le vicomte de bragelonne

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Alexandre Dumas

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  • Le vicomte deBragelonne / par

    Alexandre Dumas,... ;dition illustre par J.-A.

    Beauc

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

    http://gallica.bnf.frhttp://www.bnf.fr

  • Dumas, Alexandre (1802-1870). Le vicomte de Bragelonne / par Alexandre Dumas,... ; dition illustre par J.-A. Beauc. 1876.

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  • LE VICOMTEDU

    BRAGELONNE

  • LE VICOMTE

    DK

    BRAGELONNEPAR

    ALEXANDRE DUMAS

    DITION ILLUSTRE PAR J.-A. BEAUC

    PROPRIT DE MM. MICHEL LVV FRRES, DITEURS

    PARIS

    DPT GNRAL IDE VENTE

    A la Librairie illustre, 16, rue du Croissant.

  • LE VICOMTE DE BRAGELONNE/^[^'^\SUITE DES TROIS MOUSQUETAIRES

    I

    IV LETTRE

    Vers le milieu du mois de mai del'anne 1660, neuf heures du matin,lorsque le soleil dj chaud schait larose sur les ravenelles du chteau deBlois, une petite cavalcade, composede trois hommes et de deux pages,rentra par le pont de la ville sans pro-duire d'autre effet sur les promeneursdu quai qu'un premier mouvement dela main la tte pour saluer, et unsecond mouvement de la langue pourexprimer cette ide dans le plus purFranais qui se parle en France :

    Voici MONSIEURqui revient de lachasse.

    Et ce fut tout.

    Cependant, tandis que ls chevaux

    gravissaient la pente roide qui de larivire conduit au chteau, plusieurscourtauds de boutique s'approchrentdu dernier cheval, qui portait, pendus l'aron de la selle, divers oiseaux at-tachs par le bec.

    A cette vue, les curieux manifestrentavec une franchise toute rustique leurddain pour une aussi maigre capture,et aprs une dissertation qu'ils firententre eux sur le dsavantage de la

    lr- i I\I AisoN (J31 des MoiisquetiLm' Proprit de MM. Michel Levj frres.

  • LES TROIS MOUSQUETAIRES

    chasse au vol, ils revinrent leurs occupations.Seulement un des curieux, gros garon jouffluet de joyeuse humeur, ayant demand pourquoi

    MONSIEUR, qui pouvait tant s'amuser, grce a

    ses gros revenus, se contentait d'un si pileux di-

    vertissement : Ne sais-lu pas, lui fut-il rpondu, que le

    principal divertissement de MONSIEUR est de s'en-

    nuyer?Le joyeux garon haussa les paules avec un.

    geste qui signifiait clan' comme le jour : En

    ce cas, "j'aime mieux tre Qr-es-Jean que d'tre

    prince, Et chacun reprit sgs travaux.

    Cependant MONSIEUR continuait sa route avec

    "Un air- s] mlancolique et si majestueux la fois,

    qu'il 'eteprlamemen t fait l'admiration des

    spectateurs s'il et eu des spectateurs, mais les

    bqurgeqis.de Blois ne pardonnaient pas Mox-=

    SIEUR d'avoir choisi cette ville si gaie pour s'y

    ennuyer- gpn aise; et toutes les fois qu'ils.aper-cevaient l'auguste ennuy, ils s'esquivaient

    en

    billant qu reiitrajeirt Ja "tte dans l'intrieur de

    leurs chambres, pour se soustraire l'influence

    soporifique de celong visage blme, de ces yeux

    noys et de cette tournure languissaolp. Eusorle

    que le digne prince, tait peu prs sr de

    trouver les rues dsertes chaque fois qu'il s'yhasardait.

    Or, c'tait de la part des habitants de Blois

    une irrvrence bien coupable, car MONSIEUR

    tait, aprs lu roi et mme avant le roi peut-tre,le plus grand seigneur du royaume. En effet,Dieu qui avait accord Louis XIV, alors r=

    g'iianl, le bonheur d'tre le fils de Louis Xlll,avait, accord MONSIEUR l'iionneur d'tre iils

    de Henri IV. Ce n'tait donc pas, ou du moins

    ce n'et pas d tre un mince sujet d'orgueil

    pour la ville de Blois, que cette prfrence elle

    donne par Gaston d'Orlans, qui tenait sa cour

    dans l'ancien chteau des tats.

    Mais il tait dans la destine de ce grand

    prince d'exciter mdiocrement partout o il se

    rencontrait l'attention du public et son admira-tion. MONSIEUR en avait pris son parti avec l'ha.^-bitiule.

    C'est peut tre ce qui lui donnait cet air de

    tranquille ennui. MONSIEUR avait t fort occupdans sa vie. On ne laisse pas couper la tle,

    une douzaine de ses meilleurs amis sans quecela cause quelque tracas. Or, comme depuis,l'avnement de M. Mazarin on n'avait coup l,Les huit gardes qui co,inpren,aient que leur

    service tait fini.pour le reste de hi journe, se

    couchrent sur-des ba.nc,s, dg pierre, au., soleil ;les palfreniors disparurent avec, leurs chevaux

    dans les ourios, et, part quelques joyeux oi=

    spaux s'efl'a-ouhant Jos uns les, autres, IWOQ.des

    ppilumeuls, aigus dans, ]e.s tou(lfes dos/girofles,

    ou et dit qu'au cln'iteau tout dormait connue

    Monseigneur.Tout coup, au milieu de, ce silence si doux:,-

    retentit un clat de rire nerveux,''fthUanl, qui ht

    ouvrir un oeil quelquos-uns des luUlobar='

    dier-s enfoncs dans leur sieste,

    Cet clat de rire parlait d'une, er-o.is.ee du ch-

    teau, visite en ce niumeut par--l soleil, qui

    l'englobait dans un de ee-s gr'auds angles que

    dessinent avant midi, sur loi nuu'-s., }os profilsdes chemines..

    |,o petit bftlon de fer cisel qui s'avanait au

    del de cette, feuJre tait meubl d'un pot de

    girofles rouges, d'un autr-Q pot de primevres,

    et d'un rosier tultii\ dont le feuillage, d'un vert

    magnifique, tait diapr do. plusieurs paillettes

    i;o,uges annonant, dos roses.,Dans la chauhfe qu'clairait cette fentre, on

    voyait une table carre vtue d'une vieille tapis-

    serie ii larges Heurs de llavlMU; au milieu de

    cette table une fiole de grs long et, dans la-

    quelle plongeaient des iris et du muguet; cha-

    cune des extrmits de celte table, une jeune fille.

    L'attitude de ces deux enfants tait singulire :

    on les et prises pour deux pensionnaires chap-

    pes du couvent. L'une, les deux coudes ap-

  • LE VICOMTE DE BRAGELONNE

    puyssurlalable, uneplume la main, traai Ides

    caractres sur une feuille de beau papier de

    Hollande; l'autre, genoux sur une chaise, ce

    qui lui permettait de s'avancer de la tte et du

    buste par-dessus le dossier et jusqu'en pleine

    table, regardait sa compagne crire. De l mille

    cris, mille railleries, mille rires dont l'un, plusclatant que les autres, avait effray les oiseaux

    des ravenelles et troubl le sommeil des gardesdeMoNsiEuii.

    Nous en sommes aux portraits, on nous pas-sera donc, nous l'esprons, les deux derniers de

    ce chapitre.Celle qui tait appuye sur la chaise, c'est--

    dire la bruyante, la rieuse, tait une belle fille de

    dix-neuf vingt ans, brune de peau, brune de

    cheveux, resplendissante, par ses yeux, qui s'al-

    lumaient sous des sourcils vigoureusement,tra-

    cs, et surtout par ses dnis, qui clataient

    comme des perles sous ses lvres d'un corail

    sanglant.Chacun de ses mouvements semblait le r-

    sultai du jeu d'une mine; elie ne vivait pas, elle

    bondissait.

    L'autre, celle qui crivait, regardait sa turbu-

    lente compagne avec un ciii 1bleu, limpide et purcomme tait le ciel ce jour-l. Ses cheveux, d'un

    blond cendr, rouls avec un got exquis, tom-baient en grappes soyeuses sur sesjoues nacres;elle promenait sur le papier une main fine, mais

    dont la maigreur accusait son extrme jeunesse.A chaque clat derirede son amie, elle soulevait,connue dpite, ses blanches paules d'uneforme potique et suave, mais auxquelles man-

    quait ce luxe de Vigueur et de model qu'on et

    dsir voir ses bras et. ses mains. Montalais! Monlalais! dit-elle en fin d'une

    voix douce cl caressante comme un chant, vousriez trop fort, vous riez comme un homme; non-seulement vous vous ferez remarquer de MM. les

    gardes, mais vous n'entendrez pas la cloche de

    MADAME lorsque MADAME appellera.La jeune fille qu'on appelait Monlalais ne ces-

    sait ni de rire ni de gesticuler celle admones-

    tation ; seulement elle rpondit : Louise, vous ne dites pas votre faon de

    penser, ma chre; vous savez que MM. les gardes,comme vous les appelez, commencent leur

    somme, et que le canon ne les l'veillerait pas ;vous savez que la cloche de MADAME s'entend du

    pont de Blois, cl que par consquent je l'enten-drai quand mon service m'appellera chez MADAME.Ce qui vous ennuie, c'est que je ris quand vous

    crivez; ce que vous craigneZj c'est que madamede Saint-Rcmy, votre mre, ne monte ici,- commeelle fait quelquefois quand nous rions trop:qu'elle nenous surprenne, cl qu'elle ne voie cellenorme feuille de papier sur laquelle, depuis un

    quart d'heure, vous n'avez encore trac que cesmots : Momieur liaoul. Or vous avez raison, machre Louise, parce qu'aprs ces mots, monsieur

    Raoul, on peut en mettre lanl d'autres, si signi-ficatifs et si incendiaires, que madame de Saiut-

    Remy, votre chre mre, aurait droit de jeterfeu et flammes. Hein! n'est-ce pas cela, dites?

    Et Monlalais redoublait ses rires et ses provo-cations turbulentes.

    La blonde jeune fille se courroua tout fait;elle dchira le feuillet sur lequel, en effet, ces

    mots, monsieur Raoul, taient crits d'une belle

    criture, et, froissant le papier dans ses doigtstremblants, eilelejeta par la fentre.

    La ! la! dit mademoiselle de Montalais, voilnotre petit mouton, notre Enfant Jsus, notrecolombe qui se fche!... N'ayez donc fias peur,Louise; madame de Saint-Reiny ne viendra pas,et si elle venait, vous savez que j'ai l'oreille fine.

    D'ailleurs, quoi de plus permis que d'crire unvieil ami qui date de douze ans, surtout quandon commence la lettre par ces mots : MonsieurRaoul?

    C'est bien, je ne lui crirai pas, dit la jeunefille.

    Ah! en vrit, voil Montalais bien punie 1s'cria toujours en riant la brune railleuse.

    Allons, allons, une autre feuille de papier, etterminons vite noire courrier. Bon ! voici la cloche

    qui sonne, prsent! Ah! ma foi, tant pis!MADAME attendra, ou se passera pour ce malin desa premire fille d'honneur!

    Une cloche sonnait, en effet; elle annonait queMADAME avait termin sa toilette et attendait

    MONSIEUR, lequel lui donnait la main au salon

    pour passer au rfectoire.Celle formali t accomplie en grande crmonie,

    les deux poux djeunaient et se sparaient jus-qu'au dner, invariablement fix deux heures.

    Le son de la cloche fit ouvrir dans les offices,si tus gauche de la cour, une porte par laquellednirent deux matres d'htel, suivis de huitmarmitons qui portaient une civire charge demets couverts de cloches d'argent.

