les langues du monde · 2012-09-20 · et présente une structure cccvc(c)cc (la parenthèse...

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66] Linguistique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012 À la terrasse d’un café, dans le brou- haha ambiant, votre attention est sou- dain attirée par un voisin parlant une langue étrangère. Sa voix vous semble traî- nante ou, à l’inverse, empressée. Cette impression, qu’on pourrait croire subjec- tive, correspond à une réalité mesurable: le débit syllabique (le nombre de syllabes prononcées par seconde) varie d’une langue à l’autre. Nous l’avons récemment mon- tré en comparant les débits syllabiques d’une soixantaine de locuteurs s’exprimant dans sept langues d’Europe et d’Asie. L’impression que les Espagnols par- lent vite, par exemple, est fondée : en moyenne, ils prononcent 26 pour cent de syllabes en plus par seconde que les locu- teurs de l’anglais et 50 pour cent de plus que ceux du chinois mandarin. Pour autant, une même histoire durera-t-elle une fois et demie plus longtemps en man- darin qu’en espagnol ? Non, car nous verrons que la diffé- rence de débit syllabique est compensée par la quantité d’information portée par cha- cune des syllabes (on parle de densité syl- labique d’information) : une langue rapide recourt à un plus grand nombre de syl- labes qu’une langue lente pour raconter la même histoire, chaque syllabe portant moins d’information. Finalement, les locuteurs des différentes langues échangent des infor- mations à un débit comparable. Pour le mon- trer, nous présenterons d’abord les ensembles de syllabes (les inventaires syllabiques) à disposition des langues et nous précise- rons la notion d’information dans ce contexte. Des contraintes façonnant les langues Au cours du XX e siècle, les linguistes ont étudié plusieurs centaines de langues, en insistant tantôt sur leurs différences et tan- tôt sur leurs ressemblances. En 1957, le lin- guiste américain Martin Joos a affirmé que les langues peuvent différer les unes des autres sans aucune limite et de façon imprévisible. À l’inverse, Noam Chom- sky a supposé qu’elles sont toutes sous- tendues par une même grammaire innée et universelle, dont elles seraient des reflets déformés. Plus récemment, la linguistique dite fonctionnelle a adopté un point de vue différent : elle décrit à la fois la diver- sité des langues et les tendances qu’elles partagent comme résultant de la compé- tition entre des contraintes variées. Celles- ci peuvent être physiologiques (imposées par le système vocal), cognitives (issues notamment de la capacité du cerveau à traiter l’information), communicatives (on Le débit de parole varie selon les langues, mais plus il est rapide, moins chaque syllabe véhicule d’information. Ainsi, quelle que soit la langue, la vitesse de transmission de l’information est quasi constante. Les langues du monde : un même débit d’information Linguistique François Pellegrino, Christophe Coupé et Egidio Marsico L’ESSENTIEL Grâce à la mesure du débit syllabique (le nombre de syllabes prononcées par seconde) et de la densité syllabique d’information (la quantité d’information portée par chaque syllabe), on évalue le débit d’information de différentes langues. Ce débit est presque constant d’une langue à l’autre. Il correspondrait à une vitesse de transmission adaptée aux besoins de la communication. Pour l’instant, seules sept langues ont été étudiées. Ce nombre doit être augmenté pour confirmer et étendre les résultats.

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Page 1: Les langues du monde · 2012-09-20 · et présente une structure CCCVC(C)CC (la parenthèse indique une consonne qui n’est pas toujours prononcée). Enfin, des syllabes composées

66] Linguistique © Pour la Science - n° 420 - Octobre 2012

Àla terrasse d’un café, dans le brou-haha ambiant, votre attention est sou-dain attirée par un voisin parlant une

langue étrangère. Sa voix vous semble traî-nante ou, à l’inverse, empressée. Cetteimpression, qu’on pourrait croire subjec-tive, correspond à une réalité mesurable :le débit syllabique (le nombre de syllabesprononcées par seconde) varie d’une langueà l’autre. Nous l’avons récemment mon-tré en comparant les débits syllabiquesd’une soixantaine de locuteurs s’exprimantdans sept langues d’Europe et d’Asie.

