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Le paradigme coopératif : une matrice
philosophique dévoilant l’Homo cooperatus
pour une oikonomia renouvelée
Thèse
André Martin
Doctorat en philosophie de l’Université Laval
offert en extension à l’Université de Sherbrooke
Philosophiae Doctor (Ph.D.)
Faculté des lettres et sciences humaines
Université de Sherbrooke
Sherbrooke, Canada
Faculté de philosophie
Université Laval
Québec, Canada
© André Martin, 2016
iii
RÉSUMÉ
La présente thèse porte sur des postulats philosophiques qui fondent l’activité coopérative.
La coopérative est une association de personnes réunies sur une base volontaire afin de
satisfaire des aspirations et des besoins d’ordre économique, social et culturel par le biais
d’une entreprise collective où le pouvoir est exercé démocratiquement. Une représentation
particulière de l’être l’humain, un cadre normatif spécifique et des finalités existentielles
singulières se dégagent de cette définition. Ainsi, de la coopérative émerge une autre vision
du monde. Par conséquent, elle contraste avec le paradigme dominant actuel de type
économiste, qui base toute sa praxis sur la logique interne de l’homo œconomicus et des
valeurs qui transcendent cette posture héritée du libéralisme classique et confirmée par le
nouveau libéralisme du 20e siècle. Hautement influencé par cette représentation du monde,
l’Occident est toujours aux prises avec les conséquences sociales, économiques, politiques,
culturelles que provoque un système dont la chrématistique institutionnalisée tente de
subordonner le politique et le du social à l’économique, conduisant ainsi au réductionnisme
anthropologique et éthique. Devant l’impasse qu’il suscite, bon nombre d’auteurs en
questionnent actuellement la pertinence et la justesse. Cela conduit aussi à l’évaluation d’un
changement de paradigme pour notre temps et à l’analyse d’alternatives. Une question se
pose : le coopératisme, malgré la méconnaissance de son objet, voire sa marginalité, peut-il
être considéré comme un paradigme ayant des attributs suffisamment développés pour se
présenter comme une perspective convenable pouvant répondre aux attentes d’aujourd’hui?
Cette recherche tente d’analyser cette possibilité en resituant la coopérative dans un
contexte paradigmatique et en revisitant les caractéristiques philosophiques et éthiques de
l’homo cooperatus, c’est-à-dire cette personne comme être singulier, dynamique et
multidimensionnel incorporé dans une communauté humaine concrète. Inspiré de l’idéal
démocratique républicain et influencé par le libéralisme et le socialisme, le coopératisme
propose un ensemble de valeurs qui s’imbriquent les unes dans les autres comme un tout
ouvrant des perspectives différentes de développement d’humanité. L’analyse exposée dans
cette thèse présente le coopératisme comme une alternative contemporaine qui tente de
redonner à l’économie, comme oikonomia, toutes ses lettres de noblesse en intégrant
continuellement cette dimension dans les autres sphères humaines qui se voient, par le fait
même, rééquilibrées. Cette multidimensionnalité coopérative repositionne la personne au
cœur d’un projet personnel et social d’envergure. Le coopératisme se dévoile ainsi comme
la possibilité d’une démocratisation de l’économie. Il possède en son sein les
caractéristiques philosophiques et éducatives nécessaires capables de susciter une
transformation de la pensée et des institutions. Ainsi, le coopératisme ne se présente pas
seulement comme une entreprise au sens classique du terme, mais aussi comme une école
d’apprentissage démocratique et comme un paradigme à part entière capable de confronter
l’actuel aux prises avec des anomalies qu’il tarde à résoudre. Le cadre normatif proposé par
le coopératisme et la matrice anthropologique qu’il renferme nous portent à penser qu’il
peut définitivement vaincre sa marginalité et s’inscrire comme un ouvrage de
reconstruction du bien commun et d’un vivre ensemble authentique. En bref, le
coopératisme est aussi une œuvre civilisationnelle pour notre temps.
v
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ .............................................................................................................................. iii
LISTE DES ABRÉVIATIONS, DES SIGLES ET DES ACRONYMES ...................... vii
REMERCIEMENTS ........................................................................................................... xi
INTRODUCTION ................................................................................................................ 1
CHAPITRE 1 - LA PROBLÉMATIQUE ........................................................................ 11
1.1 SITUATION SOCIOÉCONOMIQUE ACTUELLE : UNE IMPASSE À
RÉSOUDRE ...................................................................................................... 14
1.1.1 Mise en contexte : l’économisme ............................................................. 17
Oikonomia ................................................................................................ 18
Chrématistique ......................................................................................... 21
1.1.2 Fondements du modèle socioéconomique actuel : vers l’homo
œconomicus .............................................................................................. 23
Une dimension de propriété ..................................................................... 24
John Locke : liberté et propriété .............................................................. 26
Adam Smith : la division du travail et l’importance du marché .............. 38
Friedrich Hayek : l’ordre spontané et l’individualisme ........................... 46
Conséquences humaines ........................................................................... 54
Remise en question ................................................................................... 67
1.2 ÉPOQUE À LA RECHERCHE DE CHANGEMENTS ................................... 71
1.3 COOPÉRATISME : UNE ALTERNATIVE RAISONNABLE ........................ 79
1.3.1 Trois tendances coopératives .................................................................... 80
Léon Walras et l’école néoclassique ........................................................ 81
Le socialisme et Jean Jaurès .................................................................... 89
Charles Gide et la République coopérative ............................................ 109
Quelques précisions sur les coopératives ............................................... 113
1.3.2 Méconnaissance du modèle coopératif ................................................... 121
1.3.3 Difficultés de la gestion coopérative ...................................................... 124
1.3.4 La coopérative : une autre vision du monde ........................................... 129
1.4 MISE EN PERSPECTIVE DE LA QUESTION DE RECHERCHE .............. 131
CHAPITRE 2 - LES RÉFÉRENTS CONCEPTUELS ................................................. 137
2.1 NOTION DE PARADIGME ........................................................................... 139
2.1.1 Science normale ...................................................................................... 149
2.1.2 Étape de transition vers la révolution scientifique ................................. 153
2.2 PARADIGME ET SOCIÉTÉ .......................................................................... 159
2.2.1 Système social ........................................................................................ 159
2.2.2 Vision du monde délimitée ..................................................................... 162
2.3 PARADIGME ET ÉDUCATION .................................................................... 167
2.3.1 Educare comme formation ..................................................................... 171
2.3.2 Educere comme éducation ..................................................................... 173
2.3.3 Complémentarité des concepts et de la réalité éducative ....................... 175
vi
2.3.4 Changement de paradigme et éducation ................................................ 182
2.4 NOUVEAUTÉ PARADIGMATIQUE ............................................................ 187
2.4.1 Influence cartésienne ............................................................................. 188
2.4.2 De la complexité .................................................................................... 193
2.5 NOTRE GRILLE DE LECTURE .................................................................... 197
CHAPITRE 3 - LES PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES DU PARADIGME
COOPÉRATIF .................................................................................................................. 201
3.1 QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES ........................................................ 202
3.1.1 Jean Jacques Rousseau et la notion de république ................................. 206
3.1.2 Question de propriété collective ............................................................ 220
3.1.3 Quelques penseurs-praticiens coopératifs .............................................. 223
Robert Owen (1771-1858) ...................................................................... 225
Louis Blanc (1812-1882) ........................................................................ 227
William King (1786-1865) ...................................................................... 228
Philippe Buchez (1796-1865) ................................................................. 229
Les Pionniers équitables de Rochdale (1844) ........................................ 232
3.2 HOMO COOPERATUS : VERS UNE ANTHROPOLOGIE
COOPÉRATIVE .............................................................................................. 244
3.2.1 Personne ou individu.............................................................................. 246
3.2.2 Collaborateur ou coopérateur ................................................................. 253
3.2.3 Homo cooperatus, homo ethicus ............................................................ 259
3.2.4 Éducateur ou formateur .......................................................................... 267
3.3 VALEURS COOPÉRATIVES ......................................................................... 273
3.3.1 Idéal démocratique : liberté et égalité .................................................... 273
3.3.2 Solidarité, équité et responsabilité ......................................................... 279
3.4 FINALITÉS COOPÉRATIVES ....................................................................... 286
CHAPITRE 4 - UNE DISCUSSION PHILOSOPHIQUE ............................................. 297
4.1 APPORT DE KARL POLANYI ...................................................................... 299
4.1.1 Une lecture de Polanyi aujourd’hui ....................................................... 301
4.1.2 Économie encastrée dans le social ......................................................... 308
4.1.3 Notion de mouvement ............................................................................ 315
4.1.4 Continuité de l’avènement du nouveau libéralisme ............................... 318
4.2 COOPÉRATISME : UN PARADIGME D’AVENIR ..................................... 321
4.2.1 Chrématistique à réquisitionner ............................................................. 323
4.2.2 Nouvelle oikonomia à caractère coopératif ............................................ 326
4.2.3 Oikonomia et démocratie ....................................................................... 328
4.2.4 Projet éducatif à réaliser encore ............................................................. 330
4.3 PARTICIPATION COOPÉRATIVE À UNE ŒUVRE
CIVILISATIONNELLE ................................................................................... 338
4.3.1 Une méthode à considérer ...................................................................... 339
4.3.2 Une synthèse à envisager ....................................................................... 347
CONCLUSION .................................................................................................................. 355
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................ 367
vii
LISTE DES ABRÉVIATIONS,
DES SIGLES ET DES ACRONYMES
ACE Association of Cooperative Educators
ACI Alliance coopérative internationale
BIT Bureau international du Travail
BM Banque mondiale
CQCM Conseil québécois de la coopération et de la mutualité
FMI Fonds monétaire international
IRECUS Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de
l’Université de Sherbrooke
LADYSS Laboratoire Dynamiques sociales et Recomposition des Espaces
OCDE Organisation de coopération et de développement économique
OMC Organisation mondiale du commerce
ONU Organisation des Nations Unies
PIB Produit intérieur brut
SCOP Société coopérative et participative
SOCODEVI Société de coopération pour le développement international
UQAM Université du Québec à Montréal
ix
À deux sages qui ont croisé ma route et qui ont eu
l’honnêteté de proposer des directions :
Ernest St-Jacques, mon grand-père maternel, le
premier grand coopérateur qui, par sa vie, m’a
affectueusement fait découvrir l’importance et la
complémentarité du travail manuel et du travail
philosophique. Avec sa truelle et sa grande
humanité, il m’a appris les rudiments nécessaires
à la construction d’un monde qu’on souhaite
meilleur. Je lui serai éternellement reconnaissant.
Charles Granche (p.s.s), un ami de la famille dont
les mots et la sensibilité étaient capables
d’atteindre des profondeurs de l’être rarement
côtoyées. Avec sa candeur et son sens à la vie, il
m’a enseigné que l’unique richesse ne se crée pas
puisqu’elle se trouve profondément dans le cœur
de chaque personne et de l’humanité.
xi
REMERCIEMENTS
J’ai débuté ce travail doctoral avec celle qui m’accompagne dans tout. C’est un
privilège de vivre avec une personne si riche, au cœur si grand. Nous nous étions entendus,
Hélène et moi, que cette aventure universitaire en serait une aussi familiale. Il ne pouvait en
être autrement. Cette thèse en philosophie fut rendue possible grâce à sa patience et son
amour. Sans elle, point de salut doctoral! Mes premiers remerciements et toute ma
reconnaissance lui sont d’emblée dédiés. Puisque la famille est la partie la plus importante
de ma vie, je salue avec une étreinte affectueuse et amoureuse mes enfants David, Charles,
Halida et Carolanne. Sans trop vous en rendre compte, vous m’avez accompagné
quotidiennement dans cette aventure. À cette petite famille qui est le cœur de ma vie est
venu s’ajouter, entre temps, notre premier petit-fils Malick, adorable petit garçon qui
meuble désormais notre quotidien.
Des personnes très importantes ont aussi marqué le parcours de cette recherche :
Madame France Jutras, professeure de l’Université de Sherbrooke, eut l’audace
d’accepter de diriger cette thèse. Ses judicieux conseils, sa méthodologie, sa
connaissance et sa science, sa rigueur, sa patience, son respect, son écoute, son
encouragement et ses directives précises ont grandement aidé à rendre possible ce
travail. Je rappelle ici une petite anecdote sympathique. Au début du processus, madame
Jutras m’avait remis un dessin plein de vérité sur lequel apparaissaient Tintin et Milou
marchant péniblement dans le désert. Tintin, déterminé malgré tout, se disait :
« Courage Milou! Un doctorat, ça se mérite! ».
Messieurs Thomas De Koninck, professeur de l’Université Laval, et André Lacroix,
professeur de l’Université de Sherbrooke, ont accepté d’être initialement les membres du
comité de thèse. Leur érudition respective m’a permis de préciser et de peaufiner des
idées et des sujets porteurs de sens. Mes remerciements vont également à madame
Allison Marchildon et monsieur Jean-Herman Guay de l’Université de Sherbrooke ainsi
qu’à monsieur André Leclerc de l’Université de Moncton qui ont eu la tâche d’évaluer
cette thèse. Leurs commentaires démontrent leur grande connaissance et leur
authenticité.
Je salue de façon toute particulière les personnes avec qui j’ai le privilège de travailler à
l’Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de
xii
l’Université de Sherbrooke (IRECUS). Votre soutien fut pour moi un appui fort
important dans cette démarche. Je remercie Michel Lafleur, Claude-André Guillotte,
Carole Hébert, Christiane Vilandré, Jocelyne Racine, Anne-Marie-Merrien, Josée
Charbonneau, Étienne Fouquet ainsi que tous les étudiants qui, depuis 2004, m’obligent
à être meilleur.
Une partie de cette thèse sur le paradigme coopératif a fait l’objet de nombreuses
conférences depuis 2006 dans la plupart des secteurs coopératifs et mutualistes du
Québec. Les conférences ont été souvent pour moi des moments de discussions,
d’échanges d’idées et de débats particulièrement vivifiants avec les participantes et les
participants. Vous m’avez confirmé que la philosophie coopérative avait toute sa place
parmi nous. Recevez ma reconnaissance pour ces moments privilégiés de partage et
d’amitié. Vous avez été, sans trop le savoir, les premiers membres du jury de ma thèse.
Quelques personnes ont aussi joué un certain rôle depuis le début de ce processus. Je
m’en voudrais de ne pas les remercier puisqu’avec eux, des discussions philosophiques
très pertinentes sur la coopération et la vie sont venues alimenter mon propre univers.
Les prénoms suffisent, ils se reconnaîtront : Bastien, Mario, Andrée, Luc, Yves, Andréa,
Ernesto, la marquise et le capitaine, Gabriel, Pierre, etc.
Mon implication professionnelle et personnelle au sein du mouvement coopératif
m’incite à nommer des groupes que j’ai côtoyés en souhaitant que les personnes s’y
reconnaissent. Votre appui pour cette thèse compte à mes yeux : le conseil d’orientation
de l’IRECUS, le comité d’éducation du Conseil québécois de la coopération et de la
mutualité (CQCM), la Table des formateurs et éducateurs coopératifs et mutualistes du
Québec, la Société de coopération pour le développement international (SOCODEVI),
l’Association of Cooperative Educators (ACE), la Coopérative de solidarité du Mont-
Orford, le Bureau international du Travail (BIT), secteur coopératif, et les membres du
réseau uniRcoop dans les Amériques.
Merci aux organismes qui m’ont permis d’obtenir des bourses au fil du temps. Un
support financier est toujours nécessaire pour ce genre d’entreprise.
Une pensée va vers monsieur Michel Marengo, véritable philosophe de la coopération.
Des saluts très sincères et sentis à ma famille et à la famille d’Hélène. Vos appuis sont
toujours précieux et appréciés. Sachez-le.
1
INTRODUCTION
L’idée de cette thèse fut inspirée par des expériences personnelles très concrètes en
coopération qui ont suscité, en parallèle, leur lot de questionnements d’ordre philosophique.
Cette pratique qui fut la mienne demeure le point de départ d’une réflexion sur la situation
de notre monde, ses dilemmes économiques, sociaux, politiques et éthiques auxquels les
sociétés occidentales sont de plus en plus soumises et sur l’importance de trouver
raisonnablement de possibles alternatives. Confronté sur le terrain de la praxis coopérative
où cohabitent des discours ambivalents, des techniques de gestion peu différenciées de
l’entreprise traditionnelle et une méconnaissance prononcée du modèle coopératif lui-même
dans ses fondements, mon questionnement d’ordre plus philosophique demeure profond.
Outre le fait de connaître et de réciter mécaniquement les valeurs et principes de la
coopération, quelle compréhension avons-nous de la posture philosophique que contient le
coopératisme? Existe-t-il une philosophie de la coopération? Si oui, offre-t-elle les
caractéristiques suffisantes, malgré sa marginalité, pour se présenter comme une réelle
alternative au système économique actuel? Là repose une partie de mes interrogations qui
émergent de mes expériences tant comme sociétaire, administrateur ou fondateur de
coopératives.
Depuis la crise du pétrole de 1973, nous pouvons répertorier une série de crises
économiques dont les bouleversements importants affectent les structures sociales et
politiques des cultures humaines. Les crises se répètent et s’amplifient. Elles sont de plus
en plus complexes, interconnectées et globalisées. Les sociétés humaines semblent avoir de
moins en moins d’emprise sur les enjeux d’une économie de marché déconnectée des
réalités concrètes et humaines. Ces crises s’inscrivent dans une logique de plus en plus
difficile à atténuer et à contrôler. La crise financière mondiale de 2008 sert d’exemple.
C’est comme si la constitution même du système économique actuel, influencé par une
logique de dérèglementation et de privatisation, provoque des crises qui affectent les
personnes et les communautés. Certaines catastrophes humaines et environnementales
contemporaines importantes rappellent les enjeux que représente une certaine vision du
monde économique qui valorise, dans l’action, la maximisation du profit aux moindres
2
coûts et à court terme. C’est ce qui dicte les façons de faire aux autorités publiques qui s’en
remettent à la capacité du marché économique et financier de réguler la marche sociale et
les orientations politiques des puissances mondiales. Cette procédure, soumise en partie à la
force décisionnelle du grand capital, peut cependant conduire à des drames humains et
écologiques.
Cette thèse cherchera à poser un regard critique sur les crises qui secouent nos
sociétés en ce début de 21e siècle et tenter de voir comment l’idéal et la pratique de la
coopération peuvent essayer aujourd’hui de proposer des solutions. Plus spécifiquement,
nous voulons scruter les fondements philosophiques du coopératisme et voir s’il constitue
un paradigme alternatif au dominant actuel. Nous voulons faire le lien entre le système
actuel et l’influence des paradigmes sociaux, qui fondent et guident, en amont, les décisions
et les actions globales d’une société humaine. Nous voulons montrer que nous sommes, en
Occident, les héritiers d’une représentation du monde et de l’être humain qui s’est
cristallisée au tournant des années 1980 en un paradigme économiste et néolibéral. Une
telle posture comporte des finalités particulières qui cultivent, en bonne partie, la pensée et
les actions. C’est ce qui, potentiellement, crée et cause les dérives que nous répertorions de
plus en plus. L’influence du paradigme économiste est donc particulièrement puissante sur
les esprits et les institutions.
Cette problématique sera abordée plus en profondeur dans le premier chapitre de
notre thèse. Elle sera articulée autour de trois éléments qui circonscrivent l’impasse sociale
et paradigmatique à laquelle nos sociétés font face. En premier lieu, nous tenterons de
mieux comprendre la situation socioéconomique actuelle à la lumière de certains concepts à
caractère économique qui illustrent ce qu’est l’économisme actuel. Le paradigme sociétal
qu’est l’économisme possède des racines philosophiques chez certains auteurs modernes
comme John Locke, Adam Smith et le contemporain Friedrich Hayek. Cette réflexion
permettra de préciser les contours philosophiques du concept connu de ce paradigme qu’est
l’homo œconomicus. Si beaucoup constatent aujourd’hui les dangers d’une pensée qui
fonde l’action sociale sous l’emprise de l’économie de marché libérée des autres
dimensions humaines comme le social et le politique, il semble urgent de questionner cette
posture et d’évaluer la possibilité d’un changement de paradigme. Comme de nombreux
3
auteurs soulignent la nécessité d’une transformation sociétale, nous montrerons en
deuxième lieu que cette revendication ne doit pas être limitée à une modification de
structure, mais qu’elle doit introduire surtout une réforme de la pensée elle-même. Si le
constat actuel nous oblige à poser un regard critique sur le paradigme dominant et à
demander des modifications substantielles, un autre paradigme doit donc émerger et
prendre la place. Certains considèrent que le coopératisme pourrait être une de ces
alternatives. Nous analyserons cette possibilité et nous relèverons, pour le faire, trois
tendances qui ont marqué et qui continuent d’influencer la compréhension que nous nous
faisons du coopératisme. Né au sein du libéralisme économique et du capitalisme du
19e siècle et influencé par eux, le coopératisme reste aussi ancré dans le socialisme. La
réflexion sur la coopération essaiera de trouver au 20e siècle un compromis entre les deux
grands paradigmes qui se sont affrontés jusqu’à la fin du siècle dernier. À partir de cette
analyse, c’est ainsi qu’en troisième lieu, la situation actuelle de la coopérative1 sera traitée.
Nous verrons que le modèle coopératif2 est confronté aujourd’hui à des situations
spécifiques qui l’empêchent, pour l’instant, de se considérer lui-même comme une source
de changement paradigmatique et de se poser plus affirmativement comme solutions aux
inquiétudes sociales et économiques de notre temps.
Puisqu’il est abondamment question des notions de paradigme et de changement de
paradigme dans le premier chapitre exposant la problématique, nous dédions le deuxième
1 Une coopérative est définie comme : « […] une association de personnes, volontairement réunies pour
satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs au moyen d’une
entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est exercé démocratiquement » (ALLIANCE
COOPÉRATIVE INTERNATIONALE, « Déclaration sur l’identité coopérative. Déclaration approuvée
par l’Assemblée générale de l’321) lors du congrès de Manchester – septembre 1995 », Réseau coop, vol.
3, no 2, novembre-décembre 1995).
Par souci d’économie, tout au long de ce travail, jamais ne seront utilisés conjointement les mots
« coopérative et mutuelle ». Le mot « coopérative » inclura cependant celui de « mutuelle », considérant le
fait que, fondamentalement, la coopérative et la mutuelle sont guidées par les mêmes principes de base et
les mêmes valeurs. Cette réduction à un seul terme doit respecter l’esprit du mutualisme qui s’apparente
essentiellement à celui du coopératisme. 2 Le mouvement coopératif au Québec est impliqué dans la plupart des secteurs de l’activité économique.
Nous pouvons penser à Desjardins, La Coop fédérée, Agropur, Citadelle, Exceldor. Outre les deux grands
piliers de la coopération que sont les secteurs financier et agricole, il faut mentionner les coopératives
d’habitation, les coopératives scolaires, funéraires, forestières, alimentaires, de santé et de services à
domicile, etc. On doit aussi ajouter les mutuelles d’assurance comme SSQ, La Capitale, Promutuel. La
coopération et la mutualité du Québec participent activement, par l’usage, à la consommation, à la
production et au travail.
4
chapitre à préciser ces référents conceptuels à la lumière des écrits de Thomas Kuhn. Nous
verrons que la notion de paradigme définie par Kuhn, qui concerne davantage le monde de
la science, s’applique bien à l’univers social. Kuhn met en relief l’importance de certaines
étapes, par exemple, celles où se produisent des bouleversements épistémologiques et des
révolutions qui mènent vers des changements de paradigme scientifique et sociétal. C’est ce
qui nous amènera à considérer l’importance d’établir le lien entre paradigme et société,
d’une part, et paradigme et éducation, d’autre part. Pour illustrer la notion de paradigme,
nous arborerons l’influence du paradigme cartésien dans la logique de la mécanique
économiste et l’émergence du paradigme alternatif qu’est celui de la pensée complexe.
Cette description permettra de comprendre la transformation épistémologique qui doit
accompagner tout changement de paradigme. En conclusion de notre deuxième chapitre,
qui met en relief les référents conceptuels que nous utilisons, nous proposerons une grille
de lecture que nous emploierons pour l’analyse subséquente. Cette grille montre que tout
paradigme renferme trois éléments complémentaires : 1) chaque paradigme social
comprend une conception particulière de l’être humain incluse dans un contexte social
spécifique; 2) à la lumière de cette anthropologie se dessine un ensemble de valeurs tout
aussi spécifique; 3) tout paradigme convie à intégrer ses pratiques dans un cadre de finalités
existentielles qui se rattachent à la représentation anthropologique et éthique de base. Cette
grille de lecture nous servira à analyser le coopératisme sous son angle paradigmatique.
Au troisième chapitre, les perspectives philosophiques du paradigme coopératif
seront analysées. Avant d’aborder de façon plus systémique l’anthropologie, les valeurs et
les finalités coopératives, nous nous permettons un saut dans l’histoire pour faire remarquer
que la philosophie républicaine de Jean-Jacques Rousseau et les utopistes associationnistes
nous aident à mettre en relief ce qui constitue le cœur du coopératisme : l’homo cooperatus.
Cette anthropologie est plus spécifiquement développée par quelques penseurs-praticiens
qui ont marqué profondément l’esprit coopératif à la fin du 18e siècle. Cela nous conduira à
préciser de façon plus systématique les trois volets proposés par notre grille de lecture :
l’anthropologie coopérative, ses valeurs et ses finalités.
Les analyses du troisième chapitre montreront que le coopératisme n’est pas
simplement un mode d’organisation économique et une entreprise au sens classique du
5
terme. Il constitue en lui-même un modèle de pensée qui comprend une anthropologie
philosophique différente et originale qui place la personne au centre d’un projet qui rallie
toutes les sphères de la vie humaine (sociale, politique, économique et culturelle). Il
demeure fondamental de mettre en perspective les liens épistémologiques qui existent ou
qui devraient exister entre un idéal coopératif renouvelé et sa pratique dans un mouvement
éducatif équilibré. Cette dimension nous semble fondamentle. Ainsi, nous tenterons de
montrer que nous ne pouvons pas dissocier du coopératisme des concepts comme
l’anthropologie, les valeurs démocratiques, l’éthique, la complexité, l’approche systémique
et l’éducation. Si le coopératisme est souvent considéré comme un simple mode
d’organisation économique, dans ce chapitre nous chercherons à concilier ces concepts et à
faire valoir que des gens, avec des besoins et des aspirations bien identifiés, sont en mesure
de faire émerger, à partir d’une vision particulière de l’être humain et du monde, un
processus de construction sociale duquel l’univers contemporain aurait intérêt à s’inspirer
pour mieux répondre éthiquement aux attentes et aux besoins de la société.
À partir de cette réflexion et de cette analyse du paradigme coopératif et aidé de notre
grille de lecture, nous mettrons en parallèle au quatrième chapitre ce paradigme avec le
paradigme dominant actuel de type économiste. Dans la foulée d’un éventuel changement
de paradigme, nous prendrons en considération l’apport de Karl Polanyi qui a montré que
l’économie de marché, qui suppose une société de marché pour se développer, constitue
une fiction et que cette fiction fait émerger des contre-mouvements qui contestent les visées
ultralibérales qui dépossèdent les citoyens de leur pouvoir politique et économique et
provoquent une déshumanisation, voire une dislocation des dimensions humaines. Les
études de Polanyi, quoique reliées davantage au contexte de la fin du 19e et le début du
20e siècle, manifestent une grande pertinence et nous permettent de comprendre que le
coopératisme est aussi une réaction humaine concrète aux abus du système basé sur cette
fiction et cette croyance. Polanyi, par son analyse, justifie l’importance des alternatives qui
positionnent l’être humain dans son ensemble au cœur même d’un projet de société plus
équitable. Nous soumettons l’hypothèse que le coopératisme en constitue une importante.
Nous ferons valoir, avec lui, le fait qu’il existe des mécanismes sociaux
d’autoprotection qui empêchent l’exagération du libéralisme qui prend en otage, d’une
6
certaine façon, les personnes et les communautés. L’apport de Polanyi fait ressortir
l’importance de l’homo cooperatus, fort différent de l’homo œconomicus, et la possibilité
des changements. La situation actuelle nous invite à un changement de cap, à une réforme
épistémologique, anthropologique et éthique. Cette réforme fera émerger de nouvelles
façons de faire et de nouvelles exigences d’un vivre ensemble authentique. Ainsi, nous
verrons que le coopératisme constitue un paradigme d’avenir parce qu’il répond aux
besoins et aux aspirations de la société actuelle, où l’économie doit davantage être intégrée
dans les sphères humaines desquelles elle dépend. Cette recherche nous permettra de
comprendre que la coopérative constitue un paradigme particulier, porteur d’avenir et ayant
une méthode spécifique que nous voulons faire valoir, et qu’il peut offrir des leviers pour la
construction de la société. Les défis sont grands et la réalisation d’un tel changement
demeure complexe, d’autant plus qu’aujourd’hui, nous devons tenir compte de nouvelles
perspectives, comme celles de l’écologie et de la mondialisation. C’est ni plus ni moins une
nouvelle pratique coopérative qu’il faut réinventer, tout en approfondissant l’anthropologie
philosophique qui la fonde.
Les visées de notre recherche amènent à considérer le modèle coopératif comme un
lieu organisationnel privilégié pour comprendre et promouvoir un paradigme spécifique en
rétablissant les liens qui existent entre sa philosophie humaniste et sa praxis. Un tel
humanisme est encore possible : celui de développer davantage la responsabilisation lucide
et la prise en charge personnelle et collective, construisant ainsi une société plus libre, plus
solidaire, plus équitable, plus conviviale, et ce, dans un environnement sain3. Le renouveau
des concepts fondateurs de la coopérative pourrait participer à l’éveil de la conscience, ou à
tout le moins fournir le témoignage d’autres réalisations sociales à réinventer, donc être
porteur de sens d'un projet de société basé sur la coopération. C'est là, encore aujourd'hui,
une intention inspiratrice de sens4.
Pour tenter d’obtenir de tels résultats, la méthode que nous avons mise en œuvre pour
écrire cette thèse se veut des plus classiques. Un peu comme l’anthropologue, le chercheur
3 M. MARENGO. Le coopératisme. Un humanisme inconnu, Sherbrooke, Éditions GGC, 2007, p. 148-152. 4 P. LAMBERT. La doctrine coopérative, Bruxelles, Propagateurs de la coopération, 1964, p. 41.
7
« théorique » est celui qui séjourne sur le terrain de la documentation philosophique pour
tenter d’extraire le sens caché d’un ensemble de textes et de réflexions pris isolément. Son
travail est de constituer des liens nouveaux afin de faire apparaître une vision différenciée
d’un phénomène5. Notre processus de recherche s’initie donc modestement par une prise de
conscience des problématiques évoquées et par la reconnaissance, dans la pratique et la
théorisation, d’une certaine insatisfaction à l’égard d’un nombre d’idées, de thèses, de
connaissances et d’argumentations concernant plus globalement la réalité du monde, et plus
particulièrement la place qu’occupe le coopératisme à l’intérieur des dimensions humaines
contemporaines. Nous proposons de poser, traiter et articuler la problématique
différemment et d’y répondre d’une manière renouvelée pour que puisse apparaître une
autre compréhension plus philosophique de la coopération en ce 21e siècle, compréhension
qui pourra potentiellement influencer, justifier et renouveler la praxis coopérative.
Par cette méthodologie du travail, il s’agit de donner du sens à un objet de recherche
et de pratique en le reconstruisant à partir de nouveaux paramètres et cadres théoriques
complémentaires. Cette méthode nécessite la reconnaissance de la subjectivité du
chercheur, nourrie par l’expérience pratique, l’intuition, l’imagination, l’implication, ainsi
que de l’objectivité, fruit d’une argumentation rationnelle et d’une interprétation des textes
et des concepts que nous essaierons de mettre en liens6. Ainsi, pour répondre aux objectifs
théoriques de cette recherche doctorale, l’aspect qualitatif sera l’approche utilisée.
Selon Martineau, Simard et Gauthier, « [c]ette méthodologie joue le rôle de
“dévoilementˮ »7. Elle devrait aider à poser un regard philosophique et pratique en
dégageant les savoirs fondamentaux du coopératisme, c'est-à-dire cette réflexion ouverte,
libératrice et critique sur l'homme, les valeurs et les finalités, pour un savoir-faire et un
savoir-être plus authentiques. Voilà une ouverture nécessaire pour mieux comprendre et
vivre la coopération à l'intérieur de nos organisations démocratiques, là où le
développement politique, économique et social est subordonné à la prise en compte des
5 S. MARTINEAU, D. SIMARD et C. GAUTHIER. « Recherches théoriques et spéculatives :
considérations méthodologiques et épistémologiques », Recherches qualitatives, vol. 22, 2001, p. 8. 6 Idem. 7 Ibid., p. 25.
8
valeurs, des normes et des finalités humaines. Jusqu’à un certain point, de telles
considérations philosophiques pourront s’enraciner méthodologiquement dans l’action elle-
même.
Le besoin actuel de connaissances est, nous semble-t-il, très grand dans le domaine de
la philosophie coopérative. En 1992, lors du Symposium de la Journée annuelle de l’Institut
de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de l’Université de
Sherbrooke (IRECUS), le professeur Paul Prévost faisait le constat que « […] les savoirs
que nous avons développés sur les coopératives n’ont pas suivi les développements
fulgurants que nos coopératives ont vécus. […] Tant et aussi longtemps qu’il n’y aura pas
une base conceptuelle à la mesure du succès des coopératives, il va y avoir toutes sortes
d’incohérences comme vécues aujourd’hui […] L’infiltration dans les coopératives en
croissance, d’un mode de pensée inapproprié à la gestion coopérative est souvent
insidieuse »8. Cette situation décrite il y a plus de 20 ans reste sensiblement la même.
Prévost reconnaissait que les mouvements libéraux et socialistes dominants dans
l’histoire récente des deux derniers siècles en Occident ont développé, conformément à
leurs bases conceptuelles « […] des savoirs variés capables de cadrer les nouvelles
problématiques en émergence continuelle »9. Dès lors se sont construits les fondements
scientifiques et « tous les cadres de référence nécessaires pour agir à l’intérieur du système
de valeurs privilégiées et pour le renforcer »10. En conséquence, une communauté humaine
est, pour un temps, mobilisée par « […] la production de “représentations socialesˮ, de
représentations du monde, qui permettent à des acteurs de s’en saisir pour changer le cours
des choses. Notre compréhension du monde emprunte ainsi une dimension normative, elle
est marquée par des projets politiques, voire utopiques. Cette dimension normative consiste
à ouvrir des espaces possibles »11. Influencée par les paradigmes sociaux dominants, la
8 P. PRÉVOST. « La problématique de la coopération : une trop grande faiblesse conceptuelle? », Le
coopératisme au Québec : le rose et le noir, Acte du symposium de la Journée annuelle de l’IRECUS sous
la coordination de Bastien Dion, Université de Sherbrooke, IRECUS, 1993, p. 88. 9 Ibid., p. 84 10 Ibid., p. 85 11 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, Bellecombe-en-
Bauges, Éditions du croquant, 2014, p. 57.
9
coopération peine encore aujourd’hui à comprendre l’espace conceptuel et méthodologique
qui lui est spécifique et à reconnaître des fondements philosophiques qui lui sont propres.
Cela se remarque, par exemple, tant dans la vie économique que dans le système éducatif :
« L’époque néolibérale dans laquelle nous sommes se prête à tous les détournements du
système scolaire, système que les forces économiques et politiques dominantes veulent
mettre au service de leur idéologie et intérêts »12.
L’histoire récente des idées montre que le développement conceptuel de la
coopération n’a pas reçu la même attention que le libéralisme et le socialisme. En fait, écrit
Prévost, « […] le développement intellectuel de sa pensée [la pensée coopérative] est
demeuré marginal »13. Tout en demeurant pertinente, la pensée coopérative repose
néanmoins sur des bases théoriques jugées insuffisantes pour « […] supporter et encadrer
un développement coopératif et un développement des organisations coopératives qui
restent cohérents dans l’action, peu importe le niveau de complexité des expériences
vécues »14. Dans le même ordre d’idées, le groupe nommé La Manufacture coopérative15
affirme que « […] des pratiques de travail collectif et horizontal émergent un peu partout
sous forme d’associations, de coopératives ou de groupements d’indépendant-es, à qui il
manque souvent les outils conceptuels et opérationnels pour construire des organisations
économiques qui leur ressemblent »16.
Non seulement notre recherche peut-elle contribuer à l'avancement des
connaissances, mais nous espérons aussi que ces connaissances puissent permettre aux
coopérateurs dans leur pratique de trouver un sens renouvelé au coopératisme en étant
toujours plus cohérent avec l’identité coopérative elle-même. Réintroduire la dimension
philosophique du projet coopératif, c’est éviter de « […] réduire la vie de la coopérative à
12 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous. Quelle formation des citoyens? Paris : Éditions
Nouveaux Regards et Syllepses, 2004, p. 15. 13 P. PRÉVOST, « La problématique de la coopération […]», p. 85. 14 Ibid., p. 87. 15 La Manufacture coopérative est le nom d’un groupe qui résulte d’une recherche-action initiée par des
praticiens et des universitaires. Les SCOP Oxalis et Coopaname se sont associés à une équipe de
chercheurs du laboratoire LADYSS composé principalement d’économistes. 16 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 28.
10
une stratégie de gestion »17. C’est également permettre aux personnes intégrées aux
organismes de coopération de reconnaître les possibilités mêmes du coopératisme comme
paradigme dessinant un autre projet de société constructeur d’humanité. En bref, par notre
analyse théorique et philosophique, nous voulons montrer que le modèle coopératif en est
un de grande actualité et d’avenir pour nos sociétés. Notre réflexion pourra faciliter le
rétablissement d’un lien plus étroit entre une philosophie qui reste à être redéployée et la
pratique entrepreneuriale qui doit être peaufinée et plus conforme, en amont, à ses
fondements coopératifs18. Il semble donc important de clarifier le tout pour permettre aux
coopératives et au mouvement coopératif de développer des pratiques coopératives en lien
avec son idéal, et surtout possédant une plus grande force argumentative pour participer aux
enjeux contemporains.
Nous espérons que notre recherche permettra, d’une part, d’éviter que les
coopératives empruntent les valeurs dominantes qui l’amenuisent tout comme elles
amenuisent la gouverne des sociétés actuelles, et d’autre part, de découvrir la richesse
philosophique de la coopérative afin de permettre à l’organisation et à la société elle-même
de distinguer d’autres possibles sociaux, économiques, politiques et culturels dans un
monde en mutation. Ces réflexions théoriques sont au cœur de notre démarche pratique et
les ouvertures qu’elles proposent devraient, nous le souhaitons, apporter une contribution
au renouvellement de la pensée et de la pratique de la coopération au Québec et ailleurs.
17 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, Paris, L’Harmattan, 2012,
p. 157. 18 H. DESROCHE. Le projet coopératif : son utopie et sa pratique, ses appareils et ses réseaux, ses
espérances et ses déconvenues, Paris, Éditions Économie et Humanisme, 1976, p. 372.
11
CHAPITRE 1
LA PROBLÉMATIQUE
L’année 2012 fut déclarée, par l’Organisation des Nations Unies (ONU), Année
internationale des coopératives. Nous sommes ainsi à un moment propice pour faire le
point sur ce que sont les coopératives, leur identité, leurs impacts, leurs possibilités et leur
avenir. Cet événement particulier s’insère à l’intérieur d’un contexte socioéconomique
global, incertain et perturbé par des crises importantes : crises financières et spéculatives,
crises économiques, crises sociales, crises éducatives, crises écologiques. Ces crises qui
touchent toutes les dimensions humaines fragilisées, compartimentées et séparées les unes
des autres.
Pour expliquer ces crises, on évoque de plus en plus l’influence marquée d’une
pensée dominante sur nos institutions, sur nos façons de faire et sur nos façons de
concevoir le monde et l’être humain. Le discours de la pensée économiste domine et
convainc encore de l’impossibilité pratique de faire autrement, comme si le système
économique établi de type néolibéral relevait des lois de la nature.
D’entrée de jeu, permettons-nous de définir quelques notions faisant nôtres celles
proposées par quelques auteurs. André Lacroix précise dans son ouvrage Critique de la
raison économiste la notion d’économisme comme une tentative sociale de recourir
exclusivement « […] aux outils économiques pour lire, comprendre, réguler et… moraliser
l’espace public »19. Plus loin, il note que l’économisme est « […] une interprétation et une
explication des phénomènes sociaux s’appuyant sur la méthodologie économique,
explication qu’on fait ensuite fonctionner comme une légitimation morale des choix,
puisque cette dernière serait aussi présente dans le discours économique »20. David Harvey
explique, pour sa part, l’économisme comme étant :
[…] the first instance a theory of political economic practices that proposes that
human well-being can best be advanced by liberating individual entrepreneurial
freedoms and skills within an institutional framework characterized by strong
19 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, Montréal, Liber, 2009, p. 11. 20 Ibid., p. 21.
12
private property rights, free markets, and free trade. The role of the state is to
create and preserve an institutional framework appropriate to such practices21.
L’économisme propose un référent conceptuel permettant une lecture de la réalité qui
s’articule autour de concepts clés que nous proposerons et qui définit l’activité économique
normalement intégrée aux autres dimensions humaines comme une science en soi. Ce cadre
structure l’ensemble de la vie humaine puisqu’il facilite la dissociation de l’économie de
toute relation sociale et politique. Étant ainsi libérée et émancipée, cette forme d’économie
se colle au marché, favorisant une nette dépendance de la société et ses institutions envers
cette spécificité économique qui caractérise notre société marchande. La régulation sociale
n’est plus démocratique et politique, elle n’est qu’économiste. Cette pensée économiste est
celle qui projette, par sa justification philosophique, le libéralisme classique vers une
version renouvelée plus radicale qu’on appelle le néolibéralisme. L’économisme ouvre
ainsi à une forme de scientisme qui cristallise en amont un discours permettant la
subordination de toutes les dimensions humaines à la sphère strictement économique22.
Louis Gill souligne la portée empirique de ce nouveau libéralisme poussé à sa limite avec
ses règles et ses dogmes :
Le terme « néolibéralisme » désigne le courant de pensée et de politiques
économiques qui s’est implanté à partir de la fin des années 1970 en Grande-
Bretagne et aux États-Unis, pour se généraliser à l’échelle mondiale au cours
des deux décennies suivantes et régner dès lors en maître absolu, prétendant
soumettre toute l’activité économique et sociale aux seules lois du marché. Ses
mots d’ordre sont : libéralisation complète des échanges de marchandises et des
mouvements de capitaux, rationalisation, flexibilité du marché du travail,
globalisation, rôle minimal de l’État, hégémonie du secteur privé,
réglementation minimale23.
En ce début de 21e siècle, les sociétés du monde semblent confrontées à une idéologie
néolibérale particulièrement tenace qui mine la plupart des ressources humaines et
21 D. HARVEY. A Brief History of Neoliberalism, New York, Oxford University Press, 2007, p. 2.
Traduction libre : […] le premier exemple d'une théorie des pratiques économiques et politiques qui
propose que le bien-être humain peut être amélioré en libérant les libertés et les compétences
entrepreneuriales individuelles dans un cadre institutionnel caractérisé par de puissants droits de propriété
privée, le libre marché et le libre-échange. Le rôle de l'État est de créer et de préserver un cadre
institutionnel approprié pour de telles pratiques. 22 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 14. 23 L. GILL. Le néolibéralisme, 2e édition entièrement revue et mise à jour, Montréal, Chaire d’études socio-
économiques de l’UQAM, 1999, p. 9.
13
naturelles. Plusieurs dénoncent les dérives provoquées par une telle représentation du
monde qui s’impose globalement, mais puissamment depuis une quarantaine d’années24.
Devant ces dérives, Michel Freitag fait certains constats dans son ouvrage L’impasse de la
globalisation, dont celui de reconnaître que notre représentation du monde actuel « […]
implique que la totalité de la vie sociale soit absorbée dans l’économie et régie selon les
principes qui lui sont propres »25. La société est donc en étroite relation avec un modèle
théorique, une matrice disciplinaire et symbolique, un paradigme particulièrement
imposant, voire « […] plus conquérant que jamais »26, dira Jean-François Draperi. Il
constate même que,
[a]près avoir détruit l’essentiel des économies publiques, il [le néolibéralisme]
justifié par la pensée économiste menace l’économie de proximité constituée
par les très petites entreprises en les engageant dans l’endettement. Il plonge
également les États dans la dette et s’empare des gouvernements, y compris
élus démocratiquement, comme en Grèce et en Italie où les banques d’affaires
ont imposé les nouveaux dirigeants27.
Sous l’emprise d’un tel argumentaire, des gouvernements nationaux démocratiquement élus
en sont arrivés à concéder devant l’imposition des lois du marché et des grandes instances
de régulations et de représentations économiques, échappant ainsi à la souveraineté et au
24 Voir entre autres :
AKTOUF, Omar. La stratégie de l'autruche : post-mondialisation, management et rationalité
économique, Montréal, Éditions Écosociété, 2002; DE KONINCK, Thomas. La nouvelle ignorance et le
problème de la culture, Paris, PUF, 2000; FREITAG, Michel. L’impasse de la globalisation. Une histoire
sociologique et philosophique du capitalisme, Montréal, Écosociété, 2008; HARVEY, David. A Brief
History of Neoliberalism, New York, Oxford University Press, 2007; KEMPF, Hervé. L’oligarchie ça
suffit, vive la démocratie, Paris, Seuil, 2011; KEMPF, Hervé. Pour sauver la planète, sortez du
capitalisme, Paris, Seuil, 2009; LACROIX, André. Critique de la raison économiste, Montréal, Liber,
2009; MINTZBERG, Henry. Le management : voyage au centre des organisations, 2e édition, Paris,
Éditions d'Organisation, 2004; PETRELLA, Ricardo. Pour une nouvelle narration du monde, Montréal,
Écosociété, 2007; REICH, Robert. Supercapitalisme : le choc entre le système économique émergent et la
démocratie, Paris, Vuiber, 2007; STIGLITZ, Joseph. La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002;
STIGLITZ, Joseph. Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003; STIGLITZ, Joseph. Le prix de
l’inégalité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012; TAYLOR, Charles. Grandeur et misère de la modernité,
Montréal, Bellarmin, 2007. 25 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme,
Montréal, Écosociété, 2008, p. 42. 26 J.-F. DRAPERI. « Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif », Vié économique,
[En ligne], vol. 3, no 4, 2012, p. 6, http://www.eve.coop/?a=142 (Page consultée le 22 janvier 2013). 27 Idem.
Au sujet de la Grèce, Joseph Stiglitz en fera la même analyse dans son dernier ouvrage : J. STIGLITZ. Le
prix de l’inégalité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012, p. 203-205.
14
contrôle des États nations28. Il s’agit là d’un exemple de la domination du néolibéralisme
actuel.
Cette mise en contexte nous amène à situer l’orientation de ce chapitre. Pour
comprendre la problématique de notre recherche, nous analyserons la situation
socioéconomique actuelle sous trois angles : 1) l’impasse provoquée par une vision du
monde29 basée sur la pensée économiste et la philosophie néolibérale occidentale;
2) l’importance de plus en plus manifeste d’un éventuel changement de paradigme par des
alternatives; et 3) la possibilité, par la coopérative, d’y répondre. Cette argumentation
conduira à la formulation de la question de recherche.
1.1 SITUATION SOCIOÉCONOMIQUE ACTUELLE : UNE IMPASSE À
RÉSOUDRE
L’Organisation des Nations Unies (ONU), lors d’une résolution adoptée par
l’Assemblée générale le 13 juillet 2009, considérait que
[l]e monde traverse la pire crise financière et économique qu’il ait connue
depuis la Grande dépression. Cette crise en évolution constante, qui a débuté
sur les principales places financières du globe, s’est propagée à toute
l’économie mondiale, et elle a de graves incidences dans les sphères sociale,
politique et économique30.
L’hyperactivité économique et corporatiste ambiante, qui valorise le capital de façon
dogmatique et autoritaire, est devenue la source principale, sinon exclusive de toute valeur
et de toute mesure des autres dimensions humaines au point où l’économie apparaît
« comme s’organisant en une sphère autonome, obéissant à des lois “naturellesˮ, auxquelles
l’action politique ne peut que consentir »31.
28 L. GILL. Le néolibéralisme, p. 9-10. 29 Il nous semble que le mot allemand Weltanschauung traduit assez bien ce que nous entendons par « vision
du monde » comme une philosophie prise au sens large du terme. 30 ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Document final de la Conférence sur la crise financière et
économique mondiale et son incidence sur le développement, [En ligne], 13 juillet 2009, p. 1,
http://www.ipu.org/splz-f/finance09/unga-63-303.pdf (Page consultée le 23 octobre 2009). 31 Ibid., p. 8.
15
Le libéralisme est un système économique que les sociétés occidentales ont accepté
de se donner depuis la modernité. Il est la conséquence d’une valorisation excessive de
l’individualisme moderne qui a fini par se dissocier des valeurs fondamentales proposées
au Siècle des Lumières : la liberté et l’égalité comme sources d’un projet politique
démocratique et solidaire prenant racine principalement chez John Locke et Jean-Jacques
Rousseau32. L’idée du contrat évoqué au 18e siècle a permis de croire en la constitution
d’un espace public structurant les fondements mêmes de la vie sociale dans le but
d’élaborer un vivre ensemble réfléchi. Mais, rappelle Yves Boisvert, « […] le contrat
n’aura été qu’instrumental : il a permis d’instituer un ordre politique qui allait permettre de
définir la société strictement comme un lieu d’espace privé où les individus peuvent se
consacrer à leur stricte autonomie »33.
Cette « privatisation » de l’individu et son éloignement de la sphère communautaire
qu’il provoque constituent un élément déterminant qui autorise que l’univers économique,
jusque-là intégré aux autres dimensions humaines, s’en extraie. L’individualisation des
dimensions humaines, en l’occurrence la valorisation de l’économie au stade de discipline
scientifique et naturelle, ne permet plus la libération de la personne et ses virtualités telles
que le postulait le libéralisme philosophique du 18e siècle, mais l’unique possibilité
maintenant de
[…] libérer le capitalisme à l’égard de la société, et conférer à sa logique
immanente, désormais immédiatement objectivée de manière systémique,
l’unique souveraineté sur la vie humaine : ce qui signifie aussi confier à sa
nature de prédateur l’ultime puissance de régner sur la planète tout entière, en
nom et place du genre humain34.
Si la pensée libérale classique proposait une vision du développement qui permettait une
certaine forme d’émancipation de la personne et des communautés face aux pouvoirs
traditionnels religieux et féodaux, le néolibéralisme contemporain, héritier du libéralisme
classique, oblige maintenant les individus et les sociétés à s’adapter à la logique économiste
32 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, Traduction de D. Mazel, Paris, Flammarion, 1984, p. 173-185;
J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, Paris, Éditions Gallimard, 1964, p. 171-217. 33 Y. BOISVERT. « Éthique de société et redéfinition du politique : vers le renforcement de la démocratie »,
Éthique de société, sous la direction de Georges-A. Legault, Alejandro Rada-Donath et Guy Bourgeault,
Sherbrooke, Productions GGC, 1999, p. 29. 34 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 12.
16
sans tenir compte des nombreuses politiques sociales mises sur pied par un travail incessant
de la démocratie et de la solidarité sociétale. C’est ce qui fera dire à André Lacroix que
[l]e néolibéralisme est à la source de la subordination du politique à
l’économique […]. C’est la fiction libérale de l’agent économique. La seule
contrainte qui s’impose au sujet agissant serait celle qui procède de l’accord
concernant les conditions de la coexistence entendue comme compatibilité entre
des individus porteurs d’opinions irréductiblement différentes sur le sens de la
vie, et non comme participation à une œuvre collective ou comme partage
d’une même conviction fondamentale sur le sens de l’existence35.
Si la pensée des Lumières36 et la base philosophique du libéralisme classique souhaitaient
vaincre le dogmatisme de l’époque, force est de constater que, dorénavant, « le
néolibéralisme veut imposer partout, dogmatiquement, la “pensée uniqueˮ »37. Cette
idéologie économiste laissant toute la place à un formalisme anthropologique, l’homo
œconomicus, exerce aujourd’hui une domination planétaire et systémique faisant fi des
valeurs démocratiques et de la conception humaine qui lui ont permis sa propre
émancipation. Selon Freitag :
[…] après la Deuxième Guerre mondiale, lorsque le néolibéralisme reprend la
théorie libérale, ce n’est plus pour la tourner contre les institutions féodales et
patrimoniales qui entravaient le développement du capitalisme industriel, c’est
pour la diriger contre l’ensemble des institutions que les sociétés modernes
avaient déjà reconstruites au XIXe siècle et surtout dans les deux premiers tiers
du XXe siècle sous la forme d’une réponse politique à cette logique structurelle
de développement du capitalisme38.
Depuis une cinquantaine d’années, la doctrine économiste affecte profondément les projets
sociaux et politiques que les communautés concrètes se sont données pour assurer leur
développement. Émanciper l’économie du monde social et politique occasionne des coûts
sociaux très importants et ouvre la voie à des violences économiques sans précédent. Aux
35 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 158. 36 Les philosophes des Lumières nous enseignaient que nous n'avons plus à recevoir passivement les lois
politiques et morales. Nous avons rationnellement à les déterminer nous-mêmes par la raison et à les
vouloir universelles. Voilà le devoir qui incombe à l'homme : se prendre en main. Si un tel devoir n'est pas
rempli, l'homme devient esclave d'un autre, il s'enferme dans les prescriptions politique et morale d'un
autre. En ce sens, le devoir est liberté. En morale comme en politique, la liberté consisterait pour les
hommes à obéir aux lois qu'ils se fixent à eux-mêmes rationnellement et par devoir. Et seule la raison
fournit à la liberté un contenu objectif et universel, mais applicable uniquement par la subjectivité. Aie le
courage de te servir de ton propre entendement nous suggérait Kant… pour découvrir, pour élaborer et
mettre en pratique les lois de la nature, les lois morales et les lois sociales dans le but de mieux
transformer le monde en l'humanisant davantage. 37 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 23. 38 Ibid., p. 27.
17
dires de Christian Lavialle, l’économisme apparaît comme une utopie dangereuse lorsqu’on
applique au monde réel l’idéal du « dé-encastrement » économique du social39. C’est l’idée
qui sera défendue par Karl Polanyi40. La crise de 2008, de laquelle les Nations éprouvent
beaucoup de difficultés à sortir, illustre dans la réalité la portée d’une telle philosophie et
d’une telle anthropologie.
Nous assistons au déploiement extraordinaire des marchés financiers et de la
généralisation de la spéculation qui consiste à faire de l’argent avec de l’argent. La finance
est de moins en moins un outil qui soutient la production réelle et la distribution de biens et
services ou un outil qui contribue sensiblement à l’essor du bien commun. Par son caractère
hautement spéculatif, l’activité du capitalisme financier actuel prône comme principe
inviolable la libre circulation mondiale des capitaux et surtout de la recherche du profit
toujours plus élevé. Les réclames publicitaires et le marketing qui les accompagnent en font
la promotion. On assiste à
[…] la mondialisation des marchés et à l’extraordinaire influence, sans
précédent, des marchés financiers qui déterminent désormais largement la
valeur des monnaies des divers pays, leurs politiques économiques et sociales,
sans même parler des publicités et des « produits culturels » standardisés qui
débilitent et « théâtralisent » toujours davantage la vie sociale41.
Cette problématique invite à comprendre davantage ce qu’est l’économisme et à faire
valoir ses postulats philosophiques, qui s’inscrivent dans une histoire occidentale spécifique
depuis le 18e siècle.
1.1.1 Mise en contexte : l’économisme
Les nouvelles puissances mondiales qui ont émergé avec le néolibéralisme cherchent
à maximiser les profits à court terme d’actionnaires de plus en plus anonymes. Se
développe ainsi une obsession de l’accroissement de la valeur du capital qui ne se réalise
39 C. LAVIALLE. « Évolution de l'hétérodoxie en économie », La pensée économique contemporaine, La
Documentation Française, n° 363, juillet-août 2011, p. 20-25. 40 K. POLANYI. La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps,
Traduction de Catherine Malamoud, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1983. 41 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », Tangence, [En ligne], n° 63, 2000, p. 29,
http://id.erudit.org/iderudit/008181ar (Page consultée le 24 juillet 2012).
18
exclusivement que par la valeur de l’échange et non plus en fonction d’une valeur d’usage.
L’économie n’est plus une activité pour les personnes et le développement de leur bien-être
à long terme. Elle n’est plus oikonomia. Elle est devenue, par la logique du néolibéralisme,
une chrématistique institutionnalisée et cautionnée idéologiquement par les grandes
instances de
[…] régulation de l’économie mondiale, tels l’OMC, la BM, le FMI, ou encore
les instances arbitrales internationales et supranationales mises en place par les
traités de libre-échange, ces traités par lesquels les États signataires
abandonnent une part essentielle de leur souveraineté au profit du « système
économique globalisé »42.
C’est Aristote qui proposa le premier une distinction importante entre l’économie, comme
oikonomia, définie comme l’art d’administrer convenablement selon des règles communes,
les biens de la collectivité en vue d’un « vivre ensemble » authentique, et la chrématistique
qui vise à l'acquisition et à l'accumulation sans réserve d’un capital financier et monétaire
en vue de combler le désir propre et le plaisir individuel de posséder. « Or que l’art
d’acquérir des richesses ne soit pas identique à l’art d’administrer une maison, c’est là une
chose évidente […] »43, pense Aristote44. En quoi consistent l’oikonomia et la
chrématistique?
Oikonomia
Aristote définit l’oikonomia comme la dimension fondamentale et légitime de
l’activité humaine qui consiste en l’art d’acquérir des biens pour les subsistances
nécessaires et utiles à la famille et à la Cité. Ainsi, il existe un art d’acquérir des biens pour
les rendre disponibles à la communauté. Cette acquisition de richesse, au sens collectif du
terme, sert principalement d’approvisionnement nécessaire à la vie. Elle s’insère dans un
42 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 30. 43 ARIST. Pol.I.8,1256a10-15, trad. Tricot. 44 Karl Polanyi dira au sujet de cette distinction conceptuelle proposée par Aristote : « si nous jetons un
regard en arrière depuis les hauteurs rapidement déclinantes d’une économie de marché qui s’étend au
monde entier, nous devons convenir que la fameuse distinction qu’il observe dans le chapitre introductif
de sa Politique, […], est probablement l’indication la plus prophétique qui ait jamais été donnée dans le
domaine des sciences sociales; encore aujourd’hui, c’est certainement la meilleure analyse du sujet dont
nous disposions. » (K. POLANYI. La grande transformation […], p. 84).
19
rapport communautaire et politique. Toujours selon Aristote, il semble que ce sont là les
éléments constitutifs de la véritable richesse45.
La richesse authentique, dans le cadre de l’oikonomia, se caractérise en référence à
l’usage et à l’utilité pour toute famille et toute communauté humaine des biens pour leur
propre bien-être. « Aristote met l’accent sur le fait que la production d’usage, par
opposition à la production tournée vers le gain, est l’essence de l’administration domestique
proprement dite »46. Elle n’est jamais illimitée en quantité, ni extensible indéfiniment.
L’oikonomia se limite elle-même par l’atteinte des finalités auxquelles elle cherche à
répondre. Elle est ainsi délimitée par l’usage et par les autres dimensions humaines à
travers desquelles elle s’engage continuellement. Aristote poursuit :
Car un droit de propriété de ce genre suffisant par lui-même à assurer une
existence heureuse n’est pas illimité, contrairement à ce que prétend SOLON
dans un de ses vers : Pour la richesse, aucune borne n’a été révélée aux
hommes, car une limite a bien été fixée, comme dans le cas des autres arts,
puisqu’aucun instrument, de quelque art que ce soit, n’est illimité, ni en
nombre, ni en grandeur, et que la richesse n’est autre chose qu’une pluralité
d’instruments utilisés dans l’administration domestique ou politique47.
Le concept d’oikonomia désigne avant tout une organisation humaine qui se donne
concrètement des règles et des normes pour accomplir la gestion de son patrimoine. Cette
notion réfère ainsi explicitement à une action politique qui tente de répondre aux besoins
des personnes incluses dans une communauté spécifique sur un territoire délimité.
La réalité recouverte par l’oikonomia, comprise en même temps comme un
objet et comme une discipline, possédait donc deux pôles, qui correspondaient à
ce que nous appelons d’un côté l’« économie ménagère » et de l’autre
l’« économie nationale », [donc politique] toutes les deux orientées vers la
réalisation de la prospérité dans l’autonomie, c’est-à-dire vers la recherche d’un
idéal d’autosuffisance et d’autarcie dans la satisfaction des besoins48.
L’oikonomia est la pratique d’une dimension humaine fondamentale, c’est-à-dire
l’économie comprise comme étant encastrée et interconnectée aux autres sphères comme la
politique, le social, le culturel et même à l’écologie. C’est ce qui fera dire à Freitag que
45 ARIST. Pol.I.8,1256b20-30, trad. Tricot. 46 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 84. 47 ARIST. Pol.I.8,1256b30-35, trad. Tricot. (C’est l’auteur qui souligne). 48 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 70. (C’est l’auteur qui souligne).
20
[l]’oikonomia était donc littéralement une « économie des besoins », la
prospérité qui y était recherchée n’était pas autoréférentielle : elle impliquait la
valorisation conjointe de la jouissance et de la participation au bon ordre du
monde, quelque chose qui n’était pas tout à fait étranger à ce que nous
nommerions maintenant un souci « écologique », un mot où l’on retrouve
d’ailleurs oikos et logos, ce dernier terme étant compris plus comme sagesse
que comme science49.
L’oikonomos s’oppose à la dynamique du marchandage comprise comme une activité
intermédiaire de strict échange monétaire peu concernée par la valeur que possèdent les
biens dans l’usage, comme nécessités répondant à des besoins spécifiques. Sans grand
rapport de solidarité et de développement avec la communauté, le travail marchand vise
davantage une valeur d’échange et moins une valeur d’usage. Ainsi, le commerçant dépend
peu de la Cité et des citoyens, mais plus d’une clientèle anonyme à partir de laquelle il
cherche à maximiser son profit par les transactions.
La valeur d’échange monétaire s’autonomise ainsi et prend préséance sur toutes
les valeurs d’usage, qui restent intégrées dans la structure des besoins
communautaires ainsi que dans les évaluations culturelles qui définissent la
valeur intrinsèque des choses et des productions, et donc aussi, en particulier la
valeur éthique et esthétique50.
Cette référence conceptuelle à l’oikonomia donne la possibilité de comprendre que
l’économie renvoie à une dimension nécessaire de l’être humain, mais non absolue. Elle
constitue une réalité anthropologique qui s’inscrit dans la logique d’intégration des
dimensions politiques et culturelles. Sous l’angle de l’oikonomia, l’économie se comprend
comme une perspective humaine placée sous l’autorité de la souveraineté politique d’un
peuple. En ce sens, l’oikonomia est constructrice de communauté, donc d’identité collective
et culturelle, parce que cette activité à caractère normatif cherche exclusivement et
concrètement à répondre aux besoins de ses sociétaires, par les sociétaires eux-mêmes. Par
contre, la chrématistique, définie comme la loi du profit, la loi propre de l’argent, est
contraire aux normes de solidarité auxquelles les citoyens doivent s’engager pour le bien
commun. Qu’en est-il de la chrématistique proposée par Aristote?
49 Idem. (C’est l’auteur qui souligne). 50 Ibid., p. 72.
21
Chrématistique
Aristote soutient qu’« […] il existe un autre genre de l’art d’acquérir, qui est
spécialement appelé, et appelé à bon droit, chrématistique; c’est à ce mode d’acquisition
qu’est due l’opinion qu’il n’y a aucune limite à la richesse et à la propriété »51. La
chrématistique est considérée, aux yeux d’Aristote, comme une activité économique
artificielle et déréglée parce que strictement basée sur l’échange illimité et éloignée des
autres activités humaines. En ce sens, la chrématistique paraît profondément abusive du
simple fait qu’elle vise l’accumulation désordonnée de l’argent en dehors des besoins de la
collectivité. Socialement parlant, elle est la source de graves désordres dans les
communautés. Aristote juge que cette activité d’accumulation des avoirs individuels et
privatifs constitue une pratique qui déshumanise autant ceux et celles qui s’y adonnent que
ceux et celles qui la subissent. La chrématistique marginalise l’importance du bien commun
et de la démocratie. Elle est, selon le philosophe, une erreur grave et une activité
condamnable d'un point de vue social, politique et éthique, simplement par le fait qu’elle
extrait l’économie considérée comme un paramètre constitutif d’une communauté de
personnes pour aboutir dans une sphère émancipée qui se régule par elle-même. La
chrématistique provoque ainsi un clivage entre l’économie devenue discipline autonome et
les liens sociaux qui construisent la communauté. En bref, celle-ci se trouve orpheline
d’une de ses dimensions vitales, l’oikonomia.
C’est en fonction de cette différenciation conceptuelle entre l’oikonomia et la
chrématistique que la philosophie empiriste et utilitariste moderne a tenté de refonder
toutes les dimensions humaines sur l’économie, comprise comme chrématistique imposant
sa propre logique et sa propre vision du monde52. C’est ce qui fera dire à Lacroix que « [l]e
marchand et le financier sont les nouveaux symboles de notre civilisation et les
entremetteurs de tout projet social »53. C’est exactement ce que dénonçait Aristote lui-
même. On le remarque d’ailleurs par la présente crise économique et sociale,
51 ARIST. Pol.I.9,1257a40, trad. Tricot. (C’est l’auteur qui souligne). 52 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 73. 53 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 7.
22
[…] enclenchée par le déraillement de la finance remet en cause le système
capitaliste lui-même, malade de sa propre logique d’accumulation. Le nouveau
régime d’accumulation par la spéculation n’a pas dénaturé le capitalisme. Au
contraire, il lui a permis d’aller jusqu’au bout de ce que lui dicte sa vraie
nature54.
Bien que la chrématistique ne soit pas une pratique nouvelle, ses conséquences
actuelles le sont parce que la crise qu’elle provoque est maintenant globale, systémique et
planétaire. Ainsi, la chrématistique facilite l’éloignement du politique et du social; elle
carence la démocratie et ouvre à la capitulation de la classe politique. La difficulté de la
prise en charge citoyenne constitue l’expression d’une vision du monde où se manifeste une
forme marquée d’abandon de la souveraineté populaire, donc de la démocratie comprise
comme la capacité que les citoyens ont ou développent afin d’intervenir à l’intérieur même
des organisations qui modèlent leur vie culturelle, sociale et économique. Aujourd’hui,
[l]a finalité essentielle du politique n’est plus de définir un sens commun de
l’activité sociale, mais d’instituer le droit et le juste (système assurant la
sécurité des individus et de leur propriété) comme liens sociaux primordiaux
entre des individus qui se trouvent par ailleurs dépourvus de tout lien
symbolique commun et dont le seul intérêt partagé est la sécurité du bien-être
personnel55.
Se référer à l’économisme aujourd’hui, c’est considérer une idéologie porteuse d’une
vision du monde et de l’homme, construite comme une science, voire comme un dogme,
qui s’impose d’un point de vue épistémologique comme la seule science véritable à partir
de laquelle nous pouvons penser l’humanité, le développement et le progrès56. D’une telle
prétention de la rationalité instrumentale se dégage une vision anthropologique
réductionniste qui quantifie, calcule et optimise. À ce sujet, Bonnevault écrit que « […] la
logique de l’instrument s’impose aux hommes comme une fin, et la justification des actions
humaines se trouve dans la rationalité, à présent transformée en véritable norme de
comportement »57. La rationalité s’impose au prix même du raisonnable, c’est-à-dire cette
54 J. B. GÉLINAS. « Le règne de la spéculation », Relations, [En ligne], no 733, juin 2009,
http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/article.php?ida=817 (Page consultée le 22 juillet 2012). 55 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 159. 56 Ibid., p. 138-141. 57 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable. Pour une conscience écologique et sociale, Boissieux,
Éditions du Croquant, 2003, p. 54.
23
disposition humaine qui facilite l’ouverture aux débats et à la délibération, donc à l’éthique
et au politique. Michel Freitag complète en affirmant que
[l]a condition de cette réussite « scientifique » fut la réduction effective de
l’action humaine à la seule logique utilitariste, au seul calcul de l’intérêt
individuel, dont on ne peut nier qu’il s’agisse effectivement de la loi immanente
à l’échange marchand, puis à l’activité entrepreneuriale, et finalement à la
spéculation financière58.
Depuis l’avènement du capitalisme industriel, cette science, nous dirait Thomas Kuhn, est
devenue « normale » avec ses adeptes, ses symboles et ses institutions propagandistes. Une
telle logique s’est imposée en prévision de libérer toutes les pratiques sociales de leurs
fantaisies politiques et éthiques où « [l’] économie n’est pas seulement un discours parmi
d’autres, mais “leˮ discours qui gouverne nos vies »59. Freitag résumera en disant que
[…] ces lois naturelles de l’« économie » ne sont rien d’autre que celles qui
résultent de la généralisation de la logique propre à la chrématistique, laissée à
elle-même et donc dégagée de toute responsabilité sociale et historique, une
généralisation qui prend la valeur d’une injonction faite à la société de s’effacer
devant le développement de l’économie, de lui laisser le champ libre et la place
nette60.
Comme Lacroix, nous sommes d’accord avec l’idée de l’urgence d’une réflexion critique
afin de vaincre « [l’] effacement de la dimension humaine au seul profit de la sphère
économique »61.
Il nous semble important à ce stade-ci de notre réflexion d’analyser davantage cette
conception anthropologique qu’est l’homo œconomicus et d’en relever les incidences
historiques.
1.1.2 Fondements du modèle socioéconomique actuel : vers l’homo œconomicus
Le libéralisme constitue une des traditions philosophiques occidentales les plus
importantes. L’analyse des fondements philosophiques du nouveau libéralisme oblige à
retourner vers des références dont l’histoire de la pensée révèle ses postulats de base. Trois
penseurs ont dessiné les pourtours du paradigme économique actuel par la présentation
58 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 74. 59 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 17. 60 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 75-76. (C’est l’auteur qui souligne). 61 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 21.
24
d’une vision de l’homme et des valeurs fondamentales qui s’y rattachent. Afin de mieux
définir l’homo œconomicus, posons un regard critique et historique sur la philosophie de
John Locke, Adam Smith et Friedrich Hayek en se rappelant que le libéralisme, fondé sur
un symbole anthropologique particulier, se manifeste par « le comportement relativement
prévisible de l’homo œconomicus, lequel serait d’ailleurs un être parfaitement égoïste dont
les gestes seraient déterminés pas ses seuls intérêts matériels »62. Une telle représentation
« a pour condition sine qua non l’institution de la propriété privée, associée à la liberté et à
la responsabilité contractuelles »63. John Locke sera le premier à réfléchir et proposer des
fondements anthropologiques modernes basés sur la liberté humaine et la propriété privée.
Une dimension de propriété
En guise d’entrée en matière, réfléchissons sur la notion de propriété, fort importante
depuis la Rome antique, qui s’est précisée à l’époque des philosophes de la Modernité
européenne par la tradition de type libéral. Ses principaux représentants, dont John Locke,
sont associés en grande partie à la culture anglo-saxonne. Le fondement de la pensée
libérale repose sur une théorie du droit selon laquelle chaque être humain est libre et maître
de lui-même. De par sa propre existence, chacun possède des droits fondamentaux,
inhérents à la nature humaine, donc indépendants de toute organisation sociale particulière
et de toute époque.
Selon la tradition romaine, le droit de propriété est essentiellement le droit d’user, de
jouir et de disposer d'une chose (usus-fructus-abusus). Le droit de l'usus sur une chose se
décrit comme le droit d'utiliser librement la chose, d’en être un usager. Le fructus est le
droit de recueillir les fruits de la chose, le droit de jouir de la chose. En d'autres termes, il
s'agit du droit de percevoir les fruits que cette chose est susceptible de produire. L’abusus
est le droit de disposer, en maître, d’une chose, c'est-à-dire de la modifier, de la céder à un
62 Ibid., p. 138. (C’est l’auteur qui souligne). 63 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 84. (C’est l’auteur qui souligne).
25
autre, de la détruire en tout ou en partie, voire de l’aliéner. La propriété permet donc à une
personne de posséder un bien, de l’utiliser et de jouir de cette possession64.
Dans la culture libérale moderne, les termes d’usus-fructus-abusus sont souvent
présentés comme indissociés. Cependant, cette représentation correspond mal à la propriété
telle qu’elle est présentée par le droit contractuel de certaines organisations. Composé de
l'usus, du fructus et de l'abusus, le droit de propriété peut se diviser. L’usufruit en est un
exemple. Il est le droit d'utiliser et de recueillir les fruits d'un bien dont on n’est pas
propriétaire. L'usufruitier a donc droit à l'usus et au fructus, mais son droit est limité par
l'obligation de conserver la substance de la chose afin de la rendre à terme au propriétaire
qui en garde l’abusus, c'est-à-dire la capacité exclusive de vendre, de donner ou de défaire
le bien même si le propriétaire n’en fait aucun usage. La force du propriétaire demeure
donc l’abusus, avec le droit de faire privément de la chose ce qu’il veut, peu importe
l’usufruit. C’est une question de propriété privée. Freitag précise que
[l]e propre de la propriété privée, telle qu’elle est pensée et établie par les
auteurs du ius civilis, était donc de libérer son bénéficiaire de toute obligation à
l’égard aussi bien des tiers que de la communauté dans l’usage qu’il pouvait
désirer faire de son bien : il pouvait ainsi, avec la sanction de la loi, aussi bien
le vendre de manière discrétionnaire que le détruire si tel était son choix65.
La propriété, telle que décrite par la tradition romaine et reprise par le libéralisme,
constitue un élément fondamental qui structure toutes les évolutions sociales. Au droit de
propriété s’en ajoute un autre jugé complémentaire : le droit à la liberté humaine. Dans la
version libérale du droit, la liberté elle-même est fondée sur la notion de propriété qui
deviendra ainsi un élément structurant de son anthropologie. Se référer à la liberté humaine,
c’est nécessairement faire mention ontologiquement de la notion de propriété. L’un
s’imbrique désormais dans l’autre. C’est ce que proposera Locke.
64 Ibid., p. 109. 65 Idem. (C’est l’auteur qui souligne).
26
John Locke : liberté et propriété
John Locke demeure indéniablement un pilier du libéralisme politique et
économique. Il est un dessinateur incontournable d’un projet de société axé sur les valeurs
de liberté et d’égalité conforme à l’état de nature projeté par Dieu, qui oblige ainsi l'homme
à se conserver lui-même tout comme l'ensemble de l'humanité. Rappelons que pour Locke,
l’état de nature est un fait historique qui persistait encore en son temps, autant chez certains
peuples jugés primitifs comme chez ceux des États qui n’obéissent à aucune règle.
Contrairement à Hobbes, partisan de la monarchie absolue, un des buts de Locke consistait
à substituer la monarchie absolue par une monarchie de type parlementaire qui puise toute
sa légitimité dans le peuple. Locke se dresse contre toutes les thèses absolutistes voulant
protéger les citoyens contre les abus du pouvoir jugé arbitraire et reconnaissant, en même
temps, des droits naturels de l’individu que la société doit respecter : le droit à l’intégrité de
la personne et le droit de propriété. En fait, dira Goyard-Fabre : « La philosophie politique
de Locke est dominée par son aversion pour l’absolutisme »66. Elle rajoutera qu’il
considère que « [l]e seul pouvoir légitime […] repose sur le consentement du peuple »67 et
qu’il tente d’établir les origines et les finalités de l’autorité politique d’un peuple ayant la
faculté de faire passer une société donnée de l’état de nature à l’état de civilisation. John
Locke affirme que
[p]our bien entendre en quoi consiste le pouvoir politique, et connaître sa
véritable origine, il faut considérer dans quel état tous les hommes sont
naturellement. C'est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans
demander de permission à personne, et sans dépendre de la volonté d'aucun
autre homme, ils peuvent faire ce qu'il leur plait, et disposer de ce qu'ils
possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu'ils se
tiennent dans les bornes de la loi de la Nature. Cet état est aussi un état
d'égalité; en sorte que tout pouvoir et toute juridiction est réciproque, un
homme n'en ayant pas plus qu'un autre68.
Chaque individu est libre en tant qu’il règle ses propres actions et dispose de ses biens
comme il l’entend. Une prémisse fondamentale demeure : parce que les hommes sont doués
de raison, les rapports entre eux ne peuvent être compris que rationnellement. Selon Locke,
66 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, 2e édition, Traduction de D. Mazel, Introduction par S. Goyard-
Fabre, Paris, Flammarion, 1992, p. 113. 67 Ibid., p. 40. 68 Ibid., p. 143.
27
c’est une obligation morale qu’ont les hommes de se conformert à la loi de la nature
prescrite par Dieu. Transgresser les règles qui régissent la raison des hommes, c’est porter
atteinte à leur propre dignité. Cette posture philosophique lockéenne qui « […] laisse
transparaître la responsabilité de chacun dans la gouverne de sa vie »69 constitue une
invitation formelle et individuelle à prendre en charge, dans la grande communauté
humaine, la conduite de la propre existence de chacun afin de conserver sa vie et ses biens
propres70. Si les finalités humaines que réclame la raison sont précisées par Locke au début
de son Traité du gouvernement civil, les moyens de son accomplissement doivent faire
l’objet de recherches puisqu’ils n’offrent aucune garantie contre la violence des guerres, les
conquêtes ou les usurpations. Goyard-Fabre dira à ce propos, dans son introduction au
Traité de Locke :
Dès lors, si la personne humaine s’avère « capable de loi » et apte à disposer de
son corps, de ses biens (§ 7) et du résultat du travail de ses mains (§ 27; § 87), il
suffit d’avoir un peu vécu pour s’apercevoir qu’en un tel état, il n’existe
« aucun juge commun compétent » pour trancher un différend qui s’élève entre
les individus (§ 19)71.
Pour Locke, le moyen par excellence pour vaincre cette difficulté et établir les liens que la
société civile exige demeure une convention avec d’autres hommes, une convention qui
permet de s’assembler en une communauté. Ainsi, selon Locke, une société politique ne
peut se former que sur une base contractuelle conformément à la loi de la nature, puisque la
société est naturelle. Il ne s’agit pas d’un pacte d’association.
Les hommes, ainsi qu'il a été dit, étant tous naturellement libres, égaux et
indépendants, nul ne peut être tiré de cet état, et être soumis au pouvoir
politique d'autrui, sans son propre consentement, par lequel il peut convenir,
avec d'autres hommes, de se joindre et s'unir en société pour leur conservation,
pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour jouir
paisiblement de ce qui leur appartient en propre, et être mieux à l'abri des
insultes de ceux qui voudraient leur nuire et leur faire du mal72.
En effet, comme tous les hommes sont par nature libres, égaux et indépendants, c’est
par un acte strictement individuel que chacun renonce volontairement au pouvoir naturel
69 Ibid., p. 65. 70 Ibid., p. 143-146. 71 Ibid., p. 69. 72 Ibid., p. 214-215. (C’est l’auteur qui souligne).
28
qu’il détient pour le confier à un pouvoir public et politique73. C’est à partir de ce
renoncement par convention et par consentement libre que se déploie une société politique
ou civile qui constituera les lois pour son compte. Ainsi, nul ne peut être dépossédé de ses
qualités naturelles. Ainsi, selon Locke, tout pouvoir politique naît exclusivement du
consentement raisonnable du peuple, c’est-à-dire de l’ensemble des personnes qui adhèrent
de façon individuelle, volontaire et consensuelle à la vie civile. Le peuple apparaît « […]
comme l’auteur véritable des lois de la république »74, comme celui qui confie, par
convention et consentement, au « corps politique » et aux magistrats qu’il nomme la
responsabilité et la capacité à promulguer des lois, de les faire exécuter et de juger de leur
application en son nom et à sa place. En ce sens, le droit positif qu’octroie toute société
civile ainsi constituée vient bonifier le droit naturel tel que décrit plus haut.
Il semble clair selon Goyard-Fabre que les idées lockéennes fondamentales de
consentement populaire à la vie civile et l’acte de confiance envers ses représentants que la
majorité choisit pour assurer le bien commun introduisent une théorie de la citoyenneté qui
sera davantage développée par la pensée politique des Lumières75. Il y a néanmoins chez
Locke cette notion d’une promotion, voire d’une transformation d’un individu en citoyen
par l’émancipation de la conscience politique. En prenant librement « corps civil », chaque
individu est invité à participer concrètement à sa construction. Chacun accède ainsi à la
dignité politique et à la responsabilité civique qui en découle. Ayant le droit naturel à faire
république, il lui incombe également le devoir d’une obéissance qui ne connaît pas
d’excuse. Ainsi, « […] il obéit en tant que sujet de la république à la loi, qu’en tant que
citoyen, il a contribué à édicter »76. La légitimité des institutions procède de la volonté
populaire et n’a de validité que dans la mesure où les actions civiles tendent vers le bien-
73 Ibid., p. 208. 74 Ibid., p. 80. (C’est l’auteur qui souligne). 75 Il semble que le concept de citoyenneté ne soit pas clair pour Locke, reconnaissant que des groupes
d’individus du Commonwealth ne sont et ne peuvent pas être politiquement membres à part entière. Par
exemple, les mendiants, la classe laborieuse et les femmes ne sont pas considérés comme des citoyens
actifs, n’ayant aucune capacité politique de vivre conformément à la loi rationnelle de nature : « […] ils
ne sont que des sujets sous les lois de la république. » (Ibid., p. 86) Goyard-Fabre poursuit en précisant
que : « En fait, Locke […] conserve quelque méfiance envers le peuple dont la reasonableness est parfois
douteuse. » (Ibid., p. 87) 76 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, 1992, p. 82.
29
être commun. Le peuple est donc investi d’un pouvoir de juger si les gouvernants assument
ou abusent de la mission politique dont ils sont mandatés et qu’ils doivent articuler par des
lois et des politiques les protégeant.
Selon Locke, la caractéristique fondamentale de l’État est d’être séculier, indépendant
de toute forme d’autorité théologique. Elle est fondée sur le postulat que la volonté libre
des hommes raisonnables est capable d’autonomie et oblige, par consentement et confiance,
à répondre à leurs propres besoins dans une perspective du bien commun. « Toutes les
conditions du libéralisme se trouvent là rassemblées »77, faisant de la liberté, pour
quiconque veut devenir véritablement homme, un programme politique à réaliser puisque
les lois civiles positives, exprimées par la volonté du peuple, donnent aux individus les
moyens de concrétiser collectivement leur liberté. « Le philosophe anglais du XVIIe siècle
demeure ainsi dans l’histoire de la pensée politique le fondateur du libéralisme
moderne »78, d’après Goyard-Fabre qui précise que « […] l’égalitarisme n’était pas la
préoccupation majeure de Locke. Il reste qu’il était le héraut de la liberté »79.
Associées à cette pensée politique fructueuse et influente, il faut relever l’importance
des idées de Locke en matière économique. Centrées sur des questions sur la liberté de
production, le droit de propriété et des considérations philosophiques, ces questions lui
tiennent à cœur puisqu’il y consacre un chapitre dans le Second Traité.
La philosophie politique dominante comportera l’affirmation du « libéralisme
économique », c’est-à-dire l’idée que la liberté de la production et de l’échange
est la condition suffisante de l’ordre social. L’un de ceux qui ont le plus
efficacement contribué à faire triompher cette idée est le philosophe anglais
John Locke80.
En lien avec la chute de la monarchie absolue que désire Locke, la notion de propriété
prend un sens différent puisque la disparition des grands domaines terriens appartenant
presque exclusivement à un petit groupe d’individus doit ouvrir la porte à une autre forme
de propriété. L’idée de la république défendue par Locke exige que cette notion soit
77 Ibid., p. 114. 78 Ibid., p. 124. 79 Ibid., p. 120. 80 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, 2e édition, PUF, Paris, 2008, p. 144-145.
30
équilibrée et que les terres « publiques » soient légitimement réparties entre les mains d’une
classe majoritaire capable, par ses moyens, d’entreprendre leur valorisation par le travail.
Comme le rapporte Henri Denis, « [l]e droit de propriété se fonde sur l’obligation du travail
et la nécessité de répartir la terre entre les individus pour qu’ils la fassent fructifier »81. La
propriété est un droit naturel, résultant du travail fourni pour transformer la terre. Cette
forme d’appropriation n’est justifiée que s’il reste à autrui des biens en quantités et qualités
suffisantes. Cette idée constitue un des fondements du libéralisme. Selon Locke, l’individu
possède le droit de s’approprier l’espace terrien qu’il peut cultiver et dont il a besoin pour
subvenir à ses besoins. Cependant, avec l’invention de la monnaie, il est possible
d’accumuler des richesses illimitées parce que les hommes ont « […] consenti à une
possession non proportionnelle et inégale de la terre »82. Henri Denis souligne d’ailleurs
l'interdiction pour un propriétaire, malgré ses possessions, de détruire le milieu naturel et
ses composantes. C’est ce qui lui fera conclure que Locke, « […] en dépit de sa conception
“idéaliste” des droits de l’homme, développe lui aussi, finalement, une philosophie sociale
profondément naturaliste »83 dont les influences idéologiques marqueront les prochains
grands économistes anglais de l’époque classique.
Cette forme de libéralisme, caractérisée aujourd’hui comme classique, trouve toute sa
légitimité philosophique et pratique dans la doctrine de la liberté naturelle, dont l’individu
est le sujet et dont le fondement est la propriété que peut détenir un sujet individuel pour
assurer et assumer son autonomie. Au 17e siècle, il s’agit d’une méthode dirigée
principalement contre la féodalité, la puissance de l’Église et des monarchies, au nom du
droit de propriété des producteurs indépendants et des entrepreneurs capables d’initier une
démarche qui humanise l’homme, lui donnant la possibilité d’être l’artisan de sa propre
humanité. Puisque le sens de l’existence humaine n’est plus donné par une religion ou une
métaphysique, le travail de l’esprit humain peut le construire. S’en dégage une philosophie
politique originale et autonome qui se distancie des horizons anciens. Simone Goyart-Fabre
précise que
81 Ibid., p. 145. 82 Idem. 83 Idem.
31
[l]a philosophie politique des Temps modernes est une pensée de l'homme en sa
différence ontologique. L'homme n'est plus défini comme la créature de Dieu.
Ce sont les exigences de la raison qui sont reconnues comme principe
régulateur des mœurs et de l'histoire politiques modernes [...] L'histoire de la
philosophie politique moderne est la prise de conscience de cette vérité84.
Le libéralisme, au sens philosophique du terme, cherche à défendre la liberté du sujet
et à matérialiser une perspective anthropologique et épistémologique radicalement
différente de celle des Anciens. Il donne à l’homme le privilège de se projeter lui-même
politiquement vers l’avenir. John Locke ouvre la voie à de nombreux philosophes et
théoriciens du libéralisme qui emprunteront ses thèmes classiques en politique et en
économie à partir de la prémisse principale que constitue la notion de propriété fondée sur
la liberté individuelle. Toute la réflexion sur le droit de propriété chez Locke sera, écrit
François Dugré, un « véritable acte de naissance de l’économie politique moderne — non
seulement Smith, Malthus et Ricardo y trouveront leur source, mais tout le néolibéralisme
s’y adosse »85. Voilà un aspect hautement déterminant qui bouleversera l’ordre social par la
justification et la création d’un ordre économique dont l’ancrage devient l’affirmation et la
généralisation de la propriété privée comme forme ultime du rapport entre les individus et
les biens. Cette nouveauté permettra en plus aux personnes qui possèdent de façon privée
de s’exclure des normes de la vie collective et d’imposer les leurs au nom d’un droit naturel
de propriété. Locke est le premier philosophe moderne à présenter les fondements articulés
de la liberté et de la propriété :
C’est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de
permission à personne, et sans dépendre de la volonté d'aucun autre homme, ils
peuvent faire ce qu'il leur plait, et disposer de ce qu'ils possèdent et de leurs
personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu'ils se tiennent dans les bornes
de la loi de la Nature86.
Pour Locke, l’être humain est naturellement un être libre, c’est-à-dire propriétaire de lui-
même, propriétaire de son travail, comme extension de lui-même et donc propriétaire des
fruits de son travail. Locke argumente que
84 S. GOYARD-FABRE. Philosophie politique, XVIe-XXe siècles, Coll. « Droit fondamental », Paris, PUF,
1987, p. 18. 85 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 45. 86 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, 1984, p. 173. (C’est l’auteur qui souligne).
32
[t]out ce qu'il [l’individu] a tiré de l'état de nature, par sa peine et son industrie,
appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son
industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis
par cette peine et cette industrie, surtout, s'il reste aux autres assez de
semblables et d'aussi bonnes choses communes87.
Il poursuit plus loin :
Tout cela montre évidemment que bien que la nature ait donné toutes choses en
commun, l'homme néanmoins, étant le maître et le propriétaire de sa propre
personne, de toutes ses actions, de tout son travail, a toujours en soi le grand
fondement de la propriété; et que tout ce en quoi il emploie ses soins et son
industrie pour le soutien de son être et pour son plaisir, […], lui appartient
entièrement en propre, et n'appartient point aux autres en commun88.
Reconnaissant en principe, avec la Bible, que la Terre a été donnée par Dieu en
commun à tous les hommes, c’est seulement par l’appropriation personnelle du travail
(étant lui-même le prolongement de la propriété de soi) et de la terre que la notion de
propriété acquiert, par la suite, une valeur complètement nouvelle. Le droit de propriété
lockéen constitue le postulat de base de toute son anthropologie à caractère individualiste,
devenant ainsi la pierre angulaire sur laquelle se construit toute société.
[…] c’est la propriété que chaque individu a, par la loi naturelle, sur sa
personne, sur son propre corps, qui implique celle de son travail, qui est usage
du corps; donc des fruits du travail. Le droit de propriété est essentiellement
antérieur à l’institution de la société, car il ne dépend pas du consentement
d’autrui ou de la loi politique; le droit de propriété s’attache donc à l’individu
seul, il est naturel. Ce point est fondamental pour Locke et pour tout le
libéralisme économique, car l’homme est d’abord travailleur et propriétaire
avant d’être un citoyen89.
La philosophie anthropologique de Locke confirme la notion du droit de propriété
directement lié avec le droit de l’individu et de sa liberté. Toute l’œuvre de John Locke
tend à montrer que la liberté n’est pas donnée à l’homme comme un privilège social et
politique, mais comme l’essence même le définissant ontologiquement. La propriété est ce
qui actualise la liberté d’un homme responsable et qui lui confère un statut social apporté
par la propriété elle-même. Puisque la propriété et le travail sont des caractéristiques
87 Ibid., p. 195. (C’est l’auteur qui souligne). 88 Ibid., p. 208-209. (C’est l’auteur qui souligne). 89 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 46.
33
communes à tous les hommes, la propriété et le travail mettent les hommes sur un pied
d’égalité.
C’est par la propriété et sa sauvegarde qu’un individu peut prendre place en société
avec des droits et des devoirs. La propriété devient le moyen nécessaire que s’attribue
l’individu pour accéder à la liberté. Seul l’individu propriétaire possède le pouvoir d’agir
librement en devenant, par la suite, un participant actif de la vie politique et économique.
La propriété privée légitime l’accès au pouvoir politique, rendant possible l’exercice du
droit politique qui demeure subordonné à la logique de la propriété. En bref, les
propriétaires seuls peuvent être des citoyens. Ainsi, la notion de liberté n’a de sens que dans
la mesure où le droit de propriété est exercé. C’est la condition et le moteur pour un
développement économique efficace. Pour l’historienne Ellen Meiksins Wood, « […]
Locke devint peut-être le premier penseur qui formula méthodiquement une théorie sur la
propriété, fondée sur des principes semblables à ceux du capitalisme »90.
John Locke présente sa philosophie politique libérale en empruntant le même chemin
logique que Thomas Hobbes (1588-1679), c’est-à-dire celui du passage d’une référence
théologique classique du droit naturel à une référence explicitement anthropologique
reconnaissant, que si l`homme est un loup pour l’homme en l’état de nature, il accède à la
justice non pas contre l’État ou le Souverain, mais grâce à lui91.
Tout comme Hobbes, Locke affirme que la société civile ne peut s’établir que sur la
base d’une convention sociale. Puisque la raison n’est pas un don divin, il appartient
exclusivement à l’homme de se faire homme. Sa nature est celle de se former lui-même,
celle de fabriquer pour lui-même et par lui-même une autre condition, la condition civile et
politique92. L’originalité de Locke sera de proposer le consentement libre (libre arbitre) et
volontaire de chacun (consent), c’est-à-dire l’acte individuel d’adhérer volontairement au
90 E. MEIKSINS WOOD. L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, Traduction de F. Tétreau,
Montréal, Lux Éditeur, 2009, p. 180. 91 S. GOYARD-FABRE. « Aux sources de l’État selon Hobbes », Philopsis, [En ligne], 18 décembre 2007,
p. 7, http://www.philopsis.fr/spip.php?article134 (Page consultée le 23 novembre 2012). 92 Ibid., p. 9.
34
contrat de citoyenneté à partir de ce qu’offre l’état de nature, c’est-à-dire la propriété qui
libère93.
Car lorsqu'un certain nombre d'hommes ont, par le consentement de chaque
individu, formé une communauté, ils ont par là fait de cette communauté, un
corps qui a le pouvoir d'agir comme un corps doit faire, c'est-à-dire, de suivre la
volonté et la détermination du plus grand nombre; ainsi une société est bien
formée par le consentement de chaque individu; mais cette société étant alors
un corps, il faut que ce corps se meuve de quelque manière : or, il est nécessaire
qu'il se meuve du côté où le pousse et l'entraîne la plus grande force, qui est le
consentement du plus grand nombre […]94.
Dans cette convention politique, l’individu consent librement et individuellement à
transformer l’état de nature pour entrer dans la vie civile, c’est-à-dire à ne plus exécuter le
droit rattaché strictement à la nature individuelle des hommes, mais le droit civil rattaché à
un consentement pour le bien commun. L’individu accepte de transférer le droit naturel en
citoyenneté et à obéir aux lois d’un gouvernement qu’il se donne. La société civile repose
sur l’acte de liberté qui engage les individus personnellement dans le corps politique. Cet
engagement est un acte de confiance (trust) envers l’institution que l’individu contribue à
constituer lui-même par les gouvernants qu’il propose par suffrage et représentation.
La confiance que les individus accordent à l’autorité politique signifie que cette
compétence leur est reconnue pour déterminer l’ordre légal tout en assurant la sécurité et la
protection aux membres du corps social. Puisque l’état de nature est caractérisé par des
droits naturels que sont la liberté individuelle et la propriété privée, l’État n’est instauré que
pour garantir l’état de nature en lui procurant un caractère légal. Cette confiance oblige
réciproquement la responsabilité du gouvernement devant le peuple. Le consentement et la
confiance sont donc deux valeurs importantes dans la représentation lockéenne de
l’homme.
À partir de Locke, le fondement anthropologique du libéralisme sera l'individu libre.
L'État absolutiste, après avoir été maître de l'individu, doit maintenant se mettre à son
service. Dans le champ politique, le libéralisme s'inscrit dans l'héritage des doctrines du
93 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, 1984, p. 250-251. 94 Ibid., p. 251. (C’est l’auteur qui souligne).
35
droit naturel (liberté, propriété, sécurité et résistance à l’oppression), c’est-à-dire le passage
de l'état de nature à l'état civil garanti par la volonté des individus eux-mêmes.
Globalement, la liberté se traduit par le droit pour chacun d'agir comme il le décide
afin de poursuivre ses objectifs propres, par ses moyens propres, d'échanger, de s’associer
et de contracter librement, de s'exprimer librement et de choisir librement ses propres
projets. L’État n’a aucunement à intervenir, sinon pour protéger les libertés individuelles et
les droits de propriété avec des lois qui établissent clairement les communs consentements,
lois appliquées par un juge reconnu pour son autorité en la matière, qui exécute les
sentences formulées par un pouvoir légitimé. « Le rôle et le sens de la société politique sont
d’assurer la conservation de la propriété en fournissant les pouvoirs législatif, judiciaire et
exécutif. Tel est le fondement, selon ce roman de formation lui-même fondateur, du
libéralisme »95. De telles avenues s’inscriront peu à peu dans les chartes des droits
humains96.
Locke cautionne et renforce ainsi la tradition du droit romain par l’universalité de son
caractère naturel. De tels droits sont désormais applicables à tous les êtres humains, à tout
moment et en tout lieu, ce qui, en même temps, fonde le principe de l’égalité, c’est-à-dire la
possibilité que chacun a de mener à terme ses projets librement, sans entraver la liberté
d’autrui. Chez Locke, la notion de liberté est liée à celle de l’égalité puisqu’il faut
reconnaître les mêmes droits privés aux autres97. Locke dira que
[c]et état [de liberté] est aussi un état d'égalité; en sorte que tout pouvoir et toute
juridiction est réciproque, un homme n'en ayant pas plus qu'un autre. Car il est
très évident que des créatures d'une même espèce et d'un même ordre, qui sont
nées sans distinction, qui ont part aux mêmes avantages de la nature, qui ont les
95 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 50. 96 De tels droits de propriété seront dorénavant protégés par les lois, les diverses constitutions et les
nombreuses déclarations des droits de l’homme. Le cinquième et le quatorzième amendement de la
Constitution des États-Unis protègent concrètement la propriété privée. On retrouve également cette
protection dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (article 17), ainsi que la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (article XVII). 97 L’égalité des droits qui, logiquement, implique d’un point de vue de la pratique politique le suffrage
universel, s’exprimait dans l’Angleterre post lockéenne davantage par un suffrage très restreint relié à la
propriété privée de certains entrepreneurs. En font foi également les normes du parlementarisme où deux
instances gouvernementales proposées par Locke concernaient spécifiquement des non-élus (les Lords et
la monarchie).
36
mêmes facultés, doivent pareillement être égales entre elles sans nulle
subordination ou sujétion […]98.
Locke se démarque du Moyen-âge : si le christianisme enseignait l’égalité des hommes
devant Dieu pour le Royaume en devenir, l’égalité et la liberté sous l’angle lockéen
constituent des états de nature que les nouveaux gouvernements doivent méticuleusement
protéger99.
Les idées de Locke se matérialiseront d’une façon toute particulière dans l’Angleterre
de son époque. D’un point de vue pragmatique, il ouvre, par sa justification philosophique,
les portes à de nouvelles manières d’appréhender l’économie, la propriété, le travail et le
capital. Selon Locke le droit de propriété est un droit naturel personnel fondamental d’user,
de jouir et de disposer du fruit et des richesses développés par ses activités légitimes qui
appartiennent exclusivement à chacun. L’obtention d’un droit de propriété n’a de sens que
dans la mesure où la propriété, par le travail, prend de la valeur, principalement une valeur
économique d’échange100. Pour Meiksins Wood, « Locke stipule bien clairement que la
valeur à laquelle il songe n’est pas seulement une valeur d’usage, d’utilisation, mais
également une valeur d’échange. L’argent et le commerce poussent les hommes à améliorer
les choses qu’ils possèdent »101. L’exercice de la liberté et de la propriété privée procure
une amélioration collective. Par exemple, une terre qui n’est pas travaillée est en soi une
forme de gaspillage, donc « […] tout homme qui se l’approprie, en la retirant du bien
commun et qui la clôture afin de la cultiver, donne en vérité quelque chose à l’humanité
[…] »102. Cette amélioration provoquée par le travail est le fondement qui justifie les droits
de propriété. Ainsi, ne pas améliorer sa terre, ne pas la travailler c’est, à la limite, risquer de
perdre son droit sur elle.
C’est sur ce postulat lockéen de la propriété privée et de la liberté individuelle que
l’activité économique jusque-là associée aux autres dimensions de la vie humaine s’en
98 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, 1984, p. 173. (C’est l’auteur qui souligne). 99 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 45-46. 100 Selon Ellen Meiksins Wood : « Ce principe devait justifier non seulement la pratique de l’enclosure en
Angleterre, mais aussi la dépossession des indigènes aux colonies. Sur ce point, Locke était formel ». (E.
MEIKSINS WOOD. L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, p. 247). 101 Ibid., p. 176. 102 Ibid., p. 177.
37
détache peu à peu, légitimant philosophiquement la venue d’un système économique
nouveau : le capitalisme. Pour Locke et les nombreux libéraux qui suivront, tous les êtres
humains naissent avec les mêmes possibilités, les mêmes chances pour exercer leur propre
personnalité, c’est-à-dire leur liberté individuelle. Le contrat social ne vise essentiellement
qu’à garantir, par un cadre légal, juridique et politique, l’état de nature de la liberté humaine
individuelle dans un contexte d’égalité des chances dont la propriété privée est le
fondement et l’expression de la liberté. Puisque le rôle du politique consiste à déterminer et
à assurer de façon subordonnée les droits de propriété privée et exclusive fondés sur
l’affirmation de la liberté de l’homme qui le rend propriétaire de sa personne, de son travail
et du fruit de son travail, les travaux de Locke ouvrent la possibilité d’émanciper
l’économie du social et du politique et conduisent vers la constitution réelle d’un régime
juridique d’économie de marché, dont le but sera de maximiser les avantages concurrentiels
et transactionnels103.
Les notions de Locke posant la propriété privée comme la base de l’autonomie
individuelle insérée dans une société postulent que le développement social doit désormais
se réaliser à partir de principes économiques devenus primordiaux et de plus en plus
distinctifs. À la limite, rajoute Ellen Meikins Wood, il faut considérer que « […] les
principes économiques acquirent un sens moral et religieux. Puisqu’en améliorant la terre,
ces hommes exécutaient le dessein de Dieu, tout leur projet se haussait au rang de religion
nouvelle »104. Un tel système économique aura des incidences majeures sur les enjeux
politiques de la nation anglaise elle-même.
En Angleterre surtout où, depuis la Grande Charte, on s'était habitué à
conquérir la liberté contre un État qui incarnait l'ordre et les traditions, la
grande tradition libérale, celle de Locke et de Smith, fut vite associée à la
volonté de ramener l'État à son rôle de gardien des libertés individuelles105.
Cette vision anthropologique propre à Locke, intrinsèquement reliée à la propriété,
deviendra la justification nécessaire pour l’édification d’un système économique capitaliste
103 M. SÉGUIN. Le coopératisme : réalisation de l’esprit de la philosophie libérale en économie?, Thèse
(Ph. D.), Université du Québec à Montréal, 2004, p. 52. 104 E. MEIKSINS WOOD. L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, p. 260. 105 M. LAGUEUX. « Qu’est-ce que le néo-libéralisme? », Les Cahiers virtuels, [En ligne], janvier 2004, p. 6,
http://www.philo.umontreal.ca/documents/cahiers/Lagueux_neoliberalisme.pdf (Page consultée le 27 mai
2009).
38
qui naîtra en Angleterre et duquel de nombreux réformateurs s’inspireront, dont
l’incontournable Adam Smith (1723-1790).
Adam Smith : la division du travail et l’importance du marché
À l’intérieur d’un courant d’idées généré par la philosophie anthropologique
lockéenne émerge la pensée de l’Anglais Adam Smith. Cette pensée aura une importante
influence et une grande portée sur la pensée de l’économie libérale, à un point tel qu’on
considère Smith comme le fondateur du libéralisme moderne.
Situons l’œuvre de Smith à partir de ses deux ouvrages principaux. L’ouvrage intitulé
Théorie des sentiments moraux, publié en 1759, se présente comme un plaidoyer normatif
qui expose les exigences morales des actions et des représentations humaines à l’intérieur
des activités sociales et économiques. L’autre, La richesse des nations de 1776, considéré
comme son œuvre maîtresse, couvre davantage l’aspect descriptif d’un projet économique
national créateur de richesses pour tous. Les deux ouvrages de l’auteur proposent ni plus ni
moins une explication d’un ordre social juste et d’une économie politique renouvelée par
une pratique régulatrice de la vie quotidienne. Fidèle à Locke, les concepts de travail et de
droit de propriété occupent une place centrale dans ses écrits et, par ricochet, influenceront
les autres penseurs des libéralismes classique et nouveau qui suivront. C’est ce qui fait dire
à Daniel Diatkine, qui introduit une des éditions de La richesse des nations, qu’Adam
Smith
[…] opère dans une certaine mesure un retour à la conception traditionnelle,
héritée en grande partie de Locke et d’Hutcheson, selon laquelle le droit de
propriété est un droit naturel donc antérieur logiquement à toute convention
sociale, dont la légitimité est fondée sur le travail106.
Notons au passage que, des deux principaux ouvrages d’Adam Smith, fort différents dans
leur approche respective, mais particulièrement complémentaires dans leur visée, l’histoire
106 A. SMITH. La richesse des nations I, Traduction de G. Garnier revue par A. Blanqui, Paris, GF
Flammarion, 1991, p. 26-27.
39
n’aura retenu que le volet économique de son œuvre, c’est-à-dire la philosophie qui se
dégage de La richesse des nations107.