    L'un de ces matres d'htel, celui qui parais-sait le premier en litre, toucha silencieusementde sa baguette un des gardes qui ronflait surun banc; il poussa mme, la bont jusqu' met-tre dans les mains de cet homme, ivre de

    sommeil, sa hallebarde dresse le long du mur,prs de lui; aprs quoi le soldat, sans demauder

    compte de rien, escorta jusqu'au rfectoire laviande de MONSIEUR, prcde par un page et lesdeux matres d'htel.

    Partout o la viande passait, les sentinelles

    portaient les armes.Mademoiselle de Montalais et sa compagne

    avaient suivi de leur fentre le dtail de ce c-

    rmonial, auquel pourtant elles devaient treaccoutumes. Elles ne regardaient au reste aveclanl de curiosit que pour tre plus sres don'ire pas dranges. Aussi marmitons, gardes,liages et matres d'htel une fois passs, elles seremirent leur fable, et le soleil, qui, dansl'encadrement de la fentre, avait clair uninstant ces deux charmants visages, n'claira

    plus que les girofles, les primevres et le rosier. Bah! dil Montalais en reprenant sa place,

    MADAME djeunera bien sans moi. Oh! Montalais, vous serez punie, rpondit:

    l'autre jeune fille en s'asseyant tout doucement la sienne.

    Punie! ah! oui, c'est--dire prive de pro-menade; c'est tout ce que je demande, que d'-tre punie! Sortir dans ce grand coche, perchesur une portire; tourner gauche, virer

  • LES TROIS MOUSQUETAIRES

    droite par des chemins pleins d'ornires o Ton

    avance d'une lieue en deux heures ; puis reve-

    nir droit sur l'aile du chteau o se trouve la fe-

    ntre de Marie de Mdieis, en sorte que MADAME

    ne manque jamais de dire : Croirait-on que c'est par l que la reine Marie s'est sauve!... Quarante-sept pieds de hauteur!... La mre et

    les deux princes et trois princesses ! Si c'est

    l un divertissement, Louise, je demande tre

    punie tous les jours, surtout quand ma puni-tion est de rester avec toi et d'crire des lettres

    aussi intressantes que celles que nous cri-

    vons. Montalais ! Montalais ! on a des devoirs

    remplir. Vous en parlez bien votre aise, mon

    coeur, vous qu'on laisse libre au milieu de cette

    cour. Vous tes la seule qui en rcoltiez les

    avantages sans en avoir les charges, vous plusfille d'honneur de MADAME que moi-mme, parceque MADAME fait ricocher ses affections de votre

    beau-pre vous ; en sorte que vous entrez dans

    cette triste maison comme les oiseaux dans cette

    tour, humant l'air, becquetant les fleurs, pico-tant les graines, sans avoir le moindre service

    faire ni le moindre ennui supporter. C'est vous

    qui me parlez de devoirs remplir ! En vrit,ma belle paresseuse, quels sont vos devoirs

    vous, sinon d'crire ce beau Raoul? Encore

    voyons-nous que vous ne lui crivez pas, desorte que vous aussi, ce me semble, vous ngli-gez un peu vos devoirs.

    Louise prit son air srieux, appuya son mentonsur sa main, et d'un ton plein de candeur :

    Reprochez-moi donc mon bien-tre, dit-elle.

    En aurez-vous le coeur? Vous avez un avenir,vous ; vous tes de la cour ; le roi, s'il se marie,

    appellera MONSIEUR prs de lui ; vous verrez des

    ftes splendides, vous verrez le roi, qu'on dit si

    beau, si charmant. Et de plus je verrai Raoul, qui est prs de

    M. le Prince, ajouta malignement Montalais. Pauvre Raoul ! soupira Louise. Voil le moment de lui crire, chre belle ;

    allons, recommenons ce fameux monsieur Raoul,qui brillait en tte de la feuille dchire.

    Alors elle lui tendit la plume, et, avec un sou-rire charmant, encouragea sa main, qui traavite les mots dsigns.

    Maintenant ? demanda la plus jeune desdeux jeunes filles.

    Maintenant, crivez ce que vous pensez,Louise, rpondit Montalais.

    Etes-vous bien sre que je pense quelquechose?

    Vous pensez quelqu'un, ce qui revient au

    mme, ou plutt ce qui est bien pis. Vous croyez, Montalais ? Louise, Louise, vos yeux bleus sont pro-

    fonds comme la mer que j'ai vue Boulognel'an pass. Non, je me trompe, la mer est per-

    fide, vos yeux sont profonds comme l'azur quevoici l-haut, tenez, sur nos ttes.

    Eh bien ! puisque vous lisez si bien dans

    mes yeux, dites-moi ce que je pense, Montalais. D'abord, vous ne pensez pas monsieur Raoul;

    vous pensez mon cher Raoul.

    Oh! Ne rougissez pas pour si peu. Non cher

    Raoul, disons-nous, vous me suppliez de vous

    crire Paris, o vous retient le service de

    M. le Prince. Comme il faut que vous vous en-

    nuyiez l-bas pour chercher des distractions

    dans le souvenir d'une provinciale...Louise se leva tout coup. Non, Montalais, dit-elle en souriant, non,

    je ne pense pas un mot de cela. Tenez, voici ce

    que je pense.Et elle prit hardiment la plume et traa d'une

    main ferme les mots suivants :

    o J'eusse t bien malheureuse si vos instances

    pour obtenir de moi un souvenir eussent t

    moins vives. Tout ici me parle de nos premires

    aunes, si vile coules, si doucement enfuies,

    que jamais d'autres n'en remplaceront le charme-

    dans mon coeur.

    Montalais, qui regardait courir la plume, et

    qui lisait au rebours mesure que son amie

    crivait, l'interrompit par un battement de

    mains. A la bonne heure ! dit-elle, voil de la fran-

    chise, voil du coeur, voil du style! Montrez

    ces Parisiens, ma chre, que Blois est la ville du

    beau langage. 11 sait que pour moi, rpondit la jeune fille,

    Blois a t le paradis. C'est ce que je voulais dire, et vous parlez

    comme un ange. Je termine, Montalais.

    Et la jeune fille continua en effet :

    Vous pensez moi, dites-vous, monsieur

    Raoul; je vous en remercie; mais cela ne peutme surprendre, moi qui sais combien de fois

    nos coeurs ont battu l'un prs de l'autre. Oh! oh! dit Monlalais, prenez garde, mon

    agneau, voil que vous semez votre laine, et il

    y a des loups l- bas.

    Louise allait rpondre, quand le galop d'un

    cheval retentit sous le porche du chteau. Qu'est-ce que cela? dit Montalais en s'ap-

    prochant de la fentre. Un beau cavalier, ma

    foi! Oh! Raoul! s'cria Louise, qui avait fait le

    mme mouvement que son amie, et qui, deve-

    nant toute ple, tomba palpitante auprs de sa

    letlrc inacheve. Voil un adroit amant, sur ma parole!

    s'cria Montalais, et qui arrive bien propos! Retirez-vous, retirez-vous, je vous en

    supplie ! murmura Louise. Bah ! il ne me connat pas ; laissez-moi donc

    voir ce qu'il vient faire ici.

    II

    LE MESSAGER.

    Mademoiselle de Montalais avait raison, le

    jeune cavalier tait bon voir.

    C'tait un jeune homme de vingt-quatre

    vingt-cinq ans, grand, lanc, portant avec

    grce sur ses paules le charmant costume mili-

    taire de l'poque. Ses grandes bottes entonnoir

    enfermaient un pied que mademoiselle de Mon-

  • LE VICOMTE DE BRAGELONNE

    talais n'et pas dsavou si elle se ft travestie

    en homme. D'une de ses mains fines et nerveu-

    ses il arrta son cheval au milieu de la cour, et

    de l'autre souleva le chapeau longues plumes

    qui ombrageait sa physionomie grave et nave la fois.

    Les gardes, au bruit du cheval, se rveillrentet furent promptement debout.

    Le jeune homme laissa l'un d'eux s'approcherde ses arons, et s'inclinant vers lui, d'une voix

    claire et prcise, qui fut parfaitement entenduede la fentre o se cachaient les deux jeunesfilles :

    Un messager pour Son Altesse Royale,dit-il.

    Ah! ah! s'cria le garde ; officier, un mes-

    sager !Mais ce brave soldat savait bien qu'il ne pa-

    ratrait aucun officier, attendu que le seul quiet pu paratre demeurait au fond du chteau,dans un petit appartement sur les jardins. Aussise hta-t-il d'ajouter :

    '

    Mon gentilhomme, l'officier est en ronde,mais eu son absence on va prvenir M. de Saint-

    Remy, le matre d'htel. M. de Saint-Remj'! rpta le cavalier en

    rougissant un peu. Vous le connaissez? Mais, oui... Avertissez-le, je.vous prie, pour

    que ma visite soit annonce le plus tt possible Son Altesse.

    Il parait que c'est press, dit le garde,comme s'il se parlait lui-mme, mais dans

    l'esprance d'obtenir une rponse.Le messager fit un signe de tte affirmalif. En ce cas, reprit le garde, je vais moi-

    mme trouver le matre d'htel.

    Le jeune homme cependant mit pied terre,et tandis que les autres soldats observaient aveccuriosit chaque mouvement du beau cheval quiavait amen ce jeune homme, le soldat revintsur ses pas en disant :

    Pardon, mon gentilhomme, mais votre

    nom, s'il vous plat? Le vicomte de Bragelonne, de la part de

    Son Altesse M. le prince de Cond.

    Le soldat fit un profond salut, et, comme si cenom du vainqueur de Rocroi et de Lens lui et

    donn des ailes, il gravi' lgrement le perronpour gagner les antichambres.

    M. de Bragelonne n'avait pas eu le temps d'at-tacher son cheval aux barreaux de fer de ce

    perron, que M. de Saint-Remy accourut hors

    d'haleine, soutenant son gros ventre avec l'unede ses mains, pendant que de l'autre il fendaitl'air comme un pcheur fend les flots avec unerame.

    Ah! monsieur le vicomte, vous Blois! s'-

    cria-l-il; mais c'est une merveille! Bonjour,monsieur Raoul, bonjour!

    Mille respects, monsieur de Saint-Remy. Que madame de La Vall... je veux dire que

    madame de Saint-Remy va treheureuse de vousvoir! Mais venez. Son Altesse Royale djeune,faut-il l'interrompre? la chose est-elle grave?

    Oui et non, monsieur de Saint-Remy. Tou-

    tefois, un moment de retard pourrait causer

    quelques dsagrments Son Altesse Royale. S'il en est ainsi, forons la consigne, mon-

    sieur le vicomte. Venez. D'ailleurs, MONSIEUR estd'une humeur charmante aujourd'hui. Et puis,vous nous apportez des nouvelles, n'est-ce pas?

    De grandes, monsieur de Saint-Remy. Et de bonnes, je prsume? D'excellentes. Venez vite, bien vite, alors ! s'cria le bon-

    homme, qui se rajusta tout en cheminant.

    Raoul le suivit son chapeau la main, et un

    peu effray du bruit solennel que faisaient ses

    perons sur les parquets de ces immenses salles.

    Aussitt qu'il eut disparu dans l'intrieur du

    palais, la fentre de la cour se repeupla, et unchuchotement anim trahit l'motion des deux

    jeunes filles; bientt elles eurent pris sans douteune rsolution, car l'une des deux figures dispa-rut de la fentre : c'tait la tte brune; l'autredemeura derrire le balcon, cache sous les

    fleurs, regardant attentivement, par les chan-

    crures des branches, le perron sur lequel M. de

    Bragelonne avait fait son entre au palais.

    Cependant l'objet de tant de curiosit conti-nuait sa route en suivant les traces du matred'htel. Un bruit de pas empresss, un fumet devins et de viandes, un cliquetis de cristaux et de

    vaisselle l'avertirent qu'il louchait au terme de

    sa course.

    Les pages, les valets et les officiers, runisclans l'office qui prcdait le rfectoire, accueil-

    lirent le nouveau venu avec une politesse pro-verbiale en ce pays; quelques-uns connaissaient

    Raoul, presque tous savaient qu'il venait de Pa-ris. On pourrait dire que son arrive suspenditun moment le service.

