le roman noir américain laclos - ehesscespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf ·...

32
À l’Odéon :Tombeau de François Mitterrand 3:HIKMOC=ZUX]UU:?b@k@d@p@a; M 02425 - 1035 - F: 3,80 E 1035. DU 1 er AU 15 AVRIL 2011. PRIX : 3,80 (F. S.: 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493 et la vérité d’Œdipe Slavoj Žižeck Le Marcel Proust de Walter Benjamin et La Fin des Temps Laclos et Les Liaisons dangereuses Le roman noir américain Michel Foucault

Upload: others

Post on 31-Dec-2019

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

À l’Odéon : Tombeau de François Mitterrand

3:HIKMOC=ZUX]UU:?b@k@d@p@a;M 02425 - 1035 - F: 3,80 E

1035. DU 1er AU 15 AVRIL 2011. PRIX : 3,80 € (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493

et la vérité d’Œdipe

Slavoj Žižeck

Le Marcel Proust de Walter Benjamin

et La Fin des Temps

Lacloset Les Liaisons dangereuses

Le roman noir américain

Michel Foucault

Page 2: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

2

D’UNE QUINZAINE À L’AUTRE

EXPOSITIONS

REMBRANDT AU MUSÉE DU LOUVRE

Du 21 avril au 18 juillet, le musée du Louvreaccueille l’exposition « Rembrandt et la figure duChrist » qui met en exergue Les Pèlerins d’Emmaüs,autour duquel gravitent différentes représentationsdu Christ, de la main de Rembrandt et de ses élèves.Mais à qui donc pouvait vraiment ressembler leChrist ? Cette question, qui semble avoir reçujusque-là une réponse unique, Rembrandt la posede nouveau en plein Siècle d’or. Rembrandt vise àreprésenter l’émotion éprouvée et suscitée par leChrist, faisant du corps de celui-ci la matière dessentiments. Visage, corps, silhouette générale,autant d’éléments qui composent la « figure » duChrist telle que l’imagine Rembrandt. Pour donnerdavantage de réalisme à sa représentation,Rembrandt aurait fait poser un jeune homme de lacommunauté juive d’Amsterdam dans son atelier,et se serait par la suite inspiré de ces études, peintesou dessinées par lui et ses élèves, dans sa peintured’histoire. Cette démarche singulière met en jeul’originalité de Rembrandt, les motivations propre-ment artistiques d’une telle entreprise, la beauté quipeut en résulter, son importance en regard des com-mentaires (visuels et textuels) immensémentnombreux sur la figure du Christ… L’expositions’attache à mettre en avant les données essentiellesde ces questions, tout en insistant sur le tableau desPèlerins d’Emmaüs, un chef-d’œuvre du Louvrerécemment restauré.Hall Napoléon, sous la pyramide. Tous les jours,sauf le mardi, de 9 h à 18 h. Nocturnes jusqu’à 22 hles mercredi et vendredi.

L’AUTOMOBILE COMME ŒUVRE D’ART

Du 28 avril au 28 août, le musée des Arts décora-tifs, sis 107, rue de Rivoli, 75001 Paris, vous inviteà visiter l’exposition « L’automobile comme œuvred’art ». Parmi les grandes collections automobilesau monde, celle de Ralph Lauren est synonyme d’ex-cellence. Une sélection de ses plus prestigieusesvoitures de sport des années 1930 à nos jours est pré-sentée pour la première fois en Europe. Dix-septvoitures d’exception retracent ainsi les grandesétapes de l’histoire automobile européenne. Àtravers cette collection, Ralph Lauren démontre quel’automobile est un art majeur dessiné par les plusgrands noms : Bugatti, Alfa Romeo, Bentley,Mercedes-Benz, Jaguar, Porsche et, bien sûr, Ferrari,point culminant de cet ensemble exceptionnel.Assemblée patiemment depuis maintenant plusieursdécennies par le créateur, elle regroupe quelques-uns des plus extraordinaires fleurons de l’histoireautomobile européenne, avec pour dénominateurcommun la beauté, produit par la quête de la vitesseet des performances. Beauté de la ligne et descouleurs, des matériaux et du design, mais aussibeauté mécanique résultant de la recherche d’effi-cacité et de précision. Tous renseignements au 01.44.55.57.50. Métro :Palais-Royal.

COURBET À LA FONDATION MONA-BISMARCK

La fondation Mona-Bismarck expose, en partenariatavec l’Institut Courbet, trente-cinq toiles et desdessins de Gustave Courbet. Né le 10 juin 1819 àOrnans, près de Besançon (Doubs), et mort le31 décembre 1877 à La Tour-de-Peilz en Suisse,Courbet est le chef de file du courant réaliste. Sonréalisme fit même scandale. Engagé dans les mou-vements politiques de son temps, il a été l’un desélus de la Commune de 1871. On lui reprocha

d’avoir fait renverser la colonne Vendôme, il fut donccondamné à la faire relever à ses frais ; après avoirpurgé une peine de prison, il se réfugia en Suisse. Jusqu’au 4 juin, de 12 h à 18 h 30 (sauf lundi etdimanche) à la Mona Bismarck Foundation, 34, av.de New York, 75016 Paris. Tous renseignements au01.47.23.83.37. Entrée libre.

LECTURES, DÉBATS, RENCONTRES

WILFRIED NIPPEL À L’INSTITUT HISTORIQUE ALLEMAND

Le lundi 4 avril, à 18 h, l’Institut historiqueallemand, en coopération avec les Éditions de laMaison des sciences de l’homme, vous convie àvenir écouter l’historien allemand Wilfried Nippelqui propose un voyage à travers les siècles. Del’Athènes du Ve siècle avant J.-C. à la récente consti-tution européenne, Wilfried Nippel retrace le longparcours de ce concept politique fondamental. Ilentraîne le lecteur dans un passionnant voyage quile conduira de la Grèce de Périclès à la Rome répu-blicaine, puis dans l’Angleterre et les États-Unis desXVIIe et XVIIIe siècles, à Paris sous la Terreur et dansle Berlin des XIXe et XXe siècles – bref toute une sériede moments historiques singuliers où les acteurssociaux se sont réclamés des notions de démocratieet de liberté, et ont joué, de façon subtile etcomplexe, avec la référence à l’Antiquité grecque.La conférence aura lieu en présence de l’auteur, deson traducteur Olivier Mannoni, de Marcel Gauchetet Vincent Azoulay, spécialiste d’histoire ancienne.Le modérateur sera Hinnerk Bruhns. Au 8, rue du Parc-Royal, 75003 Paris. Entrée libre,réservation conseillée. Tél. : 01.44.54.23.80.

PARIS ET LES ÉCRIVAINS ALLEMANDS DE 1933 À 1940

Le 11 avril, l’Institut Goethe, sis 17, av. d’Iéna,75116 Paris, accueille un débat sur Paris, lieu d’exild’écrivains allemands de 1933 à 1940. À partir de1933, de nombreux écrivains allemands se réfu-gièrent à Paris, afin d’échapper à la persécutionnazie. En dépit de convictions politiques parfois fortdivergentes, beaucoup d’entre eux firent frontcommun contre la barbarie. À Paris, la création en1934 de la Bibliothèque des livres brûlés enAllemagne (Deutsche Freiheitsbibliothek) et, en1935, le premier Congrès international d’écrivainspour la défense de la culture, tous deux en grandepartie inspirés et organisés par l’écrivain AlfredKantorowicz, furent parmi les actions les plusremarquées sur le plan international.Entrée libre, réservation conseillée. Tél. : 01.44.43.92.30.

LE MULTICULTURALISME EN QUESTION

Le multiculturalisme est l’objet d’un vif débat àtravers toute l’Europe. Dans le sillage de la vaguesuscitée par le livre de Thilo Sarrazin, L’Allemagnecourt à sa perte (Deutschland schafft sich ab, 2010),les dirigeants d’outre-Rhin ont vite conclu àl’échec du multiculturalisme à l’allemande ;Britanniques et Français leur ont emboîté le pas.Pourquoi un tel acte de rupture ? Quels sont sesimpacts sur la citoyenneté moderne ? Allons-nousvers la fin du « vivre ensemble » qui est le « pimentmultiethnique » de ces sociétés ? Comment se posela question des différences à l’époque de lamobilité des frontières ? Autant de questions aucœur d’un vaste et épineux débat dont les politiquesne sauraient faire l’économie. Pour engager undébat de fond, cette séance réunira économistes,philosophes et anthropologues.

À l’Institut du monde arabe, le 14 avril, à 18 h 30,salle du Haut-Conseil.

ESCALES LITTÉRAIRES EN PACA

Le 13 avril, à 18 h 30, Denis Grozdanovitch, diplôméde l’Institut des hautes études cinématographiques,auteur de romans et d’essais et ancien sportif pro-fessionnel, est convié à parler de son dernier livreau Forum Harmonia Mundi, 20, place de Verdun,Aix-en-Provence. En 2002 il publie son premieressai, Petit traité de désinvolture (José Corti) qui aobtenu le prix de la Société des Gens de Lettres. Larecontre aura pour objet le dernier livre La SecrèteMélancolie des marionnettes (L’Olivier, janvier2011), « un livre où les débats d’idées se mêlent auxjeux de séduction auxquels se livrent les protago-nistes – occasions de savoureux marivaudages ».Entrée libre.

MUSIQUES D’ORIENT ET D’OCCIDENT

AL AÏTA OU LES VOLUTES DU CORPS ÉROTIQUE

Dans le lexique arabe classique, Al Aïta signifiel’appel, le cri. Ce genre musical traditionnel estprincipalement rattaché à des tribus marocainesd’origines ethniques arabes (les Banû-Hilal, BanûSouleim, les Arabes de Ma’âqil, Riyah, Zagbah, AlOuthbj…), arrivées au Maroc au XIIe siècle. En plusde son caractère oral, al-Aïta a fait l’objet, histori-quement et culturellement, d’une dépréciation etd’un rejet, en raison de ses connotations érotiqueset du regard social porté sur la petite société descheikhates, les chanteuses et danseuses qui inter-prètent la Aïta. Pourtant, malgré la dépréciation donta fait l’objet la culture populaire et orale, elle consti-tue toujours un véritable trésor de la mémoire col-lective. Elle touche aujourd’hui un public de plusen plus large. Ouled El Bouaazzaoui est l’une destroupes musicales classiques les plus illustres dansl’interprétation du registre de la Aïta Marsaouiya,que l’on pourrait considérer comme un prolonge-ment réussi de la Aïta citadine, allant de Casablancajusqu’à Settat en passant par la région de la Chaouiaau centre du Maroc et sur la côte atlantique. Le samedi 9 avril, 20 h 30 à l’auditorium de l’IMA,1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75236 Paris. Tél. :01.40.51.38.38. Métro : Jussieu.

BRAHMS, SCHÖNBERG ET CHOPIN À L’INSTITUT GOETHE

Le pianiste Hardy Rittner, né en 1981, donnera unconcert à l’Institut Goethe à Paris. Il interpréteraBrahms, Schönberg et Chopin. Son interprétation deJohannes Brahms Early Piano Works (le premier aumonde exécuté sur instrument d’époque), ainsi quesa toute récente interprétation de l’intégrale des com-positions pour piano d’Arnold Schönberg ont reçudiverses récompenses. Hardy Rittner a obtenu en2009 le prestigieux prix Echo-Klassik, dans la caté-gorie artiste de la nouvelle génération, et en 2010,dans la catégorie enregistrement d’œuvres pourpiano seul des XXe et XXIe siècles. Le mardi 5 avril, 20 h, au Goethe-Institut, 17, av.d’Iéna, 75116 Paris. 10 € ; 5 € pour les titulaires dela Carte Goethe.

VAUDOU À LA FONDATION CARTIER

La fondation Cartier pour l’art contemporainaccueille, du 5 avril au 25 septembre, une exposi-tion consacrée au Vaudou. La scénographie estassurée par Enzo Mari.Au 261, bd Raspail, 75014 Paris. Tél : 01.42.18.56.50.

Page 3: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

3

SOMMAIRE DE LA QUINZAINE 1035

Direction : Maurice Nadeau.Réception des articles : Omar Merzoug (e-mail : [email protected] ou [email protected]).Comité de rédaction :Maïté Bouyssy, Nicole Casanova, Bernard Cazes, Norbert Czarny, Christian Descamps, Marie Étienne, SergeFauchereau, Lucette Finas, Jacques Fressard, Georges-Arthur Goldschmidt, Dominique Goy-Blanquet, Jean-Michel Kantor, JeanLacoste, Gilles Lapouge, Omar Merzoug, Vincent Milliot, Maurice Mourier, Pierre Pachet, Michel Plon, Hugo Pradelle, TiphaineSamoyault, Christine Spianti, Agnès Vaquin, Laurence Zordan.In Memoriam : Louis Arénilla (2003), Julia Tardy-Marcus (2002), Jean Chesneaux (2007), Anne Thebaud (2007), Louis Seguin (2008), André-Marcel d’Ans (2008), Anne Sarraute (2008).Arts : Georges Raillard, Gilbert Lascault. Théâtre : Monique Le Roux. Cinéma : Lucien Logette. Petits formats : Évelyne Pieiller.

Publicité littéraire : Au journal, 01 48 87 48 58.Rédaction : Tél. : 01 48 87 48 58 - Fax : 01 48 87 13 01. 135, rue Saint-Martin - 75194 Paris Cedex 04.Site Internet : www.quinzaine-litteraire.netPages d’informations : 01 48 87 48 58 Administration, Abonnements, Petites Annonces : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.

Un an : 65 € vingt-trois numéros – Six mois : 35 € douze numéros.Étranger : Un an : 86 € par avion : 114 €

Six mois : 50 € par avion : 64 € Prix du numéro au Canada : $ 7,75.Pour tout changement d’adresse : envoyer 1 timbre à 0,58 € avec la dernière bande reçue.Pour l’étranger : envoyer 3 coupons-réponses internationaux.Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal : CCP Paris 1555153P020IBAN : FR 38 2004 1000 0115 5515 3P02 093 BIC – Identifiant international de l’établissement : PSSTFRPPPARÉditions Maurice Nadeau. Service manuscrits : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.Catalogue via le Site Internet : www.quinzaine-litteraire.netCréation graphique originale : Hilka Le Carvennec. Conception graphique : Daniel Arnault ; e-mail : [email protected] : Élisabeth ThebaudPublié avec le concours du Centre National du Livre. Imprimé en France

Crédits photographiques

Couverture : © Lüfti Özkök

P. 5 : D. R.P. 6 : Rivages, © J. Foley/OpaleP. 7 : Grasset, D. R. P. 8 : Gallimard, © J. ForresterP. 9 : Apogée, D. R.P. 10 : Christian Bourgois,

© M. BourgoisP. 11 : Gallimard, D. R.P. 12 : Gallimard, © C. HélieP. 13 : D. R.P. 14 : José Corti, D. R.P. 15 : D. R.P. 16 : D. R.P. 17 : © Archives photographiques

du musée Guimet© Château de Versailles, Jean-Marc Manaï

P. 18 : © musée du Quai Branly, photo Thierry Ollivier, Michel Urtado

P. 19 : © Lüfti ÖzkökP. 21 : D. R.P. 28 : D. R.

4 SLAVOJ ŽIŽEK VIVRE LA FIN DES TEMPSPAR OMAR MERZOUG

5 DASHIELL HAMMETT COUPS DE FEU DANS LA NUIT

JOE GORES SPADE & ARCHER

JAMES ELLROY LA MALÉDICTION HILLIKERPAR HUGO PRADELLE

7 AGATA TUSZYNSKA WIERA GRAN, L’ACCUSÉE PAR NORBERT CZARNY

8 VIVIANE FORRESTER RUE DE RIVOLI, JOURNAL 1966-1972

DANS LA FUREUR GLACIALEPAR MARIE ÉTIENNE

9 MATILDA TUBAU-BENSOUSSAN LA CÉSURE

ALBERT BENSOUSSANFAILLE PAR JACQUES FRESSARD

10 TIZIANO SCARPASTABAT MATER PAR MONIQUE BACCELLI

11 BOHUMIL HRABAL COURS DE DANSE POUR ADULTES ET ÉLÈVES AVANCÉS PAR NORBERT CZARNY

12 NICOLE CALIGARIS DANS LA NUIT DE SAMEDI À DIMANCHEPAR AGNÈS VAQUIN

SOULEYMAN BACHIR DIAGNEBERGSON POSTCOLONIALPAR LAURENCE ZORDAN

22 Dictionnaire des languesPAR JEAN-CLAUDE CHEVALIER

23 CHRISTOPHER R. BROWNINGÀ L’INTÉRIEUR D’UN CAMP DE TRAVAIL NAZIPAR VINCENT BLOCH

24 STANLEY KUBRICK EXPOSITION

RÉTROSPECTIVE INTÉGRALEPAR LUCIEN LOGETTE

25 Adagio [Mitterrand, le secret et la mort]PAR MONIQUE LE ROUX

26 PETITS FORMATSPAR ÉVELYNE PIEILLER

27 JOURNAL EN PUBLICPAR MAURICE NADEAU

29 BIBLIOGRAPHIEPAR OMAR MERZOUG

31 ANNE PENESCOPROUST ET LE VIOLON INTÉRIEUR PAR THIERRY LAISNEY

13 TENNESSEE WILLIAMSTHÉÂTRE, ROMAN, MÉMOIRES PAR LILIANE KERJAN

14 CLAUDIA RANKINESI TOI AUSSI TU M’ABANDONNES

COLE SWENSENL’ÂGE DE VERRE PAR CLAUDE GRIMAL

15 PIERRE-AMBROISE-FRANÇOIS CHODERLOS DE LACLOS LES LIAISONS DANGEREUSES PAR MAURICE MOURIER

17 EXPOSITIONTRÔNES EN MAJESTÉ

JACQUES CHARLES-GAFFIOT TRÔNES EN MAJESTÉPAR GILBERT LASCAULT

18 MICHEL FOUCAULT LEÇONS SUR LA VOLONTÉ DE SAVOIR PAR PIERANGELO DI VITTORIO

20 WALTER BENJAMIN SUR PROUST PAR JEAN LACOSTE

21 HENRI BERGSONÉCRITS PHILOSOPHIQUES

FRÉDÉRIC WORMS et CAMILLE RIQUIERLIRE BERGSON

EN PREMIER

ROMANS, RÉCITS

POÉSIE

HISTOIRE LITTÉRAIRE

THÉÂTRE

CINÉMA

MUSIQUE

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

ARTS

PHILOSOPHIE

HISTOIRE

LINGUISTIQUE

Page 4: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

4

EN PREMIER

Omar Merzoug : Comment interprétez-vous cequi se passe actuellement au sud de laMéditerranée, quel est en somme votre point devue sur les révolutions arabes ?

Slavoj Žižek : Il y avait toute une série depréjugés sur le monde arabo-musulman et lepremier des mérites de ces révoltes est de lesdissiper. On prétendait que, pour soulever lespeuples arabo-musulmans, deux voies s’of-fraient seulement : le nationalisme de type nas-sérien ou le fondamentalisme musulman.Actuellement, on assiste à quelque chose de pro-prement miraculeux. Un soulèvement purementséculaire, aux noms d’idéaux démocratiques etséculaires, les Frères musulmans n’y ont joué aumieux qu’un rôle marginal. Il s’agit donc d’unerévolution clairement démocratique et aux nomsd’idéaux universellement partagés. Tout celavient infliger un cinglant démenti aux partisansdu « choc des civilisations ». Il s’agit là, selonles termes d’Alain Badiou, d’un « universalismetransparent » et, j’ajoute, d’un universalisme enpratique. Qu’il me suffise de citer un seul fait quile montre avec évidence. Il y a quelques mois lacommunauté copte était victime d’un attentat ;le peuple égyptien donnait l’image d’un peupledivisé, en conflit. Et lors du soulèvement, quevoit-on ? Un peuple égyptien rassemblé, uni. Ona constaté que musulmans et coptes, insurgéscontre le pouvoir de Moubarak, ont accompli uneprière commune place Tahrir. Voilà un fait quicontredit les penseurs postmodernes qui préten-dent que tout ce qu’on a vu, en Tunisie et enÉgypte, n’est plus possible, que toute alternativerévolutionnaire a disparu. En outre, il me plaîtque les foules révoltées aient exercé à l’encon-tre de la tyrannie de Moubarak une violencepurement symbolique, une violence qui aconsisté à occuper des lieux et à ne pas se dis-perser avant d’avoir obtenu satisfaction. Ce sontdes détails qui prennent une importance consi-dérable, dans la mesure où le soulèvement n’apas pris une forme ou un aspect « populiste-fasciste ». Que disaient les foules rassemblées àla police et aux forces chargées de la répression ?« Vous êtes nos frères, venez nous rejoindre. »L’Occident qui croit les Arabes incapables demener des révoltes séculaires reçoit le démentides faits. Maintenant, les angoisses des Étatsoccidentaux se focalisent sur les réfugiés, l’im-migration clandestine. Soyons sérieux ! Ce n’est

que par des révolutions démocratiques que leproblème des réfugiés et des clandestins peuttrouver une solution satisfaisante. On s’inquiètede plus en Occident de l’antisémitisme et desrépercussions de ces révolutions sur les rapportsdes Arabes avec Israël. Même s’il y a deséléments antisémites dans les pays arabes, cesont les régimes despotiques qui alimentent l’an-tisémitisme via la désignation à la haine popu-laire des boucs émissaires. On sait que dans lesprovinces égyptiennes, des agents du régimeMoubarak, grand ami d’Israël, expliquaient auxpopulations que les désordres du Caire était lefait d’agents manipulés par Israël. Au contraire,le soulèvement égyptien offre une réelle occasiond’en finir avec l’antisémitisme.

O. M. :Vivre la fin des temps, pourquoi ce titre ?

S. Ž. : Je n’ai pas choisi ce titre pour verser dansune vision apocalyptique des choses digne d’unfakir. Quel est mon diagnostic d’aujourd’hui ?Il y a une anecdote qui est peut-être factice, maisje la trouve belle. Durant la Grande Guerre, il ya un échange de télégrammes entre l’état-majorautrichien et l’état-major allemand. LesAllemands disent aux Autrichiens : « la situationest grave, mais pas catastrophique » et lesAutrichiens répondent « chez nous la situationest catastrophique, mais pas grave ». On appellecela, en psychanalyse, la logique du désaveu féti-chiste. Il faut prendre le terme d’apocalypse ausens, non de catastrophe, mais de révélation, demutation de situations. À cet égard, je distinguedu reste plusieurs niveaux d’apocalypse. Il estévident qu’au niveau écologique, l’humanité nepeut pas continuer ainsi à détruire les ressourcesde la planète ; un nouveau type d’action collec-tive est nécessaire. Quand surgit une catastrophe,telle que Tchernobyl, on ne mobilise pas lemarché. À un autre niveau, le produit du travailintellectuel est, par nature, d’essence commu-niste. Dans son concept même, il est commu-niste. En effet, plus le savoir circule librement,et plus les autres se l’approprient, plus sa valeuraugmente. Je reviens à ma vieille thèse : il y aun mouvement de retour du profit à la rente.Prenons Bill Gates, sa richesse ne provient pasdu profit. D’où vient-elle ? Elle est issue deWindows qu’il exploite en position de quasi-monopole. Gates s’est approprié une partie denotre champ commun, tout l’appareil des idéeset de la communication qui doit être partagé. Eton lui paie une rente pour cela, et ça c’est unesituation tout à fait neuve. J’en tire deux consé-quences : il ne s’agit plus de l’exploitation ausens marxiste traditionnel et, deuxièmement, lebesoin de voir l’État imposer une forme plus

soutenue de régulation étatique s’accroît. Je suisen accord avec Sloterdijk là-dessus. Il soutienten effet que le capitalisme asiatique est plusdynamique que le capitalisme occidental. Et jene crois pas qu’à long terme le capitalisme aitbesoin de démocratie. Il peut, me semble-t-il,mieux fonctionner sous un régime autoritaire. En2009, l’Europe connaissait une crise, Singapouraffichait une croissance insolente de 15 %, cettenouvelle constellation de l’économie globale mefait craindre que l’économie marchande neprospère sous un nouvel autoritarisme.Ce qui m’inquiète en Europe, c’est l’appari-

tion d’un grand parti monopolistique et du popu-lisme comme seul force d’opposition. Jusqu’àprésent il y avait une dualité typique, unetendance centre gauche, une tendance centredroite alternaient dans l’exercice du pouvoir.Aujourd’hui, on a en France l’UMP et, en face,le populisme anti-immigrés. Que se passe-t-il ?La même chose que dans les pays arabes : la dis-parition de la gauche séculaire. J’ai bien peurqu’on ait le choix seulement entre le libéralismecapitaliste et le fondamentalisme. La tragédie estlà. C’est seulement une nouvelle gauche plusradicale qui peut nous sauver.

O. M. : Ne faut-il pas craindre aussi larecherche de « boucs émissaires » commeexutoire à la crise ?

S. Ž. : C’est toujours le cas dans ces situations.Ça c’est la conclusion de mes amis marxistesjuifs aux USA. Ils me disent que chaque crise vaengendrer un bouc émissaire, un nouvel antisé-mitisme. Si donc le capitalisme se survit et s’ilfonctionne, la gauche s’en portera mieux. C’estbeau comme rêve, mais ça ne fonctionne pas. Lacrise est là et on doit affronter les problèmes.Sans une gauche nouvelle, on risque de verserdans l’antisémitisme, c’est pourquoi je ne suispas d’accord avec certains intellectuels qui ontpignon sur rue. Là, j’applaudis Lénine et sonPolitburo, le seul lieu où la moitié des membresétaient juifs. Mais je me hâte de dire que je necrois pas dans un parti léniniste demain. À mesyeux, le communisme est le nom d’un problème.Et je n’ai pas une formule claire, je suis pessi-miste. Le stalinisme est définitivement mort,mais la social-démocratie est moribonde. Lesutopies ne fonctionnent pas : ce rêve de démo-cratie immédiate, directe, de soviets est creuxcomme les faits l’ont montré : faillite de la révo-lution culturelle en Chine, les protestations dePorto Allegre sont vaines. On doit faire preuved’invention.

Propos recueillis par Omar Merzoug.

Philosophe et enseignant, Slavoj Žižek a accompli ses études à l’uni-versité Paris-VIII auprès de Jacques-Alain Miller et François Regnault, ila récemment signé De la croyance (Jacqueline Chambon). À l’occasion dela parution de Vivre la fin des temps (Flammarion), La Quinzaine litté-raire a souhaité sonder le parcours de cet essayiste à la pensée nourrie deparadoxes et de retournements.

SLAVOJ ŽIŽEKVIVRE LA FIN DES TEMPSFlammarion, 577 p., 29 €

«Seule une gauche radicalepeut nous sauver»

Page 5: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

5

ROMANS, RÉCITS

vérité évidente de ce qu’il donne à voir, par ladémesure de ce qui ne s’explique pas.

La lecture de ces nouvelles écrites de 1922 à1934 révèle avec une grande clarté les manièresd’Hammett qui élabore peu à peu cette sorted’extériorité pure et mystérieuse qui fait voir leschoses avec une brutalité terrible, faisant de l’in-tériorité des personnages de purs signes qu’il fautdéchiffrer. Il est un écrivain du dehors, de lanomination éclairée, de l’action. Ce bouleverse-ment est servi par une écriture presque parfaitedont cette anthologie laisse entrevoir la consti-tution et l’évolution (qui le porteront vers lesromans majeurs de la fin des années vingt), s’éta-blissant comme une sorte de laboratoire stylis-tique, thématique et structurel de l’œuvre (2).

Tout peut y être enfin vu dans une certainecontinuité, nous pouvons y percevoir une pro-gression, la façon dont s’imposent des motifs quireviennent sans cesse – les figures de détectivesqui s’affineront jusqu’à Spade et les personnagesde L’Introuvable ou de La Clé de verre, lesinfluences de la direction de Black Mask (3) quile pousse vers l’action et la violence (que luireprochera Blanche Knopf), le passage d’unecertaine forme morale à un détachement para-doxalement émouvant, le tout entrepris par une

Une part de l’ombreLes plus profondes vérités se trouvent dans les ténèbres, là où le

regard se déjoue, où les mots manquent parfois. Ce sont les territoires quele roman noir américain explore depuis près d’un siècle avec une rigueurextrême.

HUGO PRADELLE

DASHIELL HAMMETTCOUPS DE FEU DANS LA NUIT L’intégrale des nouvellesNight ShotsOmnibus, 1312 p., 29 €

JAMES ELLROY LA MALÉDICTION HILLIKER The Hilliker Cursetrad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-Paul GratiasRivages, 288 p., 20 €

JOE GORES SPADE & ARCHER Une histoire avant l’histoire du Faucon maltaisde Dashiell HammettSpade & Archer. The Prequel to Dashiell Hammett’sThe Maltese Falcontrad. de l’anglais (États-Unis) par Nathalie BeunatRivages, coll. « Thriller », 304 p., 21,50 €

forte dynamique ironique qu’il semble bon desouligner. Dans ce laboratoire, se lit tout del’évolution de l’écrivain, depuis l’épure stylis-tique jusqu’à la manière de penser les structuresarchétypiques d’un genre. Nous découvrons ensomme in vivo la méthode d’Hammett.