Cet écrit montre que la richesse des nations ne peut se réaliser que par les vertus de
l’individualisme et les bienfaits de la division du travail productif qui émerge de la faculté
d’échanger dans un marché structuré. Si le travail légitime le droit de propriété comme un
droit naturel et antérieur au social, la division du travail ne peut que fortifier ce droit et
contribuer à structurer les paramètres sociaux selon les règles d’un marché qui régularise
ces mêmes paramètres108. Smith suppose que, dans une logique de production et d’échange
de biens que procure le marché, la division du travail augmente techniquement l’habileté
des travailleurs et réduit ainsi le temps de fabrication de tout produit. Cette mise en œuvre
d’un travail spécialisé et regroupé dans une fabrique facilite l’augmentation de la cadence
du travail et la précision de son exécution. Ainsi s’initient des innovations et le
développement de nouvelles machines dont les finalités permettent d’améliorer et de créer
de nouveaux biens de production et de consommation. En bref, conclut Smith, une nouvelle
culture entrepreneuriale et sociale devrait émerger par la division du travail et la
valorisation d’une classe d’entrepreneurs capables d’articuler les postulats du libéralisme
qui prend racine dans une nouvelle pratique économique : le capitalisme109. Smith écrira
que, désormais,
107 Stéphane Bonnevault précise que l’histoire économique a privilégié davantage la compréhension de La
richesse des nations, laissant au second plan son œuvre complémentaire la Théorie des sentiments
moraux. D’où le fameux Das Adam Smith Problem, c’est-à-dire ce clivage prépondérant de l’œuvre de
Smith récupéré par la tradition néoclassique affirmant strictement l’égoïsme de l’individu sans
reconnaissance à l’engagement moral envers les autres. Pourtant, l’œuvre de Smith, par les deux ouvrages,
tente de réconcilier l’intérêt individuel et la responsabilité sociale (S. BONNEVAULT. Développement
insoutenable […], p. 140-146). 108 A. SMITH. La richesse des nations I, p. 85-90. 109 À plusieurs reprises, Smith précise l’idée selon laquelle les nouvelles structures sociales doivent imiter
celles de l’industrie et du capital qui en dépend. Voici une citation qui montre l’importance qu’il accorde à
ce sujet : « Le propriétaire du capital qui alimente un grand nombre d'ouvriers, essaye nécessairement,
pour son propre intérêt, de combiner entre eux la division et la distribution des tâches de telle façon qu'ils
produisent la plus grande quantité possible d'ouvrage. Par le même motif il s'applique à les fournir des
meilleures machines que lui ou eux peuvent imaginer. Ce qui s'opère parmi les ouvriers d'un atelier
particulier, s'opérera pour la même raison parmi ceux de la grande société. Plus leur nombre est grand,
plus ils tendent naturellement à se partager en différentes classes et à subdiviser leurs tâches. Il y a un plus
grand nombre d'intelligences occupées à inventer les machines les plus propres à exécuter la tâche dont
chacun est chargé, et dès lors il y a d'autant plus de probabilités que l'on viendra à bout de les inventer. Il y
a donc une infinité de marchandises qui, en conséquence de tous ces perfectionnements de l'industrie, sont
obtenues par un travail tellement inférieur à celui qu'elles coûtaient auparavant, que l'augmentation dans le
40
[c]'est le capital qu'on emploie en vue d'en retirer du profit, qui met en
mouvement la plus grande partie du travail utile d'une société. Les opérations
les plus importantes du travail sont réglées et dirigées d'après les plans et les
spéculations de ceux qui emploient les capitaux; et le but qu'ils se proposent
dans tous ces plans et ces spéculations, c'est le profit110.
Reconnaissant les fondements mêmes de la liberté et des droits de propriété, Smith invite
son époque à un changement de culture.
Les propositions faites par Smith auront, en Angleterre, des répercussions nationales
fondamentales démontrant l’importance d’une organisation du travail qui doit dorénavant
produire et vendre dans un environnement compétitif et concurrentiel afin de répondre à la
demande des nouveaux consommateurs. L’entreprise privée à caractère capitaliste, qui
engage des capitaux dans une production et embauche des ouvriers pour un salaire, s’oblige
à l’innovation organisationnelle, car elle doit servir convenablement et à prix raisonnables
des clients tout en évitant des prix excessifs qui pourraient conduire à sa propre faillite.
Fondée sur les droits de propriété privée institutionnalisés, la régulation économique qui
s’exerce exclusivement par l’offre et la demande présuppose de facto un mécanisme
automatique, voire naturel du marché.
C’est ce marché qui, nourri par la recherche de l’intérêt et du profit individuel de
chacun que procure la propriété privée, facilite et assure par la libre concurrence, le
développement de la richesse du plus grand nombre dans une nation. Basé sur les idées de
Locke, ce raisonnement sera révolutionnaire chez Smith parce qu’il montre que le marché
dans lequel s’insèrent des activités économiques égoïstes constitue l’instrument par
excellence pour la création efficace d’une richesse pour tous. C’est par l’économie de
marché, motivée par les libertés individuelles et les droits de propriété promus par Locke,
que se construisent la force et le pouvoir d’une société. Smith soutient que, tout en
souhaitant produire le plus de gains et de valeur possibles pour soi-même, un propriétaire, à
son insu, est naturellement
prix de ce travail se trouve plus que compensée par la diminution dans la quantité du même travail ».
(A. SMITH. La richesse des nations I, p. 159.) 110 Ibid., p. 335.
41
[…] conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans
ses intentions; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société,
que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son
intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour
l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler Je n'ai
jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à
travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai
que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne
faudrait pas de longs discours pour les en guérir111.
Par son entreprise et tout ce qu’il possède, l’entrepreneur-propriétaire n’est plus
seulement un producteur de biens et de services. Il devient un important créateur de
richesses collectives. Il est celui qui, par la régulation du marché, ordonne les orientations
de la société elle-même. L’argumentaire de Smith insiste sur le fait que le développement
social ne peut passer que par un marché qui se régularise par lui-même et à l’intérieur
duquel s’inscrivent des individus libres dont la propriété favorise continuellement
l’innovation et la production de biens servant les intérêts et les avantages des uns et des
autres. Fort en image, Smith exprime une de ces idées fondatrices de la façon suivante :
[…] Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez
besoin vous-mêmes; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont
nécessaires s’obtiennent de cette façon. Ce n'est pas de la bienveillance du
boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner,
mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à
leur humanité, mais à leur égoïsme; et ce n'est jamais de nos besoins que nous
leur parlons, c'est toujours de leur avantage112.
Smith fera comprendre à son époque l’importance d’accumuler de la richesse
économique individuelle structurée par le marché de l’offre et de la demande, et la
nécessité de reconnaître les bienfaits que cette action égoïste procure à la collectivité elle-
même. Pour y arriver, il faut respecter les règles d’une productivité améliorée par la
division du travail et l’échange en revenus, en rémunération et en salaire. L’idée de la
croissance des richesses et de maximisation des profits n’est donc qu’un pas à franchir pour
comprendre que ces concepts seront le moteur du capitalisme en Angleterre.
111 A. SMITH. La richesse des nations II, Traduction de G. Garnier revue par A. Blanqui, Paris, GF
Flammarion, 1991, p. 42-43. 112 A. SMITH. La richesse des nations I, p. 82. (C’est l’auteur qui souligne).
42
Pour favoriser la croissance des richesses individuelles et, par le fait même, celle de
la nation, l'État démocratique, selon Smith, doit limiter ses interventions à la stricte défense
des citoyens, à la justice et à la production de biens jugés fondamentaux, c’est-à-dire qui
n’offrent aucune opportunité de profits et d’accumulation de capitaux par l’entreprise
privée113. À la suite de Locke, qui postule que les droits individuels et privés sont
inaliénables et antérieurs à toute société, la pertinence d’un État n’est valable que dans la
mesure où elle répond, respecte et promeut l’impératif de protection de ces droits de
propriété. Comme Locke l’enseignait, ces droits sont fondés sur l’appropriation de soi-
même, sur le travail personnel, les capacités individuelles d’y répondre et sur les biens
produits. Ainsi, dans un contexte d’échange et de commerce tel que le décrit Smith, la
liberté, le travail et la propriété privée justifient la conformité au droit naturel proposé par
Locke et conditionnent les démarches politiques et la vie démocratique d’une communauté
qui doivent de plus en plus se mettre au service des impératifs d’un marché autonome et
régulateur dont la confiance en une main invisible doit primer114.
Le mouvement de privatisation, d’individualisation et de libération de l’économie
dans l’Angleterre de Smith sera le moteur permettant à une économie de marché de
s’installer et de faire office d’autorité devant la classe politique et la démocratie de
l’époque. Parce ce que, selon Smith,
[l]'expérience semble pourtant nous faire voir que, dans presque toutes les
circonstances, l'économie et la sage conduite privées suffisent, non seulement
pour compenser l'effet de la prodigalité et de l'imprudence des particuliers, mais
même pour balancer celui des profusions excessives du gouvernement. Cet
effort constant, uniforme et jamais interrompu de tout individu pour améliorer
son sort, ce principe, qui est la source primitive de l'opulence publique et
nationale, aussi bien que de l'opulence privée, a souvent assez de puissance
pour maintenir, en dépit des folies du gouvernement et de toutes les erreurs de
l'administration, le progrès naturel des choses vers une meilleure condition115.
Ainsi, le pouvoir politique élu démocratiquement doit servir les intérêts privés fondés sur la
liberté et les droits de propriété. Smith montre que ce même pouvoir politique demeure
secondaire puisque la logique du marché, guidée par une main invisible, procure une
113 A. SMITH. La richesse des nations II, p. 309. 114 A. SMITH. La richesse des nations I, p. 125-134. 115 Ibid., p. 430.
43
richesse nationale que le pouvoir politique ne peut donner. Aux dires de Lacroix, qui
rapporte les propos de Friedrich Hayek, celui-ci dira au sujet de la main invisible qu’elle
manifeste même « […] toutes les vertus d’une morale naturelle »116. Le rôle du politique se
limite à maintenir les conditions optimales pour la création individuelle et privée d’une
richesse dont les vertus sont socialement exponentielles. Smith écrira même que la
subordination d’un gouvernement civil à l’économie sera d’autant plus forte si l’acquisition
de propriétés privées s’accentue sur un territoire national117.
Cette assertion lockéenne et smithienne, qui établit un lien de subordination d’une
démocratie au service d’un mouvement libéral à caractère économique, étonne au point où
Freitag s’interroge sur le fait d’identifier la réalisation de la démocratie avec le libéralisme
[parce qu’] il existe une antinomie formelle entre la suprématie de la loi du
marché, qui est la loi de la propriété et du pouvoir d’organisation et de
commandement qui en découle, et la capacité démocratique de participation à la
vie sociale et politique, et notamment au procès législatif qui en représente le
cœur dans les sociétés modernes118.
Meiksins Wood fait un constat historique semblable et décrit, à la suite de Smith, l’écart
grandissant entre le pouvoir économique fondé sur la propriété privée des terres, des
industries et du capital de l’aristocratie dirigeante, qui justifie son action privative par le fait
qu’elle est créatrice de la richesse collective, et le pouvoir politique réel d’un État
marginalisé par la force croissante des marchés119.
Ces propos nous amènent à questionner, à ce stade-ci de notre réflexion, le lien
unissant l’idéal démocratique et le libéralisme tel que proposé par Locke et Smith. Comme
nous l’avons souligné avec John Locke, deux valeurs sont fondatrices des démocraties
modernes en contexte libéral. Il s’agit de la liberté et l’égalité. La liberté humaine est de
l’ordre de la nature. Et cette liberté n’a de valeur que dans la mesure où l’égalité lui sert de
support : tous naissent et grandissent avec les chances égales d’exercer leur liberté promue
116 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 11. 117 A. SMITH. La richesse des nations II, p. 333. 118 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 135. 119 E. MEIKSINS WOOD. L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, p. 271.
44
par les droits de propriété. Voilà pourquoi l’égalité fonde la liberté120. Cependant, consent
Locke, il faut reconnaître, dans les faits, qu’une contrainte importante surgit du libéralisme
qu’il ne peut régler et dont les conséquences sont déterminantes sur les enjeux politiques
démocratiques : l’exercice de la liberté considérée comme fondamentale et conforme à la
nature crée inévitablement des inégalités sociales. Les deux valeurs fondatrices des
démocraties modernes se retrouvent alors en déséquilibre l’une envers l’autre dans un
contexte économique dominant. Locke écrit :
Seulement, très vite, le désir de posséder toujours plus développa en chacun la
tendance à augmenter ses possessions. Alors, l’égalité primitive disparut et
l’inégalité dans la possession privée des richesses s’installa. Bref, les terres
inconnues deviennent rares parce que les terres clôturées s’accroissent, la
production s’accroît et permet de supporter une population accrue (§ 48), la
propriété s’agrandit (§ 49) et l’égalité cède enfin la place à l’inégalité121.
Smith, pour sa part, explique les causes « […] ou les circonstances qui amènent
naturellement la subordination, ou qui, antérieurement à toute institution civile, donnent
naturellement à certains hommes une supériorité sur la plus grande partie de leurs
semblables […] »122. Il en énumère quatre : la supériorité due aux qualités personnelles, à
l’âge, à la fortune et à la naissance. Pour Smith,
[l]a naissance et la fortune sont évidemment les deux circonstances qui
contribuent le plus à placer un homme au-dessus d'un autre. Ce sont les deux
grandes sources des distinctions personnelles, et ce sont par conséquent les
causes principales qui établissent naturellement de l'autorité et de la
subordination parmi les hommes123.
Il semble particulièrement frappant de constater l’évolution d’une différence
conceptuelle entre un libéralisme qui se développe sous la plume de Smith et les valeurs
démocratiques pensées par la Modernité. Un clivage se dessine entre un système qui fonde
toute sa pratique économique sur affirmation d’une liberté suprême et celui qui confronte
politiquement la liberté avec celle de l’égalité. Dans le premier système, l’émancipation de
l’économie sur le politique se réalise par l’émancipation de la liberté sur l’égalité. On
120 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 164. 121 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 49. L’auteur se réfère ici au propos de
Locke dans l’œuvre Traité du gouvernement civil. 122 A. SMITH. La richesse des nations II, p. 333. 123 Ibid., p. 336.
45
« suprématise » l’économie comme on « suprématise » la liberté et la propriété privée.
Cette difficulté nous conduit à soumettre l’hypothèse qu’une survalorisation de la liberté
individuelle fondée par le libéralisme lockéen et smithien se réalise au prix de l’autre valeur
fondamentale de la démocratie, l’égalité. Cette primauté de la liberté individuelle,
considérée comme une force du libéralisme économique, affaiblie par le fait même les
perspectives démocratiques laissant libre cours à l’économie de marché, qui supplante et
subordonne le politique diminué par l’altération de l’égalité. Par conséquent, une économie
de marché libérée des contraintes politiques provoque l’accroissement des inégalités
puisque le système économique prime par la seule valeur de la liberté individuelle. Si nous
acceptons le fait, comme Locke, que les démocraties politiques exigent le lien et le
maintien du lien entre les valeurs de liberté et d’égalité, force est de reconnaître que les
conditions d’une économie libérale limitent cette valeur à la stricte égalité des chances
d’être libre que chacun porte par le fait d’être humain.
Nous rejoignons les propos soulevés précédemment par Freitag affirmant que, si les
valeurs prônées par le libéralisme sont semblables aux valeurs de la démocratie politique,
leur arrimage et leur interdépendance varient grandement. Ainsi, fragiliser le rapport
fondamental des valeurs de liberté et d’égalité, c’est affaiblir concrètement la démocratie
elle-même, lieu de solidarité et de construction sociale et culturelle. Joseph Stiglitz en
montrera les conséquences contemporaines tragiques pour l’Amérique et l’Occident dans
son ouvrage Le prix de l’inégalité124. Il semble qu’au 18e siècle, ces deux avenues, libérale
et démocratique, aient construit des systèmes différents ayant suscité des transformations
sociales différentes, priorisant ou valorisant différemment les valeurs de liberté et
d’égalité125. Karl Polanyi écrit en 1944 que,
124 J. STIGLITZ. Le prix de l’inégalité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012. 125 Soumettons l’hypothèse que le mouvement socialiste qui a pris naissance au 19e siècle pour faire
contrepoids au libéralisme politique et au capitalisme économique de l’époque mit l’emphase davantage
sur la valeur de l’égalité aux dépens des libertés individuelles. Ainsi, il semble opportun de penser qu’à
partir des valeurs fondatrices du 18e siècle de la liberté et de l’égalité, deux systèmes politiques et
économiques ont émergé, privilégiant chacun une valeur plus que l’autre : le libéralisme, avec la valeur de
la liberté suprême au prix de l’égalité, et le socialisme, avec la valeur de l’égalité suprême au prix des
libertés individuelles. Nous connaissons l’antinomie des deux systèmes. Le 21e siècle en montre
actuellement les grandes fragilités respectives.
46
[…] de même que le passage à un système démocratique et représentatif
supposait un renversement complet de la tendance de l’époque, de même le
remplacement du marché régulé par des marchés autorégulateurs constitua à la
fin du XVIIIe siècle une transformation complète de la structure de la société126.
Deux grands paradigmes semblent donc cohabiter au sein de la Modernité. Ainsi, le
libéralisme économique prétend avoir pris le pas sur la démocratie elle-même, la
subordonnant de plus en plus à ses finalités et à ses besoins127. De la notion de propriété du
droit romain, c’est-à-dire le droit d’user d’une chose, d’en jouir et d’en disposer à sa guise,
ces principes seront modernisés en mettant davantage l’accent sur l’abusus individuel et
individualisant comme vecteur essentiel de la liberté humaine au prix de l’égalité.
Les lignes directrices se dessinent vers un nouveau libéralisme qui se développe dans
la première moitié du 20e siècle de façon un peu marginale, mais dont l’impact sera
particulièrement percutant au tournant des années 1970. Un des penseurs de ce mouvement
important, d’un point de vue philosophique, est l’Autrichien Friedrich Hayek.
Friedrich Hayek : l’ordre spontané et l’individualisme
Friedrich Hayek, auteur de l’ouvrage The Road to Serfdom (La route de la servitude)
publié en 1944, dénonce dans cet essai le socialisme comme le plus grave danger pour la
liberté. Depuis les utopistes, il considère les idées socialistes comme porteuses
d’autoritarisme social sur les individus ouvrant les voies toutes grandes à la dictature et au
fascisme comme ceux vécus dans l’Europe de la première moitié du 20e siècle. Selon
126 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 105. 127 Le nouveau libéralisme aujourd’hui s’exprime par la propriété des moyens de production et une mainmise
particulièrement efficace et discrétionnaire sur le travail au point d’atténuer la portée du droit fondamental
de propriété du travail, postulat cher à Locke (M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 106).
D’une appropriation individuelle légitimée par les Modernes s’effectue un glissement conceptuel créant,
par prolongement, la justification d’une appropriation illimitée. Face à la surconsommation et au
gaspillage qui caractérisent les habitudes économiques actuelles, Locke aurait probablement dénoncé les
dommages causés et s’en serait probablement offusqué moralement (J. LOCKE. Traité du gouvernement
civil, 1984, p. 201-204).
47
Hayek, le projet socialiste de lutte contre les bases du libéralisme tente de contrôler la
société128.
Une des grandes convictions défendues par Hayek est celle d’un retour inévitable du
marché comme principe organisateur de la société. Cette défense du nouveau libéralisme,
dont le principe consiste à utiliser de façon optimale les forces sociales spontanées et à
réduire au maximum le contrôle et la planification de l’État, fait de ce penseur le principal
inspirateur de la réhabilitation du capitalisme dans les années 1970-1980129.
Le déclin du libéralisme classique ne vient pas du fait que les maux de ce système ont
vaincu ses bienfaits, mais plutôt de la lenteur des conséquences que devait procurer
l’exercice de la liberté économique. Le problème n’est pas de trop croire au marché, mais
de se laisser convaincre que lui seul pouvait assurer le développement optimum social.
L’idéologie socialiste allemande a réussi à dénigrer suffisamment les idées anglaises en
favorisant une conception étatique et planifiée de l’économie, ce qu’il réfute fortement.
La philosophie proposée par Hayek se fonde sur l’individualisme qui affirme qu’il
n’existe aucune échelle de valeurs unique et homogène. Chacun est juge de ses propres
fins130. L’action commune ne peut se réaliser que sous la forme d’une entente ou d’une
alliance d’intérêts strictement individuels. En dehors de cette perspective, seule la dictature
peut imposer des fins sociales à ses sociétaires. Le postulat fondamental de sa thèse repose
sur l’indépendance des choix individuels à l’intérieur d’un système juridique fixe promu
par l’État qui permet de régler la concurrence, seul gage d’efficacité sociale. « D’où une
grande méfiance de F. Hayek vis-à-vis de la démocratie quand celle-ci prétend vouloir
égaliser les conditions sociales ou limiter le pouvoir et la richesse de certains individus »131.
Le nouveau libéralisme sera pour Hayek l’occasion d’une refonte conceptuelle et d’un
assainissement des pratiques.
128 F. HAYEK, La Route de la servitude, Traduction de G. Blumberg, Paris, Presses universitaires de France,
1985, p. 24-29 et p. 121-131. 129 C. LAVAL, « Mort et résurrection du capitalisme libéral », Revue du MAUSS, 2007/1, n°29, p. 399-400. 130 F. HAYEK, La Route de la servitude, p. 49. 131 C. LAVAL, « Mort et résurrection du capitalisme libéral », p. 401.
48
Comme nous l’avons noté d’entrée de jeu dans ce travail, depuis plus d’une trentaine
d’années, le néolibéralisme, version contemporaine de la chrématistique aristotélicienne132,
cherche à subordonner, voire à abolir les dimensions humaines jugées néfastes pour la
construction d’un monde libre, basée sur le mécanisme des forces spontanées et
universelles du marché. L’ordre spontané de Hayek suggère que tout phénomène social doit
être considéré strictement comme la résultante involontaire d’actions économiques
individuelles qui, juxtaposées, produisent un ordre socialement stable et économiquement
efficace. Hayek nie toute forme de plan social et politique pouvant affecter le bon
fonctionnement des marchés. De cette spontanéité émerge un savoir spécifique qui,
pourtant, ne peut être appréhendé dans sa totalité par les participants eux-mêmes. C’est une
question de circonstance et de hasard. Ce sera la thèse principale de l’économiste Friedrich
Hayek. Il pose ainsi les bases théoriques du néolibéralisme. Hayek se propose d’inscrire
davantage l’individualisme dans une longue réflexion et dans une construction occidentale
qu’il faut à tout prix protéger et promouvoir133.
Le néolibéralisme, comme courant de pensée, s’est développé en réaction à
l’interventionnisme étatique et l’État providence. Friedrich Hayek est contre toute
limitation par l’État du libre fonctionnement des mécanismes du marché134. Cherchant à
montrer l’insuffisance et le danger de toute mesure sociale de l’État-providence, il souhaite
libérer l’humanité de toute contrainte étatique, socialisante et « planifiante ». Hayek part du
constat que la connaissance en science sociale est subjective et limitée et pose que chacun
des membres d’une société ne dispose que d’une parcelle de connaissances. Il considère
que c’est une erreur de penser et de traiter les dimensions humaines (sociales, politiques,
culturelles, économiques, etc.) comme une connaissance à partir de laquelle une
planification « stratégique » s’érige et que l’économie planifiée par l’État consiste à prendre
des décisions arbitraires et limiter la liberté individuelle par la coercition. Prenant appui sur
132 Freitag dira que c’est bien : « […] la propriété privée (un pléonasme, on l’a compris) qui est à l’origine de
la création d’un domaine ou d’une réalité proprement économique, au sens précis où l’entendent les
doctrines puis la science économique modernes qui ressaisissent sous ce nom ce que les anciens
nommaient plus justement la chrématistique : l’art de faire de l’argent, et les « lois » ou conditions
formelles générales auxquelles il est soumis » (M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 90). 133 F. VON HAYEK. « La route de la servitude », Friedrich A. Hayek, Ennemi de la servitude, Montréal,
Institut économique de Montréal, 1985, p. 44. 134 L. GILL. Le néolibéralisme, p. 12.
49
la parabole de la main invisible d’Adam Smith, Hayek construira son système économique
en considérant que l’ordre du monde est un ordre spontané, un processus naturel qui agit au
hasard. Gilles Dostaler, dans une étude sur Hayek, dira en 1999 qu’un
[…] ordre spontané est le résultat de l'action humaine, sans être pour autant le
fruit d'un dessein conscient, sans avoir été voulu et construit rationnellement.
Telles sont les grandes institutions sociales : le langage, la morale, le droit, la
monnaie, le marché. Aucun esprit humain n'a consciemment planifié ces
institutions, qui sont le résultat d'une longue évolution historique et qu'on ne
peut supprimer par un acte volontaire sans risquer le retour à la barbarie135.
Il est logique dans l’esprit de Hayek que le concept fondateur du libéralisme nouveau
s’enracine dans la sphère économique du marché vue comme « […] la seule science sociale
qui ait véritablement progressé grâce à la méthode subjectiviste »136. Le marché est le
résultat d’un ordre spontané de l’action humaine où il n’existe aucune coercition, c’est-à-
dire là où s’exprime le plus purement la liberté individuelle, elle aussi, spontanée. « À la
liberté est étroitement lié, dans son esprit, l'individualisme, qu'il associe à la
responsabilité »137. Sans nécessairement proposer le démantèlement de l’État, qui doit
protéger et respecter la liberté économique des individus d’une société, Hayek affirme que
toute forme de sociabilité, incluant la sociabilité démocratique et politique, est suspecte et
dangereuse parce que, dans tout contexte social planifié, les individus finissent par mettre
toute leur confiance entre les mains de « planificateurs sociaux » qui, pratiquement,
agissent au détriment des gens eux-mêmes, satisfaisant davantage leurs besoins et leurs
désirs propres. Robert Nadeau précise que
[t]out ce qui empêche un particulier d’agir économiquement comme bon lui
semble, selon ses goûts et ses désirs, comme et quand cela lui plaît, peut être vu
comme une violence arbitraire qui lui est faite – arbitraire, donc, aux yeux de
Hayek, inacceptable. Les seules restrictions de la liberté individuelle qui soient
acceptables dans une telle optique sont celles que prévoit la loi. Encore faut-il
qu’une éventuelle restriction de la liberté soit générale et justifiée. En ce sens,
tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi est, de fait, permis138.
135 G. DOSTALER. « Hayek et sa reconstruction du libéralisme », Cahiers de recherche sociologique, [En
ligne], no 32, 1999, p. 127, http://id.erudi.org/iderudit/1002401ar (Page consultée le 24 janvier 2013). 136 Idem. 137 Ibid., p. 130. 138 R. NADEAU. « Friedrich Hayek et le génie du libéralisme », Introduction : le libéralisme comme
philosophie de l’économie politique, [En ligne], p. 10, http://www.er.uqam.ca/nobel/philuqam/dept/
textes/Hayeket%20le%20genie%20du%20liberalisme.pdf (Page consultée le 24 janvier 2013).
50
Avec des collègues, Hayek a formé la Société du Mont-Pèlerin139 en Suisse, et
s’active à dénoncer toute forme d’égalitarisme « […] promu par l’État-providence comme
une atteinte à la liberté et [les membres de la Société] présentent l’inégalité comme une
valeur indispensable et une condition de l’efficacité économique »140. S’appuyant sur ses
prédécesseurs, Hayek pousse le raisonnement anthropologique et éthique plus loin que
Locke et Smith : la valeur de l’égalité est une valeur qui empêche la liberté individuelle de
s’exprimer spontanément. C’est plutôt par l’inégalité qu’il faut trouver le chemin du
progrès et de la prospérité. Se dégage de l’analyse de Hayek un postulat à consonance
anthropologique spécifique : celui de l’affirmation d’un individu « individualiste » voué
principalement à répondre à ses intérêts propres par le principe « naturel » de la propriété
privée individuelle, et la liberté contractuelle défendue par John Locke deux siècles
auparavant. Friedrich Hayek définit l’individualisme de la façon suivante :
Que ces intérêts gravitent autour de ses propres besoins physiques, ou qu’il
s’intéresse chaleureusement au bien-être de chacun des êtres humains qu’il
connaît, il ne peut se soucier que d’une fraction infinitésimale des besoins de
l’humanité. C’est là le fait fondamental sur lequel repose toute la philosophie de
l’individualisme. […] Elle [la philosophie de l’individualisme] part simplement
du fait incontestable que les limites de notre pouvoir d’imagination ne
139 La Société du Mont-Pèlerin fut initiée, en 1947, par des intellectuels comme les économistes Maurice
Allais, Milton Friedman, Ludwig Von Mises, Lionel Robbins et Karl Popper. Cette société existe toujours.
Nous pouvons lire sur la page d’entrée du site internet de la Société l’introduction suivante : « The Mont
Pelerin Society is composed of persons who continue to see the dangers to civilized society outlined in the
statement of aims. They have seen economic and political liberalism in the ascendant for a time since
World War II in some countries but also its apparent decline in more recent times. Though not necessarily
sharing a common interpretation, either of causes or consequences, they see danger in the expansion of
government, not least in state welfare, in the power of trade unions and business monopoly, and in the
continuing threat and reality of inflation. Again without detailed agreements, the members see the Society
as an effort to interpret in modern terms the fundamental principles of economic society as expressed by
those classical economists, political scientists, and philosophers who have inspired many in Europe,
America and throughout the Western World ». (SOCIÉTÉ DU MONT-PELERIN. The Mont-Pelerin
Society, [En ligne], https://www.montpelerin.org/montpelerin/home.html (Page consultée le 3 septembre
2011).
Traduction libre : La Société du Mont-Pèlerin est composée de personnes qui continuent à analyser les
dangers pour la société civilisée que comporte la description de diverses déclarations. Ils ont vu, depuis la
Seconde Guerre mondiale, l’évolution du libéralisme économique et politique dans certains pays tout
comme son déclin apparent et récent. Sans nécessairement partager une interprétation commune de ce
déclin, de ses causes et ses conséquences, ils craignent l'expansion des gouvernements, de l'État-
providence, du pouvoir des syndicats et le monopole des entreprises ainsi que la menace constante et la
réalité de l'inflation. Sans accord spécifique, les membres voient la Société comme un instrument qui
s’efforce d’interpréter, en termes modernes, les principes fondamentaux de la société économique tels
qu’exprimés par des économistes classiques, des politologues, des philosophes qui ont inspiré de
nombreux pays en Europe, en Amérique et partout dans le monde occidental. 140 L. GILL. Le néolibéralisme, p. 13.
51
permettent pas d’inclure dans notre échelle de valeurs plus d’un secteur des
besoins de la société tout entière et que puisque, au sens strict, les échelles de
valeurs ne peuvent exister que dans l’esprit des individus, il n’y a d’échelles de
valeurs que partielles, échelles inévitablement diverses et souvent
incompatibles. De ce fait, l’individualisme conclut qu’il faut laisser l’individu,
à l’intérieur des limites déterminées, libre de se conformer à ses propres valeurs
plutôt qu’à celles d’autrui, que dans ce domaine les fins de l’individu doivent
être toutes-puissantes et échapper à la dictature d’autrui. Reconnaître l’individu
comme juge en dernier ressort de ses propres fins, croire que dans la mesure du
possible ses propres opinions doivent gouverner ses actes, telle est l’essence de
l’individualisme141.
Cette individualisation de l’individu promue par Hayek, qui neutralise par le fait
même le principe d’égalité, justifie complètement la possibilité, voire la nécessité de se
mettre en marge des normes de solidarité que les communautés et les institutions
construisent continuellement. Cette caractéristique s’exprime spécifiquement dans les
rapports de propriété et de libération d’un individu face à ses obligations et ses liens
sociaux.
Pour Hayek, celui qui ne jouit pas de toute la liberté dont il pourrait
normalement jouir est, jusqu’à un certain degré, une personne asservie, qu’elle
le soit aux intérêts particuliers de quelqu’un d’autre ou aux intérêts d’ensemble
de la société tels qu’ils sont déterminés par l’État. Par contraste, en économie
de marché, chacun se trouve, idéalement, libre de ses choix et surtout, le
marché, en ce qu’il permet l’ajustement progressif, mais spontané (non
contraint) des acteurs les uns aux autres […]142.
L’essentiel de l’humanité ne repose pas sur une appartenance réelle et concrète à la
communauté et au monde, constitutive elle-même des conditions solidaires de la vie. La
liberté défendue par Hayek prend les devants et passe avant toute forme d’égalité et de
solidarité sociale. Nadeau précisera : « […] aucune valeur sociale et politique ne saurait
être placée au-dessus de la liberté individuelle, ni l’égalité, ni la solidarité »143. C’est ce que
cherche à justifier Hayek lui-même alors qu’il affirme
[…] qu’on appelle des « fins sociales » simplement des fins identiques d’un
grand nombre d’individus, ou des fins à l’obtention desquelles des individus
141 F. VON HAYEK. La route de la servitude, Traduction de G. Blumberg, Paris, Librairie de Médicis, 1946,
p. 49. 142 R. NADEAU. « Friedrich Hayek et le génie du libéralisme », p. 9. 143 Ibid., p. 19.
52
sont disposés à contribuer en échange de l’assistance qu’ils reçoivent pour la
satisfaction de leurs propres désirs144.
Toute action collective n’est donc que l’expression et la somme des désirs individualistes
qui servent ni plus ni moins qu’à combler l’individualité des désirs propres. Les
correspondances sociales permettent à chacun de les utiliser comme moyen en vue de
répondre à des fins purement individualistes. Cette privatisation des finalités sociales de la
vie ouvre au chacun-pour-soi, c’est-à-dire à cette réalité fondamentale où chacun est seul à
gérer sa vie en vue de répondre strictement à ses propres intérêts à caractère économique.
Ainsi considérée, la société est avant tout un processus d’ordre spontané avant d’être une
organisation humaine aux dimensions culturelles très variées145.
Il devient par le fait même nécessaire et logique de limiter toute tentative étatique et
sociale afin de laisser le champ libre au développement des individus eux-mêmes par une
unique économie de marché qui doit être libéralisée, privatisée, naturalisée, dérèglementée,
désengagée des États. Est véritablement libre l’individu qui, « […] dans sa communauté
économique et politique, peut circuler comme il l’entend, occuper son temps comme il le
souhaite, choisir son travail, et ne pas craindre d’être arrêté arbitrairement et sans motif
valable et formellement prévu par la loi »146. Se libérant des contraintes politiques, sociales,
culturelles et éthiques, la voie s’ouvre à l’économie pour devenir la seule forme valable
d’une intersubjectivité spontanée qui tend naturellement, sans entrave, vers l’équilibre
grâce aux mécanismes naturels du marché. L’indépendance de l’individu est la garantie
d’une plus grande efficacité de l’économie. Cette offensive d’un libéralisme poussé à son
extrême au nom de la liberté individuelle devenue valeur suprême et unique moteur de
l’économie, s’attaque ainsi directement aux acquis historiques des différentes
[…] conquêtes sociales et démocratiques des organisations syndicales et
populaires (droit à la santé, à l’éducation, à la sécurité sociale, etc.), c’est-à-dire
contre l’écrasante majorité de la population. Si essentiels soient ces acquis,
puisqu’ils répondent à de réels besoins sociaux, ils sont un obstacle pour le
capital, pour la production de profits, pour l’accumulation privée147.
144 F. HAYEK. La route de la servitude, 1946, p. 49. 145 R. NADEAU. « Friedrich Hayek et le génie du libéralisme », p. 25. 146 Ibid., p. 11. 147 L. GILL. Le néolibéralisme, p. 18-19.
53
Ainsi, le néolibéralisme se démarque sensiblement du libéralisme classique en se dissociant
davantage du volet politique, éthique et démocratique, niant, par le fait même, les
considérations égalitaires proposées par la Modernité au nom de la liberté suprême, celle-là
même qui semble emprisonner l’humanité dans une logique actuellement réductrice et
déshumanisante.
Friedrich Hayek a tenté de refonder le libéralisme comme philosophie politico-
économique de laquelle se dégage en parallèle une conception particulière de l’être humain.
Cette critique s’inscrit dans un argumentaire qui cherche à contrer l’effet qu’il jugea
dévastateur du socialisme et du totalitarisme qui émerge au 20e siècle. Au niveau politique,
il tente de fonder une société d’hommes et de femmes libres du maximum de contraintes et
dont la liberté est garantie par des droits qui limitent l’influence de l’État sur leurs propres
vies. D’un point de vue économique, Hayek propose de rétablir un ordre naturel efficace
par le maintien et le développement spontané des ressources humaines et de l’ingéniosité
individuelle afin de satisfaire les besoins de base de tous148.
Profondément inspiré de cette représentation du monde, le libéralisme actuel
s’oppose à toutes formes d’abus de pouvoir étatique qui limiteraient la liberté « naturelle »
des individus et imposeraient une politique dirigiste. Il tombe ainsi en contradiction avec
son propre discours puisque, par les moyens puissants qu’il s’est donnés, ce système est
désormais dominant. Il s’agit d’ailleurs de ce que voulait éviter à tout prix le libéralisme de
Locke, c’est-à-dire la dépendance vis-à-vis de toute forme d’absolutisme par la prise en
charge libre et égalitaire de tous les citoyens par un processus démocratique et décisionnel
formel. Le nouveau libéralisme conçoit et porte une représentation tout aussi absolutiste
soutenue par les grands monopoles planétaires et par les instances internationales qui les
accompagnent et les cautionnent.
Retenons que le néolibéralisme est le résultat d’une conception paradigmatique
moderne occidentale basée sur une double abstraction : celle d’un individu affranchi de
toute forme de solidarité concrète qui fonde l’identité de la personne sociale réelle et celle
148 R. NADEAU. « Friedrich Hayek et le génie du libéralisme », p. 31.
54
de la rationalité instrumentale libérée des conditions tangibles, de la vie humaine dans son
ensemble. Il y a donc, par un exercice d’isolement conceptuel, déconnexion des paramètres
existentiels de la personne et de toute forme symbolique de communauté. L’homo
œconomicus se présente comme un individu anonyme et abstrait, évacué de la concrétude
du monde et de ses besoins. Freitag précise que
[c]’est cette abstraction généralisée de toutes les normes collectives
substantielles et de toutes les identités particulières qui a conduit au triomphe
de l’économie chrématistique et des développements technologiques sur toutes
les autres modalités d’accomplissement de la vie réelle149.
Il y a donc dépossession du réel et du concret de la vie par une appropriation abstraite de
certains traits qui dénaturent l’activité humaine elle-même. Si le néolibéralisme se
caractérise par une double abstraction, ses paramètres anthropologiques et éthiques
entraînent des conséquences pourtant bien réelles qui se manifestent dans les différentes
dimensions humaines. Pour illustrer nos propos, analysons les incidences du néolibéralisme
et de l’économisme dans les domaines humains suivants : le politique, le financier et
l’éducatif.
Conséquences humaines
En amont de la pratique économiste actuelle se cache une représentation du monde et
une définition anthropologique particulière, une forme d’ontologie dont les postulats
influencent la marche de la société. « Par-delà ces pratiques, il est également possible de
relever, dans la pensée néolibérale, un dessein de refondation sociale. À ce titre, la théorie
néolibérale est porteuse d’une certaine conception de la nature humaine »150. Jacques
Généreux, auteur de l’ouvrage La dissociété151, a élaboré une critique anthropologique des
fondements propres au néolibéralisme contemporain. Louis-Joseph Saucier s’y inspire pour
résumer les grandes caractéristiques de cette représentation anthropologique :
149 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 345. 150 L.-J. SAUCIER. « Le mouvement coopératif comme rempart au néolibéralisme : quelques lignes de force
économiques et sociopolitiques », L'étonnant pouvoir des coopératives. Textes choisis de l'appel
international de propositions, sous la direction de Marie-Joëlle Brassard et Ernesto Molina, Québec,
Sommet international des coopératives, 2012, p. 612. 151 J. GÉNÉREUX. La dissociété, Paris, Seuil, 2008.
55
[…] l’être humain existe avant et en dehors de toute relation à autrui; ses
pensées et ses actes sont strictement autodéterminés; il y a inégalité naturelle et
l’individu est seul responsable de ses actes et de sa situation; l’individu est
entièrement égoïste et rationnel; sa nature agressive et prédatrice prime152.
Citant toujours Généreux, Saucier fait une nomenclature de la posture sociale promulguée
par le néolibéralisme en le condensant de la façon suivante :
[…] il n’y a pas nécessité d’une société, sinon comme association volontaire et
utilitaire d’individus; ce qui est public est un mal qu’il convient de contenir au
strict nécessaire; la concurrence doit prévaloir dans toutes les sphères de
l’activité humaine; le progrès consiste en l’abondance matérielle153.
Si la science économique du 18e siècle, élaborée en partie par Locke, s’accommodait d’une
composante politique pour se débarrasser des instances oppressantes monarchiques et
féodales et développer par elle-même une société civile et démocratique, libre et égalitaire,
en principe, la tendance contemporaine, constate Freitag, n’est devenue aujourd’hui
[…] qu’un plaidoyer en faveur de l’institution et de la généralisation politico-
juridique de la propriété privée au sens strict, allant de pair avec la libération de
l’intérêt individuel comme source unique de la rationalité socialement reconnue
de l’activité humaine154.
François Dugré cite Pierre Manent à l’effet que, définitivement, « [l]e programme libéral,
une fois qu’il est complètement élaboré, fait du droit de propriété, et tend à faire de
l’économie en général, le fondement de la vie sociale et politique »155.
Sous l’effet de la logique du libre marché économique devenue l’ultime référence qui
légitime actuellement l’action humaine, la société s’atomise et se fragmente à l’intérieur
d’une dynamique strictement privée. Yves Boisvert, à la suite de Charles Taylor, dira que
[n]ous sommes encore sous l'effet de la logique du libre choix absolu et des
droits individuels, donc ancrés dans une dynamique de type narcissique où
chacun considère son rapport à l'autre que sous l'angle de l'utilité et des intérêts
propres. On s'associe pour défendre ses intérêts personnels… Ainsi chacun
défend ses propres valeurs au nom de ses propres justifications. C'est un
problème social sérieux. Et vouloir créer des espaces publics de débat véritable,
152 L.-J. SAUCIER. « Le mouvement coopératif comme rempart au néolibéralisme […] », p. 612. 153 Ibid., p. 613. 154 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 89. 155 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 50.
56
c'est trouver une façon de sortir du spectre de l'individualisme, de
l'instrumentalisation et de la fragmentation156.
Les points de vue disloqués et instrumentalisés en côtoient d’autres tout aussi centrés sur
eux-mêmes, d’où la vague de déresponsabilisation sur le plan social et politique. Ainsi,
cette situation normative réduit considérablement la capacité d’agir des individus en
société. Aux dires de François Dugré, il ne faut pas sous-estimer
[…] les dangers potentiels et réels du modèle libéral de la primauté du droit qui
se traduit par l’empiètement de l’autorité judiciaire sur le pouvoir législatif,
livrant ainsi les citoyens au statut de spectateurs de décisions prises par d’autres
qu’eux-mêmes et qui affectent leur vie157.
Fragilisant les capacités d’autonomie politique, tout comme l’idéal démocratique et
son humanisme, il est devenu une tâche ardue de respecter autant l’autonomie et la liberté
individuelles que la reconnaissance sociale de la justice, de l’égalité et de la responsabilité
dans un environnement aux ressources naturelles dont nous découvrons maintenant
l’appauvrissement et les limites. Les solutions collectives s’amenuisent et se rétrécissent
même si les hommes et les femmes ne sont jamais dépourvus de vision intellectuelle et
morale. Ils peinent néanmoins à construire des institutions sociales concrètes et spécifiques
qui permettent le rééquilibre entre les visions individuelles et collectives au sein de la
complexité du monde contemporain. On parle ici de carence démocratique et d’une
déficience de la prise en charge personnelle et collective.
Voilà donc le problème. Ce supersystème qu’est devenu le monde
contemporain ne semble pas se supercomplexifier systématiquement dans
n’importe quel sens. Il se polariserait plutôt vers la concentration économique,
tout en se dégradant au plan humain et, en même temps (comment s’en
étonner?), en accentuant l’émiettement de ses forces intellectuelles et
morales158.
De tels principes et de telles valeurs semblent très bien ancrés dans l’imaginaire collectif au
point de faire du néolibéralisme l’idéal ultime. David Harvey indique que : « Neoliberalism
has, in short, become hegemonic as a mode of discourse. It has pervasive effects on ways of
156 Y. BOISVERT. « Éthique de société et redéfinition du politique […] », p. 40-41. 157 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 29. 158 J. A. PRADES. « Penser le concept et le statut de l’éthique de société », Éthique de société, sous la
direction de Georges-A. Legault, Alejandro Rada-Donath et Guy Bourgeault, Sherbrooke, Productions
GGC, 1999, p. 103.
57
thought to the point where it has become incorporated into the common-sense way many of
us interpret, live in, and understand the world »159. Voilà pourquoi le néolibéralisme et sa
philosophie anthropologique, ses valeurs et ses finalités s’affirment maintenant comme
référents absolus des vies humaines et sociales.
Plus concrètement, c’est au tournant des années 1980 que cette voie économiste
prendra un envol systématique et déterminant avec le reaganisme politique aux États-Unis
et le thatchérisme en Angleterre160. Cette prédominance s’accentua jusqu’à certaines
dictatures militaires reconnues comme celle d’Augusto Pinochet au Chili, qui jouera un rôle
déterminant en matière de privatisations et de dérèglementations du commerce intérieur161.
La dictature chilienne se chargera d’expérimenter sur son terrain la philosophie néolibérale
qui sera ensuite « exportée » vers d’autres pays d’Amérique latine. Cette disposition
touchera les acteurs politiques et économiques qui obligeront la pratique de coupes
drastiques dans les dépenses publiques comme l’éducation, la santé, le logement social et
l’aide sociale, secteurs considérés comme non productifs par le Fonds monétaire
international (FMI), la Banque mondiale (BM) et les États-Unis.
Cette forme de propagande paradigmatique se matérialise dans les orientations
particulièrement précises formulées par des groupes d’influence et par des décisions
soutenues par la grande entreprise qui contribuent à la « néolibéralisation » du monde. Un
de ces groupes, selon David Harvey, réunit des penseurs et décideurs sous l’égide du
Consensus de Washington.
159 D. HARVEY. A brief History of Neoliberalism, p. 3.
Traduction libre : En bref, le néolibéralisme est devenu hégémonique comme mode de discours. Il envahit
les modes de pensée au point de devenir la voie du bon sens par laquelle beaucoup d’entre nous
interprétons, vivons et comprenons le monde. 160 Gilles Dostaler relève un fait historique révélateur : « Le 5 février 1981, Margaret Thatcher déclare à la
Chambre des communes : “Je suis une grande admiratrice du professeur Hayek. Il serait bien que les
honorables membres de cette chambre lisent certains de ses livres, la Constitution de la liberté, les trois
volumes de Droit, législation et libertéˮ. Voilà qui illustre bien le renversement qui a eu lieu depuis le
triomphe des thèses de Keynes, dans les dernières années de la vie de ce dernier, dans les cercles du
pouvoir de l'Angleterre ». (G. DOSTALER. « Hayek et sa reconstruction du libéralisme », p. 125). 161 L.-J. SAUCIER. « Le mouvement coopératif comme rempart au néolibéralisme […] », p. 610.
Voir entre autres :
L. GILL. Le néolibéralisme, p. 19-26; D. HARVEY. A brief History of Neoliberalism, p. 1-2 et 7.
58
The capitalist world stumbled towards neoliberalization as the answer through a
series of gyrations and chaotic experiments that really only converged as a new
orthodoxy with the articulation of what became known as the “Washington
Consensusˮ in the 1990s162.
De cette organisation proéconomiste est sortie une véritable vulgate constituée de dix
recommandations considérées comme des commandements. Cette table de la loi néolibérale
détermine depuis presque 30 ans les politiques économiques et sociales mondiales. Sous
cette appellation s’est dessiné un pseudoconsensus international toujours actuel entre le
Congrès des États-Unis, le FMI, la Banque mondiale et d’importantes « instances à
penser » (Think Tanks).
Cette politique de désinstitutionnalisation a été menée sous la conduite de
certains États dominants (principalement les États-Unis) et des organisations
privées transnationales (les « multinationales »), ainsi que de certaines
institutions publiques internationales qui se sont mises à leur service et qui ont
donc servi d’instruments politiques et idéologiques privilégiés dans cette
entreprise généralisée de désinstitutionnalisation163.
Les prescriptions néolibérales se concentrent autour des axes suivants : la discipline
budgétaire dans les pays, l’acheminement des dépenses publiques vers des gestions privées
qui promettent une croissance économique importante, des réformes fiscales aux taux
d’imposition maximaux peu élevés et une large assiette fiscale, une libéralisation des
marchés financiers, la création d’un cours du change stable et compétitif, la libéralisation
du commerce, l’abolition des barrières nationales et la libéralisation des investissements
directs étrangers, les privatisations, la déréglementation et la protection de la propriété
privée164.
Le Consensus de Washington ouvre ainsi la porte à la privatisation et à la
financiarisation des nations et du monde en donnant accès à la richesse des nations aux
entreprises privées devenues maîtresses des destinées de beaucoup de pays par le
162 D. HARVEY. A brief History of Neoliberalism, p. 13.
Traduction libre : Le monde capitaliste s’est tourné vers le néolibéralisme comme la réponse qui converge
à travers une série de fluctuations et d’expériences chaotiques vers une nouvelle orthodoxie qui s’articule
à ce qui est connu comme le « Consensus de Washington » des années 1990. 163 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 258. 164 Horizons et débats. [En ligne], no 22, octobre 2003, http://www.horizons-et-debats.ch/22/22_10.htm (Page
consultée le 21 juin 2010).
59
décloisonnement des secteurs productifs des États165. Seules les activités humaines
considérées comme économiquement non rentables sont laissées à la société civile.
Implicitement, la norme acceptée est celle qui valorise la privatisation des profits en
attendant éventuellement la socialisation des dettes. L’iniquité provoquée a donc un prix
humain, social, politique et économique particulièrement élevé. La crise financière de 2008
en sera un exemple tragique.
Les grandes corporations, les grandes entreprises modernes, de par leur gigantisme et
leur pouvoir économique colossal, comprennent l’importance et la portée d’une telle vision
du monde étendant, avec envergure, leurs ramifications à la politique et à l'État166, comme
le résume si bien l’économiste JK Galbraith :
Toute expansion du secteur public réel et de sa base sociale ou économique est
montrée du doigt, suscitant aussitôt les foudres de l'aile dominante du secteur
privé. L'action de l'État est systématiquement interprétée comme une menace,
contre l'entreprise privée, quand elle n'est pas assimilée carrément au
socialisme. L'intervention de l'entreprise privée dans le secteur public est un
sujet beaucoup moins discuté, voire tabou. C'est là un état d'esprit et une
pratique propre à notre temps. C'était à prévoir : quand l'intérêt privé prend le
pouvoir dans l'ancien secteur public, il y sert l'intérêt privé. Tel est son but167.
Depuis 30 ans, les monopoles financiers redéfinissent de plus en plus le paysage public et
politique en l'adaptant à leur rythme et à leurs besoins : « […] le dieu du jour est l'idéologie
de marché, qui permet aux élites de convaincre tout le monde que le système démocratique
est un produit secondaire du marché économique, du système de libre-échange »168. Le
progrès social, devenu strictement économique et financier, devient le progrès des
corporations et des monopoles. Voilà la nouvelle norme d'humanisation conforme à la
vision anthropologique qui, en amont, dicte les valeurs jugées fondamentales dans le
contexte actuellement accepté169. L’idée de la priorité d’une économie de marché
déréglementée, privatisée et « marchandisée » tient toujours le haut du pavé. Elle est
soutenue par une conception anthropologique qui permet de croire que l’égoïsme de
165 J. STIGLITZ. Le prix de l’inégalité, p. 80-84. 166 Ibid., p. 181-215. 167 J. K. GALBRAITH. Les mensonges de l'économie, Paris, Éditions Grasset, 2005, p. 75. 168 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, Paris, PUF, 2004, p. 174. 169 J. K. GALBRAITH. Les mensonges de l'économie, p. 82.
60
l’intérêt personnel est le seul principe digne d’être suivi, car il aurait la force de conviction
supérieure aux autres sphères des activités de l’homme.
Comme nous le constatons, l’influence de ce nouveau libéralisme et de la philosophie
anthropologique qui le sous-tend pénètre les consciences et propage sa vision du monde
parce que son pouvoir est devenu très concentré, puissant et diffusé. De plus, son discours
convainc que la réduction de toute forme de gestion développée par les sociétés
démocratiques facilitera, sans effort ni responsabilisation, la construction du bien collectif.
Dans les faits, le néolibéralisme ne tente pas de défendre la liberté du sujet fondée sur la
propriété (perspective classique), mais de bâtir un système contrôlé par des corporations qui
dominent le marché et qui écrasent même les possibilités économiques de plusieurs états.
Poussé dans son ultime retranchement économiste, le nouveau libéralisme facilite la
dénaturation de la démocratie dont il veut d’ailleurs se défaire. Autant le principe de la
liberté que celui de l’égalité seront profondément perturbés, comme nous l’avons montré
précédemment.
D’un capitalisme national d’entrepreneurs, les sociétés occidentales ont promu un
capitalisme dominé par les grandes corporations transnationales et par le capital financier
spéculatif qui appartient à un nombre restreint de personnes et de familles.
Qui détient l’entreprise? Les actionnaires! Qui sont-ils? Au total, dans le
monde, 300 millions de personnes, soient 5 % de la population mondiale, la
moitié aux USA, le quart en Europe. Ces 5 % détiennent la quasi-totalité de la
richesse boursière de la planète. Parmi eux, 10 à 12 millions d’individus
contrôlent la moitié de la capitalisation boursière de la planète, et donc une
proportion à peine plus faible du patrimoine marchand de l’humanité. En leur
sein, 77,000 ménages détiennent 15 % de la richesse mondiale. À l’opposé,
50 % des travailleurs de la planète vivent avec moins de deux $ par jour170.
Les 12 millions de personnes qui représentent 1,8 % de la population mondiale possèdent la
moitié de la capitalisation boursière et, par le fait même, la moitié du patrimoine marchand
de l’humanité! Jacques B. Gélinas souligne que,
170 L. CICCIA. « Co-propriété et démocratie; la coopérative comme réponse à la crise », Coopératives, un
modèle tout terrien, [En ligne], no 05, 2011, p. 36, http://www.saw-b.be/EP/2011/Etude_2011_WEB
diffusion.pdf (Page consultée le 3 juillet 2012).
61
[f]ondée sur les données accumulées par la Banque mondiale, le FMI et la
Banque des règlements internationaux, l’année 2002 montre que le total des
transactions financières mondiales s’élève à 1 100 000 milliards de dollars,
alors que les transactions relatives à l’économie réelle – le PIB mondial – ne
comptent que pour 32 300 milliards de dollars. Déduction faite des besoins de
change du commerce international et du tourisme, il [le professeur d’économie
François Morin, qui a siégé au Conseil général de la Banque de France] conclut
que 95 % de toutes les transactions financières mondiales consistent en des
opérations de spéculation pure. En 2008, la situation continue d’étonner. Le
total des transactions financières mondiales a doublé pour s’élever à 2 200 000
milliards de dollars, contre un PIB mondial de 55 000 milliards. L’économie
spéculative l’emporte donc sur l’économie productive dans une proportion de
40 à 1171.
Ce déploiement des marchés financiers et de la spéculation consiste à valoriser l’aspect
chrématistique de l’économie dont le but est de faire de l’argent avec de l’argent et pour de
l’argent. Au nom de l’économie, concept aujourd’hui perverti par la logique économiste
elle-même, l’activité économique concrète, comme sphère intégrée aux autres dimensions
humaines, n’est plus. L’économie à caractère « économiste » et « mondialiste » détruit
l’économie elle-même et anéantit toute possibilité d’intégration aux diverses activités
humaines172. Si en amont, la dominance de la pensée économiste est affirmée sur la vie
humaine et naturelle, le développement provoqué, en aval, doit être défini comme exogène
et chrématistique. Stéphane Bonnevault affirme que
[c]ette mondialisation exprime le retour en force du Marché autorégulateur dont
Karl Polanyi avait espéré la disparation, c’est-à-dire la soumission de tout
l’espace physique et social à la loi du capital, qui est celle de l’accumulation
sans fin dans un contexte de liberté totale. C’est le triomphe de l’économie
libérale de marché qui offre aux entrepreneurs la possibilité de s’implanter, de
s’approvisionner et de vendre où ils veulent (et ce qu’ils veulent), le tout en
n’ayant à supporter aucune contrainte en matière de droit du travail et de
protection de l’environnement. Cette conception particulière du Marché
autorégulateur se voit comme le seul et unique moyen de promouvoir le
développement173.
L’économie est de moins en moins un outil qui soutient la production réelle et facilite la
distribution de biens et services, de même qu’un outil qui contribue sensiblement à l’essor
171 J. B. GÉLINAS. « Le règne de la spéculation ». 172 ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Document final de la Conférence sur la crise […], p. 3-4. 173 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 30.
62
du bien commun. La logique de l’exclusivité des marchés permet de saisir aujourd’hui que
le système économiste ne cherche pas tant à
[…] défendre la liberté du sujet fondée sur la propriété, ni la liberté du marché
et la liberté d’entreprise, mais un système dominé par de grandes puissances
organisationnelles qui contrôlent elles-mêmes le marché et dont la capacité
d’intervention volontaire et stratégique dépasse déjà celle de la plupart des
États174.
Gilles Bourque poursuit en ce sens :
La logique de l’oligarchie financière domine l’industrie de la finance. C’est la
culture qui, depuis une vingtaine d’années, s’impose chez ceux qu’on a fini par
appeler les “Bankstersˮ : on se croit tout permis, au-dessus des lois, parce que
domine maintenant chez les financiers une certaine vision du monde qui justifie
leurs comportements de prédateurs sans foi ni loi175.
La liberté économique imposée par le modèle néolibéral actuel n’a de sens finalement que
dans la mesure où la liberté des biens est avant tout favorisée et au détriment des personnes
elles-mêmes. Ainsi, la logique et la dynamique des marchés et la spéculation financière qui
en découle se présentent comme les seuls rouages mécanistes qui dirigent et organisent
l’ensemble symbolique de la vie humaine.
Cette analyse des visées strictement économistes du néolibéralisme montre les
impacts et les conséquences politiques et financières d’un tel paradigme sur une société.
Lorsque l’économie s’extrait des autres dimensions humaines et devient une science
exclusivement conforme à une chrématistique généralisée, elle tend nettement à considérer
et privilégier davantage l’homo œconomicus que l’animal politique. Dans le cas qui nous
occupe,
[l]es rapports politiques entre les hommes sont pensés, d’abord et avant tout,
comme rapports de l’homme aux choses, car c’est à partir de l’homme comme
producteur et propriétaire que l’on entreprendera [sic] de reconstruire et de
médiatiser les rapports des hommes entre eux […] les hommes entrent en
relation en tant que travailleur et propriétaire, acheteur et vendeur, testateur et
héritier, etc.176.
174 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 27. 175 G. BOURQUE. « La finance peut-elle être responsable? », OikosBlogue.coop, [En ligne], 19 février 2013,
http://www.oikosblogue.coop/?p=14514 (Page consultée le 24 mars 2013). 176 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 50-51.
63
On établit ainsi un ordre des choses « naturelles » et rationnelles afin de soumettre l’action
humaine à une justification philosophique fondée sur l’individualisme utilitariste et la
liberté privative convertie en
[…] une simple notion pragmatique et quantitative [une] liberté de choix sur le
marché et qui n’a plus rien de politique ni dans son fondement, ni dans sa
pratique, ni dans ses conséquences, et les obligations qui lui sont associées
[…]177.
La tentative de déraciner une des dimensions humaines fondamentales qu’est l’économie
des autres dimensions politiques et sociales, en la généralisant et en l’absolutisant comme
un fait naturel inévitable, conduit à une rationalité chrématistique qui devient dogmatique.
Derrière ces rappels, il y a un constat : la sphère publique est désormais
instrumentalisée par l’économisme, qui se fait une conception de la politique et
du vivre ensemble très éloignée de la discussion et la recherche de valeurs
communes permettant s’augmenter le bien-être collectif178.
C’est ainsi que l’homo œconomicus s’affirme concevant l’humanité comme un
ensemble d’individus isolés aux intérêts personnels qui, dans une logique de maximisation
de leurs intérêts individuels et du dogme de la croissance économique, conduit
naturellement au bien commun. Ainsi, selon la tradition libérale et la disposition
néolibérale, toute forme d’égoïsme légitimée, sans référence à une solidarité concrète et
d’un idéal de vie sociale et politique, doit logiquement aboutir à l’avènement d’un bien
partagé par tous dans un univers où « la société elle-même n’est plus comprise que comme
un marché universel »179. La promesse de cet aboutissement explique en partie pourquoi ce
paradigme continue d’être la référence ultime de la vie et de l’organisation sociale, et ce,
malgré l’exclusion des rapports qu’entretiennent concrètement les personnes entre elles et
avec les choses. C’est ce qui fera dire à Lacroix que,
[à] l’intérieur de ce cadre d’analyse pure, il reviendrait à l’économiste de
décrire les phénomènes sociaux, de les comprendre, de les expliquer et de les
prédire en utilisant les seuls jugements de fait, c’est-à-dire les propositions
descriptives et empiriques déduites selon les canons du modèle épistémologique
standard180.
177 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 269. 178 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 152. 179 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 124. 180 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 99.
64
Par conséquent, il est donc logique, pour l’instant, de s’en remettre à la narration et à la
représentation du monde proposées par le paradigme économise actuel, qui facilite la
recherche de remèdes aux problèmes et aux maux que souvent le système provoque lui-
même :
La raison économiste nous incite également à trouver des solutions à ces
dérives à l’intérieur de la seule sphère économique qui continuerait d’asservir et
de subordonner les autres dimensions (sociologique et juridique, par exemple)
de la sphère publique181.
Cette précision apportée par Lacroix montre que tous les domaines de la vie humaine
sont actuellement perturbés et affectés par la perspective économiste dominante. Cela nous
amène à considérer une dernière conséquence de cette pensée économiste radicale avec
laquelle les sociétés contemporaines sont confrontées. Il s’agit de comprendre l’influence
d’un tel paradigme à l’intérieur d’un des paramètres constitutifs d’une communauté
humaine, c’est-à-dire l’éducation. Des enjeux fondamentaux s’y dessinent. Prenons
quelques instants pour en mesurer la teneur.
Dans un univers social aux visées économistes profondes, l’école semble plus
intéressée par la production de compétences et l’accès rapide au marché, valorisant
davantage les savoir-faire plutôt que les savoir-être. Le monde scolaire et la connaissance
sont eux-mêmes perturbés par l’idéologie actuelle, conditionnée par une certaine crainte de
faire face à des marchés continuellement en transformation et à partir desquels des
collectivités ne pourraient plus maintenir la compétition182. Comme plusieurs intellectuels,
c’est ce que dénonce avec vigueur Freitag :
C’est sur l’orientation donnée au système d’éducation qu’il faut s’interroger en
premier lieu puisque, toutes ces dernières années, les réformes de l’éducation
sont allées systématiquement et volontairement, de manière très synchronisée
dans la plupart des pays d’occident, dans le sens de l’adaptation de tout système
de l’éducation et de la formation aux exigences dynamiques de l’économie et
des nouvelles technologies, alors que c’est exactement l’inverse qui s’imposait
pour former des gens capables de résister à cette nouvelle forme globale et
galopante d’aliénation183.
181 Ibid., p. 164. 182 G. AZAM. « La connaissance, une marchandise fictive », Revue du MAUSS 2007/1, n° 29. 183 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 280-281.
65
Dans une dynamique éducative réductrice, les étudiants sont dorénavant perçus comme des
« clients » et agissent eux-mêmes comme des clients homogènes sans lien étroit avec la
connaissance fondamentale, la réflexion critique, le sens à donner collectivement au monde
et les découvertes stimulantes. Pourtant, dira Thomas De Koninck, « [l]e drame de nos
écoles c'est qu'il ne se fait plus de recherche fondamentale alors que les besoins n'ont
jamais été aussi grands »184. La marchandisation du savoir, comme un bien de
consommation parmi bien d’autres, est bien réelle. Confrontées à la logique d’une
concurrence mondiale généralisée, les écoles se doivent d’être économiquement utiles et
surtout rentables185.
Ainsi, dans le contexte actuel de la globalisation des marchés et la force de
l’idéologie néolibérale, le paradigme économiste sert de caution aux grandes organisations
économiques mondiales qui s’intéressent à l’éducation comme lieu de formation. Christian
Laval et Louis Weber (2002), auteurs de Le nouvel ordre éducatif mondial, montrent
l’influence radicale et prodigieuse des idéologies économistes sur les décideurs
gouvernementaux nationaux, membres aussi de ces organisations. En tête de liste viennent
l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la Banque
mondiale et la Commission européenne. Citons ces deux auteurs, dans un article paru, à la
suite de leur ouvrage, dans Le monde diplomatique :
Le capitalisme marcherait « au savoir », principale matière première et source
de compétitivité dans la guerre économique généralisée. Telle est en tout cas,
pour l’OCDE, la Banque mondiale et la Commission européenne, la seule
véritable justification sociale et individuelle de l’investissement éducatif.
L’école se voit ainsi privée de toute autonomie vis-à-vis de la production et de
sa logique. L’« apprentissage tout au long de la vie », notion censée donner
substance et réalité au droit à la culture universelle de chaque être humain,
quels que soient son âge et sa condition professionnelle, devient une simple
stratégie de réforme de l’éducation afin d’articuler de façon étroite et continue
formation et « employabilité ». […] Pour l’OCDE, l’une des conditions de la
compétitivité et de l’emploi est « la souplesse du marché », ce qui suppose une
transformation des mentalités à laquelle l’école doit contribuer. Quoi de mieux
alors que de définir l’école elle-même comme une entreprise chargée, dans la
division générale de la production, d’une fonction déterminée, celle de la
184 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation […], p. 174. 185 C. LAVAL. L'école n'est pas une entreprise : le néo-libéralisme à l'assaut de l'enseignement public, Paris,
Découverte, 2004, p. 107-152.
66
production de compétences ou de formation de capital humain? D’où l’accent
mis sur les méthodes de l’entreprise, sa « culture » managériale, son langage et
ses pratiques. […] Les catégories permettant de penser la spécificité du métier
d’enseignant s’efface progressivement au profit de définitions qui les assimilent
à des « techniciens de la pédagogie » ou à des « cadres ». L’école tend ainsi à se
privatiser, non pas nécessairement sur les plans juridique et financier, mais par
sa transformation interne en un marché où la concurrence entre individus et, de
plus en plus, entre établissements, devient la règle186.
Même l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’intéresse indirectement à
l’éducation comme structures possibles ayant aussi des retombées économiques et
financières :
Ce qui l’intéresse, c’est le marché potentiel que le commerce des services
éducatifs représente : plus de 1 000 milliards d’euros sont en effet dépensés
tous les ans dans le monde pour l’éducation. Pour l’OMC, l’objectif est de
parvenir, dans ce domaine comme dans les autres, à la libéralisation de ce
marché, pour le plus grand bénéfice des entreprises privées d’éducation et des
capitaux qui y sont investis187.
Dans un tel contexte aux pressions indéniables sur les gouvernements occidentaux, les
établissements d’enseignement sont invités à marcher dans le sens de la compétitivité des
marchés et de la performance. Textes à l’appui, les grandes instances économistes
mondiales influencent et déterminent les nouvelles politiques éducatives. Ces instances
mondiales viennent confirmer et soutenir l'idéologie en place. Le paradigme actuel reçoit,
de leur part, une ouverture inespérée.
La terminologie libérale s’impose pour redéfinir l’éducation au moyen d’une
sémantique symbolique à caractère économiste qui colore la culture éducative et ses
perspectives pédagogiques : gestion de classe, économie du savoir, rentabilité, profils de
sortie, cotes, classement des écoles et des universités, adaptabilité, employabilité,
compétences, contrats de performance, taxe à l’échec, concurrence, capital humain, capital
social188. Si l’école a su, en Occident, résister relativement bien à l’assaut du
186 C. LAVAL et L. WEBER. « Comme si l'école était une entreprise… », Le Monde diplomatique, [En
ligne], juin 2003, p. 6-7, http://www.monde-diplomatique.fr/2003/06/LAVAL/10135 (Page consultée le
14 juin 2006). 187 Idem. 188 C. LAVAL et L. WEBER. Le nouvel ordre mondial, Paris, Éditions Nouveaux Regards, 2001, p. 77.
67
néolibéralisme, Christian Laval fait valoir que cette autonomie est aujourd’hui sérieusement
menacée par les structures internes organisationnelles. Ainsi, selon Laval, des alternatives
éducatives doivent être proposées189.
Bertrand et Valois, dans Fondements éducatifs pour une nouvelle société, exposent
clairement le lien étroit qui existe entre paradigme dominant et système scolaire :
Atteintes à l’environnement, désastres technogéniques, violence humaine sous
toutes les formes, surpopulation, revanche des microbes, disparitions de
cultures et de traditions indigènes et écart grandissant entre les pays riches et les
pays pauvres : voilà sept problèmes interreliés aux dimensions planétaires
constitutives d’un macroproblème mondial. Lorsqu’on fait le choix d’une
théorie éducative associée au paradigme industriel, on dit oui à la société
industrielle et au macroproblème. Il est clair que les conceptions éducatives
associées au paradigme industriel dominent actuellement190.
Les mêmes auteurs concluent que « [l]e choix d’un paradigme éducationnel entraîne
comme conséquence le choix d’un type de société »191. Nous tenterons de comprendre
davantage cette dynamique au prochain chapitre. Soulignons pour l’instant qu’une relation
étroite et cohérente existe toujours entre une représentation du monde qui domine et
l’exercice éducatif qui le supporte.
Cette réflexion que nous apportons au sujet des conséquences humaines et concrètes
du paradigme économiste actuel oblige également à considérer sa remise en question. De
nombreux auteurs articulent de plus en plus leur critique afin de montrer l’insuffisance de
ce paradigme et l’étroitesse de la conception anthropologique qu’il véhicule, l’homo
œconomicus.
Remise en question
Nous avons relevé jusqu’à maintenant les postulats de base qui caractérisent
l’anthropologie du paradigme dominant actuel. Il semble, à la lumière de ce que nous avons
présenté, que des alternatives paradigmatiques doivent être définies afin de confronter la
189 C. LAVAL. L'école n'est pas une entreprise […], p. 203-239. 190 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, Montréal, Éditions
Nouvelles, 1999, p. 265. 191 Ibid., p. 239.
68
vision du monde néolibérale qui continue d’orienter unilatéralement les destinées humaines
en s’appuyant exclusivement sur la prédominance des intérêts particuliers privés qui
servent de guide pour l’humanité elle-même192. Comme nous l’avons souligné, le danger
d’une chrématistique globalisée est bien réel lorsque l’idée de la liberté est continuellement
réduite à celle de la libre circulation des biens de consommation et des capitaux, dont seules
la valeur et la logique marchandes comptent193. Pour l’instant, dira Fritjof Capra, l’essence
même du problème perdure
[…] du fait que la plupart des économistes, dans un souci déplacé de rigueur
scientifique, évitent explicitement de reconnaître le système de valeurs sur
lequel reposent leurs modèles et acceptent tacitement l’ensemble des valeurs
hautement déséquilibrées qui domine notre culture et se retrouve englobé dans
nos institutions sociales. Ces valeurs nous ont conduits à attacher une
importance exagérée à la technologie dure, à la surconsommation et à
l’exploitation rapide des ressources naturelles; toutes attitudes motivées par
l’obsession persistante de la croissance. Une croissance économique,
technologique et institutionnelle indifférenciée est toujours considérée par la
plupart des économistes comme le signe d’une économie « saine », bien que
cela suscite aujourd’hui des désastres écologiques, des crimes corporatifs, une
désintégration sociale et un risque accru de conflit nucléaire194.
En ce tournant du 21e siècle, l’humanité continue d’être menacée par la logique d’un
système profondément ancré, qu’on tente pour l’instant de sauver plutôt que de changer. La
situation actuelle est le résultat de la logique marchande instituée qui s’impose comme
cadre général de tous les domaines du social.
Globalement, on assiste à une réduction conséquente de l’espace mental au sein
duquel tout être humain s’adonne au rêve et génère sa capacité d’action dans le
champ social. À l’échelle planétaire, cet espace mental semble aujourd’hui
largement occupé et réduit par l’imaginaire occidental. Le développement a
fonctionné comme un redoutable rouleau compresseur195.
Il faut malgré tout entrevoir d’autres formes paradigmatiques « […] soucieuse[s] du
foyer de l’unité identitaire de la société alors que la tradition libérale a largement escamoté
192 C. LAVAL. L'école n'est pas une entreprise […], p. 203-239. 193 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 12. 194 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, Traduction de P. Couturiau,
Monaco, Éditions du Rocher, 1983, p. 374-375. 195 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 43.
69
ce problème, le prenant très superficiellement pour acquis »196. La présente insuffisance ou
réduction anthropologique place la citoyenneté actuelle devant une impasse qu’il est
pressant de comprendre et de résoudre. Poussée dans son retranchement strictement
économique, la démocratie, devenue un artifice inutile pour la pensée économiste, se
dénature en évacuant de son discours et de ses pratiques des éléments essentiels à sa
constitution et à son animation, c’est-à-dire les personnes elles-mêmes, libres et égales en
droits et en dignité. Des changements de paradigme s’imposent, tout comme l’urgence d’un
questionnement sur les postulats de base qui guident actuellement et globalement la marche
humaine. Parce qu’elle est avant tout une construction humaine, cette perspective
dominante renferme une vision anthropologique contingente dont les « prémisses ne sont
donc pas assimilables à des vérités sur la nature de l’humain et de la société »197. D’ailleurs,
John R. Saul, cité par Thomas De Koninck, remarque en 1997 qu’il faut sortir de la
soumission à l’économisme et de cette
[…] nouvelle mythologie économique, qui elle-même dépend d’une
glorification de l’économie de service, d’une légitimation de la spéculation
financière et de la canonisation des nouvelles technologies de la
communication198.
Comme beaucoup d’auteurs le proposent, des choix de société importants sont
actuellement en jeu. Ce que nous avons tenté de montrer dans cette première partie de notre
réflexion, c’est l’influence parfois déterminante que peut entretenir, en amont, une certaine
représentation de l’homme qui, en aval, s’exprime parfois de façon radicale. Et tout
radicalisme pratique vient d’un réductionnisme anthropologique qui permet d’extraire,
d’utiliser et de valoriser une seule dimension humaine, négligeant l’importance des autres
et brisant toute forme de complémentarité entre elles.
Couper ainsi arbitrairement les liens qui tissent la complexité et la concrétude
humaine au prix d’une seule dimension devenue « naturelle », par justification
philosophique et influence politique, entraîne deux phénomènes particuliers : un tel
exercice d’extraction d’une dimension extirpée des autres affaiblit l’ensemble de l’œuvre
196 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 30. 197 L.-J. SAUCIER. « Le mouvement coopératif comme rempart au néolibéralisme […] », p. 613. 198 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, PUF, 2000, p. 30.
70
humaine qui se détériore à l’intérieur d’un environnement spécifique. Le deuxième
phénomène permet de comprendre que la dimension valorisée et laissée à elle-même se
dénature par le simple fait d’être devenue abstraite, voire absolutisée et mise en retrait des
autres199. Ainsi, extraire l’économie comme oikonomia de toutes les autres dimensions
humaines affecte par le fait même le social, le politique et le culturel qui se retrouvent
orphelins d’une dimension essentielle qui les unit et les nourrit. De plus, réaliser cette
extraction change le sens même de l’économie. Elle n’est plus une oikonomia, elle devient
une chrématistique. Ce passage force une activité intégrée, concrète et réelle à muter en une
entité absolutisée, libérée et « dé-enchâssée » de l’existence humaine, rendant abstraite et
autoréférentielle la dimension survalorisée.
Le danger consiste à prendre une partie pour un tout. Et prendre une partie pour un
tout affecte et le tout et les parties. Rendre exclusivement unidimensionnel ce qui fait partie
d’une « multidimension » anthropologique bouscule la complémentarité et l’interrelation
qui existent entre chacune des perspectives humaines.
L’argumentaire que nous avons proposé jusqu’à maintenant nous permet de constater
le danger actuel de mettre l’économie à l’avant-plan de l’humanité de façon excessive au
prix du politique, du social, du culturel, du spirituel et de l’écologie. Fractionnée et
« unidimentionalisée », l’économie comme oikonomia intégrée devient une chrématistique
globalisée et « fondamentalisée », définissant l’homme strictement comme un homo
œconomicus sans repère concret, sans solidarité véritable, sans balise existentielle,
finalement sans grande possibilité de donner un sens autre à la vie que celui qu’offre de
façon dogmatique l’économisme qui perturbe l’humanité elle-même et l’environnement
dans lequel elle se déploie continuellement.
199 Nous proposons l’idée que les paradigmes, qui privilégient une dimension humaine aux dépens des autres,
peuvent provoquer, à moyen et long termes, les deux mêmes phénomènes suggérés. Ainsi, valoriser par
exemple le religieux de façon excessive peut affaiblir les autres dimensions humaines comme l’économie,
le politique et le social. L’exercice d’une valorisation excessive du religieux peut entraîner sa dénaturation
et conduire le spirituel dans un cul-de-sac. Ne pourrions-nous pas faire la même lecture avec le
communisme du 20e siècle? À la lumière de cette hypothèse, il nous semble pertinent de penser que le
nouveau paradigme devra se préoccuper d’intégrer les grands axes de la vie humaine que le présent
déconstruit.
71
L’analyse proposée dans cette première partie de chapitre nous amène à reconnaître
que la situation socioéconomique actuelle pousse les sociétés à faire face à une impasse
qu’il faut comprendre et résoudre. Cela exige d’effectuer une critique des cadres théoriques
qui servent de postulats de base et de justification à l’action elle-même. Comme nous
l’avons illustré, le paradigme économiste actuel fonde toutes les pratiques sociales sur une
vision anthropologique, l’homo œconomicus, qui provoque des conséquences politiques,
financières et éducatives inquiétantes et dangereuses. Une telle philosophie de l’homme
doit être questionnée et revisitée. Serions-nous rendus à une époque où la recherche d’un
nouveau paradigme pourrait provoquer les changements souhaités?
1.2 ÉPOQUE À LA RECHERCHE DE CHANGEMENTS
Pour fonctionner, toute société ou organisation, quelle qu'elle soit, doit s'appuyer sur
des postulats anthropologiques de base afin d'édifier un système organisationnel articulé et
approprié. Chaque culture, chaque société, chaque clan formellement constitués se bâtissent
en fonction des idées jugées fondamentales qui renferment en elles-mêmes une valeur
anthropologique et symbolique originale. Un système bien établi par la force d’un
paradigme affirme ainsi intentionnellement une conception de l’homme à promouvoir et/ou
à défendre par des valeurs qui serviront de balises en vue d’un but existentiel spécifique qui
donne sens aux actions personnelles et sociales posées.
Se référer à la notion de paradigme, c’est poser que des fondements structurés guident
implicitement, mais efficacement l’action collective. Tout paradigme propose une façon de
se définir comme être humain et une façon d’agir en fonction de normes et valeurs
partagées. Ces paramètres s’inscrivent dans une épistémologie qui sert de référent pour
répondre aux finalités du paradigme. Pour Paquette,
[…] les individus connaissent, pensent et agissent selon les paradigmes inscrits
culturellement en eux. Ainsi, les systèmes d’idées et les pratiques qui en
découlent sont « radicalement organisés en vertu des paradigmes ». Ceux-ci
sont invisibles et virtuels. […] ils n’existent que dans leurs manifestations200.
200 C. PAQUETTE. « Vers un projet éducatif nouveau », Vie pédagogique, no 100, septembre-octobre 1996,
p. 10.
72
Pour l’instant, limitons notre réflexion sur le paradigme en maintenant qu’il détermine, en
amont, à un moment donné de l’histoire humaine, une vision articulée du monde qui
entraîne, en aval, la création d’un univers culturel de convictions et de croyances dont
certaines s’imposent socialement comme « la force impérative du sacré, la force
normalisatrice du dogme, la force prohibitive du tabou »201.
Si nous acceptons la prémisse selon laquelle un système social repose sur une
conception particulière de l’homme ainsi que des valeurs correspondantes, il semble
important et pertinent, comme sortie de crise actuelle, d’essayer aussi de comprendre
globalement le paradigme dominant qui guide et qui façonne, à sa façon, le tissu humain et
social. Parce que, comme De Koninck l’affirme, « [d]ans la mesure où je n’ai pas une
conscience critique de ce que je fais, où je m’abstiens d’en interroger les fondements, mon
état ressemble tout à fait, il est vrai, à du somnambulisme, pas même à du rêve lucide »202.
Lorsqu’un paradigme est questionné, critiqué et mis à l’épreuve par des échecs répétés,
c’est-à-dire par l’impossibilité de résoudre lui-même des problèmes organisationnels et
sociaux qu’il a souvent créés, de nouvelles idées doivent surgir ailleurs. Des changements
s’annoncent lorsque des paradigmes alternatifs, marginalisés ou méconnus arrivent à
donner des réponses et des résultats que le dominant ne peut fournir.
Ces moments d’incertitude et de remise en question des modèles sociaux et leurs
impacts sur la vie des personnes ont la particularité de favoriser un éveil, un doute, un
étonnement, une prise de conscience tant personnelle que collective afin de riposter aux
obstacles qui se présentent à la société. Une analyse responsable des idées et des grilles
mentales qui en découlent ouvre à de possibles sorties de crise par l’affirmation d’une autre
vision du monde qui se développe quand une communauté humaine réussit à se dégager des
contradictions sociales ou scientifiques dans lesquelles elle s’est embourbée. En vue de
remédier à la problématique importante que nous avons soulevée en première partie de ce
chapitre, une prise de conscience des problèmes structurels oblige à faire deux choses. La
professeure Marie-Dominique Perrot, de l’Institut universitaire d’études du développement
201 E. MORIN. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000, p. 27. 202 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture, p. 49.
73
de Genève, écrit en préface du livre de Stéphane Bonnevault Développement insoutenable
que
[l]a première [chose] consiste à pratiquer un sens critique aigu qui s’attache à
mettre en lumière l’amont du phénomène, sa nature construite, mais aussi ses
conséquences en aval, et encore à venir […] la seconde suppose l’élaboration
renouvelée d’une pensée des alternatives et l’expérimentation de pratiques et de
rapports sociaux différents203.
Dans un contexte de crises sociales, se révèle l’importance pour les paradigmes jugés
alternatifs de se définir en fonction de leur propre objet et non à la lumière d’un paradigme
dominant. Tout changement de paradigme exige une transformation de la pensée et de la
culture des individus et des organisations. Si les paradigmes sociaux sont des œuvres
humaines, seul l’être humain peut les modifier substantiellement par une révision profonde
de ses normes et de ses paramètres. Rien de simple comme processus cependant. Toujours
selon Perrot :
Trente ans plus tard, le mythe [de l’économisme] est toujours aussi vivace, mais
pour la première fois, il l’est peut-être plus par défaut, par manque d’un mythe
de substitution, que de convictions. On ne sait pas faire autre chose, on ne peut
pas penser autrement; nous, en Occident, avons pour tradition l’innovation
perpétuelle, nous tremblons à l’idée de changer de paradigme204.
L’exigence provient du fait qu’il faut accroître la capacité d’intégrer de nouvelles grilles
mentales pour guider de nouvelles façons de faire. Comme le remarque Edgar Morin avec
une pointe d’ironie :
Le paradigme de la simplification […] domine notre culture aujourd’hui et c’est
aujourd’hui que commence la réaction contre son emprise. Mais on ne peut pas
sortir, je ne peux pas sortir, je ne prétends pas sortir de ma poche un paradigme
de complexité. Un paradigme, s’il doit être formulé par quelqu’un, par
Descartes par exemple, est, dans le fond, le produit de tout un développement
culturel, historique, civilisationnel205.
Nous procéderons de façon plus systématique à l’analyse du concept de paradigme au
prochain chapitre. Pour l’heure, il paraît important de mettre d’abord en évidence que notre
203 M.-D. PERROT. « Préface », Le développement insoutenable. Pour une conscience écologique et sociale,
sous la direction de Stéphane Bonnevault, Boissieux, Éditions du Croquant, 2003, p. 9-10. 204 Ibid., p. 7-8. 205 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005, p. 103.
74
époque est soumise à une perspective qui oblige à reconnaître la complexité du monde dans
ses éléments concrets, qui est confronté à la vision actuelle du monde qui exclut, sépare et
divise continuellement les champs d’activités humaines (social, culturel, économique,
politique, éthique, spirituel, etc.). Comme nous l’avons proposé, le paradigme dominant
actuel continue de favoriser à la fois l’émergence et la dominance de la seule dimension
économique au détriment des autres. L’histoire montre assez clairement l’effet pervers à
long terme de cet exercice qui consiste à privatiser et monopoliser une sphère des activités
humaines la jugeant, par le groupe dominant, comme étant fondamentale, exclusive et
naturelle. Par conséquent, se développe une pensée absolutiste, abstraite et fermée
valorisant de façon scientiste un seul aspect humain choisi de façon contingente et
minimisant par le fait même tous les autres qui lui sont arbitrairement subordonnés. Cette
pratique, qui est le fruit d’une vision anthropologique fragmentée, affecte l’essence même
de la dimension survalorisée. C’est ce que nous avons fait valoir précédemment.
Confrontés à une vision économiste qui présente une conception humaine
unidimensionnelle et monoculturelle extraite et abstraite des autres dimensions qui
constituent l’humanité, des auteurs comme Stéphane Bonnevault, Fritjop Capra, Edgar
Morin, Jean-Maire Lemoigne et Donella Meadows considèrent qu’il est urgent d’évoquer
des paradigmes plus intégrateurs, plus conjonctifs, plus unificateurs pour intégrer
l’humanité dans le processus de réflexion et de changement et pour réduire les
conséquences sur l’environnement qui sert de support à toute action humaine206. En
d’autres termes, dira Thomas De Koninck, « […] être en état de veille, c’est voir aussi bien
le tout que les parties, sans les confondre; ne voir que les parties, ne pas les distinguer du
206 Voir entre autres :
BONNEVAULT, Stéphane. Développement insoutenable. Pour une conscience écologique et sociale,
Boissieux, Éditions du Croquant, 2003; CAPRA, Fritjof. Les connexions invisibles : une approche
systémique du développement durable, Traduction de N. Tridon, Monaco, Éditions du Rocher, 2004;
CAPRA, Fritjof. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, Traduction de P. Couturiau,
Monaco, Éditions du Rocher, 1983; GLADWIN, Thomas N., James J. KENNELY et Tara-Shelomith
KRAUSE. « Shifting Paradigms for Sustainable Development: Implication for Management Theory and
Research », The Academy of Management Review, October 1995, p. 874-907; GROUPE DE LISBONNE.
Limites à la compétitivité : vers un contrat mondial, Montréal, Boréal, 1995; MEADOWS, Donella H.
Thinking in Systems - A primer, White River Junction, Vermont, Chelsea Green, 2008; MORIN, Edgar.
Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005; MORIN, Edgar et Jean-Louis LEMOIGNE.
L’intelligence de la complexité, Paris, L’Harmattan, 1999.
75
tout auquel elles appartiennent, pis encore, s’imaginer qu’une partie est le tout, c’est être en
état de rêve »207. Il demeure impératif de modifier, voire de transformer notre
représentation du monde malgré toute la complexité de l’exercice. À cet égard, Dominique
Plihon considère que
[l]es mesures à prendre doivent se situer dans une perspective de changement
systémique qui n’a rien à voir avec une simple “moralisation” du capitalisme. Il
s’agit de rompre avec le système économique qui a conduit à la crise actuelle
parce qu’il est fondé sur une surexploitation du travail et de la nature. Un
profond changement de société, fondé sur la solidarité plutôt que la
concurrence, devient nécessaire afin d’organiser sur de nouvelles bases les
rapports des hommes et des peuples entre eux et avec leurs écosystèmes208.
Dans le même sens, l’ONU précise que « [n]ous devons également nous attacher à
renforcer les fondations sur lesquelles puisse reposer une mondialisation juste, sans
exclusive et viable, étayée par un multilatéralisme redynamisé »209. Plus loin dans le
document, on retrouve que « [l]a crise en cours a mis en évidence le degré élevé
d’intégration de nos économies, l’indivisibilité de notre bien-être collectif et le caractère
illusoire d’une politique de plus-values à court terme »210.
Le besoin d’instituer et de fonder d’autres perspectives philosophiques et
anthropologiques répondant davantage aux attentes humaines d’aujourd’hui est nécessaire.
D’autres avenues doivent être empruntées, d’autres cadres conceptuels doivent maintenant
tenir compte des notions de prise de conscience et de prise en charge, de complexité
démocratique, d’autodétermination, d’autoorganisation, de responsabilisation tant
personnelle que mutuelle. En bref, une certaine urgence indique l’importance de considérer
maintenant les gens dans leur intégralité concrète et la capacité réelle qu’ils possèdent d’y
répondre.
The world is in a position to reject that imperialist gesture and refract back into
the heartland of neoliberal and neoconservative capitalism a completely
different set of values: those of an open democracy dedicated to the
207 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture, p. 49. 208 D. PLIHON. « Sortir de l’emprise financière », Relations, [En ligne], no 733, juin 2009,
http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/article.php?ida=811 (Page consultée le 22 juillet 2012). 209 ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Document final de la Conférence sur la crise […], p. 5. 210 Ibid., p. 12.
76
achievement of social equality coupled with economic, political, and cultural
justice211.
Il s’agit de reformuler ces éléments à partir des conditions et des possibilités
contemporaines.
L’invitation est lancée pour questionner les fondements philosophiques et
anthropologiques qui caractérisent les organisations et les sociétés d’aujourd’hui afin de
préciser les avenues à prendre collectivement. Il convient, comme le rapportent Michel Kail
et Richard Sobel, d’aller à l’essentiel en échappant
[…] à cette matrice dont l’efficacité performative structure le débat intellectuel,
celle du dualisme entre l’« économie » et la « politique », naturalisant celle-là
comme ce qui est nécessaire et déterminant, et condamnant celle-ci à
n’intervenir que dans l’après-coup, avec une « marge de manœuvre » ô
combien restreinte212.
Les mêmes auteurs insistent sur l’importance de « décrire les effets du processus immanent
de la valorisation capitaliste sur l’ensemble de la société ainsi que la manière dont
s’articulent, sous sa juridiction, les différentes sphères qui la constituent »213.
L’intransigeante logique comptable doit laisser place à de nouvelles façons de promouvoir
le déploiement responsable d’un projet humain différent dans le respect et
l’épanouissement économique, social, environnemental, culturel et politique des personnes.
Fritjof Capra clame depuis longtemps que « [l]a tâche la plus urgente à laquelle devraient
s’atteler les économistes est une réévaluation de l’ensemble de leur cadre conceptuel et une
reformulation, en conséquence, de leurs modèles et de leurs théories »214. Proposons que
cette tâche s’adresse à un groupe plus large que les économistes eux-mêmes.
211 D. HARVEY. A brief History of Neoliberalism, p. 205.
Traduction libre : Le monde est en mesure de rejeter les gestes impérialistes et d’injecter de nouveau dans
le cœur même du capitalisme néolibéral et néoconservateur un tout autre ensemble de valeurs : celles
d'une démocratie ouverte dédiée à la réalisation de l'égalité sociale jumelée à une justice économique,
politique et culturelle. 212 M. KAIL et R. SOBEL. « Crise financière internationale : l’économie existe-t-elle? », L’Homme et la
société, [En ligne], n° 170-171, 2008/4-2009/1, p. 6-7, http://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-
2008-4-page-5.htm (Page consultée le 2 août 2010). 213 Ibid., p. 7-8. 214 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 176.
77
Cette notion de changement de paradigme oblige à modifier les modes de pensée et
les cadres épistémologiques qui structurent en grande partie la lecture qu’on peut faire de la
réalité. Comme le souligne Michel Beaud, « [l]’homme a besoin de reprendre sa
réflexion »215. Si nous supposons ainsi que le modèle sociétal actuel est avant tout
économiste, utilitariste et instrumentaliste, qu’il propose une conception réductionniste,
matérialiste et individualiste de l’être humain, qu’il détermine les valeurs et qu’ainsi il
conditionne les pensées, n’est-il pas pressant de le confronter à d’autres paradigmes, plus
intégrateurs, plus conjonctifs, plus unificateurs? Morin et Lemoigne préciseront :
[…] je crois que nous sommes dans une époque où nous avons un vieux
paradigme, un vieux principe qui nous oblige à disjoindre, à simplifier, à
réduire, à formaliser sans pouvoir communiquer, sans pouvoir communiquer ce
qui est disjoint et sans pouvoir concevoir des ensembles, et sans pouvoir
concevoir la complexité du réel. Nous sommes dans une période « entre deux
mondes »; […] Je pense que c’est un enjeu qui n’est pas seulement scientifique,
qui est plus profondément politique et humain, humain en ce sens qu’il
concerne, peut-être, l’avenir de l’humanité216.
D’un monde de divorce entre l’économie et la justice sociale, entre le développement et la
croissance, entre la politique et l’éthique, entre la propriété privée et les laissés pour
compte, apparaît la volonté d’un changement profond par l’expression populaire d’un
besoin d’inclusion participative, de démocratie politique et économique réelle, de dialogue
véritable, d’ouverture et d’autonomie, d’interdépendance et d’interrelation. En bref, un
univers de coopération qui, entre autres, « […] remet la propriété entre davantage de mains,
qui démocratise le pouvoir économique et qui partage les richesses »217.
Il est devenu impératif aujourd’hui de penser et faire advenir une économie intégrée
aux autres dimensions humaines. C’est la voie qui pourrait permettre de redonner à cette
discipline humaine essentielle qu’est l’oikonomia toutes ses lettres de noblesse que la
chrématistique actuelle inhibe au nom de la maximisation du profit à court terme et qui se
présente comme étant une finalité de l’existence humaine, au détriment de l’humanité elle-
même et de la nature. Une économie ainsi intégrée et concrète, une oikonomia réelle,
215 M. BEAUD. Le basculement du monde : de la terre, des hommes et du capitalisme, Paris, Éditions La
Découverte, 1997, p. 261. 216 E. MORIN et J.-L. LEMOIGNE. L’intelligence de la complexité, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 40. 217 L. CICCIA. « Co-propriété et démocratie; la coopérative comme réponse à la crise », p. 38.
78
s’insère de nouveau dans les dimensions partageant le concret de l’existence humaine avec
la politique et le social. Cette discipline humaine qu’est l’économie doit donc reposer sur
une nouvelle vision de l’homme fondée sur d’autres valeurs fondamentales et porteuse d’un
autre projet social axé sur le long terme.
Une telle transformation sociale exige un mouvement, un déplacement. Il semble
essentiel de reconnaître, dans une continuité historique, la pertinence de la logique et de la
pratique d’alternatives sociales annonciatrices de changements, même si celles-ci
apparaissent, au moment présent, marginalisées et méconnues malgré leur rayonnement. Au
terme de cette deuxième partie de notre problématique, soumettons l’hypothèse, comme le
soutiennent certains auteurs, que le coopératisme pourrait constituer l’un des ferments qui
contribuent favorablement à ce passage218.
218 Voir entre autres :
BÉLAND, Claude. L’évolution du coopératisme dans le monde et au Québec, Montréal, Fides, 2012;
BÉLAND, Claude. Plaidoyer pour une économie solidaire, Montréal, Médiaspaul, 2009; BOUQUET,
Brigitte, Jean-François DRAPERI et Marcel JAEGER. Penser la participation en économie sociale et en
action sociale, Paris, Dunod, 2009; BRASSARD Marie-Joëlle et Ernesto MOLINA, dir. L'étonnant
pouvoir des coopératives. Textes choisis de l'appel international de propositions, Québec, Sommet
international des coopératives, 2012; COTÉ, Daniel, dir. Les holgings coopératifs. Évolution ou
transformation définitives, Bruxelles, De Boeck Université, 2001; DESROCHE, Henri. Le projet
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Presses universitaires du Québec, 2010; JEANTET, Thierry. L’économie sociale, une alternative au
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del siglo XXI, Sherbrooke, IRECUS-Université de Sherbrooke, 2007.
79
1.3 COOPÉRATISME : UNE ALTERNATIVE RAISONNABLE
La problématique que nous avons entrepris d’analyser dans ce chapitre comporte trois
aspects : constater, dans un premier temps, l’influence du paradigme économiste actuel
dans toutes les sphères d’activités humaines; dans un deuxième temps, reconnaître le besoin
d’un changement de paradigme sociétal puisque le présent répond mal aux attentes de la
société actuelle et, dans un dernier temps, considérer l’option coopérative comme une
alternative au paradigme régnant.
Pour mieux comprendre la coopérative et le coopératisme, il est important de relever
en quoi cette organisation s’inscrit dans notre problématique. Comme nous l’avons présenté
dans l’introduction de cette thèse, une coopérative est définie selon l’Alliance coopérative
internationale (ACI) comme « […] une association de personnes, volontairement réunies
pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs au
moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est exercé
démocratiquement »219. Cette définition fournie par l’ACI220 illustre d’emblée la position
prépondérante qu’occupent les personnes dans une collectivité. Une coopérative facilite le
processus de réunir et d’associer concrètement des hommes et des femmes en vue
d’exploiter une entreprise qui devra répondre, de façon démocratique, à des besoins
communs d’ordre économique, social et culturel.
Il faut cependant relever certains constats. Pour que la coopérative puisse se présenter
comme une réponse alternative à la situation paradigmatique actuelle, nous devons poser un
regard analytique sur quatre points. Nous présenterons, dans un premier temps, les trois
tendances qui ont permis d’interpréter les différentes possibilités qui s’offrent à la
coopérative. À ce niveau, les enjeux sont actuellement importants. Nous privilégierons,
dans le cadre de cette thèse, l’une de ces tendances et nous justifierons ce choix. Dans un
deuxième temps, nous soulèverons un problème important auquel la coopérative est
219 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. « Déclaration sur l’identité coopérative […] ». 220 Il est bon de préciser que l’Alliance coopérative internationale (ACI) est l’organisme qui représente le
mouvement coopératif mondial. L’ACI existe depuis 1895. C’est à partir de nombreux colloques,
rencontres internationales, assemblées générales et comités scientifiques qui réunirent les coopératives
membres que l’ACI a proposé et entériné la définition que nous utilisons dans ce travail.
80
confrontée : la méconnaissance généralisée de son propre modèle. Ceci nous conduira
ensuite à expliciter pourquoi et comment cette méconnaissance se manifeste dans la
pratique de gestion coopérative, qui peine à s’accoler aux valeurs et principes de
l’association. Finalement, nous nous questionnerons sur la présence ou l’avènement d’une
philosophie coopérative pour notre temps et sur l’importance de la dévoiler dans la logique
des changements de paradigme.
1.3.1 Trois tendances coopératives
Comment comprendre concrètement les finalités proposées par l’organisation qu’on
appelle la coopérative? Sur le sujet, la littérature montre que trois traditions ont émergé de
son histoire. La première tendance considère la coopérative comme une simple forme
d’entreprise qui s’harmonise à la nature même de la société capitaliste. Puisque la
coopérative est née de la société libérale et que c’est à l’intérieur de celle-ci qu’elle se
développe, sa structure s’identifie en tout point à la réalité économique capitaliste et sert à
l’insertion d’une tranche de la société plus marginalisée. Cette tendance ne pose pas
nécessairement de regard critique sur le système économique qui l’entretient. Au contraire,
elle cautionne les perspectives économiques empruntées par le libéralisme. Jacques Prades
dira que c’est l’école défendue par Léon Walras (1834-1910)221.
La deuxième tradition propose la coopérative comme un moyen de lutte des classes
contre la domination capitaliste. Jean Jaurès (1859-1914) en sera un porte-parole important
donnant une dimension politique, voire révolutionnaire, au mouvement coopératif lui-
même222. Cette considération s’inscrit dans la mouvance du mouvement ouvrier français du
début du 20e siècle. La coopérative constitue alors un outil social révolutionnaire capable
d’activer la transformation de l’ordre économique dans une certaine direction, celle de la
socialisation de la vie économique.
Finalement, la dernière tendance présente la coopérative non seulement comme un
moyen de transformation sociale, mais surtout comme une solution originale et inédite à la
221 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 78. 222 Ibid., p. 80.
81
question sociale et politique que posent le libéralisme et le néolibéralisme. C’est la pensée
qui émergera de l’École de Nîmes représentée par Charles Gide (1847-1932). Voyons plus
en détail chacune de ces tendances et les influences philosophiques qui les ont fondées.
Léon Walras et l’école néoclassique
La première tendance coopérative s’inspire du mouvement de pensée proposé par un
des principaux représentants de l’École néoclassique, Léon Walras. Cette école articule un
courant de pensée économique qui tente de comprendre la formation des prix, de la
production et de la distribution des revenus à travers des mécanismes de l'offre et de la
demande du marché qui jouent un rôle régulateur conduisant théoriquement le système
économique vers un équilibre optimal.
Une des caractéristiques de la pensée néoclassique consiste à légitimer la science
économique en lui conférant un statut nettement scientifique en raison de l’usage qu’elle
fait des modèles mathématiques complexes pour décrire et prédire l’économie réelle, celle
« […] reposant sur l’échange libre des produits, sur la vente fibre de la force de travail, sur
la libre circulation des capitaux et sur la libre location des terres »223. L’école néoclassique
veut développer ni plus ni moins une théorie générale de l’agir humain fondée sur le « […]
mécanisme des prix dans une économie de laisser-faire, [un] type d’économie que la théorie
de l’équilibre général se propose de modéliser »224.
Notons que la pensée de l’école néoclassique sur l’économie politique pure s’est
fortement inspirée de la méthode scientifique du 19e siècle. Maréchal rapporte que Walras
dira à cet effet que « […] l’économique est une science mathématique au même titre que la
mécanique et l’astronomie »225. Le projet walrasien se proposait de faire de l’économie une
sorte d’astronomie sociale, sans égard à la dimension éthique de toute action impliquant les
hommes226. Dans la société de marché idéalisée de l’économie formelle, tout comportement
223 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 490. 224 J.-P. MARÉCHAL. Humaniser l’économie, Paris, Desclée De Brouwer, 2000, p. 85. 225 Ibid., p. 52. 226 Ibid., p. 124.
82
humain est considéré comme déterminé, uniquement à partir de la crainte de la faim et
l’espoir du bénéfice. Toute autre motivation que celles-ci est considérée comme non
pertinente dans la vie économique et matérielle des hommes. Cette réduction exprime
l’illusion de l’autonomie du marché autorégulateur et fonde la réflexion sur l’existence d’un
tel système marchand émancipé de toute intention sociale. « Cette tentative utopique de
supplanter les intérêts sociaux par les intérêts économiques personnels assouvis grâce à un
MA [marché autorégulateur] ne rend pas pour autant celui-ci effectif […], mais reste du
domaine des croyances et des représentations sociales »227.
Rouge-Pullon précise que les travaux de Walras tentent « […] de démontrer une fois
pour toutes la supériorité et l’efficacité d’un système économique reposant sur le libre-
échange et la libre concurrence. […] Walras ne cherche rien de moins que de tracer les
contours d’une société de marché idéale! »228.
Sous cette posture, l’être humain est constitué comme un agent rationnel, autonome et
informé capable de maximiser les biens qu’il consomme. Toute l’attention est portée « sur
les mécanismes du marché, en tant qu’espace de rencontre entre des homos oeconomicus
calculateurs et rationnels, à la recherche de la maximisation […] »229. Rouge-Pullon
continue en affirmant que
[l]a difficulté, c’est que la liberté walrassienne est une liberté autonomie et ne
nourrit aucun lien avec la liberté participation. Elle est le fait d’atomes séparés
qui ne se rencontrent que le marché; la machine d’échange affranchit l’agent de
toute contrainte politique ou économique, entendue comme exercice d’une
coercition limitant l’action individuelle. […] Aussi, si l’individu est social dans
son accès à certains biens (éducation, culture, ressources naturelles), il
n’apparait guère politique, si ce n’est pour faire front afin de préserver son
autonomie vis-à-vis de l’État230.
Dans cette perspective, les phénomènes économiques sont déterminés par la juxtaposition
des comportements individuels des agents et toute crise économique qui perturbe le bon
fonctionnement du marché n’est due qu’à des événements extérieurs à la logique de
227 S. PLOCINICZAK. « Au-delà d'une certaine lecture standard de La Grande Transformation », Revue du
MAUSS 2007/1, n° 29, p. 214. 228 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, Paris, Ellipses Éditions, 2011, p. 39. 229 Ibid., p. 7. 230 Ibid., p. 145-146.
83
l’économie de marché. Ce n’est qu’en situation de concurrence pure et parfaite que les
crises se résorbent. L’économie, pensée et calculée selon la méthode des sciences exactes et
de la mécanique qui en découle, est le remède par excellence aux différentes crises
humaines et sociales.
C’est ce que tentera de montrer Léon Walras en construisant une science capable de
distinguer dans l’activité humaine ce qui est le résultat des activités économiques à partir
d’une économie pure et les problèmes de justice sociale qui font l’objet d’un combat
complémentaire tout aussi important231. Selon Henri Denis,
[d]ès 1860 […] il affirme sa volonté de reconstruire l’économie politique sur de
nouvelles bases afin de ruiner les arguments des socialistes. Il se déclare
partisan de la justice sociale, mais en même temps il possède une confiance
inébranlable dans les vertus de la libre concurrence. Il faut, dit-il, édifier une
doctrine capable de concilier le libéralisme, qui assure l’expansion de la
production, avec le socialisme qui veut réaliser la justice232.
Fasciné par l’histoire, Walras conclut que « [l]e génie de l’Angleterre, […] c’est le génie
libéral; le génie de la France c’est le génie socialiste »233. C’est ce qui fait dire à Lacan qu’il
« […] demeure chez Walras une détermination à y adjoindre la philosophie sociale, laquelle
définit la relation entre économie et morale »234, même si « […] l’économie est pour Walras
une science naturelle […], tandis que la morale est une science essentiellement sociale
[…] »235.
Marqué par la Révolution française où son analyse le porte à croire que « [t]ous les
peuples ont senti et compris en 1789 que la France travaillait à la fois pour elle et pour eux,
que des efforts dépassaient ses limites »236 et reconnaissant l’importance des principes de
l’égalité et de la liberté, Walras cherche, par ses travaux, à garantir une forme de justice
commutative, incarnée par l’égalité, au même titre et en même temps qu’une forme de
231 Ibid., p. 74. 232 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 489. 233 L. WALRAS. Œuvres diverses, Paris, ECONOMICA, 2000, p. 298. 234 A. LACAN. « Léon Walras et les sociétés d’assurance mutuelles », Revue internationale de l’économie
sociale : Recma, N° 299, 2006, p. 69. 235 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, p. 35. (C’est l’auteur qui souligne). 236 L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 295.
84
justice distributive dans le respect de la liberté individuelle facilitant une répartition
équitable de la richesse entre les individus et l’État dans un esprit de fraternité237. Puisque
[…] la liberté et l’égalité ont chacune leur prestige [et qu’] elles ont chacune
leurs adorateurs exclusifs, […] une seule chose reste à essayer, l’accord de la
liberté et de l’autorité dans l’ordre, celle de l’égalité et de l’inégalité dans la
justice, la séparation et la conciliation de l’individu et de l’État par celle de
l’individualisme et du communisme238.
Malgré cette volonté de synthèse entre les positions radicales de l’individualisme et du
communisme de son époque, dont la résultante devrait accomplir la destinée de l’homme en
société239, Walras priorise l’individu qui ne doit sa position particulière en société qu’aux
efforts personnels qu’il aura consentis à mettre en œuvre, par ses propres talents qu’il aura
pris grand soin de faire fructifier, et à la possibilité d’anticiper rationnellement l’évolution
des variables économiques conformes à des modèles mathématiques renforçant la
conviction de la nécessité du libre jeu du marché240. La notion de mérite personnel traverse
l’œuvre de Walras. Cette vision anthropologique bannissant toute forme de tromperie,
d’escroquerie et de fraude permet à l’agent de réaliser ses choix en toute connaissance de
cause. Ainsi, « […] nul ne peut être lésé par le truchement du marché. L’échange respecte
de la sorte des conditions de justice, ne pouvant se traduire par un asservissement des uns
par les autres »241.
