le voccabulaire de nietzsche

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  • del bien et mal, 229). En dernire analyse, la volont de connais-sance apparat donc comme un mode particulier d'intensification du sentiment de puissance, de lutte contre les affects de dpression qui traduisent au niveau pulsionnelle malaise face une ralit nouvelle qui chappe la matrise.

    Corps (Leib)

    * Critiquant toute attribution l'homme de facults suprasensibles, toute identification de celui-ci une substance, Nietzsche identifie pleinement le vivant, et au premier titre l'homme, au corps Je suis corps de part en part, et rien hors cela (Ainsi parlait Zarathoustra, Des contempteurs du corps). La conscience, la raison, se trouvent alors ramenes des aspects particuliers de la vie du corps, qui ne possde d'unit que par son organisation.

    ** La situation est toutefois plus complexe qu'il n'y parat puisque simultanment, loin de dfendre une position matrialiste, Nietzsche repense le statut du corps, hors de toute rfrence la matire (qui n'est elle aussi qu'une interprtation), comme communaut hirar-chise de pulsions. Il reprsente donc un ensemble de processus organiss et coordonns - anarchiques dans le cas de maladie et de dcadence -, et c'est bien cette ide de structure pulsionnelle qui constitue le point fondamental de la pense nietzschenne du corps. De manire inattendue, ce primat de la physiologie se renverse toute-fois en primat de la psychologie puisque les pulsions ne sont pas des tres, ni des organes au sens mdical du terme, ni des atomes mat-riels mais des processus d'interprtation, que Nietzsche prsente ana-logiquement comme de petites mes notre corps n'est en effet qu'une structure sociale compose de nombreuses mes (Par-del bien et mal, 19). Situation en apparence paradoxale la conscience, la raison, l'me se voient ramenes quelque chose qui appartient au corps , mais le corps est dcrit mtaphoriquement partir de l'ide d'me (pluralise il est vrai). Plus profondment, le problme capital que pose la pense du corps est celui de la communication de ces processus pulsionnels hirarchiss: Ce qui est plus surprenant,

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  • c'est bien plutt le corps on ne se lasse pas de s'merveiller l'ide que le corps humain est devenu possible que cette collectivit inoue d'tres vivants, tous dpendants et subordonns, mais en un autre sens dominants et dous d'activit volontaire, puisse vivre et crotre la faon d'un tout, et subsister quelque temps - et, de toute vidence, cela n'est point d la conscience. [ ... ] cette prodi-gieuse synthse d'tres vivants et d'intellects qu'on appelle ['''homme'' ne peut vivre que du moment o a t cr ce subtil systme de rela-tions et de transmissions et par l l'entente extrmement rapide entre tous ces tres suprieurs et infrieurs - cela grce des interm-diaires tous vivants; mais ce n'est pas l un problme de mcanique, c'est un problme moral (FP Xl, 37 [4]).

    *** Le corps est source de toutes les interprtations, qui, inverse-ment, tmoignent de l'tat du corps interprtant. La philosophie, par exemple, est ainsi la transposition spiritualise des tats du corps, ce qui explique l'affirmation de Nietzsche selon laquelle un philosophe passe par autant de philosophies que d'tats de sant (voir la Prface la seconde dition du Gai Savoir). C'est ce lien entre corps et inter-prtation qui explique l'apprciation des doctrines et systmes de pense, philosophiques ou autres, en termes de sant et de maladie.

    Culture (Culturl ) * Il faut distinguer la culture (Cultur) de la civilisation (Civilisation), et rappeler qu'au sens large, le concept nietzschen de culture cor-respond ce que l'usage franais dsignerait plutt du terme de civilisation . La culture ne vise pas la formation intellectuelle ni le savoir, mais englobe le champ constitu par l'ensemble des lctivits humaines et de ses productions morale, religion, art, philosophie aussi bien, structure politique et sociale, etc. Elle recouvre donc la srie des interprtations caractrisant une communaut humaine donne, un stade prcis de son histoire.

    J. Nous conservons la graphie priviligie par Nietzsche, qui partir de Humain, trop humain orthographie systmatiquement ce terme avec un C initial, et non un K.

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  • ** Dans les premires annes de sa rflexion, Nietzsche se penche particulirement sur le problme de l'unit et de l'harmonie de ces interprtations La culture, c'est avant tout l'unit de style artistique travers toutes les manifestations de la vie d'un peuple. Mais le fait de beaucoup savoir et d'avoir beaucoup appris n'est ni un instrument ncessaire ni un signe de la culture et, au besoin, s'accorde parfaite-ment avec son contraire, la barbarie, c'est--dire avec l'absence de style ou le mlange chaotique de tous les styles. (Considrations inactuelles l, David Strauss, l'aptre et l'crivain , 1, trad. modi-fie). travers cette enqute sur l'unit, c'est dj la question de la structure pulsionnelle caractrisant le type d 'homme lev par cette communaut, bref la question de la discipline des instincts qui est vise - la production des interprtations est ainsi pense comme le rsultat d'un levage opr sur les pulsions Le problme d'une culture rarement saisi correctement. Son but n'est pas le plus grand bonheur possible d'un peuple, non plus que le libre dveloppement de tous ses talents; elle se montre plutt dans la juste proportion obser-ve dans le dveloppement de ces talents. [ ... ] La culture d'un peuple se manifeste dans la discipline homogne impose ses instincts. (FP des Considrations Inactuelles 1 et II, 19 [41], trad. modifie).

    *** Les annes suivantes, Nietzsche ne cesse de prciser le sens qu'il donne ce problme de la culture, pour le dfinir de plus en plus explicitement comme le problme des valeurs il se propose d'tu-dier les interprtations rendues possibles par telle srie de valeurs, et d'enquter sur la valeur de ces valeurs. L'ultime prolongement en est la rflexion sur la possibilit de rformer une culture - par exemple celle de l'Europe contemporaine - dans le sens d'un accroissement de valeur, c'est--dire encore dans le sens d'un panouissement plus pouss du type d'homme qu'elle tend produire de manire prpon-drante. Tel est le problme du renversement des valeurs tel que le pose Nietzsche. On voit ainsi que la rflexion sur le nihilisme, comme forme dclinante de civilisation, est au centre de la problma-tique nietzschenne de la culture. C'est pourquoi encore Nietzsche dfinit, ds le dbut de son entre sur la scne philosophique, le phi-

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  • losophe comme mdecin de la culture . Le problme de la culture synthtise et articule donc les deux lignes de rflexion que sont la question gnalogique et la question de l'levage (Zchtung). Le sens troit du terme en accuse la porte axiologique la culture dsigne alors un systme axiologique et interprtatif de haute valeur telle la culture de la Grce tragique, ou la culture de la Renaissance italienne.

    Dionysiaque (Dionysisch)

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    * Tout comme l'apollinien, le dionysiaque est une notion qui apparat ds le tout dbut du premier ouvrage de Nietzsche, La naissance de la tragdie. Pulsion de la nature elle aussi, elle est la source des arts non-plastiques, et avant tout de la musique.

    ** Nietzsche caractrise galement le dionysiaque partir d'un modle physiologique, celui de l'ivresse, particulirement l'ivresse sexuelle, orgiastique. Trois lments sont retenir dans la premire prsentation de ce phnomne si Apollon est le dieu du principe d'individuation, de la dlimitation bien dfinie, Dionysos reprsente par opposition la rupture des frontires, notamment la rupture de l'individuation, l'abolition de la personnalit. La pulsion dionysiaque travaille reconstituer une sorte d'unit originaire de la nature, ant-rieure la diffrenciation en individus spars Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien d'homme homme vient se renouer, mais la nature aline - hostile ou asservie - clbre de nouveau sa rconciliation avec son fils perdu, l'homme. Spontan-ment, la terre dispense ses dons, et les btes fauves des rochers et des dserts s'approchent pacifiquement. Le char de Dionysos se couvre de guirlandes et de fleurs; on y attelle la panthre et le tigre ( 1). La pulsion dionysiaque se caractrise encore par un mlange d'hor-reur et d'extase, du fait de la perte de l'humanit de l'individu et de sa rconciliation simultane avec la totalit. Enfin, travers par cette pulsion, l'homme devient lui-mme uvre d'art, rythme, expression symbolique de l'essence de la nature: car le propre du dionysiaque

  • est de crer des langages symboliques (musique, cfU. danse), et non plus des images idalises. La tragdie attique est le produit de la rconciliation des deux pul-sions de la nature elle est en effet ne du chur, qui originellement reprsente le groupe des satyres clbrant le culte de Dionysos; mais Nietzsche la pense comme l'interprtation apollinienne du phno-mne dionysiaque, comme la manifestation et la transposition en images des tats dionysiaques, comme la symbolisation visible de la musique, comme le monde de rve que suscite l'ivresse diony-siaque (La naissance de la tragdie, 14).

    *** La notion de dionysiaque ne se limite pas chez Nietzsche au champ artistique. Elle exprime fondamentalement une certaine com-prhension du devenir, pens comme puissance irrsistible de mta-morphose. Elle permet ainsi Nietzsche de qualifier la structure mme de la ralit, de sorte qu'elle en vient s'identifier aux notions de volont de puissance et d'apparence. C'est ce dont tmoigne par exemple un texte posthume important Et savez-vous bien ce qu'est "le monde" pour moi? Voulez-vous que je vous le montre dans mon miroir? Ce monde un monstre de force, sans commencement ni fin; une somme fixe de force, dure comme l'airain, qui n'augmente ni ne diminue, qui ne s'use pas mais se transforme, dont la totalit est une grandeur invariable, une conomie o il n'y a ni dpenses ni pertes, mais pas d'accroissement non plus ni de bnfices [ ... ] une force partcut prsente, un et multiple comme un jeu de forces et d'ondes de force, s'accumulant sur un point si elles diminuent sur un autre ; une mer de forces en tempte et en flux perptuel, ternelle-ment en train de changer, ternellement en train de refluer, avec de gigantesques annes au retour rgulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la multiplicit la simplicit, du jeu des contrastes au besoin d'harmonie, affirmant encore son tre dans cette rgularit des cycles et des annes, se glo-rifiant dans la saintet de ce 'l'li doit ternellement revenir, comme

