulative sur les attitudes au travail et le comportement organisationnel.
Au-delà des affects relevant des situations d’interventions, cœur de métier des
policiers, ces derniers connaissent aussi des tensions d’un autre ordre, reflétant le « paradoxe
du policier » (Caroly, 2011), tensions dues aux sentiments d’impuissance, d’incontrôlabilité,
donc de frustration, se répercutant parfois sur leur santé. Les origines de ces tensions
multifactorielles (Huez, 2008), se décèlent dans les moments d’ennuis, les conflits avec la
population, les dangers physiques, le contact avec les blessés, les malades, les drogués, les
horaires atypiques (Loriol & al, 2006), et se trouvent aussi dans des causes organisationnelles
(Kroes, 1985 ; Caroly, 2011).
Ainsi, nous relevons de nombreux objets émotionnels de travail au quotidien, que les
policiers doivent gérer, voire transformer. Il est surtout question d’états émotionnels relatifs à
l’« étonnement », donc de surprise, d’imprévus (Monjardet, 1996). Colère, contrariété, peur,
appréhension et dégoût apparaissent également, comme émotions « brutes », à réguler, la peur
diminuant l’efficacité de traitement de l’information (Dubé & Paquet, 2003), et la colère
perturbant l’objectivité des décisions (Lerner & Tiedens, 2006). Ces conditions de travail
particulières se répercutent sur la santé du professionnel (Stellman, 2000), et la qualité de
l’intervention. Ainsi, se profile la relation entre objets émotionnels de travail, santé, et qualité
d’intervention. Il s’agit, pour les policiers, de détecter ces émotions, de les identifier, de les
réguler (Salovey & Mayer, 1990 et 1997), par exemple, grâce à une autre émotion, la
vigilance (« awareness », branche « anticipation » de la roue de Plutchik), qui deviendra
alors outil du travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ; Remoussenard & Ansiau, 2013).
D’intenses exigences et demandes émotionnelles au travail (DARES, 2007 ; Gollac &
Bodier, 2011 ; DARES, 2014) engagent les professionnels à déployer des outils émotionnels,
afin de travailler les objets émotionnels. Le lien entre objets émotionnels du travail et outils
émotionnels du travail se dessine alors.
L’action des policiers implique les notions d’urgence, de danger, de risque, de
protection : maintenir l’ordre, la paix, la sécurité publique, prévenir et réprimer. Skogan
(2005) sous-entend l’importance de l’attitude des agents de police dans la satisfaction des
citoyens : ces derniers attendent du policier, de l’écoute, une attention, des conseils, une
neutralité, une objectivité, une explication des procédures. Le contact et la qualité de la
406
relation retentissent davantage sur la satisfaction de l’usager que le résultat final de la
prestation (Skogan, 2005). Pour que, de ce contact, naisse la satisfaction des usagers et la
performance au travail, les agents de police doivent connaître eux-mêmes une certaine
satisfaction relative au climat de travail, un bien-être au travail, une communication aisée avec
leur management, une reconnaissance au travail, des formations et équipements adaptés aux
exigences du travail. Le management devrait tenir compte du contenu et de la teneur de ces
objets du travail, en tant que conditions de travail réelles, par exemple dans la
cartographie des risques au travail, et dans le cadre d’un plan de prévention des RPS ou de
politique de QVT.
8.1.3. Les émotions-objets de travail des infirmiers urgentistes
Le métier d’urgentiste comporte une forte tension perçue au travail et une charge
mentale et émotionnelle importante (Loriol, 2003 ; Loriol & Caroly, 2011), voire des états
d’angoisse au travail (Moisson & al, 2009). Les contacts avec les patients et leur entourage
quelques fois provoquent, chez les professionnels, des émotions déplaisantes (Niven &
Sprigg, 2013) de plus ou moins grande intensité, et la pression des familles engendre un stress
perçu. De plus, les erreurs commises par le professionnel peuvent entraîner de graves
répercussions (Moisson & al, 2009). Ainsi, le métier d’urgentiste est un des métiers les plus
exposés au stress professionnel (Girault-Lidvan, 1989).
Les quarante urgentistes observés éprouvent quotidiennement des émotions intenses,
et encourent des risques physiques et psychologiques provenant du contact avec un public en
détresse, impatient, souffrant, paniqué, désespéré, parfois violent, agressif, voire dangereux.
Les intenses émotions-objets de travail, provenant de ces contacts, atteignent particulièrement
l’IAO, occupant une position de primo contact avec le public, singulièrement éprouvante
psychiquement pour le professionnel. C’est pourquoi l’organisation prévoit, officiellement,
des rotations du personnel à ce poste, toutes les six heures.
En contexte de travail, les urgentistes éprouvent des émotions, plaisantes et
déplaisantes, provenant des interactions avec les patients, leur famille et entourage, les
collègues, la hiérarchie.
D’une part, les émotions plaisantes au travail, comme la joie, la fierté, la sérénité, le
sentiment du travail accompli, proviennent la plupart du temps, de l’accomplissement d’un
« travail bien fait », de la nature-même de certains soins, et de la reconnaissance de la part de
la personne prise en charge, ou de son attitude accommodante, attentive, raisonnable,
conciliante ou agréable. Comme le font remarquer les policiers à propos de situations
407
d’interventions et d’interpellations : « le public fait sa prise en charge » (policier de BAC), le
professionnel s’adaptant aux comportements de l’interlocuteur. Le « travail bien fait » ne
se réalise qu’à condition que l’organisation du travail soit adaptée au travail réel. Il
nécessite de passer un certain temps auprès du patient, ce qui n’est pas toujours envisageable
dans le service, en raison de l’organisation du travail actuelle, et de la logique gestionnaire
hospitalière, dans laquelle le travail réel est méconnu, non pensé par les restructurations. Or,
les infirmiers souhaitent passer davantage de temps auprès des patients, car ils considèrent ce
travail relationnel comme le cœur de leur activité (Soares, 2002 ; Estryn-Behar, 2007). Dans
ces cas, l’urgentiste fait état d’un conflit de valeurs entre sa vision du travail bien fait et les
moyens organisationnels existants : les infirmiers, dont bon nombre témoignent d’une
vocation à prendre soin d’autrui (l’activité de care), motivation de service public (Desmarais
& Edey Gamassou, 2014), se retrouvent alors déchirés entre leurs valeurs professionnelles et
les charges de travail (Formarier, 2007).
D’autre part, les émotions-objets de travail des urgentistes, la peur, l’appréhension, la
colère, la contrariété, de différentes intensités suivant la gravité des événements et les types de
régulation individuelle des émotions opérés, constituent les principaux états affectifs
déplaisants des infirmiers. Mais d’autres émotions déplaisantes, émotions-objets de travail,
tiennent aussi à l’histoire du patient, aux causes qui l’amènent au service, à l’injustice de sa
situation (émotions de colère, contrariété), à la stupéfaction, la surprise, voire à l’effroi face à
la nature de l’événement, à la tristesse résultant de la situation, au dégoût ou à la gêne liés à la
nature des soins. Ces émotions impliquent, pour le professionnel, un rapport au corps non
neutre psychologiquement, avec le patient. Les formations initiales des infirmiers font
référence au degré d’engagement émotionnel du professionnel, afin que ce dernier ne se
retrouve pas submergé par ces différents états affectifs, et par un stress psychique et
émotionnel (Sorensen & Iedema, 2009). Les infirmiers peuvent donc, dès leur formation,
conscientiser ce risque, s’y préparer, concevoir une proximité fonctionnelle et flexible avec le
patient. Concernant les émotions se rapportant à la question de la mort et du décès des
malades, les infirmiers formés en soins palliatifs semblent mieux réguler les émotions en
résultant, grâce à des formations traitant du rapport au stress lié à la mort (Loriol &
Caroly, 2008) ; ouvrir ces formations à l’ensemble des infirmiers constituerait un recours
bénéfique aux professionnels.
Aux conflits de valeurs et aux exigences émotionnelles du travail, s’ajoute un
troisième facteur de RPS, les exigences du travail : les infirmiers urgentistes exercent leur
408
activité en horaires atypiques, endossent une charge psychologique importante26, et doivent
résoudre des problématiques matérielles, organisationnelles, internes, vécues comme non
gratifiantes, sources de contrariétés, leur ajoutant un stress et une charge cognitive. Le
manque d’effectifs s’ajoute à des règles d’organisation du travail et des règles socio-
émotionnelles ne semblant pas adaptées au travail réel, ni traduites dans une régulation
conjointe (Reynaud, 1988). Les urgentistes expriment alors un sentiment de travail empêché,
d’impuissance, de méfiance, aboutissant à de la contrariété, de la colère, du mécontentement,
voire de la honte. Certaines relations internes difficiles, voire conflictuelles, en découlant,
sont très mal vécues par les professionnels, car considérées comme « ne faisant pas partie
du métier ». De plus, les urgentistes sollicitent intensément leur corps au travail : ports
réguliers de charges, contacts directs avec les malades et leur entourage, utilisation du corps
lors des prises en charge, déplacements physiques continuels dans le service, multiples allers-
retours, station debout devant un poste informatique « mal pensé ». Ce qui constitue, outre le
problème de la « charge psychologique », une charge corporellement concrète, évidemment
fatigante.
Enfin, les dispositifs mis à la disposition des urgentistes, dans les cas où ces derniers
connaissent des incidents émotionnels importants, comme des agressions, des conflits violents
lors de l’exercice de leur activité, ne sont que peu utilisés, en raison d’un manque de
confiance et de proximité avec le management et l’institution. Cette difficulté concernant
la qualité des relations hiérarchiques, facteur de RPS, s’exprime par le non-usage de l’outil de
gestion « fiche de signalement d’un incident / accident lié à une situation de violence », à
adresser à la Direction de l’établissement. Cette inutilisation s’explique par l’appréhension
des éventuelles retombées managériales excluant le professionnel du service, ou mettant à mal
sa sécurité socio-économique. Ainsi, la plupart des incidents et accidents, agressions
physiques et / ou verbales, et les incivilités de la part du public, et en interne entre
professionnels, ayant lieu au sein du service, « restent dans le service ». Lorsque
l’urgentiste vit des situations violentes l’affectant excessivement, il choisira, la plupart du
temps, d’opérer un retrait, s’exprimant par un arrêt de travail : le fort taux d’absentéisme du
service reflète le vécu d’émotions-objets de travail intenses, non inclues dans la représentation
que l’urgentiste a de son métier ; il reflète donc aussi l’insuffisance d’outils émotionnels de
travail sur ces objets.
26 Baromètre social de l’hôpital 2015 ; Enquête EVREST de l’hôpital, 2014
409
8.1.4. Les émotions-objets de travail des enseignants en REP+
Le métier d’enseignant comporte une autonomie ambigüe (Piperini, 2007) :
l’enseignant se trouve, en effet « libre » de faire cours comme il l’entend, mais, en même
temps, « prisonnier » d’une bureaucratie importante, qui néanmoins ne lui accordera qu’un
soutien administratif et hiérarchique aléatoire en cas de relations parfois difficiles avec les
élèves (Massé & al, 1998). C’est donc une profession largement exposée au stress (Kovess
& Jaoul, 2004). Dans le secteur des REP+, l’enseignant doit « tenir sa classe » avant de
pouvoir « faire la classe » (Bénabou & al, 2004), et il doit susciter et motiver l’attention des
élèves tout au long du cours. Ce travail relationnel, d’autorité et de transmission de savoirs
constitue un effort sans cesse à refaire, à réinventer, et dont les fruits et résultats ne s’avèrent
que rarement satisfaisants pour le professionnel (Lantheaume, 2008).
L’enseignant utilise la corporéité lors de son travail : il mobilise sa voix, son corps,
dans le rapport avec l’élève, se préoccupe de ses déplacements et de la distance établie entre
lui et l’élève, ou les élèves. En classe, le professionnel dépense une importante énergie
physique et psychologique, (corporelle, vocale, faciale et psychique), particulièrement lorsque
la pédagogie est dite « active » et non personnalisée. Les résultats de ce travail se montrent
souvent décevants pour le professionnel, eu égard à ses valeurs professionnelles et à sa
vocation initiale. Cela occasionne alors des états affectifs récurrents de frustration, de
lassitude, de fatigues psychologique et physique, de contrariété. Dans l’établissement, en
dehors de ses classes, l’enseignant conserve un rôle d’autorité et de respect des consignes,
quel que soit l’élève, et remplit parfois une fonction d’aide, d’écoute, de soutien, de conseil.
Comparablement au cas des policiers, les enseignants peuvent vivre un « complexe des
Danaïdes » (Loriol, 2009), en raison de leurs sentiments de frustration et de lassitude face à
un travail « sans fin », désappointant, qui les lasse et les fatigue.
Peur, appréhension, contrariété, colère, ennui, résignation, tristesse, naissent lors
de rapports épineux avec des élèves et leur famille, ou de rapports avec des élèves difficiles.
Les enseignants ressentent des émotions relatives à la peur lors de violences, d’agressions
verbales et / ou physiques, de situations tendues à gérer. Certaines émotions intenses, de peur,
à la marge des conditions de travail quotidiennes, heurtent le professionnel. Les violences
verbales entre élèves, les incivilités quotidiennes, les situations relatives aux rapports entre
l’établissement et certaines attitudes éhontées des élèves et de leur famille, provoquent colère
et contrariété chez les professionnels. Enfin, certaines injonctions paradoxales et le manque de
visibilité des résultats du travail fourni s’expriment par des états de stress, d’anxiété, et un
sentiment d’impuissance.
410
En contrepartie de ces émotions-objets de travail, plus ou moins acceptables et
acceptées par les professionnels, des émotions de sérénité, de joie plus ou moins intense, de
satisfaction du « travail bien fait », de fierté, résultent de situations de travail dans lesquelles
les élèves se sont investis, ont appris, ont travaillé ensemble, par exemple des spectacles ou
des travaux de groupe, mobilisant plusieurs niveaux de scolarité. Au quotidien, joie et intérêt
pour le travail stimulent les enseignants dans leurs activités. Ces émotions plaisantes
résultent aussi de l’organisation du travail et de son contenu : autonomie dans le travail,
marges de manœuvre dans l’activité, variété des tâches, travail collectif, travail en mode
« projet ». De plus, les professionnels ayant développé une identité organisationnelle plus
importante que leur identité professionnelle, font état de sentiments de fierté, de distinction,
relatifs au secteur dans lequel ils enseignent. Pour l’ensemble des enseignants en REP+, le
travail en collectif constitue l’attrait principal pour la zone d’activité, outre les avantages de
carrières que ce poste propose : en REP+, les enseignants s’organisent en collectifs de travail,
construisent un « ensemble » de professionnels, exerçant leur activité en collaboration, dans
un objectif commun. Le travail collectif est un atout essentiel au bon fonctionnement de
l’établissement concerné (Moisan & Simon, 1997).
Or, culturellement et historiquement, la fonction enseignante s’intègre dans un
fonctionnement cellulaire et non un contexte intégré et connecté (Grangeat & Munoz, 2006).
Les établissements REP+, afin de conduire des actions collectives, doivent donc s’agencer en
mode d’organisation ouvert, « intégré » (Berstein, 1975 ; Tardif & Lessard, 2004),
décloisonnant les savoir-faire, coordonnant les interventions des enseignants, afin de garantir
une cohérence éducative, tout en respectant les particularités des élèves. Afin de mener à bien
ce mode d’organisation singulier, des dispositifs d’adaptation des temps de travail des
enseignants sont mis en place, au profit d’autres dimensions de la profession, comme la
formation continue, le travail collectif interdisciplinaire, le suivi des élèves, les relations avec
leur famille, etc.
Face aux multiples exigences du travail, parfois contradictoires, les rôles et les tâches
du chef d’établissement s’avèrent extrêmement sollicitants, exigeants, voire irréalisables. Ce
dernier connaît les facteurs de RPS suivants : exigences du travail colossales, positionnement
ambigü, la hiérarchie directe jouant plus un rôle de supervision que de « management »,
autonomie non régulée (parfois très grande, parfois trop étroite), manque de soutien social
hiérarchique, couplé à un sentiment de « solitude » du « chef », manque de formations
managériales. La souffrance des chefs d’établissements, relative à ces facteurs de RPS,
411
semble préoccupante : « Les chefs d’établissement, je dirais qu’on les rend fous ! J’ai un peu
l’impression qu’on VEUT en faire des managers, sans leur donner réellement les moyens de
manager » ; « la commande, elle est lourde […] elle part du Ministère vers tous les
établissements, sans distinction » (professionnel des RH) ; « La peur, l’appréhension […] la
contrariété, la colère […], le stress, de ne pas arriver à échéance, […], à atteindre
l’objectif » ; « la charge mentale, que ce soit du point de vue des élèves ou du point de vue
managérial, c’est ça qui amène l’insomnie, c’est pas le temps de travail » ; « Non, on ne
s’occupe pas de ma santé (rires). Et on n’a pas d’analyse de la pratique non plus » ; « Il y a
des caps. Que je fixe moi-même […]. Avoir la juste distance et se dire : ‟quel est le rôle d’un
manager ?” » (chef d’établissement).
8.1.5. Les émotions-objets de travail des téléconseillers
Dans la littérature abordant les conditions de travail des téléconseillers, les importantes
exigences du travail et le fort contrôle managérial sont les principales causes identifiées de
mal-être au travail (Caïazzo, 2004 ; Grosjean & al, 2005 ; Clergeau & Pihel, 2010a ; Ben
Feikih Aissi & Naudin, 2015). Les études à propos du métier de téléconseiller considèrent
cette profession comme stressante, comportant des exigences multiples (Charles-Pauvers &
al, 2007). La pression managériale, les objectifs quantitatifs couplés à celui de la qualité de la
relation avec le client, peuvent engendrer un épuisement professionnel. Dans ce métier,
l’exigence émotionnelle principale correspond au « sourire au téléphone » (Grosjean & al,
2005), l’absence de communication non verbale, lors de la relation avec le client, constituant
une contrainte obligeant les professionnels à jouer de leur voix, de leur intonation, de leur
posture, à distance (Dagot & Périé, 2014).
La présente recherche, bien que relevant le poids des importantes exigences du
travail des téléconseillers, la surcharge cognitive associée au couplage téléphonie-
informatique (Clergeau, 2004 ; van de Weerdt, 2011 ; Clergeau & Pihel, 2010a), un contrôle
du travail constant (van de Weerdt, 2011), visible, une productivité mesurée en continu,
constate que l’organisation étudiée se distingue par la disponibilité et l’engagement des
managers de proximité envers leurs équipes, et une habituation des professionnels, certes
récente, à la question de la QVT et du bien-être au travail. L’organisation prend désormais
en compte certains facteurs de RPS. Ainsi, elle a tenu compte du manque d’autonomie et de
marge de manœuvre des téléconseillers, en abandonnant l’obligation d’ânonner un script
commercial préétabli, ou de respecter celle de prendre un certain nombre d’appels par heure.
Le management par le contrôle (Clergeau & Pihel, 2010a) a fait place à un management
412
participatif, coopératif, voire de « laisser faire avec confiance », grâce à des formations
destinées aux managers de proximité. Favorisées par une communication interne allant dans
ce sens, un autre exemple de cette prise en compte des RPS se retrouve dans l’instauration de
temps dédiés aux réunions d’équipes, à l’expression des collaborateurs et aux retours
d’expériences. Des conditions de travail impersonnelles ont été remplacées par la possibilité
d’aménager ses tâches, d’organiser son travail dans la journée, de bénéficier d’une nouvelle
ergonomie des postes, plus attrayante et accueillante, ainsi que de salles de détente dédiées.
Malgré cet important travail managérial et organisationnel destiné à remédier aux
facteurs de RPS, les téléconseillers font état de situations de travail dans lesquelles ils
connaissent des émotions déplaisantes.
D’une part, le téléconseiller ressent stress, contrariété et frustration lorsqu’il ne
parvient pas à répondre aux demandes du client, particulièrement lorsque ces dernières
excèdent le champ des actions autorisées - par exemple concernant les marges de manœuvre
relatives aux gestes commerciaux -, ou possibles - lorsque les applicatifs empêchent la
réalisation du travail, se montrent inopérants, ou évoluent trop rapidement -. La charge
mentale découlant de ces situations concerne donc deux facteurs de RPS : d’importantes
exigences du travail, et un manque de marge de manœuvre. Ces situations peuvent
s’ajouter à des sentiments de frustration et d’injustice face au client, une empathie envers ce
dernier, lorsque le téléconseiller estime que la situation du client n’est pas méritée.
Concernant spécifiquement la relation avec le client, le téléconseiller éprouve des émotions de
colère et de contrariété, de lassitude, d’ennui et d’abattement, dans les cas où celui-ci se
montre agressif, incivil, menaçant, désagréable. Les professionnels se déclarent d’autant plus
sensibles à ces atteintes lorsqu’ils découvrent que le client est aussi un employé de la même
entreprise.
D’autre part, jalousie, aversion, rancune et colère surgissent lorsque les autres
collègues agissent en désaccord avec les valeurs professionnelles du téléconseiller et avec
sa vision du métier, et ce, quelle que soit la vocation initiale du professionnel : une motivation
de service public (Desmarais & Edey Gamassou, 2014), ou une motivation attachée à la
satisfaction des clients. La jalousie, (traduite de l’anglais « envy ») (Plutchik, 2001), émotion
déplaisante mêlant les questions existentielles de temporalité (mort) et de hiérarchie
(destruction), « envahit une personne à la vue d’une autre qui lui semble détenir quelque
chose qu’elle souhaiterait s’approprier ou dont elle voudrait que l’autre soit privée […]. Elle
est souvent associée à un sentiment d’infériorité, à une intense frustration et à une hostilité
413
plus ou moins ouverte à l’égard de la personne enviée » (Vidaillet, 2008 : 14). Cette émotion
« ne pouvant être dite. Il est en effet peu glorieux de s’avouer envieux » (Vidaillet, 2008 : 15),
les professionnels disent surtout être envié, ou craindre d’être envié.
Les jalousies, états affectifs déplaisants, émotions secondaires associant colère et
tristesse (Plutchik, 1980 : 161), se poursuivent et s’entretiennent dans le temps, en raison d’un
positionnement commercial institutionnel interprété comme ambigü par le professionnel,
provoquant des sentiments d’incompréhension, de trahison, d’injustice, de non-
reconnaissance de la qualité du travail, d’incongruence entre l’attendu prescrit, officiel, du
travail, et une disculpation, voire un encouragement tacite, à maximiser les ventes. Or, si les
individus perçoivent des inéquités ou des injustices de la part de l’organisation ou du
management, ils vont ressentir de la colère, de l’outrage, de la jalousie, et peuvent
s’engager dans des représailles (Nabatchi & al, 2007).
Jalousie et aversion, émotions intensément vécues par le téléconseiller, et dont les
effets s’immiscent souvent jusque dans sa vie privée, naissent alors en raison du conflit de
valeurs entre l’individu et l’organisation, entre déontologie et intéressement, concernant la
représentation du métier, pouvant mener à d’excessifs et interminables conflits internes,
entre téléconseillers ou entre téléconseillers et managers. Des pratiques managériales opérant
un décalage entre les attentes déclarées de l’organisation, et les incitations implicites à
atteindre un maximum d’objectifs quantitatifs de ventes, heurtent la représentation de la
nature du métier des téléconseillers, qui considèrent les émotions de jalousies comme « ne
devant pas faire partie du métier », donc inacceptables, anormales.
La question de la jalousie au travail, bien que représentant « une émotion qui reste
taboue, dont on ne parle quasiment jamais dans l’entreprise ou dans les livres de
management » (Vidaillet, 2008 : 16), induit pourtant des conséquences préoccupantes, tant
vis-à-vis de l’efficacité au travail, que de la préservation de la santé et du bien-être du
professionnel. En effet, la jalousie dégrade les relations au travail : « elle est susceptible de
freiner les capacités d’interactions et la qualité de celles-ci » (Vidaillet, 2008 : 16), et met à
mal la coordination, le travail collectif, la cohésion d’équipe (Duffy & Shaw, 2000) en
désagrégeant les liens nécessaires à l’accomplissement d’une performance globale et durable.
Elle provoque insatisfaction, démotivation et turn-over, tant concernant la personne envieuse
que la personne enviée, de l’hostilité et de l’agressivité interpersonnelle, la jalousie étant
envisagée comme une émotion « d’attaque » (Stein, 2000) plus ou moins subtile.
Face aux effets délétères de la jalousie dans l’organisation, cette dernière peut agir
pour la neutraliser, en aménageant des évaluations de performances évitant les comparaisons
414
entre les individus sur la base de critères quantitatifs, et les mises en compétition individuelles
récurrentes, et en revisitant le partage des ressources : « l’envie est exacerbée lorsque les
choses sont présentées comme un jeu où certains gagnent tandis que d’autres perdent, ce qui
est donné aux uns étant pris aux autres » (Vidaillet, 2008 : 19). De plus, au-delà d’une
neutralisation des situations potentiellement initiatrices de jalousies, il semble impératif, pour
l’organisation et les équipes concernées, de restaurer une confiance entre collaborateurs et
entre collaborateurs et management (Clergeau & Pihel, 2010b), donc de travailler sur le
« vivre ensemble », sur le collectif de travail et sur la qualité des relations internes, la
confiance représentant l’empreinte des émotions nées des relations avec les autres (Elster,
1999).
Au-delà de ces considérations d’émotions déplaisantes au travail, les téléconseillers
ressentent, la plupart du temps, en situation de travail, une sérénité, une joie modérée, issues
du cœur de l’activité, la relation/client, des conditions de travail générales et des éléments de
motivation extrinsèque proposés par l’entreprise. Une joie intense (Plutchik 2001), un
optimisme, une fierté, une excitation, et un soulagement, stimulent le professionnel, dans le
cas de revirement émotionnel du client, dans le cas où la situation relationnelle avec ce
dernier est vécue comme un challenge valorisant son cœur de métier, et dans celui où le
sentiment de « travail bien fait » se traduit et se confirme dans les verbatim-clients, positifs et
très positifs, sources de satisfaction et de fierté. Ces verbatim-clients, récemment pris en
compte par les pratiques de management et de GRH, dans le cadre d’objectifs collectifs,
tempèrent l’importance des objectifs quantitatifs individuels de l’activité. Cependant,
contrairement à ces derniers, ils n’assurent pas de primes au professionnel.
Le tableau 33 synthétise les différents objets émotionnels de travail des quatre métiers
étudiés, compare les pratiques professionnelles de gestion des risques, et propose plusieurs
préconisations managériales notables.
415
Tableau 33 : Tableau comparatif des principaux éléments discutés
Policiers de BAC Urgentistes Enseignants en
REP+ Téléconseillers
Émotions-objets de travail plaisantes
Excitation, surprise, joie, soulagement, fierté, intérêt
Joie, fierté, sérénité Joie, sérénité, fierté, intérêt
Sérénité, joie modérée, optimisme, fierté
Émotions-objets de travail
déplaisantes
Peur, appréhension, colère, contrariété, surprise
Peur, appréhension, colère, contrariété, dégoût, tristesse
Frustration, lassitude, contrariété, peur, résignation, tristesse
Contrariété, frustration, lassitude, ennui, jalousie, aversion
Intensité et récurrence
émotionnelles
Émotions intenses et risque de SPT, émotions déplaisantes récurrentes (cumul)
Émotions intenses régulières et émotions déplaisantes récurrentes (cumul)
Émotions intenses non quotidiennes, état affectif déplaisant récurrent : frustration
Faibles intensités, sauf états affectifs liés à la jalousie
Principaux objets émotionnels de travail, facteurs
de RPS
Risques physiques et psychologiques très importants ; Exigences du travail et stress professionnel très forts; Exigences émotionnelles très importantes : incertitudes, violences, environnement instable et extrême, demandes émotionnelles très élevées ; Pratiques du NPM engendrant contrariétés, anxiétés, défiance
Risques physiques et psychologiques très importants ; Fortes tensions et stress perçus au travail ; Exigences du travail et demandes psychologiques importantes (charge de travail et responsabilités) ; Exigences émotionnelles très importantes ; Pratiques du NPM engendrant conflits de valeurs, contrariété, perte de sens
Stress professionnel important ; Fortes exigences émotionnelles au travail (travail relationnel important) ; Autonomie ambigüe ; Injonctions paradoxales : organisationnelles versus institutionnelles
Stress professionnel parfois important ; Exigences du travail multiples ; Fort contrôle managérial ; Conflits de valeurs entre le téléconseiller et l’entreprise
Questions existentielles principales concernées
Orientation, protection, destruction, reproduction
Protection, destruction, réintégration, reproduction
Protection, destruction, rejet, reproduction
Destruction, réintégration, rejet, reproduction
Corporéité au travail
Très importante Très importante Importante (gestion de la distance)
Absente
Vocation et identités
professionnelle et organisationnelle
Très fortes Très fortes
Fortes vocation et identité professionnelle, parfois sans identité organisationnelle
Forte identité organisationnelle, faible vocation
Pratiques managériales
bénéfiques pour la SST
Recrutement prenant en compte les objets émotionnels de travail, les éléments de vocation et l’obligation de deux ans d’expérience « terrain » ; Très fort travail collectif
Rotation du personnel d’accueil ; Formations initiales intégrant les questions de distance relationnelle, d’engagement émotionnel ; Vision « psychologisante » du métier
Instauration d’un collectif de travail ; Aménagement et adaptation des horaires, formations, et contenus du travail à l’organisation
Disponibilité, engagement, formation à la prévention des RPS du management de proximité ; Communication, sensibilisation, formations aux questions de SST ; Management coopératif, participatif, en confiance ; Aménagement de l’activité et temps d’échanges internes ; Ergonomie des postes
416
Pratiques managériales préjudiciables pour la SST
Politique de prévention des RPS non visible sur ces thématiques ; Travail réel et réalisé peu pris en compte par l’institution ; Manque de reconnaissance au travail
Inadaptations des règles organisationnelles à la réalité du terrain ; Travail empêché ; Management absent, menant à des conflits internes
Positionnement, marges de manœuvre, demande psychologique du management de proximité ; Politique de prévention des RPS non visible, à développer
Mise en compétition régulière ; Fort contrôle du travail
Préconisations
Prendre en compte les objets émotionnels du travail réels, en tant que conditions de travail dans la politique de prévention des risques ; Communiquer et sensibiliser sur les RPS ; Établir et entretenir une reconnaissance au travail ; Instaurer des formations et proposer des équipements adaptés aux besoins de « terrain » actuels
Opérer un travail sur la confiance institutionnelle et la proximité managériale pour rendre opérante la politique de prévention des risques ; Adapter les outils de communication interne concernant la réorganisation et la prévention des risques
Instaurer un réel processus de recrutement, prenant en compte l’appétence pour le travail en équipe et la collaboration, et la gestion des exigences émotionnelles ; Mettre en œuvre des pratiques managériales permettant un fonctionnement intégré et ouvert ; Rendre les formations accessibles et adapter leur contenu aux besoins des enseignants
Mettre en débat la question des marges de manœuvre des téléconseillers ; Limiter les causes de jalousies internes : positionnement commercial de l’organisation à revoir, pratique de reporting et d‘affichage des résultats à supprimer ; Éviter les mises en compétition ; Repenser l’évaluation du travail ; Recréer de la cohésion (par la définition d’objectifs collectifs)
Les objets émotionnels de travail, impliquant des émotions déplaisantes ou plaisantes,
des facteurs de souffrance ou de bien-être au travail, pris en compte de manière différente
suivant les quatre métiers concernés, se répercutent sur la santé et la sécurité du professionnel,
et conditionnent l’accomplissement de la tâche. Les professionnels utilisent alors des outils
émotionnels de travail afin de travailler sur ces objets.
