le pere lebret, le pape paul vi et l'encyclique vingt ans

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CARDINAL PAUL POUPARD LE PERE LEBRET, LE PAPE PAUL VI ET L'ENCYCLIQUE POPULORUM PROGRESSIO, VINGT ANS APRES JLes historiens connaîtront avec précision la méthode de travail de Paul V I lorsque s'ouvrira aux archives du Vatican le volumi- neux dossier de préparation de l'encyclique. Aujourd'hui, cepen- dant, il est intéressant de noter que Paul V I s'est constitué, dès 1963, un important dossier de travail, sous le titre suivant : Sur le développement économique, social, moral. Matériel d'étude pour une encyclique sur les principes moraux du développement humain. Le 9 octobre 1966, il définissait ainsi son encyclique : « Ce n'est pas un traité, ce n'est pas un cours, ce n'est pas un article éru-dit ; c'est une lettre et, comme telle, elle doit être ins- pirée d'amour chrétien pour les fins auxquelles elle tend. Elle doit en un certain sens être résolutive et énergique, pour orienter résolument aussi bien l'Eglise que l'opinion publique du monde vers les thèses développées, en leur offrant des formules à la fois humaines et scientifiques, qui définissent la pensée de l'Eglise en ce domaine et aident le monde à penser selon ces formules. » Telles sont les directives générales qui ont orienté le travail, de 1963 à 1967. Celui-ci a utilisé les rapports de personnalités religieuses et laïques du monde entier. Des projets successifs ont été élaborés. Il n'est pas d'usage d'en dire plus sur ce point. Toutefois, en raison de l'apport exceptionnel de pensée et d'ex- périence qui a été le sien, j'ai été autorisé à préciser que le père Lebret — mort le 11 juillet 1966 — a été l'un des experts

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CARDINAL PAUL POUPARD

L E PERE LEBRET, L E PAPE PAUL V I

ET L'ENCYCLIQUE POPULORUM PROGRESSIO,

VINGT ANS APRES

JLes historiens connaîtront avec précision la méthode de travail de Paul V I lorsque s'ouvrira aux archives du Vatican le volumi­neux dossier de préparation de l'encyclique. Aujourd'hui, cepen­dant, il est intéressant de noter que Paul V I s'est constitué, dès 1963, un important dossier de travail, sous le titre suivant : Sur le développement économique, social, moral. Matériel d'étude pour une encyclique sur les principes moraux du développement humain. Le 9 octobre 1966, il définissait ainsi son encyclique : « Ce n'est pas un traité, ce n'est pas un cours, ce n'est pas un article éru-dit ; c'est une lettre et, comme telle, elle doit être ins­pirée d'amour chrétien pour les fins auxquelles elle tend. Elle doit en un certain sens être résolutive et énergique, pour orienter résolument aussi bien l'Eglise que l'opinion publique du monde vers les thèses développées, en leur offrant des formules à la fois humaines et scientifiques, qui définissent la pensée de l'Eglise en ce domaine et aident le monde à penser selon ces formules. »

Telles sont les directives générales qui ont orienté le travail, de 1963 à 1967. Celui-ci a utilisé les rapports de personnalités religieuses et laïques du monde entier. Des projets successifs ont été élaborés. Il n'est pas d'usage d'en dire plus sur ce point. Toutefois, en raison de l'apport exceptionnel de pensée et d'ex­périence qui a été le sien, j'ai été autorisé à préciser que le père Lebret — mort le 11 juillet 1966 — a été l'un des experts

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consultés. Le Saint-Père, qui le connaissait et l'appréciait de longue date, écrivait, le 5 novembre 1966, en marge des der­nières lignes du journal du père, que je lui avais communiquées : « Très belles, très touchantes, très édifiantes. Il faut que son souvenir reste. Il faut que son œuvre continue. Il faut que son rêve de civilisation chrétienne s'accomplisse. »