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    un devenir qui ne connat ni satit, ni dgot, ni lassitude - voil mon univers dionysiaque qui se cre et se dtruit ternellement lui-mme, ce monde mystrieux des volupts doubles, voil mon par-del bien et mal, sans but, moins que le bonheur d'avoir accompli le cycle ne soit un but, sans vouloir, moins qu'un anneau n'ait la bonne volont de tourner ternellement sur soi-mme - voulez-vous un 110111 pour cet univers? Une solution pour toutes ses nigmes? Une lumire mme pour vous, les plus tnbreux, les plus secrets, les plus forts, les plus intrpides de tous les esprits? - Ce monde, c'est le monde de la volo1lt de puissance - et !luI autre! Et vous-mmes, vous tes aussi cette volont de puissance - et rien d'autre! (FP XI, 38 [12]). Oppos la morale et aux interprtations idalistes, contre-valua-tion de la vie, purement artistique, anti-chrtienne (La naissance de la tragdie, Essai d'autocritique, 5), le dionysiaque est par l mme le lieu du dpassement de tous les dualismes et de toutes les spara-tions. Il exprime ainsi la solidarit de la cration et de la destruction, de la souffrance et du plaisir; et surtout, il unit indissolublement les motifs de l'acquiescement et de la totalit un oui extasi dit au caractre total de la vie, toujours pareil lui-mme au milieu de ce qui change, pareillement puissant, pareillement bienheureux la grande sympathie panthiste dans la joie et dans la douleur, qui approuve et sanctifie mme les proprits les plus terribles et les plus problmatiques de la vie, en partant d'une ternelle volont de pro-cration, de fcondit, d'ternit sentiment unitaire de la ncessit de crer et de dtruire ... (F P XIV 14 [14]). Loin d'tre une nga-tion du devenir, le dionysiaque permet seul pour Nietzsche de le pen-ser adquatement, comme surabondance de force clbrant, jusque dans la destruction, la vie ternelle, l'ternel retour de la vie - la promesse d'avenir consacre dans le pass un oui triomphant la vie, au-del de la mort et du changement (Crpuscule des idoles, Ce que je dois aux Anciens, 4).

  • levage (Zchtung)/Dressage (Ziihmung) * Ces deux notions, empruntes la zoologie, ne doivent pas tre confondues. Leur fonction est d'abord de rappeler fortement le carac-tre animal de l'homme, et donc la dimension anti-idaliste du ques-tionnement nietzschen l'homme est comme Lout vivant, un difice de pulsions hirarchises. levage et dressage dsignent deux modes de traitement de ces pulsions, et prennent donc sens par rapport la thorie qui les tudie, la psychologie.

    ** Particulirement important pour l'analyse de la morale, le dres-sage (Ziilunung) dsigne un type de manipulation des pulsions visant les affaiblir, voire les radiquer. Le terme est dom.: synonyme de domestication ou d'apprivoisement, selon les autres images zoolo-giques frquemment utilises par Nietzsche. Dresser, apprivoiser est une opration qui s'applique un animal dangereux, un fauve, et consiste le rendre contrlable, voire inoffensif c'est ce que le christianisme a fait par exemple avec les reprsentants des aristocra-ties guerrires voques par le premier trait de la Gnalogie de la morale. Or, aux yeux de Nietzsche la technique permettant de rendre inoffensif, a consist affaiblir, c'est--dire encore rendre malade, point sur lequel insiste particulirement le Crpuscule des idoles, en associant les pulsions fortes la mauvaise conscience (voir aussi l'analyse du prtre asctique dans la Gnalogie de la morale C'est ce que dcrit galement la fin du 62 de Par-del bien et mal). Le type de culture ainsi produit correspond ce que Nietzsche appelle Civilisation, par opposition la Cultur au sens restreint, la culture de haute valeur.

    *** lever, en revanche n'a rien voir avec ces techniques d'radica-tion de la puissance cela signifie pour Nietzsche favoriser l'appari-tion et le maintien d'un type d'homme spcifique, avec des caractristiques pulsionnelles prcises, c'est--dire encore lutter contre les variations trop grandes d'un individu l'autre. Ce travail peut tre effectu simultanment dans plusieurs directions au sein d'une mme culture, comme le montre l'exemple indien pour

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  • Nietzsche. La Zchtung recouvre donc un processus d'ducation en quelque sorte, si ce n'est que dans l'ducation, c'est bien le corps qu'il faut duquer, et non pas simplement l'esprit comme le font les tablissements d'enseignement, auxquels Nietzsche n'pargne pas ses critiques. Le but du philosophe lgislateur cet gard doit tre de favoriser l'apparition d'un type suprieur (d'o sortira peut-tre, son tour, le surhumain). C'est dire qu'il s'agit bel et bien pour ce philosophe venir, l'homme la plus vaste responsabilit, dtenteur de la conscience soucieuse du dveloppement de l'homme dans son ensemble (Par-del bien et mal, 61), d'oprer une Zchtung sur l'humanit. C'est en ce sens que les doctrines philosophiques, morales, religieuses, politiques seront marteau , instruments permettant de donner forme des types d'hommes.

    Esprit libre (Freier Geisf)

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    * On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu'on ne s'y attend de sa part en raison de son origine, de son milieu, de son tat et de sa fonction, ou en raison des opinions rgnantes de son temps. Il est l'exception, les esprits asservis sont la rgle dclare Nietzsche dans Humain, trop humain (l, 225). La libert d'esprit constitue la premire grande dtermination du concept de philosophe tel que Nietzsche le repense. Elle traduit son caractre inactuel et son courage sa capacit affronter l'inconnu en un questionnement authentique et radical.

    ** C'est le rapport la croyance qui constitue le cur de la notion d'esprit libre. Le propre de l'esprit asservi tient son besoin de certi-tude, de fixit et de stabilit. La libert d'esprit au contraire, se dfinit par l'indpendance (voir par exemple Aurore, 242), et dsigne la capacit se dgager de l'autorit des valeurs en vigueur ( commencer par la vrit, ou encore ce que Nietzsche appelle les ides modernes la survalorisation de la piti et la condamnation de la hirarchie) et les interroger - donc la capacit vivre avec des valeurs diffrentes, voire inverses. C'est pourquoi l'esprit libre est frquemment mis en scne travers les images de l'aventurier ou

  • de l'explorateur L o un homme parvient la conviction fonda-mentale qu'on doit lui commander, il devient "croyant" ; 1'inverse, on pourrait penser un plaisir et une force de 1'autodtermination, une libert de la volont par lesquelles un esprit congdie toute croyance, tout dsir de certitude, entran qu'il est se tenir sur des cordes et des possibilits lgres et mme danser jusque sur le bord des abmes. Un tel esprit serait l'esprit libre par excellence* (Le Gai Savoir, 347). C'est la mme notion que renvoient aussi les for-mules de sans patrie , ou encore de bon Europen cette der-nire dsignation peut tre trompeuse, plus encore de nos jours qu' l'poque de Nietzsche elle ne vise pas une nouvelle appartenance, mais la libration l'gard des appartenances - Le surnational, le bon Europen (FP X, 26 [297]) est encore dfini comme vagabond, apatride, voyageur - qui a dsappris d'aimer son peuple, parce qu'il aime plusieurs peuples (FP XI, 31 [10]). La formule a le mrite de bien exprimer, en un temps o se renforcent les antagonismes nationaux que Nietzsche n'a de cesse de critiquer, le dtachement ncessaire l'gard des patries , quelle qu'en soit la nature, comme condition fondamentale de la culture en son sens le plus haut.

    *** L'esprit libre n'est que le premier moment du concept de philo-sophe chez Nietzsche, et doit tre complt par la caractrisation de celui-ci comme lgislateur c'est--dire crateur de valeurs.

    ternel retour (fwige Wiederkehr) * L'ternel retour, sans nul doute la pense la plus difficile de l'uni-vers de rflexion nietzschen, est presque toujours qualifie par Nietzsche de doctrine , c'est--dire dsigne comme l'objet d'un enseignement, celui de Zarathoustra. Nietzsche la prsente comme la forme la plus haute d'affirmation qui puisse se concevoir

    ** La premire difficult tient la multiplicit des modes de prsen-tation de cette pense puisque Nietzsche l'introduit tantt sous une la forme d'un raisonnement d'allure scientifique ( la manire d'une

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    doctrine cosmologique), tantt sous forme d'exprience, personnelle ou propose au lecteur. La premire formulation, reprsente princi-palement dans les textes posthumes de l'poque du Gai Savoir, conteste l'hypothse d'un tat final de l'univers en se fondant sur l'infinit du temps et le caractre fini de la quantit des forces de sorte que tous les tats de la ralit doivent se rpter, et ainsi de celui qui l'engendra comme celui qui en va natre et ainsi de suite en avant et en arrire! Tout a t l d'innombrables fois en ce sens que la situation d'ensemble de toutes les forces revient toujours. (FP du Gai Savoir, 11 [202]). Le paragraphe 341 du Gai Savoir constitue un bon exemple en revanche du second mode de prsentation, comme mise en place d'une exprience aboutissant une question il inter-roge le lecteur sur ce que serait sa raction face la rvlation du fait que sa vie se rptera ternellement l'identique. Il s'agit donc d'en tudier les effets sur celui qui est soumis un choix, et le texte envi-sage deux attitudes possibles le dsespoir d'une part, l'ivresse et l'enthousiasme d'autre part.

    ,* Le problme fondamental concerne la manire dont cette pense se rattache l'ensemble de la rflexion nietzschenne, dont elle reprsente peut-tre l'accomplissement et le terme. En premier lieu, une lecture strictement cosmologique se heurte des difficults considrables, et ne parat gure recevable. Car le geste fondamental du questionnement nietzschen consiste substituer le problme de la valeur au problme de la vrit. Si l'on entend par doctrine cosmo-logique une thorie pistmologique visant tablir ce qu'est la structure de l'univers, c'est--dire une thorie rsultant directement de la problmatique de la vrit, cette lecture suppose donc chez Nietzsche un abandon radical de ses positions fondamentales que rien n'atteste. Il faut alors s'interroger sur le statut de ces textes d'apparence scientifique et leur ventuelle fonction stratgique. La seconde prsentation pourrait bien offrir plus de prise la lecture elle permet en effet de situer la pense de l'ternel retour par rapport la structure interne de la dmarche nietzschenne, en indiquant que c'est la rfrence au concept de Ziichtung (la thorie des effets slec-