    Le fait est qu'un page qui versait boire aSon

    Altesse, entendant les perons dans la chambre

    voisine, se retourna comme un enfant, sans s'a-

    percevoir qu'il continuait de verser, non plusdans le verre du prince, mais sur la nappe.

    MADAME, qui n'tait pas proccupe commeson glorieux poux, remarqua cette distractiondu page.. Eh bien ! dit-elle.

    Eh bien! rpta MONSIEUR, que se passe-t-ildonc ?

    M. de Saint-Remy, qui introduisait sa tte parla porte, profila du moment.

    Pourquoi me drangerait-on? dit Gaston

    en attirant lui une tranche paisse des plusgros saumons qui aient jamais remont la Loire

    pour se prendre entre Paimboeuf et Saint-Na-

    zaire. C'est qu'il arrive un messager de Paris. Oh!

    mais, aprs le djeuner de Monseigneur, nous

    avons le temps. De Paris ! s'cria le prince en laissant tom-

    ber sa fourchette; un messager de Paris, dites-vous? Et de quelle part vient ce messager?

    De la part de M. le Prince, se hta de direle maitre d'htel.

    On sait que c'est ainsi qu'on appelait M. de

    Cond. Un messager de M. le Prince! fit Gaston

    avec une inquitude qui n'chappa aucun des

  • 6 LES TROIS MOUSQUETAIRES

    assistants, et qui par consquent redoubla la

    cUfiosit gnrale.MONSIEUR se crt peut-tre ramen au temps

    de ces bienheureuses conspirations o le bruit

    des portes lui donnait des motions, o toute

    lettre pouvait renfermer un secret d'Etat, o tout

    message servait une intrigue bien sombre el bien

    complique. Peut-tre aussi ce grand nom de

    M. l Prince se dplya-t-il sous les votes de

    Blois avec les proportions d'un fantme.

    MONSIEUR repoussa son assiette. Je Vais faire attendre l'envoy? demanda

    M. dSiht-Rmy.Uli coup d'oeil de MADAME enhardit Gaston, qui

    rpliqua : Non pas, faites-l entrer sur-le-champ, au

    contraire. A propos, qui est-ce? Un gentilhomme de ce pays, M. le vicomte

    de Bragelonne. Ah! Oui, fort bien!... Introduisez, Sint-

    Reuiy, introduisez.

    Et lorsqu'il eut laiss tomber ces mots avec sa

    gravit accoutume, MONSIEUR regarda d'une

    certaine faon les gens de son service, qui tous,

    pages, officiers et cUyers, quittrent la serviette

    le couteau, le gobelet, et firent vers la seconde

    chambre une retraite aussi rapide que dsor-donne.

    Cette petite arme s'carta en deux files lors-

    que Raoul de Bragelonne^ prcd de M. de

    Saint-Remy, entra dans le rfectoire.Ce court moment de solitude dans lequel

    cette retraite l'avait laiss avait permis Mon-

    seigneur de prendre Une figure diplomatique. 11

    ne se retourna pas, et attendit que le matre

    d'htel eut amen en face de lui le messager.Raoul s'arrta la hauteur du bas-bout de la

    table, de faon se- trouver entre MONSIEUR et

    MADAME. Il lit de cette place un salut trs-pro-fond pour MONSIEUR, un autre trs-humble pour

    MADAME, puis se redressa et attendit que MON-

    SIEUR lui adresst la parole.Le prince, de son ct^ attendait queles portes

    fussent, hermtiquement fermes; il ne voulait

    pas se retourner pour s'en assurer, ce qui n'eut,

    pas t digne; mais il coutait de toutes ses

    oreilles le bruit de la serrure, qui lui promettaitau moins une apparence de secret.

    La porte ferme, MONSIEUR leva les yeux sur le

    vicomte de Bragelonne et lui dit : Il parait que vous arrivez de Paris, Mon-

    sieur ? A l'instant, Monseigneur. Comment se porte le roi? Sa Majest est en parfaite sant, Mon-

    seigneur: Et ma belle-soeur?-- Sa Majest la reine mre souffre toujours

    de la poitrine. Toutefois, depuis un mois, il y a

    du mieux. Que me disait-on, que vous veniez de la

    part de M. le Prince? on se trompait assurment. Non, Monseigneur: M. le Prince m'a charg

    de remettre Votre Allesse Royale une lettre

    que voici, et j'en attends la rponse.Raoul avait t un peu mu de ce froid cl

    mticuleux accueil: sa voix tait tonifie in-

    sensiblement au diapason de la voix basse.Le prince oublia qu'il tait cause de ce mys-

    tre, el la peur le reprit.11 reut avec un coup d'oeil hagard la lettre

    du prince de Coiid, la dcacheta comme il etdcachet un paquet suspect, et, pour la lire

    sans que personne pt en remarquer l'effet pro-duit, sur sa physionomie, il se retourna.

    MADAME suivait avec une anxit presquegale celle du prince chacune des manoeuvresde son auguste poux.

    Raoul, impassible, et un peu dgag par l'at-tention de ses htes, regardait de sa place et

    par la fentre ouverte devant lui les jardins.etles statues qui les peuplaient.

    Ah! mais, s'cria tout coup MONSIEUR

    avec un sourire rayonnant, voil une agrable

    surprise et une charmante lettre de M. le Prince!

    Tenez, Madame.

    La table tait trop large pour que le bras du

    prince joignit la main de la princesse; Raoul

    s'empressa d'tre leur intermdiaire; il le fit

    avec une bonne grce qui charma la princesse.et valut un remerciement ilalleur au vicomte.

    Vous savez le contenu de celle lettre, sans

    doute? dit Gaston Raoul. Oui, Monseigneur; M. le Prince m'avait

    donn d'abord le message verbalement, puisSon Altesse a rflchi et pris l plume.

    C'est d'une belle criture, dit MADAME, mais

    je ne puis lire. Voulez-vous lire MADAME, monsieur de

    Bragelonne, dit le duc. Oui, lisez, je vous prie, Monsieur.

    Raoul commena la lecture, laquelle MON-SIEUR donna de nouveau toute son attention.

    La lettre tait conue en ces termes :

    Monseigneur,

    Le roi part pour la frontire; vous aurez

    appris que le mariage de Sa Majest va se con-

    clure; le roi m'a fait l'honneur de me nommermarchal des logis pour ce voyage, et comme

    je sais toute la joie que Sa Majest aurait de

    passer une journe Blois, j'ose demander Votre Allesse Royale la permission de marquerde ma craie le chteau qu'elle habile. Si cepen-dant l'imprvu de celte demande pouvait causer Votre Altesse Royale quelque embarras, je la

    supplierai de me le mander par le messager quej'envoie, et qui est un gentilhomme il moi, M. le

    vicomte de Bragelonne. Mon itinraire dpen-dra de la rsolution de Votre Altesse Royale, et

    an lieu de prendre par Blois, j'indiquerai Yen-

    dme ou Romoranlin. J'ose esprer que Votre

    Allesse Royale prendra ma demande en bonne

    part, comme tant l'expression dmon dvoue-

    ment sans bornes et de mon dsir de lui tre

    agrable. Il n'est rien de plus gracieux pour nous,

    dit MADAME, qui s'tait consulte plus d'une fois

    pendant celle lecture dans, les regards de son

    poux. Le roi ici, s'cria-l-elle un peu plus haut

    peut-lre qu'il n'et fallu pour que le secret ft

    gard. Monsieur, dit son tour Son Allesse, pre-

  • LE VICOMTE DE BRAGELONNE

    nant la parole, vous remercierez M. le prince

    de Cond, et vous lui exprimerez toute ma re-

    connaissance pour le plaisir qu'il me fait.

    Raoul s'inclina.i- Quel jour arrive Sa Majest? continua le

    prince. Le roi, Monseigneur, arrivera ce soir, selon

    toute probabilit.--^ Mais, comment, alors aurai t^on su ma r-

    ponse, au cas o elle et t ngative? J'avais mission, Monseigneur, de retour-

    ner en toute hte Beaugency pour donner

    contre-ordre au courrier, qui lt lui-mme, l'ex-tourn en arrire pour donner contre-ordre

    M- le prince.. Sa Majest est donc Orlans? Plus prs, Monseigneur : Sa Majest doit

    tre arrive Meuug en ce moment. La cour l'accompagne? Oui, Monseigneur.-- A propos, j'oubliais de vous demander des

    nouvelles de M- le cardinal, Son minence parait jouir d'une bonne

    sant, Monseigneur. Ses nices raccompagnent sans doute? Non, Monseigneur; Son Eminencea ordonn

    mesdemoiselles de Mancini de partir pour'Brouage. Elles suivent la rive gauche de la Loire

    pendant que la cour vient par la rive droite, Quoi! mademoiselle Marie de Mancini

    quille aussi la cour? demanda MONSIEUR, dontla rserve commenait s'affaiblir.

    Mademoiselle Marie de Mancini surtout,rpondit discrtement Raoul.

    Un sourire fugitif, vestigeimperccplible de sonancien esprit d'intrigues brouillonnes, clairales joues ples du prince.

    Merci, monsieur de Bragelonne, dit alorsMONSIEUR, VOUS ne voudrez peut tre pas rendre M. le Prince la commission dont je voudraisvous charger, savoir que son messager m'a tfort agrable: mais je le lui dirai moi-mme.

    Raoul s'inclina pour remercier MONSIEUR del'honneur qu'il lui faisait.

    MONSIEUR fit un signe MADAME, qui frappasur un timbre plac sa droile.

    Aussitt M. de Sainl-Rmy entra, et la cham-bre se remplit de monde.

    _

    Messieurs, dit le prince, Sa Majest me faitl'honneur de venir passer un jour Blois ; jecompte que le roi, mon neveu, n'aura pas serepentir de la faveur qu'il l'ail ma maison.

    Vive le roi! s'crirenl avec un enthou-siasme frntique tous les officiers de service, etM. de Saint-Rmy avant tous.

    Gaston baissa la tte avec une sombre tris-tesse; toule sa vie il avait d entendre ou plu-tt subir ce cri de : Vive le roi! qui passait au-dessus de lui. Depuis longtemps, ne l'entendantplus, il avait repos son oreille, et voil qu'uneroyaut plus jeune, plus vivace, plus brillante,surgissait devant lui commeune nouvelle, commeune plus douloureuse provocation.

    MADAME comprit les souffrances de ce coeurtimide et ombrageux; elle se leva de table,MONSIEUR l'imita machinalement, el tous les ser-viteurs, avec un bourdonnement semblable

    celui des ruches, entourrent Raoul pour le

    questionner.MADAME vit ce niouvpment et appela M-, de

    Saint-Remy.-^ Ce n'est pas }e moment de jaser, mais de

    travailler, dit-elle avec l'accent d'une mnagre

    qui se fche.M. de Saint-Remy s'empressa de rompre le

    cercle form par les officiers autour de Raoul, en

    sorte que celui-ci put gagner l'antichambre.-. On aura soin de ce gentilhomme, j'espre,

    ajouta. MADAME en s'adressat , M. de Saiiit-

    Remy.Le bonhomme courut aussitt derrire Raoul. MADAME nous .charge de vous faire rafra-

    chir ici, dit-il; il y a en outre un logement au

    chteau pour vous. Merci, monsieur de Saint-Remy, rpondit

    Bragelonne, vous savez combien il me tarde

    d'aller prsenter mes devoirs, M, le comte mon

    pre.^-. C'est vrai, c'est vrai, monsieur Raoul, pr-

    sentez-lui en mme temps mes bien humbles

    respects, je vous prie.Raoul se dbarrassa encore du vieux gentil-

    homme et continua son chemin.

    Comme il passait sous le porche tenant son

    cheval par la bride, une petite voix l'appela dufond d'une alle obscure.