417
8.2. Des « outils émotionnels de travail »
Cette section définira tout d’abord la notion d’ « outils émotionnels de travail », puis
en tracera les perspectives au sein des métiers de policiers, d’urgentistes, d’enseignants et de
téléconseillers, en explorant les émotions-outils de travail, le travail émotionnel, les
régulations individuelles des émotions, mobilisant les compétences émotionnelles. Enfin, la
discussion soumettra à examen le concept de « régulation émotionnelle collective ».
8.2.1. Considérations générales
Pour Jeantet (2003 : 100), les émotions peuvent revêtir un statut d’« outil de travail » :
« sont-elles des outils de travail qui le rendent possible et le facilitent (ainsi que Forseth et
Dahl Jorgensen le proposent), ou, dans une optique assez proche, des ressources (on travaille
à partir de ses émotions, de même que l’on mobilise son intelligence) ? ». Remoussenard et
Ansiau (2013) interrogent le statut de l’émotion, en tant qu’outil de travail, ressource
cognitive. Au-delà de la possible considération des émotions au travail comme « outils de
travail », nous proposons l’expression « outils émotionnels de travail », afin d’inclure à la
fois les émotions-outils de travail - comme la mise en vigilance des policiers, dans un
contexte chargé d’incertitudes et de surprises potentielles -, ainsi que toute ressource
cognitive ou émotionnelle permettant aux professionnels de réguler leurs émotions et celles
du public rencontré.
Ces ressources, individuelles mais aussi collectives, « outils émotionnels de travail »,
constituent les moyens, liés aux émotions, mis en œuvre par l’individu et / ou le collectif de
travail, afin de répondre aux objets émotionnels de travail, aux demandes émotionnelles des
situations de travail. Ainsi, certaines émotions-outils de travail, les compétences
émotionnelles, le travail émotionnel, et les régulations émotionnelles, composent la notion
d’« outils émotionnels de travail » sur ces objets (Bernard, 2007), qui vont rendre possible
l’activité, vont la faciliter, constituer des ressources cognitives et émotionnelles, voire
énergétiques (Rossano & al, 2015).
418
8.2.2. Les émotions-outils de travail des professionnels
Les professionnels des quatre métiers étudiés utilisent des émotions comme outils du
travail, afin de mener à bien leur mission de service. Ces émotions-outils agissent sur les
objets précédemment décrits. Dans cette sous-section, nous décrirons le rôle des émotions-
outils de travail principales des professionnels des quatre métiers étudiés, en commençant par
les cas des urgentistes, des téléconseillers, et des enseignants en REP+, pour terminer par
celui des policiers, qui sera davantage détaillé, en raison de l’archétype de métier à incidents
émotionnels qu’il représente. Puis, nous répertorierons les différentes émotions-outils de
travail de chaque métier concerné dans un tableau récapitulatif.
Dans les quatre métiers étudiés, les professionnels font appel à des émotions-outils de
travail : les infirmiers urgentistes utilisent les émotions de joies (Plutchik, 2001) lors de la
prise en charge des patients, émotions se combinant à des stratégies de régulation des
émotions des patients mobilisant, soit l’humour, soit l’empathie ; les téléconseillers utilisent,
de la même façon, cette émotion-outil, bien que dans une moindre intensité : ils recourent
davantage aux états émotionnels relatifs à la sérénité ; les enseignants en REP+, mais dans
une bien moindre mesure que les policiers, ont recours aux états de
vigilance/anticipation/intérêt (Plutchik, 2001) lorsqu’ils sont en classe, élaborant ainsi des
repères pédagogiques, pour anticiper d’éventuelles situations de conflits ou de débordements.
Dans ces trois métiers, les professionnels étudiés tirent parti des émotions en tant qu’outils de
travail, lors de la relation-même avec le client, patient ou usager, mobilisant alors leurs
compétences émotionnelles interpersonnelles, alors que les policiers effectuent un travail sur
leurs émotions pendant et hors relations avec l’usager ; ils sollicitent simultanément leurs
compétences émotionnelles intra personnelles et interpersonnelles (Salovey & Mayer, 1990 et
1997).
Dans le cas des policiers de voie publique, la vigilance (awareness) (Plutchik, 2001),
émotion-outil de travail, se répercute sur la santé du professionnel, le fatigue
émotionnellement et psychiquement : elle implique une mise en tension séquentielle et
quotidienne du corps du policier, et la sollicitation de différents sens (ouïe, vue, odorat,
toucher), variant suivant l’environnement (nuit ou jour, pluie, soleil ou brume, rues peuplées
ou non, horaires particuliers, événements populaires, types de quartiers, menaces
terroristes…). La mise sous tension du corps en vigilance, essentielle dans l’exercice de
l’activité de policier de BAC, activité de « terrain » et de primo intervention sur la voie
419
publique ou au domicile de suspects ou de personnes recherchées, concourt à court-circuiter
les inconvénients potentiels de l’expression de la peur et de la surprise. Dans l’activité de
policier de BAC, le corps devient une ressource, à « éprouver » (Dejours, 2001). Les états de
« vigilance » mentionnés par le modèle de Plutchik (2001), constituant les états émotionnels
les plus récurrents des policiers lors de leur activité, vont les aider à lutter contre l’incertitude,
l’imprévu, la surprise, objets du travail, imposés par l’environnement et les éléments de la
situation. Or, dans ce modèle circomplexe, la branche « vigilance »
(vigilance/anticipation/interest) fait face à la branche « étonnement » (amazement/
surprise/distraction). La vigilance, émotion-outil, viendrait contrer (neutraliser ?) les effets
des émotions-objets du travail de la branche « surprise ». Cette idée mériterait d’être
approfondie lors d’une prochaine recherche, sous la forme d’une étude des effets dangereux
de la « routine », par exemple. Cette posture émotionnelle de vigilance se définit comme
un véritable outil du travail, nécessaire au bon accomplissement de la mission, et à la mise
en sécurité du fonctionnaire.
Ce travail de vigilance, voire de sur-vigilance, s’apprend et se perfectionne par le
biais de l’expérience, de la transmission du répertoire collectif d’actions (Loriol, 2012), du
mimétisme en collectif de travail, voire de la contagion émotionnelle (Hatfield & al, 1994 ;
Andersen & Guerrero, 1998 ; van Hoorebeke, 2008a) facilitant la cohésion sociale (Barsade,
2002) et l’« esprit collectif » (Weick & Roberts, 1993), ou de l’emotional buzzing (Waldron,
2000), états forts de la conscience collective, entraînant alors une mise en vigilance
collective, observée à de nombreuses reprises lors des patrouilles. D’autres pratiques plus
institutionnalisées procèdent de cet apprentissage : les formations techniques internes,
comme les formations au tir et à l’autodéfense. Dans ces formations, un certain nombre de
formateurs font référence au « code couleurs de Jeff Cooper » ; il s’agit de différents niveaux
de vigilance formalisés pour rester en sécurité (Rosenberg, 2011). Cependant,
malheureusement, la plupart du temps, les entraînements d’autodéfense s’effectuent hors
travail, par des policiers intéressés par ces types de sports, pourtant d’utilité certaine ensuite,
en situation de travail.
L’état de vigilance à déployer dans une situation plus ou moins risquée dépend de
l’individu, de ses expériences, du port, ou non, d’armes létales ou non létales, ainsi que de son
niveau de maîtrise des arts martiaux et des sports de tirs. Le « code de Cooper », élaboré dans
les années 1990 par Jeff Cooper, ancien membre du corps des Marines aux États-Unis, et
auteur de nombreux ouvrages portant sur l’autodéfense, insiste sur l’importance de la
420
préparation, mentale et physique, à des situations de violence et de danger, et propose quatre
niveaux de vigilance, suivant le code chromatique suivant :
- Niveau blanc : l’individu est hors de danger, et peut se passer d’une mise en vigilance.
Citons le cas, par exemple, des situations dans lesquelles les policiers se livrent à une
pause dans un commissariat, ou débriefent entre eux d’une affaire, ou après une
intervention, lorsqu’ils se retrouvent en sécurité totale.
- Niveau jaune : l’individu est détendu, mais à l’écoute : il s’agit d’une vigilance
passive. Citons les cas de vacations particulièrement calmes, où les policiers, en proie
parfois à un certain ennui, maintiennent une vigilance basse, susceptible de s’activer
plus intensément à tout signal de danger, ou de réquisition. Cet état est qualifié de
« fatigant » par les policiers, le temps pouvant alors leur « sembler plus long ».
- Niveau orange : un potentiel risque a été identifié : quelque chose sortant de
l’ordinaire, ou une situation anormale, a été détectée et maintient ou éveille l’attention
des policiers. Il est alors temps pour eux d’élaborer et de formuler un plan d’action.
Cela peut être le cas lors de toute intervention, tout contrôle d’identité avec un public
plus ou moins « à risques », et de tout contact direct avec les personnes interpellées,
même une fois arrêtées. Lorsque la menace a été identifiée et partagée dans le collectif
de travail, les professionnels déterminent la validité du danger, et élaborent des
stratégies de réponses adaptées, qu’ils mettent ensuite en œuvre.
- Niveau rouge : tous les sens des policiers sont en éveil ; la menace est avérée. Les
policiers se mettent mentalement en condition de passage à l’action. Leur action va
dépendre du comportement de la personne identifiée comme menaçante ou
dangereuse, ou de la nature de la menace. Les gestes appris et répétés en formations et
en entraînements doivent devenir « automatiques », « instinctifs », et leur servir à
intervenir en sécurité, d’où l’importance de la préparation et de l’expérience, pour leur
éviter de se retrouver en zone « noire », en état de « stress dépassé » (Selye, 1974 ;
Rascle, 2001). Les policiers considèrent ces formations et entraînement comme
insuffisants en terme de fréquence, de durée et de méthode : davantage de mises en
situation et de simulations proches du réel sont souhaitées par les professionnels
« de terrain ».
La photographie ci-dessous représente un équipage BAC en simulation d’intervention à hauts
risques.
421
Photographie 5 : Simulation d’une intervention à hauts risques par la BAC
La figure 17, extraite d’un travail de recherche en collaboration avec les formateurs de
l’ENSP (Monier & al, 2017), récapitule et détaille ces différents niveaux de vigilance
examinés et approfondis par les encadrants.
Figure 17 : Les différents états de vigilance inspirés des travaux de Jeff Cooper
(Monier & al, 2017)
Nous sommes
chez nous, en
sécurité.
Nous sommes serein et
conscient de notre
environnement ; une anormalité dans le contexte dans lequel nous évoluons attirera notre attention.
Cet état peut-être maintenu de
manière quasi continue.
La tension augmente; c’est le cas lorsqu’un
individu pénètre excessivement dans
notre « bulle proxémique ». Il est
nécessaire de garder ou de prendre un recul physique et mental.
Cela permet une éventuelle désescalade
et de contrer une focalisation qui nous
ferait perdre une conscience de
l’environnement. Cet état entraîne de la
fatigue ; il peut être maintenu tout de même
quelques heures.
La menace est réelle. La
focalisation sur l’objet de cette
menace est vorace en énergie. Cet état ne peut guère durer
plus de quelques minutes. La prise de recul nécessite,
elle aussi, un effort.
C’est la sidération,
notre vigilance nous a fait
défaut, nous n’avons rien
vu venir.
Crédits photos : Ministère de l’Intérieur - DIRCOM
422
Par la préparation, l’anticipation et l’entraînement aux situations « à risques »,
représentatives des situations de travail réelles, les policiers disposent d’un ensemble de
comportements à adopter et d’actions individuelles et collectives à mettre en œuvre, afin de
s’adapter à la situation, et pour, concomitamment, préserver leur santé et leur sécurité, ainsi
que la qualité de leurs interventions. Des formations et entraînements à des techniques de
maintien, d’entretien de la vigilance, de gestion du temps en vigilance, seraient à envisager.
À cause du manque de temps de formations et d’entraînements aux tirs et aux
techniques de combat et d’autodéfense, pour travailler différents niveaux de mises en
vigilance et préparer les agents, mentalement et physiquement, à des situations de violences,
de dangers ou de menaces, l’expérience policière antérieure à une candidature dans la
brigade est exigée lors du recrutement : les candidats aux tests de recrutements doivent être
titulaires depuis au moins deux ans. La plupart viennent de services de Police Secours, de
GSP, ou d’autres BAC. Selon les policiers, l’expérience « Police » permet de gérer davantage
de situations à risques.
Cette compétence émotionnelle, individuelle et collective, peut s’évaluer lors de la
phase de recrutement, par des mises en situation, des récits professionnels, nécessitant une
certaine souplesse dans les échanges entre candidats et évaluateurs, un mode de sélection peu
rigide : « le dépistage des compétences doit enrichir la compétence collective » (Ruiller,
2012 : 32).
De manière générale, une fois au service, la mise en vigilance et en condition d’états
émotionnels relatifs à la vigilance, qu’elle soit individuelle ou collective, se réalise au
quotidien dès la prise d’activité, par le rituel d’équipement : gilets, armes individuelles et
collectives, équipements de sécurité comme les boucliers, les casques, au garage, se
poursuivant par la vérification puis le chargement des voitures. Les « disputes
professionnelles » (Clot, 2014), informelles, autonomes, non routinisées car dépendant des
contextes de travail, ayant lieu, la plupart du temps, lors d’échanges collectifs antérieurs à une
interpellation potentiellement risquée, jouent aussi un rôle de préparation mentale et de mise
en vigilance collective. Les policiers échangent autour des pratiques professionnelles, mettent
en débat les questions de sécurité et de passage à l’action collective, se préparant ainsi
mentalement à intervenir et à réguler les émotions liées à la peur, à l’appréhension de la
surprise, aux incertitudes attachées à la mission à réaliser. Ce type de mise en vigilance
collective correspond à la définition de la coordination de Beaucourt et al (2014), pour qui la
coordination ne s'établit pas uniquement sur des dispositifs de recherche de cohérence, mais
423
se fonde sur des débats contradictoires entre acteurs. Ces débats se développent afin de
condenser les énergies.
Utiliser la vigilance comme « émotion-outil » afin de tempérer et combattre les
effets d’émotions-objets de travail, comme la peur ou la surprise, relève d’une
compétence émotionnelle au sens de Salovey et Mayer (1990 et 1997) : « l’assimilation
émotionnelle, comme facilitation émotionnelle dans la pensée » (Salovey & Mayer, 1997 :
11). Cette émotion s’utilise spécifiquement afin de renforcer les processus cognitifs et de
décision, de diriger l’attention et de signaler où porter cette dernière, de faciliter la prise de
décision, de s’adapter de manière flexible aux éléments de contexte. L’objectif de l’utilisation
de l’émotion de vigilance réside dans la maîtrise d’affects perturbateurs, afin de construire un
raisonnement, la plupart du temps collectif, qui aboutira au passage à l’action adaptée. Cette
utilisation constitue une compétence, individuelle et / ou collective, validée par les collectifs
dans lesquels elle s’exerce : « [la compétence] se manifeste dans l’interaction entre un sujet et
son environnement […] mais elle ne fait sens que parce qu’elle est reconnue par un tiers ou
par le groupe au sein duquel le sujet exerce son activité (jugement de compétences). Les
compétences dépendent du poids que les acteurs lui attribuent, elles dépendent des valeurs du
groupe » (Blandin, 2006 : 6). Cette compétence émotionnelle s’avère indispensable dans
l’exercice de l’activité, dans la mesure où elle permet d’instaurer la confiance lors des
interventions : « j’ai confiance dans les collègues […] je peux leur tourner le dos en
intervention ». Chez les policiers, le comportement des professionnels doit être prévisible, et
donner à croire que l’individu prend en compte les intérêts d’autrui (Clergeau & Pihel,
2010b). Cette confiance interpersonnelle contribue à l’efficacité organisationnelle (Brousseau,
& al, 1997).
Le tableau 34, ci-dessous, récapitule les différentes émotions-outils de travail agissant
sur les objets émotionnels de travail des professionnels ; ainsi que les compétences
émotionnelles activées en situation de travail.
424
Tableau 34 : Les émotions-outils de travail : activation des compétences émotionnelles des
professionnels
Métiers concernés
« Bacqueux » Infirmiers urgentistes
Enseignants en REP+
Téléconseillers
Émotions-outils de travail
principales (Plutchik,
2001)
Vigilance / anticipation /
intérêt
Joie / sérénité / optimisme : empathie et
humour
Anticipation / intérêt
Joie / sérénité
Compétences émotionnelles
(Salovey & Mayer, 1990 et
1997)
Compétences émotionnelles
intra-personnelles et
interpersonnelles
Compétences émotionnelles
interpersonnelles
Compétences émotionnelles
interpersonnelles
Compétences émotionnelles
interpersonnelles
Les compétences émotionnelles permettant l’utilisation de ces émotions-outils de
travail s’acquièrent avec les années d’expérience, la transmission du répertoire collectif
d’actions entre professionnels, et, pour les policiers, infirmiers et téléconseillers, par le biais
des formations initiales et continues.
8.2.3. Les régulations individuelles des émotions : monter en compétences
émotionnelles
Au-delà d’une prise en considération des compétences émotionnelles dès le
recrutement, par une sélection fondée sur un certain nombre d’années d’ancienneté - comme
chez les policiers -, sur des mises en situations - réelles ou artificielles -, sur des
questionnements autour de la gestion de soi et la maîtrise des émotions des autres, sur la
détection et le contrôle de la communication non verbale, un outil de GRH nous semble
particulièrement approprié pour monter en compétences émotionnelles et connaître, tester,
appliquer des stratégies de régulations des émotions : la formation (initiale et continue).
Quel que soit le métier concerné, dans la mesure où il vit des incidents émotionnels
dans l’exercice de ses fonctions, où il se confronte à des exigences émotionnelles au travail, et
dans la mesure où il doit opérer un travail émotionnel face à un public externe, le
professionnel utilise des stratégies de défense et de régulations émotionnelles. Les
compétences émotionnelles intra-personnelles et interpersonnelles (Salovey & Mayer, 1990 et
1997 ; Salovey & al, 2004 ; Kotsou & Salovey, 2008) lui permettant de mobiliser des
stratégies de régulations des émotions, préservant sa santé ainsi que l’accomplissement de sa
425
tâche, peuvent s’acquérir, se travailler, se développer, par le biais de formations dédiées, dans
le cadre de la formation initiale et / ou continue. Ces formations doivent inclure des moments
pédagogiques conduisant les stagiaires à appliquer leurs compétences, à opérationnaliser les
pratiques fonctionnelles. Elles peuvent porter sur l’utilisation de mécanismes de défenses
matures comme la sublimation, l’humour, l’anticipation, ou la répression. Elles peuvent porter
sur l’acquisition ou le développement de stratégies de régulations, comme le déploiement
attentionnel, le changement cognitif, la modulation de la réponse (Quoidbach & al, 2015).
Elles peuvent aussi porter sur la réévaluation cognitive, les individus sachant changer la façon
dont ils pensent la situation réagissant moins négativement aux événements défavorables
(Gross & John, 2003).
Particulièrement dans les métiers à risques physiques et psychologiques - comme les
urgentistes et les policiers -, ces formations peuvent s’inspirer des cas de sportifs de haut
niveau, le rapport au corps ayant de l’importance (Galdin & Laurencelle, 2008). Par exemple,
plusieurs stratégies de performance mentale sportive sont pratiquées par les tireurs d’élite
(Galdin & Laurencelle, 2008), ces derniers devant être à la fois concentrés et détendus : il
s’agit des stratégies cognitives, de l’imagerie mentale, de l’auto-modulation de l’état
émotionnel, du dialogue socratique, des expériences correctives, de la méthode didactique, de
l’utilisation des métaphores et récits d’histoires, ainsi que de l’auto-analyse (Jones, 2003). Ces
instruments de montée en compétences émotionnelles s’axent autour de la préparation
mentale et de la gestion du stress (Doyle, & al, 1980). Ainsi, les professionnels concernés - a
minima les urgentistes et les policiers -, ont intérêt à pouvoir disposer de formations et
d’entraînements en préparation mentale ou en gestion de l’anxiété somatique, afin
d’apprendre à maîtriser les réactions face au(x) facteur(s) stressant(s), et d’améliorer
l’accomplissement de la tâche en interventions (Le Scanff & Famose, 1999).
Quel que soit le métier concerné, la montée en compétences émotionnelles (intra-
personnelles et interpersonnelles) par des formations, entraînements, débriefings,
retours d’expériences, groupes d’analyses de la pratique, mises en situations,
simulations, capitalisation d’expériences, mentorat, constitue un avantage professionnel
capital. L’individu disposera ainsi de stratégies visant à limiter les effets négatifs du travail
sur sa santé. Ces stratégies tendent également à garantir une certaine sécurité en intervention,
et / ou une qualité meilleure de la relation avec l’usager ou client. Ces formations et pratiques
organisationnelles doivent concerner l’acquisition et le déploiement des quatre compétences
émotionnelles théorisées par Salovey et Mayer (1990 et 1997). En effet, dans les quatre
métiers étudiés, seuls les policiers font explicitement référence et conscientisent leurs
426
compétences émotionnelles intra-personnelles. Les trois autres catégories de professionnels ne
mentionnent qu’un travail sur l’activation de compétences émotionnelles interpersonnelles.
Or, disposer de ces dernières, sous-entend d’avoir intégré les trois premières (Salovey &
Mayer, 1990 et 1997), ce qui signifie que la plupart des urgentistes, enseignants et
téléconseillers, contrairement aux policiers de BAC, ne conscientisent pas l’application des
compétences émotionnelles intra-personnelles. Pourtant, ces compétences constituent des
ressources pour l’action. C’est pourquoi, pour ces trois métiers, nous préconisons la mise en
place d’actions de formations dédiées à cette conscientisation et à une mise en application des
compétences par des mises en situation et des simulations (par exemple en « chambre des
erreurs » pour les infirmiers). Ces formations auront des répercussions optimales sur la
cohésion d’équipe et le travail collaboratif, si elles sont effectuées par un maximum de
professionnels du même collectif de travail, simultanément.
Le tableau ci-dessous, inspiré des travaux de George (2000 : 1035) et de Gond et
Mignonac (2002), récapitule, dans le détail, les contenus des quatre compétences
émotionnelles, pouvant ensuite être exploités lors de modules de formations dédiés. Nous
avons utilisé ce tableur lors de formations continues dispensées à l’ENSP, auprès de
commissaires et officiers, lors de stages dédiés à « la gestion opérationnelle de tueries de
masse ».
Tableau 35 : Proposition de signification des quatre compétences émotionnelles (George,
2000 ; Gond & Mignonac, 2002), pour une sensibilisation en actions de formations
Les quatre compétences émotionnelles
(Salovey & Mayer, 1990
et 1997)
Nature des compétences
(intra ou inter-
personnelles)
Domaines de compétences, et détail des habiletés par compétence
Compétences émotionnelles
A
Compétences intra-
personnelles
Percevoir, évaluer et exprimer les émotions : Avoir conscience de ses propres émotions ; Avoir la capacité d’exprimer correctement ses émotions, de les nommer, de les communiquer, de les exprimer, de les percevoir, de les discriminer ; Avoir conscience des émotions des autres ; Avoir la capacité à exprimer correctement les émotions d’autrui ; Avoir la capacité à reconnaître les expressions émotionnelles faciales, vocales, gestuelles chez soi et chez autrui (habileté à détecter les signaux non-verbaux émotionnels).
Compétences émotionnelles
B
Compétences intra-
personnelles
Utiliser les émotions Reconnaître les signaux émotionnels pour savoir diriger son attention ; Savoir se servir des émotions et ressentis dans la prise de décision ; Savoir se servir de certaines émotions pour améliorer les processus cognitifs ; Savoir utiliser les changements émotionnels pour une flexibilité d’action et de comportement.
427
Compétences émotionnelles
C
Compétences intra-
personnelles
Connaître et comprendre les émotions : Connaître les causes et conséquences des émotions ; Connaître les évolutions des émotions dans le temps ; Avoir la capacité d’analyser les émotions et d’apprécier leur évaluation sur la durée ; Comprendre la combinaison de plusieurs émotions.
Compétences émotionnelles
D
Compétences inter-
personnelles
Réguler les émotions : Connaître la méta régulation des humeurs, avoir la capacité de maintenir l’humeur plaisante et de repérer l’humeur déplaisante ; Réguler ses propres humeurs et émotions ; Réguler les émotions des autres ; Réguler les émotions en accord avec les règles sociales ; Bien se connaître et connaître son environnement social.
Nous proposons de rapprocher les littératures sur le travail émotionnel et les
compétences émotionnelles (Othman & al, 2008), le travail émotionnel constituant le
principal aspect des compétences émotionnelles interpersonnelles lors d’un contact avec
un public. Ci-dessous, nous détaillerons le travail émotionnel fourni par les professionnels des
métiers concernés, outil émotionnel de travail leur permettant de mener à bien leurs missions
relatives aux relations établies avec les usagers, patients, clients. Cet outil de travail constitue,
en soi, une compétence émotionnelle interpersonnelle, au sens de Salovey et Mayer (1990 et
1997).
8.2.4 Le travail émotionnel des professionnels de métiers de service sujets à
incidents émotionnels
Les professionnels des quatre métiers étudiés utilisent le travail émotionnel
(Hochschild, 2003a et 2003b) comme outil du travail, afin de mener à bien leur mission de
service. Cet outil relationnel agit sur les objets émotionnels de travail. Dans cette sous-
section, toujours en raison de la représentation archétypale de métier à incidents émotionnels
et à risques, qu’incarne celui de policier de BAC, nous discuterons et détaillerons le rôle de
cet outil relationnel rendant le professionnel « acteur » dans sa relation avec les usagers. Puis,
nous répertorierons les différents types, techniques et caractéristiques du travail émotionnel
des professionnels de chaque métier étudié, dans un tableau récapitulatif et comparatif.
Les policiers de BAC, emotional laborers (Brotheridge & Grandey, 2002), produisent
un travail émotionnel, travail invisible des professionnels en face to face (Goffman, 1959 et
1973), correspondant à une demande au travail (ou emotional demand) (Fishbach, 2003), ne
« laissant pas l’acteur indemne » (Jeantet, 2003 : 106). Le travail émotionnel peut engendrer
de la souffrance (Dejours, 2003 ; Grosjean & van de Weerdt, 2005), impacter la santé du
428
policier (Schaubroeck, 2000), particulièrement lorsque ce dernier connaît une dissonance
émotionnelle lors de l’exécution de ce travail émotionnel (Hochschild, 1983b ; Morris &
Feldman, 1996 ; Abraham, 2000 ; Brotheridge & Grandey, 2002). Cette dissonance mène
potentiellement à une inhibition de l’action (van Hoorebeke, 2005), survenant lorsque les
stratégies de lutte et / ou de fuite n’agissent plus ou ne sont plus réalisables (Laborit, 1985).
Le métier de policier de BAC implique un intense travail émotionnel au quotidien (Martin,
1999 ; Hochschild, 2003b ; Glomb & Tews, 2004 : 713 ; Loriol & Caroly, 2008). Le public
rencontré, se montrant régulièrement agressif et difficile, cette dissonance émotionnelle se
manifeste alors intensément lors des interventions, interpellations et prises en charge des
personnes interpellées. Elle se révèle aussi parfois lorsque le policier effectue un travail
émotionnel interne à l’organisation, spécifiquement face à sa hiérarchie indirecte, dans des
situations de conflits de valeurs et de souffrance éthique.
Face au public, dans l’exercice de ses fonctions, le travail émotionnel fourni est de
type dissimulateur, et quelques fois différenciateur (Wharton & Erickson, 1993 ; Soares,
2003) : il s’agit, pour le policier, de contrôler la colère, la peur, l’éventuelle surprise issue du
contexte incertain, de contrôler sa communication non verbale, tel un « acteur en
représentation » (Goffman, 1959 et 1973), au cours des interactions avec les usagers. Une
autre exigence émotionnelle revêt la forme de règle d’affichage de la neutralité et de règle de
détachement émotionnel. Les policiers doivent dégager une certaine neutralité, une objectivité
(Herzfeld, 1992 ; Fischbach & Zapf, 2002 ; Fischbach, 2003), une maîtrise de la situation,
masquer leurs émotions. Ainsi, le travail émotionnel repose soit sur l’évocation émotionnelle
(Sutton, 1991 ; Martin, 1999), soit sur la suppression émotionnelle (Geddes & Callister,
2007), selon les besoins de la situation (Mainsant, 2010). Les techniques utilisées relèvent
d’un travail émotionnel expressif, cognitif, et, dans une moindre mesure, corporel. Une
fatigue psychique en résulte, les différentes techniques de travail émotionnel, indispensables,
impactant la santé du professionnel (Mariage & Schmitt-Fourrier, 2006). Cette fatigue
provient de la répression émotionnelle (Gollac & Bodier, 2011).
Néanmoins, dans les cas où le policier considère le travail émotionnel comme un
« challenge » (Huang & al, 2015), en accord avec sa propre représentation du métier, cet
effort se montrera bénéfique à l’accomplissement personnel au travail, favorisant alors
l’engagement au travail (Gelderen & al, 2014), la satisfaction au travail, et l’implication
personnelle (Dubois, 1999). Cette représentation de l’effort fourni lors du travail émotionnel,
et les effets en résultant, dépendent du niveau d’autocontrôle comportemental du policier, du
degré de soutien social perçu, de la présence du « trait d’affectivité négative », du niveau
429
d’estime de soi, et de la tension induite par l’activité (van Hoorebeke, 2003). Ainsi,
l’augmentation du niveau d’autocontrôle du policier (Galdin & Laurencelle, 2008) par
des formations propres à découvrir et approfondir l’exercice des compétences
émotionnelles intra-personnelles, comme par exemple des formations relatives à la
mindfulness (Desmarais & Françoise, 2015 ; Wang & Luo, 2016) ou relatives à
l’optimisation du potentiel (Perreaut-Pierre, 2016), facilitera le travail émotionnel ; de
même, favoriser l’existence ou la consolidation d’un soutien social « contenant », au sens
psychologique du terme, contribuera également à cet objectif.
De plus, lorsque le policier maîtrise sa capacité à gérer l’articulation entre les règles
d’affichage et son véritable ressenti (Dagot & Périé, 2014), l’ancienneté et l’expérience dans
le métier concourent à l’accomplissement personnel au travail. C’est pourquoi les policiers
d’expérience remplissent un rôle de « modèle », ou d’« inspirateur », quant à la manière de
vivre et de produire le travail émotionnel, à l’égard des jeunes qui apprendront d’eux par
mimétisme : « cette transmission, elle n’est pas écrite, c’est de l’observation […] tu fais un
peu des modèles quelque part, comme dans toute profession, dans la vie sociale : ‟ben tiens
ce mec j’aime bien ce qu’il fait, il fait du bon boulot”, voilà c’est un peu ton mentor. Moi, je
suis arrivé tout jeune, je suis arrivé stagiaire à (brigade) […]. Et je me suis mis un peu des
modèles […] je partais de pas grand-chose mais ‟lui ok, lui j’aime bien ce qu’il fait, je vais
m’inspirer de ça, je vais prendre un peu d’un côté, de l’autre”, pour me construire moi. Et
moi, maintenant, avec l’expérience, je pense que certains jeunes peut-être se disent : ‟ben
tiens, je vais prendre un petit peu de ça chez lui ou chez les autres” » (policier de BAC du
matin). Le mimétisme, le mentorat informel, conjugués à la prescription de capitaliser
une expérience policière de terrain antérieure à l’arrivée dans la brigade, constituent des
pratiques « remparts », atténuant d’éventuels effets néfastes du travail émotionnel, et
permettant au policier de « prendre son rôle » institutionnel (Mainsant, 2010), par
l’incorporation de savoir-faire théâtraux. Dans ce cadre, le management de proximité
s’emploie à former les nouveaux arrivants aux manières de faire émotionnelles. Du point
de vue des pratiques de GRH, le plan de formation des professionnels devrait comprendre
une appréciation des compétences émotionnelles et du travail émotionnel, lors de mises en
situations, afin de capitaliser les expériences et d’illustrer les pratiques, dans le but d’obtenir
une normalisation des émotions, dans ce métier.