  • tifs induits sur l'homme par la modification du systme de valeurs), et avec lui l'ensemble du projet de renversement des valeurs qui donne son sens l'temel retour, d'ailleurs qualifi par Nietzsche de ziichtender Gedanke, pense d'levage (FP X, 25 [227], trad. modifie), pense qui provoquera ncessairement une ZChtUI1f? Il faut donc l'aborder dans la perspective de la rflexion sur le philo-sophe-lgislateur et sur le problme de l'levage du type suprieur, ou du type surhumain. Si l'on en considre le contenu doctrinal, cette pense reprsente une radicalisation du nihilisme pense profondment dsesprante, elle efface toute possibilit de refuge dans un au-del suprasensible - il n'y a pas de coup d'arrt la rptition ternelle de notre vie, l'identique. Elle exprime ainsi l'effondrement dfinitif des arrires mondes transcendants et affirme que seul existe notre ici-bas, la terre pour utiliser la terminologie de Zarathoustra, mais en ajou-tant un lment qui donne toute sa puissance la pense la mort n'est pas non plus un terme, et n'apporte pas de dlivrance. Cette doctrine doit alors prendre la place des croyances fondamentales qui sont la source des valeurs actuellement dominantes, les valeurs nihilistes, par exemple de la doctrine chrtienne de la rdemption. D'o le dilemme suivant comment supporter la perspective de subir de nouveau, et mme une infinit de fois, une vie que l'on nie et condamne, puisque tel est le cas du nihilisme de la faiblesse? Il s'agit de savoir quels seront les effets de cette doctrine sur l'humanit telle qu'elle existe aujourd'hui, prise dans la spirale du nihilisme. Elle pro-voquera une crise et de ce fait un partage entre ceux qui accepteront cette perspective avec ferveur et reconnaissance, et ceux pour qui elle sera crasante, insupportable. La pense de l'ternel retour se pr-sente donc avant tout comme une preuve ou comme un test qui est assez fort pour s'assimiler, s'incorporer la pense de l'ternel retour, en faire une valeur? C'est pourquoi le paragraphe 341 du Gai Sm'o la dsigne comme Le poids le plus lourd combien te faudrait-il aimer et toi-mme et la vie pour ne plus aspirer rien d'autre qu' donner cette approbation et apposer ce sceau ultimes et ternels? .

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  • Il ne s'agit donc pas d'affirmer pistmologiquement que tout revient, mais bien plutt de vouloir que tout revienne. Reste qu'il faut susciter une adhsion effective cette doctrine, en faire une croyance rgulatrice, une valeur. Il se pourrait que telle soit juste-ment la fonction stratgique de sa prsentation cosmologique - une fonction persuasive car soutenue par le prestige et l'autorit de la science; telle est du moins l'hypothse que nous avons avance. Toujours est-il que la doctrine de l'ternel retour reprsente bien la forme suprme de l'acquiescement elle ne se contente pas d'un oui thorique , mais veut pratiquement le oui, et le traduit concrte-ment dans une volont de revivre ce qui a dj t vcu - un oui-valeur qui constituera le nouveau centre de gravit de l'existence, substituant la grande pense de l'affirmation aux doctrines de la ngation et de la calomnie de la vie.

    Force (Kraft)

    * On ne saurait trop insister sur le fait que la force est avant tout chez Nietzsche une mtaphore; ce terme ne vise pas le concept scienti-fique de force, dont Nietzsche indique explicitement qu'il doit tre rform la notion de la force qui a cours dans la thorie physique (particulirement la mcanique newtonienne et ses prolongements), processus aveugle et mcanique, nglige le caractre interprtatif de la ralit Ce victorieux concept de "force", grce auquel nos phy-siciens ont cr Dieu et le monde, a encore besoin d'un complment il faut lui attribuer une dimension intrieure (eine innere Welt1) que j'appellerai "volont de puissance", c'est--dire apptit insatiable de dmonstration de puissance; ou d'usage et d'exercice de puissance, sous forme de pulsion cratrice, etc. (FP XI, 36 [31], trad. modifie).

    ** Ramene une expression particularise de la volont de puis-sance, la force s'identifie donc l'instinct ou la pulsion: Un

    1. Littralement, un monde intrieur ,

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  • quantum de force est un quantum identique de pulsion, de volont, de production d'effets - bien plus, ce n'est absolument rien d'autre que justement ce pousser, ce vouloir, cet exercer des effets lui-mme, et il ne peut paratre en aller autrement qu' la faveur de la sduction trompeuse du langage (et des erreurs fondamentales de la raison qui y sont ptrifies), lequel comprend, et comprend de travers toute pro-duction d'effets comme conditionne par une chose qui exerce des effets, par un "sujet" (La gnalogie de la morale, l, 13. Voir aussi FP XIV, 14 [121] Que toute force motrice est volont de puissance, qu'il n'existe en dehors d'elle aucune force physique, dynamique ou psychique). Il faut donc se garder d'absolutiser cette notion comme ont tendance le faire certains commentaires, qui tendent en faire un principe d'explication autonome, voire la dsi-gnation d'une entit en soi.

    *** En dernire analyse, c'est au problme de la communication pulsionnelle, et donc la psychologie du commandement que se trouve rapporte l'ide de force La seule force qui existe est de mme nature que celle de la volont un ordre donn d'autres sujets et suivant lequel ils se transforment (FP XI, 40 [42]). La force dsigne ainsi non pas la violence, mais l'organisation bien rgle d'un systme pulsionnel, caractrise par la collaboration efficace de l'ensemble de ses instincts, qui leur permet de construire une inter-prtation unifie - et non des interprtations discordantes - de la ralit.

    Gnalogie (Genealogie) * Le terme de gnalogie est tardif dans les textes nietzschens il n'apparat qu'en 1887, avec le titre Zur Genealogie der Moral. Pour dsigner le mode d'investigation renouvel qu'il met progressive-ment en place, Nietzsche a d'abord jou sur plusieurs images celle de la chimie dans Humain, trop humain (image qu'utilisait dj Darwin), mais surtout sur celle d' histoire naturelle (Naturgeschichte voir Par-del bien et mal, cinquime section en particulier). Mais seul le terme de gnalogie parvient effectivement

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    dire synthtiquement les dterminations du mode de pense que dfinit Nietzsche.

    ** La gnalogie s'oppose tout d'abord la traditionnelle recherche de l'essence, et de manire gnrale disqualifie toute ide d'un donn sans origines. Elle reprsente la mthodologie de questionnement propre une philosophie de l'interprtation, et traduit la substitution de la problmatique de la valeur celle de la vrit. Elle se caract-rise par une double direction la gnalogie est d'abord enqute rgressive visant identifier les sources productrices d'une valeur ou d'une interprtation (morale, religieuse, philosophique ou autre), les pulsions qui lui ont donn naissance ; elle est ensuite enqute sur la valeur des valeurs ainsi dtectes - le premier moment n'tant pas le but de l'investigation, mais la condition qui rend possible le second. C'est ce qu'indique la prface de la Gnalogie de la morale Formulons-la, cette exigence nouvelle nous avons besoin d'une critique des valeurs morales, il faut remettre une bonne fois en question la valeur de ces valeurs elle-mme - et pour ce, il faut avoir connaissance des conditions et des circonstances dans les-quelles elles ont pouss, la faveur desquelles elles se sont dvelop-pes et dplaces (la morale comme consquence, comme symptme, comme masque, comme tartuferie, comme maladie, comme mcom-prhension mais aussi la morale comme cause, comme remde, comme stimulant, comme inhibition, comme poison), une connais-sance comme il n'en a pas exist jusqu' aujourd'hui, et comme on n'en a mme pas dsir ( 6).

    *** Applique l'enqute sur les morales, la gnalogie permettra notamment d'en identifier deux sphres d'origine diffrentes, de valeur diffrente. Le couple axiologique bon/mauvais, caractristique du premier type de morale, serait ainsi apparu dans des castes domi-nantes, en particulier dans des aristocraties militaires, comme une forme d'autoglorification le terme bon dsignant alors l'apparte-nance un rang social suprieur, la prminence militaire et politique (originellement, il est ainsi l'quivalent smantique des formules

  • les puissants, les matres, les chefs de guerre ), ou encore cono-mique (

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    por, en sorte que dsormais il se produira spontanment sans plus attendre d'tre provoqu par des excitations. Fort de sa croissance propre, il dispose galement du sens de son activit poussant au-dehors. (FP du Gai Savoir, Il [164]).

    *** quivalent de l'affect, qui en souligne la dimension passionnelle, l'instinct constitue un centre de perspective partir duquel s'labore une interprtation - il est donc dfinissable comme une expression particulire de la volont de puissance Ce sont nos besoins qui interprtent le monde nos instincts, leur pour et leur contre. Chaque instinct est un certain besoin de domination, chacun possde sa pers-pective qu'il voudrait imposer comme norme tous les autres ins-tincts (FP XII, 7 [60]). Nietzsche repense la psychologie pour en faire l'tude des instincts et des affects. Du fait du statut de ces der-niers, il peut encore la dfinir comme morphologie et doctrine de l'volution de la volont de puissance (Par-del bien et mal, 23), et elle est ainsi identifiable au premier versant de l'enqute gnalo-gique. Il faut se garder d'absolutiser les notions d'instinct ou de pulsion, ce qui aboutirait les ramener au statut de principes au sens strict, notion qu'ils permettent justement de rcuser la psychologie n'est pas chez Nietzsche une monadologie de la volont de puis-sance. Il faut enfin mentionner l'interprtation nietzschenne de la mauvaise conscience, dfinie comme intriorisation des instincts processus qui survient l'occasion d'un changement de conditions de vie brutal et radical, d'une oppression qui interdit aux instincts anciens d'effectuer leur travail tyrannique de mise en forme sur la ralit extrieure, selon le mode qui leur tait habituel, et les contraint s'exercer sur eux-mmes, l'intrieur de l'organisme vivant qu'ils constituent Cet instinct de libert rendu latent par la violence [ ... ], cet instinct de libert refoul, rentr, incarcr dans l'intriorit et qui finit par ne plus se dcharger et se dchaner que sur lui-mme c'est cela, rien que cela, ses dbuts, la mauvaise conscience (La gnalogie de la morale, II, 17 Rappelons que la formule d' instinct de libert est chez Nietzsche l'une des images dsignant la volont de puissance).

  • Interprtation (Auslegung, Interpretation)

    * Exprimant le rejet de tout absolu et de toute norme objective, l'interprtation est la notion centrale de la rflexion de Nietzsche elle est en effet pleinement identifiable la notion de volont de puissance. Dans un premier temps, toutefois, il faut remarquer que le terme d'interprtation privilgie la prsentation de la volont de puis-sance sous l'angle de la philologie, comme travail de transfert, de traduction du texte de la ralit.

