le portrait dans À lombre des jeunes filles en fleurs

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LE PORTRAIT DANS À L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS Par Emmanuelle Jacques Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de M.A en langue et littérature françaises août 2010 ©Emmanuelle Jacques, 2010

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Dissertação de mestrado de Lucie Desjardins.

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LE PORTRAITDANS LOMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS Par Emmanuelle Jacques Dpartement de langue et littrature franaises Universit McGill, Montral Mmoire soumis lUniversit McGill en vue de lobtention du grade de M.A en langue et littrature franaises aot 2010 Emmanuelle Jacques, 2010 ii RSUM / ABSTRACT Cemmoireapourobjetleportraitdanslombredesjeunesfillesenfleurs.Ilveut mettreenlumireleparadoxeparlequelleportraitcontribuelaconstructiondes personnagestoutenfaisantdeuxdestresinaccessiblesetinconnaissables,lesrvlant etlesdissimulanttoutlafois.Lemmoiresediviseendeuxgrandesparties.La premire est consacreau mouvement deconstruction du portrait, cest--dire aux effets descriptifs qui consolident notre vision des personnages. La deuxime partieporte plutt surla dfaiteduportrait entantquinstrumentpistmologique.Ellesintresseaux effetsdebrouillage(provoqusparlesillusionsoptiques,lemouvementdelapersonne dcriteoulempreintedelasubjectivitdunarrateur)quicrentundcalageentrele portraitetlepersonnagedcritetquimettentendoutelunitetlidentitdes personnages.Cettetudeproposedoncunelectureduromanproustiencentresurla visualit de ce qui est dcrit et utilise des concepts qui relvent la fois de lart visuel et de la thorie littraire. Thisthesisexaminesthephysicaldescriptions-orportraits-ofthecharactersin lombredesjeunesfillesenfleurs.Itexplorestheparadoxinwhichthesedescriptions both build and reveal the characters, and, at the same time, blur them into unrecognizable personalities.Thethesisisdividedintotwosections.Thefirstonedealswiththe constructionofourperceptionofbodyimagesthroughtheexaminationofProusts descriptivetechniques.Thesecondsectiondiscussesthedefeatoftheportraitasan epistemologicaltool.Inparticular,thissectionlooksattheinterference(causedby optical illusions, subject movement or narrator subjectivity) which creates a lag between the image and the person described, casting doubt on the identity and the individuality of the characters. Finally,this study proposes a reading of the Proustian novel focused on thevisualityofeachcharacterusingconceptsborrowedfromthevisualartsaswellas literary theory. iii REMERCIEMENTS AuConseilderechercheenscienceshumainesduCanada,auFondsqubcoisde recherchesurlasocitetlacultureainsiquaudpartementdelangueetlittrature franaises de lUniversit McGill pour leur soutien financier, Isabelle Daunais, pour ses lectures prcises et attentives, Au libraire de la rue Jacob. iv TABLE DES MATIRES Introductionp. 1 1. Le mouvement de construction du portraitp. 7 A. Les particularits du portrait proustienp. 14 -Les moyens descriptifsp. 17 -Nommerp. 18 -Qualifier : ligne, couleur et lumirep. 23 -Matrialit de la descriptionp. 31 -Toiles de fondp. 32 -Comparaisons et mtaphoresp. 35 B. Connatre le personnagep. 43 -Rvler les masquesp. 45 -Raconter lhistoirep. 51 2. La dfaite du portraitp. 56 A. LImagep. 60 -Limage sinterposant entre le sujet et lobjetp. 60 -Les illusions optiquesp. 63 B. LObjetp. 68 -Illustrer le mouvementp. 69 -Une ou plusieurs Albertine?p. 77 C. Le sujetp. 81 -Le point de vue dans lespacep. 82 -Une interprtation de lautrep. 84 -Sensibilit, imagination, mmoirep. 85 Conclusionp. 92 Bibliographiep. 97 Introduction Enparlantdecrationlittraire,Proustsembleproccupparlidedoffrirun corps ses personnages. Dans une lettre Antoine Bibesco, il voque cent personnages deromans,milleidesmedemandantdeleurdonneruncorpscommecesombresqui demandent dans lOdysse Ulysse de leur faire boire un peu de sang 1. Dans Le temps retrouv,ilassocielacrationdupersonnagesacorporalit : ilnestpasunnomde personnageinventsouslequelilnepuissemettresoixantenomsdepersonnagesvus, dontlunapospourlagrimace,lautrepourlemonocle,telpourlacolre,telpourle mouvement avantageux du bras 2. Pourtant, malgr cette volont apparente de Proust de donneruncorpssespersonnages,ilsembledifficilepourseslecteursdecernerlerle dececorpsdansleroman.Lescritiquesvoquentleportraitdespersonnagesendes termestrsdiffrents,voireopposs :siStphaneChaudieraffirmequel essence[du personnageproustien]estdtreuncorps 3,siRichardSaundersestimpressionnpar theforceofthebodyseloquenceintheProustianvision 4,Pierre-LouisReysuggre queProustnaquunpenchantmodrpourladescriptionphysiquedeses personnages 5, et Andr Benham parle de dfaite du portrait 6.

1 M. Proust, Lettres de Marcel Proust Bibesco, p. 131. 2 M. Proust, Le temps retrouv, p. 263. 3 S. Chaudier, Personnage , Dictionnaire Marcel Proust, p. 757. 4 R. Saunders, Mtamorphoses of the Proustian Body, p. vii. 5 P.-L. Rey, A lombre des jeunes filles en fleurs, tude critique, p. 64. 6 A. Benham, Panim, p. 316. 2 Commentexpliquercetteinconstancedudiscourscritique,sinonparlutilisation fondamentalementparadoxalequeProustfaitduportrait?Ladescriptionducorpsagit comme ingrdient constituant du personnage, mais, parce quelle est floue, mouvante, clate, fragmentaire, elle ne fournit quun accs partiel la personne dcrite, la rvlant et la dissimulant tout la fois.Dans cette tude, nous employons le concept de portrait pour dsigner la description du corps du personnage. Nous souscrivons donc cette dfinition du portrait par Edmund Heier :[t]he literary portrait of our concern is a device of characterization within a literary work the functionofwhichistodelineatecharacterviaexternalappearance.Itisaportraitdrawnin wordsoneinwhichthewriterconsciouslyintroduceshischaracterbywayofexterior description.7 En limitant la notion de portrait littraire la description physique dune personne, nous mettonsdecttoutelatraditionduportraitmoraletpsychologique8.Ilfauttre conscientdecechoixetdufaitqueleconceptdeportraitfaitintervenirlaquestion beaucoupplusvastedesmoyensdereprsentation.Ennousconcentrantsurles prosopographiespluttquesurlesthopes9(nousempruntonslevocabulairedePierre Fontanier dans ses Figures du discours), nous restons plus prs de la premire acception proprement visuelle du mot portrait pour nous intresser aux images que lauteur nous donnedesespersonnages.LadfinitiondEdmundHeierdsignegalementleportrait

7 E. Heier, The Literary Portrait as a Device of Characterization , p. 321. 8videmment,lafrontireentreleportraitmoraletleportraitphysiquepeuttredifficiletracer, lapparencephysiquedunpersonnagerenseignantparfoissursoncaractreousavaleurmorale.Maisce passageduportraitphysiqueauportraitmoralestintressantetposelaquestiondelaraisondtredu portrait physique dans le texte. Sert-il simplement deffet de rel pour imposer une prsence ou bien mne-t-il vers une connaissance plus globale, psychologique du personnage? 9 La prosopographie est une description qui a pour objet la figure, le corps, les traits, les qualits physiques, ou seulement lextrieur, le maintien, le mouvement dun tre anim, rel ou fictif, cest--dire de pure imagination . (P. Fontanier, Figures du discours, p. 425.) Lthope est une description qui a pour objet les moeurs, le caractre, les vices, les talents, les dfauts, les bonnes ou les mauvaises qualits morales dun personnage rel ou fictif . (P. Fontanier, Figures du discours, p. 427.) 3 comme deviceofcharacterization .Ilsagitdoncdtudierladynamiquequisecre entre le personnage et son portrait. Il est ncessaire dinsister sur la double nature du portrait, qui est la fois visuel et littraire, nous pourrions dire visuel avant dtre littraire. En effet, ltymologie du mot vientduparticipepassduverbe portraire ,quisignifiait dessiner auXIIesicle. Ce nest quau XVIe sicle quil dsigne la reprsentation dune personne par le langage. Ltude du portrait littraire tel quon lentend fera une large place la visualit de ce qui est dcrit. Notre tude sintresse ces mot[s] qui peigne[nt] 10 dont parle Andr Gide, mots qui demandent au langage de faire voir, comme le permet la peinture. Si, comme le croit Genevive Henrot, []crire un portrait, cest peindre un personnage avec les mots en guise de lignes et de couleurs 11, cest donc que, dans une certaine mesure, ce qui est lupeuttrevu.Lescritiquesproustienslesuggrentaussilorsquilsdsignentles descriptionsphysiquesdespersonnagespardestermesissusdelartvisuelcomme caricature 12, portraitenpied 13, instantan 14, chronophotographie 15, croquis 16et eau-forte 17.Proustlui-mmecompareles profilssurlamer 18 dAlbertine ceux des femmes de Veronse 19 ou dcrit les cheveux noirs de Rachel, irrguliers comme sils avaient t indiqus par des hachures dans un lavis, lencre de

10 Jai pouss jusqu la page trente sans trouver une seule couleur, un seul mot qui peigne. Il parle dune femme; je ne sais mme pas si sa robe tait rouge ou bleue. Moi, quand il ny a pas de couleurs, cest bien simple, je ne vois rien . (A. Gide, Les faux-monnayeurs, p. 10.) 11 G. Henrot, Portrait , Dictionnaire Marcel Proust, p. 784. 12 Ibid., p. 785. 13 M. Miguet-Ollanier, La mythologie de Marcel Proust, p. 93. 14 J.-Y. Tadi, Proust et le roman, p. 74. 15 V. Dupuy, Le temps incorpor : chronophotographie et personnage proustien , p.115. 16 G. Henrot, Portrait , Dictionnaire Marcel Proust, p. 785. 17 Id. 18 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 421. 19 Id. 4 Chine 20. Le portrait sollicite donc la langue dans sa capacit rendre compte de ce qui est visible. Commeleportraitlittrairejouesurlesfrontiresentrelemotetlimage,nous ltudierons en utilisant des notions propres la fois lart visuel et la littrature. Nous tudierons le portrait en termes de ligne, de couleur et de lumire. Nous le comparerons lesthtiquedelacaricature,delaphotographie,ducubisme.Mais,concrtement,le portraitestuntexte,quenousanalyseronsgalementpartirdelathoriedela description. Le portrait est suspendu entre limage et le mot, entre lobjet et les moyens de sareprsentation.VincentJouvecritque [l]image-personnagesavrepriseentrele rfrentiel(ellerenvoieuneextriorit)etlediscursif(elleestconstruiteparle discours) 21.Lart du portrait chez Proust se dfinit par un double mouvement de construction et de fragmentation. Si le portrait permet au lecteur de voir le personnage et lui confre un corpsromanesque 22,selonlexpressiondeRogerKempf,ilrenonceendonner uneimagecomplteettotalisante.Dunct,lcrivaindonnevoiretconnatreles personnages, de lautre, limage quil en donne se brouille au fil de la lecture.Le but de ce mmoire est de mettre en lumire cette utilisation paradoxale du portrait, qui sert tout autantcreruneffetdeprsence,quconfreraupersonnageuncaractre insaisissable,fugace,inconnaissable.Laquestionduportraitsupposedonccelledu rapport lautre : Comment connatre lautre? Et quel rle limage joue-t-elle dans notre connaissancedunepersonne?Leportraittmoignedelaconnaissancequelenarrateur