En ce qui concerne le degré de travail émotionnel fourni par les policiers, notre
recherche, à la différence de Mainsant (2010), pointe la variabilité des niveaux employés,
dépendants des caractéristiques de la situation de travail. Ainsi, le travail émotionnel effectué
430
par les policiers semble parfois se réaliser en surface, parfois en profondeur. Dans les deux
cas, les policiers observés martèlent l’importance de la réactivité et de l’adaptation au
comportement du public. En fonction de l’attitude de ce dernier, le policier détermine le
niveau de travail émotionnel à pratiquer (Gollac & Bodier, 2011) : « en fin de compte, on dit
toujours que c’est le suspect qui ‟fait son contrôle”, ou le mis en cause qui ‟fait sa prise en
charge”. S’il souhaite que le contrôle ou l’interpellation se passe bien, ce sera le cas. Sinon,
non. Nous, on doit s’adapter à lui » (policier de BAC). Ces différences de degré dans la mise
en œuvre de cette compétence émotionnelle interpersonnelle (deep ou surface acting)
mériteraient un approfondissement dans une future recherche. En l’état, le policier, se
considérant lui-même comme un acteur (dans le cas de deep acting), ou un comédien (dans le
cas de surface acting), pendant le travail émotionnel, semble distinguer les deux niveaux
d’utilisation de la façon suivante :
- le deep acting (Hochschild, 2003b) serait employé lors de situations extrêmes,
risquées, et dans les cas d’émotions intenses, qu’il s’agisse d’interventions périlleuses,
ou de contacts difficiles avec un ou des usagers : « À la fois une situation intense qui
t’oblige à être plus impliqué, mais c’est aussi en fonction de la personne que tu as en
face… Certains sont capables de te faire rentrer dans un état de rage intense qu’il est
difficile de contrôler ! » (policier de BAC de nuit). Dans ces cas, le niveau de
vigilance du policier est important (dans la zone « rouge », niveau 3 de l’échelle de
Cooper) ;
- le surface acting (Hochschild, 2003b) serait pratiqué principalement lors de situations
plus calmes, plus ordinaires ou routinières.
« Pour répondre, je dirais qu’il y a un peu des deux. Parfois, tu t’adaptes à la situation en
face et tu joues, voire surjoues, pour t’adapter à des situations décalées, parfois drôles…
Mais quand tu es dans des situations émotionnelles plus intenses, comme la colère par
exemple, là tu es dans l’acteur qui vit son truc à fond ! Après, je parle pour mon cas… […]. »
(policier de BAC de nuit). Cette classification nous fait entrevoir que, suivant l’intensité des
situations vécues et le niveau de vigilance - voire de sur-vigilance -, le policier se
positionnera soit comme un acteur, qui vit son (ses) rôle(s), soit comme un comédien, qui
les joue, les interprète. Dans ce second cas, lors de travail en surface, l’individu dispose d’un
choix plus large d’attitudes et de comportements, dans l’incarnation et l’interprétation de ses
rôles professionnels, la normalisation organisationnelle des émotions se révélant plus flexible.
Dans les deux cas, lors des interactions, l’individu revêt des apparences pour maintenir sa
réputation, établissant ainsi un « mini-gouvernement » (van Hoorebeke, 2003 : 27).
431
Les quatre métiers étudiés requièrent, de la part du professionnel, une appréciation des
règles d’affichage et des règles de sentiments (Hochschild, 2003a : 44). Les prescriptions et
proscriptions des émotions, sociales, organisationnelles (Mann, 1999 ; Hochschild, 2003b), et
la normalisation des émotions par les organisations (Ashforth & Humphrey, 1995), induisent
des règles sociales organisationnelles (Glomb & Tews, 2004) : les règles d’affichages,
formelles, au sein de l’organisation (Zapf, 2002), conduisent les acteurs à se mettre en scène
dans leurs « rôles professionnels » (Goffman, 1959 et 1973). Ces derniers doivent alors opérer
une « présentation de soi » en conformité avec ces normes sociales (Goffman, 1973), perçue
comme « authentique » par les interlocuteurs. La normalisation des émotions passe par
l’apprentissage, la formalisation, les récompenses, les punitions (James, 1989), le contrôle,
dans le but d’afficher des émotions conformes (Rafaeli & Sutton, 1987 ; Sutton, 1991). Cette
conformation à l’ensemble des règles partagées socialement et reflétant les modèles
d’appartenance sociale (Hochschild, 1983b), s’effectue par le travail émotionnel.
Les règles d’expression varient en fonction des organisations et de leurs différences
socio-culturelles (Ashforth & Humphrey, 1993). Elles influencent les expressions résultant de
l’émotion, et dictent ce que le professionnel devrait ressentir, et exprimer, dans une situation
donnée : « les circonstances dans lesquelles il est nécessaire de produire des manifestations
émotionnelles ainsi que les modalités spécifiques de leur expression sont ainsi généralement
codifiées dans un groupe social donné » (Grosjean, 2001 : 343). Ce contrôle et cette
normalisation modèrent l’influence conflictuelle d’autrui (Fineman, 2000) mais portent en eux
des potentialités destructrices en limitant l’autonomie du professionnel (Bonnet & Zardet,
1999) et en provoquant une dissonance émotionnelle. Lorsque les tensions amassées, par le
professionnel au travail, s’accumulent à l’excès, la normalisation engendre des conséquences
négatives sur l’organisation et devient source d’expressions inappropriées. La liberté,
l’autonomie, la responsabilisation, induisent l’expression appropriée, alors que le
contrôle et l’obligation, par la normalisation, peuvent occasionner des expressions
inappropriées (van Hoorebeke, 2003 : 10). De plus, l’autonomie protège de l’épuisement
professionnel dans les métiers à fort travail émotionnel (Grandey & al, 2005) et favorise
les émotions plaisantes et la motivation intrinsèque (Alis, 2009). Les prescriptions
organisationnelles émotionnelles ne prennent en compte que le visuel, le visible, le gestuel, le
comportement, donc l’expression de l’émotion, et non pas le ressenti (van Hoorebeke, 2003).
En effet, l’organisation ne peut que prescrire et exiger des comportements (Weiss &
Cropanzano, 1996), des rôles (Ashforth & Humphrey, 1993), niant ainsi le processus
émotionnel interne, toutefois à l’origine des comportements (van Hoorebeke, 2003). Or, la
432
recherche de contrôle des comportements organisationnels est peine perdue (Rafaeli & Sutton,
1990).
Les normes émotionnelles, organisationnelles, sociales, occupationnelles (Rafaeli &
Sutton, 1990) ne relèvent pas seulement de règles d’expressions, mais aussi de règles de
sentiments, représentations collectives générales non codifiées formellement. Chez les
policiers, la camaraderie intime, impliquant des règles sociales révélant une culture de groupe,
apparaît comme un support et une des motivations du candidat lors du recrutement. Les
émotions se retrouvent filtrées par des facteurs conjoncturels spécifiques. Étant donné que
certains individus semblent davantage prédisposés pour effectuer un travail émotionnel que
d’autres (Morris & Feldman, 1996), qu’ils l’estiment moins insatisfaisant que d’autres
(Rafaeli & Sutton, 1990), nous préconisons de mettre le candidat (policier, infirmier,
enseignant ou téléconseiller), en situation, lors du recrutement, afin d’évaluer cette
éventuelle « qualité », ou prédisposition. Nous préconisons en même temps d’exprimer les
attendus de travail émotionnel, dès la phase de sélection, puis lors de l’intégration de
l’individu dans les équipes (Morris & Feldman, 1996). Ainsi, le professionnel pourra se
« préparer » au travail émotionnel, car l’émotion affichée naturellement ne correspond pas
toujours à l’émotion affichée requise par le travail. De plus, les événements émotionnels non
anticipés entraînent davantage d’impact émotionnel. Lorsque l’événement est anticipé,
l’individu se prépare à y répondre, par des stratégies de régulation des émotions, qui vont
éliminer les réponses émotionnelles affichées inadaptées (Diefendorff & Gosserand, 2003 :
956).
Le travail émotionnel peut être considéré comme une exigence émotionnelle
organisationnelle, lorsqu’il provient de prescriptions organisationnelles, socio-émotionnelles.
Il peut aussi être perçu par le professionnel comme outil émotionnel de travail, mobilisé dans
l’activité, afin d’effectuer un travail de qualité relationnelle avec l’usager, ou le client. Si le
travail émotionnel est mis en débat, discuté, modelé, analysé dans sa pratique et
construit collectivement, le collectif de travail opère alors une régulation sociale
émotionnelle, créant des normes émotionnelles négociées entre les professionnels,
forgeant un outil émotionnel de travail, bénéfique, à la fois, à la production du « travail
bien fait », et à la santé de l’individu.
433
Quel que soit le métier concerné, tous les professionnels effectuent un travail
émotionnel lors de la relation avec le public, et, quelquefois, lors de la relation avec les
personnels internes à l’organisation. Les caractéristiques du travail émotionnel diffèrent,
suivant les métiers concernés, en fonction des formations destinées aux professionnels, du
niveau de soutien social au sein des équipes, de la présence d’un management « contenant »,
du niveau d’expériences du professionnel, et des formes de transmission du répertoire
d’action et des pratiques professionnelles (mentorat, prise en charge des nouveaux arrivants,
possibilités de contagion émotionnelle au sein du groupe).
Le tableau 36 liste ces différentes caractéristiques pour chacun des quatre métiers, afin
de comparer les pratiques professionnelles mobilisant cette manifestation de l’activation de
compétences émotionnelles interpersonnelles dans le travail quotidien (Salovey & Mayer,
1990 et 1997).
Tableau 36 : Les caractéristiques du travail émotionnel, outil de travail des professionnels de
métiers sujets à incidents émotionnels
Métiers concernés « Bacqueux » Infirmiers urgentistes
Enseignants en REP+
Téléconseillers
Type de travail émotionnel
(Soares, 2003)
Dissimulateur et différenciateur
Intégrateur et dissimulateur
Intégrateur, dissimulateur et différenciateur
Intégrateur et parfois dissimulateur
Degré de travail émotionnel
(Hochschild, 2003a et 2003b)
Deep acting et surface acting (suivant le contexte et l’état émotionnel du public, par adaptation)
Surface acting la plupart du temps
Surface acting la plupart du temps
Surface acting et deep acting suivant l’énergie émotionnelle du téléconseiller
Techniques de travail émotionnel
Surtout expressif et cognitif
Majoritairement expressif
Majoritairement expressif
Hétérogène, majoritairement cognitif
Public concerné En externe. Parfois en interne (collègues et hiérarchie)
En externe En externe et en interne
En externe uniquement
Prise en compte de sa propre
communication non verbale et de
celle de l’interlocuteur
Très importante
Selon la sensibilité des professionnels (variable), compétence activée dans le poste de l’IAO
Faible
Inexistante car la relation avec le client s’effectue à distance ; travail sur la voix pour certains professionnels
Dimensions du travail émotionnel
Travail émotionnel collectif et parfois individuel
Travail émotionnel individuel
Travail émotionnel individuel
Travail émotionnel individuel, parfois collectif
434
Dans les métiers de policier et de téléconseiller, nous observons une dimension
collective du travail émotionnel, bénéfique tant en ce qui concerne l’engagement,
l’implication professionnelle de l’individu, qu’en ce qui concerne la sécurité
d’intervention pour les uns, et la qualité de la relation/client pour les autres. Ainsi, par
exemple, lorsque les policiers perçoivent le travail émotionnel comme « engageant », comme
un « challenge » professionnel, et que ce travail se déroule de manière collective - chaque
acteur a et tient son rôle -, le professionnel s’épanouit, se « réalise » dans l’activité. Ce
« travail émotionnel collectif », (Korczynski, 2003), bien vécu par les policiers, voire
apprécié, crée une communauté de coping, processus social important, en constituant des
cultures fortes et informelles. Il nécessite une autonomie du collectif au travail, un turn-
over faible dans le service, et une possibilité pour les policiers de bien se connaître,
d’anticiper les rôles de chacun lors des interventions. La possibilité pour les professionnels
de produire un travail émotionnel collectif lors des relations avec le public nécessite un
collectif de travail et un travail collectif, régulé par le management (de proximité). Ce
management incite à l’entraide, au coping collectif, à l’action collective dans laquelle chaque
individu est considéré comme un « acteur », car les meilleurs prédicteurs du coût humain du
travail émotionnel dépendent du soutien organisationnel perçu par le professionnel et de son
sentiment de valorisation. Ce soutien et ce sentiment de valorisation influencent alors la
manière dont le travail émotionnel est vécu (Williams, 2003). La joie au travail, ainsi que le
soutien organisationnel ont une influence positive sur le travail émotionnel en profondeur
(Lee & al, 2012).
Le travail émotionnel ayant des effets ambivalents sur la santé des professionnels, il
semble judicieux d’intégrer et de reconnaître, tout d’abord, ce travail sur soi comme facteur
de RPS (Gollac & Bodier, 2011), exigence émotionnelle du travail, au sein des actions de
prévention des risques, et cela de manière formelle. Ensuite, le travail émotionnel collectif se
montrant bénéfique pour l’accomplissement de soi lors de l’activité, et favorisant
l’engagement au travail et le bien-être du professionnel (Gelderen & al, 2014), des
formations dédiées aux techniques de travail émotionnel, couplées à des mises en
situation proches des conditions réelles d’intervention (ou de relation de service, ou de
relation/client), donneraient aux professionnels l’occasion de « répéter » collectivement leurs
rôles, de se préparer physiquement et mentalement aux situations réelles nécessitant un fort
travail émotionnel, de « mettre en mots » les « pièces » à jouer, afin de limiter les cas
435
d’improvisation lors du contact avec le public, et de faciliter les briefings pré-intervention (ou
pré-relation de service, ou pré-relation/client).
8.2.5 Vers un management de la « régulation émotionnelle collective » ?
Les stratégies de régulation individuelle des émotions (Gross & Munoz, 1995 ; Gross,
1998 et 2014 ; Gross & John, 2003 ; Gross & Barrett, 2011) - mobilisant l’ensemble des
compétences émotionnelles précédemment exposées - ont leur limites : dans les quatre
métiers étudiés, la relation de service ne s’effectue pas isolément, mais en collectif de travail,
restreint ou non, conduisant à un « vivre ensemble » dans l’expérience du travail : les
bacqueux et urgentistes travaillent invariablement en collectif ; les enseignants en REP+
exercent régulièrement des activités pédagogiques en groupes de travail, interdisciplinaires ou
non, la plupart du temps en « mode projet » ; bien que la relation/client par Chat ou par
téléphone se réalise individuellement, les téléconseillers, en open space, s’entraident lors de
l’interaction avec le client, et fournissent parfois un travail émotionnel collectif. Au-delà des
situations de service en collectif de travail, en interaction avec les usagers, patients, clients, le
professionnel va parfois se retirer, échanger, évacuer, et exprimer ses émotions en
« coulisses » (Goffman, 1973) face à des collègues, ou à son supérieur, partageant ainsi
l’éprouvé d’un même vivre. L’émotion peut alors être collectivement partagée. Au-delà d’une
approche individuelle de la régulation émotionnelle (Gross, 1998 et 2014), se dessine alors
une régulation émotionnelle collective, résultant du soutien social des collègues, permis par
l’encadrement, du soutien social managérial, et du soutien social organisationnel. Cette
régulation émotionnelle collective doit être managée dans le cadre de la régulation sociale
conjointe (Reynaud, 1988 ; Reynaud & Reynaud, 1994 ; Reynaud, 2003). C’est lors de cette
négociation des règles sociales, ici émotionnelles (Hochschild, 2003b), que se joue la
régulation émotionnelle collective, conjointe, les règles dictées par l’organisation étant
confrontées à la réalité du terrain.
Le soutien social professionnel, dont le questionnaire de Karasek (1979) évalue la
perception, préserve la santé de l’individu : les professionnels évacuent les émotions
collectivement, de manière formelle ou informelle. La composante émotionnelle se situe au
cœur du soutien social perçu (Ruiller, 2008). Le soutien social perçu est « l’impact subjectif
de l’aide apportée par l’entourage d’un individu et la mesure dans laquelle celui-ci estime que
ses besoins et attentes sont satisfaits » (Procidano & Heller, 1983, cités par Ruiller, 2008 :
99). Par le biais du soutien social (Bruchon-Schweitzer, 2002), stratégie d’ajustement face aux
436
situations à incidents émotionnels (Lazarus & Folkman, 1984), s’élabore une régulation
collective des émotions (Ruiller, 2012) et du stress (La Rocco & Jones, 1978).
D’une part, le management instaure, anime et encadre des formes de régulations
émotionnelles collectives, de deux manières. Soit il procure et entretient un soutien social
hiérarchique, pouvant s’appliquer à un ou plusieurs collaborateurs ; soit il investit et utilise
des espaces et temps d’échanges et de discussion, formels et / ou informels, afin que le
collectif de travail se régule, ou s’autorégule. Le supérieur hiérarchique constituant la
première source ou le premier obstacle au besoin de satisfaction des subordonnés (van
Hoorebeke, 2003), les événements déplaisants liés au manager impliquent des réactions
émotionnelles négatives, source de stress et d’angoisse. Le manager de proximité met en
œuvre des comportements d’aides professionnelles et des comportements d’aides personnelles
(Ruiller, 2012). Le soutien social du manager apparaît comme le niveau d’ouverture et
d’écoute active par rapport aux représentations du(des) collaborateur(s). Le manager, proche
de ses équipes, dans un rôle de soutien et de régulation, doit garantir la justesse de sa
communication. L’intégration des nouveaux arrivants sera facilitée par la capacité
d’ajustement de la cognition collective.
Le manager de proximité remplit un rôle primordial dans la régulation des émotions au
travail (de Gaulejac, 2011 ; Remoussenard & Ansiau, 2014 ; Mahrane & Roger, 2014 : 41) :
le soutien social du manager (Cintas & Sprimont, 2011) permet de mettre en place une forme
d’autorégulation collective (Clergeau & Pihel, 2010b ; Ruiller, 2010). Le soutien social de
l’encadrement induit à la fois le soutien social des collègues, dans le cadre de la
régulation autonome, et la régulation émotionnelle collective, ou au cas par cas, dans le
cadre de la régulation conjointe. Une fois sur le terrain, le cadre a une mission de traducteur
des règles d’organisation du travail, et des règles sociales émotionnelles prescrites (Desmarais
& Abord de Chatillon, 2010), indispensable dans le cadre de la régulation conjointe
(Reynaud, 1988 et 2003). L’encadrement permet au collectif d’adapter les règles prescrites à
la réalité du terrain. Il traduit, trouve des compromis, adapte, hiérarchise les règles prescrites,
face aux paradoxes et contradictions de la réalité. Ainsi, les limites de l’organisation
formalisée, prescrite, officielle (Reynaud, 1988 et 2003), se compensent. Les règles
autonomes, créées par le collectif de travail, si elles sont partagées par les acteurs composant
le groupe, consolident ce dernier.
Dans ce but, un management par la discussion semble pertinent, parce qu’il met,
comme son nom l’indique, en discussion le travail dans les équipes, afin de trouver le « petit
437
sens » (Detchessahar, 2013) générateur d’émotions plaisantes. En effet, ce « petit sens » rend
possible le « travail bien fait » ; il lève les incertitudes, adapte le prescrit au réel, et réinvente
l’organisation locale. Dans le cadre de cette régulation conjointe, le manager peut instaurer
des espaces de confrontation et de médiation entre acteurs, en institutionnalisant les espaces
de discussions, donc de régulation émotionnelle collective, et en connectant ces espaces entre
eux. La discussion, menée au sein de ces espaces, doit se centrer sur le travail, et se retrouve,
si besoin, formalisée. Au sein des quatre terrains étudiés, un management par la discussion est
envisageable (Detchessahar, 2013), par un design organisationnel spécifique (Detchessahar,
2011) : le manager, pilote et animateur de l’action collective, qu’il soit major, capitaine,
commandant, cadre de santé, manager d’équipe, chef d’établissement, peut recenser les
espaces d’échanges existants, et les aménager. Il s’agit de permettre l’appropriation d’un
territoire propre au collectif, de trouver des espaces et des moments de remise en cause
concertée, porteurs d’amélioration, afin d’élaborer des compromis locaux, de concevoir une
cohérence et une vision du travail partagée. Le « travail bien fait » découlant de ces
adaptations et compromis, provoque des émotions plaisantes aux équipes, préservant ainsi
leur santé (Gross & Munoz, 1995 ; van Hoorebeke, 2008b), et la qualité du service rendu
(Barsade & Gibson, 2007). Dans les groupes de discussion au travail, l’individu va exprimer
sa tension, parfois née d’une dissonance émotionnelle, limitant alors les effets néfastes de
cette tension sur sa santé et sur son travail (van Hoorebeke, 2008b), à condition que la
parole soit libre. En effet, la liberté d’échanges dans le groupe réduit les tensions et favorise
la QVT (Detchessahar, 2013). Grâce à ces échanges, le professionnel a l’occasion de mettre à
jour sa pensée et d’y déceler d’éventuelles confusions.
Pour une régulation émotionnelle collective, les professionnels recourent aux outils
émotionnels de travail à la fois au sein de la « région antérieure », c’est-à-dire le lieu où se
déroule la représentation (Goffman, 1959), par exemple lors de travail émotionnel collectif, et
au sein de la « région postérieure », ou « coulisse », ou « zone émotionnalisée » (Fineman,
2000). Le manager doit tout d’abord évaluer la nature et la disponibilité de l’espace de travail,
la structuration de l’espace sur le devant, l’arrière de la scène et hors scène, afin de façonner
la manière dont les travailleurs vont réguler l’émotion au travail. Ensuite, le manager pourra
autoriser, penser, concevoir, et aménager ces « coulisses », dans lesquelles les individus vont
« tomber le masque » adopté lors de la représentation (Goffman, 1959), se relâcher et
exprimer leurs émotions en interne (de Gaulejac, 2011). Ces « espaces d’humanisation »
(Bolton, 2008) représentent des occasions de décharges et de relaxation émotionnelles. En
effet, les émotions-objets de travail doivent être évacuées assez rapidement, afin de ne pas
438
parasiter l’individu. La présence de coulisses, hors de la vue du public, dans lesquelles les
professionnels peuvent échanger, s’exprimer, réguler collectivement leurs émotions, est
d’autant plus nécessaire que les exigences émotionnelles de l’activité sont fortes. Grâce à
ces coulisses, le professionnel va pouvoir moduler son implication relationnelle (Goffman,
1973) et opérer un détachement émotionnel, en se retirant de la scène sociale (Grandey, 2000 ;
Bernard, 2007). Si l’organisation n’offre pas aux professionnels de « zones émotionnalisées »
dans lesquelles l’individu peut régulièrement se retirer du contact avec le public, il sera alors
enclin à exprimer les émotions déplaisantes et les situations difficiles, dans la sphère privée
(Boyle, 2005) en raison de l’intense contrôle du comportement exercé durant l’activité. Cela
occasionnera alors des effets émotionnels de travail altérant l’équilibre entre vie personnelle
et vie professionnelle.
D’autre part, en dehors des situations de management, le collectif de travail s’organise
de manière autonome, et instaure des stratégies de régulations émotionnelles collectives, par
le biais du soutien socio-émotionnel, entre collègues. La condition naturelle de l’émotion
étant d’être exprimée dans l’interaction sociale, préservant ainsi la santé de l’individu (Rimé,
1993 ; Andersen & Guerrero, 1998), ce soutien socio-émotionnel autorise l’évacuation et la
reconnaissance des émotions déplaisantes, mais aussi la manifestation d’affects plaisants, et
positifs. Ce soutien a des conséquences sur la performance de l’organisation (Barsade &
Gibson, 2007), et maintient un équilibre entre la relation professionnelle et l’identité
personnelle de l’individu (Remoussenard & Ansiau, 2014). Dans tous les métiers étudiés, les
professionnels indiquent l’importance du soutien socio-émotionnel des collègues et
collègues-amis, conduisant à une régulation des émotions dans l’entre-soi, à deux ou en
collectif restreint, produisant des sentiments de réassurance, de protection, de réconfort,
et d’émotions plaisantes (Bruchon-Schweitzer, 2002 : 328). Les collectifs de travail
restreints, dans lesquels les individus échangent, élaborent des règles autonomes, travaillent
ensemble, se regardent travailler, font apparaître des micro-cultures, qui ont pour fonction de
consolider la solidarité (Ribeill, 1989). Le groupe de travail va réinterpréter les incidents
émotionnels, les événements critiques : une évaluation collective, cognitive, de l’événement
va amener le collectif à qualifier les émotions, grâce aux significations que les acteurs
attribuent à une situation ou à un événement (Lazarus, 1966 ; Scherer, 2000). Cette
évaluation, subjective, va ensuite déterminer l’émotion collective ressentie.
L’utilisation de l’humour dans le collectif de travail, constituant parfois une valeur
organisationnelle (Clouse & Spurgeon, 1995) - notamment dans le cas des policiers et celui
439
des enseignants en REP+ -, par le partage de blagues et d’anecdotes entre les professionnels,
améliore les interactions internes et crée un contexte favorable à l’expression des émotions.
Particulièrement dans ces deux métiers, l’humour est perçu comme une valeur
organisationnelle, agissant positivement sur les comportements extra-rôles : « plus les
participants estiment que l’humour est une valeur importante dans leur organisation et qu’il
est utilisé fréquemment, plus le soutien social perçu agit favorablement sur les comportements
extra-rôles » (Tremblay & al, 2009 : 17). Or, la perception du soutien et les comportements
extra-rôles sont des facteurs susceptibles d’augmenter la performance organisationnelle (Bass
& Riggio, 2006). L’humour offre des arguments en faveur de la conformité, favorise la
communication interne, une perception de soutien (Decker & Rotondo, 2001). Ce mécanisme
de régulation émotionnelle (Yip & Martin, 2006) collective, vecteur de stabilité
organisationnelle, est associé à la satisfaction des besoins d’affiliation et d’acceptation, à la
cohésion et à la solidarité entre les membres d’une équipe (Cooper, 2008) : il correspond donc
aux questions existentielles de temporalité et d’identité (Plutchik, 1991). Il est positivement
corrélé avec le trait dit « de bonne humeur » (Yip & Martin, 2006). Or, l’humeur du groupe
influence le comportement prosocial, l’absentéisme et la performance (George, 2000).
L’emploi de l’humour, d’émotions plaisantes, de plaisanteries, en décalage avec la nature de
la situation dans laquelle il s’inscrit (Grosjean, 2001), correspond à un mécanisme de défense
fonctionnel, mature, souvent à une stratégie d’évitement (Dejours, 2001), idéologie défensive
de métier. Le collectif élabore des stratégies collectives de défense pour préserver la santé
mentale de ses membres (Molinier & Flottes, 2012). La stratégie de distanciation au travail,
par emploi de l’humour, donne l’occasion au professionnel de procéder à une prise de recul
lors de fort travail émotionnel. Dans les quatre métiers étudiés, l’emploi de l’humour dans le
collectif de travail permet aux professionnels d’opérer un mode de maîtrise cognitive des
événements par la mise à distance (Grosjean, 2001), et de faire face au stress (Kahn, 2003).
En effet, il désamorce et distancie le groupe des émotions déplaisantes, quelles qu’en soient
leurs origines. Plaisanter avec ses collègues permet de faire participer autrui à ses propres
difficultés, et de libérer la tension nerveuse : du côté de celui qui joue avec l’humour, comme
de celui qui en rit, la plaisanterie constitue un acte thérapeutique, facteur de résilience et de
réflexivité, un moyen de dédramatiser et de recouvrer une sérénité. La manifestation
d’émotions plaisantes, de joies, impacte le corps par la baisse de la pression sanguine,
l’oxygénation générale, la réduction des réactions inflammatoires, favorisant ainsi des états de
bien-être (Perret, 2010).
440
Le tableau 37, ci-dessous, récapitule les pratiques de management de la régulation
émotionnelle collective au sein des quatre métiers étudiés.
Tableau 37 : Tableau comparatif des pratiques de management de la régulation émotionnelle
collective au sein des métiers étudiés
Métiers Policiers de
BAC Urgentistes
Enseignants en REP+
Téléconseillers
Présence de collectifs de travail
Oui Oui Dépendante des projets internes
Oui
Fréquence du travail collectif
Constant Constant Intermittent Intermittent
Soutien social des collègues
Très important (en collectif et entre collègues-amis)
Faible ; important entre collègues-amis
Moyen ; important entre collègues-amis
Dépendant de la nature de l’activité (challenges commerciaux ou périodes plus ordinaires)
Humour comme valeur organisationnelle
Très présent Présent entre collègues-amis
Très présent en collectif restreint
Peu présent
Occasions de retrait collectif lors de
l’activité
Dépendantes des réquisitions et urgences
Rares Fréquentes Régulières
Occasions de retrait individuel
Absentes Quasi-absentes
Fréquentes Régulières
Soutien social managérial individuel
(du manager de proximité)
Important Occasionnel Occasionnel Très important (surtout dans le Groupe 1)
Soutien social managérial collectif (du manager de proximité)
Important Absent Occasionnel Très important, exemplaire
Espaces et temps d’échanges et de
discussions en présence hiérarchique
Faibles Très faibles Occasionnels Importants ou réguliers
Espaces et temps d’échanges et de discussions sans
présence hiérarchique
Importants Faibles Importants Occasionnels
Présence et utilisation de « coulisses » de
l’activité
Fortes et à développer
Absentes ; à élaborer
Fortes Importantes ; à adapter
Formes de régulations émotionnelles
collectives
En collectif de travail, avec ou sans manager de proximité, souvent informelles
Autonomes et informelles
Autonomes, informelles et formelles (exemple : groupe d’analyse de la pratique)
Conjointes, formelles et informelles, essentiellement en présence de managers
441
Les auteurs de la théorie de la régulation sociale souhaitent collaborer avec différentes
disciplines, afin d’aborder la pertinence de l’action collective et de la coordination (Bréchet,
2008). Nous proposons un modèle théorique faisant émerger la question d’un
management de la régulation émotionnelle collective, dans le cadre de la régulation
conjointe de Reynaud (1988 et 2003). D’une part, le soutien social de l’encadrement permet
de réguler collectivement les émotions de l’équipe, dans le cadre de la régulation conjointe.
Cette régulation émotionnelle collective sauvegarde la santé du professionnel ainsi que la
qualité de ses interventions (Gross & Munoz, 1995 ; van Hoorebeke, 2008b). D’autre part,
nous proposons que le soutien social de l’encadrement organise, autorise et encourage le
soutien social au sein-même des équipes de travail, dans le cadre de la régulation
autonome. Ces aspects induisent un retour de l’encadrement sur le terrain de l’activité, ne
se limitant pas à un rôle de régulation émotionnelle par individu, « au cas par cas ». Nous
proposons le modèle théorique de la figure 18 ci-dessous, inspiré des schémas illustrant la
théorie de la régulation conjointe.
442
Figure 18 : Modèle théorique du management de la régulation émotionnelle collective
Dans la présente section, nous avons déterminé et discuté les différents outils
émotionnels de travail, que sont les émotions-outils de travail, le travail émotionnel, les
compétences émotionnelles, intégrant le travail émotionnel, les régulations individuelles des
émotions - dont les stratégies dépendent de l’acquisition et de l’activation des compétences
émotionnelles précédemment citées -, les régulations émotionnelles collectives. La section
suivante discutera des effets émotionnels du travail chez les professionnels des quatre métiers
étudiés.