    ** Il ne faut pas rintroduire dans la pense de l'interprtation les schmes d'analyse qu'elle rcuse, notamment la tendance ftichiste rattacher tout processus un sujet qui en commanderait le dclen-chement. C'est le processus interprtatif lui-mme qui tient la place traditionnellement accorde, dans la philosophie moderne, au sujet Il ne faut pas demander "qui donc interprte ?", au contraire, l'interprter lui-mme, en tant que forme de la volont de puissance, a de l'existence (non, cependant, en tant qu'''tre'', mais en tant que processus, que devenil') en tant qu'affect (FP XII, 2 [151], trad. modifie). La ralit est donc pensable comme un jeu perma-nent de processus interprtatifs rivaux imputables aux instincts, et toute interprtation est descriptible comme imposition tyrannique de forme articule la matrise de forces concurrentes et l'intensifica-tion du sentiment de puissance La volont de puissance interprte [ ... ] En vrit, l'interprtation est Ull moyen en elle-m11le de se rendre matre de quelque chose. Le processus organique prsuppose Ull perptuel interprter (FP XII, 2 [148]). La vie-mme est ainsi pense comme processus interprtatif, cas particulier de la volont de puissance.

    *** La philosophie de l'interprtation n'est en rien un relativisme si tout texte admet une infinit d'interprtations, s'il n'y a pas d'interprtation vraie, il y a en revanche des interprtations fausses toutes les interprtations et tous les points de vue ne se valent certes pas. C'est une chose que de rcuser la logique de la vrit pour la ramener une interprtation particulire; c'en est une tout autre que

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  • de proclamer l'galit de droit de toutes les penses, thories et opi-nions, et de les abandonner ainsi l'indiffrentisme. C'est un point que l'on ne saurait trop souligner le fait qu'il n'y ait pas d'interpr-tations vraies signifie donc chez Nietzsche non pas que tout se vaut, mais bien que c'est en termes de valeur qu'il s'agit de questionner dsormais, c'est--dire sur un mode plus radical que ne le permettait la recherche de la vrit ce travail d'valuation des interprtations relance vritablement l'interrogation philosophique au lieu de l'teindre.

    Morale (Moral)

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    Comme toute doctrine religieuse, philosophique, politique, une morale est avant tout pour Nietzsche une interprtation adosse un systme prcis de valeurs exprimant les conditions de vie d'un type d'homme particulier. Elle n'est donc pas un donn, mais le produit d'une laboration de la ralit effectue par le corps et ses processus constitutifs, instincts et affects les morales ne sont rien d'autre qu'un langage figur des afl-'ects (Par-del bien et mal, 187). Les morales sont de ce fait multiples, et offrent, travers l'histoire des cultures humaines, une extrme diversit de contenu. Il est toutefois frquent que Nietzsche fasse un usage spcifi de la formule la morale pour dsigner non pas une morale absolue, notion dnue de pertinence dans sa rflexion, mais la morale rgnant sur la culture europenne contemporaine, sa forme asctique, dualiste, d'inspira-tion platonicienne, prolonge par le christianisme.

    Le problme qui proccupe Nietzsche dans ce champ de rflexion est donc celui de la valeur des diverses morales. Le premier trait de la Gnalogie de la morale se propose ainsi, dans un premier temps, de mettre en vidence deux origines diffrentes des grands types de morales attestes par l'histoire des communauts humaines (

  • veulent "amender" l'humanit , 1) n'quivaut pas encore leur critique. Cette dernire suppose bien une interrogation mene sous l'angle de la valeur, travail qu'effectue par exemple le troisime et dernier trait de la Gnalogie de la morale la morale asctique y est ainsi ramene une forme dclinante de la volont de puissance, une forme de dcadence aboutissant terme au nihilisme, la condamnation de la ralit et au sentiment gnralis de l'absence de valeur des valeurs. Tel est en effet le processus dans lequel se trouve engage selon Nietzsche la culture europenne.

    *** Dans la perspective de l'levage et du renversement des valeurs, la morale doit tre dfinie, comme tout systme axiologique, comme un instrument de culture, ou encore d'ducation, imposant de manire tyrannique une srie d'interprtations fondamentales dont l'incorporation produit terme la mise en place de nouvelles pul-sions, ou la modification de leur rang relatif, au sein de la structure hirarchique que constitue le corps. long terme, une morale tend ainsi lever un type d'homme au dtriment des autres formes pos-sibles Les morales autoritaires sont le principal moyen de modeler l'homme au got d'un vouloir crateur et profond, condition que ce vouloir artiste, de trs haute qualit, ait en main la puissance et puisse raliser durant de longues priodes ses vises cratrices, sous forme de lgislations, de religions, de coutumes (FP Xl, 37 [8]). C'est dans cette perspective que Nietzsche dfinit la moralit des murs, forme primitive de toute morale, rapporte des priodes trs anciennes, et surtout trs longues, de l'histoire des communauts humaines. Originellement, la moralit s'identifie au sentiment des murs, la sensibilit aux murs caractristiques d'une culture La moralit n'est rien d'autre (et donc, surtout, rien de plus) que l'obissance aux murs, quelles qu'elles soient; or les murs sont la faon traditiollnelle d'agir et d'apprcier. Dans les situations o ne s'impose aucune tradition, il n'y a pas de moralit. (Aurore, 9. Voir aussi Humain, trop humain Il, Le voyageur et son ombre , 212). Sous l'angle pulsionnel, le trait capital de la moralit des murs est bien une ducation, le dressage l'obissance, l'habitude

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  • de la longue discipline - ce que l 'homme a le mieux appris prcise souvent Nietzsche en en soulignant le bnfice inapprciable (Par-del bien et mal, 188 par exemple), mais aussi ce dont il est aujourd'hui le plus difficile de se dbarrasser, comme l'exige pour-tant la tche du vritable philosophe qui doit d'abord tre esprit libre. C'est ce qui justifie notamment la critique de l'impratif catgorique kantien, rinterprt comme une forme tardive et inconsciente de cette survalorisation du besoin d'obissance.

    Nihilisme (Nihilismus)

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    * Le nihilisme est un terme qui prend sens par rapport la rflexion axiologique de Nietzsche. Il dsigne la dvalorisation des valeurs, c'est--dire encore leur perte d'autorit rgulatrice. C'est cette dva-lorisation des valeurs poses comme suprmes qu'exprime encore la formule Dieu est mort! (Le Gai Savoir, 125).

    ** Il faut distinguer deux formes du nihilisme, que Nietzsche dsigne parfois, notamment dans un texte posthume de 1887, du nom de nihilisme passif et de nihilisme actif. Le nihilisme se caractrise dans les deux cas par un dcalage entre le degr de puissance des pulsions et les idaux s'exprimant travers le systme de valeurs en vigueur Nihilisme le but fait dfaut; la rponse au "pourquoi ?" fait dfaut; que signifie le nihilisme? - que les valeurs suprmes se dvalorisent. (FP XIII, 9 [35]). Le nihilisme passif, sentiment creusant du rien (FP XIII, 11 [228]), exprime le dclin de la volont de puissance. Sous sa forme extrme, il traduit un sentiment de dtresse on se rend compte que le monde ne correspond pas aux schmas grce auxquels on l'interprtait, que le monde ne vaut pas ce que l'on avait cru qu'il valait, d'o le dcouragement, la paralysie, le sentiment gnralis du quoi bon? , et de la vanit de tous les buts que l'on s'tait proposs. Il s'agit donc d'un nihilisme du dclin, de l'puisement, d'une forme d'immersion dans le pessimisme et le sentiment inhibant de la vacuit de toute chose rien n'a de valeur, rien ne vaut la peine. C'est le cas des formes europennes modernes de pessimisme (Schopenhauer, Leopardi, le pessimisme des roman-

  • tiques, ou encore Tolsto, en offrent quelques exemples) Nihilisme en tant que dclin et rgression de la puissance de l'esprit le nihilisme passif en tant qu'un signe de faiblesse la force de l'esprit peut tre fatigue, puise en sorte que les buts et les valeurs jusqu'alors prvalentes sont dsormais inappropries, inad-quates, et ne trouvent plus de croyance (FP XIIJ, 9 [35]). La pro-blmatique de la Zchtung, de 1' levage , qui commande l'ide du renversement des valeurs, vise justement contrer cette monte gnralise du nihilisme passif. l'inverse, le nihilisme actif est un nihilisme crateur caractris par la gaiet d'esprit (voir Le Gai Savoir, 343), il consiste, ressentir cette situation de dcalage, tout au contraire, comme une stimulation. L'effondrement des valeurs entrane alors non pas la dtresse, mais la joie d'avoir crer des interprtations nouvelles des choses, et avant tout des valeurs nouvelles; la tonalit fondamentale de cette attitude est ainsi la reconnaissance face au caractre inson-dable et protiforme de la ralit, et de la vie, qui se joue de nos efforts pour la fixer dans une forme facile matriser Nihilisme en tant que signe de la puissance accrue de l'esprit en tant que nihilisme actif. Il peut tre un signe de force la force de l'esprit a pu s'accrotre de telle sorte que les buts fixs jusqu'alors ("convictions" articles de foi) ne sont plus sa mesure (FP XIII, 9 [35]). C'est pourquoi la mort de Dieu, dsignation image du nihilisme, la rougeur du couchant qu'voque l'Essai d'autocritique, reprsen-tent simultanment la promesse d'une nouvelle aurore - d'une nou-velle interprtation de la ralit, et d'une nouvelle valorisation.

    *** Le nihilisme ne doit pas tre rapport des causes extrieures il est tout au contraire le dveloppement d'un processus - d'un mou-vement d'auto-suppression - propre la mise en place de certaines valeurs, ayant pour particularit de nier les dterminations fondamen-tales de la vie et de la ralit. Ainsi Nietzsche peut-il dclarer pro-pos des grandes religions nihilistes on peut les dire nihilistes, car elles ont toutes glorifi la notion antagoniste de la vie, le Nant, en tant que but, en tant que "Dieu" (FP XlV, 14 [25]). La survalorisa-

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  • tion du suprasensible, le privilge accord la rationalit sont parmi les sources essentielles de cette logique de dveloppement des valeurs La croyance aux catgories de la raison est la cause du nihilisme (FP XIlI, Il [99] voir encore Le Gai Savoir, 346).

    Philologie (Philologie)

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    * La philologie est l'une des mtaphores les plus constantes de l'cri-ture nietzschenne. Au sens premier, elle dsigne, dans le champ universitaire, ce que la tradition franaise dsigne par les Lettres classiques, l'tude des langues et des littratures grecques et latines, et renvoie en particulier au travail de dchiffrage et de traduction. Nietzsche transpose cette notion pour lui faire signifier l'art de bien lire La philologie, une poque o on lit trop, est l'art d'apprendre et d'enseigner lire. Seul le philologue lit lentement et mdite une demi-heure sur six lignes. Ce n'est pas le rsultat obtenu, c'est cette sienne habitude qui fait son mrite (FP de Humain, trop humain 1, 19 [1)). Mtaphoriquement, tout vnement, tout processus peuvent tre traits comme des textes dchiffrer c'est ainsi que la mde-cine est philologie applique au texte du corps, et que la philosophie se proposera de lire le texte de la ralit.