Entre-temps, le français était devenu la langue de travail de l'encyclique, dont les 87 paragraphes, avec leurs titres, étaient approuvés, dans leur texte original français, le 20 février 1967, par ces mots du Saint-Père : « Sta tutto bene. »

Le contexte de l'époque

C'était, pour l'Eglise, ce fait nouveau, étonnant, massif, du concile œcuménique Vatican I I convoqué par le pape Jean X X I I I comme une nouvelle Pentecôte pour notre temps, et mené à terme par son successeur Paul V I , qui avait su avec bonheur et réalisme faire atterrir la Caravelle laissée par le vieux pilote en plein ciel.

Le monde, c'étaient les années soixante, les fameuses sixties chères aux Américains, le mythe de la croissance indéfinie, de la conquête achevée de la planète, de l'accession de tous les peuples à l'indépendance, de la conquête de l'espace.

C'était le temps de la première session de Vatican I I , de l'assassinat de Kennedy, des premiers voyages du pape hors de l'Italie, de la chute de Khrouchtchev, de la visite de Paul V I aux Nations unies et de tant d'événements, plus ou moins tra­giques.

Dix ans plus tard, le monde et l'Eglise avaient déjà beau­coup changé. L'enthousiasme conciliaire s'était refroidi, et le monde lui-même s'était prodigieusement transformé. Qui dira l'évolution de la mentalité et la dérive des mœurs, la crise de l'économie, les soubresauts des monnaies, le déplacement des pôles d'influence, la remise en cause des modèles d'éducation ?

Je notais alors : le tiers monde est en miettes, le déséqui­libre s'est accru dangereusement entre les pays riches et les pays pauvres. La course épuisante aux armements, dénoncée par Populorum progressio comme un scandale intolérable, atteint à leur tour les pays en voie de développement, qui y consacrent

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une part croissante de leur budget, ce qui augmente d'autant leur endettement et retarde en même temps leur croissance écono­mique. Dans son message aux Nations unies, le Saint-Siège pousse un cri d'alarme : « La course aux armements est à condamner sans réserves. Car elle est un danger, une injustice, une erreur, une faute, enfin une folie, constituant une véritable hystérie collec­tive (1). »

Bref, le monde est malade. Et nous retrouvons tragiquement amplifiés à distance les deux diagnostics fondamentaux de Popu-lorum progressio : la question sociale est aujourd'hui mondiale. Et le développement est le nouveau nom de la paix.

Le père Lebret

Pour le pape Paul V I , comme il le disait de certains Fran­çais, dont quelques-uns sont encore vivants, le père Lebret était un homme venu de l'avenir pour aider les contemporains à congé­dier les visions périmées du passé et à ne pas entrer dans l'avenir à reculons. Contrairement à tant d'autres, c'était un homme et un prêtre qui portait en lui l'angoisse et l'espérance d'un monde en gestation. A Paul V I , il apportait une information précise, des connaissances précieuses, une expérience personnelle irrempla­çable et une approche à la fois méthodique et raisonnée, jointe à un immense amour pour les hommes et spécialement les plus démunis, avec la conviction qu'il ne suffit pas de les secourir avec charité, mais qu'il faut travailler à changer les structures économiques et politiques pour établir un nouvel ordre interna­tional marqué au coin de la justice entre les hommes et entre les peuples.

Les archives de la secrétairerie d'Etat livreront un jour leur secret. Pour ma part, je me souviens de cette lointaine matinée de travail à la secrétairerie d'Etat : le père Lebret était venu au troisième étage du palais apostolique me raconter avec un fin sourire ce qui venait de se passer dans les minutes précédentes à l'étage inférieur, celui des audiences. A u seuil de sa biblio­thèque privée, le pape saluait une à une des personnes qui avaient le privilège de lui être présentées. Le père Lebret avait

(1) Document al ion catholique, 4 juillet 1976, pp. 604-610.