Cette perspective de Walras demande également que l’État, affranchi de toute
contrainte vis-à-vis des individus, puisse exiger de ceux-ci des conditions sociales égales
pour tous sans être soumis à quelque intérêt particulier que ce soit. Walras reconnaît le droit
qu’a l’État d’établir l’autorité nécessaire dans un milieu social afin que s’accomplissent
toutes les destinées humaines individuelles, plaçant sur le pied d’une parfaite égalité tous
237 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, p. 23. 238 L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 317. 239 Idem. 240 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 669. 241 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, p. 51.
85
les hommes242. L’indépendance étatique est cependant nécessaire dans le champ de
l’économie243.
En fait, seuls les échanges d’ordre économique mettent en lumière des êtres humains
égaux ne souffrant d’aucune soumission, ce qui porte à croire comme Lacan, que pour
Walras, « […] la théorie économique est une science morale, dont le point de vue
d’achèvement est la justice»244. Walras cherche à proposer des règles capables de constituer
un encadrement économique juste pour les hommes, ceux-ci étant définis autant comme
homo oeconomicus qu’homo ethicus, c’est-à-dire autant un être calculateur, individualiste,
« maximisateur » des services et produits tout comme un être de sympathie, de sens
esthétique, d’entendement et de raison, de volonté et de liberté aux mœurs sociales
développées245. Selon Walras, la science économique justifie la pertinence de la
concurrence comme seul moyen d’assurer le développement de la richesse d’une société.
Quant à la morale, il considère qu’elle indiquera quand et comment la science économique
doit intervenir pour que la répartition de la richesse soit juste et équitable envers les
hommes.
Cette mise en contexte montre que la pensée walrassienne « […] est bien un
socialisme scientifique, politiquement libéral »246 et qu’il demeure impératif pour lui de
trouver une forme d’institution capable de matérialiser la voie qu’il tente de tracer entre
l’économie pure et l’économie appliquée. Le type d’association populaire qui s’instaure de
plus en plus à son époque, sous la forme entrepreneuriale comme les coopératives et les
mutuelles, lui semble être l’organisation toute désignée pour relever le défi que sa pensée
pressent. L’association populaire est le lieu où « […] s’offre enfin un terrain où l’économie
politique et la démocratie se rencontrent, se donnent la main et unissent leurs destinées »247.
Walras semble fasciné par la coopération et ses récents impacts et il écrit même : « Bientôt,
242 L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 316. 243 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, p. 81. 244 A. LACAN. « Léon Walras et les sociétés d’assurance mutuelles », p. 71. 245 L. WALRAS. « Études d’économie politique appliquée », in Auguste et Léon Walras, Œuvres complètes,
Paris, Economica, vol. X, 1992, p. 406; L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 311-318. 246 A. LACAN. « Léon Walras et les sociétés d’assurance mutuelles », p. 75. 247 L. WALRAS. Les associations populaires, Edizioni Bizzarri, Roma, 1969, p. XVIII.
86
en effet, se manifestera à tous les yeux le magnifique mouvement d’association coopérative
qui, depuis vingt ans, allait grandissant et se propageant en Angleterre, en France, en
Allemagne […] »248. Arnaud Lacan va dans le même sens en soulignant que
[l]’association est, en quelque sorte, le chaînon manquant de la conciliation
économique du socialisme et du libéralisme. Avec cet argument favorable aux
associations populaires, Walras se distingue très nettement des économistes
libéraux du Journal des économistes qui refusent en bloc toute idée
d’adaptation économique. Pour ces derniers, l’engouement contemporain pour
le phénomène associatif n’est qu’une illusion et les limites naturelles à
l’association, consécutives à la diminution de l’intérêt privé, sapent les
fondements psychologiques de toute velléité associative249.
À partir de ce point de vue qui démarque Walras de ses contemporains, deux
éléments caractérisent la théorie au sujet des associations populaires. Walras s’insurge
contre les coopérateurs qu’il qualifie de socialistes puisque que « […] la formation des
coopératives participe d’une démarche individuelle et n’est pas de nature collective. […]
L’acte libre est le fondement de toute coopération »250. Il exprime la volonté individuelle de
s’insérer librement dans une logique libératrice permettant aux sociétaires de se rapprocher
et de s’approprier une forme de capital auquel ils n’auraient de toute façon pas accès. En ce
sens, les associations populaires et l’économie sociale font montre de leur capacité à
l’équité et à la justice sociale.
Ce premier point amène le second point d’intérêt de Walras pour les coopératives :
« […] c’est la capacité à transformer le travailleur en capitaliste, en lui prélevant sous
forme de cotisation une part de son salaire, qu’elles transforment en épargne forcée »251.
D’une façon générale, Walras affirme que « […] le but commun de toutes associations
populaires, c’est l’avènement d’un certain nombre de travailleurs peu aisés à la propriété du
capital »252. Le mouvement coopératif est celui qui facilite l’accès au capitalisme et doit
être considéré comme une pièce manquante au puzzle de l’économie de marché parce qu’il
donne à une tranche sociale paupérisée un tremplin vers le monde capitaliste. Selon Prades,
248 Ibid., p. XV. 249 A. LACAN. « Léon Walras et les sociétés d’assurance mutuelles », p. 75. 250 Ibid., p. 76. 251 Ibid., p. 77. 252 L. WALRAS. Les associations populaires, p. 6.
87
« [p]our Walras, la coopérative permet à chaque membre d’accumuler des capitaux
individuels et donc de s’insérer dans le système économique capitaliste. Elle est plus
conçue comme un outil d’insertion qu’à travers sa dimension politique de critique du
système économique »253. Il est clair pour Walras que les associations populaires et
coopératives ne peuvent « […] servir de base à l’établissement de la société »254 parce que
le principe de la liberté auquel il tient tant est aussi celui qui, en raison du caractère
volontaire et non obligatoire prôné par les coopératives, l’empêche de s’inscrire comme un
mouvement transformateur de société. Il ne peut être qu’une assistance et un complément
au système du libre marché.
Globalement, la coopérative est un instrument qui facilite l’accès au capital aux
sociétaires permettant aux simples travailleurs qui s’unissent de devenir de véritables
capitalistes255. Il est clair pour Walras que l’univers économique de son époque doit « […]
pouvoir s’annexer le domaine des associations populaires, [et] ces associations, de leur
côté, ont tout à gagner à se soumettre aux principes de la science »256, c’est-à-dire au même
marché concurrentiel sans disposer d’aucun avantage sur les entreprises à caractère privé.
Soulignons avec Henri Denis que Walras veut « […] démontrer que le régime de la libre
concurrence entre les individus et les entreprises privées procure le meilleur résultat
possible pour la société, c’est-à-dire réfuter les attaques des socialistes contre le régime
capitaliste »257. Les associations populaires, avec toutes leurs vertus pratiques et leur
originalité de gestion, ne constituent que des organisations subordonnées au grand capital et
à la concurrence du marché. À quelques reprises dans son ouvrage principal sur les
associations populaires, Walras identifie les sociétaires à des actionnaires et les trop-perçus
des activités de l’entreprise coopérative à des dividendes258. Ainsi, pour que cette
subordination ait lieu, il faut penser le monde comme « […] un vaste marché général,
composé de divers marchés spéciaux où la richesse sociale se vend et s’achète, et il s’agit
253 J. PRADES. L’utopie réaliste […], p. 78. 254 L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 278. 255 L. WALRAS. Les associations populaires, p. 13. 256 Ibid., p. 23. 257 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 497. 258 L. WALRAS. Les associations populaires, p. 158.
88
pour nous de reconnaître les lois suivant lesquelles ces ventes et achats tendent d’eux-
mêmes à se faire »259.
La réflexion proposée par Léon Walras au sujet des associations populaires a
définitivement marqué la compréhension que nous avons des coopératives. Cette première
tendance illustre l’importance du volet économique de l’entreprise coopérative considérée
davantage comme un instrument d’insertion des sociétaires plus vulnérables dans le grand
giron de l’économie libérale. Loin d’en être l’antithèse, elle se révèle comme un outil
facilitant l’accès au capital. En ce sens, elle se subordonne à la logique capitaliste autorisant
à un nombre important de consommateurs et de travailleurs d’atteindre des objectifs
économiques individuels, par le collectif que chacun seul ne pourrait obtenir sans cette
formule. Les associations coopératives demeurent un tremplin nécessaire vers la prospérité
individuelle dans un monde libéral. Cette tendance considère donc l’entreprise capitaliste
comme l’organisation entrepreneuriale fondamentale à travers laquelle la structure
coopérative s’explique et se justifie.
Il demeure assez évident que le mouvement coopératif est, pour Walras, une
organisation nécessaire au capitalisme puisqu’il permet d’amoindrir la souffrance et la
misère causées par le capitalisme lui-même. Il permet de répondre à des besoins de la classe
laborieuse et de se rapprocher ainsi des vertus qu’offre le capitalisme. Comme le dit
Angers, l’association populaire coopérative force l’économie capitaliste « […] à respecter
les règles de la concurrence pure et parfaite […] »260.
En bref, on ne peut comprendre le coopératisme et ses fondements qu’à la lumière
d’une vision classique ou néoclassique de l’économie et de la gestion, d’où l’importance
pour Walras de la valorisation des associations populaires comme outil d’insertion des plus
pauvres et comme un complément nécessaire et juste à la concurrence qu’offre le marché.
La coopération a pour lui une vertu principalement libérale et s’inscrit dans une logique qui
définit l’économie sociale comme secteur d’activité excluant son volet politique et toute
259 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, p. 46. 260 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II. L’activité coopérative en
théorie économique, Fides, Montréal, 1974, p. 45.
89
possibilité d’une transformation sociale et économique par la coopération. C’est ce que
tentera de montrer la perspective apportée par Jean Jaurès, inspiré lui-même par la
philosophie de Jean-Jacques Rousseau et certaines perspectives annoncées par Marx et de
Engels. Nous prendrons le temps d’expliquer ces deux derniers auteurs et leur contexte
idéologique avant de situer la deuxième tendance du coopératisme, celle de Jaurès.
Le socialisme et Jean Jaurès
Faire référence au socialisme renvoie à de multiples écoles de pensée et de politique.
Trois pays européens ont influencé la compréhension du concept de socialisme aux 18e et
19e siècles. Il y a la France avec sa tradition révolutionnaire et son désir de conjuguer
politiquement liberté, égalité et fraternité. Au Royaume-Uni, le « […] socialisme anglais
s’est réclamé de façon continue du “coopératisme” de Robert Owen »261. Les réactions
sociales se manifestent rapidement devant l’avancée spectaculaire de la phase industrielle et
ses conséquences sociales difficiles. Les mouvements sociaux des ouvriers s’organisent et
les syndicats précisent leurs finalités. Sous l’influence des utopistes, le mouvement
coopératif prend modestement son envol. Finalement, en Allemagne, des penseurs
proposent davantage un cadre théorique et philosophique du socialisme comme le feront
Marx et Engels.
Il est bon de préciser, avant de développer cette partie concernant la deuxième
tendance du coopératisme, que celui-ci est né en réaction à la posture libérale et aux
conséquences difficiles vécues par une couche importante de la société civile dans un
système capitaliste nourrissant une révolution industrielle majeure262. D’ailleurs, c’est sous
l’influence du socialisme moderne que le mouvement coopératif tentera de définir peu à
peu son identité. Angers écrit que, « [s]ous le nom de socialisme, ce régime a été le premier
à se proposer bruyamment, dès le début du XIXe siècle, en réaction contre certains abus du
capitalisme, pendant que le coopératisme faisait modestement et quasi silencieusement son
261 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 550. 262 J.-A. ANGERS. Initiation à l’économie politique. Initiation à la vie économique, 5e édition, Montréal,
Fides, 1971, p. 148-149.
90
bout de chemin »263. De son côté, Desroche souligne qu’ « [a]ntérieurement à la fondation
de la première Internationale (1864), les rapports du socialisme encore utopique et de la
coopération rudimentairement pratiquée sont des rapports idylliques. […] Indifférenciés
l’un de l’autre, les deux schémas tendent à se confondre »264. Marx et Engels, dans le
Manifeste du Parti communiste, iront dans le même sens :
Les systèmes socialistes et communistes proprement dits, les systèmes de Saint-
Simon, de Fourier, d'Owen, etc., font leur apparition dans la première période
de lutte embryonnaire entre le prolétariat et la bourgeoisie […]. Ils ont certes
conscience de défendre, dans leurs plans, les intérêts de la classe ouvrière avant
tout, parce qu’elle est la classe qui souffre le plus265.
Associationnisme, socialisme et communisme semblent initialement unir leur destin pour
l’avènement d’une société plus égalitaire et juste. En ce sens, les apports de Marx et Engels
sont indéniables. Résumons cette pensée importante du 19e siècle.
L’antithèse au capitalisme débridé du 19e siècle fut exprimée de façon virulente par le
socialisme de Marx et Engels et leur critique sociale des classes. « La société tout entière se
divise de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes
diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat »266. Dans une autre œuvre, Marx
affirme qu’une telle structure forme la société capitaliste, fondation « […] sur laquelle
s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la
conscience sociale »267.
Une des thèses de Marx, soulevée par Denis, consiste à démontrer que, pour
transformer la société en vue de la rendre plus égalitaire et équitable,
[i]l faut disposer d’une force qui se trouve parmi les ouvriers opprimés. Toute
transformation sociale ne peut survenir sans l’action des ouvriers et ne peut
s’opérer que grâce à la force qu’ils représentent. Il proclame sa volonté de
263 Ibid., p. 151. 264 H. DESROCHE. Le projet coopératif […], p. 84. 265 K. MARX et F. ENGELS. Manifeste du Parti communiste, Paris, Union générale d’éditions, coll. «10-
18», 1962, p. 32. 266 Ibid., p. 21. 267 K. MARX. « Critique de l’économie politique », in Œuvres, tome I, Traduction de Maxilien Ruble et
Louis Evrard, Paris, Éditions Gallimard, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1972a, p. 60.
91
consacrer ses forces à la préparation et à la réalisation d’une grande révolution
sociale en Europe268.
Ainsi, Marx développe une critique de la propriété privée pour conclure qu’elle doit
nécessairement être supprimée puisqu’elle contient en elle-même des contradictions entre
les forces productives matérielles de la société, qui consistent dans le fait que les
travailleurs, créateurs de richesse, sont réduits à une condition misérable. Ce système, dont
l’aspect essentiel consiste en ce que la production soit réalisée pour le profit et non pour la
satisfaction des besoins humains, crée des oppositions radicales entre les hommes qui vont
en s’accentuant et qui deviennent de plus en plus insupportables. Ces oppositions peuvent
cependant être surmontées au sein de la société civile par le passage à un nouveau régime
social, par le mouvement ouvrier révolté contre l’ordre existant et par un État communiste
fort.
Le grand problème qui s’opère par la propriété privée est la déshumanisation et
l’aliénation de l’être humain que Marx veut relever et faire cesser rapidement. Cette
aliénation produite par le système capitaliste engendre la misère de la société puisqu’il est
lui-même aliéné et déshumanisé par le culte de l’avoir et de l’argent269. Ainsi, la propriété
privée ne peut aucunement être considérée comme une condition permanente de la
réalisation de la liberté individuelle. Il faut la supprimer puisque les conséquences de cette
aliénation sont profondément anthropologiques : elles ont des effets sur la conscience
humaine que Marx considère comme un produit des conditions de vie réelle des hommes.
Dans L’idéologie allemande, nous assistons à un rejet de l’homme abstrait, concept
purement spéculatif qui doit être remplacé par celui d’homme en tant qu’être social
historiquement déterminé par des conditions sociales objectives d’existence. Les hommes
ne sont pas des êtres isolés et figés dans l’imaginaire, mais des êtres affectés concrètement
par des conditions déterminées de développement historique. Ils doivent être compris
réellement « dans leur contexte social donné, dans leurs conditions de vie données qui en
268 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 411-412. 269 K. MARX. « Économie politique et philosophie », in Œuvres, tome VI, Traduction de Maxilien Ruble et
Louis Evrard, Paris, Éditions Gallimard, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1972b, p. 50-59.
92
ont fait ce qu’ils sont »270. L’homme est donc un être historique, en devenir, sans
« essence », sinon celle que les conditions sociales lui imposent comme « base concrète »
de ce que les philosophes se sont représentés comme « substance » et « essence de
l’homme »271. Ainsi, les rapports de production entre individus les conditionnent, les
déterminent et les définissent historiquement. C’est ce qui caractérise l’être de l’homme.
La façon dont les individus manifestent leur vie reflète exactement ce qu’ils sont. Ce
qu’ils sont coïncide avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la
façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions
matérielles de leur production272.
Les hommes agissent entre eux en rapports déterminés et indépendants de leur
volonté qui correspondent à une forme de développement de leurs forces productives
matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de
la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et
sur laquelle se construit une conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle
conditionne la vie sociale, politique et intellectuelle en général. C’est ce qui fera dire à
Marx que « [c]e n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au
contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience »273.
Ainsi, le travail devient une des activités les plus caractéristiques de l’être humain
dans la logique marxiste. C’est par le travail que l’homme transforme la nature et, par le fait
même, se transforme lui-même en devenant son œuvre :
C’est précisément en façonnant le monde des objets que l’homme commence à
s’affirmer comme être générique. Cette production est sa vie générique
créatrice. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa
réalité. L’objet du travail est donc la réalisation de la vie générique de l’homme.
L’homme ne se recrée pas seulement d’une façon intellectuelle, dans sa
270 K. MARX et F. ENGELS. L’idéologie allemande, Traduction de H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R.
Cartelle, Paris, Éditions Sociales, coll. L’Essentiel, 1988, p. 85. 271 Ibid., p. 103-104. 272 Ibid., p. 71. 273 K. MARX. « Critique de l’économie politique », p. 273.
93
conscience, mais activement, réellement, et il se contemple lui-même dans un
monde de création274.
En produisant concrètement un monde d’objets, l’homme déploie sa conscience du monde
réel dans lequel il évolue parce que, avec le travail, deux tâches s’accomplissent : celle de
répondre à ses besoins et celle d’être en interaction avec ses semblables. Par le travail,
l’être humain se réalise, se crée et se définit foncièrement lui-même. En parallèle, il établit
des liens sociaux de réciprocité et de solidarité sans lesquels le travail et la production de
biens et de services serait impossible. L’être humain est donc foncièrement marqué par la
sociabilité et sa nature, caractérisée par les conditions matérielles propres à chaque époque
et à chaque culture. Pour comprendre ce que sont les hommes, enseigne Marx, il faut
analyser leur façon de s’organiser pour fabriquer, vendre et consommer les biens qu’ils
produisent, car les conditions d’existence matérielle influencent directement les institutions
sociales. Ainsi, pour Marx, nul n’est libre que si la liberté humaine s’accomplit également à
l’intérieur de la communauté : la contribution des autres est essentielle pour le
développement personnel, le rapport avec les autres est un besoin fondamental dont
l’expression est le travail.
C’est cette logique qui se voit ruinée dans le système capitaliste, comme dans toute
société construite sur des classes dominantes qui se profilent continuellement et qui
imposent leurs visions de l’organisation, du développement et de la façon de le réaliser
comme un fait universel et naturel. Cela amène Marx et Engels, dans L’idéologie
allemande à affirmer que
[l]es pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques les pensées
dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de
la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des
moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la
production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à
qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même
coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose
que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports
matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports
qui font d’une classe la classe dominante : autrement dit, ce sont les idées de sa
domination. Les individus qui constituent la classe dominante possèdent, entre
274 K. MARX. « Économie et Philosophie », in Œuvres, tome II, trad. Jean Malaquais et Claude Orsoni,
Paris, Éditions Gallimard, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1972c, p. 64.
94
autres choses, également une conscience, et en conséquence ils pensent : pour
autant qu’ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique
dans toute son ampleur, il va de soi que ces individus dominent dans tous les
sens et qu’ils ont une position dominante, entre autres, comme êtres pensants
aussi, comme producteurs d’idées, qu’ils règlent la production et la distribution
des pensées de leur époque : leurs idées sont donc les idées dominantes de leur
époque275.
Voilà pourquoi Marx et Engels considèrent le capitalisme comme un système qui
produit et reproduit un homme morcelé, dépersonnalisé et étranger qui ne se possède pas
lui-même et qui n’entretient aucune relation édifiante avec lui-même par son travail et sans
harmonie avec les autres puisque tous ceux de la classe prolétaire en sont techniquement
dépossédés276. Dans un tel contexte de dépersonnalisation, le travailleur devient étranger
aux objets que fabriquent ses mains, étranger à son essence qui est de manifester son être
propre en produisant et en entrant ainsi en rapport avec la nature et avec les autres hommes.
En système capitaliste, l’émancipation humaine ne peut se réaliser que par une
libération de l’aliénation économique comprise comme l’état de l’individu qui devient
étranger à lui-même, ne se possédant plus puisqu’il est sous la gouverne, la volonté et le
pouvoir du bourgeois-capitaliste qui édifie son organisation économique sur la base de la
division du travail et de la propriété privée des ressources naturelles et des instruments de
production qui se présentent comme « […] le produit, le résultat, la conséquence nécessaire
du travail dépossédé du rapport aliéné de l’ouvrier à la nature et à lui-même »277.
Cette aliénation économique prolétarienne, caractéristique essentielle du capitalisme,
se concrétise par l’exploitation de la force du travail par le capital, c’est-à-dire
l’exploitation de l’ouvrier qui reçoit un salaire dont la valeur est moindre que celle des
biens qu’il produit dans son quotidien. Marx juge que le profit capitaliste se fait sur le dos
des travailleurs et profite au groupe restreint des propriétaires qui dominent. Cette plus-
value est un vol fait à l’ouvrier. Pour contrer cette exploitation, Marx propose l’abolition du
salariat, car une simple hausse du salaire ne constituerait « […] qu’une meilleure
275 K. MARX et F. ENGELS. L’idéologie allemande, p. 111. 276 Ibid., p. 145-155. 277 K. MARX. « Économie et Philosophie », p. 60-61.
95
rémunération d’esclaves : ce ne serait ni pour le travailleur ni pour le travail une conquête
de leur vocation et de leur dignité humaines »278.
Pour réaliser ce passage, Marx propose de faire la révolution en comptant sur les
regroupements d’ouvriers qui forment une faction déterminée dans les pays capitalistes
dont le but n’est pas de supprimer la propriété privée, mais spécifiquement la propriété
privée bourgeoise des moyens de production. Henri Denis, empruntant les mots de Marx,
souligne qu’il doit donc y avoir conquête politique ouvrière et une réorganisation
révolutionnaire du mode de production sous la forme « [d’] une association où le libre
développement de chacun est la condition du libre développement de tous »279.
Un moment de transition semble nécessaire pour la réalisation complète du plan
marxiste. L'État démocratique populaire apparaît comme une période transitoire, appelé à
assurer le développement des pays dans la voie du socialisme. Marx et Engels concluent
dans la Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt : « Entre la société capitaliste et la
société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en
celle-ci. À quoi correspond une période de transition politique où l’état ne saurait être autre
chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat »280. Selon Marx et Engels, ce sont les
utopistes français, anglais et allemands qui ont permis cette voie intermédiaire vers le
communisme : « Tous les textes de ce recueil montrent que ce fut précisément l’utopisme
[…] qui a fait la transition entre le matérialisme bourgeois et le pur marxisme »281.
Marx et Engels proposent d’aller plus loin que la conception française qui prône la
vieille devise de liberté, égalité et fraternité. Ce n’est qu’une partie des éléments constitutifs
de leur doctrine puisque
278 Ibid., p. 88. 279 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 422. 280 K. MARX et F. ENGELS. Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Éditions Sociales, Collection
« Classiques du marxisme », Traduction d’Émile BOTTIGELLI, 1950, [En ligne] p. 44,
http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/critique_progr_gotha/programme_gotha.pdf (Page
consultée le 24 mai 2015). 281 K. MARX et F. ENGELS. Les utopistes, Traduction et notes de Roger Dangeville, Paris, Librairie
François Maspero, 1976, p. 6.
96
[l]e marxisme est, lui, la synthèse positive du mouvement historique de trois
pays différents, l’Angleterre (économique), la France (politique) et l’Allemagne
(philosophie), dont chacun a donné l’un des éléments constitutifs du monde
moderne, séparés dans le capitalisme et assemblés ou mieux modifiés, fondus et
unis en une synthèse nouvelle et supérieure dans le communisme . Les Anglais
parvinrent à ce résultat [le communisme] d’une manière pratique [économique]
à la suite de l’accroissement rapide de la misère, de la désagrégation des mœurs
et du paupérisme dans leurs pays; les Français de manière politique, du fait
qu’ils exigèrent les premiers la liberté et l’égalité politique et, trouvant cela
insuffisant, ils ajoutèrent à ces revendications politiques la revendication de la
liberté et de l’égalité sociales; les Allemands vinrent au communisme par la
philosophie, en tirant les conclusions à partir de ces premiers principes282.
La pensée des utopistes comme Owen et Fourier aura eu sa raison d’être dans une phase
particulière d’évolution sociale, mais elle est dépassée « […] comme toutes les conceptions
trop étroites des écoles socialistes qui nous ont précédés »283, comme le prétendent Marx et
Engels. L’invitation est lancée pour participer à « […] une lutte pour l'égalité des droits et
des devoirs et pour la suppression de toute domination de classe »284. La force du marxisme
aura été de donner un fondement rationnel et scientifique en s’appuyant sur des intuitions
formulées par des précurseurs communistes.
Malgré le fait que les écrits de Marx et Engels reconnaissent l’importance de la
coopération285 des travailleurs en vue de former un nouveau pouvoir et de transformer la
société, la réflexion communiste proposée par Marx et Engels, fondée sur le matérialisme
historique et dialectique, accorde une importance relative à la pratique de la coopération
telle que vécue dans l’entrepreneuriat coopératif de leur époque. « Le travail coopératif,
renfermé dans un cercle étroit des efforts partiels des ouvriers éparpillés, n'est pas capable
d’arrêter le progrès géométrique du monopole, n'est pas capable d’émanciper les masses,
n’est pas capable d’alléger sensiblement le fardeau de leur misère »286. Selon le concept de
Marx, ce nouvel ordre social ne peut se réaliser que par la conquête complète du pouvoir
politique par la classe ouvrière, c’est-à-dire par la révolution sociale des prolétaires ayant
282 Ibid, p. 6-7. 283 Ibid., p. 57. 284 Ibid., p. 138. 285 P. COURS-SALIES et P. ZARKA. Karl Marx et Friedrich Engels. Propriété et expropriations des
coopératives à l’autogestion généralisée, Mont-Royal, M éditeur, 2013, p. 12-19. 286 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 85.
97
ainsi la possibilité de transformer le régime capitaliste en un régime construit sur la
socialisation des moyens de production.
Selon la lecture du socialisme scientifique de Marx et Engels, la coopération aurait sa
pleine raison d’être si elle acceptait d’être subordonnée à l’action politique du socialisme.
Engels mentionne dans La social-démocratie allemande :
Marx et moi nous n'avons jamais douté que, pour passer à la pleine économie
communiste, la gestion coopérative à grande échelle constituait une étape
intermédiaire. Seulement il faudra en prévoir le fonctionnement de sorte que la
société - donc tout d'abord l'État - conserve la propriété des moyens de
production afin que les intérêts particuliers des coopératives ne puissent pas se
cristalliser en face de la société dans son ensemble287.
Pour les socialistes, se limiter aux coopératives malgré toutes ses vertus socialisantes et ses
possibilités d’émancipation des travailleurs, c’est accepter l’affranchissement provoqué par
le maintien du système capitaliste. Marx dira dans Le Capital :
Même les fabriques coopératives créées par les ouvriers sont destructives de
l’ancienne forme, bien que leur organisation doive nécessairement reproduire
partout tous les défauts du système existant. Elles suppriment cependant
l’antagonisme entre le capital et le travail, étant donné que les ouvriers y sont
eux-mêmes capitalistes et y appliquent les moyens de production à la mise en
valeur de leur propre capital288.
C’est accepter également qu’une transformation de la société ne soit que partielle puisque
le réel et total transfert de pouvoir ne se réalise qu’imparfaitement. Le passage pacifique et
évolutif d’un pouvoir social dominé par des propriétaires possédant et la terre et les moyens
de production aux mains exclusives des ouvriers est irréalisable puisque la coopérative
n’accepte pas de confronter la réalité économique capitaliste avec la logique de la lutte des
classes sociales. Elle se limite, selon le socialisme de Marx, à influencer le pouvoir
économique de base, ce qui à ses yeux est nettement insuffisant.
Ainsi, le mouvement coopératif, malgré ses vertus, est le jeune enfant du capitalisme
qui, sous son aile, ne vieillira jamais. Marx, dans son développement idéologique, conclura
287 K. MARX et F. ENGELS. La social-démocratie allemande, [En ligne], p. 149, http://classiques.uqac.ca/
classiques/Engels_Marx/social_democratie_all/social_demo_all.pdf (Page consultée le 27 mai 2015). 288 K. MARX. Le Capital, Livre III – Section V, [En ligne], p. 42-43, https://www.marxists.org/francais/
marx/works/1867/Capital-III/kmcap3_24.htm (Page consultée le 27 mai 2015).
98
que les entreprises coopératives ne sont ni socialistes, ni démocratiques, mais
individualistes. Une fois le processus coopératif enclenché, les ouvriers qui se convainquent
d’en être propriétaires évacuent le principe d’égalité quand leur entreprise atteint un certain
niveau de rendement : ou la coopérative reste modeste ou elle se transforme en entreprise
capitaliste. La coopérative n’est donc qu’un moyen vague et sans substance de reconduire
d’anciens ouvriers dans le monde de la concurrence privée capitaliste. Il n’y a là rien
d’inédit ni dans les idées ni dans le processus de libération des hommes. La lutte initiale des
entreprises coopératives contre l’exploitation annoncée par les utopistes associationnistes
devient, après un certain temps de croissance, le nouveau lieu de l’exploitation des autres.
Tout en étant sensible au mouvement coopératif et surtout des manufactures
coopératives qui prouvent que les travailleurs eux-mêmes sont capables de prendre en main
l'organisation démocratique et autonome de la production et la distribution des biens, Marx
croit que la classe ouvrière ne doit pas uniquement s’efforcer de mettre sur pied des
coopératives de travailleurs, mais qu’elle doit mettre toute son énergie à entreprendre la
conquête du pouvoir politique pour révolutionner et se libérer de la propriété du capital et
des moyens de production. Pour clarifier leurs positions, Marx et Engels, cités par Cours-
Salies et Zarka, ont formulé les résolutions suivantes au 1er Congrès de l’Association
internationale des travailleurs en 1866 :
A) Nous reconnaissons le mouvement coopératif comme une des forces
transformatrices de la société présente, fondée sur l’antagonisme des
classes. Son grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel
de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut
être supplanté par le système républicain de l’association de producteurs
libres et égaux.
B) Mais le système coopératif restreint aux forces minuscules issues des efforts
individuels des esclaves salariés, est impuissant à transformer par lui-même
la société capitaliste. Pour convertir la production sociale en un large et
harmonieux système de travail coopératif, des changements généraux sont
indispensables. Ces changements ne seront jamais obtenus sans l’emploi
des forces organisées de la société. Donc, le pouvoir d’État, arraché des
mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, doit être manié par les
producteurs eux-mêmes.
C) Nous recommandons aux ouvriers d’encourager la coopérative de
production plutôt que la coopérative de consommation, celle-ci touchant
99
seulement la surface du système économique actuel, l’autre l’attaquant dans
sa base289.
À cet égard, Marx et Engels réagiront fortement à la position avancée par Ferdinand
Lassalle. Penseur influent pour l’avènement d'une société émancipée par une économie
socialisée, Lassalle propose que toute société soit gérée par des entreprises coopératives de
production ouvrière. Ce type d’organisation entrepreneuriale est par excellence celui qui, le
mieux et de façon la plus réaliste, laisse la place aux travailleurs dans leur prise de décision
et dans la répartition équitable de la valeur de ce qu’ils produisent. Lassalle affirme que
dans un socialisme d'État, les coopératives sont un puissant instrument de justice sociale290.
Marx et Engels critiqueront très sévèrement, dans le Manifeste du Parti communiste, les
thèses de Lassalle attestant que la véritable socialisation des moyens de production ne peut
se réaliser que sous l’État prolétarien, c’est-à-dire par les prolétaires eux-mêmes.
Lassalle s'est toujours personnellement reconnu vis-à-vis de nous comme un
disciple de Marx et, comme tel, il se plaçait sur les positions du Manifeste.
Mais, dans son agitation publique, en 1862-4, il ne dépassa pas le stade de la
revendication d'ateliers coopératifs soutenus par les crédits de l’État291.
La coopérative, sous l’angle présenté par le socialisme de Marx et Engels, reste ainsi
volontairement un auxiliaire nécessaire et direct des entreprises capitalistes par le fait
qu’elles permettent à ces entreprises de masquer sous le nom de sociétaire la réalité du
clientélisme et du travail toujours soumis au capital. D’ailleurs, cette question en lien avec
la création et la répartition de la richesse des coopératives pose problème chez Marx. Si les
coopératives tentent de répondre à des besoins, ce sont toujours ceux des sociétaires. Et la
redistribution de la richesse qui se réalise équitablement par l’usage que fait chaque
sociétaire des services et biens de sa coopérative n’exclut pas la possible exploitation des
sociétaires envers les salariés de leur entreprise. La coopérative de consommation peut
placer les sociétaires dans une logique d’autorité envers les salariés au même titre que
l’entreprise capitaliste. Angers réplique à l’argument marxiste en affirmant que
289 P. COURS-SALIES et P. ZARKA. Karl Marx et Friedrich Engels […], p. 129-130. 290 M. WINOCK. Le Socialisme en France et en Europe, Seuil, 1992, p. 108. 291 K. MARX et F. ENGELS. Le Manifeste du Parti communiste, Traduction de Laura Lafargue, [En ligne],
p. 42, http://www.ucc.ie/archive/hdsp/Literature_collection/Manifest_French.pdf (Page consultée le
30 mai 2015).
100
[…] l’idéal coopératif est porté vers une vision très sociale de son rôle et la
thèse a prévalu dans certains milieux coopératifs que l’action coopérative vise à
l’intérêt général, à celui de toute la population et non seulement à celui des
sociétaires. La coopérative se considère alors comme un noyau d’élite dont
l’action bienfaisante doit se répandre dans tout le corps social292.
Pour Marx, cet écueil ne peut être évité que dans une coopérative de travailleurs, d’où
l’insistance de Marx et Engels à encourager les dernières plus que les premières. Ainsi, il
est possible de percevoir que les sociétaires d’une coopérative ne soient davantage des
« clients » sous une pseudo-démocratie qui n’a de démocratique que le nom293. Marx ne se
rallie donc pas à l’associationnisme tel que présenté par le mouvement coopératif aux
origines utopiques294.
La coopérative ne peut devenir un instrument de conquête du pouvoir politique par
les ouvriers et le renversement de la domination des exploiteurs. Sa structure est
insuffisamment constituée pour réaliser une telle mission sociale. À partir de la Deuxième
internationale de 1889, il est devenu clair pour les socialistes scientifiques que les
expériences coopératives étaient approximatives pour faire la révolution parce qu’elles
démontraient dans la pratique leur incapacité à relever les problèmes de la propriété privée
et à apporter des solutions aux difficultés sociales de fond causées par l’appropriation
restreinte du capital. Elles ne véhiculent pas un argumentaire suffisamment révolutionnaire.
Selon Marx et Engels, les coopérateurs « […] repoussent donc toute action politique et
surtout toute action révolutionnaire; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens
pacifiques et essaient de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de
l'exemple, par des expériences à une petite échelle qui naturellement échouent toujours »295.
Pour Marx et Engels, leur aspect utopique vient en grande partie du fait que les
292 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. I. Le monde vivant de la
coopération, Fides, Montréal, 1974, p. 50. 293 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, Paris, PUF, 1933, p. 241. 294 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 419. 295 K. MARX et F. ENGELS. Le Manuscrit du Parti communiste, 1962, p. 32
101
coopérateurs, n’ayant aucune puissance politique, soient pacifiques et ne cherchent
finalement qu’à convaincre les esprits raisonnables.296
À la troisième Internationale socialiste, la Première Guerre mondiale vient de finir et
la Révolution bolchévique a eu lieu. Lors de cette troisième Internationale, Lénine voulait
que sa révolution soviétique socialiste devienne le prélude d’une révolution socialiste
internationale. Pour faciliter sa tâche, il avait besoin de la reconnaissance de certaines
organisations comme les coopératives, comprises comme instruments de l’édification
socialiste. Le discours envers le coopératisme devenait tout à coup invitant, mais pour des
raisons n’appartenant qu’au socialisme institutionnalisé lui-même. Dira Lénine, cité par
Desroche, que « [t]rès souvent, dans nos conditions, la coopération coïncide exactement
avec le socialisme. […] Il me semble que nous ne prêtons pas une attention suffisante à la
coopération. [...] La coopération acquiert chez nous une importance exceptionnelle »297.
Paradoxalement, le mouvement coopératif soviétique, surtout dans les secteurs de
production, a rapidement disparu en Union soviétique. Il se manifesta cependant avec une
vigueur toute particulière dans la plupart des pays démocratiques de l’Europe de l’Ouest et
de l’Amérique, justement à cause de son aspect social et démocratique.
C’est du moins l’idée qui se dégage du Congrès socialiste international réuni à
Copenhague en 1910. Deux points de vue furent entendus et débattus : 1) Les coopératives
sont des instruments économiques et sociaux importants pour la classe ouvrière industrielle;
2) Le développement des coopératives doit être soutenu. Les ouvriers doivent être invités à
devenir sociétaires de coopératives pour obtenir aussi une amélioration de leur situation
économique. On réaffirme l’autonomie du mouvement qui ne doit pas servir d’instrument
pour la lutte des classes. Cette position, face à celle du socialisme radical qui s’organise
surtout dans l’Est de l’Europe, cherche à garder le cap sur les principes qui se précisent de
plus en plus au sein de l’Alliance coopérative internationale. Déjà, plus officiellement, au
congrès de l’ACI à Bâle en 1921, selon Mladenatz, l’assemblée générale adopta la
résolution suivante :
296 K. MARX et F. ENGELS. Les utopistes, p. 9-12. 297 H. DESROCHE, Le projet coopératif [...], p. 93-94.
102
Le congrès s’adressant plus particulièrement aux travailleurs syndiqués et aux
syndicats, estime qu’ils ont à considérer les sociétés coopératives sous leurs
caractères anticapitalistes et de lutte en faveur de la communauté, soit comme
consommateurs, soit comme producteurs. Le congrès proclame que la
coopération est essentiellement une doctrine de paix et qu’elle recherche, par
l’entente, les relations suivies et amicales, par les conventions, les contrats
collectifs, la conciliation et l’arbitrage, l’établissement d’un régime d’équité
entre la distribution. Il affirme que les sociétés coopératives, organismes de
transformation sociale, s’efforcent d’accorder à leur personnel des conditions
de travail les meilleures possibles, et qu’elles acceptent les contrats collectifs de
travail, tout en mettant en garde les syndicats contre le danger d’exiger d’elles
seules des conditions dont l’application amoindrirait leur puissance
d’amélioration et de transformation économique au profit de l’industrie
capitaliste298.
C’est dans ce contexte idéologique déployé par Marx et Engels qu’apparaît une
position socialiste plus nuancée, celle du philosophe activiste Jean Jaurès. Si Léon Walras a
exprimé et fait ressortir le volet plus libéral et économique du modèle coopératif, Jaurès
aura été le protagoniste français d’une vision plus sociale et politique. Prades dira à ce
sujet : « On voit que l’analyse que fait Jaurès des coopératives est beaucoup plus politisée
que celle de Walras. Alors que ce dernier y voit une voie d’insertion des plus pauvres dans
le système économique, Jaurès parle de faire éclater les cadres du capitalisme »299.
Nous avons mentionné dans la première tendance du coopératisme que Walras
insistait davantage sur le volet individuel de la coopération, prétextant que le but du
coopératisme est de faciliter la participation individuelle des associés négligeant la nature
collective de l’action de coopérer. Ainsi, le fondement de la coopération réside dans l’acte
libre des sociétaires de s’approprier un capital et parvenir au profit capitaliste auquel ils
n’auraient pas accès sans l’aide du coopératisme. Pour Walras, l’unité du mouvement
coopératif n’exprime aucune forme de transformation sociale. Pour l’économiste de l’école
néoclassique et ceux qui suivront cette tendance, l’utopie coopérative est socialement et
politiquement irréalisable et ne peut envahir toute l’économie. Elle ne peut qu’occuper un
secteur, mais elle doit bien le faire puisque cette insertion est juste et équitable envers une
298 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 206. 299 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 81.
103
classe paupérisée. Elle est la porte nécessaire pour avoir accès aux capitaux et au marché.
Malgré toute son importance, la coopération n’a donc pour Walras aucune vertu socialiste.
Jean Jaurès prétend le contraire. La pensée du philosophe Jaurès, exprimée sous la plume
de Prades, est sans équivoque : « C’est l’idée de transformer les rapports sociaux par la
suppression finale du salariat qui donne à la coopération son sens le plus haut, sa fin la plus
noble, son ressort à la fois le plus idéaliste et le plus puissant »300.
Inspiré par le socialisme de son époque et les idées véhiculées par Jean-Jacques
Rousseau301, l’analyse de Jaurès sur les coopératives ouvre à une action politique et se
distancie des positions formulées par Walras, qui lui-même considère Jean-Jacques
Rousseau comme le père du socialisme contemporain sur lequel les utopistes français
comme Louis Blanc se sont fortement inspirés302. Alors que Walras affirme la possibilité
que confère la coopérative pour faciliter l’insertion des plus pauvres et vulnérables dans le
système économique capitaliste, Jaurès est clair : le coopératisme est l’instrument qui
questionne l’organisation économique du capitalisme et positionne politiquement la
coopération comme son antithèse. Si Walras insiste davantage sur le principe de la liberté,
Jaurès construira son système en privilégiant davantage la valeur de l’égalité. Il écrira :
« Tout homme entrant dans l’ordre social doit y trouver l’égalité, en échange de la liberté
dont il fait abandon. Il doit y retrouver une part de souveraineté égale à la part de
souveraineté d’un autre […] »303. Si la tendance walrassienne s’explique à la lumière du
libéralisme, celle de Jaurès est fortement teintée du socialisme et de la situation des
travailleurs en usine de son époque. En ce sens, nous avons affaire à deux tendances
différentes qui tentent à leur façon de développer, au début du 20e siècle, une forme de
pensée coopérative.
Comme Marx l’avait montré quelques années auparavant, Jaurès part d’un constat
semblable décrivant les conditions des ouvriers de son époque :
300 Idem. 301 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau », Revue de Métaphysique et de
Morale, XXe année, n° 3, mai-juin 1912, p. 371-381, [En ligne], http://classiques.uqac.ca/classiques/
jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/Idees_pol_Rousseau.pdf (Page consultée le 10 juin 2015). 302 L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 272 et 282. 303 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 15.
104
Voyez ces millions d’ouvriers; ils travaillent dans des usines, dans des ateliers :
et ils n’ont dans ces usines, dans ces ateliers, aucun droit; ils peuvent en être
chassés demain. Ils n’ont aucun droit non plus sur la machine qu’ils servent,
aucune part de propriété dans l’immense outillage que l’humanité s’est créé
pièce à pièce : ils sont des étrangers dans la puissance humaine; ils sont presque
des étrangers dans la civilisation humaine. […] Ils ne siègent pas sur les
conseils qui décident ces entreprises et qui les dirigent; elles sont toutes entières
aux mains d’une classe restreinte qui a toutes les joies de l’activité intellectuelle
et des grandes initiatives, comme elle a toutes les jouissances de la fortune, et
qui serait heureuse, s’il était permis à l’homme d’être vraiment heureux en
dehors de la solidarité humaine. Il y a des millions de travailleurs qui sont
réduits à une existence inerte et machinale. Et, chose effrayante, si demain on
pouvait les remplacer par des machines, il n’y aurait rien de changé dans
l’humanité304.
Si, pour Walras, le coopératisme constitue une occasion d’avoir accès au capital, pour
Jaurès, cette forme organisationnelle soutient l’accès à des parts de propriété dans
l’immense capital humain et à une part d’initiative et de vouloir collectifs dans l’immense
activité humaine. Ainsi, les ouvriers « […] se sentiront, dans le plus modeste travail des
mains, les coopérateurs de la civilisation universelle […] »305, ouvrant par la coopération
entre travailleurs la possibilité réelle de participer aux décisions, aux bénéfices et à
l’autorité de l’entreprise.
Les écrits de Jaurès montrent de manière assez limpide l’importance de l’idéal de la
Révolution française et ses impacts qui servent de repère et de construction sociale afin
d’asseoir les bases politiques de la souveraineté du peuple306. Il n’hésite d’ailleurs
aucunement à montrer comment la France et l’Angleterre se différencient l’une de l’autre
de par leur représentation conceptuelle respective de la société, de l’humain et du
développement. « La France défendait contre le vieux monde sa liberté révolutionnaire;
l’Angleterre défendait contre la démocratie absolue le privilège politique de ses classes
dirigeantes »307. Dans un autre ouvrage, il rajoute, se référant explicitement à Rousseau,
qu’il « […] fallait être démocrate comme il l’était pour dénoncer hautement le
304 J. JAURÈS. Pages choisies, Paris, F. Rieder & Cie Éditeurs, 1922, p. 185. 305 Idem. 306 Ibid., p. 230. 307 Ibid., p. 414.
105
parlementarisme anglais du XVIIIe siècle, ce jeu d’oligarchies rivales qui donne au peuple
seulement la comédie de la souveraineté »308. Il n’est reste pas moins que, sous l’influence
de la bourgeoisie, la souveraineté populaire n’a pas encore réussi à résoudre le problème
économique de la propriété. Jaurès précise que
[…] cette bourgeoisie s’est appliquée à enlever peu à peu aux formules de la
justice révolutionnaire leur sens précis et développable, leur efficacité; on a
interprété la liberté comme le libre jeu des forces inégales, dont les plus
puissants – j’entends par là les plus riches – écraseraient trop facilement les
plus faibles; on a interprété la justice comme la consolidation éternelle du
privilège capitaliste, abusivement confondu avec le droit du travail, parce qu’il
enferme, en effet, une parcelle de travail du capitaliste lui-même, mais aussi
une masse de travail de prolétaire!309
Les valeurs démocratiques prônées lors de l’événement marquant qu’est la
Révolution française n’ont eu que peu d’écho dans le domaine de l’économie, l’idéal
révolutionnaire de la démocratie étant détourné. « Nous pouvons dire qu’aujourd’hui la
question de souveraineté est résolue selon le droit; c’est celle de propriété qui reste à
résoudre »310. Jaurès voit dans le coopératisme et la pensée des socialistes utopistes une
occasion de mettre de l’avant les mécanismes nécessaires pour rendre démocratique la
démarche économique et compléter ainsi le projet révolutionnaire de 1789. Ainsi, déclare-t-
il, « [d]ans l’ordre politique, la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du
passé; dans l’ordre économique, la nation est soumise à beaucoup de ces oligarchies
[…] »311. Jaurès voit là une grande contradiction de la République française qu’il chérit et
qu’il défend. Celle-ci a réussi à faire de tous les citoyens une assemblée de rois. Mais au
moment où les salariés sont souverains dans l’ordre politique, ils sont réduits dans l’ordre
économique à une forme de servage. Un immense paradoxe demeure : si les salariés
peuvent chasser du pouvoir un ministre, ils sont cependant les premiers chassés de l’atelier
puisque leur travail ne constitue qu’une marchandise monnayable parmi tant d’autres312.
Encore Jaurès :
308 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 17. 309 J. JAURÈS. Pages choisies, p. 232-233. 310 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 18. 311 J. JAURÈS. Pages choisies, p. 320-321. 312 Ibid., p. 321.
106
Si la société d’aujourd’hui, au lieu d’être divisée en deux classes, ne formait
plus qu’une seule classe, c’est-à-dire qu’une nation, c’est-à-dire qu’une
humanité, si le travail au lieu d’avoir deux pôles : d’un côté, la puissance
capitaliste des dirigeants, qui, souvent, ne participent pas à l’épreuve même du
travail, et de l’autre pôle, des salariés qui portent le fardeau du travail sans en
avoir ni le bénéfice intégral, ni au moindre degré la responsabilité morale et la
direction, si au lieu d’une société ainsi coupée en une oligarchie de maîtres
superbes et en une multitude de prolétaires dépourvus de droits, si elle ne
formait qu’une vaste association où le travvail [sic] serait réglé comme est
réglée aujourd’hui la vie politique de la cité, où les hommes possédant sous la
forme collective les moyens de produire et s’en répartissant les produits selon la
valeur de leur travail individuel, dirigeraient eux-mêmes et harmoniseraient les
entreprises, quand nous demandons : N’est-ce pas plus beau, n’est-ce pas plus
juste, on ne nous répond pas, on baisse la tête, et on reproduit bientôt les
difficultés d’application : c’est l’aveu que la justice est reconnue!313
Seul le socialisme, nécessairement révolutionnaire selon Jaurès parce qu’il peut
substituer un système de propriété à un autre système de propriété et parce qu’il ne peut
réaliser cette transformation qu’au moyen de la classe opprimée314, a le potentiel de réduire
cette contradiction en rendant souveraine la nation dans l’ordre économique, brisant ainsi
les privilèges qu’octroie un capitalisme sauvage qui déboute les idéaux démocratiques.
Face à la menace d’une révolution socialiste proposée par Jaurès, les travailleurs pourraient
être incités à accepter des améliorations précaires et partielles de leur sort par certaines
revendications. Jaurès les invite davantage à « […] une amélioration durable, définitive,
normale, par la conquête des pouvoirs politiques pour réaliser l’idée socialiste »315.
Dans l’œuvre de Jaurès, Prades soutient que la coopération apporte des vertus
transformatrices et éducatives importantes316. Il reconnaissait cependant les nombreux
efforts et les difficultés à vaincre pour instaurer, par la non-violence, la justice sociale et
réaliser la démocratie et l’égalité dans le régime du travail, c’est-à-dire de permettre une
313 Ibid., p. 242. 314 Ibid., p. 391. 315 Ibid., p. 325. 316 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 80.
107
prise de conscience et une prise en charge collective de la force du travail en vue de
conquérir des droits, du capital et du pouvoir317.
Très influencé par la philosophie rousseauiste de la propriété, principalement du
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jaurès ne
conteste ni la nécessité ni la légitimité de la propriété individuelle inscrite dans le processus
historique des hommes et fondée sur le travail. Mais, dans toute propriété privée, « […] il y
a un mélange de droit et d’usurpation, de force, de hasard et de travail »318. Elle est une
force sociale indéniable, mais qui, « […] insuffisamment maîtrisée, se déchaînera et
aboutira aux plus monstrueuses inégalités. C’est là le sens, la clé de toutes les théories de
Rousseau sur le développement de la société »319. Très sensible à la capacité réelle d’une
accumulation de richesses démesurée et d’une organisation systématique de l’inégalité
quand la propriété privée est mal maîtrisée, Jaurès découvre le possible jeu des influences
des riches envers les plus pauvres, les premiers apparaissant comme d’habiles orateurs
abusant de la naïveté des seconds. Cette dominance malsaine donne à un de ses effets
pervers, l’inégalité, une valeur morale et une existence juridique. Cette incongruité, selon
Jaurès, annonce l’acceptation sociale des inégalités de richesse et de statuts prédite par
Rousseau à la fin de son Discours. C’est précisément ce type de pacte d’« association »
entre le capitaliste-propriétaire et les salariés-prolétaires que Jaurès veut transformer par le
coopératisme. Il dira, cité par Prades : « C’est l’idée de transformer les rapports sociaux par
la suppression finale du salariat qui donne à la coopération son sens le plus haut, sa fin la
plus noble, son ressort à la fois le plus idéaliste et le plus puissant »320, car « […] les
hommes ne peuvent aliéner dans l’ordre social leur liberté naturelle qu’à la condition de la
retrouver confirmée, élevée par ce même ordre social »321. Sous l’influence de Marx, qui a
formulé cette nécessité du combat économique et politique des classes déshéritées, Jaurès
prédit que les esprits des salariés se préparent à l’ordre nouveau qui est celui où, par la
coopération entre travailleurs,
317 J. JAURÈS. Pages choisies, p. 221. 318 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 13. 319 Ibid., p. 13-14. 320 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 81. 321 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 14.
108
[…] le capital abandonne une part croissante de ses actions à la collectivité
organisée et, peu à peu, l’élément capitaliste se perd, se fond, disparaît dans la
victoire même de l’idée [d’une] collaboration libre avec une libre répartition
des produits multipliés au-delà même des besoins par la puissance combinée de
la nature conquise et de l’humanité réconciliée322.
En ce sens, Jaurès invite les coopératives à préparer ce passage vers le socialisme
économique d’entreprise à l’image des possibilités qu’a offertes la Révolution française au
niveau politique. Pour ce faire, il souhaite que les coopératives et les syndicats se
rapprochent des centres socialistes et que ceux-ci coordonnent en mouvement socialiste la
prochaine révolution tout en reconnaissant nettement que les coopératives ne doivent
jamais être considérées comme des instruments secondaires au résultat économique, social
et politique passager. Elles constituent malgré tout un passage vers « […] la première forme
de l’organisation générale et révolutionnaire de la classe ouvrière »323.
Jaurès rappelle que les propriétaires du capital, ceux qui croient que la richesse d’une
nation dépend exclusivement du capital, sous-estiment un aspect social fondamental : celui
de la prise en charge autonome des travailleurs. Car c'est par la participation justifiée des
travailleurs que des buts politiques peuvent être atteints. Le citoyen, même le plus pauvre et
le plus silencieux, n'aspire pas seulement à vivre, mais à vivre moralement. Et c'est le rôle
de la politique et de l’économie que d'aider l'homme à parvenir à cette vie morale au sein de
sa société qu'il pourra conjointement transformer à partir de ce qu'elle est. Il ne s'agit pas
tant d'imposer quoi que ce soit aux hommes, que de libérer les forces créatrices
bienfaisantes existant déjà en eux.
Cette deuxième tendance à saveur socialiste faisant foi de la valeur de l’égalité
semble être une position opposée à celle développée par Léon Walras, qui s’attache
davantage à la philosophie libérale et à la valeur de la liberté. Les deux penseurs montrent
cependant que le coopératisme ne peut se comprendre qu’à la lumière des deux paradigmes
sociaux dominants de l’époque : le libéralisme et le socialisme. C’est ce qui a amené le
322 J. JAURÈS. Pages choisies, p. 217-218. 323 Ibid., p. 395.
109
mouvement coopératif à prendre position et à répliquer aux arguments de ces écoles de
pensée.
La troisième tendance, préconisée par Charles Gide de l’École de Nîmes, tente d’en
faire la synthèse, affirmant que la coopérative constitue une voie inédite ayant en elle-
même son propre programme et sa propre dynamique de transformation sociale, supportés
par un programme de reconstitution sociétale324. Selon Gide, la coopération a le devoir de
chercher en elle-même sa propre fin. Gide, cité par Prades, précise que « [l]es libéraux
comme les socialistes entretiennent des rapports variables avec la coopérative, dont ils
conçoivent qu’elle peut être mise au service de leurs idées respectives, mais qu’ils veulent
réduire au rang d’outil »325. Tentons de comprendre plus en détail cette troisième tendance.
Charles Gide et la République coopérative
Établir un nouveau régime économique basé spécifiquement sur la coopération, voilà
le but fondamental qui devrait animer toute coopérative. L’originalité de Gide réside dans
l’idée que la coopérative possède en elle-même son propre programme de transformation
sociale, un plan général original de reconstruction sociale. « Ce que la coopération doit
poursuivre, ce n’est pas une œuvre de protection individuelle, mais de transformation
sociale »326, dira-t-il lors d’une conférence prononcée à Paris en 1889 lors du 4e Congrès du
mouvement coopératif français. Citons une partie de ce discours célèbre de Gide :
En somme, il faut savoir ce qu’on veut. Si l’on pense que l’ordre économique
actuel est bon, ou en tout cas le meilleur possible, étant donnée la nature
humaine, et qu’il n’y a rien autre chose à faire que de tâcher de s’en
accommoder de son mieux, en mettant seulement un peu de ouate sur les
aspérités pour ceux qui se sentent décidément les os meurtris – eh bien! Alors,
on ne cherchera pas dans la coopération qu’un moyen d’améliorer la condition
des plus déshérités : on s’en servira pour capitonner un peu leur existence. Mais
si l’on estime, au contraire, que l’ordre des choses actuel n’est pas
suffisamment conforme à la justice, ni même à la raison, si on ne se résigne pas
à l’accepter comme définitif, eh bien! Dans ce cas, on cherchera dans la
324 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 84. 325 Ibid., p. 82. 326 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, Présenté et annoté par P. Devillers, Paris,
L’Harmattan, 2001, p. 144.
110
coopération un mode nouveau d’organisation sociale, embrassant tous les
phénomènes de la vie économique, et on lui demandera le moyen de faire
participer un plus grand nombre d’hommes aux bienfaits matériels et moraux de
cette civilisation dont on étale ici sous nos yeux leurs merveilles327.
Il semble ainsi impossible pour Gide que des hommes raisonnables et civilisés n’arrivent
pas à résoudre eux-mêmes les problèmes sociaux auxquels ils sont confrontés en conciliant
des valeurs fondamentales porteuses d’humanité comme la justice et la liberté. Comment y
arriver? Il est clair pour Gide que cette possibilité n’existe que par l’association de
personnes définies essentiellement comme libres et égales entre elles. La transformation
sociale coopérative que propose Gide est déjà, selon lui, commencée, mais inachevée. Elle
est d’ordre politique. « Nous l’avons eue déjà notre Révolution, celle dont nous
commémorons cette année le centenaire. [en 1879] il nous suffit de la continuer. Elle a
réalisé la démocratie dans l’organisation politique : il reste à réaliser la démocratie dans
l’organisation industrielle »328.
Les propos avancés par Charles Gide suggèrent que la coopérative, sous-tendue par
une philosophie originale, comprend en son sein une représentation du monde spécifique.
C’est ce que Gide appelle le coopératisme. Le coopératisme est cette doctrine et ce
programme construits sur des idéaux humanistes mettant de l’avant un mode d’organisation
sociale qui réunit concrètement des personnes aux intérêts communs dans un
développement démocratique, solidaire et équitable, en vue d’atteindre un objectif général
réaliste, dont la résultante permet globalement une transformation personnelle et sociale329.
Le coopératisme, dit Gide, « […] cherche sa voie dans l'aide mutuelle, mais en lui donnant
pour base de libres et fortes individualités. […] il a pour but l'émancipation de tous ceux
327 Ibid., p. 145. 328 Ibid., p. 144. 329 C. GIDE. « Cours d’Économie politique – tome II, Livre III », Les Classiques des sciences sociales, [En
ligne], p. 70, http://classiques.uqac.ca/classiques/gide_charles/cours_econo_pol_tome2/gide_cours_t2_
livre_3.pdf (Page consultée le 22 septembre 2011).
111
qui sont exploités, soit par les usuriers, soit par les marchands, soit par les
entrepreneurs »330.
Ainsi, l’action coopérative ne doit pas seulement rapiécer les défauts causés par le
capitalisme comme le pensait Walras, elle doit forcer le capitalisme à changer
fondamentalement, c’est-à-dire en socialisant et en politisant l’économie. Le coopératisme,
de par sa philosophie originale, son anthropologie et ses valeurs, est un des seuls systèmes à
pouvoir rectifier les objectifs réducteurs du libéralisme et réparer ses erreurs. Mladenatz,
citant Charles Gide :
L’infiltration graduelle du coopératisme dans la société actuelle est de nature à
amener des modifications de plus en plus profondes dans la répartition des
revenus. Le problème social est un problème de répartition. La valeur sociale de
la coopération dépend donc de sa contribution à la réalisation d’une répartition
plus juste et plus efficace des produits du travail social331.
Le mouvement coopératif, affirme Gide, peut et doit provoquer un changement de
mentalité, ni plus ni moins une réforme de la pensée, capable de rendre plus juste et
équitable la distribution de la richesse que chacun et chacune crée à sa mesure.
Dans les sociétés capitalistes aussi, nous ne pouvons voir qu’une simple
juxtaposition d’éléments hétérogènes qui non seulement ne se combinent pas,
mais se repoussent. La vraie association, la seule qui mérite ce nom, suppose
l’identité des intérêts, la réciprocité des services rendus, le concours empressé
et joyeux des bonnes volontés, le sentiment de coopérer à une œuvre commune
qui est à la fois celle de tous et de chacun, et voilà précisément tout ce qui
caractérise l’association coopérative, celle que vous pratiquez vous-mêmes332.
Le coopératisme, en ce sens, est l’antithèse d’une organisation sociale ou entrepreneuriale
dont le capital est la finalité du système. Gide saisit la différence fondamentale qu’il faut
soulever et faire valoir entre une association de personnes et une société de capitaux. La
compréhension de cette distinction donne le mérite au coopératisme de poursuivre la
transformation de l’ordre social et économique que le libéralisme subordonne à de strictes
visées économiques. Sous l’angle du coopératisme présenté par Gide, le capitalisme
apparaît comme antiéconomique parce qu’il est axé sur le gaspillage du talent des
330 C. GIDE. « Principes d’économie politique », Les Classiques des sciences sociales, [En ligne], p. 355,
http://classiques.uqac.ca/classiques/gide_charles/principes_economie_pol/gide_principes_eco_pol.pdf
(Page consultée le 15 avril 2013). 331 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, Paris, PUF, 1933, p. 240. 332 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 115.
112
hommes333 et de la générosité de la nature. En bref, le coopératisme s’oppose à une
exploitation systématique et aveugle de l’homme et de son milieu par le simple fait de
rallier des dimensions humaines fondamentales que le libéralisme sépare arbitrairement334.
La transformation coopérative ne peut être que radicale. C’est ce qui fera dire à Gide
en 1921, comme le rapporte Prades, que « […] les économistes veulent bien des sociétés
coopératives, mais ils ne veulent pas du coopératisme, au sens de programme de
transformation sociale […] »335. D’autant plus que Gide soupçonne que la coopérative
représente une forme d’organisation sociale parfois modeste qui, « […] par la force même
des choses, deviendra celle de l’avenir [à] l’image de ce que sera un jour la grande »336,
c’est-à-dire la société des hommes et des femmes elle-même.
Sous l’impulsion de Gide, une certaine représentation du monde se dégage de la
coopérative et du coopératisme : la personne et la communauté sont situées au centre d’un
projet socioéconomique concret qui repose sur l’engagement et le processus démocratique.
Le fait que le coopératisme mette toujours de l'avant la primauté de l’humanité sur le
capital est sûrement une des caractéristiques qui le différencie du néolibéralisme actuel,
pour lequel il s'agit plutôt de la primauté du capital sur la personne, comme nous l’avons vu
antérieurement. Le point d’ancrage du coopératisme, la personne dans toutes ses
dimensions qui doivent être intégralement développées, devient la finalité du projet dont le
moyen demeure une entreprise économique. D’où l’idée de la dignité humaine et
l’importance de la démocratie authentique à laquelle certains documents se réfèrent337.
333 Ibid., p. 288. 334 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 228. 335 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 86. 336 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 115. 337 La crise financière de 2008 aura fait émerger des recherches pertinentes sur le fait coopératif, spécialement
au niveau des hautes instances internationales comme l’Organisation des Nations Unies (ONU), le Bureau
international du Travail (BIT) et l’Alliance coopérative internationale (ACI). Pour plus d’informations à
ce sujet, voir entre autres :
ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Le rôle des coopératives dans le développement social, [En
ligne], 11 février 2010, http://www.copac.coop/publications/un/a64r136f.pdf (Page consultée le 22 mars
2010); ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Document final de la Conférence sur la crise
financière et économique mondiale et son incidence sur le développement, [En ligne], 13 juillet 2009,
12 p., http://www.ipu.org/splz-f/finance09/unga-63-303.pdf (Page consultée le 23 octobre 2009);
113
Ces trois tendances construites au fil des ans et influencées par les perspectives
idéologiques des 19e et 20e siècles a amené le mouvement coopératif à préciser quelques-
unes de ses prémisses. Faisons le point.
Quelques précisions sur les coopératives
Si la coopérative moderne est née des conséquences néfastes du capitalisme, les
critiques du socialisme l’auront obligée à préciser son discours, ses principes, ses valeurs et
ses pratiques. Le mouvement coopératif, par les congrès de l’Alliance coopérative
internationale et par la plume de ses principaux penseurs, a affirmé sans équivoque que les
coopératives ne sont pas des entreprises strictement capitalistes ou socialistes, même si
elles possèdent une force socialisante intrinsèque provoquant une action démocratique
indéniable. Il ne faut pas oublier que l’objet des coopératives, c’est d’apporter des
améliorations économiques notables à ses sociétaires en répondant à leurs besoins et
aspirations, reconnaissant la complexité de la gestion et de la gouvernance de ce type
d’entreprise en terrain capitaliste. Elles ne se déploient jamais en vase clos.
La gestion démocratique des entreprises et leur autonomie sont des conditions
fondamentales à la réalisation du projet entrepreneurial coopératif. Dans un monde
capitaliste, la production et la distribution des biens sont effectuées sur la base des lois dites
« naturelles » du marché. C’est la logique qui s’exprime dans la plupart des pays
occidentaux à l'heure actuelle. Le fonctionnement de la vie économique demeure soumis
aux lois du marché. Le pouvoir de décision et de gestion appartient aux détenteurs de
capitaux qui tentent d’obtenir la meilleure rentabilité possible pour les fonds engagés dans
un cadre social où correspond un degré élevé d'autonomie des entreprises et leurs
exploitations. Cette course au profit est une condition de l’efficacité de production et de
distribution aux dépens du déplacement rapide de l’emploi, des travailleurs et du capital
vers des zones souvent moins règlementées. Un des critères d’efficacité du système lui-
même réside donc dans son mode non démocratique de gestion.
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL. Recommandation 193 concernant la promotion
des coopératives, [En ligne], http://www.ilo.org/images/empent/static/coop/pdf/French.pdf (Page
consultée le 4 avril 2007).
114
De plus, la financiarisation des activités économiques et les profits considérables qui
sont réalisés en entreprises capitalistes donnent aux dirigeants un grand pouvoir
décisionnel. Plongé au sein d'un appareil capitaliste qui est d'une grande efficacité, s’il veut
maintenir la place qu'il occupe dans l’économie de marché, le secteur coopératif doit
déployer de grands efforts. Cela est d’autant plus nécessaire que la nature du capitalisme
réduit l’efficacité des autres modes d'organisations économiques qui peuvent exister autour
de lui, comme les coopératives. En dépit de ces difficultés, l'idée coopérative continue de
jouer un rôle essentiel contre l’offensive capitaliste, car
[c]e n’est que lorsque les forces des individus ne peuvent suffire, en raison de
leur situation défavorable, à atteindre le but, qu’intervient l’association
coopérative libre, comme complément, afin que, par une association de forces,
on puisse obtenir ce que n’a pu atteindre la force isolée338.
Selon la tendance libérale, ce ne sont pas les coopératives qui déterminent les directives de
la vie économique, mais les réalités économiques capitalistes qui influencent les règles de
fonctionnement de la coopération.
La critique socialiste propose d’autres avenues au coopératisme, ce qui lui a permis
de préciser davantage certaines notions se rattachant plus spécifiquement à son objet. Ainsi,
l’action coopérative ne doit pas seulement tenter de rectifier les objectifs du capitalisme et
réparer ses défauts sociaux et politiques récurrents et inhérents, elle doit présenter la
possibilité de mettre en place la « coopérativisation », c’est-à-dire un système qui présente
une posture originale et qui se situe entre le libéralisme et le socialisme. Mladenatz cite
Charles Gide :
Faire du mouvement coopératif un monopole du prolétariat, signifie non
seulement une limitation arbitraire de son activité, mais signifie aussi une
contradiction, puisque le mouvement coopératif poursuit justement la
suppression du prolétariat. Par le fait qu’il revendique pour les consommateurs
la direction de la vie économique, il lutte non seulement contre la dictature du
capitalisme, mais aussi contre la dictature du prolétariat339.
Gide souhaite l’infiltration graduelle de la pensée et de la pratique du coopératisme
dans la société par des modifications de plus en plus profondes des structures économiques
338 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 153. 339 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 191.
115
actuelles. Entre les positions qui affirment d’un côté que la liberté des agents et la vie
économique suffisent à régler les problèmes que pose la vie sociale, et de l’autre côté du
spectre idéologique, l’idée qu’une transformation radicale des rapports sociaux de
production peut à elle seule permettre l’établissement des règles de justice et d’équité, le
mouvement coopératif tente aujourd’hui de dépasser l’opposition du libéralisme
économique et du socialisme. Si le coopératisme fut longtemps associé au socialisme parce
que né comme lui au sein des crises provoquées par le capitalisme des 18e et 19e siècles,
avec l’intention de pallier les problèmes qu’il causait, l’histoire montre que le coopératisme
tente aujourd’hui une approche synthétique entre les deux positions politiques qui ont
façonné le 20e siècle. Le mouvement coopératif a cette capacité de provoquer un
changement de mentalité pour rendre plus juste et équitable la production et la distribution
de la richesse que chacun et chacune crée à sa mesure en contexte d’une économie de
marché, et ce, sans renoncer à corriger les effets insatisfaisants de la concurrence sur le
marché.
Dans une économie de marché, les individus, nous l’avons souligné précédemment,
sont considérés et définis, sur le plan économique, comme des êtres séparés les uns des
autres agissant en fonction de ce qu’ils possèdent en propre. C’est justement dans cette
séparation idéologique que l’individu prend conscience de lui-même et découvre les autres,
devenant ainsi un sujet social capable de mener une vie éthique. Dans la vie économique
organisée sur la base du marché, l’individu n’est jamais un simple rouage de la machine
économique. Il est aussi appelé, par les circonstances causées par la logique du marché, à
réfléchir à la nature et à la complexité de la société civile à laquelle il appartient et à
laquelle il participe afin de modifier les enjeux entourant les choix qui s’imposent à lui et à
la collectivité.
À la lumière de la pensée libérale et socialiste, le coopératisme poursuit la
transformation de l’ordre économique qui lui apparaît non seulement comme injuste, mais
aussi comme une source d’exploitation de l’homme et comme une source impardonnable
de gaspillage. Son but n’est pas de supprimer le profit de l’entreprise, mais de le répartir
équitablement entre les sociétaires. L’un des problèmes sociaux causé par le capitalisme est
en effet le problème de répartition de la richesse créée. La valeur sociale de la coopération
116
dépend donc de sa contribution à la réalisation d’une répartition plus juste et plus efficace
des produits du travail. Desroche cite Gide à ce sujet :
Les coopérateurs […] ne contestent pas la nécessité de l’autorité, de la
discipline, de la loi. Mais ils s’efforcent de remplacer autant que possible
l’autorité imposée par l’autorité consentie et de ramener l’État à une association
contractuelle, ce qui est déjà la caractéristique de l’évolution démocratique.
C’est pourquoi la coopération refuse de se laisser étatiser et, au contraire, elle
cherche à coopératiser l’État340.
Depuis ses tout débuts, par son action économique de développement humain et sa façon
non violente de fonctionner, l’organisation coopérative influence la marche même de l’État.
Ses atouts font d’elle une entité démocratique équilibrée, tant d’un point de vue politique
qu’économique, basée sur la solidarité elle-même fondée sur la conscience et la dignité
humaine. L’utopie du début s’actualise peu à peu. C’est ce que constate Mladenatz :
[Le coopératisme] n’a pas le caractère utopique qu’ont eu les expériences
sociales, telles que l’histoire nous les montre; car il crée des institutions
économiques qui, ayant à vivre dans le milieu actuel, entendent ne pas s’isoler
de lui, mais au contraire adapter leurs méthodes de travail aux circonstances
parmi lesquelles il intervient. C’est pourquoi on a pu dire à juste raison, de la
coopération, qu’elle est la seule expérience sociale du 19e siècle qui a réussi341.
La stratégie de l’organisation coopérative a montré toute son importance par la relation
qu’elle entretient avec le capital. Celui-ci est considéré nécessaire à l’action
entrepreneuriale, dans la logique des moyens qui visent à répondre à une finalité supérieure,
celle de produire un développement centré sur l’humain, par l'humain et pour l'humain. Le
mode coopératif sert à répondre démocratiquement et pacifiquement à des besoins et des
aspirations réfléchis en tentant, par l'entremise d'une entreprise collective, d’améliorer des
situations humaines.
Pour parfaire une telle tâche, déjà à la fin du 19e siècle, la formation d’une
organisation internationale des coopératives s’est réalisée. Conçue pour trouver des
solutions progressives et pacifiques aux questions sociales et économiques, cette alliance
coopérative devait servir de rempart aux discours des socialistes révolutionnaires et à des
projets pouvant entraîner la guerre en Europe. Préoccupé par une autre possibilité guerrière,
340 H. DESROCHE, Le projet coopératif [...], p. 290. 341 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 169.
117
Mladenatz a conclu, en 1933, que l’Alliance coopérative internationale est importante parce
qu’elle « […] démontrera ce que peut produire l’association en vue du bien de tous, sans
distinction de classes, de croyances, de races. Elle démontrera enfin que la coopération, tout
en s’occupant des intérêts de chaque jour, peut s’élever jusqu’aux cimes sociales les plus
hautes »342.
Fondamentalement, les coopérateurs veulent démontrer, à partir d’une base
économique établie et solide, la réelle possibilité d’une entente mutuelle entre les êtres
humains et les nations sur des fondements de droit et des valeurs de démocratie
économique et politique. Elle invite l’humanité à entreprendre, avec équilibre, mesure et
persuasion, la construction d’un monde plus juste et plus solidaire d’autant plus que
[l]a coopération ne mériterait pas de vivre si elle ne devait servir la paix et la
justice. Elle nous serait indifférente si elle n’était un moyen lent mais sûr de
réaliser parmi nous, sans le peuple moderne, ces grandes choses dont nous
prononçons le nom qu’avec un saint respect : la Liberté, l’Égalité et la
Fraternité343.
Voilà une autre grande caractéristique coopérative, celle de l’attachement à la paix et à
l’action non violente pour résoudre collectivement les problèmes économiques et sociaux
auxquels les collectivités et les nations font face. Voilà un fil conducteur du coopératisme.
Si le maintien de la paix n’est pas l’objectif premier de la coopération, les coopératrices et
les coopérateurs ont toujours considéré la paix comme un des grands problèmes de
l’humanité et des nations. Le mouvement coopératif est un instrument continuel et
progressif de paix, ce qui fut en partie la raison qui donna lieu au schisme avec l’idéologie
révolutionnaire des socialistes. Draperie dira que c’est d’ailleurs le rapport à la violence qui
différencie le plus franchement le coopératisme du marxisme344. Il rajoute que la
coopérative « […] s’exprime sous la forme d’un mouvement de pensée original, qui se
structure autour de l’idée que l’alternative aux inégalités produites par l’économie
capitaliste peut se construire de façon pacifique, à travers une action collective transcendant
342 Ibid., p. 122. 343 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 63. 344 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. […], p. 75-76.
118
les conflits de classes »345. La vraie révolution coopérative, c’est la paix, rappellera-t-on au
28e Congrès de l’ACI à Hambourg en 1984.
La forme coopérative d’entreprise démontre depuis plus de 200 ans, avec beaucoup
plus de succès que d’échecs, qu'elle contribue partout sur la planète et dans la plupart des
secteurs économiques à un développement centré sur les besoins concrets de la personne et
de la communauté. Elle confirme avec justesse que le capital financier n'est pas le but de sa
dynamique entrepreneuriale, mais un moyen pour répondre aux besoins des personnes et
des collectivités. Le développement des coopératives fait partie de l’histoire d’une très
grande majorité des sociétés.
Les études présentées au Sommet international des coopératives de Québec en 2012
rapportent
[…] qu’un million de coopératives et de mutuelles sont actives dans le monde.
Elles répondent aux besoins de plus d’un milliard de membres et procurent un
emploi à plus de 100 millions de personnes. Les 300 coopératives et mutuelles
les plus grandes, tous secteurs d’activité confondus, génèrent un chiffre
d’affaires global de près de 2 000 milliards de dollars et leur poids économique
est comparable à celui de la neuvième économie mondiale346.
Présentes dans une centaine de pays dans le monde, les coopératives offrent ainsi 20 % plus
d’emplois que l’ensemble des multinationales réunies347. Les coopératives sont ainsi des
organisations uniques de par leur raison d’être et leur fonctionnement. Alphonse Desjardins
disait en 1906 :
Ce qui caractérise surtout la société coopérative et la différencie de toute autre
association fondée dans une pensée de pure spéculation ou de bénéfices directs,
c’est la parfaite égalité des sociétaires quant à leur droit individuel de régler sa
marche et de poser sur ses décisions […]. Cette différence constitue une force,
une sauvegarde presque irrésistible contre toute tentative d’accaparement de la
part d’une ou de plusieurs individualités à leur avantage personnel, et au
détriment des concurrents plus faibles348.
345 Ibid., p. 92. 346 SOMMET INTERNATIONAL DES COOPÉRATIVES. Déclaration, [En ligne], octobre 2012,
http://www.sommetinter.coop/site/declaration/fr (Page consultée le 26 novembre 2012). 347 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Lettre ouverte aux gouvernements du G8, [En
ligne], www.ica.coop (Page consultée le 22 octobre 2008). 348 A. DESJARDINS. Réflexions d’Alphonse Desjardins, 2e édition, Lévis, Confédération des caisses
populaires et d’économie Desjardins du Québec, 1996, p 41.
119
Puisque des personnes se regroupent dans le but de pourvoir à des besoins spécifiques, réels
et concrets, certaines valeurs349 servent, en amont, d’ancrages et de fondements à toute
l’organisation et à sa pratique de gouvernance et de gestion. La réalisation sociale et
économique par la coopérative s'inscrit nettement dans un projet de société de droits, de
devoirs et de libertés où les sociétaires, ensemble, choisissent et gèrent l'avenir de leur
organisation et de leur communauté dans le respect des autres et des écosystèmes. Ce
pouvoir exige, en même temps, la reconnaissance de l'égalité de tous et la connaissance
suffisante pour prendre part aux débats et aux décisions collectives de façon solidaire et
équitable. Cette démarche démocratique ouvre, dans la pratique, à une meilleure
responsabilisation et prise en charge personnelle et mutuelle. C’est un mouvement
civilisateur, enseigne Claude Béland350. Cet état « civilisateur » est rendu possible grâce à
la démocratie économique coopérative qui s’allie, de par ses valeurs, à la démocratie
politique républicaine pour construire une démocratie jugée ainsi comme réelle et
complète351.
Le coopératisme vient proposer un projet transformateur parce qu’il facilite la
réalisation d’une démocratie tant sociale qu’économique. De par sa structure, le
coopératisme vainc la tendance économiste et chrématistique qui freine la possibilité « [d’]
avoir la république dans la société [parce] que l’on a la monarchie dans l’entreprise »352.
Béland soutient que cette problématique caractérise le clivage au sein de la gouvernance du
monde actuel où sont techniquement séparés « […] le pouvoir démocratique minimisé pour
349 Le mot « valeur » est défini ici comme une référence profondément anthropologique qui permet de
prioriser et guider la réflexion et l’action tant personnelle que collective. Une valeur, au sens moral du
terme, précise le caractère de ce qui est estimable et souhaitable sans toujours tenir compte des
circonstances existentielles de son développement et de son application. Des valeurs, comme cadre de
référence et comme un ensemble de règles avec lesquelles on juge les actions, peuvent être personnelles,
organisationnelles ou sociétales. C’est à l’intérieur de ces cadres qui évoluent et se définissent dans le
temps que les dilemmes humains se manifestent. Quand des valeurs entrent en conflit, une tension est
créée et un choix délibéré s’impose. D’où l’importance d’un jugement éthique adéquat pour y répondre. 350 C. BÉLAND. L’évolution du coopératisme dans le monde et au Québec, Montréal, Fides, 2012, p. 21. 351 L. CICCIA. « Co-propriété et démocratie; la coopérative comme réponse à la crise », p. 32. 352 Ibid., p. 26.
120
les affaires de l’État et le pouvoir du capital exacerbé pour les affaires économiques et
financières »353.
La conception de la personne sous-jacente au coopératisme la présente comme un
sujet moral autonome et démocrate qui interagit continuellement et concrètement avec les
autres sur les bases d’une éthique que tous sont invités à s’approprier. C’est une forme
particulière d'intersubjectivité humaine qui réunit et associe les diverses dimensions
humaines : sociale, culturelle, économique, écologique, etc.
Pourtant, le mouvement coopératif reste marginal et se contente souvent de présenter
son apport social et économique de la façon dont le proposait Walras : une simple
entreprise qui s’adapte au monde capitaliste, auquel elle est d’ailleurs subordonnée, ainsi
qu’aux aléas inévitables du libre marché. La perspective suggérée par Gide échappe encore
et cela pose problème dans le contexte actuel. En effet, si certains auteurs considèrent le
coopératisme comme une alternative importante permettant d’aider à la transformation du
monde d’aujourd’hui, une très grande majorité de personnes, sociétaires ou non, ne voient
en la coopérative qu’un instrument entrepreneurial parmi tant d’autres, sans grande
envergure économique et sociale, et encore moins comme une entité renfermant les
prémisses d’un possible projet de société.
En ce sens, il apparaît impératif de procéder à une réflexion fondamentale sur l’objet
coopératif pour mieux comprendre, en amont, la portée et le potentiel qu’offrent à la société
le coopératisme et la coopérative. L’analyse de la philosophie coopérative pourrait la
réactualiser et ainsi contribuer, en aval, tant au développement d’une gestion plus
coopérative, réalité qui semble pour l’instant échapper à bon nombre de gestionnaires,
dirigeants et sociétaires, qu’à la redécouverte du coopératisme comme un possible
paradigme alternatif original capable de répondre aux attentes de la société actuelle,
confrontée à la situation économiste qui ne cesse de fragmenter le réel. Comme le souligne
Lacroix, « [l]’approche coopérative qui se déploie à la frontière du politique, du social et de
353 C. BÉLAND. L’évolution du coopératisme dans le monde et au Québec, p. 37.
121
l’économique pourrait bien être l’amorce d’une réponse »354. Cette amorce doit être pensée
en fonction des conditions contemporaines que nous vivons.
1.3.2 Méconnaissance du modèle coopératif
Comme souligné lors de l’Année internationale des coopératives en 2012, si
le mouvement coopératif veut participer activement à l’édification d’une meilleure société,
d’un meilleur monde et d’une meilleure humanité, il doit clarifier ses valeurs et ses
principes, autant dans sa pratique de gestion que dans ses orientations. Collard souligne que
[l]a réalité du fait coopératif, son poids économique dans le monde, mais
surtout sa vitalité, son dynamisme nous pousse à espérer. Pour peu, qu’avec
humilité, elles continuent sans relâche à enrichir les valeurs qui nourrissent
leurs principes. Qu’elles poursuivent pas à pas leurs expériences singulières et
tout à la fois universelles de démocratie économique. C’est aujourd’hui une
nécessité355.
Il est vrai d’affirmer la nécessité d’une reconnaissance plus formelle de la coopérative, qui
pour l’instant est perçue comme une simple entreprise au sens classique du terme. La
tendance walrasienne domine. La méconnaissance de son modèle et son absence dans les
débats sociaux et politiques actuels suscitent un questionnement pertinent sur les postulats
qui fondent la pensée et l’action coopératives. Les participants au Sommet international des
coopératives de Québec en 2012 l’ont d’ailleurs reconnu :
Des décisions importantes sont prises actuellement à l’échelle mondiale sans
que l’on tienne compte des particularités du modèle coopératif. Il en va ainsi
parce que ce modèle n’est pas suffisamment connu et reconnu356.
Prenant acte des recommandations formulées par les auteurs d’un important rapport
de l’Alliance coopérative internationale intitulé : Plan d’action pour une décennie des
coopératives, et sachant maintenant que « [l]es idées de la coopération fonctionnent, mais
354 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 167. 355 M. C. COLLARD. « L’âge d’or est dans l’avenir! », Coopératives, un modèle tout terrien, [En ligne],
no 05, 2011, p. 176, http://www.saw-b.be/EP/2011/Etude_2011_WEBdiffusion.pdf (Page consultée le
3 juillet 2012). 356 SOMMET INTERNATIONAL DES COOPÉRATIVES. Déclaration.
122
sont méconnues »357, il importe de contribuer à la construction contemporaine des idées et
de la pensée coopératives. Là aussi se manifeste une certaine nécessité. Jean-François
Draperi poursuit en affirmant que
[c]ette ignorance de l’économie sociale comme mouvement de pensée est une
cause majeure, voire la cause principale, de la marginalisation de l’économie
sociale comme mouvement d’entreprises. L’enjeu est donc considérable. C’est
d’autant plus vrai que de nombreux acteurs de l’économie sociale eux-mêmes
ne soupçonnent pas l’existence d’un mouvement de pensée qui leur soit
propre358.
À ceci se rajoute, comme nous l’avons précisé auparavant, la prédominance du paradigme
économiste qui continue d’influencer efficacement les organisations sociales, tant du
domaine public que de l’économie sociale. Ainsi en est-il probablement des coopératives
dont les pratiques de gestion et de gouvernance s’apparentent régulièrement à celles des
entreprises traditionnelles. L’essence même de la coopérative fait défaut dans la pratique
elle-même. Le mouvement d’une pratique coopérative doit donc s’articuler avec le
mouvement d’une pensée qui, pour l’instant, fait défaut. Ce manque explique en partie
l’ambiguïté de certaines pratiques coopératives disjointes des valeurs et des principes qui
les portent. En vue d’une articulation plus systématique du mouvement coopératif, la
nécessité de rétablir des liens entre la pratique et l’idéal coopératifs semble définitivement
pressante.
Le constat d’une méconnaissance des fondements du mouvement coopératif amène
des chercheurs à proposer une réflexion plus fondamentale et plus philosophique. Si
Draperi constate que « [l]e mouvement coopératif mondial connaît un nouvel essor en ce
début de XXIe siècle »359, il rajoute cependant que « [c]e nouvel essor et cette diversité
extrême rendent nécessaire une réflexion de fond sur le projet coopératif contemporain »360.
Sans une réflexion renouvelée sur son objet, le danger est toujours présent que le
mouvement coopératif adopte une pensée qui n’est pas la sienne et accepte des règles de
357 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Plan d’action pour une décennie des coopératives,
[En ligne], Janvier 2013, p. 36, http://ica.coop/sites/default/files/attachments/ICA%20Blueprint%20-
%20Final%20-%20Feb%2013%20FR.pdf (Page consultée le 4 mars 2013). 358 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, Paris, Dunod, 2007, p. 139. 359 J.-F. DRAPERI. « Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif », p. 1. 360 Idem.
123
fonctionnement qui s’apparentent davantage à l’entreprise privée et au développement
qu’elle provoque. Le questionnement actuel sur le coopératisme invite à approfondir les
éléments de son paradigme et à élaborer de façon plus structurée une philosophie de la
coopération puisqu’en
[…] l’absence d’une théorie de référence et d’une stratégie coopérative, la
conception libérale menace nombre de coopératives, soit en les forçant à se
banaliser dans le cadre d’un capitalisme conquérant, soit en les contraignant à
occuper des niches et à les enfermer dans un rôle de régulation ou de réparation
des problèmes inhérents au capitalisme361.
Cette mise en garde ne date pas d’aujourd’hui. Déjà en 1949, Georges Fauquet avertissait
que
[l]e danger pour le mouvement coopératif serait de se méconnaître lui-même et
de ne se manifester que sous son aspect purement économique. Toute conduite
pratique des affaires coopératives qui ne voit dans le sociétaire qu’un être
économique et non une personne, je veux dire un être moral et social,
compromet tout aussi bien le rayonnement spirituel de la coopération que sa
prospérité matérielle362.
Par conséquent, il demeure important maintenant de préciser et de développer « les
arguments qui militent en faveur d’un traitement adéquat des coopératives »363, car, pour
l’heure, selon Jacques Prades, le coopératisme « […] s’appuie sur un corpus théorique
faible […] »364. Pour y remédier, des recherches en historique, en philosophie, en éthique,
en épistémologie doivent être initiées afin de dégager les orientations qui pourraient
favoriser, comme le souhaitait Gide, une pratique de gestion et de gouvernance
coopératives conforme à ses propres postulats de base365. De telles recherches permettraient
également de participer activement à l’édification d’un argumentaire social ouvrant à
l’émergence d’une alternative véritable qu’est la coopération.
Aujourd’hui, dans un univers social hautement individualiste et économiste, le
mouvement coopératif semble souffrir d’un manque de sens dont les répercussions se font
inévitablement sentir dans les pratiques de gestion et de gouvernance. Puisque la
361 Idem. 362 G. FAUQUET. Regards sur le mouvement coopératif, Bâle, Union suisse des coopérateurs de
consommation, 1949, p. 116. 363 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Lettre ouverte aux gouvernements du G8, p. 30. 364 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 70. 365 Ibid., p. 98.
124
coopérative c’est aussi une affaire de gestion et de gouvernance, examinons de plus près les
enjeux actuels qui la concernent. Nous constaterons justement l’importance d’un renouveau
de la pensée coopérative.
1.3.3 Difficultés de la gestion coopérative
Une coopérative est une entreprise qui associe ensemble un certain nombre de
personnes. Cette association se donne les moyens de répondre à des besoins communs à
partir d’un cadre normatif précis. Puisque la structure coopérative diffère de celle de
l’entreprise privée, l’expérience coopérative entraîne donc des défis de gestion et de
gouvernance fort différents. On entend par la gestion coopérative une gestion de processus
de participation particulière puisqu’il s’agit fondamentalement d’une association de
personnes. Avant de gérer des services et des capitaux, une coopérative gère avant tout des
personnes sociétaires d’une entreprise collective. Par conséquent, le mode de gestion
coopérative est unique, car il repose sur des principes et des valeurs qui sont à la base de
cette spécificité. Par leur cohérence, leur pertinence et leur affirmation, les valeurs et les
principes permettent la réalisation concrète de cette différenciation de gestion pour les
sociétaires et la communauté.
Comme nous l’avons relevé précédemment, le mouvement coopératif se développe
dans un univers social à caractère économiste où la concurrence exerce des pressions très
fortes, poussant parfois les gestionnaires et les dirigeants de la coopérative à adopter des
orientations semblables aux entreprises capitalistes assujetties au grand capital. Daniel
Côté, professeur aux HEC Montréal, montre qu’une crise identitaire organisationnelle peut
découler quand les sociétaires « copropriétaires et usagers » deviennent de plus en plus des
clients incapables de reconnaître et d’apprécier la nature même de leur relation comme
sociétaires avec leur coopérative366.
Cette importante problématique de gestion est amplifiée par la structure même de
l’organisation. En effet, elle est une institution « hybride » qui doit conjuguer
366 D. COTÉ, dir. Les holgings coopératifs. Évolution ou transformation définitives, Bruxelles, De Boeck
Université, 2001, p. 385-402.
125
continuellement « association de personnes » et « entreprise » dans un cadre normatif
spécifique. Cette intégration exige d’accorder une grande importance aux pratiques
associatives qui lui donnent son caractère coopératif unique et son sens propre. Sans cela, la
coopérative se confond encore davantage à l’entreprise capitaliste367.
La formule coopérative exige la reconnaissance fondamentale de la réalité associative
et de son impact déterminant sur la dynamique de l’entreprise. Cette distinction structurelle
exprime l’originalité coopérative qui doit tenir compte des liens à bâtir et à maintenir entre
différents volets complémentaires : associatif et entrepreneurial, collectif et individuel,
social et économique, ainsi qu’entre copropriétaires et usagers. Voilà un des enjeux
essentiels à considérer dans un modèle de gestion coopérative.
Pour que le lien entre les sociétaires et leur coopérative soit fort, il doit se fonder sur
les postulats de base qui façonnent l’entreprise et s’exprimer dans son modèle d’affaires.
Ainsi, les pratiques de gestion doivent traduire dans l’action l’esprit coopératif, tout comme
l’action de gestion doit révéler la stratégie, le sens et la légitimité de l’organisation elle-
même. Ce lien est fondamental. Le grand défi de la coopérative consiste donc aujourd’hui à
incorporer les valeurs et les principes coopératifs dans des pratiques de gestion tant
démocratiques que d’affaires368, même si Côté lui-même reconnaît, dans d’autres écrits,
l’importance d’un nouveau paradigme coopératif qui « […] repose sur le postulat que le
“renouveau coopératif” en contexte concurrentiel doit s’arrimer prioritairement aux
pratiques d’affaires (gestion et commerciales) »369. Selon Côté, les seuls motifs
idéologiques ne suffisent plus à convaincre de la formule coopérative et de son mode de
gestion. En ce sens, les gestionnaires sont aux premières loges pour faire vivre
« l’expérience » coopérative par la gestion et la gouvernance que proposent le système
coopératif et ses lois. Par des attitudes et des comportements de gestion coopérative qui
différencient la coopérative des autres formes d’entreprise, apparaît un comportement de
367 D. CÔTÉ. « Gestion de l’équilibre coopératif : cadre théorique », Économie et Solidarités, [En ligne],
vol. 38, no 1, 2007, p. 113, http://www.ciriec.uqam.ca/pdf/numeros_parus_articles/3801/ES-3801-08.pdf
(Page consultée 23 mars 2011). 368 D. COTÉ, dir. Les holgings coopératifs. Évolution ou transformation définitives, p. 120. 369 D. CÔTÉ. « Fondements d’un nouveau paradigme coopératif. Quelles incitations pour les acteurs clés? »,
Revue internationale de l'économie sociale : Recma, n° 305, 2007, p. 75.
126
coopération et de participation basé sur la réciprocité volontaire. Cette praxis répertoriée
par Côté procure à la coopérative des avantages concurrentiels indéniables, même si les
enjeux de la concurrence capitaliste demeurent un obstacle pour l’accomplissement de
l’idéal coopératif surtout pour les entreprises coopératives soumises au contexte de la
concurrence mondiale et du grand capital. En mettant l’accent sur les pratiques d’affaires
coopératives, il met aussi en perspective les incitations à coopérer par une gestion de la
loyauté. L’aspect relationnel est hautement stratégique dans un cadre concurrentiel prêtant
peu attention aux postulats de base coopératifs. Côté, utilisant la « posture inversée »
montre l’importance d’une approche résolument gestionnaire qui priorise les intérêts
personnels des sociétaires avant de pouvoir comprendre le cadre théorique coopératif, avant
même que ne soient posés les bases et les principes de cette pratique370. François-Albert
Angers rétorquerait cependant que
[l]e coopérateur le moins imbu de l’idéal coopératif restera alors très sensible
aux différences de prix; il continue à raisonner en termes d’économie de
marché et d’avantages immédiats à prendre quand ils passent, sans souci de ce
que la coopérative est plus son affaire que l’entreprise concurrente. La
coopérative est alors forcée de s’inscrire elle-même dans un schéma
concurrentiel pour y jouer le jeu, même aux dépens d’un comportement plus
conforme à la rationalité coopérative371.
Ainsi, la réalisation du lien entre les sociétaires et leur coopérative est possible dans
la mesure où tous les sociétaires sont amenés à vivre une expérience coopérative dans leur
demande de biens et de services, tout en étant reconnus comme sociétaires-usagers d’une
propriété collective, régulée par un processus de participation démocratique précis. La
praxis doit conduire les sociétaires, comme copropriétaires, à accéder aux discussions, aux
orientations et aux décisions de leurs entreprises, tant au niveau de la stratégie d’affaires
que de la distribution équitable des trop-perçus produits par le travail ou l’utilisation des
services de la coopérative. Les personnes ne sont donc jamais des clients, mais des
sociétaires usufruitiers qui utilisent les services qu’eux-mêmes se donnent. L’ensemble de
370 D. CÔTÉ. « Loyauté et identité coopérative. L’implantation d’un nouveau paradigme coopératif », Revue
internationale de l'économie sociale : Recma, n° 295, 2005, p. 50-69. 371 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II, p. 370.
127
ces spécificités permet, par une gestion différenciée, de constituer un patrimoine inaliénable
qui transcende les générations. Daniel Côté remarque également que
[l]a coopérative devra donc faire la démonstration qu’elle peut engendrer, par
son action économique, des résultats distincts que le membre saura valoriser et
qui feront une différence significative pour lui, car sans une telle différence, à
quoi servirait un mode d’organisation différent372?
Si la participation d’un actionnaire à une entreprise à capital-actions a la
caractéristique d’être impersonnelle (puisque seul le capital s’exprime sans lien d’usage),
pour un coopérateur, la participation est au contraire très personnelle et essentielle. La force
et la richesse d’une coopérative sont les sociétaires eux-mêmes qui s’expriment, participent
et décident, tout en utilisant les services qu’ils se donnent pour répondre concrètement à
leurs besoins. De là, la gestion coopérative a cette grande particularité de promotion de la
personne et de la communauté. L’intégration des normes éthiques et de la finalité de
l’organisation coopérative dans chacune des facettes du modèle d’affaires renforce donc la
structure elle-même qui s’actualise dans un cadre de gestion moderne373.
Le modèle coopératif, inclus dans un univers d’affaires conventionnel (concurrence,
stratégie, ressources humaines, ressources financières, clientèle, comptabilité, marketing,
capitalisation, etc.), doit utiliser chacune de ces facettes pour y intégrer l’identité
coopérative. C’est la raison pour laquelle il faut porter une attention particulière aux
pratiques démocratiques, souvent dépréciées et dévalorisées au nom de la pure efficacité
entrepreneuriale.
Beaucoup d’exemples montrent que l’enjeu fondamental se joue spécifiquement à ce
niveau. Gérer une entreprise coopérative comme une entreprise traditionnelle, c’est
accepter qu’une coopérative adopte des pratiques de gestion empruntées à la philosophie et
à la vision d’un autre univers entrepreneurial et social. Si une rupture importante se
manifeste entre les structures associatives et démocratiques, d’une part, et celle
372 D. CÔTÉ. « Gestion de l’équilibre coopératif : cadre théorique », p.115. 373 C. GAGNON. « La gestion de la différence coopérative : deux cas français certifiés ISO 9002 et
réflexions », Chaire des caisses populaires acadiennes en gestion des coopératives, [En ligne], 12 octobre
2001, p. 23, http://www.umoncton.ca/umcm-ccpagc/files/umcm-cpagc/wf/wf/pdf/Claire%20Gagnon%20-
%202001.pdf (Page consultée le 23 mars 2011).
128
d’entreprises, d’autre part, les premières perdent leur capacité d’influencer et de diriger les
secondes. Sans différences palpables, les caractéristiques coopératives deviennent des
entraves à la gestion, parfois même un désavantage concurrentiel. Ainsi, logiquement, les
coopératives doivent résister à tout mimétisme avec les entreprises actionnariales dans leurs
pratiques de gestion et de gouvernance374. Voilà une autre problématique importante que vit
le coopératisme actuellement et à laquelle il faut apporter une attention particulière. Jacques
B. Gélinas pose d’ailleurs des questions en ce sens :
Le système coopératif n’a-t-il pas été imaginé à l’origine comme une alternative
à un mode de production individualiste, aliénant et prédateur? Dans son essence
même, le coopérativisme est porteur d’un projet de société. Creuset de
démocratie, il encastre l’économique dans le social, rend le travailleur digne
propriétaire de son travail, réduit les inégalités, valorise l’éducation et met le
marché au service de l’intérêt général. Par contre, un mouvement coopératif qui
n’a d’autre objectif que la croissance de ses actifs et de ses profits – appelés
« surplus » – n’est-il pas condamné à perdre son âme375?
Pour éviter ces pièges, les sociétaires d’une coopérative et leurs gestionnaires doivent
donner un sens spécifique à l’action et à l’utilisation coopérative en conformité avec sa
propre philosophie et son propre paradigme, s’il en est un.
Il existe toujours, au sein des coopératives, une équipe de gestionnaires aux
commandes des différentes fonctions de l’entreprise. Leur mission fondamentale est
d’optimiser une relation d’usage entre les besoins du sociétaire et les services offerts par la
coopérative. Cette relation d’usage n’est pas une relation d’échange qui recherche
exclusivement la maximisation des avoirs des individus. La logique est toute autre. Elle
provoque le déploiement d’un mode d’organisation économique fondé sur la coopération,
la démocratie, la solidarité et l’équité. Fort différente de la logique actuelle basée sur la
compétition, le court terme et la lutte économique, la coopérative s’inscrit dans une
économie réelle, par le travail, la consommation et la production, dont la redistribution a la
vertu de construire un patrimoine tant individuel que collectif au sein d’une communauté
aux couleurs culturelles particulières.
374 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Lettre ouverte aux gouvernements du G8, p. 26. 375 J. B. GÉLINAS. « Mondragon : une grande coopérative qui n’a pas perdu son âme », Oikosblogue.coop,
[En ligne], 17 avril 2013, http://www.oikosblogue.coop/?p=15180 (Page consultée le 22 avril 2013).
129
Indéniablement, tout gestionnaire doit prendre en compte, dans sa pratique, le
fondement même du coopératisme, c’est-à-dire le volet associatif et démocratique. Carole
Lebel conclut à ce sujet que
[…] le projet coopératif exige le maintien d’une certaine tension entre l’idéal et
la pratique afin de rester fidèle à sa nature. En revanche, une croissance
déséquilibrée met en péril ce type d’organisation, ce qui demande à ses
décideurs des arbitrages différents de ceux faits par l’entreprise à capital-
actions. À cet égard, le volet associatif doit se développer au même titre que
celui de l’entreprise376.
Plus ce fondement sera compris par les diverses parties prenantes, plus grandes seront les
chances qu’il s’incarne dans des pratiques de gestion qui lui correspondent. Il doit être clair
pour tous que la coopérative constitue « […] une association autonome de personnes
volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et
culturels au moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est
exercé démocratiquement »377.
1.3.4 La coopérative : une autre vision du monde
En fonction de ce que nous venons de proposer dans cette partie de chapitre, il faut
reconnaître que les coopératives offrent une vision du développement basée sur un
humanisme plaçant l’être humain comme finalité du projet d’entreprise, où les ressources
financières deviennent alors un moyen dans les dynamiques de marché et de réciprocité.
Les valeurs mondialement reconnues du coopératisme, la prise en charge et la
responsabilité personnelle et mutuelle, l’égalité, l’équité, la démocratie et la solidarité,
suggèrent de faire autrement, de gérer autrement, de gouverner autrement, de vivre
autrement. Soulignons au passage que ces valeurs de base du mouvement coopératif
s’apparentent en partie aux valeurs promulguées par la Déclaration universelle des droits de
l’homme de 1948 qui affirme que « [t]ous les êtres humains naissent libres et égaux en
376 C. LEBEL. « L’organisation et l’éducation coopérative comme philosophie alternative », Éthique et
coopératisme : un contrepoids à la mondialisation, sous la direction d’André Lacroix, Sherbrooke,
Éditions GGC, 2002, p. 137. 377 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. « Déclaration sur l’identité coopérative […] », p. 11.
130
dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers
les autres dans un esprit de fraternité »378.
Aux valeurs coopératives de base s’ajoute une série de principes379 qui articulent et
orientent la pratique entrepreneuriale et positionnent la coopérative comme une alternative
contemporaine annonçant une possible transformation sociale et proposant une autre vision
du développement économique et social fondée sur une représentation plus spécifique de
l’anthropologie coopérative et de son éthique. Ce que nous avons posé jusqu’à maintenant
confirme que le coopératisme constitue une façon originale d’entreprendre, mais que cette
originalité tarde à se dévoiler. Une réflexion structurée sur les fondements du coopératisme
aura pour effet aujourd’hui de contribuer sensiblement au développement d’outils de
gestion proprement coopératifs. Elle permettrait également d’articuler un argumentaire qui
faciliterait le travail des gestionnaires et qui seconderait les initiatives éducatives et
formatives proposées aux sociétaires. Ainsi, une coopérative capable d’intégrer dans la
pratique les diverses facettes de son identité présenterait publiquement sa propre vision du
monde et du développement, c’est-à-dire son paradigme. Rappelons, comme l’écrivait
l’ACI aux gouvernements du G8, qu’une coopérative,
[c]’est un modèle d’entreprise qui n’est pas à la merci des marchés de capitaux
parce qu’il repose plutôt sur les fonds de ses membres pour en établir sa
véritable valeur; et ce type d’entreprise n’est pas sujet à de la manipulation et
l’avidité des gestionnaires exécutifs parce que l’entreprise est contrôlée par des
gens de la base pour les gens de la base. C’est un type d’entreprise où les profits
ne sont pas distribués aux actionnaires, mais retournés à ceux qui font affaire
avec la coopérative, gardant ainsi la richesse créée par les entreprises locales
dans leurs communautés au bénéfice des environnements et des familles380.
378 ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Déclaration universelle des droits de l’homme, [En ligne],
http://www.un.org/fr/documents/udhr (Page consultée le 14 mars 2012). 379 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Co-operative identity, values and principles, [En
ligne], http://ica.coop/fr/node/1625 (Page consultée le 7 novembre 2007).
Aux valeurs fondamentales de la coopération se greffent sept principes que nous nous contentons
simplement d’énumérer ici. Nous analyserons les principes plus en profondeur dans le troisième chapitre.
Voici les sept principes tels que postulés par l’ACI : 1) adhésion volontaire et ouverte à tous; 2) pouvoir
démocratique exercé par les sociétaires; 3) participation économique des sociétaires; 4) autonomie et
indépendance; 5) éducation, formation et information; 6) coopération entre les coopératives; et
7) engagement envers la communauté. 380 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Lettre ouverte aux gouvernements du G8.
131
Cette orientation du développement des connaissances s’inscrit très bien dans la
définition de la coopérative que l’ACI a donnée aux gouvernements du G8. Une
coopérative,
[c]’est un modèle d’entreprise qui n’est pas à la merci des marchés de capitaux
parce qu’il repose plutôt sur les fonds de ses membres pour en établir sa
véritable valeur; et ce type d’entreprise n’est pas sujet à de la manipulation et
l’avidité des gestionnaires exécutifs parce que l’entreprise est contrôlée par des
gens de la base pour les gens de la base. C’est un type d’entreprise où les profits
ne sont pas distribués aux actionnaires, mais retournés à ceux qui font affaire
avec la coopérative, gardant ainsi la richesse créée par les entreprises locales
dans leurs communautés au bénéfice des environnements et des familles381.