    ** Lecture respectueuse de la lettre du texte, la philologie se caract-rise par une discipline intellectuelle rigoureuse, par opposition la lecture d'emble dformante qui aborde le texte avec une grille de dchiffrage prconue. C'est en ce sens que Nietzsche oppose la lecture l'interprtation Par philologie, il faut entendre ici, dans un sens trs gnral, l'art de bien lire, - de savoir dchiffrer des faits sans les fausser par son interprtation, sans, par exigence de com-prendre tout prix, perdre toute prudence, toute patience, toute finesse. La philologie conue comme ephexis dans l'interprtation qu'il s'agisse de livres, de nouvelles des journaux, de destins ou du temps qu'il fait - sans mme parler du "salut de l'me" (L'Antchrist, 52). Cet antagonisme entre lecture et interprtation est difficile saisir puisqu'en vertu de la thorie de la volont de puissance, tout est interprtation. Mais celle-ci peut tre plus ou

  • moins rigoureuse, et cet art de bien lire, qui n'est pas l'art de trouver la lecture juste (tout texte admet une infinit d'interprtations), sup-pose avant tout la capacit suspendre ses convictions pour se mettre au service d'un texte, alors que l'interprtation, au sens pjoratif que Nietzsche lui donne dans ce contexte, surimpose une traduction toute prte au texte dchiffrer au lieu de construire une lecture partir de celui-ci. La philologie suppose une ducation pulsionnelle que Nietzsche caractrise par la lenteur, la patience, et la prudence Ne plus jamais rien crire qui n'accule au dsespoir toutes les sortes d'hommes "presss" La philologie, effectivement, est cet art vn-rable qui exige avant tout de son admirateur une chose se tenir l'cart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent, - comme un art, une connaissance d'orfvre applique au mot, un art qui n'a excuter que du travail subtil et prcautionneux et n'arrive rien s'il n'y arrive lento. C'est en cela prcisment qu'elle est aujourd'hui plus ncessaire que jamais, c'est par l qu'elle nous attire et nous charme le plus fortement au sein d'un ge de "travail" autrement dit de hte, de prcipitation indcente et suante qui veut tout de suite "en avoir fini" avec tout, sans excepter l'ensemble des livres anciens et modernes - quant elle, elle n'en a pas si ais-ment fini avec quoi que ce soit, elle enseigne bien lire, c'est--dire lentement, profondment, en regardant prudemment derrire et devant soi, avec des arrire-penses, avec des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux subtils ... 0, mes amis patients, ce livre sou-haite seulement des lecteurs et des philologues parfaits apprenez bien me lire! - (Aurore, Avant-propos, 5).

    *** Le manque de philologie (Mangel an Philologie voir FP XIV, 15 [82] et 15 [90]) est ainsi l'un des reproches que Nietzsche adresse le plus frquemment aux philosophes. Il s'agit de la faute mthodo-logique (identifie, sous l'angle psychologique, un manque de pro-bit) consistant introduire dans le texte dchiffrer des lments qui n'y sont pas, des interprtations surajoutes, partir desquelles s'effectue le dchiffrage - vritable volont de ne pas lire. Ainsi, selon le paragraphe 14 de Par-del bien et mal, la thorie physique

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  • surimpose par exemple au texte des phnomnes naturels l'ide de loi qui ne s'y trouve pas. Gnalogiquement, cette distorsion philolo-gique se trouve rapporte une pulsion galitariste, hostile toute ide de hirarchie. La tche du philosophe est ainsi prsente par Nietzsche comme le reprage et la rectification des contresens et de manire gnrale des lectures malhonntes ou dviantes.

    Philosophe (Philosoph)

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    * Il peut paratre paradoxal que Nietzsche, qui critique si radicale-ment l'activit philosophique maintienne cependant la notion de phi-losophe. La comprhension en est toutefois profondment renouve-le. La critique porte sur la comprhension du philosophe qui a prvalu dans la tradition, figure superficielle en ce qu'elle n'a jamais su s'lever la problmatique des valeurs, et est donc toujours demeure captive des valeurs poses par d'autres systmes axiolo-giques, notamment moraux et religieux II en a t de la philoso-phie ses dbuts comme de toutes les bonnes choses, - pendant longtemps, elle n'eurent pas le courage de s'assumer elles-mmes (La gnalogie de la morale, III, 9). C'est ce qui explique qu'aux yeux de Nietzsche, l'exception peut-tre de quelques prsocra-tiques, le philosophe au sens strict n'ait pas encore vritablement exist, et qu'il soit toujours demeur le dfenseur inconscient des idaux asctiques comme l'affirme L'antchrist, chez presque tous les peuples, le philosophe ne constitue que le perfectionnement du type sacerdotal ( 12). C'est cette situation qu'il s'agit de dpas-ser pour faire advenir la figure authentique du philosophe, dont on comprend alors que Nietzsche le qualifie frquemment de philosophe venir.

    ** Caractris par l'esprit libre - ce que Nietzsche appelle son degr le plus lev indpendance -, le philosophe possde pour dterminations pulsionnelles (pour vertus , en langage moral) le courage et la probit, qui le rendent apte interroger les valeurs et en particulier se garder de toute interprtation idaliste, moralisante, de la ralit: Par la longue exprience que j'ai tire d'une telle

  • errance dans les glaces et les dserts, j'ai appris considrer autre-ment tous ceux qui ont jusqu'ici philosoph - l'histoire cache de la philosophie, la psychologie de ses grands noms m'est apparue en pleine lumire. Quelle dose de vrit un esprit sait-il supporter, quelle dose de vrit peut-il risquer? Voil qui devint pour moi le vritable critre des valeurs. L'erreur est une lchet ... Toute acqui-sition de la connaissance est la consquence du courage, de la duret envers soi, de la probit envers soi ... (FP XIV, 16 [32]). Dans la stricte perspective de l'levage, le philosophe est dfini comme le produit d'une discipline pulsionnelle impose sur de longues gnra-tions (voir Par-del hien et mal, 213).

    *** Oppos aux ouvriers de la philosophie , auxquels Nietzsche assigne la tche de dcrire les systmes de valeurs sous l'autorit desquelles ont vcu les communauts humaines, le philosophe vri-table en revanche se voit confier une tche tout autre, savoir la cration de valeurs c'est en ce sens que le philosophe est avant tout pour Nietzsche lgislateur Mais les philosophes vritables sont des hommes qui commandent et qui lgifrent ils disent "il en sera ainsi !", ils dterminent en premier lieu le vers o ? et le pour quoi faire? de l'homme et disposent cette occasion du travail prpara-toire de tous les ouvriers philosophiques, de tous ceux se sont rendus matres du pass, - ils tendent une main cratrice pour s'emparer de l'avenir et tout ce qui est et fut devient pour eux, ce faisant, moyen, instrument, marteau. Leur "connatre" est un crer, leur crer est un lgifrer, leur volont de vrit est - volont de puissance (Par-del bien et mal, 211). La problmatique du renversement des valeurs dcoule directement de cette conception renouvele de la tche philosophique, fondamentalement pratique et non spculative comme on le voit. La consquence en est la constitution de ce que Nietzsche appelle la philosophie de Dionysos l'tude des moda-lits de l'levage des diffrents types humains, rflexion qui recon-nat dans la cration et la transformation de l'homme aussi bien que des choses la jouissance suprme de l'existence et dans la "morale" seulement un moyen pour donner la volont dominatrice une force

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  • et une souplesse capables de s'imposer l'humanit. (F? XI, 34 [176]).

    Piti (Mitleid)

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    * La piti est un affect dont Nietzsche s'efforce constamment de montrer la nocivit La piti est l'oppos des affects toniques qui lvent l'nergie du sentiment vital elle a un effet dprimant (L'antchrist, 7, trad. modifie). En effet, non seulement elle s'avre inapte teindre la dtresse de celui qui souffre, mais elle propage tout au contraire la souffrance, d'o sa description comme facteur de contagion, selon l'imagerie mdicale frquemment utilise par Nietzsche.

    ** Psychologiquement, la piti est ramene par Nietzsche une pul-sion d'appropriation et de captation. Ce dcryptage gnalogique modifie considrablement l'apprciation de son sens et de sa valeur en diluant l'ide de vertu qui lui est attache dans la culture idaliste de l'Europe on doit distinguer dans la bienveillance la pulsion d'appropriation et la pulsion de soumission selon que c'est le plus fort ou le plus faible qui prouve de la bienveillance. La joie et le dsir vont de pair chez le plus fort qui veut transformer quelque chose pour en faire sa fonction la joie et la volont d'tre dsir chez le plus faible qui veut devenir fonction. - La piti est essentiellement la premire de ces deux choses, une agrable excitation de la pulsion d'appropriation la vue du plus faible (Le Gai Savoir, 118).

    *** La culture europenne moderne est fondamentalement une culture de la piti c'est dire que cet affect, glorifi comme une valeur, en vient, l'ge contemporain, vincer les autres valeurs sur lesquelles se fonde cette culture. Ainsi s'imposent peu peu une morale de la piti, une religion de la piti, une politique de la piti - symptmes de l'puisement propre au nihilisme passif, qui dans tous les domaines n'aspire plus qu' l'abolition de la souffrance, dans laquelle les cultures de haute valeur voient au contraire une inci-tation se dpasser.

  • Plaisir (Lust) * Le plaisir ne constitue pas une instance autonome, encore moins une cause. Nietzsche l'interprte au contraire comme signe, plus prcisment traduction affective d'une variation du sentiment de sa propre puissance Le plaisir comme l'accroissement se faisant sen-tir du sentiment de puissance (FP X, 27 [25]) Plaisir et dplaisir sont les plus anciens symptmes de tous les jugements de valeur mais non les causes des jugements de valeur! (FP XIl, 1 [97]).

    ** Le point fondamental de l'analyse du plaisir tient au refus de le penser sur un mode dualiste plaisir et dplaisir, ou souffrance, ne sont pas des opposs. La perception d'un sentiment de plaisir sup-pose la victoire sur des rsistances, des obstacles - prouvs affec-tivement comme autant de souffrances. Il y a donc pour Nietzsche une solidarit fondamentale du plaisir et du dplaisir Qu'est-ce qu'un plaisir sinon une excitation du sentiment de puissance par une inhibition (excitation encore plus forte par des inhibitions et des exci-tations priodiques) - au point que par l il s'accrot. Par consquent dans tout plaisir il y a de la douleur (FP XI, 35 [15]).