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demandé une audience privée, mais il avait été placé à une audience de baciamano. Quand Paul V I arriva devant lui, il lui dit : « Mais, père Lebret, qu'est-ce que vous faites là ? J'ai besoin de vous parler ! » Le père répondit, bien sûr, qu'il était là, parce c'était là qu'on l'avait conduit, bien malgré lui. Alors le pape lui demanda de venir me voir et lui donna l'accolade en lui disant en souriant : « Nous allons arranger cela ! »

C'est ainsi que je fis la connaissance du père Lebret et que je devins ensuite comme son intermédiaire entre le pape et lui, dans ces années du début de pontificat de Paul V I . Comme un certain nombre de Français de cette époque, le père Lebret avait pris l'habitude de venir au Vatican sous le pontificat du pape Pie X I I , pour y rencontrer le substitut de la secrétairerie d'Etat, Mgr Gian-Battista Montini, lui parler de son labeur apostolique, de ses questions, de ses initiatives, et, sans solliciter son appro­bation, obtenir ses encouragements. Ces audiences du substitut étaient alors légendaires. Mgr Montini prolongeait parfois jusqu'à quatre heures sa matinée de travail pour écouter, tout le temps nécessaire, ce que les messagers venus de l'avenir lui découvraient du monde présent et de l'Eglise, et ce que celle-ci devrait faire pour répondre à tant d'attentes et tant d'appels. Economie et humanisme, civilisation et développement étaient les maîtres mots de ces conversations. E n l'écoutant, Mgr Montini pouvait décou­vrir comme de l'intérieur les besoins et les possibilités du Liban, du Sénégal et du Brésil, pour m'en tenir à trois nations significa­tives aux prises avec les problèmes du développement.

Devenu pape, Paul V I souhaitait tout naturellement repren­dre ces échanges et bénéficier de cet éclairage irremplaçable que leur donnait le père Lebret, à la fois homme d'étude et homme d'action, homme de terrain et de réflexion, homme planétaire surtout, capable de comparer et de suggérer, à l'échelle des conti­nents et aux dimensions du monde. Pour Lebret, c'était l'évidence. Nous sommes, que nous le voulions ou non, les membres d'un monde solidaire. Les autres ne peuvent se sauver sans nous, et nous périrons tous ensemble, nous avec eux, si nous ne savons sortir de notre myopie égoïste et trouver les moyens de mettre en œuvre une stratégie de changement global. Lebret parlait, en effet, le langage de François Perroux : la montée des hommes dans la communauté des peuples, tout l'homme et tous les hommes.

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C'est ainsi que le père Lebret est venu, dans les trois der­nières années de sa vie, qui étaient les trois premières années du pontificat de Paul V I , nourrir l'information et la réflexion du pape, préoccupé par la situation du monde, et désireux, en ce tournant décisif de l'Histoire, de s'inscrire dans la tradition de ses prédécesseurs très attentifs, selon l'expression de Populorum progressio, à projeter sur les questions sociales de leur temps la lumière de l'Evangile.

Préoccupation partagée

La préoccupation de Paul V I rencontrait celle du père Lebret. La réflexion du père Lebret, sa conscience planétaire jointe à son amour de l'Eglise donnaient au pape à la fois une base expérimentale, un cadre d'analyse, ou, si l'on préfère, une grille de lecture et un plan d'action.