443
8.3. Des « effets émotionnels du travail »
Dans cette section, nous délimiterons la notion d’effets émotionnels du travail, puis
nous en discuterons les aspects au sein des métiers de policiers, d’urgentistes, d’enseignants et
de téléconseillers, avant d’en proposer une synthèse comparative.
8.3.1 Considérations générales
Selon Jeantet (2003), Bernard (2007), Remoussenard et Ansiau (2013), les émotions
peuvent être considérées comme des effets du travail : « les émotions peuvent aussi être
envisagées comme un effet du travail (notamment du travail émotionnel, tel que défini par
Hochschild, 1983, 2003) dans le sens où celui-ci est éprouvant émotionnellement pour celui
qui l’accomplit (ce qui est sous-jacent aux analyses mettant en lumière la souffrance et
l’aliénation engendrés) » (Remoussenard & Ansiau, 2013 : 3). Les émotions comme « effets
du travail » recouvriraient l’aspect de santé au travail, en ce que les charges émotionnelles et
le travail émotionnel sont éprouvants (Jeantet, 2003 ; Remoussenard & Ansiau, 2013). Les
exigences émotionnelles au travail, les émotions-objets du travail, et les outils émotionnels de
travail produisant des effets tant sur le bien-être général de l’individu, sa santé et sa sécurité
au travail, que sur la qualité de service, nous ne considérons pas les effets émotionnels du
travail uniquement du point de vue des incidences du travail émotionnel sur l’individu. Les
« effets émotionnels du travail » englobent toute conséquence, liée à l’émotion, sur
l’individu et / ou le collectif de travail.
Le management, la fonction RH, les différents acteurs de la santé au travail dans
l’organisation, doivent considérer ces conséquences sur la santé, la sécurité, l’équilibre entre
vie professionnelle et vie privée de l’individu, ainsi que sur la qualité de service, au même
titre que les conditions de travail, les objets et les outils émotionnels de travail : au niveau
managérial, « connaître le fonctionnement, le rôle et les effets de nos émotions nous aide à les
réguler, à gérer notre comportement émotionnel, ainsi qu’à l’adapter à la situation et à
l’environnement » (Bobot, 2010 : 421). Le management a donc un rôle à jouer afin de limiter
les effets délétères potentiels des objets et outils émotionnels de travail sur la santé et
l’équilibre de vie du professionnel et du collectif de travail. Par exemple, lors d’événements
comportant un (des) incident(s) émotionnel(s) à forte intensité émotionnelle, et dans l’activité
quotidienne, l’instauration de groupes de paroles, dont l’existence et la fonction sont
reconnues par l’encadrement, constitue un moyen d’atténuer les effets émotionnels du travail :
444
dans certains métiers à « risques », comme les urgentistes et les policiers, l’absence de ce type
de lieu d’échanges peut conduire les professionnels à endurer des répercussions émotionnelles
néfastes, issues du cadre de l’activité, jusque dans leur vie privée (Boyle, 2005).
L’ANACT et l’ARACT ayant annoncé avoir signé une convention de partenariat avec
la DGAFP afin d’intervenir sur les questions de santé dans le secteur public, nous
préconisons, pour ces entités, de considérer et d’intégrer non seulement les objets et outils
émotionnels de travail, mais aussi leurs effets, dans la construction du guide méthodologique
de réalisation d’une démarche d’évaluation de la QVT dans les structures publiques.
Premièrement, notre recherche confirme que les effets émotionnels du travail
concernent la santé et le bien-être de l’individu :
- les fortes exigences émotionnelles au travail et la mise en tension de l’individu, dans
les métiers de service, retentissent sur la santé du professionnel (Muntaner & al,
2012) ;
- les stratégies de jeux d’acteur provoquent des effets délétères sur la santé lorsqu’ils
sont pratiqués sur du moyen ou long terme, sans plaisir (Zapf, 2002). Parfois, elles
conduisent à des perturbations psychologiques de la personnalité (Falzon &
Lapeyrière, 1998). Le travail émotionnel engendre de la souffrance (Dejours, 2003 ;
Grosjean & van de Weerdt, 2005), impacte négativement la santé de l’individu
(Schaubroeck, 2000), par la dissonance émotionnelle qu’il entraîne (Morris &
Feldman, 1996) ;
- certaines techniques de régulation émotionnelle individuelle (Gross & Munoz, 1995 ;
Gross, 1998 et 2014 ; Gross & John, 2003 ; Gross & Barrett, 2011) semblent produire
des effets néfastes sur la santé du professionnel : procrastination (Sirois & Pychyl,
2002), évitement (Penley & al, 2002), rumination (Bushman, 2002), accusation
d’autrui, prise de substances, suppression expressive (Gross, 1998 ; Gross & John,
2003), et agression (Suls & Wan, 1993) ; de même que certaines stratégies et
mécanismes de défense : immatures, psychotiques, névrotiques (Vaillant & Bond,
1986).
Or, l’état de santé de l’individu influence sa perception de la satisfaction au travail (Le
Flanchec & al, 2015).
445
Les compétences émotionnelles, certaines techniques de régulation émotionnelle
individuelle - confrontation (Mikolajczak & al, 2009), stratégie directe, réévaluation cognitive
(Mikolajczak & al, 2009 ; Matta & al, 2014), distraction (Nolen-Hoeksema & Morrow,
1993), acceptation (Mc Craken & Eccleston, 2003), relaxation (Murphy, 1996), la stratégie de
coping centrée sur le problème (Folkman & Lazarus, 1980 ; Billings & Moos, 1981 ; Penley
& al, 2002), les mécanismes de défense dits « matures » (Vaillant & Bond, 1986) -, et
l’ensemble des formes que peut revêtir la régulation émotionnelle collective (échanges et
espaces de discussion, humour au travail, soutien social organisationnel, hiérarchique, socio-
émotionnel, et hors travail), constituent des ressources pour l’individu, n’impactant pas
négativement sa santé, voire favorisant son bien-être général. Précisons que la fonctionnalité
d’une stratégie de défense ou de régulation des émotions dépend de son adaptation au
contexte dans lequel l’individu l’emploie. La gestion du sommeil et la capacité d’auto-
contrôle de l’individu constituent aussi des ressources (Diestel & al, 2015 ; Perreaut-Pierre,
2016). Les objets et outils émotionnels de travail, parmi eux les conditions de travail et
les ressources de l’emploi et de l’individu, influencent l’absentéisme (Bouville, 2014).
Deuxièmement, les « effets émotionnels du travail » touchent à l’équilibre entre la
vie personnelle et la vie professionnelle de l’acteur. La notion d’équilibre, de conciliation
entre vie professionnelle et vie personnelle, correspond à la réalisation de l’harmonie entre les
différents domaines de la vie de l’individu (Chang & al, 2004). Bien que les « effets du travail
sur la santé demeurent largement méconnus » (Crespin & al, 2008 : 253), que le risque
psychosocial ne se remarque ni directement ni instantanément, et ne peut que s’appréhender
indirectement par ses effets différés, sur le moyen et long terme, sur l’individu et sa santé
(Ughetto, 2011), s’intéresser à la santé au travail, « c’est aussi comprendre comment elle se
construit en articulation avec la vie hors travail ; ces deux temps et lieux ne pouvant être
complètement séparés » (Laville, 1998 : 368). L’individu ne se comporte pas de manière
complètement différente au travail et dans la vie privée (van Hoorebeke, 2008b). Ainsi, les
émotions issues de la vie personnelle de l’individu influencent les affects ressentis lors de
l’activité, et vice-versa : par exemple, selon Yihao et al (2015), le conflit travail-famille avant
l’activité (le matin), est relié à l’épuisement émotionnel pendant l’activité (l’après-midi), qui
lui-même prédit l’agressivité déplacée envers les membres de la famille post-activité (le soir).
De plus, les conflits interpersonnels au travail, dès le début de l’activité, exacerbent l’impact
du conflit travail-famille. La manifestation d’émotions déplaisantes au travail interfère avec
l’équilibre des sphères de vie de l’individu. De surcroît, particulièrement chez les infirmiers et
446
les policiers, certaines stratégies de défense et de régulation des émotions - outils émotionnels
de travail - se répercutent éventuellement sur la qualité de vie personnelle du professionnel :
« l’adhésion à une stratégie de défense caractéristique de l’occultation du risque et le culte de
la virilité produit un impact sur la vie privée » (Canino, 2005 : 46). D’où l’importance pour
ces professionnels de disposer d’un solide soutien socio-émotionnel hors travail.
Les objets et outils émotionnels du travail et hors travail jouent un rôle sur l’équilibre
entre vie personnelle et vie professionnelle de l’individu. En effet, si les exigences
émotionnelles au travail se couplent avec des exigences émotionnelles de la vie privée,
l’individu riquera de connaître un épuisement émotionnel (Wharton, 2004). Par exemple, si
l’activité exercée dans les deux sphères de la vie de l’individu consiste à « s’occuper
d’autrui », il encourt un surmenage, une surcharge de travail, voire un épuisement émotionnel.
Il connaîtra un double travail émotionnel : l’emotional labor dans le cadre de son activité, et
l’emotional work, ou « travail de l’émotion » de la sphère privée (Hochschild, 1998).
Le type d’emploi, la charge et la durée du travail, le stress professionnel, les
ambiguïtés de rôles, le manque d’autonomie dans le poste, les horaires, et la prise de congés et
de RTT (Réduction du Temps de Travail), le trajet travail-famille et les débordements du
travail sur les temps personnels, constituent des facteurs professionnels influençant l’équilibre
des temps travail-famille, plus significatifs que les facteurs individuels, comme le sexe et
l’âge (Genin, 2014). Typiquement, les policiers et les infirmiers connaissent des contraintes
d’horaire de travail : horaires atypiques, en matinée ou en soirée, travail le week-end et les
jours fériés, impactant leur vie personnelle et familiale. À ces conditions de travail s’ajoutent
des contraintes de charges physiques, mentales et psychiques (Albert & al, 2003), propices
à l’épuisement émotionnel. De plus, le jeu en surface (Hochschild, 2003b), par la plus grande
fatigue psychique qu’il entraîne, peut occasionner des rapports de moins bonne qualité avec le
conjoint ou partenaire, représentant alors un risque psychosocial (Adelmann, 1995).
Face à ces incidences malmenant le bien-être général de l’individu et son équilibre de
vie, le degré de soutien hiérarchique limite le conflit travail-famille (Roger & Othmane,
2011). En effet, le cadre de proximité organise les horaires de travail des collaborateurs, et
demeure l’interlocuteur principal, vers qui le collaborateur va se tourner. De surcroît, le
soutien social informel, immédiat, des supérieurs et des collègues, contribue positivement à
l’équilibre ressenti entre vie professionnelle et vie personnelle (Byron, 2005 ; Valcour, 2007 ;
Mc Carthy & al, 2010 ; Genin, 2014).
447
Troisièmement, au niveau organisationnel, l’absentéisme reflète une stratégie
d’adaptation des professionnels, afin de gérer le stress et les émotions déplaisantes vécues au
travail, le système aversif étant relié à la recherche de l’évitement, contrairement au système
appétitif, relié à la recherche de récompense (Frijda, 1994 ; Garcia & Herrbach, 2006).
L’absentéisme indique quelquefois un besoin de gérer sa vie personnelle, ou une difficulté de
conciliation des rôles professionnel et personnel : « une personne navigue habituellement dans
des sphères variées, comme le travail et la famille. Chaque sphère de vie est gouvernée par un
ethos » (Voronov & Weber, 2016 : 462). Chaque sphère de vie donne un rôle spécifique à
l’acteur : par exemple être manager et mère de famille. Deux facettes des compétences
émotionnelles, étroitement reliées, reflètent ces rôles différents : d’une part, la facette
« publique » de la compétence émotionnelle de l’individu, intègre la notion d’« autorisation
d’autrui ». Pour être considérées comme appropriées, les expériences et expressions
émotionnelles doivent être évaluées par autrui comme authentiques et naturelles. D’autre part,
la facette « privée » de la compétence émotionnelle de l’individu intègre la notion
d’autorégulation (Voronov & Weber, 2016). Le conflit travail-famille s’exprime lorsque
l’individu perçoit une incompatibilité entre l’exercice des rôles professionnels et familiaux.
Les organisations ont donc intérêt à analyser les causes d’abandons et de départs pour en
identifier les sources et les motivations : pénibilité morale, difficultés dans le collectif de
travail, déséquilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, conflits de valeurs à propos
de la qualité de service, charges physiques et troubles musculo-squelettiques, horaires et
planning inadéquats, expositions professionnelles…
L’individu recherche une conciliation entre ses deux sphères de vie, le sentiment
d’équilibre entre ces sphères ayant un impact sur sa satisfaction au travail. Cette dernière est
atteinte lorsque les environnements personnel et professionnel sociopsychologiques de
l’individu lui permettent de « faire face » et de donner du sens à ses actions (Detchessahar,
2011). Si l’individu ne parvient pas à maintenir un état d’équilibre entre ces deux
environnements, il pourra connaître des ennuis de santé physique et mentale, une faible
satisfaction au travail et dans sa famille et sa vie en général (Genin, 2014). Ce déséquilibre se
traduira dans l’organisation par une hausse de l’absentéisme et de l’intention de quitter
l’organisation, par un moindre engagement au travail et une productivité en baisse (Genin,
2014). Face à ces incidents organisationnels, les gestionnaires ont intérêt à prendre en
considération les différents effets émotionnels du travail et hors travail, leurs impacts sur
la santé de l’individu, à aider ce dernier à concilier harmonieusement ses deux sphères de vie,
à mettre à disposition des professionnels des aménagements organisationnels flexibles et
448
individualisés, et à fonder ou entretenir une culture organisationnelle au sein de laquelle des
mesures formelles de conciliation travail-famille contribuent à cet équilibre ressenti (Valcour,
2007).
Enfin, le manque de soutien du conjoint et les tensions dans le couple étant
potentiellement sources de conflits et de déséquilibre entre vie professionnelle et vie
personnelle (Genin, 2014 : 92), la question de l’immixtion de la fonction RH dans la sphère
personnelle du professionnel se pose. Par exemple, certains services de sécurité de l’Etat, dont
la BAC, préfèrent sélectionner des candidats présentant un soutien socio-émotionnel stable -
une relation pérenne avec un partenaire ou conjoint, un entourage personnel et familial
contenant - plutôt que des candidats vivant seuls, ou peu entourés, le soutien socio-émotionnel
hors travail, selon le management, leur permettant de « garder la tête froide », de ne pas
« avoir rien à perdre » (policiers de BAC) lors d’interventions risquées, et de bénéficier d’une
ressource les autorisant à évacuer et à exprimer certaines émotions issues du travail. En effet,
les individus vivant seuls présentent un état de santé moins favorable que les individus
vivant et habitant avec leur famille ou entourage proche, en raison du manque d’occasions
pour ceux-ci d’exprimer, d’évacuer, de partager socialement leurs expériences affectives, et
de recevoir de l’attention, de l’intérêt, de l’écoute en retour (Ntsame & al, 2013). Néanmoins,
le conjoint, destinataire privilégié de l’expression émotionnelle, ne se montre pas toujours
« compétent » lors de la réception des informations émotionnelles de l’interlocuteur, car « à
en croire Rimé (2005), le seul partage social des émotions ne suffit pas à produire un effet de
‟libération” pour celui qui s’exprime » (Robert, 2007 : 27). Dans ces cas, des collègues ou des
spécialistes doivent, ou devraient, prendre le relais (Rimé, 2005). Cette observation aboutit à
poser la question du périmètre d’action de la fonction RH, quant à une éventuelle ingérence
de l’organisation dans la vie personnelle du professionnel : jusqu’où la fonction RH peut-
elle intervenir pour permettre au professionnel de disposer de « sas de décompression »,
d’évacuation des émotions issues des situations de travail ou de la vie privée, dans une
optique homéostatique salutaire, nécessaire pour l’accomplissement de la tâche ?
8.3.2. Les effets émotionnels du travail policier
D’une part, certaines émotions, objets du travail, vont impacter la santé des
professionnels, les impliquer, les mobiliser, voire les choquer. Les émotions déplaisantes,
objets de travail, ont des conséquences négatives sur la santé et le bien-être des policiers, en
perturbant leur sommeil et en provoquant une certaine irritabilité, hors travail. Les outils
émotionnels du travail, quant à eux, semblent davantage engendrer une fatigue psychique. Les
449
émotions déplaisantes et le stress, vécus dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, vont
donc s’immiscer jusque dans la vie personnelle du policier (Oligny, 2009). Dans tous les cas,
ces effets vont se répercuter sur les futurs outils émotionnels du travail, le policier n’étant
alors plus en mesure de restaurer ces derniers.
D’autre part, les émotions plaisantes, effets du travail, comme la joie, l’euphorie, la
fierté, le soulagement (Plutchik, 2001), états affectifs individuels ou collectifs, ressentis lors
de « travail bien fait », contribuent au bien-être émotionnel du policier, à un engagement et
une implication au travail (Machado & al, 2016). Elles augmentent les ressources
psychologiques de l’individu et son bien-être général (Frederickson & al, 2009).
Les effets émotionnels du travail ont des conséquences notables sur la vie personnelle
du policier : parfois, ces derniers constatent leur irritabilité, leur état de vigilance qui donne
l’impression de ne « jamais couper, jamais déconnecter » (policiers de BAC), et donc
témoignent d’un difficile cloisonnement entre vie professionnelle et vie personnelle (St Onge
& al, 2010) ; le fait d’exercer « en civil » accentue sans doute le phénomène.
Toutefois, les policiers développant une identification organisationnelle excédant leur
identification professionnelle (Pratt, 1998) apprécient cette particularité « élitiste », qui les
différencie des acteurs appartenant à d’autres brigades, devant endosser au quotidien le même
uniforme. En effet, hors unité constituée, le policier de BAC, ne revêt pas de tenue imposée
par l’institution lors de l’exercice de ses fonctions ; il pratique son activité vêtu de ses habits
personnels, ce qui ne lui procure pas de « seconde peau » (Guidou, 2012), offrant l’occasion à
l’acteur d’entrer dans son rôle institutionnel pour fournir le travail émotionnel. Cet aspect se
relativise par le fait que le port du gilet pare-balles et de l’arme devient, pour certains
policiers, un uniforme clairement identifié comme représentant l’exercice de leurs fonctions.
Le rituel d’équipement, inévitable, apparaît comme le moment-clef de la prise de rôle du
policier.
Néanmoins, il demeure que l’acteur, suite à sa vacation, retourne à sa sphère
personnelle et intime avec les vêtements dans lesquels il a effectué ses interventions, ses
habits pouvant en porter les stigmates lorsque les missions ont nécessité une mise à l’épreuve
du corps, un rapport au corps à corps avec un mis en cause, un contact avec une victime
ensanglantée. De plus, lorsque le policier retourne à sa vie personnelle, blessé suite à une
intervention risquée (piqûre de seringue par un usager drogué, agressions par de dangereux
interpellés…), ces stigmates se rappellent à lui tout au long de sa convalescence, ne
disparaissant pas aussi facilement que des taches sur un vêtement.
450
Les dramatiques événements du 13 janvier 2016 illustrent à un point extrême la
difficile séparation et le périlleux équilibre entre vies privée et professionnelle, des policiers.
Au soir de ce funeste jour, Jean-Baptiste Salvaing et Jessica Schneider, tous deux policiers,
ont été assassinés à l’arme blanche, à leur domicile de Magnanville (Yvelines), par un
djihadiste radicalisé et terroriste, sous les yeux de leur enfant de trois ans, en état de choc. Cet
attentat « de proximité » a endeuillé la France et la population policière entière. Ce double
meurtre de policiers, perpétré dans le cadre de leur vie personnelle, événement traumatogène
dramatique et ultraviolent, a mis la profession sous le choc, en touchant les policiers dans leur
vie personnelle. Ainsi, le seul fait d’exercer une activité au sein de l’institution policière,
expose à des actes terroristes (en page 475). Les policiers deviennent alors des « cibles »
potentielles d’agressions, non seulement durant l’exercice de leurs fonctions, mais aussi
en dehors. Le cadre personnel, familial, coulisse privée, ressource émotionnelle et « sas de
décompression » et de récupération d’énergie, se trouve alors lui-même exposé. Ce drame,
durant lequel les victimes ont fait preuve d’héroïsme, a offensé l’ensemble de la profession,
certains agents redoutant alors que leur famille ne soit touchée, en raison de leur appartenance
à la profession. Relativement à la psychotraumatologie du travail (Zawieja, 2016), cet
événement a été à la source d’effroi, de peur, d’appréhension (Plutchik, 2001), pouvant se
traduire à moyen ou long terme par des états affectifs d’angoisse, d’anxiété, « peurs
indéfinies » se déclarant dans les deux espaces de vie de l’individu. Face à ces « peurs
indéfinies », le policier se retrouve démuni, le danger étant difficilement identifiable, et
anticipable : « la peur est une réponse à une menace ou un danger qui est immédiat et
identifiable, c’est-à-dire défini dans le temps et dans l’espace. Elle se distingue aussi de
l’anxiété ou de l’angoisse dont la source est non clairement identifiable (Ohman, 2008).
Riesler (1944) parle plutôt de peur définie versus peur indéfinie. Selon cet auteur, l’individu
vit dans un environnement structuré, il possède des schémas (un système de règles et de
principes qui structurent le monde) qui lui permettent d’anticiper ce qui peut arriver (l’ordre
du possible) sans pourtant savoir ce qui va réellement se passer. Ces schémas circonscrivent la
peur et guident l’action » (Krauth-Gruber, & al, 2013 : 154). Ces états affectifs d’angoisse et
d’anxiété peuvent se répercuter sur la santé du policier, et constituer l’expression d’un
traumatisme psychologique indirect. Ce traumatisme « secondaire » (Zawieja, 2016), situation
où la(les) victime(s) pâtit (pâtissent) d’une situation vécue par autrui, peut se répandre par
contagion émotionnelle (Hatfield & al, 1994), en raison des phénomènes de mimétisme et de
contre-transfert, ou ensemble des réactions inconscientes du policier à l’histoire des victimes :
« les mécanismes en jeu englobent ici la contagion émotionnelle ou la transmission
451
intergénérationnelle d’un traumatisme » (Zawieja, 2016 : 11), transmission facilitée par la
forte identification professionnelle (Garcia & Herrbach, 2006) des policiers. Cette dernière
complique le travail que le professionnel doit fournir sur ses représentations (Hochschild,
2003b), afin de modifier sa perception de la situation, et neutraliser les émotions déplaisantes
y afférent. Ainsi, cet événement a constitué un traumatisme psychologique indirect, non
seulement pour les policiers en tant qu’individus, mais aussi, éventuellement, pour toute
l’organisation elle-même. Ce traumatisme relève de la possibilité, pour l’individu, que sa
famille, ou lui-même, soient agressés, ou tués, hors travail. Il peut se révéler et s’éprouver
dans le cadre de l’activité, en collectif de travail, et individuellement, au sein de la vie intime
du policier, alors privé d’un soutien social professionnel et d’une reconnaissance
institutionnalisée de la souffrance et des états affectifs d’anxiété, de la part de ses semblables.
Ce contexte particulier malmenant l’équilibre affectif du policier entre vie personnelle et vie
professionnelle, en temps normal déjà complexe à établir et à entretenir, entraîne une
problématique de GRH inédite dans certaines brigades spécialisées de maintien de l’ordre
public : augmentation du turn-over, départs, intentions de quitter le service, du fait de la
peur et de l’anxiété éprouvées par la famille ou l’entourage du policier (en page 189). Des
questions de GRH et de management, relatives à ce traumatisme, ont émergé au cours de
séances de formation continue, à l’ENSP, de la part des corps d’encadrement. Une recherche-
action axée sur ce sujet pourra être poursuivie. Certes, une préconisation managériale
opérationnelle et rapide à mettre en œuvre, pour répondre à ce phénomène, consisterait à
aménager ou à utiliser les espaces de discussions existants, afin que les professionnels
échangent et partagent leurs ressentis, expériences ou bonnes pratiques, afin de renforcer le
soutien socio-émotionnel. Mais pour aller plus loin, cela pose le problème du périmètre
d’action de la fonction RH et du management en de nouveaux termes. Il faut à nouveau poser
la question d’une éventuelle ingérence de l’organisation dans la vie personnelle du policier,
afin d’aboutir à une meilleure protection de sa sphère privée. L’équilibre entre sphères
professionnelle et personnelle, quoique traditionnellement délicat à conserver, suppose, a
minima, que les deux sphères subsistent… Voilà que naît un paradoxe : comment concevoir
l’ingérence de processus organisationnels ou systémiques dans la sphère privée du
travailleur, pour justement préserver davantage ladite sphère privée ?
452
Mis à part ce contexte particulier, de manière générale, face à d’éventuelles
conséquences néfastes des objets et outils émotionnels de travail, sur leur santé et sur leur vie
personnelle, les policiers adoptent des stratégies d’évacuation des émotions, ou de
déplacements émotionnels, grâce à des « sas de décompression », comme l’exercice d’un
(de) sport(s), la vie familiale, la campagne, différentes activités. Le but consiste alors à ne pas
« tout mettre dans le métier Police » afin de se ressourcer, de préserver sa santé, de ne pas
« craquer », et de pouvoir alors fournir le « travail bien fait ». Ces stratégies sauvegardent les
outils émotionnels de travail. Elles se centrent principalement sur le rapport au corps, par le
sport, et le partage - soutien social hors travail -, ou la combinaison des deux - sports
collectifs, rôle d’entraîneur en sports collectifs auprès d’enfants et d’adolescents -. Ces
dérivatifs limitent les conséquences délétères des objets et outils émotionnels de travail sur la
santé du professionnel. Ils constituent des stratégies de régulation des émotions hors travail,
faisant néanmoins régulièrement partie des sujets de conversations et d’échanges entre
collègues lors de l’activité. Ces dérivatifs se retrouvent alors dûment validés par le collectif de
travail, le manager de proximité, les collègues et collègues-amis. Parfois, ces derniers y
participent même, hors travail, par partage de passions et d’intérêts communs, la plupart du
temps de l’ordre de pratiques sportives (sports de combat et de self defense, sports collectifs,
trecks et parcours sportifs en pleine nature, etc). Cette validation des dérivatifs par le
collectif, contribuant à entériner ces pratiques sociales et sportives vécues hors travail, permet
au policier non seulement d’afficher et d’exprimer, dans le groupe, des techniques
personnelles de régulation émotionnelle, mais aussi de stabiliser affectivement le collectif :
« la vie de groupe devient une source à la fois de satisfaction sociale et de stabilité émotive
pour l’individu » (Mouzelis, 1967 : 154).
Par ces dérivatifs, le policier ménage et prépare son corps à l’activité professionnelle
future, se défoule, élabore un équilibre entre ses activités privées et ses activités
professionnelles. Ces stratégies de ménagement, de sas de décompression, d’homéostasie
entre vie personnelle et vie professionnelle, s’avèrent indispensables. Il convient donc de les
organiser, individuellement ou avec des collègues proches, collègues de confiance, pour le
bien-être général et une santé optimale. En effet, le corps est un instrument de travail pour le
policier de primo intervention. Ces stratégies servent aussi à intervenir en sécurité, en
confiance et en vigilance, car elles améliorent l’activation des compétences émotionnelles. Si
les policiers ne disposent pas de stratégie de stabilité émotionnelle, de dérivatifs comme
défouloirs et de moyens de repos et de retrait, le manque de renouvellement et de
reconstitution de leur énergie émotionnelle, état d’éveil, de conscience, d’activation (Plutchik,
453
2001), ne sera pas propice à la mobilisation de compétences émotionnelles et aux régulations
émotionnelles. Ils risqueront alors de se retrouver en situations de « stress dépassé » (Selye,
1974 ; Rascle, 2001), d’inattention, de fatigue psychique, ou de désengagement, altérant leur
discernement lors de situations à risques, et complexifiant la nécessaire prise de distance
émotionnelle avec le cœur de leurs activités quotidiennes.
En ce qui concerne le collectif de travail, ce dernier joue un rôle fondamental
s’agissant des effets émotionnels du travail : le groupe va parfois réguler l’activité en fonction
de l’état émotionnel des policiers, s’adapter aux Hommes, car un cloisonnement total entre vie
personnelle et vie professionnelle n’est pas possible, ni envisageable. La prise de congés
correspond aussi à un acte de régulation, parfois individuel, parfois initié par le management
de proximité. Ainsi, les policiers vont adapter leur travail au sein du collectif, ou se mettre en
congés si nécessaire. Le collectif de travail et le manager de proximité, s’ils ajustent
collectivement l’organisation du travail et l’activité de travail aux dispositions affectives de
l’individu, à condition que les difficultés de ce dernier ne perdurent pas à long terme,
contribuent à constituer une salvatrice régulation émotionnelle collective, directe ou
indirecte, par expression d’une solidarité de groupe, ou en tête-à-tête. Le manager de
proximité parvient à encadrer les régulations émotionnelles collectives, grâce à un
management par la discussion, des espaces d’échanges et de régulation de l’activité
(Detchessahar, 2011 ; Monier, 2015) ; il incite les agents à gérer leurs congés en fonction des
effets émotionnels du travail - ou de la situation personnelle du policier -, en vue d’un retrait
adapté : au moment opportun, de la durée appropriée, car « les sujets ne peuvent pas
développer ou maintenir des raisons d’agir et de persévérer face aux difficultés s’ils ne croient
pas pouvoir obtenir les résultats qu’ils désirent grâce à leurs actes » (Almudever & al, 2006 :
152).
Les effets émotionnels du travail ressortent également de la fonction RH et du
management. Lors du recrutement, il appartient à ces derniers d’apprécier l’équilibre
personnel et professionnel du policier ; il leur appartient, de même, de l’exhorter à aménager
différents sas de décompression. Si les professionnels de la fonction RH ne considèrent la
santé et la sécurité au travail, ainsi que la qualité d’intervention, qu’en fonction des
composantes de la vie professionnelle du travailleur, ils omettent en grande partie les effets
émotionnels du travail, qui eux-mêmes agissent sur les outils émotionnels de travail. Nier les
interactions entre vie personnelle et vie professionnelle du policier deviendrait une aberration
du point de vue de la qualité d’intervention (Almedever & al, 2006), et de la santé du
professionnel, les policiers confirmant que, dans ces métiers à risques, « si on ne se ‟sent”
454
pas, il ne faut pas y aller » (policier de BAC). Le management a donc le devoir de ne pas faire
perdurer la culture du cloisonnement à l’extrême, niant à la fois la préservation de la santé de
l’individu mais aussi la fiabilité des interventions au sein de son équipe. Au niveau de la
gestion des carrières, la GRH se doit aussi de prendre en considération les différents effets du
travail sur le professionnel, afin de placer la bonne personne au bon poste, au bon moment, et
dans les meilleures conditions.
8.3.3. Les effets émotionnels du travail aux Urgences
Les effets émotionnels plaisants du travail, comme la fierté d’appartenir au métier
d’urgentiste, affichée à l’extérieur du lieu de travail, les émotions plaisantes, parfois intenses,
relatives à la reconnaissance sociale de l’entourage des infirmiers, et celle des malades une
fois sortis du service, la joie du « travail bien fait » lorsque l’organisation du travail est
adaptée au travail réel, constituent des ressources pour l’individu, accumulées et
conscientisées hors travail.