Étrangement, et contre tout ce que nous pour-rions penser, Joe Gores n’est pas un pasticheur.Ou du moins, pas seulement. S’il est évidentqu’il maîtrise avec virtuosité l’imitation du styled’Hammett, il s’attache surtout, en nous donnantà voir ce qu’était la vie de Sam Spade avant qu’ilne résolve de la manière que tout le monde saitl’affaire du Faucon maltais, à la puissance d’uneœuvre, à ses dimensions et à la nature même duhéros, laissant entrevoir la façon dont cesfigures émergent du chaos des œuvres.

Gores se livre à un exercice périlleux et ilfaudra achever la première partie du récit pourcomprendre que nous ne sommes pas confron-tés à un simple jeu d’imitation mais bien aucontraire à une réflexion profonde sur l’écritured’Hammett (et plus largement d’un genre), surla nature de ses héros, sur les mécanismes de lafiction. Au-delà d’un hommage sincère, il révèlela puissance fictionnelle de l’œuvre et s’attacheà disséquer ce qui conduit à la réalité qui présideau roman d’Hammett. Il décompose en quelquesorte ce qui constitue sa marque, ce réel froid,dur, immédiat et inexpliqué auquel il confrontele lecteur dans son livre, comme il désenchevê-tre la genèse d’un héros qui ne semblait pas enêtre un. En reconduisant des mécanismes qu’ilanalyse dans une temporalité antérieure, Goresen célèbre la puissance fictionnelle de manièreparadoxale, semblant obéir à ce dialogue entreSpade et son avocat lorsque ce dernier lui dit,« C’est une explication qui n’explique pas tout »et qu’il lui répond, « Comme c’est souvent lecas ». Et James Ellroy, préfacier du roman, a sansdoute raison lorsqu’il affirme qu’« à présentnous en savons juste assez ».

Toute l’œuvre de James Ellroy semblemarquée du sceau d’une malédiction énigma-tique. Son déploiement s’apparente à une répa-ration, cette expérience ultime qui se déroulemystérieusement dans les ténèbres de l’Histoireet de la violence. Elle conforme une analyse

Le roman noir américain

DASHIELL HAMMETT

L’impression de s’immerger dans la matièrebrute d’une œuvre est un sentiment rare,

étrangement satisfaisant. Les sensations quiaccompagnent la découverte de l’intégralité desnouvelles d’Hammett semblent devoir enivrer lelecteur, lui donnant l’impression de toucher à unnoyau, de décomposer une œuvre jusqu’à sesfibres les plus élémentaires, d’en saisir les arti-culations essentielles, d’en redécouvrir lescharmes vénéneux, réactivant toute l’expérienced’un corpus antérieur, ce que nous avons déjà lu,faisant s’approfondir des manières de sillonsdans le champ de l’œuvre. Et ici de quelleœuvre ! L’une des plus marquantes de la littéra-ture américaine d’avant-guerre, de celles quidéfinissent des normes et imposent des vues etdes moyens qui ne cessent d’irriguer un genre.

Dashiell Hammett a, en un peu plus de dix ans,produit une œuvre qui ne cesse de hanter les ima-ginaires, de dériver sur toutes les parts du romannoir américain – depuis Chandler ou McCoyjusqu’à Ellroy ou même Wim Wenders (1). Ilporte en quelque sorte un génome littéraire. L’undes intérêts majeurs de Coups de feu dans la nuitest de le décomposer, de le mettre à nu, exhibant,dans sa chronologie même et son exhaustivité,une sorte de laboratoire dans lequel se mettent enplace à la fois des structures, des figures et unstyle exceptionnel. Hammett s’impose par la

Le laboratoire du noir

La forme d’un héros

Une autre part de l’ombre : la lumière

Page 6: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

6

ROMANS, RÉCITS

implacable des raisons du mal, transfigure lamatière historique et la réordonne selon desmodalités secrètes. L’aventure littéraire d’Ellroyest assurément obscure.

En 1996, James Ellroy confiait le lourd secretde son existence en réfléchissant l’assassinat desa mère et les liens terribles qui, irrémédiable-ment, les ont liés, comme deux fantômes che-minant côte à côte (4). Il lui fallait évidemmentrevenir, au nœud terrible qui le lie à cette femmedisparue alors qu’il avait à peine dix ans et que,dans sa colère d’enfant un peu pervers, il avaitmaudit. Il lui fallait faire le récit du manque fon-damental, réfléchir ses conséquences et le poidsque cette relation impossible a fait peser sur sonexistence et ce qu’il écrit furieusement.

Pourtant, La Malédiction Hilliker (5) neconstitue pas une simple redite ou un approfon-dissement, mais conforme l’intimité d’un grandécrivain, sa biographie chaotique et le rapportqu’il entretient avec les autres. Les femmessurtout qu’il n’a cessé de regarder depuis l’en-fance de manière presque pathologique, avec quiil n’a su longtemps avoir que des relations deconflits et de prédation tout en se sentantcondamner à les protéger, car sur lui pèse lamalédiction qu’il a proférée et qu’il doit conjurerquel que soit le prix à payer – et ce prix, c’estl’œuvre, l’écriture, la recherche de structures nar-ratives qui lui permettent de survivre, de se sup-porter et de découvrir la beauté extravagante etinaccessible des femmes.

La mère appelle toutes les femmes qui ne sontjamais Elle, puisqu’elles sont Elles. Ellroy signeun récit autobiographique, d’une pudeur impu-dique, faisant se confronter cette inadéquation fon-datrice à la réalité d’une vie qui semble être para-doxalement à la fois une quête infinie et unenfermement inéluctable. Ellroy, comme boule-versé, raconte une solitude inimaginable. La faillede l’homme est enfin assumée, proférée, déclinéesuivant des mouvements presque musicaux, sereprenant et entretissant toujours les mêmesaccords dissonants, rejouant le même troubletoujours (6). Le romancier raconte sa vie, depuisson enfance jusqu’à l’âge mûr, confiant avec unesorte d’honnêteté farouche son obsession duRegard, ses expériences voyeuristes, le rapportqu’il entretient avec les autres et qui s’apparenteà une prédation infinie et maladive, son obsessiondu contrôle, son incapacité à ne pas fantasmer, àse figurer l’autre sans jamais pouvoir l’atteindre.

L’histoire de sa vie semble celle de son propresalut. Car, au travers de l’analyse de ses liensavec cette mère fantomatique et du poids qu’ellefait peser sur lui, il raconte ses tentatives pouraccéder à l’Autre, ces trois femmes qui lui ontdonné le courage de vivre et de se confronter àlui-même – Joan, Helen et Erika. La MalédictionHilliker est un merveilleux récit de l’amour et deses contraintes, du désir ardent et de ses empê-chements, de l’envie de vivre et de la pulsion demort. C’est aussi la confession d’un formidableécrivain qui pour la première fois nous laisseentrevoir les clefs de son univers et de son travail(7), qui laisse transparaître ce qui se trouvederrière la puissance d’une œuvre essentielle.Avec ce livre important, il fait le récit de la libé-ration tendre et apaisée d’une « divinité fictive »,conjure sa part d’ombre, semblant découvrird’autres possibles, une autre voie. Après n’avoircherché qu’Elle, il a enfin trouvé les Autres, etsurtout celle qui lui « ordonne de sortir del’ombre et de (s’)avancer en pleine lumière ». ❘

bien les failles, depuis les commencements assezspectaculaires et très maîtrisés jusqu’aux grandstextes de la dernière période en passant par destextes écrits dans l’urgence, par nécessité etd’une qualité moindre. 4. Dans l’un de ses plus beaux livre : Ma partd’ombre, Rivages, coll. « Rivages Noir ». 5. Du nom de sa mère : Geneva Hilliker Ellroy.6. Il écrit de très beaux passages sur sa passionpour Beethoven. 7. Il y a dans ce livre des passages passionnantset indispensables pour qui s’intéresse à l’histoirede l’œuvre d’Ellroy, sur la manière dont ilenvisage son écriture et son évolution (en parti-culier sur le plan stylistique).

1. Nous pensons à son film Hammett (1982) écritpar Joe Gores. 2. Une question se pose néanmoins : contraire-ment à l’anthologie des romans de Hammett(Gallimard, coll. « Quarto », 2010), les éditionsOmnibus ne proposent pas de nouvelles traduc-tions (excepté neuf inédits). Ce choix s’expliquepar le travail préalable dans les années quatre-vingt de Jean-Claude Zylberstein et les diffé-rences de traitement des traductions des nou-velles par rapport aux romans qui avaient subides coupes et des modifications nombreuses. 3. Revue mythique dans laquelle beaucoupd’auteurs majeurs firent leurs débuts. La dispo-sition chronologique des nouvelles en souligne

Le nombre importe peu. Ilne s’agit pas d’un recense-

ment, d’une liste griffonnée surun bloc-notes ni d’une rodo-montade. Les statistiques déna-turent l’intention et la signifi-cation. Mon bilan est doncambigu. Copines, épouses, ren-contres d’un soir, partenairesrétribuées. Dans les premierstemps, des filles chastes. Par lasuite, une rafale de succès flat-teurs. Dans mon cas, laquantité ne veut pas dire grand-chose. Et le contact ultimeencore moins. Dès le départ,j’étais un spectateur. L’accèsvisuel était pour moi synonymede conquête. La Malédiction afait mûrir mes dons de narra-teur. Auparavant, mon regard de voyeur les avait affûtés. Avec trente ans d’avance, le gamin quej’étais a vécu une version pour mômes des vies tordues de mes héros.

Nous regardons. Nos globes oculaires abolissent les distances et nous tournons en orbite. Nousreluquons les femmes. Nous sommes en quête de quelque chose d’énorme. Mes héros ne le saventpas encore. Leur créateur encore vierge n’en a pas la moindre idée. Nous ne savons pas que nousdéchiffrons des personnages. Nous regardons afin de pouvoir un jour cesser de regarder. Nousavons désespérément besoin des valeurs morales d’une certaine femme. Nous La reconnaîtronslorsque nous La verrons. En attendant, nous continuerons de regarder.Un document témoigne de ma fixation précoce. Il est daté du 17 février 1955. Il précède de trois

ans la Malédiction. C’est un tirage sur papier Kodak en noir et blanc, qui représente un terrain de jeu. Une cage à poules, deux toboggans et un bac à sable encombrent le premier plan. Je suis debout,

seul, sur la gauche. J’ai l’air d’une grande perche, les cheveux en bataille. Il est évident que jesuis un gamin perturbé. Quelqu’un qui ne me connaît pas me classerait tout de suite môme à pro-blèmes qui en bave tous les jours. J’ai des yeux de fouine. Ils sont braqués sur quatre fillettes, quiforment un groupe sur la droite de l’image. La photo regorge d’enfants qui jouent allègrementavec divers objets. Mais moi, je suis recroquevillé sur moi-même, absorbé par mon examen.J’observe ces gamines avec une intensité ahurissante. À cinquante-cinq ans de distance, je vaisrelire mes propres pensées. Ces quatre filles préfigurent l’Autre. Je suis un jeune luthérien pieux. Il ne peut y en avoir qu’une.

Est-ce elle, elle, elle ou Elle ? Je crois que c’est ma mère qui a pris cette photo. Un adulte impartial aurait recadré la scène

pour en exclure le gamin caractériel. Jean Hilliker à 39 ans : teint pâle et cheveux roux, nouésderrière la tête avec la raie au milieu – mes traits et mon regard intense, avec une grâce sûre d’elle-même que je n’ai jamais possédée. La photo décore un rebord de fenêtre. J’étais encore trop jeune pour rôder à ma guise et coller

mon visage au carreau. Mes parents se séparèrent un peu plus tard cette même année. Jean Hillikerobtint le droit de garde. Elle obligea mon père à faire sa valise et l’envoya crécher dans un appar-tement minable à quelques pâtés de maisons plus loin. Je me tirais en douce pour lui rendre depetites visites. Sur le chemin, les buissons trop hauts et les stores baissés me bloquaient la vue.Ma mère m’apprit que mon père l’espionnait. Elle le sentait. Elle me dit qu’elle avait trouvé destraces de doigts sur la vitre de sa chambre. J’ai lu le dossier de divorce des années plus tard. Monpère y avouait ses activités de voyeur. Il les justifiait par son désir de dénoncer l’immoralité intrin-sèque de ma mère. Il l’avait vue faire l’amour avec un homme. Sur le plan légal, cela ne justifiait pas sa présence

derrière la fenêtre de ma mère. Les fenêtres étaient des balises. Moi, le gamin détraqué, je le savaisdéjà alors que je me ruais vers la Malédiction. Et c’est moi qui devais, dix ans plus tard, m’intro-duire chez des gens en passant par les fenêtres. Mais moi, je savais comment ne jamais laisser detraces. C’est grâce à mon père et ma mère que j’avais appris cela.

James Ellroy, La Malédiction Hilliker, © Rivages.

Page 7: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

7

ROMANS, RÉCITS

force du livre tient aux interrogations que celasoulève et dont Wiera Gran n’est pas sortieindemne. Accusations, enquêtes, procès, insultes,humiliations… elle a tout connu et ne s’en estjamais remise. De Varsovie à Haïfa, de Caracasà Londres ou Paris, elle est restée l’accusée.Agata Tuszynska qui l’a accompagnée pendantdes années décrit son appartement parisien, unesorte de capharnaüm décoré de ses photos d’ar-tistes (elle se trouvait très belle, et l’était), maisaussi de papiers remplis, d’inscriptions para-noïaques sur les murs, d’objets collectionnéssans raison. L’auteur reproduit, dans des dia-logues qui tournent souvent au monologue, lesdélires de cette femme qui se croyait tout letemps poursuivie, espionnée, harcelée par « LeCogne » et d’autres incarnations de ses ennemis.

L’un d’eux est passé à la postérité : c’estWladislaw Szpilman, le pianiste dont RomanPolanski a raconté l’aventure, sans jamais men-tionner l’existence de Wiera dont il était l’ac-compagnateur au Sztuka. La chanteuse vivaitencore quand le film est sorti et ce silence surelle a été une mortification de plus. Quelle étaitla relation entre eux ? Lui a-t-il refusé tout enga-gement à la radio polonaise après la guerre ?Était-il aussi innocent qu’elle aurait étécoupable ? Est-il resté indifférent au malheurd’un de ses frères comme elle le prétend ?L’auteur l’ignore : « Szpilman “a vaincu”. Je me

Un lien puissant unit la biographe, historienneet enquêtrice à la femme dont elle raconte

la vie. Une vie dont nous ne saurons pas toutmais qui soulève de nombreuses et terriblesquestions à partir de 1941. Avant, Wiera Gran estune jeune chanteuse qui a connu ses premierssuccès dans la Pologne des années trente finis-santes. En 1939, elle est même riche et célèbre.Elle fait des tournées dans tout le pays, onl’entend à la radio, on la voit sur des affiches.Ses origines juives n’ont en rien été un obstacleà sa carrière, chose assez étonnante dans un paysque les bouffées antisémites prenaient de plus enplus. Il est vrai que son judaïsme n’est guèreaffirmé. Elle a joué dans le dernier film yiddishtourné dans son pays natal et rien de plus.

En 1940, elle quitte sa mère et ses sœurs pourLwow, la capitale de la Galicie désormais sovié-tique. Elle peut y poursuivre sa carrière, gagnesa vie, mais le public assez fruste et lescontraintes imposées à la culture populaire parles bureaucrates staliniens la ramènent àVarsovie. Son envie de retrouver les siens, aussi.Elle sera alors, au Café Sztuka, un cabaret dughetto, la chanteuse emblématique. AgataTuszynska résume bien ce que nous savons dughetto de Varsovie : « Dès sa fermeture, le ghettos’est mis à puiser en lui des forces pour sa survie,il voulait vivre. C’était une ville fermée mais uneville tout de même, un organisme vivant qui res-pirait, achetait, mangeait, s’habillait, urinait. »Mais très vite, la vie s’y fait de plus en pluspénible, la famine et les maladies déciment lapopulation entassée. Et dans le même temps, lesrestaurants, cabarets et autres lieux de plaisir sontremplis. Des nazis filment cet aspect de l’exis-tence, pour laisser croire que les Juifs vivent bienet surtout que s’il y a des morts, c’est que leursbourreaux sont parmi eux. Une police juive mèneen effet les rafles, et des collaborateurs, réunisau « Treize », sévissent dans le ghetto. WieraGran chante dans un endroit qu’ils fréquententet il lui est même arrivé de se rendre chezGancwaych, leur chef qui se prétend mécène.Quelle place occupe la jeune femme dans cetteconstellation sinistre ? Qu’a-t-elle fait ?Qu’aurait-elle dû faire ? Tout le livre d’AgataTuszynska tourne autour de ces questions et debeaucoup d’autres.

La vie de la chanteuse a basculé en cette année41-42 qu’elle a passée au cœur du ghetto. La

Pas sortie du ghetto

NORBERT CZARNY

« Le logement a la taille d’un bunker moyen dans le ghetto […] si on levidait on pourrait cacher plusieurs personnes. » Ces phrases, on les lit dansles premières pages de Wiera Gran, l’accusée et elles datent des annéesquatre-vingt-dix. Celle qui les écrit, Agata Tuszynska, n’est pas sortie dughetto, dans lequel elle n’a jamais vécu, contrairement à Wiera Gran.

AGATA TUSZYNSKA WIERA GRAN, L’ACCUSÉEOskarzona : Wiera Grantrad. du polonais par Isabelle Jannès-KalinowskiGrasset, 400 p., 20,50 €

demande pourquoi je mets ce verbe entre guil-lemets. Il n’a ni gagné un concours, ni unecourse, mais parfois il semble que les survivantsjouaient entre eux à un jeu perfide. Le jeu dessouvenirs – mis en mémoires, mis aux enchères,rapiécés, rêvés ou transformés. Pas de mensongedans ce jeu. Mais une fiction omniprésente. Sanspreuve d’aucune part. »

Le plus difficile reste de vivre quand on asurvécu. Paradoxalement, bien des déportés oudes prisonniers du ghetto ont plus souffert aprèsque pendant. Primo Levi nous l’a appris, d’autresque lui qui à un moment n’ont pu éviter lesuicide. Agata Tuszynska l’explique à propos dela chanteuse et du pianiste : « Comment fait-on ?Comment se trouve-t-on au bon endroit, ni troploin, ni trop près, mais juste à portée de maindu sauveur ? Et comment la prendre, quand unfrère, une sœur, une mère et un père partent surla route de la mort ? Comment alors s’autoriserà survivre ? Et ensuite ? Errer parmi les étran-gers, mourir de faim, toucher l’extrême et tomberà nouveau sur quelqu’un qui vous nourrira etvous donnera son manteau. Comment faire cela ?Et n’est-ce qu’affaire de hasards ? »

L’enquêtrice ouvre donc des pistes, émet deshypothèses, cherche les limites. Qu’est-ce qu’unpolicier dans le ghetto ? Elle questionne aussiMarek Edelman, son mentor et modèle, SimhaRozen. Ils se moquent de ce que faisait la chan-teuse, parlent en combattants qui avaient pris leurparti d’emblée. Reich-Ranicki devenu un célèbrecritique en Allemagne est moins à son aise ; ilécrivait dans le ghetto, pour un Journal voulu parles nazis. D’autres sont moins prudents commece Wilczur qui accablait Wiera Gran dans unarticle paru en 1977, dans un quotidien prochedes services secrets de la Pologne. Il s’en repen-tira plus tard, trop tard.

Wiera Gran, l’accusée est un livre violent,douloureux pour qui le lit mais aussi pour cellequi l’a écrit. Agata Tuszynska s’est fait connaî-tre avec Les Disciples de Schulz, une enquête surces Juifs qui s’ignoraient dans la Pologne del’après-guerre. Elle-même a appris sur le tardcette judéité qui la tourmente et fait la matièrede son œuvre (1).

Le livre a paru et Wiera Gran repose dans unetombe anonyme du cimetière de Pantin ; AgataTuszynska est, d’une certaine façon, sortie dubunker. Mais les conflits de mémoire et lesdébats moraux que soulève le temps du ghettone sont pas clos.

1. Voir la réédition en « Points Seuil » d’Unehistoire familiale de la peur.

AGATA TUSZYNSKA

Page 8: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

8

ROMANS, RÉCITS

Viviane Forrester n’écrit jamais le convenu oul’attendu, dans ses fictions, comme on dit

de nos jours, dans son Journal également ;s’estime liée à la narration « mais surtout àl’énigme, au secret, à ce qui sera tu et d’autantplus présent, exprimé ». Mettre à nu le secret,l’exposer, non pas pour le forcer, l’obliger à sedire, se livrer, plutôt pour qu’il paraisse, qu’onen perçoive la présence.

Il y a dans ces textes un dynamisme conta-gieux. Car il convient, ainsi que l’y incite John,son compagnon d’alors, « d’être toujours aucommencement, jamais à la fin d’une entre-prise », de se tenir au centre, non du carré quiclôt, mais du cercle qui préserve l’énergiepuisqu’elle y est semblable en chacun de sespoints.

L’obsession de Viviane (le beau prénom de féequi enferma Merlin dans sa cage de verre) estjustement de n’être pas serrée, finie ou empêchéepar des limites, les siennes ou celles qu’autruiimpose : « Je me cogne la tête contre moi-même,je suis si étroite. » Alors, y échapper par lapassion de l’œuvre. Celle des mots, de la litté-rature qui aurait « quelque chose de la messe ensa réitération perpétuelle ».

Dimension religieuse évidente : l’œuvre peutsurvenir, comme Minerve toute armée, du moinstoute constituée, du crâne de son auteur, elle pré-existe, et il suffit de l’accueillir.

Ou dimension magique, à la manière desalchimistes médiévaux, dont la recherchesemblait vouée à quelque ordre divin. Maisappuyée, comme un pont sur ses arches, accotéeà la vie temporelle, luttant contre elle pourexister.

Écrire : être seule et ne plus l’être. L’isolementet son contraire. Obligation de différence, de dis-semblance, jusqu’au rejet, pour rejoindre lesautres. Et ceci y compris dans la vie personnelle,dans l’amour, dans le couple : « L’idée demariage à laquelle il me faudra bien m’habi-tuer », « Être libre, ne plus être la femme dequelqu’un ». Quitter sans cesse.

Commence alors pour elle, à partir de la prisede conscience, de l’affermissement de soi (noussommes en 1967), le besoin de sortir de son nid,de rencontrer le monde et d’être publiée : elle

Une énergie à l’œuvre« Faire entendre du livre ce qu’il ne contient pas », une phrase du

Journal qui condense l’esthétique de Viviane Forrester.

MARIE ÉTIENNE

VIVIANE FORRESTER RUE DE RIVOLI, JOURNAL 1966-1972Gallimard, 260 p., 19,50 €

DANS LA FUREUR GLACIALENouvellesGallimard, 145 p., 16 €

pourtant nécessaire, qui ne nuit nullement à l’at-trait du bonheur : « Je pourrais être heureusemême en étant une pierre. »

Être heureux. Le bonheur a besoin du refugesolitaire, il a besoin aussi de la confrontation avecles lieux, les êtres, avec ce qui est hors de soi,redécouverts, réinventés, si on consent à s’ou-blier, presque à se perdre ; à retrouver « l’in-connaissance » par la concentration et la médi-tation, et à sauvegarder le temps déchu etretrouvé, pont suspendu entre passé, présent.Temps nécessaire à l’œuvre. Ce qu’on mesuredans le Journal où la pensée d’un livre, Le Corpsentier de Marigda, naît vers 1970, s’impose peuà peu, prend le temps de grandir, pour aboutir àla publication cinq ans après. « Toute cette vie.Toute cette vie pour parvenir à écrire cesmots. »

Patience draconienne, écrit Viviane à proposdu journal du Che. L’expression lui convient àelle aussi. L’écriture, « un recommencement, unecérémonie au lieu même où la Passion estadvenue déjà », écrit-elle cette fois à propos deLowry.

Dans la fureur glaciale rassemble quatorzetextes, dont certains publiés en revues (NouveauCommerce, Télérama, Lettres Nouvelles). On yretrouve l’écho des romans qu’elle travaille à lamême période, et du Journal, bien sûr, dont lespropos s’éclairent, se convertissent en dia-logues.

Importance de ceux-ci, tout au long des nou-velles, rompues, inattendues, où VivianeForrester intercale le passé dans la trame du récitau présent, suscite un va-et-vient entre la paixprésente, le bonheur, par exemple, d’un voyageen Pologne, d’un séjour en montagne, et lemalheur, la terreur du passé. Et cela d’autant plusque malheur et terreur n’ont pas été vécus direc-tement par elle mais qu’elle y a baigné, qu’elles’y est abreuvée comme à la source empoison-née et pourtant nourricière de sa propre origine.

« – On pourra visiter ce qui reste des camps.Ça doit t’intéresser ?

Le silence en Pologne. Ces voix tues ou tuées,plus mortes que la mort. Ignorées.

– Il ne reste plus rien, ai-je répondu.

Comment parler du lieu où l’on a trépassé ? »(noter alexandrin parfait).

Le Journal, éclairant fondement pour la com-préhension de l’œuvre. Et celle-ci, première,dans les nouvelles qui l’annoncent, en proposentdes éclats, une préfiguration, chacune d’ellescependant achevées, pertinentes. ❘

envoie des nouvelles à Maurice Nadeau, pour larevue Les Lettres Nouvelles. Qui tout de suite estenthousiaste, raconte-t-elle.

Être écrivain, pour elle, la seule manière d’êtreau monde, de s’y tenir et de ne pas s’y égarer,car écrire c’est aussi et surtout en « lisser lechaos » ; outre cet ordre à instaurer, c’est tenter« de mourir un peu moins », se construire unrefuge, un royaume.

La relation avec Maurice Nadeau s’est ins-taurée. Il publiera trois romans d’elle : Ainsi desexilés, en 1970, Le Grand Festin, en 1971, LeCorps entier de Marigda, en 1975, tous troisdans la collection des « Lettres Nouvelles », chezDenoël, et le texte de cinq émissions à France-Culture. Il lui offrira même de quoi un peugagner sa vie avec des tâches rédactionnelles.Autant dire que c’est lui qui la lance, ladécouvre, lui donne en quelque sorte une auto-risation à exister comme écrivain, à endosser cerôle bizarre, à part, admiré et quelquefois honni,en tout cas constamment incompris. Magnifiqueet terrible cadeau.

Car la publication, et la reconnaissance qui luisuccède sans tarder, ne sont pas rassurantes, aucontraire. Viviane Forrester a l’impression,comme Virginia Woolf, qu’on la méprise.Étrange sensation et néanmoins compréhensible.Rien ne vaut le travail et le bonheur qui endécoule, à l’intérieur de son abri. Dès qu’on ensort, qu’on apparaît et qu’on se livre aux autres,on n’en est pas grandi, mais dégradé. Mal

VIVIANE FORRESTER

Page 9: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

9

ROMANS, RÉCITS

Voici deux livres qui pour être distincts n’en sont pas moins étroite-ment liés, au point même que dans le second basculent parfois, en italique,de brefs passages du premier. Comme si ces livres ne prenaient tout leursens que l’un après l’autre, en dépit du presque demi-siècle qui les séparedans le temps de l’écriture. Une césure, annonce le titre du plus ancien –celui de Mathilde Bensoussan, resté manuscrit en un tiroir depuis plus detrente ans – mais césure après laquelle la vie reprend comme en une pousséeplus forte. La faille, conclut le second, déployant cette fois l’image en uneirréparable fracture, un poignant affaissement final.