L'idée de Paul V I — et ce sera plus tard celle de Jean-Paul I I —, c'est que le concile avait été une prise de conscience et un sillon tracé pour la traduire en actes. C'est, articulé sur le grand enseignement dogmatique de la Constitution Lumen gen-tium, tout le projet pastoral de la Constitution Gaudium et spes, sur l'Eglise dans le monde de ce temps. C'est le premier para­graphe de l'encyclique : « Le développement des peuples, tout particulièrement de ceux qui s'efforcent d'échapper à la faim, à la misère, aux maladies endémiques, à l'ignorance ; qui cherchent une participation plus large aux fruits de la civilisation, une mise en valeur plus active de leurs qualités humaines ; qui s'orien­tent avec décision vers leur plein épanouissement, est considéré avec attention par l'Eglise. Au lendemain du deuxième concile œcuménique du Vatican, une prise de conscience renouvelée des exigences du message évangélique lui fait un devoir de se mettre au service des hommes pour les aider à saisir toutes les dimen­sions de ce grave problème, et pour les convaincre de l'urgence d'une action solidaire en ce tournant décisif de l'histoire de l'humanité. [...] Aujourd'hui, le fait majeur dont chacun doit prendre conscience est que la question sociale est devenue mon­diale. [...] Les peuples de la faim interpellent maintenant de façon dramatique les peuples de l'opulence. L'Eglise tressaille

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devant ce cri d'angoisse et appelle chacun à répondre avec amour à l'appel de son frère... »

L'apport de « Populorum progressio »

Quel est donc l'apport de l'encyclique à la doctrine sociale de l'Eglise ?

Sans reprendre l'ensemble du texte, j'en rappelle l'articula­tion. A partir de l'affirmation liminaire : « La question sociale est aujourd'hui mondiale », deux parties conduisent à la conclu­sion : « Le développement est le nouveau nom de la paix. »

La première partie s'intitule : « Pour un développement inté­gral de l'homme » et la seconde : « Vers le développement soli­daire de l'humanité. »

L'appel final s'adresse successivement aux catholiques, aux chrétiens, aux croyants, aux hommes de bonne volonté, aux hommes d'Etat, aux sages pour les appeler tous à cette œuvre de paix.

L'apport du père Lebret

Une référence explicite est donnée au père Lebret, en ouverture du passage intitulé : « Vision chrétienne du développe­ment. » C'est le paragraphe 14 de Populorum progressio, que je me permets de rappeler : « Le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c'est-à-dire promouvoir tout homme et tout l'homme. Comme l'a fort justement souligné un éminent expert : "Nous n'acceptons pas de séparer l'économique de l'humain, le développement des civilisations où il s'inscrit. Ce qui compte pour nous, c'est l'homme, chaque homme, chaque groupement d'hom­mes jusqu'à l'humanité tout entière." (2) »

(2) L.-J. Lebret, O.P., Dynamique concrète du développement, Paris, « Economie et Humanisme », les Editions ouvrières, 1961. p. 28.

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A l'échelle du monde

C'est bien là l'apport original de l'encyclique à la doctrine sociale de l 'Eglise : pour la première fois, Paul V I élargit l'ensei­gnement social de l'Eglise à l'échelle du monde. I l propose comme un devoir grave et urgent l'établissement d'une justice sociale internationale. Toute l'encyclique découle de cette prise de posi­tion fondamentale, dans un enracinement doctrinal traditionnel exprimé de manière neuve et saisissante : tous les hommes sont frères, parce que tous fils du Dieu vivant, Père de tous les hom­mes. Comme Léon X I I I , en 1 8 9 1 , avait pris en main la cause des faibles et des pauvres de la condition ouvrière devant les injustices du capitalisme libéral, Paul V I , en 1967, plaide pour les nations faibles et pauvres. I l demande un effort concerté où chacun ait sa place, ses droits et ses devoirs, sa pleine respon­sabilité, pour établir une justice sociale internationale, avec une autorité mondiale efficace qui constitue un ordre juridique univer­sellement reconnu.

Populorum progressio rappelle l'enseignement traditionnel de l 'Eglise sur la destination universelle des biens, qui trouve son fondement dans la première page de la Bible. E t l'encyclique étend aux communautés politiques le principe traditionnel de la destination sociale des biens, rappelé notamment par saint Thomas et saint Ambroise. C'est un message d'amour, de solidarité et de paix. Devant l'égoïsme des hommes et l'avarice des nations, Paul V I en appelle à la conscience du monde, pour bâtir une humanité fraternelle, par un développement à la fois intégral et solidaire, l'économie au service de l 'homme, le pain quotidien distribué à tous, comme source de fraternité et signe de la Pro­vidence.