1.4 MISE EN PERSPECTIVE DE LA QUESTION DE RECHERCHE
À ce stade-ci de notre réflexion, résumons notre problématique avant de formuler la
question de recherche qui servira de trame de fond à toute la réflexion qui suivra. Nous
avons soulevé le problème causé par la forte pression du néolibéralisme actuel, duquel
dérive une représentation particulière du monde et de l’homme, qui monopolise toutes les
actions humaines et s’impose comme l’ultime paradigme. On évoque de plus en plus
l’influence de la pensée économiste dominante sur nos institutions et sur nos façons de
faire. Le paradigme économiste actuel exerce, sans contredit, un pouvoir d’attraction et
arrive à convaincre encore de l’impossibilité de faire autrement et de remettre
collectivement en question les façons de faire, les projets, les finalités, et les fondements
mêmes du système économique actuel.
Régulièrement, nous constatons que le système globalisant actuel déstabilise le
collectif par l'imposition de sa logique et ses valeurs à caractère économiste. À notre
époque où se manifestent de vives turbulences sociales, politiques, économiques et
culturelles, nous reconnaissons, en amont, les impacts causés par une philosophie dont
l’individualisme et le narcissisme affectif sont la pierre angulaire. En aval, nous assistons à
un développement profondément marqué par un consumérisme débridé et favorisé par la
surconsommation et le gaspillage des ressources humaines et naturelles. Notre temporalité
381 Idem.
132
est modulée en fonction d’une vision trimestrielle du monde. La formidable spéculation
anonyme et virtuelle alimente le désir des possessions immédiates et illimitées. En bref, un
dérèglement important caractérise nos sociétés actuelles, où les dimensions humaines
sociales, politiques, économiques et culturelles semblent fragilisées, compartimentées et
séparées les unes des autres.
Sous l’effet de la logique du libre marché, des impératifs de la grande entreprise et de
la globalisation382, la société contemporaine s’appauvrit par cette vision cloisonnée et
réductrice où les points de vue atomisés et instrumentalisés en côtoient d’autres tout aussi
centrés sur eux-mêmes, d’où la vague de déresponsabilisation sur le plan social et politique.
Cette situation normative réduit considérablement la capacité d’agir des individus en
société. Sous cet angle, on voit surgir les limites et les insuffisances du paradigme
capitaliste dominant où les fondements épistémologiques et anthropologiques de la pensée
néolibérale conduisent à une forme de cul-de-sac sociétal, voire civilisationnel.
Cette vision du monde réduit la globalité de l’humanité à sa seule sphère économique
en lui subordonnant tout le reste. Un tel système, qui absolutise l’économie pour en établir
une logique dogmatique, vide de son sens l’économie elle-même et dénature le reste des
activités humaines concrètes comme l’aspect social, politique et culturel. S’ouvrent ainsi la
financiarisation, la privatisation, la monopolisation et la « souverainisation » économiste du
monde et de la nature, oubliant paradoxalement et l’humanité et l’environnement dans
lequel on évolue constamment. Notre revue de littérature a permis de soulever des
questionnements importants à ce sujet en considérant finalement que le néolibéralisme est
un système puissant, mais contingent, donc passible de changement.
L’analyse de la situation problématique a amené à réfléchir sur l’importance des
changements de paradigme qui s’annoncent ou qui devraient du moins se manifester. La
382 Nous faisons nôtre la distinction faite par Freitag entre mondialisation et globalisation. Freitag écrit que la
mondialisation se rapporte : « […] étymologiquement à la réalité concrète, diversifiée et synthétique du
“mondeˮ, et [la globalisation] désignant les résultats d’un procès plus abstrait et plus formel de
généralisation d’une logique sociale proprement unidimensionnelle, qui coïncide justement avec la logique
du profit qui caractérise le capitalisme. Dès lors, ce qui est d’ordre “mondialˮ n’est pas nécessairement de
forme “globaleˮ ». (M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 257).
133
présente crise, tant économique, financière, écologique que sociale, devenue globale de par
son ampleur multidimensionnelle et ses conséquences autant locales que planétaires, place
l’humanité devant une impasse qu’il est pressant de comprendre et de résoudre. De la
société civile actuelle, on remarque de plus en plus un argumentaire qui dénonce l’emprise
de la culture économiste sur nos vies et l’influence profonde de ce modèle sur l’humanité
elle-même.
Une grande majorité des auteurs répertoriés considèrent qu’on arrive à la fin d’un
cycle de croissance qui ne peut être maintenu indéfiniment. Fondé en amont par une
représentation de l’homme définie comme l’homo œconomicus, le développement actuel est
devenu, en aval, globalement insoutenable. Cela oblige à une révision de nos cadres
théoriques et de nos grilles de lecture de la réalité en vue de proposer une alternative à la
marche du monde. La plupart des ouvrages invitent à une réflexion fondamentale sur les
postulats de base qui fondent nos actions. Tout changement de paradigme oblige à une
réforme de la pensée. Tout changement presse à une révision épistémologique qui facilite
l’émergence et le passage d’une autre représentation anthropologique vers une autre.
Nous avons également évoqué l’importance de considérer, dans la logique des
changements et des transformations à venir, un paramètre particulièrement pertinent et utile
à l’arrivée d’un prochain paradigme qui devra répondre aux attentes d’aujourd’hui. Le
prochain paradigme devra offrir la possibilité d’être intégrateur des diverses dimensions
humaines. Il devra soutenir une vision du monde qui relie ce que le paradigme actuel
divise. Il devra permettre l’interdépendance, entre autres, du politique, du social et de
l’économique; en bref, il devra provoquer les rapports concrets et nécessaires à la
construction des personnes et des communautés dans le respect de la diversité culturelle, en
marche vers l’unité d’un projet commun.
L’analyse de cette problématique conduit à formuler notre question de recherche :
quel paradigme peut contenir en lui-même des propriétés suffisamment convaincantes et
pertinentes ayant la possibilité d’apporter des solutions aux crises et aux problèmes actuels?
Cette question nous oblige à réfléchir à l’alternative que constitue le coopératisme. Nous
avons soulevé le fait que, malgré l’essor de cette organisation, la coopérative souffre de la
134
méconnaissance de son modèle, de sa spécificité et de son identité propres. Plusieurs
auteurs suggèrent une nouvelle réflexion d’ordre philosophique sur le coopératisme afin de
dégager les possibles postulats anthropologiques et éthiques qui pourraient permettre à la
coopérative de répondre aux deux problèmes soulevés : celui d’unifier les pratiques de
gestion et de gouvernance avec l’idéal coopératif et celui de comprendre qu’une
philosophie coopérative mieux définie pourrait servir d’inspiration à l’émergence d’un
nouveau paradigme intégrateur des diverses dimensions humaines. En bref, soutenir que le
paradigme coopératif, s’il en est un, est une matrice originale et que de cette originalité
émane un projet de société alternatif et nécessaire pour notre temps. C’est dans cet esprit
que Koffi Annan, ex-Secrétaire général des Nations Unies, affirmait en septembre 2001 que
« [l]a seule voie qui offre quelque espoir d’un avenir meilleur pour toute l’humanité est
celle de la coopération et celle du partenariat »383.
Si le coopératisme se soucie principalement d’assurer le bien-être des personnes et
leur développement intégral en créant des conditions sociales qui leur soient favorables, et
si la coopérative vise aussi à défendre contre tout ce qui peut appauvrir, opprimer et aliéner
la personne et la communauté, il nous semble raisonnable d’affirmer que l’organisation
coopérative est aux antipodes de tout fanatisme, de tout dogmatisme, de toute intolérance,
du non-respect des opinions et des connaissances d’autrui. Ainsi, elle travaille à remplacer
un individualisme radical par une civilisation personnaliste et communautaire fondée sur
les droits de l’homme et donnant satisfaction à ses aspirations de sens et besoins sociaux. Il
semble donc aujourd’hui opportun de montrer et de préciser la valeur philosophique des
fondements du coopératisme. Le but de cette thèse consiste donc à mieux saisir et clarifier
la philosophie coopérative afin d’apporter un argumentaire coopératif plus précis et montrer
la possibilité que la coopération est un paradigme singulier à déployer aujourd’hui, capable
de confronter le paradigme néolibéral du monde actuel.
383 K. ANNAN. Seule l'ONU peut donner une légitimité à la lutte contre le terrorisme, qui ne doit pas
polariser le nord contre le sud et anéantir l'espoir de faire reculer la pauvreté, [En ligne], Communiqué
de presse SG/SM/7965, 24 septembre 2001, http://www.un.org/News/fr-press/docs/2001/SGSM7965.
doc.htm (Page consultée le 3 avril 2008).
135
Pour répondre à notre question de recherche et à l’objectif que nous nous donnons,
nous proposons trois avenues. Dans un premier temps, nous allons clarifier la notion même
de paradigme afin de constituer une grille de lecture pour analyser le coopératisme en
tentant de nous rapprocher de sa philosophie anthropologie, de son éthique et des grandes
finalités existentielles qui en découlent.
Dans un deuxième temps, nous analyserons le paradigme coopératif en tant que
matrice philosophique intégratrice des dimensions humaines (économique, sociale,
politique, éthique, éducative et culturelle) qui répond aux exigences de la complexité
humaine et du monde dans lequel on évolue personnellement et collectivement. Nous
voulons comprendre si le paradigme coopératif peut fournir des pistes pour un vivre
ensemble authentique au 21e siècle. Pour ce faire, il faudra réintroduire la dimension
politique au cœur de notre réflexion théorique, car le coopératisme renvoie à l’importance
de l’exercice démocratique et parce que politique et économique font continuellement appel
aux capacités créatrices, communicationnelles et éthiques des personnes et des
communautés pour répondre aux besoins de notre temps. Nous pourrons alors comprendre
pourquoi la coopérative constitue aussi une école, un lieu d’apprentissage et d’éducation
particulier.
Nous proposerons, dans un dernier temps, une discussion philosophique confrontant
le paradigme dominant économiste actuel et le coopératisme afin de comprendre en quoi ce
dernier constitue un paradigme novateur capable de transformation sociale importante en ce
début de 21e siècle.
Au terme de cette analyse philosophique du paradigme coopératif, nous souhaitons
mettre en valeur que le coopératisme renferme une vision du monde qu’il faut aujourd’hui
redécouvrir et dont les impacts peuvent se manifester dans de nombreuses sphères
d’activités humaines. Nous souhaitons également ouvrir une ou deux pistes
supplémentaires de réflexion en vue d’une philosophie de la coopération, qui reste à être
précisée et actualisée.
137
CHAPITRE 2
LES RÉFÉRENTS CONCEPTUELS
Comme nous l’avons soulevé au chapitre précédent, le contexte social actuel illustre
bien la complexité du monde dans lequel nous vivons. De la société civile s’élève de plus
en plus un questionnement profond et un argumentaire articulé qui dénoncent l’emprise de
la culture économiste sur nos vies et l’influence profonde de ce modèle sur nos façons de
faire et même nos façons de concevoir le monde et l’être humain. Des alternatives variées
se présentent sur la place publique, exigeant des normes qui relient les divers champs
disloqués des activités humaines. D’un monde de divorce entre l’économie et la justice
sociale, entre le développement et la croissance, entre la politique et l’éthique, apparaît la
volonté d’un changement profond : un besoin d’inclusion, de démocratie réelle, de dialogue
véritable avec une variété d’idées et de points de vue, d’ouverture et d’autonomie,
d’interdépendance et d’interrelation, d’une prise de conscience populaire plus efficace pour
une meilleure prise en charge tant personnelle que collective. Certains, comme nous l’avons
évoqué, proposent un changement de paradigme.
Consacrons une partie de notre travail à préciser quelques concepts qui nous serviront
à construire une grille de lecture pour mieux comprendre la société et les changements
possibles qui s’annoncent. La notion de paradigme est ici une clé importante qui aidera
également à analyser le coopératisme sous un angle plus philosophique, en évaluant et en
interrogeant les principes à la base de la compréhension de cette réalité et des actions qui en
découlent.
L’être humain cherche continuellement à se donner la meilleure compréhension et
interprétation de la réalité possible. Il s’explique lui-même par différentes matrices
mythiques, religieuses, scientifiques, philosophiques ou théologiques afin de donner un
certain sens à la vie humaine dans son ensemble. Ces représentations ou paradigmes se
construisent sur des postulats anthropologiques de base qui se présentent comme des
convictions touchant des dimensions sociales, économiques, politiques, culturelles,
éthiques, spirituelles. Nous jugeons qu’à la base de tout modèle de représentation se trouve
une conception particulière de l’être humain, de laquelle découle un certain nombre de
138
valeurs fondamentales. En aval de toute conception anthropologique et éthique relativement
précise émergent des actions et des pratiques généralement conformes aux conceptions
affirmées, en amont.
Au cours de son histoire, l’homme a su développer des savoirs, des savoir-faire et des
savoir-être qui lui ont permis de s’assurer d’une connaissance plus objective de la réalité
qu’il peut évaluer par des méthodes qu’il se donne. C’est ainsi que s’est développée, entre
autres, la méthode scientifique de connaissance qui reconnaît l’importance des mécanismes
rationnels et expérimentaux dans l’interprétation de la réalité.
Pour ce faire, il faut au départ considérer qu’il y a, dans le monde, quelque chose dont
on parle et que, bien qu’il y ait de nombreuses interprétations de la réalité, le processus de
la connaissance n’est pas soumis à l’arbitraire pur et au relativisme complet. Malgré le fait
que les résultats de la connaissance de la réalité soient tributaires des moyens humains de
connaître, la connaissance demeure valable puisque les modèles de représentation qui se
construisent par l’être humain visent à rendre compte de la réalité telle qu’elle est, et ce, le
plus exactement possible.
À quoi sert un modèle de représentation, un paradigme? Essentiellement à représenter
une réalité complexe afin d’expliquer les faits en vue de comprendre, de rendre intelligible
la réalité, de justifier efficacement l’agir et de donner un sens particulier aux finalités
visées. Les postulats de base à caractère anthropologique et éthique proposent ni plus ni
moins les convictions préalables que nous avons de la réalité. L’être humain est enraciné
dans une époque et inscrit dans une expérience particulière lui permettant d’appréhender le
réel et d’agir sur lui et avec lui. Il apprend à dégager de cette expérience sensible les
principes universels lui permettant de fonder rationnellement sa connaissance et son action.
Le champ paradigmatique transforme en orientations de l’activité sociale un
ensemble de généralisations, de croyances, de conceptions, de valeurs et de
techniques comprenant une conception de la connaissance, une conception des
relations entre la personne, la société et la nature, un ensemble de valeurs et
139
d’intérêts, une façon de faire et une signification globale de l’activité
humaine384.
Toute culture repose ainsi sur des fondements sociaux, des normes, des manières de
penser et de raisonner qui définissent les orientations communes et pratiques d’un ensemble
d’individus inscrit dans un cadre sociétal. De telles réalités fondamentales sont
culturellement apprises et acquises, conditionnant notamment chez les individus une
certaine manière de voir le monde. C’est ce qui fait que la plupart des gens ne sont pas
nécessairement conscients du ou des paradigmes dans lesquels ils vivent et qui les
influencent385. Ceux-ci n’apparaissent souvent que dans la confrontation avec d’autres
paradigmes, d’autres visions du monde, d’autres valeurs, d’autres cultures. D’entrée de jeu,
nous pouvons supposer que les paradigmes interviennent de manière structurée dans les
jugements de valeur et dans la construction des vérités humaines. Définissons ce concept
clé.
2.1 NOTION DE PARADIGME
Étymologiquement, le mot paradigme vient du grec παράδειγμα qui signifie modèle,
exemple. Plus spécifiquement, un paradigme désigne globalement l'ensemble des éléments
qui forment un champ d'interprétation d'une réalité à un moment historique donné et
constitue un modèle cohérent d’une représentation du monde largement et implicitement
acceptée par un groupe d’individus dans un domaine particulier, comme les sciences ou la
sociologie. Au sens sociologique, le concept de paradigme rassemble l’ensemble des
procédures, des valeurs, des croyances et des réussites exemplaires qui donnent cohésion à
une communauté de recherche. Edgar Morin affirme qu’un paradigme est constitué de
« [p]rincipes occultes qui gouvernent notre vision des choses et du monde sans que nous en
ayons conscience »386. Globalement, un paradigme est un modèle homogène, harmonieux
et cohérent de représentation du monde et une manière d’interpréter la réalité largement
acceptée dans un domaine particulier. C’est une manière collective de voir les choses sur
384 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 31. (Ce sont les
auteurs qui soulignent). 385 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 16. 386 Idem.
140
une base philosophique définie, sur un modèle théorique ou un courant de pensée. Selon
Angèle Kremer-Marietti,
[l]e concept de « paradigme » se présente comme le concept d’un modèle de
référence ou d’un exemple auquel se référer. En tant que modèle et exemple
dans le domaine scientifique, le paradigme est un ensemble de règles ou de
normes admises et utilisées par une communauté scientifique afin d’étudier les
faits délimités et problématisés par ce paradigme387.
Pour sa part, Morin précise l’angle épistémologique en affirmant que,
[d]ans notre conception, un paradigme est constitué par un certain type de
relation logique extrêmement forte entre des notions maîtresses, des notions
clés, des principes clés. Cette relation et ces principes vont commander tous les
propos qui obéissent inconsciemment à notre empire388.
Pour mieux analyser le concept de paradigme389, nous nous référerons à la pensée de
Thomas Kuhn390. Dans son célèbre livre La structure des révolutions scientifiques, il
présente un cadre théorique ainsi que les enjeux scientifiques et sociaux qui s’y rattachent.
Mais avant d’aller plus loin dans la définition de ce concept et l’analyse fournie par
les travaux de Kuhn, il importe de relever deux ambiguïtés. La première concerne la notion
de paradigme introduite par Kuhn. Le deuxième point que nous voulons soulever consiste à
préciser le positionnement des enjeux sociaux et politiques à partir de la méthode
scientifique proposée par Kuhn. Qu’en est-il de la première ambiguïté conceptuelle?
Dans un article écrit en 2004, Jean-Louis Fischer fait remarquer qu’une étude de
Magaret Matsterman relève vingt-deux emplois différents du mot « paradigme » dans La
387 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation »,
Dogma, [En ligne], 27 avril 2009, p. 1-12, http://www.dogma.lu/pdf/AKM-ParadigmeScientifique.pdf
(Page consultée le 10 novembre 2009). 388 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 79. 389 Nous désirons apporter une précision quant au concept de paradigme et de celui de dominance déjà
évoqué. Il est clair pour nous qu’une domination totale d’un paradigme, tant scientifique que social, est
totalement inconcevable. L’utilisation du mot dominance nous amène à préciser la limite du concept et de
sa réalité puisqu’il existe toujours en parallèle, sous une forme ou une autre, un contre-paradigme. 390 Thomas Samuel Kuhn (1922-1996) est originaire de Cincinnati, Ohio. Il est considéré comme un éminent
philosophe et historien des sciences aux États-Unis. Son livre intitulé La structure des révolutions
scientifiques en déconcerte plus d’un. Il sera invité d’ailleurs à une réédition quelques années plus tard.
Après des études à Harvard, il est successivement professeur à l’Université Princeton, l’Université de
Californie à Berkeley et finalement au MIT (Massachusetts Institute of Technology), où il terminera sa
carrière de chercheur.
141
structure des révolutions scientifiques391. C’est cette ambivalence et les nombreuses
critiques qui lui seront formulées qui amèneront Kuhn à écrire huit ans plus tard une
deuxième édition incluant une importante postface à la parution de 1962. Ainsi, Kuhn
apporte des clarifications importantes au concept de paradigme, le définissant davantage
comme une « matrice disciplinaire ». Jean-François Malherbe constate que
Kuhn a suggéré le terme de matrice disciplinaire parce que le mot disciplinaire
indique que certains traits caractéristiques appartiennent en commun aux
spécialistes d’une discipline particulière, et parce que le mot matrice indique un
ensemble composé d’éléments ordonnés. On pourrait ajouter que le mot
« matrice » suggère également que les spécialistes d'une discipline particulière
sont passés par le même moule392.
L’explication fournie dans la postface de l’édition de 1970 permet à Kuhn d’expliquer en
quoi consiste un paradigme comme matrice disciplinaire.
Je suggère le terme de matrice disciplinaire : disciplinaire, parce que cela
implique une possession commune de la part des spécialistes d’une discipline
particulière; matrice, parce que cet ensemble se compose d’éléments ordonnés
de diverses sortes, dont chacun demande une étude détaillée. La totalité ou la
plupart des éléments faisant l’objet de l’adhésion à un groupe et que mon texte
original désigne sous le nom de paradigmes, parties de paradigmes ou
paradigmatiques, sont les éléments constituants de cette matrice disciplinaire;
en tant que tels, ils forment un tout et fonctionnent ensemble393.
Une matrice disciplinaire comprend quatre éléments394. Tout d’abord, Kuhn
mentionne l’importance des généralisations symboliques. Tout paradigme, quel qu’il soit,
développe à sa façon un langage précis à partir de symboles qui lui sont propres. Règle
générale, ce sont des éléments qui représentent concrètement une notion abstraite qui fait
consensus dans une communauté de chercheurs sans discussion ni remise en question395.
Les généralisations symboliques désignent chez Kuhn « […] ces expressions employées
391 J.-L. FISCHER. « Les révolutions scientifiques : continuité ou discontinuité? », Histoire des sciences
médicales, [En ligne], tome XXXVIII, no 4, 2004, p. 406, http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/
hsm/HSMx2004x038x004/HSMx2004x038x004x0403.pdf (Page consultée le 22 octobre 2008). 392 J.-F. MALHERBE. « Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques », Revue philosophique
du Louvain, [En ligne], vol. 72, no 15, 1974, p. 635, http://www.persee.fr/web/revues/home/
prescript/article/phlou_0035-3841_1974_num_72_15_5809_t1_0634_0000_2 (Page consultée le
22 octobre 2008). 393 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, Traduction de L. Meyer, Paris, Flammarion, 2008,
p. 248. 394 Ibid., p. 247-255. 395 Ibid., p. 225.
142
sans questions ou dissensions par les membres du groupe, et qui peuvent facilement revêtir
une forme logique comme (x) (y) (z) […]. Ce sont des éléments formels, ou facilement
formalisables, de la matrice disciplinaire »396.
Les modèles, comme deuxième élément, sont des croyances métaphysiques
partagées par les membres d’une communauté, c’est-à-dire des postulats de base qui vont
bien au-delà des théories. Ce sont des convictions d’ordre philosophique qui concernent
une vision du monde en lien avec des fondements anthropologiques relativement précis.
C’est l’adhésion collective à certaines croyances de base, à certaines intuitions. « Ce sont
des modèles ontologiques qui fournissent au groupe des métaphores ou des analogies qui
régissent ces intuitions »397. Les modèles de représentation « […] contribuent ainsi à
déterminer ce qui sera accepté comme une explication et comme une solution d’énigme
[…] »398. C’est le cadre à l’intérieur duquel se développent les idées, les théories et les
explications propres à la matrice elle-même.
En troisième lieu, nous retrouvons les valeurs, qui sont un autre élément important de
la matrice disciplinaire puisqu’elles sont généralement plus partagées par les membres de la
communauté que les généralisations symboliques et les modèles. Les valeurs concourent à
donner aux intervenants « […] le sentiment d’appartenir à un groupe »399. Elles fournissent
un sens particulier de communauté à l’ensemble des praticiens et un cadre qui discipline
l’action. Elles structurent l’engagement du professionnel et de l’apprenti. La question de
l’éthique devient donc ici déterminante. Faisant partie intégralement de la matrice
disciplinaire, elle est présente dans le contenu de connaissance du paradigme, c’est-à-dire
dans la vision de l’homme qu’il propose. On ne peut parler de l’être humain sans avoir,
implicitement ou explicitement, une conception de son rapport moral à la société, à son
histoire et à son milieu. L’éthique prend corps avec la conception de l’homme, qui est
défendue par le paradigme et qui sert de modèle de base à toute la recherche, à son
apprentissage et à son action. Par les valeurs, il y a adhésion profonde de toutes les parties
396 Ibid., p. 248-249. 397 J.-F. MALHERBE. « Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques », p. 635. 398 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 251. 399 Idem.
143
prenantes au sein même d’un groupe. Kuhn dira que les valeurs partagées « […] peuvent
être un élément déterminant important du comportement du groupe, même si les membres
de ce groupe ne les appliquent pas de la même manière »400. Pour répondre à un problème
précis qui apparaît en temps de crise401, c’est au système de valeurs établi par une
communauté qu’on fait appel afin de résoudre les énigmes qui se présentent à elle402.
Finalement, le dernier élément est présenté sous la forme d’exemples de réussites
particulières et concrètes au sein d’un paradigme qui deviennent des références aux autres
possibilités d’application. Les résultats exemplaires, conformément à la logique de la
matrice, apportent une solution remarquable à une certaine classe de problèmes. Tout
paradigme doit faire émerger de sa structure des prototypes exemplaires qui servent de
références et de phares à toute l’organisation qui se développe. Ce sont ni plus ni moins des
exemples de succès qui démontrent la capacité du paradigme de répondre aux enjeux qui
sont les siens. C’est le volet le plus approprié et le plus pertinent pour la formation des
néophytes qui utiliseront les exemples comme base d’apprentissage. Cet aspect est
fondamental pour Kuhn puisqu’il permet la professionnalisation. Les illustrations
exemplaires du paradigme se présentent comme « […] les solutions concrètes de problèmes
que les étudiants rencontrent, dès le début de leur formation […] »403. Malherbe poursuit
dans le même sens en affirmant : « Il s’agit de l’ensemble des types de solutions classiques
que les manuels scientifiques présentent pour aider les étudiants à acquérir la maîtrise de la
discipline qu’ils étudient »404.
L’analyse de ces quatre éléments constitutifs exposée par Kuhn nous amène à
préciser le terme de paradigme comme une matrice disciplinaire qui
400 Ibid., p. 253. 401 Le mot « crise » est employé ici selon sa racine grecque krisis et définit comme un moment difficile où
s’exprime la rupture d’un équilibre personnel ou social entre des positions énoncées et respectées. Tout
moment de rupture ouvre également à d’autres possibilités que seul un état de crise peut révéler. Une crise
est donc aussi un espace où des tensions fortes s’expriment tant d’un point de vue épistémologique
qu’éthique, qui exigent l’exercice du jugement pratique en vue de prendre de nouvelles décisions et de
faire des choix autres. « Il implique, on le voit, une prise de conscience qui peut être salutaire et conduire
au meilleur plutôt qu’au pire, pourvu qu’on agisse en conséquence ». (T. DE KONINCK. La crise de
l’éducation, Coll. « Les grandes conférences », Montréal, Fides, 2007, p. 9). 402 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 283. 403 Ibid., p. 254. 404 J.-F. MALHERBE. « Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques », p. 635.
144
[…] exprime la reconnaissance et l’acceptation de la part des spécialistes d’une
discipline particulière d’un ensemble d’éléments ordonnés de diverses
manières. Les éléments constituants de la matrice disciplinaire sont la totalité
ou la plupart des éléments faisant l’objet du choix du groupe et que Kuhn
désigne dans son texte original sous le nom de paradigme; en tant que tels ces
éléments forment un tout405.
À la suite de Bertrand et Valois, le sens que nous emprunterons au terme de paradigme doit
donc s’inscrire dans la logique de la définition kuhnienne de matrice disciplinaire comprise
comme une forme essentielle en tant que modèle de la réalité qui illustre une conception
humaine, des valeurs spécifiques et des finalités, déterminant ainsi un système social ou
communautaire particulier. À partir d'un point de vue épistémologique, le paradigme est un
concept qui intègre, à une époque donnée, une manière convenable de préciser et de
résoudre les problèmes humains qui se posent. Il établit une forme d'intelligibilité et donne
un sens à l'action. C'est le principe premier d'association, d'élimination et de sélection des
idées, à l'intérieur d'un cadre rationnel.
Nous pouvons affirmer que le paradigme est la recherche, l'affirmation et la
compréhension des principes de base qui servent à délimiter la construction d'un savoir et
d'une manière de penser pour justifier certaines finalités de l'existence et l'action d'un sujet
et d'une communauté. Le paradigme est ni plus ni moins « un modèle qui sert à penser »406.
Rajoutons qu’il est un modèle qui sert aussi à agir dans un cadre social spécifique. Il est la
norme qui justifie l'action. Il est, en amont, « […] le lieu où sont définies les orientations de
la société »407, orientations qui seront définies politiquement par des normes et des lois et
appliquées dans diverses organisations sociales privées et publiques, comme les entreprises
économiques ou éducatives par exemple408. Le paradigme est un guide formel et cohérent
d’un prêt-à-penser et d’un prêt-à-agir qui représente un ensemble organisé d’idées jugées
fondamentales par un groupe spécifique.
Cette première mise en garde au sujet de l’ambiguïté conceptuelle, qui se trouve dans
l’œuvre de Kuhn et qu’il a tenté de corriger, amène à s’arrêter très sommairement sur une
405 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 34-35. 406 A. COMTE-SPONVILLE. Dictionnaire philosophique, Paris, PUF, 2001, p. 422. 407 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 32. 408 Ibid., p. 32, p. 39 et p. 252.
145
deuxième. À la lecture de l’ouvrage cité de Kuhn, toute sa réflexion semble s’inscrire dans
l’analyse des sciences de la nature. Ainsi, une question se pose : l’étude de Kuhn,
développée en référence aux sciences naturelles, est-elle applicable aussi aux sciences
humaines? Notre réponse est affirmative pour les raisons suivantes. Kuhn décrit
effectivement tout le processus de l’avènement et des changements paradigmatiques dans le
champ des sciences de la nature. Pourtant, dans la première version de son ouvrage en
1962, Kuhn suggère un lien analogique avec les sciences sociales et politiques :
Un aspect de ce parallélisme est déjà clair. Les révolutions politiques
commencent par le sentiment croissant, parfois restreint à une fraction de la
communauté politique, que les institutions existantes ont cessé de répondre
d'une manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu'elles ont
contribué à créer. De semblable manière, les révolutions scientifiques
commencent avec le sentiment croissant, souvent restreint à une petite fraction
du groupe scientifique, qu'un paradigme a cessé de fonctionner de manière
satisfaisante pour l'exploration d'un aspect de la nature sur lequel ce même
paradigme a antérieurement dirigé les recherches. Dans le développement
politique comme dans celui des sciences, le sentiment d'un fonctionnement
défectueux, susceptible d'aboutir à une crise, est la condition indispensable des
révolutions409.
Kuhn se propose ni plus ni moins de montrer que, dans l’évolution des sciences,
l’étude historique du changement de paradigme révèle des caractéristiques très semblables
à celle des sociétés. Il poursuit sa clarification en indiquant que
[l]es révolutions politiques visent à changer les institutions par des procédés
que ces institutions elles-mêmes interdisent. Leur succès exige donc l’abandon
partiel d’un ensemble d’institutions politiques en faveur d’un autre, et, dans
l’intervalle, la société n’est vraiment gouvernée par aucun système
d’institutions. À l’origine, c’est la crise seule qui affaiblit le rôle des institutions
politiques, comme elle affaiblit le rôle des paradigmes. Un nombre croissant
d’individus deviennent chaque jour plus étrangers à la vie politique et, quand ils
y participent, leur comportement devient chaque jour plus imprévu. Puis, à
mesure que la crise s’aggrave, bon nombre de ces individus s’engagent dans un
projet concret de reconstruction de la société, au sein d’un nouveau cadre
institutionnel. À ce stade, la société se trouve divisée en camps ou parties
concurrents, l’un s’efforçant de défendre l’ancien ensemble institutionnel, les
autres, d’en instituer un nouveau410.
409 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 133-134. 410 Ibid., p. 134-135.
146
En 1972, dans la postface de son ouvrage écrite pour répondre à ses critiques, Kuhn précise
davantage sa pensée en ajoutant que
[d]ans la mesure où ce livre décrit le développement scientifique comme une
succession de périodes traditionalistes, ponctuées par des ruptures non
cumulatives, ses thèses sont sans aucun doute applicables à de nombreux
domaines. Et elles doivent l’être, car elles sont empruntées à d’autres domaines.
Les historiens de la littérature, de la musique, de l’art, du développement
politique et de beaucoup d’autres activités humaines ont depuis longtemps
décrit leur domaine d’étude de la même manière. La division en périodes
séparées par des ruptures révolutionnaires dans le style, le goût, et les structures
institutionnelles comptent depuis longtemps parmi leurs outils principaux. Si
j’ai une attitude originale vis-à-vis de concepts de ce genre, c’est surtout en les
appliquant aux sciences, domaine dont on a longtemps pensé qu’il se
développait différemment411.
Les propos de Kuhn illustrent toute l’importance qu’il accorde aux paradigmes
sociaux, à ces matrices spécifiques qui gouvernent et disciplinent les enjeux de la société.
C’est, chez lui, une idée fondationnelle à partir de laquelle il découvre et décrit les mêmes
processus d’applicabilité dans le monde de la science naturelle. Cette dernière mise au point
permet d’affirmer avec l’auteur que l’étude historique des changements de paradigmes
sociaux et politiques s’appuie sur des caractéristiques similaires à l’explication fournie par
les sciences et le savoir scientifiques412. Se référer à la science, dans nos prochains propos,
implique donc également la considération des sciences humaines, telle qu’apportée par
Kuhn.
À la lumière de ce que nous venons de soumettre et sur la base des propositions de
Thomas Kuhn, Bertrand et Valois nous invitent à retenir qu’un paradigme est « […] un
ensemble de généralisations symboliques, de conceptions, de croyances, de valeurs et de
techniques, conçues comme exemplaires […] »413 comprenant trois constances minimales.
Nous proposons que tout paradigme comporte une conception particulière de l’être humain,
incluant une dimension épistémologique et sociologique, un ensemble spécifique de valeurs
qui s’intègre à la vision de l’homme proposée et, finalement, des finalités existentielles
411 Ibid., p. 282. 412 Ibid., p. 135. 413 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 38.
147
partagées et des buts communs révélés. Les trois éléments constituent une représentation
cohérente et signifiante du monde et de l’homme à un moment donné de l’histoire et qui
permet d’orienter de façon normative les démarches sociales conformes aux postulats de
base du paradigme. Comme l’écrivent Bertrand et Valois : « Le paradigme socioculturel dit
ce qu’il faut voir et comment le voir et ce qu’il faut faire et comment le faire »414.
Cette courte analyse nous amène maintenant à mieux comprendre le processus
historique des révolutions scientifiques et sociales marquées par un changement de
paradigme. Qu’en est-il exactement pour Kuhn? Comment comprendre la stabilité et la
normalité d’un paradigme et les possibles changements qu’il provoque? Il est clair pour
Kuhn que l’efficacité d’un paradigme indique l’espace où des scientifiques travaillent sous
l’égide d’un modèle spécifique contenant une certaine conception du monde et de l’homme,
avec des méthodes de travail et des enjeux tout aussi distinctifs. C’est ce que Kuhn appelle
la présence d’une science dite « normale ». La science normale, dont l’existence dépend
entièrement d’un paradigme415, se caractérise par la mise en œuvre d’une matrice stable
servant de cadre de référence à la recherche et à la formation professionnelle des apprentis.
Comme le soulève Malherbe,
[c]ette activité est fondée sur la présomption que le groupe qui la pratique sait
comment est constitué le monde, adhère aux mêmes valeurs méthodologiques,
s’exprime dans un même langage et s’accorde à accepter les mêmes principes
fondamentaux416.
Ainsi, « [c]es composantes définissent et délimitent pour un groupe social donné l’étendue
possible de son champ d’action et de sa pratique sociale ou culturelle et assurent et par le
fait même sa cohérence et sa relative unanimité »417.
L’explication du changement de paradigme passe par une révolution scientifique.
Toute révolution met en branle un processus de changement qui permet le passage d’une
matrice à une autre, c’est-à-dire la mise en place d’un nouveau paradigme où les façons de
penser et de faire se transforment plus ou moins substantiellement. Cette caractéristique
414 Ibid., p. 39. (Ce sont les auteurs qui soulignent). 415 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 144. 416 J.-F. MALHERBE. « Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques », p. 636. 417 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 38.
148
paradigmatique évoque la notion de résistance et de rupture dans la façon de penser et de
faire à l’intérieur d’une discipline scientifique ou à l’intérieur d’un processus social. Car
toute science normale « […] conduit d’une part à une restriction énorme du champ de
vision de l’homme de science et à une résistance considérable aux changements de
paradigmes »418. Ainsi, pour Kuhn, l’évolution des savoirs ne se fait pas dans la continuité
ou par son accumulation, mais dans la discontinuité et les révolutions de la pensée. Toute
l’œuvre de Kuhn s’appuie sur cette distinction fondamentale entre la science dite normale
ou traditionnelle et la révolution scientifique. Entre les deux phases de nature fort différente
émerge une période de transition importante. Kuhn estime que les grands changements
épistémologiques, scientifiques et sociologiques qui affectent les théories scientifiques et
sociales ne relèvent pas d'un processus strictement empirique et continu, mais d’une
reconstruction et d’un virement profond provoqué par les paradigmes eux-mêmes. Morin
précise que « [c]e qui affecte un paradigme, c’est-à-dire la clé de voûte de tout un système
de pensée, affecte à la fois l’ontologie, la méthodologie, l’épistémologie, la logique, et par
conséquent la pratique, la société, la politique »419. S’il existe une forme de continuité
théorique et pratique, elle n’est authentique que dans la logique de la science normale.
L’ensemble de la pensée scientifique montre aussi des moments de coupures, de brisures et
de ruptures épistémologiques, méthodologiques et ontologiques dans la science normale
dont les effets et les manifestations se révèlent dans la pratique collective et dans l’action
sociale par des changements substantiels d’orientations sociales.
Lorsqu'un paradigme, compris comme un modèle de pensée particulier, est mis à
l’épreuve par des échecs expérimentaux et théoriques répétés, de nouvelles idées dites
révolutionnaires surgissent ailleurs. Ainsi peut se former un nouveau cadre théorique et
épistémologique de la pensée accompagné de nouveaux outils méthodologiques. La science
« subit » essentiellement des transformations majeures, qui sont le résultat d’un long
cheminement complexe dont l’aboutissement peut culminer par une révolution scientifique,
par un changement de paradigme.
418 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 98. 419 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 74.
149
Voyons de plus près la description et l’argumentaire de Kuhn en présentant deux
phases déterminantes dans le cheminement historique global des matrices disciplinaires :
celle de la science normale et la période de transition vers une révolution scientifique ou
science extraordinaire.
2.1.1 Science normale
Pour Kuhn, la science normale désigne « la recherche solidement fondée sur un ou
plusieurs accomplissements scientifiques passés, accomplissements que tel groupe
scientifique considère comme suffisants pour fournir le point de départ d’autres
travaux »420. Soutenue par une matrice disciplinaire initiale, une plate-forme de recherche
scientifique se développe par un savoir dont la caractéristique est d’être cumulatif. Ainsi, le
paradigme apparaît comme un support nécessaire, caché et obscur, qui maintient toute
l’activité scientifique limitée cependant par la matrice elle-même. Toute expérimentation et
toute théorie qui en découlent respectent la légitimité du cadre paradigmatique.
En temps normal, la science cherche à résoudre des énigmes ou « puzzles » liés aux
champs disciplinaires singuliers. Les recherches, elles-mêmes délimitées et encadrées,
amènent les scientifiques à cumuler des données, à développer des modèles correspondant
aux données, en lien avec les travaux des pairs. S’élabore alors une communauté de
recherche qui interprète ces mêmes données et construit des prévisions. Pour pouvoir
accomplir cette tâche, les chercheurs concernés s’entendent sur une vision du monde qui
fournit des postulats de base épistémologiques et des méthodes de travail421. Préciser le
paradigme et accroître les connaissances qui y sont liées constituent la finalité du travail
scientifique en contexte de normalité et de stabilité où un cadre théorique précis et une
accumulation ordonnée du savoir et des expériences s’élaborent. Le travail des scientifiques
consiste ensuite à les préciser, à les diffuser et à les faire apprendre.
420 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 29 421 Ibid., p. 30.
150
L’existence d’un paradigme à partir duquel se forme ou se construit une théorie
unificatrice, c’est-à-dire un modèle accepté comme cadre de travail commun, suppose
l’absence d’opposition sur des points jugés comme fondamentaux.
Les hommes dont les recherches sont fondées sur le même paradigme adhèrent
aux mêmes règles et aux mêmes normes dans la pratique scientifique. Cet
engagement et l’accord apparent qu’il produit sont des préalables nécessaires à
la science normale, c’est-à-dire de la genèse et de la continuation d’une
tradition particulière de recherche422.
À l’intérieur de la logique de la science normale s’élabore ainsi la capacité d’établir un
consensus entre personne et de normaliser l’activité scientifique en guidant les scientifiques
dans leur recherche et expérimentation. Le scientifique « […] n’a plus besoin, dans ses
travaux majeurs, de tout édifier en partant des premiers principes et en justifiant l’usage de
chaque nouveau concept introduit »423. Lorsqu’un paradigme est ainsi mis en œuvre, Kuhn
le qualifie donc de science normale.
À la suite de l’apparition d’un paradigme formellement constitué et ainsi dominant
sur les autres possibles paradigmatiques plus marginalisés, le principal objectif d’un
scientifique et de sa communauté de recherche est d’améliorer et d’unifier les idées
présentées par une connaissance accrue des faits pour mieux expliquer les observations et
ainsi répondre avec succès aux énigmes du paradigme lui-même auxquelles les chercheurs
sont confrontés.
[…] le succès d’un paradigme est en grande partie au point de départ une
promesse de succès, révélée par des exemples choisis et encore incomplets. La
science normale consiste à réaliser cette promesse, en étendant la connaissance
des faits que le paradigme indique comme particulièrement révélateurs, en
augmentant la corrélation entre ces faits et les prédictions du paradigme, et en
ajustant davantage le paradigme lui-même424.
Ainsi, la science normale ne tente pas de comprendre de nouveaux phénomènes ou
d’inventer de nouvelles théories : « Au contraire, la recherche de la science normale est
422 Idem. 423 Ibid., p. 41. 424 Ibid., p. 46.
151
dirigée vers l’articulation des phénomènes et théories que le paradigme fournit déjà »425.
La science normale se préoccupe de peaufiner le contenu d’un paradigme sans en changer
son modèle ontologique ni ses valeurs fondamentales. En ce sens, le développement
scientifique normal doit être compris comme un processus historique, cumulatif et linéaire
qui « […] ne vise à rien d’autre qu’à étendre la connaissance dont elle est porteuse, aussi
bien “en portée et en précisionˮ »426. En ce sens, la science normale sert de cadre et de
soutien à l’enseignement et à l’apprentissage des données exemplaires de la science saisies
avant tout comme « […] “des constructionsˮ plus ou moins précaires et fragiles, plus ou
moins stables et fondées, et qui n’ont de sens que dans la perspective de la recherche d’une
solution à un problème pratique ou théorique préalablement posé »427.
Le contenu de la science normale s’améliore quand on peut observer une
accumulation continue de connaissances que procure un paradigme devenu dominant à un
moment précis d’un parcours historique scientifique ou social. À l’intérieur même d’une
telle structure globale, fournie par une vision spécifique et paradigmatique du monde, les
concepts et les théories se précisent. De nombreuses expérimentations s’effectuent pour
pénétrer la réalité et accroître les connaissances des chercheurs et des acteurs d’un
paradigme. Voilà le cœur même de toute activité scientifique normale de laquelle se dégage
peu à peu une tradition elle-même basée sur un consensus et un engagement des individus
communément admis. Cet engagement est fort important dans la perspective kuhnienne.
Les unités de base auxquelles il convient de s’intéresser pour comprendre le
fonctionnement de la science moderne et son développement ou sa croissance,
ce sont précisément ces regroupements professionnels : ils constituent des
groupes formés des seuls pairs, c’est-à-dire des spécialistes qui se reconnaissent
mutuellement une expertise, qui sont les seuls à pouvoir juger des phénomènes
dont il parle et qui, en conséquence, excluent de leurs rangs ou, plus
425 Ibid., p. 47. 426 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation », p. 5. 427 R. NADEAU. « Thomas Kuhn ou l’apogée de la philosophie historique des sciences », Actes du colloque
du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle sur « Cent ans de philosophie américaine : 25 juin au
1er juillet 1995 », [En ligne], p. 16-17, http://www.er.uqam.ca/nobel/philuqam/dept/textes/Kuhn%20
apogee.pdf (Page consultée le 5 février 2009).
152
simplement, marginalisent tous ceux qui ne leur semblent pas répondre aux
critères définissant la pratique scientifique légitime du moment428.
L’unification scientifique et idéologique à l’intérieur d'un cadre paradigmatique
suppose l'absence d'opposition sur des points fondamentaux et philosophiques429. C’est cet
accord implicite comme cadre de travail, où se partage une vision du monde commune, qui
permet l’accumulation de connaissances vers une science normale qui mature.
Ce qui caractérise la science normale suivant Kuhn, c'est que les scientifiques
travaillent sous l'empire d'un paradigme unique ou prédominant, c'est-à-dire
d'une certaine conception du monde, mais aussi d'une conception particulière
des enjeux et des méthodes d'une discipline scientifique considérée comme
valable par ceux qui en sont les praticiens professionnels ou considérés tels.
Tant que dure ce paradigme, c'est-à-dire tant et aussi longtemps que les
chercheurs d'un certain champ de recherche s'y ressourcent, y trouvent les
problèmes types et les solutions standard de leur domaine, une certaine tradition
de recherche s'articule, se développe et maintient son emprise sur les esprits430.
La science normale résout donc « ses » énigmes, c’est-à-dire des problèmes habituels du
paradigme avec les outils qu’elle développe tout en demeurant strictement à l’intérieur de
ses propres paramètres431. La recherche normale ne vise pas par conséquent un
renouvellement global de la matrice, mais son approfondissement nécessaire et son
réaménagement conceptuel et pratique. Ainsi, des habitudes de travail et des convictions se
raffinent dans une communauté qui exerce ses affaires sans se questionner sur le cadre
fondamental à partir duquel les activités elles-mêmes prennent sens432. Kuhn ira jusqu’à
dire qu’à l’intérieur de la science normale, les chercheurs ne font que du nettoyage
scientifique qui consiste en une
[…] tentative pour forcer la nature à se couler dans la boîte préformée et
inflexible que fournit le paradigme. La science normale n’a jamais pour but de
mettre en lumière des phénomènes d’un genre nouveau; ceux qui ne cadrent pas
avec la boîte passent même souvent inaperçus433.
428 Ibid., p. 13-14. 429 Partageant implicitement les mêmes fondements philosophiques et paradigmatiques, il devient évident que
la non-obéissance à cette logique maîtresse culturellement acceptée fait apparaître, chez les réfractaires, la
déviance, la marginalité, la clandestinité, la destitution, le rejet, etc. 430 Ibid., p. 5. 431 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation », p. 5. 432 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 81-82. 433 Ibid., p. 46.
153
Une des caractéristiques d’un paradigme réside dans le fait de maintenir en place une
matrice de base et une discipline qui permettent à une communauté de développer des
savoirs circonscrits par les généralisations symboliques, les valeurs, les modèles et les
exemples du paradigme lui-même. C’est à l’intérieur des limites conceptuelles de cette
« boîte » paradigmatique que les questions se posent et les réponses se cherchent. Mais
qu’arrive-t-il lorsqu’un paradigme en place se trouve dans l’impossibilité de dénouer
certains obstacles insolubles qui se présentent? Qu’advient-il lorsque la normalité
scientifique est incapable de résoudre les dilemmes que le paradigme dominant provoque
lui-même? Que dire lorsque surgissent la résistance, l’anomalie, le non-usuel, c’est-à-dire
les « […] difficultés qui s'avèrent insurmontables de l'intérieur de la tradition de recherche
établie [...] »434? Dans un contexte scientifique et social répondant aux problèmes normaux,
contrôlés et enseignés, quoi faire devant des difficultés extraordinaires caractérisées comme
étant les uniques « pivots autour desquels tournent les révolutions scientifiques […] »435?
Quelle est cette période de transition kuhnéenne identifiée à une situation de crise de
laquelle il faut sortir? Ce sont ces questions qui amènent Kuhn à considérer une étape
importante dans son raisonnement : celle de la transition et du passage d’une science
normale à une autre par un processus exigeant qu’est la révolution scientifique, sociale ou
politique.
2.1.2 Étape de transition vers la révolution scientifique
Le passage d’un paradigme à l’autre pour Kuhn se fait par l’intermédiaire d’une
révolution où émergent de nouveaux phénomènes auxquels la science normale ne peut
absolument pas répondre436. Il y a manifestement une « impossibilité durable de parvenir
aux résultats attendus dans la résolution des énigmes de la science normale »437. Ainsi, une
434 R. NADEAU. « Thomas Kuhn ou l’apogée de la philosophie historique des sciences », p. 5. 435 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 59. 436 Il faut comprendre le mot « révolution » comme un changement de paradigme. Ainsi, faire la révolution,
c’est modifier substantiellement les éléments d’une matrice disciplinaire pour en emprunter d’autres qui
constitueront des exemples possédant un caractère normatif qui seront traduits en orientations politiques et
organisationnelles concrètes. 437 Ibid., p. 102.
154
crise temporaire surgit. Elle est provoquée par des problèmes persistants, que Kuhn appelle
anomalies, qui naissent souvent de l’insuffisance du paradigme dominant438.
Car tout paradigme s’impose une limite conceptuelle due à la propre vision du monde
toujours contingente qu’il promeut. Nous pourrions même affirmer qu’un paradigme
renferme les germes d’un changement paradigmatique et prépare ainsi la voie de sa propre
transformation439. Kuhn illustre ses propos par de nombreux exemples440. Puisqu’un
paradigme est modulé par la matrice disciplinaire qui le structure et que sa normalité
scientifique ne peut répondre à tous les problèmes théoriques et pratiques qui se présentent
à l’être humain, il indique déjà le chemin vers un éventuel bouleversement paradigmatique
où les solutions doivent être recherchées ailleurs, c’est-à-dire à partir d’un autre cadre
théorique, d’un autre paradigme déjà présent, mais embryonnaire, souvent alternatif et
marginalisé. Survient donc une crise lorsqu’une normalité scientifique démontre son
incapacité à répliquer aux problèmes nouvellement soulevés. Ainsi, une tension se
développe « […] entre la prolifération des théories et la formulation de la nouvelle théorie
apte à répondre directement à la crise »441.
Deux points importants sont à soulever ici dans le contexte de transition. Dans un
premier temps, Kuhn fait remarquer que cette période n’est pas le rejet complet et absolu
des théories et des lois qui ont pris naissance dans la science normale du paradigme
précédent. Encadrées par le paradigme lui-même, toutes les recherches normalisées ne sont
438 Ibid., p. 83. 439 Ibid., p.117-118. 440 Un des grands changements de paradigmes dans le monde scientifique fut le passage d’une conception
géocentrique du monde (la Terre considérée comme le centre de l’univers, doctrine ancienne proposée
depuis Ptolémée) à une vision plus moderne, celle de l’héliocentrisme où le soleil devenait le nouveau
centre universel. Outre le fait d’une expérimentation qui démontrait à l’époque ancienne la véracité d’une
telle perspective, c’est une tout autre vision du monde qui se dessinait à partir de l’originalité des travaux
de Copernic et Galilée, entre autres. Cette rupture paradigmatique bouleversa le paradigme antérieur ainsi
que la façon de concevoir le monde et l’être humain. Celui-ci perdait ainsi sa place privilégiée dans
l’univers de la Création de Dieu : il n’était plus le centre du monde… Cela bouscula plusieurs repères
anthropologiques et éthiques à caractère théologique et biblique. Au 18e siècle, quelles disciplines
scientifiques n’empruntaient-elles pas à Descartes et Newton leur vision du monde pour développer un
paradigme de type mécaniste et simplificateur qui révolutionna à leur façon les habitudes de tout
fonctionnement scientifique? Que dire ensuite de Darwin, d’Einstein, de Nietzsche, de Marx, de Freud et
de bien d’autres? 441 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation », p. 6.
155
pas mises au banc des accusés par le simple fait d’être héritières d’un paradigme en
transition. Einstein ne détruit pas Newton, mais sa vision du monde domine même si des
éléments newtoniens de la science perdurent442. Cela implique cependant qu’un paradigme
dominant en transition et en sortie de crise laisse sa place à un plus marginal, qui deviendra
à son tour dominant. Cette transition paradigmatique nécessite la présence d’alternatives.
On ne peut rejeter un paradigme sans voir émerger un substitut, car « […] autrement, ce
serait rejeter toute la science. C’est un acte qui déconsidère non le paradigme, mais
l’homme »443.
Un deuxième point nous amène à comprendre que cette période intermédiaire est
propice à la philosophie elle-même444. Toute période de transition décrite par Kuhn en est
une meublée d’incertitude, de remise en question et de prise de conscience des individus
eux-mêmes face aux cadres théoriques fondamentaux « cachés » qui gouvernent, par
déterminisme, leurs pensées et leurs activités. Kuhn montre que ces moments de crise sont
les plus propices aux scientifiques à se retourner plus spécifiquement vers la philosophie
comme maïeutique, ce qui est beaucoup moins usuel en temps de normalité scientifique.
Face à une anomalie ou à une crise, les scientifiques adoptent une attitude
différente à l’égard des paradigmes existants et la nature de leurs recherches
change en conséquence. La prolifération des variantes concurrentes du
paradigme, le fait d’être disposé à essayer n’importe quoi, l’expression d’un
mécontentement manifeste, le recours à la philosophie et à des discussions sur
les fondements théoriques, tous ces signes sont autant de symptômes d’un
passage de la recherche normale à la recherche extraordinaire445.
Les moments de transition tels que décrits par Kuhn ont donc la particularité d’un éveil,
d’un doute, d’un étonnement, finalement d’une recherche de sens à la limite existentielle et
ouverte dans l’optique d’identifier ou de s’identifier à une autre vision du monde malgré la
grande insécurité que cela procure chez les scientifiques.
[…] l’émergence de nouvelles théories est généralement précédée par une
période de grande insécurité pour les scientifiques. Comme on pourrait s’en
douter, cette insécurité tient à l’impossibilité durable de parvenir aux résultats
442 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 149. 443 Ibid., p. 117. 444 Ibid., p. 128-132. 445 Ibid., p. 132.
156
attendus dans la résolution des énigmes de la science normale. L’échec des
règles existantes est le prélude de la recherche de nouvelles règles446.
Ces moments ont aussi l’allure d’un combat argumentatif « […] visant à montrer sa propre
efficacité explicative et prédictive […] »447. L’histoire des sciences illustre l’importance du
discours philosophique de plusieurs scientifiques qui exposèrent « l’ancien paradigme à la
lumière des connaissances acquises, de telle sorte que les racines de la crise se trouvent
isolées avec une clarté impossible à atteindre en laboratoire »448. La philosophie a donc la
vertu, dans le système kuhnien, d’être la porteuse du sens entre deux normalités
scientifiques distinctes, soutenues par des paradigmes différents.
En ce sens, la philosophie devient nécessaire en s’insérant dans la dynamique
chronologique entre l’ancien et le nouveau paradigme. Elle est elle-même instrument de
maintien et de renouveau paradigmatique puisqu’on se sert d’elle pour clarifier les visions
du monde qui serviront à rétablir la normalité d’un autre système. Selon Kuhn, la
philosophie est l’outil par excellence que les penseurs utilisent pour comprendre la crise et
s’en dégager par une nouveauté paradigmatique fournie par l’argumentaire philosophique
qui rétablira des matrices disciplinaires pour élaborer, de nouveau, une science qui
deviendra à son tour normale. Une révolution scientifique est donc une sortie de crise par
l’affirmation d’une autre vision cohérente du monde qui doit être adoptée et à partir de
laquelle tout le champ scientifique normal s’étendra. Dans la pensée de Kuhn, la
philosophie permet la sortie de crise puisque sa méthode contribue à la construction d’une
pensée qui définit, analyse, argumente et expose de façon pertinente et cohérente un autre
corpus paradigmatique alternatif comprenant les trois constances fondamentales proposées
auparavant, c’est-à-dire une définition anthropologique particulière, des valeurs
correspondantes et des finalités existentielles spécifiques.
Quand advient la révolution scientifique? Quand il a y progrès, dira Kuhn. C’est le
moment où l’être humain réussit à se dégager des crises et des contradictions en proposant
une autre vision du monde, une autre façon de penser qui se transforme peu à peu, un autre
446 Ibid., p. 142-102. 447 J.-F. MALHERBE. « Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques », p. 638. 448 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 129.
157
cadre de référence à partir duquel une prochaine normalité scientifique s’installera. La
révolution a lieu quand un paradigme de substitution répond favorablement à des anomalies
que l’ancien paradigme était incapable de réfuter. Kuhn dira qu’
[u]ne meilleure connaissance du sujet permet cependant de réaliser que quelque
chose ne va pas, ou de rattacher l’effet à quelque chose qui déjà n’allait pas
auparavant. Cette prise de conscience de l’anomalie ouvre une période durant
laquelle les catégories conceptuelles sont réajustées jusqu’à ce que ce qui était à
l’origine anormale devienne le résultat attendu449.
Le progrès n’a de sens que dans la mesure où un nouveau paradigme émerge d’une
situation profondément problématique d’un point de vue anthropologique et
épistémologique. « Si une science normale s’étend cumulativement, cette extension ne doit
pas être comprise comme un progrès, puisqu’il s’agit de résolutions d’énigmes opérées sur
la base d’un même paradigme »450. Un changement de paradigme réussi, une révolution
scientifique complétée exige au contraire la « […] reconstruction de tout un secteur sur de
nouveaux fondements, reconstruction qui change certaines des généralisations théoriques
les plus élémentaires de ce secteur et aussi nombre des méthodes et applications de
chevauchement […]. Quand une transition est complète, les spécialistes ont une tout autre
manière de considérer leur domaine, ses méthodes et ses buts »451.
Selon Kuhn, le progrès de l’humanité ne se réalise que par des transformations
radicales de paradigmes qui brisent une tradition de recherche scientifique pour en
introduire une nouvelle, selon des règles différentes, dans le cadre d’un univers discursif
différent. Cette transformation oriente la pensée et l’action de ceux et celles qui y sont
implicitement guidés452. Si les manuels de formation et d’apprentissage sont des « […]
véhicules pédagogiques destinés à perpétuer la science normale […] »453, ils doivent être
réécrits, « […] en totalité ou en partie, chaque fois que le langage, la structure des
449 Ibid., p. 98. 450 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation », p. 11. 451 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 124. 452 Ibid., p. 125. 453 Ibid., p. 191.
158
problèmes ou les normes de solution des problèmes de la science normale changent; bref, à
la suite de chaque révolution scientifique »454.
Ainsi, le progrès n’est pas uniquement le développement et l’achèvement d’une série
ordonnée d’observations et d’expérimentations logiquement coordonnées à l’intérieur
d’une certaine normalité. Le développement scientifique s’effectue lorsqu’il y a
« émergence d’une nouvelle théorie »455. La science subit des transformations majeures, qui
sont le résultat d’un long cheminement complexe dont l’aboutissement culmine par une
révolution scientifique. Le progrès n’a donc de sens que dans la mesure où un nouveau
paradigme émerge. Morin et Lemoigne diront que
[t]out progrès important de la connaissance, […], s’opère nécessairement par la
brisure et la rupture des systèmes clos, qui ne possèdent pas en eux l’aptitude au
dépassement. Il s’opère donc, dès qu’une théorie s’avère incapable d’intégrer
des observations de plus en plus centrales, une véritable révolution, qui brise
dans le système ce qui faisait à la fois sa cohérence et sa fermeture. Une théorie
se substitue à une ancienne théorie et, éventuellement, intègre l’ancienne
théorie en la provincialisant et la relativisant456.
Comme Kuhn l’a montré, un changement de paradigme n’est possible que dans la
mesure où un autre est disponible à prendre sa place. Cette partie de notre travail sur
l’analyse du concept de paradigme nous oblige maintenant à comprendre et à intégrer
d’autres notions pour compléter nos référents conceptuels. À travers la philosophie de
Kuhn apparaît aussi une perspective sociologique et politique importante que nous avons
effleurée ainsi que des enjeux éducatifs déterminants.
Kuhn nous enseigne que ce sont les hommes et les femmes qui maintiennent,
changent ou font changer les perspectives paradigmatiques de base, celles-là mêmes qui
dirigent normalement un groupe d’individus, pour ne pas dire des populations entières, à
une époque donnée. Cela suscite des questions : comment vaincre les puissants paradigmes
réductionnistes qui maintiennent l’homme dans l’ignorance et l’aliénation, qui le
maintiennent dans une spontanéité sans transcendance? Est-il possible de sortir d’un cercle
454 Idem. 455 Ibid., p. 10. 456 E. MORIN et J.-L. LEMOIGNE. L’intelligence de la complexité, p. 64.
159
qui favorise la domestication des individus par les idées reçues? Comment repousser des
désastres humains et environnementaux causés par des visions étroites, partielles et
immédiates? Comment éviter la fragmentation qui gagne le monde et qui imprègne nos
vies? Est-il possible, dans un jeu social si complexe, de permettre aux individus de modifier
ou de changer d’empreinte paradigmatique en se conformant davantage aux nouvelles
réalités du monde et de l’homme? Tentons de répondre à ces questions en abordant, avec la
notion de paradigme, trois aspects : paradigme et société, paradigme et éducation et les
possibilités paradigmatiques qui s’annoncent.
2.2 PARADIGME ET SOCIÉTÉ
Comme Kuhn l’a précisé, le développement social et politique est susceptible
d’aboutir à une crise lorsqu’il y a constat d’un fonctionnement social global défectueux du
système lui-même. Un tel fait est la condition d’une révolution sociale qui passe par une
remise en question des fondements mêmes de toute l’organisation sociale et de ses
orientations457. Se référer à des fondements dans un cadre paradigmatique, c’est reconnaître
philosophiquement une représentation anthropologique et éthique délimitée à partir de
laquelle se développe, en aval, un système social qui s’active à répondre à la conformité de
l’idéal proposé. Examinons de plus près l’importance du système social qui se conforme
aux visions délimitées des paradigmes.
2.2.1 Système social
Par système, nous entendons une structure comportant des combinaisons d’éléments
formant un tout en vue de l’atteinte d’un but spécifique ou de la réalisation d’une mission
générale concrète. C’est un ensemble coordonné de personnes et de ressources matérielles
et financières conjugué à des buts, des règles et des procédés en vue de la réalisation d’une
mission complexe particulière et unifiée. En fait, un système social est le moyen par lequel
est promu un paradigme. La construction d’un système n’a de valeur et de force que dans la
mesure où les fondements sont cohérents et pertinents, nous dira Kuhn. Une modification
substantielle des composantes de base du paradigme entraîne nécessairement la
457 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 133-134.
160
restructuration de l’organisation sociale correspondante. Ainsi, la prédominance
paradigmatique impose la construction d’un système social qui lui est fidèle. Puisque le
paradigme social dominant est le lieu où sont définies les orientations d’une société, il faut
donc tenir compte du volet politique et organisationnel.
Le champ politique constitue le terrain où les orientations de la société sont
traduites en normes, en lois et en règle. Le champ organisationnel, quant à lui,
est la zone où les normes, les lois et les règles sont transformées en patraques.
C’est dans ce champ organisationnel que se situent les organisations
économiques, comme les commerces, les industries et les organisations
éducatives tels les écoles primaires et secondaires, les collèges et les
universités458.
Toute société, quelle qu'elle soit, doit s'appuyer sur des fondements anthropologiques
et éthiques bien définis pour fonctionner, fondements qui lui permettent d'édifier un
système organisationnel conforme à ses idées initiales. Chaque culture, chaque société,
chaque clan formellement constitués s'édifient sur des idées jugées fondamentales qui
renferment en elles-mêmes une valeur anthropologique particulière. Un système bien établi
affirme intentionnellement, de façon consciente ou préconsciente, une conception de
l’homme à promouvoir et/ou à défendre par des valeurs qui serviront de balises en vue d’un
but existentiel spécifique qui donne sens aux actions personnelles et sociales posées. Ainsi,
les valeurs sont intimement liées aux finalités étant donné qu'elles représentent ce qu'il
importe de réaliser pour donner un sens tant à la vie de la personne qu'à celle de toute la
communauté.
Règle générale, les membres d’une communauté sociale adhèrent à une philosophie
anthropologique, éthique et téléologique parce que le système dans lequel ils vivent, à un
moment précis, en fait la promotion. Apparaît donc ici une forme de déterminisme culturel.
Toute personne vit dans une société qui la définit, qui lui enseigne des valeurs qu'elle juge
importantes et qui lui indique des orientations cohérentes vers des fins sociales spécifiques.
Comme nous l’avons vu avec Kuhn, les idées fondamentales véhiculées et organisées par
un paradigme en viennent à posséder les individus eux-mêmes. C’est ce qui fera dire à
Bertrand et Valois qu’
458 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 32.
161
[a]près sa socialisation, l’élève ou le citoyen adulte n’est plus libre face à la
société. Il a été conditionné à la voir d’une certaine manière, selon les exemples
dans les manuels scolaires, le discours dominant et le dominé et les mass
médias459.
Confortée par ses réussites exemplaires, une communauté en arrive ainsi à exercer ses
activités sans questionner le cadre fondamental à partir duquel elles prennent vie et
deviennent fructueuses460. Cette distanciation entre les bases logiques et philosophiques,
promues par le paradigme et la technicité intellectuelle et pratique développée par celui-ci,
fait dire à Kuhn et Morin que nous pénétrons alors dans l’univers des croyances et de la
non-justification. En d’autres termes, il existe un niveau sous-jacent à la culture, occulté,
mais organisé, qui définit en grande partie la normalité, donc inconsciemment la façon dont
les gens voient le monde et vivent dedans. On en arrive à dire que les « choses » se font
d’une manière particulière parce que c’est ainsi; en fait, parce que le paradigme le dicte et
encadre inconsciemment. D’où l’importance du discernement philosophique.
Tout au long de son livre La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Thomas
De Koninck explique comment une culture détermine et influence les comportements, les
valeurs et la façon de se concevoir comme personne et comme société461. Comme nous
l’avons montré au chapitre premier avec de nombreux autres penseurs, De Koninck invite
aussi au questionnement critique de notre culture, comme acte urgent et vital, parce qu’une
culture s’enferme temporairement dans un déterminisme qui projette une image particulière
de l’homme. Temporairement parce que le déterminisme n'est pas absolu. La possibilité de
le transcender par un regard pénétrant sur la société est tout à fait possible, voire nécessaire
comme le suggère Kuhn.
Un paradigme prédomine et marque l’évolution sociale, politique, culturelle et
économique de la société. Mais il subit aussi des pressions par des groupes plus marginaux.
Au travers cette construction idéologique dominante, d'autres groupes naissent avec des
capacités particulières de proposer d'autres valeurs et une autre vision du monde. À la
459 Ibid., p. 39. 460 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 81-82. 461 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture.
162
culture dominante s’opposent des rassemblements alternatifs qui, par une prise de
conscience profonde et un argumentaire précis, annoncent une façon autre de concevoir
l’homme, la société et la politique en ouvrant à un sens historique et existentiel différent.
Malgré la disproportion des forces sociales, ces groupes peuvent être un moteur de
changements sociaux et culturels parce que les idées fondamentales qu’ils défendent font
culturellement leur chemin.
La grille conceptuelle qu’est le paradigme défini précédemment peut être utilisée
pour aider à mieux comprendre les influences de certaines matrices fondamentales sur les
communautés humaines. Un paradigme assure une manière spécifique de poser et de
résoudre des problèmes humains et sociaux en établissant une forme d’intelligibilité qui
donne, pour un temps déterminé, un sens à l’agir. Ainsi, dira Kuhn, un paradigme est le
mythe fondateur d’une communauté humaine spécifique, dont l’exemplarité et le succès des
solutions apportées à un problème initient une tradition permise par l’adhésion des
membres à cette nouvelle culture. Toute matrice première d’association, d’élimination et de
sélection des idées propose cependant une vision délimitée de la réalité qui s’exprime dans
toutes les sphères des activités humaines. Regardons de plus près cet aspect.
2.2.2 Vision du monde délimitée
Comme nous l’avons vu, un paradigme social représente l’ensemble des valeurs, des
croyances, des techniques et des réussites exemplaires partagées et utilisées par des
individus dont la cohérence s’exprime à travers une communauté. C’est un modèle de la
réalité qui illustre une conception humaine déterminant un système social ou
communautaire particulier intégrant, à une époque donnée, une manière convenable de
préciser et de résoudre les problèmes humains qui se posent. Un paradigme s’insère donc
dans une réflexion sur les finalités existentielles humaines qui s’expriment par la mise en
œuvre politique d’une organisation sociale qui lui est fidèle.
163
Cela nous amène à considérer que, si la connaissance est fondamentale dans la
recherche de la vérité paradigmatique, d’autres variables interviennent aussi462. Si un
paradigme est dominant, nous pouvons supposer que la communauté des hommes et des
femmes qui le promeut l’est tout autant. La connaissance comporte donc une dimension
politique non négligeable où une lutte persiste entre des visions spécifiques du monde et la
manière pédagogique de les aborder. Le succès ou non d’un paradigme ne peut donc pas
dépendre uniquement de la force de son argumentaire philosophique et de ses fondements
épistémologiques, mais également du pouvoir qu’un groupe dominant peut user pour le
maintenir en place. L’analyse de Kuhn montre autant l’importance de l’influence de la
communauté des savants et des experts entre eux sur la société que l’évolution des contenus
des connaissances que cette communauté professe et défend. Ainsi, la science normale est
plus qu’un ensemble de connaissances, car un paradigme en place, encouragé par des
groupes au pouvoir, peut favoriser son essor même si sa pertinence est réduite. La science
est donc héritière, en partie, de la structure du pouvoir dans une société qui, érigée en
système social, permet à des chercheurs d’alimenter plus facilement leurs recherches et son
financement afin de résoudre les puzzles de la science normale. En bref, le développement
de la science ne peut s’accomplir, selon Kuhn, sans l’influence profonde de facteurs
sociologiques où elle se déploie.
Tout paradigme social est, de facto, limité. Il existe cependant des degrés. C’est ce
qui explique que, socialement et politiquement, il est possible de faire face à des
paradigmes dont la vision anthropologique et éthique est particulièrement limitée, partielle
et réductionniste, entraînant inévitablement des actions tout aussi conformes. Naît alors la
possibilité de l’exploitation de l’homme par l’homme. Est-il nécessaire de mentionner que
le 20e siècle fut et continue à être, des certains endroits du monde, le théâtre malheureux de
comportements inhumains basés sur des conceptions très réductionnistes de la nature
humaine? Mentionnons seulement, à titre d’exemple, le nazisme.
462 Au sujet de la vérité, Kuhn dira : « Pour être plus précis, disons que nous devrons peut-être abandonner la
notion, explicite ou implicite, selon laquelle les changements de paradigmes amènent les scientifiques, et
ceux qui s’instruisent auprès d’eux, de plus en plus près de la vérité » (T. KUHN. La structure des
révolutions scientifiques, p. 232).
164
Retenons que tout paradigme social a la vertu d’être réducteur ou civilisateur.
Réducteur parce qu’il propose, en amont, une vision anthropologique exclusive, fragmentée
et parcellaire où l’argumentaire principal se limite à valoriser une ou deux dimensions
humaines. Par exemple, définir l’humanité sous l’angle d’un strict fondamentalisme
religieux dessine, en aval, les organisations sociales qui devront supporter un tel idéal. Que
dire des paradigmes qui affirment la suprématie d’une race sur une autre ou la primauté
d’une monarchie féodalisée sur un peuple ou encore la domination de l’homme sur la
femme?
Notons au passage la pauvreté du concept de démocratie à l’intérieur des régimes
réducteurs qui tentent continuellement d’ériger en absolu une dimension humaine au prix
des autres. Toute construction paradigmatique monodimensionnelle, dans son
réductionnisme, cause trois problèmes. En voulant absolutiser, isoler, privatiser, abstraire et
libérer une dimension particulière de l’humanité elle-même, on détruit l’essence même de
l’objet que l’on tente de valoriser souverainement. Ainsi, une dominance religieuse à
caractère fondamentaliste ne détruit-elle pas la spiritualité elle-même? L’économisme, au
sens chrématistique du terme, ne réduit-il pas l’oikonomia à une activité humaine
marginale? Le socialisme radical ne brise-t-il pas le tissu social lui-même? Un deuxième
problème que soulève la tendance réductionniste consiste à marginaliser la complexité de la
vie humaine dans toutes ses dimensions. En morcelant ainsi les liens vitaux de solidarité
entre les différentes dimensions qui caractérisent l’homme et en isolant un seul de ses
aspects, l’individu s’éloigne, par le fait même de la concrétude de la vie. Abstraire une
donnée anthropologique pour l’élever au rang de référent absolu et naturel qui doit guider
les humains, évacue la personne et la communauté du concret vers l’abstrait. Et finalement,
le dernier problème consiste à fragmenter l’humanité elle-même en asséchant la notion du
sens à la vie, notion qui exige la reconnaissance et le respect du concret et du complexe
humain. Le sens se donne et le sens se construit dans la plénitude des activités humaines.
La tendance civilisatrice de la constitution d’un paradigme s’exprime par la
valorisation philosophique maximale des diverses dimensions humaines dans le respect de
la complexité et du concret de l’humanité. Il est celui qui tente de placer la personne et la
communauté au centre même d’un idéal et du projet social qui en découle. Une telle avenue
165
proposée par une vision de l’homme intégré, ouvert et démocratique, oblige, en aval, la
mise sur pied d’institutions respectueuses d’un tel idéal anthropologico-éthique.
De nombreux exemples peuvent être évoqués pour illustrer l’importance de cette
courte distinction sur les « degrés » paradigmatiques et les enjeux politiques qu’ils
comportent. Prenons celui du Québec. À la suite de la Conquête de 1759 et pendant plus ou
moins 200 ans, le paradigme religieux catholique fut prédominant jusqu’au tournant des
années 1960. Si l’influence et la dominance du paradigme religieux au Québec définissaient
les gens comme étant des Canadiens français catholiques pratiquants, promouvant les
grandes valeurs du catholicisme et proposant comme finalité existentielle, malgré la dureté
de la vie, la possibilité de la vie éternelle, une révolution sociale et politique, c’est-à-dire un
changement radical de paradigme, quoique « tranquille », bouscula celui en place en
transformant l’humanité québécoise par une perspective hautement sociale et démocratique
de prise en charge. Les Québécois étaient appelés à être désormais maîtres chez eux! Les
principes ont changé; les façons de se concevoir et d’agir tout autant. Ainsi, une nouvelle
vision du monde et de l’être humain s’articula sur un même territoire à un moment donné.
D’une définition religieuse, le Québec s’était tourné vers une définition beaucoup plus
républicaine, modifiant par le fait même l’ancienne façon de se concevoir et de fonctionner
en société. La nouvelle finalité ne se résumait plus à construire son « ciel », mais à tenter de
bâtir ensemble un pays. Ce passage, cette conversion modifia substantiellement, en aval,
toutes les organisations sociales qui devaient répondre de façon pratique aux grandes
finalités que nous nous donnons maintenant. Ce changement de paradigme a marqué
l’histoire du Québec et fut, en grande partie, constructeur d’une forme de civilisation
ouverte et plurielle463.
463 Prenant en considération la logique des paradigmes, soulignons que le Québec a vécu une autre influence
paradigmatique majeure qui est celle de l’économisme et que nous avons tenté de décrire au chapitre
premier. Comme nous l’avons vu, héritières de la pensée néolibérale, des influences politiques
économiques importantes en Occident se sont concrétisées par la mise sur pied d’institutions
internationales dont l’impact est devenu mondial. Cette mondialisation idéologique fut en grande partie
facilitée par la chute du mur de Berlin qui, en 1989, a permis au paradigme actuel de prendre toute la
place. Le néolibéralisme pensé par quelques économistes à Chicago et au Mont-Pèlerin, en Suisse au
milieu du 20e siècle, devint le paradigme dominant bien installé dans beaucoup d’États-nations en ayant de
166
Cet exemple montre qu’une des caractéristiques qui se dégage de la notion de
paradigme est celle de la délimitation d’une vision du monde qu’impose le concept. Face à
un problème existentiel insoluble et à partir d’une conception anthropologique et éthique
particulière, les tenants d’un paradigme social tentent de développer un arsenal d’outils
intellectuels pour y faire face et y répondre. Si la réponse aux problèmes présents est
insatisfaisante, il faut vérifier la validité des choix ailleurs.
Lorsqu'un paradigme dominant, compris comme un modèle particulier de pensée et
de valeurs, est mis à l’épreuve par des échecs répétés, de nouvelles idées dites
révolutionnaires surgissent et émergent. Kuhn estime que les grands changements
politiques, tout comme les changements scientifiques, ne relèvent pas d'un processus
strictement continu, mais d’une reconstruction et d’un virement profond encouragé par un
changement de vision du monde et de l’être humain. Il est nécessaire et souhaitable, surtout
dans un cadre démocratique, que divers paradigmes alternatifs gravitent autour du dominant
pour créer des pressions sur lui. Les paradigmes alternatifs, pour bien jouer leur rôle, ont
intérêt à bien faire valoir leur différence en proposant leur propre vision anthropologique,
leurs valeurs et leurs finalités et tenter ainsi d’éclairer, à leur façon, les dilemmes humains
qui se présentent.
Pour transformer en profondeur nos sociétés, il semble essentiel de reconnaître, dans
une continuité historique, la pertinence de la logique et de la pratique d’alternatives,
annonciatrices de changements même si celles-ci apparaissent, au moment présent,
marginalisées, voire méconnues. D’où l’importance pour les paradigmes jugés alternatifs
de se définir en fonction de leur propre nature et non à la lumière d’un paradigme
dominant. Les paradigmes alternatifs, puisqu’ils ont une vision du monde différente de
celle imposée par le dominant auquel ils cherchent à faire contrepoids, doivent
constamment affiner leur argumentaire et leur discours. Ils doivent aussi s’insérer dans un
processus éducatif, politique et humain de conviction.
plus une grande efficacité mondiale sans contrainte aucune. Depuis une trentaine d’années, le Québec n’y
échappe pas.
167
Tout changement de paradigme exige une transformation de la culture des individus
et des organisations. Si les paradigmes sociaux sont des œuvres humaines, seul l’être
humain peut les changer par une révision profonde de ses normes et de ses balises. Rien de
simple comme processus, signale Fritjof Capra464. L’exigence vient du fait qu’il faut
développer la capacité d’intégrer de nouvelles grilles mentales pour préciser et guider les
actions personnelles et collectives. Si les paradigmes s’édifient à partir d’une sélection
conceptuelle arbitraire et idéale qui définit une forme d’humanité, il est nécessaire d’en
vérifier la teneur philosophique aux niveaux anthropologique et éthique. Cela, à la lumière
des propos de Kuhn, nous semble être une œuvre éducative fondamentale, longue et
constante. Ce sera le prochain point de notre réflexion.
2.3 PARADIGME ET ÉDUCATION
Nous avons suggéré précédemment, à la suite de Bertrand et Valois, qu’un univers
paradigmatique est le lieu où se définissent les orientations globales d’une société. Nous
avons souligné également que le champ politique est l’endroit où les orientations prennent
corps sous forme de lois, de règlements et de normes. Le champ organisationnel, quant à
lui, permet la mise en application de ces normes dans les différents secteurs de l’activité
sociale, notamment les organisations éducatives très variées. Comme nous l’avons vu avec
Kuhn, un paradigme dominant se sert du système éducatif dont il dispose pour promouvoir,
par l’apprentissage, ses propres finalités. On peut être tenté de penser que l’éducation n’est
qu’un instrument de reproduction de la représentation du monde que le paradigme propose,
au mieux un outil d’adaptation. En fait, l’éducation est plus qu’un dispositif de propagande.
Qu’en est-il?
Bertrand et Valois proposent une lecture plus large quant au lien qui existe entre
paradigme et éducation. Ils montrent,
[…] d’une part, que la société définit les fins de ces organisations [éducatives]
et, d’autre part, que celles-ci possèdent la capacité de choisir des fins
différentes de celles qui sont fixées par la société, de choisir conséquemment un
464 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 17-47.
168
type de société opposé au type dominant qui tente de lui imposer une
orientation particulière465.
L’éducation a cette possibilité particulière de permettre une remise en question de la
dominance d’une représentation humaine et éthique, qui elle-même influence directement
l’organisation scolaire. Il semble ici que Bertrand et Valois vont plus loin que Kuhn. Si les
organisations éducatives peuvent contribuer à modifier les orientations de la société, donc à
modifier l’ontologie même d’un paradigme, c’est parce que l’organisation possède « […]
une certaine autonomie et elle peut intervenir sur ses propres orientations, fixées par la
société, soit en les acceptant, soit en les adaptant ou soit en les contestant »466. Plus loin, ils
affirment que l’organisation sociale qu’est l’éducation a
[…] la propriété de s’auto-organiser et de chercher une forme d’organisation
capable de résister aux forces exogènes dominantes. L’organisation éducative
peut assumer, selon le paradigme éducationnel choisi, la fonction de
reproduction, d’adaptation ou de transformation de la société467.
Si l’organisation éducative limite ses possibilités de changement à des mesures strictement
opérationnelles obéissant aux normes politiques, elle contribue à maintenir l’ordre social
établi. Elle reproduit ni plus ni moins le modèle et intériorise chez l’apprenant les normes
dominantes. Lorsque la même organisation effectue des changements tout en respectant les
structures imposées, elle facilite l’adaptation de la société en répondant le plus
adéquatement possible à ses besoins, par exemple en main d’œuvre. Finalement, l’univers
éducatif possède aussi la capacité de pouvoir modifier ses pratiques associées aux normes
politiques, lesquelles dépendent du paradigme ambiant. Lorsque l’organisation éducative
réussit un tel changement, elle s’inscrit dans une logique de transformation sociale.
Bertrand et Valois diront
[p]lus spécifiquement, lorsque l’organisation éducative se remet en cause en
critiquant les éléments constitutifs du paradigme socioculturel dominant, à
savoir la signification globale donnée à l’activité humaine, le mode de
connaissance utilisé, la conception imposée des relations entre la personne, la
société et la nature, les valeurs et les intérêts poursuivis et la façon de faire
dominante, elle vise un changement radical ou révolutionnaire468.
Tout changement paradigmatique ne peut se réaliser, selon Bertrand et Valois, sans une
465 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 20. 466 Ibid., p. 22. 467 Ibid., p. 40. 468 Ibid., p. 41.
169
transformation préalable de l’organisation éducative, même si cette dernière ne peut à elle
seule effectuer complètement le changement. « Une modification fondamentale de
l’organisation éducative est absolument liée à une transformation radicale de la façon
dominante de penser, de concevoir la réalité, de faire et d’agir »469. Il est clair pour ces
auteurs que le monde de l’éducation demeure l’épicentre des possibles changements de
paradigme. C’est par l’éducation que les transformations sociales et humaines s’initient et
deviennent réelles, malgré le fait que son organisation soit l’héritière d’une pensée
dominante et à la solde de celle-ci. Ceci demeure cependant un grand défi éducatif.
John Dewey partagera cette idée tout en constatant, pour sa part, que la plupart des
écoles sont malgré tout conçues non pas pour transformer la société, mais bien pour la
reproduire. Cité par Robert B. Westbrook, Dewey reconnaît que « […] de tout temps, le
système scolaire a été fonction du type dominant d’organisation de la vie sociale »470. Liées
aux structures du pouvoir en place, les organisations scolaires sont les principaux
instruments de reproduction du modèle social dominant. Il est par conséquent
particulièrement difficile de transformer les institutions éducatives en agents de réforme
sociale. Confronté au capitalisme industriel de son époque, Dewey a tenté toute sa vie
durant de renverser les tendances scolaires imposées pour en faire des lieux de démocratie
véritable. Son but : démocratiser davantage la société elle-même. Malgré tout, Westbrook
précisera, avec raison, que
[t]ous les efforts déployés pour en faire le moyen d’une démocratisation accrue
de la société se sont attirés les foudres d’intérêts soucieux de préserver l’ordre
social existant. Les défauts de l’école reflètent et entretiennent les défauts de la
société dans son ensemble, et l’on ne saurait y remédier autrement qu’en luttant
pour la démocratie partout dans cette société. L’école participera au
changement social démocratique seulement « dans la mesure où elle fera
alliance avec tel ou tel mouvement des forces sociales existantes » […]471.
En bref, une transformation sociale par l’organisation scolaire est possible, mais complexe
parce que l’organisation elle-même doit être transformée à la base. Puisqu’aucun
469 Ibid., p. 258. 470 R. B. WESTBROOK. « John Dewey (1859-1952) », Perspectives : revue trimestrielle d’éducation
comparée, [En ligne], vol. XXIII, n° 1-2, 1993, p. 282, http://www.ibe.unesco.org/publications/
ThinkersPdf/deweyf.pdf (Page consultée le 4 septembre 2012). 471 Ibid., p. 292.
170
changement ne peut procéder du vide, Dewey invite à considérer des alliances avec des
groupes déjà en mouvement. Ainsi, l’éducation ne peut s’évader hors du politique parce
que
[…] cette capacité à susciter, à écouter, échanger, confronter, synthétiser des
points de vue différents est le carburant même de l’intelligence collective. De
manière plus générale, c’est la coopération toute entière qui peut appréhendée
comme une mise en tension – et donc comme l’entretien de dialectiques, de
mises en débats – de sujets qui seraient apriori antagonistes, voire
potentiellement conflictuels dans une organisation classique472.
Pour mieux comprendre cette possibilité particulière qu’offre l’éducation à la
transformation sociale et pour mieux saisir l’importance de celle-ci à l’intérieur de la
logique paradigmatique, prenons quelques instants pour analyser le concept d’éducation.
Parler d’éducation, c’est se référer à une discipline spécifiquement humaine, traitée à
partir de plusieurs points de vue : sociologique, pédagogique, philosophique, économique
et bien d’autres. C’est une discipline complexe qui nécessite un continuel discernement sur
son objet en vue de permettre un meilleur discernement chez l’apprenant. Olivier Reboul
dira que « l’éducation est l'ensemble des processus et des procédés qui permettent à tout
enfant humain d'accéder progressivement à la culture, l'accès à la culture étant ce qui
distingue l'homme de l'animal »473. Elle permet de se développer et de vivre au sein d’une
culture, d’une société, d’y participer pleinement et consciemment et de s’y épanouir.
Puisque l’être humain se nourrit aussi de sens, il apprend à en donner à sa propre existence.
En fait, dira Nicolas Go, pour qu’il y ait éducation, il doit y avoir sens, c’est-à-dire un
mouvement d’élaboration de désir à produire et à créer en relation avec quelqu’un ou
quelque chose. Le sens est donc « […] toujours à la fois relation (altérité) et création
(devenir). […] C’est peut-être la raison de l’éducation : l’accomplissement continué du
sens »474.
472 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 130. 473 O. REBOUL. La philosophie de l'éducation, Coll. « Que sais-je? », 9e édition, Paris, PUF, 2001, p. 25. 474 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », Oser la pédagogie coopérative complexe. De
l’école à l’université, sous la direction de Malini Sumputh et François Fourcade, Lyon, Chronique sociale,
2013, p. 47. (C’est l’auteur qui souligne et qui surligne).
171
Comment comprendre l’éducation aujourd’hui quand nombre de penseurs constatent
qu’elle est en crise malgré sa démocratisation et les hauts degrés de scolarisation475?
Comment réaliser une tâche éducative véritable quand la pression des standards
paradigmatiques actuels fournit, comme nous l’avons précédemment soulevé, les
orientations auxquelles un système est contraint de répondre? L’importance de l’éducation
dans la mouvance des questionnements sociaux actuels ne peut se réactualiser qu’à la
condition d’en saisir les fondements et de démystifier les confusions qui entourent trop
souvent ce concept. Lorsqu’il est question de s’interroger sur les bases théoriques ou le sens
profond des réalités qui nous entourent, la philosophie apparaît la voie tout indiquée pour le
faire. Ainsi, poser un regard philosophique sur l’éducation en général, c’est de questionner,
de façon critique, la finalité et les fondements d’une telle activité humaine. Reboul pose que
l’éducation est avant tout un processus d’apprentissage qui se situe au cœur du
questionnement humain. Il dira qu’ « [a]pprendre, c’est se délivrer d’une ignorance, d’une
incertitude, d’une maladresse, d’une incompétence, d’un aveuglement : c’est parvenir à
mieux faire, à mieux comprendre, à mieux être. Or, qui dit “mieuxˮ dit “valeurˮ »476.
Proposons une distinction conceptuelle de l’éducation à partir de son étymologie en
définissant ce qu’est la formation comme educare et ce qu’est l’éducation comme educere.
De cette distinction, nous réfléchirons au processus éducatif dans sa complémentarité.
2.3.1 Educare comme formation
Reboul définit l'information comme étant la communication d’une nouvelle ou d’un
renseignement pour rendre intelligible une situation complexe. C’est une collection de
données à comparer et à classifier le plus objectivement possible. Il précise que l’usage de
l’information est, par essence, utilitaire. Elle sert à « […] apprendre que n’est pas
475 Voir entre autres :
BAILLARGEON, Normand. La lueur d’une bougie et pensée critique, Coll. « Les grandes conférences »,
Montréal, Éditions Fides, 2001; DE KONINCK, Thomas. La crise de l’éducation, Coll. « Les grandes
conférences », Montréal, Fides, 2007; DE KONINCK, Thomas. Philosophie de l’éducation. Essai sur le
devenir humain, Paris, PUF, 2004; GAGNÉ, Gilles, dir. Main basse sur l’éducation. Cap-Saint-Ignace,
Éditions Nota bene, 1999; MORIN, Edgar. Les sept savoirs nécessaires à l’ éducation du futur, Paris,
Seuil, 2000; PETRELLA, Ricardo. Pour une nouvelle narration du monde, Montréal, Écosociété, 2007;
PETRELLA, Ricardo. L’éducation, victime de cinq pièges. À propos de la société de la connaissance,
Coll. « Les grandes conférences », Montréal, Éditions Fides, 2000. 476 O. REBOUL. Les valeurs de l’éducation, Paris, PUF, 1992, p. 1.
172
s’informer de, mais s’informer pour »477. L’information ne donne ni savoir-faire, ni savoir.
Ainsi, limiter l’acte éducatif à l’information, c’est apprendre sans comprendre, c’est aboutir
à un simple résultat venant d’un renseignement. Reboul rajoutera : « En ce sens,
l’information n’est pas une formation, mais une déformation »478. Pourtant, l’information
est indispensable et elle se doit d’être juste, transparente et vraie. Tout en étant distincte,
l’information est la base même de la formation.
La formation, selon la terminologie de Reboul, est l’apprentissage et l’acquisition
d’un savoir-faire, « […] c’est-à-dire d’une conduite utile au sujet ou à d’autres que lui, et
qu’il peut reproduire à volonté si la situation s’y prête »479. C’est un processus d’adaptation
en apprenant à faire comme… un peu comme l’apprenti le fait envers un métier spécifique.
La formation exige l’agencement et la coordination d’informations complexes en vue d’une
pratique cohérente et voulue.
D’Aristote à John Dewey, de nombreux penseurs ont affirmé que les choses que nous
devons apprendre à faire avec un certain savoir, c’est en les faisant que nous les apprenons
et nous les apprenons dans une culture précise. Ainsi, il faut apprendre à faire ce que nous
ne savons pas faire encore et nous ne pouvons l’apprendre qu’en le faisant. Par le faire se
précise la forme culturelle à laquelle nous appartenons. Elle permet de reproduire un mode
d’activité fidèle à un modèle social. Former n’est pas enregistrer des données, mais
apprendre à faire et faire faire. D’où la première étymologie comme educare.
Le mot latin educare signifie nourrir, remplir, gaver, assimiler. C’est prendre la
forme de… C’est s’adapter à… C’est être formé à et par… Ce concept illustre
un mouvement de l’extérieur du sujet vers l’intérieur. C’est plus spécifiquement
un acte de réception de connaissances spécifiques, théoriques et pratiques
acquises dans un domaine donné : formation technique, professionnelle,
spécialisée, scientifique, universitaire. C’est aussi un acte de transmission et
d’appropriation de compétences et d’aptitudes complexes intégrant, assimilant,
« digérant » des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être essentiels à
l’exercice d’une profession et d’un vécu social qui modèle primairement les
477 O. REBOUL. Qu’est-ce qu’apprendre?, Paris, PUF, 1980, p. 35. 478 Ibid., p. 27. 479 Ibid., p. 41.
173
façons de faire, qui permet l’adaptabilité nécessaire pour fonctionner dans un
cycle de continuité480.
L’educare, comme formation, permet donc l’acquisition nécessaire des données
culturelles favorisant une adaptation suffisante et réconfortante pour vivre dans une
communauté ou une société spécifique au paradigme déterminé.
2.3.2 Educere comme éducation
Si la formation comme educare permet l’acquisition des données culturelles et le
degré d’adaptation nécessaire pour vivre dans une culture précise et la reproduire dans un
contexte paradigmatique donné, l’éducation comme educere transcende cette même culture,
en suscitant le discernement et le questionnement des valeurs et des savoirs reçus. Si
l’educare permet la réception, l’acquisition et la possession nécessaire d’un ensemble de
savoirs, si sa tâche est de former l’être humain selon un paradigme spécifique, l’educere
cherche à le « trans-former », à aller au-delà de la forme acquise par l’educare. C’est
l’action qui assure la révision des fondements qui forment culturellement son être. Si la
formation « forme » selon un canevas paradigmatique spécifique qui maintient les liens
sociaux pour assurer une certaine cohésion au sein d’un groupe, l’éducation « trans-
forme », c’est-à-dire qu’elle s’autorise au changement de forme culturellement imposée.
L’educere ainsi présentée a la particularité d’être foncièrement active parce qu’elle s’inscrit
directement dans la prise en charge fondamentale de la personne, en lien avec la culture
humaine et une communauté concrète. Nous croyons que l’educere est l’acte éducatif
essentiel qui permet à Bertrand et Valois ainsi qu’à Dewey d’affirmer qu’aucune
transformation sociale n’est possible sans une première transformation éducative, c’est-à-
dire anthropologique, épistémologique et éthique. Éduquer, c’est aussi ouvrir à d’autres
visions de l’homme, c’est réviser les schèmes de pensée et c’est développer « […] la
capacité de l’être humain d’évaluer le bien-fondé de ses actions eu égard à un ensemble de
valeurs de référence qui constituent la trame identitaire sur laquelle l’espace civique se
480 A. MARTIN. « ¿Es la educación un principio impulsor del cooperativismo contemporáneo? », Educación
y estrategia en la empresa social, sous la direction de Graciela Lara Gómez, Amalia Rico Hernández et
Rosa Maria Romero González, México, Miguel Angel Porrua, 2011, p. 40. (C’est l’auteur qui souligne).
174
développe »481. En bref, c’est par l’activation éducative de l’educere que sont possibles les
transformations paradigmatiques. L’educere est donc cette trame originale et personnelle
qui vise l’unité humaine profonde dans le respect des diversités482.
L’expérience éducative qu’est l’educere exprime le mouvement qui prédispose à une
sortie de soi vers quelque chose; c’est une conduite hors de… un sens, une direction qu’on
se donne. C’est l’action de faire sortir de…, de s’élever vers… Si l’educare est acte de
réception de savoirs et de valeurs, l’educere est acte d’autonomie et de créativité
personnelle et collective qui se réalise par la prise en charge, le dialogue, le discernement,
l’étonnement. L’educere favorise donc l’activité digne d'humanisation qui permet
d’apprendre tous les jours à devenir toujours plus un homme ou une femme483.
L’éducation ainsi proposée débouche vers des champs propres à la nature humaine,
dans le respect des cultures par l’apprentissage de la vie, pour la vie et pendant toute une
vie. Apprendre à être ne rend pas nécessairement plus savant, mais définitivement plus
humain, plus libre et heureux. Reboul dira :
Et qu’est-ce qu’apprendre à être, enfin, sinon apprendre à changer, à rompre
courageusement avec le confort et le conformisme où l’on était installé comme
chez soi, pour devenir enfin soi? Apprendre vraiment, c’est toujours
« désapprendre », pour rompre avec ce qui nous bloque, nous enferme et nous
aliène. Pour rester jeune484.
En ce sens, apprendre c’est apprendre la chose la plus utile, mais aussi la plus
difficile, c’est-à-dire apprendre à être libre en s’unissant aux autres. Kant invitait
l’humanité à oser savoir en se servant, avec courage, de son propre entendement en toute
chose : Sapere Aude! C’est l’affirmation de la dignité humaine dans l’exercice d’une prise
de conscience personnelle et collective du monde dans lequel nous évoluons vers une
meilleure prise en charge. Invariablement, l’éducation permet d’éclairer le sens de
481 A. LACROIX. « Éduquer à la citoyenneté et contribuer à la formation du jugement moral », L’éducation à
la citoyenneté, enjeux socioéducatifs et pédagogiques, sous la direction de France Jutras, Québec, Presse
de l’Université du Québec, 2010, p. 93. 482 O. REBOUL. Qu’est-ce qu’apprendre?, p. 86. 483 A. MARTIN. « ¿Es la educación un principio impulsor del cooperativismo contemporáneo? », p. 42-43. 484 O. REBOUL. Qu’est-ce qu’apprendre?, p. 199-200.
175
l’existence humaine et de la projeter, en même temps, vers des horizons nouveaux, c’est-à-
dire choisis par la personne elle-même avec les autres. Thomas De Koninck suggère, à la
suite de Martin Heidegger, qu’apprendre, c'est le « […] prendre suprêmement remarquable,
un prendre dans lequel celui qui prend ne prend que ce qu'il a déjà au fond de lui-même.
Apprendre à l’autre, c'est lui donner l'indication nécessaire pour lui permettre de prendre
par lui-même ce qu'il a déjà »485.
2.3.3 Complémentarité des concepts et de la réalité éducative
Distinguer les concepts d’educare et educere permet, en même temps, de saisir toute
l’importance de leur complémentarité dans la réalité. Si toute personne se culturalise, toute
personne s’humanise aussi et s’ouvre vers des possibles d’humanisation. L’acte d’éduquer
se situe dans un continuel mouvement de va-et-vient entre educare et educere, entre une
pratique sociale déterminée et un idéal d’humanité à conquérir. L’educare est le règne de la
répétition, de l’imitation, de la comparaison, de la rétrospection, du martelage conceptuel;
l’educere, l’esprit critique, l’ouverture, le discernement, la responsabilité face à la
reconstruction de l’expérience personnelle et sociale. L’une reproduit, selon des
fondements précis et selon la force de son paradigme, alors que l’autre entraîne sur des
sentiers nouveaux. L’une sans l’autre dessine les plans de l’endoctrinement486, les deux
ensemble, équilibrées et développées, sont libératrices pour une humanité qui cherche à
toujours mieux s’humaniser487. Un horizon éducatif sain est notamment celui qui harmonise
la continuité et la transformation. Reboul dira encore : « Un apprentissage humain est celui
qui aboutit à des savoir-faire permettant d’en acquérir une infinité d’autres et qui éduque
485 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, p. 171. 486 Qu’est-ce que l’endoctrinement? Fondamentalement, le terme pourrait être défini comme une imposition
de valeurs, c’est-à-dire forcer intentionnellement l'autre à adhérer à une doctrine sans comprendre,
détruisant ainsi toute possibilité d’une réflexion plus critique et objective. En bref, l’endoctrinement est
l’imposition d’une logique qui infantilise les autres. Reboul dira dans un de ses ouvrages qu’endoctriner,
c’est « […] réprimer en eux ce que tout enseignement véritable doit développer d’abord et toujours : la
pensée » (O. REBOUL. L'endoctrinement, Paris, PUF, 1977, p. 190-191). Rajoutons, à la suite de Platon
dans La République (livre VIII), que l’endoctrinement est une forme de démagogie qui détruit le dialogue
et la communication, donc la démocratie elle-même. Fondamentalement, l’éducation, telle que définie
comme educare et educere, est antidémagogique parce que cette complémentarité permet le discernement
tout en tentant de s’éloigner de l’ignorance et des préjugés qui guident très souvent l’existence personnelle
et sociale sans trop le savoir. 487 J. J. ROJAS HERRERA, dir. El paradigma cooperativo en la encrucijada del siglo XXI, Sherbrooke,
IRECUS-Université de Sherbrooke, 2007, p. 87-113.
176
ainsi la personnalité tout entière. En d’autres termes, […] un apprentissage humain est celui
où l’on apprend à apprendre et par là même à être »488.
Cette relation éducative et complexe de educare-educere s’exprime dans et par
l’expérience humaine qui s’inscrit dans une histoire ouverte aux possibilités de
transformation qu’elle-même accepte de se donner à partir de sa propre condition
existentielle489. C’est ce qui permet, tant pour la personne que pour une collectivité, la
stabilité et le changement, la continuité et la transformation. Globalement, l'éducation doit
servir de moyen pour maintenir une forme d’adaptabilité paradigmatique tout en étant un
levier de transformation personnelle et sociale permettant un renouveau humain, éthique et
téléologique.
Comme nous l’avons signifié avec Bertrand et Valois, c'est elle, en partie, qui
provoque les bouleversements politiques. Cette relation de continuité et de transformation
annonce le progrès kuhnien de l'expérience humaine, expérience qui s'inscrit dans l'histoire
ouverte de la condition existentielle des hommes. Exiger la reproduction, l’adaptabilité et la
continuité sans l’éventualité d’une transformation ouvre grande la porte au dogmatisme et
de l'unilatéralisme. Une possible transformation sans continuité culturelle et historique
devient une idéologie vide de repères concrets. C’est ce que tente de saisir Dewey avec le
concept d’expérience.
Selon Dewey, pour qu’un processus soit vraiment éducatif, les facteurs indissociables
de l'individualité et de la sociabilité doivent se compléter mutuellement490. L'individu ne
doit pas seulement subir les conditions objectives de son environnement. Il est invité, à
partir de son expérience personnelle, à s’associer à d’autres pour comprendre ces conditions
et à les mettre à profit pour le bien commun. Dewey considère d’ailleurs que tout en vivant
en société, l'être humain doit se servir de son univers culturel comme référence pour
développer des capacités affectives, sociales et intellectuelles propres lui permettant ainsi
de prolonger et de modifier les complexités culturelles et sociales dans lesquelles il se
488 O. REBOUL. Qu’est-ce qu’apprendre?, p. 75. 489 J. DEWEY. Démocratie et éducation, Traduction de G. Deledalle, Paris, Armand Colin, 1975, p. 53. 490 Ibid.
177
trouve. Pour ce faire, Dewey a élaboré la notion d’apprendre par l’expérience. Cela ne relève
pas exclusivement de l'ordre de la pratique et de la répétition, car il ne suffit pas de faire pour
apprendre, même si nous apprenons en faisant des activités (par exemple manger, marcher,
parler, etc.). Apprendre par expérience, c'est apprendre un moyen qui permet à l'être humain
d'analyser les causes et les effets qui existent entre les phénomènes naturels et sociaux et
apprendre à utiliser ces moyens pour apprendre davantage et pour agir davantage. En ce sens,
l'expérience éducative est « [...] la reconstruction ou la réorganisation de l'expérience qui
ajoute à la signification de l'expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de
l'expérience ultérieure »491.
À partir des situations existentielles et sociales troubles, l'expérience éducative permet
d'analyser rationnellement des hypothèses et des moyens d'action en vue d’amener la
continuité de cette même situation. Dewey pense que tout processus éducatif véritable n'est
possible que par la participation de plus en plus active de l'individu à la conscience sociale de
son milieu et de sa civilisation492. Pour Dewey, l’être humain se développe et se transforme
dans un monde culturel et social, lui aussi en évolution. Il doit y avoir continuité entre son
appropriation individuelle des significations des éléments sociaux actualisés dans une culture
et une personnalisation active dans un contexte social donné493.
En développant ses capacités internes, affectives et intellectuelles, face à des
problématiques spécifiques, l'être humain acquiert des outils pour comprendre mieux son
expérience. Cette prise de conscience l'amène à utiliser « ses outils » affectifs, sociaux et
intellectuels pour renouer avec la continuité situationnelle et élargir son champ expérientiel.
Tout être humain est un agent producteur de significations et de valeurs dans les situations où
il se retrouve. Ainsi, « [...] l'éducation devra donner à [l’être humain] la possession de lui-
même, l'indépendance, la possibilité de s'adapter aux modifications du milieu, mais aussi de
celle de créer et d'utiliser les modifications nécessaires »494.
491 Ibid., p. 123. 492 J. DEWEY. Education Today, New York, Greenwood Press, 1969, p. 3-9. 493 J. DEWEY. Expérience et éducation, Paris, Editions Bourrelier et Cie, 1947, p. 33-51. 494 J. DEWEY. L'école et l'enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967a, p. 137.
178
Selon Dewey, la personne contribue, à partir de son expérience personnelle, à l'essor
d'une société qui évolue. L'éducation deweyenne invite tout être humain faisant partie d'une
société donnée à dire et à partager son expérience pour le bien de tous. Ainsi, l'éducation n'est
véritable que s'il y a croissance individuelle et sociale pour reconstruire continuellement et
mutuellement l'expérience, car « [...] une expérience qui ne tend ni à rassembler un plus grand
nombre d'idées, ni à mieux organiser les uns et les autres n'est pas éducative »495.
C'est dans le partage des idées et de la communication efficace que l'esprit de service
et de coopération peut se développer. L’acquisition de connaissances est importante
lorsqu’elle s'effectue dans une dynamique communicative et coopérative. Toute
l’expérience coopérative est elle-même expérience de citoyenneté. En ce sens, elle est aussi
politique.
L'expérience rend présente la croissance et permet de rendre l'être humain plus
conscient des conditions de croissance. L'acquisition du savoir et des valeurs ne doit pas
être une fin en soi, mais un moyen pour faire advenir et grandir l'humanité. C'est pour cette
raison que l'éducation est, pour Dewey, le cœur de la sociabilité de l'être humain.
L'objectif de l'éducation, selon Dewey, est un objectif de socialisation au sens où elle
vise à transformer la nature de l'expérience pour amener l'individu à partager les intérêts,
les objectifs et les idées de la société496. Elle a comme but ultime d'aider la personne à
devenir consciente du sens et de la valeur de ses actions. L'être humain doit pouvoir
percevoir et ressentir qu'il fait partie d'un tout et qu'il existe en relation continue et directe
avec les autres par son action et la qualité de son existence et son expérience.
Un horizon éducatif sain est celui qui harmonise la continuité et la transformation.