« Je suis si lasse […] je trouve si fatigant devivre » songe la narratrice du premierrécit, prise un beau jour d’une hémorragiesoudaine « qui éclate au plus profond desentrailles » et la conduira en clinique, où « surun lit très haut, étroit et dur » elle se remémoreson existence : son enfance à Barcelone avant laguerre civile auprès d’une mère pieuse etguindée puis, après l’exil en France, son mariagedécidé comme une obligation sociale avec unmari geignard qu’elle plaint parfois « à cause deson inaptitude foncière à être heureux ».La visite d’une vieille tante aisée, munie d’un

manteau de vison et d’un collier de perles, maisaigrie par « soixante-quinze années de sommeilet de veilles » qui soulignent sa décrépitude, n’arien de bien roboratif. L’époux enfin se rend àson tour aux nouvelles et après un « commentte sens-tu ? » de convention, apprenant que safemme devra rester là deux ou trois jours finitpar s’exclamer : « C’est gai !... Il va falloir queje mange au restaurant. »Tout est dit désormais entre ces deux-là, et peut-

être avec les hommes en général, songe un instantle lecteur, à en juger par l’extrême répugnance quesuscite chez la jeune femme l’inévitable examendu docteur : « Il tire le drap sans douceur, lui faitplier les genoux, écarter les cuisses… Non,jamais elle ne pourrait s’y faire […]. Elle a besoinde se sentir seule pour se remettre de ce violmédical. » Le bizarre modus vivendi adopté de soncôté par son amie Georgette avec son époux n’estguère plus engageant : « Je m’en arrange, j’aifondé un foyer, c’est mon œuvre, je ne la détrui-rai pas. Ah, si seulement j’étais veuve ! »Au terme de ces méditations moroses, où l’on

retrouve parfois certains accents de La Femmerompue, le recueil de récits brefs publié parSimone de Beauvoir en 1967, une décision opti-miste est prise néanmoins ici : « Dès que je sorsde la clinique je parle à Norbert et je pars à Paris.[…] J’ai l’impression de ne plus rien devoir àpersonne, d’être toute neuve, comme si jevenais de me mettre au monde avec le pouvoirde disposer de ma vie. »C’est à ce moment-là – mais en deçà de toute

fiction – que se croisèrent les destins deMathilde et Albert, comme celui-ci le rapporte

L’irréparable fracture

JACQUES FRESSARDMATILDA TUBAU-BENSOUSSANLA CÉSUREApogée, coll. « Piqué d’étoiles », 89 p., 14 €

ALBERT BENSOUSSANFAILLEApogée, coll. « Piqué d’étoiles », 62 p., 12 €

allant grignoter ensuite son sandwich sur un banc.« N’est-il pas rituel aussi de se restaurer sur latête des trépassés ? » De retour chez lui, uneévidence le frappe quant à « celle qui est tropgaie » selon le beau titre baudelairien, et que legrand âge a meurtrie d’un tremblement essentiel,d’après l’euphémisme voulu du médecintraitant pour la maladie de Parkinson : « Elle nereviendra plus chez nous », constate Albert.Effectivement, les soins nécessaires ont

conduit Mathilde en une résidence spécialisée oùson époux lui rend quotidiennement visite, maisoù elle ne le reconnaît pas toujours. Ce sont alorsles pages les plus dures et parfois insoutenablesde ce récit, le chaos de la mémoire, un corpsamoindri qu’on s’efforce jusqu’au bout d’aiderà vivre : « Aujourd’hui, dans un tardif printempsaccordé à son automne hâtif, je l’ai glissée sur sonfauteuil roulant et nous voilà sur la rue […] unenfant lui envoie un salut en sa petite paume, ellesourit, elle est heureuse, réconciliée avec la vie.Puis, nous rentrons dans sa maison de viedernière… » ❘

pour sa part : « J’habitais encore Alger quand jel’ai connue […]. Je m’agrégeai à elle au sortirde l’agrégation. » Un ex-compagnon d’études luiglisse à l’oreille “tu feras connaissance avec mastupéfiante collègue de lycée, quelle femme, tuverras”. » Mais l’ami trop obligeant se plaîtaussitôt à lui décocher un coup de pied de l’âne :« Soulignant la différence d’âge qui, à ses yeux,nous séparerait forcément, elle et moi – cettefaille, donc – il me planta une pique perfide : Àl’arrivée tu n’auras qu’une vioque ! »Durant huit lustres de vie active et intense, les

deux époux enseignent l’Espagne, sa langue etsa littérature, à l’université de Rennes. Une nos-talgie, on le sait – elle a nourri son œuvre deconteur et de poète – se faufile néanmoinsconstamment dans l’esprit d’Albert Bensoussan :celle d’une enfance ensoleillée sur la rive médi-terranéenne que nous avons perdue. Ce paradisle conduit désormais surtout vers des cimetières,celui de Pantin par exemple où son père s’estcouché à l’âge de quatre-vingt-quinze ans : « Jene suis plus fâché avec la mort » conclut-il en

Ce fut d’abord une sensation de chaleur dans le bas-ventre, suivie de l’impression d’une minus-cule vessie qui éclate au plus profond des entrailles. Le sang commença à couler avec lenteur,

chaud comme une caresse, sur la face interne des cuisses. Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Elle aban-donna précautionneusement son fauteuil et, d’une démarche raide, très lente, elle se dirigea versles toilettes. Quand elle y parvint, déjà le haut de ses bas était maculé. Elle mit une épaisse ser-viette entre ses jambes et retourna s’asseoir au salon. Elle n’était pas effrayée, étonnée seulement.Que se passait-il dans son corps ?... Ce n’était pas la période normale. Ce ne pouvait être en aucuncas une fausse couche, alors quoi ? C’était aussi inattendu que si la mer s’était mise à monter àmarée basse, l’ordre habituel était bouleversé. Cela lui procurait d’ailleurs une excitation presquejoyeuse, la même que, petite fille, elle connaissait pendant les raids aériens.Elle était seule à la maison, c’était le début de l’après-midi et le soleil emplissait la moitié du

salon, rendant plus éclatants les œillets dans le vase et les ors des cadres. Elle reprit son livre maisrestait attentive à cette coulée silencieuse et chaude. Au bout de quelques minutes, la serviette,barrière dérisoire, était imprégnée. Il lui sembla qu’une mort infiniment apaisante lui faisait signe.Il suffit que j’appelle au secours comme quelqu’un qui se noie devant une plage remplie de monde,et l’on me tirera de là. Mais pour quoi faire ? Je suis si lasse ! Je ne suis pas désespérée, certes,rarement triste, mais je trouve fatigant de vivre, ces mille et un gestes de la vie quotidienne, cesobligations sociales ténues et résistantes comme une toile d’araignée m’épuisent. J’adore dormir…Le téléphone à portée de sa main brillait comme une tentation. Le sang maintenant avait trans-percé ses vêtements et, libre enfin, descendait lourdement, tel un fleuve tropical, le long de sesjambes. C’est la première fois que je possède ma vie, que j’en fais ce que je veux. Le suicide cen’est pas cela, le corps n’en veut pas, on l’assassine. Tandis qu’en ce moment, mon corps est paisiblecomme une rivière. Je dis un mot et la rivière redevient ce sage canal suivant toujours la mêmeroute, je dis un mot et je continue. Comme c’est fatigant et vain ! Je reste silencieuse et je plongepeu à peu. Peu à peu, tout devient silencieux. Je hais le bruit… Elle contempla la rigole rouge quimaintenant léchait ses chevilles. Une grosse mouche d’un vert doré, resplendissante, vint se posersur un œillet. Elle marchait avec grâce sur le pétale frisé. La femme ébaucha un geste pour la chasser,mais se ravisa. Comme tu es fragile, ma pauvre mouche. D’un revers de main… C’est trop facile…D’un geste décidé, elle décrocha le téléphone.

Matilda Tubau-Bensoussan, La Césure, © Apogée, pp. 7-8.

Page 10: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

10

ROMANS, RÉCITS

Dans les églises de Venise

MONIQUE BACCELLI

Dans Venise est un poisson, Tiziano Scarpa établissait un guidepoétique de sa ville natale. Dans son dernier roman il y revient, mais enfaisant un bond de deux siècles en arrière pour retrouver le musicien quil’enchanta dès son enfance : Antonio Vivaldi.

TIZIANO SCARPASTABAT MATER trad. de l’italien par Dominique VittozChristian Bourgois, 140 p., 18 €

Mais si le « prêtre roux » est l’un des pivotsdu récit, il n’en est pas le personnage prin-

cipal, ce rôle étant réservé à Cecilia, la jeune pen-sionnaire de l’Ospedale della Pietà, alors âgée deseize ans. « Comme toutes les autres et différentedes autres », elle a été déposée dans la « roue »de l’établissement par une mère qui ne voulaitpas d’elle, ou ne pouvait pas l’assumer. Filles deservantes abusées ou de duchesses volages, lesorphelines grandissent dans une ambianceaustère et reçoivent une solide éducation, plusparticulièrement tournée vers la musique. Ce quipermet aux adolescentes les plus talentueuses,sinon les plus jolies, d’être choisies par des aris-tocrates et de grands bourgeois comme épousesde l’un de leurs fils : la modestie de leur condi-tion semble être un gage de soumission.

Cecilia, quant à elle, est loin d’être soumise.« L’Hospice est un ventre mort, nous, fillesjeunes, nous vivons parmi des femmes stériles(…) nous ne sommes pas encore nées. » Dès saplus tendre enfance elle souffre, moins de l’en-fermement et des règles d’une vie presqueconventuelle, que du manque d’une mère, tota-lement irréelle, qu’elle tente de reconstruire.Aussi prend-elle l’habitude de quitter secrète-ment le dortoir pour aller chaque nuit s’asseoir

sur des marches froides où elle écrit à « MadameMère » pour la questionner, lui exprimer sonamour et son désespoir. Elle ne peut se résoudre àpousser sans racines : « Chaque mot que j’écrisn’est qu’une autre façon de dire votre nom, lenom que je ne connais pas. Même quand j’écrisciel, terre, musique, douleur, j’écris encore ettoujours maman. » Et comme pour accentuer sadétresse, la seule personne qui semblerait laprendre sous sa protection, la mystérieuse « filleaux cheveux de serpent », sa voisine de dortoir,n’est autre que la mort. Les premières pages durécit sont donc empreintes d’une mélancolie quiprend parfois des accents tragiques, ceux d’unStabat Mater inversé, puisque c’est la fille quipleure sa mère : « Madame Mère, y êtes-vous ?Existez-vous en quelque lieu ? Êtes-vous encorevivante ? Est-ce à un fantôme que j’écris ? »

Mais la musique va venir éclairer cesténèbres. Cecilia est violoniste (comme l’estVivaldi) et s’inscrit dans le groupe des quarantemusiciennes qui exécutent concertos et oratoriosdans les églises de Venise. Seul le son de leurvoix ou de leur instrument parvient aux fidèles,car elles sont dissimulées par une grille : « Noussommes le son pur, la voix coupée du corps. »Et ces êtres éthérés ne sont pas non plus desfemmes pour Don Giulio, le vieux maître, sansgrand talent, qui les forme. Tout change quandil est remplacé par le jeune et brillant AntonioVivaldi, déjà célèbre, qui remarque les qualitésexceptionnelles de Cecilia, et peut-être aussi sabeauté ?

Le récit, bref et bien conduit, servi par un styleconcis, tourne en grande partie autour de cesdeux étranges personnalités : celle de Cecilia,toute intériorisée mais pleine de vie, fragile etforte, réservée et malicieuse, et celle, moinsfouillée et peut-être moins attachante, d’AntonioVivaldi, qui se juge mauvais prêtre parce qu’ilest tout entier habité par la musique. C’estpourtant lui qui aura le mérite de faire sortir pourla première fois des sons féminins du corps deces créatures quasiment asexués.

Quant à l’intérêt historique il repose essen-tiellement sur l’étude des Institutions véni-tiennes formant les premiers interprètes de cesœuvres baroques qui font aujourd’hui nosdélices. De Brosses et Rousseau, à quelquesannées de distance, s’entendent pour dire que cesjeunes filles « sans corps » qu’ils ont entenduessous les voûtes de Saint-Marc, « maîtrisent tousles instruments et chantent comme des anges ».

Tel son violon, l’âme mélodieuse de Ceciliaparcourt tous les registres : de la douleur à la joie,du désespoir à l’espoir. Mais que sera réellementsa vie ? Une idylle naîtra-t-elle entre elle et le« prêtre roux », sera-t-elle choisie par quelquejeune aristocrate, mourra-t-elle de maladiecomme certaines de ses compagnes, s’enfuira-t-elle, sa mère viendra-t-elle la chercher ?Comme le lecteur s’est attaché à cette séduisantevioloniste, il espère qu’elle passera de l’hiver auprintemps, comme dans Les Quatre Saisonsqu’elle interprète si brillamment. ❘

TIZIANO SCARPA

Page 11: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

11

ROMANS, RÉCITS

le valseur ferait. On entend la voix d’un vieuxmonsieur s’adressant à une demoiselle, se rap-pelant sa jeunesse et un beau jour ensoleillé, dansla campagne. Il n’est pas insensible à leurcharme, il n’en cache rien et il n’a pas été le seulpuisqu’un homme se serait tué par amour pourl’une d’elles. Alors commence le dialogue entrecet homme encore jeune à l’époque, et le jeu desassociations, des interprétations de rêves, inter-prétations plus ou moins fantaisistes, comme toutce qu’on lit.

On se laisse prendre, comme les jeunes filles,au récit de ce narrateur intarissable, qui passe ducoq-à-l’âne, mêle le sérieux au léger, le trivial auplus élevé, confond les époques et les lieux. Il aété soldat, cordonnier, malteur, quoi d’autreencore ? Il aime chausser les dames, à l’évidence,et pas seulement. On voit le galant homme. Etpuis on a affaire à un conteur, un enchanteur, etun brocanteur de mots. On s’y perd un peu, maison se laisse prendre. On saura tout de la

Sénateur de Nusle ou de la Porter de Pardubice,du Dragon de Brno ou de la Cristal deBudejovice : des bières bien sûr puisqu’on nesaurait parler sans se rafraîchir le gosier et queHrabal comme ses personnages ont souvent soif.Un monde disparu défile, celui de l’Empire quis’est effondré avec les Habsbourg, un empirecosmopolite soudain réduit à Vienne et à saprovince, à jamais. Dans le récit que nous lisons,les derniers fastes en semblent dérisoires, lessoldats ont l’air de militaires d’opérette, on tiredes coups de fusil pour des motifs futiles, histoirede femmes, coucheries diverses et défis stupides.Mais derrière cette désinvolture des uns et desautres, on sent pointer la mélancolie. Comme lefleuve dont il est question au début et à la toutefin du récit, le temps passe et le vieil hommedont on entendait la voix tout au long de cespages se tait pour finir. Un spectacle superbes’offre à lui, dont nous ne dirons rien. C’est uninstant magique que les lecteurs découvriront pareux-mêmes. ❘

On ne comprendrait rien à l’Europe centrale, à son passé surtout, sil’on ignorait la place que la danse y occupe. Comme la musique folklorique,elle est une des incarnations de la culture populaire entre Vienne etl’Ukraine, et surtout dans la Bohême-Moravie qui est au cœur de cet espace.Et comme tout jeune habitant de ces contrées, Bohumil Hrabal a pris descours de danse.

NORBERT CZARNY

BOHUMIL HRABAL COURS DE DANSE POUR ADULTES ETÉLÈVES AVANCÉS Tanecní hodiny pro starší a pokrociléNouvelle traduction du tchèque par François KérelPréface de Milan Kundera Gallimard, 120 p., 12,50 €

Le personnage principal de ce récit rééditédans une traduction nouvelle n’est cependant

pas l’auteur. En 1964, celui-ci n’était pas unvieux monsieur mais l’incarnation d’une tradi-tion pragoise que Kundera, ici préfacier, rappelle.Celle de Hašek, l’auteur trop mal connu du BraveSoldat Chveik (surtout mal compris par Brecht !),et celle de la poésie moderne, très marquée par« l’étoile surréaliste ». N’oublions pas en effetqu’avec Paris, la capitale de la Bohême a étél’autre foyer de ce mouvement, et ViteslavNezval l’une de ses figures les plus remarqua-bles. De ces deux traditions, Hrabal a gardé lemeilleur, ou l’essence : l’humour, le goût de ladéambulation, celui de la digression (souventurbaine mais pas seulement) et un attachementà la plèbe qu’évoque également le préfacier. Leconcret l’emporte sur tout. Non pas le terre-à-terre ou quelque bon sens trop facile, mais legoût de ce qui nous attache à la vie, qui la rendjoyeuse, ou heureusement mélancolique. Qui alu ces merveilles que sont La Chevelure sacri-fiée ou La Petite Ville où le temps s’arrêta saurade quoi il retourne.

Mais ces qualités, on les trouve déjà dans cetexte antérieur à ceux évoqués. Dans une précé-dente édition, Cours de danse pour adultes etélèves avancés avait paru à la suite du récit quia donné sa célébrité à Hrabal, Trains étroitementsurveillés. Le film que Menzel en a tiré a forte-ment contribué à cette réputation. Les cinéastesdu printemps tchèques, Forman, Passer ouChytilova sont aussi redevables de l’art deHrabal. Certaines séquences d’Éclairagesintimes, de Passer pourraient avoir été écrites parle natif de Brno. Ajoutons avec Kundera, ce n’estpas un détail indifférent, que Hrabal est uncontemporain de García Márquez et deCarpentier. Mais sur la carte mondiale de laprose, il est loin d’eux, et il les précède un peuen temps.

Ce récit tient en une phrase, une longue phrasede près de cent pages, ponctuée de façon légère,vive, par des virgules, comme autant de tours que

Une valse joyeuse et mélancolique

BOHUMILHRABAL

Page 12: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

12

ROMANS, RÉCITS

MarginauxDans la nuit de samedi à dimanche, la fièvre monte, celle du samedi

soir, on monte au ciel et puis on redescend et c’est le bout du voyage. Cesmoments extrêmes fascinent Nicole Caligaris. Leur point de départ : « Onavait ces baskets, fabriquées pour les pieds de corps américains terminantleur croissance à deux mètres dix sur un terrain que leur détente réduit àun mouchoir, on avait chaussé ces pompes de demi-dieux (…). On allaitmettre l’empreinte de nos baskets neuves, et c’était une empreinte de colosseaméricain. » Et leur point d’arrivée : « La ville est pâle autour de nous,c’est l’heure du tombeau pour tout le monde (…). Toc-toc, c’est le croque-mort. »

AGNÈS VAQUIN

NICOLE CALIGARIS DANS LA NUIT DE SAMEDI À DIMANCHE Verticales, 240 p., 18,50 €

au mot seul et les alinéas se multiplient. Lelexique très soutenu de certaines phrases somp-tueuses se pimente à l’occasion de trivialités. Iln’est pas jusqu’au cours du récit qui ne s’entrouve affecté. Entre fantasmes, cauchemars etréalité, ces histoires vécues dans un état secondperdent leur fil pour ne le rattraper qu’à l’im-proviste et de justesse. De ce point de vue, le textele plus singulier est celui qui termine le recueil :« La Pince Maotine ». Les paragraphes se suc-cèdent sans lien apparent, c’est un véritableimbroglio entre l’enfance et l’âge d’homme. Ledénommé La Pince apparaît et disparaît jusqu’ànous suggérer que son rôle est analogue à celuidu fameux rocher que Sisyphe était condamné àrouler jusqu’au sommet de la montagne.

Et c’est alors que, brutalement, se produit lasurprise : le dernier narrateur de la dernièrehistoire rejette à la mer l’intolérable fardeau ets’abandonne enfin libre au flot qui l’emporte aularge : « La vague me soulevait, m’emmenait sursa crête et me faisait flotter là-haut, animalheureux que le sol n’appelle plus (…). La mern’était pas différente mais la nuit se terminait surune qualité lumineuse d’extrême transparence. »Son mauvais génie se noie. Point d’orgue oupoint final ? ❘

Son livre échafaude sept histoires toutes dif-férentes, mais qui pourtant aboutissent à un

égal point de non-retour. Le récit est pris encompte à la première personne par un narrateur.Ce dernier renvoie l’image d’un homme plutôtjeune qui circule abruptement dans sa mémoire.Il est seul, d’une solitude superlative, existen-tielle. Et en même temps, ces narrateurs vontaccompagnés, ce qui est pire. Ils ont un frère, undouble maléfique, une âme damnée, fatalementrencontré un jour ou l’autre. Parfois, NicoleCaligaris lève le voile sur une enfance sauvage,abandonnée, maltraitée. Tel fut, par exemple, lecas du dénommé La Pince Maotine, La Pince, àcause de son bras polio et Maotine : « Nosmaîtres disaient que c’était un baptême de fonc-tionnaire et qu’il signait l’état du fils acciden-tel de quelqu’un qui n’avait pas voulu s’em-merder avec ça et d’un ventre qui s’était vitedélesté pour s’en aller bosser ailleurs. » Etcomment se débarrasser de ce « compagnond’enfer » ? Qu’il se nomme Barka, César, Ludo,Denis ou La Pince, il semble là pour révélerchaque narrateur à lui-même et il le mène à saperte avec autant d’évidence que les héros de latragédie grecque couraient à la leur quand lesdieux en avaient décidé ainsi : « Il se précipitaitvers ce qui lui semblait joué d’avance, riantquand je tentais de ralentir la course, comme sirien, aucune intention, ni de sa part ni de lamienne à côté de lui, ni de quiconque, ne pourraitjamais parvenir à dévier la trajectoire depuislongtemps amorcée vers la catastrophe. »

Leur dénominateur commun, c’est l’alcool.Leur ivresse, c’est la grande beuverie où puiserl’inspiration dionysiaque de leurs délires et deleurs dérives. Pour les uns, la soirée démarre avecla « tournée du diable », un mélange de tout ceque la bande peut absorber de plus fort. Pourd’autres : « Bobo sortit ce qu’il avait demeilleur : une gnôle. La carabinée, la médicale :la Bérézina. » Après quoi, les chevaux prennentle mors aux dents, advienne que pourra : « Onse rend mal compte sur le coup. On reste là, c’estsans malice, la rigolade ; après on se dit qu’est-ce que j’ai fait ? On y pense et c’est uneconnerie. » Au regard de leurs aventures, le motest faible. Pour ces hors-la-loi, pas de société, pasde police à l’horizon. Ils ne correspondent pas

exactement au stéréotype du clochard exem-plaire, mais pourquoi ne pas considérer leurshauts faits comme une fable, une métaphore trèsnoire de ce dont est capable l’animal humainquand sa part d’ombre l’emporte ?

Or, pourquoi cette fascination ? La dénoncia-tion de cas sociaux n’est en aucune façon lepropos de la romancière. Le lecteur est viteconvaincu qu’il s’agit d’un projet d’écriture.Concevoir des créatures frustes, marginales,échappant par une sorte de virginité auxcontraintes sociales dont ils ne connaissent quela transgression et la répression pour s’endéfendre, c’est aussi libérer l’écriture. NicoleCaligaris excelle à couler en mots cette montéede la fièvre jusqu’au paroxysme et ce vertigequand la situation se renverse : « César plongealà-dedans comme si c’était un gouffre, le regardflou, la conscience pincée entre les doigts duvide. » Ses stratégies sont multiples et sesbonheurs d’écriture nombreux. Elle se plaît àralentir le temps pour deux voleurs sur un toitdont l’un est paralysé de peur. Ses phrases inter-minables dessinent des méandres où s’enliser etse perdre dans le flou d’états de conscienceimprobables. Ou, au contraire, dans « La Nuitnumber one », la phrase vole en éclats, se réduit

NICOLECALIGARIS

Page 13: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

13

ROMANS, RÉCITS

Sur le qui-viveBien sûr, il faut faire la fête aux centenaires, et plutôt deux fois qu’une.

Les grands vivants d’abord, si vivants dans leurs découvertes, leur Journalen public, leur passion pour l’idée et la forme. Et puis les autres aussi : telTennessee Williams né le 26 mars 1911 à Columbus, Mississippi, Williamspremier auteur non européen à entrer au répertoire de la Comédie-Française, Williams sur les planches, traduit et retraduit, Williams dans sespièces et ses livres, dans les pièces qu’il inspire, dans les livres qui lui sontconsacrés. Bel anniversaire, les centenaires !

LILIANE KERJAN

Copieux ouvrage qui rassemble cinq pièces tra-duites par Pierre Laville, familier du théâtre

américain, le roman Une femme nommée Moïse,des extraits des Mémoires, le tout complété parune biographie et une bibliographie sélective,cette somme Tennessee Williams doit aussibeaucoup à Catherine Fruchon-Toussaint dont lapréface et les introductions très bienvenueséclairent chaque scansion de l’œuvre. Il y a ence moment une effervescence autour de Williams,deux nouvelles traductions – très nécessaires –d’Un Tramway nommé Désir, celle de Jean-Michel Déprats et celle de Pierre Laville, unemagnifique mise en scène de l’Américain LeeBreuer au Français, Appelez-moi Tennessee, lapièce de Benoit Solès donnée aux Mathurins. Aumême moment, Les Nouveaux Cahiers de laComédie-Française lui consacrent un numéro, oùWilliams va se ranger aux côtés de Koltès,Musset, Jarry et Dario Fo, une fratrie d’icono-clastes et de rêveurs acides qui pousse le théâtrevers l’épure de l’amour et du désastre.

La splendeur désespérée des pièces majeuresqui ont fait le succès et la démesure de cet hommedu Sud, né dans un presbytère, est ici fidèlementrendue dans le choix de La Ménagerie de verre,Un tramway nommé Désir, La Chatte sur un toitbrûlant et La Nuit de l’iguane, retravaillées dansles dialogues et rendues à l’oreille du tempsprésent. La surprise vient d’une œuvre courte,tardive et jusqu’ici inédite, Les Carnets deTrigorine, une pièce écrite deux ans avant la mortde Williams, qui reprend ses grandes obsessions– vérité/illusion, refus de la résignation, le trianglefrère-sœur-mère – et qui place au centre de l’in-trigue, à la place d’honneur, le personnage del’écrivain Trigorine, amant d’une grande actricevieillissante. Inspiré par La Mouette de Tchekhov,très rarement joué, le texte est plus une curiositéqu’une réussite, mais il ne manque cependant pasde susciter une réflexion sur le théâtre, de saconception à son exercice. L’ironie vient de ce queWilliams est plus connu du grand public par lecinéma et ses grands interprètes, à commencer parMarlon Brando, Paul Newman, KatharineHepburn et Vivien Leigh. Qu’importe, voici avecles ides de mars des pièces, des textes, des livreset des scènes jouées dans les théâtres. Sur le qui-vive, partout nous guette le vieux crocodile. ❘

TENNESSEE WILLIAMSTHÉÂTRE, ROMAN, MÉMOIRESÉdition établie et présentée par Catherine Fruchon-ToussaintNouvelles versions théâtrales de Pierre LavilleRobert Laffont, coll. « Bouquins », 960 p., 30 €

Trois traductions de l’entrée de Blanche, Un tramway nommé Désir, Acte I, scène 1.

Pascale de Beaumont, 1947EUNICE, à Blanche. – Qu’est-ce qu’il y a, ma belle, vous êtes perdue ?BLANCHE (Elle parle d’une façon légèrement hystérique). – Ils m’ont dit de prendre un tramwaypour la rue du Désir, puis de changer, d’en prendre un autre pour la rue du Cimetière, de laisserpasser six stations et de descendre aux Champs-Élysées...EUNICE. – C’est ça, vous y êtes maintenant.BLANCHE. – Aux Champs-Élysées !EUNICE, d’un geste de la main. – Tout ceci, c’est les Champs-Élysées.(La négresse rit…)

Jean Cocteau, 1949EUNICE, à Blanche. – Qu’est-ce qui vous arrive, mon bel ange ? Vous êtes perdue ?BLANCHE (Elle parle d’une façon légèrement hystérique). – Ils m’ont dit de prendre un tram nomméDésir, de changer pour la rue du Cimetière, de laisser passer six blocs et de descendre aux Champs-Élysées…EUNICE. – C’est là où vous êtes.BLANCHE. – Aux Champs-Élysées !EUNICE, d’un geste de la main. – Voilà les Champs-Élysées !(La négresse rit…)

Pierre Laville, 2011EUNICE, finissant par intervenir. – Qu’y a-t-il, ma chère ? On est perdue ?BLANCHE, avec un humour d’une hystérie évanescente. – On m’a dit de prendre un tramway nomméDésir, puis de changer pour un autre appelé Cimetière et de descendre, six rues plus loin, à lastation Champs-Élysées.EUNICE. – Vous y êtes.BLANCHE. – À « Champs-Élysées » ?

TENNESSEEWILLIAMS

Page 14: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

14

POÉSIE

Le premier recueil, Si toi aussi tu m’aban-donnes, de Claudia Rankine (née en 1963)

« relève », selon la 4e de couverture, « d’un genreinventé et développé aux États-Unis : la « docu-mentary poetry ». On peut avoir quelques doutessur la nouveauté ou l’origine du « genre », maispeu importe, cette « poésie documentaire »inspire ici un petit livre hybride composé essen-tiellement de prose et de photographies ; il mêleaussi illustrations, extraits de documents,morceaux de dialogue et notes. On a déjà vu cetype de procédé, mais il acquiert ici un charmecertain parce qu’il est mis au service d’unedouble méditation biographique et nationale.Claudia Rankine raconte en effet des momentsdans l’existence d’une narratrice sans doute assezproche d’elle-même, et trace par ce biais leconstat de l’état moral et affectif d’une Amériquecontemporaine sur-consommatrice d’imagestélévisées et de médicaments. Pour bien marquercette dépendance télévisuelle, chaque section dulivre s’ouvre sur la photographie d’un poste dontl’écran est envahi de neige parasite ; ensuite lanarratrice, entre stupeur et critique, offre desexemples de violence sociale ou politique, dedéfaite personnelle, de dépression médicalisée,de morts. La méditation fragmentaire qu’ellepoursuit est tantôt escamotée par l’envahissementdes nouvelles télévisées, des publicités, tantôtrelancée et revivifiée par elles, tandis que le tonalterne entre amertume humoristique et tristesseanesthésiée.

La nuit je regarde la télévision pour trouverle sommeil, ou bien je regarde la télévision parceque je ne le trouve pas. Mon mari continue dedormir pendant mon insomnie et avec le bruit dela télévision. Finalement c’est le flou partout. Jene me souviens jamais d’avoir éteint la télé maisquand je me réveille le matin, elle est toujourséteinte. Peut-être l’éteint-il, je ne sais pas.

Il y a des nuits où je compte les publicités pourles antidépresseurs. Si la même publicité serépète, je la compte quand même. […] Une publi-cité pour le Paxil (paroxetine HCI) dit simple-

du XXIe siècle, s’épanouissant entre armoire àpharmacie et poste de télé, a des accents « pop ».