    Monsieur Raoul ! dit la voix.Le jeune homme se retourna surpris, et vit

    une jeune fille brune qui appuyait un doigt surses lvres el qui lui tendait la main.

    Cette jeune fille lui tait inconnue.

    111

    L'ENTREVUE.

    Raoul lit un pas vers la jeune fille qui l'appe-lait ainsi.

    Mais mon cheval, Madame? dit-dl. Vous voil bien embarrass! Sortez; il y a

    un hangar dans la premire cour, attachez lvotre cheval el venez vite.

    -^- J'obis, Madame.Raoul ne fut pas quatre minutes faire ce

    qu'on lui avait recommande ; il revint la pe-tite porte, o, dans l'obscurit, il revit sa con-ductrice mystrieuse qui l'attendait sur les pre-miers degrs d'un escalier tournant.

    -r- lcs-vous assez brave pour me suivre,monsieur le chevalier errant? demanda la jeunefille en riant du moment d'hsitation qu'avaitmanifest Raoul.

    Celui-ci rpondit en s'lancant derrire elledans l'escalier sombre. Ils gravirent ainsi trois

    tages, lui derrire elle, effleurant de ses mains,lorsqu'il cherchait la rampe, une robe de soie

    qui frlait aux deux parois de l'oscalier. A

    chaque faux pas de Raoul, sa conductrice luicriait un chut! svre et lui tendait une main

    parfume. On monterait ainsi jusqu'au donjon du ch-

    teau sans s'apercevoir de la fatigue, dit Raoul. Ce qui signifie, Monsieur, que vous tes fort

    intrigu, fort las et fort inquiet; mais rassurez-

    vous, nous voici arrivs.

  • 8 LES TROTS-MOUSQUETAIRES'

    La jene'fille poussa une' porte qui sur-le-

    champ, sans transition aucune, emplit d'un flotde; lumire le-palier del'esclir au haut duquelRaoul apparaissait tenant la rampe.

    '- La jeune fille marchait toujours, il la suivit;elle entra'dans une chambre. Raoul entra commeelle.! Aussitt qu'il fut dans le pige , il entendit

    pousser un grand cri, se retourna, et vit deux

    pas de lui, les mains jointes, les yeux ferms,cette belle jeune fille blonde, aux prunellesbleues, aux blanches paules,r qui, le reconnais-

    sant, l'avait appel Raoul.- Il la -vit et devina tant d'amour, tant de

    bonheur dans l'expression de ses yeux, qu'il se

    laissa tomber genoux tout au milieu de la

    chambre, en murmurant de son ct le nom deLouise.; Ah ! Montalais ! Montalais! soupira celle-

    ci, c'est un grand pch que de tromper ainsi. Moi! je vous ai trompe? Oui, vous me dites que vous allez savoir en

    bas des nouvelles, et vous faites monter iciMonsieur.- Il le fallait bien. Comment et-il reu sans

    cela la lettre que vous lui criviez ?: Et elle dsignait du doigt cette lettre qui tait

    encore sur la table. Raoul fit un pas pour la

    prendre ; Louise, plus rapide, bien qu'elle se ftlance avec une hsitation physique assez re-

    marquable, allongea la main pour l'arrter.Raoul rencontra donc cette main toute tide ettoute tremblante ; il la prit dans les siennes et

    l'approcha si respectueusement de ses lvres,

    qu'il y dposa un souffle plutt qu'un baiser.

    Pendant ce temps, mademoiselle de Monlalais

    avait pris la lettre, l'avait plie soigneusement,oomnie font les femmes, en trois plis, et l'avait

    glisse dans sa poitrine. N'ayez pas peur, Louise, dit-elle; Monsieur

    n'ira pas plus la prendre ici, que le dfunt roi

    Louis XIII ne prenait ls billets dans le corsagede mademoiselle de Hautefort.

    Raoul rougit en voyant le sourire des deux

    jeunes filles, et il ne remarqua pas que la mainde Louise tait reste entre les siennes.

    La! dit Montalais, vous m!avez pardonn,Louise, de vous avoir amen Monsieur; vous,

    Monsieur, vous ne m'en voulez plus de m'avoirsuivie pour voir Mademoiselle. Donc, maintenant

    que la paix est faite, causons comme de vieux

    amis. Prsentez-moi, Louise, monsieur de Bra-

    gelonne. Monsieur le vicomte, dit Louise avec sa

    grce srieuse et son candide sourire, j'ai l'hon-neur de vous prsenter mademoiselle Aurc de

    Montalais, jeune fille d'honneur de Son Allesse

    Royale MADAME, et de plus mon amie, mon ex-

    cellente amie.Raoul salua crmonieusement. Et moi, Louise, dit-il, ne me prsentez-vous

    pas aussi Mademoiselle! Oh! elle vous connat! elle connat tout!Ce mot naf fit rire Montalais et soupirer de

    bonheur Raoul, qui l'avait interprt ainsi : Elle

    connat tout notre amour. Les politesses sont faites, monsieur le vi-

    comte, dit Montalais ; voici un fauteuil, et dites-nous bien vite la nouvelle que vous nous appor-tez ainsi courant.

    Mademoiselle, ce n'est plus un secret. Le

    roi, se rendant Poitiers, s'arrte Blois pourvisiter Sou Altesse Royale.

    Le roi ici ! s'cria Montalais en frappant sesmains l'une contre l'autre; nous allons voir lacour! Concevez-vous cela, Louise? la vraie courde Paris ! Oh ! mon Dieu ! Mais quand cela, Mon-sieur?

    Peut-tre ce soir, Mademoiselle; assur-ment demain.

    Montalais fit un geste de dpit. Pas le temps de s'ajuster ! pas le temps de

    prparer une robe! Nous sommes ici en retardcomme des Polonaises ! .Nous allons ressembler

    _des portraits du temps de Henri IV!... Ah!

    Monsieur, la mchante nouvelle que vous nous

    apportez l! Mesdemoiselles, vous serez toujours belles. C'est fade!... nous serons toujours belles,

    oui, parce que la nature nous a faites passables;mais nous serons ridicules, parce que la mode

    nous aura oublies... Hlas! ridicules! l'on me

    verra ridicule, moi! Qui cela? dit navement Louise; Qui cela? vous.tes trange, ma chre!...

    Est-ce une question m'adresser? Oh, veut dire

    tout le monde; on, veut dire ls courtisans, les

    seigneurs; on, veut dire le roi. Pardon, ma hoiine amie, mais comme ici

    tout le monde a l'habitude de nous voir telles

    que nous sommes... D'accord ; mais cela va changer, et noua se-

    rons ridicules, mme pour Blois; car prs d

    nous on va voir les modes de Paris, et l'on com-

    prendra que nous sommes la mode de Blois!

    ; C'est dsesprant! : :' .

    Consolez-vous, Mademoiselle. Ah! bast! au fait, tant pis pour ceux qui

    ne me trouveront pas leur got! dit philoso-

    phiquement Montalais. Ceux-l seraient bien difficiles, rpliqua

    Raoul, fidle son systme de galanterie rgu-lire.

    Merci, monsieur le vicomte. Nous disions

    donc que le roi vient Blois? Avec toute la cour. Mesdemoiselles de Mancini y seront-elles? Non pas, justement. Mais, puisque le roi, dit-on, ne peut se pas-

    ser de mademoiselle Marie? Mademoiselle, il faudra bien que le roi s'en

    passe. M. le cardinal le veut. Il exile ses nices

    Brouage. Lui ! l'hypocrite ! Chut! dit Louise en collant son doigt sur

    ses lvres roses. Bah! personne ne peut m'enteiidre. Je dis

    que le vieux Mazarino Mazarini est un hypocrite

    qui grille de faire sa. nice reine de France. Mais non, Mademoiselle, puisque M. le car-

    dinal, au contraire, fait pouser Sa Majestl'infante Marie-Thrse.

    I Montalais regarda en face Raoul et lui dit :

    I Vous croyez ces contes, vous autres Pai-

    I'\ AURK.MJ. Imprimerie de L-\^ny.

  • LE VICOMTE DE BRAGELONNE

    * Venez Grimaud, M. ie comte veut vous embrasser aussi. Page 12.

    siens? Allons, nous sommes plus forts que vous, Blois.

    Mademoiselle, si le roi dpasse Poitiers et

    part pour l'Espagne, si les articles du contrat de

    mariage sont arrts entre don Luis de Haro etSon Eminence, vous entendez bien que ce nesont plus des jeux d'enfant.

    Ah ! mais le roi est le roi, je suppose? Sans doute, Mademoiselle, mais le cardinal

    est le cardinal. Ce n'est donc pas un homme, que le roi?

    11 n'aime donc pas Marie de Mancini ? Il l'adore. Eh bien ! il l'pousera ; nous aurons la guerre

    avec l'Espagne; M.. Mazarin dpensera quel-ques-uns des millions qu'il a de ct ; nos gen-tilhommes feront des prouesses l'enconlre desfiers Castillans, et beaucoup nous reviendrontcouronns de lauriers et que nous couronne-

    rons de myrte. Voil comme j'entends la poli-tique.

    Montalais, vous tes une folle, dit Louise,et chaque exagration vous attire comme le feuattire les papillons.

    Louise, vous tes tellement raisonnable quevous n'aimerez jamais. ;

    Oh! fit Louise avec un tendre reproche,comprenez donc, Montalais! La reine mre d-sire marier son fils avec l'infante; voulez-vous

    que le roi dsobisse sa mre? Est-il d'uncoeur royal comme le sien de donner le mauvais

    exemple? Quand les parents dfendent l'amour,chassons l'amour!

    Et Louise soupira; Raoul baissa les yeuxd'un air contraint. Montalais se mit rire.

    Moi, je n'ai pas de parents, dit-elle. Vous savez sans doute des nouvelles de la

    sant de M. le comte de la Fre, dit Louise la

    2' LIVRAISON (132 des Mousquetaires). Proprit de MM. Michel I.vy frres.

  • 10 LES TROIS MOUSQUETAIRES

    suite de ce soupir, qui avait tant rvl de dou-

    leurs dans son loquente expansion. Non, Mademoiselle, rpliqua Raoul, je n'ai

    pas encore rendu visite mon pre; mais j'allais sa maison, quand Mademoiselle de Montalais

    a bien voulu m'arrter; j'espre que M. le comte

    se porte bien. Vous n'avez rien ou dire de f-

    cheux, n'est-ce pas ? . Rien, monsieur Raoul, rien, Dieu merci !

    Ici s'tablit un silence, pendant lequel deux

    mes qui suivaient la. mtn ide s'entendirent

    parfaitement, mme sans l'assistance d'un seul

    regard. Ah! mon Dieu! s'cria tout coup Monta-

    lais, on monte!;.. Qui cela peut-il tre? dit Loitise en se le-

    vant tout inquite... Mesdemoiselles, je Votts; gne beaucoup;

    j'ai t bien indiscret sans doute, balbutia

    Raoul, fort mal .son ais, C'est Uti pas iourd, dit Louise* Ah! si ce n'est que M. Malcorlie, rpliqua

    Montalais, ne nous drangeons pas,Louise et Raoul se rgardrent pour se de*

    mander ce que c'tait que M, Mlicorne. Ne vous inquitez pas, poursuivit Montalais,

    il n'est pas jaloux. Mais, Mademoiselle, dit Raoul. Je comprends... lh bien! il est aussi dis-

    cret que moi. Mon Dieu! s'efia Louis; qui avait appuy

    son oreille sur la porte cntre-billo, jereconnaisles pas de ma mre!

    Madame de Saint-Remy! O me cacher? Ome cacher? dit Raoul, eii sollicitant vivement

    la robe de Montalais, qui semblait tin peu avoir

    perdu la tte. Oui, dit celle-ci, oui, je reconnais aussi les

    patins qui claquent. C'est notre excellente

    mre!... Monsieur le vicomte, c'est bien dom-

    mage que la fentre donne sur un pav, et cela cinquante pieds de haut.

    Raoul regarda le balcon d'un air. gar,Louise saisit son bras et le retint.