    *** La consquence, capitale pour le questionnement nietzschen, en est l'inanit des doctrines, philosophiques ou autres, visant l'limi-nation de la souffrance, dualisme inconsquent dont la forme la plus pousse est la construction mtaphysique ou religieuse d'un monde vrai pens comme libration de la souffrance propre la vie dans l'apparence. Nietzsche critique par exemple l'picurisme, qui ne conoit le plaisir, selon lui, que comme la cessation de la douleur. Il rcuse de la mme manire les doctrines, celle de Schopenhauer en tte, qui prtendent juger de la valeur de la vie partir de son valua-tion en termes de souffrance. Ce qu'il dcouvre tout au contraire dans la grande culture des Grecs de l'ge tragique, c'est prcisment le refus de ce type de condamnation et la recherche d'une forme extrme de souffrance et de pessimisme pour la surmonter victorieu-sement : tel est le processus qu'exprime ses yeux la tragdie attique

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  • - le bonheur n'est pas un tat, mystrieusement dispens aux Grecs et refus d'autres peuples, mais bien une conqute.

    Ressentiment

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    * Le ressentiment est un affect plus prcisment, une forme de haine rentre, caractrise par l'impuissance, et s'exprimant comme volont de vengeance, avec cette spcificit toutefois qu'elle ne se traduit pas par une lutte frontale mais par la recherche d'un ddom-magement imaginaire.

    L'action du ressentiment n'est jamais qu'une raction l'oppos du pathos de la distance, elle n'est jamais cration spontane; son geste fondamental est une opposition une instance diffrente de soi-mme, qui prsuppose donc la prsence d'une autorit antrieure, d'une valuation dj prsente (voir La gnalogie de la morale, l, 10). Le couple axiologique mchant/bon (par opposition au couple bon/mauvais) est la cration interprtative la plus caract-ristique de l'esprit du ressentiment sous l'action de la haine et de la vengeance, il rinterprte la force comme libre de se manifester ou non, de produire ses effets ou non - donc comme responsable de ses manifestations. C'est ce dcouplage - illgitime - de la force et de ses manifestations qui permet l'esprit du ressentiment d'interprter la force comme mchancet et d'inaugurer le renversement des valeurs aristocratiques.

    Le troisime trait de La gnalogie de la morale prcise le statut du ressentiment, que Nietzsche fait d'abord intervenir de manire assez brutale en s'en tenant quelques indications laco-niques. Le sens de cet affect n'apparat pleinement qu'une fois inter-prt partir de la psychologie de la volont de puissance, en l'occur-rence une fois lucid le lien qui l'unit la souffrance. Car le ressentiment, auquel Nietzsche reconnat pour cette raison une fonc-tion physiologique de narcotique, est essentiellement une raction visant faire cesser une souffrance, et ce en faisant souffrir son tour, processus qui fonde dans son ensemble le second type fonda-

  • ment~l de morale, dans lequel entre par exemple la morale D.sctique du christianisme. Au cur de cet affect se trouve donc en quelque sorte un phnomne d'change de la souffrance Tout tre qui souffre cherche en effet instinctivement une cause sa souffrance; plus exactement encore un agent, plus prcisment encore, un agent coupable susceptible de souffrance, - bref quelque chose de vivant sur lequel il puisse, sous un prtexte quelconque, dcharger ses affect de manire active ou en effigie [ ... ] C'est uniquement l que se trouve, selon ma conjecture, la vritable causalit physiologique du ressentiment' de la vengeance et des phnomnes qui leur sont apparents, donc dans un dsir d'engourdir la douleur grce l'affect (La gnalogie de la morale, III, 15). Le ressentiment ne peut tre, par consquent, considr comme un fait brut de la nature humaine, ni une donne immdiate de l'analyse de la morale - Nietzsche n'en fait en aucun cas 1' essence de la morale, c'est--dire de toute morale. Par la formule de soulvement d'esclaves , Nietzsche dsigne la logique interprtative caractristique du ressen-timent et de la faiblesse elle est marque par le primat d'affects ngatifs, pntrs d'hostilit, mais dnus de la spontanit cratrice propre la force. Ce processus relevant de la vie des valeurs explique en particulier le dernier grand renversement axiologique, celui qu'a instaur le christianisme. L'insurrection de Luther l'encontre de l'glise romaine constitue pour Nietzsche un autre exemple de cet Au/stand, de ce soulvement.

    Sens historique (Historischer Sinn) * Dnonant le prjug consistant croire l'existence de vrits ternelles et d'essences fixes, vritable pch originel des philo-sophes (Humain, trop humain, l, 2 ; voir aussi FP X, 26 [393]), la rflexion nietzschenne rintroduit la pense du devenir dans le ques-tionnement philosophique.

    ** Ds La naissance de la tragdie, puis la seconde Considration inactuelle, Nietzsche rflchit en outre au sens et la valeur de l'his-toire dans la perspective de la culture, particulirement ses dangers.

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  • La notion de sens historique constitue l'aboutissement de cette double ligne de rflexion rejetant le culte du fait et l'assimilation de l'histoire sa seule dimension vnementielle, elle redfinit la pen-se de l'histoire la lumire de la thorie des valeurs. Nietzsche caractrise ainsi le sens historique comme la capacit deviner rapidement la hirarchie d'valuations selon laquelle ont vcu un peuple, une socit, un homme, l'''instinct divinatoire" saisissant les relations entre ces valuations, le rappOlt entre l'autorit des valeurs et l'autorit des forces en exercice (Par-del bien et mal, 224)

    *** Dans la perspective de l'levage, Nietzsche pense le sens histo-rique comme le produit du brassage de populations et de classes propre l'volution dmocratique de l'Europe moderne, c'est--dire avant tout de la fusion des pulsions et des valeurs propres diffrents types d'homme. Il exprime ainsi la richesse de l'hritage axiologique caractrisant les Europens de l'ge contemporain, les possibilits de comprhension qu'il ouvre, mais aussi les risques qu'il recle - la tentation du carnaval et de la comdie de l'esprit.

    Spiritualisation (Vergeistigung)

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    * Nietzsche se propose d'arracher la notion d'esprit (Geist) aux com-prhensions idalistes, mtaphysiques ou spculative l'esprit n'est pas une substance, il n'est pas la raison, ni une facult suprasensible, mais dsigne une srie de caractres propres la manire dont la volont de puissance accomplit son jeu interprtatif intelligence ruse, assez proche de ce que les Grecs nommaient la mtis , facult d'invention et de dissimulation (Par-del bien et mal, 44). La spiritualisation, terme propre au lexique psychologique de Nietzsche, qui ne dsigne en rien une ngation du sensible ou une lvation au suprasensible, fait rfrence un mode spcifique de traitement des pulsions elle est opposer d'une part la manifesta-tion brute, immdiate, tyrannique de la pulsion; d'autre part la volont d'radiquer ou d'touffer les pulsions qui caractrise l'asc-tisme.

  • La spiritualisation constitue pour une pulsion ce que Nietzsche appelle son mariage avec l'esprit , au sens de ce terme qui vient d'tre rappel. Elle reprsente donc une obtention dplace de la vise de la pulsion, l'invention de voies dtournes, ingnieuses, lui permettant de se satisfaire sur un mode plus subtil.

    La volont de connaissance apparat ainsi comme une fonne spi-ritualise de la cruaut, par opposition ses formes brutes, celles de la violence physique mais elle demeure bien un exercice de la cruaut en ce qu'elle est volont impitoyable de rduire l'inconnu au matris, au dj connu. De la mme manire, la philosophie n'est pas autre chose que la forme la plus spiritualise de la volont de puissance (voir par exemple Par-del bien et mal, 9).

    Surhumain (bermensch) * Le substantif hermensch est introduit dans Ainsi parlait Zarathoustra il convient en premier lieu de prter attention la formation linguistique de ce terme le prfixe ber (

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    vise le surhumain, Culllme en tmoigne par exemple Ecce homo Zf'Iathoustra ne laisse ici aucun doute il dit que c'est prcisment

    la connaissance des "bons", des "meilleurs" qui lui a inspir l'horreur de l'homme en gnral c'est cette aversion-l qui lui a donn des ailes pour "prendre son vol vers de lointains futurs" - il ne dissimule pas que son type d'homme, un type relativement surhu-main, est justement surhumain par rapport aux hommes bons, et que les "bons" et les "justes" nommeraient son surhumain dmon. (

  • lesquels, c'est en fait un type suprieur qui se manifeste, quelque chose, qui, compar . l'ensemble de l'humanit, est une sorte de surhumain (L'antchrist, 4).

    Valeur/valuation (Wert/Wertschatzung) * La valeur s'oppose chez Nietzsche la simple reprsentation. Il n'y a en effet pas de partage rel entre le thorique et le pratique les valeurs sont des croyances intriorises traduisant les prfrences fondamentales d'un type de vivant donn, la manire dont il hirar-chise la ralit en fixant ce qu'il prouve (ventuellement tort) comme prioritaire, ncessaire, bnfique, ou au contraire nuisible. C'est ce travail d'apprciation que souligne plus nettement le terme d'valuation ou d'apprciation de valeur (Wertschiitzung).

    ** Les valeurs sont des interprtations, et ne sont pas plus suscep-tibles d'une apprciation en termes de vrit et de fausset que n'importe quelle autre genre d'interprtation. Ce qui les caractrise n'est pas une nature spcifique, mais plutt une position particulire au sein d'une culture donne - n'importe quelle interprtation tant susceptible de passer, si les conditions de culture le permettent, au rang de valeur. On peut parler en effet d'interprtations fondamen-tales pour indiquer que ce sont elles qui commandent la constitution de toutes les autres interprtations plus dveloppes qui se font jour dans les diffrentes cultures, notamment les doctrines et systmes de pense moraux, religieux, philosophiques, etc. Un exemple de cette relation de subordination entre une interprtation seconde et une valeur est fourni par l'idal scientifique, plus largement du reste par l'idal de connaissance, qui repose sur les valeurs fondamentales que sont la croyance l'existence d'un bien en soi et d'un mal en soi, opposs de manire exclusive, ainsi que le montre le paragraphe 344 du Gai Savoir sans la croyance un bien en soi, il n'y a pas d'ide de vrit (au sens classique du terme) possible, et donc pas de valori-sation du savoir objectif; c'est bien une autre situation que donne voir en effet la culture des Grecs tragiques, antrieurs au socratisme et au platonisme, selon Nietzsche.

