le mythe du réfugié menteur : un mensonge indispensable ?

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Page 1: Le mythe du réfugié menteur : un mensonge indispensable ?

http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/

L’évolution psychiatrique 71 (2006) 505–520

Mensonges ?

☆ Toute réfésonge indispe

* Auteur coAdresse e

0014-3855/$doi:10.1016/j

Le mythe du réfugié menteur :

un mensonge indispensable ? ☆

The social usefulness of the lying refugee

Cécile Rousseaua,*, Patricia Foxenb

a Professeur agrégé, Directrice, Équipe de Psychiatrie transculturelle pour enfants,

rence à cet article donsable ? Evol psychirrespondant.-mail : cecile.roussea

- see front matter ©.evopsy.2006.06.003

Département Psychiatrie, Université McGill,

Hôpital de Montréal pour enfants, 4018, rue Sainte-Catherine Ouest, K-107, Montréal (Québec) H3Z 1P2, Canada

b Vanderbilt University, VU Station B # 356050, 2301 Vanderbilt Place Nashville, TN 37235–7703, États-Unis

Reçu le 27 avril 2006 ; accepté le 27 juin 2006Disponible sur internet le 28 août 2006

Résumé

Dans le cadre d’un tribunal administratif canadien chargé de déterminer à qui l’on doit octroyer lestatut de réfugié, le mensonge est simultanément une stratégie de certains réfugiés face aux barrièresmigratoires croissantes mises en place par les pays plus développés et un instrument de maintien du pou-voir de ces mêmes pays sur leurs frontières, puisqu’il autorise à refouler de nombreux réfugiés sansremettre en question les principes de l’asile et des accords internationaux qui le balisent. L’interprétationde l’histoire du réfugié en termes de conformité et de déviance se structure autour de savoirs experts etd’une expérience qui permettent une objectivation de la vérité et du mensonge, proposant implicitementque cette objectivation soit possible. Dans le cadre de cet article, nous analysons le discours autour de lavérité et du mensonge dans des entrevues réalisées auprès d’anciens commissaires, juges de ce tribunaladministratif. Les résultats suggèrent que l’audience est souvent construite comme un piège qui vise àprouver que le réfugié ment et postule une objectivation de la vérité. Ils révèlent aussi que certainsjuges cherchent au contraire l’authenticité dans la complexité et appréhendent partiellement l’expériencedu réfugié au travers des méandres de son histoire et même des mensonges stratégiques.© 2006 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

it porter mention : Rousseau C, Foxen P. Le mythe du réfugié menteur : un men-atr 2006;71.

[email protected] (C. Rousseau).

2006 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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Abstract

Within the Canadian refugee determination process, the refugee’s “lie” can be seen as means bywhich those seeking protection try to assert some power in the face of the growing barriers that more de-veloped countries have erected against migration. It can also be analyzed, however, as an instrument bywhich these same countries maintain power over their borders, since the notion of the “lying refugee”allows them to turn back large numbers of claimants with a clear conscience, without calling into ques-tion the sacred principles of asylum and refugee protection. The interpretation of the refugee’s story interms of conformity and deviance relies on expert (institutional) knowledge and on an expert experiencethat must appear to be founded on an objectification of truth and falsehood and that therefore assumes,from the outset, that such objectification is possible. This article analyzes the discourses put forth in aseries of interviews with former Immigration and Refugee Board members in Canada with respect tothe notions of truth and lying in refugee hearings. Our results suggest that the hearing is often con-structed as a trap aimed at proving that the refugee is lying and that assumes an objective truth. The in-terviews also show, however, that some board members seek on the contrary to find authenticity withinthe complexity of refugee stories. The latter cast doubt on the possibility of objectively determining whatis true and false and attempt, via the twists and turns of the refugee’s story and “strategic lies”, to under-stand partially what the refugee has lived through and to translate it in terms of a legal decision.© 2006 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Réfugié ; Mensonge ; Politiques migratoires ; Juges ; Traumatisme

Keywords: Refugee; Lie; Migratory Politics; Judges; Trauma

1. Introduction

« Les faits ont tort »Einstein

L’émergence dans l’espace public d’un discours sur les réfugiés menteurs survient auCanada en même temps que la mise en avant d’une vision idéale du Canada comme terred’asile relativement nouvelle pour un pays qui se définit traditionnellement comme une terred’immigration. Il correspond aussi à un tournant des flux migratoires : alors qu’en 1961,80 % des immigrants venaient d’Europe et que l’expérience de guerre qu’ils avaient souventvécue était relativement familière pour le pays hôte, en 1981, seuls 20 % des immigrantsétaient européens et simultanément, le nombre de demandeurs d’asile croissait, porteurs d’his-toires multiples et complexes, peu ou mal représenté dans des médias enclins à la sursimplifi-cation dans la représentation des conflits internationaux. Durant cette période, la représentationdu réfugié a progressivement évolué : de la définition de la Convention de Genève qui le poseen victime ayant besoin de protection, le réfugié passe à devenir un fraudeur potentiel qui veutillégitimement profiter de l’abondance de la société hôte, puis un criminel potentiel, un agres-seur ayant éventuellement commis des crimes contre l’humanité, une menace à la sécurité dupays hôte. Parallèlement, les politiques migratoires se sont considérablement durcies : les obs-tacles à l’accès aux frontières se sont multipliés et le Canada, poussé par son voisin du Sud, aadopté, face aux questions de sécurité, un agenda qui compromet les droits acquis des requé-rants au statut de réfugié en territoire canadien.