Très différent est le livre de Cole Swensen,L’Âge de verre (née en 1955, le poète a déjàpublié dix recueils). Il est aussi mieux (et trèsbien) mis en français par ses traducteurs, sansdoute plus à l’aise avec la complexité de ColeSwensen qu’avec le côté apparemment facile deClaudia Rankine. Il existe cependant un pointcommun entre les deux livres : le goût de l’hy-bride, mais cette hybridité est d’un autre ordre. Comme dans certaines autres de ses œuvres,

Cole Swensen choisit ici de partir d’une médi-tation sur les beaux-arts : les fenêtres dans lapeinture de Pierre Bonnard. À partir de ce thème,le livre propose trois séquences qui font alternerde courts textes (quasi) introductifs de prose etdes poèmes. Les proses s’interrogent sur lestoiles du peintre (et les fenêtres qu’il peint ou autravers desquelles il peint), ainsi que sur l’his-toire et les propriétés du verre et des fenêtres. Lespoèmes continuent cette exploration, de manièresouvent discontinue et allusive. L’Âge de verres’interroge sur la peinture, les progrès techno-logiques et théoriques dans le domaine de lavision et la manière dont ils altèrent la visionelle-même. Allusion et disjonction permettent unvoyage assez libre dans l’espace européen, dansl’univers pictural (de Robert Campin à Bonnard)ou poétique (Baudelaire, Apollinaire…), dans lemonde de la technique et de la philosophie.L’alternance entre moments de réflexion ou d’in-formation en prose « suivie » et moments aériensou aigus de disruption donne sa force à ce belÂge de verre.

Baudelaire écrivit aussi un poème intitulé« Les Fenêtres » oùderrière une vitrevit la vieoù s’installe la vie d’un autre, que la lumière

traverseracomme prévu.Une fenêtre marque toujours la rencontre de

deux bords.On pourrait trébucher.

Pour Mallarmé une fenêtre regarde dehors ;celles de Baudelaire

voient en arrière, en quelque sorte le regardlui-même. Elles signifient.

Quant à Bonnard, il s’efforce avec uneinflexible insistance, de fenêtre en fenêtre, parabsolue répétition, de les empêcher d’en rienfaire.

Une fenêtre grandeur nature a la grandeurd’une vie. ❘

Deux poètes américains :télévision et fenêtres

CLAUDE GRIMAL

La jolie collection de José Corti, « Série américaine », permet deprendre connaissance, dans ses dernières livraisons, de deux aspects trèsdifférents de la poésie contemporaine aux États-Unis.

CLAUDIA RANKINESI TOI AUSSI TU M’ABANDONNESDon’t Let Me Be Lonelytrad. de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi etNicolas PesquèsJosé Corti, 192 p., 16 €

COLE SWENSENL’ÂGE DE VERRE trad. de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi etNicolas PesquèsJosé Corti, 128 p., 14 €

ment : votre vie attend. D’abord, je penseparataxe, puis je me demande quoi, qu’attend-elle ? De vivre, je suppose.

La culture médiatique, la pub, la manière psy-chologique contemporaine de s’interroger sursoi, fournissent à Claudia Rankine les matériauxlangagiers qui se combinent avec des référencesou des citations d’écrivains (Wallace Stevens,Lévinas, Brodsky…). Avec ce poète, la déprime

CLAUDIA RANKINE

COLE SWENSEN

Page 15: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

15

HISTOIRE LITTÉRAIRE

ressorts multiples et raisons futiles d’amour-propre, enchevêtre avec une science de la péri-pétie jamais mise en défaut les manigancesméchantes d’une femme au-dessus de toutsoupçon (Mme de Merteuil), les exploits véné-riens d’un homme à la mode (le Vicomte deValmont) et les erreurs en partie excusables devictimes féminines présentées dans toute lagamme des âges (de Cécile, l’oie blanche, quinzeans, à la douairière, Mme de Rosemonde, tantede Valmont).

Au centre de l’intrigue, un très jeune homme(le Chevalier Danceny, vingt ans, amoureux deCécile, puis séduit par Mme de Merteuil) tientplus ou moins l’office d’électron libre. Quelquestrès rares comparses (femmes de chambre,valets, une famille villageoise pauvre, un notaire,un religieux) servent de liant occasionnel à unmonde autrement clos sur lui-même, en trans-humance permanente entre Paris où l’on s’amuseet des châteaux de province où l’on s’ennuie.L’extraordinaire manque de variété et d’intérêt dudécor, qu’il s’agisse d’intérieurs ou d’extérieurs,la monomanie des personnages – ils ne s’occu-pent que d’amour ou de sexe, très rarement mais

Les Liaisons dangereuses,dossier

Un travail d’historienne de la littérature qui a choisi de rester stric-tement à la place qu’elle estime devoir être la sienne : celle de servanted’un texte célèbre. Le parti pris de cette nouvelle édition dans « la Pléiade »,destinée à remplacer les précédentes (celles de Maurice Allem puis deLaurent Versini), est donc d’effacement devant le mystère d’un livre qui fitcouler beaucoup d’encre depuis sa première parution en 1782.

MAURICE MOURIER

PIERRE-AMBROISE-FRANÇOISCHODERLOS DE LACLOSLES LIAISONS DANGEREUSES Édition établie, présentée et annotée par Catriona Seth Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,1040 p., 87 ill., 42 € jusqu’au 30 juin 2011, 49,50 € après

parfois d’argent –, l’atmosphère de vide oppres-sant où se meuvent ces existences, tout contri-bue à rendre efficace la mécanique romanesque,puisqu’en fait on ne voit qu’elle, déployant sesrouages huilés derrière une vitre. Le succès desLiaisons est analogue à celui d’un roman policierusiné au millimètre. Malgré la longueur du livre,on songe aux premières nouvelles, sèchescomme un coup de trique, de Dashiell Hammett,ficelées autour de son sceptique « Agent » cali-fornien. C’est dire avec quelle solidité se nouentles événements, ne laissant rien à la distractiondu lecteur.

Beaucoup de ceux qui écrivent – un tout petitnombre – écrivaient bien au temps de Laclos.Lui-même dans ses poèmes de jeunesse et sin-gulièrement dans cette « Épître à Margot » (onla trouvera page 485) qui fit scandale par sesallusions supposées à Mme du Barry, dernièremaîtresse de Louis XV, fait montre d’uneagréable virtuosité à trousser le compliment àdouble entente. Mais Les Liaisons sont unfestival de verve et de férocité, qui parvient, engardant toujours les formes de la politesse dessalons, celle que maniaient tous les beauxesprits, et Voltaire au premier chef, à varier lestons en fonction du caractère, de l’âge, de l’in-telligence des personnages. Ainsi, et bien quel’on pardonne à la jouvencelle dont l’horizon,jusqu’à ce qu’elle entre dans le monde, s’estlimité à l’austérité obtuse des murs du couvent,est-on d’emblée préservé de prendre tropuniment le parti de la pauvre Cécile de Volanges.Elle est certes « bien malheureuse », ce quil’attend ce ne sont même pas « les crimes del’amour » et l’on considérerait à juste titreaujourd’hui qu’elle a été violée, qu’elle a fait unefausse couche, qu’elle va s’enterrer à nouveaudans les ténèbres de la vie monastique par lafaute sans pardon d’un scélérat.

Mais en même temps sa naïveté, ou pourmieux dire la bêtise incommensurable née pourmoitié de sa cervelle de noix et pour l’autremoitié de l’éducation crétinisante qu’elle asubie, explique assez que son sort, sans nous êtreindifférent, nous semble malheureusementmérité. Or ce diagnostic sans illusion repose surla perfection dans la nullité de son babil de pen-sionnaire. Et il en irait ainsi de tous les person-nages, y compris du dernier faire-valoir, tel RouxAzolan, le « chasseur » de Valmont, ce grandseigneur méchant homme qui se dévoile si com-plètement dans la seule lettre de lui que nous

Afin de compenser le sentiment de légèrefrustration que pourraient ressentir certains

lecteurs (la prétention de l’Histoire littéraire àl’objectivité scientifique implique-t-elle le refusde toute réaction personnelle un peu originaledevant les « classiques » du patrimoinefrançais ?), la scrupuleuse éditrice joue la carted’une certaine nouveauté académique : le texteretenu est non celui de l’original mais d’uneréédition de 1787, qui a semble-t-il reçu l’avalde Laclos. Mais surtout l’amateur d’iconographiedu second rayon trouvera ici de nombreuses illus-trations en noir et en couleurs, des gravures de1785 aux images de films inspirés par l’œuvrejusqu’en 2003, tandis que le curieux de Lacloslira avec intérêt tant ses échanges d’époque avecla bonne Mme Riccoboni, qui lui reprochait sonimmoralité, que ses propres « Pièces fugitives »,une suite de poèmes parfaitement insignifiants,et enfin une sélection chronologique de comptes-rendus ou d’« imitations » critiques, de 1782(Abbé Royou) à 2005 (Hervé le Tellier).L’ensemble forme un « dossier » excellent en cegenre limité et informatif.

Bien. Maintenant, essayons de lire – de relirebien sûr – ce bien curieux roman par lettres écriten émulation patente de Jean-Jacques, dont LaNouvelle Héloïse (1761) fut un best-seller dusiècle des Lumières, en émulation plus lointaineaussi de Richardson et de sa Clarisse Harlowe(1747-48) qui déjà mettait en scène, par corres-pondances croisées, les dangers des liaisons horsmariage. Sept ans avant la Révolution à laquelleil participera du côté révolutionnaire avantd’être sauvé in extremis et comme tant d’autresde l’exécution par le 9 Thermidor, un plus sijeune – trente et un ans – artilleur obscur et sansfortune publie en quatre parties un livre dont lesuccès est immédiat. Succès mérité, pour unefois. S’il fallait aujourd’hui dire pourquoi, on neserait pas en peine. Il y a là une mécanique, uneécriture, des personnages.

La mécanique, celle d’une vengeance à

PIERRE-AMBROISE-FRANÇOISCHODERLOS DE LACLOS

PAR L. BOILLYChâteau de Versailles

Page 16: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

16

HISTOIRE LITTÉRAIRE

ayons (CVII), à la fois obséquieux et arrogantenvers son maître, avide d’argent mais aussi deconsidération, vaniteux et vil : du grand art.

Ce sont du reste en fin de compte les person-nages, leur complexité retorse, leur aveuglementsur eux-mêmes, qui font l’essentiel du prix d’unroman qui l’emporte de si loin en finesse psy-chologique sur tous les livres de son siècle (ycompris ceux, si subtils pourtant, de Marivaux),en ce qu’il ne se complaît jamais, même à l’oc-casion d’un dénouement aussi précipité quetragique – en quelques pages Valmont meurt,Merteuil est déshonorée et défigurée, Dancenyet Cécile, les jouvenceaux plus ou moins inno-cents, se retrouvent dans le cul-de-basse-fosse dela religion –, à quelques espèce que ce soit debien-pensance édifiante.

Complexes ? Oui, même la pauvre bécasseCécile, qui trouve refuge, par un sursaut dedignité ou d’inconscience, dans une décision –à quinze ans et demi ! – la ramenant au sein del’Église, sinon à la foi, solution qu’adoptèrent eneffet, sous l’Ancien Régime, tant de pécheressesou assimilées, mais au terme d’une bien pluslongue carrière. Même sa mère, Mme deVolanges, dont on prend d’abord le souci d’éta-blir sa fille dans la prison d’une richesse sansamour pour le couronnement de son confor-misme mortifère, et qui se révèle brusquement(lettre XCVIII) capable de véritable amourmaternel en acceptant de renoncer au mariagearrangé par elle entre Cécile et le pâle Gercourt,pour favoriser enfin une union d’inclination entreles deux « enfants » dont l’intrigue cachée faitdepuis le début le sujet du livre. Il faudra toutela perversité argumentative de Merteuil pourempêcher cette issue heureuse.

Aveugles ? Oui, et sur la passion amoureuseelle-même qui, au fil de ces destins tristement

et réprouvée de la Marquise, qui parvint àéchapper aux horreurs d’un mariage sans amourauquel elle fut livrée vierge, grâce à laProvidence (mort rapide du mari) mais surtoutà la conquête d’une autonomie entière dans lesdomaines fondamentaux (amours, affaires) où lamonarchie absolue et la dévotion confite enchaî-naient ses compagnes à la toute-puissance pré-tendue de la barbe.

Dans ce roman de femmes, ce sont elles toutesqui sont intéressantes, l’omniprésence deValmont à la manœuvre intrigante met un voilede fumée sur la vérité du livre. Percé à jour parMerteuil en maintes pages, dépeint à suffisancepar sa propre logorrhée quand il s’agit de narrerses triomphes, le Vicomte se dégonfle. Tout enlui est soumis à la dictature de la vanité. Avançantflamberge au vent en brandissant son phallusdont la rigidité le dispense, croit-il, de faire lapreuve de qualités moins ostensibles, il épuise laMarquise et nous agace par un désintérêt presquetotal pour ce qui dépasse le cercle restreint de sescompétences sexuelles et, plutôt que d’admettrequ’il aime enfin, pour la première fois, la Tourvelqu’il divinise – peut-être à tort –, il la sacrifie àsa fatuité de conquérant insensible et s’empêtredans des complications qui le conduiront à unsuicide même pas assumé comme tel au bout del’épée d’un Chevalier de Malte. Pauvre type !Une lecture approfondie met toutes les femmesau-dessus de lui, et Cécile la « petite fille » elle-même au-dessus de son Danceny, car elle fait àl’amour partagé (que le Chevalier a compromisentre les bras de Merteuil) le don d’un renonce-ment au monde et aux plaisirs de sa jeunesse.C’est idiot certes, et la (relative) émancipationdes filles, au moins sous nos climats, préserve,on veut le croire, nos contemporaines de cesextrémités. Mais c’est au moins respectable etLaclos l’entend bien ainsi.

Ce livre profond et grave demeure, au vrai,inépuisable. On en développerait aisément – lescritiques marxistes l’ont fait – une lecture enforme de lutte des classes. Le mépris du petitofficier Laclos pour ce ramassis d’aristocratesqui passent leur trop longs loisirs à jouer auxcartes, à défaut à se jouer des cœurs, ceux desautres et les leurs, on le sent partout, violent,palpable. Mais ne trouverait-on pas ici, dans uneautre voie d’exégèse, un antidote singulier audéchirement libératoire des conventions prônépar le Marquis de Sade, exact contemporain deLaclos ? Dans le dossier copieux préparé parl’éditrice sous le titre « La fortune des Liaisonsdangereuses », beaucoup de commentaires s’at-tachent à la noirceur indiscutable du livre, et nesont pas loin, trop souvent, d’y voir un texte sub-versif d’abord parce qu’il attenterait sciemmentaux bonnes mœurs. Seul André Maurois, bienoublié aujourd’hui mais qui fut un lecteur dequalité, détonne et cite (pages 701 et suivantes)une lettre à Solange Duperré, amie de Laclosdepuis la fin de 1782 – année de la premièrepublication des Liaisons –, mère hors mariage(1784) du premier enfant de l’écrivain, et bientôtépouse (1786) pour la vie de l’auteur d’un livreunique et sulfureux : « Il y a près de douze ans,lui écrit-il, que je te dois mon bonheur. Le passéest caution de l’avenir. »

À l’évidence, Laclos n’est pas Valmont,Solange n’est pas Merteuil, ou bien en setrouvant ils ont cessé de l’être. Danceny a-t-ilépousé Cécile ? Cela ferait une morale assezjolie, toutes frasques passées, comme il se doit,par profits et pertes. ❘

oisifs, occupe pourtant tout l’espace dévolu nonseulement au sentiment, mais à la totalité de lapensée. Ils croient pourtant être fort lucides, lapratique obligée du confessionnal, au moins aucours de l’enfance et de l’adolescence, les ayantcontraints à aller chercher en eux la petite bêtequi grouille dans les recoins de leur cerveauétroit, autrement vide comme un caveau. C’estValmont qui ne reconnaît pas en lui d’autrefureur que génésique, alors qu’il est tombéamoureux de la Présidente de Tourvel. C’estMme de Merteuil surtout, qu’il faut des moisd’entretien épistolaire quasi quotidien pour osers’avouer à elle-même, en le déguisant par un rejetdouloureusement faux dans le passé, queValmont est l’homme de sa vie, qu’elle n’ajamais aimé que lui : « Dans le temps où nousnous aimions, car je crois que c’était de l’amour,j’étais heureuse ; et vous, Vicomte ? » (lettreCXXXI).

Car naturellement c’est elle, la démoniaque,la dynamiteuse du bonheur des couples rivaux,qui incarne le mieux le génie d’analyse deLaclos. Rien n’égale, en ce siècle ou l’on fut siintelligent, la lettre LXXXI où elle confie àValmont, aux fins de l’humilier par l’imaged’une supériorité évidente, l’histoire de sesapprentissages. Ce labeur sur soi, qui sembled’abord ne concerner que la genèse des relationsentre deux individus monstrueux, s’élargit trèsvite en étude de la condition féminine, et desraisons pour lesquelles une femme brillante l’em-portera toujours sur le mâle le plus avantagé parla nature, fût-il doué de l’esprit d’entreprise, ducharme et de l’esprit tout court qui distinguentle Vicomte. La démonstration serrée et impec-cable de Mme de Merteuil dans cette lettre etd’autres qui la complètent ultérieurement plaidetrès fort pour qu’on lise Les Liaisons comme unformidable plaidoyer féministe. Celui-ci nereposerait pas seulement sur la figure écrasante

FRAGONARD, L’INSTANT DÉSIRÉ OU LES AMANTS HEUREUX

Collection particulière

Page 17: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

17

ARTS

L’autorité s’affirme par le trône

Dans les Grands Appartements du château de Versailles, une qua-rantaine de trônes différents, exceptionnels, se réunissent ; ils dialoguentet ils interrogent les spectateurs. Venus de diverses résidences royales euro-péennes (Madrid, Varsovie…), sortis de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amériqueprécolombienne, les trônes se sont déplacés (1).

EXPOSITIONTRÔNES EN MAJESTÉGrands Appartements du château de Versailles1er mars – 19 juin 2011

JACQUES CHARLES-GAFFIOT TRÔNES EN MAJESTÉL’autorité et son symboleÉd. Château de Versailles/Cerf, 344 p., 230 ill.coul., 49 €

les lions, les pumas, les jaguars, les aigles, lestaureaux, les caïmans, les paons, les éléphants, lesdauphins, les cygnes, les dragons, les griffons, lessphinx, les tritons, les chevaux marins. L’autoritécontrôle, domine la violence des animaux ; elleles apprivoiserait ; elle les utiliserait… Sur letrône, le soleil, la lune, les étoiles sont des orne-ments ; le souverain est censé gouverner l’uni-vers… Les Vertus glorifient les rois ; les allégo-ries sont des femmes (parfois ailées) : la Paix, laJustice, la Vérité, la Tempérance, la Victoire, laCharité… Les angelots, les putti circulent,sculptés sur les trônes… Les dieux et les déesses,Hercule (avec ses travaux et ses exploits), le roiDavid, les scènes de Joseph, le triomphe duChrist, les clefs de saint Pierre illustrent les apti-tudes du souverain et sa puissance… Les décorsfloraux, les palmiers, les initiales (comme le Nde Napoléon) s’inscrivent sur les trônes.

L’autorité s’affirme par le trône. Elle se mani-feste. Elle marque. Elle solennise. Elle

glorifie. Elle exige l’obéissance, la subordina-tion, la discipline, la fidélité. Les subalternes, lessujets écoutent, plient, s’inclinent.

L’autorité est ici « assise », installée, nommée.Elle s’établit. Elle s’impose. Elle l’emporte. Elledomine. Elle maîtrise.

Comme le précise Jacques Charles-Gaffiot(historien de l’art et spécialiste de l’iconographieoccidentale), l’exercice de la souverainetéassocie deux notions distinctes : l’autorité (enprincipe durable) et la puissance (éphémère).L’autorité assure à son titulaire un caractèrepérenne et légitime ; elle « assied » son déten-teur sur des bases stables. Au contraire, la puis-sance signifie l’homme debout, dressé, parfoisen mouvement, le héros qui écrase les adver-saires ; la puissance est victorieuse et éphémère,précaire. Chez les rois francs, dans les peuplesceltes (et aussi, à certains moments, dansl’Empire byzantin), le souverain est élevé sur lebouclier, sur le pavois ; il est une figure puis-sante, érigée, vindicative…

Les trônes sont autoritaires, fermes, altiers,dominateurs, impérieux, supérieurs. Ils n’au-raient pas besoin d’employer la force. Les trônesen majesté supposent souvent le gradin, le dais,le marchepied. Le gradin est constitué de plu-sieurs marches dont le nombre varie (souventavec des multiples du chiffre trois). Le gradinisole du reste de la foule le souverain qui est plusvisible et plus distant. Le dais est confectionnéle plus souvent à l’aide de textiles précieux,enrichis de fines broderies. En Orient, un vasteparasol se justifiait primitivement afin deprotéger le souverain du soleil et des intempé-ries et il est devenu l’un des emblèmes de l’au-torité. Le marchepied indique la défaite desennemis, les animaux domptés ; sur une peinturede Louxor, les pieds du pharaon reposent sur lemarchepied ; dans certains royaumes actuels

d’Afrique noire, tel roi utilise comme marche-pied les dépouilles de félins sur lesquelles quatreimmenses cornes d’antilopes sont disposées…Parmi les éléments accessoires du trône, leséventails se trouvent chez les Pharaons, àNinive, en Chine, chez les Aztèques, en parti-culier, aussi, dans la pompe pontificale.L’éventail de Pharaon est constitué fréquemmentde plumes d’autruche réunies en faisceau ausommet d’une hampe…

Très souvent, des animaux stylisés ou fantas-tiques ornent les trônes. Les bêtes sont desemblèmes du souverain (ou bien elles sontvaincues par les héros et les rois) : très souvent

GILBERT LASCAULT

BODHISATTVA GUANYINChine du Nord, province du Shanxi

Dynastie des Ming (1368-1644), XVIe siècleCéramique, type fahua Paris, musée Guimet

STATUETTE VOTIVE DUDIEU SOMTOUS

Égypte, Hérakléopolis,Basse Époque

Bronze et incrustationsd’argent (yeux)

Collection particulière

Page 18: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

18

ARTS

PHILOSOPHIE

lisme allemand, le grand héros du « savoir » occi-dental, avant d’incarner avec Freud la forme uni-verselle du désir (1). On est donc obligé d’ad-mettre que le parcours de Foucault, au moinscelui qui correspond à son enseignement auCollège de France, est pour ainsi dire « bouclé »par une interrogation visant directement la phi-losophie à partir de ses origines.

Ceci semble contredire l’image familière del’archiviste occupé à disséquer les liens entrepouvoir et savoir dans l’époque moderne, tandisqu’en réalité on a affaire ici à une tension fon-damentale inhérente à sa manière de penser : l’ar-ticulation entre la réflexion philosophique et l’en-quête historique. Si la caractéristique principalede Foucault est d’avoir mis au centre de sondiscours la documentation historique en faisantglisser vers le bord l’énonciation philosophique,d’un autre point de vue il est clair que c’est surce bord que quelque chose de décisif se joue,l’enjeu étant la manière d’entendre la vérité etses rapports avec le sujet. Ce bord est la frontièrechaude d’une « polémique », l’espace précaire

par excellence d’un combat mené en mêmetemps à l’intérieur et à l’extérieur de la philo-sophie et de sa tradition. Combat d’abord vis-à-vis de soi-même : la préoccupation primordialede Foucault a été celle de s’arracher à son identitéphilosophique (phénoménologie, hégélianisme,marxisme humaniste), acquise durant sa forma-tion universitaire. L’appel à se « déprendre de soi-même » a d’abord signifié la tentative d’éradi-quer le présupposé d’un sujet régnant sur lavérité comme un souverain sur son pays ; opé-ration douloureuse qui ouvre dans la pensée uneblessure insuturable et dont le programme setrouve énoncé à jamais dans l’hommage renduà Georges Bataille en 1963 ; cette Préface à latransgression où il est question de l’autodes-truction du sujet philosophique, expérimentée,d’abord par Nietzsche, ensuite par Bataille, auxlimites du savoir absolu hégélien.

Dans l’économie générale de la réception del’œuvre de Foucault, les Leçons sur la volontéde savoir, auxquelles les éditeurs ont fait oppor-tunément suivre la conférence Le Savoir

On constate ainsi que le début et la fin se res-semblent, qu’ils se recoupent même :

Foucault plonge dans l’Antiquité grecque poury analyser des formes historiques du discoursvrai (celles qui sont liées aux pratiques judi-ciaires et la parrêsia), cette analyse devenant àchaque fois l’occasion pour interroger le rapportentre la philosophie et la vérité. Si dans LeCourage de la vérité, cette interrogation démarrepar une relecture de Socrate en tant que modèleéthique du « souci de soi », les Leçons sur lavolonté de savoir aboutissent à une relectured’Œdipe, dont nul n’ignore qu’il a été pour laphilosophie moderne, notamment pour l’idéa-

La vérité d’Œdipe

PIERANGELO DI VITTORIO

MICHEL FOUCAULT LEÇONS SUR LA VOLONTÉ DE SAVOIRCours au Collège de France (1970-1971)suivi de LE SAVOIR D’ŒDIPEÉdition établie sous la direction de François Ewaldet Alessandro Fontana par Daniel Defert Presses de l’EHESS/Gallimard,/Seuil, coll. « Hautes Études », 316 p., 23,75 €

Quand le souverain part en guerre ou résidedans l’une de ses villégiatures, les trônes mobilessont transportés et posés sur le sol, d’autresservent de moyens de locomotion et deviennentportatifs.

À Rome, la chaise curule est un siège pliant,originellement réservé aux deux consuls de laRépublique qui sont généralissimes des armées ;ils s’installent alors au cœur des campementsmilitaires. Ce siège métallique présente un piè-tement en forme de X et son assise capitonnéeest rehaussée d’une frange… En France, le trônedit « de Dagobert » est proche de la chaise consu-laire ; il est conservé au cabinet des Médaillesde la Bibliothèque nationale de France (trône duVIIIe ou IXe siècle)… Les trônes mobiles ne sontpas seulement liés à l’Occident, mais aussi àl’Orient. Par exemple, dans la seconde moitié duXVIe siècle, le Trône de campagne de Soliman leMagnifique est incrusté d’ivoire, de bois, denacre, de métal et d’une turquoise… Ou bien, unpalanquin d’or massif des radjahs de Mysore estarrimé sur le dos d’un éléphant…

À travers de multiples récits, des trônes légen-daires hantent les imaginations. Dans la Bible,

« le roi Salomon fit un grand trône d’ivoire et lerevêtit d’or pur. Ce trône avait six degrés ». SelonPausanias, le temple de Zeus, à Olympie, étaitl’une des sept merveilles du monde ; il abritaitle trône d’ébène et d’ivoire où s’installait Zeus,une statue d’or et d’ivoire (13 mètres dehauteur)… En 950, le trône de l’empereur de

Byzance comprend deux lions métalliques quirugissent et, sur des rameaux d’or, des oiseauxmécaniques qui imitent des chants… AuXVIIe siècle, un voyageur français admire à Delhi« sept trônes magnifiques d’un Grand Moghol »,couverts de diamants, de rubis, d’émeraudes, desaphirs, de perles… En Afrique, dans le royaumeAshanti, on racontait qu’un Tabouret d’or purdescendait du ciel et était apporté au roi…

Parfois, les trônes sont renversés ; l’autoritécroule, se ruine. En 1830, des ouvriers pénètrentdans la salle du trône du palais des Tuileries etils s’assoient, chacun à son tour, sur le fauteuilde Charles X ; puis ils y placent la dépouillemortelle d’un étudiant héroïque. En 1848, letrône de Louis-Philippe est arraché de son pié-destal ; il est porté en triomphe sur la place dela Bastille ; on le brûle au pied de la colonne deJuillet. ❘

1. Historien de l’art, Jacques Charles-Gaffiot estle commissaire de l’exposition intéressante(assisté d’Hélène Delalex). Dans la scénographie,Marc Jeanclos imagine des socles surmontés destructures métalliques ajourées qui encadrent lestrônes. Ce sont des « boîtes sans paroi ».

SIÈGE CÉRÉMONIEL INCA, 1450-1532Pérou, département de Cuzco

Bois de cèdre sculptéParis, musée du Quai Branly

Le hasard a voulu que la publication du premier cours tenu parMichel Foucault au Collège de France en 1970-71 suive immédiatement lapublication du dernier, Le Courage de la vérité achevé peu avant sa morten 1984. Ce brusque tête-à-queue est intéressant dans la mesure où il permetde brosser un portrait relativement inattendu de cet auteur, parmi les pluscommentés du XXe siècle et dont la presque totalité de l’œuvre est désor-mais proposée au grand public.