En revanche, les émotions déplaisantes, objets ou outils émotionnels de travail,
entraînent des effets émotionnels du travail néfastes, sur la santé de l’individu, sur son
implication au travail, sur sa satisfaction au travail et hors travail, sur son équilibre entre vie
personnelle et vie professionnelle. Ces fâcheux effets proviennent principalement de deux
causes organisationnelles distinctes, mais connectées : le manque de soutien social socio-
émotionnel et managérial, et l’insuffisance de coulisses dans l’activité.
D’une part, le manque de solidarité, l’absence d’espaces et de temps d’échanges et
de retraits, l’absence de l’encadrement, empêchent le soutien social et donc la réalisation
d’une régulation émotionnelle collective. Ce défaut d’encadrement et de régulation sociale
déstabilise les collectifs de travail et engendre un certain mécontentement, exprimé par des
conflits internes, du cynisme, voire de l’apathie (Hirschmann, 1970). Les professionnels
pâtissent non seulement d’un manque de soutien socio-émotionnel autorisant l’évacuation et
la reconnaissance des émotions déplaisantes, mais encore d’un défaut de manifestation
d’affects plaisants, ressources individuelles et collectives dans l’activité, sources de
performance organisationnelle (Barsade & Gibson, 2007). Ces contrariétés s’ajoutent à la
fatigue due aux émotions-objets du travail, déplaisantes, et à l’intense travail émotionnel, outil
émotionnel de travail. Tout cela aboutit à des comportements d’irritabilité. Ainsi, les
émotions-objets de travail, le travail émotionnel intense, et le manque de soutien social
organisationnel et managérial provoquent des effets émotionnels de travail néfastes, pour la
455
santé de l’urgentiste, ses ressources individuelles et collectives, et ses outils émotionnels de
travail futurs, les émotions déplaisantes étant incorporées, conservées, emprisonnées dans la
psyché. L’individu en arrive alors à développer des marqueurs somatiques (Damasio, 1994)
causés par cet ancrage émotionnel déplaisant. Ces effets s’expriment par une appréhension,
voire une peur de venir travailler, une difficulté à trouver le sommeil la veille d’un jour
travaillé, une irritabilité et une fatigue sociale s’exprimant au sein de la vie privée, ainsi que
par des expressions physiologiques proches d’une forme de « trac », telles celles d’un acteur
devant entrer en scène sans avoir pu répéter son rôle (la « boule au ventre »). Au retour du
travail, l’urgentiste se sert du trajet comme d’un sas de décompression, sas itinérant, afin de
réguler individuellement son émotion, avant de pénétrer sa sphère privée. Cependant, ce sas
apparaît insuffisant, car le professionnel n’a pas toujours pu exprimer et évacuer socialement
et convenablement ses ressentis. Ces différentes manifestations pathogènes des effets
émotionnels de travail peuvent conduire l’individu à connaître des épisodes d’épuisement
émotionnel, ou professionnel, s’exprimant par l’absentéisme de longue durée.
D’autre part, le manque d’espaces et de temps, en coulisses, pour les soignants, afin de
réguler collectivement leurs émotions, les traiter, les penser, les communiquer, les valider
dans l’entre-soi, conduit les professionnels à développer des comportements « hors
travail », ayant pour objectif de compenser cette insuffisance : rester dans le service le
plus de temps possible, même lorsque son activité est terminée - stratégie que l’on peut
qualifier de « présentéisme » -, échanger avec les collègues-amis hors travail, souvent par
téléphone, à propos de l’activité, mettre à profit le temps de trajet travail-maison. Ce manque
d’espaces pour exprimer les émotions, les mettre en récits, exprimer les difficultés,
décompresser, tomber le masque, avoir des moments de vie collective, contribue à un déficit
de soutien socio-émotionnel, entre collègues, et met en danger la santé du professionnel :
l’émotion, donnant une information consciente de la situation émotionnelle, doit être évacuée
assez rapidement afin de ne pas parasiter l’individu. Pour éviter la transférence (Hochschild,
2003b), les urgentistes ont besoin d’échanger entre collègues après la visite au patient (Rimé,
2005). Cet échange se déroule entre deux portes, ou dans la pseudo salle de pause, amenant
alors le professionnel à le poursuivre ou à l’initier dans les vestiaires ou en dehors du travail,
par défaut d’aménagement organisationnel dans l’activité (van de Weerdt, 2016), et défaut
d’espaces dédiés de discussion et de coulisses. Les questions du manque de temps et d’espace
d’expression et de régulation conduisent parfois le professionnel à « s’éterniser » dans le
service. Ainsi, les urgentistes sont dépourvus de « coulisses » au travail, et se retrouvent
456
souvent contraints d’utiliser des zones extérieures à celui-ci, aux fins de traiter et réguler leurs
émotions (Goffman, 1959). Ils aperçoivent donc certaines faiblesses de l’organisation, qui ne
prend pas en compte l’aspect émotionnel du métier. Il s’ensuit que, parfois, ils affichent en
public colère ou frustration authentiques, face aux familles des patients, émotions qui auraient
été autrement travaillées, si elles avaient pu l’être « en coulisses » (Goffman, 1959).
Ces deux faiblesses organisationnelles ont pour vice d’amplifier les effets de la
répression émotionnelle, caractéristique faisant pourtant déjà partie de la culture
soignante (Canoui & Mauranges, 2001), et de « museler » l’expression émotionnelle des
urgentistes. Or, si l’émotion déplaisante, information envoyée par l’organisme à l’individu à
propos d’une situation difficile ou anormale, n’est pas exprimée et partagée d’une manière ou
d’une autre, la santé du soignant, à terme, se dégrade (Gross & Munoz, 1995). Ainsi, au
travail, les émotions déplaisantes deviennent un risque psychosocial, si le professionnel ne
peut pas les partager socialement, en dehors des patients et de leur famille (Rimé, 1993). En
raison d’un management absent et d’un manque de coulisses en zones émotionnalisées
(Fineman, 2000), les professionnels, dans le meilleur des cas, agencent une régulation
émotionnelle autonome, clandestine, en groupes restreints de « collègues-amis ». Lorsque
cette forme de soutien socio-émotionnel et de soutien social hors travail ne suffit pas, ou que
l’individu n’a pas d’occasions d’exprimer ses ressentis, ce dernier opère une stratégie de
régulation émotionnelle individuelle, de déploiement attentionnel (Gross, 1998 ; Gross &
Barrett, 2011), par la rumination mentale, hors travail. Cette attitude s’avère nuisible tant
pour la santé de l’individu que pour l’accomplissement de la tâche au travail : en focalisant
sur l’aspect négatif d’une situation, la rumination mentale accroît la durée et l’intensité des
émotions déplaisantes (Bushman, 2002), et même, conduit à des épisodes dépressifs. Au
niveau organisationnel, cela peut altérer les fonctions exécutives du professionnel et réduire sa
performance au travail (Watkins & Brown, 2002). Pour éviter ces effets, certains urgentistes
élaborent des sas de décompression, des dérivatifs, dans leur vie personnelle (van de Weerdt,
2011) : sas spatiaux, coins lectures, sports...
457
Dans un premier temps, face à ces effets émotionnels de travail, néfastes pour le bien-
être de l’individu et le bon accomplissement de sa tâche, nous préconisons de mener un
diagnostic interne déterminant les niveaux de soutiens sociaux perçus : soutien
organisationnel, soutien socio-émotionnel, soutien social managérial, soutien social hors
travail, puis d’en communiquer les résultats, et de mener un dialogue interne sur cette
problématique. En fonction des résultats avérés et des différents retours des professionnels
concernés, informations provenant soit d’évaluation quantitative, et / ou qualitative et de
compte-rendus de focus group, l’organisation pourra alors, dans un second temps, agir sur les
espaces et temps d’échanges entre professionnels, sur les « coulisses » de l’activité, dans
l’objectif d’atténuer les impacts négatifs des effets émotionnels de travail sur les individus et
le groupe. Concevoir et aménager collectivement ces espaces dédiés permettra aux individus
de réguler les événements difficiles dans l’entre-soi. Deux formes de « sas » internes à
l’organisation sont à distinguer : les « zones émotionnalisées » (Fineman, 2000), entre
collègues, établies dans l’activité, et les zones d’échanges formelles ou informelles portant
sur l’activité. Par exemple, dans le cas des « zones émotionnalisées », concernant la prise de
service et le départ du service après l’activité, l’utilisation des moments de relais avec les
équipes nous semble propice à protéger à la fois le professionnel endossant le costume de
soignant, et le soignant ayant terminé son service. Ce moment d’échanges ritualisé, informel,
sera vecteur d’expressions d’émotions-objets de travail, et de narration de l’activité de travail
réelle et réalisée. Ainsi, le professionnel disposera d’un temps dédié pour évacuer les
émotions nées de l’activité, et ôter son costume dans l’entre-soi, afin de se détacher du
« personnage » particulier intégrant son rôle professionnel (Dagot & Perier, 2014). Dans le
cas des zones d’échanges sur l’activité, leur aménagement, officiel, à l’abri des regards du
public, validé par l’organisation et les différents niveaux hiérarchiques, pourrait prendre la
forme de pratiques formelles ou informelles de régulation émotionnelle collective : il s’agira
par exemple d’organiser le travail et l’ergonomie des lieux de façon à dégager des temps
d’échanges, de retours d’expériences, de débriefings post-situations à forts incidents
émotionnels, reproduisant ainsi certaines pratiques policières salvatrices, dans l’objectif de ne
pas banaliser les situations de violence, d’agression, ou de harcèlement. Ces temps
d’échanges, de réunions professionnelles, doivent être, pour certains, encadrés par le manager
de proximité, pour d’autres, libres de toute hiérarchie, afin de faire « ventiler » les émotions
du groupe régulièrement. Cela signifie que ces réunions sans hiérarchie conduiront les
individus à s’auto-organiser dans une régulation émotionnelle collective. Elles serviront à
mener une régulation sociale des affects, à faire remonter les besoins. La réflexivité du groupe
458
de travail, initiée au sein de ces espaces dédiés, amoindrira les effets émotionnels du travail
nocifs pour l’individu et l’activité. Ces coulisses collectives doivent s’ajouter à des formes de
« retraits de la scène sociale », individuelles, par exemple au sein d’une salle de détente, libre,
dans laquelle le professionnel sera autorisé à venir se détendre et se relâcher lors de ses
moments de pauses.
La pratique de GRH d’aménagement du temps du travail en douze heures, critiquée
par les professionnels de la santé au travail en raison de la forte et durable demande
psychologique exercée sur le professionnel comparativement à une activité en huit heures,
peut alors être débattue. En effet, tous les professionnels questionnés vantent les mérites d’un
travail en douze heures, semble-t-il, pour de « mauvaises » raisons : selon eux, cet
agencement de leur planning, de jour ou de nuit, bien qu’éreintant, et source d’isolement, leur
permet de cloisonner davantage leurs espaces privé et professionnel, d’avoir la sensation de
« vraiment couper » (urgentiste), de pouvoir se ressourcer dans le cadre privé. Les urgentistes
préfèrent ce fonctionnement d’activité en douze heures plutôt qu’en huit, car cela leur donne
l’impression de disposer de davantage de temps pour leur vie personnelle, familiale, leurs
loisirs, et pour retrouver une énergie mentale et physique à leurs yeux suffisante pour exercer
leur métier à leur retour. Ce « sas » de décompression, privé, plus long que lors de roulement
de service en huit heures, compense le manque d’aménagement de « coulisses » et
d’occasions de retrait pendant l’activité. Nous préconisons, une fois les occasions et espaces
« émotionnalisés » établis, et le collectif de travail solidifié dans le cadre de régulations
émotionnelles collectives, de groupes de paroles, d’analyses de la pratique, d’utilisation de
moments d’échanges formels et informels, de questionner les professionnels à propos de
cet aménagement atypique des horaires de travail, afin que cette pratique soit vécue
comme choisie et non subie, et de faire preuve d’une certaine flexibilité organisationnelle
répondant aux besoins émotionnels des professionnels. En effet, choisir son rythme de travail
protège la santé de l’individu (Schoenenberger & al, 2015). En huit heures ou en douze
heures, l’organisation du travail des soignants, qui devraient choisir et non subir leur rythme
de service, nécessite, pour répondre aux besoins émotionnels des professionnels, de la
flexibilité. Elle n’est pas forcément facile à obtenir. Néanmoins, surmonter cette difficulté
organisationnelle s’avère judicieux car l’organisation, globalement, a besoin de personnels en
bonne santé, ni sujets à l’absentéisme, ni victimes de « présentéisme », mais complètement
présents, tout à leur tâche. Dans le cas d’un rythme de douze heures, le temps de repos doit
être réellement compensateur, et permettre une réelle coupure avec le travail, soit quatre jours
de repos par semaine, et un maximum de deux jours de travail consécutifs (Schoenenberger &
459
al, 2015), sur la base du volontariat. Ces différents axes de GRH ont pour objectif de réduire
la nocivité des effets émotionnels de travail, et de retrouver un climat apaisé au sein des
collectifs de travail, essentiel à la constitution d’une solidarité professionnelle, elle-même à
l’origine de formes de flexibilité managériale dans la gestion des congés et des retraits,
comme nous l’avons relevé dans le cas des policiers étudiés.
8.3.4. Les effets émotionnels du travail chez les enseignants en REP+
D’une part, les projets, événements et enjeux collectifs au sein de l’activité
quotidienne induisent chez les enseignants des émotions et états affectifs plaisants - sérénité,
fierté, soulagement, joie, sentiment d’accomplissement professionnel -, parfois de très forte
intensité - joie intense, extase (Plutchik, 2001) - quelquefois exprimés par des larmes. Ces
effets émotionnels du travail se répercutent positivement sur la santé, les ressources et la
satisfaction au travail du professionnel, qui raconte ces différentes situations plaisantes et
valorisantes à son entourage familial et social, privé. Ces émotions plaisantes augmentent les
ressources psychologiques et préservent la santé et le bien-être de l’individu (Frederickson &
al, 2009).
D’autre part, les émotions déplaisantes, objets de travail, ainsi que les outils
émotionnels de travail déployés par les enseignants pour travailler ces objets, s’avèrent
sollicitants pour le professionnel. Parfois, ces émotions déplaisantes (appréhensions,
contrariétés, frustrations) dérangent leur sommeil, les fatiguent, voire influencent leur
comportement au sein de leur vie privée, en particulier vis-à-vis de leurs propres enfants.
Comme la plupart des policiers et urgentistes, les enseignants élaborent et conçoivent, plus ou
moins consciemment, des dérivatifs, « sas de décompression », au sein de leur vie privée. Ces
derniers semblent davantage liés à l’acquisition et la consolidation d’un soutien social hors
travail, par des échanges sociaux au sein de la famille, avec des amis et connaissances issus de
professions variées, plutôt que centrées sur des techniques corporelles de régulation (sports,
mises en mouvement du corps) comme les pratiquent les policiers.
Les enseignants étudiés, étant dépourvus d’un solide soutien social hiérarchique et
institutionnel, les effets émotionnels du travail, lorsqu’ils sont déplaisants et s’inscrivent dans
la durée, pénètrent, pour certains, le cadre de la vie personnelle du professionnel, provoquant
ainsi des répercussions sur sa santé et ses futurs outils de travail : « On est TOUJOURS dans
de la gestion de masse. Le MONSTRE Éducation Nationale est une vraie plaie »
(professionnel des RH). Le manque d’effectifs, formés à la GRH, apparaît patent dans
460
l’Académie concernée : « Vous avez un gestionnaire, par exemple qui va s’occuper de tous
les profs d’anglais de (région). […] Ce DEVRAIT être le RH. Mais lui va se définir comme le
gestionnaire […]. C’est presque une question politique après. C’est : ‟qu’est-ce qu’on met
derrière RH ? Qu’est-ce qu’on entend par gérer des personnels ?” » ; « On leur a pas appris
que derrière ces tableaux, il y a aussi des personnes, et que ces personnes, parfois, ne sont
pas dans la case » (professionnel des RH). Ironie du sort, cette problématique, managériale et
de gestion, engendre des souffrances, que les professionnels des RH et de la gestion doivent
ensuite prendre en charge : « En faisant de l’abattage, on génère des souffrances, que nous,
on est amenés à prendre en charge après coup, et souvent trop tard » (professionnel des RH).
Des formations dont l’effectivité et la convenance sont problématiques, l’absence de prise en
compte par l’organisation enseignante du problème de l’équilibre entre vie professionnelle et
vie personnelle, une politique de prévention des RPS balbutiante bien que prometteuse,
l’inaccessibilité des professionnels de la fonction RH et des professionnels de santé au travail
(médecins du travail, psychologues), toutes ces raisons, auxquelles s’ajoute la culture
professionnelle d’individualisme, expliquent que l’on puisse parler de défaillance de la GRH
dans ce métier. Ainsi, la culture professionnelle d’individualisme rend peu accessible une
éventuelle régulation émotionnelle collective, si le management ne la conçoit ou ne l’organise
pas. Par ailleurs, les évaluations professionnelles s’avèrent inadéquates à apprécier le travail
réel et réalisé. Tous ces faisceaux de difficultés, défaillances de la GRH, individualisme
traditionnel, évaluations inadaptées, convergent pour constater que le professionnel vit
relativement seul les effets émotionnels négatifs de son travail. Cela touche
particulièrement les chefs d’établissements et les « managers » de proximité. Concernant la
question de la santé au travail, tous les interviewés mettent en évidence le manque de
personnels chargés de la SST : « La médecine du travail, c’est la misère. Le service est
sinistré […]. Dans (région), actuellement, il y a un médecin du travail, UN seul […]. La
situation est un peu apocalyptique dans l’Académie » ; « Un conseiller-carrière ici fait en
gros 400 entretiens par an. C’est monstrueux » ; « On a cinq équivalents temps plein pour
52 000 agents » (professionnel des RH) ; « Je suis seule dans toute l’Académie […]. Je suis
contractuelle » (psychologue du travail). Or, de la santé de l’enseignant va dépendre la
réalisation de l’activité, la qualité du service rendu, le travail « en santé » étant la condition
d’un travail de qualité et de réalisation personnelle (Lachmann & al, 2010).
Enfin, les effets émotionnels du travail investissent la vie privée du professionnel
d’autant plus aisément que ce dernier travaille une partie de son activité à domicile
(corrections de travaux et de devoirs, préparations des cours, avancement de projets
461
collectifs…), rendant alors inconcevable un cloisonnement émotionnel entre le temps
professionnel et le temps personnel, ces deux sphères s’interpénétrant : « C’est le plus gros
problème des profs. Je crois que c’est 99% des demandes […]. Ha mais ça revient
ÉNORMÉment. Et l’envahissement du pro sur le perso, et de la CONFUSION, de ne plus
savoir […]. Quand vous avez des mamans qui ont des enfants qui ont le même âge que leurs
élèves. Là, ça peut être horrible, horrible, dans la mesure où elles n’arrivent plus à prendre
de la distance et à gérer la relation au groupe, comme elles gèrent la relation à leurs propres
enfants. Et inversement. Alors ça c’est aussi bien chez les mamans que chez les papas et peut-
être plus chez les papas. Comme si… Un miroir. Vous pouvez avoir ça. Et vous pouvez avoir
des choses qui relèvent des relations affectives, entre collègues, qui peuvent vraiment tout
faire dégénérer aussi. Les collègues-amis, on ne sait plus bien. Mais oui, c’est un des plus
GROS problèmes des profs, qui viennent nous voir. […]. Ils sont tous à 50 à 60 heures de
travail par semaine, et en plus de ça, ils gèrent aussi le regard des autres […]. Et en fait, ils
ne savent plus gérer, ils sont complètement envahis ; et il y a eu des cas de décompensation. Il
y a des gens qui ont décompensé, pour ça. C’est le burnout. Mais le burnout dans son sens
véritable du terme. […] il y en a qui n’ont pas prévu d’espace chez eux […]. C’est-à-dire
qu’il y a un double espace pro. Il y a un espace pro, physique, au collège, à l’établissement, et
puis il y a l’espace pro que je dois délimiter encore chez moi. Et de pas être dérangé par la
famille pendant que je travaille » (psychologue Rectorat).
8.3.5. Les effets émotionnels du travail des téléconseillers
D’un côté, les téléconseillers connaissent des effets émotionnels plaisants et positifs,
issus de l’activité, leur procurant une satisfaction se manifestant jusque dans leur vie
personnelle : joie plus ou moins intense suite à un travail bien fait, une journée d’activité
satisfaisante, une gratification organisationnelle ou managériale, ou un challenge réussi, la
fierté d’appartenance à l’entreprise.
De l’autre, en raison de la distance physique et psychologique existant entre le
professionnel et le client, les effets émotionnels déplaisants du travail des téléconseillers
s’avèrent modérés comparativement aux trois autres métiers étudiés. En effet, le contact avec
les clients s’effectue par téléphone ou par Chat, ce qui maintient une certaine distance
relationnelle avec les interlocuteurs, d’autant mieux avec l’emploi du mode mute. Il y a donc
proxémie relative à l’activité, distance physique et sociale entre le professionnel et le client. Il
s’agit ici d’une relation commerciale, et non de care, de cure, ou de maintien de la paix. Le
téléconseiller maintient l’interlocuteur « à distance » ; la question de la proxémie dans les
462
relations professionnelles avec le client ne pose pas de difficulté relative à l’enjeu existentiel
de territorialité (Plutchik, 1991). De plus, l’aménagement de « coulisses » de et dans
l’activité, contribue à éviter au professionnel de se retrouver dépassé par les émotions nées du
contact avec le client ; il facilite la régulation et la diminution de la charge émotionnelle liée à
des incidents émotionnels issus de l’activité, lors du retour à la vie personnelle.
Néanmoins, certains professionnels éprouvent une difficulté à conserver un niveau de
performance au travail à la hauteur de leurs objectifs quantitatifs et qualitatifs de ventes,
lorsque leur vie personnelle est impactée. Ces situations affectent alors le bien-être ressenti
pendant l’activité. Inversement, les professionnels éprouvent une difficulté à empêcher les
effets des incidents émotionnels professionnels et leurs conséquences, de pénétrer au sein de
leur vie personnelle, particulièrement lorsque ces émotions relèvent de « l’inacceptable », ne
sont pas considérées comme « faisant partie du métier ».
Les aménagements organisationnels, stratégies de « ménagement des ressources
humaines », regroupent les possibilités pour le professionnel d’activer le mode mute lors
d’incidents émotionnels avec le client, ou d’interrompre une relation/client par Chat, de se
relaxer en salle de pause ou de détente, ou à l’extérieur, avec ou sans collègue, d’organiser ses
moments de pauses lors de l’activité, de manière autonome, grâce à une relation de loyauté
managériale issue de la sensibilité et du professionnalisme des managers de proximité, de
réguler collectivement les émotions-objets de l’activité lors des réunions internes, des
rencontres formelles et informelles entre collègues, et avec le management, d’échanges plus
ou moins spontanés entre collègues.
La nature de l’activité, l’ergonomie des postes, le ménagement des ressources
humaines, instauré par un management de proximité présent, contenant, et formé aux
questions de santé et de sécurité au travail et de risques psychosociaux, favorisent
l’équilibre, perçu par le téléconseiller, entre vie personnelle et vie professionnelle, et
maintiennent ce dernier en situation de « sérénité » ressentie au travail, voire de joie
modérée.
Cependant, les ressentis relatifs à la jalousie et à l’envie, que l’on se place du point de
vue du jaloux ou du jalousé, de l’envieux ou de l’envié, et les états affectifs relatifs à la colère,
au sentiment de soumission, d’injustice, de trahison, d’outrage, d’inconstance, voire de
perfidie organisationnelle, à propos de la vision du travail bien fait et de l’évaluation de la
qualité du travail produit, induisent des émotions déplaisantes au travail, peu tolérables pour
le téléconseiller, et suffisamment intenses pour le perturber jusque dans sa vie personnelle.
Ces effets du travail, déplaisants, empirent lors de périodes de mise en compétition entre
463
collègues, ou entre services, ou lors de conflits entre plusieurs services, ou entre managers de
différents services, provoquant une dissolution du collectif, un individualisme accru, des
pratiques clandestines de non-qualité, voire de sabotage. Les conflits interpersonnels, les
conflits de valeurs, et les jalousies internes, ces différents fonctionnements, lorsqu’ils
s’inscrivent dans un temps long (plusieurs semaines voire plusieurs mois), ou surviennent de
manière récurrente, ou perdurent de manière chronique, conduisent les téléconseillers
concernés à des états d’anxiété et à un ressentiment, qui s’expriment par des intentions de
départs (exit), des conflits réguliers en internes (voice), ou un désengagement (apathy)
(Hirschmann, 1970).
Bien que ces différents effets émotionnels déplaisants, issus de l’activité, se trouvent
moins perturbants, pour l’individu, que les effets discutés relativement aux trois autres métiers
étudiés, les téléconseillers s’exposent à des états de fatigues physique et psychologique, issus
soit d’une activité perçue comme routinière, soit d’un travail émotionnel prolongé ; cela
provoque des états affectifs de lassitude et d’ennui, s’exprimant, dans le cadre de leur vie
personnelle, par une irritabilité relationnelle et / ou un dérèglement alimentaire. Face à ces
différents effets émotionnels du travail, seulement la moitié des professionnels s’adonnent à
des dérivatifs, quelquefois physiques et sportifs, au sein de leur vie personnelle.
Enfin, la posture de travail en elle-même - travail sédentaire, en position assise
prolongée, devant des applicatifs informatiques et téléphoniques -, incite le professionnel à
une certaine fixité, une immobilité au travail, facteur de risques physiques, non observés dans
les trois autres métiers étudiés : « ‟la position assise est nuisible”. Des études récentes ont
montré que des gens qui travaillent six heures par jour assis… On trouve que ces personnes
ont l’espérance de vie diminuée. C’est la Société Américaine de Cancérologie, qui a publié
ça. Et les causes de mortalité, il y a quelques cancers là-dedans, des troubles digestifs, des
trucs comme ça […]. Oui, le diabète, les risques cardio-vasculaires. Globalement, on se dit
que le facteur de risque de mourir plus, si vous voulez, c’est deux […]. Chez les femmes, c’est
plus grave. Les gens ont dit : ‟il faut entamer une dynamique, il faut mettre dans le Document
Unique (DU) que la position assise prolongée est un facteur de risque qui a telle et telle
caractéristique”. Donc débat : qu’est-ce qu’on doit mettre dans le DU, selon quel critère de
crédibilité, est-ce vrai, pas vrai ? […] (médecine du travail). Un des médecins du travail
interviewés nous précise que, selon lui, la santé au travail, si l’activité est sédentaire, dépend,
hors actions organisationnelles, de l’hygiène de vie du professionnel : « Ma théorie est que la
sédentarité, c’est une condition de travail. C’est-à-dire que finalement, c’est bien le patron
qui dit : ‟vous avez un ordinateur comme ça, un siège comme ça etc”. Et cette condition de
464
travail est éminemment suspecte, et va s’adresser à des gens qui n’ont pas du tout la même
histoire. Si vous vous adressez à un homme, sportif, etc, qui a une vision vachement… qui
s’entretient bien… Je ne sais pas, par exemple du côté de (ville y), on a beaucoup de skieurs
de fond, nettement plus qu’à (ville x). Et ces personnes-là sont dans une dynamique
(médecine du travail). La logique de mise en mouvement du professionnel va le protéger des
effets délétères de l’activité sur sa santé : « Il y a toute une logique comme ça, qui est une
logique de mouvement. Et d’autres qui sont assis (mime), TAC, ils sont tanqués. […] Là, on
est dans une configuration négative. […] il y a quand même tout un corps d’agents qui étaient
avant chez (entreprise y), qui ont été dans une dynamique… Pas de marge de manœuvre.
Travail ennuyeux, répétitif, etc. Et dans cette population, on voit bien que… la santé se
dégrade, et ces personnes… Il y a plusieurs choses qui se passent : premièrement, dans le
boulot, s’il y a quelque chose qui change dans leur boulot, ils vont être inadaptés. Ils sauront
plus faire. Parce que grosso modo, ils sont dans une forme de rigidité. […], après on parle
d’alexithymie. Et puis on trouve aussi des gens qui ne savent pas s’occuper de leur santé. Pas
mettre en perspective ni leur travail, ni l’intelligence de leur carrière, une vision de leur
carrière, et attendent tout de la structure […]. Et on se retrouve à 55 ans avec une
inemployabilité terrible. […]. La problématique, c’est la mise en mouvement, très précoce
dans la vie, qui est à la fois d’ordre professionnel, que chacun sache prendre en charge sa
carrière, soit poussé par le management à s’occuper de soi, à se former… » (médecine du
travail).
Dans le cadre des groupes de travail réunissant les acteurs de la santé au travail et les
professionnels de la fonction RH, nous préconisons une prise en compte de cet aspect relatif
aux conditions de travail et aux effets du travail, qui pourrait passer par une réflexion autour
de la possibilité de travailler parfois en position debout, par exemple grâce à des
connexions téléphoniques sans fil, ou par une ergonomie des postes de travail donnant au
professionnel le choix d’une position assise ou debout : il existe des bureaux « assis-debout »,
dotés d’un plateau s’ajustant en hauteur permettant d’alterner la position assise et la position
debout lors du travail devant un ordinateur (Messing & al, 2004). De plus, la ré-introduction
de cours de Chi Kong : « Du Chi Kong ici, il y en avait. C’est tout un ensemble. C’est une
boîte au CAC 40, il faut quand même des résultats. Je vais vous montrer un bouquin :
Dominique Steiler, il parle du Slow Management. C’est ce qu’il faudrait faire ici. C’est
intéressant. Coca-cola a pris cette culture et ça marche très bien en fait » (médecine du
travail), ou de sport, ou de mise en mouvement du corps lors de pauses pendant l’activité, irait
également dans le sens de cette lutte contre l’ankylose. En effet, bien que l’entreprise propose
465
des salles de pause, et salles de détente, nos observations et les discours rapportés par les
professionnels, nous confirment que les téléconseillers exploitent davantage les espaces
extérieurs, ou impliquant des mouvements physiques, ou une prise de nourriture ou de café,
plutôt que les espaces de repos ou de relâche en position assise ou étendue. Ainsi, les sas de
décompression et de régulation des émotions dans l’activité, auraient pour objectif une mise
en mouvement, une activation physique, permettant aux téléconseillers d’évacuer les charges
émotionnelles issues du contact avec le client, et d’établir des contacts et relations entre
collègues, dans une ambiance animée et active. C’est le contraire des urgentistes, qui ont
besoin de se retrouver en lieu clos, en « coulisses », au calme, en position assise ou étendue,
le cœur de leur activité étant particulièrement physique, et impliquant des positions difficiles à
tenir sur une longue durée : ports de charges, nombreux déplacements, support aux patients,
contacts physiques directs, etc.
Le tableau 38 récapitule les caractéristiques principales des effets émotionnels du
travail de chacun des métiers étudiés, et propose de comparer les pratiques professionnelles,
de management et de GRH de chaque métier, plus ou moins bénéfiques pour la santé et la
sécurité du professionnel.