    Ah-a! suis-je folle? dit Monlalais, n'ai-jc

    pas l'armoire aux robes de. crmonie ? Elle avraiment l'air d'tre faite pour cela.

    11 tait temps, madame de Saint-Remy mon-

    tait plus vite qu' l'ordinaire; elle arriva sur le

    palier au moment o Monlalais, comme dans

    les scnes de surprises, fermait l'armoire en

    appuyant son corps sur la porte. Ah! s'cria madame de Saint-Remy, vous

    tes ici, Louise? , Oui, Madame, rpondil-olle, plus ple que

    si elle et t convaincue d'un grand crime. Bon ! bon ! Asseyez-vous, Madame, dit Monlalais en

    offrant un fauteuil madame de Saint-Remy,et en le plaant de faon ce qu'elle tournt le

    dos l'armoire. Merci, mademoiselle Aure, merci; venez

    vite, ma fille, allons. O voulez-vous donc que j'aille, Madame? Mais, au logis; ne faut-il pas prparer voire

    toilette? Plat-il? fit Montalais, se htant de jouer

    la surprise tant elle craignait de voir Louisefaire quelque sottise.

    Vous ne savez doue pas la nouvelle? ditmadame de Saint-Remy.

    Quelle nouvelle, Madame, voulez-vous quedeux filles apprennent en ce colombier?

    Quoi!... vous n'avez vu personne ? Madame, vous parlez donc par nigmes et

    vous nous faites mourir petit feu! s'cria Mon-talais qui, effraye de voir Louise de plus en

    plus ple, ne savait, quel saint se vouer.Enfin elle surprit dans sa compagne un regard

    parlant, un de ces regards qui donneraient de

    l'intelligence un mur. Louise indiquait sonamie le chapeau, le malencontreux chapeau de

    Raoul qui se pavanait sur la table.Monlalais se jeta au devant,, et, le saisissant

    de sa main gauche, le passa derrire elle dans la

    droite, et le cacha ainsi tout en parlant. Eh bien ! dit. madame do Saint-Remy, un

    courrier nous arrive qui annonce la prochainearrive du roi. O, Mesdemoiselles, il s'agit d'tre

    belles ! Vite! vile! s'cria Montalais, suivez ma-

    dame votre mre, Louise, et me laissez ajusierma robe de crmonie.

    Louise se leva, sa mre la prit par la, main et

    l'entrana sur le palier.-r Venez, dit-elle.Et tout bas := Quand je vous dfends de venir chez Mon-

    talais, pourquoi y venez-vous ?- Madame, c'est mon amie. D'ailleurs, j'arri-

    vais. On n'a fait cacher personne devant vous? Madame ! J'ai vu un chapeau d'homme, vous dis-je :

    celui de ce drle, do ce vaurien! Madame! s'cria Louise. De ce fainant de Malicorno! Une fille

    d'honneur frquenter ainsi... il!Et les voix se perdirent dans les profondeurs

    du petit escalier.Montalais n'avait pas perdu Un mol de ces

    propos que l'cho lui renvoyait comme par un

    entonnoir.Elle haussa les paules el voyant Raoul qui,

    'sorti de sa cachette, avait coul aussi. Pauvre Monlalais! dit-elle, victime de l'a-

    miti!... Pauvre Malicorno!... victime de l'a-

    mour!Elle s'arrta sur la mine tragi-comique de

    Raoul qui s'en voulut d'avoir en un jour surpristant de secrets.

    Oh ! Mademoiselle, dit-il, comment recon-

    natre vos bonts? Nous ferons quelque jour nos comptes, r-

    pliqua-t-elle; pour le moment, gagnez au pied,monsieur de Bragelonne, car madame de Saint-

    Remy n'est pas indulgente, el quelque indiscr-

    tion de sa part pourrait amenerici une visite do-

    miciliaire fcheuse pour nous tous. Adieu ! Mais Louise .. comment savoir?... Allez! allez! le roi Louis XI savait bien ce

    qu'il faisait lorsqu'il inventa la poste. Hlas! dit Raoul. Et ne suis-je pas l, moi qui vaux toutes

  • LE VICOMTE DE BRAGELONNE II' '

    les postes du royaume ? Vite voire cheval! et

    que, si madame de Saint-Remy remonte pourme faire de la morale, elle ne vous trouve plusici.

    Elle le dirait mon pre, n'est-ce pas ?murmura Raoul.

    Et vous seriez grond ! Ah ! vicomte, onvoit bien que vous venez de la cour: vous tes

    peureux comme le roi. Peste ! Blois, nousnous passons mieux que cela du consentementde papa ! Demandez Mlicorne.

    Et, sur ces mois, la folle jeune fille mitllaoul la porte par les paules; celui-ci se glissa le

    long du porche, retrouva son cheval, sauta des-sus et partit comme s'il et eu les huit gardesde MONSIEUR ses trousses. .

    IV

    LE PERE ET LE FILS

    Raoul suivit la route bieneonnue, bien chre sa mmoire, qui conduisait de Blois la mai-son du comte de La Fore.

    Le lecteur nous dispensera d'une descriptionnouvelle de celle habitation. 11 y a pntr avecnous en d'autres temps ; il la connat. Seulement,depuis le dernier voyage que nous y avons fait,les murs, avaient pris une teinte plus grise, et la

    brique des tons de cuivre plus harmonieux; lesarbres avaient grandi, et tel autrefois allongeaitses liras grles par-dessus les haies, qui mainte-nant, arrondi, touffu, luxuriant, jetait au loin,sous ses rameaux gonfls de sve, l'ombre

    paisse des fleurs ou des fruits pour le passant.Raoul aperut au loin le toit aigu, les deux

    petites tourelles, le colombier dans les ormes,et les voles de pigeons qui tournoyaient inces-

    samment, sans pouvoir le quitter jamais, autourdu cne de briques, pareils aux doux souvenirs

    qui voltigent autour d'une me sereine.

    Lorsqu'il s'approcha, il entendit le bruit des

    poulies qui grinaient sous le poids des sceauxmassifs ; il lui sembla aussi entendre le mlanco-

    lique gmissement de l'eau qui retombe dans le

    puits, bruit triste, funbre, solennel, qui frappel'oreille de l'enfant et du pole rveur, que les

    Anglais appellent splass, les poles arabes gas-guelutu, et que nous autres Franais, qui vou-drions bien tre potes, nous ne pouvons tra-duire que par une priphrase : Le bruit de l'eautombant dans l'eau.

    11 y avait plus d'un an que Raoul n'tait venuvoir son pre. Il avait pass tout ce temps chezM. le Prince.

    En effet, aprs toutes ces motions de laFronde dont nous avons autrefois essay de re-produire la premire priode, Louis de Condavait fait avec la cour une rconciliation publi-que, solennelle et franche. Pendant tout le tempsqu'avait dur la rupture de M. le Prince avecle roi, M. le Prince, qui s'tait depuis long-temps affectionn Bragelonne, lui avait vai-nement offert tous les avantages qui peuventblouir un jeune homme. Le comte de LaFore, toujours fidle ses principes deloyaut et de royaut, dvelopps un jour de-

    vant son fils dans les caveaux de Saint-Denis, lecomte de La Fre, au nom de son fils, avait

    toujours refus. Il y avait plus, au lieu de suivreM. de Cond dans sa rbellion, le vicomte avaitsuivi M. de Turenne, combattant pour le roi.

    Puis, lorsque M. de Turenne, son tour, avait

    paru abandonner la cause royale, il avait quittM. de Turenne, commeil avaitfaitdeM. deCond.Il rsultait de cette ligne invariable de conduite

    que, comme jamais Turenne et Cond n'avaientt vainqueurs l'un de l'autre que sous les dra-

    peaux duroi, Raoulavait, si jeune qu'il ft encore,dix victoires inscrites sur l'tat de ses services,et pas une dfaite dont sa fora voure et sa cons-cience eussent souffrir.

    Donc Raoul avait, selon le voeu de son pre,servi opinitrement et passivement la fortuneduroi Louis XIV, malgr toutes les tergiversa-tions, qui taient endmiques et, on peut dire,invitables cette poque.

    M. de Co id, rentr en grce, avait us de

    tout, d'abord de son privilge d'amnistie pourredemander beaucoup de choses qui lui avaientt accordes, et entre autres choses, Raoul.Aussitt M. le comte de La Fre, dans son bonsens inbranlable, avait renvoy Raoul au

    prince de Cond.Un an donc s'tait coul depuis la dernire

    sparation du pre et du fils ; quelques lettresavaient adouci, mais non guri, les douleurs deson absence. On a vu que Raoul laissait Bloisun autre amour que l'amour filial.

    Mais rendons-lui cette justice que, sans le ha-sard et mademoiselle de Montalais, deux d-mons tentateurs. Raoul, aprs le message accom-

    pli, se ft mis galoper vers la demeure de son

    pre en retournant la tte sans doute, mais sanss'arrter un seul instant, et-il vu Louise lui ten-dre les bras.

    Aussi, la premire partie du trajet fut-elledonne par Raoul au regret du pass qu'il ve-nait de quitter si vite, c'est--dire l'amante;l'autre moi li l'ami qu'il allait retrouver, troplentement au gr de ses dsirs.

    Raoul trouva la porte du jardin ouverte etlana son cheval sous l'alle, sans prendre gardeaux grands bras que faisait, en signe dcolre,un vieillard vtu d'un tricot de laine violette etcoiff d'un large bonnet de velours rp.

    Ce vieillard, qui sarclait de ses doigts une plate-bande de rosiers nains et de marguerites, s'indi-gnait de voir un. cheval courir ainsi dans sesalles sables et ratisses.

    11hasarda mme un vigoureux hum ! qui fitretourner le cavalier. Ce fut alors un chan-

    gement de scne; car aussitt qu'il eut vu levisage de Raoul, ce vieillard se redressa et semita courir dans la direction de la maison avecdes grognements interrompus qui semblaienttre chez lui le paroxysme d'une joie folle.Raoul arriva aux curies, remit son cheval un

    petit laquais, et enjamba le perron avec une ar-deur qui et bien rjoui le coeur de son pre.

    Il traversa l'antichambre, la salle manger etle salon sans trouver personne ; enfin, arriv la porte de M. le comte de La Fre, il heurta

    impatiemment et entra presque sans attendre le

  • 12 LES TROIS MOUSQUETAIRES

    mot : Entrez! qui lui jeta une voix grave et douce

    tout la fois.Le comte tait assis devant une table cou-

    verte de papiers et de livres; c'tait bien tou-

    jours le noble et le beau gentilhomme d'autre-

    fois, mais le temps avait donn sa noblesse, sa beaut, un caractre plus solennel et plusdistinct. Un front blanc et sans rides sous ses

    longs cheveux plus blancs que noirs, un oeil

    perant et doux sous des cils de jeune homme,la moustache fine et peine grisonnante, en-cadrant des lvres d'un modle pur et dlicat,comme si jamais elles n'eussent t crispes parles passions mortelles; une taille droiteet souple,une main irrprochable mais amaigrie, voil

    quel tait encore l'illustre gentilhomme donttant de bouches illustres avaient fait l'loge sousle nom d'Athos. Il s'occupait alors de corriger les

    pages d'un cahier manuscrit, tout entier remplide sa main.

    Raoul saisit son pre par les paules, par le

    cou, comme il put, et l'embrassa si tendrement,si rapidement, que le comte n'eut pas la force nile temps de se dgager, ni de surmonter sonmotion paternelle.

    Vous ici, vous voici, Raoul! dit-il. Est-cebien possible?

    Oh ! Monsieur. Monsieur, quelle joie devous revoir!

    Vous ne me rpondez pas, vicomte. Avez-vous un cong pour tre Blois, ou bien est-ilarriv quelque malheur Paris?

