le rire et la poussière

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L E R I R E

E T LA P O U S S I È R E

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MICHEL DE M'UZAN

Le Rire et la Poussière

G A L L I M A R D

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris l'U. R. S. S.

@ 1962, Éditions Gallimard.

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Enfance

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L'instant où les cloches peuvent être lancées à toute volée est fugitif, et cet instant ne vient pas chaque jour. Pour que les sons portent, il faut que le vent léger s'arrête, qu'un air frais monte vers le ciel au bleu très clair, que les feuilles des arbres tremblent encore et que l'on puisse dire, après un dernier éclat redoublé : les cloches étaient belles. Elles étaient belles, parce que les talons recommencent à claquer sur l'asphalte, parce que les branches se balan- cent à nouveau, chassées par le vent, et que les nuages envahissent le ciel au-dessus de la ville.

Il pleut au long des jours, mais la pluie s'arrêtera pour permettre au dessin des toits de s'élever et de se détacher sur le gris des nuages. L'averse reprend, les

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gouttes s'écrasent contre la fenêtre. Der- rière les stries brillantes se profile le specta- cle d'une lutte dont il était prévu que seul un moment survivrait à l'oubli. Jaillie du passé ou d'un rêve, la représentation n'avait- elle été donnée que pour quelques privilé- giés ? On savait qu'il n'y aurait ni violence ni haine sur la scène, au-dessus de laquelle le rideau restait levé. On se distrayait à suivre des yeux les tentures luxueuses, tandis que se préparait l'image qui devait illustrer la soirée. Bientôt, sur le plateau plus haut et plus profond que la salle, deux personnages silencieux entamèrent un combat. Et comme la lutte continuait, un homme à la démarche hésitante traversa, à droite de la scène, un long couloir au sol et aux parois capitonnés.

L'averse cesse doucement, il n'y a plus d'ors, plus de compagnes accoudées au rebord de la loge, les dernières silhouettes ont fui et les couleurs ont passé. Il n'y a plus que des vitres embuées où se brisent encore quelques filets de pluie, et la nuit.

La nuit s'ouvre, née d'un point brillant qui devient une tache opaque et sombre, cercle parfaitement régulier qui grandit peu

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à peu, se creuse au centre qui, seul, est encore noir, recule et s'enfonce très loin, grandit à son tour malgré la distance tandis que le pourtour se ternit. On s'avance vers cette coulée qui s'étale encore ; il n'y a plus qu'un tunnel au bout duquel scintille une lumière, pareille à une lanterne qui se per- drait toujours plus avant dans la nuit. Elle disparaît dans une clarté plus large, diffuse, sans ombres, jaillie d'objets épars, un seau, une pelle, une balle, ainsi que d'un groupe d'enfants qui courent sur le sable.

L'un d'eux fuit devant une ombre d'homme immense et cassée. Il va pourtant s'arrêter, les jambes tremblantes, devant un terrain de jeu où rebondit un ballon lancé par des mains plus sûres que les siennes. L'enveloppe de cuir luit sous l'averse, un visage élargi par l'eau qui ruisselle se rap- proche, précédé par de grands bras aux mains de marionnettes. Le jeu est vif, la balle vole. Un peu plus loin, les bâtiments d'une école lèvent leur silhouette massive. Arrivé sous un pont qui tremble au passage des trains, l'enfant ne peut que retarder sa fuite, mais son poursuivant va le rattraper. L'enfant s'engage dans un

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tunnel qui, bientôt, se rétrécit et s'abaisse, il se met à ramper, l'eau monte et le re- pousse vers la voûte où l'air ne circule plus. Le souffle lui manque, mais soudain tout s'élargit. C'est de nouveau comme l'ouver- ture d'un couloir aux parois hautes, c'est une cave aux compartiments fermés par des clôtures de bois, derrière lesquelles se dressent des statues poussiéreuses. Et là, debout et immobile, l'enfant considère celle de ses mains qui est devenue maladroite.

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Les voisins

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Il respirait avec peine. Le mouchoir qu'il avait longtemps pressé contre ses lèvres restait étalé en travers de sa bouche, comme jeté là par une main prévenante — la tête se serait détournée — pour recouvrir ce qui ne devait pas être exposé à la vue, que l'on n'osait ni même ne pou- vait déplacer. L'air pénétrait lentement dans ses poumons. Il retenait son haleine parce qu'elle gonflait sa poitrine, mais aussi parce qu'elle y demeurait enfermée et qu'ainsi, dans cette lutte, il voulait, tandis qu'il promenait sa langue contre son palais, attendre l'instant de triomphe où quelque chose céderait — claquant un peu en dessous de sa gorge comme un drapeau humide qui gifle la façade devant laquelle il pend —, et où il pourrait lui-même laisser son souffle traverser l'étoffe par petites

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bouffées. Il arrivait qu'il bougeât une main, rien qu'une main ; alors celle-ci se levait au bout d'un poignet, délié pour une fois, se balançait, incertaine, dressée jusque dans l'index tendu, pour s'incliner comme une tête vers le front qui l'attendait, pour s'y poser enfin, en le barrant de son tranchant oblique.