Page 19: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

19

PHILOSOPHIE

sophie, dont l’histoire n’est que le mouvementpar lequel, grâce à sa connaissance pure et dés-intéressée, la vérité se révèle. La rupture opéréepar Nietzsche par rapport à Aristote et à la tra-dition philosophique tout entière, a consisté enceci qu’il a exposé la vérité au « tout autre » deson immanence : à la violence de la volonté etdu désir de connaître, qui sont extérieurs à laconnaissance elle-même, et à l’historicité desrapports de pouvoir, de domination et de luttedont la vérité est toujours l’enjeu, l’arme,l’effet. Passage, donc, de l’intériorité d’unehistoire « philosophique » de la vérité, à l’exté-riorité d’une histoire « politique » de la vérité.La souveraineté philosophique – fonctionnantcomme une intériorisation qui est à la fois unesublimation, une idéalisation de la vérité – estd’abord fondée sur un geste qui « définit parexclusion un dehors du discours philosophique ».La vérité, c’est ce qui permet d’exclure, deséparer le dedans (le pur) du dehors (l’impur),

d’Œdipe, sont importantes à maints égards.D’abord, elles suggèrent qu’il ne fallait pas seprécipiter à voir dans le dernier cours le retourde l’enfant prodigue à la maison paternelle. Sacontinuité substantielle avec le premier révèle eneffet la mystification de certaines lectures – inté-ressées à recouvrir la blessure narcissiqueinfligée par Foucault au cœur de la souverainetéphilosophique – car il devient aussitôt évidentque tout le parcours au Collège de France s’estdéveloppé comme un long « exode » de la phi-losophie vers l’histoire, notamment vers letravail généalogique. Même si une différencedemeure : si les Leçons montrent que l’affirma-tion originaire de la philosophie comme formesuprême de la connaissance est fondée sur l’ex-clusion des sophistes au nom de la vérité (demême que la rationalité moderne est fondée surl’exclusion de la folie), Le Courage focalise l’at-tention sur le défi éthique que les Cyniques, parleur dire-vrai, ont lancé à toute forme de souve-raineté (autant politique que philosophique ouscientifique).

Ensuite, ce cours permet de donner une inter-prétation moins simpliste du fait bien connu queFoucault fuyait les polémiques : si paradoxal quecela puisse paraître, cette attitude s’explique àpartir de la nature profondément polémique dece qui « restait » de philosophique chez lui. Lapreuve en est que la seule polémique explicite,celle avec Jacques Derrida, a continué sa viedurant, réapparaissant ici et là avec la mêmeintensité comme un feu qui couve sous lescendres. Ce cours dévoile, si besoin était, quecette polémique est un différend fondamentalportant sur la souveraineté philosophique.Existe-t-il une « autre » manière d’être « philo-sophe » ? Peut-on rester philosophe tout enrenonçant à sa souveraineté, c’est-à-dire au pré-supposé d’un rapport privilégié à la vérité ?Comment fait-on ce geste de « destitution », etquel est son prix, éventuellement son bénéfice ?Enfin, peut-on considérer cette destitution dusujet souverain (le sujet de la philosophie ou dela connaissance en général) comme un gesteencore, malgré tout, « philosophique » ou« scientifique » ? Foucault est conscient de la dif-ficulté et de la précarité de cette tentative inau-gurée par Nietzsche : franchir les limites etpasser de l’autre côté de la connaissance pour enfaire la critique (« Comment est-il possible deconnaître cet autre côté, cet extérieur de laconnaissance ? Comment connaître la connais-sance hors de la connaissance ? »). JürgenHabermas, incapable pourtant de reconnaîtrel’enjeu éthique recelé dans ces questions, ramèneà Nietzsche l’ambition d’« aller au-delà de la phi-losophie vers la philosophie », de « critiquer laraison par la raison » : attitude paradoxale, inte-nable qui, à son avis, aurait empoisonné la doubledescendance nietzschéenne au XXe siècle – les« anti-philosophies » de Heidegger et Derridad’une part, et les « anti-sciences » de Bataille etFoucault d’autre part – décrétant l’avortement duprojet de la modernité (2).

Quoi qu’il en soit, ce sont ces questionslimites qui parcourent en filigrane l’œuvre deFoucault formant le pli où se concentre la tensionentre le dedans (philosophique) et le dehors (his-torique). S’appuyant sur l’analyse d’un passagedu livre A de la Métaphysique d’Aristote,Foucault repère le signe incontestable de la sou-veraineté philosophique dans le rapport d’inté-riorité que la philosophie établit avec la vérité.La vérité, à partir des niveaux les plus élémen-taires de la connaissance, fait appel à la philo-

mais c’est aussi ce qui permet d’éliminer oud’expulser l’extérieur en tant que tel, de« capturer (dehors le) dehors ». La vérité, en cesens, « fait exception », et la première violencede la vérité est l’exception de sa propre violence.D’où la nécessité de cerner ce geste où s’est inti-mement noué le rapport entre la philosophie etla vérité, et dont la violence fondatrice caracté-rise peut-être encore notre volonté de savoir. Onarrive alors à comprendre pourquoi Foucaultpensait que la critique devait être à la fois inté-rieure et extérieure à la philosophie.

En conclusion, les Leçons sur la volonté desavoir font émerger un vaste et complexe frontpolémique dont l’axe est la lecture de Nietzsche,enjeu privilégié pour les avant-gardes philoso-phiques en France dans les années 1960-70.Foucault s’associe sûrement à l’appel lancé parDerrida dans De la grammatologie – « arracherNietzsche à une lecture de type heideggérien »– et il renverse à son tour le jugement de l’auteurd’Être et Temps : non seulement Nietzsche n’est

MICHEL FOUCAULT

pas renfermé dans la métaphysique, mais il estle seul à y avoir échappé, à la différence deHeidegger lui-même, dont la manière d’entendrela vérité reste tout compte fait encore celled’Aristote. Pourtant, Foucault s’oppose égale-ment à l’interprétation que Derrida donne decette échappée : l’« écriture », la « textualité »par laquelle l’œuvre de Nietzsche déborderait le« sens » philosophique où Heidegger a voulul’enfermer, c’est pour Foucault encore le signed’une intériorité (philosophique) qui trahit uneattitude (philosophiquement) souveraine. Ilrenvoie, donc, dos à dos Heidegger et Derrida,opérant une violente sécession à l’intérieur de lafamille nietzschéenne. Les gestes qu’il opèredans ce cours sont des mouvements sur unchamp de bataille : d’abord, il oppose au retourheideggérien vers le présocratique, l’analyse his-torique « documentée » des pratiques judiciairesdans la Grèce antique, en tant que terrain d’émer-gence du discours vrai en Occident ; puis, iloppose au principe derridien de la textualitégénérale, la notion d’« événement discursif ».Foucault refuse nettement cette figure extrêmede l’intériorité (philosophique) qui est le principeselon lequel « il n’y a pas de hors-texte ». Contrel’analyse du texte à partir du texte lui-même, ilfait valoir un « principe d’extériorité » consis-tant à « passer hors du texte », à se placer dansla dimension de l’histoire et à « retrouver lafonction du discours à l’intérieur d’une société ».

L’événement discursif n’est jamais textuel, caril « se disperse entre des institutions, des lois,des victoires et des défaites politiques, des reven-dications, des comportements, des révoltes, desréactions ». On retrouve ici tous les éléments duvrai incipit de l’Histoire de la folie, les quelqueslignes ouvrant le chapitre sur le grand renfer-mement, juste après le commentaire desMéditations de Descartes rejeté par Derrida ; ceslignes négligées qui recèlent toutefois, pourFoucault, le vrai enjeu d’une autre attitude phi-losophique (« Plus d’un signe le trahit [l’évé-nement par lequel la folie s’est trouvée exilée deet par la vérité, NDR], et tous ne relèvent pasd’une expérience philosophique ni des dévelop-pements du savoir. Celui dont nous voudrionsparler appartient à une surface culturelle fortlarge. Une série de dates le signale très préci-sément, et, avec elles, un ensemble d’institu-tions »). Une attitude critique (c’est-à-diregénéalogique) qui destitue le philosophe roi pourle faire marcher dans la boue et la poussière del’histoire. C’est en suivant ce chemin où il fauttraverser une multiplicité de processus « humbleset externes » (endettement paysan, subterfugedans la mise en place de la monnaie, déplace-ment des rites de purification, etc.), que Foucaultremonte jusqu’au savoir d’Œdipe, le tyran. Enparticulier, ce sont les luttes politiques qui se sontdéroulées en Grèce entre le VIIe et le Ve siècle surle terrain de la distribution de la justice, qui ontdonné lieu à une forme de justice liée à un savoiroù la vérité, pour la première fois, est poséecomme visible, constatable, mesurable. C’estl’affirmation de cette vérité, décisive dans l’his-toire du savoir occidental, qui se manifeste dansla tragédie d’Œdipe. Plutôt que la figure spécu-lative du savoir occidental, ou la forme univer-selle du désir, Œdipe, pour Foucault, « c’est sim-plement l’histoire de notre vérité ». ❘

1. Cf. Philippe Lacoue-Labarthe, « Œdipecomme figure », in L’Imitation des modernes,Galilée, 1986. 2. Cf. Jürgen Habermas, Le Discours philoso-phique de la modernité, Gallimard, 1988.

Page 20: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

20

PHILOSOPHIE

qui surchargent les marges des épreuves – estcertes le fruit de ces enquêtes serrées dans lemonde du snobisme, mais elle est d’abord le fruitd’un « travail de Pénélope » d’écriture, d’uneffort infini, absorbant et nocturne, de construc-tion et de déconstruction de la mémoire ;Benjamin a cette intuition que l’œuvre deProust a pour objet, non les souvenirs du passéen eux-mêmes, les réminiscences des mémoires,mais le travail interminable de remémoration etd’oubli de la mémoire involontaire, avec sa partde hasard : c’est le « moment inoubliable » dela madeleine dans le thé. Mais comment concilier ces deux aspects, le

Proust détective qui trahit les secrets des snobs, etle Proust extatique de la mémoire involontaire et del’aura des choses, qui évoque et célèbre lesmoments retrouvés de son enfance à la campagne ?L’œuvre de Proust n’aurait pas la place qu’elleoccupe dans la démarche de Walter Benjamin –comparable seulement à celle de Kafka (1) – s’il n’yavait pas de profondes affinités entre les deuxauteurs, malgré les différences évidentes de milieuet de style de vie. Comme l’indique très justementRobert Kahn, tout part chez Benjamin d’une véri-table mystique du langage, exprimée notammentdans l’essai fondateur de 1914-17 Sur le langageen général et sur le langage humain. Essai danslequel Walter Benjamin rejette la conception ordi-naire (« bourgeoise ») selon laquelle le langage ser-virait d’abord à la communication. Le langage « engénéral » est pour lui l’expression spirituelle desêtres et des choses, qui se manifeste de manière pri-vilégiée dans l’acte de nommer. La nominationrévèle une présence qui est oubliée dans la com-munication informationnelle de la tour de Babel. Laparenté avec la quête proustienne, souvent déçue,de la vérité contenue dans les Noms (Guermantes,Venise, Albertine, Balbec…) est évidente… C’estpar là qu’entre en résonance avec Proust l’œuvreéclatée qu’est Enfance berlinoise, dans laquellel’enfant Benjamin devine, ou croit deviner les pro-messes de bonheur contenues dans des nomscomme le mont de la Brasserie ou l’île des Paons…Mais, en définitive, pour le Benjamin des

années trente, c’est Baudelaire plus que Proust quipermet de penser la tension entre la nostalgie del’aura et le constat de son déclin dans la grande villemoderne. Certes, dans l’article « Sur quelquesthèmes baudelairiens » Proust n’est pas absent etRobert Kahn a souhaité retraduire les pages consa-crées à Proust dans cet essai dense, connu dans laversion due à Maurice de Gandillac, reprise et revuetant dans le Charles Baudelaire de Payot que dansles Œuvres chez Gallimard. Dans ce texte de 1939Benjamin établit un lien entre la mémoire pure deBergson et la mémoire involontaire – donc soumiseau hasard des rencontres sensorielles – de Proust,l’une et l’autre étrangères aux efforts de la seuleintelligence consciente. Cette mise en évidence de

Le Proust de W. BenjaminRobert Kahn, à qui l’on doit un livre ancien, mais très recomman-

dable, sur Walter Benjamin (Images, passages. Marcel Proust et WalterBenjamin, Kimé, 1998) a réuni dans un volume tout ce que l’écrivainallemand a pu écrire sur le romancier dont il a traduit, rappelons-le, Àl’ombre des jeunes filles en fleurs (1926), Du côté de Guermantes (1930)en collaboration avec Franz Hessel, et Sodome et Gomorrhe, demeuré àl’état de manuscrit, aujourd’hui, hélas !, perdu.

JEAN LACOSTE

la mémoire involontaire éclaire – via le Freud d’Au-delà du principe du plaisir – l’opposition cardinaleet désormais bien connue entre, d’un côté, ce queWalter Benjamin appelle « l’expérience » indivi-duelle, l’Erfahrung propre, qui se nourrit de la per-manence de la tradition et des récits des « narra-teurs », qui est capable d’intégrer les événementsde l’histoire à sa vision personnelle – on songe àGoethe dans ses conversations – et, de l’autre, le fluxdes informations sans cohérence ni continuitéauquel le sujet moderne est exposé. L’importancede Baudelaire tient à ce qu’il montre dans son œuvreque l’expérience recueillie dans les récits des nar-rateurs se meurt et dépérit, et que triomphe soncontraire, le choc de « l’expérience vécue »(Erlebnis) traumatisante. Baudelaire est le paradoxalpoète lyrique du déclin de l’aura, d’une époque danslaquelle – pour citer Benjamin – « le choc est devenula norme ». Benjamin suggère à propos de Proustquelque chose de ce genre quand, dès 1929, il écrit :« l’image de Proust est la plus haute expression phy-siognomonique que pouvait permettre d’établir lacontradiction entre la poésie (Poésie) et la vie ».Mais, dans sa « quête élégiaque du bonheur », n’est-ce pas plutôt le Proust de l’enfance, de l’aura, de lamagie, qui séduit Benjamin, plus que le critiquesupposé d’une classe sociale éloignée des forcesproductives et d’une modernité dépouillée de sonaura ? Proust, dans sa chambre capitonnée, neperçoit pas comme Baudelaire les grondements dela ville moderne, pour lui « le Printemps adorable »n’a pas encore « perdu son odeur ». Benjamin a cer-tainement perçu cette différence quand il a tenté dedécrire sa propre enfance perdue dans Enfance ber-linoise, en rivalité avec le Proust de Du côté de chezSwann, mais en donnant à cette remémoration lecaractère anonyme, fragmentaire et kaléidoscopiquequi caractérise la vie moderne, et que Baudelaire,lui, aurait mis au cœur de sa poésie.Si Benjamin privilégie Baudelaire par rapport

à Proust, peut-être est-ce à cause de la grande villemoderne, si présente chez l’un et beaucoup moinschez l’autre. Il est donc fort pertinent d’avoir jointà cet ensemble la traduction du Journal parisiende Walter Benjamin de décembre 1929-février1930, si riche de rencontres (Adrienne Monnier,M. Albert dans son « établissement », Léon-PaulFargue, Emmanuel Berl), et de notations, anec-dotiques, sur Proust, et, plus profondes, sur la villeque Benjamin redécouvre, sur Paris « où la rueelle-même est un intérieur habité ». C’est ici que pourrait s’insérer un développe-

ment sur le « rôle stratégique » de la lecture deCharles Fourier pour Walter Benjamin, dans lesannées trente, et notamment dans Paris, capitaledu XIXe siècle, où il établit un lien entre Fourier etles passages, avec la vision d’une ville devenueun « intérieur habité ». Un substantiel numéro desCahiers Fourier (n° 21, 2010) nous en dispense.Consacré à « Walter Benjamin, lecteur de CharlesFourier », organisé par Florent Perrier, il comportenotamment des articles de Ph. Ivernel sur la péda-gogie et de René Schérer (« Hordes et bandes »)sur l’enfance, une substantielle étude deI. Wohlfarth sur le « matérialisme anthropolo-gique » de Walter Benjamin, d’autres études surle phalanstère et la traduction de textes inédits surce thème. Indispensable. ❘

1. Kafka est, par exemple, au cœur de Walter Benjaminet Gershom Scholem. Théologie et utopie. Correspondance1933-1940 (Éditions de l’éclat, 2010), traduit de l’alle-mand par Didier Renault et Pierre Rusch, avec unepostface de Stéphane Mosès.

Walter Benjamin, conformément à sa stratégieherméneutique habituelle, prend à contre-

pied l’auteur dont il admire et analyse l’œuvre.Alors que Proust insiste sur la séparation entrel’œuvre et la vie de l’auteur, dissuade, « contreSainte-Beuve » et sa méthode, de chercher dans le« moi » de l’écrivain les secrets de son œuvre,Walter Benjamin cherche à définir « l’image deProust » dans un essai de 1929, autrement dit, veutprésenter au public allemand de laLiterarische Weltl’œuvre toute récente de Proust en dressant leportrait de son auteur, à coups d’anecdotes futilesempruntées à la duchesse de Clermont-Tonnerre(Au Temps des équipages…), à Léon Daudet, àLéon-Pierre Quint. Il s’en justifie en disant que « labiographie de cet homme est significative parcequ’elle montre avec quelle rare extravagance, sansaucun scrupule, une vie qui s’est totalement régléed’après les nécessités de sa création ». Et, par ungeste de défi raffiné, il met d’abord en place uneinterprétation sociologique de l’œuvre de Proust quirelève du matérialisme dialectique le plus affirmé,dans une langue qui ne semble pas pouvoirrésister à l’attraction de l’hermétisme élégant. Il voiten effet en Proust celui qui a « saisi à la volée lesconfidences d’une époque révolue », le XIXe siècle,et souligne, après Léon-Pierre Quint, ce que soncomique « dangereux » a de « subversif ». Proust,auteur satirique, abattrait par le rire un monde snob,il réduirait à néant les prétentions ridicules d’unebourgeoisie qui, menacée par le prolétariat et « lesproducteurs », cherche refuge auprès de l’aristo-cratie et se replie sur les positions réactionnaires du« féodalisme ». Ce que Proust étudie serait « lacamarilla des consommateurs », la caste fermée desprofessionnels de la consommation et de l’oisiveté.Le snob : l’existence considérée du point de vueexclusif de la consommation. Nul doute que cette vision benjaminienne

d’une classe de loisir définie par la seule consom-mation pourrait trouver de nos jours d’utiles pro-longements. Elle définit en tout cas la tâche propreque Proust se serait donnée selon Benjamin : sefaire le détective bien entraîné et l’espion solitaireet attentif de ce milieu. Son premier vice n’est-ilpas la curiosité ? « Un poète persan dans une logede concierge », selon le mot de Barrès, queBenjamin reprend en l’approuvant… Une curio-sité si intense et si secrète qu’elle conduit à cetautre trait avéré, et troublant, son sadisme. Mais comment concilier cette image avec ce

que Benjamin dit ailleurs du « désir éclatant debonheur » chez Proust et de son « hédonisme »? L’œuvre publiée – avec « les arabesques et lesentrelacs » de ce « texte-tissu » de métaphores

WALTER BENJAMIN SUR PROUST trad. de l’allemand par Robert KahnÉd. Nous, 127 p., 18 €

Page 21: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

21

PHILOSOPHIE

Lecteurs de Bergson« À mesure que nous cherchons davantage à nous installer dans la

pensée du philosophe au lieu d’en faire le tour, nous voyons sa doctrine setransfigurer. D’abord la complication diminue. Puis les parties entrent lesunes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique (…) et cepoint est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si infinimentsimple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il aparlé toute sa vie. (…) Toute la complexité de sa doctrine, qui irait à l’infini,n’est que l’incommensurabilité entre son intuition simple et les moyens dontil disposait pour l’exprimer. Quelle est cette intuition ? Si le philosophe n’apas pu en donner la formule, ce n’est pas nous qui y réussirons. Mais ceque nous arriverons à ressaisir et à fixer, c’est une certaine image inter-médiaire entre la simplicité de l’intuition concrète et la complexité des abs-tractions qui la traduisent. »

LAURENCE ZORDAN

HENRI BERGSONÉCRITS PHILOSOPHIQUES Puf, coll. « Quadrige », 1031 p., 25 €

FRÉDÉRIC WORMS etCAMILLE RIQUIERLIRE BERGSON Puf, coll. « Quadrige », 208 p., 13 €

SOULEYMAN BACHIR DIAGNEBERGSON POSTCOLONIALL’élan vital dans la pensée de Sédar Senghor etde Mohamed IqbalCNRS Éditions, 126 p., 8 €

neuve pour qu’elle n’ait jamais servi. Quelleerreur. » « Il y a des hommes qui font des idéestoutes faites. Il y a des idées qui sont toutesfaites pendant qu’on les fait, avant qu’on lesfasse. » « Ainsi une idée toute faite vient aumonde plate et toute faite. » Nous désentraverdu « tout fait », tel est l’apport majeur du berg-sonisme.

Le tout fait d’une immédiateté quivibrionne, sous couleur de nouveauté, semblemarquer le tempo d’aujourd’hui. Quel meilleurantidote à la « bien-pensance » que le « nousavons quelque chose de nouveau à faire, et lemoment est peut-être venu de s’en rendre plei-nement compte », cité dans La Perception duchangement ? Quel plus salutaire éclairage surles rapports entre la pensée et l’action qu’unerecherche purement désintéressée de la vérité,au nom même de ce qui semblait guidé par despréoccupations utilitaires (Sur le pragmatismede William James) ? Quelle méthode plus riched’enseignement que celle des « lignes defaits » qui, dans La Conscience et la Vie,montre qu’une direction n’est pas uneconstruction ? Quelle plus subtile réconcilia-tion entre la connaissance et le monde quecelle de l’Introduction à la métaphysique, oùcelle-ci, bien qu’elle n’ait rien de communavec l’expérience, pourrait se définir l’« expé-rience intégrale » ? Il serait vain de dire quetout est dans Bergson et que Bergson est danstout. Il est toutefois jubilatoire de constater quedes notions que l’on croyait appartenir aumanagement, comme celles de société durisque ou de lanceurs d’alerte, ne sont pasétrangères à la philosophie. Lire Bergson sedémarque d’une pluridisciplinarité tiède.Bergson postcolonial évoque superbement ladifférence entre « raison-œil » et « raison-étreinte ». Les liens entre islam, modernité etphilosophie vitaliste bergsonienne tissent uneétoffe de pensée que l’on aurait tort dedéchirer. ❘

1. A. François, L’Évolution créatrice de Bergson,Vrin, 2010.2. In Trente ans de vie française/Le bergsonisme,Gallimard, coll. « NRF », 1939.

Ces lignes de Bergson, dans L’Intuition phi-losophique, pourraient inspirer toute

approche de son œuvre tendant à dégagerl’« image intermédiaire ». Nous installer danssa pensée au lieu d’en faire le tour, pressentirque les parties entrent les unes dans les autrespour se ramasser en un point unique : une telleambition ne relève pas d’un programme maisplutôt d’une progression, d’un cheminementdont les Presses universitaires de Franceoffrent à la fois la cartographie et l’invitationau voyage.

« Le choc Bergson » : il y a bien l’idée d’im-pulsion, d’ébranlement dans la mentionfigurant sur chaque ouvrage composant l’édi-tion critique sous la direction de FrédéricWorms. Il existe deux dimensions dans unetelle entreprise, la première tenant à la philo-sophie en général et la seconde à Bergson enparticulier. Établir l’édition critique d’uneœuvre philosophique n’est pas se contenter defournir un instrument fiable, une référenceincontestée, c’est surtout apprendre à penser.L’intérêt n’est pas purement documentaire,mais conceptuel. L’érudition stimule laréflexion. Elle fait aussi accéder au statut detexte, ce qui, en l’occurrence, n’allait pas desoi. En effet, « la philosophie de Bergson peutà présent être considérée comme une œuvre,c’est-à-dire comme un ensemble de textes,indépendamment de la “gloire” qu’elle aconnue en son temps et du décri qui s’en est

suivi, gloire et décri qui sont loin de tenir uni-quement à des raisons philosophiques » (1). Onpeut dès lors devenir un véritable lecteur et nonun admirateur ou un contempteur. Le vœud’Albert Thibaudet est exaucé, celui d’appli-quer le critère de la durée à celui-là même quien fut le théoricien privilégié : « pour appré-cier pleinement cette philosophie de la durée,nous manquons en effet d’un élément capital,qui est sa durée elle-même. Nous lui voyonsun passé (…). Nous lui voyons un présent,c’est-à-dire une action indiscutable sur la vieintellectuelle non seulement française, nonseulement européenne, mais universelle. Maisnous ne saurions voir encore son avenir » (2).La dimension d’emblée planétaire, mondiali-sée avant l’heure et avant l’Internet, de l’au-dience de Bergson ne s’est pas déployée en unelecture indistincte reflétant la nébuleuse d’unclimat intellectuel. Ce sont des lectures sin-gulières, incarnées par des lecteurs inspirés,qui jalonnent le devenir de cette pensée dudevenir.

L’édition de Frédéric Worms nous ouvre (ils’agit d’un mot-clé à tous les sens du terme),nous fait accéder à une lecture des lecteurs deBergson. Des extraits des commentairesqu’elle a suscités figurent en guise de dossierdans chaque volume. Leur pertinence philo-sophique va au-delà de leur intérêt historique.Les Écrits philosophiques sont, en quelquesorte, le point culminant où ces lectures secompénètrent pour approcher l’« image inter-médiaire ». Dans une « Lettre à D. Halévy surPéguy (25 janvier 1939) », Bergson rendhommage à celui qui craignait de voir toute« mystique » dégénérer en « politique ». Or,c’est justement dans le refus des idées reçuesque Péguy voyait un apport essentiel du berg-sonisme, qui oppose le tout fait au se faisantet reconnaît une contrariété d’ordre métaphy-sique et non pas simplement chronologique. Lefutur n’est pas seulement du passé pour plustard. Le passé n’est pas seulement de l’ancienfutur. Et du tout neuf n’est pas forcément dutout nouveau. « On croit généralement qu’ilsuffit qu’une idée soit neuve pour qu’elle soitnouvelle. On croit qu’il suffit qu’une idée soit

Page 22: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

22

LINGUISTIQUE

Mais les Puf viennent de publier unDictionnaire des langues, qui a rassemblé

la plupart des meilleurs spécialistes actuelstournant autour de la Société linguistique deParis, des linguistes d’exception, filtrant etclassant les milliers de langues recensées. Tantbien que mal, car, depuis une naissance hypo-thétiquement située aux environs de 150000 ansavant J.-C., les langues sont en mouvement per-pétuel, continuellement se constituant, évoluant,s’affiliant, se confondant ou disparaissant. Ungroupe socialisé dispose généralement de plu-sieurs langues : une ou plusieurs langues deséchanges, une ou plusieurs langues religieuses,des langues mortes et, bien sûr, des dialectes(« Une langue, disait Uriel Weinreich, est undialecte qui a une armée et une marine »). Denotre temps pourtant, la tendance est vers la raré-faction et l’unification. On parle de 6 000 languesaujourd’hui qui deviendraient bientôt 3 000. Lesauteurs du Dictionnaire en ont retenu 1500,regroupées sous 170 familles et sous-familles ;et c’est une tentative hardie de clarification.Les linguistes visent d’abord à dégager des

ensembles, sources et fruits des évolutions : faut-il défendre premièrement l’hypothèse de la nais-sance en Afrique de langues qui se seraientensuite répandues sur les autres continents ?C’est bien possible et on l’a prétendu ; mais l’hy-pothèse a des rivales et, par ailleurs, l’Afrique estriche de centaines de langues qu’on découvresans cesse, rebelles aux classements et qui brouil-lent les lignes. On attendait ici beaucoup desanalyses génétiques de l’hérédité, portant surl’ADN mitochondrial et le chromosome Y ;Luigi L. Cavalli-Sforza avait attaché son nom àcette recherche spectaculaire et souvent convain-cante ; mais les corrélations de vaste ampleursont un peu trop faibles pour être toujoursvraiment probantes.Restent des regroupements moins aventurés

portant sur des critères purement linguistiquescomme les racines ou l’ordre des mots ;l’Américain Joseph H. Greenberg est le pluscélèbre de ces classificateurs. Ainsi il a réduit lesmilliers de langues africaines à quatre : Niger-Congo, Nilo-Saharien, Khoisan, Afro-asiatique ;

La multiplicité des languesLongtemps, nous avons utilisé avec dévotion le vieux recueil

d’Antoine Meillet et Marcel Cohen, Les langues du monde, paru en 1924,aux Puf déjà, flanqué d’illustres collaborateurs comme le prince V. S.Trubetzkoy, réédité et révisé en 1952. Mais il datait ; la science du domaineva vite et il nous fallait consulter des ouvrages anglo-saxons commeA Guideto the World’s Languages de Merritt Ruhlen, 1987 ou nous reporter au siteinformatique « linguistlist.org ». Ou encore, pour la jubilation, feuilleterle plaisant livre du très savant Claude Hagège, Dictionnaire amoureux desLangues (Odile Jacob, 2009).