La guerre des anecdotes qui entoure ce débat de société va opposer les défenseurs des réfu-giés qui vont mettre le doigt sur les erreurs du système et ses graves conséquences humaines,

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et les détracteurs des réfugiés qui vont mettre en exergue toutes les stratégies que ceux-ci uti-lisent pour déjouer le système migratoire comme preuves du mensonge [1]. Dans ce contextele mensonge du réfugié est construit de multiples façons. D’une part, il est l’histoire clé propo-sée par le passeur, par l’avocat ou par le réfugié lui-même, l’histoire qui permet au réfugié dese construire lui-même, celle qui a le pouvoir d’amener une décision positive au tribunal admi-nistratif [2]. D’autre part, il est le doute que suscite la complexité de l’expérience dans chacunedes histoires des réfugiés, que ce soit à cause d’un air de déjà-vu, de répétition ou au contraireà cause de l’extrême singularité d’une histoire. Ce doute, qui n’en est pas un puisqu’il s’agitplus fondamentalement d’un soupçon, confirme et fonde la décision négative qui provientd’un désir d’exclusion. Celui-ci est à la fois agi et nié puisque « l’autre » en devient le premierresponsable : ceux que nous refusons ne méritaient pas notre protection.

Le mensonge est alors simultanément outil de reprise du pouvoir des réfugiés face aux bar-rières migratoires croissantes mises en place par les pays plus développés et instrument demaintien du pouvoir de ces mêmes pays sur leurs frontières, puisqu’il permet de refouler denombreux réfugiés en toute bonne conscience, sans remettre en question les principes sacrésde l’asile et de la protection des réfugiés. La construction du réfugié comme menteur permetau pouvoir de rester conforme à ses principes : limiter l’accès à son territoire sans remettreen question les valeurs fondamentales qui soutiennent sa légitimité démocratique et sa partici-pation aux accords internationaux. De Certeau [3] propose que le pouvoir fabrique des véritéset des mensonges, non pas en fonction du vrai ou du faux, mais pour produire un consente-ment qui permet d’ordonner les événements autour de la conformité et de la déviance. L’inter-prétation de l’histoire du réfugié en termes de conformité et de déviance s’appuie sur dessavoirs experts et sur une expérience qui se doit de paraître fondée sur une objectivation dela vérité et du mensonge et donc de poser comme préalable que cette objectivation est pos-sible.

Si donc dans certains cas le mensonge peut s’avérer un instrument utile, voire nécessaire,pour assurer la protection du réfugié et l’aider à franchir les barrières migratoires, on doitaussi se demander dans quelle mesure le mythe du réfugié menteur n’est pas surtout indispen-sable à nos sociétés [4]. Selon Anzieu [5], un mythe s’actualise lorsque les individus d’unesociété donnée, incapables de résoudre rationnellement leurs problèmes se trouvent dans unesituation de régression. Le mythe surgit en particulier en situation de mutations sociales, faceà des réalités amères difficilement acceptables [4]. Il constitue alors une histoire mensongèrequi permet, en interaction avec des rituels sociaux liés à ce mythe, d’accompagner les effortsd’une communauté pour assimiler des expériences éprouvantes. Dans le cas des réfugiés auCanada, le processus de détermination du statut de réfugié peut-être vu comme un rituel quipermet de fonder à la fois l’image du Canada comme terre d’asile et de limiter l’entrée desréfugiés. La Commission de l’immigration pour le statut de réfugié est le tribunal administratifchargé d’administrer ce processus décisionnel1. Les membres de la commission travaillentdans l’ombre de ces différents mythes, celui du réfugié menteur et du Canada protecteur desdroits humains.

1 Tous les requérants au statut de réfugiés sont entendus par un commissaire (juge administratif) qui, depuis quel-ques années, prend seul la décision d’acceptation ou de refus, qu’il doit subséquemment justifier. Il est assisté par unfonctionnaire de l’immigration chargé de lui fournir des informations complémentaires. Même si le processus légal seveut non contradictoire, ce dernier joue souvent le rôle du procureur. En cas de refus, le réfugié a droit d’appel, maiscelui-ci ne porte que sur des aspects juridiques et ne reconsidère pas le fond des décisions.

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L’espace social de l’audience est construit bureaucratiquement et institutionnellementautour d’acteurs ayant des niveaux très inégaux de pouvoir et des objectifs très divergents[6]. La présence des réfugiés confère légitimité et autorité au commissaire ; celui-ci en retourlégitime ou refuse la demande d’asile [7]. De ce point de vue, le « mensonge » du réfugié estprouvé ou nié au travers de la production et de la réception d’une histoire particulière dans unespace-temps spécifique, plutôt qu’en référence à un discours public plus large au sujet desréfugiés. Toutefois, ce même discours public a une influence sur ce processus au travers desreprésentations des différents acteurs et aussi parce qu’il se fonde sur la perception de la légi-timité de cette procédure quasi-judiciaire. Plusieurs analystes du discours se sont penchés surdes témoignages présentés comme faux [8]. D’autres, par exemple Derrida [9], ont tenté d’il-lustrer l’absence de concordance entre l’intention et le message produit, en questionnant lacapacité du langage à transmettre l’expérience, celle-ci n’étant toujours que partiellement com-muniquée. Les théories de la réception [10] abordent les interactions complexes entre le dis-cours produit et son contexte d’interprétation, en soulignant la multiplicité des interprétationspossibles pour chaque histoire. Étant donné le rôle du discours produit par les réfugiés(convaincre le commissaire), on peut penser que le modèle proposé par Bourdieu [7], qui sug-gère que la construction d’un discours comme vrai ou faux dépend de dynamiques de pouvoirparticulières, s’applique bien à ce contexte et exige une analyse approfondie des enjeux insti-tutionnels.

Dans le cadre de cet article, nous examinerons comment les commissaires, juges du tribunaladministratif, discutent de la question de la vérité et du mensonge dans le cadre des audiencesavec les réfugiés. Nous analyserons comment ils interprètent et utilisent le discours des réfu-giés pour confirmer ou transformer des pratiques institutionnelles. En ce sens, nous verronsde quelle façon, à partir de l’autorité que leur confère leur position de pouvoir, ils négocientce mandat complexe soit en participant à la confirmation du mythe des réfugiés menteurs,soit en le déconstruisant.