Cela suppose un monde en mouvement rempli de situations où règnent l'incertitude,
l'alternative, le questionnement et la recherche. C’est à l’intérieur de cette dynamique
existentielle que la pensée s'active. Il est donc évident que, dans un monde stable et fixe, les
495 J. DEWEY. Expérience et éducation, p. 94. 496 J. DEWEY. The school and the society, Chicago, The University of Chicago Press, 1967b, p. 47.
179
principes de continuité et d'interaction seraient impossibles à déterminer497. Si la continuité
s’intensifie par une pédagogie de la répétition, de l’imitation, de la comparaison, de la
rétrospection, de l’individualisation et du martelage conceptuel conforme au paradigme
qu'on veut perpétuer, la transformation exige l'esprit critique, l'ouverture à l’autre, le
discernement, la responsabilité face à la reconstruction de l’expérience personnelle et
sociale. L'une exige la conformité et la stabilité, l'autre la nouveauté et l'alternative. L'une
reproduit le même modèle de société selon ses fondements et selon la force intentionnelle
de son système, l’autre l'entraîne sur des sentiers nouveaux à découvrir avec l’autre.
L’union des deux perspectives est libératrice d’une humanité qui cherche à toujours mieux
s'humaniser.
C’est l’expérience éducative décrite dans l‘œuvre par John Dewey498. L'éducation
n'est véritable que s'il y a croissance individuelle et sociale pour reconstruire
continuellement et mutuellement l'expérience. Pour pouvoir effectuer une reconstruction
sociale, à partir de l'expérience réfléchie des individus en situation, l'éducation doit
nécessairement s'inscrire dans un cadre démocratique. Pour ce faire, elle doit mettre en
valeur l'expérience personnelle à la disposition permanente de l'humanité en proposant des
fondements ouverts sur l’avenir, des fondements à construire. L'expérience doit acquérir
par l'éducation un sens large et devenir opérationnelle pour le bien de tous. L'enfant,
l'adolescent, l'adulte, pris dans sa totalité, doit être éduqué à penser sa réalité culturelle et
sociale dans laquelle il se trouve constamment plongé pour mieux agir dedans. Il doit
pénétrer dans la complexité sociale et la concrétude de la vie humaine, non seulement pour
la subir, mais pour l'éprouver, la comprendre et la prolonger activement et différemment
vers des nouveautés encore insoupçonnées. Pour ce faire, l'organisation éducative doit
devenir un milieu de vie démocratique et coopératif au service exclusif de la personne
incluse continuellement dans une communauté.
Mais comme l’a souligné Dewey lui-même, l’exercice demeure difficile puisqu’une
société qui fait la promotion de son paradigme le fait d'une façon intentionnelle et non
497 J. DEWEY. Experience and Nature, New York, Dover Publications inc., 1958, p. 71. 498 J. DEWEY. Experience and Education, New York, Collier Books, 1963.
180
intentionnelle, par tous les moyens éducatifs et pédagogiques dont elle dispose. Ainsi, la
culture dominante détermine la façon de concevoir l’homme en lien avec des valeurs et une
finalité particulière. Elle « fixe » le monde et le stabilise. En fait, le phénomène éducatif
serait fort simple si les caractéristiques culturelles et sociales étaient fixes et éternelles dans
une société. La transmission de ces caractéristiques et leur obéissance seraient le but ultime
du monde éducatif : préparer les jeunes à se conformer à vivre dans un univers déjà
déterminé. Ainsi, selon la pensée de Dewey, l'être humain n'est pas un moi substantivé
séparé du cours des choses qui entretient avec le monde des relations mécaniques, mais un
être imprégné et plongé dans l'expérience d'une réalité sociale et culturelle en changement
constant. L'éducation doit former les individus pour qu'ils veillent à ce que s'opèrent les
réajustements sociaux nécessaires et continus. Il est par conséquent impossible d'éduquer
un enfant en fonction d'un état fixe puisque cet état social n'existe pas.
L’individu et la société sont formés au sens d’educare en fonction d’un paradigme
accepté pendant une période de temps précise. Pour faciliter son action éducative,
l’organisation scolaire développe une série de programmes de formation qui répondent aux
nombreuses attentes et exigences du paradigme dominant. Comme nous l’avons soulevé
avec Kuhn, la formation est donc un instrument de reproduction et d’adaptation au
paradigme dominant. Sans trop le savoir, il amplifie en lui une idée de l’homme que la
formation officielle viendra confirmer.
Tout en vivant dans une société, l'être humain doit se servir de son univers culturel
acquis comme référence pour développer des capacités affectives et intellectuelles qui lui sont
propres, lui permettant ainsi de prolonger et de modifier les complexités culturelles et sociales
dans lesquelles il se trouve. Pour qu'un processus soit vraiment éducatif, les facteurs
indissociables de l'individualité et de la sociabilité doivent se compléter mutuellement et
continuellement. L'individu ne doit pas seulement subir les conditions objectives de son
environnement; il est invité, à partir de son expérience personnelle et réfléchie, comme
mouvement entre ce qui est et ce qui doit être, à comprendre ces conditions et à les élargir
pour le bien commun.
181
L'expérience éducative permet, à partir des situations existentielles et sociales définies,
problématisées, voire troublées, d'analyser intelligemment des hypothèses et des moyens
d'action communs en vue de transformer l’univers social. L'éducation, au sens educere du
terme, doit permettre à la personne d'apprendre à le devenir toujours plus en prenant
conscience de sa place et de son rôle dans une communauté culturelle et paradigmatique
déterminée par son histoire. Elle doit former les individus pour qu'ils veillent à ce que
s'opèrent les réajustements sociaux nécessaires et continus dans le but de répondre à leurs
besoins. C’est pourquoi l'être humain doit être le point de départ de suggestions et de plans
d'action pour le bien-être du groupe499. Si l'homme reçoit et subit le monde social, il doit aussi
le comprendre, le continuer et le renouveler. En fait, l'éducation n'a de sens qu'en fonction
d'une participation active personnelle et collective à la condition humaine. Elle est cette
habileté à penser par soi-même et cette capacité de tenir compte du point de vue des autres
pour initier et continuer des transformations sociales. Ainsi se reconstruit une expérience
éducative démocratique partagée, au sens d’educere qui devient elle-même le levier et le
tremplin vers de possibles changements paradigmatiques.
Cette façon démocratique de fonctionner empêche tout pouvoir autoritaire absolu de
s'installer ou de s'imposer. Il est clair que, pour arriver à un compromis démocratique, il est
important de « suspendre » ses croyances, d'utiliser les idées comme des hypothèses à être
testées et s'efforcer à s'ouvrir à des nouveaux champs de recherche pour solutionner les
problématiques. L'éducation deweyenne est un processus de vie en continuité avec la vie
sociale. « [...] education is the fundamental method of social progress and reform »500. Pour
pouvoir effectuer une reconstruction sociale, à partir de l'expérience réfléchie des individus en
situation, l'éducation doit s'inscrire nécessairement dans un cadre démocratique. Pour ce faire,
elle doit mettre en valeur l'expérience personnelle à la disposition permanente de l'humanité.
L'expérience doit acquérir, par l'éducation, un sens large et devenir opérationnelle pour le bien
de tous501. Pour que chacun puisse apporter son action à celles des autres et tenir compte de
l'action des autres pour donner une signification à la sienne, une éducation démocratique est
499 J. DEWEY. Education Today, p. 3-4. 500 Ibid., p. 15.
Traduction libre : […] l'éducation est la méthode fondamentale du progrès social et de la réforme. 501 J. DEWEY. Démocratie et éducation, p. 289-296.
182
nécessaire. C’est ce qui fera dire à John Dewey que le fondement de l’éducation se trouve
dans l’essence même de la démocratie comme apprentissage et développement des capacités
humaines, de l'intelligence et du pouvoir de l'expérience d’être mis en commun vers la
résolution de problèmes nouveaux. Laval et Tassi le remarquent également : « Démocratie et
savoir vivant sont plus que jamais liés dans l’action »502.
Ainsi proposé, l'objectif de l'éducation suppose la formation et la « trans-formation » de
la nature de l'expérience humaine pour amener l'individu à partager les intérêts, les objectifs et
les idées de la société tout en contribuant à son élévation. L’éducation, comme mouvement
entre un idéal et une pratique, a comme but ultime d'aider la personne à devenir consciente du
sens et de la valeur de ses propres idées et actions à l’intérieur de sa culture qui le détermine à
sa façon. Nous pourrions donc dire que l’éducation est l’ensemble des valeurs, des
concepts, des savoirs et des pratiques dont l’objet est le développement continu de l’homme
culturalisé, socialisé et déterminé en lien avec d’autres civilisations, d’autres cultures,
d’autres idéaux humains et éthiques. C’est le pont qui se construit de façon permanente
entre un sujet autonome (ou en voie de le devenir) et l’humanité à l’intérieur d’un jeu
d’interaction, d’interrelation, voire d’intercoopération entre les femmes et les hommes
continuellement culturalisés, mais appelés vers plus d’humanisation. Ainsi se construit
graduellement une expérience de coopération véritable. Repenser l’éducation nécessite donc
de scruter les assises mêmes de la culture dans laquelle elle s’inscrit. Comme le souligne
Thomas De Koninck, « […] l’éducation ne commence pas avec l’initiative des écoles; toute
la culture est éducatrice »503.
2.3.4 Changement de paradigme et éducation
Quel rôle joue l’éducation à l’intérieur d’un paradigme? Nous pouvons soumettre
l’idée qu’à l’intérieur d’un paradigme bien structuré et bien implanté, la formation, comme
educare, joue donc un rôle primordial. Kuhn l’a abondamment démontré. En effet, elle
permet d’apprendre à analyser un problème dont les maîtres du paradigme connaissent déjà
la solution par exemplarité. Un jeune scientifique, par exemple, apprend à articuler les
502 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous […], p.119. 503 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture, p. 29.
183
généralisations symboliques de son paradigme à diverses situations. Il apprend les lois, les
théories et les axiomes qui supportent et maintiennent le paradigme en place. Il a à faire la
démonstration qu’il les comprend et les possède. Ainsi, par l’apprentissage plus technique
conforme à l’educare, un paradigme s’autoconstruit en formant de nouveaux apprenants qui
s’exercent sur les problèmes dont les conclusions sont déjà annoncées et connues par les
membres plus spécialisés de la communauté elle-même. Les étudiants en science sont
formés en fonction des outils fournis par le paradigme auquel ils adhèrent, tout comme les
étudiants en théologie, en administration ou dans toute autre discipline. L’importance
éducative d’un paradigme se situe principalement, selon Kuhn, dans l’apprentissage d’un
savoir-faire.
C’est ce qui fait dire à Kuhn qu’il n’existe pas de recherche sans un appareil
théorique préalable fourni par le cadre paradigmatique pour le soutenir et le guider504. Ce
qui est enseigné est préalablement et officiellement accepté comme vrai par la communauté
elle-même. Si le paradigme guide la recherche, ce n’est pas seulement à la manière d’une
théorie, mais comme un ensemble de dispositions acquises par les membres de la
communauté, c’est-à-dire cette matrice disciplinaire qui présente et soutient des visions du
monde et un ensemble de pratiques qui leur est intimement lié. Une des grandes
caractéristiques d’un tel type d’apprentissage est le cloisonnement des savoirs et l’absence
ou la superficialité des prises de conscience. À l’intérieur de ce processus, l’apprentissage
par exemplarité n’est jamais amené à une connaissance « questionnante », « méditante »,
consciente et plus fondamentale. Et elle ne saurait l’être, nous avertit Kuhn. Quel
paradigme voudrait questionner les bases mêmes qui soutiennent tout son système?
Pourquoi remettre en question ce qui globalement fonctionne?
Tant qu’un paradigme performe logiquement et résout efficacement les
problématiques auxquelles il est confronté, très peu de remises en question vont s’exprimer.
Tout baigne dans la normalité, dira Kuhn, rapporté par Kremer-Marietti.
Tant que la science fonctionne normalement dans sa pratique, la recherche ne
présente aucune séquence dramatique ni embarrassante. Et, généralement, les
504 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 139.
184
manuels scientifiques font état des accomplissements – les effets du paradigme
–, mais sans se référer immédiatement à leur forme originale505.
Conséquemment, tout le contexte favorisant le maintien d’un paradigme dominant
privilégie cette forme d’apprentissage qui donne à tout apprenant les outils intellectuels et
éthiques nécessaires pour reproduire le modèle existant et, au mieux, s’adapter. Une société
qui fait la promotion d’un paradigme le fait d'une façon intentionnelle, par tous les moyens
éducatifs et pédagogiques dont elle dispose. Le système éducatif joue ici un rôle primordial
dans la construction et le maintien d’une dominance paradigmatique; l’exemple du
néolibéralisme le démontre bien. L’avènement d’un paradigme structuré et suffisamment
fort pour régner sur une société s’intensifie par son volet formatif (educare), au détriment
de son volet éducatif (educere), plaçant bon nombre de personnes dans un état de
préconscience, de prédiscernement avec peu d’ouverture aux grands questionnements
existentiels ou de portée philosophique.
Survient un danger sous-jacent à toute spécialisation presque exclusive : elle peut
emprisonner l’individu dans la logique réduite des connaissances apprises et des croyances
culturelles marquées qui en résultent. L’apprentissage se réalise à l’intérieur même des
données apportées par le paradigme lui-même, d’où l’évacuation ou la mise entre
parenthèses des perspectives éducatives plus critiques et philosophiques comprises sous
l’angle d’educere. Kuhn dira que « […] la source de résistance, c’est la certitude que
l’ancien paradigme parviendra finalement à résoudre tous ses problèmes, que l’on pourra
faire entrer la nature dans la boîte fournie par le paradigme »506. Comme nous l’avons
souligné auparavant, faute d’un regard critique et de discernement sur les bases mêmes du
paradigme qui délimite une certaine vision, les idées fondamentales véhiculées et
organisées par un paradigme en arrivent parfois à posséder les individus eux-mêmes. Les
acteurs en deviennent esclaves au point parfois de continuer à chercher des solutions à
l’intérieur de leurs propres cadres, même quand ceux-ci ne répondent plus adéquatement
aux problématiques humaines nouvelles ou réelles. Ainsi, très peu d’avenues libératrices se
505 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation », p. 4. 506 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 209.
185
dessinent alors que la formation humaine devrait logiquement amener l’apprenant à un
autre degré : celui de s’éduquer lui-même avec les autres.
L’éducation n’a pourtant de sens que dans la mesure où elle « forme » adéquatement
l’intégralité de la personne et non seulement le technicien, le croyant, le coopérateur, le
religieux, etc. Former la globalité de l’homme, c’est l’éduquer, c’est-à-dire l’aider, à partir
de valeurs et de principes jugés importants, à développer sa propre personne dans le but de
mieux gérer la vie et l’organisation de la vie par des enchaînements culturels complexes.
L’educere, minimisée à l’intérieur d’un paradigme implicitement et globalement
accepté par tous, ne disparait heureusement jamais totalement. Un peu en vigie, elle est
présente parce que la vie, le monde et l’autre sont des expressions éducatives très profondes
et permanentes qui ont le potentiel de devenir, par le discernement sur l’humanité elle-
même et sa dignité, le moteur d’une transformation personnelle et sociale. Si l’educare
permet d’apprendre les paramètres culturels ambiants pour mieux se conformer et
s’adapter, l’educere s’active à transformer le cœur et l’esprit de la personne par la libération
de soi afin de faire émerger de soi, avec les autres, ce dont une communauté a besoin. Elle
ouvre nécessairement l’esprit humain à d’autres avenues que celles présentées par les
paradigmes et leurs limites respectives. La réalité humaine concrète et complexe dans
toutes ses dimensions est plus que n’importe quel cadre qui impose une limitation et c’est
par le contact avec les autres, par la conscience de l’autre, que naît l’educere, même au sein
d’un paradigme dominant.
Nous pouvons penser que le cadre théorique proposé par Kuhn inclut implicitement
les notions éducatives apportées jusqu’à maintenant. Elles se manifestent cependant à des
moments différents et répondent à des besoins distincts. Il nous semble évident que la
dynamique de la science normale favorise nettement l’espace pour l’educare. La stabilité
scientifique ou sociale accentue les horizons éducatifs à la formation technique et
instrumentale des apprenants et limite sensiblement les avenues éducatives du type
educere. L’étape qui provoque un dérèglement de la science normale et qui met en branle
un processus de questionnement et de recherche active vers une nouvelle stabilité et
normalité suscite cependant un processus d’approfondissement philosophique laissant un
186
peu plus en plan l’aspect formatif et technique. Toute la réflexion kuhnienne sur les
paradigmes inclut donc dans une applicabilité à géométrie variable l’educare et l’educere.
L’éducation demeure une réalité humaine incontournable dans la logique des
paradigmes. Si l’éducation est l’activité proprement humaine qui permet le discernement de
nos propres univers, elle ouvre à la liberté nécessaire pour questionner les concepts
particuliers qui déterminent, en grande partie, les pensées et les actions. Lorsqu’une
question posée dans le contexte d’un paradigme structuré ne peut trouver de réponse qu’en
dehors de celui-ci, lorsqu’une anomalie résiste au modèle dominant et qu’il ne réussit plus à
donner un sens aux actions et à la société, une porte est ouverte vers un changement de
paradigme.
Il faut oser remettre en question ce qui, dans nos cultures respectives, nous
empêche de nous humaniser davantage, afin d’en extirper la part d’ignorance et
d’erreur qu’elles véhiculent encore. Nous devons trouver le courage de
remplacer certains de nos paradigmes par de nouveaux, fondés sur les
meilleures connaissances actuellement disponibles et les maintenir ensuite
continuellement à jour afin d’éviter le piège du traditionalisme et du
dogmatisme507.
Dans cette deuxième partie de nos référents conceptuels, nous avons présenté
l’éducation et l’expérience éducative en lien avec la notion de paradigme comme
l’ensemble des processus et des procédés qui permettent à toute personne d’accéder
progressivement à sa culture et à la culture humaine par la technique, le discernement et
l’autonomie. L’éducation demeure une des clés qui amène à une éventuelle prise en charge
des personnes, des organisations et des sociétés. La formation et l’éducation sont donc des
outils qui permettent l’adaptation citoyenne et professionnelle, comme educare, et
provoquent, en tant qu’educere, la transformation de l’être humain en tenant compte de sa
continuité historique et de l’influence des paradigmes sur sa vie. Laissons Bertrand et
Valois conclure cette partie en se questionnant sur les tendances annoncées des prochains
paradigmes qui auront éventuellement une portée sur les organisations politiques et
éducatives et dont les perspectives éducatives actuelles traceront peut-être le chemin.
507 G. MARCOTTE. Manifeste du mouvement humanisation, Saint-Nicolas, Éditions Humanisation, 2006,
p. 83.
187
Bref, l’éducation, l’une des pièces maîtresses d’une réécriture de la vie, doit
jouer un double rôle. Elle doit assurer, à la fois, une certaine permanence de
l’acquis, compte tenu du principe de continuité des expériences et une
compréhension et une critique de cet acquis dans une perspective de
reconstruction continuelle de l’expérience et de transformation sociétale et
planétaire pour donner à la Vie tout son sens en créant sur Terre un véritable
milieu de Vie : UN VIVRE ENSEMBLE AUTHENTIQUE508!
2.4 NOUVEAUTÉ PARADIGMATIQUE
Nous voulons terminer cette dernière partie du chapitre deux en abordant la
thématique de la complexité en lien avec la notion de paradigme. Cela n’est pas sans risque.
En fait, nous souhaitons seulement clarifier ce concept en montrant simplement les avenues
nouvelles et possibles qu’offrent les notions de base de la complexité à d’éventuels
changements de paradigme. Confronté à une littérature particulièrement abondante et dense
sur le sujet de la complexité, notre but, à ce moment-ci de notre exposé, n’est pas tant de
l’expliciter, ni de l’analyser, mais d’en relever les grands traits pour illustrer son
importance dans la dynamique sociale actuelle, qui cherche et annonce implicitement des
transformations, voire des mutations. Nous voulons présenter la pensée de la complexité
pour montrer que cette posture détermine les éléments fondamentaux que devrait contenir
un prochain paradigme capable de créer des pressions philosophiques suffisantes pour
confronter l’actuel. Nous souhaitons ainsi faire valoir les outils théoriques que suggère la
pensée complexe afin d’aider à mieux circonscrire notre propre réflexion sur ce qui sera
traité au prochain chapitre, c’est-à-dire le lien entre coopératisme et paradigme.
Donnons la parole à Fritjof Capra, qui résume ce que nous avons souligné
auparavant :
L’évolution d’une société, y compris celle de son système économique, est
étroitement liée aux modifications du système de valeurs qui régit toutes ses
manifestations. Les valeurs en fonction desquelles vit une société déterminent
tant sa vision du monde et ses institutions religieuses, que ses travaux, sa
technologie scientifique, son organisation politique et économique. Une fois
que l’ensemble de ses valeurs et objectifs aura été exprimé et modifié, il
constituera le cadre des perceptions, des considérations et des choix induisant
508 Y. BERTRAND et P. VALOIS, Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 269. (Ce sont les
auteurs qui surlignent).
188
l’innovation et l’adaptation sociale. Lorsque le système de valeurs se modifie –
souvent en réponse à des pressions environnementales – de nouveaux modèles
d’évolution culturelle apparaissent509.
À partir de ce constat, Capra montre la pertinence d’un changement radical en considérant
désormais la complexité du monde et de l’homme. Lui-même physicien, il découvre que les
sciences physiques contemporaines ne cessent de le rappeler. Il faut proposer un regard
anthropologique qui va au-delà d’une affirmation de la représentation actuelle du monde
qui
[…] implique la croyance en la méthode scientifique comme seule approche
valable de la connaissance; la conviction que l’univers est un système
mécanique composé de parcelles matérielles élémentaires; l’idée que la vie en
société est une lutte compétitive pour l’existence et la foi en un progrès matériel
illimité réalisable au moyen d’une croissance économique et technologique.
Durant les dernières décennies, toutes ces idées, toutes ces valeurs se sont
avérées très limitées : elles nécessitent une révision radiale510.
Capra pose un regard critique sur les enjeux actuels montrant l’influence paradigmatique
particulièrement déterminante de la philosophie cartésienne et newtonienne. Selon lui,
Descartes, Newton et la plupart des scientifiques modernes ont imposé une vision du
monde mécaniste et séparative des entités du monde. À l’image des machines fabriquées
par les hommes, l’univers, et donc l’être humain, était considéré comme formé de parties
élémentaires. Par conséquent, tout phénomène complexe pouvait être compris en les
réduisant à leurs parcelles fondamentales et en cherchant les mécanismes selon lesquels ils
interagissaient. Selon Capra, « cette attitude, connue sous le nom de réductionnisme, s’est
ancrée si profondément dans notre culture qu’elle a été souvent identifiée avec la méthode
scientifique »511.
2.4.1 Influence cartésienne
Depuis René Descartes (1596-1650), la science classique utilise un procédé
épistémologique qui isole et en réduit mécaniquement les parties du monde pour mieux les
comprendre de façon claire et distincte. La méthode cartésienne découvre l’utilité
509 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 173. 510 Ibid., p. 26. 511 Ibid., p. 41.
189
d’éliminer le complexe en analysant séparément, mécaniquement et quantitativement les
parties, car c’est à l’intérieur des parties scrutées et analysées que se trouve la vérité.
Descartes réalise, de façon personnelle, la grande incertitude qui existe face à de
nombreuses versions scientifiques et théologiques de son temps pour expliquer le monde. Il
fait donc l’exercice de vérifier toutes ses connaissances et remet tout en doute de façon
méthodique, les sens, les connaissances et la réalité elle-même.
C’est dans l’exercice du doute radical qu’il comprend qu’une seule réalité ne peut être
mise en doute, c’est-à-dire le fait de douter, l’exercice du doute, donc de la pensée. Si
Descartes peut douter de tout, il est convaincu de son action précise de douter. S’il doute, il
pense; s’il pense, c’est donc qu’il existe. D’où la fameuse formule : Cogito ergo sum. Dans
la deuxième partie du Discours de la Méthode, Descartes affirme :
Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que
tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque
chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si
assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient
pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule,
pour le premier principe de la philosophie que je cherchais512.
Par l’exercice du doute qui décompose les croyances et les vérités apprises, le cogito
devient l’ultime fondement de la connaissance et de l’existence humaine. Il est l’idée claire
et distincte par excellence et ce processus de certitude deviendra la méthode pour connaître
le monde dans toute sa logique mécaniste.
Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui
m'assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser,
il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses
que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies
[…]513.
La méthode cartésienne de l’affirmation du cogito, qui est celle de réduire et
d’évacuer tout ce qui est superflu pour atteindre l’unique certitude, lui servira de méthode
pour la connaissance du monde. Elle est donc un exercice de réduction et de
512 R. DESCARTES. Discours de la méthode, Paris, Union générale d’Éditions, 1962, p. 36. (C’est l’auteur
qui souligne). 513 Ibid., p. 36-37.
190
« décomposition » logique, jusqu’à l’affirmation d’idées claires et distinctes à partir
desquelles la vérité du monde se révèle. La méthode cartésienne deviendra la méthode
scientifique qui privilégie la simplification, la réduction, la sélection, la division et la
quantification en vue de rechercher l’ordre de l'univers et l'adéquation de l'esprit aux lois du
monde inscrites dans une mécanique à l’image d’une horloge514.
Descartes et les scientifiques modernes proposent, avec méthode, la division entre les
catégories de la connaissance, entre l'ordre et le désordre, l'esprit et la matière, l'homme et
la nature, le sujet et l'objet, l'observateur et la chose observée, l'un et le multiple. Descartes
propose la réduction du complexe au simple, du tout aux parties établissant une vision
déterministe du monde formée d'unités simples. Ainsi, tous les phénomènes doivent être
compris dorénavant en les réduisant à leurs parcelles élémentaires et fondamentales et en
cherchant les mécanismes qui déterminent leurs fonctionnements et « […] ainsi nous rendre
comme maîtres et possesseurs de la Nature »515.
La méthode cartésienne consiste à parcelliser le monde pour les agencer de nouveau
en ordre logique. C’est probablement sa plus grande contribution à la science, au point de
devenir une caractéristique essentielle de la pensée scientifique moderne. C’est ce qui fera
dire à Edgar Morin et Fritjof Capra que ce découpage de la réalité est devenu la
caractéristique du mode de pensée actuel, c’est-à-dire cette conviction que tous les
phénomènes naturels et humains doivent être compris en les réduisant à leurs éléments
constituants par un exercice de la raison que permet la découverte des idées claires et
évidentes. De cette division fondamentale entre l’esprit (res cogitans) et la matière (res
extensa), la description mécanique de la nature devint le paradigme dominant de la science
après Descartes516.
Depuis Descartes et Newton, notre culture est obnubilée par la connaissance
rationnelle, l’objectivité, l’abstraction et la quantification, rationalisant les parties et
514 Ibid., p. 54-57. 515 Ibid., p. 60. 516 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 50-56 et 303; E. MORIN,
Introduction à la pensée complexe, p. 103.
191
construisant une vision du monde déterministe et compartimentée. L’effet Descartes oriente
encore la pensée des contemporains, même si l’univers n’est plus considéré comme une
machine formée de multiples objets. La physique quantique enseigne que l’univers est
comme un tout indivisible, dynamique, dont les parties sont essentiellement des relations et
ne peuvent être comprises que comme modèles d’un processus cosmique, complexe et
incertain. Cette épistémologie scientifique continue donc d’influencer nos façons de
concevoir le monde et l’homme. Morin affirmera que « [l]’intelligence morcelée,
compartimentée, mécaniste, réductionniste de la gestion politique unidimensionnelle détruit
le monde complexe en fragments désunis, fractionne les problèmes, sépare ce qui est uni,
unidimensionnalise ce qui est multidimensionnel »517. À la suite de Descartes, les
dimensions de la vie humaine se verront donc isolées et séparées les unes des autres, en
disciplines claires et distinctes devenues aujourd’hui difficilement réconciliables,
occasionnant des problèmes d’ampleur difficiles à résoudre pour l’instant puisque
[l]es problèmes de société et les problèmes politiques s’avèrent de plus en plus
globaux, complexes au sens de tissés ensemble, cependant que le déploiement
des connaissances va dans le sens opposé, suivant des labyrinthes de plus en
plus spécialisés, fragmentés, détachés du tout. Paradoxalement toutefois, de
moins en moins de personnes sont préparées, par la formation, à faire face à ces
enjeux globaux518.
Ainsi, la philosophie cartésienne saura s’incruster dans la pensée contemporaine au
point de servir d’échafaudage logique de la pensée où tout est continuellement divisé en
systèmes clos. Cette tendance à compartimenter le monde compartimente également
l’humanité elle-même. Les perspectives philosophiques annoncées par Descartes au
17e siècle ont facilité la spécialisation de la science en champs spécifiques et ont permis les
517 E. MORIN. Éduquer pour l’ère planétaire : la pensée complexe comme méthode d'apprentissage dans
l'erreur et l'incertitude humaines, Paris, Balland, 2003, p. 146.
Morin dira dans un autre ouvrage que : « En de multiples domaines donc, l’intelligence parcellaire,
compartimentée, mécaniste, disjonctive, réductionniste, brise le complexe du monde en fragments
disjoints, fractionne les problèmes, sépare ce qui est lié, unidimensionnalise le multidimensionnel. C’est
une intelligence à la fois myope, presbyte, daltonienne, borgne; elle finit le plus souvent par être aveugle.
Elle détruit dans l’œuf les possibilités de compréhension et de réflexion, éliminant aussi toutes chances
d’un jugement correctif ou d’une vue à long terme. Ainsi, plus les problèmes deviennent
multidimensionnels, plus il y a incapacité à penser leur multidimensionnalité; plus les problèmes
deviennent planétaires, plus ils deviennent impensés; plus progresse la crise, plus progresse l’incapacité à
penser la crise. Incapable d’envisager le contexte et le complexe planétaire, l’intelligence aveugle rend
inconscient et irresponsable » (E. MORIN et J.-L. LEMOIGNE. L’intelligence de la complexité, p. 111). 518 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, p. 183.
192
innombrables avancées dont nous bénéficions aujourd’hui. Cette aptitude à diviser le
monde, le vivant et l’homme dans leurs caractéristiques fondamentales a aussi provoqué
des lacunes : une de celles-ci fut de favoriser, dans la division de la réalité, certains aspects
au prix des autres. C’est ce que nous avons tenté de relever précédemment en évoquant la
problématique du paradigme économiste, qui est celle de profiter de la séparation des
diverses dimensions humaines pour se permettre d’en isoler une et d’en faire, le cas
échéant, le référent absolu des réalités humaines.
Nous concluons, par conséquent, que l’épistémologie de base, qui sert à
l’échafaudage du paradigme dominant actuel, est définitivement celle qui se réfère aux
perspectives mécanistes annoncées par Descartes. Le paradigme économiste prépondérant
est l’héritier d’une épistémologie qui est remise en question par la science elle-même
depuis plus de 60 ans. C’est ce qui fera dire à Capra que
[l]es économistes ne reconnaissent pas que leur discipline n’est, en fait, qu’un
aspect d’une vaste structure écologique et sociale, d’un système vivant composé
d’êtres humains en interaction continue les uns avec les autres et aussi avec les
ressources naturelles. L’erreur fondamentale est de diviser cette structure en
fragments supposés indépendants et devant être traités dans des départements
académiques distincts519.
Concrètement, poursuit Capra dans un autre ouvrage,
[l]a nouvelle économie a de toute évidence enrichi une élite mondiale de
spéculateurs financiers, de dirigeants d’entreprises et de professionnels high-
tech. Une accumulation de richesses sans précédent s’est formée tout en haut de
l’échelle, et le capitalisme mondial a également fait progresser quelques
économies nationales, en particulier dans les pays asiatiques. Mais, dans
l’ensemble, son impact a été désastreux sur les plans économique et social.
Avec la fragmentation et l’individualisation du travail et le démantèlement
progressif de l’État-providence sous la pression de la mondialisation
économique, l’essor du capitalisme mondial s’est accompagné d’un
accroissement des inégalités et de la polarisation sociale520.
C’est ce que Morin appellera la simplification aux ramifications méthodologiques,
logiques et épistémologiques évidentes pour la modernité causée par le paradigme
519 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 171-172. 520 F. CAPRA. Les connexions invisibles : une approche systémique du développement durable, Traduction
de N. Tridon, Monaco, Éditions du Rocher, 2004, p. 172.
193
cartésien521. Par la division mécaniste du monde proposée par Descartes, les tendances
paradigmatiques qui ont suivi se sont vues autoriser à élire certains aspects humains, les
rendant plus prédominants que d’autres et à les articuler sous la forme d’un paradigme
présentant une vision unidimensionnelle de l’être humain. C’est ce que dénoncera Herbert
Marcuse, en 1964522.
2.4.2 De la complexité
Le concept de complexité vient de complexus qui signifie « tisser ». Il s’est développé
au début du 20e siècle, avec l’apport d’un courant scientifique important, la physique
quantique, qui questionna les piliers mêmes de la science classique (notions d’ordre, de
séparabilité et de logique inductive-déductive). Des scientifiques découvrirent que le réel ne
se limite pas à une vision mécanique, mais davantage à une vision organique, voire
systémique. La science contemporaine est donc venue relativiser l’optimisme scientifique
et le scientisme mécaniste des Modernes en découvrant le caractère conventionnaliste et
contingent des modèles de représentation. C’est le scientifique Gaston Bachelard qui mettra
en doute la vision classique et cartésienne de la science.
Non seulement Descartes croit à l’existence d’éléments absolus dans le monde
objectif, mais encore il pense que ces éléments absolus sont connus dans leur
totalité et directement. C’est à leur niveau que l’évidence est la plus claire.
L’évidence y est entière précisément parce que les éléments simples sont
indivisibles. On les voit tout entiers parce qu’on les voit séparés. De même que
l’idée claire et distincte est totalement dégagée du doute, la nature de l’objet
simple est totalement séparée des relations avec d’autres objets523.
La découverte scientifique de la complexité organique, systémique et globale du monde
force à reconnaître que la connaissance est en partie relative aux observations et que
l’univers est construit théoriquement selon des schèmes humains qui cherchent à interroger
aussi le sens de la vie. Bachelard continue :
En réalité, il n’y a pas de phénomènes simples; le phénomène est un tissu de
relations. Il n’y a pas de nature simple, de substance simple; la substance est
une contexture d’attributs. Il n’y a pas d’idée simple, parce qu’une idée simple
521 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 103-104. 522 H. MARCUSE. L’Homme unidimensionnel, essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée,
Traduction de M. Wittig et l'auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1968. 523 G. BACHELARD. Le nouvel esprit scientifique, 4e édition, Paris, PUF, 1991, p. 146.
194
[…] doit être insérée, pour être comprise, dans un système complexe de pensées
et d’expériences. L’application est complication. Les idées simples sont des
hypothèses de travail, des concepts de travail, qui devront être révisés pour
recevoir leur juste rôle épistémologique. Les idées simples ne sont point la base
définitive de la connaissance; elles apparaîtront par la suite dans un tout autre
aspect quand on les placera dans une perspective de simplification à partir des
idées complètes524.
Directement en lien avec la perspective d’une redécouverte de la complexité du monde,
Bertrand et Valois diront que « [l]es sciences de la nature démontrent actuellement que la
coopération, la solidarité et la symbiose sont de loin des caractéristiques du vivant »525.
Puisque l’importance de rétablir des liens entre les diverses dimensions de la vie et de
l’homme se présente de façon nette sous nos yeux, « […] on doit voir là une nouvelle
preuve de l’extension scientifique de l’expérience et une nouvelle occasion de dialectique
non-cartésienne »526.
D’un cadre parcellaire, simple et mécaniste de la réalité se déploie aujourd’hui une
vision du monde à caractère complexe, organique et systémique où l’enjeu consiste à
relativiser l’approche cartésienne et la compléter. La pensée tenant compte de la complexité
du monde doit « lutter contre la simplification, tout en l’utilisant nécessairement »527. Une
des idées fondamentales proposées par l’approche systémique consiste à découvrir que les
réseaux sont des configurations présentes à tous les échelons de la vie. « Partout, à tous les
niveaux, la vie s’organise en réseaux »528. Les organismes vivants interagissent
continuellement et simultanément les uns avec les autres. Ils sont interdépendants les uns
des autres tout en s’auto-organisant de façon dynamique dans le respect de leur propre
autonomie. C’est ce qu’Edgar Morin appelle la notion de système semi-ouvert, c’est-à-dire
cette possibilité qu’ont les organisations vivantes de maintenir « fermées » leurs structures
internes et autonomes, sans quoi elles se désintègreraient, tout en permettant une ouverture
nécessaire pour se nourrir et progresser529. Tout système n’est jamais clos, mais en
continuelle interdépendance avec son milieu, c’est-à-dire par des liens essentiels
524 Ibid., p. 152-153. (C’est l’auteur qui souligne). 525 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 267. 526 G. BACHELARD. Le nouvel esprit scientifique, p. 175. 527 E. MORIN. Éduquer pour l’ère planétaire […], p. 76. 528 F. CAPRA. Les connexions invisibles : une approche systémique du développement durable, p. 30. 529 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 31.
195
d’autonomie et d’ouverture qu’il entretient avec son environnement naturel et humain.
Capra précisera donc que
[l]a vision systémique considère le monde en termes de relation et
d’intégration. Les systèmes sont des touts intégrés dont les propriétés ne
peuvent être réduites à celles de plus petites unités. Au lieu de se concentrer sur
les éléments fondamentaux ou sur les substances de base, l’approche
systémique met l’accent sur les principes de l’organisation530.
Une des grandes caractéristiques des découvertes scientifiques contemporaines du
monde vivant montre l’importance de l’association, de l’établissement des liens et de la
coopération.
L’étude détaillée des écosystèmes réalisée au cours des dernières décennies a
fait clairement ressortir le fait que les organismes vivants entretiennent des
relations d’un type essentiellement coopératif, caractérisé par la coexistence et
l’interdépendance; ces relations sont symbiotiques à plus d’un égard. Bien
qu’on ne puisse nier la compétition, celle-ci se déroule dans un contexte de
coopération plus vaste, de sorte que le système, au sens large, maintienne son
équilibre531.
À partir d’une vision complexe du vivant, exigeant continuellement la reconnaissance des
liens qui composent toutes les sphères, il est possible de comprendre l’homme en étudiant
l’intégralité, l’interrelation et la complémentarité de ses dimensions, tant physique et
psychologique que sociale, politique, économique, éthique, culturelle et spirituelle; en bref,
une approche multidimensionnelle et équilibrée de laquelle émerge, dans la complexité du
monde et de l’homme, la nouveauté, l’inventivité et la créativité532.
La complexité, c’est donc une méthode dont le but fondamental est d’amener la
personne à penser par elle-même le monde interrelié dans toutes ses dimensions. Ne
pouvant connaître la globalité du monde dans toutes ses parties isolées les unes des autres,
la pensée complexe invite à connaître et comprendre les liens complexes qui unissent
l’ensemble des activités. Sans renier l’importance de la recherche des lois scientifiques,
l’école de la complexité se concentre sur la possibilité de les relier et de les traiter dans un
530 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 248. 531 Ibid., p. 261. 532 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 65-71.
196
contexte sain d’incertitude qui inclut continuellement la reconnaissance des parties et du
tout.
La réalité doit se comprendre en fonction des relations qui émergent des interactions
qui caractérisent le vivant organique et systémique. La connaissance n’est pas une machine
parfaite, mais un processus en voie de désintégration et d’organisation continuelle en lien
avec la reconnaissance des systèmes qui évoluent. Elle demande de penser sans jamais
réduire les concepts, ni enfermer définitivement de façon claire et distincte. Elle oblige au
regard multidimensionnel et provoque une saisie de la réalité dans un mouvement continuel
entre le tout et les parties sans jamais se limiter ni à l’un ni à l’autre. Retrouver le chemin
d'une pensée multidimensionnelle nécessite donc la reconnaissance des éléments distincts
de la vie et des dimensions humaines. Elles sont toutes les facettes d'une même réalité
anthropologique qu’il faut distinguer comme telles, sans jamais les isoler complètement.
C'est l'appel vers la pensée multidimensionnelle, dira Morin533.
Nous sommes aujourd’hui les héritiers de paradigmes qui ont eu et continuent à avoir
des influences radicales sur la vie des hommes et des femmes. Compte tenu de la
problématique que nous avons soulevée au chapitre premier, il semble se dégager de la
littérature et de certaines expériences humaines une tendance vers la reconnaissance de la
pensée complexe qui oblige à réfléchir à l’avènement d’une nouvelle façon d’appréhender
le monde et l’être humain. Cette découverte de la complexité, c’est avant tout la découverte
de la nécessité et la reconnaissance des liens. Liens qui unifient les diverses dimensions
humaines, liens qui favorisent la connaissance, liens qui reconnaissent la personne et la
communauté, liens qui structurent et intègrent dans toute organisation humaine le social,
l’économique et le politique; en bref, la découverte des liens à caractère systémique et
organique. André Lacroix soutient :
Il m’apparaît donc nécessaire de reformuler la question à l’intérieur d’un
autre cadre normatif, lequel devrait permettre de prendre en considération
533 E. MORIN. « De la complexité : complexus », Les théories de la complexité, sous la direction de François
Soulié, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 283-296.
197
tout autant la personne humaine que son lieu d’appartenance culturelle,
politique, religieux et social pour ne nommer que ceux-là534.
Voilà pourquoi Morin insiste sur le fait qu’éduquer à la pensée complexe doit
nous « […] aider à sortir de l’état de désarticulations de fragmentation du savoir
contemporain ainsi que d’une pensée sociale et politique dont les approches simplificatrices
ont produit l’effet qu’on connait trop bien, et dont l’humanité pâtit »535.
Cette réflexion, qui a mis en lumière la définition de paradigme et son incidence
sociale et éducative, nous a amené à différencier l’épistémologie classique et mécaniste
avec une épistémologie plus systémique propre à la pensée de la complexité. Inspiré des
notions analysées tout au long de ce chapitre, nous proposons notre propre grille de lecture
paradigmatique qui servira d’instrument d’analyse pour mieux comprendre le coopératisme
dans le contexte actuel. Ce sera l’objet des deux derniers chapitres.
2.5 NOTRE GRILLE DE LECTURE
À la suite de cette mise en contexte des enjeux paradigmatiques, il semble que le
paradigme actuel soit de toute évidence mal adapté pour prendre en considération les coûts
sociaux et environnementaux générés par l’activité économique déconnectée des autres
dimensions humaines considérées comme des variables « externes » à leur calcul. Le
modèle théorique qui fonde le paradigme économiste favorise ainsi, de façon dogmatique,
la chrématistique elle-même. L’économisme actuel constitue ainsi « une forme de
scientisme sur laquelle nos gouvernements et les décideurs dans leur ensemble ne sauraient
légitimement s’appuyer pour gouverner nos communautés »536. La simple
« remoralisation » de l’économie, qui maintient malgré tout le discours économique au
centre des discours social et politique qui lui sont subordonnés, n’est plus suffisante. Il faut
désormais recentrer la pensée autour d’une véritable réflexion critique, inclusive et
intégratrice.
534 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 8. 535 E. MORIN. Éduquer à l’ère planétaire […], p. 49. 536 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 14.
198
Si nous supposons que le paradigme social actuel est avant tout économiste,
utilitariste et instrumentaliste, qu’il propose une conception réductionniste, économiste,
voire chrématistique, et individualiste de l’être humain, qu’il détermine les valeurs et que,
par conséquent, il conditionne les pensées, n’est-il pas urgent de le confronter à d’autres
paradigmes, plus intégrateurs, plus conjonctifs, plus unificateurs? Il semble que là se trouve
en partie la clé qui permettra à un paradigme alternatif d’évaluer la pertinence de son projet
et la capacité de proposer une autre représentation du monde. Si nous croyons que
l’épistémologie classique et mécaniste est au cœur du paradigme dominant, nous affirmons
que l’épistémologie proposée par la pensée complexe doit être le référent du prochain
paradigme. Cela permet de comprendre que changer de paradigme, c’est aussi réformer la
pensée par la venue de paramètres épistémologiques différents.
Tenant compte des éléments que nous venons d’apporter depuis le début de ce
chapitre, nous proposons une grille de lecture qui permet d’analyser les paradigmes en
général, et dans le cas qui nous occupe, le paradigme coopératif en particulier. Nous avons
déjà fait état qu’un paradigme constitue globalement une vision du monde, une
Weltanschauung, ou dit autrement une représentation particulière de l’être humain. Puisque
le réel dépasse toutes les modélisations que nous pouvons faire du monde et de l’homme, il
demeure essentiel pour l’être humain de se définir. C’est une question de sens. Son
indétermination ontologique ouvre des possibilités d’interprétations qui culturalisent et
colorent l’humanité dans sa multiplicité qui, elle-même dans son ensemble, manifeste
l’unité du genre humain. C’est dans la diversité humaine que se dévoile l’unité. Si se définir
constitue une nécessité de la nature humaine, chaque définition paradigmatique demeure
contingente, c’est-à-dire qu’elle pourrait ne pas être, ou du moins elle pourrait être autre.
Ainsi, tout au long de cette étude, nous avons fait mention de certains concepts porteurs. Ils
vont servir à préciser notre grille qui permettra de relever certaines caractéristiques de base
qui constituent un paradigme. Cette dernière devrait faciliter l’analyse que nous ferons par
la suite.
Pour construire cette grille, nous nous inspirons de deux sources : celles des
propositions et de l’analyse que nous avons faites de la matrice disciplinaire de Kuhn que
nous avons explicitée auparavant, ainsi que des cinq éléments que Bertrand et Valois
199
proposent dans leur livre Fondements éducatifs pour une nouvelle société. Les deux auteurs
ont développé et utilisé une grille qui met en relief les caractéristiques qu’ils jugent
essentielles de la notion de paradigme en vue de l’appliquer aux réalités éducatives.
Bertrand et Valois suggèrent les éléments suivants : « […] la conception de la
connaissance, la conception des relations entre la personne, la société et la nature, les
valeurs et intérêts, la façon de faire et la signification globale de l’activité humaine »537. Ils
sont, selon eux, les composantes de tout paradigme socioculturel à utiliser en contexte
éducatif.
Un paradigme à caractère sociologique comme modèle de la réalité humaine
représente un ensemble organisé d’idées interreliées qui s’articule, selon nous, autour de
trois éléments fondamentaux : 1) tout paradigme propose initialement une définition
anthropologique particulière directement reliée avec un rapport à la société et à la nature,
toute conception anthropologique définit un lien avec le social et le milieu; 2) en
conformité avec une définition particulière de l’être humain, se précise et s’agence un
ensemble restreint de valeurs et de principes spécifiques qui guide les décisions et les
actions tant personnelles que collectives; et finalement, 3) tout paradigme, dans sa pratique,
propose ou impose une série de finalités existentielles à laquelle une communauté humaine
doit se soumettre, les finalités ayant pour but de donner une direction et un sens à
l’ensemble des actions posées.
Ainsi, notre grille de lecture tente de répondre à trois questions d’inspiration
kantienne. Qui sommes-nous? Que devons-nous faire? Et que devons-nous espérer? Les
réponses à ces questions construisent l’argumentaire nécessaire des postulats de base qui
serviront à justifier une pratique individuelle et collective dans un contexte historique et
culturel particulier. La logique d’un paradigme comprise comme une matrice propose des
réponses variées en identifiant une façon singulière de se définir (visions anthropologique
et sociale), une façon singulière d’agir en fonction de normes et valeurs partagées (vision
politique et éthique) et une façon singulière de déterminer des finalités conformes à cette
vision de l’être humain et aux valeurs qu’elle défend (vision téléologique). La force d’un
537 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 36.
200
paradigme tient donc dans sa capacité à répondre à ces questions fondamentales, pour un
temps donné, en développant un discours articulé et cohérent qui met en évidence la
complémentarité des trois composantes suggérées. Comme Kuhn l’a montré, les réponses
proposées construisent par le fait même une série de convictions qui serviront à la mise sur
pied d’un système qui tentera de solutionner des énigmes et des anomalies de la vie.
À la lumière de cette grille de lecture que nous venons de présenter, nous
analyserons, au prochain chapitre, le coopératisme en vue de faire ressortir les éléments
paradigmatiques qui fondent toute sa pratique. Nous tenterons ainsi de montrer que le
coopératisme est aussi un paradigme original qui s’insère dans la logique des dispositions
paradigmatiques actuelles telles que nous venons de le montrer. Ainsi, il se présentera sous
un jour différent, c’est-à-dire comme un modèle de représentation porteur d’un renouveau
humain, sociétal et entrepreneurial.
201
CHAPITRE 3
LES PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES DU PARADIGME
COOPÉRATIF
Les entreprises coopératives sont des organisations économiques et sociales
originales qui se sont développées à partir de la première moitié du 19e siècle. Les écrits sur
le sujet permettent de comprendre que la coopérative s’enracine dans une tradition utopiste
importante, qu’elle soit de caractère associationniste ou chrétien, et qu’elle donne naissance
à une alternative économique et sociale qui tente de répondre aux impératifs modelés par le
capitalisme naissant en Europe.
Depuis son avènement, le mouvement coopératif est animé par des valeurs et des
principes qui forment ses propres conditions de réussite. Ses principes de base sont le
respect et la valorisation de la personne humaine comme être de liberté, ce qui conduit à la
reconnaissance de l’égalité des hommes. Le coopératisme fait la promotion de
l’autodétermination et du sens de la responsabilité, indispensables pour que les
coopérateurs puissent assumer leurs tâches d’entrepreneurs. Il exige également la solidarité
comprise comme une action décidée collectivement en vue de l’atteinte d’un but commun
et l’équité comme une action de justice dans les échanges, dans la perception et la
distribution des biens. De la pratique coopérative naissante au 19e siècle se dégage donc
une façon de faire originale, tant d’un point de vue économique que social. Il semble se
dessiner, en amont, de cette pratique un paradigme qui propose une vision spécifique de
l’être humain, un homo cooperatus, ainsi que des valeurs fondamentales et des finalités
existentielles.
À l’aide de la grille de lecture que nous avons proposée au deuxième chapitre, tentons
maintenant de comprendre la coopérative et le coopératisme sous l’angle paradigmatique en
faisant l’analyse de chacune des parties qui le constitue. Pour mieux comprendre
l’originalité de la coopérative, commençons ce troisième chapitre par une mise en contexte
historique. Par la suite, nous analyserons le coopératisme de façon plus détaillée à partir des
trois éléments de notre grille, c’est-à-dire en approfondissant, dans un premier temps, la
notion de l’homo cooperatus. Ensuite, nous nous référerons explicitement aux valeurs et
202
aux principes coopératifs pour dégager la force de ce cadre normatif et tenter de
comprendre la pertinence des valeurs de la coopération pour aujourd’hui. Finalement, nous
traiterons des questions entourant les finalités existentielles du coopératisme à la lumière
des deux premiers éléments. Cette analyse aidera à dégager des perspectives philosophiques
importantes pour la coopérative, ce qui devrait nous amener à conclure que de cette
organisation entrepreneuriale émerge également un paradigme porteur d’un projet humain à
reconsidérer pour notre temps.
3.1 QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES
Il est de mise dans les écrits historiques sur les coopératives d’évoquer quelques
penseurs et quelques acteurs classiques. De Plockboy aux Pionniers de Rochdale, une
tradition de pensée met en relief les prémisses nécessaires qui construiront peu à peu le
modèle coopératif et mutualiste538. Après plusieurs tentatives plus ou moins fructueuses de
mettre en place et en pratique un modèle socioéconomique basé sur la coopération, c’est en
1844, à Rochdale en Angleterre, que la coopérative trouve enfin la solidité théorique
minimale pour s’organiser et répondre concrètement aux besoins des personnes. La
538 À ce sujet, voici les principaux penseurs du coopératisme aux 18e et 19e siècles en Europe :
En Angleterre : Peter Cornelius Plockboy (1620-1695), John Bellers (1654-1725), Robert Owen (1771-
1858), William King (1786-1865), les Pionniers équitables de Rochdale (1843).
En France : Henri de Saint-Simon (1760-1825), Charles Fourier (1772-1837), Philippe Buchez (1796-
1882), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865).
En Allemagne : Hermann Schulze-Delitzsch (1808-1885) et Frédéric Guillaume Raiffeisen (1818-1888).
Voir entre autres :
BÉLAND, Claude. L’évolution du coopératisme dans le monde et au Québec, Montréal, Fides, 2012;
DESROCHE, Henri. Le projet coopératif : son utopie et sa pratique, ses appareils et ses réseaux, ses
espérances et ses déconvenues, Paris, Éditions Économie et Humanisme, 1976; HOLYOAKE, George.
The History of Co-operation, London, T. Fisher Unwin, 1908; KAPLAN DE DRIMER, Alicia et
Bernardo DRIMER. Las cooperativas: fundamentos-historia doctrina, Buenos Aires, Intercoop, 1973;
KRASHENINNIKOV, Aleksandr Ivanovich. The International Co-operative Movement: Past, Present
Future, Moscow, Centrosoyus, 1988; LAMBERT, Paul. La doctrine coopérative, Bruxelles, Propagateurs
de la coopération, 1964; LECLERC, André. Les doctrines coopératives en Europe et au Canada,
Sherbrooke, IRECUS, 1982; MARTIN, André, Anne-Marie MERRIEN, Martine SABOURIN et Josée
CHARBONNEAU. Sens et pertinence de la coopération : un défi d’éducation, Montréal, Fides, 2012;
MARTIN, André. « Le paradigme coopératif inscrit dans une histoire », Cahiers de l’IRECUS, [En ligne],
no 04-08, mai 2008, p. 1-56, http://www.usherbrooke.ca/irecus/fileadmin/sites/irecus/documents/cahiers_
irecus/cahier_irecus_04_08.pdf (Page consultée le 22 janvier 2010); MLADENATZ, Gromoslav. Histoire
des doctrines coopératives, Paris, PUF, 1933; SHAFFER, Jack. Historical Dictionary of the Cooperative
Movement, Lanham, The Scarecrow Press, 1999; THOMPSON, David J. Weavers of dreams, Founders of
the Modern Cooperative Movement, 2nd edition, Davis, Twin Pines Press, 2012; URIBE GARZON,
Carlos. Bases del cooperativismo, Cuarta edición, Bogotá, Fondo Nacional Universitario, 1993.
203
coopérative de Rochdale deviendra ainsi un exemple à suivre. Le modèle sera
particulièrement efficace puisqu’en 1895, l’Alliance coopérative internationale est fondée à
Manchester en Angleterre. En un demi-siècle, les coopératives se développent rapidement
dans de nombreux pays du monde. Au Québec, ce mouvement a pris forme avec l’assureur
Promutuel539 en 1852 et les caisses Desjardins540 en 1900.
Afin de clarifier comment on peut comprendre la notion de paradigme dans le
contexte de la coopérative, nous proposons de faire une synthèse des grandes orientations
fournies par certains textes fondateurs du coopératisme. Chercher à dégager la philosophie
coopérative par l’histoire nous oblige cependant à aller au-delà de l’avènement de la
coopérative. Sans vouloir retracer la genèse de la coopération, nous limiterons notre lecture
historique aux Modernes, comme nous l’avons fait au premier chapitre de cette thèse. Nous
avons déjà identifié trois périodes caractérisant le coopératisme issu du Siècle des
Lumières : l’âge utopiste, l’âge empirique et l’âge réflexif541. Nous avions alors tenté de
dégager une esquisse du paradigme coopératif inscrit dans l’histoire. Relevons quelques
influences marquantes et pertinentes pour ce propos.
D’entrée de jeu, il est important de noter que, pour certains penseurs du coopératisme,
la coopération est avant tout un fait fondamentalement humain avant d’être une pensée ou
une philosophie. Elle est une caractéristique de l’homme. Pour Bogardus, l'essence de la
coopération est l'expression de l'essence même de l'homme542. « L’esprit de la coopération
539 « En 1956, naît la Fédération des sociétés mutuelles d’assurance contre le feu, devenue depuis Groupe
Promutuel Fédération de sociétés mutuelles d’assurance générale » (D. SAINT-PIERRE. La mutualité-
incendie au Québec depuis 1835, Montmagny, Promutuel, 1997, p. 113). Historiquement, Promutuel a
commencé ses activités mutualistes en 1852 sous le nom de Compagnie d’assurance mutuelle contre le feu
du comté de Beauharnois. 540 Voir les trois tomes de l’ouvrage suivant :
P. POULIN. Histoire du mouvement Desjardins 1900-1920. Desjardins et la naissance des caisses
populaires, Coll. « Desjardins », tome 1, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1990.
P. POULIN. Histoire du mouvement Desjardins 1920-1944. De la percée des caisses populaires, Coll.
« Desjardins », tome 2, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1994.
P. POULIN. Histoire du mouvement Desjardins 1945-1971. De la caisse locale au complexe financier,
Coll. « Desjardins », tome 3, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1998. 541 A. MARTIN. « Le paradigme coopératif inscrit dans une histoire », Cahiers de l’IRECUS, [En ligne],
no 04-08, mai 2008, p. 16-38, http://www.usherbrooke.ca/irecus/fileadmin/sites/irecus/documents/cahiers_
irecus/cahier_irecus_04_08.pdf (Page consultée le 22 janvier 2010). 542 E. BOGARDUS. Principles of Cooperation, Chicago, The Cooperative League of the USA, 1964, p. 9.
204
est profondément humain »543, rajoutera Gromoslav Mladenatz. La coopération, définie
comme une attitude inhérente à l’humanité qui exprime l’entraide et la solidarité, constitue
avant tout un vécu conforme à un état naturel humain. La coopération, rappelle encore
Borgadus, est aussi vieille finalement que la race humaine elle-même. C'est la coopération
qui a permis et qui permet toujours la civilisation544. La coopération se manifeste pour
répondre à des besoins humains concrets causés par les différents états de crise qui secouent
parfois un individu, une communauté locale ou nationale. Toutes ces associations naissent
instinctivement d’une nécessité naturelle. Charles Gide dira, cité par Mladenatz, « […] que
le système coopératif n’est pas sorti de la cervelle de quelque savant ou réformateur, mais
des entrailles du peuple »545. En pratique, la coopération exige un « faire ensemble »
concret basé sur une intersubjectivité efficace qui facilite l’atteinte d’un but commun. Elle
permet de motiver des personnes au point d'orienter leur créativité vers des dispositifs qui
répondent à des besoins profondément humains. Elle s'inscrit dans l’agir de la solidarité
humaine voulant minimalement pour l'autre son propre bien. Henri Desroche dira :
Bref, nous ne connaissons pas une seule race humaine ou une seule nation qui
n'ait pas eu sa période de communes villageoises. […] Ce fut une phase
universelle de l’évolution, une transformation inévitable de l’organisation par
clans, au moins pour tous les peuples qui ont joué ou jouent encore quelque rôle
dans l’histoire546.
C'est dans ce contexte d'humanité qu'éclosent les principes coopératifs, qui constituent une
forme de philosophie pratique élaborée par l'humanité et exercée pour elle547. Toujours
selon Desroche, cette coopération inscrite dans le cœur de l'homme et des cultures s’est
matérialisée de façon particulière en une organisation économique et sociale moderne au
19e siècle, principalement en Europe.
Le mouvement coopératif, au niveau des communautés humaines réelles,
constitue le mode d’organisation permettant de préserver les valeurs
communautaires anciennes et de promouvoir un développement moderne
543 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 5. 544 E. BOGARDUS. Principles of Cooperation, p. 9. 545 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 2. 546 H. DESROCHE. Le projet coopératif […], p. 265. 547 E. BOGARDUS. Principles of Cooperation, p. 19.
205
susceptible de prendre place solidement dans les courants d’évolution du
monde actuel548.
La naissance de la coopérative en Europe survient parallèlement à un moment
historique important que nous avons en partie relevé au chapitre premier, c’est-à-dire le
libéralisme avec toute la portée de son paradigme. C’est ce qui fera dire à Léon Walras que
la coopérative est, d’une certaine façon, fille du libéralisme économique et politique du
19e siècle. Il affirmera lors d’une leçon publique à Paris en 1865 :
Jetez maintenant les yeux sur les associations populaires telles que je vous les ai
décrites, et vous reconnaîtrez immédiatement et sans peine que leur mécanisme
particulier vient tout entier s’adapter, comme un dernier et parfait rouage, au
mécanisme général de la production de la richesse […] Et vous allez voir, en
effet, que si l’économie politique [libérale] doit être fière de pouvoir s’annexer
le domaine des associations populaires, ces associations, de leur côté, ont tout à
gagner à se soumettre aux principes de la science549.
Ainsi présentées, les associations populaires naissantes sont considérées par Walras
comme des organisations dépendantes et subordonnées au libéralisme et au capitalisme du
19e siècle. Leur originalité vient du libéralisme lui-même. Ainsi, les associations populaires
ont la vertu de compléter les activités économiques du libéralisme en comblant les champs
que le libéralisme laisse en marge de sa pratique, par manque d’intérêt ou faute de pouvoir
maximiser ses profits. La coopérative est donc un excellent moyen pour colmater les
secteurs laissés pour compte par le libéralisme lui-même.
Cette perspective walrasienne est cependant réductrice. Un autre courant
philosophique important au Siècle des Lumières mérite d’être abordé puisqu’il semble
avoir eu une incidence significative, voire déterminante sur l’avènement et le
développement du paradigme coopératif comme entité originale non subordonnée au
libéralisme, ni au socialisme d’ailleurs.
548 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 268. 549 L. WALRAS. Les Associations populaires de consommation, de production et de crédit : leçons publiques
faites à Paris en janvier et février 1865, [En ligne], http://fr.wikisource.org/wiki/Les_
Associations_populaires_de_consommation,_de_production_et_de_cr%C3%A9dit (Page consultée le
23 novembre 2011).
206
L’histoire des Modernes montre que l’Europe a été marquée par de profondes
turbulences sociales et économiques dues, entre autres, au capitalisme naissant et à la
révolution industrielle qui changea les habitudes et les mœurs. Un autre bouleversement
particulièrement important secoua également cette région du monde au même moment, les
grandes révolutions démocratiques françaises et américaines. Nous considérons que
l’ensemble de ces facteurs a eu une grande incidence sur la naissance des coopératives.
Nous posons l’hypothèse que l’avènement de la démocratie politique de type républicain a
été déterminant dans la structuration même de l’organisation coopérative. Ce mouvement
philosophique semble constitutif de la coopérative elle-même et se rapproche de l’idée que
la coopérative n’est pas un simple instrument entrepreneurial du libéralisme, tel que le
stipulait Walras. Comme nous l’avons soulevé précédemment, Charles Gide s’oppose à la
vision de Walras, considérant plutôt la possibilité singulière du coopératisme d’être surtout
un projet de transformation sociale d’orientation socialiste.
Pour cette analyse, nous proposons dans un premier temps une réflexion historique à
partir des travaux de Jean-Jacques Rousseau, en se basant sur sa vision républicaine de
l’homme et l’importance fondamentale de la démocratie qui s’y rattache. À la suite de
Rousseau, nous retournerons à des auteurs marquants du coopératisme. Le but de ce
passage historique est de mieux comprendre les particularités du paradigme coopératif dans
son ampleur anthropologique, éthique et téléologique.
3.1.1 Jean Jacques Rousseau et la notion de république
Le Siècle des Lumières est caractérisé par l’éclosion de diverses tendances
philosophiques fortes. Nous en avons d’ailleurs soulevé une lors de notre étude sur Locke
en montrant l’importance de l’affirmation du droit de propriété privée et de la liberté
naturelle comme fondement qui conduit au développement du libéralisme, duquel
découlent l’esprit individualiste et la valorisation de l’égoïsme de l’homme. Dans ce
contexte, la chose publique, c’est-à-dire la res publica reconnue comme entité publique qui
comprend l’ensemble des êtres et des choses qui constitue une nation, ne subsiste que
comme simple canal par lequel circulent les exigences privées des individus vivant en
société. Cette prédisposition accentuée par le capitalisme contraint l’État démocratique à
207
n’exister que pour faciliter l’essor individuel et l’utilité personnelle. Si l’influence de ce
paradigme qu’est le libéralisme a été déterminante en Europe et en Amérique, le projet des
Lumières ne se limite pas exclusivement à cette tendance.
Comme le montre Meiksins Wood, une part importante du projet des Lumières a vu
le jour au sein d’une société non capitaliste. Plusieurs particularités des Lumières prennent
aussi leur source dans des rapports sociaux de propriété non capitaliste. Par exemple, les
principales visées révolutionnaires de la France étaient l’égalité civile, l’abolition des
privilèges et un accès équitable aux « […] places et emplois publics (à tous les citoyens)
sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents »550, positions
pratiquement monopolisées à l’époque par les nobles et les riches. La Révolution française
aura permis de faire valoir l’universalisme de la citoyenneté, de l’égalité civile et de la
nation. Cette deuxième tendance des Lumières avait pour but l’émancipation globale du
genre humain et non seulement d’une forme de bourgeoisie économique. « En d’autres
mots, on opposait l’universalité aux privilèges dans leur sens littéral de lois spéciales à un
particulier, ou “loi privéeˮ. L’universalité se dressait contre les privilèges et les droits
particuliers »551. Ce sera la position défendue par Jean-Jacques Rousseau. C’est ce qui fera
dire à Freitag :
Cette question de l’opposition de la modernité à la tradition a été et demeure au
cœur des débats philosophiques et politiques sur le fondement de la légitimité
dans l’Occident moderne, et les deux grandes thèses qui s’y opposent peuvent
être ramenées à celles exprimées respectivement par Locke (comme conception
libérale de la démocratie fondée sur l’universalité conférée à l’individu en tant
que tel) et par Rousseau (chez qui la « volonté populaire » renvoie à l’unité et à
la solidarité du « Peuple », qui possède un contenu sociohistorique propre et ne
se réduit pas à la somme ou à la collection des individus compris
indépendamment les uns des autres); cette conception sera celle de la
démocratie républicaine, et c’est elle d’abord qui inspirera le Révolution
française552.
Qu’en est-il de l’esprit républicain défendu par Jean Jacques Rousseau?
Réfléchissons sur certaines prémisses qu’il avance et soumettons l’hypothèse qu’elles
550 E. MEIKSINS WOOD. L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, p. 291. 551 Ibid., p. 292. 552 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 320-321.
208
fondent davantage le coopératisme que ne peut le faire le libéralisme tel que proposé par
Léon Walras. Comme nous l’avons vu précédemment, Jean Jaurès s’inspire d’une façon
toute particulière de la philosophie politique de Rousseau qui lui permet de mieux justifier
l’importance du coopératisme comme organe de transformation sociale permettant de
vaincre les inégalités. C’est ce que dénoncera Rousseau dans le Discours sur l’origine et le
fondement de l’inégalité parmi les hommes qui constitue un refus de l’ordre social existant
qui comporte de monstrueuses inégalités entre les individus553. Henri Denis dira à ce sujet
que « Rousseau proteste contre l’extrême inégalité des conditions qu’il constate dans le
France de ce temps. Mais il est aussi très conscient du fait que les puissants eux-mêmes
sont victimes de cette aliénation dans la richesse qui sévit dans le monde moderne »554.
Rousseau affirme, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes, que la tragédie de l'homme est bien réelle, mais que le mal et les
inégalités ne sont pas des caractéristiques de la nature humaine. Le mal n'est pas
ontologique, malgré le fait qu'il subsiste et qu'il fasse des ravages. Si les inégalités existent,
c’est exclusivement parce que l'homme les provoque. Pour Rousseau, les inégalités existent
sous deux formes. L’une, physique, qui « […] consiste dans la différence des âges, de la
santé, des forces du corps, et des qualités de l'esprit, ou de l'âme [...] »555. La deuxième est
d’ordre moral ou politique puisqu’ « […] elle dépend d'une sorte de convention, et qu'elle
est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes »556. Toute la
problématique humaine de l’inégalité prend sa source dans la propriété privée. C’est ce que
relate Rousseau à maintes reprises dans son ouvrage résumant sa pensée avec la citation
devenue célèbre :
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et
trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société
civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs
n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant
le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous
553 J.-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, dossier et
notes réalisés par Heidi Barré-Mérand, Folioplus Philosophie, Éditions Gallimard, 2006, p. 97-98. 554 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 247. 555 J.-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Montrouge,
Librairie Larousse, 1967, p. 35. 556 Idem.
209
êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à
personne557.
Selon une analyse faite par Jean Jaurès, il semble que ce message n’ait pas été
compris. Selon lui, Rousseau ne cherche pas à contester la légitimité de la propriété privée.
Cette citation célèbre de Rousseau exprime davantage l’idée qu’un tel type de propriété
constitue un instrument de tyrannie et d’inégalité quand les hommes sont incapables
d’entourer cette propriété de garanties suffisantes fournies par la société elle-même. Jaurès
dira à ce sujet : « C’est une force bonne et salutaire en soi, mais qui, insuffisamment
maîtrisée, se déchaînera et aboutira aux plus monstrueuses inégalités. C’est là le sens, la clé
de toutes les théories de Rousseau sur le développement de la société. Elles peuvent se
résumer ainsi : la faiblesse humaine est disproportionnée au progrès humain »558.
Cette faiblesse s’exprime par l’ambition dévorante des hommes à élever leur fortune
afin de se placer au-dessus des autres et de les dominer. Pour Rousseau, de tels maux sont
le premier et le plus important effet de la propriété privée mal orchestrée et la dynamique
croissante des inégalités qui rend « […] les hommes avares, ambitieux et méchants. Il
s’élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui
ne se terminait que par des combats et des meurtres »559.
Cette vision anthropologique pessimiste de Rousseau laisse entendre que, pour lui, le
progrès tant souhaité à son époque est une régression fondée sur une transgression : celle,
encadrée par les règles du droit, de favoriser « […] les inégalités de richesse pour assurer à
ceux qui les possèdent l’impossibilité pour ceux qui en sont démunis de les leur retirer »560.
Bien que la civilisation telle que décrite par Rousseau soit considérée comme la cause
des maux de l’humanité, l’état de l’homme civilisé peut devenir supérieur à l’état de
l’homme primitif, dans la mesure où la loi réalise l’égalité entre les individus. En ce sens,
Rousseau apparaît comme un des fondateurs du socialisme moderne, donnant au législateur
557 Ibid., p. 63. 558 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 14. 559 J.-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 2006, p. 81. 560 Ibid., p. 134.
210
et au gouvernement la capacité de créer cet ordre social que les libéraux attribuent
principalement aux lois économiques561.
Contrairement à la pensée libérale, Rousseau cherche à montrer que l’introduction de
la notion de propriété contribue forcément à des conflits perpétuels entre les hommes. De
plus, si la démocratie n’est possible que par les valeurs de liberté et d’égalité, comme le
supposait Locke, qu’advient-il lorsque la valeur de l’égalité est elle-même diminuée par la
mise en place de la notion de propriété privée qui, comme nous l’avons souligné dans le
premier chapitre, survalorise la liberté au prix de l’égalité elle-même? Pour Rousseau,
tenter de maintenir l’équilibre entre les valeurs de liberté et d’égalité en démocratie est une
tâche impossible si la propriété privée devient un trait de la nature humaine. La liberté est
ainsi hautement valorisée au prix de l’égalité; la démocratie s’en voit alors nécessairement
affectée. Pour Rousseau, la propriété privée contribue à la fragilisation de l’égalité, ce qui
[…] inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une
jalousie secrète d'autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en
sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance; en un mot,
concurrence et rivalité d'une part, de l'autre opposition d'intérêt, et toujours le
désir caché de faire son profit aux dépens d'autrui, tous ces maux sont le
premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l'inégalité naissante562.
Rousseau conclut sa réflexion présentée à l’Académie de Dijon en 1750 en affirmant que
« […] l'inégalité, étant presque nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement
du développement de nos facultés et des progrès de l'esprit humain et devient enfin stable et
légitime par l'établissement de la propriété et des lois »563.
Une société ainsi constituée corrompt inévitablement l'homme, qui devient le produit
d'un autre et le serviteur d'un autre plus fort que lui. Comment alors construire une société
plus respectueuse de l’homme, différente de celle qui favorise inévitablement la
dépendance d'un plus faible face à un plus fort et le désir insatisfait de posséder tout pour
soi-même, privant l'autre parfois du nécessaire? Il semble urgent pour Rousseau de repenser
le modèle de société et de redéfinir théoriquement les fondements politiques et moraux à
561 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 253. 562 J.-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1967, p. 77. 563 Ibid., p. 95.
211
partir de l’expérience humaine contingente et historique. Rousseau se donne la tâche de
proposer de nouvelles avenues théoriques qui, dans l’universel, permettraient à tout homme
concret d’accéder à la souveraineté populaire. Rousseau développera ainsi la notion de
l’idéal démocratique. L’apport de Rousseau sera de montrer que le peuple est souverain en
droit partout et toujours. Boniface Kaboré ira dans la même direction en affirmant que
[…] Rousseau aborde la tâche éminemment révolutionnaire de repenser de fond
en comble les fondements de l’ordre politique, de « recommencer a priori et
par la pensée, la constitution d’un grand État réel en renversant tout ce qui
existe et est donné, et de vouloir donner pour base un système rationnel
imaginé ». C’est une révolution intellectuelle qu’il opère dans le domaine de la
pensée politique en établissant que fait et droit relèvent de deux ordres
incommensurables : d’un côté l’ordre des faits, de l’être, de l’expérience ou de
l’histoire et, de l’autre, celui du droit, du devoir-être, de la conscience morale
informée par la raison564.
Or, Rousseau montre comment la liberté strictement individuelle amène de grandes
inégalités entre les personnes. Selon lui, on ne peut fonder la société civile, entité qui
promeut le bien commun, sur le droit naturel qu’est la liberté individuelle, comme le
prétend Locke. Rousseau exprime la nécessité d’instituer une société civile et politique
différente. Si les droits de liberté et de propriété sont les plus sacrés de tous les droits des
citoyens, il semble urgent pour Rousseau d’en circonscrire la portée.
Sans entrer aujourd'hui dans les recherches qui sont encore à faire sur la nature
du pacte fondamental de tout gouvernement, je me borne en suivant l'opinion
commune à considérer ici l'établissement du corps politique comme un vrai
contrat entre le peuple et les chefs qu'il se choisit, contrat par lequel les deux
parties s'obligent à l'observation des lois qui y sont stipulées et qui forment les
liens de leur union565.
C’est exactement l’idée qu’il développe dans son ouvrage Du Contrat social écrit en
1762, dans lequel il cherche à « [t]rouver une forme d'association qui défende et protège de
toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun,
s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant »566. Si
564 B. KABORÉ. L’idéal démocratique : entre l’universel et le particulier. Essai de philosophie politique,
Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2001, p. 45. (C’est l’auteur qui souligne). 565 J.-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1967, p. 83. 566 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, Paris, Éditions Gallimard, 2004, p. 182.
212
le contrat social de Locke cherche un tiers politique qui se chargera de la sauvegarde et de
la gouverne du peuple, chez Rousseau, cette charge appartient exclusivement et totalement
aux citoyens eux-mêmes par le principe de la volonté générale, c’est-à-dire la volonté du
peuple souverain constitué comme corps politique567.
Le pacte social de Rousseau désigne, pour ainsi dire, l’acte de naissance du
peuple, l’acte par lequel une multitude se constitue et se reçoit comme corps
politique de telle sorte que la souveraine puissance, qui naît de cette
association, lui échoit d’office. Par conséquent, le peuple, issu du pacte social,
cause de lui-même (causa sui) et créateur de son propre, doit être souverain568.
La volonté générale est donc volonté souveraine du peuple lui-même. « C’est elle qui
donne rythme et vie à l’État par la loi. La loi, c’est la souveraineté en acte, le verbe de la
volonté générale. D’où il ressort que le triptyque peuple souverain/volonté générale/loi
forme le noyau dur de la conception de la souveraineté chez Rousseau »569. La souveraineté
du peuple comme être collectif n’est que l’exercice de la volonté générale. Le contrat
rousseauiste est un pacte essentiellement démocratique dans lequel le contrat social
n’institue pas un quelconque souverain hobbesien ou un gouvernement tripartite lockéen,
mais amène le peuple directement dans sa propre souveraineté inaliénable et indivisible570.
Le peuple est souverain, l’unique et véritable souverain. Telle va être la thèse
centrale du Contrat social. Il est souverain par cela même que les individus qui
le font émerger comme peuple sont eux-mêmes souverains, libres et égaux par
nature. La souveraineté du peuple, une et indivisible comme le proclamera la
Révolution française, tient ainsi son origine et son siège d’une souveraineté
primordiale, la souveraineté de l’individu libre et égal aux autres dont Rousseau
appréhende le rôle et la place, dans l’ordre politique, sous le double statut de
citoyen et de sujet571.
Subséquemment, Rousseau prétend que seul un régime politique basé sur les
principes de la liberté et de l’égalité, conçus comme des attributs inhérents à l’humanité
elle-même, peut gouverner une société humaine. Par société humaine légitimement
gouvernée, Rousseau entend une société de personnes incorporée au cœur même du
567 Ibid., p. 111-119. 568 B. KABORÉ. L’idéal démocratique : entre l’universel et le particulier […], p. 47. (C’est l’auteur qui
souligne). 569 Idem. 570 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 2004, p. 190-193. 571 B. KABORÉ. L’idéal démocratique : entre l’universel et le particulier […], p. 55.
213
processus démocratique comme agent et sujet de toute transformation sociale. Avec
Rousseau, la liberté et l’égalité deviennent les principes fondateurs de tout idéal
démocratique défini selon Kaboré comme
[…] un principe normatif dont le noyau est structuré par les idéaux de liberté et
d’égalité assortis du principe de souveraineté populaire dans leur sens le plus
abstrait, c’est-à-dire ouvert aux interprétations et aux adaptations dans le
contexte de leur mise en œuvre sociopolitique572.
Rousseau propose une organisation sociale juste qui repose sur un pacte social garantissant
en droit, de façon équivalente, l’égalité et la liberté entre tous les citoyens. L’idée de la
souveraineté du peuple prend sa source des idéaux de liberté et d’égalité des individus qui
composent le corps politique, c’est-à-dire la république573. C’est ce qui fera dire à Rousseau
que
[s]i l'on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui
doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu'il se réduit à deux
objets principaux, la liberté et l'égalité : la liberté, parce que toute dépendance
particulière est autant de force ôtée au corps de l'État; l'égalité, parce que la
liberté ne peut subsister sans elle574.
Le pacte social de Rousseau exige donc que chacun laisse ses droits naturels pour obtenir la
liberté civile que procure la société, par la souveraineté et la volonté générale, à laquelle
chacun doit participer575. Cette privation est justement la condition de voir apparaître la
possibilité de l’égalité. La légitimité du pacte social repose sur le fait que l’homme n’aliène
pas son droit personnel de liberté. Au contraire, le pacte social est la condition sine qua non
de l’existence de ce droit naturel. C’est par le contrat social qui reconnaît l’égalité que la
liberté prend tout son sens. S’il s’en départit naturellement, c’est pour mieux l’affirmer
politiquement et civilement. C’est ce que conclura Rousseau à la fin du premier livre du
Contrat social :
Je terminerai ce chapitre et ce livre par une remarque qui doit servir de base à
tout système social; c'est qu'au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte
fondamental substitue, au contraire, une égalité morale et légitime à ce que la
nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant
572 Ibid, p. 98. (C’est l’auteur qui souligne). 573 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 2004, p. 184. 574 Ibid., p. 154. 575 Ibid., p. 182-184.
214
être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et
de droit576.
Les idéaux de liberté et d’égalité proposés par Rousseau présentent une vision
anthropologique selon laquelle l’homme est fondamentalement un être libre et égal à ses
semblables par nature. Cette vision oblige à émettre un principe de gouvernance qui doit
continuellement concilier la liberté de la personne avec les exigences de la participation
politique. Le fondement sur lequel tout ordre civil et politique s’édifie repose sur un contrat
social passé entre des individus libres et égaux. Kaboré rajoute que « [s]’il est vrai que
l’homme est à la fois un “animal libreˮ et “animal politiqueˮ, l’exercice de sa liberté doit
pouvoir coexister avec l’institution d’un ordre politique »577. De plus, « [s]i tous sont égaux
par la loi et devant la loi, c’est parce que nul n’est le maître de personne et que tous sont
également libres. L’autogouvernement s’impose, dès lors, comme la seule forme de
gouvernement compatible avec la liberté de l’individu »578. D’où les fondements de la
démocratie.
Rousseau pose la prémisse fondamentale que tous naissent libres et égaux et que
personne n’a d’autorité sur personne. La seule légitimité de l’autorité, c’est le contrat social
qui permet de justifier la souveraineté qui exige la reconnaissance de l’égalité fondamentale
de l’être humain avec ses semblables, et ce, sans perdre la liberté individuelle, prérogative
inaliénable de l’homme579. Ainsi, sous l’angle de la souveraineté du peuple, la liberté doit
se conjuguer continuellement avec l’égalité pour que les actions deviennent morales, la
justice succède à l’instinct, le devoir aux passions, le droit à l’appétit et la raison aux
caprices.
C’est sur ce pacte qui exige une participation citoyenne et une obéissance aux lois
que Rousseau fait reposer toute la démocratie. Si la liberté et l’égalité ne sont pas, de façon
équivalente, assurées par le peuple souverain, c’est alors l’état de nature primitif qui
reprend vie. La grande préoccupation de Rousseau est de trouver une forme d’association
576 Ibid., p. 189. 577 B. KABORÉ. L’idéal démocratique : entre l’universel et le particulier […], p. 54. (C’est l’auteur qui
souligne). 578 Ibid., p. 59. 579 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 2004, p. 127-134.
215
qui défende et protège la personne et ses biens dans un contexte collectif. Une telle
association souveraine devrait permettre à chacun, en s’unissant à tous, de n’obéir qu’à lui-
même et ainsi développer une liberté qu’il n’avait même pas auparavant. En accédant à une
réciprocité provoquée par la synthèse entre liberté et égalité, Rousseau, dira Kaboré, oblige
à penser que « […] nous sommes tous aussi libres qu’égaux, que des hommes réellement
libres sont des hommes également libres. De l’idée que nous sommes tous libres découle le
principe d’égalité dans nos relations avec autrui »580. L’idéal démocratique proposé par
Rousseau revendique l’idée de la liberté, de l’égale dignité des hommes qui n’acceptent pas
d’être gouvernés comme des esclaves ou des bêtes. La conception de Rousseau autorise
l’individu, comme membre inaliénable d’un corps politique et souverain, à l’obtention d’un
droit égal de participation à la gestion de la chose publique à la res publica.
Rousseau tentera de montrer l’importance fondamentale de cette synthèse entre
liberté et égalité, prétextant que briser l’équilibre entre les deux conduit à des dérives
démocratiques dangereuses. Par exemple, accentuer l’idée de la liberté au prix de l’égalité
engendre des inégalités plus criantes. C’est probablement le constat que ferait Rousseau du
paradigme actuel de type néolibéral. Si la philosophie libérale promeut la liberté
individuelle au point d’isoler l’individu lui-même à l’intérieur de l’État, Rousseau vise, à
partir de la liberté individuelle, la liberté de la collectivité qu’exige l’égalité en droit.
Cependant, mettre l’emphase exclusive sur la notion d’égalité sacrifiant les libertés
fondamentales ouvre à des régimes totalitaires que le 20e siècle a fait naître. Comme ce
siècle l’a montré à quelques reprises et continue de le faire encore aujourd’hui, briser
l’équilibre démocratique entre liberté et égalité, c’est déstabiliser la démocratie elle-même.
La perspective républicaine exige une continuelle audace dans la mise en œuvre politique,
sociale et économique de la liberté et de l’égalité. En soi, cette perspective est
révolutionnaire.
Une révolution « copernicienne » est ainsi opérée dans le domaine politique,
dès lors que, pour la première fois, l’individu, et non plus le souverain de droit
divin ou l’être suprême, devient le centre de l’organisation civile et politique
580 B. KABORÉ. L’idéal démocratique : entre l’universel et le particulier […], p. 62. (C’est l’auteur qui
souligne).
216
moyennant les concepts d’état de nature et de contrat social adossés aux idées
de liberté et d’égalité naturelles581.
L’originalité de la solution de Rousseau s’exprime par le fait qu’il va dépasser, à
l’instar de Locke, le dualisme opposant le peuple et le pouvoir politique. La constitution
d’un pouvoir politique ne repose pas sur un simple consentement, mais sur un contrat social
que tous les citoyens se donnent. Il est le fondement même de l’existence du peuple et de
toute association citoyenne qui oblige à l’inaliénabilité et à l’indivisibilité. On peut dire que
le pouvoir politique, reposant sur un tel contrat social, est la condition de possibilité de
l’existence du peuple en tant que peuple, et non en tant que simple agrégation d’individus
fragmentés et dispersés en strictes libertés individuelles. Rousseau dira que cet acte
d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que
l’assemblée a de voix. De cet acte se définit et se précise, par l’égalité, l’unité, le moi
commun et la volonté générale où chaque membre garde toute son originalité et sa liberté
personnelle, qui se vivifie par la démocratie582.
L’autorité politique n’est plus une violence faite au peuple, mais ce qui lui permet
d’exister par lui-même. Le contrat social est nécessaire parce qu’il fait naître le citoyen et
sa République. L’essence du pacte social se résume de la façon suivante : chacun met
librement en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la
volonté générale, de laquelle se dégage un corps où chaque membre devient une partie
indivisible et inaliénable du tout qui oriente la société et les organisations démocratiques
elles-mêmes.
La liberté et l'égalité sont intrinsèquement liées aux droits inhérents des individus et
aux solutions collectives de réalisation d'objectifs conformes à l'intérêt général. L'homme
est un être social qui se développe et s'épanouit au contact d'autrui. Des pans entiers de ce
qui détermine le bien-être individuel ne peuvent être créés que dans le cadre d'une action
commune. Cet intérêt commun suppose la solidarité, c’est-à-dire ce sentiment
communautaire découlant de la prise de conscience de l’interdépendance et de
581 Ibid., p. 76. 582 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 2004, p. 183.
217
l’appartenance humaine à un groupe. La société et toutes ses formes d’organisation se
fondent, selon Rousseau, sur des postulats anthropologiques qui justifient une action
commune dans le respect et le souci des autres. Tous les citoyens doivent avoir les mêmes
droits et les mêmes possibilités de contribuer aux solutions que la vie politique, sociale et
économique exigent; tous les citoyens ont le même devoir d'en assumer la responsabilité.
En conséquence, cette capacité de vivre ensemble et cette possibilité réelle de se
définir en tant que personne se développe dans une société qui se construit continuellement.
Pour ce faire, Rousseau invite les citoyens à user du droit le plus précieux qui est celui de
participer à la chose publique, qui oblige en même temps la responsabilisation et
l’obéissance au projet collectif auquel chacun s’est associé. Rousseau veut vaincre ainsi
l’idée que ce n’est pas la propriété, ni l’argent, ni les biens matériels qui donnent autorité à
une opinion et à un point de vue, mais l’usage libre et public de la raison pour un
engagement concret envers une communauté de personnes à laquelle on appartient. La
solidarité démocratique cimente ce processus par la réciprocité, c’est-à-dire par le lien
social volontaire entre citoyens libres et égaux en droit et en dignité. Cette solidarité,
provoquée par la mise en œuvre d’une démocratie républicaine, contraste avec la charité et
la philanthropie qui reposent sur l’inégalité acceptée, voire légiférée, des conditions
sociales. Comme nous l’avons vu plus tôt, Rousseau dénoncera cet état de fait.
La souveraineté du peuple est le fondement de toute société politique et non la simple
élection et constitution d’un gouvernement, même démocratique. Pour Rousseau, le rôle
des gouvernements est d’exécuter la volonté générale du peuple. De ce fait, la société civile
se fonde et se caractérise, quelle que soit la forme de gouvernement qu’elle se donne, par la
souveraineté du peuple en corps. Voilà le point de départ de son raisonnement politique :
tout part de la personne elle-même comme être social et non de la structure de son
rassemblement. Tout régime de gouvernement a la tâche de réaliser la volonté générale du
peuple, qui décide de tout par sa souveraineté. Il est donc subordonné à la volonté générale
du peuple. C’est ce qui fonde et légitime les associations de personnes. C’est pour cette
raison que le fondement de la souveraineté d’un peuple et de la personne ouvre à la
démocratie comme forme de gouvernance populaire et non l’inverse.
218
Avant d’instituer toute forme de gouvernement, il faut reconnaître l’origine du
pouvoir. Pour Rousseau, le peuple dans sa totale souveraineté réalise la synthèse de la
liberté de chacun comme être humain dans le respect de l’égalité de tous comme sujet.
Étant son propre maître et accédant à l’autonomie, chaque membre est colégislateur de la
république. Le citoyen est invité, par la volonté générale à laquelle il participe
complètement et librement, à se faire collectivement l’auteur des lois qu’il se prescrit lui-
même. C’est ce qui fera dire à Rousseau que « […] l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite
est liberté »583. Ainsi, participer personnellement à la constitution d’un corps politique et
obéir aux lois que seul le peuple souverain se donne, rend libre.
Tout sujet soumis aux lois doit aussi en être l’auteur. C’est à cette condition que
chacun, s’unissant à tous, n’obéit pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant.
Voilà le sens que cherche à donner Rousseau au concept de liberté compris comme
autonomie, comme auto-nomos, c’est-à-dire comme la possibilité qu’une volonté se donne
sa propre loi. Rousseau dira que « […] chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et
comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi,
on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce que l’on
a »584. C’est ce qui pousse Rousseau à trouver un type d’association dont la seule autorité
légitime naît d’un accord réciproque des parties contractantes, c’est-à-dire d’un contrat
social où les personnes sont la source et les exécutants des lois. Ainsi, le souverain et le
peuple appartiennent à la même humanité585.
L’analyse que nous venons de proposer concernant l’anthropologie philosophique de
Rousseau nous amène à comprendre l’importance de situer l’homme dans un contexte
rationnel, autonome et critique. Chez Rousseau, le discernement et la raison doivent donner
la possibilité d'être libre en participant activement à la construction d'une convention
politique qui, à son tour, aura une influence sur la collectivité elle-même. Rousseau propose
une solution à un problème fondamental : celui de construire une association politique qui
unit les hommes tout en préservant l'autonomie individuelle et la liberté personnelle.
583 Ibid., p. 187. 584 Ibid., p. 183. 585 Ibid., p. 148-152.
219
Puisque le contrat social demande à ce que les volontés individuelles deviennent
communes, personne ne peut s'autoriser à avoir un pouvoir sur l'autre. Comme membre
souverain d'une cause politique précise, l'individu est un législateur autonome : il est auteur
et sujet des lois qu'il consent activement à respecter et à faire respecter. Il n'a pas à subir
arbitrairement les lois étrangères d'un Roi, d’un État ou d’un groupe de puissants
auxquelles il n'aurait simplement qu'à obéir. Il doit contribuer à l'élaboration de la loi
comme sujet citoyen. Pour Rousseau, il n'y a pas de liberté sans lois, sans contraintes
sociales à débattre et à accepter par tous les citoyens. La seule obéissance qui soit
politiquement acceptable est celle où on obéit de quelque manière à soi-même non
directement, mais indirectement par l'acceptation des règles sociales qu'une société de
personnes et qu’une assemblée souveraine se donne586.
En résumé, Rousseau ne propose pas de fonder une autorité politique contraignante
de soumission, mais une autorité telle qu’elle rende les individus plus libres dans l’état
social que dans l’état de nature. Le contrat de Rousseau amène les individus à renoncer à
leur indépendance et à se soumettre au souverain, c’est-à-dire à eux-mêmes. Cette
soumission est le degré suprême de la liberté, car elle est soumission à la volonté
souveraine dans sa source d’où émane exclusivement des citoyens et dans son objet où la
possibilité est donnée à la personne de devenir maître d’elle-même en accédant à la liberté
morale par l’obéissance à la loi qu’elle se donne collectivement.
La réflexion de Rousseau aura deux incidences significatives : une première sur la
constitution politique et économique des nouvelles républiques et une deuxième sur la
pensée morale développée quelques années plus tard par Emmanuel Kant (1724-1804)587.
586 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 1964, p. 173-194. 587 Sans vouloir pénétrer les profondeurs de la philosophie kantienne, il demeure incontournable de
mentionner que, du point de vue de la réflexion morale, on assiste, chez Kant, au même raisonnement que
Rousseau sur la politique, c’est-à-dire à l'articulation du concept de liberté, d'obéissance et de loi. Puisque
les paramètres divins et monarchiques sont désormais exclus, l’homme doit trouver en lui des préceptes
moraux qui peuvent devenir des lois morales à caractère universel. L'action morale est l'action déterminée
par la volonté qui elle, est entièrement gouvernée par la raison. Agir par devoir pour Kant signifie agir
rationnellement par respect pour la loi morale que l’être humain se donne et qui peut devenir un impératif
catégorique, c'est-à-dire une loi morale pour tous. Ainsi enseignera Kant : « Agis uniquement d’après la
220
D’un point de vue politique, déjà en 1793 lors du débat précédant le vote de la
Constitution française, les représentants se questionnaient sur l’importance de reconnaître
non seulement l’égalité de droit, mais également l’égalité de fait. Car sans égalité de fait,
que vaut l’égalité de droit? Comment les institutions collectives et sociales peuvent-elles
procurer cette égalité de fait dans un contexte de propriétés privées?
À la fin du XVIIIe siècle, la question de l’égalité, ou en tout cas celle d’une
réduction substantielle des disparités entre les citoyens, ne peut être pensée que
dans le cadre de l’hégémonie ou de la suppression de la propriété privée. Elle
supposerait le partage de la propriété ou sa collectivisation588.
Castel souligne que, si la question se posait à la fin du 18e siècle, elle ne recevrait une
réponse favorable que quelques décennies plus tard. Déjà, elle dessine l’espace d’une
solution qui sera trouvée un siècle plus tard. La pensée républicaine décrite par Rousseau
oblige à revisiter la notion même de propriété.
3.1.2 Question de propriété collective
La tendance philosophique républicaine enseigne que la société est une réalité fondée
sur l’action commune contractuelle. Tout citoyen, en toute circonstance, doit avoir les
maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (E. KANT.
Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Bordas, 1988, p. 26).
Prenant exemple sur la démonstration faite par Rousseau, qui affirme que l’idéal démocratique est
universel, c’est-à-dire inhérent à la nature de l’homme et que la liberté et l’égalité sont considérées comme
des impératifs catégoriques de la raison démocratique, Kant reprend le même raisonnement pour montrer
l’importance morale des impératifs catégoriques de la raison pratique qu’il formule ainsi : « Agis de telle
sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui, toujours en
même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen ». (Ibid., p. 62). Le devoir envers la loi
morale que le sujet se donne collectivement possède en soi un caractère universel dans la mesure où il
respecte essentiellement l’homme toujours comme fin et jamais comme moyen. En ce sens, il ne peut être
que liberté. Tout comme en politique, les hommes ne sont libres qu’en obéissant à la loi morale dont ils
sont en même temps les législateurs.
Rousseau et Kant enseignent que l’être humain n’a plus à recevoir passivement les lois politiques et
morales de l’externe. Il doit les déterminer lui-même par la raison et les vouloir universellement. Voilà le
devoir qui incombe à l'homme issu des Lumières : celui de se prendre en main. Si un tel devoir n'est pas
rempli, l'homme devient esclave d'un autre, il s'enferme dans les prescriptions politiques et morales d'un
autre. Par le fait même, étant soumis à l’autre, il devient aussi esclave de lui-même. Voilà pourquoi le
devoir est liberté. En morale comme en politique, la liberté, comprise comme autonomie, consisterait pour
les hommes raisonnables à obéir aux lois qu'ils se fixent à eux-mêmes par devoir. Et seule la raison fournit
à la liberté un contenu objectif et universel, mais applicable uniquement par la subjectivité dans une
historicité particulière. Ainsi, la liberté est la condition de l’existence et de la moralité de l’homme comme
sujet capable de se gouverner. Pour Rousseau et Kant, la liberté est au prix de la connaissance, des débats,
du discernement et de la critique. L’influence des deux philosophes sera monumentale. 588 R. CASTEL. « La propriété sociale : émergence, transformations et remise en cause », Esprit, août-
septembre 2008, p. 171.
221
mêmes droits et les mêmes possibilités de contribuer aux solutions sociales. En même
temps, tout citoyen a le devoir d’assumer les responsabilités qui découlent de ses actions.
La solidarité favorise cet épanouissement individuel et collectif, mais demeure
incompatible avec l’égoïsme qui permet d’exploiter l’autre au nom de l’intérêt particulier et
des droits de propriété qui en découlent. Le modèle paradigmatique de Rousseau cherche à
contrer cette recherche de l’intérêt strictement privé, qui réalise un soi-disant bien public
sans passer par la délibération politique. Le projet collectif à saveur républicaine va donc à
l’encontre des propositions smithiennes qui prétendent que seule la propriété privée conçue
comme instrument de création de richesse pour quelques-uns favorise en parallèle la
richesse de l’ensemble des membres d’une société. Aujourd’hui, les faits montrent le
contraire, où les communautés humaines doivent payer le prix de l’inégalité, comme le
soulignait Stiglitz précédemment.
Pour Rousseau, la propriété est avant tout une relation sociale et non un droit défini
par la nature. La propriété « […] ne peut être fondée que sur un titre positif »589. La notion
de propriété se situe donc dans l’ordre de la convention, du pacte et du contrat. Situer la
propriété dans la logique du droit naturel, c’est permettre l’inégalité entre les hommes.
C’est ce que questionne Rousseau à partir des valeurs de l’égalité et de liberté fondatrices
de toute souveraineté populaire. Il faut penser la propriété autrement, en reconnaissant qu’il
y a autant de types de propriétés qu’il y a de contrats. C’est ce qui amène Rousseau à faire
valoir l’importance de la propriété collective.
Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme,
tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu'il
possède font partie. Ce n'est pas que, par cet acte, la possession change de
nature en changeant de mains, et devienne propriété dans celles du souverain;
mais comme les forces de la cité sont incomparablement plus grandes que
celles d'un particulier, la possession publique est aussi, dans le fait, plus forte et
plus irrévocable, sans être plus légitime […]590.
À l’image de la souveraineté défendue par Rousseau, la propriété collective n’est pas
une somme de propriétés individuelles des membres, mais la propriété souveraine de la
589 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 2004, p. 187. 590 Idem.
222
collectivité comprise comme une totalité complexe, organique et vivante de personnes qui
en font solidairement partie. Sous cet angle se dégagent deux aspects importants et
structurants de la propriété collective. Premièrement, le titulaire du droit de propriété est
l’association souveraine dans son ensemble sociologique et historique et non les individus
qui, de façon partielle et même contingente, la compose à un moment donné. Aucun des
participants ne peut prétendre à un droit de propriété absolu sur une propriété collective. Le
corollaire logique de cette idée est l’indivisibilité des biens : ils ne peuvent être partagés en
propriété individuelle, mais doivent rester communs à tous les membres du groupe. Nul
n’est autorisé à le partager hic et nunc. Cette forme de propriété s’exprime par l’usufruit :
l’individu a la liberté d’usage et de jouissance de la propriété dont l’abusus est collectif.
Ainsi, l’abusus collectif ne peut devenir un abusus privé si initialement le contrat le
présente comme un abusus collectif décidé souverainement par la collectivité, où s’est
exprimée l’humanité elle-même de façon libre et égalitaire.
Le deuxième point à considérer concerne la communauté souveraine qui s’attache à
maintenir le lien qui l’unit à ses biens dans une continuité historique et pour la survie d’une
association. Ce bien collectif ne peut être aliéné sans détruire le groupe lui-même. Puisque
celui-ci ne comprend pas seulement les membres actuels, mais aussi les membres défunts et
les enfants à venir, personne, pas même l’unanimité des membres actuels ne peut en
disposer librement. La réponse aux besoins et le choix souverain de l’association de
personnes elle-même sont le fondement de toute inaliénabilité dans sa forme et dans son
contenu. Personne n’est en droit de décider qu’une partie des biens communs sera attribuée,
de façon privée et indépendante, à quelqu’un d’autre ou aux membres actuels du groupe.
Cette vision républicaine de la propriété collective que nous supposons fidèle à
Rousseau semble servir de base théorique à l’organisation coopérative elle-même, définie
comme une association de personnes et constituée d’une assemblée souveraine de membres
où le sociétaire coopératif n’est pas individuellement propriétaire du fonds d’entreprise et
des réserves collectives puisqu’il s’agit de la propriété d’un fonds commun et indivis. Cela
indique que tous les coopérateurs sont copropriétaires de l’entreprise, c’est-à-dire
usufruitiers d’un patrimoine jugé inaliénable et indivisible provenant des générations
antérieures de l’entreprise, qui s’efforcent de transmettre aux générations à venir ce même
223
patrimoine collectif bonifié par son usage et celui de tous les autres sociétaires. C’est
pourquoi la coopérative est une organisation ayant une existence propre et durable, dont le
fondement même repose sur l’idée de la souveraineté des membres libres et égaux entre eux
dans une visée de grande continuité historique. La réflexion rousseauiste semble fonder
certaines caractéristiques essentielles de la coopération.
Faisant suite à ce que nous venons de présenter, nous posons que l’influence de
Rousseau demeure un élément déterminant dans la logique de la coopération
entrepreneuriale qui apparaît concrètement en France, en Angleterre et en Allemagne, une
cinquante d’années après la publication des œuvres du philosophe solitaire. C’est ce qui
fera dire à Desroche que
[c]’est sur ce point du temps et de l’espace qu’il [le mouvement coopératif]
localise en effet son berceau, plus exactement encore dans ce qu’on nommait
alors : la triarchie européenne, c’est-à-dire la triade France-Angleterre-
Allemagne où l’imagination sociale connut un degré de foisonnement assez
exceptionnel pour donner source non seulement au projet coopératif, mais plus
largement au projet d’un socialisme scientifique et au projet d’une science
sociale encore enrobé l’un dans l’autre dans une même matrice utopique591.
Prenons quelques instants pour faire valoir la pensée coopérative naissante au temps des
Modernes, gardant en arrière-plan Rousseau lui-même.
3.1.3 Quelques penseurs-praticiens coopératifs
Réfléchir sur le paradigme coopératif oblige à revisiter certains auteurs et praticiens
qui, à l’époque des Lumières, ont conceptualisé et expérimenté la coopération. Il est
d’ailleurs notoire de constater le lien intrinsèque que ces mêmes personnages ont
continuellement cultivé entre la théorie coopérative et la pratique.
Au sein du mouvement coopératif […], l’idéologue et le réalisateur se trouvent
très souvent dans la même personne. En tout cas, ils restent dans une entente
parfaite et en collaboration permanente. […] Dans l’histoire coopérative, l’idée
précède parfois la réalisation et parfois la suit. Elle est alors la synthèse de
certaines expériences dont le détail peut différer, mais dont la complexité
dégage l’unité qui domine les actes. L’idée et la réalisation restent dans le
591 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 38-40.
224
mouvement coopératif en un échange permanent d’influences et de
suggestions592.
Draperi constatera également un « […] souci de la cohérence entre la pensée et l’action ou,
dit autrement, la volonté que la pensée soit en adéquation avec la pratique sociale »593. En
fait, se sont souvent les mêmes personnes qui sont à la fois les acteurs de l’économie
coopérative et les auteurs de connaissance. « Le chercheur issu de la tradition de
l’économie sociale n’est donc ni un intellectuel “organiqueˮ comme dans la tradition
critique, ni un expert comme dans la tradition classique : il est acteur et chercheur sur ses
propres pratiques sociales »594. Le mouvement coopératif s’est construit à partir d’une
articulation sociale originale entre le développement d’entreprises et l’élaboration d’une
pensée, le premier trouvant dans le second l’inspiration dont il a besoin. Comme l’écrit
Lebel, depuis le début du coopératisme se manifeste un souci de construire un projet à
partir
[…] d’un imaginaire et d’une réalisation, d’un idéal et d’une pratique et donc,
par le va-et-vient entre les deux. On peut alors penser que le projet coopératif
oscille de manière constante entre son pôle idéal et sa pratique. Ce va-et-vient
vise un équilibre sensé entre les fondements idéologiques et la pratique du
projet coopératif afin d’éviter les dérives595.
C’est dans l’interstice de ce lien entre l’idéal et praxis qu’émerge la dynamique
éducative. Et c’est l’action éducative qui alimente à son tour ce mouvement et son
développement. « L’expérience des acteurs et la capacité, à travers cette expérience, de
dégager des connaissances qui servent à l’action parce qu’elles sont une capacité de
transformation de la société, sont essentielles »596. Nous y reviendrons au dernier chapitre.
Nous avons évoqué au début de ce chapitre une liste non exhaustive des principaux
penseurs-praticiens qui ont permis l’avènement de la coopérative. Relevons quelques
auteurs qui ont proposé des idées maîtresses qui permettront, par la suite, de préciser
592 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 3. 593 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 136. 594 Ibid., p. 137. 595 C. LEBEL. « L’organisation et l’éducation coopérative comme philosophie alternative », p. 121. 596 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 58-59.
225
certaines bases du paradigme coopératif et qui illustrent la portée de son anthropologie, son
éthique et ses finalités.
Robert Owen (1771-1858)
Robert Owen, riche industriel du coton de la région de Manchester en Angleterre, se
préoccupe de la pauvreté et des conséquences sociales désastreuses du capitalisme
naissant597. Selon Marx, rapporté par Cours-Salies et Zarka : « Tous les mouvements
sociaux, tous les progrès réels qui furent menés à bien en Angleterre dans l’intérêt des
travailleurs se rattachent au nom d’Owen »598. Influencé par les idées républicaines de son
siècle, Owen passera sa vie à se battre pour la tolérance, la liberté de conscience et les
droits du citoyen. L'humanité peut et doit se rendre maîtresse de son destin en contrôlant les
influences qui pèsent sur elle. « L'esprit des Lumières, c'est le choix d'un comportement
empreint de l'humanitarisme foncier qui sera l'un des caractères distinctifs de l'action
d'Owen »599. Sous l’impulsion des idées véhiculées par les Lumières et les révolutions
qu’elles provoquèrent, l’originalité d'Owen sera de présenter un véritable système
démocratique basé sur une longue observation et une réflexion de la situation des
travailleurs de la révolution industrielle.
Car c'est bien de la confrontation entre philosophie des Lumières et révolution
industrielle, entre pensée et réalité, que va naître, à la fin du 18e siècle à
Manchester, le type de socialisme qu'Owen passera sa vie à tenter d'instaurer.
Un socialisme qui, tout en héritant de cette confrontation sa nature utopique,
n'en sera pas moins un socialisme de vécu600.