C'est ainsi qu'ils l'avaient découvert lors- qu'ils étaient entrés dans la chambre — cette chambre où ils savaient bien qu'ils le verraient, couché dans son lit — tous les trois, accompagnés de sa femme, qui les avait tout à la fois suivis et conduits, et qui ne devait retenir leur attention ni plus ni moins que tout ce qui se trouvait là : la porte qu'ils venaient de franchir et qui s'ouvrait dans le prolongement du lit, la commode qui avait été poussée contre le mur presque face à la porte et, près de la tête du lit, la fenêtre dont ils auraient aimé palper le rebord rugueux qui n'avait jamais été peint. Mais ils n'avaient pas bougé, peut-être par crainte de voir celui à qui ils étaient venus rendre visite tenter de les suivre du regard, sans remuer la tête, en laissant seulement basculer le blanc de son

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œil dans l'ouverture des paupières. Et, bien qu'ils l'eussent découvert brusquement, avec le soupçon vague, mais soudain, d'une tromperie qu'on leur aurait faite, ils se seraient assurément abusés s'ils s'étaient mis à couver cette pensée, sans doute rassu- rante, qu'il n'était là, étendu tout droit dans son lit, qu'à seule fin d'être vu d'eux car, dès avant leur entrée et aussi bien après leur départ, alors qu'il était seul dans sa chambre, que sa femme même l'avait laissé, alors qu'il ne lui restait qu'à mesurer au dessèchement de sa langue le temps qui s'écoulait, il mimait son propre sourire et ses propres grimaces, relevait les coins de sa bouche, quoique ses dents rugueuses eussent déjà repoussé ses lèvres pour mon- trer ce ressaut des gencives dont les lan- guettes brunies filaient entre les dents. Et tout ce qu'ils n'avaient pas vu, mais qui, à un autre instant, eût pu retenir leur attention, chasser les idées qu'ils étaient en train de se faire à son sujet, ne les aurait pourtant jamais empêchés de partir, tous ensemble — ce qu'ils avaient fait — exacte- ment comme ils étaient entrés, tous trois en même temps.

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Dès lors, personne n'allait plus venir, il serait seul à se féliciter de sa respiration lente et profonde, de la lenteur et de la profondeur surtout, car la respiration ne venait qu'ensuite, parce qu'il l'appelait ; les trois hommes qui s'étaient tenus dans le fond de la chambre, serrés les uns contre les autres, masse opaque, un trou dans le mur, étaient partis. Ce n'était plus l'après- midi, ce n'étaient pas les volets qui étouf- faient le jour, car l'obscurité changeait, se modifiait lentement, faite d'une juxtaposi- tion de voiles légers, presque diaphanes, mais nombreux, qui auraient été descendus comme des panneaux, les uns derrière les autres, sans tenir compte de ce qui battait, au rythme des artères, contre le bois du lit, et qui auraient masqué, qui masquaient peut-être — car elles étaient peut-être encore là — ces bouches rapides et muettes, ces mains qui se relevaient pour cacher les visages, ces lèvres qui s'avançaient et se penchaient au-dessus d'oreilles attentives, ces taches sombres — il y en avait trois, plaquées contre le mur. Il n'y avait plus d'images offertes et proposées à un regard qui constatait : ceci est une bouche, ceci

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est la main, je vois les cheveux sur cette tête. Tout ce qui n'aurait pas dû sortir de la chambre avait sans doute été entraîné, attiré peut-être par le soir venant de cette fenêtre qui lui était réservée et qui ne lais- serait rien passer d'autre ; c'était la porte qu'il fallait guetter, sans tenir compte des bruits de la rue qui montaient encore, sans tenir compte du silence non plus, car il ne faisait qu'utiliser l'écart séparant deux cla- quements de porte, l'éclat d'une toux, une quinte décevante, sans attendre le prochain bruit qui ne viendrait que pour être le der- nier, mais qui viendrait, sans complaisance pour le battement sourd qui commençait, celui de l'eau pesante qui frappe d'un balancement prévu contre les parois qui la contiennent.

Devoir faire face, à nouveau et sans répit, dans un mouvement certes appelé, mais involontaire dès qu'il est déclenché, aux images mêmes qui ont lancé et qui consti- tuent cette ronde lente dont l'aspect fige progressivement son spectateur, était l'ordre

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qui lui avait été imposé, à elle, lorsque ceux qui étaient venus voir son mari en lui accordant le temps que l'on consacre à une visite, eurent franchi le seuil pour dispa- raître dans la rue, comme s'ils n'étaient jamais venus, et qu'elle dut alors regarder, de la porte restée grande ouverte, le long trait d'ombre qui épaississait au pied des maisons le creux de la rue entre la chaussée

et les deux rangées de façades, ce vide sans toit, largement ouvert sur le ciel, droit, rectangulaire comme un rail, et qui profitait de chaque porte ouverte et de chaque fenêtre pour pénétrer dans les maisons en dessinant par ses prolongements une clé gigantesque. Il n'y avait plus de ciel, mais d'immenses doigts compliqués qui la re- poussaient dans la pièce, vers ce fauteuil où elle allait se laisser glisser, pour s'abîmer dans une douloureuse immobilité et suivre, de tout son corps tendu, le « désormais », isolé devant toutes les images, qui lui était mis devant les yeux.

« Désormais », c'était maintenant, main- tenant qu'elle était assise dans un fauteuil et que sa voix lui paraissait inutile ; ce serait aussi chaque nouvel instant, au bout