466
Tableau 38 : Tableau comparatif des effets émotionnels de travail et des pratiques
professionnelles, de management et de GRH agissant sur la SST du professionnel
Métiers concernés
Policiers de BAC Urgentistes Enseignants en
REP+ Téléconseillers
Effets émotionnels
plaisants
- Engagement et implication au travail
- Augmentation des ressources psychologiques
- Bien-être général
- Augmentation des ressources psychologiques
- Reconnaissance hors travail
- Engagement - Bien-être général
-Partage social hors travail -Augmentation des ressources psychologiques -Satisfaction au travail -Bien-être général
-Forte appartenance à l’entreprise -Bien-être général -Satisfaction au travail -Motivation extrinsèque importante (voyages, places de cinéma…)
Effets émotionnels déplaisants
-États de vigilance constants et / ou intenses -Anxiétés et angoisses -Traumatismes indirects -Fatigue psychique, perturbation du sommeil, irritabilité -Surengagement -Pression des affects de l’entourage -Risque d’épuisement fort -Horaires atypiques
-Fatigue psychique et sociale, irritabilité -Déséquilibre des sphères de vie -Répression émotionnelle -Troubles du sommeil, rumination mentale, angoisses -Risque de désengagement, et d’épuisement fort -Non-satisfaction au travail
-Fatigue psychique, perte de patience, perturbation du sommeil -Risque de surcharge cognitive -Déséquilibre des sphères de vie -Risque d’épuisement
-Désengagement -États affectifs de lassitude et d’ennui -Fatigue liée à la dissonance émotionnelle, irritabilité, dérèglement alimentaire -Anxiété, ressentiment
Intensité et récurrence
émotionnelle Très importantes Importantes Importantes Variables
Porosité vie profes-
sionnelle / vie privée
Très forte Forte Très forte Légère
Seconde peau
(Guidau, 2012)
Exercice de l’activité surtout en civil, possession de l’arme hors service, stigmates de l’activité
Blouse blanche Aucune Aucune
Pratiques bénéfiques
pour la SST
-Élaboration de sas de décompression hors travail, alliant mise en mouvement et ménagement du corps, recentrage individuel et soutien social -Nombreux dérivatifs validés professionnellement -Stratégies de déplacement et d’évacuation émotionnelle
-Mise en place de dérivatifs au sein de la vie privée -Régulation autonome créant des liens forts avec les collègues-amis -Partage social hors travail -Projet de prévention des RPS largement initié par les acteurs de la santé (médecine du travail) -Diagnostics internes exploités
-Dérivatifs hors travail axés sur un fort soutien socio-émotionnel -Collectifs restreints de collègues-amis solidaires -Nombreuses coulisses individuelles et collectives
-Aménagement de coulisses dans l’activité -Aménagement de l’activité -Fort soutien social, émotionnel, et professionnel du manager de proximité -Organisation du travail autonome -Politique de ménagement des RH.
467
-Flexibilité managériale et solidarité, esprit de cohésion du groupe, ajustement quotidien de l’organisation -Facultés d’adaptation, intelligence situationnelle -Débriefings, simulations.
Pratiques néfastes
pour la SST
-Culture du cloisonnement -Manque de temps dédiés aux échanges formels, avec et sans cadre -Effets émotionnels non pris en compte officiellement par l’institution
-Manque de communication et de traduction managériale à propos des outils de prévention -Management absent -Absence de coulisses -Exploitation totale du temps de travail effectif
-Faible soutien social hiérarchique, organisationnel et institutionnel, engendrant souffrance et sentiment d’abandon, de solitude -Management impersonnel
-Mise en compétition -Non-régulation, voire alimentation, des conflits internes
Préconi- sations
-Considération des effets émotionnels dans une politique de prévention des risques -Aménagement d’espaces et de temps dédiés, avec et sans cadre, pour échanger sur ces effets, et mettre en discussion les bonnes pratiques -Instauration et animation de groupes d’analyse de la pratique -Rapprochement des professionnels de santé et de GRH sur le terrain -Adaptation des formations, avec mises en situation et simulations -Réflexion quant à une fourniture des vêtements « civils », dédiés au travail, par l’institution
-Aménagement de coulisses de l’activité et dans l’activité (zones émotionnalisées, exploitation des rituels), d’espaces de pauses et d’échanges formels et informels -Mise en place d’un management par la discussion -Création d’espaces et de temps dédiés aux retours d’expériences et aux débriefings - Reconnaissance par le management -Création de formations au travail émotionnel, de jeux de rôle et de mises en situations -Re-création de la cohésion et de la confiance
-Adaptation des formations aux besoins -Considération de la question de l’équilibre des sphères de vie dans la politique de prévention des RPS - Conception de la communication interne -Accessibilité des acteurs de la santé et de la GRH -Reposition-nement des managers et travail sur le collectif
-Considération des effets émotionnels dans la politique de prévention des RPS et de QVT -Dynamisation des zones émotionnalisées (échanges, sports, mises en mouvement) -Aménagement de dérivatifs hors travail -Prise en compte de la sédentarité par les acteurs de la santé et des RH
Les professionnels ressentent des émotions plaisantes ou déplaisantes, effets de leur
travail, suite aux charges émotionnelles provenant des objets et outils émotionnels du travail.
Les effets émotionnels du travail pénètrent, pour certains, le cadre de la vie personnelle du
professionnel, provoquant ainsi des répercussions sur sa santé et ses futurs outils émotionnels
de travail.
468
Cette recherche met en évidence que les émotions déplaisantes au travail et du
travail, qu’elles en soient objets, outils ou effets, impactent la santé du professionnel et la
qualité de service. Ces enjeux confèrent à la fonction RH un rôle important à jouer dans
le recrutement, les formations, la gestion des carrières et des retraits, la prévention des
risques, l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, et dans un management
permettant une régulation collective des émotions. Ainsi, tout plan de prévention des RPS
et toute politique de QVT doit examiner ces trois composantes du processus émotionnel avant
de mener des actions correctives ou de prévention. La section qui suit propose de modéliser le
processus émotionnel au travail en intégrant la typologie dimensionnelle des émotions de
Jeantet (2003), Bernard (2007) et Remoussenard et Ansiau (2013), afin de structurer le
phénomène émotionnel au travail, et d’en saisir les enjeux à la fois sur la santé du
professionnel de métiers sujets à incidents émotionnels, et sur l’accomplissement de sa tâche.
8.4. Proposition de structuration du processus émotionnel au travail
Dans la perspective de contribuer à combler les lacunes théoriques concernant la
thématique des émotions au travail, la littérature existante exposant une typologie
dimensionnelle des émotions sans modèle théorique (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ;
Remoussenard & Ansiau, 2013), la présente recherche propose de modéliser le processus
émotionnel au travail en distinguant, les objets émotionnels du travail, les outils émotionnels
de travail et les effets émotionnels du travail, et de dégager aussi bien les relations que ces
trois dimensions ont entre elles, que les relations existant entre elles et la santé des agents et la
qualité du service. En conséquence, à l’issue de cette recherche, le modèle théorique suivant
apparaît :
469
Figure 19 : Proposition de structuration du processus émotionnel au travail
La présente recherche aboutit à construire un modèle théorique de structuration du
processus émotionnel au travail, grâce à une étude exploratoire inédite au sein de quatre
métiers à incidents émotionnels. Ce modèle, servant tant à la représentation qu’à l’étude du
phénomène émotionnel au travail, se présente sous forme de schéma, « réducteur de la
réalité » (Willet, 1996 : 13), s’attachant à l’essentiel, comportant un ensemble de concepts
auparavant explicitement définis, et mettant en évidence les relations entre eux. Il représente
un système et ses propriétés structurelles et fonctionnelles, en faisant ainsi un « modèle
cognitif » (Willet, 1996), dont la fonction est essentiellement organisatrice.
Les objets, outils et effets émotionnels du travail ont des incidences sur la santé du
professionnel et la qualité de service et d’intervention. Ces trois composantes du processus
émotionnel présenté interfèrent entre elles.
Les résultats nous ont amenée à formuler des préconisations managériales,
échelonnées tout au long de la discussion. Pour l’essentiel, il s’agit :
- d’une appréciation des compétences émotionnelles et de l’équilibre entre vie
professionnelle et vie personnelle lors du recrutement,
470
- de plans de formation adaptés aux situations de travail réelles (Lacomblez, 2001),
intégrant les compétences émotionnelles, le travail émotionnel, les émotions-outils de
travail et le collectif de travail,
- d’une gestion des carrières et des retraits adaptée aux effets émotionnels du travail,
- d’un management de la régulation émotionnelle collective,
- d’un plan de prévention des RPS examinant ces trois composantes du processus
émotionnel.
Le modèle théorique proposé peut se concrétiser au sein des pratiques
organisationnelles de tout métier impliquant des incidents émotionnels au travail : il pourrait
s’appliquer à un grand nombre de situations. Il décrit un processus, permettant de déduire un
énoncé général, dans une perspective relationnelle (Willet, 1996).
Le chapitre qui suit expose les limites ainsi que les perspectives de recherches futures.
471
Chapitre 9 : Limites et perspectives de recherche
Introduction du chapitre 9
Dans un premier temps, ce chapitre révèle certaines limites de la recherche, que nous
avons identifiées, puis, dans un second temps, propose plusieurs perspectives de recherche.
9.1. Les limites de la recherche
Au niveau méthodologique, cette recherche présente quelques limites. Nous
exposerons tout d’abord la limite relative à l’incertitude générée par la méthodologie
qualitative, puis l’évaluation de la validité ainsi que de la fiabilité de la recherche. Ensuite,
nous discuterons de la crédibilité de la recherche, certains biais ayant pu être identifiés, et
parfois examinés, ou écartés.
9.1.1. Un degré d’incertitudes élevé
Notre méthodologie occasionne quelques incertitudes : le degré d’incertitude
technique est élevé, et correspond à un choix d’étude exclusivement qualitatif. En effet,
observer un ou des phénomène(s), et interviewer les acteurs sociaux évoluant dans leur
contexte organisationnel, engendre des résultats difficiles à anticiper et à prévoir. C’est
pourquoi nous avons décidé de multiplier les méthodes qualitatives et de trianguler les
données, en étudiant quatre contextes professionnels différents, appartenant à des secteurs
variés, mais dont le protocole d’échantillonnage procède de manière répétitive, cohérente et
détaillée.
Le degré d’incertitudes relatif à la méthodologie qualitative se révèle aussi en raison
des choix de perspectives théoriques initiaux, et de la difficulté à évaluer et à identifier les
émotions réellement ressenties par les acteurs observés. D’une part, nous ne pouvions traiter
de tous les aspects de la composante émotionnelle au travail : par exemple, la littérature
affirme que le travail émotionnel est sexué (Hochschild, 2003b) - les infirmières subissent des
violences de la part de la patientèle, parfois socialement tolérées (Soares, 2000) -. Or, nous
n’avons pas traité d’éventuelles particularités des objets, outils et effets émotionnels de travail
selon le genre. Pourtant, le métier de policier de BAC est sexué (la majorité des policiers sont
472
de sexe masculin), ainsi que le métier de téléconseiller (une majorité des professionnels sont
de sexe féminin). De plus, la question du contact physique dans le travail émotionnel n’est pas
sondée dans la présente recherche. Or, dans certains métiers à incidents émotionnels, un fort
travail émotionnel peut se conjuguer avec d’autres dimensions : physiques, corporelles, voire
sexuelles, connexes aux émotions, et sur lequel ces dimensions ont un impact (Soares, 2000).
Par ailleurs, nous étudions le collectif de travail sous l’angle du soutien social et des stratégies
de régulation émotionnelle collective, mais ne relevons pas spécifiquement l’ambiguïté du
rôle du collectif de travail, ce dernier apparaissant dans certains métiers comme source de
soutien mais aussi de tensions : chez les urgentistes, les enseignants ainsi que les
téléconseillers. Enfin, l’observation des occurrences émotionnelles, et les données récoltées en
entretiens ne garantissent pas un discernement indiscutable quant à la juste désignation des
ressentis : il est difficile d’identifier l’émotion ressentie chez l’individu, car souvent ce dernier
ressent plusieurs émotions de manière simultanée (Plutchik, 2001). Afin de mesurer la
composante expérientielle subjective des individus, nous pourrons, dans de futures
recherches, utiliser certains outils, comme l’Emotional Labor Scale (ELS) (Brotheridge &
Lee, 2003), le questionnaire de Karasek (Karasek & Theorell, 1990) ou SUMER
(Niedhammer & al, 2007), le questionnaire SATIN, ou l’Emotional Regulation Questionnaire
(ERQ) (Gross & John, 2003).
9.1.2. Une validité externe limitée
La validité externe de la recherche correspond aux possibilités et conditions de
généralisation et de réappropriation des résultats (Drucker-Godard & al, 1999). La validité
externe répond à la question suivante : dans quelle mesure les résultats sont-ils applicables
ailleurs, généralisent-ils des conclusions ? (van de Weerdt, 2016). La reproductibilité des
données (Flick, 2009) et la généralisation des résultats obtenus (Miles & Huberman, 2003)
constituent les limites principales de la méthodologie qualitative. La validité externe se
rapporte à la justesse d’extension des résultats au-delà de l’étude. Il s’agit d’évaluer si une
généralisation semble envisageable au-delà des échantillons étudiés, s’il existerait une
généralisation de la relation ou de la théorie à d’autres individus, ou à des individus similaires.
En l’occurrence, l’étude de cas de quatre secteurs différents sous-entend une éventuelle
transférabilité du modèle proposé de processus émotionnel au travail, dans d’autres métiers de
service.
473
Bien que la validité externe de cette recherche, par généralisation des résultats, semble
limitée, pour Chatelin (2005) celle des résultats obtenus par une démarche qualitative relève
moins du caractère généralisable de la démarche que de sa potentielle reproduction ou
répétitivité. Dans notre cas, la transparence de la démarche méthodologique employée et
décrite ici vise à obtenir les conditions de cette reproductibilité. Les échantillons étudiés ont
été précisés, dans une optique de généralisation analytique (Yin, 2009). Ainsi, nous
recherchons une forme de représentativité des résultats, même si elle n’est pas statistique :
« Pour la validité externe, dans la mesure où, le plus souvent, une étude qualitative n’a pas
pour ambition d’obtenir une représentativité statistique fondée notamment sur de grands
échantillons, on va davantage s’appuyer sur la représentativité sociologique des résultats que
sur leur représentativité statistique. Cependant, le fait de trianguler les sources d’informations,
les documents, les études de cas etc., améliore la validité externe d’une recherche qualitative,
en lui conférant également une représentativité au sens statistique. De même, la généralisation
théorique rend possible une certaine forme de validité externe » (Gavard-Perret & Helme-
Guizon, 2008 : 274). La démarche même de la recherche a son importance. Nous avons
effectué plusieurs études de cas, afin de faire justement varier ces caractéristiques
contextuelles (Guba & Lincoln, 1985 ; Eisenhardt, 1989), pour ensuite les comparer en
prenant en compte leurs contextes respectifs. Lors de la construction de notre échantillon,
nous renonçons au critère de représentativité statistique, au profit d’un critère de
représentativité des faits que nous souhaitons explorer, et d’une représentativité théorique,
analytique (Eisenhardt, 1989 : 537) : « les études de cas comme les expérimentations, peuvent
être généralisables à des propositions théoriques et non à des populations ou des univers. En
ce sens, l’étude de cas, comme l’expérience, ne représente pas un échantillon, et le but de
l’investigateur est d’enrichir et de généraliser des théories (généralisation analytique) et non
d’énumérer des fréquences (généralisation statistique) » (Yin, 2009 : 21). Les cas choisis et
identifiés se distinguent par la présence marquée du processus à explorer, devenant alors des
cas « transparents » sur notre problématique (Chatelin, 2005 : 16). En effet, les cas
sélectionnés doivent permettre d’accéder à des données riches et nombreuses, à même de
traduire des concepts ou des propositions théoriques.
La recherche de terrain touche à sa fin lorsqu’il y a saturation théorique, mais aussi
pour des raisons de temps et d’argent (Eisenhardt, 1989). « La saturation théorique est le
moment à partir duquel l’apprentissage incrémentiel est minime, les chercheurs observant des
phénomènes déjà constatés » (Glaser & Strauss, 1967 : 62). Dans le cas présent, nous ne
pouvions consacrer plus de trois mois de disponibilité pour chaque terrain, pour des raisons de
474
temps, d’argent, et de contexte. C’est pourquoi nous ne pouvons affirmer que, dans chaque
terrain, nous sommes parvenus à une formelle saturation des données.
9.1.3. La fiabilité de la recherche
La fiabilité de la recherche consiste en ce que les opérations en cause puissent être
répétées par un autre chercheur, avec les mêmes résultats. Il est question de fiabilité de
l’instrument et de fiabilité globale de la recherche (Drucker-Godard & al, 1999). La fiabilité
s’établit en présentant les précautions prises par le chercheur. Elle pose la question suivante :
« un autre chercheur aboutirait-il aux mêmes résultats ? » (van de Weerdt, 2016). Pour que
l’instrument de compréhension de phénomènes soit fiable, il doit permettre à d’autres
observateurs d’obtenir des résultats semblables. Pour cela, nous avons décrit précisément la
procédure de prise de notes, ainsi que les contextes d’observations, explicité la procédure
d’analyse des données et de catégorisation, effectué un double codage, établi la fiabilité des
sources documentaires ainsi que celle des entretiens. Cependant, même si la fiabilité implique
un certain contrôle de notre influence sur les terrains (Drucker-Godard & al, 1999), le facteur
humain ne peut garantir une reproductibilité parfaite de la démarche de recherche, un autre
chercheur ayant probablement ou possiblement d’autres représentations sociales, d’autres
compétences, une autre histoire, une autre formation : « en recherche qualitative, la validité et
la fiabilité de l’instrument reposent largement sur les compétences du chercheur… C’est une
personne - plus ou moins faillible - qui observe, interroge et enregistre, tout en modifiant les
outils d’observation, d’entretien et d’enregistrement d’une visite de terrain à une autre »
(Miles & Huberman, 2003).
La fiabilité de la recherche s’articule avec la fidélité. La fiabilité sous-entend
l’explicitation et la cohérence des processus ayant conduit aux résultats. Par exemple, nous
assurons la constance des méthodes employées pour analyser les entretiens semi-directifs et
non directifs. La fiabilité exige de dépeindre, dans le détail, le processus menant aux résultats.
Ainsi, les méthodes et les résultats font l’objet d’un exposé suffisamment précis « pour que
quelqu’un d’autre puisse les comprendre (c’est le minimum). Dans les sciences de la nature et
pour les sciences humaines et sociales dans la méthode expérimentale, il faut même que cet
autre chercheur puisse reproduire les travaux, les vérifier, les confirmer ou les réfuter »
(Balibar, 2014 : 28). Nous avons décrit avec précision le design de la recherche ainsi que les
étapes qui le constituent, le processus dans son ensemble et la condensation des données. La
pré-recherche, ou pré-test, contribue aussi à une certaine fiabilité de la recherche (Drucker-
475
Godard & al, 1999), l’étude-pilote testant la compréhension des questions posées lors des
entretiens.
9.1.4. La crédibilité de la recherche : écarter les biais
Dès le début du design de recherche, nous avons tenté d’écarter certains biais
(Campbell & Stanley, 1966), relatifs au contexte de la recherche, au recueil des données, à
l’échantillon. Il convient d’avoir un regard critique sur la période choisie. S’agissant de
l’étude du service de BAC, le contexte de risque terroriste a une prégnance certaine. Il existe
donc un « effet d’histoire » (Campbell & Stanley, 1966) : le contexte d’état d’urgence en
raison de risque terroriste, inusité depuis une cinquantaine d’années, est chargé en lui-même
d’émotions, individuelles et collectives. Une recherche à propos des régulations individuelles
et collectives au sein de la BAC aurait été particulièrement intéressante à mener, à la fois en
amont des attentats de janvier 2015, pendant l’année 2015 - ce qui a été le cas, en l’occurrence
- et aussi après les attentats de novembre 2015, les émotions individuelles et collectives,
engendrées par ces événements dramatiques, s’éprouvant de manière particulièrement intense.
Cela a été repris lors du discours des vœux du Ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve en
janvier 2016 à l’ENSP, auprès d’un grand nombre de policiers : « […] Il faut pour cela
disposer de grandes qualités de courage, de sang-froid, d’intelligence des situations, de
maîtrise technique. Mais il faut évidemment avoir chevillé au corps et au cœur le dévouement
à la République. Ce sont les qualités des femmes et des hommes qui s’engagent au sein des
forces de l’ordre. Sans doute faut-il les porter déjà en soi pour choisir d’exercer un tel métier,
car on n’est pas policier par hasard ou par défaut. Mais, quelles qu’en soient les étapes, toute
votre carrière vous conduit à les développer. Elles vous permettent d’accomplir vos missions
quotidiennes dans des conditions souvent difficiles, et d’affronter des situations que nos
concitoyens peinent souvent à imaginer. […] Jamais les policiers et les gendarmes n’ont été
aussi exposés, victimes d’agressions de toutes sortes, parfois d’une extrême gravité. Nous
savons désormais que vous êtes confrontés à de nouveaux dangers, puisque le seul fait de
porter l’uniforme et d’incarner l’autorité publique suffit à faire de vous des cibles ». Face à
cette situation inédite, le Ministre de l’Intérieur propose un ambitieux « plan BAC », et un
travail de fond sur la GRH : « j’ai décidé de renforcer considérablement les équipements
(armes, protections, véhicules) dont disposent les policiers des BAC pour mieux se protéger
contre les violences dont ils peuvent faire l’objet dans l’accomplissement de leurs missions.
L’ambitieux Plan BAC que j’ai présenté […] repose également sur deux autres aspects
fondamentaux : une meilleure formation des personnels pour mieux sécuriser leurs
476
interventions et l’élaboration d’une doctrine spécifique d’intervention. Le Président de la
République s’est engagé à marquer la reconnaissance due aux policiers par un agenda social
pluriannuel qui doit conduire à revaloriser les carrières, à fluidifier les parcours
professionnels pour leur offrir plus de lisibilité et réduire le sentiment de désespérance
qu’induit parfois l’embolisation de l’accès à certains grades. Donc beaucoup de questions
des Ressources Humaines » (extraits du discours de Bernard Cazeneuve, Ministre de
l’Intérieur, le 15 janvier 2016 à l’ENSP). Cet effet d’histoire a aussi été mentionné par
certains participants du secteur de l’enseignement en REP+, à propos des événements
terroristes d’avant novembre 2015. Certains établissements en REP+ de l’agglomération
concernée ont souffert de situations particulièrement délicates à gérer avec les élèves. De la
même façon que pour le secteur policier, une étude portant sur les régulations des émotions au
travail des enseignants de collège en REP+ aurait été intéressante à mener à la fois avant
janvier 2015, courant 2015 et après les attentats de novembre 2015, dans l’objectif de
comparer les différents états affectifs des professionnels, et de capter à la fois les formes de
régulations émotionnelles relatives aux contextes, ainsi que celles correspondant à un « fil
rouge » de la profession. Ce contexte émotionnellement chargé semble donc important à
souligner dans cette recherche, les différentes phases de terrains ayant été effectuées entre
janvier et novembre 2015 concernant les secteurs de l’enseignement et de la sécurité. Quant à
celui de la santé, en revanche, les urgentistes ne font pas référence au risque terroriste ni à
celui des tueries de masse, la phase de terrain ayant été effectuée fin 2014. Mener une
recherche portant sur les régulations des émotions des urgentistes concernés par les attentats
de novembre 2015 à Paris aurait un grand intérêt.
Concernant un éventuel biais d’interprétation, il convient de ne pas minimiser la
notion de pouvoir dans l’organisation, cette dernière constituant un biais lors de la démarche
de recueil de données, les rapports politiques internes à l’organisation pouvant bousculer les
compétences émotionnelles des uns et des autres (Chanlat, 2003). Or, la présente recherche ne
mobilise pas la littérature traitant du pouvoir dans les organisations. Dans de futurs travaux, il
semble pertinent d’effectuer un état de l’art sur cette littérature, afin d’identifier les
hypothétiques répercussions de cette notion sur les affects de l’individu et du collectif, en
général, et son éventuelle prise en considération dans la composante émotionnelle au travail
Pour éviter un « effet de maturation », Campbell et Stanley (1966) préconisent une
étude sur des périodes assez courtes, ce qui a été le cas : trois mois de recherche dans chaque
secteur. Cependant, il aurait été sans doute souhaitable de prolonger le temps d’immersion
dans chaque terrain.
477
S’agissant du biais relatif au recueil des données, nous avons veillé à éviter l’effet
d’instrumentation, en reformulant les questions lors des entretiens, en demandant des
précisions, et en formalisant le recueil de données.
Enfin, certains biais relatifs à l’échantillon ont été traités, par vérification des
échantillons choisis. L’effet de sélection a été détourné en choisissant des échantillons divers
dans les quatre terrains, en variant l’âge, le sexe, les expériences, l’ancienneté dans la
structure.
Pour éviter l’« effet de contamination », par exemple lorsqu’un participant aux
entretiens communique les questions et les réponses déjà données à un futur volontaire
(Campbell & Stanley, 1966), nous avons tâché de faire preuve de rapidité lors de la phase de
terrain, et de préserver la confidentialité.
En revanche, il peut exister un « effet de mortalité expérimentale » (Campbell &
Stanley, 1966), environ un tiers des 62 professionnels de terrain interrogés n’étant alors, à
notre connaissance, plus présents dans le service lors de la restitution des résultats, pour cause
de retraites, de ré-orientations de carrières, de changements de service. À ce sujet, nous avons
constaté, en suivant la carrière de certains participants durant le temps de la recherche - un à
deux ans -, de manière informelle, souvent individuelle, qu’une partie d’entre eux a évolué
professionnellement. De manière générale, le nombre conséquent de personnes ayant participé
à la recherche et n’étant plus dans le service initialement étudié, semble étonnant. Une
interrogation se pose alors : les professionnels ayant quitté le service avaient-ils déjà en tête ce
projet de sortie avant leur participation ? Ce qui leur aurait procuré une certaine forme
d’aisance, de confiance et de facilité de parole et d’expression ? Ou, à l’inverse, l’objet de la
recherche et le fait d’y participer activement, de traiter, d’analyser, de formaliser ses ressentis
et ses émotions relatives à l’activité ont-t-ils contribué, de manière consciente ou
inconsciente, à une réflexion personnelle aboutissant à une sortie du service ? Nous avons pu
poser la question à quelques participants concernés, alors sortis des terrains étudiés, durant la
période de rédaction de la recherche. Une majorité d’entre eux avaient déjà pour projet de
quitter le service, la zone géographique, voire le métier, ou étaient déjà informés de leur
future affectation au sein d’un nouveau service. D’autres ont affirmé que les échanges, en
entretien, à propos des émotions au travail et de certaines pratiques de management, ont
contribué à leur départ récent, de manière consciente et / ou inconsciente, et par le truchement
de plusieurs causes ayant le même effet. Enfin, certains départs ou changements de service
non anticipés avant les entretiens ne sont pas liés, en tout cas directement, aux échanges avec
le chercheur, mais relèvent de pratiques managériales et de GRH, souhaitées ou mal vécues
478
par le professionnel : « il est parti avec pertes et fracas du service ; la question est
managériale » (participant). Après divers échanges avec les participants ayant en tête un futur
départ lors des entretiens, et sortis désormais des différents services étudiés, nous pouvons
noter plusieurs raisons, parfois combinées, à leur participation initiale aux entretiens. Tout
d’abord, le participant a accepté de se constituer volontaire aux entretiens pour des raisons de
bienveillance et d’empathie : « j’ai un ami Docteur, et je sais à quel point ça peut être difficile
de trouver des volontaires pour ses recherches ». Deuxièmement, le professionnel peut aussi
être intéressé par l’objet de recherche : « j’ai déjà un intérêt naturel pour le sujet, je
m’intéresse à des sujets annexes, comme la Programmation Neuro-Linguistique (PNL) ».
Enfin, le professionnel peut souhaiter participer à la recherche en ayant de la curiosité et de
l’intérêt pour les résultats : « j’avais un intérêt pour la suite ; ce qu’on peut en faire et je me
demandais comment tu allais traiter ça ».
9.2. Perspectives de recherche
Nous suggérons, dans les trois sous-sections suivantes, quelques pistes de recherches
futures appuyées sur des méthodes autres que celles des présents travaux. Dans la quatrième
et dernière sous-section, nous ouvrirons plusieurs perspectives de recherche contribuant à de
futurs apports théoriques.
9.2.1. Co-construire les connaissances avec les acteurs
La démarche constructiviste, de même que d’autres perspectives épistémologiques,
sous-entend des applications pratiques, une utilité, une production de nouvelles connaissances
scientifiques. Pour cela, les acteurs doivent être impliqués. Souvent, les acteurs sociaux eux-
mêmes ne savent pas dire ce qui ne va pas (Chanal & al, 1997), les situations étant mal
analysées. Le phénomène de multirationalité vient parasiter le processus organisationnel à
découvrir. Selon Argyris (1995), les connaissances produites ne sont pas directement
actionnables.
En effet, la plupart du temps, les praticiens ne s’approprient pas les connaissances
théoriques de manière directe, fluide, fonctionnelle. Une démarche de co-construction, de
compréhension, d’outillage, d’enrichissements, entre chercheur et praticiens semble
nécessaire. La co-construction des savoirs actionnables trouve à s’appliquer en particulier
dans le cas d’une approche constructiviste, car cette épistémologie répond à la complexité
perçue des problèmes étudiés, et part de l’expérience vécue des acteurs (Crozier & Friedberg,
479
1977) : « emprunter la voie constructiviste consiste à considérer les concepts, les modèles, les
procédures, les résultats, comme des clefs capables (ou non) d’ouvrir certaines serrures
susceptibles (ou non) de convenir pour organiser et faire évoluer une situation. Les concepts,
les modèles, les procédures, les résultats, sont ici envisagés comme des outils aptes à élaborer
et à faire évoluer des convictions ainsi qu’à communiquer au sujet des fondements de ces
convictions » (Roy, 1992 : 513). Ainsi, le PECP (Paradigme Épistémologique Constructiviste
Pragmatique) nous fournit le moyen d’élaborer des connaissances, en co-construction avec les
acteurs sociaux, débouchant in fine sur la construction d’un savoir actionnable.
L’objectif prégnant de la présente recherche s’exprime dans la production de
connaissances actionnables, de connaissances permettant à la fois une organisation du(des)
monde(s) social(aux) étudié(s), et une résorption de certaines difficultés liées aux « incidents
émotionnels » dans des métiers de primo contact avec un public. Ces deux finalités
complémentaires explicitent le caractère viable de la recherche.
La proposition de modèle théorique, figure de cette production de connaissance tirée
du phénomène étudié, constitue une clef de la compréhension des régulations individuelles et
collectives des émotions dans des métiers sujets à des « incidents émotionnels ». Cette
élaboration de modèle théorique, résultat de la recherche, se conçoit en fonction du paradigme
choisi : « le produit de la recherche est un discours argumenté d’un chercheur historiquement
et épistémologiquement situé » (Giordano, 2003 : 22). La modélisation, ou theory building
signifie construction d’un modèle théorique. Pour Weick (1995 : 389), la théorisation relève
d’un processus de construction, d’émergence, incluant luttes et compromis provisoires.
Il existe deux types principaux de recherche constructiviste en sciences de
l’organisation : la construction d’artefacts et la recherche-action (Koenig, 1993). La présente
recherche s’insère dans le premier type. La notion d’artefacts, issue de l’anthropologie
(Antoine & Koehl, 2009), correspond à des objets ayant des propriétés relationnelles. Ces
objets peuvent être soit fabriqués pour remplir des fonctions, soit conçus par attribution de
fonctions à un objet existant. Les artefacts, instruments, outils ou signes, correspondent à des
entités intermédiaires mettant les acteurs en interaction. Par cette construction d’artefacts, la
modélisation, par sa portée anticipatrice, correspond à une maquette, visant à représenter et à
simuler une action. Selon la phénoménologie husserlienne, les choses sont telles qu’elles se
présentent à nous, ce qui implique pour nous, dans cette recherche, d’avoir l’état d’esprit d’un
explorateur (Le Moigne, 2007 : 81).