Owen remarque que le libéralisme économique et la logique de l’économie de marché
influent sur des valeurs fortes qui s'insèrent jusque dans les esprits, au point d’amenuiser
considérablement les capacités réelles de chaque personne, plus spécifiquement les
démunis. Un tel paradigme impose sa logique, son anthropologie, ses valeurs et ses
finalités, aliénant et déshumanisant une partie importante de la société de son siècle. C’est
597 R. OWEN. Textes choisis, Paris, Éditions sociales, 1963. 598 P. COURS-SALIES et P. ZARKA. Karl Marx et Friedrich Engels […], p. 172. 599 S. DUPUIS. Robert Owen : socialiste utopique, 1771-1858, Paris, Éditions du CNRS, 1991, p. 33. 600 Ibid., p. 59.
226
ce qui fera dire à Polanyi que « Robert Owen avait fait preuve de véritable pénétration :
l’économie de marché, si on la laissait libre d’évoluer selon ses propres lois, allait entraîner
de grands maux, et des maux définitifs »601. La société industrielle britannique du 19e siècle
provoque des maux sociaux considérables : pauvreté, ignorance et fragmentation sociale.
Elle engendre « […] une blessure mortelle infligée aux institutions dans lesquelles son
existence sociale s’incarne »602. En bref, l’économie de marché et le libéralisme
institutionnalisé créent « un vide culturel »603. Pour Owen, la solution réside dans la
création de communautés intégrales ayant à la base l’idée de la propriété collective
considérée comme une véritable école de socialisation, de démocratie et d’humanisation604.
Owen cherche les moyens de créer un système de coopération mutuelle en s’opposant au
système individualiste de concurrence et transcendant l’économie de marché605. Ainsi,
Henri Desroche dira d’Owen : « Lui-même rêve d’une société prestigieuse ou régnait le
Nouveau Monde moral (New Moral World), à l’encontre d’une société ingrate où la
famille, la propriété, l’État, la religion, les Églises exercent les sévices qui handicapent ou
mutilent les caractères »606. Owen, très préoccupé par l’avènement d’une société juste,
construite par et pour les hommes, tentera à de nombreuses reprises l’expérience collective
du travail. Malheureusement, ce sera un échec. Néanmoins, Owen est considéré comme un
des premiers penseurs-praticiens à évoquer les dommages humains que provoque le
capitalisme de l’époque, soutenu par un paradigme libéral, et à chercher ailleurs la
possibilité de construire une nouvelle manière de fonctionner socialement, permettant à
chacun des hommes de s’émanciper globalement, parce que l’homme, chez Owen, était pris
comme un tout607. Voilà pourquoi il abordait les problèmes humains sous l’angle social
refusant systématiquement « […] d’accepter la division de la société en une sphère
économique et une sphère politique »608. L’utopie d’Owen servira de moteur pour une
expérimentation plus réfléchie et conforme à la réalité, celle de la coopération. Henri Denis
601 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 179. 602 Ibid., p. 212. 603 Ibid., p. 213. 604 S. DUPUIS. Robert Owen : socialiste utopique, 1771-1858, p. 167-175. 605 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 81. 606 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 48. (C’est l’auteur qui souligne). 607 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 226. 608 Ibid., p. 227.
227
conclura en affirmant que « [c]et auteur est sans doute le premier qui ait présenté comme
immédiatement réalisable un programme modifiant radicalement le fonctionnement de
l’économie. Il ne réclamait pas, néanmoins un bouleversement violent de la société »609.
Louis Blanc (1812-1882)
Louis Blanc constate que les crises économiques naissent du conflit des intérêts, des
abus de pouvoir politiques et économiques d’une classe minoritaire dominante qui paralyse
le reste de la société française par la peur et l’ignorance. Ainsi, la souffrance s’installe
jusque dans les cœurs et les esprits des nombreuses personnes qui subissent passivement de
tels torts sociaux causés par d’autres.
Louis Blanc insiste sur l’idée que la société a le devoir d’assurer à chacun la
possibilité de travailler. Dès qu’on admet qu’il faut à l’homme, pour être
vraiment libre, le pouvoir d’exercer et de développer ses facultés, il en résulte
que la société doit à chacun de ses membres et l’instruction, sans laquelle
l’esprit humain ne peut se développer, et les instruments de travail, sans
lesquels l’activité humaine ne peut se donner carrière. C’est par l’association
généralisée, universelle, qu’est assuré à l’homme le droit au travail, son droit à
l’existence610.
Blanc évoque l’idée d’association qui se fonde sur les bases de la démocratie
républicaine et sur l’esprit de la solidarité qui s’en dégage : « De la solidarité de tous les
travailleurs dans un même atelier, nous avons conclu à la solidarité des ateliers dans une
même industrie. Pour compléter le système, il faudrait consacrer la solidarité des
industries »611. Blanc sera le premier à voir en l’association de personnes l’appropriation
d’une réelle démarche démocratique et l’importance de la solidarité dans un cadre de
communauté locale et nationale. Sous Louis Blanc, les valeurs de démocratie et de
solidarité prennent vie à l’intérieur d’une organisation collective. Cette forme de
souveraineté entrepreneuriale des travailleurs constitue une nouvelle force économique qui
ne se retrouve plus dans les mains de quelques-uns, mais dans l’ensemble d’un « corps » de
travailleurs unifiés à qui appartiennent également les moyens de production.
609 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 361. 610 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 51. 611 Ibid., p. 55.
228
Ainsi, par la coopération se développe une action d'émancipation des classes
ouvrières au service de la personne. Avec Blanc s’amorce ainsi un changement
paradigmatique important : celui vers une association structurée de personnes.
William King (1786-1865)
Frappé par la même situation sociale de grande pauvreté de la classe ouvrière,
Mladenatz rapporte que l’Anglais William King développe l’idée selon laquelle il est
primordial de relever les classes ouvrières de l’état de misère et de dépendance où elles se
trouvent vis-à-vis de la classe capitaliste grandissante. La seule façon de réaliser cette
émancipation, c’est par la coopération qui « […] donne la possibilité de se créer une vie
indépendante et un bon état physique et moral »612. Selon King, l'organisation coopérative
doit permettre à ses membres de se prémunir contre les nombreux inconvénients auxquels
les hommes sont exposés lorsqu’ils agissent isolément et, par le fait même, pauvrement.
Les inconvénients que la coopération est appelée à combattre sont les plus
graves de ceux auxquels les hommes sont exposés, à savoir les grandes et
croissantes difficultés que nous rencontrons lorsqu'il s’agit de nous procurer, à
nous et à nos familles, les moyens de subsistance, et les dangers de misère et de
crime auxquels nous sommes exposés, si nous ne réussissons pas à surmonter
ces difficultés613.
Pour King, l’action de libération des ouvriers doit se faire exclusivement par leurs
propres moyens : tous ont la responsabilité de se prendre en main. L’idée de
l’autodétermination, du self help614, fournie par King, sera considérée comme un point
central de l’action coopérative. C’est par le travail utile que l’ouvrier doit transcender la
situation dans laquelle il se trouve vis-à-vis le capital. C’est sa force et ses idées comme
travailleur associé à d’autres qui crée une puissance économique et sociale. Ce n’est pas
exclusivement le manque de moyens ou de force qui fait défaut chez les ouvriers, mais
plutôt un manque de confiance et savoir-faire ainsi que la volonté collective réunie pour
612 Ibid., p. 31. 613 Ibid., p. 32. 614 Nous pourrions traduire le self help par le concept d’autogestion (L. PFEIFFER. Les conditions de
développement d’un secteur d’économie sociale, Paris, Aubenas, Leinhart et cie., 1982).
229
s’affranchir personnellement et librement du contexte social dont ils sont victimes. Cité
dans Mladenatz, King dira que
[…] le fondement social et économique de la coopération consiste dans
l’organisation du travail dans l’intérêt de ceux qui fournissent le travail. La
coopérative donne la possibilité au facteur travail de se libérer de l’état de
dépendance où il se trouve vis-à-vis du facteur capital. […] Le salaire que
reçoit le travailleur représente seulement une faible partie de la valeur créée par
lui. Nous croyons que c’est là une idée nouvelle pour la classe ouvrière615.
Puisque les classes ouvrières possèdent cette puissance de travail, elles devraient prendre
possession elles-mêmes de l’édifice économique. À partir du moment où elles commencent
à réaliser la coopération dans le travail, les biens encourus seront leurs en commun. À cela,
Desroche ajoutera : « Le principe économico-social fondamental de la coopération est
l’organisation du travail au profit de ceux qui fournissent ce travail. L’intérêt du travail est
le principe organisateur de la coopération »616. Or, la théorie de la coopération proposée par
King établit comme principe fondamental l’intérêt du travail sur le capital; il priorise ainsi
le travailleur lui-même en tant que personne associée à une communauté de destin.
Philippe Buchez (1796-1865)
Le Français Philippe Buchez eut un apport important à la doctrine coopérative sous
deux angles. Dans un premier temps, il propose que les sociétaires d’une organisation
collective élisent parmi eux deux confrères de confiance auxquels incombe la conduite de
l’entreprise. Influencé par les visées démocratiques et républicaines de la nation française,
Buchez sera un des premiers à promouvoir la démocratie économique par une forme
d’entreprise souveraine qui facilite la prise en charge des sociétaires, au même titre qu’une
nation le fait pour ses citoyens.
De la démocratie économique privilégiée par Buchez, permettant l’inclusion totale de
l’économie dans le champ politique et social, découlera un deuxième aspect tout aussi
fondamental et original pour la coopérative, celle de la réserve inaliénable. Avec Buchez,
les surplus réalisés par l'activité économique de la coopérative doivent se diviser en deux
615 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 34. 616 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 236.
230
parts : 1) un pourcentage est distribué entre les sociétaires au prorata de leur usage, comme
travail, comme consommation ou comme production; et 2) un autre pourcentage à une
réserve ou à un capital social inaliénable et indivisible. Cette portion de capital particulier,
gérée par l’association de personnes de façon démocratique, n’appartient logiquement à
personne, ni ne profite à l’héritage.
La fondation et l’accroissement du capital social, inaliénable, indissoluble, sont
le fait important dans l’association; c’est le fait par lequel ce genre de société
crée un meilleur avenir pour les classes ouvrières. S’il en était autrement,
l’association deviendrait semblable à toute autre compagnie de commerce; elle
serait utile au seul fondateur, nuisible à tous ceux qui n’en auraient pas partie
d’abord, car elle finirait par être entre les mains des premiers un moyen
d’exploitation617.
Desroche cite un long extrait de Buchez qui précise son intention et sa pensée :
Je n’ai pas besoin de dire que le genre d’associations dont je parle diffère
complètement des sociétés commerciales ou industrielles qui sont généralement
usitées. Dans l’association que je propose, les hommes associent leur travail,
non leurs capitaux. C’est un contrat par lequel les travailleurs prennent le
double engagement : 1- de constituer un capital commun qui sera l’instrument
de travail, mais qui restera inaliénable, indivisible, et devra toujours croître à
l’aide de prélèvements annuels opérés sur les bénéfices; 2- d’unir leurs efforts
pour faire valoir ce capital par leur travail sous la direction d’une gérance
nommée par eux dans l’intérêt de tous. [...] La condition essentielle de
l’existence de cette espèce d’association est en effet la formation, la
conservation et l’accroissement du capital social. Il en est le bien et l’œuvre. Le
droit de l’exploiter et l’avantage qui en résulte constituent l’intérêt destiné à
maintenir l’association au-delà même du personnel qui l’a fondée. Celui-ci peut
changer sans que celle-là cesse d’exister618!
Il est clair pour Buchez que l’aspect inaliénable et indivisible cher à la philosophie
rousseauiste ne se résume pas à l’assemblée souveraine des sociétaires, mais également à
une partie des surplus générés par les activités économiques concrètes de l’organisation.
Buchez considère que des fonds récoltés par l’activité économique d’usage de
consommation, de production et de travail doivent être définis comme indivisibles et
inaliénables parce qu’ils doivent contribuer concrètement à la réalisation d’une réforme
éventuelle de la société sur des bases coopératives qui conjuguent performance économique
617 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 47. 618 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 315.
231
et performance sociale. Par conséquent, cette réserve n’appartient pas exclusivement à
quelques-uns, mais à la collectivité tout entière.
Un tel fonds inaliénable représente concrètement une réserve pour les hommes et les
femmes qui vivent dans une société spécifique. Puisque la société humaine transcende les
individus, la réserve est également conçue pour les générations qui viendront après. « Entre
l’humanité du passé, celle du présent et celle de l’avenir existe une liaison historique
nécessaire, c’est pourquoi la société humaine qui est permanente doit avoir à sa disposition
un fonds social permanent »619. Le bon fonctionnement de la coopérative n’a pas lieu
seulement dans l’intérêt des coopérateurs immédiats, mais aussi dans l’intérêt général de la
société où cette coopérative se trouve. Fondamentalement, Buchez propose de reconsidérer
l’intérêt général de l'humanité et, avant l’heure, annonce certaines prémisses de ce que nous
nommons aujourd’hui le développement durable.
Ainsi, les idées de King et Buchez font la promotion d’une forme de rénovation de la
société par l’établissement d’un nouvel ordre économique. Ils reconnaissent l'importance de
transformer l'individu pour changer les conditions économiques de la société. Ils voient
dans le mouvement coopératif, qui se définit peu à peu, l’association la plus convenable
pour rétablir une équité sociale et recentrer au cœur du processus les activités humaines de
base que sont le travail, la consommation et la production. Déjà à l’époque, relate
Mladenatz, plusieurs avaient compris que le libéralisme ne pouvait pas tenir ses
promesses :
La liberté d’action devait apporter, aux dires des propagateurs de la doctrine
[libérale] et de ses réalisateurs, l’harmonie des intérêts. Chacun est l’artisan de
son propre bonheur, parce qu’il connaît le mieux ses affaires. Une opposition
entre l’intérêt particulier et l’intérêt général ne devait pas exister. Chacun, par le
jeu même des circonstances, aurait la place qui lui était due de par ses qualités
physiques et morales. Et, d’autre part, la libre concurrence devait apporter une
harmonie entre les besoins de consommation et la production des biens
économiques. Mais l’évolution des choses n’a pas confirmé les prophéties
optimistes des partisans de l’individualisme et du libéralisme économique620.
619 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 48. 620 Ibid., p. 11.
232
Les fondateurs de la coopérative de Rochdale comprenaient très bien le contexte
social et économique difficile des ouvriers anglais. Se basant sur un cadre théorique plus
raffiné et sur l’évaluation d’autres tentatives coopératives qui avaient donné des résultats
plus ou moins fructueux, les Pionniers développèrent une organisation devenue exemplaire,
fournissant ainsi l’impulsion initiale et la structure nécessaire pour le déploiement et l’essor
des entreprises coopératives.
Les Pionniers équitables de Rochdale (1844)
Le travail humble de quelques travailleurs anglais terrassés par la pauvreté aura
donné lieu à une des plus belles précisions conceptuelles et méthodologiques du
mouvement coopératif. Ainsi, des citoyens se sont activés pour mettre sur pied une
organisation capable d’une saine répartition du produit social. C’est à Rochdale, près de
Manchester en Angleterre, que fut posée la pierre angulaire de l’édifice coopératif. La
coopérative de Rochdale est une référence incontestée. Si la coopération n’est pas née à
Rochdale, c’est là qu’elle fut organisée d’une façon particulière et systématique.
Elle n’a pas été seulement une réalisation pratique dont le succès serait dû aux
qualités imminentes des réalisateurs, mais c’est là qu’a été établi dès le début
un programme complet contenant les principes théoriques et les règles pratiques
d’organisation et de fonctionnement des coopératives de consommation. L’idée
et la réalisation sont ici inséparables621.
Inspirés par la pensée et les actions d’Owen, des tisserands de flanelle de la petite
ville de Rochdale en Angleterre se réunissent pour trouver des moyens urgents afin de
contrer la misère qui les accablait. Jean-François Draperi relate que
[l]es tisserands de Rochdale, inspirés par King lui-même disciple de Owen, se
réunirent et créent en 1844 un magasin coopératif dans la banlieue de
Manchester afin de réaliser le projet de répondre à l’ensemble de leurs besoins
(économiques, sociaux, éducatifs, d’habitat…)622.
Henri Desroche poursuit :
Rochdale était la patrie de toutes les sectes, et parmi elles la petite secte des
socialistes owénites avec leur religion rationnelle basée sur la répudiation de
621 Ibid., p. 61. 622 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 85.
233
tous les dogmes théologiques; et c’est d’elle que dérive sinon le recrutement
originel, du moins l’inspiration première des Équitables pionniers. C’est
pourquoi il n’y a pas lieu de minimiser – comme on le fait habituellement – les
traces de cet owénisme dans les statuts mêmes de leur société tels qu’ils ont été
rédigés par les pionniers623.
Malgré la noblesse des idées émises par les précurseurs de la coopération et les échecs de
plusieurs pratiques coopératives, ces ouvriers ont continué de croire que la coopérative était
la solution à une partie de leurs problèmes économiques et sociaux. Les plus militants firent
comprendre que l’insuccès de certains autres chantiers coopératifs pouvait s’expliquer et
qu’il fallait éviter les mêmes erreurs : « […] ce n’est pas le système du magasin coopératif
qui est défectueux – disaient les partisans de l’idée coopérative –, mais la manière dont
cette idée a été mise en pratique jusqu’ici. Il faut éliminer les défauts constatés et la
coopérative produira ses fruits »624.
Aux débuts modestes et laborieux, les fondateurs de la coopérative de Rochdale
élaborent un programme de base particulièrement efficace, parce qu’intégré. Laissons la
parole aux Pionniers comme Desroche la rapporte longuement :
Voici d’ailleurs cette loi première – First Law – proposée au règlement de la
société et proposée au loyalisme des sociétaires. Les objectifs et les plans de
cette société sont de prendre des dispositions pour l’avantage pécuniaire et
l’amélioration de la situation sociale et familiale de ses membres, en réunissant
un montant suffisant de capital (divisé) en parts de une livre chacune, pour
mettre en œuvre les plans et dispositions qui suivent :
L’établissement d’un magasin pour la vente de denrées, vêtements, etc.
La construction, l’achat ou l’érection d’un nombre de maisons dans lesquelles
puissent résider ceux de ses membres qui désirent se prêter assistance mutuelle
dans l’amélioration de leur situation familiale et sociale.
Commencer la manufacture de tels articles éventuellement déterminés par la
société pour l’emploi de tels membres éventuellement sans emploi […].
Pour amplifier l’avantage et la sécurité des membres de cette société, la société
acquerra ou louera un domaine ou des domaines fonciers, lesquels seront
cultivés par les membres éventuellement sans emploi ou mal rémunérés.
Aussitôt que faire se pourra, cette société entreprendra d’aménager les pouvoirs
de production, distribution, éducation et gouvernement; ou, en d’autres termes,
623 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 53. 624 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 63.
234
entreprendra d’établir une colonie résidentielle autonome à responsabilité
solidaire, ou bien d’aider d’autres sociétés à établir de telles colonies625.
Les Pionniers poursuivaient ainsi l’idée déjà acceptée d’une coopérative intégrale. Le
28 novembre 1844, la coopérative devient donc une firme enregistrée sous le nom de
Rochdale Society of Equitable Pioneers. Ils étaient 28 sociétaires. Et la même année, le
21 décembre, ils ouvraient leur premier magasin coopératif.
Aux fins de notre étude, relevons quelques particularités de l’organisation
coopérative de Rochdale, qui fut par la suite imitée par les autres coopératives. Une des
premières grandes caractéristiques de l’association fut la vente au comptant. Les Pionniers
réussirent à faire comprendre qu’une coopérative de consommation n’est pas, vis-à-vis ses
sociétaires, un simple commerce de fournisseur de denrées essentielles; elle est surtout la
résultante de leurs intérêts communs comme consommateurs. Ainsi, pour les sociétaires,
acheter la marchandise à crédit signifiait la possibilité de s'hypothéquer soi-même, c’est-à-
dire de continuer à être l’objet d’une forme d’exploitation d’un système économique que la
coopérative tend à combattre. Dans la mesure du possible, et au nom de l’autonomie et de
l’autogestion, les sociétaires étaient invités à une réelle prise en charge au quotidien par la
révision de leur propre façon de faire, comme celle de toujours payer à crédit.
Les Pionniers avaient décidé que la vente des marchandises se ferait au prix courant
de détail du marché et non au prix de revient. On valorisait davantage l'idée du juste prix.
Ils acceptaient de faire de l’argent avec la vente des produits dans la mesure où le prix
restait réaliste et non artificiellement élevé. Ils considéraient comme essentiel le fait de ne
pas isoler la coopérative de la concurrence locale tout en rendant plus équitable le
commerce avec ses sociétaires. On ne voulait pas créer, non plus, une concurrence déloyale
avec les autres commerçants de la ville et de la région. On cherchait même une forme
d’équité avec les autres commerçants. Face à certains monopoles qui dictaient les prix, la
coopérative se donnait la possibilité de rétablir pour tous, un prix plus juste pour les biens
de consommation626. Elle contribuait ainsi, par la notion de juste prix et d’une concurrence
625 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 55. 626 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 73.
235
équitable, à faire baisser les prix des autres commerçants. La coopérative devenait donc un
instrument socioéconomique important dans la normalisation des prix, démontrant ainsi un
intérêt marqué pour l’équité.
Sous l’influence de Buchez, les Pionniers ont introduit la notion de ristourne et celle
d’un fonds de réserve indivisible et inaliénable. Cette méthode de répartition de l’avoir
coopératif devint un signe distinctif de l’organisation rochdalienne. À noter également que
si la coopérative vendait à des non-membres, et qu’elle accumulait par cette pratique des
excédents, elle devait prévoir que ce surplus retourne à des œuvres sociales autres que celle
de la coopérative de Rochdale. Autrement, une part de la ristourne que recevaient les
coopérateurs provenait de l’exploitation du public, ce qui allait contre la valeur de l’équité
si chère aux Pionniers de Rochdale. Ces exemples montrent en effet l’éthique des
fondateurs qui devait de toute évidence s’incorporer dans une pratique entrepreneuriale627.
À Rochdale, un système complet de démocratie économique prend place. Le principe
est simple : un homme, un vote. Prenant appui sur les propositions de Buchez, les Pionniers
innovent en encastrant de façon systématique l’économie dans le social et le politique. Les
dimensions humaines que sont le social et le politique ne constituent plus des auxiliaires à
l’économie qui subordonne tout, mais un élément fondamental intégré dans une logique qui
reconstruit le rapport humain dans toutes ses dimensions. La démarche de Rochdale nous
semble, en ce sens, profondément éthique et complètement novatrice dans les circonstances
économiques de l’Angleterre industrielle et capitaliste de l’époque. La démocratie
coopérative exige donc dès le départ la reconnaissance chez chaque sociétaire du caractère
fondamental de la personne comme étant le cœur et le moteur de toute l’organisation
économique. L’économie devient aussi républicaine.
Cette forme de démocratie économique s’exprime par la voix de la personne, c’est-à-
dire avec ce qu’elle est et non en fonction de ce qu’elle possède comme avoir ou comme
capital investi dans la coopérative. Cette démocratie économique, qui place la personne
avec toute sa liberté et qui reconnaît l’égalité fondamentale des uns et des autres, constitue
627 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 247.
236
de facto une démocratie politique. Le droit de vote s’explique par le fait que les sociétaires
sont copropriétaires et usufruitiers de leur entreprise, considérée comme une association de
personnes et non comme une entité de capitaux à faire fructifier. C’est ce qui fera dire à
Mladenatz qu’à Rochdale, « [l]e sociétaire participe à la coopérative avec tout son être »628.
L’aspect démocratique mis de l’avant par les Pionniers aura des influences majeures sur
l’identité coopérative : le sociétaire est l’épicentre du projet coopératif au même titre que le
citoyen l’est pour tout projet républicain. La démocratie devient ainsi l’axe fondamental du
coopératisme et rejoint concrètement les fondements mêmes de la démocratie occidentale,
qui positionne au-dessus de tout autre critère la capacité de chaque personne à penser sa
vie, à faire ses choix et à s’engager à la construction de sa communauté. Le projet
coopératif est, en un sens, un projet social, économique, politique et éthique à saveur
républicaine.
Avec l’exercice démocratique de Rochdale, la coopérative découvre le potentiel de
matérialiser concrètement des valeurs chères à la civilisation moderne. Tout pouvoir
coopératif repose entre les mains des sociétaires qui forment un corps politique, une
assemblée souveraine de laquelle apparaît une volonté générale d’atteindre des objectifs
que l’organisation elle-même se donne par la participation de tous les sociétaires. Le
pouvoir repose exclusivement sur les personnes autonomes qui délèguent à un conseil
d'administration l’accomplissement de certaines charges dictées par l’assemblée. Les
sociétaires, ayant chacun à la base le même pouvoir d'influence, sont les seuls à gérer
l'avenir de leur organisation et sont les seuls, de par leur réflexion, leurs débats et leurs
décisions prises en assemblée souveraine, à construire de façon solidaire leur entreprise et,
en parallèle, leur propre communauté par la partie de leur bénéfice qui lui est destinée.
Les sociétaires sont les auteurs de l’œuvre coopérative tout en y étant soumis.
Participer personnellement à la constitution d’un « corps » coopératif et obéir aux
règlements et aux directions que l’assemblée souveraine se donne est le chemin même de la
liberté. Ainsi, chaque sociétaire s’unissant à tous, n’obéit pourtant qu’à lui-même et
développe une liberté encore plus grande que le simple fait d’être seul. Le coopératisme
628 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 75.
237
proposé par Rochdale est ce type d’association de personnes dont la seule autorité légitime
naît d’un accord réciproque des parties contractantes, c’est-à-dire d’un contrat social où
chaque sociétaire est la source et l’exécuteur des décisions prises collectivement. Cet intérêt
commun ne peut se réaliser que sur la base d’une solidarité réelle entre les sociétaires eux-
mêmes. Ainsi, par la structure démocratique de la coopérative, les valeurs de la liberté, de
l’égalité et de la solidarité sont ici des éléments structurants d’un pouvoir républicain
qu’une organisation se donne.
Cet aspect démocratique fondamental, soulevé et appliqué par la coopérative de
Rochdale, amène d’autres pratiques qui dépendent de cette première. Par exemple,
l’importance de ne pas limiter, à l’entrée, le nombre de sociétaires. Au lieu d’exclure
égoïstement d’autres membres potentiels, le sociétaire est plutôt poussé à les accueillir dans
son propre intérêt à lui en leur donnant la totalité des services et des avantages pour
augmenter son propre bien. « Ainsi donc, il existe un lien curieux entre l’égoïsme et
l’altruisme, parce qu’ici chacun gagne d’autant plus qu’il permet à un plus grand nombre de
prendre part avec lui à la distribution des bénéfices »629. Entre l’égoïsme et l’altruisme se
dessine l’importance de la réciprocité. En même temps, il était clair pour les sociétaires de
Rochdale qu’ils ne pouvaient accepter une personne qui ne croit ni à la philosophie
coopérative ni à sa mission. Rochdale se donnait l’autorisation malgré tout du refus.
À la réciprocité se rajoute un volet important qu’est la neutralité politique et
religieuse. L’avènement d’une coopérative ne peut se faire sous la gouverne d’aucun parti
politique ni sous l’influence d’aucune domination religieuse. Au nom de la liberté et de
l’autonomie, sous le sens républicain du terme, cette forme d’association de personnes se
doit d’être apolitique malgré son fort caractère politique interne. Les coopérateurs de
Rochdale faisaient la différence entre une autorité imposée de l’extérieur, par exemple, un
État et sa gouvernance politique partisane, et l’autorité consentie par l’association
contractuelle qu’ils acceptent mutuellement de se donner et de s’y soumettre librement. Si
la coopérative se doit de participer aux enjeux politiques environnants, elle a besoin d’une
autonomie politique pour le faire. Selon Gide, comme le rapporte Desroche : « C’est
629 Ibid., p. 76.
238
pourquoi la coopération refuse de se laisser étatiser et, au contraire, elle cherche à
coopératiser l’État »630. Pour les mêmes raisons d’autonomie, la coopérative se veut
également areligieuse malgré le fait que de nombreuses coopératives sont nées sous
l’impulsion d’un clergé chrétien reconnaissant dans la coopérative un instrument de
promotion de la doctrine de la justice sociale de l’Église.
Comme nous le constatons, les Pionniers de Rochdale ont établi des règles et des
principes d’organisation basés sur des valeurs jugées fondamentales : la démocratie, la
liberté, l’égalité, la solidarité, l’équité, la responsabilisation personnelle et collective. Ils ont
fait de leur projet entrepreneurial une démocratie économique à l’image de la démocratie
politique à saveur républicaine. L’« école » de Rochdale est celle qui favorise l’union de
l’intérêt personnel et de l’intérêt général, tant sur le plan économique que sur le plan moral.
C’est ce qui fera dire à Desroche : « C’est ainsi que le projet coopératif émerge comme une
expérimentation géante où la ferveur de l’utopie se trouve passée au crible des rigueurs
d’une pratique économique et culturelle quotidienne »631. Ces pionniers méritent bien d’être
appelés les créateurs du mouvement coopératif moderne.
Si on pense, dit Charles Gide, que les statuts de leur société ont été dès le début
si bien établis par ces quelques tisserands de flanelle, que l’expérience de plus
d’un demi-siècle n’a rien trouvé à y ajouter et que les milliers de sociétés créées
dans la suite se sont bornées à les copier presque textuellement, nous n’hésitons
pas à voir ici le phénomène le plus important peut-être de l’histoire
économique632.
Inspiré lui-même par les Pionniers, Gide conclura que les fondements anthropologiques et
normatifs promulgués à Rochdale montrent toute l’importance de s’affairer désormais à la
construction d’une « république coopérative » destinée à remplacer le capitalisme propulsé
par le paradigme du libéralisme633.
La pratique et la réflexion rochdaliennes ont servi grandement à l’affirmation plus
universelle de l’identité coopérative. Dès leur divulgation par les fondateurs de la
630 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 290. 631 Ibid., p. 430. 632 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 67-68. 633 J.-F. DRAPERI. L’économie sociale. Utopies, pratiques, principes, Montreuil, Presses de l’économie
sociale, 2005, p. 66.
239
coopérative de Rochdale, certaines valeurs furent étudiées et discutées lors des nombreux
congrès de l’Alliance coopérative internationale (ACI). Les valeurs ont été « […] traduites
à travers les principes de gestion du mouvement coopératif qui constituent les lignes
directrices permettant aux coopératives de mettre leurs valeurs en pratiques »634. C’est ainsi
qu’en 1995 à Manchester, les membres de l’ACI, réunis en congrès pour célébrer le
centenaire de l’Alliance, proposèrent une déclaration universelle de l’identité coopérative
fondée sur des valeurs spécifiques et des principes635. Ils émergent tous de Rochdale et
demeurent encore aujourd’hui les principes fondateurs du mouvement coopératif mondial.
Inspirés par les valeurs de la coopération, les principes évoqués par l’ACI constituent les
lignes directrices qui permettent aux coopératives de mettre justement les valeurs en
pratique. Les sept principes retenus sont les suivants :
1er principe : Adhésion volontaire et ouverte à tous
Les coopératives sont des organisations fondées sur le volontariat et ouvertes à
toutes les personnes aptes à utiliser leurs services et déterminées à prendre leurs
responsabilités en tant que membres, et ce, sans discrimination fondée sur le
sexe, l'origine sociale, la race, l'allégeance politique ou la religion. Ce principe
exprime la valeur de la liberté.
2e principe : Pouvoir démocratique exercé par les membres
Les coopératives sont des organisations démocratiques dirigées par leurs
membres qui participent activement à l'établissement des politiques et à la prise
de décisions. Les hommes et les femmes élus comme représentants des
membres sont responsables devant eux. Dans les coopératives de premier
niveau, les membres ont des droits de vote égaux en vertu de la règle - un
membre, une voix -; les coopératives d'autres niveaux sont aussi organisées de
manière démocratique. Ce principe se réfère explicitement à la valeur de
l’égalité.
3e principe : Participation économique des membres
Les membres contribuent de manière équitable au capital de leurs coopératives
et en ont le contrôle. Une partie au moins de ce capital est habituellement la
propriété commune de la coopérative. Les membres ne bénéficient
habituellement que d'une rémunération limitée du capital souscrit comme
condition de leur adhésion. Les membres affectent les excédents à tout ou partie
des objectifs suivants : le développement de leur coopérative, éventuellement
par la dotation de réserves dont une partie au moins est impartageable, des
ristournes aux membres en proportion de leurs transactions avec la coopérative
634 C. LEBEL. « L’organisation et l’éducation coopérative comme philosophie alternative », p. 122. 635 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. « Déclaration sur l’identité coopérative […] », p. 11.
240
et le soutien d'autres activités approuvées par les membres. Ce principe fait
ressortir le fait que tout associé est aussi un acteur économique.
4e principe : Autonomie et indépendance
Les coopératives sont des organisations autonomes d'entraide, gérées par leurs
membres. La conclusion d'accords avec d'autres organisations, y compris des
gouvernements, ou la recherche de fonds à partir de sources extérieures, doit se
faire dans des conditions qui préservent le pouvoir démocratique des membres
et maintiennent l'indépendance de leur coopérative, donc autonomie de gestion
et indépendance économique.
5e principe : Éducation, formation et information
Les coopératives fournissent à leurs membres, leurs dirigeants élus, leurs
gestionnaires et leurs employés l'éducation et la formation requises pour
pouvoir contribuer effectivement au développement de leur coopérative. Elles
informent le grand public, en particulier les jeunes et les leaders d'opinion, sur
la nature et les avantages de la coopération. Le cinquième principe précise ainsi
que l’être humain est l’origine et la finalité du projet coopératif.
6e principe : Coopération entre les coopératives
Pour apporter un meilleur service à leurs membres et renforcer le mouvement
coopératif, les coopératives œuvrent ensemble au sein de structures locales,
nationales, régionales et internationales. Ce principe illustre toute l’importance
accordée en coopération à l’aspect relationnel entre les membres et entre les
membres de différentes coopératives.
7e principe : Engagement envers le milieu
Les coopératives contribuent au développement durable de leur communauté
dans le cadre d'orientation approuvée par leurs membres. Le système
organisationnel coopératif sert au final, par l’entremise du développement
humain au bien commun636.
L’œuvre des tisserands de Rochdale, basée sur une réflexion systématique du
coopératisme comme association et entreprise, marquera l’histoire économique des 19e et
20e siècles. C’est, du moins, ce qu’affirme Mladenatz :
[Le coopératisme] n’a pas le caractère utopique qu’ont eu les expériences
sociales, tel que l’histoire nous les montre; car il crée des institutions
économiques qui, ayant à vivre dans le milieu actuel, entendent ne pas s’isoler
de lui, mais au contraire adapter leurs méthodes de travail aux circonstances
636 Idem.
Nous attirons votre attention sur le fait suivant : un seul principe fait explicitement référence à l’économie.
Les autres mettent en relief l’importance du volet associatif, ce qui confirme qu’une coopérative est avant
tout une association de personnes qui se donne une entreprise.
241
parmi lesquelles il intervient. C’est pourquoi on a pu dire à juste raison, de la
coopération, qu’elle est la seule expérience sociale du 19e siècle qui a réussi637.
Nous pouvons avancer l’idée que la coopérative s’appuie sur une doctrine qui est
continuellement mise en œuvre à partir de quelques valeurs et principes à portée
universelle. Ainsi apparaît, dans le coopératisme, une éthique de la liberté et de l’égalité,
fondements mêmes de sa dimension démocratique, une éthique de la solidarité qui met en
jeu la responsabilité de chacun dans une œuvre commune et une éthique de l’équité par la
promotion de la justice sociale. Henri Desroche résume à sa façon les valeurs coopératives
en proposant une éthique de la créativité par l'autodétermination, une éthique de
l’œcuménicité pour sa neutralité politique et religieuse et une éthique de la
responsabilité638. Toujours selon Desroche, l’éthique coopérative en est une de contestation
parce qu’elle prend position contre les divers dogmes sociologiques ambiants639. Nous
pourrions rajouter à cette nomenclature le déploiement d’une éthique de la paix.
La coopération ne mériterait pas de vivre si elle ne devait servir la paix et la
justice. Elle nous serait indifférente si elle n’était un moyen lent, mais sûr de
réaliser parmi nous, sans le peuple moderne, ces grandes choses dont nous
prononçons le nom qu’avec un saint respect : la Liberté, l’Égalité et la
Fraternité640.
Comme nous pouvons l’apprécier, le coopératisme est une doctrine nourrie par un
ensemble de valeurs et de principes dont l’axe central s’élève sur les bases d’un idéal
démocratique républicain qui s’intègre dans une pratique à l’intérieur
[d’] un système complexe d’organisation et de civilisation politiques qui nourrit
et qui se nourrit de l’autonomie d’esprit des individus, de leur liberté d’opinion
et d’expression, de leur civisme, qui nourrit et se nourrit de l’idéal Liberté -
Égalité - Fraternité, lequel comporte une conflictualité créatrice entre ces trois
termes inséparables641.
Le coopératisme est l’expression d’une démocratie où l’individu est un citoyen libre et
conscient, c’est-à-dire un sujet autonome, responsable et solidaire de la Cité humaine,
reconnaissant l’égalité fondamentale des droits entre citoyens et ayant des visées
637 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 169. 638 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 374-381. 639 Ibid., p. 381. 640 Ibid., p. 63. 641 E. MORIN. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, p. 123.
242
profondément humaines de l’avenir. Voilà une manière originale de fonder le « vivre
ensemble », en redonnant à la philosophie humaniste « […] sa véritable dimension en se
rappelant qu'elle prenait à l'origine le sens de la maïeutique qui s'enracine tout autant dans
l'horizon individuel que collectif »642.
Puisque l’idéal démocratique exige une réflexion constante et pénétrante des valeurs
de liberté et d’égalité643, ainsi en est-il du coopératisme qui puise et fonde son agir sur de
telles valeurs.
La coopérative est une démocratie par nature. Les démocraties politiques font
place à d'autres régimes quand leurs citoyens n'ont plus le sens de la liberté ni le
désir de la défendre. Mais la coopérative, organisation volontaire, disparaît
quand les hommes qui la composent ont perdu le sens de l'association644.
Nous pouvons mieux comprendre que la libre adhésion des sociétaires à une association est
l'expression du respect de la liberté individuelle, l'une des valeurs fondamentales des
organisations coopératives contemporaines. Cette idée suppose la possibilité, la capacité,
voire la nécessité de chaque personne à penser sa vie, ses choix et ses engagements envers
une communauté. La réalisation du coopératisme s'inscrit nettement dans un projet de
société de droits et de libertés où les sociétaires sont considérés comme des égaux en
dignité et en droits, capables démocratiquement et souverainement de gérer l'avenir de leur
organisation et de leur communauté. Cette démarche démocratique fondamentale fait de
chaque personne un membre à part entière, comme devrait l'être le citoyen dans la gestion
642 A. LACROIX. L'humain au centre d'une éthique de société, Sherbrooke, Éditions GGC, 2000, p. 25. 643 Les deux principales tentatives politiques qui ont cherché à actualiser l’idéal démocratique ont pris les
couleurs de la démocratie libérale et la démocratie sociale. Promulgué par le système de démocratie
libérale naît le concept des droits fondamentaux : droit de vote, droit à la vie et à l’intégrité physique, droit
à la propriété privée, etc. Bref, sous cette bannière se consolident les libertés et droits individuels. D’où le
risque non négligeable et les reproches justifiés d’un développement individualiste de la réalité où la
démocratie libérale vise finalement moins l’égalité en soi que l’imposition absolue de la liberté
individuelle (B. KABORÉ. L'idéal démocratique : entre l'universel et le particulier […], p. 108). Quant
au concept d’égalité, il se manifeste dans l’égalité de tous par la loi et devant la loi, de même que la
participation de tous à la souveraineté populaire ou à la souveraineté de l’assemblée. Il en résulte une règle
fondamentale : la liberté égale pour tous. Le concept d’égalité est donc compris par l’attribution des droits,
des obligations et des libertés pour tous. Le suffrage universel l’illustre très bien : une personne, un vote
(un membre, un vote). Son pendant plus social a tenté historiquement de corriger les dérives
individualistes économiques de la démocratie libérale en voulant permettre une égalité des chances, tant
au niveau formel qu’au niveau matériel et économique. Sous l’aile plus socialiste apparaît des droits plus
collectifs : droit à l’éducation, droit au travail, droit au revenu minimum, droit de grève, etc. 644 M. BROT. Le coopérateur et la démocratie coopérative, Paris, Fédération des coopératives de
consommation, 1951, p. 3.
243
de la Cité. Nous pouvons penser, à la suite de Draperi, que le coopératisme reconnait le lien
intrinsèque qui unifie la liberté et l’égalité, qui favorise la cohérence entre la pensée et qui
établit des relations fondamentales entre les dimensions humaines variées comme le
politique, l’économique, le social, le culturel, l’éducatif, etc. Par le coopératisme,
l’économie est posée à sa juste valeur en s’enchâssant de nouveau et de façon tout à fait
originale à l’intérieur d’un processus inclusif et intégrateur des autres dimensions
humaines. Le coopératisme marie donc, par la démocratie, l’économique et le politique en
vue d’une construction de rapports sociaux basés sur la solidarité et l’équité. Ce mariage est
constitutif de la coopérative. En ce sens, la coopérative est tout autant œuvre politique que
sociale et économique. Cette hybridation s’ancre dans le concret de la vie personnelle et
collective. Selon Lacroix, voilà la véritable force du coopératisme645.
Le regard historique que nous venons de porter sur la coopérative permet de
comprendre que le coopératisme s’est construit au fil des évènements politiques,
économiques, sociaux et révolutionnaires en vue de répondre à des besoins existentiels
concrets et complexes des personnes et des collectivités, et ce, à partir des valeurs qui
s'apparentent à celles qui ont permis l'éclosion des démocraties occidentales depuis le
18e siècle646.
Penchons-nous maintenant plus spécifiquement sur le paradigme coopératif en
proposant une analyse plus approfondie des trois aspects que nous avons identifiés dans nos
référents conceptuels : la conception anthropologique, les valeurs fondamentales et les
finalités. Tentons une réflexion et une lecture du paradigme coopératif en se basant sur la
définition de la coopérative déjà évoquée et fournie par l’ACI : « […] une association de
personnes, volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques,
sociaux et culturels communs au moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et
645 A. LACROIX. « L’être désincarné des libéraux et les principes du coopératisme : la quadrature du
cercle? », Éthique et coopératisme : un contrepoids à la mondialisation, sous la direction d’André
Lacroix, Sherbrooke, Éditions GGC, 2002, p. 35. 646 Ibid., p. 19-21.
244
où le pouvoir est exercé démocratiquement »647. Cette définition nous servira de trame de
fond pour mieux comprendre le paradigme coopératif à partir de notre grille de lecture.
3.2 HOMO COOPERATUS : VERS UNE ANTHROPOLOGIE COOPÉRATIVE
Comme nous l’avons soulevé au premier chapitre et à la lumière du deuxième
chapitre, nous pouvons affirmer que le libéralisme et son approche contemporaine justifient
leurs pratiques en fonction d’un postulat de base anthropologique particulier : l’homo
œconomicus. Qu’en est-il du coopératisme? Puisque nous posons comme Gide et plusieurs
autres que la coopérative n’est pas subordonnée à la philosophie libérale et qu’elle repose
sur un paradigme qui contient ses propres fondements philosophiques, il importe, à ce
stade-ci de notre travail, de proposer une réflexion sur l’homo cooperatus et ses possibles
caractéristiques. Nos recherches ont permis de remarquer cependant que la documentation
sur le sujet n’offre pas de réflexion systématique sur l’anthropologie coopérative. Elle
semble être à construire. Tentons l’exercice.
Georges Fauquet a écrit en 1942 que la coopérative
[…] implique plus que le groupe, plus que l’action en commun, elle suppose
des personnes libres et responsables qui, dans leur pleine autonomie, se sont
volontairement associées. L’action en commun a tout à la fois comme condition
et comme fin l’autonomie et l’indépendance de la personne648.
Se dessine ici une réflexion qui positionne la primauté de la personne. Directement en lien
avec son volet essentiellement démocratique, Fauquet rajoute :
Par le caractère personnel ou familial des unités qu’elle groupe, l’association
coopérative n’est pas un groupement impersonnel de capitaux : c’est au sens
fort du terme une association de personnes. La règle « un homme, une voix »,
conforme aux conceptions traditionnelles du droit issues de l’âme populaire, est
sa règle fondamentale pour tous les rapports des sociétaires entre eux dans
l’association : chaque association coopérative est une démocratie649.
Le point d’ancrage fondamental du paradigme coopératif est la personne, définie toujours
comme une fin en soi et jamais comme un simple moyen, d’où l’idée de la dignité comme
647 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. « Déclaration sur l’identité coopérative […] », p. 11. 648 G. FAUQUET. Le secteur coopératif, 3e édition, Paris, Fédération nationale des coopératives de
consommation, [s.d], p. 41. (C’est l’auteur qui souligne). 649 Ibid., p. 21. (C’est l’auteur qui souligne).
245
valeur intrinsèque qui n’obéit à d’autres lois qu’à celle que la personne se donne elle-même
raisonnablement avec les autres.
Le coopérateur est un sujet moral autonome qui interagit continuellement avec les
autres (« inter-personne », « inter-génération », « inter-communauté », « inter-ethnie »,
« inter-nation ») sur les bases d’une éthique démocratique. Le paradigme coopératif
propose une définition anthropologique basée sur une intersubjectivité qui rallie des thèmes
comme l'individualité, le social, le politique et l'économique. Puisque la personne est le
centre même du projet coopératif, des préoccupations éthiques et démocratiques doivent
logiquement animer les coopérateurs afin qu’ils soient capables de présenter des solutions à
leurs problèmes circonstanciels en utilisant les outils de gestion à leur disposition. Pour
Lambert, c’est le chemin qui conduit à la rénovation et à l’humanisation de l’ensemble du
système économique et social650. La perspective de la coopération suppose que les solutions
concrètes et concertées aux problèmes réels et circonscrits auxquels les sociétaires sont
confrontés ne viennent pas uniquement des experts, mais d’eux-mêmes, aux prises avec des
besoins particuliers et très reliés à leur propre vécu. Ainsi, la coopération valorise le
principe de la subsidiarité, qui suppose que la responsabilité d'une action collective est
assignée à une entité capable de résoudre elle-même le problème. Un coopérateur est une
personne libre qui prise le bien commun et qui s’associe volontairement à des personnes
différentes et, reconnue comme telle, partageant des valeurs communes autour de la
primauté de la liberté et de l'universalité des droits humains.
Il semble important, à ce stade-ci de notre réflexion, de poser un regard analytique sur
la notion de personne souvent évoquée jusqu'à maintenant. Pour nous aider dans cette
tâche, nous nous inspirerons des travaux d’Emmanuel Mounier et du personnalisme qu’il
développe. Nous tenterons de relever la différence conceptuelle entre « personne » et
« individu ». Cette différenciation permettra de faire ressortir quelques caractéristiques qui
pourraient être utilisées afin de mieux comprendre l’homo cooperatus.
650 P. LAMBERT. La doctrine coopérative, p. 49.
246
3.2.1 Personne ou individu
La philosophie personnaliste développée par Mounier est une pensée qui se soucie
d’assurer concrètement le bien-être des hommes et des femmes ainsi que leur plein essor
comme personnes. Selon cet auteur, la personne n’est jamais un simple individu abstrait,
isolé, défini et compartimenté, sans attache sociale véritable, c’est-à-dire l’individu rattaché
à l’idéologie libérale depuis le 18e siècle, qui s’active à promouvoir un individualisme
déconnecté de la réalité humaine. Cela culmine aujourd’hui en une valorisation de
l’égoïsme radical devenu réducteur, voire destructeur pour l’humanité elle-même. Dans son
ouvrage, Le personnalisme, Mounier donne une définition de l’individualisme :
L'individualisme est un système de mœurs, de sentiments, d'idées et
d'institutions qui organise l'individu sur ces attitudes d'isolement et de défense.
Il fut l'idéologie et la structure dominantes de la société bourgeoise occidentale
entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Un homme abstrait, sans attaches ni
communautés naturelles, dieu souverain au cœur d'une liberté sans direction ni
mesure, tournant d'abord vers autrui la méfiance, le calcul et la revendication;
des institutions réduites à assurer le non-empiètement de ces égoïsmes, ou leur
meilleur rendement par l'association réduite au profit : tel est le régime de
civilisation qui agonise sous nos yeux, un des plus pauvres que l'histoire ait
connus. Il est l'antithèse même du personnalisme, et son plus prochain
adversaire651.
L’individualisme constitue une tentative réussie d’une réduction philosophique de l’homme
à une chose abstraite, à un objet isolé qui, dans la pratique de la vie, le dépersonnalise et le
déresponsabilise, car n’étant attaché à aucun lien social véritable. L’individualisme
condamne l’homme à être étranger à lui-même et aux autres. Dissociant la personne de ses
propres attaches locales et culturelles, l'individualisme libéral réussit à disloquer du même
coup la réalité des communautés elles-mêmes. Mounier dira dans son Manifeste au service
du personnalisme que « [l]a dépersonnalisation du monde moderne et la décadence de
l'idée communautaire sont pour nous une seule et même désagrégation »652.
L’individualisme caractérise l’individu au détriment de la personne. L’individualisme
constitue
651 E. MOUNIER. Le personnalisme, Coll. « Que sais-je? », Paris, PUF, 1965, p. 37. 652 E. MOUNIER. « Manifeste au service du personnalisme », Les classiques des sciences sociales, [En
ligne], 25 janvier 2012, p. 57, http://classiques.uqac.ca//classiques/Mounier_Emmanuel/manifeste_service
_pers/mounier_manifeste_pers.pdf (Page consultée le 28 juillet 2012). (C’est l’auteur qui souligne).
247
[…] l’attitude première à l'individu qui y cède, de jalouser, de revendiquer,
d'accaparer, puis d'assurer sur chaque propriété qu'il s'est ainsi fait une
forteresse de sécurité et d'égoïsme pour la défendre contre les surprises de
l'amour. Dispersion, avarice, voilà les deux marques de l'individualité. La
personne est maîtrise et choix, elle est générosité. Elle est donc dans son
orientation intime polarisée juste à l'inverse de l'individu653.
Mounier veut remplacer cet individualisme du 20e siècle par une civilisation
personnaliste fondée sur les droits et devoirs de la personne concrète intimement ancrée
dans une communauté tout aussi concrète654. Cette avenue vise à créer des conditions
sociales réelles qui soient continuellement favorables aux personnes, évitant les pièges des
systèmes qui peuvent appauvrir, opprimer et aliéner. En ce sens, le personnalisme est aux
antipodes de tout fanatisme, de tout dogmatisme, de toute intolérance, du non-respect des
opinions et des connaissances d’autrui655.
Le personnalisme cherche à maintenir les liens vitaux entre les personnes qui forment
une communauté à partir d’un cadre normatif inspiré des valeurs humaines « humanisées »,
parce que personnalisées656. Mounier précise que « […] le premier souci de
l'individualisme est de centrer l'individu sur soi, le premier souci du personnalisme de le
décentrer pour l'établir dans les perspectives ouvertes de la personne »657. Ainsi, la
personne apparaît comme une présence permanente aux autres personnes qui la font être et
la font croître. Toute personne n'existe que vers autrui. Elle ne se connaît personnellement
que par autrui. Ainsi, dans la pensée de Mounier, la personne et la communauté se
construisent mutuellement. Malgré leur distinction respective, l’un inclut l’autre
continuellement, l’un construit l’autre concrètement, l’un ne peut exister sans l’autre.
653 Ibid., p. 47. (C’est l’auteur qui souligne). 654 Charles Gide ira dans le même sens, distinguant les concepts d’individualité et d’individualisme. Il
proteste d’ailleurs : « […] contre ce détestable sophisme qui consiste à confondre individualité avec
l’individualisme. Le développement de l’individualité n’est pas la même chose que le développement de
l’individualisme : c’est même précisément le contraire » (C. GIDE. Coopération et économie sociale.
1886-1904, p. 165). Il rajoute : « L’individualisme, c’est la concentration d’un être qui se replie sur soi-
même; l’individualité, c’est un épanouissement, l’épanouissement d’un être qui se déploie au-dehors. Et
voilà pourquoi l’école nouvelle peut hardiment condamner et combattre les doctrines individualistes sans
avoir à craindre de compromettre la dignité ni l’individualité de la personne humaine » (Ibid., p. 168). 655 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 102-114. 656 E. MOUNIER. « Manifeste au service du personnalisme », p. 60. 657 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 37.
248
L'acte premier de la personne, c'est donc de susciter avec d'autres une société de
personnes dont les structures, les mœurs, les sentiments et finalement les
institutions soient marqués par leur nature de personnes : société dont nous
commençons seulement à entrevoir et à ébaucher les mœurs658.
Dans la pensée du Mounier, la personne n’est jamais ni l’objet, ni l’instrument de l’autre.
La personne a une valeur absolue
[…] à l'égard de toute autre réalité matérielle ou sociale, et de toute autre
personne humaine. Jamais elle ne peut être considérée comme partie d'un tout :
famille, classe, État, nation, humanité. Aucune autre personne, à plus forte
raison aucune collectivité, aucun organisme ne peut l'utiliser légitimement
comme un moyen659.
Ainsi, la personne est sujet et présence continuelle aux autres, elle ne peut être partialisée et
déconnectée du concret et du complexe. Plus spécifiquement, Mounier dira que la personne
est un être
[…] constitué comme tel par une manière de subsistance et d'indépendance
dans son être; elle entretient cette subsistance par son adhésion à une hiérarchie
de valeurs librement adoptées, assimilées et vécues par un engagement
responsable et une constante conversion; elle unifie ainsi toute son activité dans
la liberté et développe par surcroît, à coups d'actes créateurs, la singularité de sa
vocation660.
En ce sens, Maréchal dira que la personne n’est « [...] ni un atome humain asocial du
libéralisme ni d’ailleurs l’individu broyé par le collectif d’un certain marxisme. Ni
indépendant, ni dépendant, mais autonome […] »661. La personne est celle qui « […] se voit
reconnaître la liberté de la modernité en même temps qu’imposer la présence de l’autre par
lequel passe son épanouissement »662. Ainsi, toute forme de déterminisme univoque entre
l’homme et la société est écartée. La personne devient le sujet par qui s’exprime
initialement et continuellement la puissance de vie présente en chacun, un perpétuel devenir
vers un accroissement de la personne elle-même en collectivité. Nicolas Go dira que cette
puissance de vie, déjà décrite par Célestin Freinet, qu’elle est l’intime et singulier potentiel
qui anime la personne d’un irrésistible élan qui la lance inlassablement en avant, vers la
658 Ibid., p. 39. 659 E. MOUNIER. « Manifeste au service du personnalisme », p. 46. 660 Ibid., p. 46. 661 J.-P. MARÉCHAL. Humaniser l’économie, p. 130. 662 Idem.
249
réalisation d’une destinée qui appartient à chacun et qui se réalise dans un tout663. C’est ni
plus ni moins ce que Spinoza appelait le conatus ou la puissance d’exister664, ou comme
chez Nietzsche avec son concept de volonté de puissance665, ou chez Bergson, le
philosophe de l’élan vital666 ou encore Ricœur et l’expression de la puissance d’agir de
chacun667. Cette « persévérance ontologique », cette « source vive d’être » et ce
« mouvement d’être vers l’être » que Mounier nomme « liberté » est cette possibilité vitale
de se découvrir progressivement comme personne668. C’est l’impulsion d’une quête
personnelle dans toute sa singularité, toute sa vie. Elle est puissance d’être et d’existence
personnelle. A contrario, elle n’est jamais pouvoir de domination individualiste et de lutte
égoïste. En revanche, ce pouvoir « […] opprime, soumet, violente et contrôle. La puissance
d’exister s’accroit par inversement proportionnel à mesure que diminue le pouvoir de
domination »669. La personne est celle qui déploie cette force de vivre et d’être, potentiel
qui ne peut se réaliser qu’à travers l’existence concrète et complexe de la vie partagée avec
d’autres personnes.
L’ordre de la personne, contrairement à celui de l’individu, apparaît comme une
tension entre l’affirmation du potentiel vital de chacun et l’édification d’un monde de
personnes à construire. Mounier précise que le personnalisme range parmi ses idées clés
l’affirmation de l’unité de l’humanité670. Se préoccupant de la personne comme lieu par
excellence où s’exprime et s’affirme la liberté, cette force vitale d’autonomie,
d’engagement et d’action, Mounier rajoute aussi que « [l]e sens de l’humanité une et
indivisible est étroitement inclus dans l’idée moderne de l’égalité »671. Voilà le défi que
voulait relever, à sa façon, Jean-Jacques Rousseau.
663 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 69. 664 B. SPINOZA. Éthique, Paris, PUF, 1994, p. 163-164. 665 F. NIETZSCHE. La volonté de puissance, Paris, Le livre de poche, 1991, p. 348. 666 H. BERGSON. L’évolution créatrice, Paris, PUF, 2008, p. 88. 667 P. RICOEUR. Le juste, la justice et son échec, Paris, L’Herne, 2005, p. 19. 668 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 77. 669 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 71. 670 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 48. 671 Idem. (C’est l’auteur qui souligne).
250
La personne qui choisit d’être libre, ne peut l’être finalement que lorsque tous les
hommes et les femmes qui l’entourent le sont également tout autant. « Cette coopération
des libertés est exclue d’un monde où chaque liberté ne peut s’unir à la liberté d’autrui
[…] »672. C’est à l’intérieur de cette unification des libertés reconnues sur la base de
l’égalité fondamentale des personnes conscientes que s’expriment l’engagement et l’action.
La reconnaissance de la présence de l’autre comme autre authentique est la base même de
l’action personnelle et collective. « La vie de la personne, on le voit, n'est pas une
séparation, une évasion, une aliénation, elle est présence et engagement »673, dira Mounier.
Elle participe à la personnalisation du monde dans son rapport libre et égal avec les autres,
et ce, dans toutes les sphères des activités humaines. La personne se révèle à travers « […]
une expérience décisive, proposée à la liberté de chacun, non pas l'expérience immédiate
d'une substance, mais l'expérience progressive d'une vie, la vie personnelle »674. Il faut,
selon Mounier, assurer les conditions communes de la liberté et se soucier constamment
des libertés et de leurs nombreuses expressions existentielles et tangibles.
Pour ce faire, la démocratie semble être pour Mounier le rempart des libertés dans la
mesure où la démocratie n’est pas comprise comme « […] le règne du nombre inorganisé et
la négation de l'autorité, mais l'exigence d'une personnalisation indéfinie de l'humanité »675.
La démocratie personnaliste est « […] une étape de la personnalisation progressive de
l'humanité […] »676. Cette démocratie souhaitée est celle finalement où il y a « […] de la
responsabilité partout, de la création partout, de la collaboration partout […] »677, c’est-à-
dire un lieu destiné à assurer à toutes les personnes libres et égales inscrites concrètement à
l’intérieur d’organisations sociales et publiques le droit au développement et au maximum
de responsabilité678. La démocratie doit être l’expression des personnes à travers les divers
aspects de l’existence humaine. Conséquemment, la démocratie n’est pas seulement une
manifestation du politique.
672 Ibid., p. 76. 673 E. MOUNIER. « Manifeste au service du personnalisme », p. 48. 674 Ibid., p. 46. 675 Ibid., p. 119. 676 Idem. (C’est l’auteur qui souligne). 677 Ibid., p. 121. 678 Ibid., p. 142.
251
Pour que cette forme de démocratie, qui place la personne et la communauté au centre
du projet, soit réelle et complète, elle doit aussi être économique. « […] l'exigence
démocratique ainsi conçue veut que chaque travailleur soit mis à même d'exercer un
maximum les prérogatives de la personne : responsabilité, initiative, maîtrise, création et
liberté, dans le rôle qui lui est assigné par ses capacités et par l'organisation
collective »679. Cette exigence démocratique intégrale ne se résume pas en une simple
critique du modèle économique actuel, qui confirme la soumission des travailleurs et des
consommateurs aux dictats du néolibéralisme, mais une revendication profonde pour la
continuité de l’émancipation des personnes par l’économie. Celles-ci doivent être de
véritables associés, voire sociétaires des entreprises et des groupes économiques.
Paraphrasant Kant, Mounier dira que la démocratie économique qui complète la démocratie
politique peut enfin permettre aux personnes la « reconnaissance de leur majorité
économique »680 par le développement du sentiment et de la capacité d’une réelle prise en
charge des leviers économiques par les travailleurs, les consommateurs et les producteurs.
Puisque la personne est cet être intrinsèquement impliqué dans toutes les sphères de la vie
humaine, Mounier présente ni plus ni moins un changement de cap : celui de penser,
d’améliorer et de démocratiser l’économie pour mieux démocratiser le politique. Dans le
contexte de la démocratie occidentale, Mounier se réjouit du fait que la personne soit
devenue peu à peu un sujet politiquement autonome et moral, mais demeure préoccupé
devant le constat que la personne continue à être considérée comme un objet sur le plan de
l'existence économique, c’est-à-dire comme un instrument du système capitaliste pour le
faire fructifier. Mounier conclura que
[l]a démocratie politique doit être entièrement réorganisée sur une démocratie
économique effective, adaptée aux structures modernes de la production. C’est
sur cette base organique que peut être seulement restaurée l’autorité légitime de
l’État681.
La démocratie économique demeure le lieu privilégié pour favoriser l’avènement d’un
monde de personnes. Le développement d’une démocratie économique concrète à
l’intérieur des entreprises elles-mêmes constitue le passage, selon Mounier, vers le
679 Ibid., p. 119. (C’est l’auteur qui souligne). 680 Idem. (C’est l’auteur qui souligne). 681 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 128.
252
développement d’une démocratie politique renouvelée. Dans ce cadre, les acteurs-
entrepreneurs ont une tâche fondamentale : celle de redéfinir les paramètres
entrepreneuriaux pour libérer les personnes et façonner ainsi une manière d’être
démocratique, transférable en politique. Il rejoint ainsi les penseurs coopératifs comme
Lasserre qui affirme que
[…] la crise actuelle de la démocratie vient de ce qu’une mince pellicule de
démocratie politique repose sur la masse énorme d’une économie capitaliste,
tout à fait anti-démocratique, qui la tient en échec, la dénature, la corrompt, et
parfois la brise dans ses soubresauts. Une démocratie économique de base
coopérative faciliterait la tâche de la démocratie politique, la fortifierait, la
protégerait et l’assainirait […]682.
Alphonse Desjardins ira dans le même sens :
Il en est de la société coopérative comme de la société politique, qui n’est
qu’une coopérative agrandie pour le bien général de tous, c’est-à-dire dans
celle-ci comme dans l’autre, chaque individu que la loi désigne comme devant
prendre part aux décisions nationales par la voie du suffrage, n’a qu’un seul
vote par circonscription électorale. [La coopérative] devra avoir d’heureuses
répercussions dans les autres champs d’activités où ces mêmes individus
devront, comme électeurs ou contribuables, remplir des devoirs plus importants
encore683.
Il semble, pour Mounier et comme plusieurs le notent également, que la démocratie reste
encore une « invention » à faire à partir de laquelle pourrait surgir le secret pour l’avenir
des personnes et des sociétés684.
Cette réflexion sur la notion de la personne et l’association, vues comme
intrinsèquement unies et constitutives l’une de l’autre par la reconnaissance de la liberté et
de l’égalité, nous conduit à considérer un autre aspect de l’anthropologie coopérative. Cette
distinction conceptuelle nous permettra de mieux comprendre les caractéristiques de l’homo
cooperatus. La question est la suivante : quelle différence existe-t-il entre la collaboration
et la coopération?
682 G. LASSERRE. La coopération, Coll. « Que sais-je? », Paris, PUF, 1962, p. 113. 683 A. DESJARDINS. Réflexions d’Alphonse Desjardins, p. 40-41. 684 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 122.
253
3.2.2 Collaborateur ou coopérateur
Il est de mise dans le domaine coopératif d’évoquer l’importance de la collaboration.
Les concepts de collaboration et de coopération sont souvent pris comme synonymes. Il
existe cependant une différence conceptuelle importante entre les deux. Cette distinction
permet d’apporter un éclairage supplémentaire sur l’anthropologie coopérative. Nicolas Go
propose une première différenciation en faisant une lecture étymologique des termes. Le
concept de collaboration est
[f]ormé du préfixe latin co-, de cum signifiant « avec », qui indique la réunion,
la simultanéité, et du verbe laborare signifiant « travailler », le terme renvoie
aussi bien à des rapports de rivalité, de concurrence, qu’à des rapports
d’entraide, de mutualisation685.
L’action de collaborer est un « travail avec » qui convient à divers contextes existentiels et
s’applique à des groupes humains très variés. La collaboration peut s’exprimer sous la
forme d’une contribution, d’une participation, d’une codirection, d’une assistance, d’un
service, d’une prestation, d’un apport, etc. Ainsi, il est possible de collaborer avec tout
genre de regroupements d’hommes et de femmes. La collaboration est une relation à l’autre
à caractère épisodique et circonstanciel. Go poursuit :
Le partage collaboratif d’intérêts permet en général d’être égoïstes ensemble,
mais avec intelligence : je fais quelque chose avec l’autre, ou même pour
l’autre, parce que j’y trouve un avantage pour moi-même. On s’associe
prioritairement à autrui, non pas par intérêt pour l’autre (encore qu’un tel intérêt
ne soit pas nécessairement exclu), mais par intérêt pour soi686.
La collaboration signifie alors « travailler avec ». C’est un travail d’équipe qui s’élabore
autour d’un projet qui n’appartient pas toujours à tout le groupe. On collabore souvent aux
projets des autres sans en avoir l’initiative ni la gestion de leur développement. En
conséquence, il est possible de collaborer au projet d’un autre en « faisant avec », sans
nécessairement mettre en valeur le « faire ensemble ». Il est possible, par la collaboration,
d’avoir un rapport particulier avec un groupe sans nécessairement faire partie du groupe. Ce
qui compte avant tout dans un processus collaboratif, c’est le résultat de la collaboration.
Dans un tel cas de figure, Nicolas Go rapporte que « [l]a collaboration est factuelle, la
685 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 49. (C’est l’auteur qui souligne). 686 Ibid., p. 52. (C’est l’auteur qui souligne).
254
satisfaction au travail tient principalement dans la considération de l’œuvre produite »687.
Le degré de solidarité et de responsabilité s’en voit nécessairement atténué. Cela nous mène
à la question suivante : un collaborateur peut-il être qualifié de coopérateur?
Le concept de coopération vient du latin cooperatio qui signifie
[…] « faire œuvre commune » : le même préfixe co- est ici associé au verbe
operari signifiant « travailler » pour former coopérer, opus (plur. opera)
désignant l’œuvre, l’ouvrage, ou l’acte. […] Au sens de « faire œuvre
commune », elle signifie beaucoup plus que travailler ensemble688.
Pour faire œuvre commune, pour construire ensemble un ouvrage collectif, la coopération
est le moyen essentiel. La collaboration exige un haut degré de confiance en soi et en
l’autre. Elle implique continuellement une responsabilité mutuelle. Une forme de
permanence est présente dans le concept de coopération. La coopération exige l’union d’un
groupe de personnes autonomes et responsables, poussé par un intérêt commun, à explorer
ensemble des possibilités novatrices qui permettent de répondre à un besoin partagé qu’une
personne ne peut réaliser seule. Les valeurs de la coopération sont à la base d’un tel agir.
Elle s’exprime par une vitalité associative, participative, implicative et démocratique des
sociétaires enracinés sur un territoire, où se développement un savoir et un savoir-faire
spécifique constituant ainsi un « vivre ensemble » original. La coopération est le lieu où des
liens se créent par un engagement mutuel vers un objectif commun. Elle suppose
l’établissement de règles de travail partagées et responsabilités assumées. Elle souhaite
l’utilisation constructive des différences en vue de faire émerger un sens « ensemble » et
une direction commune vers laquelle converger.
On peut facilement collaborer au projet d’un autre en « faisant avec », mais on ne
peut coopérer qu’à un projet commun en « faisant œuvre ensemble ». « En ce sens
particulier, la coopération est antinomique avec la notion de collaboration »689.
Cette lecture étymologique proposée par Go permet de réaliser que la coopération
porte parfois mal son nom parce que les valeurs propres de la coopération sont
687 Idem. p. 52. 688 Ibid., p. 50. (C’est l’auteur qui souligne). 689 Ibid., p. 49.
255
pratiquement absentes de la pratique, voire des discours. Cela confirme ce que nous avons
vu au chapitre premier : « Les collaborateurs au sein d’une entreprise ont rarement des
relations de travail coopératif, et ce que l’on nomme couramment coopération, quels que
soient les contextes, est le plus souvent de la collaboration »690.
Si la collaboration est un partage d’intérêts qui peut parfaitement se passer des liens
entre parties prenantes, la coopération est avant tout partage de désir dans la rencontre pour
la construction d’un ouvrage commun. Si la collaboration vise le résultat, parfois même en
utilisant des moyens peu collaboratifs, la coopération se préoccupe du processus de
réalisation : celui-ci favorise prioritairement des personnes concrètes volontairement
associées en vue de faire un ouvrage ensemble. La coopération est le facilitateur qui permet
que tous participent personnellement à une œuvre commune, « […] mais plus encore,
réalisent que l’activité tout entière procure un plaisir de créer ensemble »691.
Dans la coopération, la valeur et la force des liens personnels donneront la valeur du
produit final. Si la collaboration s’enclenche principalement en vue de l’obtention finale
d’un produit, « […] la coopération enveloppe l’effectuation de la tâche d’une préoccupation
de l’art de vivre ensemble, dont la valeur prend parfois le pas sur la production elle-
même »692. Le coopérateur est donc la personne qui participe, par son être, à la valeur
même du travail commun vers une œuvre commune. Il s’inscrit dans une démarche
collective humanisante, émancipatrice et créatrice, fondée sur des valeurs et des principes;
le résultat final est la résultante du processus de coopération lui-même.
Si, sous de bonnes conditions d’organisation, la coopération est efficace,
permettant de réaliser de façon satisfaisante le produit ou l’effet attendu, elle
n’est pas que cela : elle est essentiellement humanisante, en ce qu’elle
contrarie dans son principe les multiples phénomènes d’aliénation par le
travail693.
690 Ibid., p. 52. 691 Y. KILBORNE. « Pédagogie coopérative et complexe et formation à l’audiovisuel », Oser la pédagogie
coopérative complexe. De l’école à l’université, sous la direction de Malini Sumputh et François
Fourcade, Lyon, Chronique sociale, 2013, p. 196. (C’est l’auteur qui souligne). 692 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 52. 693 Ibid., p. 53. (C’est l’auteur qui surligne).
256
C’est ce qui explique que la collaboration, qui insiste foncièrement sur le produit et non sur
la production, peut s’actualiser dans des rapports d’aliénation, d’oppression ou
d’exploitation. Ainsi, dira Nicolas Go, « […] les formes les plus dures du capitalisme
industriel ou financier se nourrissent de pratiques collaboratives »694. Une telle
collaboration ne peut être réalisable en coopération puisse que celle-ci demande une
intention partagée dans les exigences du processus, lui-même fondé sur un cadre normatif
spécifique. La coopération est une démarche profondément éthique qui canalise les forces
vives des personnes à l’intérieur d’une démarche qui les construit tout en construisant le
produit sur lequel ils font œuvre commune. Le coopérateur n’est pas celui qui vise
exclusivement, en contexte économique, la simple production et son profit final695. Il est
surtout celui qui, selon sa personne, s’insère dans un mouvement démocratique pour faire
ensemble une œuvre commune. Le « faire » implique un sujet conscient et responsable qui
n’accède à la découverte de lui-même que par l’« ensemble ». « Faire ensemble » est un
collectif qui, dans son ouvrage, produit « […] une véritable intelligence plurielle des
situations complexes »696. Fondamentalement, la coopération est l’intégration même de
chaque personne selon sa singularité au sein d’une association qui organise les relations
humaines dans un faire collectif qui favorise l’émancipation personnelle. Elle est libératrice
de la puissance d’être des personnes en vue de la construction d’elle-même par une œuvre
commune. En ce sens, la coopération s’inscrit dans la dynamique démocratique
républicaine formulée précédemment par Rousseau.
Résumons nos propos sur l’homo cooperatus en suivant la pensée de Nicolas Go, qui
propose quelques caractéristiques spécifiques de la coopération qui nous aideront à mieux
694 Idem. 695 Nicolas Go fait un parallèle similaire avec la vie politique et la vie éducative. La pratique politique en
société ne s’épuise pas avec une victoire électorale ou avec le pouvoir d’un parti politique particulier, tout
comme la pratique éducative ne se définit pas ultimement par le résultat d’une instruction ou d’une
formation. La coopération est une pratique sociale à l’intérieur de laquelle s’insèrent continuellement des
personnes concrètes qui œuvrent de façon collective vers une résultante quelque peu indéterminée dans
son résultat final, mais fondamentalement partagée par tous (Ibid., p. 54). 696 P. MEIRIEU. « La pédagogie coopérative : dépassée ou subversive? », Oser la pédagogie coopérative
complexe. De l’école à l’université, sous la direction de Malini Sumputh et François Fourcade, Lyon,
Chronique sociale, 2013, p. 244.
257
circonscrire le concept697. Toute coopération est avant tout une praxis qui situe la personne
dans un contexte organisationnel partagé et dévolutif, comme un acteur de premier plan qui
participe à l’ouvrage collectif. Il est aussi, par le fait même, l’auteur de sa propre vie en
contribuant démocratiquement à l’œuvre commune tout en prenant soin de l’autre pour lui-
même. La coopération est, dans la pratique intersubjective qu’elle propose, une action de
personnalisation et de création. Cela suppose une manière de vivre ensemble, indissociable
de la praxis elle-même.
Une autre caractéristique de la coopération qu’il faut reconnaître, c’est cette capacité
à affronter l’incertitude dans la durée, surtout que désormais, « [l]e futur se nomme
incertitude »698. La coopération constitue une forme de méthodologie qui donne lieu « […]
à des processus de transformations imprévisibles, et en grande partie incontrôlables
[…] »699, simplement par le fait qu’elle place l’humanité elle-même au centre d’une
pratique « ordinaire et normale » de la pensée créative de débats, de délibérations et d’un
processus décisionnel vers un avenir indéterminé. Elle oblige de provoquer « […] le
passage d’une posture de soumission à une autorité extérieure à une posture
d’émancipation par l’autorisation de soi-même [collectivement] »700. La coopération est
action et opération concrète de personnes qui, tous les jours, doivent œuvrer collectivement
à partir d’un cadre éthique spécifique. La coopération contribue ainsi à l’émergence
d’idées, de notions, d’imagination et d’utopies nouvelles, potentiellement créatrices de
changements personnels et collectifs. Elle se doit d’assumer toutefois « […] l’hétérogénéité
des processus et du devenir »701.
Une dernière caractéristique importante de la coopération soulevée par Go « […]
suppose ainsi une épistémologie de la complexité, sous un angle double : du point de vue de
l’organisation collective (globale, holiste et systémique) et du point de vue des processus
697 Nicolas Go appelle ces caractéristiques, des ruptures coopératives (N. GO. « Approche coopérative et
complexe en éducation », p. 53-55). 698 E. MORIN. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, p. 89. 699 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 54. 700 Ibid., p. 65. (C’est l’auteur qui surligne). 701 Ibid., p. 54.
258
individuels (créatifs, singuliers) »702. Tout milieu humain concret est lui-même vivant et
organique, c’est-à-dire complexe, multiple, incertain, inattendu, en devenir. De plus, la
réalité humaine est composée de nombreuses dimensions tissées entre elles de façon
inextricable. Dans sa complexité, elle demeure donc ouverture à tous les possibles. C’est à
l’intérieur même d’un mouvement complexe de la vie, façonné par un processus d’auto-
organisation, que l’humanité se situe et que la coopération s’insère et prend racine,
[p]arce que l’enjeu du travail est la résolution et l’épanouissement des désirs les
plus fondamentaux, auxquels on n’accède qu’intuitivement, par d’énigmatiques
cheminements tâtonnants, qui reposent sur la complexité de l’être : dans ce
travail, l’être n’est jamais divisé, il évolue dans son intime globalité703.
L’homo cooperatus est donc cette personne concrète que s’active à « faire œuvre
commune » par un processus éthique de libération des potentialités créatrices personnelles
dans une mise en pratique dialectique, voire dialogique704, qui intègre dans le respect de
l’égalité cette émancipation personnelle et la réalisation progressive d’une communauté de
vie.
La coopération est ainsi une pratique sociale par laquelle, dans la rencontre,
l’effectuation et le déploiement des puissances singulières se traduisent par
leur amplification mutuelle. Ni collectivisme, ni individualisme, elle est la
recherche en commun du plus grand bien commun qui se traduit par
l’effectuation libre et créatrice des désirs singuliers705.
C’est cette même idée qui a fait dire à Georges Lasserre en 1962 que « [l]a coopération est
précisément la contre-attaque des deux zones extrêmes contre leur asservissement; c’est
donc une contre-attaque de l’humain contre l’inhumain »706. Cela nous amène à poser un
regard supplémentaire sur une question qui découle de l’analyse précédente, soit celle de
l’éthique.
702 Idem. (C’est l’auteur qui souligne). 703 Ibid., p. 76. (C’est l’auteur qui surligne). 704 Edgar Morin définit la dialogique comme le principe qui : « consiste à faire jouer ensemble de façon
complémentaire des notions qui, prises absolument, seraient antagonistes et se rejetteraient les unes les
autres » (E. MORIN. « De la complexité : complexus », p. 291). 705 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 55. (C’est l’auteur qui souligne et qui
surligne). 706 G. LASSERRE. La coopération, p. 111.
259
3.2.3 Homo cooperatus, homo ethicus
À maintes reprises, nous avons proposé que le mouvement coopératif est avant tout
une association de personnes dont les actions concrètes s’exercent dans un monde
multiforme, complexe et incertain. C’est dans cette incertitude que les coopérateurs doivent
répondre à leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels, à partir d’une
structure normative dont la démocratie est l’axe principal de toute prise de décision et
d’action. Profondément inspiré par l’idéal démocratique qui place la personne au centre de
tout projet social et politique, le coopératisme est un univers où se vit quotidiennement
l’éthique. La coopérative est un lieu privilégié d’une éthique appliquée. Proposons un
regard philosophique sur l’éthique de l’homo cooperatus.
André Lacroix enseigne que l’éthique est un discours qui étudie les valeurs et les
normes permettant à toute personne insérée dans une communauté culturelle et humaine de
s’éveiller, de s’interroger, de se justifier et de se définir dans et par l’action707. L’éthique est
cette possibilité humaine d’appréhender des valeurs708 et leur importante interdépendance
dans la construction d’un système, qu’il soit personnel ou social. Ainsi, l’éthique aide à
fonder des décisions à partir d’un cadre de valeurs et de leur agencement709. L’éthique
permet de découvrir des cadres normatifs qui visent des idéaux d’humanité à l’intérieur
desquels des personnes et des communautés ont à réfléchir, à discuter, à délibérer, à choisir
et à donner un sens aux actions à poser. Entre les cadres et les codes, des hommes et des
707 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 157. 708 Le mot « valeur » est défini ici comme une référence profondément anthropologique qui permet de
prioriser et guider la réflexion et l’action, tant personnelle que collective. Une valeur, au sens moral du
terme, précise le caractère de ce qui est estimable et souhaitable sans tenir compte des circonstances
existentielles de son développement et de son application. Des valeurs, comme cadre de référence,
peuvent être personnelles, organisationnelles ou sociétales. C’est à l’intérieur de ces cadres, qui évoluent
et se définissent dans le temps, que les dilemmes humains se manifestent. Quand des valeurs entrent en
conflit, une tension est créée et un choix délibéré s’impose. D’où l’importance d’un jugement éthique
adéquat pour y répondre. 709 Lacroix suggère une distinction entre éthique et morale. Cette dernière propose davantage une ligne de
conduite, une norme qu’intègrent une personne et un groupe. La morale se présente comme : « la
dimension prescriptive du bien tandis que l’éthique servirait à baliser l’application de ce bien commun
dans nos vies. Ainsi, l’éthique étudierait et évaluerait les conduites humaines de manière objective, alors
que la morale se compromettrait sur le terrain des prescriptions et de la direction des consciences » (Ibid.,
p. 19).
260
femmes sont invités à déployer concrètement leur jugement pour participer à un projet de
société et tenter d’atteindre un idéal qui se déploie collectivement.
En ce sens, l’éthique est un processus de réflexion pratique basé sur un argumentaire
raisonnable qui se construit et qui aide, à l’intérieur d’un univers de valeurs et de normes, à
la prise de décisions éclairées, tant personnelles, organisationnelles que sociétales.
L'éthique est la personnalisation consciente et conscientisée de certaines valeurs qui
s’expriment là où existent des horizons de tensions et de choix existentiels à faire.
Globalement, l’éthique s’inscrit dans un processus dynamique d’interaction humaine
faisant constamment appel à la conscience, au sens et à l’intériorité des personnes
confrontées aux dilemmes de la vie. La primauté est accordée à la conscientisation
personnelle et collective, au raffinement du jugement, au dialogue et aux débats
démocratiques vers une meilleure prise de décision qui engage une action concertée. Se
référer à l’éthique, c’est se donner la possibilité de mieux scruter les profondeurs du
jugement pratique humain qui a à s’exprimer devant les incertitudes de la vie.
Cette pression est devenue plus aiguë aujourd’hui puisque les cadres normatifs
d’antan servent beaucoup moins de références officielles. Entre un dogmatisme fermé et un
relativisme où tout semble se valoir, l’éthique propose plus précisément un chemin
équilibré, mitoyen et cohérent de dialogue, situant les personnes au cœur des décisions à
prendre en vue de répondre le plus adéquatement possible à leurs besoins. Ainsi, à
l’intérieur d’un univers social à redéfinir continuellement à travers des cadres de valeurs et
de normes variées, les personnes et les communautés ont à se choisir.
L’éthique ne se fonde pas sur des dogmes exclusifs, mais sur les capacités humaines
de se définir et de choisir collectivement les chemins à prendre en vue de construire une
société en quête d’elle-même, d’où l’importance du développement du jugement pratique
des personnes qu’offre, entre autres, un cadre comme la démocratie, qui devrait favoriser et
fournir un tel support. En ce sens, il apparaît que l’éthique
[…] se fonde sur l’idée du projet démocratique en tant que projet inachevé, qui
dessine une perspective et définit des critères de conduite et de choix collectifs
261
pour une société meilleure. En ce sens, l’éthique a une vocation émancipatrice,
qui a tout autant pour fonction d’éduquer les citoyens que de gérer la vie en
société. Et il lui revient de favoriser l’éclosion d’une saine coopération à partir
d’une commune volonté de coexister710.
Cette discipline, qui évalue les conduites humaines par rapport à un système de
valeurs, traite de conditions concrètes qui s’actualisent dans un contexte historique,
communautaire et social particulier. L’éthique a la vertu d’explorer en permanence ce qui
est le meilleur pour soi-même et pour les autres en même temps. Ainsi, l’éthique renvoie à
l’intersubjectivité de l’action humaine. Par le jugement et la lecture partagée que les gens se
font du monde en lien avec un projet inachevé qui les dépasse un peu, l’éthique trouve son
champ d’expression dans les dimensions humaines continuellement interconnectées et
interreliées711. Penser l’éthique, c’est penser la personne en acte de développement de ses
propres capacités de juger les situations en fonction d’un cadre normatif, jamais neutre
parce qu’il implique une infinité de variables712 avec lesquelles il faut conjuguer.
Interpelées au plan éthique, les personnes sont invitées à analyser des situations qui
posent problème, à évaluer les conséquences possibles des actions à poser en tenant compte
des valeurs, des normes, des règlements et des lois afin de prendre les décisions les plus
éclairées dans les circonstances présentées. Dans un contexte démocratique et délibératif,
les personnes sont interrogées et interpellées par les finalités poursuivies et les moyens à
710 Ibid., p. 157. 711 L’éthique demeure un instrument profondément anthropologique dont l’une des grandes caractéristiques
est de favoriser des liens : liens entre les valeurs personnelles et les valeurs communautaires, liens entre
les cadres axiologiques-normatifs et l’action, liens entre un idéal de société à définir et une pratique pour
le concrétiser; en bref, des liens qui s’expriment par les différentes activités humaines, c’est-à-dire le
politique, le social et l’économique. 712 Précisons ici que le jugement pratique (ou éthique) est fort différent du jugement technique par exemple.
Ce dernier demande la reconnaissance et l’analyse d’un nombre de variables limitées. Le jugement éthique
porte au contraire sur des situations complexes de la vie humaine, politique, économique, sociale,
psychologique, physiologique, spirituelle, etc. Une telle complexité renvoie à un nombre indéfini de
variables et ainsi, à l’idée de système semi-ouvert. C’est pourquoi, dans l’intersubjectivité, lieu
d’expression par excellence de l’éthique, le citoyen ne peut se contenter de mettre en application une
technique de la connaissance ou une norme. Il doit prendre la décision d’agir en considérant les aspects
particuliers relatifs aux personnes impliquées et à la communauté des hommes. Tenant compte de la
notion de lien entre la pratique et l’idéal, un tel jugement ouvert à la réelle innovation peut même servir
d’assise pour redéfinir l’idéal social proposé et visé (F. JUTRAS. « Le professionnalisme : valeur de base
de la conduite professionnelle », Le professionnalisme et l’éthique du travail, sous la direction de Lyse
Langlois, Québec, Presse de l’Université Laval, 2011, p. 83-104).
262
prendre pour y arriver. La capacité de jugement pratique et éthique repose sur le sens que
les personnes solidement ancrées, tant dans la communauté locale que mondiale, donnent à
leur réalité.
L’éthique se situe à la frontière et au cœur des diverses réflexions et activités
humaines, qu’elles soient politiques, sociales ou économiques. Elle est l’interface qui relie
les dimensions humaines. C’est ce qui fait dire à Lacroix que l’éthique « […] a une place
dans la discussion économique sans être pour autant à l’intérieur de l’économie ni
subordonnée à elle, mais intégrée aux choix sociaux et individuels, qui peuvent bien sûr
être économiques »713. Prenons un moment pour analyser l’éthique dans un contexte
entrepreneurial de type plus spécifiquement coopératif.
Considérant que seules les personnes sont capables d’un réel discernement et d’un
engagement éthique qui prennent naissance dans la conscience personnelle, l’éthique au
sein d’une entreprise réside chez les personnes qui la composent et se manifeste par le
jugement pratique de ceux-ci. Les organisations entrepreneuriales qui positionnent la
personne et la communauté comme le centre de leur projet et de leur finalité sont des
organisations où la dimension éthique occupe théoriquement une place de choix, se situant
en amont de tout cadre normatif économique.
Puisque nous considérons que la coopérative constitue une méthode de
transformation personnelle et sociale, par et pour les gens eux-mêmes, il semble évident
qu’elle est aussi une organisation qui participe à modifier les situations sociales déficientes
par un développement plus humain, plus responsable, plus solidaire et équitable. Ainsi, le
coopératisme trouve sa place dans un système économique différent en tentant
continuellement de le transformer par la participation active de ses sociétaires, c’est-à-dire
par leur compréhension renouvelée et actualisée des situations économiques, sociales et
politiques problématiques auxquelles ils doivent collectivement faire face. La richesse
d’une telle entreprise se trouve dans l’expression humaine de ses sociétaires et par la
libération de leur potentiel singulier d’être. Un processus d’apprentissage démocratique doit
713 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 154.
263
être engagé, plus que l’inculcation d’un savoir démocratique. Plus qu’une forme
économique, la coopérative offre une façon de vivre et de s’organiser démocratiquement
faisant émerger des idées porteuses de sens, par et pour les personnes qui cherchent à
répondre à des nécessités contextuellement nouvelles. L’histoire du coopératisme le montre
depuis de très nombreuses décennies.
Parce que démocratique, situant l’humanité au cœur de son projet, il apparaît dans le
coopératisme une éthique de la liberté et de l’égalité, fondements mêmes de l’action
démocratique, une éthique de la solidarité qui met en jeu la responsabilité de chacun dans
une œuvre commune et une éthique de l’équité avec sa promotion de la justice sociale. Se
dévoile toute la complexité (au sens de lien éthique) du paradigme coopératif, qui cherche à
rétablir et à tisser, par l’éthique et le jugement qu’elle suscite, les liens nécessaires entre les
sphères économique (solidarité et équité), sociale (prise en charge personnelle et collective
en toute responsabilité) et politique (démocratie et égalité). Ainsi se dévoile une
anthropologie originale empreinte de valeurs qui exigent en même temps de chacune et de
chacun la possibilité, par l’éthique, de s’incorporer dans le renouvellement des systèmes
économiques et sociaux qui perturbent des communautés714. C’était aussi le désir de
Mounier.
Comme nous tentons de le montrer, le propre de l’éthique va bien au-delà de la
déontologie ou de la simple application mécanique et déterministe d’une valeur ou d’un
ensemble de valeurs. C’est une chose d’apprendre à appliquer un code de déontologie,
c’est-à-dire un système plutôt mécanique de normes précises que l’on reçoit. C’en est une
autre d’apprendre715, à partir d’un cadre, à faire preuve de jugement et à maîtriser sa
capacité à réfléchir aux situations de l’existence humaine et sociale qui perturbent et qui
doivent être résolues ensemble librement. De Koninck rappelle qu’
714 P. LAMBERT. La doctrine coopérative, p. 37-45. 715 Qu’est-ce qui vaut la peine d’être appris aujourd’hui? Olivier Reboul, philosophe contemporain de
l’éducation, affirme que ce qui vaut la peine d’être appris, c’est ce qui libère individuellement et ce qui
unit collectivement, en même temps. Essentiellement, un tel apprentissage nous semble foncièrement
démocratique, citoyen et coopératif. Bien compris, un tel apprentissage ne peut être que foncièrement
éthique (O. REBOUL. Philosophie de l’éducation, Paris, PUF, 1992, p. 113-117).
264
[u]ne norme ne devient efficace que dans la mesure où une conscience décide
de la faire sienne, c’est-à-dire d’en faire une condition de l’action. Il ne suffit
donc pas que la norme existe, il faut que nous l’assumions, nous la donnions à
nous-mêmes comme une loi intérieure. Ce qui n’est possible qu’en vertu de
notre liberté716.
De par sa structure, la coopérative donne accès aux sociétaires à une méthode qui
facilite une prise en charge personnelle et collective, sans nécessairement indiquer les voies
à suivre puisque les contextes changent continuellement et montrent, comme nous l’avons
souligné, un grand degré d’incertitude. Si la coopération n’est pas régie par des dogmes et
qu’un tel système positionne la personne, dans toute sa dignité, au cœur même des besoins,
la coopérative facilite un cadre entrepreneurial et sociétal qui outille les personnes,
sociétaires, dirigeants, gestionnaires et employés, à trouver collectivement et
volontairement les chemins à prendre pour faire face aux exigences qui sont aussi les leurs.
Le coopératisme ne se présente pas comme une doctrine morale à proprement parler,
où l’on chercherait à accoler une théorie, une valeur, une norme, une solution ou une
expertise à une pratique, c’est-à-dire à résoudre un problème moral en plaquant
« simplement » des principes à la situation concrète. Il fait surtout appel à une éthique
engagée dans un processus d’identification de problèmes, de délibération et de décision en
vue de trouver, à travers une série de valeurs reconnues, un résultat satisfaisant par et pour
les personnes elles-mêmes, et ce, de façon démocratique. Parce que la pratique coopérative
exige de par ses fondements une prise de pouvoir démocratique par les sociétaires eux-
mêmes, celle-ci s’inscrit dans une perspective éthique s’appuyant sur les valeurs de la
coopération. Ainsi, la coopérative, comprise comme une organisation humainement
complexe, tente d’articuler sa pratique organisationnelle et décisionnelle en affrontant la
complexité même de la vie par un processus réflexif et dynamique de régulation et de
normalisation. En ce sens, la coopérative est une organisation éthique. C’est ce qui fait dire
716 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, p. 155.
265
à Lasserre que « [l]a solution coopérative est le contraire des solutions de facilité, parce que
plus que toute autre elle va au fond des choses »717.
Ainsi, le coopératisme n’impose pas de solution; il propose cependant de gérer et de
gouverner en fonction d’un cadre normatif à l’intérieur duquel les personnes doivent, le
plus éthiquement possible et de façon durable, répondre à leurs besoins en définissant leur
projet et en devenant des acteurs et des auteurs d’une humanisation du monde à faire
inlassablement. Chacun et chacune sont invités à faire preuve de jugement pratique afin de
porter un regard critique sur la société et ses paradigmes dans le but de prendre
collectivement les meilleures décisions possible pour l’ensemble de la communauté, voire
de la planète. En ce sens, le coopératisme est méthodologiquement antidogmatique.
Les perspectives coopératives présentent l’éthique comme une co-construction
dynamique d’un jugement pratique personnel, enracinée dans une collectivité et pour la
collectivité. Puisque tout n’est jamais ni noir, ni blanc, de nombreuses zones de nuances
persistent dans l’actualisation des valeurs et des principes coopératifs. Le jugement éthique
des sociétaires prend ici toute sa dimension : il est la source même des résolutions de
problèmes et des réponses à apporter aux besoins humains malgré toute l’incertitude que
comporte toute prise de décision. Allison Marchildon écrira qu’
[u]ne telle conception de la régulation sociale va bien au-delà d'une simple
« stratégie du vivre-ensemble » qui assurerait une coexistence pacifique. Elle
représente, au contraire, une « volonté » et une « manière de vivre ensemble »
[…]. Il s'agit ce faisant de la forme de régulation privilégiée par l'éthique
appliquée, puisqu'elle nécessite une importante confiance entre les membres de
la collectivité et implique une co-élaboration, par ceux-ci, des valeurs et des
normes qui fondent leur vivre-ensemble718.
La coopérative demeure un champ privilégié de l’éthique qu’il est nécessaire de développer
chez les sociétaires pour que ceux-ci répondent, avec l’aide des gestionnaires et des
employés, le plus « coopérativement » à leurs obligations et aux dilemmes qu’ils doivent
affronter. Pour ce faire, ils ont la possibilité de se référer à un inépuisable « réservoir »
d’idées, de talents, de cœurs tantôt créatifs, tantôt créateurs, et ce, dans la personnalité de
717 G. LASSERRE. La coopération, p. 125. 718 A. MARCHILDON. Responsabilité et bio-ingénierie : de la responsabilité sociale des entreprises au
problème public, thèse (Ph. D.), Université du Québec à Montréal, 2011, p. 196.
266
chacun de ses sociétaires que l’éthique fera surgir. Un tel engagement oblige à poser un
regard sur le réel et le concret du monde qui nous entoure.
La coopération ne suscite pas seulement la possibilité d’un développement
économique différencié, mais aussi le déploiement d’une conscience plus pénétrante chez
les personnes, soit cette disposition permanente à mettre en œuvre afin de repérer, de façon
démocratique, des solutions humainement plus équitables et solidaires. Prenant racine dans
l’idéal démocratique des Modernes, rappelons que la démarche coopérative à caractère
humaniste exprime et s’exprime à l’intérieur même de la complexité humaine, ralliant
concrètement par ses valeurs les diverses dimensions humaines.
La réflexion sur l’éthique coopérative conforme à l’anthropologie qui s’en dégage se
situe en amont de l’organisation entrepreneuriale et présente ainsi un autre projet de société
dont la coopération est la prémisse de base. Du coopératisme semble se déployer un
paradigme propre à notre temps. Ce processus de conscientisation est la traduction du
respect de la personne dans sa liberté et sa dignité, se préoccupant de l’humanité de chacun
des sociétaires par le développement de ses qualités personnelles, de ses facultés
d’expression et de critique. Se manifeste ainsi chez les hommes et les femmes une
meilleure prise en charge collective d’eux-mêmes à l’intérieur de leurs environnements
respectifs, eux aussi interconnectés.
C’est par la participation essentielle de toute la personne qu’émergent les idées et les
talents pour la co-construction d’un monde renouvelé un peu plus unifié dans la diversité.
La coopération est une éthique définitivement engagée et engageante. Elle dévoile une
anthropologie originale qui place la personne au centre d’un projet qui rallie toutes les
facettes de la vie humaine. Et c’est à l’intérieur de ces liens que s’exprime le mieux ce
qu’est l’éthique et comment se vit l’éthique de la coopération.
Pour que l’éthique soit vivante et significative et que les coopérateurs y adhèrent, ils
doivent comprendre le cadre normatif qu’ils utilisent. En fonction de cette compréhension,
ils sont invités à exercer leur jugement en participant activement à l’édification collective
d’un monde à réinventer par l’analyse de leurs besoins, et ce, dans une pratique
267
économique concrète et socialement contextualisée. Le développement du jugement
pratique doit être soutenu, éveillé, valorisé, en bref auto-éduqué et co-construit en
association afin de faire face aux innombrables situations humaines complexes et souvent
inédites, où le pouvoir d’intervenir repose sur des décisions qui doivent être à la fois
réfléchies et justifiées. L’homo cooperatus est donc un maître d’œuvre de la praxis à
l’intérieur d’un cadre normatif spécifique où il a à exercer quotidiennement son jugement
éthique, faisant de lui un éthicien pratique.
3.2.4 Éducateur ou formateur
Au début du 20e siècle, Alphonse Desjardins recommandait que les
[…] sociétaires soient vigilants, [qu’] ils aient constamment les yeux ouverts
sur les agissements de la société ou de ceux qui la composent, qu’ils se
renseignent et apprennent à juger par eux-mêmes. […] loin d’être regrettable ou
ennuyeuse, cette obligation est excellente en soi, parce qu’elle forme le
caractère, exerce et mûrit le jugement, éclaire et fortifie l’intelligence, en un
mot constitue une magnifique école pour la démocratie […]719.
Comme nous avons tenté de le montrer, l’éthique favorise la mise en œuvre d’un jugement
qui respecte à la fois l’autonomie des personnes et la justice sociale, de même que la
responsabilité des citoyens dans un environnement aux ressources naturelles dont nous
découvrons l’appauvrissement et les limites.
Pour rendre plus vivants l’éthique et le développement du jugement pratique,
l’éducation demeure une clé. L’éducation est définie comme l’ensemble des processus et
des procédés qui permet à toute personne d’accéder progressivement à sa culture et à la
culture humaine par le discernement et l’autonomie. L’éducation est le chemin qui amène à
une éventuelle prise en charge des personnes, des organisations et des sociétés tout en les
questionnant. La formation et l’éducation sont des outils qui permettent l’adaptation
citoyenne et culturelle (educare) et provoquent la transformation (educere) de l’être humain
en tenant compte de sa continuité historique. S’exprime modestement ainsi, sous l’angle
éducatif, la richesse de la philosophie de la complexité, c’est-à-dire cette pensée qui tente
719 A. DESJARDINS. Réflexions d’Alphonse Desjardins, p. 40-41.
268
de rétablir des liens entre les diverses dimensions humaines pour être en mesure d’agir de
façon éclairée sur ces dernières720.
L’éducation n’est pas seulement présentée comme une condition préalable à l’action
coopérative, elle-même permettant une forme d’adaptation aux exigences économiques des
sociétés, mais comme la condition essentielle pour libérer la conscience et ouvrir à la
transformation du monde par les personnes, elles-mêmes aux prises parfois avec des
paradigmes sociaux réducteurs d’humanité. L’éducation se situe à l’intersection de l’idéal
coopératif et de la pratique coopérative. Voilà pourquoi Carole Lebel affirme que « […]
sans continuité de l’action éducative, qui permet le va-et-vient entre l’idéologie et les
pratiques, le projet coopératif est menacé dans sa croissance par une rupture avec son pôle
idéologique »721.
Comme nous l’avons mentionné, le coopératisme possède un potentiel créatif majeur
de par sa forme démocratique de propriété collective. Puisque l’entreprise appartient à ses
membres-citoyens, mieux conscientisés dans et par leur milieu, ceux-ci peuvent contribuer
quotidiennement au façonnement d’un projet de société différent parce que la coopération,
c’est d’abord et avant tout une humanité en mouvement, en lien lui-même avec les
mouvements des cultures722.
Par un procédé pédagogique original de la maïeutique723, des savoirs, des savoir-faire
et des savoir-être essentiels se transmettent aux sociétaires et aux gestionnaires tout en
720 C’est ce qui fera dire à Edgar Morin que : « L’intelligence parcellaire, compartimentée, mécaniste,
disjonctive, réductionniste, brise le complexe du monde en fragments disjoints, fractionne les problèmes,
sépare ce qui est relié, unidimensionnalise le multidimensionnel […] Elle détruit dans l’œuf les
possibilités de compréhension et de réflexion, réduit les chances d’un jugement correctif ou d’une vue à
long terme […] Incapable d’envisager le contexte et le complexe planétaire, l’intelligence aveugle rend
inconscient et irresponsable » (E. MORIN. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, p. 44). 721 C. LEBEL. « L’organisation et l’éducation coopérative comme philosophie alternative », p. 138. 722 J. J. ROJAS HERRERA, dir. El paradigma cooperativo en la encrucijada del siglo XXI, p. 98-103. 723 Jacques Prades affirme, à la suite de Desroche, qu’avec la coopérative : « Nous sommes dans la logique de
la maïeutique » (J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 162).
Lacroix précise davantage en prétendant que se référer à la philosophie coopérative renvoie : « […] tout
autant à un dialogue sur le monde qu’à une manière de construire ce dialogue [donc] à une éducation au
sens où l’entendait Socrate et à une manière de dialoguer avec l’autre » (A. LACROIX. « L’organisation
du travail et l’éducation coopérative », Éthique et coopératisme : un contrepoids à la mondialisation, sous
la direction d’André Lacroix, Sherbrooke, Éditions GGC, 2002, p. 99).
269
suscitant chez eux des actions éthiques d’autonomie, une meilleure prise en charge
expérientielle comme sujet moral et un accès vital à la créativité personnelle et collective.
L’éducation724, outre le transfert nécessaire de connaissances de gestion spécifiques et de
valeurs, facilite l’éveil, l’émancipation personnelle, la libération intérieure, l’humanisation
par l’ouverture à l’autre. C’est, dit Prades, « […] le tremplin vers une maîtrise de notre
destin »725. Ainsi, l’éducation coopérative est aussi, en ce sens, une éducation à la
citoyenneté puisqu’elle éveille la personne à ses propres possibilités de participer
démocratiquement à la construction responsable d’un univers politique, social et
économique plus humain et plus convivial, chargé de sens et de changement726. La
724 Le cinquième principe coopératif fait explicitement référence à l'éducation, à la formation et à
l'information. La coopérative exige de cibler les préoccupations éducatives non seulement sur des outils
formatifs de gestion, mais aussi sur une réflexion d’ordre plus philosophique (anthropologique, éthique et
téléologique), qui soutient et donne sens à toute l'organisation. Il ne fait aucun doute que l’éducation
coopérative va bien au-delà d’une simple formation technique de gestionnaires. Penser l’éducation
coopérative, c’est comprendre qu’il faut au préalable conscientiser et transformer la personne tout en la
formant techniquement. 725 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 162. 726 Il est clair pour certains auteurs que la coopération s’avoisine de la citoyenneté de par ses valeurs
fondamentales. Ainsi en est-il de l’éducation coopérative et de l’éducation citoyenne. Pour Lacroix, le
coopératisme : « […] fonctionne véritablement sur une approche citoyenne qui fait reposer le pouvoir sur
les décisions des membres » (A. LACROIX. « L’être désincarné des libéraux et les principes du
coopératisme : la quadrature du cercle? », p. 23). Ainsi, l’éducation coopérative est une éducation à la
citoyenneté parce que les principes et les valeurs de la coopération « […] sont souvent les mêmes que
ceux qui guident le développement de nos démocraties occidentales ». (Ibid., p. 19). Georges Lasserre
proposera même que l’éducation coopérative conduise à l’éducation citoyenne : « […] entraîner [les
coopérateurs] à la pratique de la démocratie coopérative, c’est du même coup en faire de bons citoyens
aussi pour la démocratie municipale et nationale » (G. LASSERRE. Les entreprises coopératives, Coll.
« Que sais-je? », Paris, PUF, 1959, p. 123). Claude Béland, à la suite d’Alphonse Desjardins, montre
l’importance de cette forme d’éducation citoyenne bénéfique pour toute organisation démocratique : « La
citoyenneté est la fille de la démocratie, elle est porteuse de valeurs d’égalité et de solidarité. Or, il ne peut
y avoir ni démocratie ni citoyenneté sans éducation. L’éducation à la citoyenneté, c’est l’oxygène de la
démocratie. La démocratie ne peut réellement vivre son plein potentiel sans la présence et la participation
des citoyens démocrates » (C. BÉLAND. Plaidoyer pour une économie solidaire, Montréal, Médiaspaul,
2009, p. 123). Les auteurs de Sens et pertinence de la coopération, un défi d’éducation proposent
également un lien entre citoyenneté et coopération : « C’est sous cet angle que se présente et se définit
l’éducation à la coopération, c’est-à-dire celle qui favorise le développement personnel et collectif des
vertus jugées essentielles pour l’avènement d’une saine démocratie, soit les connaissances suffisantes et
nécessaires pour limiter l’ignorance, l’autonomie voulue pour réduire la dépendance, la confiance résolue
pour vaincre la peur et l’indispensable ouverture d’esprit pour briser l’indifférence. En ce sens, l’essence
de l’éducation à la coopération est aussi l’essence même de la démocratie coopérative et devient, par
conséquent, une forme importante d’éducation à la citoyenneté. Il est donc primordial de comprendre
l’éducation à la coopération comme l’apprentissage d’un processus démocratique pour une société
démocratique, en proposant des méthodes pédagogiques où la personne a à se développer de l’intérieur
dans un cadre de coopération sociale » (A. MARTIN, A.-M. MERRIEN, M. SABOURIN et J.