L’impression que les Espagnols par-lent vite, par exemple, est fondée : enmoyenne, ils prononcent 26 pour cent desyllabes en plus par seconde que les locu-teurs de l’anglais et 50 pour cent de plusque ceux du chinois mandarin. Pourautant, une même histoire durera-t-elleune fois et demie plus longtemps en man-darin qu’en espagnol?

Non, car nous verrons que la diffé-rence de débit syllabique est compensée parla quantité d’information portée par cha-cune des syllabes (on parle de densité syl-labique d’information) : une langue rapiderecourt à un plus grand nombre de syl-labes qu’une langue lente pour raconter lamême histoire, chaque syllabe portant moinsd’information. Finalement, les locuteurs des

différentes langues échangent des infor-mations à un débit comparable. Pour le mon-trer, nous présenterons d’abord les ensemblesde syllabes (les inventaires syllabiques) àdisposition des langues et nous précise-rons la notion d’information dans ce contexte.

Des contraintes façonnant les languesAu cours du XXe siècle, les linguistes ontétudié plusieurs centaines de langues, eninsistant tantôt sur leurs différences et tan-tôt sur leurs ressemblances. En 1957, le lin-guiste américain Martin Joos a affirmé queles langues peuvent différer les unes desautres sans aucune limite et de façonimprévisible. À l’inverse, Noam Chom-sky a supposé qu’elles sont toutes sous-tendues par une même grammaire innéeet universelle, dont elles seraient des refletsdéformés. Plus récemment, la linguistiquedite fonctionnelle a adopté un point devue différent : elle décrit à la fois la diver-sité des langues et les tendances qu’ellespartagent comme résultant de la compé-tition entre des contraintes variées. Celles-ci peuvent être physiologiques (imposéespar le système vocal), cognitives (issuesnotamment de la capacité du cerveau àtraiter l’information), communicatives (on

Le débit de parole varie selon les langues,

mais plus il est rapide, moins chaque syllabe véhicule

d’information. Ainsi, quelle que soit la langue, la vitesse

de transmission de l’information est quasi constante.

Les langues du monde :un même débit d’information

Linguistique

François Pellegrino, Christophe Coupé et Egidio Marsico

Discipline (sous-thème)

L ’ E S S E N T I E L

� Grâce à la mesure du débit

syllabique (le nombre

de syllabes prononcées par

seconde) et de la densité

syllabique d’information

(la quantité d’information

portée par chaque syllabe),

on évalue le débit

d’information de différentes

langues.

� Ce débit est presque

constant d’une langue

à l’autre. Il correspondrait

à une vitesse de transmission

adaptée aux besoins

de la communication.

� Pour l’instant, seules sept

langues ont été étudiées.

Ce nombre doit être

augmenté pour confirmer

et étendre les résultats.

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1. QUELQUE 6 000 LANGUES sont parléesdans le monde, parfois par des centainesde millions de personnes, tel le mandarinen Chine, ou par quelques centaines de locu-teurs, comme le cavineña en Bolivie. Ellessemblent aussi efficaces les unes que lesautres pour transmettre l’information, bienque le débit de la parole varie notablement.

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doit par exemple parler l’un après l’autre)ou sociales (la parole exprime qui l’on estvis-à-vis des autres, auxquels on s’adresseavec des formes plus ou moins polies,tels les pronoms personnels tu et vous enfrançais). Elles façonnent en permanenceles langues, qui sont, dès lors, des systèmesdynamiques complexes.