20 Ibid., p. 146-147. 21 V. Jouve, LEffet-personnage dans le roman, p. 50. 22 Roger Kempf donne cette dfinition du corps romanesque : Par corps romanesque jentends des tres de chair qui ne prexistent nullement au livre . (R. Kempf, Sur le corps romanesque, p. 5.) 5 possde des personnes qui lentourent comme il permet au lecteur de rencontrer lui-mme les personnages. Le mmoire se divise en deux parties. La premire est consacre au mouvement de constructionduportrait.NousytudionsautantlamaniredontProustcomposeses portraitsqueleurrledanslacrationdupersonnage.Ilsagitdidentifierleseffets descriptifs qui sont luvre ainsi que le type de connaissance que le lecteur acquiert sur le personnage travers ces portraits.Dansladeuximepartiedummoire,nousnousintresseronsla dfaite du portrait, cest--dire aux moments o le portrait ne donne pas accs au personnage qui est dcrit, et o limage est fausse par des illusions optiques, le mouvement de la personne dcrite ou la vision subjective du narrateur. Notretudeportesurlevolumelombredesjeunesfillesenfleurs.Cetomeest particulirementintressantpourplusieursraisons.Toutdabord,ilretraceledbutde ladolescencedunarrateur,unmomentocelui-ciestavidedenouvellesrencontres (essentiellement fminines). Le narrateur est lafft, il sintresse la physionomie des nouvelles venues et sattarde donc les dcrire. Comme il lexplique lui-mme, il tai[t] dans une de ces priodes de la jeunesse [] o partout [] on dsire, on cherche, on voit la Beaut 23. Ce volumecontient galement lpisode du premier voyage Balbec, lors duquel le narrateur rencontre de nombreux personnages. Ainsi, le sjour au bord de la mer donnelieulasriedesportraitsdeshabitantsduGrand-Htel.Encoreunefois,le caractre et lge du narrateur favorisent la description puisque contrairement sa grand-mre,quinaccordepasdattentionauxtrangersquilesentourent,lenarrateurleur

23 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 353. 6 confrebeaucoupdimportance.Illesobserveattentivementetvoudraitlesrencontrer. Plusieursprotagonistesimportantsfontleurpremireapparitiondanscevolume,tels Albertine,Andre,Saint-Loup,Bergotte,Charlus,NorpoisetRachel.Lesscnes dapparition dans lesquelles le narrateur introduit le lecteur un nouveau personnage sont un lieu privilgi du portrait. Le lecteur redcouvre galement les personnages de Du ct dechezSwannsousunnouveaujour,telsSwann,Odette,ElstiretGilberte.Levolume dlombredesjeunesfillesenfleurscommencedailleursparlexplicationdes mtamorphoses de Swann et du docteur Cottard24. Cette partie de la Recherche nous offre donctousleslmentsncessairesnotretudeduportraitpuisquellesoffrelafois commeunespacedeconstructiondespersonnages(danslapparitiondenouveaux protagonistesetdanslobligationdunecertainecontinuitparrapportauvolume prcdent) et quelle fait de la variabilit des tres lun de ses principaux sujets.

24 Le narrateur prvoit dailleurs ltonnement de son lecteur face au changement dopinion de son presur Swann et Cottard : cette rponse de mon pre demande quelques mots dexplication, certaines personnes sesouvenantpeut-tredunCottardbienmdiocreetdunSwannpoussantjusqulaplusextrme dlicatesse, en matire mondaine, la modestie de la discrtion . ( lombre des jeunes filles en fleurs, p. 3.) Les premires pages du roman sont entirement destines lexplication de ces mtamorphoses : Cottard a prisunairglacialetimpassible,cequiluiavalureconnaissanceetrespect,tandisqueSwann,mari Odette,sefaitunegloiredeparvenudesrelationsmdiocresdesonpouse.Lenarrateurconclut : la nature que nous faisons paratre dans la seconde partie de notre vie nest pas toujours, si elle lest souvent, notre premire nature dveloppe ou attnue; elle est quelquefois une nature inverse, un vritable vtement retourn . (Ibid., p. 6.) 7 PREMIRE PARTIE : le mouvement de construction du portrait Sous le regard nat le personnage 25 La premire partie de ce mmoire estconsacreau mouvement de construction du portrait.Elle propose une lecture d lombre des jeunes filles en fleurs o la description ducorpsdonnevieaux tresdepapier 26.Aprslamortdupersonnageetles invectives de Breton ou de Valry27 contre la description, lide dun portrait contribuant la formation du personnage tonne probablement par son conservatisme ou sa navet. Il

25 J. Neefs, Silhouettes et arrire-fonds , p. 55. 26 Lexpression tre de papier ou tre de carton est souvent utilise par les critiques littraires pour dsigner lepersonnage.Lexpressionmeten vidence lefait quelepersonnagenest quun effetdetexte, mais elle est souvent utilise dans un contexte o le critique discute du personnage en termes dillusion ( laquelleiladhreounon)dunepersonnerelle.Parexemple,danslesConseilssurlartdcrirede Gustave Lanson, publi en 1916 et destins aux jeunes gens, lauteur fait la diffrence entre les personnages crsparlescollgiensquicommencentcrireetquilsqualifiede profilsdecarton (G.Lanson, Conseils sur lart dcrire, p. 75.) et les personnages imagins par des auteurs chevronns qui ressemblent des tre[s]rel[s] .(Ibid.,p.74.) Plusrcemment,Jean-ClaudeMorisot,danssontudesurleportrait, semble galement penser le personnage en termes de personne quand il crit : Des tres de papier ne pourraient gure crer lillusion du "personnage", - dun peu prs de personne [] [sans] la description . (J.-C.Morisot, Lcritureduvisage ,p.27.)Parcontre,RolandBarthesutiliselexpression trede papier dansuncontexteoildnoncelaconfusionentrepersonnageetpersonnerelle : narrateuret personnages sont essentiellement des "tres de papier" (R. Barthes, Introduction lanalysestructurale des rcits , p. 19.) et ne peuvent en aucun cas se confondre avec des personnes relles, "vivante" . (Id.) Barthes qualifie dailleurs cette propension considrer les personnages comme des tres rels de mythe littraire . (Id.)Dans lecas deltudedu portrait, lexpressionfait ressortirleparadoxequily aparler du corps dun tre de papier.27 Dans son ouvrage consacr la typologie et la thorie des textes, Jean-Michel Adam intitule une section retraant lhistoire de la description : Histoire dun rejet presque gnral . (J.-M. Adam, Les textes, types etprototypes,p.75.)Lamfiancelgarddeladescriptionnestpasrcente.Lesthtiqueclassique critique le caractre amorphe de la description, qui nest soumise aucun ordre, qui peut stendre sur des pages et se dplacer dans le texte. Plus rcemment, des crivains, tels Andr Breton et Paul Valry ont lanc de virulentes critiques lendroit de la description. Valry, [l]a description [] fait leffet dune denre littraire qui sevend au kilo . (P. Valry,Cahiers cit par J.-M. Adam, Description ,Dictionnaire des genresetnotionslittraires,p.192.)DanslepremierManifestedusurralisme,Bretoncrit Etles descriptions! Rien nest comparable au nant de celles-ci; ce nest que superposition dimages de catalogue, lauteurenprenddeplusenplussonaise,ilsaisitloccasiondemeglissersescartespostales .(A. Breton, Manifeste du surralisme, p. 19.) 8 faut en effet la fois adhrer lillusion du personnage et croire que la description est un segment signifiant du texte pour sintresser cette question.Jean-YvesTadiaffirmeque [c]estparlaspectphysiquequelonabordele personnage 28. Est-ce aussi par laspect physique quon le rencontre, quon le comprend? Quel est le lien entre le portrait et la construction du personnage? Peu dtudes envisagent laquestionduportraitproustiensouscetangle.Lescritiquesparlentvolontiersde fragmentation de la description 29, de renversement des apparences 30, mais peu de constructionoudeconsolidationdunpersonnageparleportrait.Ilssintressentaux inconstances du portrait, aux yeux bleus qui deviennent noirs, aux grains de beaut qui se promnentdelajoueaumenton;pourtant,leportraitnestpasquuninstrumentde droute.LescheveuxnoirsdAlbertine,sonlargevisage,sonregardnigmatiqueetla couleur de sa peau participent la reprsentation que le lecteur se fait de la jeune fille. La lecturedunportraitimpliquencessairementlacrationdimagesmentales31chezle lecteur,etcelles-ciparticipentsacomprhensiondupersonnageetdeluvre.Pour Jean-Claude Morisot, le portrait est un ingrdient essentiel de la cration du personnage : [d]es tres de papier ne pourraient gurecrerlillusion du "personnage", - dun peu prs de personne -, ni des sujets grammaticaux prendre vaguement une forme humaine, si la description ne les dotait dun minimum de peau et de poil, dun soupon de regard 32.

28 J.-Y. Tadi, Proust et le roman, p. 81. 29 V. Dupuy, Le temps incorpor : chronophotographie et personnage proustien , p. 129. 30 R. Barthes, Une ide de recherche , p. 27. 31SophieBerthodanslintroductionducollectifquelledirigesurProustetlapeinturevoquece phnomne : un lecteur deroman [] nepeut sempcher devoirles personnages romanesques voluer aumilieudundcor,unappartementouuncaf,marchantdansunerueousuruneplage .(S.Bertho, avant-propos , Proust et ses peintres, p. 3.) 32 J.-C. Morisot, Lcriture du visage , p. 27. 9 Le portrait permet au personnage de faire illusion, comme sil donnait une forme humaine une mcanique narrative dsincarne. Commentfonctionnele mouvementdeconstructiondupersonnageparleportrait? Englanantdesindicesdanslestraitsdhistoiredelartoulescritsthoriquessurla description, il est possible didentifier deux procds distincts : dune part le personnage rsulte dun effet de prsence ( la manire du portrait peint) et, dautre part, il rsulte dun assemblage dinformations et deffets descriptifs (ce qui relve du portrait littraire). Lhistorien de lart douard Pommier affirme que lobsession du rapport direct et fidlequidoitpouvoirstablirentreleportraitetsonmodle 33hantelhistoiredela thorieduportrait.Lidequeleportraitrendprsentuntreabsentoumortapparat commeunleitmotiv;onlaretrouvejusquedanslercitlgendairequedonnePline lAnciendelorigineduportrait34.Selonlafable,lepremierportraitauraitttracpar unejeunefemme,laveilledudpartdesonfiancpourlarme.Lalampeprojette lombredelhommecontrelemuretlafemmetracelescontoursdecetteombresurla paroipourconserverlimagedeceluiquivalaquitter.Leportraitdoitcomblerune absenceetreproduireleplusfidlementpossiblelapparencedumodle.Ontrouveune idesimilairedansunelettredePtrarquecriteen1353FrancescoNelli.Ptrarque commente un portrait sculpt de Saint-Ambroise quil a vu dans une glise prs de chez lui : Je regarde fixement son image de pierre, que lon dit dune ressemblance parfaite []etjelavnresouventcommesielletaitvivanteetrespirait[].Silavoixne manquait,onsetrouveraitenprsencedAmbroisevivant 35.Laqualitdela

33 . Pommier, Thories du portrait, p. 15. 34 Ibid., p. 18-19. 35 N. Mann, Ptrarque : les voyages de lesprit, p. 82-83. 10 reprsentationcreuneffetdeprsenceduneperfectiontellequelecorpsdepierre sembleprendrevie.Dansledomainedelafiction,aucuntrerelneprexistela reprsentation,quicreelleseuleuntreimaginaire.Pourtant,onretrouvecemme soucide rendreprsent dansplusieurstextesdecritiquelittrairequitraitentdu portrait. Chez Jean-Philippe Miraux, le portrait vise rendre prsent, dans lunivers de lcrit,unindividu 36;chezHlneBernard,ilsagit dincarneruntrequinest quunecraturedepapier 37etselonBernardVannier,leportraitest undesmoyens essentiels pour assurer la prsence du personnage 38. Quelque chose se joue au niveau de lavisualit,commesilefaitdevoiraccordaitplusdecrdibilitlentreprise fictionnelle,commesilimagecontribuaitdemanireparticulirementefficaceleffet de prsence et de rel.Le fait de rendre visible et de rendre prsent un personnage semble lui confrer une existenceinstantane.Cestpeut-trevraipourleportraitpeint,puisque,comme lexpliqueSiriHustvedt,limagepeinteexistedanslinstant: Paintingisthereallat once []. Hours may pass but a painting will not gain or lose any part of itself. It has no beginning,nomiddleandnoend .39LeportraitsculptdeSaint-Ambroiseestl, matriellement;ilsimposeauxsensdelobservateur.Lemodedeconnaissancedun portraitpeintousculptnediffrepasncessairementdeceluidunepersonnerelle : limage anthropomorphe soffre la vue. La rencontre du personnage de roman na pas ce caractre instantan : le portrait littraire se construit progressivement, dans la succession desmotssurlapage. Letempsdelalectureconditionnelapparitiondespersonnages.