Indéniablement, et c'était son but, Paul V I a provoqué une prise de conscience. Alors que je lui rendais compte, quelque temps plus tard, des adhésions reçues, des réactions suscitées par Populorum progressio et des questions qu'elle posait, je l'entends encore me répondre : « Mais c'est exactement ce que j'ai voulu faire, apporter la lumière que l'on attend de l'Eglise et pousser plus loin, car il faut que cluicun, chaque personne, chaque groupe social, chaque peuple se remette en question. C'est cela vivre l'Evangile. »

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Certes, il y a loin de la coupe aux lèvres, de Pâques 1967 où dom Helder Camara télégraphiait avec enthousiasme à Paul V I : « Merci, Saint Père, au nom du tiers monde », à cette fin de 1986, grisâtre et désenchantée, qui confirme, hélas ! le diagnostic tragique de Populorum progressio : le monde est malade. Son mal réside moins dans la stérilisation des ressources ou leur accaparement par quelques-uns, que dans le manque de fraternité entre les hommes et les peuples. Sans nul doute un certain nombre de pays sont maintenant sensibilisés, beaucoup plus qu'il y a vingt ans, à la nécessité de lutter contre la faim, d'arriver à une plus grande équité dans les relations commer­ciales internationales, et de construire une civilisation de soli­darité mondiale, par un dialogue centré sur l 'homme, et non sur les denrées ou les techniques, selon l'expression de Populorum progressio : « Entre les civilisations comme entre les personnes, un dialogue est en effet créateur de fraternité. [...] Passée l'assis­tance, les relations ainsi établies dureront. Qui ne voit de quel poids elles seront pour la paix du monde ? »

Le tiers monde

M a i s les trois quarts de l'humanité, qui constituent ce qui s'appelait voilà vingt ans le tiers monde, sont aujourd'hui divisés en trois groupes terriblement inégaux : les nations opulentes, à peine un pour cent, et les deux autres groupes à peu près à égalité numérique, les nations émergentes d'une part, et les nations prolétaires de l'autre, quasi sans espoir, avec des matiè­res premières rares, une industrie faible et une technologie inexis­tante. Les pauvres sont encore devenus plus pauvres, et leur endet­tement croissant a atteint un montant fabuleux, qui commence à faire trembler sur ses bases l'actuel édifice mondial des monnaies, devenu dangereusement flottant au gré d'un déséquilibre accru et de spéculations incontrôlées.

Par ailleurs, l'appel de Paul V I à constituer un grand Fonds mondial, alimenté par une partie des dépenses militaires, comme un symbole et un instrument de collaboration mondiale, est demeuré lettre morte.

Bien plus, les dépenses d'armement ont atteint des dimen­sions gigantesques, qui mettent en péril la survie même de l'hu-

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manité. « Toute course épuisante devient un scandale intolérable. Nous nous devons de le dénoncer. Veuillent les responsables nous entendre avant qu'il soit trop tard. » Jean-Paul I I , comme cha­cun sait, ne manque aucune occasion de reprendre cet appel angoissé.

Nouvelles relations internationales

E n revanche, Populorum progressio a été entendu sur un point, celui de nouvelles relations internationales entre pays riches et pays pauvres, fondées sur l'équité entre des partenaires inégaux. « La justice sociale exige que le commerce international, pour être humain et moral, rétablisse entre partenaires au moins une certaine égalité de chances. [...] Qui ne voit qu'un tel effort commun vers plus de justice dans les relations commerciales entre les peuples apporterait aux pays en voie de développement une aide positive, dont les effets ne seraient pas seulement immédiats. mais durables? »

C'est la remarquable Convention de Lomé, du 28 février 1975, entre les neuf pays de la Communauté économique euro­péenne et les six Etats d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (A.C.P.) , avec stabilisation garantie des recettes, quasi-indexa­tion de certains prix de produits de base, aide financière, prêt à très faible intérêt et accord de coopération industrielle, sorte de salaire minimum garanti à l'échelle des peuples avec garantie d'approvisionnement contre garantie de recettes.