Depuis le début du XXIe siècle, le déve-loppement de méthodes d’analyse de cessystèmes, conjugué à la multiplication desdonnées linguistiques disponibles, per-met de mener des études quantitativesd’envergure. En particulier, on cherche àdéterminer – sans réponse claire pour l’ins-tant – si les langues présentent une com-plexité égale. Cette question est difficile,car aucune définition de la complexité nefait consensus en linguistique : certainstentent de la quantifier à partir de la duréed’apprentissage d’une langue par les

enfants, d’autres à partir du nombre d’opé-rations mentales (déductions, référencesau contexte, etc.) nécessaires au décodaged’un message... De façon schématique, lacomplexité d’une langue correspond à lataille du «mode d’emploi» qu’un locuteurdoit maîtriser pour s’exprimer correcte-ment dans cette langue.

Nos recherches s’inscrivent dans cestentatives de «quantifier» les langues, maisont un but différent : plutôt que de com-parer la complexité des langues, nous cher-chons à montrer qu’elles offrent la mêmecapacité à communiquer, via la mesure dudébit d’information.

Cette mesure requiert la compréhen-sion des fondements de notre système decommunication : la production, la trans-mission et la perception de messages lin-guistiques sonores. Ces messages sontconstitués de phrases, décomposables en

L a parole est formée d’enchaînements de sonscontinus (les voyelles) et de sons «bloqués»

(les consonnes). Ce sont les deux éléments de basedu langage. Aucune langue n’est constituée uni-quement de voyelles ou de consonnes – ce der-nier terme signifiant d’ailleurs «qui sonne avec»,sous-entendu avec une voyelle. Les sons sont orches-trés par le système vocal. Pour prononcer les voyelles,le système vocal module l’air de différentes façons(langue plus ou moins proche du palais, lèvresarrondies ou non…). Divers gestes articulatoirespeuvent augmenter le nombre de nuances. Parexemple, en français, la nasalisation (l’envoi d’airdans les fosses nasales) transforme le son de a enan, tandis qu’en allemand, la durée de la voyellepermet de distinguer entre les mots Rate (avecun a long) et Ratte (avec un a bref), qui signifientrespectivement une mensualité et un rat.

Malgré ces différences, la classe des voyellesest assez homogène du point de vue articula-

toire et c’est (presque) toujours le mêmeensemble de paramètres acoustiques qui per-met de les décrire dans les différentes langues.Ces paramètres, nommés formants, correspon-dent à des accumulations d’énergie dans cer-taines bandes de fréquences sonores, produitespar des gestes articulatoires entraînant des phé-nomènes de résonance. Ainsi, le [u] est obtenuen concentrant quasiment toute l’énergie sonoredans des fréquences relativement basses (endessous de 1 000 hertz), alors que pour le [i],l’énergie est répartie entre des basses fréquences(autour de 300 hertz) et des fréquences plus éle-vées, vers 2 000 et 2 800 hertz.

À l’inverse, les consonnes sont bien plusdiversifiées, tant du point de vue articula-toire qu’acoustique. Cependant, toutes sontproduites en entravant le passage de l’air, etle degré d’entrave est le premier paramètre deleur classification. On distingue par exemple

les consonnes occlusives (telles p, t, k, b, d,g), créées avec une interruption totale duflux d’air, et les consonnes fricatives (telles f,v, s, z), réalisées avec un rétrécissement lais-sant échapper un peu d’air. Deux autres para-mètres différencient les consonnes : le lieud’articulation, qui précise où a lieu l’entravedans le système vocal, et le voisement, quiindique l’activité des cordes vocales. Ainsi, leson [k] est produit en interrompant le flux d’airavec le dos de la langue et sans vibration descordes vocales, tandis que le son [b] est réa-lisé par une fermeture complète au niveau deslèvres tout en maintenant une vibration descordes vocales. Comme pour les voyelles, uncertain nombre de gestes articulatoires accrois-sent l’inventaire des consonnes, par exempleen allongeant la durée d’un son. Dans les dif-férentes langues du monde, on a comptéprès d’un millier de voyelles et de consonnes

� LES AUTEURS

François PELLEGRINO,Christophe COUPÉet Egidio MARSICO travaillentau laboratoire Dynamiquedu langage (DDL), à l’Institut des sciences de l'homme (ISH), à Lyon.