2. Méthodologie

Il y a cinq ans, suite aux demandes d’organismes communautaires, d’avocats travaillant enimmigration et de professionnels de la santé œuvrant auprès des réfugiés, une équipe derecherche multidisciplinaire, comprenant des chercheurs dans le domaine du droit, de la psy-chologie, de l’anthropologie et de la sociologie, s’est formée.

Une première recherche portait sur les facteurs d’ordre juridique, psychologique et anthro-pologique influençant le processus décisionnel autour de dossiers controversés [11]. Les entre-vues analysées dans ce chapitre font partie d’une deuxième recherche visant à mettre en évi-dence les perceptions que les différents acteurs ont du processus de détermination de réfugiéafin de pouvoir formuler des recommandations, entre autres au niveau de la formation.

Dans le cadre de cette recherche, nous avons essayé d’établir une collaboration avec laCommission de l’immigration pour le statut de réfugié, mais cela n’a pas été possible proba-blement parce que la position critique du groupe de recherche était perçue comme trop mena-çante. Afin de documenter tout de même la perspective des commissaires, nous avons alorsdécidé de rejoindre des personnes ayant dans le passé servi en tant que commissaires. Dix-sept entrevues ont été réalisées à Vancouver, Toronto et Montréal auprès d’ex-commissairesayant différents niveaux d’expérience et issus de formations variées. Les commissaires quenous avons rencontrés ont exercé durant différentes périodes durant les dix dernières années,certains pour une durée de deux ans, alors que d’autres ont persisté pendant dix ans. Ils ont

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tous, comme leurs pairs, accédé au statut de commissaire par le biais de nominations politi-ques, sans nécessairement avoir une formation préalable correspondant à leur mandat danscette fonction. Le système considère en effet que le « bon sens » de simples citoyens est suf-fisant pour rendre une décision éclairée dans ce cadre. Alors que certains des commissairesque nous avons rencontrés avaient une formation juridique poussée ou provenaient du milieude la coopération internationale, d’autres avaient fait carrière dans les affaires ou dans la fonc-tion publique sans que rien ne les prépare à une telle tâche.

Nous avons assuré nos sujets de la plus stricte confidentialité et c’est pourquoi les analysesne tiennent compte d’aucune des variables de contexte (lieu de l’entrevue, langue d’entrevue,formation préalable du commissaire, genre, etc.). La petite taille de l’échantillon et du milieune permettait pas, à notre avis, de faire ce genre de lien sans susciter des interrogations surl’identité possible des sujets.

La grande sensibilité politique des sujets abordés et la position critique de l’équipe derecherche, bien connue dans l’espace public, a certainement introduit un biais de sélectionimportant au niveau des commissaires qui ont accepté de nous rencontrer. D’un côté des com-missaires extrêmement articulés et ayant des réflexions poussées sur le système de détermina-tion du statut de réfugié ont participé parce que la recherche pouvait leur apparaître comme unespace de pensée critique nécessaire au renouvellement de l’institution. D’un autre, des com-missaires ancrés dans leurs certitudes et confiants dans leurs expertises et leurs savoirs ontaussi tenu à nous rencontrer pour nous expliquer leur point de vue et parfois nous éclairer surla réalité des choses. Nous avons donc deux groupes assez diamétralement opposés. Il est pro-bable que ceux qui ont des positions intermédiaires, porteurs de certains doutes face au sys-tème, mais réticents à envisager une remise en question personnelle et institutionnelle, sontsurreprésentés parmi les refus.

Lors des entrevues, différents thèmes ont été abordés : les forces et les faiblesses du sys-tème, l’évolution des perceptions face au système, aux autres acteurs, et aux réfugiés, la déter-mination de la crédibilité, les aspects émotionnels du travail, les dimensions institutionnelles(nomination, renomination, fonctionnement). Les entrevues ont toutes été enregistrées puisretranscrites. L’analyse présentée ici porte d’une part sur les références directes au mensongeet à la vérité et, d’autre part, sur les catégories qui permettent de mettre en doute la crédibilitédu réfugié et constituent les dimensions au travers desquelles les commissaires chercheront àobjectiver le vrai et le faux.

3. Résultats

3.1. Le mensonge : connotation morale et dimension culturelle en Amérique du Nord

Dans les entrevues, le discours sur le mensonge se superpose en filigrane à un discours plustechnique qui s’occupe des particularités de l’histoire des réfugiés remettant en cause sa crédi-bilité : contradictions, emprunts évidents, omissions, etc. L’idée de mensonge incarne l’opinionque ces distorsions de l’histoire sont intentionnelles et introduit implicitement une dimensionmorale évoquant la tromperie et la confiance impossible. De façon plus lointaine, elle évoqueaussi une référence au « péché » tel que défini dans la religion chrétienne sous ses différentesformes « en pensée, en parole, par action ou par omission ».

« Parce que dans notre société à nous, quelqu’un qui ment, on est mal à l’aise avec ça. Il ya une connotation morale tout de suite, c’est un menteur donc il est prêt à tout. La personnepeut vous jouer tous les tours possibles et imaginables et vous causer beaucoup de tort. »

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Loin d’être une question technique, le mensonge est perçu comme une atteinte personnellequi suscite des réactions diverses. La plus commune semble être la colère, même si elle esttoujours rapportée indirectement, car aucun des répondants ne l’a directement évoquée.