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    *** Il existe un lien troit entre la notion de valeur et celle de pulsion ou d'instinct. Sous l'angle psycho-physiologique, ces prfrences fondamentales que sont les valeurs expriment les besoins capitaux de l'organisme qui value, quivalence que souligne par exemple Par-del bien et mal des valuations, pour parler plus clairement, des exigences physiologiques lies la conservation d'une espce dtermine de vie ( 3). Les instincts, affects ou pulsions sont les processus interprtatifs rgls sur ces prfrences axiologiques dans l'organisation de la vie, et hirarchiss en fonction de ces prf-rences. Les valeurs prennent ainsi pour Nietzsche le statut de symp-tmes de l'tat du corps interprtant, c'est--dire encore du degr de force propre sa volont de puissance Tous les jugements de valeur sont le rsultat de quantits dtermines de force et du degr de conscience qu'on en a ce sont les lois de la perspective accordes chaque fois la nature particulire d'un homme et d'un peuple - ce qui est proche, important, ncessaire, etc. (FP X, 25 [460]). La dfinition de l'homme comme animal qui mesure renvoie directe-ment cette- pense des valeurs tablir des prix, mesurer des valeurs, imaginer des quivalents, troquer - voil qui a proccup la toute premire pense de l'homme tel point que c'est en un certain sens la pense [ ... ] l'homme s'est dsign comme l'tre qui mesure des valeurs, qui value et mesure, comme l'''animal estimateur en soi" (La gnalogie de la morale, II, 8). Le terme de valeur possde dans le questionnement gnalogique un second sens et dsigne cette fois le caractre bnfique ou nuisible des diffrentes valeurs pour la vie. Une fois rcus le critre ancien qu'tait la vrit, la rflexion nietzschenne s'oriente en effet vers la construction d'un nouveau critre permettant de dpartager les inter-prtations c'est dans la puissance que Nietzsche le trouvera - c'est--dire tout la fois dans le degr de puissance qu'exprime une valeur, et dans la puissance que cette valeur, incorpore et deve-nue rgulatrice, confrera long terme au type de vivant qui l'adopte. De nombreux textes posthumes explicitent cette analyse quoi donc se mesure objectivement la valeur? Uniquement au

  • quantum de puissance intensifie et organise, d'aprs ce qui se pro-duit dans tout vnement, soit une volont du plus ... (FP XIII, Il [83]). La valeur des valeurs exprime donc, comme le dit encore Nietzsche, la promesse d'avenir, la capacit de tel type de vie sur-vivre et s'intensifier, conformment aux exigences de la volont de puissance - ou sa capacit chapper au nihilisme et la volont de mort Le point de vue de la "valeur" est le point de vue des condi-tions de conservation et d'intensification eu gard des formations complexes d'une relative dure de vie au sein du devenir (FP XliI, 11 [73]).

    Vrit (Wahrheit) * La rflexion nietzschenne remet en cause la lgitimit de la notion de vrit et montre que la comprhension de la philosophie comme recherche de la vrit repose sur des prsupposs qui n'ont jamais t interrogs. Pourquoi vouloir la vrit? Pourquoi ne pas prfrer l'erreur? Cette vnration quasi-religieuse de la vrit, suppose une prfrence fondamentale qui n'est pas reconnue pour telle, encore moins justifie. Dans ces conditions, il apparat donc que la vrit est une valeur, et non pas une essence objective. Nietzsche montre de la sorte que la problmatique des valeurs est plus profonde que cene de la vrit, et justifie du mme coup la ncessit d'une rforme radicale du questionnement philosophique La question des valeurs est plus fondamentale que la question de la certitude cette dernire ne devient srieuse qu' condition que la question de la valeur ait dj trouv rponse (FP X/J, 7 [49]).

    ** La vrit est typiquement l'un de ces termes dont Nietzsche nie la pertinence tout en en conservant parfois l'usage, pratique qui confre ses textes un aspect souvent nigmatique. Dans la perspective iden-tifiant la ralit un ensemble de processus d'interprtation, il n'y a plus de place pour la comprhension de la vrit comme rfrent absolu ou comme norme invariante. Mais la manire dont Nietzsche repense la notion de vrit permet de bien comprendre en quoi sa philosophie de l'interprtation se distingue du tout au tout d'un

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    simple relativisme la vrit se voit en effet redfinie comme erreur - consquence inluctable du primat de l'interprtation. Car encore convient-il, au sein de ces interprtations, d'tablir des distinctions la vrit se voit ainsi repense comme la position relative de certaines erreurs devenues conditions d'existence. Le vrai est donc en quelque sorte du faux devenu condition de vie, de l'illusion interprtative dont le statut a t oubli. C'est dans ce sens que l'un des tout premiers crits philosophiques de Nietzsche analysait dj cette notion Qu'est-ce donc que la vrit? Une multitude mouvante de mtaphores, de mtonymies, d'anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont t rehausses, transposes, et ornes par la posie et par la rhtorique, et qui aprs un long usage parais-sent tablies, canoniques et contraignantes aux yeux d'un peuple les vrits sont des illusions dont on a oubli qu'elles le sont, des mta-phores uses qui ont perdu leur force sensible, des pices de monnaie qui ont perdu leur effigie et qu'on ne considre plus dsormais comme telles, mais seulement comme du mtal (Vrit et mensonge au sens extra-moral, p. 282). Quelques annes plus tard, Nietzsche prcisera cette analyse en dcouplant le vrai de l'irrfutable "Vrit" pour la dmarche de pense qui est la mienne, cela ne signifie pas ncessairement le contraire d'une erreur, mais seulement, et dans tous les cas les plus dcisifs, la position occupe par diffrentes erreurs les unes par rapport aux autres J'une est, par exemple, plus ancienne, plus profonde que l'autre peut-tre mme indracinable, si un tre organique de notre espce ne savait se passer d'elle pour vivre; mais d'autres erreurs n'exercent pas sur nous une tyrannie semblable puisqu'elles ne sont pas ncessits vitales, et qu'elles peuvent, au contraire de ces tyrans-l, tre rpares et "rfutes" Pour quelle raison une hypothse devrait-elle tre vraie du seul fait qu'elle est irrfutable? Cette phrase fera sans doute bon-dir les logiciens, qui supposent que leurs limites sont aussi celles des choses; mais j'ai depuis longtemps dj dclar la guerre cet opti-misme de logicien. (FP Xl, 38 [4]. Voir encore FP XI, 34 [253] et Le Gai Savoir, 265).

  • *** Si la ralit est apparence, c'est--dire illusion, fausset, la volont de vrit apparat, lucide gnalogiquement, comme une forme masque de volont de mort Sans doute il nous faut ici poser le problme de la vracit s'il est vrai que nous vivions grce l'erreur, que peut tre en ce cas la "volont de vrit" ? Ne devrait-elle pas tre une "volont de mourir" ? - L'eff0l1 des philosophes et des hommes de science ne serait il pas un symptme de vie dcli-nante, dcadente, une sorte de dgot de la vie qu'prouverait la vie elle-mme? Quaeritur et il y a de quoi en rester rveur (F P XI, 40 [39]).

    Vie (Leben)

    * La rfrence la vie occupe une place prpondrante dans la rflexion de Nietzsche, au point que certains commentateurs ont t tents de parler son sujet de vitalisme . La qualification est tou-tefois inapproprie au sens strict. Il est plus correct de dire que sa pense est une interprtation de la ralit partir d'une rflexion sur la vie point de vue invitable si l'on admet qu'il n'y a de ralit que perspectiviste, qu'interprtative, et que nulle interprtation ne peut faire abstraction des conditions propres au vivant interprtant qui la construit.

    ** La rflexion nietzschenne rcuse la comprhension de la vie propre aux thories du milieu, qui survalorisent l'influence des fac-teurs extrieurs La vie n'est pas adaptation des conditions internes aux conditions externes, mais volont de puissance qui, de l'intrieur, se soumet et s'incorpore toujours plus d"'extrieur" (FP XII, 7 [9]). Elle rejette de la mme manire son identification l'instinct de conservation, o Nietzsche voit une forme de pnurie, d'conomie, en total dsaccord avec la dtermination fondamentale de la vie, savoir la richesse, l'opulence, et mme l'absurde gaspillage (Crpuscule des idoles, Divagations d'un "Inactuel" , 14).

    *** En revanche, Nietzsche est en mesure de montrer que la vie se ramne une forme particulire de volont de puissance, qu'elle est

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  • interprtation et comme telle processus articul l'intensification et la croissance qu'est-ce que la vie? Il faut donc ici une nouvelle version plus prcise du concept de "vie" sur ce point, ma formule s'nonce la vie est volont de puissance (FP XII, 2 [190]). Cette analyse permet de comprendre l'antagonisme fondamental qui oppose la morale asctique la vie. La premire pose en effet pour valeurs suprmes la ngation des conditions propres la seconde la vie-mme est essentiellement appropriation, atteinte, conqute de ce qui est tranger et plus faible, oppression, duret, imposition de ses formes propres, incorporation et tout le moins, dans les cas les plus temprs, exploitation, .- mais pourquoi toujours employer ces mots, empreints depuis des temps immmoriaux d'une intention de calomnier? [ ... ] L'''exploitation'' n'appartient pas en propre une socit pervertie ou imparfaite et primitive elle appartient en propre l'essence du vivant, en tant que fonction organique fondamentale, elle est une consquence de la volont de puissance authentique, qui est justement la volont de vie (Par-del bien et mal, 259).

    Volont (Wille)

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    * Nietzsche rejette la comprhension de la volont comme facult, et va jusqu' en rcuser radicalement la notion mme iln'y a pas de volont du tout, ni libre, ni non-libre (FP X, 27 51]). Et pourtant, ses textes continuent de faire usage du terme, en un sens dplac, qui contrairement ce que l'on affirme parfois ne s'explique nullement par un emprunt Schopenhauer, dont Nietzsche condamne explici-tement la thorie plusieurs reprises.

    ** La volont est le nom unique, trompeusement synthtique, que l'on donne une multiplicit extrmement complexe de processus, que Schopenhauer a justement mal tudis et grossirement simpli-fis. Il y entre la fois des sentiments, des penses et des affects, et le cur du problme est bien celui du mode de communication qui rgit l'ensemble des lments constitutifs du corps. Nietzsche pense cette communication sur le modle du commandement Un homme qui veut -, donne un ordre un quelque chose en lui qui obit, ou

  • dont il croit qu'il obit (Par-del bien et mal, 19). De sorte que la volont s'identifie pour Nietzsche l'affect du commandement vouloir c'est commander (FP X, 25 [380]. Voir encore FP X, 25 [389] ; FP X, 25 [436] ; Le Gai Savoir, 347).