L E S S O N S D E S L A N G U E S D U M O N D E

� SUR LE WEB

M. Dryer et M. Haspelmath(éds), The World Atlas ofLanguage Structures Online,Munich, Max Planck DigitalLibrary 2011: http://wals.info/.

Larynx (siège des cordes

vocales qui produisent le son)

Fossesnasales

Langue

Cavité buccale

Pharynx(gorge)

u i a

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mots, eux-mêmes formés de séquences desons élémentaires nommés phonèmes, quisont propres à chaque langue. Les pho-nèmes comprennent des consonnes, desvoyelles et parfois des diphtongues (desvoyelles complexes dont le timbre se modi-fie en cours de prononciation, tel [ei] dansle mot anglais day). Précisons qu’on parleici des voyelles et des consonnes phoné-tiques et non alphabétiques (voir l’enca-dré ci-dessous) : en français, la voyelle [o]peut ainsi s’écrire o, au, eau…

L’inventaire des phonèmes d’unelangue ne suffit pas pour rendre comptede la façon dont elle «sonne», qui dépendaussi de leur agencement en syllabes. Pource faire, on doit donc s’intéresser aux syl-labes, les éléments d’organisation ryth-mique de la parole (les « morceaux » enlesquels un locuteur découpe intuitive-ment les mots dans sa langue natale). Selon

les langues, une même suite de phonèmespeut être intégrée dans une ou plusieurssyllabes : le français autorise ainsi la suc-cession des sons [s] et [t] dans une mêmesyllabe, comme dans le mot stop, maispas le thaï ; en conséquence, les Thaïlan-dais prononcent souvent le mot stop eninsérant une voyelle entre [s] et [t].

Les syllabes les plus simples sontconstituées d’une unique voyelle. En fran-çais, certaines correspondent à des motsfréquents : la préposition à, la conjonc-tion de coordination et, le nom communeau… Les syllabes peuvent aussi comporterdes consonnes, comme par exemple dansstrict, une syllabe – et un mot – composéede trois consonnes, suivies d’une voyelle,puis de deux consonnes. On note une tellestructure syllabique sous la forme CCCVCC,où la lettre C symbolise une consonne etla lettre V une voyelle.

Les structures syllabiques varient dansdes proportions importantes entre leslangues. Ainsi, la plupart des syllabesutilisées en espagnol ont une structureCV ou CVC, alors que l’anglais a une grandediversité syllabique, incluant des syllabestrès longues. Par exemple, le mot strengths(signifiant forces) est transcrit par les pho-néticiens [strεη(k)θs] (θ traduit le son de th)et présente une structure CCCVC(C)CC (laparenthèse indique une consonne qui n’estpas toujours prononcée).

Enfin, des syllabes composées deconsonnes et de voyelles identiques sedistinguent dans certaines langues pardes différences de « mélodie ». C’est sou-vent le cas en Afrique et en Asie, et par-fois en Amérique. Là encore, la richessede ces systèmes est variable : dans cer-tains idiomes mexicains, une mêmeséquence de phonèmes peut comporterjusqu’à huit mélodies distinctes, nom-mées tons, qui créent huit mots aux signi-fications totalement différentes ! EnEurope, la mélodie est parfois aussi uti-lisée, par exemple en norvégien, mais defaçon plus limitée (on parle d’accentstonals et non de tons).

20 fois plus de syllabes en anglais

qu’en japonaisChaque langue a son propre nombre debriques élémentaires et des règles d’as-semblage spécifiques pour construire sessyllabes. Une langue comme l’anglais,ayant un inventaire de phonèmes étenduet autorisant des syllabes complexes, offredes combinaisons bien plus nombreusesque le japonais, dont les phonèmes sontassez peu nombreux, et qui utilise préfé-rentiellement des syllabes simples.

En analysant ces différents paramètressur des centaines de milliers, voire de mil-lions, de mots, nous avons comparé lesinventaires syllabiques de sept langues(allemand, anglais, espagnol, français,italien, japonais et mandarin). Mêmesur un échantillon de langues aussi limité,nous observons des variations impor-tantes des tailles des inventaires sylla-biques, qui vont de 416 syllabes distinctesen japonais à près de 8 000 en anglais (soitpresque 20 fois plus).