D’autres commissaires expriment plus des sentiments d’impatience et une certaine frustra-tion. Certains sont conscients que ces émotions peuvent contaminer leur écoute de cas subsé-quents et font beaucoup d’efforts pour essayer de repartir à zéro et de ne pas laisser cette expé-rience envahir les prochaines auditions. Parfois, les mensonges éveillent une certainefascination, comme celle que l’on peut ressentir face à un conteur d’histoires fantastiques,mais aussi une fascination face à la capacité des agents d’audience ou des experts de démonterl’histoire. L’audition devient alors un grand jeu, où l’on peut admirer la beauté de la joute,quelle qu’en soit l’issue.

Enfin, d’autres commissaires considèrent que la colère de leurs collègues envers les men-teurs est mauvaise conseillère puisqu’elle les pousse à juger négativement le requérant et sonhistoire. D’après eux les mensonges peuvent être un signe d’authenticité de l’histoire et consti-tuer une stratégie de survie appropriée, par exemple pour faire face à des régimes totalitaires.

« Alors on est constamment menacé (dans les régimes totalitaires). Souvent j’entendais direce sont tous des menteurs, on a toujours la tentation et souvent je l’ai dit, c’est vrai plusieursd’entre eux mentent, mais il faut savoir pourquoi ils mentent, essayer de comprendre pourquoiils mentent. »

Deux grandes positions vont alors se dessiner. Certains commissaires vont chercher àdémasquer le mensonge par tous les moyens et peu à peu affirmer être en mesure de le détec-ter à coup sûr. Par exemple, l’un d’eux déclare : « Quand une personne ment sur toute la ligne,ça paraît. Elle devient arrogante » pour ajouter un peu plus tard, « Il y avait une partie huma-nitaire mais il fallait faire attention aussi à ça parce que… faire attention à des personnes quijouent le rôle de l’humble, de la personne humble et puis qui nous passent des sapins ».

Arrogance et humilité peuvent donc tour à tour être des signes de mensonges pour les chas-seurs de mensonge. Dans leur cas, la conviction de vérité sera rare mais massive, sans l’ombred’un doute. Elle jouera le rôle de l’exception qui confirme la règle— celle du réfugié menteur.

D’autres commissaires vont plutôt plonger dans la complexité et reconnaître la difficulté deleur tâche en acceptant de questionner leur perception du mensonge et en évitant d’en faire unaxe central de la décision d’acceptation ou de refus.

3.2. L’audience : un piège ou une quête d’authenticité ?

« Le manque d’équité, c’est un manque d’écoute, puis une façon de considérer le rôle ducommissaire qui est de déceler le mensonge, alors que ce n’est pas ça le rôle d’uncommissaire. »

C’est avec des mots sévères que plusieurs commissaires décrivent certains de leurs collè-gues qui considèrent d’emblée que les réfugiés mentent et cherchent de façon continuelle àconfirmer et à reconfirmer cette impression. Le recueil d’information vise alors à étayer l’im-pression préalable que l’histoire n’est pas vraie et à chercher de façon systématique les incon-sistances, les erreurs de date, etc.

Ces commissaires soulignent combien il est facile de désorganiser une histoire ou de créerde la confusion et racontent comment certains commissaires s’y emploient souvent aidés parles Officiers d’immigration.

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« Si vous ne les dirigez pas de façon plus ou moins chronologique, c’est si facile de lesrendre confus, c’est déjà difficile de se rappeler les dates exactes. Un jour, j’ai eu un cas oùils ont demandé “qu’est-ce qu’il y a sur votre carte d’identité ?” Elle a nommé neuf élémentssur onze, elle en a oublié deux et ils l’ont refusée ! C’était une des raisons du refus. Alors, j’aidemandé autour de moi “qu’est-ce qu’il y a à l’endos de votre permis de conduire ? Quellesinformations ? De quelle couleur est l’encre ?” Personne ne pouvait me répondre et pourtant,on le transporte sur soi tous les jours ! Des choses comme ça, me rendent fou ! »

Il est intéressant de noter qu’aucun commissaire ne remet directement en cause les principesde l’écoute et de compassion ou la présomption d’innocence. Il semble cependant qu’uneapparence de compassion puisse parfois faire partie du piège dans la mesure où elle invite àl’ouverture, à la confidence et à un relâchement des défenses permettant la survie.

« J’avais un comportement au départ très compatissant et si je m’apercevais qu’il ne disaitpas la vérité, ça se voit à un moment donné à la longue, je pouvais les faire contredire à uneminute près ou à dix minutes près sur la même question, là je raidissais un petit peu plus, jemettais un peu moins de compassion et je leur disais “vous nous mentez”. Je leur disais dèsfois en pleine face. »

Les mêmes commissaires qui utilisent la compassion comme instrument d’enquête, jugent àleur tour sévèrement les commissaires qui sont sensibles aux histoires des réfugiés et se lais-sent toucher ou envahir par le doute.

« Surtout les femmes – je dis les femmes, c’est pas drôle à dire, mais il y en a que, femmeà femme, puis pauvre petite, puis pauvre petite, la commissaire … elle pleure … elle pleuraitavec. Souvent c’était une menteuse et elle ?? Il s’en passe des belles affaires là-bas, il y a detout. Il faut voir clair, il faut être solide, il faut être compétent. »

Le sentiment de certitude est perçu alors comme une force, une compétence qui permet dene pas se remettre en question. La certitude grandissante étant associée à des « savoirs » et àune expertise plus solide. Pour ces commissaires le recours à des recettes, vues comme infailli-bles, devient une des façons de prendre une décision.