    ** La volont n'est donc en rien un processus originairement uni-taire L'ancien mot de "volont" ne sert plus qu' dfinir une rsul-tante, une sorte de raction individuelle, qui fait ncessairement suite une multitude de sollicitations en partie contradictoires, en partie concordantes - la volont n'''agit'' plus, ne "meut" plus ... (L'antchrist, 14). Son unit, quand elle existe, est de composition la volont renvoie fondamentalement au type d' organisation caract-risant une structure pulsionnelle donne, bien hirarchise ou au contraire anarchique. Dans cette perspective, la qualit de la volont est apprcie en fonction de son aptitude affronter efficacement les rsistances, sur la base d'une hirarchie bien dfinie,qui est la condi-tion d'une collaboration efficace J'apprcie l'homme selon le quantum de puissance et d'abondance de sa volont [ ... ] - j'apprcie la puissance d'une volont selon le degr de rsistance, de douleur, de torture qu'elle supporte et sait convertir son avan-tage (FP XIII, 10 [118]). C'est l ce qui permet Nietzsche, tout en niant l'ide de volont, de faire usage des notions de volont forte et de volont faible Faiblesse de la volont c'est une image qui peut induire en erreur. Car il n'y a pas de volont, et par consquent, ni faible, ni forte. La multiplicit et la dsagrgation des impulsions, le manque d'un systme les coordonnant donne une "volont-faible" leur coordination sous la prdominance d'une seule impulsion donne la "forte volont" - dans le premier cas, c'est l'oscillation conti-nuelle et le manque de centre de gravit; dans le second, la prcision et la clart de la direction (FP XIV, 14 [219]).

    Volont de puissance (Wille zur Macht)

    * Notion centrale de la pense de Nietzsche, la volont de puissance n'apparat sous cette dsignation qu'assez tardivement. dans Ainsi parlait Zarathoustra pour ce qui est des textes publis, prcde par

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    quelques mentions parses dans les textes posthumes de la fin des annes 1870 et du dbut des annes 1880 ( l'poque du Voyageur et son ombre et d'Aurore essentiellement). Elle n'est pas une forme de volont au sens qu'a classiquement ce terme dans la tradition philo-sophique. Pas davantage la volont de puissance ne signifie-t-elle le dsir de domination, ni l'aspiration au pouvoir une telle lecture, relevant de la psychologique empirique la plus plate, supposerait un clivage entre le dsir, l'aspiration, la volont d'une part et son objet (vis) d'autre part, dualisme que Nietzsche rcuse. Elle interprterait en outre de manire rductrice la puissance comme pouvoir ou auto-rit politique, formes subalternes de la puissance vritable, qui est bien davantage matrise de soi. Enfin, elle indiquerait gnalogique-ment l'exact contraire de ce que pense Nietzsche l'aspiration au pouvoir (que l'on n'a pas et n'est pas) traduit en effet ses yeux une forme de faiblesse et de manque, quand la formule de volont de puissance veut signifier la force surabondante. La volont de puis-sance n'est donc pas recherche d'un attribut ou d'un tat extrieur soi, mais processus d'intensification de ia puissance que l'on est. C'est pourquoi les deux termes extrmes de la priphrase doivent se lire comme un tout.

    ** La volont de puissance s'identifie la notion d'interprtation. L'ide centrale est donc celle d'un processus de matrise et de crois-sance La volont de puissance interprte quand un organe prend forme, il s'agit d'une interprtation; la volont de puissance dlimite, dtermine des degrs, des disparits de puissance. De simples dispa-rits de puissance resteraient incapables de se ressentir comme telles il faut qu'existe un quelque chose qui veut crotre, qui interprte par rfrence sa valeur toute autre chose qui veut crotre. [ ... ] En vrit, l'interprtation est un moyen en elle-mme de se rendre matre de quelque chose. Le processus organique prsuppose un perptuel interprter (FP XII, 2 [148]). En outre, il convient de prendre garde toute interprtation moniste de la notion la volont de puissance est plurielle; elle n'est ni un principe ni un fondement, et ne se donne que sous la forme d'un jeu multiple de processus

  • rivaux s'entre-interprtant, jeu qui n'exclut pas la possibilit d'alliances ou de coalitions partielles. Ce sont ces traductions particularises de la volont de puissance que Nietzsche (qui n'utilise qu'exceptionnellement cette priphrase au pluriel) dsigne par les termes d'affects, d'instincts ou encore de pulsions la volont de puissance est la forme primitive de l'affect, [ ... ] tous les affects n'en sont que des dveloppements (FP XIV, 14 [121] ; voir aussi FP XI, 36 [31] Chez l'animal, on peut dduire tous les instincts de la volont de puissance; de mme, toutes les fonctions de la vie orga-nique drivent de cette source unique). Si Nietzsche n'utilise qu'assez parcimonieusement la formule de volont de puissance dans ses textes publis, il en met en jeu la notion, en revanche, de manire constante grce un rseau de mtaphores et d'images qui se relaient pour en souligner alternativement tel ou tel aspect de ce processus interprtatif mtaphore philologique, psychologique, gastro-entrologique, neurologique, ou encore politique pour voquer les principales.

    *** Dans la perspective philologique qui gouverne son questionne-ment, Nietzsche labore une hypothse de lecture qu'il substitue aux doctrines philosophiques antrieures la ralit est interprtable comme volont de puissance et rien d'autre. Cette construction fait l'objet d'une laboration rigoureuse, dont le paragraphe 36 de Par-del bien et mal, notamment, prsente les tapes. Elle permet alors de penser la ralit comme intgralement processuelle et homogne, disqualifiant les interprtations illgitimes de l'idalisme mtaphy-sique, particulirement la notion d'tre et l'ide d'un monde trans-cendant.

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  • Bibliographie slective

    uvres de Nietzsche

    L'dition de rfrence des textes de Nietzsche a t tablie par

    Giorgio Colli et Mazzino Montinari Friedrich Nietzsche, Werke. KI"itische Gesamtausgabe, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1967 sq.

    l'exception des textes de jeunesse et des textes philologiques, et avec un apparat critique allg, cette dition a t reprise en format de poche

    Friedrich Nietzsche, Siimtliclze Werke, kritische Studienausgabe, Mnchen-Berlin-New York, DTV-Walter de Gruyter, 1980, 15 volumes.

    Les volumes de textes philosophiques de la Kritische Gesamtausgabe ont t traduits en franais sous le titre Friedrich Nietzsche uvres philosophiques compltes, Paris, Gallimard, 1968-1997, 18 volumes.

    Autres traductions des ouvrages publis de Nietzsche

    Le Gai Savoir, trad. P Wotling, Paris, Flammarion, GF, 1997 Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G.-A. Goldschmidt, Paris, Librairie gnrale

    franaise, 1972.

    Par-del bien et mal, trad. P Wotling, Paris, Flammarion, GF, 2000. Pour une gnalogie de la morale, trad. . Blondel, O. Hansen-LliSve,

    Th. Leydenbach et P Pnisson, Paris, Flammarion, GF, 1996.

    lments pour la gnalogie de la morale, trad. P Wotling, Paris, LGF, Livre de poche, 2000.

    Crpuscule des idoles, trad. . Blondel, Paris, Hatier, 1983 ; dition complte paratre en 2001.

    L'antchrist, trad. . Blondel, Paris, Flammarion, GF, 1994. Ecce Homo/Nietzsche contre Wagner, trad. . Blondel, Paris, Flammarion,

    GF,1992.

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  • Commentaires

    Blondel ric, Nietzsche, le corps et la culture, Paris, PUF, 1986. Granier Jean, Le problme de la vrit dans la philosophie de Nietzsche, Paris,

    ditions du Seuil, 1966. Kaufmann, Walter A., Nietzsche, Philosopher, Psych%gist, Anfichrist,

    Princeton, Princeton University Press, 1950. Mller-Lauter Wolfgang, Nietzsche, seine Philosophie der Gegensiitze und die

    Gegensiitze seiner Philosophie, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1971.

    Mller-Lauter Wolfgang, Nietzsche, Physiologie de la volont de puissance, Paris, Allia, 1998.

    Schacht Richard, Nietzsche, London, Routledge and Kegan Paul, 1985. Vattimo Gianni, Introduction Nietzsche, Bruxelles, De Bck-Wesrnacl,

    1991. Wotling Patrick, Nietzsche et le problme de la civilisation, Paris, PUF, 1995. Wotling Patrick, La pense du sous-sol, Paris, Allia, 1999.

  • Abrviations

    Les Fragments posthumes sont dsigns par l'abrviation FP, suivie du titre de l'uvre qu'ils accompagnent, ou du numro du tome dans l'dition Gallimard (de IX XIV) lorsqu'il s'agit de volumes constitus exclusivement de posthumes (c'est--dire pour les textes allant de l't 1882 au dbut de janvier 1889). Cette dsignation est suivie de la rf-rence du fragment dans le tome cit (numro de la srie, puis numro du fragment l'intrieur de la srie).

    FP du Gai Savoir renvoie ainsi aux sries de textes posthumes recueillis la suite du Gai Savoir dans l'dition des uvres philoso-phiques compltes (tome V).

    FP X renvoie de la mme manire au tome X de cette dition, qui rassemble exclusivement les textes posthumes allant du printemps 1884 l'automne de la mme anne.

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  • Sommai're

    Affect ...................................................................................... 7 Amorjat ................................................................................. 8 Apollinien ............................................................................. 10 Apparence ............................................................................. 12 Art ......................................................................................... 14

    Civilisation 16 Connaissance 17 Corps .................................................................................... 19 Culture .................................................................................. 20 Dionysiaque .......................................................................... 22 levage/Dressage 25 Esprit libre ............................................................................ 26 ternel retour ........................................................................ 27 Force ..................................................................................... 30 Gnalogie ............................................................................ 31 Instinct/Pulsion ..................................................................... 33 Interprtation ........................................................................ 35 Morale .................................................................................. 36 Nihilisme .............................................................................. 38 Philologie .............................................................................. 40 Philosophe ............................................................................ 42 Piti ....................................................................................... 44 Plaisir .................................................................................... 45 Ressentiment ........................................................................ 46 Sens historique ..................................................................... 47 Spiritualisation ...................................................................... 48 Surhumain ............................................................................ 49

  • Valeur/valuation ................................................................. 51 Vrit .................................................................................... 53 Vie ........................................................................................ 55 Volont ................................................................................. 56 Volont de puissance ............................................................ 57

    Il Aubin Imprimeur LIGUGE. POITIERS

    Achev d'illlplimer en fvrier 1001 N d'impression L 61345 Dp6t lgal rnier 2(1) 1 Ilm