À l’issue de cette première recherche, nous pouvons prévoir l’intérêt de transformer un
certain nombre de questionnements théoriques et de préconisations managériales en futures
480
recherches-actions, dans chacun des terrains étudiés, afin de mettre en œuvre et de
matérialiser les bonnes pratiques de manière trans-organisationnelle, et de rendre
opérationnelles les différentes préconisations résultant de cette étude.
Concernant le secteur policier, des missions de recherche-action sont envisageables
selon deux grands axes plausibles, dont certaines composantes ont déjà été initiées depuis
2016 :
- concrétiser les préconisations et résultats doctoraux opérationnels : identification des
préconisations applicables et des principaux leviers d’actions ; mise en œuvre et
matérialisation des bonnes pratiques par l’élaboration de modules de formations issus
de la recherche doctorale, l’initiation de focus groups à différents niveaux -
encadrement et terrain -, cette méthodologie qualitative constituant un moyen d’accès
à la connaissance à travers les processus d’interactions entre les membres, par
l’animation de groupes d’échanges de pratiques et des débriefings de simulations et de
mises en situation, la co-animation d’interventions - dont certaines ont déjà été menées
avec le RAID depuis 2016, lors de formations continues de corps d’encadrement -, et
par la participation aux groupes de travail de prévention des RPS et des questions de
santé et de sécurité au travail ; collaboration avec les acteurs de la santé au travail,
comme le CHSCT, la médecine du travail, les psychologues, les assistants sociaux ;
suivi et évaluation des résultats doctoraux opérationnalisés et remontée de nouvelles
problématiques ; examen critique des moyens et des résultats de la matérialisation des
préconisations, dans une démarche d’amélioration continue ;
- poursuivre et approfondir l’axe « formation » des recherches-actions : développement
d’un axe de recherche santé-sécurité au travail spécifiquement dédié au rôle de la
formation en tant qu’outil de GRH et ressource organisationnelle ; identification des
freins, impacts, contributions de la formation sur la réalisation des objectifs
organisationnels actuels de santé et sécurité au travail ; optimisation de l’acquisition,
du développement et du maintien des core competencies (compétences-clefs requises
par la situation de menaces actuelles) des encadrants et des non encadrants.
Ainsi, pour chaque métier concerné, nous pouvons dessiner des perspectives de recherches-
actions, menées de manière collaborative, à la fois avec les praticiens « de terrain », et
plusieurs chercheurs de disciplines différentes, dans une optique de complémentarité.
481
9.2.2. Approfondissement et élargissement de la recherche
Concernant la présente recherche, la généralisation des résultats reste limitée. Il serait
intéressant de poursuivre cette étude, en conservant une démarche méthodologique semblable,
au sein d’autres secteurs d’activité, par exemple des conducteurs de bus, des agents en
primo contact dans le secteur des transports ou des aides sociales. Ou bien, cette démarche
pourrait être poursuivie au sein des unités déjà étudiées, en interrogeant davantage de
professionnels de terrain.
Une étude de cas enchâssés, dans laquelle les investigations se mènent à la foi au
niveau du cas d’ensemble et de sous-unités, paraîtrait également concevable dans chacun des
terrains étudiés ici, afin d’observer et d’interroger plusieurs groupes de travail, plusieurs
services différents, et de les comparer entre eux, dans un même secteur : « l’étude de cas
enchâssés est très adaptée à des recherches visant à comprendre et expliquer des processus
complexes » (Musca, 2006 : 159). Ainsi, une généralisation de la « population-mère » puis
des « univers parents » contribuerait sans doute aussi à assurer davantage de validité externe.
Les construits de la recherche serviraient dans des contextes parents, par une logique de
réplication, ou de généralisation analytique.
De futures recherches pourraient donc se focaliser sur les incidents émotionnels au
travail, dans un ou plusieurs des secteurs concernés, ou dans tout secteur impliquant un métier
en contact avec un public, sous l’angle de la clinique de l’activité (Molinier & Flottes, 2012 ;
Dejours, 2015), à la manière des travaux ergonomiques de van de Weerdt et Baratta (2016) à
propos des émotions au travail. Leurs travaux prennent en compte le facteur émotionnel au
travail, dans le cadre de la prévention des RPS dans le secteur de la santé. Ils relèvent
l’importance de l’ajustement des méthodes d’analyse du travail, les conditions de travail
évoluant dans le temps. De la même façon, dans les quatre terrains étudiés, une approche
psycho-ergonomique serait possible, bien que la prévention des risques ne soit pas le seul
objectif visé : il y a aussi la qualité des interventions. Dans ce cadre, une méthodologie basée
sur l’auto-confrontation collective, outil d’aide à la prévention des risques, se concevrait, en
respectant les fondements des méthodes d’analyse de l’activité. Les auto-confrontations
collectives mobilisent par exemple des outils interactifs, comme la vidéo, afin de considérer
les situations de travail réelles, et de partager collectivement les points de vue. Cela n’a pas
été fait dans la présente recherche. Cet aspect collectif de la mise en discussion et en débat,
voire en « dispute » (Clot, 2014), de la composante émotionnelle au travail, contribuera à une
co-construction des stratégies ayant pour objectif de limiter et de réguler les émotions
482
déplaisantes et le stress au travail, en impliquant les acteurs, qui trouveront ensemble des
solutions.
9.2.3. Des méthodes quantitatives
Dans chacun des métiers étudiés, il est imaginable d’axer la méthodologie de futures
recherches sur des tests passés par les professionnels, mesurant la composante émotionnelle
au travail. Il peut s’agir de tests de Quotient Émotionnel (QE), de niveau de travail
émotionnel, de type de régulation émotionnelle, ou il peut s’agir de questionnaires comme
celui de Karasek (Karasek & Theorell, 1990), le SATIN, l’EPBET, permettant l’identification
de facteurs de RPS ; il peut s’agir aussi des instruments de mesure de l’épuisement
professionnel, comme le MBI (Maslach & al, 1996) ou le SBS HP (Jones, 1980). L’utilisation
de ces tests et questionnaires sous-entend de mobiliser les acteurs de la santé au travail de
l’organisation, comme la médecine du travail, les préventeurs des risques, les professionnels
de la fonction RH, et toute instance s’emparant des questions de santé au travail, afin de
procéder à la collecte, au traitement et à la mise en forme des données, pour ensuite les
restituer autour d’objectifs opérationnels, et d’en effectuer un suivi.
La mesure du QE par le MSCEIT (Mayer Salovey Caruso Emotional Intelligence
Test) (Mayer & al, 2003) pourrait s’envisager dans le cadre d’une collaboration de recherche
internationale, ce test étant difficilement accessible et réservé au cénacle des chercheurs
américains. Salovey et Mayer (1990) considèrent que les compétences émotionnelles sont
mesurables par des tests de performance, à l’instar du Quotient Intellectuel (QI), qui mesure
l’intelligence, au sens large du terme (Stern, 1914). Selon eux, les individus à fort QE
(Salovey & al, 2004) se montrent plus efficaces socialement et au travail : spécifiquement
concernant le leadership, mais aussi pour toute situation de contact avec un public. Les
auteurs ont défini le QE comme « la mesure d’une forme d’intelligence qui suppose la
capacité à contrôler ses sentiments et émotions et ceux des autres, et utiliser cette information
pour orienter ses pensées et ses gestes » (Salovey & Mayer, 1990 : 189). Ainsi, l’individu peut
détecter et traiter de manière consciente et réfléchie les informations émotionnelles. Le QE
croise les critères de la compétence et de l’émotion. Le MSCEIT mesure les quatre
composantes des compétences émotionnelles par 141 items. Le tableau ci-dessous (Bobot,
2010 : 415) récapitule les mesures principales de ce test.
483
Tableau 39 : Les mesures du MSCEIT V2.0 de Mayer et al (2003),
extrait de Bobot (2010 : 415)
Un score élevé à ce test, mesurant des habiletés mentales, émotionnelles (Mayer & al,
2003), atteste d’une haute qualité de perception des interactions sociales, d’une haute qualité
des interactions, entraînant une hausse des résultats (Harms & Credé, 2010), ainsi qu’une
réduction des comportements agressifs au travail (Quebbeman & Rozell, 2002). En effet,
savoir exprimer et afficher les émotions appropriées va déterminer la qualité des relations
sociales du professionnel. D’autres tests de QE proposent de mesurer l’intelligence
émotionnelle (Schutte & al, 1998 ; Bar-On, 2004), mais ne sont pas considérés, dans la
littérature, comme des tests mesurant les compétences émotionnelles en tant qu’habiletés
(Sander & Scherer, 2014).
Nous pouvons aussi envisager de mesurer le niveau de travail émotionnel requis par
les professionnels concernés. Comprendre la nature et les effets du travail émotionnel devrait
amener les pratiques de GRH à s’ajuster aux besoins individuels et organisationnels. Une
échelle de mesure du travail émotionnel, comportant quinze items par auto-questionnaire,
qualifiée d’ELS (Brotheridge & Lee, 2003), évalue six facettes du travail émotionnel :
l’expression d’émotions en milieu de travail, la fréquence de l’expression des émotions, son
intensité, sa variété, la durée de l’interaction, et la caractéristique « en surface » ou « en
profondeur » du travail émotionnel.
En plus de ces différents tests, un questionnaire d’évaluation des régulations
émotionnelles, l’ERQ (Gross & John, 2003), apprécie en particulier le niveau d’utilisation de
484
deux stratégies par l’individu : la réévaluation cognitive - par six items - et la suppression
expressive - par quatre items -. Cependant, l’utilisation d’un tel questionnaire nous semble
d’une pertinence limitée concernant l’interprétation des données qu’il produira, par le fait que,
bien qu’il existe des stratégies fonctionnelles ou dysfonctionnelles en général (Power, 2008),
une stratégie de régulation n’apparaît pas comme fonctionnelle ou dysfonctionnelle a priori :
son efficacité dépend de son adaptation au contexte dans lequel l’individu l’emploie
(Mikolajczak & al, 2009 : 255). Les individus utilisant des stratégies de régulations des
émotions différentes selon les contextes rend complexe ce type de mesure. De plus, la
difficulté ou non de la tâche, le climat organisationnel, le besoin de pauses et le lieu
d’évacuation des émotions, influencent l’expression émotionnelle du professionnel.
Néanmoins, un individu aura tendance à conserver une même stratégie, le rendant ainsi
prévisible pour les autres (Mikolajczak & al, 2009 : 250). Il semble intéressant de tenter de
déterminer le style de régulation émotionnelle propre à un individu, afin d’envisager la
manière dont les émotions vont l’affecter, et vont affecter son bien-être, sa santé, sa
performance au travail et ses relations de travail (Mikolajczak & al, 2009 : 265).
9.2.4. Perspectives d’axes théoriques de recherche
La structuration du processus émotionnel au travail, que le modèle théorique de la
présente recherche schématise, n’épuise pas tout le sujet et autorise de nouvelles réflexions
théoriques traitées dans de futurs travaux.
Tout d’abord, cette recherche évoque le problème de l’ingérence de la GRH dans la
sphère privée du professionnel sous une forme éventuellement paradoxale. Par exemple, la
littérature ne dit rien de l’impact du soutien social hors travail sur la qualité de service
rendu, ou la qualité d’intervention. Une future recherche pourra s’y intéresser.
De plus, la littérature constate que la notion de qualité de service public reste
imprécise (Peters & Savoie, 2001 ; Dupont, 2003 ; Maram, 2008 ; Benmansour, 2011). Dans
chacun des métiers étudiés, ce sont les professionnels, lors des entretiens, qui définissent leur
propre notion de « qualité de service ». Une future recherche pourrait tenter de clarifier cette
notion, au sein de chaque métier étudié ici, en interrogeant les professionnels afin d’aboutir à
une définition consensuelle de ce qu’est un « bon service public », ou un « bon service au
public », et, notamment, ce que cette définition implique comme moyens pour effectuer le
« travail bien fait ». En effet, afin d’étudier la question de la qualité du service, Buttle (1996)
précise qu’il ne suffit pas d’évaluer le résultat du service, mais qu’il convient de s’intéresser
aussi au processus de prestation de celui-ci.
485
Concernant les outils émotionnels de travail, un certain nombre de ressources
émotionnelles mériteraient des analyses plus poussées. Premièrement, dans cette recherche,
nous considérons le professionnel étudié comme un acteur, ou un comédien, devant fournir un
travail de représentation sur la scène sociale du travail, disposant - ou non - de coulisses
individuelles ou collectives, effectuant au quotidien un travail émotionnel sous diverses
formes et intensités. Le travail sur l’expression de soi correspond, dans une certaine mesure,
au travail fourni par un professionnel du théâtre, en acting. Ainsi, il semble pertinent, dans ces
métiers de contact avec un public, de proposer des formations dispensées par des
professionnels du théâtre, avec ou sans co-animation avec des consultants ou formateurs. Le
théâtre d’entreprise aurait ainsi sa place dans les formations et séminaires dispensés aux
professionnels des métiers de service, afin d’améliorer le travail émotionnel, la mise en scène
de soi, la compréhension de son expressivité et de sa communication non verbale. Si les
formations concernant la gestion du stress et la prévention des RPS sont dispensées par des
spécialistes de la question, il semble aussi logique que celles portant sur le travail émotionnel
le soient par des professionnels du sujet. La littérature sur le travail émotionnel et la
composante émotionnelle au travail pourrait s’enrichir de celle traitant de l’activité des
professionnels du théâtre, de la scène, ou de l’acting studio. Ces réflexions et recherches
théoriques amèneraient aux questionnements suivants : comment le travail émotionnel est-t-il
vécu par les acteurs professionnels ? Constate-t-on un état de santé psychique dégradé sur ce
type de population, davantage que chez d’autres populations, du fait de la nature-même de
l’activité ? Les éléments de vocation et de motivation intrinsèque facilitent-ils la manière dont
le travail émotionnel est vécu chez ces populations ?
Cela nous conduit, deuxièmement, à nous interroger, concernant les quatre métiers
étudiés dans cette recherche, sur les éléments de vocation ayant poussé les professionnels à
s’investir et à exercer dans ces métiers. Dès lors, est-il envisageable, voire possible, de
« classifier » les professionnels concernés par type de vocation ? Le bacqueux, par exemple,
s’est-il engagé dans ce métier parce que ses parents, sa famille, et / ou son entourage évoluent
dans les métiers de la sécurité, ou par passion de certains sports comportant les notions de
combat ou de défense, ou par détermination d’« arrêter les méchants » (policier de BAC), ou
par envie d’exercer « en civil », et de se fondre dans le « décor » urbain et d’en appréhender
les vices pour mieux les affronter ? Suivant les raisons de son engagement, le professionnel
va-t-il développer des stratégies de régulation des émotions différentes ? Va-t-il considérer
certaines émotions comme acceptables ou inacceptables à la différence d’autres
professionnels ayant d’autres motivations vocationnelles ?
486
Troisièmement, cette recherche traite du travail émotionnel produit par les
professionnels de primo contact avec un public. Qu’en est-t-il du travail émotionnel fourni
par le public lui-même ? Que l’on soit usager, mis en cause, interpellé, patient, ou client,
nous aussi nous exerçons nos compétences émotionnelles et offrons, au professionnel qui
nous fait face, un travail émotionnel, que celui-ci soit intégrateur, facilitateur ou
dissimulateur, pendant l’interaction. Dès lors, il semblerait intéressant d’étudier le travail
émotionnel du point de vue du « public », ainsi que son impact sur le professionnel : quel est
le travail émotionnel exercé par le public et pourquoi ? Ce travail change-t-il selon l’acting du
professionnel en face de lui, par effet de mimétisme, de contagion émotionnelle ? Quels sont
les impacts des formes de travail émotionnel venant du public sur la santé du professionnel,
ainsi que sur la qualité-même du service rendu par ce dernier ? Ce travail influence-t-il la
satisfaction du client ? Inversement, influence-t-il la satisfaction au travail du professionnel ?
(Ashforth & Tomiuk, 2003).
Quatrièmement, le courant de psychologie positive étant associé aux politiques de
prévention des RPS et visant à renforcer les ressources des professionnels (Seligman &
Csikszentmihalyi, 2000), les recherches futures traitant de la composante émotionnelle au
travail pourraient approfondir ce courant et l’intégrer, par exemple, par le biais de la
littérature portant sur la mindfulness, peu développée dans la présente recherche (Desmarais &
Françoise, 2015 ; Wang & Luo, 2016).
Enfin, d’un point de vue non pas des outils émotionnels de travail, mais du contexte
d’exercice de l’activité, la littérature traitant des Organisations à Haute Fiabilité (OHF)
(ou High Reliability Organizations) ne fait pas expressément référence à la question des
émotions au travail. Pourtant, les métiers de « bacqueux » et d’urgentistes, appartenant à des
organisations à haute fiabilité, impliquent que les professionnels connaissent, vivent,
ressentent et travaillent les émotions, dans le contexte de l’activité. Au sein des OHF,
incarnation d’organisations performantes en environnement extrême (Roberts & Bea, 2001),
existent des exigences émotionnelles considérables, relatives à la nature de l’activité.
Certaines pratiques collectives oeuvrent à éliminer ou à cerner les erreurs, incidents ou
accidents dans les organisations exposées et sujettes à de possibles catastrophes. Ces pratiques
sont l’apanage des OHF (Weick & Roberts, 1993) qui fonctionnent « exemptes de toutes
erreurs sur des périodes longues » (de Bovis, 2009 : 246). Les OHF fonctionnent selon le
principe d’« interactions vigilantes » (heedfull interactions) (Weick & Roberts, 1993). La
vigilance, attachée à la situation, est un processus actif, non figé. Or, la vigilance est une des
487
composantes du modèle circomplexe des émotions de Plutchik (Plutchik, 2001).
Étonnemment, bien que les émotions soient intrinsèquement liées à l’action, la littérature sur
les OHF ne fait pas nettement référence aux rôles que jouent les processus émotionnels en
contexte de travail en environnements extrêmes, qu’il s’agisse non seulement du rôle de la
vigilance, de la colère, du chagrin, mais encore de la peur et de la surprise, inhérentes aux
situations d’incertitudes au sein de ces organisations. Les OHF sont étudiées à travers
différentes théories : institutionnelle, du leadership, de l’apprentissage organisationnel, de la
transformation ou du changement organisationnel, de l’innovation ; mais l’aspect émotionnel,
pourtant prégnant au quotidien dans les équipes, reste absent de la théorie. Une future
recherche pourrait traiter de la composante émotionnelle de l’activité au sein des OHF, dans
un objectif d’apport théorique à la littérature traitant de ces organisations spécifiques. Une
clef d’entrée de traitement des processus émotionnels impliqués au sein de ces structures se
trouverait être celle des « interactions vigilantes », notion semblant proche de ce que nous
nous sommes proposée d’analyser chez les policiers : la mise en vigilance comme compétence
émotionnelle collective. Les pistes de recherche, aux fins d’étude des émotions au travail au
sein des OHF s’ouvriraient sur les questions suivantes : quel serait le rôle des émotions sur la
fiabilité organisationnelle dans des contextes d’OHF ? Le collectif de travail s’empare-t-il
effectivement du processus émotionnel à des fins de fiabilité organisationnelle ? Ou à
l’inverse, le facteur émotionnel représente-t-il un péril pour l’activité ? En quoi et pourquoi
les OHF se démarquent-elles des organisations plus « classiques » du point de vue de la
gestion des émotions au travail ? Dans quelle mesure les émotions au travail, dans ces
contextes extrêmes, se posent-t-elles à la fois comme objets, outils et effets du travail, pour
une fiabilité organisationnelle ?
488
489
Conclusion
Alors que, depuis ces trente dernières années, la neurologie, la psychologie du travail
et la sociologie du travail produisent des travaux de plus en plus nombreux sur la question des
émotions (Rafaeli & Sutton, 1987 ; Eiglier & Langeard, 1987 ; Damasio, 1994 ; Le Doux,
1994 ; Ashforth & Humphrey, 1995 ; Bechara & al, 1998 ; Thévenet, 1999 ; Brief & Weiss,
2002 ; Hochschild, 2003a et 2003b ; Mignonac, 2004), comment enrichir la GRH des
découvertes de ces disciplines qui lui sont parallèles ? Telle est la question fondamentale de
cette recherche. En effet, travail et émotions entretiennent des rapports certains (Gollac &
Bodier, 2011), tant en ce qui concerne la santé du travailleur (Wharton, 2004 ; Robert, 2007 ;
Greenan & al, 2011 ; Ughetto, 2011 ; Barthod-Prothade, 2012 ; Zawieja & Guarnieri, 2014),
qu’en ce qui concerne la qualité du travail qu’il réalise dans l’organisation (O’Brien &
Linehan, 2014). Étudier les émotions au travail, c’est donc chercher une intersection entre des
disciplines qui jusque là n’avaient pas de point de rencontre, pour y positionner la GRH de
façon innovante.
De ce point de vue, l’émotion se définit comme un affect construit socialement, un
phénomène adaptatif multifonctionnel comportant cinq éléments : la cognition, la physiologie,
l’expression motrice, les tendances à l’action, et le sentiment subjectif (Lazarus 1991 et 1999 ;
Scherer, 2000 et 2001). La perspective adoptée dans la présente recherche s’inscrit dans la
perspective cognitive, ou l’appraisal (Lazarus, 1966), admettant la théorie des événements
affectifs de Weiss et Cropanzano (1996), selon laquelle l’interprétation individuelle d’un
événement, interne ou externe, conditionne et provoque l’émotion. Un modèle circomplexe
multidimensionnel catégoriel, extensible et continu, celui de Plutchik (1980 et 2001), nous a
amenée à classifier les émotions de manière visuelle, pragmatique, et exempte de restrictions
théoriques.
Pour ce faire, nous avons choisi de conduire nos investigations dans quatre métiers
en primo contact avec un public ; trois relèvent du secteur public, le quatrième d’un service
en entreprise. Deux sont des métiers à riques : policiers et infirmiers ; deux ne le sont pas, ou
moins : enseignants en REP+ et téléconseillers. Il fallait une certaine variété dans les
situations pour en extraire une analyse singulière, mais en même temps un certain nombre de
points communs dans les pratiques managériales et professionnelles, pour opérer et établir des
comparaisons.
490
Il en ressort que, dans ces métiers de service en primo contact, la régulation des
émotions fait partie intégrante du travail demandé. L’agent doit réguler non seulement ses
propres émotions face à son interlocuteur, mais aussi celles de l’interlocuteur, externe ou
interne à l’organisation : les professionnels activent alors leurs compétences émotionnelles
(Salovey & Mayer, 1990 et 1997 ; Salovey & al, 2004 ; Kotsou & Salovey, 2008 ; Sander &
Scherer, 2014 ; Voronov & Weber, 2016). Dans l’exercice d’une telle activité, l’émotion doit
être contrôlée (Goffman, 1973 ; Hochschild, 2003b). Dans certains métiers à « incidents
émotionnels », le public rencontré peut se montrer impatient, souffrant, agité, paniqué,
agressif, désespéré. Il en résulte un important travail émotionnel, de différents types, degrés,
et mobilisant diverses techniques, de la part des acteurs (Hochschild, 2003a et 2003b), en
particulier ceux exerçant une activité de care et de primo intervention. Lorsque la situation de
travail engendre des émotions perturbant l’exercice de l’activité, l’individu va mobiliser des
stratégies de régulation individuelle des émotions, dont nous en avons examiné la teneur et
les expressions (Gross, 1998 et 2014 ; Grandey, 2000 ; Dejours, 2001 ; Gross & John, 2003 ;
Loriol, 2003 ; Desmarais & Françoise, 2015).
Cependant, l’individu travaillant dans l’organisation n’est pas seul. Il appartient à un
collectif de travail, et les émotions individuelles ou collectives, ressenties en contexte de
travail, se propagent et résonnent dans l’équipe (Waldron, 2000). Cette contagion
émotionnelle retentit sur la performance collective au travail (van Hoorebeke, 2008a).
L’existence de règles sociales émotionnelles, produites par le collectif de travail et / ou par
l’organisation, pose la question d’une hypothétique composante émotionnelle intégrant la
théorie de la régulation sociale de Reynaud (1988). Nous proposons donc de nommer
théoriquement « régulation émotionnelle collective », les différents aspects « contenants » (au
sens psychologique du terme) du soutien social (La Rocco & Jones, 1978 ; Karasek &
Theorell, 1990 ; Stroebe & al, 1996 ; Ruiller, 2010 ; Cintas & Sprimont, 2011).
Les conséquences sur la santé du professionnel et sur la qualité de service, sur
l’accomplissement de la tâche, de l’emploi des différentes ressources émotionnelles
(compétences émotionnelles, travail émotionnel collectif) ou stratégies (individuelles ou
collectives) de régulation émotionnelle, procèdent d’une littérature théorique divisée en
disciplines hétérogènes. C’est pourquoi nous proposons aussi un tableau récapitulatif des
conséquences différenciées des choix individuels, collectifs ou managériaux d’activation
d’une ou de plusieurs de ces ressources et stratégies.
491
La littérature présentant les compétences émotionnelles, le travail émotionnel et les
régulations émotionnelles « fonctionnelles » comme des moyens de réalisation du « travail
bien fait », nous avons examiné ces éléments théoriques sous un autre éclairage, en les
considérant en tant qu’« outils émotionnels » de travail (Jeantet, 2003 ; Bernard, 2007 ;
Remoussenard & Ansiau, 2013) utilisables pour agir sur les « objets émotionnels » de travail,
auparavant définis ; ces deux composantes du processus émotionnel produisent des
« effets émotionnels » du travail, qui ne sont que peu pris en compte dans les politiques de
prévention des RPS, tant théoriquement que pragmatiquement. Ainsi, pour que progresse la
prise en compte du facteur émotionnel au travail par les acteurs que la qualité du service ou
que la santé des professionnels concerne, nous avons tenté de définir quelles sont les marges
de manœuvre du management et de la GRH, vis-à-vis de ces trois composantes.
Concernant la méthodologie, cette recherche qualitative s’inscrit dans le paradigme
constructiviste pragmatique (von Glasersfeld, 1988, 1994 et 2001 ; Le Moigne, 1990, 2001 et
2007). Ce choix conduit à la connaissance du phénomène étudié à travers les représentations
des acteurs de quatre terrains, dans le but de produire des connaissances actionnables (Le
Moigne, 2007). La méthodologie adoptée pour cette étude de cas multiple (Eisenhardt, 1989 ;
Chatelin, 2005 ; Yin, 2009), au plus près de la réalité des terrains, se veut une démarche pour
rendre la théorie vivante et opérante. Elle nécessite de nous extraire de la zone de confort du
chercheur : la bibliothèque ou le laboratoire. Nous avons démarché, bien avant d’entamer nos
travaux, les services de police, les services hospitaliers, les services d’enseignement et de
télécommunications que nous envisagions d’étudier. Nous avons noué des liens, nous sommes
insérée dans leurs réseaux. L’ouverture d’esprit, certains moyens de communication
imaginatifs et originaux, et surtout le temps, nous ont permis de conquérir peu à peu la
confiance des professionnels de terrain. La confiance nous ouvre les portes et libère la parole.
Les données recueillies sont, quel que soit le cas, de trois ordres : ethnographies par
immersions (Reeves Sanday, 1979 ; Girin, 1981 ; Atkinson & Hammersley, 1994 ; Plane,
1995 ; Baumard & al, 1999), entretiens semi-directifs et non directifs (Blanchet & Gotman,
1992 ; Miles & Huberman, 2003 ; Fontana & Frey, 2005 ; van de Weerdt & Baratta, 2016)
intégralement transcrits informatiquement (Maxwell, 1999) (en tout 88 entretiens avec 89
volontaires), et documentation secondaire issue de chaque secteur. Les démarches
méthodologiques de recueil de données et d’analyse ont été menées de manière méthodique et
répétitive, dans une optique comparative et de mise en perspective des stratégies de régulation
des émotions. L’analyse du corpus de données s’est effectuée selon une analyse thématique,
par catégories conceptualisantes (Weber, 1990 ; Giroux, 2003 ; Paillé & Mucchielli, 2010 ;
492
Voynnet-Fourboul, 2011), en classification mixte (L’Ecuyer, 1990), par codage et décodage
des catégories (Strauss & Corbin, 1998). Qualité, crédibilité, validité par triangulation des
données et validité de construit de cette recherche, ont ensuite été examinées.
Les résultats se répartissent selon trois catégories. Les « objets émotionnels » de
travail regroupent les émotions liées à la fois aux contacts avec le public, aux pratiques de
management, ainsi qu’à l’organisation du travail. Les « outils émotionnels » de travail
comprennent les compétences émotionnelles des professionnels, leur travail émotionnel, et les
régulations individuelles et / ou collectives des émotions. Les « effets émotionnels » du travail
incluent les émotions plaisantes ou déplaisantes, l’équilibre entre vie personnelle et vie
professionnelle, les formes de retrait, ou d’absentéisme. À partir de là, nous dégageons un
modèle théorique structurant le processus émotionnel au travail, et nous formulons un
certain nombre de préconisations managériales.
Une relecture des six facteurs de RPS (Gollac & Bodier, 2011), à la lumière des quatre
questions existentielles de « socialité » (Plutchik & Kellerman, 1990 ; Plutchik, 1991),
amènera les professionnels de la santé et de la GRH à approfondir leur compréhension des
comportements au travail, et à intégrer la composante émotionnelle, de manière formelle, dans
la catégorisation des risques au travail. Cette catégorisation originale du risque
psychosocial distingue, au-delà du niveau de valence de l’émotion (Russel, 1980), le
caractère acceptable ou inacceptable du ressenti professionnel. En effet, l’« éprouvé »
individuel ou collectif constitue ou bien une ressource inhérente à l’activité, ou bien un risque,
que l’organisation et son management doivent, soit entretenir, soit prévenir et traiter. In fine,
cette nouvelle lecture peut aboutir à de futures politiques de QVT ou de prévention des
risques professionnels au sein de l’activité réelle et réalisée.
En pratique, cette recherche offre une vision d’ensemble, comparative, au sein des
quatre métiers étudiés, des pratiques managériales néfastes et bénéfiques à la SST. Nous
proposons des préconisations managériales opérationnalisables en contexte. Il ne s’agit plus
seulement de prévenir les risques professionnels par un diagnostic et des actions portant
uniquement sur les « objets émotionnels » de travail, mais, en sus de cela, de considérer
« outils » et « effets » émotionnels, engagés, utilisés, provoqués ou subis par l’individu et les
collectifs, pendant l’activité et en dehors.
Les bonnes pratiques identifiées, ainsi que les préconisations formulées, conduisent à
une réflexion sur leur transférabilité d’un métier à l’autre, en les adaptant aux situations de
travail et au contexte professionnel relatif à chaque secteur, afin de les rendre fonctionnelles,
c’est-à-dire de constituer des ressources du professionnel ou de l’emploi. Les différentes
493
perspectives pratiques développées dans la discussion pourront déboucher sur de futures
recherches-actions ; quant à la modélisation du processus émotionnel au travail que nous
avons élaborée, et qui correspond à la typologie dimensionnelle des émotions de Jeantet
(2003), Bernard (2007), Remoussenard et Ansiau (2013), dont nous avons décrit les
mécanismes d’articulation, nous formulons le souhait qu’elle serve de repère théorique à de
futures recherches dans l’art de concilier management et ménagement de la ressource
humaine…
494
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Zawieja P. & Guarnieri F. (2014) Dictionnaire des RPS, Paris, Seuil, 882 p.