36 J.-P. Miraux, Le portrait littraire, p. 14. 37 H. Bernard, prsentation , Le portrait, anthologie, p. 12. 38B.Vannier,LInscriptionducorps :Pourunesmiotiqueduportraitbalzacien,p. 15,citparL. Plotinichenko, Le portrait littraire et les descriptions du physique chez les romantiques, p. 13. 39 S. Hustvedt, Mysteries of the Triangle, p. xv. 11 Leurprsencenesimposepasauxsensdulecteur,elleseconstruitdunemanireplus intimeetintellectuelle,danslintrospectiondelalecture.Unefrontiresedressedonc entrelespersonnages vus etlespersonnages lus .SelonPierre-LouisRey,cette inscription du personnage dans la dure est de nature proprement romanesque: Presque toutes les dfinitions du roman font sa part la dure : la diffrence dune pice ou dun rcit cinmatographique, qui peuvent noccuper que cinq minutes, un roman requiert un minimumdpaisseur,commesilesnotionsdvolutionoudapprentissagetaient consubstantiellesaugenre,oucommesilillusionderalitquilestcensengendrerne pouvaitsaccomplirquauprixduneaccoutumance,laquellesontmoinsastreintesdes formesdartvisuellesquiimposentunevisiondelaralitaulieudelasusciter progressivement dans lesprit du lecteur. Ajoutons que cette illusion tend dans le roman, la diffrence de ce qui se passe dans le conte ou la nouvelle, rivaliser pleinement avec le rel.40 Il y a donc apparition progressive du personnage de roman, comme sil ne fallait pasbrusquerlelecteurdanssarencontreetson accoutumance lunivers romanesque.Auseindespersonnages lus ,sedistinguentgalementplusieurs degrs d instantanit .Lehrosdunconteserencontreplusfacilementet rapidementqueceluidunroman.Pierre-LouisReyajoutequelepremiersemblemoins rel que le second.Cette inscription du portrait dans la dure correspond dans le texte un phnomne daccumulation,dassemblage.Danssonouvragesurleportraitlittraire,Jean-Philippe Mirauxcritque : Parunprocddempilementetdexpansion,lauteurimpose,trace lescontoursdunindividu,esquisseuntre 41.Lidedassemblage,dempilement supposecellede morceaux .Danslestextesthoriquesquiparlentdeportraitoude description,lepersonnageapparatsouventcommeunassemblagedeparties.Michel Erman affirme que [c]onstruire un personnage consiste [] le doter dattributs et de

40 P.-L. Rey, Quelques rflexions sur la reprsentation visuelle des personnages de romans , p. 123. 41 J.-P. Miraux, Le portrait littraire, p. 5. 12 proprits 42etquel effetdeprsence[]semanifestedefaonexpressivedans diffrents signes anthropomorphiques 43. Jean-Philippe Miraux crit que la succession desinformations,prcismentdistilles,tablitlillusiondunepersonneimaginaire 44. Lepersonnagesecomposedoncd attributs ,de proprits ,de signes anthropomorphiques ,d informations .CommelcritPhilippeHamon: "leffet-personnage"dunrcitnestpeut-trequelasomme,larsultanteduncertainnombre "deffetsdescriptifs"dissminsdanslnonc 45.Faut-ilpenserlemouvementde constructiondupersonnagecommeunmouvementdassemblagedeplusieurs morceaux ?NathalieSarraute,dansLredusoupon,nousoffreuneimage intressantepourprcisercettenotiondeconstruction.Encritiquantlacohrencedes personnages proustiens, elle crit: [Proust]aeubeausacharnersparerenparcellesinfimeslamatireimpalpablequila ramene des trfonds de ses personnages, [] peine le lecteur referme-t-il son livre que par un mouvement dattraction toutes ces particules se collent les unes aux autres,samalgament en un tout cohrent, aux contours trs prcis46. Le mouvement de construction se conoit ici comme une force centripte. Au-del dusimpleassemblage,ilyadoncconsolidationdeslmentsdissminsdanslercit. Lesinformationssecompltent,formentunensemblecomprhensible,lisible.Pour trouver la trace du mouvement de construction dans les portraits, il faut donc comprendre quellessontcesparticulesetcommentellessecombinent.Valryreprochaitla descriptionsoncaractreamorpheetlefaitquonpuisse dcrireunchapeauenvingt

42 M. Erman, Potique du personnage de roman, p. 31. 43 Ibid., p. 18. 44 J.-P. Miraux, Le portrait littraire, p. 5. 45 P. Hamon, Du descriptif, p. 105. 46 N. Sarraute, Lre du soupon, p. 100. 13 pagesetunebatailleendixlignes .47Maispourquoilauteurdcrirait-ilunchapeauen vingt pages et une bataille en dix lignes? Cest ce que nous voulons dcouvrir. Il sagira donc de comprendre o Proust cre des effets de prsence , et comment ilsyprend.Deuxgrandesquestionsguiderontcettepremirepartiedummoire: comment Proust fait-il ses portraits? (Section A) Et comment ces portraits participent-ils notreconnaissancedupersonnage?(SectionB)Lapremirequestionsintresseau mouvementdeconstruction interne duportrait :sesrglesdecompositionetles habitudesdcrituredelauteur.Ladeuximequestionsintressepluttaumouvement de construction externe du portrait : son rle dans llaboration des personnages.

47 P. Valry, Autour de Corot, p. 1325. 14 A. Les particularits du portrait proustien En abordant la question du portrait chez Proust, le lecteur saperoit immdiatement quil est loin des portraits-blasons mdivaux ou de la description dtaille de Balzac : le portrait nest pas aussi manifeste et ne se dtache pas de lensemble du texte.Impossible daffirmer propos du portrait proustien, comme Alice Colby le fait propos du portrait mdival:itstandsoutfromitscontextasasemi-independentunit 48.Si,dans lhistoiredeladescription,plusieurscritiques(telsWeyetAlbalat)ontreprochau passagedescriptifsoncaractrehtrogneparrapportlensembledutexte49,cest pluttlintgrationdeladescriptionautissunarratifquisurprenddanslaRecherche. Impossibledailleursdetrouverlunanimitchezlescritiquesproustiens proposdela quantit de portraits dans le texte: certains affirment que laRecherche ignore le portrait, dautres quelle en dborde. Dun ct, Pierre-Louis Rey suggre que Proust na quun penchantmodrpourladescriptionphysiquedesespersonnages 50,alorsquede lautre,GeorgesPouletaffirmequeProust sastreintinvariablementreprsenterses personnages[]souslaspectdelextriorit 51etqueRobertHardinajoute : la recherchepresentsanawesomeamountofdescriptionofpersonsinthenovel 52.De manire gnrale, le portrait saffiche moins que chez certains prdcesseurs de Proust. Il

48 A. Colby, The Portrait in Twelfth-Century French Literature, p. 4. 49 J.-M. Adam, Les textes, types et prototypes, p. 78. 50 P.-L. Rey, lombre des jeunes filles en fleurs, tude critique, p. 64. 51G.Poulet,LEspaceproustien,p.38;GeorgePouletinsistenouveausurlimportancedelimagedes personnageschezProustquelquespagesplusloin : voqueruntrehumain,cetactesisimple,quiest lactepremierduromanciercomposantsonuvre,revient,chezProust,rendrevisibleuneformeenla plaant dans un cadre . (Ibid., p. 42.) 52 R. J. Hardin, Descriptive Technique in Marcel Prousts la recherche du temps perdu, p. 122. 15 semorcelle,maisilnedisparatpaspourautant.Aucontraire,ilenvahitlespacedu roman. Cest sans doute ce qui fait que les critiques lisent le portrait de manire si varie. Danslecadredecettetude,nousavonseffectupourlombredesjeunesfilles enfleursunrelevdelensembledesnotationsconcernantlaspectphysiquedes personnages, qui les caractrisent de manire transitoire ou durable, peu importe que ces notations se composent de brves mentions de sourires, dairs et de regards, ou quelles se dploientlonguement,commedanslesamplesdescriptionsvestimentairesdeMme Swann. premire vue, notre objet dtude forme donc un ensemble fort htroclite, dun volume trs important et qui concerne presque tous les personnages.Insistons dabord sur lhtrognit de lensemble : les portraits sont de longueurs etdeformesextrmementdiverses.Lamajoritdentreeuxsontpluttcourts(de quelquesmotsquelqueslignes)maiscertainspeuventstendresurplusieurspages, commeceuxdeMmeSwann,deSaint-LoupoudAlbertine.Certainsportraitsnenous montrentquunsourire,unair,unregard,sanspourautantdcrirelaphysionomieelle-mme du personnage. Ces courtes notations dcrivent des expressions passagres, comme parexemplel imperceptiblesouriredeflicitations 53ou lairdimportance 54de M.deNorpois.Dautrespassagesnousdonnentdesinformationsplusfactuellessur lapparencedespersonnages,commele neztrsbusqu 55deBlochoule chapeau depaillepiqudefleursdeschamps 56delajeuneblondedurestaurantdeRivebelle. Certainspersonnagesnousapparaissentdansunevisionpluscomplteetdtaille, commeOdette,aveclesvastesdescriptionsdesestoilettesouAlbertineavecla

53 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 26. 54 Ibid., p. 23. 55 Ibid., p. 443. 56 Ibid., p. 382. 16 descriptionnuancedescouleursdesapeau.Unportraitpeutdoncselimiterunseul lment ou bien offrir une vision plus exhaustive; il peut dcrire une apparence phmre oumontrerdescaractristiquespermanentes.Letondeladescriptionvariegalement beaucoup, passant de la caricature lloge. Demaniregnrale,leportraitproustiennetendpaslexhaustivit57dela reprsentation anatomique58. En cela, il sloigne de linventaire de la description raliste, comme chez Balzac, o un seul portrait offre une vision panoramique du personnage. SelonMarieMiguet-Ollanier,Proustfaitparfoisdes portrait[s]enpied 59maisJean-YvesTadilacontreditenparlantdece portraitenpiedquil[Proust]nepeint jamais 60.Lesdescriptionssontdonc,commelersumeRobertHardin,gnralement concises et elles ne reprsentent que quelques caractristiques physiques61, mme dans le casdunedescriptionolepersonnageestvudeloin,etquioffriraituneoccasionde portraitenpied.Parexemple,quandSaint-Loupapparatpourlapremirefois(cest probablement le portrait qui se rapproche le plus dun portrait en pied puisque le narrateur prcisequeSaint-Loupsedtache enpied 62surlefondduvitrageduhall, comme

57Lanon-exhaustivitdelareprsentationveillenaturellementlimaginationdulecteur.Commele soulignePierre-Louis Rey : ladescription dtaille privelelecteur detouteinitiative[]. Donnant cent dtails,jemexposeentendrerclamerlecentunimeparlelecteur;nendonnantquedeuxoutrois, jinvite le lecteur btir partir deux sa propre vision du personnage . (P.-L. Rey, Quelques rflexions sur la reprsentation visuelledes personnages de romans , p. 129-130.) Jean-Philippe Miraux est aussi de cetavis: letextededescriptionnedoitpasintgralementportraiturerlepersonnage,ilnedoitpasen fournir plthoriquement tous les traits, sous peine de proscrire toute coopration du lecteur . (J.-P. Miraux, Le portrait littraire, p. 61.) Limage nat dans lquilibre entre le travail descriptif de lauteur et le travail dimagination, de visualisation du lecteur. Si les mots de lauteur saturent lespace, limage ne russit pas : tropdedescriptiontueladescription .(P.-L.Rey, Quelquesrflexionssurlareprsentationvisuelle des personnages de romans , p. 129-130.) 58 Proust[]neverpresentsonefullviewofthem[lespersonnages]atagiventime .(R.J.Hardin, Descriptive Technique in Marcel Prousts la recherche du temps perdu, p. 122.) 59 M. Miguet-Ollanier, La mythologie de Marcel Proust, p. 93. 60 J.-Y. Tadi, Proust et le roman, p. 73. 61 usuallyquiteconciseandconfinedtodepictingonlyafewphysicalcharacteristics .(R.J.Hardin, Descriptive Technique in Marcel Prousts la recherche du temps perdu, p. 122.) 62 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 297. 17 dans certains portraits 63) lauteur ne dcrit que sa peau, sesyeux, ses cheveux, le tissu de ses vtementset la maniregnrale dont il se dplace.Les dtails anatomiques eux-mmes se rduisent au trio yeux-peau-cheveux, trio que lon retrouve tout autant dans les vues rapproches. Malgr lhtrognit, le morcellement et la non-exhaustivit du portrait proustien, celui-cirpondunelogiqueetdeshabitudesdcriturequilestpossibledidentifier. CommelcritJean-YvesTadi : Lerefusduportraitenpiednexclutpas,nousle savons, la description de lapparence ; celle-ci obit mme des rgles, un art que nous retrouvons toujours 64. Moyens descriptifs Pour analyser le contenu du portrait, nous avons besoin dun squelette thorique de ladescriptionauquelnousrattacher.Lesdtracteurs65deladescription,commeses thoriciens,identifientsaprincipalecaractristiqueformellecommetant l numration 66, leffet de liste 67 ou d inventaire 68. Un ensemble de mots veut rendrecomptedunobjetvuouimagin.Ilyadonc quivalenceentreune dnomination (un mot) et une expansion 69. Dans le cas du portrait, on peut concevoir la dnomination comme tant le nom du personnage, qui assure en quelque sorte le suivi de lidentit travers toutes les descriptions. Il renvoie la totalit de ltre reprsent; il est