Nationalisme et racisme

L'appel à surmonter le nationalisme et le racisme est demeuré presque lettre morte, comme le devoir d'accueil aux tra­vailleurs immigrés et aux étudiants, qui connaissent, au contraire, avec la plaie du chômage et le drame du terrorisme, des condi­tions de plus en plus difficiles dans nombre de pays développés. C'est l'appel aux jeunes qui a reçu, lui, un accueil enthousiaste, par le volontariat accru et la participation soutenue aux multiples organismes qui œuvrent en ce domaine. Par ailleurs, l'appel à la

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prière a montré, dans l'initiative de Jean-Paul I I et la réponse qu'elle a trouvée à Assise, un prolongement alors insoupçonné.

Enfin, la constitution d'un ordre juridique universellement reconnu demeure une préoccupation qui chemine dans la cons­cience des chrétiens et des hommes de bonne volonté. Innom­brables sont les messages de Paul V I , puis de Jean-Paul I I , à l 'O.I.T. à Genève, à la F . A . O . à Rome, à l 'O .N .U . à New York, en ce sens. Je rappelle aussi la prise de conscience du synode des évêques de 1971, et les déclarations de nombre d'épiscopats, comme aussi les messages œcuméniques, depuis celui de 1970, adressés à toutes les communautés chrétiennes de France par le Conseil permanent de l'épiscopat catholique, le Comité des évêques orthodoxes et le Conseil de la fédération protestante à l'occasion de la deuxième décennie du développement.

Un des plus grands textes de l'histoire humaine

En recevant l'exemplaire de l'encyclique Populorum pro-gressio signé à son intention par le pape Paul V I , René Maheu, alors directeur général de l'Unesco, déclarait : « La conversion de chacun à l'œuvre de salut de tous, qu'est le développement, c'est la plus grande mutation spirituelle qui s'impose à l'huma­nité contemporaine. Le développement est un état d'esprit. C'est surtout une affaire de conscience. Il était bien nécessaire de le rappeler. »

C'était du reste la conviction de Paul V I , qui me le redisait quelques semaines avant sa mort.

Partie intégrante du patrimoine de l'Eglise et de l'humanité

Certes, murmurent les esprits chagrins, le propre des évi­dences, c'est de n'être pas partagées. Pour ma part, à vingt ans de distance, ma conviction sur le destin de Populorum progressio rejoint celle que j'exprimais naguère au colloque de l'Institut inter­national Paul V I à propos de l'encyclique Ecclesiam suam sur le dialogue. Les intuitions majeures de Paul V I sont devenues désor­mais partie intégrante du bien commun de l'Eglise et du patri-

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moine commun de l'humanité. Les personnes et les organismes d'Eglise ou internationaux n'ont plus besoin d'expliciter une référence à l'encyclique Populorum progressio quand ils s'ap­puient sur ses convictions, à présent unanimement partagées : la question sociale est devenue mondiale ; le développement est le nouveau nom de la paix.

Le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral et soli­daire, c'est-à-dire promouvoir tout l'homme et tous les hommes.

C'est l'homme qui est au centre des préoccupations de tous, comme ne cesse de le rappeler avec l'autorité exceptionnelle qui s'attache à son magistère le successeur de Paul V I , Jean-Paul I I , en étroite continuité avec son prédécesseur. Ainsi qu'il l'écrivait à la session spéciale des Nations unies sur le développement : « L'encyclique Populorum progressio est un document qui reste une des plus durables et valides contributions à l'œuvre du déve­loppement. » C'est la conviction de l'Eglise : il n'y a, en défini­tive, d'économie que par l'homme et pour l'homme, et aucun homme, ni aucun peuple, ne peut en être délibérément exclu.