« Pour savoir si c’est des menteurs et quand je n’étais pas trop certain, je posais toujoursune question, “vous avez été battue ? Vous avez fait de la prison ? Vous avez été violée… ?Depuis que vous êtes au Canada, une autre façon de vivre, la démocratie, qu’est-ce que vousappréciez davantage ?”. Et si les gens ont vécu vraiment de la misère, ils vont te répondrecomparé à ça. Il y en a une qui avait vécu du viol, bien des choses et je lui ai posé la question,“qu’est-ce que vous appréciez depuis que vous êtes au Canada considérant ce que vous avezvécu dans votre pays puis la protection qui est offerte ici ?”. Elle dit “c’est les couleurs del’automne dans les Laurentides”. Si tu as été violée, battue, martyrisée… est-ce que la pre-mière chose que t’examines au Canada c’est les couleurs d’automne ? Quand tu n’es pas cer-tain, c’est tu un oui, c’est tu un non, ça vient mettre… Il y en a d’autres par exemple quidisaient “Oui, j’ai vécu de la violence ici et j’ai appelé la police et ils sont venus tout desuite” ou “Je me sens en sécurité”, c’est pas du tout les couleurs de l’automne. »

Dans cet exemple, la bonne réponse suit la logique de la question, c’est d’abord et avanttout un exercice de raisonnement qui ne prouve rien mais prétend comprendre ce qui est vrai-ment important pour la personne et implique que celle-ci pourra l’exprimer directement sansdésirer fuir au plus tôt un souvenir douloureux. En filigrane, il faut aussi lire le présupposéqu’au-delà de certains stéréotypes culturels le commissaire peut à partir de l’universalité de sapropre expérience, appréhender l’authenticité ou la fausseté de l’expérience contée.

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Pour les commissaires qui vont au-delà des « mensonges » dans leurs diverses formes etplus généralement au-delà d’une représentation simpliste de l’expérience des réfugiés, larecherche de l’authenticité dans la complexité n’est pas facile. L’identification partielle auréfugié, même à celui qui « ment » permet une écoute ouverte mais suppose aussi un poidsimportant associé au processus de décision qui comprend alors consciemment le risque de setromper.

« …je n’étais pas porté à dire non, puis j’ai eu de la misère à rendre mes premières déci-sions négatives avec les doutes que j’avais. Il y a moyen de rendre des décisions… Le seuil estrelativement bas pour un demandeur. S’il manifeste qu’il a de bonnes raisons de penser qu’ilne peut pas retourner, il n’a pas à prouver qu’il est en danger comme tel. Hors de tout doute,sûrement pas, puis même pas… Il a juste à faire en sorte que je puisse dire que je considèrequ’il a des bonnes raisons de demander la protection du Canada. »

Et ce d’autant plus que les risques de retour associés à l’histoire, même « fausse » sontgrands. La recherche de l’authenticité passe par un effort pour faire table rase des présupposésau sujet des réfugiés. Il faut aussi faire le deuil d’une histoire parfaite et pouvoir supporter uncertain degré de confusion.

Un commissaire nomme ainsi directement la multiplicité des histoires qui entrouvrent uneexpérience de vie, cherchant au travers de cette multiplicité à faire émerger peu à peu uneimage de l’expérience.

« …moi je me dis que quelqu’un qui a vécu un événement, il a une multiplicité de façonsde l’aborder. Il a la flexibilité… si je vous demande un événement que vous avez vécu, jepeux vous demander qu’est ce qui est arrivé avant ? Qu’est-ce qu’il y avait autour ? Avecqui vous étiez… ? Tranquillement. Si je ne vous bouscule pas… Il y a toutes sortes d’élé-ments… Mais quelqu’un qui a vécu un événement, tu peux lui dire : “Dis-moi ce qu’il yavait, un pied en arrière, deux pieds, qu’est-ce qu’il y avait, un petit peu avant, un petit peuaprès…” Il est capable — sans le bousculer, il ne s’agit pas de le couper pendant qu’il parle —mais si tu le laisses parler, il peut t’en parler de toutes sortes de façons ; en reculant, en avan-çant… ».

Avec cette approche certains commissaires vont accorder le statut de réfugié même s’ils ontl’impression qu’une large partie de l’histoire n’a qu’un lien ténu avec la réalité historique pro-bable.

« Je me rappelle d’un cas, c’était une femme du Bangladesh et elle réclamait le statut deréfugié à cause de la violence conjugale. Elle disait des choses absolument grotesques. Notreproblème dans ce cas c’était que ça ne sonnait pas juste. C’était trop exagéré et dès qu’onexprimait quelque réserve que ce soit au sujet d’un élément de crédibilité de son histoire, elleen rajoutait, et j’essayais de lui dire “regardez…” à la fin, nous lui avons donné le statut parceque je pense qu’elle était vraiment en danger, mais elle se sentait obligée de… »

L’expérience collective du groupe d’appartenance peut aussi amener une décision positivemême si le commissaire pense que le réfugié ne dit pas la « vérité ».

Entre les commissaires qui se donnent pour mission de détecter le mensonge et ceux quiacceptent de faire face à la complexité, l’écart est grand et les lignes de désaccords sont nom-breuses. Mais alors que le débat sur le mensonge, en tant que catégorie morale, va sous-tendreles arguments des deux groupes, la discussion va surtout porter sur des aspects techniques quipermettent de mettre en doute la crédibilité et, par rebond, de prouver « le mensonge ». Leprocessus de construction–déconstruction du mensonge dans les histoires se retrouve sous dif-férentes catégories qui correspondent aux formes les plus fréquentes que prend le « mensonge »,

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énoncé par le réfugié ou construit par le commissaire et l’agent d’audience. Nous considére-rons ici quatre catégories principales. Trois concernent la forme de l’histoire et son contenuen termes de contradictions ou d’omissions. La dernière catégorie décrit l’interprétation par lecommissaire du rapport entre l’émotion du réfugié et l’histoire de son vécu.