63 Id. 64 J.-Y. Tadi, Proust et le roman, p. 88. 65PaulValrycritiquelefaitque [t]outedescriptionserdui[se]lnumrationdespartiesoudes aspects dune chose vue . (P. Valry, Autour de Corot, p. 1324.) 66 J.-M. Adam, Les textes, types et prototypes, p. 81. 67 P. Hamon, Du descriptif, p. 44. 68 P. Valry, Autour de Corot, p. 1324. 69 P. Hamon, Du descriptif, p. 127. 18 porteur de lunit, mais abstrait, invisible, inconnaissable. Selon Jean-Philippe Miraux, le nomformele noyaucentral 70partirduquelleportraitseconstruit,maisilnest quune forme vide 71. Leportraitlui-mmesediviseentroistemps.Dabord,parleprocessus d aspectualisation 72,ledescripteurnumreetqualifieles parties dutout reprsenter.Danslecasduportrait,ilyanumrationdespartiesducorpsoudes vtementsdcrits.Cetteoprationsupposeunchoixdesynecdoquesparticulirement caractrisantes quiserviront reprsenter lensemble. Le choix et la qualification de ces parties entament un processus dindividualisation du personnage. Puis par le processus de miseenrelation 73(aussinommassimilation74)interviennent lesdiversprocds dassimilationqueconstituentlacomparaison,lamtaphoreetlareformulation 75.Le descripteurouvrealorsladescriptionverslvocationdautresimagesetpoursuitle travail dindividualisation et de dfinition de ltre dcrit.Noussouhaitonsvoiricicommentcestroislmentsdeladescriptionse manifestent chez Proust. NommerPar quelles parties du corps Proust fait-il apparatre ses personnages ? Si aucun des portraitsnetendverslexhaustivit,lalistedespartiesducorpsapparaissantdansle romanestimpressionnante.Laprimautvaauvisageetauregard.Letronc,lesjambes,

70 J.-P. Miraux, Le portrait littraire, p. 48. 71 Id. 72 Id. et J.-M. Adam, Les textes, types et prototypes, p. 89. 73 Ibid., p. 91. 74 J.-P. Miraux,Le portrait littraire, p. 49. 75 J.-M. Adam, Description , Dictionnaire des genres et notions littraires, p. 196. 19 lesbrassonttrspeudcrits.Commenouslavonsdjremarqu,leromannecontient pasdeportraitsenpied.Lacrationdupersonnagesefaitdoncgnralementdansla proximit, dans la vue rapproche. Le narrateur est attentif aux dtails de la physionomie etdesvtements,commesilsapprochaitdetrsprsdespersonnesdcrites.Certains dtails anatomiques acquirent beaucoup de poids: le grain de la peau, les ailes du nez, la tempe,lesgrainsdebeaut,lescicatrices76.SelonRobertHardin,ladescription proustiennemontrelevisagehumainsouslalentilledunmicroscope: Veins,arteries, moles,growthsandprotuberances,spots,thesideofthenose,evenmakeupand cosmetics, all often enter into the Proustian description of the face 77.Lopration qui consiste rduire le personnage certaines de ses parties et qui est labasedetoutportraitneseffectuepasdelammefaonpourchacun.Parexemple, Gilbertenestquunvisage :unsourire,desyeux,uncou,desnattesdecheveux,des pommettes,desjoues,unepeau,unefigure.Odettenapparatpratiquementquedansle dtaildesesvtements.M.deNorpoisestunregard,unesilhouette,desmainsetdes ailesduneznervuresdefibrillesrouges 78.Demble,lentredechacundeces personnages dans lhistoire ne se fait pas sous le mme signe puisque le choix des parties du corpsapparaissant dans le roman influence lalectureglobale que le lecteur fera dun personnage.Lexemple le plus vocateur decette maniredecaractriserun personnage parlasimplenumrationdespartiesducorpsestsansdouteleportraitcaricatural. Lvocation dun dtail insignifiant et un peu gnant, comme les ailes du nez de Norpois,

76 Par exemple, celles laisses par les boutons extirps du directeur de lhtel de Balbec. 77 R. J. Hardin, Descriptive Technique in Marcel Prousts la recherche du temps perdu, p. 130. 78 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 44. 20 lesboutonsextirpsduvisagedudirecteuroulildeverredeM.Bontemps,tournele personnage en ridicule.Lacaricaturesecaractrisegnralementparuneexagrationouunedformation destraits79.DanslecasdesportraitsdeM.deNorpoisetdeM.Bontemps,ilsagitdu mmeprincipe.Leportraitdecesdeuxhommescomportepeudecaractristiques,mais Proust y intgre nanmoins un dtail dgradant. Tout comme Mme Swann qui critique les femmes encocotte,signalantenelleslesdfautsquipouvaientleurnuireauprsdes hommes, de grosses attaches, un vilain teint, pas d'orthographe, des poils aux jambes, une odeurpestilentielle,defauxsourcils 80,Proustsaitquellescaractristiquessouligner pourinfluencerlaperceptiondesonlecteur.Commedanslacaricature,dontla significationestunivoque,Proustorienteetprparelinterprtationfairedeces portraits.LadescriptiondunezdeM.deNorpois(p.44)arriveassezlongtempsaprs lapparitiondupersonnage(p.7).Audbut,Proustdonnedeslmentsdeportraitqui peuventapparatrefavorablesoudumoinsquineminentpastroplesrieuxdu personnage :une hautetaille 81,des yeuxbleus 82,une immobilitdevisage 83. Le lecteur prend conscience du manque de naturel de M. de Norpois mais il na pas assez dlments pour se former une impression juste de ce personnage, si estim par le pre du narrateur.Parcontre,quandlesailesduneznervuresdefibrillesrougesdeM.de NorpoissemettentvibreralorsquilparledeMmeSwann,lepersonnageperdson srieux. On observe le mme phnomne avec lil de verre de M. Bontemps. Le portrait

79 M. Thivolet, Caricature , Encyclopaedia universalis en ligne. 80 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 186; Il y a aussi celles qui chuchotent dans le restaurant, propos deRachel: Elleadespiedscommedesbateaux,desmoustachesl'amricaineetdesdessoussales! . (Ibid., p. 383.) 81 Ibid., p. 9. 82 Ibid., p. 23. 83 Ibid., p. 24. 21 dbutepardesqualificatifspositifs : ctaitun"tredecharme".Ilavait,cequipeut suffireconstituerunensemblerareetdlicat,unebarbeblondeetsoyeuse,dejolis traits 84 mais la description se poursuit par une voix nasale, lhaleine forte et un il de verre 85.Proustopredesrevirements,quisontautantdoprationsdesabotagedu srieuxdesespersonnages.Lamentiondedtailsanatomiquesnesaccompagnepas toujours dune telle verve caricaturale. Si le nez de M. de Norpois et lil de verre de M. Bontempspermettentaulecteurdeclassercespersonnagesparmiceuxnepasprendre au srieux, le grain de beaut dAlbertine ou la peau texture de son visage ne jouent pas lemmerle.Laprsencededtailspeutsimplementtmoignerdelattentionavec laquellelenarrateurobservecertainspersonnages,particulirementlesfemmesquil admire. Lnumration attentive des parties du visage fminin suffit alors faire natre un personnage srieux et le regard amoureux qui lobserve.Leportraittablitdembledeuxclassesdepersonnages :lessrieuxetles comiques.Pierre-LouisReydistingueles personnagesquifontlobjetdune classification quasiment zoologique [et] livrent des traits plus caractristiques, propices lavervecomiquedeProust[de]ceuxqui,touchantsasensibilit,accdentune troublanteindividualit 86.Cettedistinctioncorrespondgrossirementcelledes personnagesprincipauxetsecondaires87.Ilsemblequelespersonnagessecondaires,vus de loin, offrent une image plus nette que ceux qui font partie de lentourage immdiat du

84 Ibid., p. 83. 85 Id. 86 P.-L. Rey, lombre des jeunes filles en fleurs, tude critique, p. 69. 87 Jean Molino et Raphal Lafhail Molino tablissent cette distinction entre les portraits de personnages principaux et ceux des personnages secondaires : soit le personnage est susceptible dvoluer soit il sagit dun personnage, en gnral secondaire, qui nest dfini que par un trait caractristique qui laccompagnera systmatiquement chaque fois quil revient sur scne . (J. Molino, R. Lafhail-Molino, Homo Fabulator, p. 160.) 22 narrateur.Pierre-LouisReydiraqueles portraitsdacteurssecondaires[sont]plus prcisqueceuxdespersonnagesprincipaux 88.Levisagedesfigurantsestplusfacile lireetsaisirtandisqueceluidespersonnagesprincipauxexigetoutuntravailde dchiffrage.Est-celaduredelobservationdespersonnagesquidcidedeleur complexit?Uneesquisserapidefournitunpersonnageplusfacilementassimilable,qui donnelimpressiondtrecompris,class.Maisdansleregardquiseprolonge,dansle portraitquisedtaille,lesnuancessemultiplient,limagesoumiseautempsse transforme. Des portraits de deux factures diffrentes tmoignent donc de personnages de deuxnatures.Dunct,lespersonnagessecondairessecomparentauxpersonnagesde contes : leur apparition et leur description est plus rapide, succincte. De lautre ct, nous pourrionsqualifiercespersonnagesqui accdentunetroublanteindividualit commetantplusproprementromanesques89 :ilssecrentlentementetleurcomplexit rivalise [plus] pleinement avec le rel 90.Notons que les corps des personnages qui forment lentourage proche dunarrateur (sesparents,sagrand-mreetFranoise)sontpratiquementabsentsduroman.Cela contreditlaffirmationdeGeorgesPouletselonlaquelleProustprsentetousses personnages(sauflenarrateur)endcrivantleurapparence91.Unpersonnagenaurait donc pas absolument besoin dun portrait pour exister. Labsence de portrait des membres de la famille tmoigne du statut unique de cespersonnages. Contrairement aux autres, le

88 Ibid., p. 69. 89 Nous nous rfrons ici la dfinition du romanesque de Pierre-Louis Rey que nous voquions la p. 4. 90 P.-L. Rey, Quelques rflexions sur la reprsentation visuelle des personnages de roman , p. 123. 91GeorgesPouletaffirmeque ceromancierdelintrioritsastreintinvariablementprsenterses personnages (sauf un seul, conscience centrale) sous laspect de lextriorit. Les tres sont des silhouettes quiseprofilent,desformesquitombentsousleregard.Maiscenestpasencoreassezdire.Les personnages ne sont pas seulement lis leurs apparences [] . (G. Poulet, LEspace proustien, p. 38.) 23 narrateurneles rencontre jamais.Ceux-cineluisontjamaisapparus pourla premire fois , la connaissance quil en a na pas dbut par une image, comme cest le caspourlesinconnusquilrencontre.Labsencedeportraittmoignedoncdun mode de connaissance qui diffre. Qualifier : Ligne, couleur et lumireDune part, ily a les caractristiques proprement visuelles, celles quipourraient se traduiredansuntableau(couleur,grandeur,etc.),delautreilyadesqualifiants apprciatifs (jolie, air de race, sourire amical) qui demandent tre investis dun sens et dune image personnelle par le lecteur. Nous nous intresserons en priorit la premire catgoriedeprdicatsquiparticipentplusdirectementldificationdelimagedu personnage, tout en tenant compte du fait que, comme le dit Proust, notre connaissance desvisagesnestpasmathmatique 92.Leportraitnatdecirconstances,datmosphres et il se cre travers les connotations.On peut parler de la ligne du corps comme on peut parler des lignes du corps et du visage. Dans le premier cas, la ligne voque la silhouette, la vue densemble, comme ces deuxlignesdoucesetparallles 93deGilberteetdujeunehommesurlesChamps-lyses. De manire gnrale, les corps proustiens sont lancs. Robert Hardin remarque que thereisaprevalenceoftallpeopleinAlarecherche 94:Charlusest trs grand 95,Norpoisaune hautetaille 96,laprincessedeLuxembourgaun grandet

92 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 505. 93 Ibid., p. 193. 94 R. J. Hardin, Descriptive Technique in Marcel Prousts la recherche du temps perdu, p. 123. 95 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 318. 96 Ibid., p. 9. 24 merveilleuxcorps 97,Saint-Loupest grand,mince,lecoudgag,lattehauteet firementporte 98,lechasseur-planteala taillelance 99,MlledeStermariaaune hautetaille 100.Peudepersonnagessontdcritscommetantpetits.Danslombre desjeunesfillesenfleurs,seulsledirecteurgnraldelhtel,ledentistedeBalbec,le professeur de danseet Bergotte sont prsentscomme tant petits. Tous ont en commun lefaitdavoirunphysiquequininspireaucuneposieaunarrateur.Ledirecteur,qui certesimpressionnelenarrateurmaisneprovoqueenluiaucuneadmiration,estun hommepetit,cheveuxblancs,nezrouge 101.LedentistedeBalbec, petitvieux, teint 102etleprofesseurdedanse toutpetitgros 103sontdcritsavecmprispar Albertine.Bergotte,dontlafigured ingnieurpress 104doitamrementle narrateur, est rude, petit, rbl et myope 105. Denombreuxtermesdcriventlaformegnraledessilhouettes.Parexemple, Charlus cambrait sa taille 106, le corps de la princesse de Luxembourg dessin[e] [] [une]arabesque 107.QuandOdette,sasilhouetteest cernetoutentireparune "ligne" qui, pour suivre le contour de la femme, avait abandonn les chemins accidents [] des modes d'autrefois 108.