Le pape de « Populorum progressio »

A vingt ans de distance, j'entends encore Paul V I me confier, au lendemain de l'encyclique Populorum progressio : « Le monde change vite. L'Eglise aussi. Il ne faut pas être en retard, comme quelquefois cela a eu lieu. Cela a tant changé depuis Léon XIII, et cela change encore. Les classes, ce n'est plus cela aujourd'hui. C'est dépassé. Maintenant, ce sont les peuples, tous les peuples entre eux. Il faut parler pour le monde entier. La vie nous presse. »

Une passion l'habitait, qu'il retrouvait chez le père Lebret, la passion de l'apôtre Paul pour le Christ et pour le monde. Le Christ au monde et le monde à Dieu. Un monde fraternel, un peuple de frères, un monde de justice, de fraternité et de paix. « C'est une grande grâce de porter l'inquiétude du monde », disait le père Lebret. C'était la grâce, la hantise de Paul V I , qui a voulu publier son encyclique pour la partager.

Son message est évangélique.

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Paul VI novateur

Comme l'écrivait le père Bosc : « Personne n'est choqué lorsque Populorum progressio, citant une parole de l'Evangile selon saint Matthieu 16-26, dit : "L'enseignement du Christ vaut aussi pour les peuples. Que servirait à l'homme de gagner l'uni­vers s'il vient à perdre son âme ?" [...] Par ce recours incessant à l'Ecriture, Paul VI est novateur. »

Novateur, il le fut aussi, le 10 juin 1969, dans sa visite historique — la première d'un pape — à l 'O.I .T. à Genève. I l y demanda, dans le sillage de Populorum progressio, la création d'un droit international de justice et d'équité au service d'un ordre universel vraiment humain, le droit solidaire des peuples à leur développement intégral.

Et comme il avait déclaré devant l ' O . N . U . : « Les uns avec les autres, les uns pour les autres, jamais plus les uns contre les autres », il ajoutait devant l 'O.I .T. : « Jamais plus le travail au-dessus du travailleur, jamais plus le travail contre le travail­leur, mais toujours le travail au service de l'homme, de tout homme et de tout l'homme. »

Source d'espérance

C'était bien l'inspiration du père Lebret, où l'engagement pour le développement global, intégral et harmonisé, et le mani­feste pour une civilisation solidaire s'accompagnaient de médita­tion et de prière, dont il nous a laissé la trace, en particulier dans ses Dimensions de la charité :

« J'ai aimé tant de malheureux que je ne puis me souvenir de tous. [...]

J'ai aimé les riches que leur avoir rendait esclaves. [...] Tous des hommes qu'un seul témoignage d'amour authen­

tique peut sauver. » Le père Lebret rencontrait ainsi en profondeur le pape

Paul V I et son appel, si souvent repris aujourd'hui par son suc­cesseur Jean-Paul I I , à œuvrer inlassablement pour une civilisa­tion de l'amour : « Nous aimerons ceux qui nous sont proches et nous aimerons ceux qui sont éloignés de nous. Nous aimerons

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notre temps, notre monde, notre civilisation, notre technique, notre art, notre sport, notre monde. Nous aimerons en nous effor­çant de comprendre, de compatir, d'estimer, de servir, de souffrir. Nous aimerons avec le cœur du Christ. Nous aimerons avec la plénitude de Dieu (3). »

A u moment de terminer cet essai, il me revient ce que Paul V I m'écrivait à propos du père Lebret et de leurs relations de travail : « Le mystère d'un prêtre qui vit de son ministère est source d'espérance. »

PAUL C A R D I N A L POUPARD

(3) Allocution de Mgr Montini au I I ' Congrès mondial pour l'apostolat des laïcs, les Laïcs dans la crise du monde moderne, Rome, octobre 1957, dans Documentation catholique, t. L I V , col. 1619-1636.