3.3. Les marqueurs du mensonge : l’emprunt d’une histoire, la contradiction et l’omission

Parmi la multitude d’histoires qui sont racontées durant les auditions pour l’obtention dustatut de réfugié, beaucoup se ressemblent alors que certaines ressortent comme franchementdifférentes. La similarité et la différence posent toutes deux des questions au sujet de la véra-cité de l’histoire pour les commissaires. Une histoire trop typique a un air de déjà-vu, de déjàentendu. Elle évoque des sentiments d’ennui qui se doublent d’une incrédulité : la même his-toire ne peut pas être vraie si souvent. De l’autre côté, l’histoire unique évoque aussi la suspi-cion puisqu’elle ne cadre avec aucun scénario commun, qu’elle ne correspond à aucun cadrede référence.

Pour les commissaires qui sont à la recherche du mensonge, la similarité et la différencepeuvent être des arguments de non-crédibilité et impliquer qu’il y a eu mensonge. Pour ceuxqui travaillent la complexité, les points de repère sont difficiles à fixer. Certains mentionnent ledéfi que constitue l’émergence de problématique de refuge non publicisée par les médias ou auniveau international.

D’autres soulignent la difficulté de réécouter sans fin la même histoire, même quand lesconditions sociopolitiques se sont modifiées, en étant ouverts à la possibilité d’une répétition.L’histoire type, qui peut-être empruntée parce qu’elle représente un fragment saisissant de réa-lité, n’en dépeint pas moins une expérience forte qui ne peut être balayée de la main, justementparce qu’elle a ce pouvoir de se transformer en mythe.

« En Iran, beaucoup de gens se sont sauvés des hôpitaux après avoir été torturés par lapolice, en étant mis dans des chariots de buanderie. J’ai eu plusieurs cas où je me suis opposéà mon collègue (juge) parce qu’il avait déjà entendu cette histoire et que cela lui suffisait (pourrejeter le cas). D’abord, je n’ai aucun doute que certaines personnes se sont effectivementéchappées comme ça. On voit ça dans les films en Amérique du Nord et c’est vrai que c’estun moyen de sortir d’un hôpital. Mais, comme c’est une histoire qui a été surutilisée, qui pou-vait être vraie au début et a été utilisée encore et encore et encore, c’est terrible parce que leprochain réfugié qui se sauve vraiment dans un chariot de buanderie, il est automatiquementrefusé. »

Les débats sur « l’histoire vraie » et sur la non-crédibilité d’histoires différentes ou tropcomplexes n’échappent pas au monde extérieur et influencent en retour le marché des histoiresqui circulent entre les avocats, les conseillers et les réfugiés. Pour certains commissaires, ilparaît évident que l’emprunt d’une histoire par des réfugiés mal conseillés devient parfois unobstacle qu’ils n’arrivent pas à contourner malgré leur sentiment que ces personnes pouvaientavoir des raisons valables de demander l’asile.

Le rôle de certains avocats dans l’industrie des histoires est souligné comme étant problé-matique. À cours de temps ou d’énergie pour écouter de nouvelles histoires, certains poussentdes histoires prépréparées qui ne correspondent en rien à l’expérience du réfugié.

« Juste pour vous donner un exemple : je me souviens d’un avocat, et je ne me souvienspas de son nom, Dieu merci, comme ça, je ne pourrai pas le révéler lors de cette interview,qui m’a demandé cinq minutes, et en sortant il a dit au client : “Tu n’as pas la bonne histoire,

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c’est pas cette histoire, tu n’as pas la bonne histoire”. Je ne sais plus si c’est au client ou àl’interprète qu’il a dit “Il n’a pas la bonne histoire”. L’avocat s’est trompé d’histoire la veille,en la lui donnant, en disant “Prends ça et étudie”. Il s’est trompé, alors le revendicateur secontredisait sans cesse avec les questions de l’avocat, il s’était rendu compte qu’il lui avaitpassé la mauvaise histoire. »

Enfin, au niveau communautaire, des réseaux s’organisent autour des auditions pourapprendre des difficultés rencontrées, analyser et proposer des stratégies. Par exemple, l’élabo-ration de livres d’histoires crédibles.

Cet apprentissage ne prend pas toujours des formes aussi directes, qui peuvent être considé-rées comme frauduleuses. En fait, plusieurs commissaires rapportent que les histoires augmen-tent en qualité et en cohérence, répondant implicitement à toutes les attaques portant sur lescontradictions et la crédibilité que l’on retrouve dans les textes des décisions. L’histoiredevient alors « trop bonne », trop parfaite, inattaquable et justement suspecte parce qu’elleest inattaquable.

Les contradictions sont un des arguments centraux des décisions négatives. Selon tous lescommissaires elles sont légion : toutes les histoires en contiennent à différents niveaux et laquestion qui se pose n’est pas leur présence ou leur absence, mais l’interprétation qu’on enfait. C’est à ce niveau que les différences entre commissaires se creusent. Autant, et nousl’avons montré précédemment, certains utiliseront rapidement les contradictions comme des« preuves » de mensonge, autant d’autres chercheront à comprendre ce qui entoure la contra-diction, ce qui peut lui donner un sens.

Quelques commissaires soulignent qu’il est abusif de ne pas discuter des contradictionsdirectement avec les réfugiés et de les utiliser par la suite dans le cadre d’une décision. Ilsmentionnent la multiplicité des versions d’une même histoire, les problèmes créés par l’inter-prétation, les problèmes de compréhension du contexte politique ou culturel.

« …faut exprimer… tous les doutes que tu avais à exprimer, tu dois le faire en vis-à-vispuis en face-à-face. Pas après sur un papier quand tu as le temps d’y penser, puis “Il s’estcontredit ici puis il s’est contredit là…” Donne-lui une chance. Peut-être que c’est secondaire,peut-être que tu as mal entendu, peut-être que c’est la traduction, il y a toutes sortes de chosesqui peuvent se produire… ».

Ils questionnent aussi la primauté accordée aux documents, par certains de leurs collègues,sur la parole des personnes ainsi que la centralité des contradictions par rapport au cœur de lademande. Il ne semble pas y avoir consensus entre les commissaires autour de ce qui est péri-phérique ou central.