532
533
Table des tableaux Tableau 1 : Les compétences émotionnelles suivant le modèle de Salovey et Mayer (1997 :
11) ............................................................................................................................................. 57
Tableau 2 : Effets individuels et organisationnels des stratégies de régulation émotionnelle
(Gross, 1998 et 2014) ............................................................................................................. 124
Tableau 3 : Effets individuels et organisationnels de l’activation des ressources et stratégies de
régulation des émotions au travail .......................................................................................... 130
Tableau 4 : Physionomie du paradigme constructiviste de la présente recherche ................. 174
Tableau 5 : Universitaires et praticiens rencontrés en interviews semi-dirigées, avant et en
début de recherche .................................................................................................................. 179
Tableau 6 : Détermination des composantes de la méthodologie .......................................... 184
Tableau 7 : Les différents éléments de recueil des données .................................................. 186
Tableau 8 : Pré-conceptions de la prévisibilité de risques physiques et psychologiques et
d’émotions déplaisantes au travail, par métiers ..................................................................... 194
Tableau 9 : Caractéristiques des conditions de travail principales des métiers étudiés ......... 195
Tableau 10 : Les différentes étapes des études de cas (Gagnon, 2005) ................................. 201
Tableau 11 : Fréquence d’utilisation des moyens de collecte ethnographique ...................... 215
Tableau 12 : Liste des thèmes principaux des entretiens semi-directifs avec les professionnels
de terrain et les managers de proximité .................................................................................. 221
Tableau 13 : Nos différents cycles de présence en fonction des terrains étudiés ................... 227
Tableau 14 : Les étapes systématiques de l’entretien semi-directif ....................................... 233
Tableau 15 : Thèmes et catégories de l’analyse par catégories conceptualisantes concernant
l’étude de cas de la BAC ........................................................................................................ 240
Tableau 16 : Exemple de codage en catégories conceptualisantes pour le thème « travail
émotionnel » (code « TE ») .................................................................................................... 242
Tableau 17 : Tableau récapitulatif des caractéristiques de la procédure d’analyse des données
................................................................................................................................................ 244
Tableau 18 : Émotions observées et mentionnées lors des immersions participantes ........... 267
Tableau 19 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas à la BAC .................................. 274
Tableau 20 : Les compétences émotionnelles intra-personnelles et interpersonnelles de
policiers de la BAC ................................................................................................................ 281
Tableau 21 : Tableau des données primaires et secondaires de l’étude de cas aux Urgences 299
Tableau 22 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles aux Urgences .............. 307
Tableau 23 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas aux Urgences ........................... 311
534
Tableau 24 : Les priorités du référentiel institué par la refonte de l’éducation prioritaire de
2014 ........................................................................................................................................ 327
Tableau 25 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles au collège REP+ ......... 335
Tableau 26 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas au collège REP+ ...................... 338
Tableau 27 : Référentiel commun d’activités des téléconseillers-vendeurs .......................... 354
Tableau 28 : Causes et manifestations d’occurrences émotionnelles dans les Groupes 1 et 2
................................................................................................................................................ 362
Tableau 29 : Nomenclature des entretiens de l’étude de cas des téléconseillers ................... 363
Tableau 30 : Documentation interne intéressant la question des émotions au travail ............ 365
Tableau 31 : Les émotions au travail dans quatre métiers sujets à incidents émotionnels à
travers le prisme des quatre formes existentielles de socialité ............................................... 391
Tableau 32 : Les émotions considérées comme inacceptables par les professionnels ........... 394
Tableau 33 : Tableau comparatif des principaux éléments discutés ...................................... 415
Tableau 34 : Les émotions-outils de travail : activation des compétences émotionnelles des
professionnels ......................................................................................................................... 424
Tableau 35 : Proposition de signification des quatre compétences émotionnelles (George,
2000 ; Gond & Mignonac, 2002), pour une sensibilisation en actions de formations ........... 426
Tableau 36 : Les caractéristiques du travail émotionnel, outil de travail des professionnels de
métiers sujets à incidents émotionnels ................................................................................... 433
Tableau 37 : Tableau comparatif des pratiques de management de la régulation émotionnelle
collective au sein des métiers étudiés ..................................................................................... 440
Tableau 38 : Tableau comparatif des effets émotionnels de travail et des pratiques
professionnelles, de management et de GRH agissant sur la SST du professionnel.............. 466
Tableau 39 : Les mesures du MSCEIT V2.0 de Mayer et al (2003), extrait de Bobot (2010 :
415) ......................................................................................................................................... 483
535
Table des figures
Figure 1 : La lente émergence de la prise en compte de la composante émotionnelle au
travail : du courant des Relations Humaines à l’étude des émotions en sciences de gestion ... 40
Figure 2 : Le modèle circomplexe de 28 affects de Russel (1980) .......................................... 48
Figure 3 : Le modèle circomplexe multidimensionnel des émotions (Plutchik, 2001 : 349) .. 49
Figure 4 : Les émotions mixtes selon le modèle de Plutchik (1980 : 161) : combinaisons et
opposés ..................................................................................................................................... 50
Figure 5 : Schéma récapitulatif figurant les compétences émotionnelles, à l’interaction entre
émotion et cognition ................................................................................................................. 55
Figure 6 : Modèle processuel de la régulation émotionnelle selon Gross (Gross & Barrett,
2011 : 12) : ............................................................................................................................... 70
Figure 7 : Formation de règles par les acteurs (Reynaud, 1988 et 1997) (Khalil & Dudezert,
2014 : 58) ................................................................................................................................. 83
Figure 8 : Le design de la recherche ...................................................................................... 185
Figure 9 : Triangulation des données dans chaque terrain étudié .......................................... 189
Figure 10 : Exemple de carte heuristique concernant la préparation du travail empirique à la
BAC ........................................................................................................................................ 198
Figure 11 : Exemple de pitch de présentation interne de la recherche à la BAC ................... 225
Figure 12 : Guide d’entretien des infirmiers urgentistes dans sa version longue................... 229
Figure 13 : Organigramme de la BAC étudiée ....................................................................... 254
Figure 14 : Carton de sollicitation de volontaires aux entretiens ........................................... 272
Figure 15 : Les quatre problèmes existentiels, les émotions primaires y étant associées, les
processus comportementaux et les valences, tableau extrait de Ten Houten (1999 : 266) .... 390
Figure 16 : Vers une relecture des facteurs de RPS : modèle d’application managériale ...... 397
Figure 17 : Les différents états de vigilance inspirés des travaux de Jeff Cooper (Monier & al,
2017) ....................................................................................................................................... 421
Figure 18 : Modèle théorique du management de la régulation émotionnelle collective ...... 442
Figure 19 : Proposition de structuration du processus émotionnel au travail ........................ 469
536
Table des photographies Photographie 1 : La BAC en intervention .............................................................................. 252
Photographie 2 : Intervention en BAC de nuit ....................................................................... 262
Photographie 3 : Policier de BAC lors d’un contrôle ............................................................. 282
Photographie 4 : Simulation en exercice-attentat par la BAC ............................................... 403
Photographie 5 : Simulation d’une intervention à hauts risques par la BAC ......................... 421
537
Table des matières
Introduction ............................................................................................................................ 13
Structuration de la thèse .................................................................................................... 25
PREMIÈRE PARTIE : .......................................................................................................... 27
Fondements théoriques et questionnements de recherche ................................................. 27
Introduction de la première partie .................................................................................... 29
Chapitre 1 : Les émotions au travail : de l’émergence d’un objet d’étude à la
régulation des émotions ...................................................................................................... 31
Introduction du chapitre 1 ................................................................................................. 31
1.1. Les émotions au travail : émergence d’un objet d’étude et délimitation effective .... 31
1.1.1. D’une marginalisation de l’émotion au travail à sa prise en compte dans
l’organisation ................................................................................................................. 32
1.1.2. Émotions et prise de décision : l’émotion comme auxiliaire de la raison ...... 37
1.1.3. Synthèse de l’émergence de l’objet d’étude et ses lacunes théoriques et
managériales en GRH .................................................................................................... 40
1.2. Les émotions au travail : détermination de l’angle théorique ................................ 41
1.2.1. Les émotions au travail, affects construits socialement ................................. 41
1.2.2. L’étude des émotions au travail selon la perspective cognitive ..................... 44
1.2.3. Classifier et étudier la composition des émotions : une approche catégorielle ..
........................................................................................................................ 46
1.2.4. Synthèse et positionnement théoriques ........................................................... 52
1.3. Les compétences émotionnelles, choix d’un cadre théorique ................................ 53
1.3.1. De l’intelligence émotionnelle aux compétences émotionnelles .................... 53
1.3.2. Les compétences émotionnelles, interaction entre émotion et cognition ....... 54
1.3.3. Synthèse et questionnements théoriques ........................................................ 58
1.4. Le travail émotionnel, travail invisible du professionnel en contact avec un public .
................................................................................................................................ 59
1.4.1. L’acting : une mise en scène de soi ................................................................ 59
1.4.2. Le travail émotionnel : types et caractéristiques............................................. 60
1.4.3. Synthèse et questionnements théoriques ........................................................ 67
1.5. Les régulations individuelles des émotions ........................................................... 68
1.5.1. La régulation émotionnelle de Gross (1998 et 2014) ..................................... 68
1.5.2. Des stratégies de régulations individuelles des émotions avant et pendant les
situations à incidents émotionnels ................................................................................. 72
1.5.2.1. Les stratégies d’évitement et de distanciation .............................................. 72
1.5.2.2. L’autorégulation et la mindfulness ............................................................... 73
1.5.3. Synthèse et questionnements théoriques ........................................................ 75
1.6. Des « régulations émotionnelles collectives » ? .................................................... 76
1.6.1. Le soutien social ............................................................................................. 76
1.6.2. Le soutien social des collègues ....................................................................... 78
1.6.3. Le soutien social hiérarchique ........................................................................ 80
538
1.6.4. La composante émotionnelle de la régulation sociale (Reynaud, 1988) ........ 83
1.6.5. Synthèse et questionnements théoriques ........................................................ 87
Transition inter-chapitre .................................................................................................... 88
Chapitre 2 : Management et santé au travail ................................................................... 89
Introduction du chapitre 2 ................................................................................................. 89
2.1. Travail, santé, émotions : d’une approche pathogénique des risques à un processus
salutaire ............................................................................................................................. 89
2.1.1. Analyse du rapport entre travail et santé ............................................................ 89
2.1.1.1. La relation entre travail et santé ................................................................... 90
2.1.1.2. Travail prescrit, travail réel et travail réalisé ............................................... 93
2.1.2. Les risques psychosociaux : une approche pathogénique de la santé au travail . 95
2.1.2.1. Secteur public, secteur privé : la lente institutionnalisation des RPS ........... 95
2.1.2.2. RPS et émotions au travail ............................................................................ 98
2.1.3. Des risques psychosociaux (RPS) à la qualité de vie au travail (QVT) et au bien-
être au travail ............................................................................................................... 104
2.1.3.1. D’une approche pathogénique à un processus salutaire ............................. 104
2.1.3.2. Un processus salutaire : le bien-être au travail ........................................... 105
2.2. Les manifestations émotionnelles pathogènes : l’organisation, poison et remède .. 109
2.2.1. Émotions et stress au travail .............................................................................. 109
2.2.2. L’épuisement professionnel : analyse, sujet, et conséquences .......................... 112
2.3. Les ressources et stratégies de régulations des émotions : des conséquences
contrastées sur la santé au travail et l’accomplissement de la tâche ............................... 115
2.3.1. Les compétences émotionnelles, ressources émotionnelles au travail .............. 115
2.3.2. Coping et mécanismes de défense à effets différenciés .................................... 116
2.3.3. Le travail émotionnel : la menace de la dissonance émotionnelle .................... 117
2.3.4. Les régulations individuelles et collectives des émotions : des effets contrastés
..................................................................................................................................... 121
2.3.4.1. La régulation émotionnelle individuelle (Gross, 1998 et 2014) ................. 121
2.3.4.2. Les « régulations émotionnelles collectives » ............................................ 124
2.3.5. Synthèse théorique des conséquences des stratégies de régulations des émotions
sur la santé du professionnel et l’accomplissement de la tâche .................................. 129
Transition inter-chapitre .................................................................................................. 131
Chapitre 3 : Des métiers à « incidents émotionnels » .................................................... 133
Introduction du chapitre 3 ............................................................................................... 133
3.1. Les métiers de service, des métiers à incidents émotionnels ................................... 133
3.1.1. Métiers de service, métiers d’émotions ............................................................. 134
3.1.2. Le travail émotionnel dans les métiers de service ............................................. 136
3.1.3. La qualité de service : définition et évaluation difficiles .................................. 137
3.2. Policiers et infirmiers de la fonction publique ......................................................... 139
3.2.1. Des métiers de service public, « à risques » ...................................................... 139
3.2.2. Policier, métier à risques, et à « incidents émotionnels » ................................. 141
3.2.3. Infirmier, métier à risques, et à « incidents émotionnels »................................ 147
3.3. Enseignants, téléconseillers : des métiers sujets à « incidents émotionnels » ......... 153
3.3.1. Enseignant, fonction sujette à incidents émotionnels ........................................ 153
539
3.3.2. Téléconseiller, métier sujet à incidents émotionnels ......................................... 157
3.3.3. Synthèse et questionnements théoriques ........................................................... 160
Chapitre 4 : Questionnements théoriques et managériaux .......................................... 161
4.1. Articulations du triptyque compétences émotionnelles - travail émotionnel -
régulation émotionnelle .................................................................................................. 161
4.2. Vers un management de la « régulation émotionnelle collective »?........................ 161
4.3. Une typologie dimensionnelle des émotions sans modèle théorique ? .................... 162
Transition inter-parties .................................................................................................... 164
DEUXIÈME PARTIE : ....................................................................................................... 165
Épistémologie, méthodologie et résultats ........................................................................... 165
Introduction de la deuxième partie : épistémologie, méthodologie et résultats de la
recherche ........................................................................................................................... 167
Chapitre 5 : Épistémologie et méthodologie ................................................................... 169
Introduction du chapitre 5 ............................................................................................... 169
5.1. Épistémologie de la recherche ................................................................................. 169
5.1.1. S’inscrire dans le paradigme épistémologique constructiviste ......................... 170
5.1.1.1. Le choix d’un paradigme épistémologique ................................................ 170
5.1.1.2. Épistémologie en sciences de gestion ......................................................... 170
5.1.1.3. Le paradigme épistémologique constructiviste : saisir un phénomène ...... 171
5.1.2. L’interaction chercheur-terrain et la co-construction du savoir ........................ 173
5.1.2.1. La connaissance d’un phénomène à travers les représentations ................. 173
5.1.2.2. Produire des connaissances actionnables ................................................... 174
5.1.3. Le PECP, paradigme adéquat à l’immersion..................................................... 175
5.1.3.1. Le choix du paradigme épistémologique constructiviste pragmatique....... 175
5.1.3.2. La perspective constructiviste, une indistinction observé-observant ......... 176
5.1.4. Construction de l’objet de recherche et co-construction des connaissances ..... 178
5.2. Quatre études de cas avec immersions et entretiens ................................................ 180
5.2.1. La recherche qualitative .................................................................................... 181
5.2.1.1. Une recherche qualitative, en résonance avec le PECP .............................. 181
5.2.1.2. Une approche compréhensive ..................................................................... 181
5.2.1.3. Une démarche exploratoire : un raisonnement inductif .............................. 182
5.2.1.4. La nature des données : la narration ........................................................... 183
5.2.1.5. Une recherche de sens ................................................................................ 183
5.2.1.6. Le design de la recherche ........................................................................... 184
5.2.1.7. Le recueil des données ................................................................................ 185
5.2.1.8. La triangulation des données ...................................................................... 188
5.2.2. L’étude de cas .................................................................................................... 189
5.2.2.1. Étudier un phénomène dans son contexte ................................................... 189
5.2.2.2. L’étude de cas comme stratégie de recherche ............................................ 192
5.2.2.3. Les avantages et les inconvénients de l’étude de cas ................................. 192
5.2.2.4. La démarche d’échantillonnage .................................................................. 193
5.2.2.5. L’entrée sur le terrain ................................................................................. 196
540
5.2.2.6. La relation entre chercheur et terrains ........................................................ 197
5.2.2.7. Le design de la recherche : préparation du travail empirique ..................... 198
5.2.2.8. Un va-et-vient entre théorie et empirie, pour l’émergence d’un modèle
théorique .................................................................................................................. 200
5.2.3. Ethnographies .................................................................................................... 202
5.2.3.1. Historique de la méthode ethnographique .................................................. 202
5.2.3.2. Le choix de la méthode ethnographique ..................................................... 203
5.2.3.3. Observations et interactions : fondements de la recherche par ethnographie
................................................................................................................................. 204
5.2.3.4. Observation participante ou non participante ............................................. 205
5.2.3.5. Ethnographie et paradigme constructiviste : neutralité impossible mais juste
distance nécessaire ................................................................................................... 206
5.2.3.6. Le « Put oneself in someone’s shoes » de l’immersion participante .......... 209
5.2.3.7. Le lâcher-prise intellectuel du chercheur : sortir de sa zone de confort ..... 211
5.2.3.8. Le paradigme de Girin ................................................................................ 213
5.2.3.9. Le recueil de données ethnographiques ...................................................... 215
5.2.3.10. L’objet de l’observation ............................................................................ 216
5.2.4. Les entretiens, une technique d’enquête sociale ............................................... 217
5.2.4.1. Comprendre un phénomène ........................................................................ 217
5.2.4.2. La nature narrative des données collectées ................................................. 218
5.2.4.3. Mener un entretien : de la préparation à la retranscription ......................... 219
5.2.4.4. La technique d’enquête par entretiens semi-directifs et non directifs ........ 220
5.2.4.5. Guide d’entretien et support visuel ............................................................. 220
5.2.4.6. Une transcription rigoureuse et systématique ............................................. 222
5.3. Une méthodologie méthodique et répétée : comparaison d’études de cas et méthode
d’analyse ......................................................................................................................... 223
5.3.1. La comparaison d’études de cas : une démarche méthodique répétée .............. 223
5.3.1.1. La phase d’immersion participante ............................................................. 223
5.3.1.1.1. L’entrée sur les terrains et la communication de la recherche ............. 223
5.3.1.1.2. Particularités des immersions participantes ......................................... 226
5.3.1.2. La phase d’entretiens .................................................................................. 228
5.3.1.2.1. Le guide d’entretien ............................................................................. 228
5.3.1.2.2. La roue de Plutchik (2001), base d’échanges en entretien ................... 232
5.3.1.2.3. Les étapes de l’entretien semi-directif avec les professionnels de terrain
et leurs managers .................................................................................................. 232
5.3.2. L’analyse des données : une démarche méthodique et répétée ......................... 234
5.3.2.1. Le sens et la théorisation ............................................................................ 234
5.3.2.2. Constitution du corpus de données ............................................................. 235
5.3.2.3. L’analyse de contenu .................................................................................. 236
5.3.2.4. L’analyse thématique .................................................................................. 237
5.3.2.5. L’analyse par « catégories conceptualisantes » .......................................... 239
5.3.2.6. Codage et décodage des catégories conceptualisantes ............................... 241
5.3.3. Qualité de la recherche ...................................................................................... 245
5.3.3.1. L’enjeu des restitutions ............................................................................... 245
541
5.3.3.2. La crédibilité de la recherche : la réflexivité des impacts du chercheur sur les
sites, et des sites sur le chercheur ............................................................................ 247
5.3.4. Validité de la recherche ..................................................................................... 249
5.3.4.1. Une multi-angulation .................................................................................. 249
5.3.4.2. Une validité de construit ............................................................................. 250
Transition inter-chapitre .................................................................................................. 250
Chapitre 6 : Adaptations méthodologiques et résultats ................................................ 251
Introduction du chapitre 6 ............................................................................................... 251
6.1. Étude de cas : le cas des policiers de la brigade anti-criminalité ............................. 251
6.1.1. Caractéristiques générales de l’étude de cas ..................................................... 252
6.1.1.1. « Bacqueux », un métier à risques, en primo intervention ......................... 252
6.1.1.2. Management, GRH et conditions de travail à la BAC ............................... 253
6.1.1.3. Récapitulatif de la méthodologie employée ............................................... 257
6.1.2. L’immersion participante à la BAC .................................................................. 257
6.1.2.1. La venue sur le terrain : entre préparation et baptême du feu .................... 258
6.1.2.2. Le déroulement quotidien de l’activité ....................................................... 260
6.1.2.3. Une activité riche en occurrences émotionnelles........................................ 263
6.1.2.4. Les émotions du chercheur en immersion .................................................. 267
6.1.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de données secondaires .... 270
6.1.3.1. L’angoisse du chercheur : avoir le nombre voulu de participants aux
entretiens .................................................................................................................. 270
6.1.3.2. Entretiens avec les bacqueux, leur management et les professionnels de la
santé ......................................................................................................................... 273
6.1.4. Principaux résultats de l’étude de cas ............................................................... 277
6.1.4.1. Les objets émotionnels du travail ............................................................... 277
6.1.4.2. Les outils émotionnels de travail ................................................................ 279
6.1.4.3. Les effets émotionnels du travail ................................................................ 288
6.2. Étude de cas : le cas des infirmiers d’un service d’Urgences .................................. 290
6.2.1. Caractéristiques générales ................................................................................. 290
6.2.1.1. Le fonctionnement organisationnel du service ........................................... 291
6.2.1.2. Le contexte du service d’Urgences étudié .................................................. 292
6.2.1.3. Infirmier aux Urgences traumatologiques, un métier à risques physiques et
psychologiques ........................................................................................................ 294
6.2.1.4. Récapitulatif de la méthodologie employée ............................................... 298
6.2.2. L’immersion participante aux Urgences ........................................................... 300
6.2.2.1. Procédés d’immersion ................................................................................ 300
6.2.2.2. Un difficile positionnement ........................................................................ 301
6.2.2.3. Les occurrences émotionnelles aux Urgences ............................................ 303
6.2.2.4. Les émotions du chercheur en immersion .................................................. 307
6.2.3. Entretiens semi-directifs et non directifs, et recueil de données secondaires ... 309
6.2.3.1. Les entretiens : faire campagne pour démarcher des volontaires ............... 309
6.2.3.2. Entretiens avec les infirmiers des Urgences, leur management
et les professionnels de la santé ............................................................................... 310
6.2.4. Principaux résultats de l’étude de cas ............................................................... 312
542
6.2.4.1. Les objets émotionnels du travail ............................................................... 312
6.2.4.2. Les outils émotionnels de travail ................................................................ 317
6.2.4.3. Les effets émotionnels du travail ................................................................ 321
6.3. Étude de cas : le cas des enseignants en collège REP+ ........................................... 325
6.3.1. Caractéristiques générales ................................................................................. 325
6.3.1.1. Les REP et REP+ ........................................................................................ 325
6.3.1.2. Le cas du collège REP+ .............................................................................. 328
6.3.1.3. Récapitulatif de la méthodologie employée ............................................... 330
6.3.2. L’immersion en collège REP+ .......................................................................... 330
6.3.2.1. Procédés et déroulement ............................................................................. 330
6.3.2.2. Les occurrences émotionnelles au collège REP+ ....................................... 332
6.3.2.3. Les émotions du chercheur en immersion .................................................. 335
6.3.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de données secondaires .... 337
6.3.3.1. Le « recrutement » des participants volontaires ......................................... 337
6.3.3.2. Entretiens avec les enseignants, leur management, et les professionnels des
RH et de la santé au travail ...................................................................................... 338
6.3.4. Principaux résultats de l’étude de cas ............................................................... 341
6.3.4.1. Les objets émotionnels du travail ............................................................... 341
6.3.4.2. Les outils émotionnels de travail ................................................................ 344
6.3.4.3. Les effets émotionnels du travail ................................................................ 351
6.4. Étude de cas : le cas des téléconseillers d’une grande entreprise de
télécommunications ........................................................................................................ 353
6.4.1. Caractéristiques générales ................................................................................. 353
6.4.1.1. L’étude de deux groupes de téléconseillers ................................................ 354
6.4.1.2. Récapitulatif de la méthodologie employée ............................................... 355
6.4.2. L’immersion dans deux services : observations d’occurrences émotionnelles . 356
6.4.2.1. Une immersion « sans couverture » ........................................................... 356
6.4.2.2. Les occurrences émotionnelles ................................................................... 358
6.4.3. Entretiens semi-directifs et non directifs et recueil de documentation secondaire
..................................................................................................................................... 363
6.4.3.1. Entretiens avec les téléconseillers, leur management et les professionnels de
la santé au travail et de la GRH ............................................................................... 363
6.4.3.2. Éléments de documentation secondaire ...................................................... 365
6.4.4. Principaux résultats de l’étude de cas ............................................................... 366
6.4.4.1. Les objets émotionnels du travail ............................................................... 367
6.4.4.2. Les outils émotionnels de travail ................................................................ 372
6.4.4.3. Les effets émotionnels du travail ................................................................ 378
Transition inter-parties .................................................................................................... 381
543
TROISIÈME PARTIE : ...................................................................................................... 383
Discussion, modélisation, limites et perspectives ............................................................... 383
Introduction de la troisième partie : vers une modélisation théorique de la composante
émotionnelle au travail ? .................................................................................................. 385
Chapitre 7 : Une relecture des facteurs de RPS par les enjeux sous-jacents aux
rapports en société ............................................................................................................ 387
Introduction du chapitre 7 ............................................................................................... 387
7.1. Une nouvelle perspective de considération des RPS ............................................... 387
7.2. « Je n’ai pas signé pour ça ! » : émotions acceptables versus émotions inacceptables,
une nouvelle caractérisation des risques ......................................................................... 392
Transition inter-chapitre .................................................................................................. 397
Chapitre 8 : Vers une modélisation du processus émotionnel au travail .................... 399
Introduction du chapitre 8 ............................................................................................... 399
8.1. Des « objets émotionnels de travail » ...................................................................... 399
8.1.1. Considérations générales ................................................................................... 400
8.1.2. Les émotions-objets de travail des bacqueux .................................................... 401
8.1.3. Les émotions-objets de travail des infirmiers urgentistes ................................. 406
8.1.4. Les émotions-objets de travail des enseignants en REP+ ................................. 409
8.1.5. Les émotions-objets de travail des téléconseillers ............................................ 411
8.2. Des « outils émotionnels de travail » ....................................................................... 417
8.2.1. Considérations générales ................................................................................... 417
8.2.2. Les émotions-outils de travail des professionnels ............................................. 418
8.2.3. Les régulations individuelles des émotions : monter en compétences
émotionnelles .............................................................................................................. 424
8.2.4 Le travail émotionnel des professionnels de métiers de service sujets à incidents
émotionnels ................................................................................................................. 427
8.2.5 Vers un management de la « régulation émotionnelle collective » ? ................. 435
8.3. Des « effets émotionnels du travail » ....................................................................... 443
8.3.1 Considérations générales .................................................................................... 443
8.3.2. Les effets émotionnels du travail policier ......................................................... 448
8.3.3. Les effets émotionnels du travail aux Urgences ................................................ 454
8.3.4. Les effets émotionnels du travail chez les enseignants en REP+ ...................... 459
8.3.5. Les effets émotionnels du travail des téléconseillers ........................................ 461
8.4. Proposition de structuration du processus émotionnel au travail ............................. 468
Chapitre 9 : Limites et perspectives de recherche ......................................................... 471
Introduction du chapitre 9 ............................................................................................... 471
9.1. Les limites de la recherche ....................................................................................... 471
9.1.1. Un degré d’incertitudes élevé ............................................................................ 471
9.1.2. Une validité externe limitée .............................................................................. 472
9.1.3. La fiabilité de la recherche ................................................................................ 474
9.1.4. La crédibilité de la recherche : écarter les biais ................................................ 475
9.2. Perspectives de recherche ........................................................................................ 478
9.2.1. Co-construire les connaissances avec les acteurs .............................................. 478
544
9.2.2. Approfondissement et élargissement de la recherche ....................................... 481
9.2.3. Des méthodes quantitatives ............................................................................... 482
9.2.4. Perspectives d’axes théoriques de recherche..................................................... 484
Conclusion ............................................................................................................................. 489
Bibliographie ......................................................................................................................... 495
Table des tableaux ................................................................................................................ 533
Table des figures ................................................................................................................... 535
Table des photographies ...................................................................................................... 536
Table des matières ................................................................................................................ 537
545
Les régulations individuelles et collectives des émotions dans des métiers sujets à incidents émotionnels : quels enjeux pour la GRH ?
Tant au niveau de la littérature que des pratiques, ce n’est que récemment que la GRH considère la composante émotionnelle au travail (Allouche, 2012). Pourtant, le courant des Relations Humaines, et diverses disciplines distinctes de la GRH, ont intégré cette dimension depuis les années 1930. À partir des travaux de Weiss et Cropanzano (1996) en comportements organisationnels, de Salovey et Mayer (1990 et 1997) et de Gross (Gross 1998 et 2014 ; Gross & John, 2003) en psychologie, d’Hochschild (1998, 2003a et 2003b) et de Goffman (1959, 1969 et 1973) en sociologie, de recherches en GRH et sociologie du travail à propos du soutien social et des régulations sociales (Reynaud, 1988, 1997 et 2003 ; Ruiller, 2010), notre thèse exploite et combine une diversité de cadres théoriques, afin d’explorer les fonctions et les régulations des émotions au travail dans quatre métiers sujets à incidents émotionnels : policiers, urgentistes, enseignants en REP+ et téléconseillers en centre d’appels. À travers une étude de cas multiple au sein de ces secteurs, nous avons triangulé les données issues d’ethnographies, de 107 entretiens, et de documentations, afin d’analyser les cas de ces professionnels en primo contact avec un public, dans une optique comparative. D’une part, nous faisons émerger un modèle d’application managériale revisitant l’analyse des facteurs de RPS, et des préconisations managériales opérationnelles, ces apports intéressant la préservation de la santé de l’individu, et la qualité de service. D’autre part, nous introduisons un modèle théorique général de structuration du processus émotionnel au travail, intégrant le concept de « régulation émotionnelle collective ». Cet apport principal de la thèse, à la GRH, envisage les émotions à la fois comme des objets, des outils et des effets du travail, retentissant sur la santé de l’individu et sur la qualité du service.
Mots-clefs : émotions au travail, compétences émotionnelles, régulations émotionnelles, travail émotionnel, soutien social, risques psychosociaux, santé au travail, qualité de service, études de cas.
Individual and collective emotional regulations in jobs prone to emotional incidents: what issues for HRM?
At a theoretical as well as practical level, it is only recently that the emotional component of work has been taken into account by the HRM (Allouche, 2012). However, since the 1930s, the Human Relations movement and various disciplines distinct from HRM, have included this dimension. In order to examine the emotional functions and regulations of work through four different lines of work most prone to emotional incidents, such as police officers, emergency room staff, teachers in priority education zone, and call center operators, this PhD dissertation exploits and combines various theoretical frameworks. The latter are based on the research conducted by Weiss and Cropanzano (1996) in organizational behaviors, by Salovey and Mayer (1990, 1997) and Gross (Gross, 1998, 2014 ; Gross & John 2003) in psychology, by Hochschild (1998, 2003a, 2003b) and Goffman (1959, 1969, 1973) in sociology, and on studies about social support and social regulations in HRM and sociology of work (Reynaud, 1988, 1997, 2003 ; Ruiller, 2010). To analyze the cases of these professions that involve direct contact with the public from a comparative perspective, we have triangulated data from ethnographies, 107 interviews, and documentation, through a multiple case study within these sectors. On the one hand, we offer a managerial application model revisiting the analysis of the psychosocial factors, as well as operational managerial recommendations, as they help preserve both the professional’s health, and quality of service. On the other hand, we introduce a general theoretical model structuring the emotional process at work, that integrates the concept of "collective emotional regulation". This main contribution of the PhD dissertation to HRM, is that it views emotions as objects, tools and effects of work, which impact the individual’s health and the quality of service.
Keywords: emotions at work, emotional competencies, emotional regulation, emotional labor, social support, psychosocial risks, health at work, quality of service, cases studies.