97 Ibid., p. 267. 98 Ibid., p. 296. 99 Ibid., p. 274. 100 Ibid., p. 252. 101 Ibid., p. 259. 102 Ibid., p. 445. 103 Id. 104 Ibid., p. 118. 105 Ibid., p. 117. 106 Ibid., p. 319. 107 Ibid., p. 267. 108 Ibid., p. 187. 25 Proust dcrit peu les lignes du visage, mais il utilise des termes degomtrie pour faireressortircertainesformes :un ovale 109sedevinesurunejoue,levisageoules yeuxapparaissentcommeun disque 110,lesregardssont obliques 111,le visage rond 112, on sent la verticalit 113 dun front. Le nez est dcrit de manire plus prcise: Andre a un nez troit, aussi mince quune simple courbe 114, une autre jeune fille a un nezen arcdecercle 115, lenezdeRosemondesemblaitoffrirdelargessurfaces commeunehautetourassisesurunebasepuissante 116.Blocha unneztrs busqu 117. Bergotte a un nez en forme de coquille de colimaon 118. Lalignedessinelessilhouettes,ellefaitapparatrecertainstraits,maiselle nindividualise pas vraiment le personnage. Albertine a un visage rond, mais cest surtout parlesqualitsdesonregard,etparlapigmentationdesesjouesquelenarrateurfait sentirsaprsencephysique.Lesvisagesproustiensapparaissentdavantagecommeune surfacecolorequun cheveaudelignessubtiles 119.NinetteBaileyaffirmeque plusencorequeparleslignes,lintrtspontandeProustestretenuparlesqualits tactilesdeschoses 120.Cestparticulirementvraidanslesdescriptionsdejeunesfilles o le narrateur prte une attention particulire la texture de la peau; il note une figure

109 je voyais merger un ovale blanc (Ibid., p. 356.); on distinguait lovale de la joue de son pre dans la figure de sa mre . (Ibid., p. 134.) 110Cettepremireoccurrence se situedans leportrait deMiss Sacripant : cet autredisque vu deface, le visage . ( lombre des jeunes filles en fleurs, p. 426.) Dans cette deuxime occurrence, le disque dsigne les yeux dAlbertine : nous sentons que ce qui luit dans ce disque rflchissant [] . (Ibid., p. 360.) 111 Ibid., p. 359. 112 Ibid., p. 494. 113 Ibid., p. 490. 114 Ibid., p. 505. 115 Ibid., p. 358. 116 Ibid., p. 505. 117 Ibid., p. 443. 118 Ibid., p. 117. 119 Du ct de chez Swann, p. 220. 120 N. Bailey, Le rle des couleurs dans la gense de lunivers proustien , p. 188. 26 [] lisse 121, une surface vernie 122, les surfaces carnes de ces jeunes filles 123. La joue,entantquchantillondechairpigmente,devientunepartietrsimportantedu visage. Les portraits se composent donc peut-tre plus daplats que de traits bien dfinis. Celacontribuecertainementcrerun effetdeprsence :enfaisantsentirla surface du personnage, le narrateur lui confre une certaine matrialit.Dans un passage o le narrateur parle des jeunes filles de la petite bande, il explique limportancedurledelacouleurdanslindividualisationdesvisages,audtrimentdu rledelaligne : [C]entaitpasquelinfinimentpetitdelaligneetloriginalitde lexpressionquifaisaientapparatrecesvisagescommeirrductibleslesunsauxautres. Entreceuxdemesamieslacolorationmettaitunesparationplusprofondeencore 124. Lacouleurdiffrencielesjeunesfilleslesunesdesautres.Rosemondeestroseetverte, inonded'unrosesoufrsurlequelragissaitencorelalumireverdtredesyeux 125 tandisque,chezAndre,cestleblancetlenoirquidominent : lesjouesblanches recevaient tant d'austredistinction de ses cheveux noirs 126. Robert Hardin127 crit que lacouleuragitcommemoyendidentificationdespersonnagesdansleroman : The Guermantesareallidentifiablebytheirspecialcoloring[]asareGilberteand Odette 128. Charlus est toujours vtu de couleurs sombres. Odette affectionne la couleur violette. Mlle de Stermaria est dpeinte sous des teintes mtalliques de gris color : elle a

121 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 506. 122 Id. 123 Ibid., p. 510. 124 Ibid., p. 505. 125 Id. 126 Id. 127Hardininsistesur limportance du rlede lacouleur dans ladescription proustienne: His attention to the colors of his characters features is more persistent than any other novelist's we have considered . (R. J. Hardin, Descriptive Technique in Marcel Prousts la recherche du temps perdu, p. 129.) 128 Ibid., p. 128. 27 un visagepleetpresquebleut 129,un teintdargentetderose 130.Norpoisades yeux trs bleus. Saint-Loup a une peau [] blonde 131, Gilberte une peau rousse 132. Lacouleurdelapeauetdescheveuxsecombinent,serpondent.Chezlechasseur arborescent se mlangent l plorement orang de sa chevelure et la fleur curieusement rose de ses joues 133.Nombre dtudes proustiennes134 sintressent au rle de la couleurdans le roman, aux rseaux de sens quelle imprime dans le texte. Selon Philippe Boyer, Proust fait de la couleur unmatriausignifiant,unsystmedesignes,danslacompositionde luvre 135. Elle occupe une place importante dans la sensibilit proustienne et tmoigne delimportancedusensdelavuedansletexte.ClothildeWilsonabondedanscesens: la recherche du temps perdu, deeply impregnated with the author's sensitivity to color stimuli,isradiantwithhuespaintedinalltheirdelicategradations 136.Enplusde participer lidentification et lindividualisation des personnages, la couleur souligne le

129 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 252. 130 Ibid., p. 257 131 Ibid., p. 296. 132 Ibid., p. 134. 133 Ibid., p. 291. 134Dansunarticle,AllanPascotudielechangementdelacouleurdesyeuxdAlbertineetmontrequil sagit du signe de la fugacit de la jeune fille et de la subjectivit de la vision du narrateur : The mutation of Albertines [] eyes is very simply an imagerial concretization or the truths she embodies . (A. Pasco, Albertines Equivocal Eyes , p. 260.) Dans un ouvrage beaucoup plus substantiel, il tente une analyse de toutes les rfrences la couleur dans laRecherche, et consacre chacun de ses dix chapitres une couleur enparticulier.(A.Pasco,TheColorKeystolarecherchedutempsperdu.)NinetteBaileydcrit lvolution des notations de couleurs dans la gense du texte proustien et dmontre que la couleur apparat endernierlieu,commeunetransmutationdunmonde raliste enunmondeplusferique,esthtisant, luxueux. Les couleurs que Proust introduit dans la version finale sont des couleurs dictes par une volont intime plutt que par une soumission plus grande au spectacle vu . (N. Bailey, Le rle des couleurs dans lagensedeluniversproustien ,p.188.)KeekoSakamurasintresseplusparticulirementla significationsymboliqueetromanesquedescouleursmauveetbleu.Lebleu,couleurdesyeuxdes Guermantes,apparatcommele signedelaristocratie[].Etlemauve,couleurprfredOdettede Crcy(MmeSwann),[est]signedelasductionetduplaisir[].Mais[]leplaisirquoffrelemauve comporteenluiunaspectsinistreetmorbide .(K.Sakamura, LesyeuxmauvesdeMmede Guermantes , p. 215.)135 P. Boyer, Le petit pan de mur jaune, p. 32. 136 C. Wilson, Prousts Color Vision , p. 411. 28 rle quils jouent dans le roman. Philippe Boyer affirme que le rose est le pur signifiant du dsir de Marcel 137. De fait, Albertine est dcrite dans toutes les nuances de roses et ladjectifdecouleurnesappliqueplusuniquementunepartiedesoncorpsmaissa personne entire : Albertine, laquelle riant de toutes ses forces, et dans lanimation et la joie du jeu, tait toute rose 138 ; le narrateur voque plus loin la substance prcieuse de ce corps rose 139.LesdescriptionsdAlbertinesontparfoismoinsralistesquecellesdesautres personnages.Sonvisagepeutdevenirdunecouleurtrsfonce.Onparledesa figure violette 140,de lacolorationrose,lgrementmauve,desapeau 141.Sesjoues apparaissentdu roseviolacducyclamen 142oude lasombrepourpredecertaines rosesd'unrougepresquenoir 143.Ailleurs,lenarrateurvoquesafigure ponctuede petits points bruns et o flottaient seulement deux taches plus bleues 144. Nous sommes trsloindes femmesbleuesetjaunes et desmoustachesbleues 145peintespar Biche,maislacolorationproustienneprendparfoisdesteintesnonralistes.Dansune tude gntique des couleurs dans le texte proustien, Ninette Bailey montre que la couleur participe la transmutation dun monde raliste en une vision dart empeinte de ferie et de luxe :[a]joutes uneesquissequinen comportait aucune, ou reprises etmodifies,lesnotations colores font de la version finale un texte o la matire premire du romancier cest--dire certainstresetplusencoreleslieuxetleschosesquisontlesobjetsdesacration

137P.Boyer,Lepetitpandemurjaune,p. 33.PhilippeBoyerajoutequelejaunecorrespondauctde Guermantes et reprsente toute la mondanit et que le bleu correspond au ct de chez Swann. 138 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 481. 139 Ibid., p. 492.140 Ibid., p. 452. 141 Ibid., p. 480. 142 Ibid., p. 507. 143 Id. 144 Ibid., p. 506. 145 Du ct de chez Swann, p. 369. 29 romanesqueestunematiredevenueplusrareetplusriche.Loindassurerunefidle reproductiondumondedelaperception,cestunetransmutationdurelquetravaillentles couleurs proustiennes146 En effet, les couleurs prcieuses tirs des mtaux ou des pierres abondent : Saint-Loup a les cheveux dors147, il est compar une opale azure et lumineuse 148, la peau dune jeunefilleaune teintecuivre 149,Albertineestcompareune agateopaline 150. LadescriptiondestoilettesdOdetteexalteleluxedesteintesetdestoffes. Lnumration des couleurs de ses robes est moins destine construire une ide juste et prcise qu montrer le luxe et la varit de ses toilettes. Par exemple, quand le narrateur dcrit la merveilleuse robe de chambre de crpe de Chine ou de soie, vieux rose, cerise, roseTiepolo,blanche,mauve,verte,rouge,jaune,unieoudessins 151,ilnechoisit aucunecouleur,narrtelimagesuraucunerobeenparticuliermaisdonneune impressiondemagnificence.Lacouleursemblemoinsobirlaloidelamimsisqu celledelvocationferique.Ellecreuneimpressiondebeautetconfrelunivers matrielduromandesteintesetdestexturesdignesdesMilleetunenuits.Ainsi,la description des vtements de Charlus, tout en rvlant le secret du personnage, proclame sa grande lgance. La description de la peau dAlbertine voque des textures si diverses et peu naturelles quelle loigne la jeune fille de la banalit quotidienne et laurole dune atmosphre plus fictive et romanesque. la description de la couleur sadjoint celle des effets lumineux. On remarque deux types de sources lumineuses dans le portrait proustien: la lumire ambiante ou la lumire