Nous nous sommes ensuite intéressésaux conséquences de ces différences surle débit d’information du discours. Pour

obtenues entre autres grâce à l’ajout d’un traitsecondaire (durée, nasalisation…).

Les études ont vite révélé que de nombreuxphonèmes (représentés essentiellement par lesconsonnes et les voyelles phonétiques) se retrou-vent dans les différentes langues. Les scientifiquess’accordent aujourd’hui sur le fait que les sys-tèmes sonores des langues sont le fruit de deuxcontraintes antagonistes. La première concernela production de la parole: les sons doivent êtrechoisis afin de limiter l’effort articulatoire du locu-teur. La seconde contrainte porte sur la percep-tion et impose de faciliter la tâche de l’auditeuren créant un contraste suffisant entre les sons àdifférencier. Il résulte de cette double contrainteque les systèmes comportant peu de sons utili-sent préférentiellement des gestes articulatoiressimples (telle la modulation de l’ouverture de labouche ou de la position de la langue), et quelorsqu’il y a plus de phonèmes, des gestes arti-

culatoires plus compliqués sont nécessairespour assurer une distance perceptuelle suffisante.

Du fait de ces contraintes structurelles assezfortes – et identiques pour tous –, les languesont de nombreux points communs. Toutes ontdes consonnes occlusives et près de 90 pour centpossèdent le k. Plus de 80 pour cent utilisentles voyelles phonétiques i, a, ou, et une majo-rité sont organisées autour de cinq voyelles debase : i, é, a, o, ou. Malgré cela, les languessont très variées. Les systèmes sonores décritsaujourd’hui comportent de 11 à 141 consonneset voyelles, pour une moyenne de 31 éléments(en moyenne un tiers de voyelles et deux tiersde consonnes). Si la majorité des langues ontmoins de huit voyelles, certaines en ont jus-qu’à 24, tandis que le nombre de consonnesvarie de 6 à 95! À titre de comparaison, la languefrançaise comporte moins de 20 consonnes etune quinzaine de voyelles.

Notre appareil vocal produit des sons variés,grâce à des gestes articulatoires parfois com-plexes, pouvant impliquer tous ses compo-sants (bouche, gorge, larynx...). De gauche àdroite, les configurations représentées cor-respondent à u, i, a et an. Cette dernière voyelleest obtenue en ajoutant au a un trait secon-daire dit de nasalisation (on ouvre les fossesnasales).

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cela, nous avons mesuré le débit syllabique(le nombre de syllabes prononcées parseconde) et estimé la densité syllabiqued’information (la quantité d’informationportée par chaque syllabe). La notion dequantité d’information utilisée ici est celledéfinie par le mathématicien américainClaude Shannon au milieu du XXe siècle.

Au cours de ses travaux sur les télé-communications durant la Seconde Guerremondiale, Shannon a montré que l’on peutestimer mathématiquement la quantitémoyenne d’information transmise entreun émetteur et un récepteur, indépen-damment de la signification du message.Dans le cas d’un discours constitué d’unesuite de syllabes, on considère en premièreapproche que l’auditeur ignore à chaqueinstant la syllabe qui sera prononcéeensuite. La quantité moyenne d’informa-tion transmise par syllabe est alors défi-nie comme la «quantité d’incertitude» quel’énoncé de cette syllabe vient combler.Plus il y a de syllabes dans une langue,plus la probabilité de prédire la syllabecorrecte en répondant au hasard est faible,et donc plus l’incertitude est grande et pluschaque syllabe porte d’information. Unesyllabe prononcée en japonais (parmi les416 possibles) porte donc moins d’infor-

mation au sens de Shannon qu’une syl-labe anglaise (issue d’un inventaire de prèsde 8000 syllabes).