Les omissions sont moins fréquemment mentionnées que les contradictions. Elles concer-nent habituellement des éléments non mentionnés dans l’histoire rédigée originalement pourl’immigration et qui surgissent spontanément ou sont apportés au moment de l’audience.L’omission peut aussi être inverse : certains éléments présentés originalement ne sont pasrepris lors de l’audience.

La thèse de l’omission ramène directement aux diverses représentations que les commissai-res ont des processus de mémoire. Alors que certains, en témoigne la citation ci-dessus, recon-naissent les limites de la mémoire et sa capacité de transformation des faits et des événements,d’autres considèrent au contraire que le caractère exceptionnel des événements de persécutionou des traumatismes leur confère un statut inoubliable. Les trous de l’histoire, les blancs, lesoublis deviennent alors des omissions, signes de mensonge.

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« Le revendicateur, il faut lui rafraîchir la mémoire, mais un revendicateur qui a été frappé,mutilé ou à qui on a interdit une mosquée ou autre chose, il s’en souvient. Qu’une femme aitété mutilée à cause de sa religion, que ce soit la Côte-d’Ivoire… ils en ont souffert de ces pra-tiques… »

4. Interpréter la douleur : celle du réfugié, celle du témoin ?

Au-delà de l’histoire, l’incarnation de celle-ci dans le corps de la personne qui la raconte etdans ceux des acteurs qui écoutent joue un rôle clé dans l’équation vérité–mensonge. Leseffets de ces interactions sont très complexes et leur impact sur le processus décisionnel diffi-cile à mesurer.

« Je vous mentirais si je ne vous disais pas que parfois j’avais des sentiments mitigés faceaux témoins ou au requérant. Certains étaient frustrants, fatigants, pédants et quelquefois, ceuxqui sont supercrédibles vous rendent fous parce qu’ils vous donnent détail, sur détail, surdétail, et vous n’avez juste pas besoin d’entendre ça. Il y a toutes sortes de réactions que lesgens provoquent en nous, les non-dits que nous absorbons implicitement. Mais, à la fin de lajournée, ça se réduit à ce que vous êtes capables et prêts à mettre sur papier, et est-ce que çafait du sens ou non. »

Consciemment certains commissaires se fient à leur perception des interactions émotionnel-les et non verbales et y voient une forme de validation de leurs interprétations. D’autres aucontraire essaient de ne pas se laisser influencer par les aspects non verbaux à cause des nom-breux biais qui entravent une juste interprétation de ceux-ci.

L’expression émotionnelle, comme le contenu de l’histoire, est perçue par certains d’abordet avant tout comme une mise en scène. Une dramatisation de l’expérience qui vise à éveillerla compassion chez le commissaire. Le verbatim de certains extraits permet de sentir la dis-tance extrême que certains établissent avec la détresse du réfugié.

« Il fallait déceler aussi les actrices. Il y en avait qui arrivaient et ça pleurait tout de suite,puis bla bla bla. Il fallait déceler tout ça, il y avait tous les peuples. C’était formidable, unebelle expérience, on fait le tour de la terre. Quand tu dis qu’ils nous envoyaient observer auSalvador, n’importe quoi. J’ai connu des pays, je suis allé en visiter sur place. La compassion,les gens du Lac, on est très ouverts, très directs, francs et aussi on a de la compassion, jeremarque ça chez nous, on n’est pas froids. »

Même des commissaires sensibles à l’expérience des réfugiés soulignent qu’il existe desjeux complexes autour de la mise en scène des expressions. Les avocats et les officiers d’im-migration se relancent la balle pour prouver ou remettre en cause l’authenticité de l’expressionémotionnelle : les larmes sont-elles réelles, les kleenex utiles, faut-il demander une pause poursoulager la tristesse ou pour la souligner ?

Un des commissaires, spécialiste de la détection des « mensonges », glisse rapidement surl’aspect de la détresse pour mettre surtout l’accent sur la colère et la violence potentielle desréfugiés à l’égard des commissaires. Ses commentaires mettent certainement en exergue la vio-lence potentielle de la situation et illustrent le retournement fréquent du statut de victime enstatut d’agresseur potentiel que l’on retrouve dans beaucoup de discours sur les réfugiés.

« … Si ça pleurait, il y en a qui étaient le genre violent aussi, il faut s’attendre à ça. C’estpas pour rien, on avait des drapeaux du Canada, le bout c’était la feuille d’érable toute pointue.On a été obligés d’enlever les feuilles d’érable parce qu’ils avaient peur que les réfugiés par-tent avec ça et viennent nous rentrer ça dans la poitrine. On avait un bouton d’urgence. Dès

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fois, si ça devenait trop violent, on pesait là-dessus, c’était nos bodyguards en arrière qui arri-vaient ».

Pour beaucoup de commissaires, de toutes tendances, l’émotion devient parfois un argu-ment suprême. Ceux qui sont très sûrs d’eux qui « savent » que leur émotion ne peut pas lestromper, elle fait partie de leur expertise.

« … Mais quand même, il y avait des personnes persécutées. On le …c’était viscéral… moije le sentais tout de suite …j’en avais la larme aux yeux quand je disais un “oui”, mais cen’était pas la majorité… ».

« …puis on le sentait que ce n’était pas inventé. C’est pas possible que ce soit inventé ».D’autres s’attachent à l’émotion du réfugié, un frisson, une crispation, un regard qui les

convainc.« Quand je dis la vérité, c’est que tout à coup quelqu’un décrit une expérience et ils le font

de telle façon, souvent ce sont les petits détails, ce ne sont pas les grandes choses, les petitsdétails et tout à coup, ils frissonnent ou ils évoquent quelque chose de complètement différent.Et vous savez que c’est vrai. »

Enfin, un commissaire décrit le moment ou l’émotion du réfugié lui est transmise, unmoment central dans les processus de transmissions traumatiques ou une partie indicible del’expérience peut-être partiellement partagée. Il reconnaît que cette proximité n’est pas tou-jours, pas souvent, possible et qu’il ne devrait pas utiliser l’absence de ce moment de façonnégative dans la décision.