    Dieu merci ! Monsieur, rpliqua Raoul ense calmant peu peu, il n'est rien arriv qued'heureux; le roi se marie, comme j'ai eu l'hon-neur de vous le mander dans ma dernire lettre,et il part pour l'Espagne. Sa Majest passerapar Blois.

    Pour rendre visite MONSIEUR? Oui, monsieur le comte. Aussi, craignant

    de le prendre l'improviste, ou dsirant luitre particulirement agrable, M. le Princem'a-t-il envoy pour prparer les logements.

    Vous avez vu MONSIEUR? demanda le comtevivement.

    J'ai eu cet honneur. Au chteau? Oui, Monsieur, rpondit Raoul en baissant

    les yeux, parce que, sans doute, il avait sentidans l'interrogation du comte plus que de lacuriosit.

    Ah ! vraiment, vicomte?... Je vous fais com-

    pliment.Raoul s'inclina. Mais vous avez encore vu quelqu'un

    Blois? Monsieur, j'ai vu Son Altesse Royale MA-

    DAME. Trs-bien. Ce n'est pas de MADAME que je

    parle.Raoul rougit extrmement et ne rpondit

    point. Vous ne m'entendez pas, ce qu'il parait,

    monsieur le vicomte? insista M., de La Fresans accentuer plus nerveusement sa question,mais en forant l'expression un peu plus svrede son regard.

    Je vous entends parfaitement, Monsieur,

    rpliqua Raoul, et si je prpare ma rponse, ce

    n'est pas que je cherche un mensonge, vous le

    savez, Monsieur. Je sais que vous ne mentez jamais. Aussi,

    je dois m'tonner que vous preniez un si long

    temps pour me dire : Oui ou Non. Je ne puis vous rpondre qu'en vous com-

    prenant bien, et si je vous ai bien compris, vous

    allez recevoir eu mauvaise part mes premiresparoles. 11 vous dplat, sans doule, monsieur le

    comte, que j'aie vu... Mademoiselle de La Vallire, n'est-ce pas? C'est d'elle que vous voulez parler, je le

    sais bien, monsieur le comte, dit Raoul avec une

    inexprimable douceur. Et je vous demande si vous l'avez vue. Monsieur, j'ignorais absolument, lorsque

    j'entrai au chteau, que mademoiselle de LaVallire pt s'y trouver; c'est seulement en m'en

    retournant, aprs ma mission acheve, que lehasard nous a mis en prsence. J'ai eu l'honneurde lui prsenter mes respects.

    Comment s'appelle le hasard qui vous aruni mademoiselle de La Vallire?

    Mademoiselle de Montalais, Monsieur. Qu'est-ce que mademoiselle de Montalais? Une jeune personne que je ne connaissais

    pas, que je n'avais jamais vue. Elle est filled'honneur de MADAME.

    Monsieur le vicomte, je ne pousserai pasplus loin mon interrogatoire, que je me reprochedj d'avoir fait durer. Je vous avais recommandd'viter mademoiselle de La Vallire, el de ne lavoir qu'avec mon autorisation. Oh! je sais quevous m'avez dit vrai, et que vous n'avez pas faitune dmarche pour vous rapprocher d'elle. Lehasard m'a fait du tort; je n'ai pas vous ac-cuser. Je me contenterai donc de ce que je vousai dj dit concernant cette demoiselle. Je ne lui

    reproche rien, Dieu m'en est tmoin; seulementil n'entre pas dans mes desseins que vous fr-

    quentiez sa maison. Je vous prie encore une

    fois, mon cher Raoul, de l'avoir pour entendu.On et dit que l'oeil si limpide et si pur do

    Raoul se troublait , cette parole. Maintenant, mon ami, continua le comte

    avec son doux sourire et sa voix habituelle, par-lons d'autre chose. Vous retournez peut-tre votre service?

    Non, Monsieur, je*n'ai plus qu' demeurer

    auprs de vous tout aujourd'hui. M. le Princene m'a heureusement fix d'autre devoir quecelui-l, qui tait si bien d'accord avec mes d-sirs.

    Le roi se porte bien ? A merveille. Et M. le Prince aussi ? Comme toujours, Monsieur.Le comte oubliait Mazarin : c'tait une vieille

    habitude. Eh bien! Raoul, puisque vous n'tes plus

    qu' moi, je vous donnerai, de mon ct, toute

    ma journe. Embrassez-moi... encore... encore...

    Vous tes chez vous, vicomte... Ah! voil notre

    vieux Grimaud!... Venez, Grimaud, M. le vicomte

    veut vous embrasser aussi-.

  • LE VICOMTE DE BRAGELONNE 13

    Le grand vieillard ne se le fit pas rpter; il

    accourait les bras ouverts. Raoul lui pargna lamoiti du chemin.

    Maintenant, voulez-vous que nous passionsau jardin, Raoul? Je vous montrerai le nouveau

    logement que j'ai fait prparer pour vous vos

    congs, et, tout en regardant les plantations decet hiver et deux chevaux de main que j'aichangs, vous me donnerez des nouvelles denos amis de Paris.

    Le comte ferma son manuscrit, prit le bras du

    jeune homme et passa au jardin avec lui.Grimaud regarda mlancoliquement partir

    Raoul, dont la tte effleurait presque la tra-verse de la porte, et, tout en caressant sa royaleblanche, il laissa chapper ce mot profond :

    Grandi !

    OU IL SERA PARL DE CROPOLI, DE CROPOLIS ET

    D'UN GRAND PEINTRE INCONNU.

    Tandis que le comte de La Fre visite avecRaoul les nouveaux btiments qu'il a fait btir,et les chevaux neufs qu'il a fait acheter, noslecteurs nous permettront de les ramener laville de Blois et de les faire assister au mouve-ment inaccoutuni qui agitait la ville.

    C'tait surtout dans les htels que s'tait faitsentir le contre-coup de la nouvelle apporte parRaoul.

    En effet, le roi et la cour Blois, c'est--direcent cavaliers, dix carrosses, deux cents chevaux,autant de valets que de matres, o se caseraittout ce inonde, o se logeraient tous ces gentils-hommes des environs qui allaient arriver dansdeux ou trois heures peut-tre, aussitt que lanouvelle aurait largi le centre de son retentisse-ment, comme ces circonfrences croissantes queproduit la chute d'une pierre lance dans l'eaud'un lac tranquille?

    Blois, aussi paisible le matin, nous l'avons vu,que le lac le plus calme du monde, l'annoncede l'arrive royale, s'emplit soudain de tumulteet de bourdonnement.

    Tous les valets du chteau, sous l'inspectiondes officiers, allaient en ville qurir les provi-sions, et dix courriers cheval galopaient versles rserves de Chambord pour chercher le gibier,aux pcheries du Beuvron pour le poisson, auxserres de Chaverny pour les fleurs et pour lesfruits.

    On tirait du garde-meuble les tapisseries pr-cieuses, les lustres grands chanons dors; unearme de pauvres balayaient les cours et lavaientles devantures de pierre, tandis que leurs fem-mes foulaient les prs au del de la Loire pourrcolter des jonches de verdure et de fleurs des

    champs. Toute la ville, pour ne pas demeurer au-dessous de ce luxe de propret, faisait sa toilette grands renforts de brosses, de balais et d'eau.

    Les ruisseaux de la ville suprieure, gonfls parces lotions continues, devenaient fleuves au basdel ville, et le pelil pav, parfois trs-boueux,il faut le dire, se nettoyait, se diauiaulait auxrayons amis du soleil.

    Enfin, les musiques se prparaient, les tiroirs

    se vidaient; on accaparait chez les marchandscires, rubans et noeuds d'pes : les mnagresfaisaient provision de pain, de viandes et d'pi-ces. Dj mme bon nombre de bourgeois, dontla maison tait garnie comme pour soutenir un

    sige, n'ayant plus s'occuper de rien, endos-saient des habits de fte et se dirigeaient vers la

    porte de la ville pour tre les premiers signalerou voir le cortge. Ils savaient bien que le roin'arriverait qu' la nuit, peut-tre mme au matinsuivant. Mais qu'est-ce que l'attente, sinon unesorte de folie, et qu'est-ce que la folie, sinon unexcs d'espoir?

    Dans la ville basse, cent pas peine du ch-teau des tats, entre le mail et le chteau, dansune rue assez belle qui s'appelait alors rue Vieille,et qui devait en effet tre bien vieille, s'levait unvnrable difice, pignon aigu, forme trapueet large, orn de trois fentres sur la rue au pre-mier tage, de deux au second, et d'un petit oeil-de-boeuf au troisime.

    Sur les cts de ce triangle on avait rcemmentconstruit un paralllogramme assez vaste qui em-

    pitait sans faon sur la rue, selon les us tout fa-miliers de l'dilil d'alors. La rue s'en voyait bienrtrcie d'un quart, mais la maison s'en trouvait

    largie de prs de moiti; n'est-ce pas l une

    compensation suffisante?Une tradition voulait que celte maison pi-

    gnon aigu ft habite, du temps de Henri III, parun conseiller des tats que la reine Catherine tait

    venue, les uns disent visiter, les autres trangler.Quoi qu'il en soit, la bonne dame avait d poserun pied circonspect sur le seuil de ce btiment.

    Aprs le conseiller mort par strangulation oumort naturellement, il n'importe, la maison avaitt vendue, puis abandonne, enfin isole desautres maisons de la rue. Vers le milieu du r-

    gne de Louis XIII seulement, un Italien nomm

    Cropoli, chapp des cuisines du marchal d'An-

    cre, s'tait venu tablir en cette maison. 11y avaitfond une petite htellerie o se fabriquait unmacaroni tellement raffin, qu'on en venait qu-rir ou manger l de plusieurs lieues la ronde.

    L'illustration de la maison tait venue de ce

    que la reine Marie de Mdicis, prisonnire commeon sait, au chteau des Etals, en avait envoychercher une fois.

    C'tait prcisment le jour o elle s'tait va-de par la fameuse fentre. Le plat de macaronitait rest sur la table, effleur seulement par labouche royale.

    De cette double faveur faite la maison trian-

    gulaire, d'une strangulation et d'un macaroni,l'ide tait venue au pauvre Cropoli de nommerson htellerie d'un titre pompeux. Mais sa qua-lit d'Italien n'tait pas une recommandation ence temps-l et son peu de fortune, soigneusementcache, l'empchait de se mettre trop en vi-dence.

    , Quand il se vit prs de mourir, ce qui arrivaen 1643, aprs la mort du roi Louis XIII, il litvenir son fils, jeune marmiton de la plus belle

    esprance, et, les larmes aux yeux, il lui recom-manda bien de garder le secret du macaroni, defranciser son nom, d'pouser une Franaise, et

    enfin, lorsque l'horizon politique serait clbar-

  • 14 LES TROIS MOUSQUETAIRES

    rass des nuages qui le couvraient, on pratiquaitdj cette poque cette figure fort en usage denos jours dans les premiers Paris et a la chambre,de faire tailler par le forgeron voisin une belle

    enseigne,, sur laquelle un fameux peintre qu'ildsigna tracerait deux portraits de la reine avecces mots en lgende : AUX MDICIS.

    Le bonhomme Cropoli, aprs ces recomman-dations, n'eut que la force d'indiquer son jeunesuccesseur une chemine sous la dalle de laquelleil avait enfoui miile louis de dix francs, et il ex-

    pira .

    Cropoli. fils, en homme de coeur, supporta la

    perle avec rsignation et le gain sans insolence.11 commena par accoutumer le public fairesonner si peu l'i final de son nom. que, la com-

    plaisance gnrale aidant, on ne l'appela plusque M. Cropole, ce qui est un nom tout franais.

    Ensuite il" se maria, ayant justement sous lamain une petite Franaise dont il lailamoureux,et aux parents de laquelle if arracha une dot rai-sonnable en montrant le dessous de la dalle dela chemine.