146 N. Bailey, Le rle des couleurs dans la gense de lunivers proustien , p. 192. 147 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 296. 148 Id. 149 Ibid., p. 356. 150 Ibid., p. 506. 151 Ibid., p. 111. 30 miseparlescorps.Dunepartlescorpsragissentlalumireambiante :ilsla rflchissentounon.Parexemple,les joues[dAlbertinesont]mates 152,sesyeux ressemblentune brillanterondelledemica 153,un disquerflchissant 154,ses cheveux [sont] luisants 155. Dautre part, dans certaines descriptions, les corps mettent de la lumire. Le visage rond dAlbertine [est] clair dun feu intrieur comme par une veilleuse 156,un rayonnoirman[e]desesyeux 157.Laluminositsetraduit galementparplusieurseffetsdetransparence,commesilalumiretraversaitlevisage. Lenarrateurvoqueun visagetranslucide 158,ildcritla transparenceviolette descendant obliquement au fond de ses yeux 159. Les mains dAndre sont diaphanes160.Lecorpsnesecomposedoncpasuniquementdesurfaces,maisausside profondeurs.Ondevinedeschosessouslapeau,aufonddesyeux.Danscetextrait,le bonheurtransformelapeaudAlbertineaupointdeluienleverdesonopacit : le bonheurbaignaitcesjouesd'uneclartsimobilequelapeau,devenuefluideetvague, laissaitpassercommedesregardssous-jacentsquilafaisaientparatred'uneautre couleur,maisnond'uneautrematire,quelesyeux 161.Ladescriptionest lafoispeu raliste, visuelle et tactile. Le narrateur sintresse la matire dont se compose le corps dAlbertine.Soussonregardetsaplume,cettematirecorporelleacquiertdesqualits qui sont trangres la raison. On pourrait avoir limpression que Proust dcrit une toile

152 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 359. 153 Ibid., p. 360. 154 Id. 155 Ibid., p. 452. 156 Ibid., p. 494. 157 Ibid., p. 360. 158 Ibid., p. 466. 159 Ibid., p. 506. 160 Ibid., p. 480. 161 Ibid., p. 506. 31 impressionnistepluttquedespersonnagesissusdunequelconqueralit.Lescorps proustiens entretiennent une relation trs intime avec la lumire. Elle ne les claire pas de loin.Lalumiretoucheleurpeauetlenarrateurdcritlesphnomnespidermiquesde cette rencontre. Matrialit de la description Nousavonscommencparlerdelimportancedelamatrialitdansla reprsentationdescorps.Lesujetmritequenousnousyarrtionsquelquesinstants : cest l une des caractristiques fondamentales du portrait proustien. Le vocabulaire ancre le corps dans le concret, dans une ralit physique, biologique. Le lexiqueprend souvent unersonnancescientifique.Proustparleducorpsentermesd atome 162,de matire 163, de substance 164. Le corps apparat comme une cration artisanale, un assemblage de matriaux. Dans cetextraitdunportraitdeGilberte,lajeunefilleapparatcommeunefabricationdela Nature, artisanale, comme la huche : Cettepeaurousse,ctaitcelledesonpreaupointquelanaturesemblaitavoireu,quand Gilberte avait t cre, rsoudre le problme de refaire peu peu Mme Swann, en nayant sadispositioncommematirequelapeaudeM.Swann.Etlanaturelavaitutilise parfaitement,commeunmatrehuchierquitientlaisserapparentslegrain,lesnudsdu bois165.

162 tout atome sombre avait t expuls de sa chair . (Ibid., p. 134.) 163 Ellesnesontqu'unflotdematireductileptrietoutmomentparl'impressionpassagrequiles domine . (Ibid., p. 466.) 164 Jimaginais peine que cette substance trange qui rsidait en Gilberte et rayonnait en ses parents, en sa maison, me rendant indiffrent tout le reste, cette substance pourrait tre libre, migrer dans un autre tre. Vraiment la mme substance et pourtant devant avoir sur moi de tout autres effets . (Ibid., p. 148.) 165 Ibid., p. 134. 32 Lafiguredudirecteurdelhtelsemble consisterenunmlangeopourune partiedechairilyenauraiteutroisdecosmtique 166.Lachairsemlangeaux cosmtiquescommesilnexistaitpasdefrontireentrelesdeux.Lecorpsdes personnagessembleconstitudunematiremallable,coudre,ptriroumlanger comme les pigments et lhuile de la peinture. Nous avons remarqu que Proust utilise des adjectifs gnralement associs la chevelure pour qualifier la peau. Nous avons aussi vu quilparlaitdelapeaudAlbertinecommetantconstituedelammematirequeles yeux.Ilbriselesfrontiresquiexistenthabituellemententrelesdiffrentespartiesdu corps, ou entre le corps et son environnement. videmment,cettedescriptionrsonnancematrielleestrarementraliste.Elle opreunefusiondumatrialismeaveclepotique.CommelexpliqueYalleAzagury, [l]a marque proustienne est lutilisation dun vocabulaire concret et matriel []. Une motion est ainsi transpose dans le domaine des phnomnes physiques 167. Toiles de fond LecorpschezProustnestpasunorganismehermtique.Dansunesituationde rapprochement, de contigut, sinstalle une porosit entre le corps et son environnement. Leportraitdupersonnagenestpascompletsanslatoiledefondsurlaquelleilest reprsent.Leslieuxfontintimementpartiedeladescriptiondescorps.GeorgesPoulet vajusquaffirmerquecest invariablementdansunlieuminutieusementcirconscrit

166 Ibid., p. 510-511. 167 Y. Azagury, In the I of the Beholder, p. 186. 33 par lauteur, que se montre pour la premire fois le personnage proustien 168et Jean-Yves Tadi nonce que [l]e dcor est le personnage 169. La figure dcrite est souvent campe devant un paysage qui fait partie intgrante du portrait. Jean-Yves Tadi remarque que le personnage est vu, mis en perspective, [] il nest pas sparable dun fond ou dun environnement, [] il a son horizon comme dans un tableau, [] il devient mme souvent tableau 170. Les rfrences lart visuel et la toiledefond sontrcurrentesetmettentenrelieflectconstruitduportrait.Ainsi, danslapremireapparitiondeSaint-Loup lamerquiremplissaitjusqu'mi-hauteurle vitrage du hall lui faisait un fond sur lequel il se dtachait en pied, comme dans certains portraits 171.LesapparitionssuccessivesdAlbertinesedclinentcommeautantde profils sur la mer 172. La toile de fond sur laquelle se dtache le personnage lors de sa premireapparition(relleouimagine)imprgnelareprsentationdupersonnage pendanttoutelasuitedurcit.Lesjeunesfillessontirrsistiblementassocieslamer. Lenarrateursoulignelafusionquisopreentrelesdeux: elles,c'taitpourmoiles ondulations montueuses et bleues de la mer, le profil d'undfil devant la mer 173. Il se souvientdeGilberte devantuneglise,dansunpaysagedelle-de-France oubien devantlahaiedpinesroses,dansleraidillonquejeprenaispourallerductde Msglise 174. Si la toile de fond suit le personnage dans le reste du rcit, cest peut-tre parce que lecorpsdecelui-ciempruntelescaractristiquesdupaysagequilenvironne.Dcrirele

168 G. Poulet, LEspace proustien, p. 35. 169 J.-Y. Tadi, Proust et le roman, p. 103. 170 Ibid., p. 98. 171 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 297. 172 Ibid., p. 421. 173 Ibid., p. 397. 174 Ibid., p. 107. 34 dcor, cest dcrire le personnage. Dans un cahier indit, Proust crit : La littrature ne devraitmontrerunefemmequeportant,commesielletaitunmiroir,lescouleursde larbre ou de la rivire prs desquels nous avons lhabitude de nous la reprsenter 175. La descriptiondeSaint-Loupdmontrebienlaporositentrelecorpsetlepaysage :sa peautaitaussiblondeetlescheveuxaussidorsquesilsavaientabsorbtousles rayons du soleil [] ses yeux [] taient de la couleur de la mer 176. Cest galement le casdelajeunelaitireentrevuelorsduvoyageentrainBalbec.Safigurerflchitle leverdusoleil : sonvisagetaitplusrosequeleciel 177etdevient deplusenplus large,pareilunsoleilquonpourraitfixeretquisapprocheraitjusquvenirtoutprs de vous, se laissant regarder de prs, vous blouissant dor et de rouge 178.DanslecasdOdette,ilyacertainementunlienentrelecorpsetson environnement.Il ne sagit pas dune toile defond, sa silhouette ne se dtachant pas sur uneimagequiluiestantpose,maispluttdundcorenveloppant,quisecomposede sa toilette et de lameublement de son salon.Lesobjets qui lentourent participent une atmosphrequiladfinit.Elleneselaissepasenvahirparlemonderelquilentoure, maisellesenveloppedundcorcalcul,cultiv.Lemondesertrcitautourdelle. Nouspouvonsprendrelexemplede sonombrelle,ouverteettenduecommeunautre ciel plus proche, rond, clment, mobile et bleu 179et qui lentoure dune transparence liquide et du vernis lumineux de [son] ombre 180.

175 M. Proust, indit, cit par J.-Y. Tadi, Proust et le roman, p. 103. 176 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 296. 177 Ibid., p. 224. 178 Ibid., p. 139. 179 Ibid., p. 206. 180 Ibid., p. 209. 35 Daprscequenousavonspuobserver,lesportraitsoseffectuecepassagede qualits entre le personnageet son milieu sont des portraits trs positifs,souvent en lien avecledivin,leprcieux,lemerveilleux.Celasexpliquepeut-treparuneproprit spciale des corps potiques qui tendent vers le rve. Les personnages qui suscitent moins denthousiasmesontpluttreprsentssanstoiledefond,commeM.deNorpoisoule docteur Cottard. Comparaisons et mtaphores: lart et la nature Comme laffirme L. B. Price, [a]nyone who reads A la recherche du temps perdu is sure to feel that imagery is very important to its construction 181. Les comparaisons et mtaphoresabondent.Proustdessinesespersonnagesenleursdonnantdes caractristiquesdanimaux,deplantes,depaysages.Au-deldeladiversitetde labondancedesimagespotiques,unvritablerseaudesenssinstalleparmiles comparaisons et les mtaphores qui participent la caractrisation des personnages. Selon Yalle Azagury,[l]es comparaisons et mtaphores physiques sont un moyen datteindre une expression plus exacte, elles ne servent pas au nuancement motif ou une description sensorielle du portrait, mais donnent les cls mmes de celui-ci : elles sont des instruments de la connaissance, de la comprhension du personnage182. Nous ne nous situons plus au niveau de la matrialit du portrait, mais plutt celuidusensquisecachederrirechaquepersonnage.Ilyauneuniformitetune cohrenceparmileslmentsaveclesquelsunpersonnageestmisenrelation.La descriptiondeCharlusenfournitunexempleloquent.Llmentcentraldeceportrait

181 L. B. Price, Bird Imagery Surrounding Prousts Albertine , p. 242. 182 Y. Azagury, In the I of the Beholder, p. 188. 36 estleregard.Celui-ciestdabordqualifide dur 183,d insultant 184,de terrible 185,etd investigateur 186;lesyeuxsont dilats 187, percsentous sens 188. Tous les lments de comparaison voquent la brutalit, la violence ou lillicite. Leregardestcompar underniercoupquel'ontireaumomentdeprendrela fuite 189, unclair 190etun coupdesonde 191.LecorpsdeCharlusapparat comme une forteresse ou un engin de guerre :[ses] yeux taient comme une lzarde, comme unemeurtrire que seule il n'avait pu boucher etparlaquelle,selonlepointoontaitplacparrapportlui,onsesentaitbrusquement crois du reflet de quelque engin intrieur qui semblait n'avoir rien de rassurant, mme pour celuiqui,sansentreabsolumentmatre,leportaitensoi,l'tatd'quilibreinstableet toujours sur le point d'clater192. Ceregardressembleceluides fousoudesespions 193,celuidun escroc d'htel 194, dun voleur 195, dun alin 196, d un policier en mission secrte 197, de quelqueincognito,[]quelquedguisementd'unhommepuissantendanger,ou seulementd'unindividudangereux,maistragique 198.Cestleregardquont certains animauxeffrays,ouceuxdecesmarchandsenpleinairqui,tandisqu'ilsdbitentleur boniment et exhibent leur marchandise illicite, scrutent, sans pourtant tourner la tte, les diffrentspointsdel'horizonparopourraitvenirlapolice 199.Unseullmentde