Quantifier l’information

En réalité, d’autres facteurs interviennent,un énoncé n’étant pas constitué de syl-labes tirées au hasard. Les syllabes for-ment des mots : si quelqu’un prononcean-ti-con-sti-tu-tio-, la syllabe suivante seraà coup sûr -nel- et le fait de l’entendreapporte peu d’information. En outre, lesmots obéissent à des règles grammaticales.Enfin, les syllabes sont plus ou moinsfréquentes dans une langue donnée. Enfrançais, par exemple, on utilise bienplus souvent la syllabe qui constitue le motet que celle qui correspond à strict. Ontraduit alors la densité syllabique d’in-formation par une valeur numérique enrecourant au formalisme mathématiquede la théorie de l’information.

Une syllabe japonaise étant moinsinformative qu’une syllabe anglaise, ons’attend à ce qu’une même histoire néces-site bien plus de syllabes en japonais qu’enanglais. Là encore, nous l’avons vérifié,avec une vingtaine de courts textes tra-

duits dans chacune des langues de l’étude(voir la figure 3). Ainsi, les versions japo-naises comptaient en moyenne 85 pourcent de syllabes supplémentaires par rap-port à leurs équivalents anglais.

Faut-il en déduire qu’une même conver-sation durera près de deux fois plus long-temps en japonais qu’en anglais? Cela paraîtpeu probable: toutes les langues du mondeétant adaptées à leur fonction d’outil decommunication, on imagine difficilementqu’un échange verbal prenne un temps trèsdifférent d’une langue à l’autre. Une langueoù crier « Au secours ! » prendrait uneminute plutôt que quelques fractions deseconde remplirait assez mal sa fonction!

Pour le confirmer, nous avons analysédes enregistrements des 20 textes lus pardifférents locuteurs. Nous avons montréque les variations de débit syllabique com-pensent les différences de quantité d’in-formation portée par chaque syllabe: unelangue telle que le japonais, qui nécessiteplus de syllabes que l’anglais pour véhicu-ler la même information, a un débit sylla-bique plus rapide; la densité d’informationmoindre est contrebalancée par une vitessede transmission supérieure. Ainsi, entre lessept langues étudiées, la densité sylla-bique d’information et le débit syllabique

2. LE DÉBIT D’INFORMATION (triangles rouges sur le graphique en basà droite) est assez constant pour les langues étudiées. Il est fonction dela densité syllabique d’information (barres jaunes) et du débit syllabique(barres vertes), qui tendent à évoluer en sens contraire. Sur le graphique,les langues sont ordonnées de gauche à droite par densité syllabique d’in-formation croissante.

Japonais Espagnol Italien Français Allemand Anglais Mandarin

Débit d’information

Densité syllabique d’informationDébit syllabique

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varient en sens contraire, avec pour consé-quence un débit d’information très voi-sin pour la plupart des langues –mêmesi l’anglais et le japonais se démar-quent (leurs débits d’information sontrespectivement supérieur et inférieurà la moyenne).

Précisons qu’on parle ici desvaleurs moyennes. Des différences dedébit d’information demeurent à toutesles échelles : chez un locuteur confronté àdiverses situations, entre individus, entrepopulations… Un individu peut ainsis’adapter au contexte, non seulementen parlant plus ou moins vite, maiségalement en choisissant les motsemployés, les tournures de phrases,etc. Les locuteurs d’une même langueprésentent également des différencesde débit « normal » d’élocution, certainespersonnes parlant naturellement plus viteque d’autres. Dans notre étude, parexemple, les locuteurs français lesplus rapides avaient un débit com-parable à celui des locuteurs japonaisles plus lents.

Ni trop vite ni trop lentement...