    Ces deux premiers points accomplis, il se mit la recherche du peintre qui devait faire l'en-

    seigne.Le peintre fut bientt trouv.C'tait un vieil Italien, mule des Raphal et

    des Carrache, mais mule malheureux. Il se di-sait de l'cole vnitienne, sans doute parce qu'ilaimait fort la couleur. Ses ouvrages, dont jamaisil n'avait vendu un seul, tiraient l'oeil cent paset dplaisaient formidablement aux bourgeois,si bien qu'il avait fini par ne plus rien faire.

    Il se vantait toujours d'avoir peint une salle debain pour madame la marchale d'Ancre, et se

    plaignait que cette salle et t brle lors dudsastre du marchal.

    Cropoli, en sa qualit de compatriote, tait in-

    dulgent pour Piltrino. C'tait le nom de l'artiste.Peut-tre avait-il vu les fameuses peintures dela salle de bain. Toujours esl-il qu'il avait dansune telle estime, A'oire dans une telle amiti, lefameux Pittrino, qu'il le relira chez lui.

    Piltrino, reconnaissant el nourri de macaroni,apprit propager la rputation de ce mets na-

    tional, et, du temps de son fondateur, il avaiL

    rendu, par sa langue infatigable, des services

    signals la maison Cropoli.En vieillissant, il s'attacha au fils comme au

    pre et, peu peu, devint l'espce de surveillantd'une maison o sa probit intgre, sa sobrit

    reconnue, sa chastet proverbiale, et mille au-tres vertus que nous jugeons inutile d'numrer

    ici, lui donnrent place au foyer, avec droit

    d'inspection sur les domestiques. En outre, c'-tait lui qui gotait le macaroni, pour maintenirle got pur de l'antique tradition ; il faut dire

    qu'il ne pardonnait pas un grain de poivre de

    plus ou un atome de parmesan en moins. Sa

    joie fut bien grande le jour o, appel parta-ger le secret de Crapole fils, il fut charg de

    de peindre la fameuse enseigne.On le vit fouiller avec ardeur clans une vieille

    bote, o il retrouva des pinceaux un peu man-

    gs par les rais, mais encore passables, des cou-leurs dans des vessies peu prs dessches, de

    l'huile de lin dans une bouteille, et une palettequi avait appartenu autrefois au Bronzino, cediou de la pitloure, comme disait, dans son en-thousiasme toujours juvnile, l'artiste ultra-montain.

    Piltrino tait grandi de toute la joie d'une r^-habili talion.

    11 fit comme avait fait Raphal, il changea demanire et peignit, la faon d'Albane, deux-desses plutt que deux reines. Ces dames illus-tres taient tellement gracieuses sur l'enseigne,elles offraient aux regards tonns un tel as-

    semblage de lis et de roses, rsultat enchanteurdu changement de manire de Pitlrino; elles af-fectaient des poses de sirnes tellement anacron-

    liques, que le principal chevin, lorsqu'il fut ad-mis voir ce morceau capital dans la salle de

    Cropole, dclara tout de suite que ces damestaient trop belles et d'un charme trop anim

    pour figurer comme enseigne la vue des pas-sants.

    Son Altesse Royale MONSIEUR, fut-il dit Pit-

    trino, qui vient souvent dans cette ville, ne s'ar-

    rangerait pas de voir son illustre mre aussi peuylue, et il vous enverrait aux oubliettes des

    Etals, car il n'a pas toujours le coeur tendre, ce

    glorieux prince. Effacez donc les deux sirnes oula lgende, sans quoi je vous interdis l'exhibi-tion de l'enseigne. Cela est dans votre intrt,matre Cropole, et dans le vtre, seigneur Pit-lrino.

    Que rpondre cela? 11 fallut remercier l'-chevin de sa gracieuset; c'est ce que lit Cro-

    pole.Mais Pitlrino demeura sombre el du.11 sentait bien ce qui allait arriver.L'dile ne fut pas plutt parti, que Cropole, se

    croisai] l les bras :--Eh bien! matre, dit-il, qu'allons-nous

    faire? Nous allons ter la lgende, dit tristement

    Pittrino. J'ai la du noir d'ivoire excellent; cesera l'ait en un tour de main, et nous remplace-rons les Mdicis par les Nymphes ou les Sirnes,comme il vous plaira.

    = lion pas, Ct.iu ^ropOxe, a voiontc oe mon

    pre ne serait pas remplie. Mon pre tenait... Il tenait aux figures, dit Piltrino. 11 tenait la lgende, dit Cropole. La preuve qu'il, lenail aux figures, c'esL qu'il

    les avait commandes ressemblantes, et elles Je

    sont, rpliqua Pitlrino. Oui, mais si elles ne l'eussent pas t, qui

    les et reconnues sans la lgende? Aujourd'huimme que la mmoire des Blaisois s'oblitre un

    peu l'endroit de ces personnes clbres, quireconnatrait Catherine et Marie sans ces mots :Aux Mdicis ?

    Mais enfin, mes figures? dit Piltrino dses-

    pr, car il sentait que le petit Cropole avaitraison. Je ne veux pas perdre le fruit de montravail.

    Je neveux pas que vous alliez en prison etmoi dans les oubliettes.

    Effaons Mdicis, dit Pittrino suppliant. Non, rpliqua fermement Cropole. 11 me

    vient une ide, une ide sublime... votre peinture

  • LE VICOMTE DE BRAGELONNE 15

    paratra, et ma lgende aussi...Mdici ne veut-il

    pas dire mdecin en ilalien? Oui, au pluriel. Vous m'allez donc commander une autre

    plaque d'enseigne chez le forgeron ; vous y pein-drez six mdecins, et vous crirez dessous : Aux

    Mdicis... ce qui fait un jeu de mots agrable.~ Six mdecins! Impossible! Et la composi-

    tion! s'cria Piltrino. Cela vous regarde, mais il en. sera ainsi, je

    le veux, il le faut. Mon macaroni brle.Cette raison tait premptoire; Pittrino obit.

    Il composa l'enseigne des six mdecins avec la

    lgende; l'chevin applaudit et autorisa.

    L'enseigne eut par la ville un succs fou. Ce

    qui prouve bien que la posie a toujours eu tort

    devant les bourgeois, comme dit Pitlrino.

    Cropole, pour ddomager son peintre ordinaire,accrocha dans sa chambre coucher les nym-phes de la prcdente enseigne, ce qui faisait

    rougir madame Cropole chaque fois qu'elle les

    regardait en se dshabillant le soir.Voil comment la maison au pignon eut une

    enseigne, voil comment, faisant fortune, l'htel-

    lerie des Mdicis fut force de s'agrandir du

    quadrilatre que nous avons dpeint. Voilcomment il y avait Blois une htellerie de cenom ayant pour propritaire matre Cropole et

    pour peintre ordinaire matre Piltrino.

    VI

    L INCONNU.

    Ainsi fonde et recommande par son enseigne,l'htellerie de matre Cropole marchait vers une

    solide prosprit.Ce n'tait pas une fortune immense que Cro-

    pole avait en perspective, mais il pouvait esprerde doubler les mille louis d'or lgus par son

    pre, dfaire mille autres louis de la vente delmaison el du fonds, et libre enfin, de vivre heu-reux comme un bourgeois de la ville.

    Cropole tait pre au gain, il accueillit en

    homme fou de joie la nouvelle de l'arrive du roiLouis XIV.

    Lui, sa-femme, Pittrino et deux marmitonsfirent aussitt main-basse sur tous les habitantsdu colombier, de la basse-cour el des clapiers, ensorte qu'on entendit danslcs cours de l'htelleriedes Mdicis au lanl de lamentations et de cris quejadis on en avait entendu dans Rama.

    Cropole n'avait pour le moment qu'un seul

    voyageur.C'tait un homme de trente ans peine, beau,

    grand, austre, ou plutt mlancolique danschacun de ses gestes et de ses regards.

    Il tait vtu dJun habit de velours noir avecdes garnitures de jais; un col blanc, simplecomme celui des puritains les plus svres, faisaitressortir la teinte mate et fine de son cou pleinde jeunesse; une lgre moustache blonde cou-vrait peine sa lvre frmissante et ddai-

    gneuse.Il parlait aux gens en les regardant en face,

    sans affectation, il est vrai, mais sans scrupule;de sorte que l'clat de ses veux bleus devenait

    tellement insupportable que plus d'un regard sebaissait devant le sien, comme l'ait l'pe la plusfaible dans un combat singulier.-

    En ce temps o les hommes,' tous crs gauxpar Dieu, se divisaient,'grces aux prjugs, endeux castes distinctes, le gentilhomme et le ro-

    turier, comme ils se divisent rellement en deux

    races, la noire et la blanche, en ce temps, disons-

    nous, celui dont nous venons d'esquisser le por-trait ne pouvait manquer d'tre pris pour un

    gentilhomme, et de la meilleure race. Il ne fal-

    lait pour cela que consulter ses mains, longues,effiles et blanches, dont chaque muscle, chaqueveine, transparaissaient sous la peau au moin-dre mouvement, dont les phalanges rougissaient la moindre crispation.

    Ce- gentilhomme tait donc arriv seul chez

    Cropole. Il avait pris sans hsiter, sans rflchir

    mme, l'appartement le plus important, quel'htelier lui avait indiqu dans un but de rapa-cit fort condamnable, diront ls uns, fort loua-

    ble, diront les autres, s'ils admettent que Cro-

    pole ft physionomiste et juget les gens

    premire vue.Cet appartement tait celui qui composait

    toute la devanture de la vieille maison triangu-laire : un grand salon clair par deux fentresau premier tage, une petite chambre ct,une autre au-dessus.

    Or, depuis qu'il tait arriv, ce gentilhommeavait ii peine touch au repas qu'on lui avaitservi dans sa chambre. Il n'avait dit que deuxmots l'hte pour le prvenir qu'il viendrait un

    voyageur du nom de Parry, et recommander

    qu'on laisst monter ce voyageur.Ensuite, il avait gard un silence tellement

    profond, que Cropole en avait t presqueoffens, lui qui aimait les gens de bonne coin -

    pagnie.Enfin, ce gentilhomme, s'tait lev de bonne

    heure le matin du jour o commence cette his-

    toire, et s'tait- mis la fentre de son salon,assis sur le rebord et appuy sur la rampe du

    balcon, regardant tristement et opinitrementaux deux cts de la rue pour guetter sansdoute la venue de ce voyageur qu'il avait signal l'hte.

    Il avait vu, de celle faon., passer le petit cor-

    tge de MONSIEUR revenant de la chasse, puisavait savour de nouveau la profonde tranquil-lit de la ville, absorb qu'il tait dans sonattente.

    Tout coup, le remue-mnage des pauvresallant aux prairies, des courriers partant, deslaveurs de pav, des pourvoyeurs do la maison

    royale, des courtauds de boutique effarouchset bavards, des chariots en branle, des coiffeurs

    en course et des pages en corve; ce tumulte etce vacarme l'avaient surpris, mais sans qu'ilperdit rien de celte majest impassible et su-

    prme qui donne l'aigle et au lion ce coupd'oe' serein et mprisant au milieu des hourraset des trpignements des chasseurs ou des cu-

    rieux.Bientt les cris des victimes gorges dans la

    basse-cour, les pas presss de madame Cropoledans le petit escalier de bois si lroit et si so-

  • 16 LES TROIS MOUSQUETAIRES

    nore, les allures bondissantes de Pittrino, qui,le matin encore, fumait sur la porte avec le

    flegme d'un Hollandais, tout cela donna au

    vojrageur un commencement de surprise et d'a-

    gitation.Comme il se levait pour s'informer, la porte

    de la chambre s'ouvrit. L'inconnu pensa quesans doute on lui amenait.le voyageur si impa-tiemment attendu.

    Il fit donc, avec une sorte de prcipitation,trois pas vers cette porte qui s'ouvrait.

    Mais au lieu de la figure qu'il esprait voir, cefut matre Cropole qui apparut, et derrire lui,dans la pnombre de l'escalier, le visage assez

    gracieux, mais rendu trivial par la curiosit, demadame Cropole, qui donna un coup d'oeil fur-tif au beau gentilhomme et disparut.