JEAN-CLAUDE CHEVALIER

Dictionnaire des languessous la direction d’Emilio Bonvini, Joëlle Busuttilet Alain PeyraubePuf, coll. « Quadrige dicos poche », 1740 p., 49 €Responsables scientifiques : Emilio Bonvini (languesd’Afrique et d’Asie du Sud-Ouest), Charles deLamberterie, Christiane Marchello-Nizia, André Rousseau(langues d’Europe et d’Asie), Joëlle Busuttil, AlainPeyraube (langues d’Asie et d’Océanie), FrancescQueixalos (langues d’Amérique).

mais la Papouasie-Nouvelle-Guinée, à elle seule,a 800 langues différentes et souvent inclassables.Les langues européennes sont plus aisées àregrouper : outre le dispositif indo-européen,connu dans ses grandes lignes dès la fin duXVIIIe siècle, depuis lors, des apparentements ontété établis du côté de l’Asie, les articulations du« nostratique », chéri des linguistes russes pourses implications politiques, sont farouchementdiscutées, mais assurées par la génétique. Dumoins, Merritt Ruhlen a pu dégager unedouzaine de macro-familles. J. Greenberg, en2000, a posé l’existence d’une macrofamilleeurasiatique regroupant l’indo-européen, l’ou-ralique-yukaghir, l’altaïque, le coréen, lejaponais, l’aïnou, le gilyak, le tchouktche etl’eskimo-aléoute ; et ici encore les arbres géné-tiques de L. Cavalli-Sforza sont suggestifs.Les historiens, de leur côté, offrent des pistes

de classement. Ils évoquent les primitives civi-lisations de chasseurs-cueilleurs chez qui leslangues restaient assez stables. Et notent que vers10 000, avec la naissance de l’agriculture et del’élevage, populations et langues se sont multi-pliées et ont privilégié un système du nom, actionou état. Autre époque de rupture, beaucoup plusrécente : celle des conquêtes maritimes. LesEuropéens découvrent les côtes d’Afrique etd’Amérique, animés de prosélytisme religieux etde vues mercantiles. La population du mondepasse alors de 250 à 650 millions vers 1750,cependant que sont exterminés – ou réduits enesclavage – les autochtones des terres décou-vertes et leurs langues. Plus récemment, l’in-dustrialisation tend à éliminer les petites languesau profit de langues universelles. Ici, chaque continent linguistique sera analysé

à part, chaque langue soigneusement décrite :écriture, phonologie (phonèmes et tons), mor-phologie, syntaxe. L’Afrique en premier. Leslangues s’y sont multipliées (environ 2 000) ; etpas mal d’origine inconnue. Elles présentent unegrande diversité morphologique et des oppositionsphonémiques assez complexes, de même que lessystèmes tonal et accentuel. On y retrouve desinfluences arabes. Certaines langues dominantesassoient leur puissance sur les systèmes éducatifscomme le wolof, le bambara et le dioula. Certainsgroupements comme l’ensemble Niger-Congoregroupé avec le nilo-saharien (1 500 langues) ontsans doute une unité génétique. Plus de 60 languesou dialectes sont parlés en Côte-d’Ivoire qui serencontrent et se recouvrent. Et ainsi de suite pourl’ewe du Ghana ou le bandoïde qui regroupe plusde 650 langues à tons. L’Orient est aussi bien loti,de l’Akkadien du IIIe millénaire, qui se divise enbabylonien et assyrien jusqu’à l’hébreu biblique

ou mishnique en passant par l’araméen et lesyriaque, chers à Renan ; et en atteignant l’arabequ’analysent ici Claude Hagège et Kees Versteeg,divisé en une vingtaine de dialectes, dont la struc-ture, notent-ils, est impropre aux exposés scien-tifiques. Situant en périphérie, les langues amha-riques et couchitiques.Suivent les langues d’Europe et d’Asie. Les

historiens sont ici plus ouverts aux hypothèsesgénétiques qui conduisent à supposer une unitéoriginelle de l’homo sapiens sapiens et à repérerdes voies de migration. Cela dit, les hypothèsesd’apparentement sont multipliées, rapprochanteurasiatique et afro-asiatique. Sont regroupéshittite, tokharien, phrygien, interprétation faci-litée par la théorie des sonantes de Saussure ;conduisant à découvrir des structures semblablesen indo-tranien et dans les dialectes grecs quipersévèrent dans les deux langues modernes :demotike et kataverousa. Ou à dégager la com-plémentarité des textes védiques et brahma-niques, conduisant à une langue artificielle, lesanscrit. Et à noter que le tamoul est attestédepuis l’Antiquité. De là, on passe aux languesindo-aryennes, issues du sanscrit et de sa pra-krisation, parlées par un milliard de locuteursemployant le hindi, l’ourdou, le népali, le sin-ghalais, le malvidien dans un multilinguismeconstant, référé à des écritures qui découlent dela même source, la brahmi. Pour faire simple.Dans cette extraordinaire complexité, étalée

sur des millénaires, les auteurs se meuvent allè-grement, appuyant leur érudition sur une longuetradition savante et sur des textes-clés, commela célèbre grammaire de Panini, datée duVe siècle avant J.-C. Même agilité quand il s’agitdu latin et des langues romanes auxquelles sontconsacrées des dizaines de pages, ou quand ilfaut traiter les langues germaniques ; et aussi,plus marginalement, les langues slaves. S’y ajou-teront les créoles, dont beaucoup sont à basefrançaise, même si leur constitution est encoreun lieu de discussions.Restent plusieurs continents, plus de la moitié

du monde, et du Dictionnaire : Asie, Amériqueet Océanie. Aux langues souvent très anciennes :l’austronésien est antérieur à l’indo-européen.Laurent Sagart propose un ensemble combiné dechinois et d’austronésien. Et lance des coups desonde qui remontent jusqu’à 10 000 ans. On lira pour l’Amérique des résurrections

visionnaires comme cette descente des Indiensdepuis un détroit de Behring alors à sec jusqu’aucap Horn, par vagues successives en un millé-naire, semant dans les deux continents améri-cains de multiples langues apparentées. Il enreste, selon Greenberg, trois ensembles : eskimo-aléoute et na-dene dans l’extrême nord, amerindeailleurs. Assemblages qui coïncideraient avec lesgroupes sanguins et les structures de la dentition.Confirmation réputée fragile. On ne peut enserrer dans les limites d’un article

un prodigieux assemblage qui unit de grandeslangues de culture, parlées par des centaines demillions de locuteurs comme le mandarin ou lehindi et des ensembles dispersés comme les1 200 langues austronésiennes, issues de la côtesud de la Chine, flanquées de pidgins comme cebislama qui fascinait Giono ou, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, le tok-pisin. Mais on demeureétourdi par l’inventivité du génie humain. Et inver-sement : car c’est bien la multiplicité des languesqui fait la richesse de l’homme. ❘

Page 23: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

23

HISTOIRE

Dans le sillon de la querelle entre intention-nalistes et fonctionnalistes, Christopher R.

Browning contribue depuis trente ans à prolon-ger et redéfinir les axes de recherche qui per-mettent de saisir les dynamiques de l’Holocauste.

Ses travaux ont d’abord porté sur les proces-sus de prise de décision qui ont abouti à laSolution finale. Il a ainsi restitué la chronologiedes alternatives envisagées (expulsion, ghettoï-sation, extermination) et daté les décisions char-nières prises au sein du régime nazi. Il s’est inter-rogé sur la façon dont l’idéologie, les nécessitésde la guerre et l’imprévu ont pesé dans ce pro-cessus de décision, dans le cadre de la dyna-mique des initiatives produite par les rivalités etdivergences d’intérêts entre les différents appa-reils du Reich et des territoires occupés, del’armée et de l’administration civile, des bureau-crates et des planificateurs, des collaborateurslocaux et des auxiliaires de police, qui tous, selonl’expression de Ian Kershaw, « travaillaient endirection du Führer ».

Christopher R. Browning est revenu, deuxiè-mement, sur le processus de normalisation del’extermination. Dans le contexte plus large de« brutalisation », décrit par George Mösse dansses travaux sur la Première Guerre mondiale,Christopher R. Browning a mis en lumière unepréférence pour l’élimination physique dans larésolution des problèmes raciaux. Le gazage deshandicapés au milieu des années trente, lemeurtre par milliers des élites polonaises en1939, l’effet de coagulation autour de la violenceantisémite – depuis les massacres à coups demassues perpétrés par des Lituaniens à l’encon-tre de civils juifs en juin 1941 jusqu’à l’antici-pation de la Solution finale par la Wehrmacht enSerbie à l’automne 1941 – ont tracé la voie versAuschwitz. Christopher R. Browning a aussimontré dans cette perspective comment le « pro-cessus de radicalisation cumulative », selon laformule de Hans Mommsen, a été alimenté parle soutien idéologique, stratégique ou simple-ment passif des Allemands ordinaires et decertains groupes professionnels en particuliers(médecins, juristes, planificateurs).

Il s’est attaché, troisièmement, à reconstituerle processus d’apprentissage de la violence pardes « hommes ordinaires », dont la capacité àperpétrer le meurtre reposait avant tout sur la

pression des pairs pour la conformité et le condi-tionnement idéologique (qui n’est pas équivalentà l’endoctrinement décrit par Daniel Goldhagen).Cette première plongée à l’échelle micro-histo-rique lui avait aussi permis de montrer la dyna-mique du massacre à partir du jeu créé par la dis-semblance des personnalités : les meurtriers zélésont donné aux policiers sur la réserve la possi-bilité de se soustraire aux ordres, et vice versa.

Christopher R. Browning s’est employé, qua-trièmement, à rendre compte de l’utilisation stra-tégique de leurs victimes par les nazis, au seind’un environnement multi-ethnique et dans uncontexte de haute concurrence induit par laguerre, les perspectives de mobilité sociale, lesdifférentes formes de répression et le combatpour la survie.

Si les récits de survivants permettent diffici-lement d’établir les prises de décision ou de saisirla logique d’action des bourreaux, ils s’avèrentautrement incontournables lorsque l’on essaye dedécrire la dynamique des victimes, et en parti-culier dans le cadre de situations « stabilisées ».C’est exactement le cas de figure dans lequelChristopher R. Browning a utilisé les récits desurvivants. Situés en dehors du système concen-trationnaire SS, les usines de Starachowice ontexploité pendant plus de quatre ans la force detravail des Juifs de Wierzbnik – rejoints ensuitepar des Lubliners. Tous ces travailleurs esclavesont survécu à l’Holocauste dans une proportionbeaucoup plus élevée que les autres commu-nautés juives de Pologne. Après la guerre, ils onttémoigné en nombre, d’abord au cours desprocès contre le personnel allemand du ghetto etdu camp, ensuite dans le cadre des entretiensfilmés par la Fondation pour la mémoire de laShoah, et enfin, pour ceux qui étaient adolescentsà l’époque des faits, auprès de Christopher R.Browning.

Par leur nombre, ces récits permettent de com-prendre de quelle façon avait été déployée unestratégie de survie par le travail et la corruptiondes autorités allemandes, d’abord à l’intérieur dughetto et ensuite dans les camps. Ces récitsmettent en lumière l’existence de plusieursgroupes (depuis les Prominenten appartenant auJudenrat puis au Lagerrat, jusqu’aux derniersarrivés qui héritaient des pires tâches), dontcertains étaient démunis et d’autres disposaientde ressources hétérogènes (biens cachés auprèsde contacts extérieurs avant la liquidation dughetto, débrouille et trafics à l’intérieur du camp,entraide familiale). Le produit des interactionsentre les groupes était « un jeu à somme nulle »,mais c’est parce que les travailleurs juifs ne sesont jamais trouvés totalement atomisés qu’ils

ont pu contribuer à contrebalancer la terreur parla routine, en contribuant à l’instauration derègles précaires suivies par tous les Allemandsdisposés aux arrangements, pour de là acquérirun savoir-faire dans la survie.

Christopher R. Browning distingue les sou-venirs « refoulés », « secrets », « communau-taires » (évoqués seulement entre survivants),« publics » et « incorporés » (la présence fan-tasmée de Mengele lors de la sélection, parexemple, devenue au fil du temps un stéréotyperomanesque et cinématographique). Dans uneperspective heuristique, il a utilisé les récits enprenant note des glissements qui se sont opérésen cinquante ans entre souvenirs « secrets » et« communautaires », et souvenirs « commu-nautaires » et « publics ». Cette finesse d’ana-lyse permet à Christopher R. Browning à la foisd’identifier des nœuds narratifs, sous-tendus pardes événements centraux, et de rester prudent parrapport à des faits que les récits, mêmesnombreux, ne suffisent pas à éclaircir (notam-ment les tentatives d’évasion avant la fermeturedes camps et la déportation à Auschwitz).

Mais par-dessus tout, Christopher R.Browning a pu utiliser ces récits grâce aux expli-cations apportés par ses précédents ouvrages : sile rôle des entreprises privées dans la dynamiquede l’Holocauste fait l’objet de nombreusesrecherches à l’heure actuelle, cette problématiquedoit être insérée dans le cadre de compréhensiondes contraintes que les nazis s’étaient imposés àeux-mêmes. Sécuriser le lebensraum, renforcerla communauté germanique, trouver une solutionau problème juif et soutenir l’économie deguerre. C’est à partir du moment où, de com-plémentaires, les objectifs idéologiques et lesobjectifs économiques sont devenus antago-niques, que des tendances locales, plus ou moinsdurables, se sont dessinées. En simplifiant, lavolonté de Himmler d’exterminer tous les Juifsde Pologne avant la fin de l’année 1942, et l’ac-célération du processus à nouveau autour del’Erntefest en 1943, étaient par moments contre-carrées par l’appareil de Göring et les entreprisesprivées dont la rentabilité était l’objectif.

Les récits des survivants des camps-usines deStarachowice n’éclairent la dynamique del’Holocauste que s’ils sont replacés dans cecontexte. Christopher R. Browning n’a pas voulu« redonner la parole aux victimes » et l’approchemicro-historique n’est pas non plus une fin en soichez lui : la description de niches précaires à lamarge de l’entreprise génocidaire met en lumièreles logiques disparates de la politique anti-juivedes nazis et l’effet local sur elle des secoussesprovoquées par l’évolution de la guerre. ❘

VINCENT BLOCH

Il a souvent été reproché à Christopher R. Browning d’écrire l’his-toire de l’Holocauste en ne prêtant guère attention aux récits des survivants.Son dernier livre constitue de ce point de vue une réponse subtile à ces cri-tiques, dans le cadre d’une étude de cas portant sur les Juifs du ghetto deWierzbnik et les camps-usines de Starachowice.

CHRISTOPHER R. BROWNINGÀ L’INTÉRIEUR D’UN CAMP DE TRAVAIL NAZIRécit des survivants : mémoire et histoireLes Belles Lettres, 466 p., 27 €

Récits des survivants

Page 24: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

24

CINÉMA

« Il y a peu de films que je déteste cordialement : (…) La Nuit amé-ricaine, (…) Il était une fois dans l’Ouest, (…) presque tout Kubrick etnotamment 2001, Odyssée de l’espace » écrit Paul Vecchiali en conclusion(p. 733) du second tome de son Encinéclopédia. En ajoutant : « Et je lesdéteste aussi pour des raisons morales, ce qui tendrait à prouver que l’écri-ture filmique existe surtout à travers l’éthique de l’auteur. » Sans le suivredans sa détestation totale du réalisateur d’Orange mécanique, reconnais-sons que ce bémol mis à la partition de la symphonie extatique dont lespremiers accords retentissent est bien rafraîchissant.

Car rien n’est plus pénible à supporter,comme nous l’écrivions il y a peu à propos

d’Hitchcock, que l’iconolâtrie, ce besoin de com-munion devant une statue, quelle qu’elle soit –et surtout quand elle a été fondue, de son vivant,par l’intéressé. Le génie, quoi qu’on en dise, estla chose du monde la moins partagée, particu-lièrement au cinéma, et lorsque l’on nous auradémontré quelles formes précises il prend chezun cinéaste, nous nous tiendrons prêt à battrenotre coulpe et à processionner vers son effigie.En attendant, nous nous contenterons de revoirles films, hors de toute injonction à l’admirationaveuglée.Non que Kubrick ne soit un réalisateur consi-

dérable, qui a souvent atteint des sommets (lefinale de Dr. Strangelove, le début de 2001, unebonne partie d’Orange mécanique, presque toutShining). Ce qui nous gêne, c’est la constructionde son autoportrait en démiurge, cette posture degénie retiré du monde, fignolant dans la solitudela plus paranoïaque des films cent fois remis surle métier et labellisés chefs-d’œuvre historiquesavant même que d’être vus. L’attitude, celle del’artiste replié dans sa tour et dispensant aumonde une parole rendue essentielle par sarareté, n’a rien de condamnable, si elle se traduitpositivement – mais douze années de gestationdans un bruissant secret pour accoucher d’EyesWide Shut… Et cette manière de purger sa fil-mographie des éléments qui ne contribueraientpas à l’établisement de la légende, tel Saint-JohnPerse écrivant de fausses correspondances pourl’édition de sa « Pléiade », ou Aragon récusantLe Con d’Irène (tout en interdisant sa réédition),est peu pardonnable. Un auteur, une fois sonœuvre publiée, n’en est plus responsable : celle-ci appartient au public, sans recours. Fear andDesire, son premier film, jugé indigne defigurer dans son œuvre complète, est ainsi passéà la trappe (malgré le qualificatif « intégrale »,la rétrospective fait l’impasse sur ce titre).Surtout pas d’accroc dans le mythe…Et lire, dans la présentation de la Cinémathèque,

des lignes telles que « chacun de ses films sembleavoir constitué le moment ultime, indépassable,

Les yeux grands ouverts

LUCIEN LOGETTE

STANLEY KUBRICKEXPOSITION23 mars – 31 juillet 2011 RÉTROSPECTIVE INTÉGRALE23 mars – 18 avril 2011Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, 75012 Paris

partir des archives par lui constituées ; et commeil semble avoir absolument tout conservé, tant ducôté personnel, enveloppes, brouillons, manus-crits, bouts de papier, que professionnel, plans detravail, maquettes, objets (le fauteuil roulant pourtourner sans fin dans les couloirs de l’hôtel deShining), costumes, caméras (tous les objectifsemployés sur ses appareils), photographies(superbe échantillonnage de son activité entre1945 et 1950), nous sommes là devant un étalaged’une richesse sans égale. Sagement chronolo-gique, l’exposition nous permet de suivre l’iti-néraire de Kubrick, depuis Day of the Fight,premier court métrage de 1951, jusque Eyes WideShut, sorti trois mois après sa mort en 1999 : sila combinaison de spationaute de 2001, guèreplus extraordinaire qu’une autre, n’éveille quepeu de souvenirs, la bombe que chevauche SlimPickens dans Docteur Folamour est là, comme latoge de Charles Laughton dans Spartacus, latenue avec slip renforcé du droug Alex d’Orangemécanique, la robe de Marisa Berenson dansBarry Lyndon, la hache et le couteau de JackNicholson dans Shining – et surtout les croquiset maquettes construites par Ken Adam, décora-teur inspiré, dont l’immense QG de Dr.Strangelove reste le chef-d’œuvre. Une scéno-graphie sans chichis, avec un cheminement clair(aucun souci de devoir revenir sur ses pas) permetde goûter pleinement chaque recoin, recélantvitrine discrète ou mini-salle de projection, dulabyrinthe. Une exposition qui ne se réduit pas àl’intérêt de ses accrochages, mais dont onparcourt l’espace avec plaisir, le fait est asseznotable pour être relevé (1).Puisque Kubrick gardait tout, on comprend

qu’il ait également gardé tout le matériel prépa-ratoire de ses films restés en projet. Le produitde ses cinq années de travail (1968-1973) surNapoléon doit occuper plusieurs mètres cubes :on n’en voit ici que quelques épaves, une biblio-thèque de plusieurs centaines d’ouvrages,quelques milliers de fiches sur tous ceux qui ontcroisé l’Empereur, un plan de tournage d’uneminutie effarante, qui découpe la vie de son hérosen soixante-douze carrés de cinq minutes de filmchacun, etc. Idem pour Aryan Papers, prêt à êtretourné, mais annulé lorsque Spielberg a lancé LaListe de Schindler. L’ossuaire des films rêvés estaussi significatif que le panthéon des filmsréalisés – avec l’avantage de ne pas avoiraffronté l’épreuve du réel et d’avoir conservétoutes leurs vertus imaginaires.Comme prévu, la cavalerie éditoriale déferle :

outre un coffret « prestigieux » de 19 DVD, unedizaine d’ouvrages accompagnent l’événement –pour 300 euros, les amateurs pourront ajouter toutun rayon à leur bibliothèque kubrickienne. Onpeut recommander, parmi ceux que l’on connaît,le Kubrick, de Michel Ciment (édition augmen-tée), et Une vie en instantanés, de ChristianeKubrick, lecture éclairante (le premier), docu-ments étonnants (le second), l’un et l’autre essen-tiels pour une approche du cinéaste. Et revoir,avec un œil dégagé, les films du maître, en atten-dant juin et la rétrospective Ritwik Ghatak(enfin !) que la Cinémathèque nous annonce. ❘

1. À noter également, sur le chapitre de l’intérêtde la scénographie, l’exposition actuelle dumusée d’Orsay sur la photographie préraphaéliteanglaise.

d’un genre dont il aurait désormais clos l’évolu-tion », est renversant, même si le signataire estconnu pour n’être pas avare d’approximations défi-nitives. Ainsi, le cinéma, comme le monde selonFukuyama, a connu, avec Kubrick, la fin de sonHistoire : le polar, le péplum, le film de science-fiction, le thriller, le film de guerre, sont mortsaprès L’Ultime Razzia, Spartacus, 2001, Shining,Full Metal Jacket et tout ce qui a été fait depuisn’est qu’agitation posthume de genres qui viventdans l’illusion qu’ils bougent encore. À défaut de Fear and Desire, la rétrospective

nous offre la découverte de trois courts métragesde jeunesse, réalisés par Kubrick entre 23 et25 ans. Et au moins allons-nous pouvoir juger denouveau sur pièces des films vus et, malgré ceque l’on vient d’écrire, revus – comme tous ceuxqui nous démangent et dont on vérifie régulière-ment si le prurit qu’ils déclenchent est toujoursd’actualité. Pour les connaître, à force de visions,dans le détail, on est certain que Le Baiser dutueur et L’Ultime Razzia, plus anciens titres auto-risés, ont conservé toute leur fraîcheur – lepremier, surtout, qui, en 67 minutes, propose uneadmirable anthologie du film noir (aurait-il rac-croché la caméra ensuite que Kubrick demeure-rait inoubliable). Il n’y a aucune raison pour queDocteur Folamour ait perdu son caractère deterrible farce grandiose et que le collage de l’ex-plosion atomique finale et de la chanson de VeraLynn We’ll Meet Again ne compose plus unassemblage percutant. Aucune raison non pluspour que 2001 ne soit plus ce pensum métaphy-sique, science-fiction lourdement pensante, àdécourager les amateurs du genre (c’est à JohnBrunner, Robert Heinlein ou Philip K. Dick qu’ilfallait faire appel, pas au pompeux sir Arthur C.Clarke). Quant à Sue Lyon, malgré la patine dutemps, les presque cinquante années écouléesdepuis son apparition ne sont sans doute pas suf-fisantes pour qu’elle parvienne à nous faire croirequ’elle était une Lolita à la hauteur du rêve deslecteurs de Nabokov. Mais pour retrouver l’am-biguïté dérangeante d’Orange mécanique –comment se situer devant cette violence specta-culaire, entre dénonciation (douteuse) et voyeu-risme (assumé) –, il faudra attendre quelquesmois, le film étant en restauration et pour l’ins-tant réservé à sa présentation à Cannes. L’exposition, montée en 2004 par le

Filmmuseum de Frankfort, a voyagé à travers laplanète avant de s’installer ici. Elle est remar-quable, ce qui n’a pas toujours été le cas à Bercydepuis l’exposition Renoir d’ouverture. Remar -quable, car conçue avec la veuve du cinéaste, à

Page 25: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

25

THÉÂTRE

un traité de sagesse dont nous avons besoin, maisd’une représentation. Représentation est le motjuste, rendre présent à nouveau ce qui toujours sedérobe à la conscience. L’au-delà des choses etdu temps. Le cours des angoisses et des espé-rances, la souffrance de l’autre, le dialogue éternelde la vie et de la mort (5) ». Ces quelques lignesse poursuivent par une interrogation répétée :« Comment mourir ? », omniprésente à cette datepour un malade qui se sait proche de la fin et quia cessé de cacher son état. Tous les épisodes desdeux septennats apparaissent alors sous forme deretours en arrière, les plus publics comme le plussecret, l’annonce, au Président élu depuis moinsd’un semestre, d’un cancer avec métastases,d’une espérance de vie de trois mois à trois ans.C’est ainsi un personnage marqué par la

maladie qui fait sa première apparition, au piedd’une immense bibliothèque, en haut d’un grandescalier. Il ira souvent s’installer sur ces degrésà mi-pente, appuyé sur un oreiller, plongé dansdes livres ou des dossiers. Le décor de Pierre-André Weitz, scénographe attitré d’Olivier Py,évoque à la fois, à l’intérieur d’un sombre cadrede scène, les parois de la grande Arche de laDéfense et les marches vers l’esplanade de laBibliothèque nationale de France, deux desmonuments témoins du règne, garants pour leurinitiateur d’une certaine survie. Il révèle ensuiteà l’arrière-plan une forêt, en relief et en trompe-l’œil, devant laquelle s’élèvent cloison d’hôpi-tal, mur de Berlin, portes-fenêtres de l’Élysée…Ces différents éléments défilent toujours dou-cement de jardin à cour, conformément au titre,à la lenteur d’un adagio, à la volonté de « laisserle temps au temps ». Ce rythme, en contrasteavec l’andante de l’époque actuelle, s’harmoniseavec la musique jouée sur le plateau par lequatuor Leonis, extraits d’œuvres classiques ourécentes, à l’exception de la Valse des médecins,composée par un des membres, GuillaumeAntonini.L’interprète principal, Philippe Girard, est

impressionnant par sa capacité à incarnerl’homme de pouvoir dans son combat contre lamort. Il rappelle le masque impassible, accentuépar la maladie, grâce au maquillage de Pierre-André Weitz : teint cireux, yeux cernés, orbitescreusées, à une couronne de cheveux gris autourd’un crâne chauve et parfois à une prothèsedentaire. Surtout il s’est imprégné de la gestuelleet de l’élocution de François Mitterrand, du jeude ses mains et du rythme de sa diction. Malgrésa haute taille, il évoque la célèbre silhouettegrâce aux costumes du même Pierre-AndréWeitz : moins les complets sombres que le par-

Tombeau de François Mitterrand

MONIQUE LE ROUX

À l’Odéon-Théâtre de l’Europe qu’il dirige, Olivier Py met en scènesa dernière pièce, Adagio [Mitterrand, le secret et la mort]. Son spectacleréussit l’évocation du protagoniste avec un grand interprète, PhilippeGirard. Mais il n’évite pas toujours la contradiction entre le projet annoncépar le titre, indissociable des dernières années, et une certaine exempla-rité politique recherchée, peu compatible avec la fin du règne.