183 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 319 et p. 323. 184 Ibid., p. 319. 185 Ibid., p. 321. 186 Ibid., p. 327. 187 Ibid., p. 318. 188 Id. 189 Ibid., p. 319. 190 Ibid., p. 320. 191 Ibid., p. 321. 192 Ibid., p. 328. 193 Ibid., p. 319. 194 Id. 195 Id. 196 Id. 197 Ibid., p. 321. 198 Ibid., p. 328. 199 Ibid., p. 326. 37 comparaison fait contraste avec lesautres. Charlus a la mineeffarouche d'une femme pudibonde mais point innocente dissimulant des appas que, par un excs de scrupule, elle jugeindcents 200.Ilsagitdeladernire miseenrelation concernantCharlusdans ceroman,ellecontredittouteslesautresetrvlesubtilementcequisetrouvesousles dguisements. Charlus mispart,lamajoritdes misesenrelation sefontdansdeuxgrands domaines :lartetlanature.Lescomparaisonsaveclanaturesontdeplusieursordres : atmosphriques, gologiques, vgtales et zoologiques. Ainsi, le visage de la grand-mre estun grandvisagedcoupcommeunbeaunuageardentetcalme 201,lesyeux dAlbertine donnaientlimpressiondelamobilit,commeilarriveparcesjoursde grand vent o lair, quoique invisible, laisse percevoir la vitesse avec laquelle il passe sur lefonddelazur 202.Lecorpsestgalementcompardespierres.Saint-Loupest commeunfilonprcieuxdopaleazureetlumineuse,engaindansunematire grossire 203, tandis que la figure dAlbertine est comme d'une agate opaline travaille etpoliedeuxplacesseulemento,aumilieudelapierrebrune,luisaient,commeles ailes transparentes d'un papillon d'azur 204. Commeletitreduromanlannonce,lescomparaisonsvgtalessontnombreuses. Lesfleursformentunecatgoriedanalogieellesseules.Danslecasdesjeunesfilles, cestleurcorpsquivoquelesfleurs,tandisquechezOdette,cesontpluttses vtements,commesilsagissaitdunejeunessefacticedontelleserecouvrait. Odette apparatsurlesChamps-lyses tardive,alentieetluxuriantecommelaplus

200 Ibid., p. 331. 201 Ibid., p. 237. 202 Ibid., p. 419-420. 203 Ibid., p. 296. 204 Ibid., p. 506. 38 belle fleur et qui ne souvrirait qu midi 205. Or, cest son ombrelle qui forme un long pdoncule[]delammenuancequeleffeuillaisondesptalesdesarobe 206.Un personnagemasculin,lechasseurdelhteldeBalbec,estaussicomparuneplante. Mais, dans ce cas, Proust abandonne le rgne des fleurs pour passer celui des arbustes et desplantesdintrieur.Letonestrsolumentdiffrentdeceluiadoptpourparlerdes filles-fleurs.Le chasseurarborescent 207estunecaricature : devantleporcheo j'attendais,taitplantcommeunarbrisseaud'uneespcerareunjeunechasseurquine frappait pas moins les yeux par l'harmonie singulire de ses cheveux colors que par son piderme de plante 208. La comparaison se poursuit plus loin sur le mme ton : Seul le "chasseur",exposausoleildanslajourne,avaittrentrpournepassupporterla rigueur du soir, et emmaillot de lainages 209, il fait penser une plante de serre quon protgecontrelefroid 210.Cepersonnagenesecaractrisequeparsaressemblance vgtale. Lanalogie sert de moyen didentification. La description proustienne tmoigne dune vritable curiosit pour la biologie et le mondenaturel.Lescomparaisonsvgtalesutilisentparfoisunvocabulairescientifique, commedanslecasolesjeunesfillessontcomparesaux sporadesaujourd'hui individualisesetdsuniesduplemadrpore 211.Certainscritiquesqualifientle

205 Ibid., p. 204. 206 Id. 207 Ibid., p. 274. 208 Id. 209 Ibid., p. 291. 210 Ibid., p. 290-291. 211 Ibid., p. 389. 39 narrateurde botaniste 212,de zoologiste 213,commesisonregardsedoublaitde celui dun scientifique aguerri. Nouspouvonsencoreunefoissparerlesanalogiesanimalesentypessrieuxet caricatural.Ductdusrieux,nousretrouvonslesjeunesfillesquisontsouvent compares des oiseaux. La petite bande est un conciliabule d'oiseaux qui s'assemblent au moment de s'envoler 214, une bande de mouettes 215. Dans Le ct de Guermantes, lenarrateurvoqueloriginefabuleusedesGuermantes,issus delafcondation mythologiquedunenympheparundivinOiseau 216.Lacomparaisonavecloiseau participelatmosphrederve,dadmirationetdidalisationquientourentcertains personnages.Lediscourszoologiqueestnanmoinsplusprsentdanslesportraitscaricaturaux. SelonYalleAzagury,il estutilisnondemanirescientifiquepourexpliquer lhumain,maispluttdefaondrisoirepourdfairelhumainenrvlantses ridicules 217, et il a un but humoristique 218.Prenons lexemple dun servant du restaurant de Rivebelle :Jeremarquaiundecesservants,trsgrand,emplumdesuperbescheveuxnoirs,lafigure farded'unteintquirappelaitdavantagecertainesespcesd'oiseauxraresquel'espce humaine et qui, courant sans trve et, et-on dit, sans but, d'un bout l'autre de la salle, faisait penserquelqu'undeces aras quiremplissentlesgrandesvoliresdesjardins zoologiques de leur ardent coloris et de leur incomprhensible agitation219

212 Aude LeRoux-Kieken et Franois Vanucci, entre autres, insistent sur la connaissance que Proust avait du langagedelabotanique.(A.LeRoux-Kieken, Quandbotaniqueetstylistiqueserencontrent etF. Vannucci, Marcel Proust la recherche des sciences.) 213 itisasazoologist[]thatthenarratordescribes .(R.J.Hardin,DescriptiveTechniqueinMarcel Prousts la recherche du temps perdu, p. 137.) 214 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 358. 215 Ibid., p. 354. 216 Le ct de Guermantes, p. 426. 217 Y. Azagury, In the I of the Beholder, p. 175. 218 Ibid., p. 173. 219 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 375. 40 Lescomparaisonsnesontpastoujoursaussitoffes,maisellescaractrisentle personnageavecvigueur :laprincessedeLuxembourgestcompareunserpent220,le liftuncureuil221, unevieilledameserbe[a]lappendicebuccal[]dungrand poisson de mer 222 . Les comparaisons et mtaphores de la nature se compltent par celles prises dans le mondedelart.Presquetouslesartssontreprsents :peinture,sculpture,architecture, thtre. Lanalogie la peinture est la plus frquente et la plus manifeste dans la Recherche. Elleestdailleurslobjetdenombreusestudes223.Lapropensiondunarrateuretde Swanntrouverdesressemblancesentrelespersonnages rels etdespersonnages peints explique en partie le phnomne. Plusieurs personnages sont compars leur alter ego peint sur des toiles qui existent. Dans Du ct de chez Swann, lamour de Swann pour Odette nat dans la comparaison entre la jeune femme et la Zphora de Botticelli. Dans les

220 incurvantsataillemagnifiquequicommeunserpentautourd'unebaguettes'enlaaitl'ombrelle blanche imprime de bleu que Mme de Luxembourg tenait ferme la main . (Ibid., p. 268.) 221 agilit dun cureuil domestique, industrieux et captif . (Ibid., p. 233.) 222 Ibid., p. 250. 223 Les tudes portant sur Proust et la peinture sont trs nombreuses et elles abordent le sujet selon diverses perspectives.CertainesrpertorientlesuvresdartrellesquisontvoquesdanslaRecherche.(E. Karpeles,LemuseimaginairedeMarcelProust ;N.MeguerddjianTamraz,L'inscriptionduportrait-tableaudanslarecherchedutempsperdudeMarcelProust)Dautreseffectuentdesrapprochements aveccertainspeintresenparticulier :peintreshollandaisetflamands(T.Johnson, Tableauxdegenredu souvenir ),Vermeer(G.Bre, LglisedeCombray :PrsencedeVermeer );Plusieursonttentde retrouverlessourcesdupersonnagedElstirenMonet(NotammentJ.Monnin-Hornung,Proustetla peinture),Corot(Y.Kato, ElstiretCorot ),Turner,Whistler(E.Eells, Elstirlanglaise ),Odilon Redon(L.Fraisse, OdilonRedonetlesmtaphoresdElstir ).Certainstudientpluttlinfluence gnrale de limage et de la peinture dans le roman. Tasko Uenishi tudie le style impressionniste de Proust. (TaskoUenishi,LestyledeProustetlapeinture)MiekeBalproposeunelectureduromanfondesurla visualitetprendcommepointdappuicertainsjugementsdeProustsurlapeinturedeChardinetde Rembrandt.(M.Bal,Imageslittraires,ou,CommentlirevisuellementProust)OnrapprocheProustdu cubisme (L.Fraisse, Ilyaplusieursmaniresd'tred'avant-garde:Proustetlecubisme ),de limpressionnisme(F.Godeau, Peindrelphmre ),dusymbolisme.(P.-H.Frangne, Lapeinture selon Proust et Mallarm ) Philippe Boyer prend la Vue de Delft comme point de dpart pour une analyse de la potique proustienne. (P. Boyer, Le petit pan de mur jaune) 41 Jeunes filles, Swann aime encore voir en sa femme un Botticelli 224. Il est lui-mme dcrit par lentremise dune toile. On nous parle dans la fresque de Luini, [du] charmant roi mage, au nez busqu, aux cheveux blonds, et avec lequel on lui avait trouv autrefois, parat-il,unegranderessemblance 225.Franoise fai[t]penserquelqu'unedeces images d'Anne de Bretagne peintes dans des livres d'heures par un vieux matre 226.La comparaison dun personnage avec une toile cre deux impressions. Dabord, ce procdnousmontredemanireexplicitelepersonnageentantquereprsentation,en tant que cration. La construction saffiche comme telle. De plus, le personnage apparat commeuneimagebidimensionnelle,commeunportraitpeint.Proustnapasbesoinde nous dcrire les tres dans leurs moindres dtails, puisque des peintres ont dj fix sur la toilelesdiffrentstypesdevisagespossibles.SelonJean-YvesTadi, enfaisantdela filledecuisineunpersonnagedeGiotto,dOdetteunBotticelli,Proustlui-mme, sloignantdelaralitquotidienne,devientlerivaletlgaldecespeintres 227.Il mtamorphose ses personnages en images.Parfois,sanstrecomparsuneimageexistante,lespersonnagespeuventtre dcritsentermespicturaux,commelescheveuxdeRachelquisont noirsetfriss, irrgulierscommes'ilsavaienttindiquspardeshachuresdansunlavis,l'encrede Chine 228.Lecorpsdupersonnagesedessineetsepeint.Nousretrouvonslemme phnomneaveclasculpture.Parexemple,dansunportraitdeGilberte,lenarrateur dcrit le nez arrt avec une brusque et infaillible dcision par le sculpteur invisible qui

224 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 187. 225 Ibid., p. 143. 226 Ibid., p. 218. 227 J.-Y. Tadi, Proust et le roman, p. 99. 228 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 146-147. 42 travailledesonciseaupourplusieursgnrations 229.Celanousramnelidede matrialit que nous avons dj voque. Le corps est matire. Parfois il sagit de chair et datomes,mais,quandilesttransfigurenuvredart,ilsagitdepierresculpteret dencre.Cettematrialitsemanifestegalementparunvocabulairethtral.Les personnagesportentperruques,masques,maquillage.Parexemple, unelgrecouche depoudredonnaitunpeul'aspectd'unvisagedethtre 230auvisagedeCharlus.La prtenduemarquiseducabinetdetoiletteestune vieilledamejouespltreset perruque rousse 231. Comme pour la comparaisonavec lart,ce procd met en lumire la facticit du personnage. Les personnages sont des personnages dans le monde de la fiction, mais ils sont aussi des personnages dans leur propre univers : ils jouent des rles sociaux. Lutilisation du vocabulaire thtral tmoigne aussi de la propension du narrateur confondre ou transformer son rel en fiction. Comme ctait le cas pour la couleur, le maquillageetlesperruquesconfrentuncaractre fictionnel luniversmatrielqui est dcrit.