CHARBONNEAU. Sens et pertinence de la coopération : un défi d’éducation, Montréal, Fides, 2012,
270
coopérative, comme instrument d’intégration et comme méthodologie de travail permettant
de faire œuvre commune, apparaît ainsi comme « […] un moyen d’étendre l’expression de
la citoyenneté au sein de la sphère productive »727. Reprenant les mots de Kant cités par De
Koninck, celui-là précisait que « […] le plus grand et le plus difficile problème qui puisse
se poser à l’être humain, c’est l’éducation : car le discernement dépend de l’éducation, et
l’éducation, à son tour, dépend du discernement »728. Nous pouvons avancer l’idée que
l’éthique, dans son sens réflexif, c’est-à-dire de discernement, a la vertu d’être éducative et
l’éducation, à son tour, suscite le développement du sens et du jugement éthique. Luc
Bégin, dans l’ouvrage collectif Éthique appliquée, éthique engagée, souligne que
[l]’éthique appliquée est une pratique éducative qui vise l’autonomie de
jugement, elle a aussi pour tâche de contribuer, autant que faire se peut, à la
mise en place des conditions optimales pour l’exercice du jugement moral; c’est
là que résiderait sa tâche politique. […] libérer le jugement des personnes, lui
permettre de s’épanouir, de devenir autonome : voilà de toute évidence, selon
Malherbe, la visée principale de l’éthique appliquée. Et telle est justement sa
pratique éducative729.
Par l’éducation des personnes qui y participent, le « mouvement » coopératif peut
contribuer activement à l’édification d’une meilleure humanité, plus consciente et plus
juste, en permettant aux sociétaires-citoyens de découvrir ou redécouvrir éthiquement de
nouvelles voies afin de répondre aux besoins qui les assaillent comme personnes et comme
collectivité. Comme nous l’avons souligné précédemment, le coopératisme contient une
puissance de talents humains qu’il permet, démocratiquement, de débloquer pour le bien
des collectivités diversifiées; c’est un potentiel de l’esprit humain, potentiel immense et
méconnu tout comme le mouvement lui-même. Le développement d’un jugement éthique
approprié et appliqué est ici essentiel. C’est un moyen éducatif efficace pour résister aux
vents dominants et contraires teintés d’idéologies souvent réductionnistes, parfois
dévastatrices, qui cherchent à affaiblir l’humanité elle-même, diminuant la personne à un
p. 162). Ceci nous amène à considérer le lien intrinsèque qui unit le coopérateur à la citoyenneté faisant de
lui un sociétaire-citoyen. 727 T. BARRETO. « Penser l’entreprise coopérative : au-delà du réductionnisme du mainstream », Annals of
Public Cooperative Economics, CIRIEC, vol. 82, no 2, 2011, p. 213. 728 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture, p. 21. 729 L. BÉGIN. « L’éthicien en tant que participant engagé », Éthique appliquée, éthique engagée, sous la
direction d’André Lacroix, Sherbrooke, Éditions GGC, 2006, p. 68.
271
simple moyen économique. Cette libération d’humanité est une nécessité éthique
aujourd’hui. Le coopératisme est donc, en soi, une école de formation humaine, un lieu
d’apprentissage de la démocratie, une association de copropriétaires conscientisés
éthiquement aux problèmes auxquels il faut économiquement, socialement et politiquement
faire face730.
La formation comme educare et l’éducation comme educere se situent au cœur même
du « mouvement » éthique de la coopération, qui positionne la personne et ses propres
finalités au centre d’un projet de société plus humain réconciliant justement des forces
vives d’humanité. Toute personne se développe à l’intérieur d’un univers normatif
particulier. Sur les personnes, les influences sont variées, multiples et continues. Les
valeurs sociétales, organisationnelles, communautaires et familiales se confrontent, se
conjuguent et se développent avec les valeurs personnelles. Ainsi, toute personne « reçoit »,
dans son contexte éducatif, un ensemble de valeurs. Elle en est continuellement nourrie. Se
limiter à un tel processus de réception signifie réduire les perspectives des apprenants aux
prescriptions, aux codes, aux normes qui dirigent mécaniquement et de façon déterminée le
jugement des personnes. C’est ce qui nous avons relevé dans notre cadre théorique lorsque
nous avons établi le lien entre paradigme et éducation. Favoriser uniquement l’educare
pose problème. L’educere est aussi nécessaire parce qu’elle ouvre la possibilité à se dire, à
se penser, à se définir et à se choisir comme personne concrète capable de juger son univers
économique, social et culturel complexe à l’intérieur d’une communauté normée qu’elle est
invitée à co-construire et à co-œuvrer. La personne est aussi celle qui « donne » par
l’intermédiaire de son jugement partagé à travers des cadres et des normes qui, aussi,
évoluent par l’action même du jugement exercé. En ce sens, il nous semble assez clair que
l’homo cooperatus est aussi un éducateur au sens fondamental du terme parce qu’il est une
personne de la démocratie, c’est-à-dire celle qui s’efforce de se dépasser elle-même à
l’intérieur d’une humanité qui cherche à transformer le monde tel qu’il est dans toute sa
complexité. Voilà pourquoi Gide affirme que
730 ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL. Recommandation 193 concernant la promotion
des coopératives, [En ligne], http://www.ilo.org/images/empent/static/coop/pdf/French.pdf (Page
consultée le 4 avril 2007).
272
[l]a coopération prend pour devise à la fois le self-help, et le chacun pour tous :
Le self-help, c’est-à-dire la fierté de pourvoir à ses propres besoins par ses
propres moyens, être soi-même son marchand, soi-même son banquier, soi-
même son prêteur, soi-même son patron. Le chacun pour tous, c’est-à-dire le
désir de chercher la libération non seulement pour soi, mais pour autrui et par
autrui, ne pas vouloir faire son salut seul731.
Cette réflexion sur l’homo cooperatus nous conduit à considérer que le coopératisme
offre un cadre normatif à l’intérieur duquel la personne déploie sa force coopérative,
éthique et éducative comme levier de son propre développement et celui d’une
communauté avec qui elle fait œuvre concrètement. L’homo cooperatus est une personne
insérée dans un monde complexe en mouvement qui doit faire face constamment à
l’incertitude et la précarité du monde. Il est celui qui base ses actions sur des principes qui
le définissent comme être libre et égal aux autres personnes en dignité et en droits. Au sein
d’une organisation qui respecte ces principes, il est constamment invité à répondre aux
problèmes profondément humains de son époque en vue de construire une humanité plus
équitable et solidaire. Le monde actuel vit de grandes turbulences et connaît de grandes
tensions politiques, sociales et économiques. Des polarités très fortes existent entre les
nations et des visions antagonistes divisent le monde, compromettant ainsi les compromis
et la confiance. En même temps, nous découvrons l’interdépendance et l’importance des
liens qui unissent l’humanité. Les défis deviennent de plus en plus globaux. Il semble
fondamental d’apprendre à mieux faire œuvre commune, c’est-à-dire à coopérer. Voilà ce à
quoi est convié l’homo cooperatus par sa réflexion et sa pratique, être autant un formateur
qu’un éducateur.
Nous avons esquissé l’importance d’un cadre normatif caractérisant l’homo
cooperatus comme fondamentalement démocrate, cherchant à relier continuellement les
valeurs de liberté et d’égalité dans une perspective de responsabilité personnelle et
collective. À la lumière de la pensée républicaine de Rousseau et de la vision personnaliste
de Mounier, nous avons fait valoir l’importance de ces valeurs politiques que nous voulons
préciser davantage dans un cadre entrepreneurial coopératif. Nous terminerons la prochaine
731 C. GIDE. « Cours d’Économie politique – tome II, Livre III », p. 70. (C’est l’auteur qui souligne).
273
partie en mettant en relief les autres valeurs fondatrices du coopératisme : la solidarité,
l’équité et la responsabilité.
3.3 VALEURS COOPÉRATIVES
Depuis les Lumières, l’idéal démocratique exige une réflexion constante et pénétrante
des valeurs de liberté et d’égalité dans une continuité empirique.
Quelle que soit la diversité des formes institutionnelles de l’idéal de la
démocratie, il demeure dans tous les cas que les systèmes politiques
véritablement démocratiques se reconnaissent à leurs principes de base fondés
sur les idéaux de liberté, d’égalité et de droits de l’Homme732.
Ainsi en est-il du coopératisme qui fonde son agir sur de telles valeurs733. La réalisation de
la coopération s'inscrit nettement dans un projet de société de droits, de devoirs et de
libertés où les sociétaires-citoyens, ensemble, sont les seuls à gérer, avec autorité, l'avenir
de leur organisation. Ce pouvoir exige, en même temps, la reconnaissance de l'égalité de
tous et la connaissance suffisante pour prendre part aux débats et aux décisions collectives.
Réfléchissons sur l’idéal démocratique comme principe.
3.3.1 Idéal démocratique : liberté et égalité
Nous avons vu avec Rousseau qu’une forme de révolution « copernicienne » s’est
opérée et s’opère dans le domaine politique chaque fois que des hommes et des femmes
deviennent le centre de l’organisation sociale, économique et politique, par la mise en
application d’un contrat social construit sur les valeurs de liberté et d’égalité. Pour ce faire,
la condition consiste à faire du sujet soumis à la loi débattue et décidée en commun celui
732 B. KABORÉ. L'idéal démocratique : entre l'universel et le particulier, p. 108. 733 Nous souhaitons ici simplement rappeler que la liberté n’est pas explicitement une valeur nommée par
l’ACI. Elle est cependant directement reliée au premier principe qui affirme l’importance de : « Adhésion
volontaire et ouverte à tous. Les coopératives sont des organisations fondées sur le volontariat et ouvertes
à toutes les personnes aptes à utiliser leurs services et déterminées à prendre leurs responsabilités en tant
que membres, et ce, sans discrimination fondée sur le sexe, l'origine sociale, la race, l'allégeance politique
ou la religion » (ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. « Déclaration sur l’identité
coopérative […] », p. 11). Ceci étant souligné, il nous apparaît cependant fondamental, pour les raisons
évoquées plus haut, que la liberté soit reconnue aussi comme une valeur explicite de la coopérative.
L’ajout de cette valeur essentielle semble important pour mieux comprendre le volet démocratique qui se
situe au cœur du coopératisme comme valeur et comme principe. Les recherches que nous avons
effectuées ne nous permettent pas de savoir pourquoi la liberté n’est pas signifiée comme valeur alors que
l’est essentiellement l’égalité et la démocratie.
274
même qui en est collectivement l’auteur et le créateur. Faire ainsi œuvre commune garantit,
par la reconnaissance de l’égalité humaine en droit et en dignité, la liberté qui s’exprime par
la soumission à la loi qu’on se donne. Voilà le cadre formel proposé par Rousseau qui
présente l’idéal démocratique comme un principe universel, valable inconditionnellement
partout et toujours.
Selon Rousseau, l’idéal de démocratie se résume, dans son principe, aux notions de
liberté, d’égalité et de souveraineté du peuple. L’idéal démocratique n’exprime pas une
forme de gouvernement particulier, mais un principe fondateur de l’ordre politique. Poser
que l’être humain est un être de liberté, égal aux autres et capable de se gouverner lui-
même exige d’admettre qu’il est doué de raison. Kaboré dira à ce sujet :
De cette déduction morale des idées de liberté et d’égalité, à partir de l’idée de
l’homme comme « être raisonnable », se déduit rigoureusement l’idéal de
démocratie comme principe suprême de l’ordre politique juste, parce que seul
cet idéal s’accorde à la nature fondamentale de l’homme comme être de raison.
Le principe démocratique ou républicain découle nécessairement de la position
de l’homme comme être raisonnable, libre et égal à ses semblables734.
Ainsi, l’idéal démocratique, comme principe, n’attribue aucune règle à l’expérience
humaine particulière, ni ne détermine aucune structure spécifique, ni n’impose aucun
contenu culturel pouvant mener à une action précise dans les contextes de l’existence
humaine. « L’universel démocratique est vide au sens précis où il ne dicte a priori aucun
contenu relatif à la mise en œuvre du principe démocratique »735. L’idéal démocratique se
déduit a priori de la raison pratique. L’universalité de l’idéal démocratique est
l’universalité de l’idéal de la liberté et de l’égalité, considérés comme des impératifs de la
raison démocratique736.
Cependant, cet idéal de démocratie ne devient véritablement pertinent que dans la
mesure où il s’incarne dans un monde historique et une contingence donnée puisqu’il se
destine exclusivement à des hommes et des femmes vivant dans des cultures singulières et
ayant une histoire propre. Kaboré poursuit :
734 B. KABORÉ. L'idéal démocratique : entre l'universel et le particulier, p. 262. 735 Ibid., p. 274. (C’est l’auteur qui souligne). 736 Ibid., p. 161.
275
[…] il appartient à chaque culture et à chaque époque d’inventer les modalités
de sa mise en œuvre. Il revient à chaque communauté politique d’élaborer ses
propres pratiques de la démocratie sur le sol de sa culture et de son histoire.
Tout processus de démocratisation « authentique » équivaudrait, dans cette
optique, à un processus d’in-culturation ou de « domiciliation » de l’universel
démocratique, qui se résumerait à la production, par le biais d’une
appropriation, de formes et de pratiques démocratiques qui seraient inédites et
originales737.
Toute action démocratique particulière s’inspire de l’idéal démocratique universel et tente
de s’adapter aux circonstances culturelles spécifiques. À l’inverse, il ne faut pas utiliser le
particularisme d’une pratique démocratique pour en faire un universel à imposer aux autres
cultures humaines.
Ayant situé la problématique de l’universel et du particulier dans l’ordre de l’idéal de
la démocratie, nous pouvons affirmer que la coopérative est un de ces instruments
historiques qui tentent d’actualiser cet idéal dans le particularisme de son expérience. Elle
est une façon originale et singulière de vivre l’idéal démocratique en se basant elle-même
sur l’idéal de la liberté et de l’égalité compris comme valeurs qui s’expriment à travers de
principes. Fidèle à l’idéal que la sous-tend, il est à propos de mettre en relief que la
coopérative est une démocratie économique. Cette posture oblige à reconnaître que « […]
les processus de nature politique occupent une place cruciale dans la constitution et la
cohérence de l’entreprise […] »738. Par la démocratie économique, la dimension politique
est profondément ancrée au cœur même de la réflexion et de la pratique coopératives. La
coopérative introduit ainsi ses sociétaires-citoyens à l’exercice d’une démocratie qui fait
continuellement appel à leurs capacités réflexives, créatrices, communicationnelles et
critiques. Tout passe par la discussion et la confrontation. Comme nous l’avons souligné
précédemment, la prise de parole occupe une place prépondérante, car « […] ce sont les
acteurs eux-mêmes qui définissent, construisent, de manière intentionnelle et délibérative
[leur] cadre commun »739 de travail, de consommation ou de production.
737 Ibid., p. 280-281. (C’est l’auteur qui souligne). 738 T. BARRETO. « Penser l’entreprise coopérative : au-delà du réductionnisme du mainstream », p. 201. 739 Ibid., p. 210.
276
Le concept d’homo cooperatus permet de comprendre que les sociétaires-citoyens ne
sont pas des individus isolés, mais des acteurs et des auteurs d’un processus entrepreneurial
et social insérés dans une complexité organique en mouvement. L’entreprise, pour sa part,
devient un lieu culturellement situé où sont questionnés les finalités, les objectifs, les règles
et les valeurs des situations sociales et économiques à affronter, voire à modifier. La
coopérative devient ainsi une école où l’on discute et prend les décisions pour l’ouvrage
commun qu’est l’entreprise, dont les répercussions sont aussi sociales. Inspirée par des
idéaux républicains, la coopérative est l’endroit où est facilité ce processus qui relève du
politique, c’est-à-dire du bien commun. Par conséquent, de par sa structure démocratique,
la coopérative conteste le clivage actuel qui existe entre l’économie et le politique parce
que son action est entièrement économique et politique. Cette capacité politique, qui se
manifeste dans le respect des libertés et de l’égalité, fonde l’autonomie collective comprise
« […] comme faculté et capacités d’agir par soi-même en se donnant ses propres lois
[…] »740.
Par la liberté et l’égalité, les sociétaires-citoyens ont la possibilité d’être souverains
en participant activement à la mise en place des mécanismes qui contrôlent et conditionnent
leur existence dans toutes ces dimensions. La coopérative exige, de par sa structure
démocratique et l’idéal qui la sous-tend, la pratique de la coopération des personnes aux
affaires économiques ayant une influence directe sur l’intégralité de leurs vies respectives.
La coopérative constitue donc une forme d’organisation politico-économique originale dont
l’intention est dirigée par les sociétaires-citoyens eux-mêmes. Elle est l’antithèse de
l’entreprise capitaliste et de son paradigme néolibéral. Elle est œuvre commune d’une
oikonomia à renouveler questionnant directement les principes mêmes d’une chrématistique
institutionnalisée.
Nous savons que le problème philosophique des rapports entre la personne et la
société n’est pas nouveau. Cependant, les valeurs reliées à l’idéal démocratique
promulguées par le coopératisme y apportent une tournure d’originalité offrant cette
possibilité novatrice de conjuguer le volet personnel et le volet collectif, tout à la fois sur le
740 Idem.
277
plan économique, social et politique. Elle est ce secteur collectif qui se construit sur les
singularités personnelles. Toute action coopérative se structure en fonction du
développement de la personnalité de ses sociétaires-citoyens, autonomes et responsables,
dans un mouvement de solidarité qui consolide les liens essentiels de la démarche
démocratique entrepreneuriale elle-même. Fauquet dira :
On retrouve ainsi, dans l’aspect social comme dans l’aspect économique de la
Coopération, la même dualité complexe : l’individu et le collectif l’un par
l’autre. La fin première de l’institution coopérative est de relever la situation
économique de ses membres, mais par les moyens qu’elle met en œuvre, par les
qualités qu’elle demande à ses membres, des hommes responsables et
solidaires, pour que chacun d’eux s’élève à une pleine vie personnelle et, tous
ensemble, à une pleine vie sociale741.
C’est par l’autonomie politique des personnes qui s’associent volontairement que s’effectue
le développement économique de la coopérative elle-même et de leur communauté. « La
culture [coopérative] est remarquable parce qu’elle tente d’unir une coopération
économique et une autonomie politique »742. Par les valeurs coopératives telles que
proposées par l’ACI, il apparaît nécessaire de redonner une dimension politique aux
entreprises coopératives afin de refonder les conditions actuelles d’une transformation
sociale. Réintroduire la dimension politique et associative au sein du coopératisme permet
d’éviter ce qui se vit abondamment dans le mouvement, c’est-à-dire réduire la vie
coopérative à une simple stratégie de gestion. Cela exige prioritairement la reconnaissance
des coopératives comme des groupements de personnes concrètes et réelles au sein de leurs
cultures d’appartenance. Cela oblige également la reconnaissance systématique de chacune
d’entre elles comme être libre et égal, en dignité et en droits. La force et la vitalité du
coopératisme comme paradigme dépend de l’essence même de la coopération qui « […]
sous-tend la revendication de la différence, de l’hétérogénéité du groupe, de la
différenciation des espaces, de la singularité des expériences et de l’identité
revendiquée »743. Le processus en soi est, en ce sens, hautement éthique et, par le fait
même, essentiellement éducatif.
741 G. FAUQUET. Le secteur coopératif, p. 44. 742 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 20. 743 Ibid. p. 182.
278
C’est sous ce couvert d’un espace qui facilite la circulation de l’information, la
délibération, le débat et les discussions que se réconcilient politiquement et
économiquement les intérêts individuels et collectifs. Il se dégage même un intérêt général
défini en termes de biens communs, où tous sont engagés dans la dynamique d’une
transformation sociale qui transforme chacune des personnes à leur tour. Favoriser la prise
en charge et la responsabilisation de chacun par l’acquisition d’habiletés pour une
réflexivité organisationnelle et citoyenne constitue aussi une action politique. Ainsi, le
coopératisme promulguant les valeurs reliées à l’idéal démocratique est, par le fait même,
un outil indispensable pour resituer en amont une éthique sociale, économique et politique
évitant le spectre de l’individualisme, de l’instrumentalisation et la fragmentation du tissu
social.
Comme nous avons tenté de le montrer tout au long de ce chapitre, un idéal
démocratique fonde l’association de personnes dans la coopérative. Ces personnes
concrètes et situées culturellement se réunissent volontairement pour répondre à des
aspirations multiples et légitimes au moyen d’une entreprise à propriété collective qui leur
sert d’instrument pour répondre à des besoins réels, variés et complexes qui sont les leurs.
Une telle aventure historique n’est possible que par l’affirmation de l’idéal démocratique et
républicain qui la soutient. C’est ce qui fera dire à Gide d’ailleurs l’importance de « […]
voir le couronnement de l’édifice et saluer l’avènement de ce que j’appellerai la
RÉPUBLIQUE COOPÉRATIVE »744. Plus contemporain, Draperi stipule que « […] cette
utopie de la République coopérative est la plus grande alternative au capitalisme qu’a
produit le mouvement coopératif dans son histoire »745. Cette « république » coopérative
articule son action en fonction d’autres valeurs qui viennent compléter son projet original et
singulier, dont la finalité est celle de construire les personnes et les communautés. L’ACI
signale les valeurs de solidarité, d’équité et de responsabilité.
744 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 145. (C’est l’auteur qui surligne). 745 J.-F. DRAPERI. « Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif », p. 3.
Voir aussi sur le thème de la république coopérative :
J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 86-93.
279
3.3.2 Solidarité, équité et responsabilité
Edgar Morin, en entretien avec René Barbier, soulignait en introduction du livre :
Oser la pédagogie coopérative complexe. De l’école à l’université que
[…] depuis 50 ans, nous avons un problème de restauration de la solidarité et de
la responsabilité, parce que la spécialisation nous compartimente, nous
bureaucratise, nous enferme dans une spécialité, dont nous sommes
responsables, et nous perdons de vue notre responsabilité globale de citoyen.
Nous avons ce problème fondamental. Pour moi l’éthique c’est la résurrection
de la responsabilité, de la solidarité746.
Aujourd’hui, l’humanité prend de plus en plus conscience qu’elle appartient à une même
communauté de destin, qu’elle fait face aux mêmes menaces, dont celle que nous avons
soulevée au premier chapitre. « Une civilisation de la solidarité ne peut être qu’une
civilisation solidaire de la planète »747, dira Claude Béland. La solidarité s’inscrit dans un
contexte social qui permet de reconnaître les autres comme agents de promotion de la
même cause, orientés vers des finalités semblables et reconnues consciemment comme
telles. Parce que le « […] sol de cette solidarité est la conscience, par laquelle l'homme lui-
même, l'individu humain, devient l'universel, devient une totalité de sens »748. La solidarité
est essentielle au projet humain et démocratique promu par la coopération.
Comme nous l’avons évoqué antérieurement, les sciences de la nature et de l'homme
se sont profondément transformées au cours du 20e siècle, délaissant de plus en plus les
modèles mécanistes et déterministes pour s'orienter vers les approches systémiques,
holistiques et complexes. Ce qui caractérise cette nouvelle perspective, c'est l'idée que
chaque objet étudié (un atome, une cellule, un organisme, un être humain, une société, par
exemple) forme un système ou un tout intégré, que ses éléments sont en lien dynamique et
organique entre eux et que ce système fait lui-même partie d'un système vivant encore plus
vaste. Dans cette optique, les relations sont fondamentales. C’est pourquoi Morin affirme
que, « [s]i vous avez le sens de la complexité, vous avez le sens de la solidarité. De plus,
746 E. MORIN et R. BARBIER. « Relier les connaissances, relier les pédagogies », Oser la pédagogie
coopérative complexe. De l’école à l’université, sous la direction de Malini Sumputh et François
Fourcade, Lyon, Chronique sociale, 2013, p. 15. 747 C. BÉLAND. Plaidoyer pour une économie solidaire, p. 149. 748 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, p. 147.
280
vous avez le sens du caractère multidimensionnel de toute réalité »749. Cette ouverture
nouvelle de la science postule l’idée que chaque personne n’existe qu'en étroite
interrelation et en interdépendance avec les autres par des attaches qu’elle tisse entre les
autres ainsi qu’avec la nature. C’est dans la concrétude de l’existence que « […] se
construit cette liberté concrète à laquelle renvoie le concept d’autonomie, qu’il faut
distinguer de celui de la simple indépendance, qui est la dissolution de tous ces liens
humainement vitaux au profit de l’arbitraire individuel et surtout maintenant
systémique »750.
Mais qu’est-ce que la solidarité? Elle est un sentiment qui pousse les personnes à se
donner des aides mutuelles au point où les uns ne peuvent être heureux que si les autres le
sont tout autant. Dans un contexte démocratique, une personne ne peut se sentir libre que
dans la mesure où les autres le sont tout autant. Une personne ne peut reconnaître l’égalité
de l’autre que dans la mesure où on lui reconnaît également le même privilège : « La
solidarité humaine s’établit dans un “nousˮ où chacun porte en soi la figure de l’autre - cet
autre-ci - en même temps que la sienne propre; dans l’amitié parfaite, forme idéale de
communauté humaine, l’autre est un autre soi »751. La solidarité n’est ni simplement
générosité, philanthropie, charité, fraternité ou compassion. Elle commence par cette
tendance à aller vers l’autre jusqu’à le reconnaître comme autre tout en étant semblable.
Le mot solidarité, de solidum, renvoie d’abord à l’idée d’une « dette contractée
ensemble » qui engage la responsabilité de chacun des contractants. Être solidaires renvoie
foncièrement à l’idée de la responsabilisation face aux liens qui unissent, dans le creuset de
la vie, les personnes ensemble752. En d’autres termes, faire mention de solidarité, c’est
comprendre l’importance d’une éthique qui permet de s’activer pour et vers « une
communauté de destin ». Il y a sans doute plusieurs formes de solidarité renvoyant toute
cependant à la reconnaissance de chaque humain en tant qu’humain dans un cadre familial,
organisationnel, étatique ou mondial. De Koninck dira que
749 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 92. 750 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 283. 751 T. DE KONINCK. De la dignité humaine, Paris, PUF, 1995, p. 33. (C’est l’auteur qui souligne). 752 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 210.
281
[l]’implication réciproque de tous les problèmes au niveau planétaire et les
effets de la techno-science sur la nature mettent chaque jour davantage en relief
l’importance de l’humain. Il y a lieu de s’en réjouir s’ils suscitent leur pendant
éthique, le lien de solidarité, le fait de tenir et de porter ensemble la
responsabilité de l’humain comme tel. L’éthique nous engage d’ores et déjà
dans une responsabilité collective, politique, dont le fil conducteur est ce lien de
solidarité humaine, nouvelle figure du bien commun753.
L’idée sous-jacente à la solidarité réside dans le souci de l’autre logé à la même enseigne
que soi, cet autre lié par un même destin à porter, une même dette à payer, un même mal à
affronter, un même risque à prendre ensemble. C’est à ce niveau que se situent les enjeux
de la solidarité aujourd’hui : rendre le monde habitable et vivable pour chacun et pour tous
et non pas seulement pour une minorité de mieux nantis. Ainsi, la solidarité est un fait754,
c’est du moins ce que prétend Charles Gide en écrivant que « [l]a solidarité n’est pas
comme la liberté, l’égalité ou même la fraternité, un mot sonore ou, si l’on veut, un pur
idéal : elle est un fait »755.
C’est à partir de cette reconnaissance naturelle à la solidarité humaine que s’élève la
solidarité morale du devoir formant la base de la responsabilité communautaire et
collective. Ainsi, la valeur de solidarité est celle qui, dans la vie sociale et économique,
garantit la position du sujet comme personne, comme individualité, sans diminuer d’aucune
façon la valeur sociale de son appartenance concrète. Se situant dans le domaine de l’action
et de la « reliance » humaines, la solidarité est cette dimension sociale qui apparaît au grand
jour dans un « vivre ensemble » rendu possible par les personnes elles-mêmes se
reconnaissant concrètement comme telles756. Il n’y a donc solidarité que dans le concret de
la vie, c’est-à-dire dans le lien réel qui exprime le partage des biens et des maux humains,
qui n’est pas une simple répartition quantitative de possessions, d’avoirs ou de leur
manque, mais la conscientisation que perturber l’autre dans sa personne, c’est se faire du
mal à soi. La solidarité est ce qui soude dans la concrétude de la vie les personnes ensemble
et les dimensions existentielles qui les caractérisent. La solidarité est cette conjonction qui
facilite l’intégration consciente et responsable des hommes et des femmes et qui conduit
753 T. DE KONINCK. De la dignité humaine, p. 184. 754 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 210. 755 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 170. 756 C. GIDE. La solidarité, Présenté et annoté par P. Devilliers, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 42 et p. 173-187.
282
également à une solidarité avec la nature elle-même. Voilà ce qui justifie, en partie,
l’importance de la solidarité en contexte coopératif parce que
[c]’est que la solidarité que la coopération institue n’est pas une solidarité
mécanique ni une solidarité confuse de foule ou de troupeau. C’est une
solidarité consciente qui met en jeu la responsabilité de chacun, le respect de
soi-même et, dans une même attitude, la volonté de concourir à l’œuvre
commune757.
L’agir solidaire naît de la prise de conscience des problèmes humains et des torts
qu’elles provoquent. « […] l’essor de la solidarité comme devoir dans la période récente est
largement lié à l’approfondissement des inégalités »758, constatera Draperi. Agir
solidairement, c’est prendre en compte le dysfonctionnement social pour tenter non
simplement la réparation d’une injustice ou d’une inégalité, mais le rétablissement
fondamental des liens qui allient les personnes en un destin commun. D’un point de vue
coopératif et démocratique, la solidarité vise à restituer le sens et la valeur des liens
d’appartenance à une communauté de vie et de destin, sans nier, pour cela, le droit à
l’affirmation de soi. La solidarité « […] suppose des personnes libres et responsables qui,
dans leur pleine autonomie, se sont volontairement associées. L’action en commun a tout à
la fois comme condition et comme fin l’autonomie et l’indépendance de la personne »759.
La solidarité est ni plus ni moins le liant nécessaire qui raccorde activement les personnes
libres et égales qui ne sont jamais ni antérieures ni postérieures au groupe d’appartenance.
Draperi estime même que « [l]a liaison de l’économie et du social est à l’origine de la
solidarité »760. Pour sa part, Lacroix écrit que, « [e]ntre les principes de la liberté et celui de
l'égalité, le principe de solidarité permet le juste compromis qui les réconcilie »761. La
solidarité est une valeur de « reliance » des diverses dimensions humaines et des hommes
entre eux en société. Freitag suppose que cette solidarité s’accomplit effectivement dans
« […] l’autonomie relative des instances ou des institutions, et spécifiquement dans la
757 G. FAUQUET. Regards sur le mouvement coopératif, p. 122. 758 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 211. 759 G. FAUQUET. Le secteur coopératif, p. 41. (C’est l’auteur qui souligne). 760 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 148. 761 A. LACROIX. « L’être désincarné des libéraux et les principes du coopératisme […] », p. 34.
283
référence à une finalité idéale qui régit chacune d’elles en fondant sa spécificité et son
identité sociétale […] »762.
Sans la solidarité telle que nous venons de le présenter, les valeurs de liberté et
d’égalité sont moins liées malgré le fait qu’elles soient porteuses de l’idéal démocratique.
C’est la solidarité qui vient confirmer, dans la pratique démocratique, leurs distinctions
respectives et leur unification formelle. C’est par la solidarité que se réalise l’actualisation
historique de l’idéal démocratique compris comme principe a priori. La solidarité est le
facilitateur existentiel des valeurs de liberté et d’égalité parce qu’elle « […] fonde l’identité
de la personne sociale réelle »763, rajoutera Freitag. Elle est la valeur par laquelle se
naturalise et se culturalise un tel idéal, développant du coup la responsabilité tant
personnelle que collective au projet citoyen et coopératif. Nous pourrions affirmer que, sans
la solidarité conscientisée dans une pratique entrepreneuriale et sociale, la démocratie peut
difficilement se personnaliser. Il s'agit d'une forme d’intégration qui inclut et qui dépasse
les concepts de solidarité mécanique (celle de l'ensemble des maillons d'une chaîne) et de
solidarité organique (celle des différents membres d'un corps vivant) pour construire une
solidarité humaine, c’est-à-dire « […] celle qui reconnaît l'importance de poursuivre des
buts communs, par un travail en commun capable de respecter les intérêts fondamentaux
des personnes, de surmonter les conflits et de créer des formes véritables de collaboration
humaine »764. Ainsi, la solidarité doit être cultivée par l’éducation puisqu’elle aide à
améliorer les relations humaines concrètes765. Voilà pourquoi Desjardins affirmera que
« [l]a coopération n’est pas une simple entreprise, une affaire dans le sens ordinaire de ce
mot, mais […] elle est, par-dessus tout, une école, un enseignement de solidarité »766.
À la solidarité et la responsabilité qui en découle, se rajoute la valeur de l’équité qui,
pour sa part, oblige à réaliser les activités économiques dans une culture de justice en vertu
de l’appréciation de l’usage de chacun et de ce qui est dû à chacun. Elle suppose une
762 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 311. 763 Ibid., p. 345. 764 J. A. PRADES. « Penser le concept et le statut de l’éthique de société », p. 115. 765 G. LASSERRE. Les entreprises coopératives, p. 123. 766 A. DESJARDINS. Réflexions d’Alphonse Desjardins, p. 42.
284
logique distributive de la richesse en lien avec l’usage767. Comme nous l’avons souligné
avec les Équitables Pionniers de Rochdale, cette valeur est un des fondements du
coopératisme et elle oblige à repenser la société sous l’angle de la justice, non seulement
comprise sous son aspect légal, mais principalement sous l’angle anthropologique. Les
personnages qui ont mis sur pied la coopérative de Rochdale en 1844 accomplissaient les
actions de façon équitable en actualisant concrètement une forme particulière de la justice
comprise comme une nécessité humaine en fonction d’une relation d’usage. Ainsi,
[…] une société vraiment juste ne l’est pas seulement parce qu’elle sait prévenir
les inégalités ou les corriger par des mécanismes de distribution; une société
véritablement juste en est une où se manifeste un réel ethos de solidarité, qui
n’a rien à voir avec la charité, mais qui est une profonde source de motivation
pour les individus d’une même communauté politique à agir pour le bien
commun768.
La lutte contre les inégalités favorise une société plus juste et plus équitable où la
liberté implique une réelle reconnaissance des personnes et de leur interdépendance. L’idée
de l’équité ne correspond pas à celle de l’uniformité des collectivités, mais plutôt à
l’identification des capacités propres à chaque personne dans un contexte collectif de
répondre à ses besoins et de collaborer aux aspirations collectives en vue du bien commun.
Ainsi, l’équité se vérifie dans la reconnaissance d'une dette à l'égard d’une autre personne,
considérée pleinement comme autre en dignité et en droit. L’injustice et le non-équitable
s’expriment lorsque l’on tente de supplanter l’autre, voire de le supprimer.
L’équité est la valeur qui circonscrit le volet économique en coopération : elle astreint
à réaliser les activités de l’organisation coopérative dans une culture de distribution juste
des trop-perçus en vertu de l’appréciation de l’utilisation des services offerts par la
coopérative et ce qui est dû à chacun des sociétaires-citoyens. C’est l’expression du sens de
la justice reconnaissant concrètement ce qui est utilisé par les personnes elles-mêmes au
sein de l’entreprise.
767 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 175. 768 C. NADEAU. «L’égalité, socle de la liberté», Miser sur l’égalité. L’argent, le pouvoir, le bien-être et la
liberté, sous la direction d’Alain Noël et Miriam Fahmy, Montréal, Fides, 2014, p. 201.
285
Comme nous pouvons le constater, le coopératisme offre un paradigme dont la vision
anthropologique et éthique marque de son originalité par la possibilité d’intégrer diverses
dimensions humaines. Les valeurs sont messagères d’une vision économique, politique et
sociale incorporée qui s’articule dans une pratique démocratique et entrepreneuriale
spécifique, celle de la coopération. Plus que cela, l’anthropologie coopérative et les valeurs
fondamentales qui la sous-tendent sont aussi porteuses d’un projet de société singulier,
voire original. André Lacroix estime que,
[s]i on transpose maintenant les valeurs défendues par le coopératisme dans les
trois sphères de l’activité humaine, on voit qu’il leur redonne force de loi dans
le cadre d’une éthique publique configurée. De la sphère économique,
l’approche coopérative retient en effet la nécessité de respecter le cadre
économique des échanges interpersonnels. Elle reconnaît aussi la nécessité de
prendre en considération les intérêts individuels afin de traiter des besoins et
services désirés au sein de la communauté d’appartenance. Toutefois, elle
privilégie une redistribution des surplus entre les membres afin de mettre en
échec les dérapages menant à la thésaurisation excessive. De la sphère
politique, l’approche coopérative retient la nécessité de respecter le cadre
démocratique, de même que l’égalité entre les membres de la communauté et
l’équité quant à la distribution de leur avoir. Enfin, elle retient du cadre
sociologique la nécessité de favoriser la prise en charge et la responsabilité
personnelles et mutuelles, de même que la solidarité769.
Parce que démocratique, situant l’humanité au cœur de tout projet, il apparaît dans le
coopératisme une éthique de la liberté et de l’égalité, fondements mêmes de sa dimension
démocratique, une éthique de la solidarité qui met en jeu la responsabilité de chacun dans
une œuvre commune et une éthique de l’équité avec sa promotion de la justice sociale. Il
semble important de souligner ici le fait que les valeurs coopératives sont l’essence même
du projet coopératif. Il importe de considérer ces valeurs dans toute la richesse de leur
interrelation et interdépendance. Le projet coopératif n’a de valeur que dans la mesure où
les valeurs sont comprises et vécues comme un tout à l’intérieur d’une communauté
partagée. « C’est donc dans les interdépendances et les interrelations, entre les valeurs et les
principes, entre l’association et l’entreprise, entre la théorie et la pratique, que l’on
comprend le mieux le modèle coopératif, sa complexité et sa force »770. Ainsi apparaît toute
la complexité de cette représentation du monde qu’est le paradigme coopératif. Ceci nous
769 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 170. 770 A. MARTIN, A.-M. MERRIEN, M. SABOURIN ET J. CHARBONNEAU. Sens et pertinence de la
coopération : un défi d’éducation, p. 222.
286
conduit maintenant à réfléchir sur la finalité coopérative, troisième volet de l’expression de
son paradigme.
3.4 FINALITÉS COOPÉRATIVES
Du coopératisme, on comprend habituellement qu’il est un système économique dont
le but est de répondre aux besoins particuliers des sociétaires en regard d’une situation
économique et sociale spécifique. À cette tendance plus connue s’en dessine une autre plus
fondamentale et porteuse de la précédente : la coopérative est aussi un instrument et une
méthode de transformation personnelle et sociale, par et pour les personnes elles-mêmes.
Draperi résume : « L’entreprise, groupement de personnes, est simultanément pensée
comme lieu de production et de distribution, lieu d’éducation et lieu d’un changement
social non-violent »771.
La finalité de l’entreprise coopérative n’est pas le profit, mais le projet qui consiste à
développer un processus facilitant la participation citoyenne aux enjeux sociaux,
économiques et politiques vers une société plus humaine, plus responsable, plus solidaire et
équitable. En ce sens, les coopérateurs sont des bâtisseurs de communauté. Elle est celle qui
donne la possibilité personnelle et collective de modifier, voire de transformer la marche du
monde par une compréhension renouvelée et actualisée des situations problématiques
auxquelles les sociétaires-citoyens doivent faire face. Plus qu'une forme économique, la
coopération est une façon de vivre et de s'organiser collectivement faisant émerger des
idées originales porteuses de sens, par et pour les personnes elles-mêmes, dans toute leur
concrétude et leur complexité existentielle. Comme nous l’avons mentionné précédemment,
le projet coopératif n’est pas seulement économique, tel que le souhaitait l’école
néoclassique, ou social, comme le souhaitaient les socialistes plus radicaux. Il est
foncièrement politique, éthique et éducatif. Ainsi, par la coopérative, toute activité
économique de l’usage reste imprégnée par le politique et le culturel. Voilà pourquoi il est
possible d’évoquer à nouveau l’oikonomia en ce début de 21e siècle, empreinte elle-même
d’une politeia qui est encastrée dans la société et qui, par le fait même, transcende la
771 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 147.
287
dimension strictement technique de la démocratie comme gouvernance de la logique
gestionnaire de la réalité humaine. Freitag stipule que
[…] cette dimension politique implique d’abord la capacité de libre
participation à la vie collective, à son expansion et à son orientation, plutôt que
de se réduire au principe individualiste de la représentation électorale, comme
le veut la conception libérale de la démocratie. Le politique qui a pour sens et
pour tâche de réaliser un vivre-ensemble harmonieux dans le monde et avec le
monde est donc aussi de nature esthétique et identitaire […]772.
La finalité coopérative vise à valoriser la dimension humaine de l’économie en la
resituant dans le tangible de l’existence sociale de l’homme, c’est-à-dire en amenuisant les
formes excessives d’abstraction, de rationalisation et de violence vécues au 20e siècle pour
tenter patiemment de la déployer dans la concrétude de la vie. Cela permet le
rétablissement d’un espace social vital où le lien social s’articule et se conjugue au
politique et à l’économie dans une culture spécifique et sur un territoire donné. Draperi
insiste en disant que, « [s]ous cet angle, notre société donne une image inverse des rapports
entre le social et le politique en ce que le libéralisme donne à penser que l’économie est le
fondement et la finalité de la vie sociale »773. L’économie n’a de sens pour la personne et la
communauté que dans la mesure où elle s’insère et s’interrelie au politique, au social, au
culturel; en bref, dans la mesure où elle est utilisée et « usagée » pour répondre à des
besoins et des aspirations humains. De la sorte, l’économie réelle ne peut être que sociale
parce qu’elle existe, comme moyen, pour la construction des personnes et des
communautés. La coopérative s’inscrit dans cette perspective et montre que l’économie
n’est qu’un moyen, quoique nécessaire, pour répondre à des finalités supérieures : celui de
« […] fonder le lien social sur la base de la satisfaction des besoins […] »774, c’est-à-dire
celle de bâtir une société en œuvrant collectivement et éthiquement. L’analyse de la finalité
coopérative conduit ouvertement à la question du sens éthique de l’existence et des
organisations qui l’animent et la nourrissent. Nous nous référons ainsi à un tout autre
paradigme que le dominant actuel.
772 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 292. 773 J.-F. DRAPERI. L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise? Capitalisme, territoires et
démocratie, Paris, Dunod, 2011, p. 63. 774 Ibid., p. 65.
288
L’économie coopérative se fonde sur des valeurs inverses de celles de
l’économie dominante. Plutôt que de viser la rémunération des capitaux placés
dans les sociétés anonymes, finalité première de l’économie dominante, le
mouvement coopératif propose de servir les attentes collectives de la
communauté humaine. Plutôt que d’agir aux moyens de la compétition et du
conflit, le mouvement coopératif propose d’agir sur la base de la coopération et
de la concertation775.
Les coopérateurs s’inscrivent donc dans une logique qui doit « […] organiser l’action
collective dans le domaine économique et social en respectant des règles différentes de
celles de l’entreprise capitaliste »776. Ces règles, nous l’avons vu, ont un fondement
anthropologique et éthique original basé sur l’idéal de la démocratie républicaine qui « […]
cherche à définir des règles nouvelles qui permettent un fonctionnement meilleur de
l’économie et de l’entreprise, un fonctionnement respectant les mêmes valeurs que la
société civile et politique, c’est-à-dire les valeurs démocratiques »777. Par la coopérative et
son paradigme, il devient possible d’agir politiquement en économie comme en société778.
La coopérative conduit à la cohérence et à l’enchâssement des disciplines humaines
fondamentales. Cela marque une différence importante entre le libéralisme économique en
contexte capitaliste et le socialisme scientifique revendicateur.
Comme nous l’avons relaté dans le premier chapitre, le clivage entre l’action
économique et l’action sociale s’est imposé comme paradigme dominant. Comme nous
l’avons aussi souligné à maintes reprises, faire le choix de relier l’économie et le politique
au service de l’homme, voilà le propre du coopératisme qui, aujourd’hui encore, cherche à
dépasser les crises économiques et humaines afin de continuer de répondre aux besoins
réels des hommes et des femmes de notre temps. Rappelons avec Lasserre que
« [l]’économie coopérative est une économie de besoins, où l’on produit pour l’homme,
pour ses besoins réels, et non pour l’argent »779.
775 J.-F. DRAPERI. « Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif », p. 8. 776 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 24. 777 Ibid., p. 146. 778 Idem. 779 G. LASSERRE. La coopération, p. 119.
289
Soulevons cependant une difficulté conceptuelle importante. Il est de mise dans le
mouvement coopératif d’affirmer que l’entreprise poursuit la finalité de répondre aux
besoins de ses sociétaires. La notion de besoin est centrale parce qu’elle fonde la démarche
coopérative elle-même. Or, à quoi se réfère la coopérative lorsqu’elle prétend répondre à
des besoins? Quels besoins sont en harmonie avec le projet coopératif? Quels manques la
coopérative vise-t-elle à combler? Draperi constate aujourd’hui, avec raison, qu’il faille
« […] questionner le besoin lui-même. Seule une critique du besoin peut permettre
d’imaginer une économie non destructrice »780. La question du besoin demeure un
problème conceptuel et pratique auquel le mouvement coopératif doit répondre. Depuis une
cinquantaine d’années, il est démontré que « […] ce sont les entreprises qui déterminent les
besoins des consommateurs et non ceux-ci qui déterminent l’orientation de la
production »781. Avec leurs moyens gigantesques de publicité et de marketing, les grandes
entreprises multinationales définissent en grande partie les besoins que la société devrait
combler et que l’entreprise se charge de produire. Indéniablement, les besoins ainsi
fabriqués peuvent facilement ne pas correspondre aux besoins réels des personnes, mais
plutôt à ceux de la grande entreprise elle-même. Bonnevault prétend que
[l]e gouffre qui sépare les nécessités de l’homme comme espèce biologique et
les besoins de l’homme occidental a été creusé à coups de technique et de
rationalité économique par l’histoire et la culture spécifiques de nos sociétés
modernes animées par le développement782.
L’occidentalisation des besoins humains en des désirs a pour effet de « forcer l’homme à
passer davantage par la médiation du système productif pour être satisfait, puisque le
développement suppose que tout besoin est susceptible d’être comblé par le système
économique »783. Il semble apparaître une interversion entre désir et besoin où le premier
n’est jamais satisfait, créant souvent des tensions psychologiques et des frustrations que la
surconsommation ne peut que temporairement résoudre. Il faut comprendre que les goûts
des individus sont en grande partie modelés par un paradigme spécifique qui organise
l’ordre social dans lequel ils vivent. Le choix des produits de consommateurs devant
répondre à des besoins en est directement déterminé. Bonnevault dénonce cette logique qui
780 J.-F. DRAPERI. L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise? […], p. 229. 781 Ibid., p. 230. 782 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 79. 783 Ibid., p. 79.
290
« […] ne correspond pas à la qualité de la vie, mais à une quantité de gadgets posés comme
nécessairement utiles, du fait même d’être produits et consommés »784. Cette logique
accentue une quête sans fin vers des objets de plus en plus nouveaux. Par conséquent, elle
« […] aveugle aux besoins et aux finalités »785 réelles qui correspondent aux exigences de
l’existence humaine.
Pour tenter une réponse à la problématique des besoins, il s’avère pertinent de vérifier
l’ensemble des activités réalisées par le mouvement coopératif. La coopérative a produit
depuis plus d’un siècle de nombreuses expériences remarquables : « […] démocratie dans
l’entreprise, solidarité, équité économique, participation, réserve impartageable, double
qualité, représentation, etc., en sont des termes clefs »786. Nous constatons cependant que
les réponses aux besoins sont nettement différentes de celles apportées par des sociétés de
capitaux. Draperi soutient que
[…] la critique du besoin nous permet de conclure que la façon dont le service
est rendu nous éclaire sur les relations sociales internes à l’entreprise et,
derrière ces relations, sur la fidélité de l’entreprise à ses valeurs. Un produit
n’est jamais le résultat d’une pure technique, ni d’une économie, il résulte
d’une pratique sociale787.
Lors du Sommet international des coopératives qui a eu lieu à Québec en octobre
2012, l’Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de
l’Université de Sherbrooke (IRECUS) a réalisé et publié une étude intitulée : Impact socio-
économique des coopératives. Cette étude visait, entre autres, à mieux comprendre le
succès et les défis du modèle coopératif sur la planète à partir de son identité propre788.
Selon les auteurs,
[d]e l’ensemble des données recueillies se dégagent trois grandes dynamiques
caractérisant l’impact socio-économique des coopératives et des mutuelles. En
effet, ces dernières : - assurent une stabilisation et une régulation économique,
784 Ibid., p. 87. (C’est l’auteur qui souligne). 785 Ibid., p. 103. 786 J.-F. DRAPERI. L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise? […], p. 229. 787 Ibid., p. 233. 788 M. LAFLEUR et A.-M. MERRIEN. Impact socio-économique des coopératives et des mutuelles, [En
ligne], IRECUS-Université de Sherbrooke, 2012, p. 1-56, http://www.usherbrooke.ca/irecus/fileadmin/
sites/irecus/documents/impact_socio-economique_coops_mutuelles/IRECUS-Impact_socio-economiq
ue_des_coops_et_mutuelles.pdf (Page consultée le 3 novembre 2012).
291
sociale et politique; - maintiennent un accès équitable aux biens et services; -
promeuvent la diversité et l’inclusion économique, sociale et politique789.
Selon l’étude, il semble particulièrement évident que les coopératives de par le monde
contribuent à la stabilité économique, sociale et politique par la longévité des entreprises et
leur taux de survie, supérieur de deux fois à l’entreprise classique, par leur propre pratique
originale de capitalisation due à la constitution de la réserve impartageable, et par la
possibilité de réguler les prix sur les marchés790 en prenant compte, à la suite de Draperi,
que « [d]errière chaque marché, il y a ainsi des constructions sociales et ce sont ces
constructions sociales qui définissent la nature des marchés et leur relation avec la
société »791. L’étude de Lafleur et Merrien fait également ressortir le fait que, devant les
crises humaines et humanitaires, le mouvement coopératif demeure très actif et réagit
souvent de façon exemplaire afin de répondre à des besoins devenus urgents.
Un point du rapport concerne le fait que la coopérative permet mieux que quiconque
de maintenir un accès équitable aux biens et aux services. Elle se différencie de façon fort
particulière des entreprises à capital-actions et de la philosophie socialiste.
Cela s’exprime notamment par le fait qu’elles agissent dans des secteurs
d’activités liés aux besoins fondamentaux et à l’économie réelle. Ce sont en
effet les besoins de se nourrir, d’être en sécurité et de se loger convenablement
qui sont au cœur des activités des 300 plus grandes coopératives et mutuelles. Il
est évident que les coopératives et les mutuelles sont en ce sens cohérentes avec
leur mission première qui est de répondre aux besoins de leurs membres. A
contrario, les secteurs les plus fréquents des 500 plus grandes entreprises à
capital-actions sont liés en bonne partie à l’économie spéculative792.
Il est souligné que les coopératives excellent dans les domaines de l’agriculture, des
assurances de personnes, de l’alimentation, de la finance coopérative et de l’habitation.
Considérant les secteurs plus spécifiques dans lesquels se situent les coopératives, il est
évident que la notion de besoin se précise davantage. Cette réponse à des besoins essentiels
s’articule autour du vécu des sociétaires, des organisations et des communautés bien
identifiées sur des territoires et possédant une culture singulière. L’étude montre d’ailleurs
789 Ibid., p. 11. 790 Ibid., p. 12-14. 791 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 25. 792 Ibid., p. 14.
292
que le mouvement coopératif crée une dynamique qui développe l’identité culturelle au
point de répondre aussi à un besoin culturel et symbolique.
Les principes d’autonomie et d’indépendance et la nature même des
coopératives et des mutuelles font en sorte que le modèle lui-même est très
varié et permet de s’adapter aux réalités et spécificités politiques, culturelles et
sectorielles. Cette adaptabilité est en soi une richesse et garante de pérennité,
mais elle constitue aussi un facteur de construction identitaire parfois
déterminant. Nous pouvons légitimement nous demander que serait le Québec
sans Desjardins? Que serait le Pays basque sans Mondragon? Que seraient les
milieux ruraux sans les coopératives agricoles793?
Globalement, cette étude montre en effet que le mouvement coopératif, de par ses
valeurs et ses principes, cherche à répondre à des besoins humains de base. Malgré la
difficulté de pouvoir nommer explicitement les besoins que satisfait la coopérative, il n’en
demeure pas moins un élément vital profondément anthropologique qui cherche
continuellement à faire la difficile synthèse entre les droits de la personne et la promotion
du bien commun :
Les coopératives et les mutuelles proposent de multiplier les liens entre les
membres, entre les membres et leur organisation, entre l’organisation et la
communauté, entre les communautés de différentes cultures, entre le social et
l’économique, le politique et le culturel, entre l’idéal et la pratique. Ainsi, elles
démontrent leur étonnant pouvoir, mettant l’être humain, sa dignité et la
réalisation de son potentiel au cœur de leur projet, provoquant ainsi des
changements économiques et sociaux dans une dynamique de paix794.
Les finalités du projet coopératif reposent sur la réponse à des besoins et des
aspirations que des personnes concrètes cherchent à actualiser à partir d’un cadre normatif
qui a la vertu, en même temps, de construire ces mêmes personnes et leur communauté. Il
est connu aujourd’hui que le système capitaliste est capable de déstabiliser toute forme de
société s’il est livré à lui-même sans régulation : « Dans les périodes de l’histoire où le
capitalisme a manqué de régulation, il a provoqué des génocides, des colonisations brutales,
des guerres »795. L’histoire du 20e siècle a montré que le socialisme pouvait, à sa façon et
avec sa représentation théorique, être tout aussi néfaste et réducteur d’humanité. Lorsque ce
793 Ibid., p. 18. 794 Idem. 795 J.-F. DRAPERI. L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise? […], p. 85.
293
même système est contrôlé par des politiques, il est capable de créer de la richesse et de la
distribuer selon des critères d’une solidarité sociale. Mais, même régulé, il ne peut
permettre « […] aux travailleurs et aux consommateurs d’être responsables et libres dans
leurs activités de production et de consommation […] »796. Soumettons l’hypothèse qu’un
des besoins et une des aspirations que permet concrètement le mouvement coopératif est de
faciliter, par un engagement entrepreneurial, l’émergence et l’avènement d’une humanité de
personnes plus libres dans la reconnaissance de l’égalité en droits et en dignité, plus
solidaires et équitables en vue d’une meilleure responsabilisation et d’une réelle prise en
charge d’eux-mêmes. Ne se limitant jamais à la seule dimension économique, la
coopérative constitue le moyen de bâtir et de sécuriser l’enrichissement matériel et spirituel
de la personne humaine pour elle et par elle. Cette utopie réaliste porte un nom : celui de
l’expérience éthique coopérative797.
Cette réflexion sur la finalité de la coopérative mène à la conclusion de ce chapitre.
Nous avons tenté de relever les éléments qui caractérisent le paradigme coopératif. À partir
de la grille de lecture que nous avons proposée au deuxième chapitre, nous avons cherché à
comprendre la coopérative sous un angle paradigmatique en faisant valoir trois aspects : la
définition anthropologique sous-jacente au coopératisme, ses valeurs fondamentales et ses
finalités.
Passant par l’histoire moderne, nous avons relevé quelques notions philosophiques
importantes pouvant aider à fonder l’homo cooperatus. Nous avons évoqué la figure de
Jean-Jacques Rousseau et sa philosophie politique mettant à l’avant-plan l’idéal
démocratique et républicain, construit lui-même sur les valeurs de la liberté et de l’égalité.
Cela nous a conduits à reconnaître l’influence des Modernes dans la pensée de certains
pionniers de la coopération et initiateurs des premières pratiques coopératives. Ce survol
historique a permis de positionner quelques aspects jugés essentiels de l’homo cooperatus,
comme de la personne développée par Mounier. Entre un collaborateur et un coopérateur,
nous avons également présenté l’homo cooperatus comme un éthicien et un éducateur.
796 Idem. 797 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 182.
294
La deuxième partie de ce chapitre a été dédiée à l’analyse des valeurs coopératives.
Nous nous sommes appliqué à analyser plus en profondeur l’idéal démocratique, qui sous-
tend toute activité coopérative en reconnaissant l’importance des valeurs de liberté et
d’égalité, elles-mêmes comprises comme fondement de toute société politique au sens large
du terme. La coopérative s’inscrit dans la mouvance de cet idéal démocratique au point
d’en dessiner l’idéal coopératif lui-même dont le principal fondement « […] consiste à
s’appuyer sur une base démocratique exercée par l’ensemble de ses membres »798. Cette
réflexion sur les valeurs de démocratie, de liberté et d’égalité nous a mené à réfléchir
également sur les valeurs de la solidarité, de la responsabilité et de l’équité, découvrant que
l’enchâssement de ces valeurs constitue non seulement l’essence même de l’activité
coopérative, mais annonce également les éléments constitutifs d’un autre projet de société.
À la suite de cette réflexion sur l’homo cooperatus et les valeurs qui l’animent
intrinsèquement, nous nous sommes questionné sur la notion de finalité coopérative. Il s’en
dégage que le libellé officiel de l’ACI, qui affirme qu’une coopérative est conçue
spécifiquement pour répondre à des besoins, porte à confusion. Pour comprendre la finalité
de la coopérative, il faut analyser surtout sa pratique actuelle dans le monde et les impacts
que crée l’action coopérative. L’année 2012, déclarée Année internationale des
coopératives, aura permis de reconnaître et de rappeler, par le biais d’études, les objectifs
spécifiques auxquels la coopérative est conviée et vers lesquels elle est invitée à s’activer,
c’est-à-dire vers une recherche théorique et pratique du sens de la vie humaine en société.
Voilà pourquoi « [l]’appel à la philosophie est essentiel »799, soutient Jean-François
Draperi. Il rajoute que, « [s]ous cet angle, une philosophie de l’économie sociale sera de
plus en plus nécessaire dans les années à venir, pour accompagner le renouveau du
mouvement »800. Parce que la philosophie coopérative reste à construire malgré le fait que
le coopératisme soit une philosophie à part entière, comme le soutient Lacroix801.
798 C. LEBEL. « L’organisation et l’éducation coopérative comme philosophie alternative », p. 123. 799 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 146. 800 Ibid., p. 146-147. 801 A. LACROIX. « L’organisation du travail et l’éducation coopérative », p. 99.
295
Nous terminons ce chapitre avec la clarification que le coopératisme constitue aussi
un paradigme duquel se dégage une vision anthropologique forte, des valeurs humaines
profondes et des finalités qui permettent de construire, par la forme entrepreneuriale, des
personnes et des communautés. Ce paradigme se rapproche des grandes tendances
qu’offrent la pensée et l’épistémologie de la complexité contemporaine. Une des grandes
caractéristiques de ce paradigme est d’intégrer l’économie dans les diverses sphères des
activités humaines, confirmant ainsi la possibilité que l’homo cooperatus, compris comme
personne au sein d’une communauté concrète et vivante qui tente de construire un monde à
partir d’un cadre normatif coopératif constitue l’ancrage nécessaire capable aujourd’hui de
renouveler une oikonomia encastrée au sein du politique et du social. Ce sera ce que nous
montrerons dans le prochain et dernier chapitre de cette thèse.
297
CHAPITRE 4
UNE DISCUSSION PHILOSOPHIQUE
À partir de tout ce que nous avons soumis dans cette réflexion, ce dernier chapitre
veut confronter le paradigme dominant actuel à l’alternative que constitue le paradigme
coopératif. Nous avons convenu, en première partie de notre travail, que le paradigme
économiste renferme une conception précise et spécifique de l’humanité, un cadre normatif
strict dessiné par des valeurs particulières et des finalités existentielles qui lui
correspondent. Ainsi en est-il du socialisme et du coopératisme. Nous avons également
soulevé l’importance de poser un regard critique sur la situation actuelle de nos sociétés et
d’entrevoir la possibilité d’un changement paradigmatique important.
Comme nous l’avons vu avec Thomas Kuhn, la « science » jugée normale se
maintient dans un cadre d’un certain nombre de postulats de base compris comme un
ensemble de présupposés et de croyances duquel une matrice disciplinaire se constitue en
structurant la pensée et les comportements de ses adhérents. Ainsi en est-il du paradigme
économiste actuel dont nous découvrons peu à peu qu’il répond difficilement aux attentes
de la société. Une remise en question de ses fondements s’impose.
Avec Kuhn, nous avons souligné qu’un changement de paradigme se pointe lorsque
des anomalies émergent du système en place. Si les anomalies et les problèmes auxquels
fait face le paradigme dominant ne sont pas adéquatement pris en compte et résolus, une
crise se dessine. D’autres paradigmes tentent d’y répondre à leur façon. Un changement de
paradigme intervient au moment où la normalité du dominant en place se dissipe au prix
d’une autre qui cherche à s’installer en garantissant, de manière plus convaincante, des
réponses aux problématiques laissées en plan par l’actuel. C’est ce que Kuhn appelle la
révolution scientifique.
Nous avons fait valoir lors de notre analyse de la notion de paradigme qu’une telle
révolution peut aussi être sociale et politique. La question que nous nous sommes posée est
la suivante : de l’expérience coopérative peut-il se dégager une représentation originale du
monde et de l’homme? Un tel modèle est-il suffisamment articulé pour se positionner
298
comme paradigme alternatif au dominant actuel? En bref, peut-il offrir des solutions
convenables aux problèmes du monde actuel? L’analyse philosophique du troisième
chapitre nous permet de croire que la coopérative, comme organisation sociale et
entrepreneuriale, portée par l’anthropologie qu’elle défend, par les valeurs qu’elle promeut
et par les finalités existentielles qu’elle articule dans sa pratique, peut introduire la logique
d’un projet de société fort différent de celui qui domine jusqu’à maintenant.
Pour mieux situer cette discussion, nous présentons dans ce dernier chapitre une
analyse qui met en relief l’insuffisance du modèle actuel et la nécessité de changement.
Pour nous aider, nous ferons appel, dans un premier temps, à la thèse défendue par Karl
Polanyi dans son ouvrage La grande transformation, aux origines politiques et
économiques de notre temps802. Dans un deuxième temps, nous tenterons de montrer
qu’une nouvelle vision du concept de l’économie est aujourd’hui fondamentale et que cette
réalité humainement nécessaire doit impérativement s’imbriquer, se « ré-encastrer » dira
Polanyi, dans toutes les autres sphères des activités humaines. Nous monterons que le
coopératisme joue un rôle central dans cet encastrement. Finalement, nous verrons que la
coopérative et son paradigme peuvent être considérés comme les instruments dont nous
avons aujourd’hui besoin non seulement pour provoquer un changement de paradigme,
mais aussi pour contribuer à la construction de la civilisation elle-même. Situons avant tout
cette discussion dans un cadre économiste que nous connaissons mieux maintenant.
En ne prenant que l’individu comme unité d’analyse, le paradigme néolibéral est basé
sur une vue particulière de la société, considérée comme une somme non structurée
d’individus atomisés. Bonnevault précise qu’il s’agit là « […] d’une conception du monde
constituée de prédispositions sociales et culturelles propices à la formation et au
développement d’une société marchande et industrialisée »803, c’est-à-dire une « […]
société à l’agglomération d’hommes dont la vie s’arrêterait à ses seuls aspects matériels, ce
802 La critique du libéralisme désencastré de Polanyi qu’on retrouve dans La grande transformation, aux
origines politiques et économiques de notre temps fut publiée en 1944, la même année que l’ouvrage de
Friedrich Hayek, La Route de la servitude, que nous avons mentionné dans une partie de notre analyse.
Contrairement à Hayek, ce n’est qu’au tournant des années 1980 que l’œuvre de Polanyi fut considérée à
sa juste valeur et traduite dans plusieurs langues. 803 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 23.
299
qui revient à nier toute dimension culturelle et sociale »804. Comme nous l’avons vu
précédemment, une des conditions nécessaires au bon fonctionnement du système actuel
exige notamment la dichotomie profonde et radicale entre la sphère sociale et politique,
d’une part, et la sphère économique, d’autre part. Freitag précise que
[c]’est à travers l’affaiblissement du projet politique et l’accaparement de
l’individualisme éthique transcendantal par l’individualisme économique à
caractère immédiatement utilitaire et empirique que toute la dimension
« métaphysique », « morale » et « esthétique » de la dignité des individus a été
refoulée et progressivement abolie; on a fini par ne plus reconnaître dans
l’individu que le siège de ses « intérêts » et de ses « plaisirs », ou plus
précisément que le sujet du calcul de la maximisation ou « optimisation ». Dans
cette nouvelle forme de reconnaissance, le champ complexe de la vie sociale
s’est alors trouvé réduit à un espace unidimensionnel de concurrence et
ultimement de « lutte pour la vie »805.
Le jeu économique des sociétés mondialisées néglige donc volontairement toute relation
possible entre un individu et sa communauté. La caractéristique principale de l’activité
humaine dans le paradigme dominant actuel consiste à laisser l’individu dans un vacuum
social et culturel, disait précédemment Robert Owen. Essentiellement, le paradigme
économiste suppose une société de marché dans laquelle l’activité économique s’organise à
travers des mécanismes complexes du marché. C’est ici que la pensée de Karl Polanyi
prend toute son importance pour notre propos.
4.1 APPORT DE KARL POLANYI
Comme nous l’avons analysé au chapitre précédent, depuis son apparition, le
mouvement coopératif tente de répondre de manière originale aux problèmes des personnes
vivant dans un système articulé par l’économie libérale. Il propose cependant un projet où
le volet économique et les volets social et politique sont imbriqués les uns dans les autres.
Pour nous aider à comprendre l’importance de cette imbrication et la possibilité de la
réaliser, penchons-nous sur la pensée de Karl Polanyi. Essentiellement, l’innovation
vertigineuse créée par le libéralisme, apparu avec la Révolution industrielle du 19e siècle,
fera reculer la révolution politique au même moment806. Il considère que l’implantation de
804 Ibid., p. 28. 805 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 330-331. 806 E. HOBSBAWN. La era del capitalismo, Madrid, Guadarrame/Punto Omega, Editorial Labor, 1977, p. 7.
300
ce paradigme unique s’est réalisée à une époque spécifique et dans une société particulière,
c’est-à-dire dans une culture humaine où le marché considéré dans les autres communautés
humaines comme secondaire de la vie économique, devient indépendant des autres
fonctions sociales.
La force de ce paradigme réside dans son mode de pensée, de représentation et
d’application. Pour la première fois, on présentait les phénomènes économiques comme
séparés et constitutifs de tout le système social qui devait dorénavant être soumis à une
nouvelle entité aux qualités objectives et naturelles appelée le marché. Avec le libéralisme,
on assiste, pour la première fois de l’histoire, à la désocialisation de l’économie et, par sa
supposée objectivité, à son absolutisation comme instrument de régulation de la vie
humaine et des sociétés. Polanyi écrit :
C’est, en fin de compte, la raison pour laquelle la maîtrise du système
économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation tout
entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en
tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les
relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le
système économique. L’importance vitale du facteur économique pour
l’existence de la société exclut tout autre résultat. Car, une fois que le système
économique s’organise en institutions séparées, fondées sur des mobiles
déterminés et conférant un statut spécial, la société doit prendre une forme telle
qu’elle permette à ce système de fonctionner suivant ses propres lois. C’est là le
sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse
fonctionner que dans une société de marché807.
La lecture pénétrante de l’histoire économique que propose Polanyi lui permet
d’avancer deux idées porteuses pour notre réflexion : 1) celle de comprendre l’importance
d’encastrer, d’enchâsser ou d’imbriquer l’économie dans le social et le politique; et 2) celle
de reconnaître l’importance des réactions humaines face à l’économisme qui émancipe,
abstrait, extrait, absolutise ou « dé-encastre »808 l’économie des autres sphères, provoquant
807 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 88. 808 L’ouvrage de Polanyi et de nombreux commentateurs de son œuvre utilisent abondamment les adjectifs
« déencastré » ou « dé-enchâssé » pour signifier une économie émancipée des autres sphères humaines.
C’est une traduction de « disembedded liberalism ». Présenté un libéralisme encastré ou enchâssé fait
référence à une économie intégrée ou à « embedded liberalism ». Nous emploierons la même terminologie
dans notre chapitre. Se référant explicitement à cette terminologie, voir : G. J. RUGGIE, Embedding
Global Markets; An Enduring Challenge, Burlington, Ashgate, 2008.
301
inévitablement ce qu’il appelle le double mouvement. Faisons un survol des idées
polanyiennes en tentant d’abord d’actualiser la pensée de Polanyi et de dégager l’apport
qu’elle peut apporter pour une meilleure compréhension de la place de la coopération dans
le contexte que nous avons développé tout au long de cette thèse.
4.1.1 Une lecture de Polanyi aujourd’hui
L’œuvre de Polanyi a permis de poser un regard critique sur la nature de l’homo
oeconomicus, cet individu « […] dont les réflexes devant l’économique seraient
conditionnés uniquement par l’intérêt économique maximum de satisfactions individuelles,
matérielles ou immatérielles, gagnées avec le minimum d’effort »809. Dans ce cadre
dominant, l’être humain est considéré comme étant naturellement et universellement un
homme économique, c’est-à-dire un individu calculateur dont le but est la maximisation
individuelle de ses avoirs au sein de structures de l’économie de marché : « Autrement dit,
un sujet qui dans l’ensemble de ses relations avec ses semblables se comporte de la même
manière que le consommateur ou l’investisseur sur le marché des biens et des services
[…] »810. Cette représentation permet, au sein d’un système économique du marché dit
autorégulé, une adaptation complète des formes de comportements humains.
Selon Plociniczak, cette perspective provenant des traditions économiques classiques
a donné « […] forme à des croyances, à des représentations individuelles et collectives
orientant le comportement des individus et, ce faisant, influençant les rapports sociaux réels
à l’œuvre au XIXe siècle en Occident »811. Les recherches de Polanyi exposent non
seulement la vigueur, mais aussi l’illusion de cette représentation moderne et fictive de
l’être humain. Il soulève l’importance des relations interpersonnelles d’acteurs libres et
responsables et l’intérêt des solutions sociales et démocratiques qui s’expriment pour
contrer cette représentation fictive et rompre avec la vision d’un homo oeconomicus
désencastré. « Le travail de Polanyi indique clairement qu’il voit dans ces contre-
mouvements, qui visent à défendre la substance de la société contre les conséquences
809 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II, p. 114. 810 A. CAILLÉ et J.-L. LAVILLE. « Actualité de Karl Polanyi », Revue du MAUSS 1, n°29, 2007/1, p. 81. 811 S. PLOCINICZAK. « Au-delà d'une certaine lecture standard de La Grande Transformation », p. 209.
302
dévastatrices de l’échange marchand proliférant, la condition nécessaire pour la
compréhension de la modernité marchande »812.
Les travaux de Polanyi montrent comment, « […] dans la première moitié du
XIXe siècle se met en place une « économie de marché » reposant sur l’illusion d’une
autorégulation et tendant à mobiliser tous les secteurs de la société pour les mettre à son
service »813. La transformation des éléments décisifs comme le travail, la terre (ou la
nature) et la monnaie (ou l’argent) en données marchandes fait progressivement passer la
société au statut d’entité subordonnée au nouveau système économique. L’économie de
marché ne peut opérer que dans une société de marché dans laquelle le marché est censé
suffire à organiser complètement la société devenue dépendante elle-même des diverses
institutions économiques. La sphère économique régie par des lois autonomes fonctionne
comme si elle était détachée des liens sociaux, politiques et éthiques desquels elle est
cependant reliée. Dans la praxis sociale, une telle posture a provoqué et provoque encore
des désordres sociaux qui font émerger « […] des oppositions et des réflexes collectifs
d’autodéfense qui ont conduit à la mise en place de nouvelles digues destinées à contenir
les forces destructrices du marché »814.
Pour défendre sa thèse, Karl Polanyi constate que dans le régime libéral anglo-saxon
du 19e siècle, le travail, la terre et la monnaie étaient considérés comme marchandises qui
ne sont que fictives puisqu’ils représentent l’essence même de la société et qu’ils n’ont pas
été produits pour être vendus. La force de la logique libérale aura été néanmoins de
présenter ces trois éléments comme étant régulés par le marché, comme si ces biens avaient
été produits pour être vendus. Mais l’autorégulation du marché doit être considérée, selon
la position de Polanyi, comme « […] une utopie, une idée, une institution culturelle qui a
nourri le projet politique de la libéralisation économique »815. C’est à l’aide de cette fiction
constitutive de l’imaginaire de la société marchande, dira Polanyi, que s’organisent dans la
réalité toutes les autres formes de marché. Cette fiction « […] fournit par conséquent un
812 Ibid., p. 219. 813 C. LAVAL. « Mort et résurrection du capitalisme libéral », p. 395. 814 Idem. 815 R. LE VELLY, « Le problème du désencastrement », Revue du MAUSS 2007/1, n° 29, p. 245.
303
principe d’organisation économique vital, qui concerne l’ensemble de la société, et qui
affecte presque toutes ses institutions de la façon la plus variée »816.
La mise en œuvre de cette fiction libérale détruit la société elle-même, puisque le
travail et la terre, selon Polanyi, constituent la substance même de toute société. « Le travail
n’est rien d’autre que ces êtres humains eux-mêmes dont chaque société est faite, et la terre,
que le milieu naturel dans lequel chaque société existe. Les inclure dans le mécanisme du
marché, c’est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même »817. Il y
a fiction parce qu’ « [a]ucune société ne pourrait supporter, ne fût-ce que pendant le temps
le plus bref, les effets d’un pareil système fondé sur des fictions grossières, si sa substance
humaine et naturelle comme son organisation commerciale n’étaient pas protégées contre
les ravages de cette fabrique du diable »818. Maréchal complète cette explication en
soulignant « [qu’en] tentant de façonner ainsi le monde sur le modèle du marché, on refuse
de prendre acte de cette évidence qu’au-delà d’un certain degré de déconstruction du tissu
social, au-delà d’un certain niveau de sape du vivre-ensemble des hommes, c’est le système
économique lui-même qui est en danger »819. Voilà pourquoi le 19e siècle accouche de
mouvements démocratiques et sociaux de protection de la société qui résistent à la
privatisation de toute sorte, par exemple le socialisme. D’ailleurs, « […] le mouvement
coopératif ouvrier et le syndicalisme se développent parallèlement à de nouvelles
législations »820. Pour Polanyi, « […] le concept d’un marché autorégulateur est utopique
[…] et sa progression a été arrêtée par l’autodéfense réaliste de la société »821.
Comme nous l’avons vu précédemment, la nouvelle version libérale à l’œuvre depuis
les années 1980, fondée sur la sacralisation du marché et de la propriété privée, tente de
renouer avec l’accomplissement de cette fiction malgré les problèmes sociaux, écologiques
et culturels qu’elle engendre. À cause de cette fiction qui autorise à « marchandiser » tout
par des mécanismes précis de marché, l’ordre ainsi proposé cherche à s’incarner un peu
816 G. AZAM. « La connaissance, une marchandise fictive », p. 112. 817 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 106. 818 Ibid., p. 108-109. 819 J.-P. MARÉCHAL. Humaniser l’économie, p. 111. 820 S. PLOCINICZAK. « Au-delà d'une certaine lecture standard de La Grande Transformation », p. 213. 821 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 192.
304
partout dans la réalité sociale et économique. Ainsi en est-il actuellement avec la
connaissance et le vivant, indique Azam822.
Pour bien comprendre cela, il faut recourir au concept d’encastrement. Ronan Le
Velly fait valoir « […] que Polanyi n’a jamais pensé qu’une économie puisse exister
indépendamment des institutions sociales. Le marché s’appuie toujours, autant que la
réciprocité ou la redistribution, sur des supports institutionnels déterminés »823. Aucune
économie ne fonctionne dans un vide social et aucune société ne se déploie sans des
mécanismes de coordination acceptables. Et comme toutes les formes d’économie,
l’économie de marché constitue aussi une économie institutionnalisée, socialement et
politiquement construite, dont l’insertion dans le social et le politique est cependant faible
et éloignée de l’échange économique basé sur la réciprocité, concept qui « […] désigne un
principe où les relations économiques se ramènent à des suites de dons réciproques et sont
de ce fait indissociables de rapports interindividuels »824. C’est ce qui explique pourquoi,
selon Polanyi, « [s]eule la civilisation du XIXe siècle fut économique dans un sens différent
et distinct, car elle choisit de se fonder sur un mobile, celui du gain, […] que l’on n’avait
certainement jamais auparavant élevé au rang de justification de l’action et du
comportement de la vie quotidienne. Le système du marché autorégulateur dérive
uniquement de ce principe »825. C’est sur la base de ce principe et de la fiction qu’est le
marché autorégulé que bon nombre de mouvements politiques et sociaux, voire des contre-
mouvements à l’ultra-libéralisme tentent d’instituer des rapports politiques, sociaux et
économiques différents ancrés dans des lieux concrets de rencontres humaines. Plociniczak
précise :
Or, lors de ce processus de construction institutionnelle, les contre-mouvements
sociaux s’avèrent être d’une absolue nécessité au sein de nos sociétés,
irrésistiblement composées de communautés de personnes libres, étant donné
qu’ils contrarient les intérêts de ceux qui souhaitent la pleine soumission des
rapports unissant les hommes entre eux et à la nature au seul lien marchand
fondé sur un principe unique : l’intérêt économique personnel assouvi par un
calcul rationnel. Ils permettent à des individus qui se joignent, s’organisent et se
822 G. AZAM. « La connaissance, une marchandise fictive », p. 120-124. 823 R. LE VELLY, « Le problème du désencastrement », p. 245. 824 J.-P. MARÉCHAL. Humaniser l’économie, p. 114. 825 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 54.
305
coordonnent collectivement de se protéger contre […] une conformité totale du
comportement à la norme unique d’un système marchand mythifié supposé
supérieur et commun826.
Caillé et Laville résument la thèse polanienne :
[…] loin d’être universels, le marché et l’homme économique sont des
exceptions. Loin de s’engendrer naturellement et spontanément, comme le croit
par exemple un Friedrich von Hayek, ils sont le résultat d’une construction
historique. Des artefacts. Le marché n’est pas l’enfant légitime de la nature,
mais l’enfant naturel du politique827.
Polanyi n’accepte pas davantage la position marxiste qui veut abolir toute forme de marché
et le dissoudre dans la société et dans l’État. Entre le libéralisme radical et le socialisme
révolutionnaire, Polanyi souhaite la construction d’une société humaine et démocratique
qui ne soit pas dirigée exclusivement par des forces étatiques ou une simple logique
marchande, c’est-à-dire « ces alternatives révolutionnaires et radicales, ces choix brutaux
entre deux formes de société contradictoires »828. Cherchant des procédés de construction
collectifs et des institutions différentes, le socialisme mis de l’avant par Polanyi, « […] est
un socialisme associationniste »829. Selon Caillé et Laville, la pensée de Polanyi donne un
rôle déterminant au politique et à l’éthique dans un monde où l’économie doit être
comprise sous deux sens distincts : l’économie formelle et l’économie substantive.
D’ailleurs, Polanyi les définit :
Le premier sens, le sens formel, provient du caractère logique de la relation des
moyens aux fins, comme dans les termes economizing ou economical; la
définition de l’économique par la rareté provient de ce sens formel. Le second
sens, ou sens substantif, ne fait que souligner ce fait élémentaire que les
hommes, tout comme les autres êtres vivants, ne pourraient vivre durablement
en dehors d’un environnement naturel qui leur fournisse leurs moyens de
subsistance […]830.
Le sens substantif précise que les hommes dépendent des autres et de la nature. Cette forme
d’économie existe parce qu’il y a interaction entre les hommes et entre les hommes et leur
milieu naturel. C’est ce type d’économie qui fournit les moyens nécessaires pour répondre
826 S. PLOCINICZAK. « Au-delà d'une certaine lecture standard de La Grande Transformation », p. 220-221. 827 A. CAILLÉ et J.-L. LAVILLE. « Actualité de Karl Polanyi », p. 83. 828 Ibid., p. 102. 829 Ibid., p. 85. 830 K. POLANYI. « Le sophisme économiciste », Revue du MAUSS 2007/1, n° 29, p. 73.
306
à leurs besoins matériels. Selon Polanyi, le libéralisme du 19e siècle et l’école néoclassique
n’ont privilégié que le premier sens, lui donnant le caractère formel et mathématique de
science de la richesse résultant de l’autonomisation de la sphère économique assimilée au
marché autorégulateur831. Polanyi expliquera que ce qu’il appelle le sophisme économiciste
constitue « […] une tendance à poser une équivalence entre l’économie humaine et sa
forme marchande »832 et à absolutiser l’action rationnelle économique en finalité qui oublie
les structures sociales et politiques qui la rendent théoriquement possible. C’est un choix
politique qui résulte d’une préférence des pouvoirs publics pour l’économie formelle et
donc marchande, d’où le réductionnisme économique et sa représentation symbolique
formelle dont « […] son efficacité tient à ce qu’elle rend invisibles les réalités qui se
rapportent à une représentation substantive de l’économie, c’est-à-dire les activités dans
lesquelles l’économie est un moyen au service de finalités d’un autre ordre »833.
Polanyi cherchera malgré tout à valoriser de nouveau l’économie substantive en se
référant à son encastrement, c’est-à-dire à « […] l’inscription de l’économie ainsi définie
dans des règles sociales, culturelles et politiques qui régissent certaines formes de
production et de circulation des biens et des services »834. La référence démocratique
s’avère cruciale pour le devenir de la société, car elle prend en compte le pouvoir
transformateur de l’esprit et de la volonté de l’homme, qui dispose en lui-même de la
capacité à redonner corps aux idéaux de justice, de droit et de liberté. Caillé et Laville
soutiennent que cet idéal démocratique polanyen reprend les thèses de Jean-Jacques
Rousseau pour questionner « […] l’articulation entre liberté et égalité qui demeure le point
nodal de la démocratie dans une société complexe »835. Cette réflexion sur l’égalité et la
liberté exige la prise en compte des réactions émanant de la société démocratique elle-
même, hier comme aujourd’hui.
831 A. CAILLÉ et J.-L. LAVILLE. « Actualité de Karl Polanyi », p. 95. 832 K. POLANYI. « Le sophisme économiciste », p. 75. 833 A. CAILLÉ et J.-L. LAVILLE. « Actualité de Karl Polanyi », p. 98-99. 834 Ibid., p. 97. 835 Ibid., p. 101.
307
Karl Polanyi propose une représentation de l’homme basée sur la théorie relationnelle
qui s’oppose à l’individualisme et à l’atomisme.
Atomiser la société et supposer que chaque atome individuel se comportant
selon les principes du rationalisme économique, dans un sens, placerait la
totalité de l’existence humaine, avec toute sa profondeur et sa richesse, dans le
cadre de référence du marché [idéalisé de l’économie formelle]. Cela, bien sûr,
ne pourrait pas vraiment être ainsi – les individus ont des personnalités et la
société a une histoire. La personnalité résulte de l’expérience et de l’éducation;
l’action implique de la passion et du risque; la vie exige la foi et la croyance;
l’histoire entremêle lutte et défaite, victoire et rédemption836.
L’auteur cherche à redynamiser les processus démocratiques et à redéfinir un sens, une
aspiration et un projet humain dans les sociétés modernes qui soient capables d’encadrer le
marché par des règles sociales et environnementales que les sociétés se donnent et
respectent. Limiter le marché, c’est faire place et lieu aux autres principes, comme la
réciprocité et la redistribution d’une partie de la richesse produite en vue de réduire les
inégalités, principes qui recomposent les relations entre l’économique et le social. Caillé et
Laville croient qu’on
[…] rejoint ainsi la dynamique de la solidarité démocratique qui revêt deux
formes complémentaires : une forme réciprocitaire correspondant au lien social
volontaire par lequel des citoyens libres et égaux agissent pour le bien commun;
une forme redistributive désignant les normes et les prestations par lesquelles
les pouvoirs publics renforcent la cohésion sociale et atténuent les inégalités837.
En écrivant son ouvrage La Grande Transformation, Polanyi a sous-estimé la capacité du
marché à améliorer les niveaux de vie des personnes et des nations. Il reste qu’il n’a pas
plaidé pour sa disparition, mais bien davantage pour sa domestication, affirmant même la
compatibilité des marchés et du socialisme. Il souhaitait éclairer les mécanismes de
réplique sociétale concrète et réelle à tout système qui veut subordonner le fonctionnement
des marchés à des règles démocratiques838. Ce sont les pratiques sociales variées, voire
conflictuelles dans une économie plurielle, qui indiquent les voies favorables d’une
insertion et d’un « réencastrement » de l’économie dans des normes démocratiques qui
offrent le débat et la délibération. « C’est dans cette perspective de l’institutionnalisation
836 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 14. 837 A. CAILLÉ et J.-L. LAVILLE. « Actualité de Karl Polanyi », p. 103. 838 Ibid., p. 103-104.
308
d’une économie plurielle résolument démocratique que le patrimoine de réflexions et
d’analyses légué par Polanyi prend tout son sens »839.
4.1.2 Économie encastrée dans le social
L’essai de Polanyi montre que la philosophie libérale et l’économie de marché qu’elle
suscite sont une construction sociohistorique et paradigmatique, dirions-nous. La vision
anthropologique et éthique qui se dégage de son essai s’oppose aux prémisses déterministes
promues par les libéraux, pour qui la possibilité de l’autorégulation du marché est la base
même de toute activité humaine. C’est au 19e siècle que cette vision du monde s’enracine
dans le vécu humain de l’Europe occidentale : « Puisque la société qui se formait n'était pas
autre chose que le système de marché, la société des hommes courait désormais le danger
d’être déplacée sur des fondations profondément étrangères au monde moral auquel le
corps politique avait jusque-là appartenu »840. Des changements importants dans la façon de
concevoir l’être humain et la société en découlèrent. Il est clair pour Polanyi que « [le]
passage des marchés isolés à une économie de marché, et celui des marchés régulés au
marché autorégulateur, sont en vérité d’importance capitale »841 parce que « […] l’histoire
économique orthodoxe se fondait sur une conception immensément exagérée de
l’importance des marchés en tant que tels »842.
La thèse de son ouvrage montre que cette nouvelle idée d’un marché s’ajustant lui-
même est essentiellement une utopie qui comporte des périls inhérents à son application
qu’il faut collectivement connaître et choisir en tout état de cause. Dès le début de son
ouvrage, Polanyi montre que l’économie de marché inscrite dans ce paradigme innovant
cause cependant des perturbations et des turbulences hors du commun qui affectent la
nature même de l’homme et de la nature. La société tente depuis de se protéger de ses abus.
C’est ce qui l’amènera à préciser :
Une telle institution [fondée exclusivement sur le marché] ne pouvait exister de
façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans
839 Ibid., p. 106-107. 840 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 160. 841 Ibid., p. 88. 842 Ibid., p. 89.
309
détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. Inévitablement, la
société prit des mesures pour se protéger, mais toutes ses mesures, quelles
qu’elles fussent, compromirent l’autorégulation du marché, désorganisèrent la
vie industrielle, et exposèrent ainsi la société à d’autres dangers. Ce fut ce
dilemme qui força le système du marché à emprunter dans son développement
un sillon déterminé et finit pas briser l’organisation sociale qui se fondait sur
lui843.
Pour soutenir sa thèse, Polanyi retrace l'histoire des sociétés traditionnelles où il découvre
que l’économie se trouve encastrée dans le social et le politique, sans aucune forme de
dépendance à un quelconque marché. L’histoire « […] montre que, jusqu’à notre époque,
les marchés n’ont jamais été que des éléments secondaires de la vie économique. En
général, le système économique était absorbé dans le système social […] »844. Il semble
évident pour l’auteur que l'échange marchand individualisé et exclusif promu par le
libéralisme n'est aucunement une caractéristique naturelle de l'homme puisque, dans les
sociétés dites traditionnelles, l'existence d’un système social complexe et intégré démontre
que l’économie y est imbriquée. Polanyi dira que
[l]a découverte la plus marquante de la recherche historique et anthropologique
récente est que les relations sociales de l’homme englobent, en règle générale,
son économie. L’homme agit, de manière, non pas à protéger son intérêt
individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position
sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n’accorde de valeur aux
biens matériels que pour autant qu’ils servent cette fin. Ni le processus de la
production ni celui de la distribution ne sont liés à des intérêts économiques
spécifiques attachés à la possession de biens; mais chaque étape de ce processus
s’articule sur un certain nombre d’intérêts sociaux qui garantissent en définitive
que l’étape nécessaire est franchie. Ces intérêts seront très différents dans une
petite communauté de chasseurs ou de pêcheurs et dans une vaste société
despotique, mais dans les deux cas, le système économique sera géré en
fonction de mobiles non économiques845.
Ce n’est que sous l’influence du paradigme libéral que se dessine au 19e siècle un
marché généralisé. Cette société est fondée principalement sur
[…] un principe tout à fait défavorable au bonheur de l’individu et au bonheur
général ravage son environnement social, son entourage, son prestige dans la
843 Ibid., p. 22. 844 Ibid., p. 102. 845 Ibid., p. 74-75.
310
communauté, son métier; en un mot, ces rapports avec la nature et l’homme
dans lesquels son existence économique était jusque-là encastrée846.
La conviction libérale est perçue cependant comme
[…] une véritable foi dans le salut de l'homme ici-bas grâce à un marché
autorégulateur. […] La foi libérale ne prit sa ferveur évangélique que pour
répondre aux besoins d’une économie de marché déployée dans son entier847.
Cette nouvelle représentation du monde et de l’homme qui s’impose exige, pour son
bon fonctionnement, « […] la division institutionnelle de la société en une sphère
économique et une sphère politique. Cette dichotomie n’est en fait que la simple
réaffirmation, du point de vue de la société dans son ensemble, de l’existence d’un marché
autorégulateur »848. La matrice qui guide depuis le système social au complet est le marché
lui-même érigé en sphère autonome dont le résultat provoque, en pratique, une forme de
développement qui aujourd’hui est devenu non durable, et pour l’homme et pour la nature.
En isolant l’économie dont seul le marché autonome en soi a droit de regard, tout possède
maintenant la vertu de devenir marchandise et d’être monnayé. Tout devient un bien de
production et de consommation et tout a un prix, incluant l’homme et ses activités. Michel
De Vroey écrivait en 1972 dans un article intitulé : « Une explication sociologique de la
prédominance du paradigme néo-classique dans la science économique » publié dans
Économies et sociétés, que,
[p]armi les conditions de fonctionnement d’un tel système, décrites plus haut,
une est particulièrement cruciale dans sa signification sociale : la réduction de
l’homme et de l’environnement à la dimension de marchandise monnayable. Le
système de marché implique que la vue morale de l’homme, dans laquelle un
être humain a une valeur en soi, devienne soumise à la vue économique dans
laquelle l’homme est assimilé à sa valeur marchande. Comme tout bien,
l’homme a un prix, dit-on849.
Détruisant les liens fondamentaux et complexes qui régissent l’activité humaine et le
vivant dans le concret de l’existence, cette marchandisation des activités humaines n’est
possible que dans la séparation institutionnelle et intentionnelle du social et du politique,
846 Ibid., p. 176-177. 847 Ibid., p. 184. 848 Ibid., p. 105-106. 849 M. DE VROEY. « Une explication sociologique de la prédominance du paradigme néo-classique dans la
science économique », Économies et sociétés, tome VI, no 8, août 1972, p. 1690.
311
d’une part, et de l’économique, d’autre part. Cette marchandisation attribue à l’économique
l’autorité nécessaire pour réguler le social et le politique par l’économie de marché
objectivée et les lois qui la régissent. Polanyi définit l’économie de marché comme
[…] un système économique commandé, régulé et orienté par les seuls
marchés; la tâche d’assurer l’ordre dans la production et la distribution des
biens est confiée à ce mécanisme autorégulateur. On s’attend que les humains
se comportent de façon à gagner le plus d’argent possible : telle est l’origine
d’une économie de ce type. Elle suppose des marchés sur lesquels l’offre des
biens (y compris les services) disponibles à un prix donné sera égale à la
demande du même prix. Elle suppose la présence de la monnaie, qui fonctionne
comme pouvoir d’achat entre les mains de ses possesseurs. La production sera
alors commandée par les prix, car c’est des prix que dépendent les profits de
ceux qui orientent la production ; et la distribution des biens dépendra elle aussi
des prix, car les prix forment les revenus, et c’est grâce à ces revenus que les
biens produits sont distribués entre les membres de la société. Ces hypothèses
étant admises, la production et la distribution des biens sont assurés [sic] par les
seuls prix850.
Ainsi, la marchandisation du monde et de la vie, justifiée par le mode de pensée libérale
que nous avons analysé dans le premier chapitre, conduit la société et toutes les activités
qui en découlent à être des fournisseurs de biens et de services pour le marché, gérés
continuellement par des mécanismes qui lui sont propres851.
Le fondement même du paradigme économiste réside dans le radicalisme de sa
doctrine qui, « […] par acte de foi, édicte qu’il faut respecter les lois économiques, même si
elles détruisent l’individu, parce que ce respect est la condition d’une harmonie sociale »852.
Ce radicalisme n’est cependant pas conforme à la réalité seulement parce qu’il réduit
l’homme à une catégorie marchande antinomique avec la nature humaine
multidimensionnelle. Ce passage vers une humanité « marchande » où on achète, sans
contrainte, l’homme et la nature pour produire des marchandises contribue fortement à
850 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 102-103. 851 L’offensive du libéralisme économique, s’appuyant sur les mesures d’austérités du consensus de
Washington, s’intéresse aujourd’hui à l’économie dite « verte ». C’est ce qui fait dire à Catherine Caron
que : « Après la marchandisation des ressources naturelles et de la biodiversité, [l’économie verte] donne
l’assaut final au bien commun en ambitionnant de donner un prix aux “services environnementaux et
écosytémiquesˮ gratuits que la nature nous rend. Cette avancée dans la “mise à prixˮ de la nature implique
de nouveaux droits de propriété privée sur les biens naturels, des “servicesˮ naturels mis en concurrence,
ainsi que des marchés, fonds d’investissement et spéculateurs qui salivent devant les perspectives qui
s’ouvrent à eux » (C. CARON. « Cap sur la décroissance », Relations, no 765, juin 2013, p. 12.) 852 M. DE VROEY. « Une explication sociologique de la prédominance du paradigme […] », p. 1690.
312
détruire les cadres sociaux plus inclusifs. Afin de soumettre la société et la nature aux lois
du marché, il importe, par conséquent, de faire du travail et de la terre des marchandises
proprement dites.
Polanyi dénonce cette imposition paradigmatique du libéralisme et l’économie de
marché, montrant qu’il est faux de considérer toutes les activités humaines et les éléments
de la nature comme des marchandises soumises entièrement au marché, c’est-à-dire « […]
des choses prêtes pour le négoce »853. Pour Polanyi,
[…] il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises; en
ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit
avoir été produit pour la vente est carrément faux. […] Le travail n’est que
l’autre nom de l’activité économique qui accompagne la vie elle-même […], et
cette activité ne peut pas non plus être détachée du reste de la vie, être
entreposée ou mobilisée; la terre n’est que l’autre nom de la nature, qui n’est
pas produite par l’homme; enfin, la monnaie réelle est simplement un signe de
pouvoir d’achat qui, en règle générale, n’est pas le moins du monde produit,
mais est une création du mécanisme de la banque ou de la finance de l’État.
Aucun de ces trois éléments – travail, terre, monnaie – n’est produit pour la
vente; lorsqu’on les décrit comme des marchandises, c’est entièrement fictif854.
Construire et accepter de construire la logique du monde sur des prémisses réductrices et
même fictives s’avère un danger mortel pour la subsistance de la société. Pour que cette
construction ait lieu et s’accomplisse sans contrainte, la dynamique sociale doit être
structurée complètement par une économie de marché et sa législation interne, c’est-à-dire
une économie soumise à la loi de l’offre et de la demande, qui exige nécessairement une
société de marché pour se réaliser. Pour Polanyi, il est clair qu’un « […] tel modèle
institutionnel ne pouvait fonctionner sans que la société fût en quelque manière soumise à
ses exigences. Une économie de marché ne peut exister que dans une société de
marché »855, car elle implique une humanité définie à partir des caractéristiques de l’homo
œconomicus, ce prophète égaré des temps nouveaux, dira Daniel Cohen856. Il est cet être
rationnel capable « […] de répondre oui nécessairement »857 et de prendre des décisions
optimales par lui-même et pour lui seul. Il est l’homme constamment motivé par son intérêt
853 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 180. 854 Ibid., p. 107. 855 Ibid., p. 106. 856 D. COHEN. Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, Paris, Albin Michel, 2012. 857 Ibid., p. 35.
313
égoïste dont l’essence même se retrouve dans l’activité de l’échange marchand en vue de
maximiser sa satisfaction globale par l’accumulation de biens. Cette réalisation
individuelle, menée sous les conditions dictées par la libre circulation des marchandises et
la liberté absolue que procure l’échange individualisé, conduit inévitablement, selon les
écrits d’Adam Smith, à la constitution d’une richesse accessible à l’ensemble de la
communauté et de la société. Voilà exactement le mythe du libéralisme que Polanyi
cherche à combattre858.
Polanyi montre l’importance de cette représentation du monde qui, tentant de se
mettre en œuvre dans une société, provoque en même temps une transformation sociétale
sans précédent. Il montre qu’elle va à l’encontre même des faits historiques où les systèmes
économiques sont habituellement encastrés dans les rapports sociaux. Par exemple, inciter à
transformer le travail, la terre et les monnaies en de stricts biens de production offense
l’humanité elle-même et crée des réactions sociales profondes qui peuvent entraîner la
destruction de la société elle-même. Dit autrement, Polanyi montre que le libéralisme et
l’imposition d’une économie de marché autorégulatrice et régulatrice des activités
humaines qui s’y subordonnent sont contre nature. Pour Polanyi, « [l]es raisons sont
simples. Les marchés sont des institutions qui fonctionnent principalement à l’extérieur, et
non pas à l’intérieur, d’une économie »859. Cette « […] mécanique habitée d’abstractions,
de déductions et de régularités quantifiées »860, dira Bonnevault, est celle qui provoque des
réactions sociales et politiques légitimes face à des anomalies du système lui-même, qui
excluent de facto les personnes dans leur intégralité.
Pour reprendre les mots d’Aristote que Polanyi affectionne tout particulièrement, le
libéralisme est une institution faisant de la chrématistique861 la pierre d’assise sur laquelle
858 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 196. 859 Ibid., p.89. 860 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 57. 861 Freitag fait remarquer un dérapage sémantique dans l’utilisation des mots chrématistique et économie :
« Ce qui était devenu en fait une chrématistique généralisée a fini par consacrer sa légitimité en
s’appropriant le nom de l’oikonomia traditionnelle qu’elle avait supplantée. C’est sous cette forme que
l’économie a acquis progressivement son autonomie, à mesure qu’elle s’émancipait des structures
normatives complexes qui caractérisaient la société traditionnelle » (M. FREITAG. L’impasse de la
globalisation […], p. 380).
314
se construit son édifice, attestant l’exclusivité du libre marché à l’intérieur duquel l’homo
œconomicus se déploie et se laisse envahir. Il existe donc une corrélation entre la naissance
de l’économie de marché et l'homo œconomicus. Barreto croit d’ailleurs qu’ « [i]mmerger
un individu dans un univers institutionnel particulier, proche de l’idéal néoclassique de
marché de concurrence pure et parfaite, le conduit à adopter un comportement proche de
l’homo œconomicus envisagé par la théorie »862. La chrématistique est cette activité de
l’échange marchand régulé par l’argent et l’intérêt privé. Cette standardisation interne,
disait Aristote, permet à ceux qui la pratiquent de se soustraire des normes collectives
qu’une culture se donne et d’éviter toute appartenance sociale qui devrait réglementer, entre
autres, les activités économiques. La chrématistique constitue un évitement des solidarités
humaines et des interdépendances qui construit toute appartenance sociale et tout rapport
entre les hommes863. Ainsi, une chrématistique institutionnalisée porte, en soi, un germe de
destruction sociale parce qu’elle crée un éloignement par rapport au vécu des personnes en
les dissociant des fonctions qui les caractérisent et qui donnent sens à ce qu’ils sont. C’est
ce qui conduira Michel Freitag à rajouter avec force que
[…] la vraie richesse de l’humanité, ce n’est pas sa capacité de production
économique et technologique, c’est sa capacité de produire du sens, de
convertir en sens commun l’expérience toujours particulière de vivre or, comme
la vie elle-même, le sens n’est Un qu’à travers le multiple, et ce, parce que,
précisément, ce qu’il met en forme de manière significative dans ses diverses
cristallisations culturelles est en soi inépuisable864.
L’économie de marché et la spéculation financière qui en découle constituent donc,
par le fait même, un bouleversement culturel réduisant par là même la richesse des cultures
humaines et leurs enracinements symboliques, « […] si bien qu’aux formes anciennes
d’être plus s’est substitué l’impératif occidental d’avoir plus »865. Voilà pourquoi Polanyi
propose, à sa façon, un retour à l’oikonomia866. Il dira que
[s]i l’on ne veut pas laisser l’industrialisme éteindre l’espèce humaine, il faut le
subordonner aux exigences de la nature de l’homme. La véritable critique que
862 T. BARRETO. « Penser l’entreprise coopérative : au-delà du réductionnisme du mainstream », p. 208.
(C’est l’auteur qui souligne). 863 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 380. 864 Ibid., p. 335-336. (C’est l’auteur qui souligne). 865 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 35. (C’est l’auteur qui souligne). 866 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 83-86.
315
l’on peut faire à la société de marché n’est pas qu’elle était fondée sur
l’économique – en ce sens, toute société, quelle qu’elle soit, doit être fondée sur
lui –, mais que son économie était fondée sur l’intérêt personnel. Une telle
organisation de la vie économique est complètement non naturelle, ce qui est à
comprendre dans le sens strictement empirique d’exceptionnelle867.
Il semble clair pour Polanyi que « […] le pouvoir et la valeur économique sont un
paradigme de la réalité sociale »868, et non l’inverse comme le suppose paradigmatiquement
le libéralisme. Selon l’auteur, « dé-encastrer » l’économie du social et du politique peut
causer des drames humains sans précédent869, parce qu’une économie émancipée du lien
humain provoque le dépérissement d’une communauté humaine en s’affranchissant de la
dynamique sociale régie par la politique et l’éthique. L’économie devient ainsi une fin en
soi et la soutenabilité sociale s’affaiblit. Ainsi, se dégager de l’utopie du marché comme
régulateur humain qui tente de tout « marchandiser », c’est permettre à des hommes et des
femmes de se déployer en vertu de leur humanité et de leur personnalité et non en fonction
strictement de leur intérêt économique personnel. Devant l’émancipation et la libération de
l’économie à l’égard du social et du politique qui aboutit à l’aliénation marchande, d’autres
mouvements compris comme des résistances sociales à ce libéralisme cherchent à « ré-
enchâsser » l’économie et à la concrétiser comme moyen pour construire les personnes et
les communautés humaines. Ce « ré-encastrement » permet même au marché de rétablir sa
crédibilité comme un mécanisme de coordination sociale acceptable et comme un
instrument de performance économique, d’innovation et de création de richesse. C’est ici
que Polanyi développe un autre de ses concepts clés : le double mouvement.
4.1.3 Notion de mouvement
Polanyi introduit le concept du double mouvement pour signifier que le mouvement
d’un libéralisme qui tente de « dé-encastrer » l’économie du social et du politique crée sa
contrepartie causée par une résistance sociale qui déploie un mécanisme d’autoprotection
sociale870. Il s’agit d’un contre-mouvement qui se dresse devant toute forme d’abus que
867 Ibid., p. 320. (C’est l’auteur qui souligne). 868 Ibid., p. 331. 869 Polanyi souligne à cet égard la crise économique de 1929 et la montée du fascisme en Europe après la
Grande Guerre. Que dirait-il de la crise économique de 2008? 870 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 179-285.
316
provoque le « dé-encastrement » de l’économie. Il s’agit en fait d’une réaction sociale et
politique qui tente de contrecarrer les dangers et les drames humains que provoque
inévitablement un système économique qui dépersonnalise et décollectivise. Le contre-
mouvement social et démocratique, au sens républicain du terme, s’invite dans la sphère
économique laissée à elle-même. Il semble que l’anthropologie promulguée par Polanyi
porte à croire que l’homme n’est pas fait pour vivre dans un système de marché qui tente
d’imposer ses propres normes dans un univers unidimensionnel dirigé. Un mouvement
facilitant la réinsertion de l’économie est nécessaire. Ainsi, contrairement à Smith, Polanyi
ne partage pas l’idée selon laquelle la disposition naturelle de l’homme consiste à échanger
en vue de tirer un simple bénéfice individuel. Il est souhaitable de suggérer que l'économie
de marché prenne en compte d’autres fonctions à caractère humain, comme la combinaison
plus équilibrée de la réciprocité et de la redistribution.
Ce que propose Polanyi s’inscrit dans la logique d’un contre-mouvement. Selon lui,
le principe de réciprocité contribue à assurer à une communauté d’hommes et de femmes la
production de ce dont ils ont besoin afin de subvenir à leurs besoins871. La redistribution,
quant à elle, est une partie essentielle de la vie sociale puisqu’elle facilite la juste répartition
des produits au bénéfice direct de la communauté872. Elle correspond aux actions mettant à
profit les relations d’interdépendance et d’équité. La réciprocité et la redistribution
s’inscrivent donc nettement dans une oikonomia qui, de facto, se trouve intégrée aux autres
dimensions de la vie. Selon Polanyi, l’histoire montre que là où existent la réciprocité et la
redistribution, là aussi se manifeste le caractère solidaire dans les liens sociaux concrets
entre personnes d’une communauté. Il en résulte « […] une prodigieuse réussite
organisationnelle dans le domaine économique »873. En fait, la réciprocité et la
redistribution « […] sont complètement abordées par les expériences extrêmement vivantes
qui offrent une surabondance de motivations non économiques pour chaque acte accompli
dans le cadre du système social tout entier »874.
871 Ibid., p. 76-77. 872 Ibid., p. 80. 873 Idem. 874 Ibid., p. 77.
317
Ainsi, selon Polanyi, c’est à partir des considérations anthropologiques et éthiques
autres que s’activent des mouvements pour contrer le libéralisme actuel. Une des conditions
est l’intégration et l’enchâssement de l’économie dans les autres sphères humaines. Polanyi
invite à réfléchir à des alternatives. Dans notre contemporanéité, ces alternatives seraient
porteuses de valeurs constructrices d’humanité et de société. C’est là la raison pour
laquelle, à la suite de Robert Owen qu’il admire, Polanyi affirme l’importance de l’égale
liberté humaine qui, devant les abus d’un système qui dévalorise les efforts d’une raison
éclairée et attaque grossièrement les principes mêmes de la démocratie politique, réagit et
s’indigne875. Il entrevoit même que « [l]a fin de l’économie de marché peut devenir le début
de l’ère de liberté sans précédent »876. Par conséquent, la démocratie n’en sera que mieux
portante. En conclusion de son essai, Polanyi dira que la personne
[…] se résigne, à notre époque, à la réalité de la société qui signifie la fin de
cette liberté. Mais encore une fois la vie jaillit de l’ultime résignation. En
acceptant sans se plaindre la réalité de la société, l’homme trouve un courage
indomptable et la force de supprimer toute injustice susceptible d’être
supprimée et toute atteinte à la liberté. Aussi longtemps qu’il est fidèle à sa
tâche de créer plus de liberté pour tous, il n’y a pas à craindre que le pouvoir ou
la planification s’opposent à lui et détruisent la liberté qu’il est en train de
construire par leur intermédiaire. Tel est le sens de la liberté dans une société
complexe : elle nous donne toute la certitude dont nous avons besoin877.