    Cropole s'avana l'air souriant, le bonnet la

    main, plutt courb qu'inclin.Un geste de l'inconnu l'interrogea sans qu'au-

    cune parole ft prononce. Monsieur,-dit Cropole, je venais demander

    comment... dois-je dire : votre seigneurie, oumonsieur le comte, ou monsieur le marquis?...

    Dites monsieur, et dites vite, rpondit l'in-connu avec cet accent hautain qui n'admet nidiscussion ni rplique.

    Je venais donc m'i-nformer comment Mon-sieur avait pass la nuit, el si Monsieur taitdans l'intention de garder cet appartement.

    Oui. Monsieur, c'est qu'il arrive un incident sur

    lequel nous n'avions pas.compt. Lequel? Sa Majest Louis XIV entre aujourd'hui

    dans notre, ville et s'y repose un jour, deux

    jours peutrtre.Un vif lonnement se peignit sur le visage

    de l'inconnu. Le roi de France vient Blois? 11est en route, Monsieur. Alors, raison de plus pour que je reste, dit

    l'inconnu. Fort bien, Monsieur; mais Monsieur garde-

    t-il tout l'appartement ? Je ne vous comprends pas. Pourquoi aurais-

    je aujourd'hui moins que je n'ai eu hier? Parce que, Monsieur, votre seigneurie me

    permettra de le lui dire, hier je n'ai pas d,lorsque vous avez choisi votre logis, fixer un

    prix quelconque qui et fait croire votre

    seigneurie que je prjugeais ses ressources...tandis qu'aujourd'hui...

    L'inconnu rougit. L'ide lui vint sur-le-champqu'on le souponnait pauvre et qu'on l'insultait.

    Tandis qu'aujourd'hui, reprit-il froidement,vous prjugez?

    Monsieur, je suis un galant homme, Dieumerci! et, tout htelier que je paraisse tre, il ya en moi du sang de gentilhomme; mon pretait serviteur et officier de feu M. le marchal

    d'Ancre. Dieu veuille avoir son me!... Je ne vous conteste pas ce point, Monsieur;

    seulement, je dsire savoir, et savoir vite, quoitendent vos questions.

    Vous tes, Monsieur, trop raisonnable

    pour ne pas comprendre que notre ville est

    petite, que la cour va l'enrichir, que les maisons

    regorgeront d'habitants, et que par consquent,les loyers vont acqurir unevaleurconsidrable.

    L'inconnu rougit encore. Faites vos conditions, Monsieur, dit-il. Je les fais avec scrupule, Monsieur, parce

    je cherche un gain honnte et que je veux faireune affaire sans tre incivil o grossier dansmes dsirs... Or, l'appartement que Vous occupezest considrable; et vous tes seul...

    Cela me regarde. Oh! bien certainement; aussi je ne con-

    gdie pas Monsieur.Le sang afflua aux tempes de l'inconnu ; il

    lana sur le pauvre Cropole, descendant d'unofficier de M. le marchal d'Ancre, un regard

    qui l'et fait rentrer sous cette fameuse dalle dela chemine, si Cropole n'et pas t viss sa

    place par la question de ses intrts. Voulez-vous queje parte? dit-il; expliquez-

    vous, mais proptement. Monsieur, Monsieur, vous ne m'avez pas

    compris. C'est fort dlicat, ce que je fais; mais jem'exprime mal, ou peut-tre, comme Monsieurest tranger, ce que je reconnais l'accent.-..

    En eli'et, l'inconnu parlait avec le lger gras-

    seyement que est le caractre principal de

    l'accentuation anglaise, mme chez les hommes

    de cette nation qui parlent le plus purement le

    franais.-

    Comme Monsieur est tranger, dis-je, c'est

    peut-tre lui qui ne saisit pas les nuances demon discours. Je prtends que Monsieur pour-rait abandonner une ou deux des trois picesqu'il-occupe, ce qui diminuerait son loyer de

    beaucoup et soulagerait ma conscience; en effet,il est dur d'augmenter draisonnablement le

    prix des chambres, lorsqu'on a l'honneur de lesvaluer un prix raisonnable.

    Combien le loyer depuis hier? Monsieur, un louis, avec la nourriture et le

    soin du cheval. Bien. Et celui d'aujourd'hui? Ah! voil la difficult. Aujourd'hui c'est le

    jour d'arrive du roi; si la cour vient pour la

    couche, le jour de loyer compte. 11 en rsulte

    que trois chambres deux louis la pice font sixlouis. Deux louis, Monsieur, ce n'est rien, maissix louis sont beaucoup.

    L'inconnu, de rouge qu'on l'avait vu, tait

    devenu trs-ple.Il tira de sa poche, avec une bravoure hro-

    que, une bourse brode d'armes qu'il cacha

    soigneusement dans le creux de sa main. Cette

    bourse tait d'une maigreur, d'un llasque, d'uncreux qui n'chapprent pas l'oeil de Cropole.

    L'inconnu vida cette bourse dans sa main.Elle contenait trois louis doubles, qui faisaientune valeur de six louis, comme l'htelier le de-mandait. '

    Toutefois, c'tait sept que Cropole avait exigs.11 regarda donc l'inconnu comme pour lui

    dire : Aprs? Il reste un louis, n'est-ce pas, matre hte-

    lier? Oui, Monsieur, mais...L'inconnu fouilla dans la poche de son haut-

    V. AUBIAD. Imprimerie de Lagny.

  • LE VICOMTE DE BRAGELONNE

    Prparatifs de la rception de Louis XY Blois.

    de-chausses et la vida; elle renfermait un petitportefeuille, une clef d'or et quelque monnaieblanche.

    De cette monnaie il composa le total d'unlouis.

    Merci, Monsieur, dit Cropole. Maintenant,il me reste savoir si Monsieur compte habiterdemain encore son appartement, auquel cas jel'y maintiendrais ; tandis que si Monsieur n'ycomptait pas, je le promettrais aux gens de Sa

    Majest qui vont venir. C'est juste, fit l'inconnu aprs un assez long

    silence , mais comme je n'ai plus d'argent, ainsi

    que vous l'avez pu voir, comme cependant jegarde cet appartement, il faut que vous vendiezce diamant dans la ville ou que vous le gardiezen gage.

    Cropole regarda si longtemps le diamant, quel'inconnu se hta de dire :

    Je prfre que vous le vendiez, Monsieurcar il vaut trois cents pistoles. Un juif, y, a-t-Uun juif dans Blois? vous en donnera deux cents,cent cinquante mme ; prenez ce qu'il vous en

    donnera, ne dt-il vous eu offrir que le prix de

    votre logement. Allez ! Oh ! Monsieur, s'cria Cropole, honteux de

    l'infriorit subite que lui rtorquait l'inconnu

    par cet abandon si noble et si dsintress,comme aussi par cette inaltrable patience en-

    vers tant de chicanes et de soupons ; oh ! Mon-

    sieur, j'espre bien qu'on ne vole pas Blois

    comme vous le paraissez croire, et le diamant

    s'levanl ce que vous dites...L'inconnu foudroya encore une fois Cropole

    de son regard azur. Je ne, m'y connais pas, Monsieur, croyez-le

    bien, s'cria celui-ci. Mais les joailliers s'y connaissent, inter-

    3' LIVRAISON (133 des Mousquetaires). Proprit de MM. Mieliel Lvyfrres.

  • 18 LES TROIS MOUSQUETAIRES

    rogez-les, dit l'inconnu. Maintenant, je crois

    que nos comptes sont termins, n'est-il pas vrai,monsieur l'hte ?

    Oui, Monsieur, et mon regret profond,,car j'ai peur d'avoir offense Monsieur.

    Nullement, rpliqua l'inconnu avec la ma- ;

    jest de la toute-puissance. Ou d'avoir paru coreher un -noble voya-

    geur... Faites la part, Monsieur, del ncessit. N'en parlons plus, vous dis-je, et veuillez

    me laisser chez moi.

    Cropole s'inclina profondment et partit avecun air gar qui accusait chez lui un coeur exccl- .lent et du remords vritable.

    L'inconnu alla fermer lui-mme la porte, re-

    garda quand il fut seul le fond de sa bourse, oil avait pris un petit sac de soie renfermant le

    diamant, sa ressource unique.Il interrogea aussi le vile de ses poches, re-

    garda les papiers de son portefeuille, et se con-

    vainquit de l'absolu dnifknent o -il. al'lait setrouver. j

    Alors il leva les yeux ,au ciel avec un sublimemouvement de calme et de dsespoir, essuya desa main tremblainite .quelques gouttes de sueur

    qui sillonnaient son nMe front, et reporta surla terre un regard aiagure empreint d'une ma-jest divine,.

    L'orage venait ide passer loin de lui, peut-treavait-il pri -

  • LE VICOMTE DE BRAGELONNE m

    mires, de tumulte et de brillantes images. Il est roi, lui ! murmura-t-il avec un accent

    de dsespoir et d'angoisses qui dut monter jus-

    qu'au pied du trne d Dieu.

    Puis, avant qu'il ft revenu de sa sombre'r-

    verie, tout ce bruit, toute cette splendeur s'va-nouirent. A l'angle de la rue' il ne resta plus au-dessous de l'tranger que des voix discordanteset enroues qui criaient encore par intervalles :Vive le roi !

    II resta aussi les six chandelles que tenaientles habitants de l'htellerie des- Mdicis, savoir :deux chandelles pour Cropole, une pour Pittrino,une pour chaque marmiton.

    Cropole ne cessait de rpter : Qu'il est bien, le roi, et qu'il

    1ressemble feu son illustre pre!

    En beau, disait Pittrino. El qu'il a une fi're mine! ajoutait madame

    Cropole dj en promiscuit de commentairesavec les voisins et les voisines.

    Cropole alimentait ces propos de ses observa-tions personnelles, sans remarquer qu'un vieil-lard pied, mais tranant un petit cheval irlan-dais par la bride, essayait de fendre un groupede femmes et d'hommes qui stationnait devantles Mdicis.

    Mais en ce moment la voix de ''frang'cr se fitentendre- la fentre..

    Faites donc en sorte, monsieur l'htelier,qu'on puisse arriver jusqu'il votre maison.

    Cropole se retourna, vit alors seulement le

    vieillard, et lui fit faire passage.La fentre se ferma.Pitlrino indiqua le chemin au nouveau venu,

    qui entra sans profrer une parole.L'tranger l'attendait sur le palier, il ouvrit ses

    bras au vieillard et le conduisit un sig, maiscelui-ci rsista.

    Oh! non pas, non pas, milord, dit-il. M'as-seoir devant vous! jamais!

    Parry, s'cria le gentilhomme, je vous en

    supplie... vous qui venez d'Angleterre... de siloin! Ah! ce n'est pas votre ge qu'on devraitsubir des fatigues pareilles celles de mon ser-vice. Reposez-vous...

    J'ai ma rponse vous donner avant, tout,.milord.

    Parry... je t'en conjure, ne me dis rien...

    car si la nouvelle oui t bonne, tu ne commen-mencerais pas ainsi ta phrase. Tu prends un d-

    tour, c'est que la nouvelle est mauvaise. Milord, dit le vieillard, ne vous' hlez pas

    de vous alarmer. Tout n'est pas perdu, je l'es-

    pre. C'est de la volont, de la persvrance qu'ilfaut, c'est surtout de la rsignation.

    Parry, rpondit le jeune homme, je suis

    venu- ici seul, travers mille piges et mille p-rils : crois-tu ma volon l? J'ai mdi t ce voyagedix ans, malgr tous les conseils et tous les obs-tacles : crois-tu ma persvrance? J'ai vendu cesoir le dernier diamant de mon pre, car je n'a-vais plus de quoi payer mon gle, et l'hte m'al-lait chasser.

    Parry fit un geste d'indignation auquel le jeunehomme rpondit par une pression de main'ct unsourire.

    J'a