Pourquoi le débit moyen d’informationne varie-t-il pas dans des proportions plusimportantes ? Un débit trop faible seraitsocialement pénalisant, car des interac-tions efficaces nécessitent l’échange d’in-formations. À l’inverse, un débit moyentrop rapide aurait des coûts physiolo-gique et cognitif trop élevés. En effet, sichacun peut accélérer momentanémentson débit de parole (et donc son débitd’information), cela requiert à la fois unsupplément d’énergie biomécanique dela part du locuteur et un supplément deressources neurocognitives de la part del’auditeur. Plusieurs travaux récents sug-gèrent d’ailleurs que le cerveau traite plusefficacement les informations présentéesà un rythme compris dans une plageétroite, voisine de celle que nous avonsobservée ; ils se fondent pour cela surl’analyse des réseaux neuronaux mobi-lisés par l’audition et la compréhensiondu langage.

Nous poursuivons actuellement nosrecherches en augmentant le nombre delangues étudiées (nous avons ajouté leturc et le coréen, ainsi que plusieurs languesd’Afrique subsaharienne et de Chine), avecl’intention de relier la densité d’information

� BIBLIOGRAPHIE

F. Pellegrino et al., A cross-language perspectiveon speech information rate,Language, vol. 87, pp. 539-558,2011.

J. Vaissière, La phonétique, Collection Que sais-je ?, PressesUniversitaires de France, 2006.

Bernard Comrie et al., Atlas des langues : L’origine et le développement des languesdans le monde, Acropole, 2004.

à la complexité structurelle des sys-tèmes linguistiques. Les questions sont

multiples: quelles différences observe-t-on entre les langues où les mots sontsouvent polysyllabiques et celles oùils sont plutôt monosyllabiques ?Comment la densité syllabique d’in-formation varie-t-elle entre les

langues aux schémas syllabiques trèssimples (CVou CVCpar exemple) et celles

où ces schémas sont plus complexes (CCVCCpar exemple) ? Etc.

Pour comparer les langues, il estégalement intéressant d’aller au-delàde la notion mathématique d’infor-mation que nous avons considérée,pour se pencher sur la notion plusgénérale de signification. Si les infor-

mations sont transmises à des débitscomparables d’une langue à l’autre,

des différences notables existent quantà ce qui est considéré comme une infor-

mation pertinente à transmettreexplicitement. Le mandarin et le japonais,par exemple, recourent à des élémentsgrammaticaux nommés classificateurs.Ceux-ci spécifient la forme, la taille oud’autres caractéristiques physiques oufonctionnelles des éléments dénombrés.Ainsi, la phrase « Trois chats boivent dulait» dite en japonais se traduit littérale-ment en français par «Trois animaux-chatsdu lait boivent». Sur un autre plan, en japo-nais, les formules de politesse ont un rôlesocial très codifié et font partie de l’infor-mation jugée essentielle à transmettre lorsde la communication.

Nos résultats soulignent qu’il existe plu-sieurs profils de langues. Ainsi, le manda-rin se fonde sur des syllabes denses eninformation (notamment grâce aux tons)transmises à un débit assez lent, tandisque l’espagnol utilise des syllabes moinsdenses en information, mais émises plusvite. Cependant, le fait qu’une langue soitplus rapide ou plus dense en informationne la rend pas plus efficace pour commu-niquer, puisque le débit d’information restequasi constant. �

Last night I opened the front door to let the cat out. It was such a beautiful evening that I wandered down

the garden for a breath of fresh air. Then I heard a click as the door closed behind me.

I realised I'd locked myself out. To cap it all, I was arrested while I was trying

to force the door open !

3. CE TEXTE est l’un de ceux qui ont été tra-duits dans plusieurs langues pour tester les

différences de densité syllabique d’infor-mation, de débit syllabique et de débit d’in-formation. En japonais, langue où chaquesyllabe porte peu d’information (la den-sité syllabique est faible), il comporte prèsde deux fois plus de syllabes qu’en anglais.

Hier soir, j’ai ouvert la porte d’entrée pour laisser sortir le chat. La nuit était si belle

que je suis descendu dans la rue prendre le frais. J’avais à peine fait quelques pas

que j’ai entendu la porte claquer derrière moi. J’ai réalisé, tout d'un coup, que j’étais enfermé dehors.

Le comble c’est que je me suis fait arrêter alors que j’essayais de forcer ma propre porte !

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