Devant une des grandes transformations provoquées par le libéralisme du 19e siècle,
Polanyi lance l’invitation à développer des alternatives qui s’orientent logiquement dans un
mouvement d’intégration des diversités humaines et de ses modalités d’action dans un
monde secoué par une représentation du monde débilitante. Freitag propose que les
nécessités de sens ouvrent à une conscience de l’altérité du monde qui « […] finit par
découvrir la nécessité d’une reconnaissance de la multiplicité des formes civilisationnelles
à travers lesquelles le rapport universel à cette altérité a jusqu’ici été conçu, façonné et
développé […] »878. Malgré la force de conviction et la pratique libérale, l’humanité
continue de déployer une grande diversité dans les formes de l’expérience du bien commun.
Tout cela est resté présent, tout cela devra être représenté dans la construction
des formes politiques qui assumeront la responsabilité d’organiser un vivre-
875 Ibid., p. 196. 876 Ibid., p. 327. 877 Ibid., p. 334. 878 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 335.
318
ensemble devenu planétaire, et surtout qui devront être capables d’orienter de
manière raisonnable la recherche d’une prospérité commune dans les conditions
devenues étroites et précaires de notre habitat planétaire879.
Freitag, Polanyi et de nombreux autres penseurs suggèrent, à leur façon, de changer de
paradigme, car une autre grande transformation doit maintenant avoir lieu.
4.1.4 Continuité de l’avènement du nouveau libéralisme
La pensée de Polanyi demeure inspirante et d’une grande actualité puisque le
paradigme libéral qu’il situe dans une histoire humaine et sociale particulière continue sa
progression vers la globalisation de l’économie de marché, malgré le caractère fictif d’une
telle représentation. Il soulève également la nécessité des alternatives et des changements
paradigmatiques dans une société. Comme nous l’avons soulevé dans le premier chapitre,
les problèmes qui perdurent en ce début de 21e siècle sont dus à une vision du monde
spécifique qui place au centre de son projet l’homo œconomicus. Cette vision entraîne un
développement conforme à l’imaginaire marchand devenu excessif pour la nature et pour
l’homme. Comme l’écrit si bien Freitag :
Or, c’est justement dans cette émancipation de l’économique que l’essentiel des
problèmes auxquels nous devons faire face à notre époque a son origine ou sa
« cause », et c’est dans la globalisation néolibérale, où cette autonomisation de
l’économique a trouvé son épochè, que ces problèmes ont acquis l’urgence que
nous leur reconnaissons maintenant880.
Si Polanyi était profondément préoccupé par la marchandisation du travail, de la terre
et de la monnaie, cette même marchandisation récupère aujourd’hui, dans la logique des
libre-échanges, toutes les activités humaines : la culture, l’éducation, les services publics,
l’environnement, la connaissance. Le système néolibéral possède cette propension à
« marchandiser » globalement la société, le monde et la nature. C’est ce que Stéphane
Bonnevault appellera l’omnimarchandisation qui exprime l’expansion du marché à « […]
recouvrir un à un tous les domaines, tous les territoires de la vie »881. Il semble que Polanyi
ait posé un regard pénétrant sur la réalité puisque sa critique concerne aussi les menaces du
879 Idem. 880 Ibid., p. 379-380. (C’est l’auteur qui souligne). 881 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 65-66.
319
présent paradigme économique sur l’environnement. Rappelons qu’une économie de
marché doit survivre dans une société de marché où cohabite l’homo œconomicus. Cette
condition est encore respectée aujourd’hui : ce qui importe, c’est un producteur qui produit
et un consommateur qui consomme. En bref, ce qui compte par-dessus tout c’est le
développement sous la logique de la chrématistique et sa rationalité économique. C’est ce
qui fera dire à Pierre Bourdieu, comme le rapporte Daniel Cohen, que « […] l’Homo
economicus est un monstre anthropologique »882. Cette vision économiste dévoile
l’ampleur d’une crise des valeurs qui traverse la société occidentale.
Il en résulte, écrit encore Bonnevault, que « […] les rapports interpersonnels pourtant
producteurs de liens sociaux se raréfient au profit d’échanges dépersonnalisés entre
individus atomisés »883. Si selon la pensée économiste le bien commun se réalise grâce à
l’automatisme des marchés et à la régulation de la vie sociale et politique par l’économie
ainsi « dé-enchâssée », celle-ci se trouve de facto débarrassée de toute obligation morale.
La pensée économiste valorise davantage des relations entre les hommes et les choses, qui
se veulent fondamentalement économiques, plutôt que des relations d’hommes entre eux et
avec la nature qui développent le sens profond du politique et de l’éthique. En fait, « […] si
les activités économiques n’ont de sens que par rapport aux hommes, c’est dans la sphère
des relations humaines et non en elles-mêmes qu’elles trouvent leur finalité : le bien-être
social […] »884. Citant Louis Dumont, le même auteur qui a écrit la préface de l’ouvrage de
Polanyi, Bonnevault rapporte que
[…] la primauté des relations aux choses sur les relations entre les hommes
[constitue] le trait décisif, le changement dans les valeurs qui distingue la
civilisation moderne de toutes les autres et qui correspond à la primauté de la
vue économique dans notre univers idéologique885.
L’œuvre de Polanyi permet de découvrir finalement que les traits du paradigme dominant
actuel sont contingents puisque ces formes ont été « […] créées, développées, mûries et
approfondies dans la contingence de l’histoire »886. Par conséquent, elles ne relèvent pas
882 D. COHEN. Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, p. 34. 883 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 50. 884 Ibid., p. 152. 885 Ibid., p. 50. 886 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 335.
320
d’une quelconque définition anthropologique conforme à la nature. Le paradigme
économiste s’inscrit dans une croyance fondamentale qui s’appuie sur des postulats
discutables. L’histoire permet d’en relativiser la portée et d’en saisir toute la fiction. Dans
le même sens que l’analyse de Polanyi, Freitag précisera que cette vision du monde a
cependant engendré concrètement et « […] de manière parfaitement cohérente la logique
systémique que suit le procès de la globalisation […] »887 sans n’avoir jamais répondu à
deux questions fondamentales : « […] la sauvegarde de la “nature anthropologique” des
êtres humains, et la permanence du monde dans lequel ils vivent »888. Cette réflexion de
Polanyi nous amène à comprendre la possibilité et la nécessité qu’ont les hommes et les
femmes de combattre les paradigmes réducteurs d’humanité889. Nous assistons
actuellement à une société contrainte au fonctionnement du marché. Ainsi, la limitation
fondamentale de ce paradigme saute aux yeux. Elle concerne son mode d’appréhension de
la réalité.
Comme nous l’avons évoqué à quelques reprises, le paradigme économiste disloque
dans la pratique les dimensions humaines, conduisant ainsi à la léthargie de la démocratie
tout aussi en danger que l’humanité elle-même. La possibilité du mouvement polanyien est
ici d’un secours salutaire pour la civilisation. En des termes plus kuhniens, une
« révolution » semble nécessaire aujourd’hui puisque la « science normale » du paradigme
actuel répond mal aux attentes de l’humanité, comme l’a si bien relevé Polanyi.
L’émergence d’un paradigme alternatif que constitue le paradigme coopératif présente la
possibilité contemporaine d’une économie encastrée dans un système social complexe et
intégré. Cela s’avère, par conséquent, essentiel.
Tout l’argumentaire de Polanyi repose sur des postulats qui justifient l’encastrement
de l’économie dans le social et la démocratie politique. Il reconnaît cette puissance du
libéralisme qui impose partout sa suprématie « […] et son hégémonie économique en
s’appuyant idéologiquement, de manière militante, sur la conception individualiste des
887 Ibid., p. 294. 888 Idem. 889 Polanyi développe un chapitre fort pertinent sur ce qu’il appelle l’autoprotection de la société (K.
POLANYI. La grande transformation […], p. 179-289).
321
droits qui les soutenait »890. Ainsi, la logique du paradigme économiste crée la fiction du
« dé-encastrement » et tous les problèmes humains et politiques qui en découlent. Une
impasse perdure. Pour y remédier, Polanyi explore la voie mitoyenne891 entre le libéralisme
et le socialisme, c’est-à-dire une forme d’associationnisme respectueuse des valeurs
démocratiques qui intègre l’économie dans les rapports sociaux. Inspiré par le socialisme
de Owen, Polanyi ouvre la porte à un associationnisme spécifique, compris davantage
comme coopératif. Il le définit comme « […] la tendance inhérente d’une civilisation
industrielle à transcender le marché autorégulateur en le subordonnant consciemment à une
société démocratique »892. Il est « […] une manière de poursuivre l’effort pour faire de la
société un système de relations véritablement humaines entre des personnes […] »893. Dans
la même veine, Freitag insiste en écrivant :
Alors il faudrait que tout ce travail accompli un peu en vase clos et en arrière-
plan par les études humanistes puisse maintenant servir à l’élaboration de
nouvelles formes politiques de reconnaissance, de participation et
d’organisation sociétales au niveau mondial, des formes où seraient
représentées des réalités communautaires qui ne se sont pas constituées, à
travers leur histoire particulière et en fonction de leurs valeurs propres, selon
d’autres modalités d’intégration normatives et identitaires, religieuses,
politiques et esthétiques894.
Polanyi, avec Freitag et bien d’autres qui s’interrogent sur la spécificité de notre société
moderne, semblent être définitivement à la recherche d’une alternative paradigmatique pour
notre temps.
4.2 COOPÉRATISME : UN PARADIGME D’AVENIR
Les diverses analyses que nous avons réalisées jusqu’à maintenant nous amènent à
comprendre l’importance et l’influence des paradigmes dans le développement des sociétés.
La notion de paradigme constitue une grille de lecture qui permet de penser le changement,
voire l’urgence du changement actuellement. On doit composer avec le fait que les
changements « […] constituent des ruptures culturelles et sociopolitiques profondes et
890 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 341-342. 891 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 332. 892 Ibid., p. 302. 893 Idem. 894 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 341-342.
322
globales que nous ne sommes malheureusement peut-être pas encore prêts à vivre, et
surtout, à provoquer »895.
Nous avons soulevé l’idée, avec Polanyi, qu’une économie de marché ne se réalise
que dans une société de marché, c’est-à-dire une société dont les fondements relèvent d’une
anthropologie et d’une éthique guidées par l’individualisme, le matérialisme, l’idée d’une
croissance illimitée et de développement tous azimuts, la compétition, la concurrence, la
performance, la marchandisation, une temporalité linéaire et trimestrielle. En bref, des
caractéristiques de base attribuées à l’homo œconomicus. Cette représentation du marché
est héritière d’un mode de pensée et d’action à caractère cartésien, rationnel, quantificateur
et comptable. Il valorise la simplification de la réalité humaine, c’est-à-dire une
unidimensionnalité de l’être humain. Selon Polanyi, c’est exactement ce qui en fait sa force.
C’est aussi la raison pour laquelle les personnes et les communautés s’irritent. Cette
indignation est due à deux phénomènes reliés à l’économisme : le « dé-encastrement » de
l’économie les ampute d’une dimension fondamentale qui édifie leur humanité, c’est-à-dire
l’oikomonia; et puisque l’économie se trouve désencastrée, ils doivent subir en plus les
résultats que provoque une chrématistique généralisée qui les exclut de tout processus
d’appropriation économique. Il y a donc quelque chose à faire, dira Gide, « […] beaucoup à
faire même, parce que l’ordre des choses actuel est très défectueux et que jamais l’homme
ne se résignera à accepter un ordre de choses contre lequel sa conscience et sa raison
protestent »896. Dès lors, conclut Bonnevault,
[…] il semble aujourd’hui qu’il est nécessaire que cette résistance se focalise
sur le « réenchâssement » de l’ordre économique hypertrophié au sein des
autres sphères plus fondamentales qui l’englobent, à savoir la sphère des
activités humaines et la biosphère897.
Empruntant les concepts aristotéliciens, nous pouvons soumettre l’hypothèse que
cette forme exclusive qu’est l’économie de marché, issue de la pensée libérale et
néolibérale est de nature chrématistique et qu’elle ne peut se développer qu’à l’intérieur
d’une société qui doit l’être tout autant. Comme nous l’avons souligné précédemment, la
895 É. PINEAULT. « Ce que décroître veut dire », Relations, no 765, juin 2013, p. 23. 896 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 162. 897 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 151
323
logique de la chrématistique justifie le retrait des individus de toutes tâches sociales et
politiques. En ce sens, elle est potentiellement destructrice des cultures, de la diversité des
communautés et de la multiplicité des points de vue existentiels, conditions pourtant
essentielles aujourd’hui pour résoudre les problèmes devenus planétaires et
multidimensionnels. Si l’idée de Polanyi n’est pas d’abolir le marché, mais de l’intégrer, de
l’encastrer, de l’imbriquer dans toute démarche sociale et culturelle, il est évident que la
société ne sera plus définie comme une société de marché, mais comme une société
politiquement souveraine de personnes concrètes et culturalisées devant répondre et
résoudre des problèmes réels et complexes propres à notre temps avec des mécanismes de
coordination comme l’est, entre autres, la notion de marché.
Il nous semble urgent de penser et d’entreprendre le passage et le mouvement d’une
chrématistique globalisée comprise comme une économie de marché soutenue par une
société de marché vers une oikonomia renouvelée soutenue par une république à caractère
coopératif et associatif. L’homo cooperatus en est philosophiquement le répondant et les
valeurs fondamentales du coopératisme servent de cadre normatif pour l’intégration des
personnes et leur action. Cette forme de socialisation « […] suppose l’intériorisation de
normes, de valeurs, de coutumes, d’un ordre symbolique, donc de diverses catégories qui
structurent la pensée et l’action, à travers lesquelles le monde trouve un sens et les
individualités la construisent »898. C’est sur la base de ces propositions qui visent à explorer
des pistes de solutions raisonnables que nous abordons une réflexion mettant en relief la
dichotomie qui existe encore aujourd’hui entre la chrématistique et l’oikonomia.
4.2.1 Chrématistique à réquisitionner
L’histoire de la philosophie liée à la coopérative nous a permis de dégager une
constance anthropologique et éthique importante : les coopératives sont des associations de
personnes qui, par leur action concrète, reconstruisent la sphère économique en la
socialisant et la maintenant intégrée à toutes les autres dimensions humaines. En ce sens, la
pensée gidienne permet de poser la capacité transformatrice de la coopérative, qui ne tente
898 Ibid., p. 148-149.
324
pas simplement à s’adapter au marché et d’en être subordonnée comme le souhaitait
Walras, mais à le réguler par sa constitution démocratique, politique et associative, c’est-à-
dire citoyenne.
Nous pouvons avancer l’idée que l’intégration et l’enchâssement économiques dans
toutes les sphères des activités humaines, au premier chef dans les activités sociales et
politiques, se réalisent dans la coopérative parce qu’elles impliquent l’homo cooperatus.
Dans les faits, l’être humain a aussi l’occasion de se réapproprier démocratiquement les
espaces décisionnels citoyens et les capacités nécessaires de décider des orientations à venir
pour les personnes qui y adhèrent librement et volontairement, c’est-à-dire souverainement.
L’effet régulateur de la coopérative sur les marchés limite les brisures sociales
causées par la phase contemporaine de la globalisation néolibérale parce qu’elle engage
avant tout des personnes et non des capitaux. La coopérative, dans sa logique démocratique
interne, cherche avant tout la maximisation des bénéfices humains dans l’usage et la
réponse aux besoins. La possibilité de donner accès à une propriété collective fait de ses
sociétaires des usufruitiers d’un bien ancré dans une réalité concrète au territoire délimité.
Cette territorialité les oblige au respect des capacités humaines qui s’y trouvent, tout en se
donnant la possibilité d’en développer d’autres de façon originale. Cet aspect très réel
qu’est le territoire les astreint également à considérer la capacité des écosystèmes à
répondre à leurs besoins et à ceux de la communauté aujourd’hui et demain. Comme nous
l’avons abondamment souligné au chapitre précédent, cette possibilité est due à sa structure
paradigmatique originale. C’est ce que rappelle Saucier, déjà cité dans cette thèse :
Elles portent en leur sein une conception de l’être humain et de vie sociale en
nette contradiction avec les préceptes néolibéraux. Cette opposition n’est pas
innocente. L’idéal coopératif peut accompagner et soutenir des projets de
sociétés où prévalent des notions de respect à l’égard de nos congénères et de la
nature, mais ne peut cautionner l’instrumentalisation et l’exploitation à outrance
de la condition humaine et du vivant899.
899 L.-J. SAUCIER. « Le mouvement coopératif comme rempart au néolibéralisme […] », p. 615.
325
Si au 19e siècle la naissance du coopératisme correspondait à la logique polanyienne
d’une réaction à la libération de l’économie face aux autres sphères humaines, nous
croyons aujourd’hui que le coopératisme, de par son paradigme, s’inscrit dans un
contexte nettement plus pénétrant que la proposition de contre-mouvement fournie par
Polanyi. La logique du contre-mouvement s’inscrit dans une société dont le libéralisme
est le cœur. Celle-ci réagit en tentant de se protéger d’une philosophie économique
chrématistique qui continue de « dé-encastrer » délibérément cette dimension par une
marchandisation du monde, de l’homme et des écosystèmes. Le contre-mouvement est un
mouvement d’autoprotection et d’autodéfense devant un système déséquilibré. Les
conséquences sont maintenant connues : toute anonymisation, atomisation et
« mercantilisation » provoque
[l]a perte de la responsabilité (au sein des appareils techno-bureaucratiques
compartimentés et hyperspécialisés) et la perte de solidarité (due à
l’atomisation des individus et à l’obsession de l’argent) mènent à la dégradation
morale et psychosociale, puisqu’il n’y a pas de sens moral là où il n’y a ni sens
de la responsabilité, ni sens de la solidarité900.
Le paradigme coopératif offre plus qu’un mouvement d’autoprotection sociale. De
par sa structure, il convie à un mouvement de transformation sociale. La réflexion de la
vision transformatrice du paradigme coopératif nous amène à comprendre qu’il s’oppose à
toute forme de chrématistique qui estime que seul le développement économique individuel
et privé alimente les relations sociales, subordonnant les cultures et toute leur symbolique
constitutive d’humanité. La réflexion philosophique du coopératisme nous amène à inverser
la proposition en reconnaissant que les relations économiques sont avant tout des relations
sociales, c’est-à-dire le résultat des conditions et des capacités politiques et culturelles des
populations de se déployer dans le champ économique. Le coopératisme est donc un
paradigme qui, par essence, s’oppose à toute forme de chrématistique et s’inscrit dans la
mouvance d’un mouvement original capable de confronter les enjeux actuels provoqués par
le paradigme économiste dominant.
900 E. MORIN. Éduquer pour l’ère planétaire […], p. 116-117.
326
4.2.2 Nouvelle oikonomia à caractère coopératif
L’analyse qui précède nous conduit, d’entrée de jeu, à considérer que le
coopératisme, comme une oikonomia qui demande aujourd’hui à être renouvelée dans le
contexte d’une mondialisation, n’a fait que la moitié du chemin. Morin écrira que
[l]’occidentalisation du monde a été le résultat de la première mondialisation.
Mais à l’intérieur de ce même déploiement, se trouvent la naissance et
l’expansion de la mondialisation de l’humanisme. Cette mondialisation des
droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de l’équité et de la
valeur universelle de la démocratie, favorise le développement d’une
conscience de plus en plus aigüe qui permet de considérer que la diversité
culturelle n’est pas une réalité opposée à l’unité de l’humanité, mais plutôt la
source de sa richesse et de sa viabilité901.
Le coopératisme s’inscrit nettement dans un tel projet de société contemporain. Il en est
même le porteur depuis plus d’un siècle et demi. De par sa philosophie anthropologique et
son éthique, il devient, à notre sens, une des réalités paradigmatiques dont le monde a
actuellement besoin, tant pour les organisations entrepreneuriales que sociales, parce qu’il
rétablit des équilibres humains fondamentaux brisés. Le coopératisme présente des façons
responsables de promouvoir le déploiement de ce projet éthique dans l’intégration et
l’enchâssement des dimensions économique, sociale, politique, éducative,
environnementale et culturelle des personnes et des populations humaines.
Par conséquent, la république des hommes et des femmes de notre temps ne doit plus
être guidée par un homo œconomicus réducteur, dépossesseur, voire destructeur, mais bien
par l’homo cooperatus qui, par sa vision démocratique, multiplie continuellement les
responsabilités sociales garantes des réussites des personnes et des communautés. Nous
sommes ni plus ni moins devant la possibilité d’un changement de paradigme. Baretto écrit
que,
[à] la rationalité simplificatrice et instrumentale – l’action humaine est
déterminée par la nécessité et a pour but de maximiser l’utilité individuelle –
qui sert de base au courant dominant de la théorie économique, on peut opposer
une rationalité plus complexe, qui suppose des individus réflexifs dont l’action
901 Ibid., p. 119.
327
est également influencée par des motifs normatifs sur lesquels ils peuvent
agir902.
Cette décision de faire du coopératisme une alternative paradigmatique nécessaire pour
notre temps s’inscrit directement dans la méthode de la complexité de Morin, qui affirme
l’importance « […] de ne jamais clore les concepts, de briser les sphères closes, de rétablir
les articulations entre ce qui est disjoint, d'essayer de comprendre la multidimensionnalité,
de penser avec la singularité, avec la localité, avec la temporalité, de ne jamais oublier les
totalités intégratrices »903. Le paradigme coopératif n’est donc coopératif que parce qu’il est
aussi complexe et parce qu’il répond aux exigences de la complexité humaine. En ce sens,
il est un paradigme d’avenir puisqu’il contribue concrètement à la construction de l’identité
culturelle des peuples, qui est faite d'autonomie individuelle et de solidarité collective.
Cette même complexité conduit le coopératisme à considérer l’économie comme une réalité
humaine fondamentale directement imbriquée dans toutes les autres. De ce fait, le
coopératisme socialise l’économie par sa forme de propriété collective. Il ne se limite pas à
devenir l’instrument d’un secteur complémentaire et subordonné à l’univers néolibéral,
comme le souhaitait Gide. Nous pouvons comprendre que le coopératisme est un
paradigme qui s’identifie intrinsèquement à l’oikonomia, qui facilite la mise en œuvre d’un
ouvrage commun et collectif, qui réconcilie les exigences des libertés individuelles et celles
des adhésions volontaires. Il propose ni plus ni moins le coffre à outils pour créer ou
améliorer tout espace public commun qui demeure un lieu de débat fondamental.
Tout aussi conforme, en amont, aux grandes valeurs démocratiques républicaines, le
coopératisme est le paradigme de la prise en charge du destin individuel et collectif dans
l'exercice solidaire d'une responsabilité devenue nécessaire pour une époque où l’humanité
partage de plus en plus un commun destin dans la diversité culturelle. L’oikonomia
aristotélicienne trouve des assises pratiques originales dans le coopératisme qui
permettront, dans la complexité du monde, d’unir dans un vivre ensemble renouvelé les
hommes et les femmes avec toute la force et la noblesse de leur diversité personnelle et
culturelle.
902 T. BARRETO. « Penser l’entreprise coopérative : au-delà du réductionnisme du mainstream », p. 206. 903 E. MORIN. « De la complexité : complexus », p. 296.
328
4.2.3 Oikonomia et démocratie
Karl Polanyi a montré que le paradigme libéral, et à sa suite son pendant plus
extrémiste, le néolibéralisme, relève strictement de la contingence des paradigmes. Rien
n’est attribuable à un ordre naturel ou divin. Il découle plutôt d’une fiction qu’il semble
urgent de questionner et de changer encore aujourd’hui. S’il tente d’asservir l’humain et la
nature, il faut remettre en évidence et en premier plan, dans la structure des priorités
paradigmatiques, celle d’un ordre humain et social réfléchi et responsable, c’est-à-dire un
ordre authentiquement politique et éthique. C’est pourquoi l’oikonomia contemporaine n’a
de valeur que dans un cadre choisi par les hommes et les femmes, un cadre respectant
l’idéal démocratique qui place souverainement la personne et la communauté comme
auteurs et acteurs au centre des choix à faire et des actions à poser. En bref, il ne peut y
avoir d’oikonomia sans registre politique formellement démocratique. Freitag rajoutera :
Et cet ordre politique doit lui-même être universel (c’est-à-dire mondial) dans la
mesure où la volonté commune qui s’y constitue ou institue a pour objet et doit
recevoir pour mandat cette mise sous contrôle de l’opérationnalisation
systémique de l’économie904.
Cela oblige à reconnaître l’importance de « ré-enchâsser » et « ré-encastrer » une économie
pour bâtir une activité humaine intégrée, c’est-à-dire une oikonomia réelle commandée
démocratiquement « […] par une volonté d’amélioration des conditions concrètes de vie et
surtout par un développement humain et culturel qui, par sa nature symbolique, n’implique
aucun accroissement direct de notre emprise écologique sur le monde tel qu’il est »905.
Polanyi a révélé dans son ouvrage déjà cité que l’oikonomia prédominait dans la
plupart des cultures humaines. Une des grandes transformations de l’histoire de l’humanité
réalisée à partir des fondements proposés par le paradigme libéral fut de réussir le « dé-
encastrement » de cette fonction vitale humaine qu’est l’économie pour la cristalliser en un
absolu et guide de toutes les autres disciplines humaines découpées et dépossédées de leur
lien. Ce que nous suggèrent les analyses menées jusqu’ici confirme l’importance, voire la
nécessité d’effectuer aujourd’hui une autre grande transformation paradigmatique. Nous
904 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 350. 905 Idem.
329
savons également que pour être continuellement vitalisée, une communauté humaine doit
favoriser la participation politique et démocratique de ses membres à la construction des
cultures qui, « […] tout en étant particulières et donc contingentes, expriment à travers
leurs ordres symboliques multiples les variations significatives qui ont été données au cours
de l’histoire à l’expérience d’une commune condition humaine »906. Ces cultures, qu’il faut
impérativement mettre en relief, accomplissent les innombrables manières d’être de
l’humanité dont celle-ci semble avoir besoin pour répondre convenablement à ses propres
attentes. La coopération, qui implique une oikonomia intégrée dans une démocratie
participative vivifiée, constitue la voie et la méthode pour faciliter cet accès à la culture du
monde et à son réservoir de solutions afin d’entrevoir un bien-être commun.
L’oikonomia conforme à la structure anthropologique et éthique de la coopérative
permet son ancrage concret au cœur du monde des communautés. Elle constitue
essentiellement un « stabiliteur » et régulateur économique, social et politique majeur
aujourd’hui, en maintenant un accès équitable aux biens et services et promouvant la
diversité et l’inclusion économique, sociale et politique907. Puisqu’une telle oikonomia
centre toute son attention sur les réalités sociales et politiques particulières, elle ne peut pas
obéir à une expansion universelle et illimitée de type chrématistique. Elle est contrainte par
les paramètres existentiels imposés par la communauté elle-même et les orientations
démocratiques qu’elle se donne. L’oikonomia ne peut être pensée que dans un
environnement spécifique et enraciné « […] dans la diversité des formes de vie sociale
établies localement dans leur histoire propre (comme les familles, les villages, les cités, les
États), et les normes qui la [régissent] localement »908.
La plupart des auteurs consultés et cités tout au long de cette thèse terminent
l’argumentaire de leur critique en souhaitant proposer une alternative aux maux
contemporains. Comme Freitag l’écrit :
Comme c’est seulement au cours des derniers siècles, et à travers toutes sortes
de résistances culturelles, mais surtout politiques, que l’économie s’est
906 Ibid., p. 352. 907 M. LAFLEUR et A.-M. MERRIEN. Impact socio-économique des coopératives et des mutuelles. 908 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 382.
330
émancipée de la société et qu’elle tend maintenant à sceller cette émancipation
au niveau mondial dans la « globalisation », il s’agirait principiellement, dans
l’esprit de notre critique, de revenir à un véritable ordre oikonomique, avec tous
les niveaux d’autonomie communautaire et tous les emboîtements concrets
qu’il comporte. Mais il faudrait aussi bien sûr désormais prendre en compte
l’exigence d’un aménagement d’ensemble au niveau mondial, qui irait
principiellement de bas en haut […]909.
Voilà probablement le grand défi d’aujourd’hui : trouver un modèle de représentation qui
permettrait de renouveler, à l’intérieur du cycle de mondialisation auquel nous faisons face,
une oikonomia intégrée et articulée par la participation d’un univers social compris comme
une démocratie à caractère républicain. Donnons un nom à cette oikonomia nécessaire pour
notre temps : elle est celle apportée par la structure paradigmatique qu’offre le
coopératisme, c’est-à-dire ce cadre normatif et méthodologique décrit dans le troisième
chapitre qui, selon Freitag, propose
[…] de nombreuses manières d’améliorer la vie, de l’enrichir, d’y réaliser plus
de bien-être et d’harmonie, et aussi de tranquillité, d’y favoriser
l’approfondissement de l’expérience existentielle et les arts de vivre, tout cela
en respectant l’interdépendance des individus et des collectivités, ainsi que leur
commune dépendance à l’égard du monde910.
4.2.4 Projet éducatif à réaliser encore
Il importe maintenant de reconsidérer certaines mises en garde formulées par Thomas
Kuhn au deuxième chapitre de notre travail. Le grand questionnement que posent la notion
de paradigme et les possibles changements qu’il provoque dans l’histoire des sciences et
des sociétés nous invite également à rappeler certains aspects pertinents évoqués plus haut.
Puisque qu’il existe, selon Kuhn, une correspondance importante entre le pouvoir
dans la société globale et l’orientation des sciences qui servent les intérêts des groupes au
pouvoir, il est permis de soumettre l’hypothèse que, pour l’instant, le paradigme
économiste continue de servir les intérêts des groupes au pouvoir à l’intérieur d’une
structure sociale qui valorise l’économie de marché libéral et le capital911. Malgré le fait
909 Ibid., p. 382-383. (C’est l’auteur qui souligne). 910 Ibid., p. 384. 911 M. DE VROEY. « Une explication sociologique de la prédominance du paradigme […] », p. 1697.
331
que Polanyi et plusieurs autres aient montré le drame humain que cause cette grande
transformation paradigmatique au 19e siècle, la « science normale » continue son influence,
tant au niveau du pouvoir social et psychosocial que de l’enseignement. Comme nous
l’avons soulevé et comme nous le rappelle Morin, cette voie est dorénavant sans issue912.
Il n’en demeure pas moins que les défenseurs du discours dominant, qui contribue à
influencer les modes de pensée cherchent les solutions aux problématiques actuelles à
l’intérieur de leur propre univers paradigmatique.
La croissance économique reste un impératif pour les élites politiques et
économiques qui ne pensent qu’à ajouter des rails au-devant du train fou du
capitalisme, feignant d’ignorer sa destination finale et ne comprenant pas qu’il
faille changer non seulement de véhicule, mais de direction913.
Les élites se limitent, par conséquent, au champ d’application de leur propre sphère
d’activité et aux solutions qu’ils entendent apporter pour régler les problèmes qui se
présentent à eux. Puisque les « décideurs » se situent dans une sphère d’activité
désencastrée et « dé-solidarisée » des autres dimensions humaines, ils se donnent ainsi
l’autorité nécessaire pour « imposer » une série de réponses exclusivement fournies à partir
de leur propre représentation du monde et les référents philosophiques qui la constituent.
Kuhn a bien montré l’importance de distinguer une énigme d’une anomalie dans un
problème. Une énigme est une réponse parfaitement cohérente et acceptable qui se situe
dans les registres normaux d’un paradigme dominant. Elle est une solution conforme à un
cadre paradigmatique supérieur qui se sert de la résolution d’énigmes pour justifier la
pertinence de sa présence et de sa dominance. Une anomalie est un problème persistant qui
naît de l’insuffisance d’un paradigme dominant à y répondre de façon satisfaisante. Une
anomalie se présente généralement comme une difficulté devenue insurmontable à
l'intérieur d’une tradition de recherche dominante. L’anomalie vient remettre en question
l’argumentaire conventionnel et habituel de la science normale, c’est-à-dire dominante.
L’anomalie constitue un prélude à des crises tant scientifiques que sociales et politiques,
c’est-à-dire à de possibles révolutions qu’engendre le passage d’un paradigme à un autre.
912 E. MORIN. La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Pluriel, 2012. 913 C. CARON. « Cap sur la décroissance », p. 12.
332
C’est ici que la pensée philosophique comprise comme une maïeutique s’active
globalement d’une façon toute particulière, nous avertit Kuhn, puisque d’autres fondements
anthropologiques et éthiques doivent être envisagés dans le but de répondre aux anomalies
qui se dressent et qui exigent des clarifications. En bref, des questions de sens surgissent et
doivent être réfléchies afin de sortir des ambiguïtés que suscitent de nouvelles situations
humaines devenues problématiques et « anormales ». Kuhn a montré que les tenants d’une
représentation dominante du monde confondent souvent anomalie et énigme. Cette
confusion, voire cette obstination à rester campé sur des paramètres jugés complets sont des
vecteurs qui provoquent des crises, dont le paradigme dominant est parfois lui-même la
source et l’auteur. La solution aux anomalies qui le dépasse, dira Kuhn, se trouve désormais
ailleurs, c’est-à-dire dans une représentation différente du monde et de l’homme. Les
éléments pour un changement de paradigme s’installent.
Dans son analyse, Kuhn accorde une grande importance aux faits sociologiques des
communautés de recherche qui manifestent souvent des résistances fortes au changement
en temps de crise. La ténacité des partisans du paradigme dominant à garder leur cadre de
référence intact ne doit pas être sous-estimée, malgré le fait qu’il conduise à des paralysies
politiques et économiques, voire à la destruction des formes sociales vitales et des
ressources environnementales qui soutiennent leurs actions. Ainsi, un paradigme ne se
développe pas et ne se maintient pas uniquement et exclusivement sur la base de son
argumentaire, quoiqu’il demeure fondamental. Un aspect sociologique déterminant lui
permet la structuration suffisante pour le préserver et l’encourager.
Cela nous conduit à un sujet connexe soulevé par Kuhn, l’éducation. Puisque « [l]es
transformations paradigmatiques doivent se traduire, entre autres, par des transformations
de l’organisation éducative »914, il nous semble important de réfléchir, dans le contexte
actuel de remise en question du modèle dominant, sur cette activité humaine fondamentale
que nous avons développée ici et là au fil de notre thèse. Nous avons évoqué dans le
premier chapitre le travail de fond réalisé par les grandes instances économiques mondiales
914 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 257.
333
pour un enseignement fondé sur cette représentation du monde. Suivant la logique
kuhnienne, De Vroey affirme qu’
[u]n premier facteur est le conservatisme de la profession. Il découle à la fois de
l’attitude des économistes à l’égard de leur science et de la structure du contrôle
social à l’intérieur de la profession, préservant le paradigme néo-classique et
encourageant son développement. Dans sa forme actuelle, hautement élaborée,
le paradigme néo-classique correspond à une valeur profondément ancrée chez
l’économiste-type, à savoir le désir d’être scientifique915.
De Vroey continue son raisonnement :
Que ce soit au niveau du contenu de l’enseignement, de l’admission dans la
profession, du contenu des recherches et des publications, tous les contrôles
sociaux protègent le paradigme existant. Le candidat économiste est soumis à
un conditionnement prolongé qui, dans la plupart des cas, va mener à adopter
l’ensemble des valeurs de la profession et à s’identifier au paradigme916.
De toute évidence, dans les discours et les recherches effectuées par les économistes et
leurs protagonistes, un phénomène ne doit jamais être abordé : celui d’évoquer, en temps de
crise, la possibilité d’un changement social, c’est-à-dire la transformation réelle d’une
société par une « […] révolution scientifique qui servirait de levier à une révolution
politique »917. Aux dires de Cohen, elle semble importante à réaliser puisque,
[f]ace à ces immenses transformations, Homo economicus est un bien pauvre
prophète. En voulant surmonter les obstacles qui se dressent à la poursuite de
l’enrichissement, et au nom de l’efficacité, il chasse ses propres compétiteurs,
les Homo ethicus, empathicus…, ces autres parts de l’homme qui aspirent à la
coopération, à la réciprocité. Mais en triomphant de ses rivaux, il meurt,
enfermant la nature humaine dans un monde privé idéal et, au final,
inefficace918.
Voilà pourquoi l’éducation, telle que proposée par Kuhn, demeure un élément
essentiel à considérer dans l’actualité de notre réflexion. Reprenons une citation déjà
utilisée au deuxième chapitre où Bertrand et Valois signifiaient avec justesse que le monde
de l’éducation est un lieu privilégié en montrant,
[…] d’une part, que la société définit les fins de ces organisations [éducatives]
et, d’autre part, que celles-ci possèdent la capacité de choisir des fins
différentes de celles qui sont fixées par la société, de choisir conséquemment un
915 M. DE VROEY. « Une explication sociologique de la prédominance du paradigme […] », p. 1695. 916 Ibid., p. 1696. 917 Ibid., p. 1700. 918 D. COHEN. Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, p. 206.
334
type de société opposé au type dominant qui tente de lui imposer une
orientation particulière919.
C’est ce qui fera dire à Charles Gide au début du 20e siècle qu’il existait une différence
marquée entre l’éducation ancienne, comprise comme libérale, et l’éducation nouvelle
interprétée comme coopérative : « Si l’on me demandait de résumer en un mot la différence
entre l’école nouvelle et l’école ancienne, je dirais ceci : dans l’étude des phénomènes
économiques, l’école ancienne s’attachait à ce qui demeure, tandis que l’école nouvelle
s’attache à ce qui change »920. Nous pourrions rajouter que c’est l’école qui transforme au
sens educere du terme. Et pour cause, puisque la situation actuelle nous convie à saisir en
parallèle l’importance de
[…] former des gens capables de repenser les finalités de la vie et d’inventer les
institutions susceptibles de les réaliser, ce qui est éminemment une tâche
philosophique et politique, et pas d’abord technique, fonctionnelle et
adaptative921.
Le questionnement soulevé jusqu’à maintenant dans ce chapitre touche les affaires
citoyennes. L’éducation doit donc se placer directement au cœur de la démocratie et de la
souveraineté des peuples parce qu’elle enrichit les nombreuses formes culturelles qui, à
travers la diversité des personnes et des communautés, expriment continuellement l’unité
symbolique des destinées humaines. Or, écrit Claude Béland, « […] il ne peut y avoir ni
démocratie ni citoyenneté sans éducation. L’éducation à la citoyenneté, c’est l’oxygène de
la démocratie. La démocratie ne peut réellement vivre son plein potentiel sans la présence
et la participation des citoyens démocrates »922. Puisque la démocratie de type républicaine
est un système qui se nourrit d’antagonismes qu’elle tente continuellement de réguler,
l’éducation doit permettre les qualités citoyennes, rappellera Thomas De Koninck, dans la
mesure où l’éducation
[…] éveille au monde et à autrui, dénoue l'esprit, le guérit de l'obsession et de la
folie qui font voir une chose constamment sous le même angle, fortifie le
919 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 20. 920 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 157. (C’est l’auteur qui souligne). 921 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 281. 922 C. BÉLAND. Plaidoyer pour une économie solidaire, p. 123.
335
jugement qui est la seule puissance qui fasse de l'humain un être véritablement
libre; aussi faut-il donner au peuple tout entier accès à cette culture923.
Cette posture éducative doit permettre aux personnes et aux communautés de se retrouver,
de se reconnaître, de s’exprimer et de se projeter. Elle doit être le point de départ pour
apprendre à faire personnellement œuvre commune dans l’incertitude de l’avenir, tant local
que mondial, afin de « […] renforcer les conditions qui rendront possible l’émergence
d’une société-monde composée de citoyens protagonistes, engagés de façon consciente et
critique dans la construction d’une civilisation planétaire »924.
L’éducation ne doit pas simplement favoriser l’educare, cette activité toujours
nécessaire de réception et de transmission de connaissances et de valeurs. Elle doit aussi
mettre en branle un processus démocratique associé à toute forme d’educere, c’est-à-dire
celle qui oblige à considérer l’intégration de ces mêmes connaissances et cadres normatifs
dans une logique de délibération, d’interrogation, d’analyse critique, de discussion, de
débat et d’appropriation, en bref, une maïeutique nécessaire pour notre temps, seul chemin
qui facilite la recherche de valeurs communes vers un bien-être collectif. C’est à l’intérieur
de cette dynamique socratique de coopération éducative que se rétablissent les liens sociaux
et la cohérence sociale. C’est un apprentissage de tous les instants qui se concrétise par
l’institution éducative à caractère démocratique et citoyenne dont le « ré-enchâssement »
des disciplines humaines se réalise dans toutes sa complexité. Plusieurs auteurs préoccupés
par la situation actuelle souhaitent, par l’éducation, « […] sortir de l’état de désarticulation
et de fragmentation du savoir contemporain ainsi que d’une pensée sociale et politique dont
les approches simplificatrices ont produit l’effet qu’on connaît trop bien, et dont l’humanité
pâtit »925.
Un changement de paradigme éducatif doit conduire à une réforme de la pensée et au
passage d’une épistémologie qui impose de connaître par réduction et séparation à un
paradigme qui propose une connaissance par « reliance » et intégration. Edgar Morin pose
923 T. DE KONINCK, Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, p. 146. 924 E. MORIN. Éduquer pour l’ère planétaire […], p. 132. 925 Ibid., p. 49.
336
une réflexion intéressante à ce sujet qui traverse la plupart de ses œuvres. Il en fait un
résumé :
La réforme de l’esprit dépend de la réforme de l’éducation, mais celle-ci
dépend aussi d’une réforme de pensée : ce sont deux réformes maîtresses, en
boucle récursive, l’une productrice/produit de la réforme de l’autre,
indispensables à une réforme de la pensée politique qui commandera à son tour
les réformes sociales, économiques, etc., mais la réforme de l’éducation dépend
aussi de la réforme politique et des réformes de la société, lesquelles découlent
de la restauration de l’esprit de responsabilités et de solidarité, à son tour
produit de la réforme de l’esprit, de l’éthique de la vie926.
Selon Morin, toutes les crises humaines actuelles sont directement reliées aux crises
cognitives, à notre mode de connaissance qu’il qualifie de sous-développé parce qu’inapte à
contextualiser et à intégrer des savoirs qui donnent sens à la personne et à la communauté.
Ce mode de connaissance dans sa division technique est source d’ignorance profonde sur la
globalité du fait humain et contribue à l’aveuglement culturel. « Si on n’y prend garde, ce
processus nous privera davantage de notre capacité de penser autrement – et donc de
transformer – la vie, le travail, la nature, le bien commun et le lien vital qui nous unit aux
écosystèmes »927. C’est ce que dénonce De Koninck dans son ouvrage La nouvelle
ignorance et le problème de la culture928. La réforme de la pensée, en contexte éducatif,
exige donc aussi « […] une pensée de reliance qui puisse relier les connaissances entre
elles, relier les parties au tout, le tout aux parties, et qui puisse concevoir la relation du
global au local, celle du local au global. Nos modes de pensées doivent intégrer un va-et-
vient constant entre ces niveaux »929.
Une des grandes difficultés de notre temps soulevée en bonne partie par l’étude de
Polanyi demeure celle d’encastrer entre elles les réalités humaines et naturelles. Morin
rajoute que cette difficulté est aussi épistémologique et éducative puisque les personnes
peinent toujours à penser l’enchâssement, la « reliance », les liaisons, les interactions et
l’unité dans le multiple. Il est de mise de continuer à séparer ce qui doit être
fondamentalement lié parce que nous le pensons ainsi, prétend Morin. La pensée doit être
926 E. MORIN. La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, p. 498-499. 927 C. CARON. « Cap sur la décroissance », p. 12. 928 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture. 929 E. MORIN. La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, p. 240.
337
apte aujourd’hui à relever le défi du réel et du concret de la vie dans toute sa complexité,
ses antagonistes et ses incertitudes. Elle doit être source de solidarité, qui est cette valeur
que nous avons aussi définie précédemment comme étant une de liaison et d’intégration.
C’est ce que devraient permettre l’éducation citoyenne et coopérative. Charles Gide
synthétise cette reconnaissance éducative de la façon suivante :
Et si vous me demandez de définir à mon tour cette nouvelle école, comme je
l’ai fait pour les écoles précédentes, par un seul mot, je dirai – bien qu’il soit
assurément assez difficile de résumer en un mot tant de systèmes divergents, je
dirai qu’elle est l’école de la SOLIDARITÉ930.
Paul Lambert écrira que la tâche éducative en milieu coopératif appartient à l’essence
même de la démocratie participative931, où existent et s’expriment des personnes aux
dimensions multiples continuellement interreliées aux autres et à la nature. Dans la logique
de la complexité de notre monde, la coopérative demeure un instrument efficace qui permet
le rétablissement des liens fondamentaux (économiques, sociaux, environnementaux et
culturels) que le monde actuel dissout continuellement. L’éducation coopérative, pour être
efficace, devra aussi effectuer sa propre réforme de la pensée, c’est-à-dire celle d’une
pensée fondée sur ses postulats paradigmatiques qui révèlent une anthropologie
philosophique particulière et un cadre normatif spécifique qui répond à des finalités et des
projets de sociétés singuliers dont la pierre d’assise est la coopération. Plus que jamais
l’heure est « [à] la pensée critique, à l’agir collectif qui institue la liberté dans l’espace
public, à une nouvelle socialité fondée sur la solidarité »932. Si Polanyi avait raison
d’attester que le paradigme économiste nourrit la planète de fictions, il est d’une nette
nécessité encore aujourd’hui d’en interroger ses assises pour refonder un vivre ensemble
différent qui ne sera pas construit seulement sur des postulats collectifs, mais surtout sur
une fondation paradigmatique capable d’enchâsser et d’imbriquer tant le volet personnel
930 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 169-170. (C’est l’auteur qui surligne).
Gide prétend que l’école de la solidarité, valeur très importante dans son œuvre, est la synthèse de l’école
libérale et de l’école socialiste. Il souligne que : « […] si j’avais à définir l’école socialiste par un mot,
comme l’école classique qui s’intitule fièrement l’école de la LIBERTÉ, je dirais qu’elle est l’école de
l’ÉGALITÉ » (Ibid., p. 168). (C’est l’auteur qui surligne). 931 P. LAMBERT. La doctrine coopérative, p. 251. 932 J.-C. RAVET. « La marche du monde », Relations, no 765, juin 2013, p. 3.
338
que les volets social et culturel. C’est du moins ce que nous avons tenté de soulever par le
biais de ce travail de réflexion.
Cela nous conduit à considérer un dernier point avant de clore ce chapitre, point qui
nous semble important de souligner : la coopérative est de par sa structure, une organisation
humaine qui contribue déjà à une œuvre de civilisation.
4.3 PARTICIPATION COOPÉRATIVE À UNE ŒUVRE CIVILISATIONNELLE
La discussion philosophique que nous avons tenté de mener dans ce chapitre
dévoile que
[…] le problème que nous affrontons révèle clairement sa nature
civilisationnelle puisqu’il s’agit des questions de valeurs, de finalités, de
modèles identitaires et normatifs. C’est donc à ce niveau de la responsabilité
éducative qu’il est devenu urgent de poser la question de savoir quelle
orientation il faut donner au développement général de l’humanité en voie
d’unification933.
Les nombreux éléments évoqués dans ce travail tentant de décrire le monde dans lequel
nous vivons actuellement permettent de soumettre l’hypothèse qu’effectivement,
l’humanité se dirige peu à peu vers un nouveau carrefour où des choix importants et
structurants seront à faire collectivement et, souhaitons-le, démocratiquement. Tout comme
Freitag, il nous semble
[…] impératif de trouver les moyens d’une véritable représentation non
seulement des États, ou des milieux socioéconomiques, ou des organisations
transversales de la « société civile », ou des regroupements régionaux et
continentaux, mais des civilisations, puisqu’elles continuent à former et à
inspirer ce qu’on peut nommer l’« âme de l’humanité », sa dimension
spirituelle, intellectuelle et culturelle934.
La réflexion que nous avons proposée jusqu’à maintenant nous amène à présenter le
coopératisme non seulement comme une doctrine qui alimente le mouvement coopératif
lui-même, mais comme une véritable philosophie contemporaine935 capable d’apporter des
933 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 282. 934 Ibid., p. 388. (C’est l’auteur qui souligne). 935 Nous reprenons ici l’idée de Jean-François Draperi que nous faisons nôtre : « […] une philosophie de
l’économie sociale sera de plus en plus nécessaire dans les années à venir, pour accompagner le renouveau
du mouvement » (J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 146-147). À
339
angles de solutions aux problèmes de la civilisation actuelle, confrontée avec des
perspectives économistes qui atrophient l’idéal démocratique qui tarde à surgir.
L’histoire a montré que l’encastrement économique avait eu raison, dans une certaine
mesure, du politique et du social dans l’Occident moderne. Aujourd’hui, la démocratie de
nos sociétés semble manquer de souffle. C’est justement ce que la civilisation actuelle
nécessite : un souffle nouveau dans le « ré-enchâssement » de l’économie à l’intérieur des
sphères sociales et politiques constitutives de tout lien personnel et communautaire qui lui
serait subordonné.
Nous posons que cette « nouvelle » démocratie ne sera ni libérale ni sociale, mais les
deux à la fois. Les valeurs fondatrices de la liberté et de l’égalité seront encastrées pour
donner et promouvoir une démocratie renouvelée, c’est-à-dire une démocratie coopérative
fondée sur la solidarité. Le coopératisme, selon la vision gidienne, est une philosophie qui
repose sur l’enchâssement des postulats politiques, économiques, sociaux, culturels et
éthiques tant d’un point de vue théorique que pratique. La coopérative est une association
de personnes qui utilisent la coopération comme une méthode qui permet,
démocratiquement et souverainement, de traiter des problèmes qui les concernent dans le
respect et la diversité des points de vue, qui dans leur antinomie, réunit l’humanité.
4.3.1 Une méthode à considérer
L’histoire de la coopérative nous apprend que « […] l’organisation coopérative s’est
révélée au départ sous la forme d’une action vécue, réalisée par des hommes pratiques afin
de résoudre leurs problèmes du jour »936. Inspirés cependant par les utopistes et les idéaux
démocratiques du 18e siècle, la pratique coopérative s’est développée lentement à
l’intérieur d’un monde entrepreneurial de type capitaliste puissant en vue de répondre à des
besoins humains très concrets. Présentés comme un phénomène social marginal et concret,
la coopérative et ses promoteurs sont portés vers l’action, vers la discussion des objectifs et
la suite de cette recherche, nous comprenons maintenant que la philosophie coopérative reste en partie à
construire… 936 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. I. […], p. 9.
340
des aspects fonctionnels. En parallèle à une construction pratique se bâtit peu à peu un
cadre théorique originale. Le lien entre la praxis et la théorie qui se nourrit mutuellement,
lentement et progressivement. Les pratiques coopératives de Rochdale ont ainsi érigées
avec les principes mis en application un cadre théorique et, avec le temps, des obligations
juridiques précisant toujours plus finement les finalités originales de l’institution
coopérative. Pensons entres autres à la liberté d’entrée et de sortie, au vote démocratique et
aux décisions collectives, à la distribution des excédents en fonction du lien d’usage et
l’interdiction de faire profiter les sociétaires des excédents réalisés par la participation de
non-membres. Le mode coopératif demeure une expérience sensiblement pragmatique et
concrète doublée d’une réflexion qui permet de circonscrire l’action elle-même en la
réalisant. Angers rappellera :
Les 28 pionniers de Rochdale n’envisagent apparemment rien d’autre que
d’améliorer leurs misérables conditions de vie et celles des concitoyens qui
voudront se joindre à eux en ouvrant un magasin dont les règles de
fonctionnement seront très concrètement déterminées selon ce qui est devenu
aujourd’hui les principes fondamentaux de l’activité coopérative. Leur vision
n’a rien d’idéologique. Elle correspond tout simplement aux conclusions
logiques qu’impose le fait qu’ils veulent mutuellement se procurer ensemble les
produits de l’existence au meilleur coût937.
Les pratiques coopératives initiales ont ainsi mis en branle une façon de faire
conforme à des principes et des valeurs que la théorie a systématisée par la suite dans un
mouvement de va-et-vient entre la pratique et l’idéal porté par l’intuition raisonnable et le
sens profond de l’humain perçu dès le début par les fondateurs. Ainsi, comme le mentionne
Draperi, dans l’univers de la coopération, depuis ses débuts c’est la praxis qui « […] oriente
le cadre théorique de référence. Si les théorisations se font bien entendu avec le soutien de
chercheurs, ce sont les acteurs qui définissent et orientent le mouvement »938. La
coopération constitue ni plus ni moins une réalité dont le projet idéalisé nourrit la
réalisation concrète et la réalisation, le projet. La coopération s’inscrit par conséquent dans
un acte évolutif et une méthode particulière conforme à un processus de formation par la
937 Ibid., p. 70. 938 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 23.
341
recherche-action. « Elle articule une pensée de l’action et une action pensée, qui
entretiennent entre elles une relation originale »939.
Le déploiement des coopératives passe forcément par le développement d’une pensée
sur les coopératives. Le modèle de recherche-action permet de traiter de la pensée et de
l’expérience coopérative de manière originale, selon La Manufacture coopérative :
Depuis Charles Gide, de nombreux auteurs s’y ont attelés, s’appuyant sur la
réflexivité dont font preuve les coopérateurs, c’est-à-dire leur capacité à
réfléchir sur eux-mêmes, à analyser leurs pratiques, et finalement à produire des
représentations sociales à travers leur expérience de la recherche-action. Cette
dynamique de recherche-action, qui s’ancre dans la réalité des vécus et de
l’agir, vise à nourrir les acteurs tout en reposant sur leur propre capacité à
produire des représentations du réel. Intégrer les apports de cette tradition de
recherche coopérative à un champ plus large de l’économie politique est un
enjeu tant scientifique que politique, en renforçant le potentiel transformateur
de la coopération940.
Il appert qu’une méthodologie typiquement coopérative devrait voir le jour afin de
favoriser une dynamique de recherche en contexte interdisciplinaire. Ce modèle de
recherche permettrait de comprendre que deux angles de travail en coopération peuvent
soutenir la recherche coopérative de manière complémentaire. D’une part, l’instauration
d’une démarche méthodologique de type coopératif pourrait rassembler des chercheurs de
plusieurs disciplines et des praticiens coopératifs. D’autre part, les études et les recherches
de type coopératif d’orientation interdisciplinaire permettraient de reconnaître les vertus du
travail et de la recherche en coopération d’autant plus que les chercheurs eux-mêmes
postulent que la recherche sur les coopératives doit aussi se faire de façon coopérative. Ce
lien privilégié entre la recherche et la pratique facilitera à long terme les retombées des
travaux menés pour les partenaires du mouvement coopératif. On peut penser, par exemple,
à la co-construction d’ateliers d’éducation et de formation élaborés, vulgarisés et présentés
selon leurs besoins.
939 Ibid., p. 57. 940 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 52-53.
342
Cette double fonction de la recherche en coopération engage les chercheurs et les
praticiens dans une expérimentation éducative fondée sur la recherche-action de type
coopératif qui articule, complémente et harmonise les logiques théoriques et les logiques
d’action trop souvent séparées941. Cette relation montre toute la pertinence, voire la
nécessité des recherches interdisciplinaires (stratégie, éducation, gestion de personnes,
philosophie, lois, etc.) pour les milieux de pratique coopérative car elle permet de répondre
à des problématiques concrètes du « terrain ». L’interdisciplinarité constitue un enjeu
essentiel du point de vue de la connaissance de la réalité et d’un point de vue du citoyen qui
doit lui-même « […] disposer d’un ensemble solide de connaissances pour exercer
effectivement ses droits politiques. […] l’enjeu est de comprendre le monde, certes, mais de
le comprendre pour le transformer »942. Laval et Tassi affirment qu’il y a
[…] un moment de synthèse indispensable au regard des spécialisations et des
fragmentations des disciplines. Cette recomposition de l’ensemble est
nécessaire aussi bien pour l’activité économique que pour la décision politique.
Elle fait même partie de la définition de la démocratie comme exercice d’une
souveraineté, laquelle implique un point de vue global classiquement déterminé
comme intérêt général943.
L’interdisciplinarité et la recherche-action facilitent une coproduction de
connaissances qui éclairent la pratique coopérative, qui ouvrent à de nouvelles recherches
et favorisent le développement continu et durable du coopératisme par l’éducation. Cette
posture méthodologique permet d’aller au-delà des sujets d’actualité et de générer de
nouvelles réflexions dans le milieu scientifique. Depuis les tout débuts du coopératisme, on
assiste à une expérimentation quotidienne de l’utopie tout autant qu’à un questionnement
permanent et technique des plus communs concernant la vie de l’entreprise. Il n’existe pas
deux mondes séparés entre le volet plus philosophique de la coopération et celui de son
applicabilité entrepreneuriale, entre l’aspect associatif et l’aspect entreprise, entre les
941 Voir entre autres :
H. DESROCHE. Entreprendre d’apprendre : de l’autobiographie raisonnée aux projets d’une recherche-
action, Paris, Éditions ouvrières, 1990; H. DESROCHE, Apprentissage 2 : éducation permanente et
créativités solidaires : lettres ouvertes sur une utopie d’université hors les murs, Paris, Éditions ouvrières,
1978; J.-F. DRAPERIE. Comprendre l’économie sociale. […]. 942 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous […], p. 63. 943 Ibid., p. 69.
343
principes et la praxis, entre les pratiques de gestion et les motifs idéologiques, entre la
justification de l’action coopérative et l’action elle-même.
Au contraire, la coopération projette très loin la stratégie, dans le monde de
l’utopie, et s’enfonce très profondément dans l’opérationnel. C’est l’aller-retour
permanent dans une recherche-action, par les mêmes personnes, entre l’utopie
et le prosaïque qui fonde la méthode privilégiée de construction de la
coopération. Dans ce processus dialectique, il n’y a pas de grandes ni de petites
décisions : toute question est susceptible d’être mise en perspective944.
La méthode coopérative réunit tant des représentants des communautés coopératives
touchées par une problématique spécifique que des scientifiques dans un processus
commun de recherche-action. C’est ainsi que le processus de recherche mobilise tant des
connaissances scientifiques que des observations qui viennent du milieu de manière à
élaborer des stratégies de pratique qui permettent autant la création conjointe de
connaissances que leur transfert vers le terrain. La méthode coopérative se définit comme la
réalisation de recherches qui s’effectuent avec et pour les sociétaires des coopératives.
Cette approche s’oppose à une approche libérale et individuelle de la prise de pouvoir et
questionne la perspective d’un pouvoir uniquement dirigé vers des rapports de domination.
Dans cette optique, les partenaires coopératifs ne sont pas des objets de recherche,
mais des acteurs incontournables associés tout autant à la dynamique de la problématisation
et de la mise en œuvre de moyens novateurs de gestion et de gouvernance. Ce type de
méthode intensifie la prise en charge par les personnes elles-mêmes en vue de la résolution
de problèmes à l’aide des recherches en cours et à venir. La Manufacture coopérative
précise que
[p]lus qu’une « manière de faire », il s’agit d’une posture épistémologique qui
ne distingue pas le chercheur de l’acteur, le théoricien du praticien. Car c’est
bien de cette manière que nous concevons l’art de coopérer, en refusant de
s’enfermer dans des rôles ou des expertises, mais en pensant et agissant en
« citoyen économique »945.
944 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 133. 945 Ibid., p. 18.
344
Aujourd’hui, d’après Laval et Tassi, la formation citoyenne doit « […] se rapprocher d’un
travail intellectuel collectif organisé selon un mode démocratique et collégial »946. Cela
exige de reconnaître que l’action et le jugement critique s’insèrent dans une réflexion
permanente d’inventions de nouvelles avenues de discussions, de débats et d’espace
d’action, car « […] les citoyens veulent non seulement comprendre “comment ça marche”
mais aussi pourquoi “ça ne marche pas bien” et surtout “comment faire pour changer les
choses en mieux”. Cette volonté de comprendre et d’agir constitue un préalable au plein
exercice de la démocratie »947.
Ainsi, le savoir, qu’il s’agisse de savoir issu du volet technique et scientifique ou du
volet fondamental et philosophique, doit pouvoir avoir du sens par rapport à la pratique car
il s’y enracine. Cette reconnaissance mutuelle des divers types de savoir, qu’il s’agisse de
connaissances scientifiques ou de connaissances pratiques, permet de construire en même
temps un savoir plus enraciné par rapport aux problèmes de la pratique et par rapport aux
connaissances plus décontextualisées. La mise en œuvre de cette méthode de recherche
réalisée par des acteurs qui sont aussi des chercheurs et des praticiens, définit en grande
partie l’éducation coopérative puisque « [c]onstruire et faire vivre le contrat de coopération
s’apprend »948.
C’est dans ce mouvement de complémentarité mutuelle et permanente de la recherche
et de l’action, de la théorie et de la pratique qu’émerge l’importance de l’acte éducatif
coopératif, faisant de la dimension éducative mutuelle un élément central et original de
cette méthode. Cette originalité « […] consiste dans la production d’un “savoir engagé”
soumis aux normes de la rigueur intellectuelle et au souci de l’émancipation
démocratique »949. En mettant en cohérence la théorie et la pratique dans un mouvement
éducatif singulier, cette posture de recherche dévoile des liens épistémologiques nouveaux
946 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous […], p. 118. 947 Ibid., p. 107-108. 948 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 86. 949 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous […], p. 111.
345
à la compréhension et à la pratique de la coopération, liens qui consistent « […] à montrer
comment peut se concrétiser l’idéal de la solidarité »950.
Cette méthode qui sert à « […] produire des représentations pour agir »951 permet aux
chercheurs de s’extraire d’un modèle traditionnel de recherche décontextualisé et aux
coopérateurs partenaires de participer à l’élaboration d’un savoir contextualisé. Comme le
rapportent Laval et Tassi,
[i]l n’est plus question d’apporter un «savoir» et une «conscience» au peuple,
sur le modèle du savant venant expliquer à ce peuple qui doit savoir. Il s’agit
plutôt de développer la capacité réflexive des acteurs sociaux, ce qui suppose à
la fois la constitution de dispositifs et une politique imaginative de publication
permettant l’exercice collectif de cette pensée critique952.
Cette méthode propose des formes alternatives à la stricte transmission pour ouvrir aussi à
l’édification de connaissances « démocratisées ». Ainsi, la méthode de la recherche-action
coopérative mène vers une prise de parole où un sujet actif et conscient transforme son
expérience en connaissance et ses connaissances en expérience. En ce sens, elle est
foncièrement éducative et revêt des perspectives éthiques fondamentales.
Comme le mettait en relief Paul Prévost en 1992, la coopération n’est pas seulement
un mouvement d’entreprise, mais c’est aussi un mouvement de personnes associées et
socialisées, ce qui implique nécessairement et continuellement un important mouvement de
pensée. Plus spécifiquement, Draperi qualifie ce mouvement de « mouvement social qui
articule un mouvement de pensée et un mouvement d’entreprise »953. L’enjeu se situe dans
la reconnaissance tant par les praticiens que par les théoriciens et chercheurs que la
coopération constitue une pensée originale et que la complémentarité entre les deux types
d’acteurs fait émerger une activité réflexive dont la portée est méthodologique,
épistémologique et éducative. Selon La Manufacture coopérative, « [l]e travail en
coopérative offre donc la possibilité d’expérimenter des formes de formation diversifiées.
950 Ibid., p. 114. 951 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 53. 952 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous […], p. 119. 953 J.-F. DRAPERIE. Comprendre l’économie sociale […], p. 68.
346
Elle donne ainsi accès aux coopérateur-es à de nouveaux savoirs et à de nouvelles
compétences »954.
La recherche sur les coopératives devrait ainsi se nourrir idéalement d’un double lien
d’expérience de co-opération et de complémentarité entre chercheurs eux-mêmes tout
comme entre les chercheurs multidisciplinaires et le milieu pratique des coopératives.
Depuis les tout débuts, le projet coopératif réclame la reconnaissance et le maintien d’une
certaine tension, d’un certain équilibre entre l’idéal et la pratique afin de construire un
mouvement social, économique et culturel concret, fidèle à sa nature afin de prévenir
certaines difficultés organisationnelles que nous avons évoquées plus haut. Nous rejoignons
ici les propos de Lacroix à l’effet qu’
[…] il faut en fait constamment revenir à la dimension éthique de nos choix
pour penser l’économie. Et cette dimension se caractérise essentiellement par la
prise en compte de valeurs et de normes, y compris les normes économiques,
pour concevoir nos actions. Elle est en amont de la norme économique955.
Cette méthode est foncièrement éthique puisqu’elle fait appel à l’intersubjectivité
humaine concrète. Il est exact d’affirmer avec Lacroix que l’approche coopérative se
déploie à la frontière du politique, du social et de l’économique, dans la mesure où la
coopérative peut réellement, dans sa pratique, intégrer les diverses dimensions séparées par
l’économisme956. Outre le fait de se manifester à la limite des diverses fonctions humaines,
le coopératisme, dans sa pratique, provoque, de par sa structure, un réel « ré-
encastrement ». S’il se révèle à la frontière des activités humaines, nous croyons qu’il
s’invite directement au cœur du processus démocratique, qui place la personne incarnée et
centrée dans un projet de construction sociale pour notre temps. Cette imbrication,
favorisée par une anthropologie coopérative et son cadre normatif démocratique, solidaire
et équitable, redonne au politique la possibilité de redéfinir un sens commun et un lien
symbolique primordial qui soutient la construction identitaire de toute communauté de
personnes.
954 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 71. 955 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 154. 956 Ibid., p. 166-167.
347
4.3.2 Une synthèse à envisager
Face à la logique des grands systèmes du 19e siècle, cette réflexion sur le paradigme
coopératif nous a fait osciller entre deux grands courants de pensée, entre la coopérative
comme antithèse au système dominant et la coopérative comme synthèse du libéralisme et
du socialisme. Reprenons quelques idées avancées dans notre analyse.
Rappelons d’abord l’idée que la formule coopérative était et demeure un moyen pour
les personnes affectées par le système capitaliste de prendre une partie du contrôle de
l’activité économique. Dès la naissance du capitalisme moderne se manifesta comme
contre-mouvement la coopération, qui s’employa à reconstituer lentement une structure
sociale et économique ouverte à la libre participation de tous. Une des prémisses
fondamentales de la coopérative c’est la perspective que chaque sociétaire puisse accomplir
lui-même quelque chose pour lui-même. L’individualité est fondamentale. Ainsi, les
personnes deviennent sociétaires de leur coopérative parce qu’elles le souhaitent librement
et le désirent en vue de répondre à leurs besoins et aspirations. L’action coopérative ne
supprime pas l’individu, puisqu’elle règle, soutient et développe l’effort personnel par une
action collective concertée, débattue et décidée dans un contexte de co-construction. Dans
ce cadre, l’influence de la philosophie libérale reste présente et déterminante.
Le motif profond de la coopération exige un mobile d’individualité et de
personnalisation qui devient associationiste afin de répondre collectivement à des
nécessités de production et de distribution de biens et services. En ce sens, le coopératisme
se fonde sur une philosophie de la liberté, à l’opposé de celle proposée par le socialisme. La
coopération exige de chaque sociétaire une prise de conscience de la nécessité de la
solidarité humaine et une participation personnelle à l’organisation de cette solidarité
concrète dans des formes appropriées d’association. Par la coopérative, l’individualité est
mise à profit par la possibilité d’exercer un certain contrôle sur les orientations collectives
et les décisions de l’entreprise ainsi que sur les répartitions des produits de la coopérative.
Prévaut ainsi une « […] volonté en chaque individu de ne rien abandonner de son
pouvoir de contrôle sur la production au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour
348
l’association devenue obligatoire, d’où la coopération »957. L’adhésion à une coopérative
est donc une affaire personnelle. Chaque sociétaire n’intervient aux assemblées qu’à titre
individuel et son vote est entièrement attribué à sa seule personne. En conséquence, chaque
sociétaire est considéré pour lui-même en fonction de ses besoins. C’est d’ailleurs ce qui
fait sa force. Quand les pionniers de Rochdale fondèrent la première coopérative de
consommation, leur choix d’entreprise était avant tout économique. Ils n’adhérèrent
cependant pas à la philosophie strictement individualiste selon laquelle tout développement
économique doit passer par l’initiative et la stricte institutionnalisation du capital. Ils firent
davantage référence à la représentation qui tient compte « […] de la dimension sociale, qui
postule des choix individuels pour une action collective en vue de maximiser les
satisfactions du plus grand nombre, ou éventuellement de tous »958.
Le capitalisme, auquel les circonstances historiques l’associent au libéralisme
économique, marque, au nom de la liberté, le triomphe de l’individualisme mercantiliste. Il
s’appuie également sur l’idée fondatrice d’une économie libre de cadre directeur, sauf les
jeux d’une concurrence entre différents agents individuels de la vie économique qui, axée
sur l’échange et la spécialisation, assure les modalités pour le maximum de production.
Angers qualifiera cette période comme étant celle de « […] l’anarchie érigée en règle de
gouvernement [dans laquelle] les économistes classiques font la démonstration que cette
anarchie même tend vers la plus parfaite “harmonie” […] »959. Considérée comme une
fiction, Polanyi a montré que cette vision du développement avait fait figure de condition
nécessaire au progrès et à la prospérité économique pour les entrepreneurs et investisseurs.
La science économique se charge de montrer que la libre concurrence des entreprises sur
les marchés établit automatiquement des limites et des équilibres conformes aux exigences
de la satisfaction maximum des besoins individuels960.
De son côté, le coopératisme accentue davantage son message sur une individualité
circonscrite par les besoins et les aspirations humains et organisée de façon associative et
957 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II, p. 26. 958 Ibid., p. 115. (C’est l’auteur qui souligne). 959 Ibid., p. 391. 960 Ibid., p. 15.
349
participative pour y répondre. Si le développement du système capitaliste, par la force
idéologique du libéralisme, constitue l’affaire d’entrepreneurs et d’investisseurs désireux de
réaliser le meilleur profit, c’est en tant que propriétaires-usagers – comme consommateurs,
travailleurs et/ou producteurs actifs – que la coopérative tente de restaurer un type
d’économie en équilibrant les positions strictes de l’individualisme et les exigences de la
solidarité. Elle questionne ainsi les notions de propriété et de pouvoir, distinction classique
qui demeure très importante et qui essaie d’intégrer des éléments qui sont d’habitude
radicalement différents, voire opposés.
Les sociétés de personnes sont des associations dans lesquelles les personnes
sont l’élément significatif du contrat d’association qui intervient entre elles en
vue, dans l’ordre économique, de poursuivre une activité productive; les
sociétaires de capitaux, au contraire, quoique nécessairement composées de
personnes, sont centrées sur les capitaux qui en sont l’élément-clé961.
Les deux réactions historiques à la phase capitaliste de l’évolution économique ont
été le coopératisme et le socialisme qui se sont présentés comme deux formes
d’organisations économiques distinctes qui cherchent à restaurer le principe communautaire
comme base du développement économique. Le socialisme et le coopératisme sont des
remises en cause du système dominant, donc globalement des antithèses au libéralisme
économique ayant cependant chacune leurs propres caractéristiques. Elles ont mis en
lumière qu’un fait social articulé est un élément de productivité qui ne se réduit pas
uniquement à la logique individualiste.
Sous l’influence du socialisme du 19e siècle, de qui elle empruntera une partie de son
argumentaire social, l’initiative coopérative se donne les moyens de construire un type
d’économie adapté aux exigences d’une société de progrès scientifique et technique sans
renoncer aux principes de la liberté et de l’égalité. Inspiré par Marx et Engels, mais
indépendamment du concept de la lutte des classes, le coopératisme entend réformer
patiemment les mentalités en proposant une représentation de l’homme différente du
socialisme. Elle cherche à mettre en place un système résultant de la libre initiative dont
961 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. I, p. 51
350
l’existence n’a de sens qu’en fonction des personnes qui la composent et qui acceptent
volontairement d’y participer ou de s’y retirer.
Le socialisme quant à lui, se basant sur la notion de lutte des classes, souhaite
l’appropriation politique du pouvoir par les ouvriers et l’expropriation des capitalistes
individualistes au profit de la collectivité du prolétariat. Le coopératisme appelle les
personnes, comme consommateurs, travailleurs ou producteurs à organiser et à constituer
une entreprise à propriété collective pour le contrôle des instances économiques. En
définitive, conclura Angers, « […] les deux réformes socialiste et coopérative visent, en
effet, chacune par ses moyens propres, à redonner le pouvoir, la direction de l’économie, au
peuple associé, faute de pouvoir retrouver l’individualisme originel »962. Le socialisme
propose une solution socialisée et socialisante à caractère politique global pour toute la
société. Le coopératisme conserve le raisonnable de l’individualisation en permettant des
formules d’association et de participation démocratique. L’un cherche à socialiser les
moyens de productions, l’autre à le démocratiser.
Une des grandes caractéristiques qui se dégagent du coopératisme, contrairement au
socialisme et même au capitalisme, c’est cette possibilité concrète et réelle de se développer
comme organisation entrepreneuriale à partir de la base, c’est-à-dire par l’adhésion
volontaire et populaire des personnes qui se constituent en communauté de recherche et en
communauté d’affaires. La logique ne vient pas d’en « haut », sous l’égide d’un type
d’autorité qui commande ou impose de par le pouvoir politique centralisé, comme le
proposait le socialisme ou celui du pouvoir économique par la concentration du capital des
libéraux. Afin de répondre à des besoins et des aspirations, la coopérative tente de
mutualiser le travail, la consommation, la production et l’épargne, permettant à des
sociétaires de disposer des capitaux suffisants pour faire face aux exigences du progrès et
des marchés, sans crainte de dépossession et sans violence.
Cette réalité, attribuée essentiellement à la prise en charge des personnes à la base du
processus coopératif, s’exprime dans une autre grande distinction entre le socialisme, le
962 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II, p.394.
351
libéralisme et le coopératisme, celle de la conception que chacun des systèmes se fait de la
liberté et de l’égalité et de la façon de l’actualiser dans un cadre politique et économique. Si
la compréhension de la valeur de la liberté distancie le socialisme du coopératisme, ainsi en
est-il d’une distinction conceptuelle et pratique marquée de la valeur de l’égalité avec le
libéralisme. Le socialisme critique la libre initiative et remet en cause les principes de
liberté incarnés par la Révolution française. Le libéralisme, pour sa part, en fait le pivot
central de tout son système économique négligeant l’égalité. C’est ce qui fera dire à Draperi
que la coopérative est un instrument civilisationnel privilégié qui, à elle seule, « […]
parvient à relier le mode d’action politique fondé sur les valeurs de la République – liberté,
égalité, fraternité – et le mode d’action économique »963. Ces valeurs, dira-t-il encore au
sujet du coopératisme, « […] constituent ensemble, et seulement ensemble, les conditions
de [son] émancipation »964.
Ainsi, le coopératisme privilégie la libre initiative des personnes, leur reconnaissant
en même temps l’égalité en dignité et en droit, et met en relief la nécessité de procéder par
association démocratique afin de maîtriser l’économie et de lui conférer le statut de moyen
devant répondre à des finalités humaines de toutes sortes. Dans un régime libéral, la
puissance du capital permet à l’entrepreneur d’organiser et de contrôler le processus
économique. Le rôle du consommateur, dans un tel contexte, se limite à l’exercice d’un
véto d’acheter ou de ne pas acheter. Quant au socialisme, il construit son système sur le
pouvoir d’un État prolétaire et d’un mécanisme de coordination qui tentent de planifier et
de diriger les orientations économiques. La coopération reposant essentiellement sur le
mode de l’usage et sur l’adhésion libre de ses sociétaires planifie aussi des projets de
développement en fonction des besoins réels et des circonstances économiques qui la
touchent. Des personnes s’activent démocratiquement à y répondre par le biais d’une
entreprise collective privée.
Cette particularité ouvre ainsi la propriété coopérative à l’ensemble de la collectivité,
prévenant ainsi les prétentions plus individualistes qui, dans un cadre capitaliste, sont
963 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 253. 964 Ibid., p. 17.
352
principalement contrôlées par une quantité d’actions restreintes émises par des actionnaires
et des administrateurs de sociétés.
Sous ce jour, la coopérative appartient clairement à l’ensemble de la collectivité
et non vraiment à chaque sociétaire pris individuellement dans son droit de
propriétaire. L’appropriation coopérative, plus complexe dans la perspective de
nos traditions juridiques que soit la propriété publique, soit la propriété privée,
constitue donc vraiment une forme collective d’appropriation, mais non
collectiviste, c’est-à-dire intégralement respectueuse de la liberté de chacun d’y
participer ou non965.
La coopérative cherche ainsi à créer un cadre économico-social différent où la liberté des
sociétaires est garantie, sans pour autant avoir à se subordonner à des États et où les
sociétaires consommateurs, travailleurs ou producteurs sont eux-mêmes les agents du
développement économique et les propriétaires des moyens de production.
Ces quelques réflexions, qui résument des positions développées tout au long de cette
thèse, permettent de comprendre la posture philosophique qu’occupe le système coopératif
et de saisir l’influence des deux grandes idéologies occidentales qui furent déterminantes
pour son propre développement et sa propre compréhension. Cependant, l’essentiel, c’est
de concevoir que le modèle coopératif doit être étudié comme un système en soi ayant ses
propres représentations et une pratique spécifique. Il semble assez clair que les coopératives
sont des vecteurs de transformations sociales originales qui synthétisent des aspects
déterminants du libéralisme, terreau de sa naissance, et du socialisme de qui il a emprunté
certaines de ses bases philosophiques importantes permettant à l’homme de comprendre,
entre autres, que lorsqu’il travaille pour la communauté et le bien commun, il travaille aussi
pour lui. Cela conduit à la reconnaissance d’une activité coopérative originale et ambitieuse
qui porte en elle les germes d’une société de type démocratique ralliant de façon inédite et
méthodique le politique et l’économique, l’associatif et l’entrepreneuriat, l’individualité et
le collectif, la pratique et la théorie, la liberté et l’égalité, la formation et l’éducation, le
développement local et l’international. La formule tente, dans un élan vital, concret et
965 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II, p.27.
353
équilibré, de répondre consciemment et collectivement aux problématiques réelles qui
frappent les sociétés selon les époques et les communautés humaines966.
Cette forme de démocratisation de la production et de la consommation des services
et des biens, qui exige une constante prise en charge des sociétaires, suppose l’éducation et
l’exercice d’une citoyenneté. Ces actions ne peuvent résulter que d’une démarche et de
décisions participatives et démocratiques. Ainsi, la question de la propriété des moyens de
production et de l’exercice du pouvoir reste un sujet d’une grande actualité puisqu’au
niveau mondial, « […] cent quarante-sept multinationales possèdent ainsi 40 % de la valeur
économique et financière de l’ensemble des multinationales mondiales, et au sein de ce
groupe il y a cinquante “grands détenteurs” de capital, dont des banques et des assureurs
français. Les principaux clients de ces institutions sont donc, mécaniquement, les maîtres
du monde »967.
Voilà pourquoi, il nous semble, le coopératisme peut être utile aujourd’hui. Il nous
permet de penser, à la suite de cette recherche, que de la coopérative émerge un paradigme
particulier qui, malgré une certaine marginalité, renferme une philosophie construite à
partir des valeurs et des principes très similaires à ceux qui ont permis de construire les
sociétés démocratiques dans lesquelles nous évoluons. Le paradigme coopératif, toujours
en évolution et se précisant dans un mouvement de va-et-vient continuel entre la pratique et
la théorie, aura pour tâche de guider l’approche plus pragmatique de la coopérative dans sa
gouvernance et ses outils de gestion. Nous souhaitons, à la suite de Gide et de plusieurs
autres, que cette réflexion permette aux coopérateurs et aux sociétaires de coopératives de
découvrir qu’ils ont entre les mains un instrument entrepreneurial original de
transformation personnelle et sociale et un outil pour construire plus humainement la
civilisation dans laquelle nous évoluons. Ils ont entre les mains la vraie richesse d’une
nation, c’est-à-dire eux-mêmes avec autrui!
966 Voir, entre autres, les nombreuses études présentées lors des deux derniers Sommets internationaux sur les
coopératives qui ont eu lieu à Québec en octobre 2012 et 2014 : https://www.sommetinter.coop/fr/
bibliotheque-virtuelle/etudes. 967 P. COURS-SALIES et P. ZARKA. Karl Marx et Friedrich Engels […], p. 69-70.
355
CONCLUSION
Nous avons abordé tout au long de cette thèse une problématique sociale que nous
jugeons très importante et l’avons traitée à partir de trois éléments. Dans un premier temps,
nous avons posé le problème maintes fois relevé par bon nombre d’auteurs qui stipulent
que les crises et les problèmes sociaux, politiques, économiques, culturels et
environnementaux que vit notre époque de façon intensive sont en grande partie dus à la
vision du monde qui, en amont, la fonde. Nous nous référons ici au paradigme économiste
que nous avons analysé au premier chapitre. Cette prise de conscience du cadre social, à la
base du fonctionnement du libéralisme économique et du nouveau libéralisme actuel,
conduit les chercheurs à revisiter, de façon critique, les postulats anthropologiques et
éthiques qui fondent les pratiques d’une telle société. L’homo œconomicus constitue le
paramètre singulier à partir duquel les actions humaines et sociales se conçoivent et se
justifient. De cette perspective paradigmatique contingente et historique s’est développée
une pensée dominante qui influence la marche des grandes organisations sociales et
politiques en Occident, et ce, au point de vivre maintenant davantage dans des
environnements profondément économistes plutôt que sociétaux, voire civilisationnels. Le
paradigme économiste actuel est présent malgré le fait que nous découvrons peu à peu les
problèmes humains et naturels qu’une telle conception du monde provoque concrètement.
Une première caractéristique de ce modèle est la grande capacité de réduire la
globalité des activités humaines en en valorisant une seule de façon excessive,
subordonnant toutes les autres à l’économie. « Dé-encastrant » l’économie du politique et
du social, le paradigme régnant affecte par le fait même l’économie et déstabilise
l’équilibre nécessaire au maintien d’une capacité sociale de se gouverner politiquement et
souverainement. Abstraire et extraire l’économie de son milieu d’application concrète vide
le social et l’ampute d’une de ses dimensions essentielles, l’oikonomia, pour en faire une
chrématistique qui dénature les rapports éthiques et politiques des hommes entre eux et des
hommes et la nature. L’économisme constitue, en ce sens, un paradigme d’une grande
simplification qui réduit et atrophie, dans le concret, l’économie elle-même dans sa
possibilité réelle d’être un instrument qui construit les communautés humaines. Cette
356
réduction de l’économie en un principe régulateur active un processus dont les
conséquences peuvent être dramatiques pour l’humanité et le milieu dans lequel elle évolue
puisqu’il brise les capacités multiformes et multiculturelles des hommes et des femmes à
répondre à leurs besoins.
Pour l’heure, les tenants de la pensée dominante et la culture qu’elle provoque
s’autorisent à manier les désirs et les attentes par la fiction soulevée par Polanyi qu’est
l’économie de marché autorégulée et autorégulatrice qui continue à exercer son influence
sur les consciences et les orientations sociales. Cette situation complexe impose un
discernement. La présente crise, tant économique, financière, sociale, politique
qu’écologique, devenue globale de par son ampleur multidimensionnelle et ses
conséquences autant locales que planétaires, place l’humanité devant une impasse qu’il est
pressant de comprendre et de résoudre.
De la société civile actuelle monte une dénonciation de plus en plus claire de
l’emprise de la culture économiste sur les sociétés et l’influence profonde de ce modèle sur
l’humanité elle-même et la nature. Une révision paradigmatique semble nécessaire en vue
de changement. C’est le deuxième élément que nous avons soulevé dans notre
problématique. Comme nous l’avons vu avec Thomas Kuhn, la réflexion sur les
changements de paradigme se doit d’être aussi philosophique puisqu’elle retourne aux
fondements mêmes de l’action qu’elle questionne. Toute pratique humaine repose sur des
jugements qui portent sur des visions anthropologiques, des valeurs et des finalités que se
donne une communauté de personnes à un moment de son histoire.
Beaucoup d’auteurs cités dans cette thèse prétendent, avec raison, que la société
actuelle doit fonder son action sur des postulats autres que ceux du néolibéralismel,
provocateur de crises répétitives de plus en plus sévères pour l’humanité et la nature. Cela
amène à revoir les cadres théoriques existants et à en proposer de nouveaux en vue de
changer de paradigme. Certains penseurs proposent d’autres avenues, d’autres sentiers pour
tenter de reconstruire les communautés et les sociétés. Ainsi, une question se fait
pressante : quel paradigme peut contenir en lui-même des propriétés suffisamment
convaincantes et pertinentes ayant la possibilité d’apporter des solutions aux crises et aux
357
problèmes actuels? Puisqu’un changement de paradigme interpelle, certaines personnes
soulignent que le coopératisme pourrait être un paradigme intéressant et pertinent qui
réalise une forme de compromis particulier et original entre les perspectives philosophiques
défendues par le libéralisme économique et le socialisme scientifique.
Cela nous a amené à considérer le fait que la coopérative est une organisation qui
comporte des dimensions entrepreneuriales socialisantes, qui est présente dans le paysage
économique des nations. Nous avons également mentionné ses incidences et performances
socioéconomiques dans plusieurs secteurs d’activités. Malgré tout, la structure coopérative
demeure globalement méconnue du public et de bon nombre de sociétaires qui n’y voient là
qu’une forme d’entreprise efficace, mais relativement marginale, ayant tout au plus des
valeurs et des principes différents de la grande entreprise. On la soupçonne, la plupart du
temps, d’être subordonnée à la logique des organisations économiques dominantes. C’est le
troisième élément que notre problématique a mis en relief.
Le constat de notre analyse indique qu’il est souvent difficile dans la pratique de
gestion coopérative actuelle de faire valoir son identité propre. Cette ambiguïté dans la
pratique creuse un clivage avec l’idéal coopératif au point où les sociétaires eux-mêmes,
compris comme le cœur de l’organisation, en deviennent de simples clients. En bref, nous
pouvons reconnaître théoriquement des éléments distinctifs importants par rapport à
l’entreprise privée, mais la pratique coopérative s’articule mal avec l’idéal que défend le
coopératisme qui reste nébuleux, voire ignoré, d’une majorité de sociétaires et de
gestionnaires. Faute d’une reconnaissance plus fondée, la pratique coopérative se confond
avec celle des entreprises concurrentes. Cependant, les crises des dernières années, surtout
celle de 2008, et la reconnaissance en 2012 par l’ONU de l’Année internationale des
coopératives ravivent la réflexion sur ce mouvement.
Cette mise en contexte de notre problématique nous a conduit à poser une question
qui a servi de support à notre investigation philosophique : de la coopérative, reconnue
comme une forme d’entreprise encore aujourd’hui marginalisée et méconnue globalement,
peut-il se dégager un paradigme original indicateur d’une alternative dont notre
contemporanéité a besoin? Dit autrement, est-il possible d’affirmer que de cette
358
organisation émane un paradigme porteur d’une philosophie anthropologique particulière et
d’une éthique spécifique capable de répondre aux enjeux de l’organisation coopérative elle-
même et à ceux de la société actuelle dominée par le néolibéralisme? Cela nous a conduit à
émettre l’hypothèse que de la coopérative et du coopératisme pourrait émerger un
paradigme capable de confronter aujourd’hui le paradigme économiste, considéré de plus
en plus comme décontextualisé, voire incompatible avec le développement humain et
social.
Pour poser la pertinence de ce modèle, nous avons entrepris au deuxième chapitre la
clarification de référents conceptuels nous permettant de mieux comprendre ce qu’est un
paradigme. Nous avons analysé le concept à la lumière des propositions de Thomas Kuhn
et compris que la notion de paradigme est un instrument particulièrement efficace pour lire
la réalité. De cette analyse, nous avons proposé une grille de lecture permettant de
circonscrire trois volets qui aident à mieux comprendre les spécificités essentielles qui
composent un paradigme et à faciliter son évaluation. Trois éléments caractérisent notre
grille : 1) tout paradigme propose une définition anthropologique particulière directement
reliée avec un rapport à la société et à la nature : toute conception anthropologique définit
un lien avec le social et le milieu (volet anthropologique et social); 2) en conformité avec
une définition particulière de l’être humain, se précise et s’agence un ensemble restreint de
valeurs et de principes spécifiques qui guide les décisions et les actions tant personnelles
que collectives (volet politique et éthique); 3) tout paradigme, dans sa pratique, propose ou
impose une série de finalités existentielles auxquelles une communauté humaine doit se
soumettre : les finalités ont pour but de donner une direction et un sens à l’ensemble des
actions posées (volet téléologique).
C’est à partir de cette grille de lecture que nous avons analysé les fondements
philosophiques du paradigme coopératif. Ce fut l’objet de notre troisième chapitre. Notre
recherche a permis de découvrir qu’une révision, une actualisation et un approfondissement
de la matrice coopérative dans ses fondements philosophiques entraînent deux
considérations complémentaires. La première, c’est que le paradigme coopératif permet de
découvrir un univers anthropologique et éthique vivifiant et original pour la pratique
coopérative entrepreneuriale la situant dans un cadre social non subordonné au paradigme
359
dominant. L’analyse du paradigme coopératif montre qu’en aval, dans sa pratique, la
coopérative participe déjà et pourra participer davantage à la construction d’un projet de
société fort différent du modèle actuel. Tout en étant incluse dans un univers libéral et ultra
libéral, la coopérative s’en détache et annonce une façon de faire différente.
La deuxième considération est que le paradigme coopératif, comme matrice
disciplinaire renfermant une philosophie singulière, demeure une possibilité centrale à
l’émergence d’un autre paradigme. Voilà une nouveauté que cette réflexion aura suscitée.
Non seulement le paradigme coopératif demeure un élément d’impulsion pour la
coopérative elle-même, mais il l’est tout autant pour la société en général et devrait l’être.
Cette prétention que notre réflexion soulève cherche à promouvoir et à actualiser dans la
pratique les fondements philosophiques de la coopérative afin d’aider à répondre aux
enjeux des changements de paradigme et de déloger l’homo œconomicus et le déséquilibre
causé par sa chrématistique inhérente pour le remplacer par l’homo cooperatus, fidèle à
l’oikomonia et conforme aux grandes tendances de la philosophie de la complexité
partiellement abordée dans cette thèse. Si l’effet de l’homo œconomicus imprègne et
domine toutes les dimensions humaines, il nous semble juste d’affirmer qu’un changement
vers l’homo cooperatus constituerait une réforme de la pensée et une réforme de la culture.
Allergique à toute forme de domination et de réductionnisme objectivant, le coopératisme
se braque, sans violence, contre l’excessif du libéralisme et du socialisme. Entre les deux, il
tente tranquillement de se définir pour contribuer concrètement à la construction d’un genre
d’humanité plus inclusif, plus responsable, plus pacifique et plus juste.
Le paradigme coopératif est, en ce sens, constructeur d’humanité plaçant la personne
au centre d’une œuvre à faire en commun, et ce, de façon éthique et souveraine. L’homo
cooperatus, baigné des valeurs qui le caractérisent, est capable de répondre aux attentes
d’intégration disciplinaire de la société actuelle et s’inscrit dans la logique de l’avenir d’un
point de vue épistémologique respectant les paramètres de base de la pensée complexe.
C’est ce que la discussion que nous avons élaborée au quatrième chapitre cherchait à
montrer.
360
La coopérative est l’instrument qui, fondamentalement, soumet l’économie à la
volonté souveraine et politique de ses sociétaires. Par le fait même, elle rétablit l’économie
dans les sphères humaines et la libère d’une chrématistique envahissante qui, par définition,
déshumanise. Par la coopérative, l’économie se libère de l’économisme et cette libération
rétablit la liberté même de l’homme dans la reconnaissance des égalités fondamentales. La
coopérative est celle qui, face à la chrématistique ambiante, propose de redonner à
l’économie toutes ses lettres de noblesse. L’expérience coopérative constitue l’organisation
qui facilite et permet l’oikonomia, une discipline tout aussi nécessaire que le politique et le
social, qui servent mutuellement au développement soutenable et intégral des personnes.
Mais ce développement ne peut se réaliser que dans la mesure où les personnes prennent
part concrètement aux enjeux complexes du monde dans un esprit de solidarité.
Philosophiquement différent, le coopératisme offre les avantages d’intégrer les
diverses facettes des dimensions humaines et de maintenir encastrées toutes les sphères de
ses activités, plaçant l’homo cooperatus au centre du projet. Il semble que ce soit une des
grandes conditions auxquelles les nouveaux paradigmes devront répondre : celle d’être
intégrateur de dimensions humaines; celle de solidariser les diverses sphères qui englobent
l’activité humaine. Voilà peut-être la grande transformation dont notre époque a tant
besoin.
L’homo cooperatus représente ces femmes et ces hommes, créateurs de richesse par
leurs activités concrètes en lien avec le travail, la production et la consommation qui, dans
une structure démocratique, participent économiquement, socialement, politiquement et
culturellement à la construction d’une culture qui soutient l’apprentissage d’une prise en
charge des destinées personnelles et collectives. Cette dynamique de responsabilisation se
manifeste par des instances précises où chaque sociétaire est invité à prendre la parole,
questionner, influencer, délibérer et voter pour des orientations collectives précises. C’est la
vigueur des sociétaires qui s’exprime prioritairement et non exclusivement la puissance du
capital financier. C’est la logique démocratique « un membre, un vote » qui prime sur la
logique financière « une action, un vote ». La force coopérative réside donc chez ses
sociétaires qui ne sont pas des actionnaires à la recherche d’une maximisation de leur
richesse personnelle, mais des maîtres d’œuvre, copropriétaires et usagers d’une
361
organisation collective concrète qui cherche à répondre à des besoins et des aspirations et
qui redistribue, par la réciprocité, la richesse commune créée selon l’apport équitable de
chacun. La coopérative, cette association de personnes, se rend souveraine de l’économie
par sa structure à caractère social et politique. Elle ne donne pas seulement la possibilité de
« ré-encastrer » l’économie dans les autres sphères humaines, tel que le promeuvent
Polanyi et ses successeurs; elle empêche, au point de départ, toute forme de « dé-
encastrement » de l’économie.
La coopérative est une organisation souveraine intégratrice dont l’homo cooperatus
est l’acteur principal et l’auteur des orientations économiques qu’il planifie et décide
collectivement de mettre en marche pour faire œuvre commune. Les perspectives qu’offrent
la coopérative et le coopératisme, positionnant la personne humaine et sa communauté au
cœur même d’un projet de société transformateur par la coopération, démontrent
philosophiquement que la pensée unique imposée culturellement ne tient pas la route et que
le paradigme coopératif est porteur d’une humanité différente.
Institué depuis plus de 200 ans, le coopératisme a exercé une fonction méconnue,
mais indéniable au sein du monde de l’économie sociale, locale et internationale. La
chrématistique des marchés institutionnalisés actuels accepte de reconnaître un tiers secteur
qu’on appelle communément l’économie sociale. Cette appellation illustre le clivage entre
une chrématistique qui n’est pas sociale et une oikonomia intégrée. Le coopératisme
montre, à la suite de Polanyi, que l’économie sociale est un pléonasme. L’économie au sens
de l’oikonomia ne peut être que sociale et politique, rajoutons-nous, puisque par les valeurs
est reliée l’action du politique au mode d’action économique.
Le point d’ancrage fondamental d’un tel modèle contemporain d’une oikonomia
renouvelée se rattache à la perspective philosophique qui affirme que la personne elle-
même est définie, dans un contexte démocratique, toujours comme une fin en soi, jamais
simplement comme un moyen, d’où l’idée de la dignité comme valeur intrinsèque d’une
personne raisonnable. Cet idéal transformateur s’enracine dans la logique qui prétend que
l’être humain n’a pas à recevoir passivement des autres (divinités, monarchies, oligarchies,
etc.) les lois politiques et morales. Il a à les déterminer lui-même par la raison et les
362
possibilités démocratiques que peuvent potentiellement offrir les sociétés nouvelles. C’est
aussi une question d’aspirations et de sens. Ainsi, le paradigme coopératif personnalise un
projet économique collectif déterminé, délimité et circonscrit par son processus politique
démocratique comme axe déterminant de toute l’organisation.
Inspiré de la philosophie républicaine des Modernes, des utopistes associationnistes
et de la pensée personnaliste de Mounier, le paradigme coopératif rappelle à la personne le
devoir de prendre sa vie en main, d’être l’auteur de son destin individuel et collectif à la
fois. Une telle représentation du monde, avec ses valeurs et ses finalités existentielles
propres, constitue de toute évidence la voie à emprunter pour neutraliser l’homo
œconomicus porteur de divisions et de simplifications fictives. Notre recherche nous amène
cependant à conclure qu’un travail important reste encore à faire : entres autres, celui de
préciser, de creuser et de développer cette philosophie coopérative qu’une majorité
d’auteurs consultés jugent aujourd’hui particulièrement manquante, du moins insuffisante
malgré sa pertinence. Nous partageons cet avis et considérons que la philosophie
coopérative n’est à peine qu’introduite dans les champs de recherche multidisciplinaires de
la coopération. À notre sens, un travail essentiel doit orienter les recherches fondamentales
pour construire une philosophie coopérative qui, en aval, aura une incidence directe sur la
pratique de gestion des coopératives et sur les pratiques citoyennes en général. En lien avec
la pratique, la philosophie coopérative doit se préciser, se raffiner et amplifier son
envergure théorique afin de construire un argumentaire plus solide et plus actualisé qui
aidera les coopérateurs à justifier des actions qui impliquent directement les choix
d’organisation. Cette thèse a la prétention d’y apporter une certaine contribution. Nous
jugeons urgente cette tâche de la recherche permettant le développement d’une
méthodologie et d’une philosophie coopérative. Rappelons que c’est dans ce va-et-vient
continuel entre l’idéal et la pratique que se dévoile toute l’importance de l’éducation
comme educare et comme educere.
C’est la raison pour laquelle certains auteurs n’hésitent pas à affirmer que la
coopérative est une école de formation humaine, un lieu d’apprentissage de la démocratie,
une association de copropriétaires conscientisés aux problèmes éthiques et
environnementaux de notre temps auxquels il faut faire face. Ainsi, la recherche et
363
l’éducation ne se présentent pas seulement comme des conditions préalables à l’action
coopérative elle-même pour s’adapter aux exigences économiques d’un paradigme
dominant, mais comme ses conditions essentiellement constituantes et permanentes pour le
transformer de l’intérieur selon son cadre de référence philosophique propre. Il ne fait
aucun doute que la recherche et l’éducation coopérative vont bien au-delà des besoins liés à
la formation technique des gestionnaires, des employés et des dirigeants, formation sans
doute nécessaire et qui permet à une organisation de bien s’adapter selon les régimes
économiques et sociaux où elle se déploie. Cela constitue un élément essentiel qui, de pair
avec le développement d’une réflexion philosophique structurée et structurante du
paradigme coopératif, s’articule à l’intérieur de recherches fondamentales et
multidisciplinaires. Penser l’éducation coopérative, c’est aussi comprendre qu’il faut au
préalable conscientiser et transformer « socratiquement » la personne et les milieux tout en
les formant techniquement.
S’il est actuellement important d’en appeler à plus de responsabilités politiques et
éthiques pour notre temps, à un engagement plus éclairé et à une éducation citoyenne
capable de créer un débat public suffisant pour que les personnes participent collectivement
à des actions fortes de sens et de changement, l’apprentissage coopératif qui se juxtapose à
l’apprentissage des rudiments de la citoyenneté devient donc un outil pédagogique de
premier ordre. L’apprentissage coopératif et complexe et l’apprentissage à la citoyenneté,
qui partagent les mêmes registres éducatifs de base, sont des leviers importants pour nos
sociétés qui ont à parfaire leur propre processus démocratique et politique. Des études
ultérieures devraient relever la pertinence et les liens qui unissent ces deux angles éducatifs
que sont la citoyenneté et la coopération. À ce niveau, il nous semble approprié de
souligner qu’au niveau éducatif et pédagogique, des recherches et des innovations
pratiques, tant pour le monde scolaire que pour les organisations coopératives et civiles,
sont à développer en conformité avec une philosophie qui, pour l’instant, tarde à se
déployer.
Ces considérations nous conduisent à affirmer que le paradigme coopératif constitue
une matrice capable de rénover et d’humaniser l’ensemble du système économique et social
actuel par les valeurs qu’il défend et par la propension à définir l’humanité dans un cadre
364
inclusif et participatif qu’est l’homo cooperatus. À l’ombre de cette philosophie qui doit se
développer davantage, nous pouvons penser que la coopérative possède les caractéristiques
intrinsèques dont les bases anthropologiques et le cadre normatif peuvent influer les
milieux économico-sociaux ambiants et annoncer des possibilités autres dont la société,
fortement individualiste et égoïste, est en attente. La face cachée de cet humanisme
méconnu du coopératisme devient ainsi une de ses grandes forces.
Le paradigme coopératif peut, par la coopération des personnes et le développement
du jugement pratique, participer à modifier la situation économique dominante par un
développement plus solidaire et plus équitable pour les meilleurs intérêts de tous,
aujourd’hui et demain, dans le respect des capacités écologiques réelles. Ainsi, le
coopératisme cherche à rétablir et à tisser les liens nécessaires entre les sphères économique
(solidarité et équité), sociale (prise en charge personnelle et collective en toute
responsabilité) et politique (démocratie et égalité). Il est également celui qui noue
formellement le lien entre la personne et la communauté. Il est celui qui finalement propose
une nouveauté politique et démocratique : notre recherche nous permet de soumettre
l’hypothèse que le coopératisme n’est ni un libéralisme ni un socialisme, mais une synthèse
originale réunissant les deux à la fois. Entre le libéralisme et le socialisme se présente
dorénavant le coopératisme comme une voie politique et économique d’avenir qui
actualise, synthétise et harmonise les valeurs fondatrices et civilisatrices de nos sociétés.
Inspiré des éléments constituant son propre paradigme, le coopératisme est aussi un projet
hautement politique encastré dans une oikonomia renouvelée et une res publica
personnalisée.
Nous pouvons compléter notre travail de réflexion en reconnaissant que la
coopérative ne suscite pas seulement la possibilité d’un développement économique
différencié, mais aussi et surtout le développement de la conscience, qui est cette
disposition permanente à mettre en œuvre pour trouver, ensemble et démocratiquement, des
solutions aux problèmes du monde. Ce processus de conscientisation est la traduction du
respect de la personne se préoccupant de l’humanité de chacun par le développement des
qualités personnelles, des facultés d’expression et de critique amenant les hommes et les
femmes vers une meilleure prise en charge collective d’eux-mêmes. Le coopératisme est un
365
« réservoir » d’idées à émettre et à débattre; c’est un potentiel de talents humains à libérer.
Il nous semble une alternative réelle et concrète qui pourrait faire un contrepoids important
aux dogmes économistes individualistes actuels qui régulent implicitement, mais
efficacement les sociétés humaines.
L’histoire, la documentation scientifique et les pratiques coopératives nous amènent à
conclure que le coopératisme constitue un paradigme à part entière, conçu à partir de
fondements philosophiques se référant à une anthropologie riche qui s’enracine dans la
pensée des cultures humaines. Le coopératisme possède sa propre vision humaniste du
monde et du développement. Le mouvement coopératif, bien ancré par la solidarité et
l’équité, doit se présenter au monde comme une organisation économique, sociale et
politique originale qui place la personne et ses propres finalités au centre d’un projet de
société plus humain et plus durable, réconciliant les forces vives d’humanité.
Ainsi, avec le paradigme coopératif, nous découvrons en définitive une matrice
philosophique dévoilant la puissance de l’homo cooperatus qui s’exprime concrètement à
travers une oikonomia qui doit être renouvelée pour notre temps, c’est-à-dire une économie
encastrée dans les dimensions et les besoins de l’humanité d’aujourd’hui, dont les
perspectives territoriales concrètes se situent maintenant entre le local et le planétaire. Si la
coopération fut pendant de nombreuses années une activité marginale et méconnue, nous
considérons que d’elle devraient jaillir les paramètres philosophiques et expérientiels dont
les sociétés humaines ont actuellement besoin afin d’apporter une lumière concluante sur
nos problématiques contemporaines, comme le montrent des études inédites sur le
coopératisme depuis la crise de 2008. Cette tâche d’une coopération entre les hommes et
avec la nature nous oblige impérativement à y voir toute la pertinence et la possibilité de la
réaliser maintenant. Comme hier, l’expérience de plusieurs coopératives reconnaissant
l’importance pratique d’une réflexion qui les fonde en indique déjà concrètement le
chemin. Laissons-nous inspirer par ces actions d’humanité; ce n’est fondamentalement
qu’une question de sens!
367
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ÉPILOGUE
Ainsi, le message de ce livre ne s’adresse pas seulement à l’économiste, bien
qu’il lui parle avec force; ni seulement à l’historien, bien qu’il lui communique
un sens profond de ce que signifie la société; ni seulement à celui qui s’occupe
de science politique, bien qu’il puisse l’aider à reformuler d’anciennes
questions et à apprécier d’anciennes doctrines : il s’adresse à tout homme
intelligent qui souhaite dépasser son niveau actuel d’éducation sociale, à tout
homme qui souhaite connaître la société dans laquelle il vit, la crise qu’elle a
traversée et les crises qui nous attendent désormais. Il peut y apercevoir de
nouvelles échappées sur une foi plus profonde. Ici, il peut apprendre à regarder
au-delà des autres possibilités, bien insuffisantes, qui lui sont d’habitude
proposées : le jusque-là et pas plus loin que le libéralisme, le tout ou rien du
collectivisme, la négation pure et simple de l’individualisme, car elles tendent
toutes à faire d’un système économique ou d’un autre la revendication
primordiale et ce n’est que lorsque nous découvrons la primauté de la société,
l’unité cohérente et inclusive de l’interdépendance des hommes que nous
pouvons espérer dépasser les perplexités et les contradictions de notre
époque968.
968 R. M. MACIVER. « Préface de l’édition américaine (1944) », La grande transformation, aux origines
politiques et économiques de notre temps, sous la direction de Karl Polanyi, Traduction de C. Malamoud,
Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1983, p. 398.