229 Ibid., p. 134. 230 Ibid., p. 328. 231 Ibid., p. 63. 43 B. Connatre le personnage Le visage ouvre laccs lautre 232

Lenarrateurcomparesouventlesvisagesdestextes.Illesregarde commeune criturequonlit 233ettentedecomprendrelestresquisoffrentsonregard.Le portraitsinscritdoncdansuneentreprisedeconnaissance234.Bienquiltmoignedela difficultcomprendrelautre(cestcequenoustudieronsdansladeuximepartiede cemmoire),ilcontientuncertainnombredinformationssurlepersonnage,soitquele narrateurapprenneconnatrelautreenleregardant,soitqueleromancierenprofite pourracontersonhistoire.Leportraitneconcernedoncpasuniquementlemoment dapparitiondupersonnagedansleroman;ilpeutexpliquercertainsdeses comportements ou raconter son pass.Certainsportraitsproustiensontunliendirectaveclidentificationdupersonnage. Plusieurs personnages secondaires ne se caractrisent que par un lment physique ou un accessoire.Cetlmentsertdemoyendidentificationetdindividualisation.Nousne savonsriendelajeunefilleblondedurestaurantdeRivebelle,sinonquelleporteun

232 Pierre-Louis Rey, lombre des jeunes filles en fleurs, tude critique, p. 67. 233 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 365. 234Cetteentreprisedeconnaissanceestdouble.Ilyadunepart,laqutepistmologiquedunarrateur. CommeleditMiekeBal, leplaisirsuprme,pournotreapprenti[lenarrateur],estdenature pistmologique : ce nest pas pour rien quil mne de front ses initiations diverses, dont lacquisition de la connaissance constitue un lment crucial . (Mieke Bal, Images littraires, p.155.)Et dautre part, il y a la connaissance du lecteur : le portrait est un instrument technique dont se sert lauteur pour donner voir ses personnages.44 chapeau fleurs et quelle a un air triste 235. Cette description conditionne notre vision dupersonnageetrsumetoutsontre.Quelquespagesplusloin,quandlenarrateur repenseelle,ilnepeutquelanommer jeuneblondelairtriste 236.Leportraitest donc le matriau qui construit ce personnage. Les traits du visage jouent un rle essentiel danslentreprisedidentificationdesjeunesfillesaumomentdelapparitiondelapetite bande. Il y a la brune aux grosses joues qui poussait une bicyclette 237, la grande qui avaitsautpar-dessuslevieuxbanquier 238, lapetite[][avec]sesjouesbouffieset roses,sesyeuxverts 239, celleauteintbruni,aunezdroit 240, uneautre,auvisage blanccommeunufdanslequelunpetitnezfaisaitunarcdecerclecommeunbecde poussin 241,une grande,couverteduneplerine 242.Tranquillement,nous apprendrons reconnatre Albertine (la premire) et Andre (la seconde), mais les autres nesontjamaisvraimentidentifiesparunnom(ondevinequeGisledoittrela quatrime).QuandlenarrateurserendlatelierdElstirpourlapremirefois,la simpledescriptionverbaleduphysiquedesjeunesfillespermetaupeintredeles identifier243. Cest donc que, dans une certaine mesure, le portrait fonctionne. Le physique peut tmoigner de lindividualit duntre. Cest du moins ce que le narrateuraffirme propos des jeunes filles : Quand je causais avec une de mes amies, je mapercevais que letableauoriginal,uniquedesonindividualit,mtaitingnieusementdessin,

235 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 382. 236Ibid.,p.387.Autresexemplessimilaires :lechasseur-arbre(Ibid.,p.274.),leserviteur-oiseau.(Ibid., p. 375.) 237 Ibid., p. 359. 238 Ibid., p. 358. 239 Id. 240 Id. 241 Id. 242 Id. 243 ElstirmeditquellesappelaitAlbertineSimonetetmenommaaussisesautresamiesquejelui dcrivis avec assez dexactitude pour quil net gure dhsitation . (Ibid., p. 498.) 45 tyranniquementimposaussibienparlesinflexionsdesavoixqueparcellesdeson visage 244.Pourtant,nousverronsdansladeuximepartiedecemmoirequele narrateurpeinereconnatreAlbertinechacunedesesapparitionsetquelephysique despersonnagesvariebeaucoupaucoursduroman.Dautrepart,danslecasdes personnagesplusimportants,leportraitsecombinedautresmoyensdapparition, comme le dialogue et la mise en action. Certaines images ne joueront donc quun rle tout faitaccessoiredanslacaractrisationdunpersonnage.LenezdeBloch,parexemple, narrive que longtemps aprs la premire apparition du personnage et ne sert qu insister sur sa judacit. Rvler les masques Lephysiquedupersonnagedonne-t-ilaccssonintriorit?Peut-ondduireune psychologie dune image? Selon Yalle Azagury, le portrait proustien (du moins en ce qui concernelespersonnagessecondaires,quellequalifiede statiques )estendirecte filiationaveclesCaractresdeLaBruyre.Cesportraitsauraientunefonction heuristiqueetdvoileraientlessencedupersonnage.Jean-YvesTadicontreditcette affirmationetnieformellementlaprsencede caractres proustiensdvoilant lentiret et lessence de ltre.245

244 Ibid., p. 469. 245 Jean-Yves Tadi concde que, cette incertitudentait pas naturelle Proust et qu [i]l y a dabord eu en lui un moraliste un naturaliste classique, La Bruyre ou Cuvier, la facilit duquel il a d rsister, quil a d vaincre pour se trouver lui-mme . (J.-Y. Tadi, Proust et le roman, p. 76.) Selon Luc Fraisse, Les Caractres de la Bruyre exercent sur lcrivain un attrait constant, au point quen pleine rdaction de laRecherche,ilprendencoreplaisirlesrelire .(L.Fraisse,Proustaumiroirdesacorrespondance, p. 19.)Or, ltatdfinitifduromanproustientmoignequelescaractresmmelespluspauvresen apparence ont des traits qui ne peuvent tre dduits les uns des autres : un caractre ne se dduit pas. Pour mieuxleprouver,lenarrateursinterrogeparfoissurlidentitmmedespersonnages .(J.-Y.Tadi, Proust et le roman, p. 77.) 46 YalleAzaguryprcisequecestparticulirementleregardquidonneaccs lessence du personnage: il apparat comme un condens du sens confr chacune des cratures de la Recherche 246. Il est vrai que le regard semble parfois un moyen efficace et concret daccder lintriorit des hros, comme sil sagissait dune ouverture toute matrielle vers lautre. Le regard de Charlus qui laisse deviner lhomosexualit quil veut cacher est dailleurs compar une lzarde 247 et une meurtrire que seule il n'avait puboucher 248.Quandlenarrateursedemande,dansAlbertinedisparue,quiest la vraie Gilberte, la vraie Albertine 249, il se dit que ctaient peut-tre celles qui staient aupremierinstantlivresdansleurregard 250.Pourtant,dautresendroitsdansle roman, la vrit du regard semble tout illusoire : les yeux o la chair devient miroir [] nous donne lillusion de nous laisser, plus quen les autres parties du corps, approcher de lme 251.Lilcreraitdoncuneffetderverbration,quilaisselobservateursurses propresimpressions.CestainsiquOdetteadanslesyeuxunemlancoliequinese trouvepasdanssoncur252,ouquelenarrateurvoitsa propreimagesereflter furtivement 253 dans le regard de la petite pcheuse dont il narrive pas toucher l tre intrieur 254. SelonLudmilaPlotnichenko, laideduportraitnousfaisonsconnaissanceavec sa psychologie, son caractre; le physique nous dcouvre la vie intrieure du personnage,

246 Y. Azagury, In the I of the Beholder, p. 181. 247 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 328. 248 Id. 249 Albertine disparue, p. 270. 250 Id. 251 lombre des jeunes filles en fleurs, p. 506. 252 cette mme mlancolie qui tait dans ses yeux et ntait pas dans son cur . (Ibid., p. 100.) 253 Ibid., p. 284. 254 Id. 47 sesmotionsetsessentiments 255.Peut-onfaireunepareilleinterprtation psychologiqueduportraitproustien ?deraresoccasions,ladescriptionphysique saccompagneduneexplicationpsychologiquegnrale.Certes,lamonochromiedes vtements de Charlus tmoigne dune interdiction quil simpose lui-mme256, mais nous netrouvonspasdeportraitsphysiquesaboutissantdirectementlexplicationdun caractre,commechezBalzacparexemple.EndcrivantlepreGrandet,Balzac explique au lecteur que cette figure annon[ce] une finesse dangereuse, une probit sans chaleur, lgosme dun homme habitu concentrer ses sentiments dans la jouissance de lavarice 257.Chez Proust, la physiognomonie fonctionne seulement dans certains cas: elle rvle la facticit des hommes. Le portrait dvoile les motions incontrlables et rprimes, les airs dimportance des arrivistes, des poseurs, des snobs, les masques sociaux que chacun simpose.Leportraitrvlecequelepersonnagevoudraitcontrlermaisnarrivepas cacher. Il ne sintresse donc pas lessence du personnage mais sarrte quelque chose deplussuperficiel :lalutteentrelimagequequelquunveutprojeteretlesmotions relles qui lhabitent. Le portrait permet donc de connatre le personnage dans son rapport au monde. un premier niveau, le portrait peut rvler une pense ou une motion cache du personnage.Lejourosonpreveutlempcherdallerauconcert,Gilberteplitdune colre quelle est incapable de dissimuler258. Les jeunes filles259 et Saint-Loup ont du mal

255 L. Plotnichenko, Le portrait littraire et les descriptions du physique chez les romantiques, p. 2. 256 lasobrit qu'ils laissaient paratre semblait de celles qui viennent de l'obissance un rgime, plutt que du manque de gourmandise . ( lombre des jeunes filles en fleurs, p. 320.) 257 H. de Balzac, Eugnie Grandet, p. 29. 258 Gilberte resta impassible mais ple dune colre quelle ne put cacher ( lombre des jeunes filles en fleurs, p. 115.) 48 nepasrougirdanscertainescirconstances.Ilsagitdesentimentsnaturelsqui envahissent le personnage malgr lui, de manire impromptue. Ainsi, la physionomie de Saint-Loup est toute change quand il prouve une joie intense : Quelquechosequ'ildsiraitparexempleetsurquoiiln'avaitpascompt,neft-cequ'un compliment,faisaitsedgagerenluiunplaisirsibrusque,sibrlant,sivolatil,siexpansif, qu'illuitaitimpossibledeleconteniretdelecacher;unegrimacedeplaisirs'emparait irrsistiblementdesonvisage;lapeautropfinedesesjoueslaissaittransparatreunevive rougeur, ses yeux refltaient la confusion et la joie260. un second niveau, le narrateur identifie sans problme les personnages qui prennent des posesaffectes,commencerparcellesdujeunehommequilat.Quand,en promenadeavec Elstir, il sapprte rencontrer les jeunes filles (mais ne les rencontrera pas)ilsefaitlaremarquelui-mme : jauraislasortederegardinterrogateurqui dclenonlasurprise,maisledsirdavoirlairsurpris-tantchacunestunmauvais acteurouleprochainunbonphysiognomoniste 261.QuandilvoitCharluspourla premire fois, il nest pas dupe de son jeu: le baron fit le geste de mcontentement par lequeloncroitfairevoirquonaassezdattendre,maisquonnefaitjamaisquandon attend rellement, puis [] il exhala le souffle bruyant des personnes qui ont non pas trop chaudmaisledsirdemontrerquellesonttropchaud 262.Lenarrateurdcleles acteurs, il sait identifier les moments o lintrieur dun tre ne correspond pas ce quil affichelextrieur.Leportraittmoignedelcartentrelesdeux,maisilnemnepas ncessairementverslintrieurlui-mme.Enreprenantnotremtaphorethtrale,nous pouvonsdirequelesvisagesproustienssontlelieudunelutteouduncartentreun masquecalculetuneexpressionnaturelle.Levisage-masqueapparatdenombreuses

259 la joie remplissait avec une violence si soudaine leur visage translucide en un instant devenu rouge que leur bouche navait pas la force de la retenir et pour la faire passer, clatait de rire (Ibid., p. 466.) 260 Ibid., p. 302. 261 Ibid., p. 418. 262 Ibid., p. 319. 49 reprises.Parexemple,Cottard,Norpoisetledirecteurgnraldelhtelsecaractrisent tousparleurmanquedenatureletlimmobilit quilsimposentleursvisages.Norpois porte lemasquedelindiffrence 263,ledirecteurdelhtel nefaisaitpasun mouvement, comme pour montrer que ses yeux tincelants qui semblaient lui sortir de la figure, voyaient tout, rglaient tout 264. Dans les cas de Cottard et de Norpois, le regard seul laisse paratre les penses des personnages. En ce sens, seul le regard permet daller au-del du masque. Mais dans les deux cas, il sagit de penses t