Par sa diversité et sa qualité, la programmationà l’Odéon-Théâtre de l’Europe, dans la salle

historique du Quartier latin et aux ateliersBerthier, suffirait à nourrir une chronique.Depuis Le Vrai sang (1) de Valère Novarina, sesont ainsi succédé Le Jeu de l’amour et duhasard, relecture très personnelle de Marivauxpar Michel Raskine, La Fin, magistrale appro-priation par Kzrysztof Warlikowski de textes deCoetzee, Kafka, Koltès, Ma chambre froide,création de Joël Pommerat qui poursuit en tantqu’artiste associé son œuvre singulière. Maisrelevant d’un genre très peu pratiqué en France,la représentation de l’histoire nationale récente,Adagio suscite une attention particulière. « L’intention d’Olivier Py n’est pas de signer

ici un panégyrique. Mais pas davantage un réqui-sitoire. Son but est d’abord de mesurer quel abîmenous sépare, après quinze ans à peine, d’uneépoque où le sens de l’engagement et du servicepublic semblait encore aller de soi, afin de nousaider à prendre ou à reprendre goût à la poli-tique » : Daniel Loayza, conseiller littéraire del’Odéon, commente ainsi le projet dans lejournal du Théâtre (2), ouvert avec un éditorialvigoureusement hostile au traitement actuel del’éducation et de la culture. En 1988 dansRequiem pour Srebrenica, Olivier Py avait déjàreprésenté le Président. Très engagé lors de laguerre en Bosnie, il n’adhérait pas plus à ses posi-tions par rapport aux Serbes qu’à son « socia-lisme ». Il conçoit d’ailleurs son texte avant toutcomme « la méditation intérieure d’un homme aupouvoir, assailli par la mort ». Et manifestementil partage avec cet homme l’interrogation méta-physique et la passion de la langue, au point quese distinguent parfois difficilement son proprestyle et celui de François Mitterrand. Le texte, même s’il ne relève pas du théâtre-

document et affirme son droit à la fiction,emprunte beaucoup à des écrits publiés, desdiscours officiels jusqu’aux propos rapportés, queceux-ci proviennent explicitement d’entretiens,avec Marguerite Duras (3) ou Georges-MarcBenamou (4), ou de dialogues reconstitués dansde nombreux livres de témoignage. Il s’ouvre surla préface à La Mort intime, ouvrage consacré en1995 par Marie de Hennezel à son expériencedans un service de soins palliatifs : « Ce n’est pas

Adagio [Mitterrand, le secret et la mort]Spectacle d’Olivier PyOdéon-Théâtre de l’EuropeJusqu’au 10 avril

dessus, le chapeau, l’écharpe rouge et le gilet, lacasquette, la canne des dernières promenades àLatche. Surtout il suggère la souffrance, la ragede l’impuissance de tout son grand corps. Maisla recherche d’une exacte ressemblance estabsente du spectacle pour le protagoniste commepour des personnalités presque toutes vivantesaujourd’hui. Seule Elizabeth Mazev, uniqueinterprète féminine, se métamorphose en AnneLauvergeon, secrétaire générale adjointe omni-présente, Marguerite Duras, Danielle Mitterrand.Les quelque vingt-cinq rôles masculins, à l’ex-ception de celui du Docteur Kalfon tenu par undes musiciens, Alphonse Dervieux, se répartis-sent entre les quatre autres membres de la dis-tribution : John Arnold, Bruno Blairet, ScaliDelpeyrat, Jean-Marie Winling.Difficulté de choisir entre deux projets ? Désir

d’équilibrer les dernières sombres années par lerappel des débuts et d’écarter par là même lerisque du réquisitoire ? Volonté d’être entendudes jeunes générations et de faire revivre pourelles une histoire déjà reléguée dans un lointainpassé ? En une trentaine de séquences, OlivierPy a accumulé les retours en arrière, parfoissimples rappels d’images célèbres : arrivée auPanthéon une rose rouge à la main ou geste sym-bolique avec le chancelier Kohl (Jean-MarieWinling) devant les croix du cimetière deVerdun. Il fait ainsi défiler des personnages plusou moins connus, identifiables ou non par leurnom, en une revue souvent pittoresque, parfoisgênante, rarement nécessaire. Il privilégie danscertains cas le registre comique, inspiré del’humour de son protagoniste ou choisi commecontrepoint shakespearien à une situationsinistre : la rivalité, entre les différents médecins,entretenue par un patient ingrat et difficile, àmesure de la progression de la maladie. Il affublele professeur Steg, urologue réputé, et HenriEmmanuelli d’une perruque grise, ridiculementposée sur la tête du même Jean-Marie Winling.Surtout vu la performance requise, les interprètessont parfois menacés de caricaturer leurs per-sonnages. Par exemple John Arnold, successi-vement Jack Lang, le Docteur Gubler, BernardKouchner, Michel Charasse, maltraite RobertBadinter dans son discours sur l’abolition de lapeine de mort ou sa vive réaction aux manifes-tations hostiles au Président lors de la commé-moration de la rafle du Vél d’Hiv. Ainsi se trouvedéséquilibré en faveur du seul protagoniste unspectacle, qui n’en demeure pas moins probe, quiévite l’exploitation de certains témoignages surles dernières années, qui manifeste toujours lamême superbe maîtrise du plateau chez lemetteur en scène Olivier Py. ❘

1. QL n° 1030, 16 janvier 2011.2. Lettre n° 19, mars-avril 2011.3. Marguerite Duras et François Mitterrand, LeBureau de poste de la rue Maupin et autresentretiens, Gallimard, 2006. 4. François Mitterrand, Mémoires interrompus,entretiens avec Georges-Marc Benamou, OdileJacob, 1996.5. Marie de Hennezel, La Mort intime, RobertLaffont, 1995.

Page 26: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

26

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

PETITS FORMATSÉVELYNE PIEILLER

PHILIPPE GRIMBERT PAS DE FUMÉE SANS FREUD.Psychanalyse du fumeurHachette Littératures, coll. « Pluriel »,238 p., 7,60 €

JOHN BUCHAN LES TRENTE-NEUF MARCHESet autres aventures de RichardHannayPréface de Hubert Prolongeau,postface de François RivièreOmnibus, 1162 p., 27 €

RUDYARD KIPLING HISTOIRES COMME ÇA(Choix). JUST SO STORIES(Selected Stories)avec des illustrations de RudyardKipling trad. de l’anglais, préfacé et annotépar Claude Mourthé traduction inéditeGallimard, coll. « Folio bilingue »,184 p., 9,90 €

Cet essai, de façon inattendue, estdiscrètement consolant, et tout

empreint d’amitié pour ces humainsémotifs que sont les fumeurs. On esttrès loin de la culpabilisation d’unepratique élevée au rang d’atteinte àla santé publique, quand elle n’estpas assimilée à une vicieuse tentatived’assassinat. Non, le fumeur commetout un chacun se débrouille avec cequi lui manque, et s’arrange pour ytrouver du plaisir, modestement,solitairement. C’est en étudiant lerapport que Freud a entretenu avecle tabac que Philippe Grimbert, psy-chanalyste, romancier, et fumeur decigares, précise peu à peu le rôle quejoue ce qui ne s’appelait pas encore,à la date de la première publicationde cet ouvrage il y a une dizained’années, une addiction, et pasmême une dépendance. Freud a pas-sionnément aimé fumer, et a attribuéau tabac le pouvoir de l’aider àpenser, tant et si bien que « l’inven-tion » de la psychanalyse et lapratique des cures lui paraissent liéesà la concentration que lui permet,seul, le cigare. Du temps de sonamitié avec Fliess, alors même qu’il

Bientôt, on ne connaîtra plusKipling. Il se passera pour lui ce quise passe pour Hugo ou Andersen.Qui a écrit La Petite Sirène ? WaltDisney. Qui est l’auteur du Livre dela Jungle ? Walt… Kipling, qui alongtemps eu plutôt mauvaise répu-tation chez ceux qui connaissaientson nom, pour avoir été le héraut del’impérialisme victorien, et écrit le

lui fait part, comme à un aîné salva-teur, de ses différents maux, et queledit aîné salvateur lui intime d’ar-rêter net de s’intoxiquer, il a beauavoir pour lui une admiration sansfaille, il ne s’y décide pas vraiment ;pas souvent ; pas complètement. Ilest même d’une mauvaise foi remar-quable, saluant comme preuve desvertus thérapeutiques du tabac lerecul d’une affection dont il estpourtant manifestement sinon l’ori-gine, du moins un facilitateur. Or, cebesoin exigeant, qui scande toute savie, il ne l’interroge presque jamais.Lui qui est d’une honnêteté intel-lectuelle si intrépide, il y consacrequelques lignes, où il le met enparallèle avec l’auto-érotisme. C’estévidemment ce quasi-silence qui aretenu l’attention de PhilippeGrimbert, qui, au terme d’un récitouvert aux bifurcations, aux jeux desassociations, postule que le tabac,qui est resté l’inanalysé freudien, estlié chez lui à la fois au triomphe dela conquête, à cet acte prométhéende la découverte de l’inconscient etdu rôle de la parole, et à la culpabi-lité qui accompagne la réussite dudéfi lancé aux dieux ou aux pères.Cet essai, à la gravité légère, rend unhommage splendide à un héros, etsait initier, sans jargon, au déchif-frement de ce qui se noue, entrejouissance et désir de mort, dans lesgestes anodins des hommes.

la plume de Boileau-Narcejac queRichard Hannay, son héros, « estintensément vrai », et qu’ainsi « sesaventures, toujours extraordinaires,restent vraisemblables ». God bless !Hannay, espion par accident, traverseles pires catastrophes avec un flegmeépatant et parfois d’aimables dis-tractions, plus c’est follingue etmieux c’est, rien ne vient gêner laverve et l’entrain du récit, qui nes’embarrasse d’aucune précautionraisonnante, et c’est bien là toutl’agrément. C’est délicieusement bri-tannique, absurde et joueur, lesméchants sont les « autres »,l’Anglais (ou l’Écossais) est grand, lacivilisation est en péril, l’Empire vala sauver, hop là, il est impossible deprendre au sérieux le musclé et poly-glotte Hannay, mais quel plaisir deretrouver l’innocence des lecturesd’enfance, dans un éclat de rire quisalue l’imperturbable élégance d’unefantaisie en roue libre…

fameux If, devenu le poème quasiofficiel des pères des classes diri-geantes, Kipling est en voie d’effa-cement dans les jeunes générations.Et c’est regrettable. Parce qu’il estautrement complexe, secret, fêlé, quele cliché auquel on l’a réduit. Il suffitde se rappeler L’Homme qui voulutêtre roi…Mais ces petits contes, qu’il écrivit

après les avoir inventés pour sa fille,ont une grâce blagueuse qui pourraitfaire office d’invitation à la décou-verte. Aucune niaiserie puérile, le purplaisir de saynètes livrées à la joied’imaginer, en toute liberté, sans nulprincipe de précaution, sans souci dese mettre « à la portée », Kipling créedes mots, des petites chansons, deshistoires éternelles, de charmantesbêtises paternelles, des berceuses etdes cauchemars : c’est tout simple,c’est du grand art.

LOUIS CHEVALIER SPLENDEURS ET MISÈRES DU FAIT DIVERS Édition établie par Emilio LuquePerrin, coll. « Tempus », 180 p., 7 €

Établi à partir du tapuscrit et desnotes de l’auteur pour son cours

au Collège de France, où il était titu-laire de la chaire d’histoire et struc-tures sociales de Paris et de larégion parisienne, ce texte, quisemble dater des années quatre-vingt, est d’une liberté assez décon-certante. On attendait l’historienfort de ses statistiques, de sa lectured’un champ politique et social, de samise en perspective de données parailleurs justifiées, et on rencontre unconteur, qui zigzague du XVIIe à nosjours, passe d’un crime passionnel àune affaire politique, du compte-rendu journalistique aux romans deBalzac… Il est vrai que le faitdivers, comme son nom l’indique,est regrettablement flou. Il est éga-lement vrai que Louis Chevalier ne

se soucie pas ici d’en écrire « l’his-toire érudite », mais bien plutôt « derechercher sa signification incon-testable, concrète et presque per-sonnelle ». Si cette significationn’apparaît pas vraiment en pleinelumière, le propos a néanmoins uncharme singulier. Car on accom-pagne une pensée folâtre, quiconjugue les réminiscences person-nelles et les interrogations (qu’est-cequi est insignifiant, qu’est-ce qui estsignificatif ?), interroge « l’espècede réduction du politique au faitdivers » entre 1880 et 1914, resteperplexe devant la notoriété deLacenaire, cite longuement Stendhalet Hugo, et cherche obstinément àcomprendre la fascination « popu-laire » pour le sang et le mystère.C’est joueur, sautillant, pour toutdire, ce cours, assez peu enclin à lathéorie et qui ne craint pas les bana-lités, offre de très nombreuses occa-sions de rêveries. On pourrait mêmealler jusqu’à affirmer qu’il estremarquablement frustrant, et quec’est de cette frustration que naît

John Buchan fut apparemment unhomme sérieux. Avocat et journa-liste, il devient directeur d’un dépar-tement de l’information que créeLloyd George pendant la PremièreGuerre mondiale. Plus tard, il serafait docteur honoris causa d’unequantité remarquable d’universités,puis connaîtra une respectabilitémaximale dans ses ultimes fonctionsde gouverneur général du Canada.Pourtant, il a une double vie : il écritdes romans d’aventures absolumentloufoques, dont Hitchcock, qui aadapté Les Trente-Neuf Marches aucinéma, a impeccablement saisil’esprit. Il est saisissant de lire sous

d’une terrible curiosité, celle-làmême qui conduisait les lecteursd’autrefois à se précipiter sur lesromans-feuilletons, qui surent sibien transformer le fait divers enlégende… L’auteur du fameuxClasses laborieuses et classes dan-gereuses à Paris pendant la premièremoitié du XIXe siècle avait choisi icide s’aventurer moins dans une« entreprise d’histoire » que dansune « entreprise romanesque », et ilparvient à nous en faire apprécier lesmatériaux, et à en prolonger l’ima-ginaire.

l’intérêt. Car, somme toute, si on estcontent d’apprendre que Littré snobele fait divers en 1873, alors quePierre Larousse l’avait défini un anavant, si on est tout à fait d’accordpour tenter de saisir les raisons quifont d’un fait divers un « succès »,cela ne saurait parfaitement suffireà notre bonheur – d’autant que cesraisons ne seront pas énoncées. Enrevanche, nous sont offertes toutessortes de pistes de réflexion, trèsvite, et toutes sortes d’histoires,parfois ébouriffantes – très viteaussi. Et évidemment, on est saisi

Page 27: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

27

années-là 1970-80 que je t’ai revu et tu avaisfait entre-temps beaucoup de choses.À vrai dire tu étais venu bien avant prendre

une interview de moi pour ton émission de téléMémoires du XXe siècle, me figeant sur machaise, droit dans les yeux, comme tu venais deprendre Nathalie Sarraute et bien d’autres.C’était un peu une resucée de ces Archives duXXe siècle qui, entre 1969 et 1974, nous ont faitmieux connaître, grâce à toi, une bonne centained’artistes, d’écrivains, de penseurs, pourtant déjàcélèbres comme Chirico ou Paul Morand, JohnDos Passos ou Philippe Soupault, André Massonou Jules Romains. Droit dans leur fauteuil, yeuxdans les yeux, tu ne permettais pas qu’ils regar-dent ailleurs. Et cet Emmanuel Berl qu’on aredonné il n’y a pas longtemps en plusieursépisodes. En ton honneur la SCAM nous a faitrevoir une partie de tout cela en un après-midiil y a quelques semaines. Ils se sont souvenus,eux, que les films que donnait l’ORTF dans lesannées soixante, c’est toi qui les choisissais.Depuis deux ou trois ans tu nous a fait le

plaisir d’assister aux comités de rédaction de LaQuinzaine littéraire. Tu n’as pas voulu en êtrenoir sur blanc de ces comités. Simplement yassister pour mettre ton grain de sel, poser unequestion incongrue, raconter une histoire dont onn’a que faire, ou peut-être faire preuve de tonérudition, et j’avoue que tu m’agaces parfois, neserait-ce que parce que nos amis rédacteurs s’in-téressent plus à toi qu’aux livres qu’ils sechargent de recenser.En fait Jean José Marchand aurait voulu être

un grand poète. Ou même jouir, d’une façon oude l’autre, de la célébrité. Il le dit dans cette Leçondu chat qu’il venait de faire paraître il y a quelquessemaines aux Éditions de la Différence : « Laseule gloire qu’il aurait souhaitée aurait été d’êtreun héros de la guerre ou de la résistance (ce qu’ilne fut pas), ou la gloire littéraire. » « La seulegloire… (1) » Quelle prétention de la part de quifut toujours un peu hors normes, franc-tireur, douéde trop d’humour et de curiosité pour ne pasdéplaire à ceux qui font l’opinion.Il était poète, essentiellement, l’unique recueil

qu’a publié Minuit en 1945 le prouve, mais voyezle titre : La Vie aux frontières du poème (Vcapitale). Même dans ses poèmes il pense à autrechose. Et pourtant : « Un livre de lui lui tire deslarmes irrépressibles dont il a honte. » On nesaurait pas pourquoi si on ne lisait quelquespages plus loin : « Les douleurs infimes : cethème, pourtant essentiel, n’a pas été traité en lit-térature, qu’il sache. » Sauf peut-être : « Un textel’enchante, c’est Regrets sur ma vieille robe dechambre de Diderot. » Douleur infime ou pes-simisme radical : « La mort qui se rapproche luifait encore plus prendre conscience de l’absolumanque de sens de tout. » Et Dieu en prend pourson grade et « La confiance en “la nature” desmatérialistes et du marquis de Sade est peut-êtreencore plus stupide… » « Ne nous restent queles passions. »

Il avoue deux passions : celle des livres, celledes femmes. Il s’est appliqué à les servir toutesdeux.

« Pourquoi donc les livres se sont-ils emparés,littéralement, de lui dès sa prime jeunesse,jusqu’à le dévorer vivant, alors qu’il sait depuistoujours qu’il ne saura jamais tout ? Parce quesa raison de vivre était en jeu, parce que c’étaitle seul moyen de lutter contre l’angoisse de ladestruction générale. »Quels livres ? Pas n’importe lesquels. « La

bouche sèche, il aperçoit dans un tas de vieuxvolumes chez un brocanteur ou dans les boîtesd’un libraire d’ancien, le livre longtempscherché. » « La bouche sèche… » ou pire :« Cette hystérie l’inquiète : la vue, au loin, d’unelibrairie le met en manque, tel le drogué à quion montre de l’héroïne. Il y a toujours un livrequi manque… Sa passion l’effraie lui-même. »Les femmes. Parce qu’elles « lui sont restées

mystérieuses ». Des hommes, il s’accommode.Ils sont « mus en général par l’ambition, lavanité, la concupiscence ». Les femmes, « il nesaisissait pas bien ce qui les faisait agir ».Comment se comporter à leur égard ? « Il s’ef-force de briller à leurs yeux… comme le paonqui fait la roue… Il lui a fallu des années pours’apercevoir que c’était un penchant difficile àcontrôler. » Et, naturellement cela amuse quandil s’y livre en public avec nos amies de laRédaction.Il y a plus grave : « Il a été amoureux fou, au

point d’en perdre la tête, d’abandonner safemme et ses enfants (sauf sur le plan financier).Cela donne une idée de la fatalité, de la moïrades anciens Grecs. On sent alors qu’on est dirigépar une puissance mystérieuse qui s’est emparéede soi. » Plus loin : « Pour un individu essen-tiellement égoïste une révélation : l’amourfou. » On pense à Breton. Jean José Marchand,à ma connaissance, n’a jamais donné dans leSurréalisme. « Il reconnaît un mérite aux jeunesgens du début du millénaire : ne plus croire enrien. » À côté de ces deux passions : les livres, les

femmes, qu’importe la politique ? J’ai connuJean José Marchand gaulliste avéré, mais àtendance radicale-socialiste et, en 1945, celafaisait sourire, nationaliste et patriote sans parti,ricanant à propos des billevesées de la gauche,finalement de droite sans grande conviction : « Siêtre à gauche c’est croire qu’un jour (proche outrès lointain) tout sera bien ; si être à droite c’estêtre convaincu que toutes les agitations sontvaines il est obligé, par honnêteté, de se classerà droite. » Pessimiste sans recours : « La conneriedes gens le remplit d’émerveillement. » « C’estle sens de l’absurdité de la condition humaine quile fait rire. »Et c’est pourquoi, familier de nos comités de

rédaction, Jean José Marchand nous réjouissaittant par ses plaisantes saillies. Nous sommes tristes. Avec en plus, pour moi,

beaucoup de souvenirs.

1. Dans La Leçon du chat, Jean José Marchands’exprime à la troisième personne.

P. S. Ci-joint un texte de Jean José Marchandpassé sur son site internet « Journal deLectures » le 30 août 2010.

«Mes amis sont tous au cimetière », medit Pascal Pia un jour que je l’interro-

geais sur ces poètes qu’il avait connus dans lesannées vingt alors qu’il collaborait au Disquevert de Franz Hellens. Il est vrai que nous conver-sions à propos d’eux cinquante ans plus tard, etqu’en cinquante ans…Cette remarque de Pascal Pia me revient alors

que lui aussi fait partie de mon cimetière depuistrente ans déjà et que, depuis, d’autres proches,amis et amies, l’ont rejoint. Le temps passe etpasse très vite pour le vieillard. Et voici que mesont annoncées deux disparitions qui metouchent de près.La première est celle d’un ami trotskyste qui

meurt à 93 ans, moi qui l’ai connu toujoursjeune, même ces dernières années : Jean-RenéChauvin. Jenny, sa compagne, me dit que sesderniers moments ont été paisibles, allons tantmieux ! Il est vrai que frappé de mutité, il necommuniquait plus avec elle que par des bor-borygmes depuis quelques semaines. Jean-René, comme nous l’appelions, n’a rien

fait d’extraordinaire en sa vie, sauf de travaillersans relâche à ce que nous appelions dans notrejeune âge la révolution, et de se trouver par voiede conséquence en Allemagne dans un camp deconcentration durant l’Occupation. Il fut de ceuxqui en 1945 sont revenus. Bien sûr, il se remit àl’ouvrage avec confiance et obstination. Il se fitjournaliste en des périodiques que les prolétaires,en général, ne connaissent pas, il a raconté sonexpérience de déporté en un ouvrage qu’ontignoré les journaux, il est mort sans que, hormissa compagne et quelques camarades, le mondes’en soit ému. De ce que nous avons faitensemble je ne me souviens plus bien non plus :sauf de nous trouver dans les mêmes défilésdevant le Mur des Fédérés, de passer certainsaprès-midi paisibles en ces parties d’échecs oùje me trouvais par lui chaque fois battu et mécon-tent. À ces occasions il avait un sourire particu-lier. Jean-René, en ces années qui pour moi aussise terminent, je ne t’oublierai pas.

Autre disparition : celle de Jean JoséMarchand, notre ami à tous dans cette Rédac -tion, mon ami depuis beau temps, le temps oùnous étions pleins de forces tous deux. C’étaiten 1945, dans les bureaux du Combat de laLibération où tu descendais nous voir, toi quiécrivais plutôt dans Franc-Tireur, le quotidienami du troisième étage. Tu te disais « gaul-liste », les rédacteurs de Combat l’avaient été,mais toi tu persistais, regrettant ton départ ratépour Londres en 1942. Et tu rejoignis Pascal Piaquand, quittant Combat, il prit la direction del’Agence Express, vouée au RPF de de Gaulle.Tu le suivis même jusqu’à sa maladie mortelle.Tu t’étais préoccupé de faire inscrire cet anar-chiste foncier à la Sécurité sociale qu’il avaitdédaignée, comme toute institution de notreCinquième République, risquant de laissersans le sou son éventuelle veuve. C’est toi aussi,avec Claude Pichois, qui avez permis à la pré-cieuse bibliothèque de Pia d’intéresseraujourd’hui encore et pour longtemps les étu-diants d’une université du Texas. C’est dans ces

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

JOURNAL EN PUBLICMAURICE NADEAU

Page 28: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

28

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

Vous avez dit « culture » ?

Dans un journal du matin, M. Donnedieu de Vabres, réputé de« droite » et M. Marin Karmitz, réputé de « gauche », ont parlé de

la « culture » (aujourd’hui complètement démonétisée). Ce dialogueest lui-même une « perle de culture » où les protagonistes parlent detout autre chose que de ce qu’était la « culture » au sens traditionnel :du bruit médiatique fait autour de certaines œuvres.

Or la culture est tout autre chose que d’avoir entendu parler dePicasso par la télévision. Certes, le rusé Malaguène fut un grand des-sinateur (et un coloriste moyen) – mais qu’est-il à côté de Velásquez !La culture vraie demeure le fait d’avoir une expérience vécue desœuvres. Selon MM. Donnedieu et Karmitz, il faut que les gens sepressent en masse aux expositions et lisent tous quelques livres (choisispar les médias). Or peu de gens y parlent d’un chef-d’œuvre absolucomme Point de lendemain ; un peu plus (pour en dire parfois du mal)d’un vrai chef-d’œuvre comme La Princesse de Clèves ; les journa-listes y commentent le tout-venant des auteurs à la mode et de troisièmezone. On dira que c’est leur rôle ; mais alors ce n’est pas un paradoxede soutenir que la massification nuit aux grandes œuvres ; méditerdevant le portrait de Bertin, d’Ingres, est essentiel ; se presser avec descohortes de touristes ou d’enfants des écoles devant ce portrait n’estpresque pas utile car la foule se contente d’écouter quelques explica-tions anecdotiques. Peut-être, il est vrai, deux ou trois personnes ouquelques adolescents seront profondément touchés ; mais alors ilsessaieront de revenir tôt le matin (quand il n’y a presque personne) pourapprofondir leur sentiment devant l’œuvre.

Il en est de même pour les romans ; ce n’est pas en applaudissantle regretté Gérard Philipe qu’on peut vraiment apprécier Stendhal ; toutau plus éveillera-t-il une certaine curiosité ; l’œuvre romanesque estquelque chose qui va en profondeur par sa configuration (l’adverbe quitermine si magiquement Hérodias de Flaubert, la narration chez Tolstoï,et même « Gilliatt referma son couteau » à la fin du combat avec lapieuvre des Travailleurs de la mer, etc.). Ce n’est pas en faisant la queuedans les musées ou en écoutant les commentateurs qu’on se cultivera,c’est en imposant silence aux bruits du forum, des télévisions, et enécoutant au plus profond de soi-même.

M. Donnedieu et M. Karmitz croient le contraire ; ils confondent laprésentation à l’extérieur du cirque avec le saut de la mort de l’athlètesous le chapiteau. Certes, il faut que le public entende parler desœuvres ; mais de là à hypnotiser les foules en suscitant des admirationsstéréotypées, il y a l’abîme qui sépare le vice de la vertu.

Allons plus loin : la poésie est l’essence même de ce qu’on appelaitautrefois « culture » car elle est le cri de l’homme vivant sa condition.Son existence même démontre la fausseté de la thèse de MM. Donnedieuet Karmitz. On n’imagine même pas en effet une foule de braves gensassiégeant un « musée de la poésie ». Verlaine lui-même, le plus directdes poètes, conquiert ses lecteurs un à un. Baudelaire fait fuir les foules,gardant un à un des lecteurs passionnés. Ce sont de petits groupes d’ama-teurs qui relisent sans cesse du Bellay, ou Nerval, ou Fargue, ou Milosz– et bien d’autres. La vraie culture est donc une expérience existentielle.

Cette vérité a même trouvé sa place dans le journal où s’exprimentM. Donnedieu et M. Karmitz : on l’a lue dans un article de M. StéphaneDenis. Dans la culture, on n’entre, comme au paradis, que tout seul.

Jean José Marchand

Sur le site de La Quinzaine littéraire : http://www.quinzaine-litteraire.presse.frLes lecteurs peuvent s’abonner en ligne pour recevoir la revue en format PDF à leur adresse e-mail. 50 € par an seulement.Tarif spécial étudiant : revue édition PDF, six mois : 15 € ; un an : 25 € ; édition papier par courrier : 40 €. Nous écrire au journal : 135, rue Saint-Martin,75194 Paris Cedex 04. L’accès aux archives est compris.Contact pour les abonnés et les institutions : [email protected]

Sur le blog : laquinzaine.wordpress.comle n° 2 du 1er avril 1966 vient d’être mis en ligne en libre accès. Au sommaire :

LE LIVRE DE LA QUINZAINE : Théodore C. Sorensen : Kennedy ;Arthur M. Schlesinger : Les Mille Jours deKennedyROMANS FRANÇAIS : Pierre Drieu la Rochelle :Mémoires de Dirk Raspe ; Julien Green ;André Hardellet ;Daniel BoulangerROMANS ÉTRANGERS : Carlos Fuentes ; Manfred Bieler ; Johannes Bobrowski ; Leonardo Sciascia ; YukioMishimaHISTOIRE LITTÉRAIRE : Victor Hugo : Journal ; Boîte aux lettres ; Paul Léautaud : Journal littéraire T. XIXPOÉSIE : Pierre Jean Jouve : Poésie I. IV. Poésie V. VI. ; Mallarmé : PoésiesARTS : Michel Seuphor : Le Style et le Cri ; Patrick Waldberg :MagritteSOCIOLOGIE : Margaret Mead : L’Un et l’autre sexePHILOSOPHIE : Michel Foucault : Les Mots et les ChosesPOLITIQUE : Georges Lukacs : Lénine ; Charles Bettelheim ; René Dumont ; Robert Guillain ; William PeirceRandelSCIENCES : Une interview de Jean Rostand ; Jean-Louis Boursin : Les Structures du hasardMUSIQUE : Pierre Boulez ; Igor StravinskyTHÉÂTRE : La littérature de l’anti-amourCINÉMA : Joseph von Sternberg Un happening

Direction du site archives et du Blog de La Quinzaine littéraire : Gilles Nadeau. Co-responsable du Blog de La Quinzaine littéraire : Benoit Laureau.Numérisation et OCR : Laurent Nadeau.Contact blog : [email protected]. Contact site archives : [email protected].

IL Y A QUARANTE-CINQ ANS DANS LA QUINZAINE

Page 29: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

29

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

ÉCRIVAINS DE LANGUE FRANÇAISE

Michel BenoîtDans le silence des oliviersAlbin Michel, 282 p., 19 €

Dans la nuit de Pâques, aumilieu d’un jardind’oliviers, Jésus deNazareth, abandonné par lessiens, médite, avant sonarrestation, les événementsqui ont bouleversé sa vie.

Jean-Pierre CabanesRetour à PalermeÉd. Auberon, 320 p., 19 €

En retrouvant Palerme aprèstrente ans d’absence, leprotagoniste se souvient desévénements marquants de savie.

Patrick GoujonÀ l’arracheGallimard, 157 p., 13,90 €

Le narrateur et Fred, deuxéducateurs, emmènent envacances cinq jeunes debanlieue.

Thomas HairmontLe CoprophileP.O.L, 252 p., 18 €

« J’ai débusqué la vraiemerde derrière l’ordre etl’or de notre temps. Ce quiva suivre est le récit de matraque. »

Hélène LingRepentirsGallimard, 317 p., 19,50 €

Le récit d’une amitié faitede malentendus et dequiproquos.

Joëlle MiquelLe Lit de RoseÉcriture, 256 p., 18,95 €

Le récit d’unemétamorphose.

ÉCRIVAINS TRADUITS DE

Stefano BenniPain et tempêtetraduit de l’arabe parMarguerite PozzoliActes Sud, 284 p., 22 €

Les habitués du Bar Sporttiennent conseil pourorganiser la résistance à unmaire réformateur qui veutdésenclaver le village deMontelfo.

Meaghan DelahuntLe Livre rougetraduit de l’anglais(Australie) par CélineSchwallerMétailié, 280 p., 22 €

Trois étrangers fontconnaissance en Inde et leurvie en est bouleversée. Unroman sur la fascinationexercée par l’Inde.

Mohammed El-BisatieLa Faimtraduit de l’arabe (Égypte)par Edwige LambertActes Sud, 124 p., 17 €

Un roman qui restitue la viequotidienne d’un villageégyptien, ses couleurs, sessaveurs, sa tristesse et sonhumour.

Monika FagerholmLa Scène à paillettestraduit du suédois (Finlande)par Anna GibsonStock, 487 p., 23 €

Un roman à suspense où si« l’identité du coupable seralivrée à la fin, le chemin quiy mène n’a rien deconventionnel ».

Gamal GhitanyMuses et égériestraduit de l’arabe (Égypte)par Khaled OsmanSeuil, 342 p., 23 €

Les Carnets I et III deGhitany consacrés auxthèmes de l’identité, de lamémoire et de l’oubli.

Jens Christian GrøndahlQuatre jours en marstraduit du danois par AlainGnaedigGallimard, 437 p., 22,50 €

Le portrait d’une femmecontemporaine aux prisesavec les questionsexistentielles fondamentales.

Paul HardingLes Foudroyéstraduit de l’anglais (USA)par Pierre DemartyLe Cherche Midi, 192 p., 15 €

Un mourant égrène sessouvenirs.

Thomas Eloy MartinezPurgatoiretraduit de l’espagnol(Argentine) par EduardotJimenezGallimard, 300 p, 21,90 €

Une fresque historique surles années noires de ladictature en Argentine.

Rosa MonteroBelle et sombretraduit de l’espagnol(Espagne) par MyriamChirousseMétailié, 300 p., 20 €

L’auteur restitue le mondeimaginaire de l’enfant qui luioffre la possibilité de fuir lacruauté et la rigueur du réel.

Orhan PamukLe Musée de l’innocencetraduit du turc par ValérieGay-AskoyGallimard, 661 p., 25 €

Un roman sur les déchiruresde l’amour, ses convulsions,le désir et l’absence.

Hernán Rivera LetelierMalarrosatraduit de l’espagnol (Chili)par Bertille HausbergMétailié, 220 p., 20 €

L’histoire d’une femme, néesous de sombres augures, quifinit par décider de sondestin.

Robert SchneiderLa Révélationtraduit de l’allemand parBrigitte DechinFayard, 317 p., 22,50 €

L’histoire d’un loserlégèrement halluciné qui secroit promis à un destinexceptionnel.

Alberto Torres-BlandinaCarte du labyrinthe

traduit de l’espagnol parMyriam ChirousseMétailié, 250 p., 18 €

Un paisible père de famillequi exerce la profession dephotographe va se trouvermêlé à une histoire d’amour.

RÉCITSNOUVELLES

Kamel DaoudLe Minotaure 504Sabine Wespieser, 109 p.,13 €

Des nouvelles qui gravitentautour de la question del’identité algérienne.

Manuel Chaves NogalesÀ feu et à sangtraduit de l’espagnol parCatherine VasseurLa Table Ronde, 250 p., 21 €

Neuf récits sur la guerrecivile espagnole qui fit plusd’un demi-million de morts.

Michel LesbreUn lac immense et blancSabine Wespieser, 92 p., 13 €

Un récit qui mélange« fiction et expérienceintime ».

Yiyun LiUn millier d’années debonnes prièrestraduit de l’anglais (USA)par Françoise RoseBelfond, 312 p., 18 €

Dix nouvelles où l’auteurraconte des tranches de vieinsolites et où lespersonnages sont considérésdans la complexité de leurvie et des événements quisecouent la Chine.

Jean-Pierre MartinQueneau losopheGallimard, coll. « L’un etl’autre », 224 p., 17,90 €

Un essai sur la losophie deQueneau qui prend « sasource dans uneadolescence chaste,d’origine provinciale, à larecherche d’un impossiblesystème ».

Gilles OrtliebTombeau des angesGallimard, coll. « L’un etl’autre », 101 p., 18 €

Devant les épiphanies d’unquotidien désolé, deuxattitudes : on se détourne oubien on s’emploie à« désamorcer le pire ».

Kurt VonnegutLe petit oiseau va sortirGrasset, 373 p., 20 €

Des nouvelles inédites quidonnent à voir uneAmérique d’après-guerreavec son cortège de laissés-pour-compte, de dépressifs,d’introvertis etd’opportunistes.

Angel VasquezL’Homme qui avait étéamoureux de Bette DavisRouge Inside, 125 p., 14 €

Une suite de portraitscomposent ces nouvelles del’auteur inédites à ce jour.

la politique ?Bayard, 300 p., 21 €

Le caractère sporadique etirrégulier des multiplesengagements culturels,sociaux, religieux etassociatifs comprometl’existence même du liensocial.

PHILOSOPHIE

Mats RosengrenDoxologietraduit du suédois parArthur RolinHermann, 133 p., 18 €

Un essai philosophique surla connaissance : « Quelsens donner au fait quetoute connaissance – qu’ils’agisse de notionsthéoriques ou d’acquispratiques – ne constitue quenotre connaissance ? »

Charles TaylorL’Âge séculiertraduit de l’anglais (USA)par Patrick SavidanSeuil, 1 339 p., 35 €

Un essai qui gravite autourde la question qui concernesurtout le monde occidental :« Comment est-on passé dutemps, pas si lointain, où ilétait pratiquementinconcevable de ne pascroire en Dieu à l’époqueactuelle où la foi n’est plusqu’une possibilité parmid’autres et va jusqu’àsusciter la commisération ? »

Alberto ToscanoLe Fanatisme, moded’emploiLa Fabrique, 365 p., 18 €

Un essai sur le fanatisme etses usages. Le fanatisme estappréhendé comme unconcept moderne, « unepassion interne à larationalité et auxLumières ».

Mathieu TriclotPhilosophie des jeux vidéoLa Découverte, 250 p., 18 €

Le jeu vidéo nous offreselon l’auteur un aperçu dela manière dont s’élabore lasubjectivité contemporaine.

SOCIOLOGIEAnna Bozzo et Pierre-Jean Luizard (dir.)Les Sociétés civiles dans lemonde musulmanLa Découverte, 400 p., 29 €

Un ouvrage qui multiplie lesapproches pour tenter decerner la demande decitoyenneté qui connaît unessor significatif et qui semanifeste par ledéveloppement desmouvements associatifs.

Nicolas Herpin et Nicolas JonasLa Sociologie américaineLa Découverte, 300 p., 18 €

Comment les sociologueslisent et apprécient lesphénomènes sociaux et leurpropre société ? L’ouvrageprésente les grilles delecture les plus ingénieuseset les plus novatrices.

HISTOIRE LITTÉRAIREESSAIS LITTÉRAIRES

Gérard MacéPensées simplesGallimard, 235 p., 17,90 €

Voir QL n° 1033

Robert MaggioriLe Métier de critiqueSeuil, 120 p., 14 €

Depuis trente ans, Maggiorirend compte des ouvragesphilosophiques contemporains.Conclusion ? « Comment nepas voir l’homme derrièrel’œuvre ? »

Olivier ScheferNovalisLe Félin, 276 p., 25 €

Un essai sur Novalis qui seveut autre chose qu’unsimple portrait.

HISTOIRE

Matthew ConnellyL’Arme secrète du FLNtraduit de l’anglais parFrançoise BouillotPayot, 503 p., 30 €

L’auteur montre que c’estsur la scène internationaleque le FLN a contraint deGaulle à se résigner àl’indépendance.

Henry de LumleyL’Atelier du préhistorienentretiens avec GilbertCharlesCNRS éditions, 200 p., 25 €

Un grand préhistorien seconfie et raconte une vieconsacrée à la recherche desorigines de l’humanité.

Luc MaryLes ThermopylesLarousse, 206 p., 18 €

Le récit de la plus célèbrebataille de l’Antiquité. Enaoût 480, 300 Spartiates,conduits par Léonidas,firent face à plusieursmilliers de soldats perses.

Nuccio OrdineTrois couronnes pour un roitraduction de Luc HersantLes Belles Lettres, 448 p., 25 €

Une enquête circonstanciéesur les mystères de la devisedu roi Henri III « Manetultima coelo » menée par unspécialiste de laRenaissance.

André Vauchez, FrancisRapp, Guy Lobrichon,André Ducellier et aliiÀ l’origine des CroisadesBayard, 300 p., 20 €

Un ouvrage qui rassembledes spécialistes de l’histoiredes Croisades et quicherchent à statuer sur lanaissance de l’idée decroisade, l’enthousiasmepopulaire qu’elle a suscité,sur les événements, guerres,troubles, échanges qui ontponctué les Croisadessuccessives.

POLITIQUEJean-François PetitComment croire encore en

Baptiste CoulmontSociologie des prénomsLa Découverte, 128 p., 9,50 €

Les prénoms révèlentnombre de choses sur lespersonnes qui le donnent etsur celui ou celle qui lereçoit. L’ouvrage montre lemode du choix des prénomset comment l’empire de lamode a en l’occurrence prisle pas sur les pouvoirs de laparenté.

RELIGIONMYSTIQUE

Mohammad Ali Amir-MoezziLe Coran parlant et leCoran silencieuxCNRS éditions, 250 p., 29 €

Un essai sur l’articulationdu donné scripturaireislamique et les conflitshistoriques qui ont secouéles premiers âges de l’Islam.

Bernard PinçonQohéletCerf, 224 p., 20 €

Un commentaire intégral dulivre de Qohélet(L’Ecclésiaste) à l’usaged’un large public.

Marie de la TrinitéCarnets II, Revêtir lesacerdoceédition préparée, introduiteet annotée par ChristianeSchmitt et Éric deClermont-Tonnerre avec lacollaboration de Jean-Christophe de NadaïCerf, 544 p., 44 €

La suite du premier volumedes Carnets (cinq en tout)paru en 2009 consacrée au sacerdoce et aux grâcesreçues.

David YallopLe Pape doit mourirNouveau Monde éditions,544 p., 24 €

Une enquête sur la mortsuspecte de Jean-Paul Ier parun journalisted’investigation.

BIOGRAPHIESAUTOBIOGRAPHIESPORTRAITS

René de CeccatyNoir souciFlammarion, 250 p., 19 €

L’amitié forte, mystérieusede Leopardi et d’un inconnuAntonio Ranieri.

JOURNAUXMÉMOIRESRico BassLe Journal à cinq saisonstraduit de l’anglais (USA)par Marc AmfrevilleChristian Bourgois, 552 p.,25 €

Un journal personnel, maispas intime, tenu au jour lejour qui donne une imageassez exacte de la viequotidienne de l’auteur.

Jean-Claude EllenaJournal d’un parfumeursuivi d’un Abrégé d’odeurs

Page 30: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

30

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

LITTÉRATUREAndré Velter Paseo Grande QL 1033Yannis Kourtsakis Le Dicôlon VerdierHella S. Haasse La Chasse aux étoiles Actes SudYann Garvoz Plantation Massa-Lanmaux QL 1033Gérard Macé Pensées simples QL 1033Antonio Lobo Antunes Mon nom est légion QL 1033Agata Tuszynska Wiera Gran : l’accusée Ce N°Jérôme Garcin Olivier GallimardM. Tubau-Bensoussan La Césure Ce N°Michel Boujut Le jour où Gary Cooper est mort RivagesFred Deux Fred Deux au XXIe siècle MargaronAndrzej Stasiuk Taksim QL 1034Nuala O’Faolain Ce regard en arrière QL 1034Sherman Alexie Danses de guerre Albin MichelHubert Lucot Langst P.O.LKurt Vonnegut Le petit oiseau va sortir GrassetAndrea Camilleri Un samedi entre amis FayardMichèle Lesbre Un lac immense et blanc Wespieser

JOURNAUX, ESSAIS, CORRESPONDANCESLaure Adler Françoise (Giroud) GrassetMichel-Ange Correspondance QL 1034Paul Louis Rossi Les Chemins de Radegonde TarabusteF. S. Fitzgerald Un livre à soi Les Belles LettresMaurizio Serra Malaparte GrassetJean-Pierre Salgas Gombrowicz, un structuraliste de la rue

Éd. de l’éclatJean Zay Souvenirs et solitude BelinJean Grondin H.-G. Gadamer, une biographie GrassetJohn Dewey Une foi commune La DécouverteJohn Dewey La Formation des valeurs La DécouverteBernard Teyssèdre Arthur Rimbaud

et le foutoir zutique Léo ScheerJean Levi Réflexions chinoises Albin MichelEnzo Traverso L’Histoire comme champ de bataille

La Découverte

Slavoj Žižek Vivre la fin des temps Ce N°P. Berche et J.-J. Lefrère Gloires et impostures de la médecine

PerrinL. Bonelli et W. Pelletier L’État démantelé QL 1034Bernard Noël Politique du corps Perrin

ANTHOLOGIES, ŒUVRES COMPLÈTES

Pierre Reverdy Œuvres complètes II QL 1032Tennessee Williams Théâtre, roman, mémoires Ce N°Peter Sloterdijk Sphères I et II Hachette « Pluriel »Philippe Beck Poésies premières 1997-2000 Flammarion

RÉÉDITIONSLeonardo Sciascia Les Oncles de Sicile DenoëlIsaiah Berlin Le Sens des réalités Les Belles LettresAndré Green Le Travail du négatif MinuitFrançois Roustang Influence MinuitMarc Dachy Dada et les dadaïsmes Gallimard « Folio »Robert Pinget Monsieur Songe Minuit Victor Serge Les Hommes dans la prison ClimatsVictor Serge Naissance de notre force ClimatsVictor Serge Ville conquise Climats

NOS COLLABORATEURS PUBLIENT

Jean José Marchand La Leçon du chat Ce N°Marie Étienne Le Livre des recels QL 1033

Les Yeux fermés, ou Les variations Bergman QL 1033Haute lice QL 1033

Liliane Kerjan Tennessee Williams QL 1032Pierre Pachet Sans amour QL 1034Albert Bensoussan Faille Ce N°G.-A. Goldschmidt Un corps dérisoire 1 et 2 P. U. de Lyon

REVUESAction poétique Blackdrop N° 203

LA QUINZAINE RECOMMANDE

Sabine Wespieser, 159 p.,17 €

« Pendant un an j’ai tenu cejournal… souhaitantpartager quelque aperçu surla vie d’un nez. »

René FregniLa Fiancée des corbeauxGallimard, 162 p., 15 €

Le journal d’un homme quisillonne inlassablement uneProvence brûlée par le soleill’été et le gel l’hiver.

Mohamed Mrabet et Éric ValentinMémoires fantastiquestranscrit et adapté par ÉricValentinRouge Inside, 136 p., 14 €

Analphabète, bagarreur,voyageur, M. Mrabet, issud’une famille pauvre du Rifmarocain, est un conteur-néqui livre ses souvenirs àÉric Valentin.

VOYAGES

Alfred DöblinVoyage en Polognetraduit de l’allemand par

Nicole CasanovaFlammarion, 390 p., 23 €

À l’automne 1924, AlfredDöblin se rend en Pologne.Il y passe deux mois à desfins à la fois politiques etculturelles. Il éprouvenotamment le besoin demieux connaître la culturejuive à l’heure des premierspogroms.

CLIMAT

Rémy Mosseri et Catherine Jeandel (dir.)Le Climat à découvertCNRS éditions, 320 p., 39 €

Un panorama qui se veutcomplet sur les questionsque nous nous posons àpropos du climat, enparticulier si leréchauffement est d’originehumaine et quelles sont sesvéritables conséquences surla biosphère.

BEAUX LIVRES

Henry de LumleyLa Montagne sacrée du BégoCNRS éditions, 300 p.,

150 ill., 60 €

Un livre sur une montagnemythique au cœur duMercantour, dans les Alpesméridionales. Sur plus de4 000 roches, 40 000 signesfiguratifs sont inscrits et on y trouve au total plus de 100 000 gravures enforme de cornes,d’attelages, de poignards, de hallebardes ou de haches.

MUSIQUE

Maÿlis DupontLe Bel Aujourd’huiCerf, 240 p., 30 €

Comment rendre comptedes œuvres John Cage, deMozart, de Berlioz, deCouperin ? Qu’est-ce quidonne à l’œuvre musicale savaleur ?

CINÉMAJean-Pierre EsquenaziVertigoCNRS éditions, 250 p., 25 €

Une étude complète duchef-d’œuvre de Hitchcock.Une réédition augmentée.

RAIN TAXI

PO box 3840,

Minneapolis,

MN 55403

email : [email protected]

www.raintaxi.com

Page 31: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

31

MUSIQUE

C’est à la musique de chambre (dont le violonest difficilement séparable) qu’allait sa pré-

dilection. En témoigne – racontée par la gou-vernante de Proust dans son livre de souvenirs(1) – la venue chez lui du Quatuor Poulet, quiexécuta, de nuit et à sa seule intention, leQuatuor de Franck. Anne Penesco note qu’il n’ya aucun concerto dans l’univers, réel ou fictif,de Proust ; il manifestait peu d’intérêt pour la vir-tuosité et l’esprit de rivalité propres à ce genre.De même, son contemporain Paul Dukas regret-tait à l’audition d’un concerto de quelque valeurque son auteur n’en eût pas fait une symphonie !Le violon qui séduit Proust, c’est celui qui a lavoix humaine pour modèle.Anne Penesco souhaitant dépeindre le paysage

musical de Proust, certains des chapitres de sonlivre sont autant de notices biographiques ou des-criptives des interprètes ou des œuvres qui envi-ronnaient l’écrivain ; leur intérêt surtout docu-mentaire nous éloigne du cœur du sujet.

À la recherche du temps perdu met en scènetrois créateurs imaginaires : l’écrivain Bergotte,le peintre Elstir et le compositeur Vinteuil, auteurd’une Sonate pour violon et piano où se ren-contre une « petite phrase » d’une grande impor-tance dans le roman. Anne Penesco envisagel’inévitable question de la source de cette œuvrefictive, question en partie résolue par Proust lui-même dans une lettre adressée à Jacques deLacretelle, où il évoque « la phrase charmantemais enfin médiocre d’une Sonate pour piano etviolon de Saint-Saëns, musicien que je n’aimepas ». Dans ce premier avatar (inachevé) de laRecherche que constitue Jean Santeuil, l’œuvreétait nommément désignée. Il s’agit donc de la1re Sonate pour violon et piano op. 75 de CamilleSaint-Saëns (la « petite phrase », avec le faibleécart des notes qui la composent, s’y discerneaisément). Plus important, Proust nous dit aussiavoir, pour ses diverses descriptions de la phrase,emprunté à Wagner, à Fauré, à Franck, àSchubert même.Jean-Pierre Richard (2) a caractérisé avec

beaucoup de subtilité les différentes apparitionsde la « petite phrase » dans Un amour de Swann,ses « six naissances successives ». L’une d’ellesrecourt, par métonymie, au corps du violon lui-même, « où la mélodie s’imagine commeenclose et chantante, chantante à travers lui ».La dernière fois, la petite phrase naît d’undialogue entre le violon et le piano, qui se répon-dent à la manière de deux oiseaux.

qu’il a composées : c’est « une même prière,jaillie devant différents levers de soleil inté-rieurs ». L’impression que donnaient les phrasesde Vinteuil était unique, « comme si, en dépit desconclusions qui semblent se dégager de lascience, l’individuel existait ». Ces pages de LaPrisonnière sont parmi les plus belles qu’unécrivain ait jamais dédiées à la musique. Auxressemblances extérieures ou superficielles(repérées par les « musicographes » ou vouluespar un compositeur), Proust oppose les ressem-blances « dissimulées, involontaires » quidévoilent à son insu l’essence propre d’unmusicien original. Cette conception rappelle lapréférence donnée par Bergson à l’intuition surl’analyse en matière de connaissance, et trahitaussi l’influence sur Proust de la philosophie deSchopenhauer, pour qui la musique « nousrévèle l’essence intime du monde ». SelonProust, chaque artiste semble « comme lecitoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d’où viendra, appa-reillant pour la terre, un autre grand artiste ».Une centaine de pages plus loin dans LaPrisonnière a lieu ce que Jean-Jacques Nattiezappelle « la scène de la transmission de lamusique à la littérature » (8), lorsque leNarrateur étend au domaine littéraire « cettequalité inconnue d’un monde unique » qu’ilavait d’abord attachée aux œuvres musicales.Dans la Recherche, dit Gaëtan Picon, « les

personnages ne sont que les spectateurs un peuirréels qui assistent à la seule histoire réelle : ladécouverte de l’intemporel dans le temps » (9).Lieu d’exercice privilégié de la mémoire invo-lontaire chère à Proust, la musique est la terred’élection d’une pareille découverte : elle s’ap-préhende dans le temps, et se trouve – en tantqu’elle dévoile l’essence des choses – hors duTemps. ❘

1. Céleste Albaret, Monsieur Proust, RobertLaffont, 1973.2. Jean-Pierre Richard, Proust et le mondesensible, Seuil, 1974, pp. 181-189.3. Jean Milly, La Phrase de Proust, Champion,1983, p. 66.4. Jean-Jacques Nattiez, Proust musicien,Christian Bourgois, 1999, p. 31.5. Gilles Deleuze, Proust et les signes, Puf, 1964.6. James Holden, In search of Vinteuil: music,literature and a self regained, Sussex AcademicPress, 2010, p. 97.7. Jean Milly, op. cit., p. 152.8. Jean-Jacques Nattiez, op. cit., p. 143.9. Gaëtan Picon, Lecture de Proust, Mercure deFrance, 1963, p. 195.

Vers la littérature par la musique

THIERRY LAISNEY

Si Proust ne jouait d’aucun instrument, la musique a tenu dans savie comme dans son œuvre une place essentielle. Dans ce livre, Anne Penescoaborde la question plus particulièrement sous l’angle du violon, qui joueen effet un rôle important chez Proust.

ANNE PENESCOPROUST ET LE VIOLON INTÉRIEURCerf, 177 p., 18 €

Si Proust a préféré le mot phrase à motif ouà thème, c’est, pour Jean Milly, « parce qu’il estcommun à l’écriture et à la musique, et que lesanalyses portant sur l’art de Vinteuil, si peu tech-niques en définitive, sont plutôt pour Proust unmoyen indirect d’étudier des problèmes demusicalité et de composition (autre mot ambi-valent) littéraires » (3). Dans le même ordred’idée, selon Jean-Jacques Nattiez, le Narrateurde la Recherche est peu à peu amené à considé-rer la musique comme le « modèle idéal de la lit-térature » (4), et à décider par cette voie de seconsacrer à l’écriture. De ce point de vue, lepassage crucial de toute la Recherche serait celui-ci : « Je me demandais si la musique n’était pasl’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’iln’y avait pas eu l’invention du langage, la for-mation des mots, l’analyse des idées – la com-munication des âmes. » Swann, quant à lui, a per-sonnifié la petite phrase (l’« air national » del’amour qui l’unit à Odette), il a cherché à lacomprendre par l’intermédiaire d’éléments de lavie de Vinteuil (précisément la méthode récuséepar Proust dans Contre Sainte-Beuve), puis afrôlé l’essentiel en tenant les motifs musicaux« pour de véritables idées, d’un autre monde,d’un autre ordre, (…) impénétrables à l’intelli-gence mais qui n’en sont pas moins parfaitementdistinctes les unes des autres ».L’essentiel s’offre au Narrateur dans la révé-

lation du Septuor de Vinteuil (dans LaPrisonnière), une œuvre sur laquelle revient plu-sieurs fois Anne Penesco. La formation duSeptuor n’est pas complètement déterminée,mais suffisamment pour qu’il apparaisse commeune totalité : toutes les familles instrumentalesy sont représentées. Le nombre des instrumentsa en outre une signification symbolique : ils sontsept, comme les sept couleurs du prisme, commeles sept parties de la Recherche. De la Sonate auSeptuor, l’évolution se fait dans le sens de l’ex-pansion, du déploiement. Le rougeoyant Septuorsuccède à la blanche Sonate, comme aux aubé-pines s’était substituée l’épine rose. Le Septuora une richesse de climats que ne présente pas laSonate, la puissance y voisine avec la tendresse,et il s’achève dans une joie éclatante. La Sonateapparaît alors comme un essai timide « auprèsdu chef-d’œuvre triomphal et complet ». Dansl’assistance, personne ou presque n’y entend rienmais, comme le remarque James Holden inspirépar Deleuze (5), les auditeurs « produisent lessignes d’une pleine compréhension et d’uneattention profonde » (6). Le Narrateur, quant àlui, entend dans le Septuor un « appel à la réa-lisation d’une œuvre d’art » (7). Par-delà les différences, l’« accent » de

Vinteuil se fait entendre dans toutes les œuvres

Page 32: Le roman noir américain Laclos - EHESScespra.ehess.fr/docannexe/file/2927/quinzaine_1035_1_.pdf · de l’Institut des hautes études cinématographiques, auteur de romans et d’essais

MAURICE NADEAU Les Lettres Nouvelles

HARMONIA MUNDI

Les journaux ont récemment rapporté la découverte à la Guadeloupe d’un charnierd’esclaves noirs, restes de plusieurs massacres opérés par les maîtres de l’île au XVIIIe siècle.Bien avant cette découverte, un jeune auteur nous confiait au titre de premier

roman le manuscrit de Plantation Massa-Lanmaux, histoire romancée d’une révoltedes esclaves noirs d’une plantation située dans une île dans ce même XVIIIe siècle etdirigée par des aristocrates.Écrit dans le style des écrivains de ce XVIIIe siècle, notamment du marquis de

Sade, ce roman fait entendre en deux partitions alternées la voix des esclaves enmême temps que celle de leurs maîtres aristocrates. Il est de nature sulfureuse, richeen scènes de tortures et d’orgies, et, pour cette raison, déconseillé aux âmessensibles.En sous-écriture les amateurs de vérité littéraire découvriront la satire d’un

colonialisme qui a perduré sous des formes atroces autant que déguisées sous desappellations plus douces.

Yann Garvoz, né en 1970, agrégé de mathématiques, statisticien et amateur de danseclassique, a vécu à la Guadeloupe et réside actuellement au Canada. Il a écritplusieurs nouvelles qui ont été primées. Il travaille à un second roman.

YANN GARVOZPlantation Massa-Lanmaux312 p., 24 €

« S’agissant d’un texte et non d’une étude historico-sociologique, cette réussite repose, comme il fallait s’y attendre, surle style. Yann Garvoz, qui est clairement perfectionniste, s’est proposé une gageure : travailler la pâte verbale, abondante etriche, de son livre, en imitant, transposant, pastichant à la fois l’œuvre sadienne et la prose précise de l’Encyclopédie, deLa Nouvelle Héloïse ou (parfois) de Bernardin de Saint-Pierre. Mais cela n’est rien. Il s’est agi aussi [...] de traduire leschocs conjoints qu’ont produits en sa vive sensibilité d’écrivain la découverte de la luxuriance végétale propre à la naturecaraïbe et celle de la sensualité particulière née, aux Antilles, du contact des épidermes noir et blanc. Gageure relevée […]. »

« Les ambitions de l’œuvre, toutefois, vont beaucoup plus loin que la restitution d’un climat. Yann Garvoz entend res-susciter une structure – celle de la traite et de l’esclavage – qui, tournant sur elle-même en vase clos, dessine la figure d’unenfer autarcique, dont la clôture est ici rendue plus hermétique encore, dans la logique de la fiction qui la dénonce, par lefait que la plantation est sise sur une petite île, séparée de la grande, la Guadeloupe jamais évoquée directement, par plu-sieurs heures de navigation lente et potentiellement dangereuse. »

« C’est sans doute sur ce point que le texte, semblable à un alcool fort, à un de ces « ti punchs » redoutables que nousbûmes pour notre part, en Martinique, sur les flancs peu amènes de la montagne Pelée, atteint à son maximum de pouvoirbrisant – comme on le dit d’un explosif. Yann Garvoz, sans aucune tendance au discours théorique qui affaiblirait la viru-lence de son anticolonialisme, par le simple jeu de la description détaillée, une description qui donne vraiment à voir les pra-tiques concrètes de son exploitation fictive, rend évident que le bagne Massa-Lanmaux est un bagne pour tous. »

Maurice Mourier, « L’art de la démesure »,La Quinzaine littéraire n° 1 033.

UN AN 65 €

ÉTRANGER 86 €

PAR AVION 114 €

6 MOIS 35 €

ÉTRANGER 50 €

PAR AVION 64 €

RÈGLEMENT PAR :

o MANDAT POSTAL

o CHÈQUE POSTAL

o CHÈQUE BANCAIRE

JE M’ABONNE À LA QUINZAINEo J’ABONNE UN AMIo

NOM :

ADRESSE :

ABONNEMENT o RÉABONNEMENT o POUR UN AMI o

MIEUX ENCORE : SOUSCRIVEZ UN ABONNEMENT DE SOUTIENUN AN : 152 €

135, RUE SAINT-MARTIN, 75194 PARIS CEDEX 04CCP 15551-53 P. PARISIBAN : FR 38 2004 1000 0115 5515 3P02 093BIC PSSTFR PPPAR

La Quinzaine littéraire bimensuel paraît le 1er et le 15 de chaque mois – Le numéro : 3,80 € – Commission paritaire : Certificat n° 1010 K 79994 – Directeur de la publication : Maurice Nadeau. Imprimé par SIEP, « Les Marchais », 77590 Bois-le-Roi

Diffusé par les NMPP – avril 2011