« J’essaie toujours de trouver ce côté humain… de me connecter à ce sentiment de souf-france, c’est ce que j’essaie de faire, de sentir cette couleur, cette souffrance, d’essayer de latrouver et de m’y connecter. Et alors, c’est oui, cette personne dit la vérité, elle a souffert,elle a été traumatisée. J’essayais toujours de faire ce contact et j’ai réalisé que quelquefois…en fait s’ils ont été victimes de traumatismes, ils ne vous laisseront pas… ils seront très dis-tants émotionnellement, alors je sais ça intellectuellement et je n’ai jamais pénalisé personneparce qu’ils ne montraient pas d’émotions. Mais s’ils le faisaient et que leur histoire rejoignaitla définition (du réfugié), alors je sentais qu’ils disaient la vérité et ils étaient acceptés. »

Cette utilisation de soi-même dans un essai de rencontre avec l’expérience de l’autre, enpermettant l’effraction momentanée de la douleur de l’autre en soi est essentielle à tout proces-sus de récréation du lien social autour du trauma. Elle peut cependant aussi s’avérer probléma-tique dans une situation ou l’inégalité des rapports de force est aussi écrasante que dans l’au-dition du réfugié.

5. Les tentatives d’approximation de la « vérité »

Que ce soit avec l’objectif d’augmenter leur compétence et leur expertise ou de diminuercertaines zones d’incertitude, les commissaires nomment des facteurs clés qui peuvent d’aprèseux permettre de mieux cerner la vérité : une compréhension des enjeux culturels et psycholo-giques et les années d’expérience en tant que communauté.

En ce qui concerne les dimensions culturelles, il existe un consensus au sujet de l’influencepossible de différences culturelles sur l’interprétation de divers aspects de l’histoire et l’impres-sion de mensonge.

« c’est tes oreilles, puis tes lunettes culturelles aussi qui peuvent jouer, il y a la traduction,il y a toutes sortes d’éléments. Puis avant de dire ça c’est un fait… on l’a entendu, mais c’estquoi tout le filtre ? Il y a ça. »

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À cause de la prévalence des représentations stéréotypées discriminant positivement ounégativement certains groupes circulent et influencent les décisions. La commission a favoriséla spécialisation des commissaires en fonction de zones géoculturelles afin qu’ils puissentaccumuler plus de connaissances culturelles et sociopolitiques sur certaines régions. Cette spé-cialisation apparaît à certains comme une réponse très appropriée au processus d’approxima-tion de la vérité, alors que d’autres expriment leur doute face à cette solution et insistent surles dangers qu’il y a à croire que l’on sait.

Le discours de certains de leurs collègues confirme largement leurs peurs. Du mythe du« réfugié menteur » on glisse progressivement à la représentation de « peuples menteurs »ces représentations étant étayées par l’expérience directe et « vérifiée ».

« Je peux vous dire qu’à un moment donné, j’avais assez voyagé, ça me permettait de véri-fier aussi bien des choses de par mes connaissances, mes visites. On dirait qu’il y a des peu-ples plus menteurs que d’autres. Je pense en particulier aux Zaïrois, c’était terrible, les Salva-doriens. Eux autres, c’était toujours des… Vraiment menteurs. J’ai décelé ça, l’évolution de ceque j’ai pu voir, de ce que j’ai pu constater. Il y a eu une certaine évolution pendant le tempsque j’ai été là, mais je me réenlignais au fur et à mesure, dépendamment du pays. Parce quedites-vous qu’on travaille quand même là-dedans, il fallait étudier chaque pays. Il y avait cequ’on appelle les profils de pays. Il fallait bien les étudier ».

À l’autre extrême, certains commissaires sont conscients de l’extrême complexité des situa-tions culturelles et sociopolitiques et également conscients des risques de l’utilisation d’uncadre d’analyse personnel pour approcher ces situations.

Au niveau psychologique, tous les commissaires parlent du fait que le traumatisme peutavoir une influence sur le récit du réfugié. Cela dit, même si tous s’accordent sur la nécessitéd’envisager ses effets possibles (silences et altération de la capacité à parler de certains élé-ments), ils en tiennent compte différemment dans la pratique. Certains l’écartent rapidement,d’un revers de la main, n’accordant aucun crédit au traumatisme décrit alors envisagé commeune forme de mensonge. En revanche, d’autres se questionnent sur les façons d’en tenircompte.

« Je cherche quelque chose de plus sophistiqué que “les victimes de torture ont souventl’air de mentir”. Il y avait des rapports (d’évaluation psychologique ou médicale) qui étaientsuperbes, parce que quelqu’un avait pris énormément de temps pour comprendre ce cas, etça, ce n’est possible que dans 5 % des cas. (Dans d’autres cas) j’avais un rapport psycholo-gique qui disait “cette personne a de la difficulté à dormir la nuit, ils m’ont dit que c’était unsymptôme de PTSD, alors je pense qu’ils ont un PTSD”. Je ne blague pas, certains rapportsn’étaient pas beaucoup plus sophistiqués que cela et je devais faire avec. »

L’expertise est perçue comme une réponse potentielle qui pourrait être apportée à la ques-tion « Est-ce un symptôme de traumatisme ou un mensonge ? ». Dans les faits, elle peut aussiajouter à la confusion.

Enfin, la plupart des commissaires ont l’impression que le temps joue pour eux et qu’avecles années ils s’en tirent mieux et déterminent souvent plus facilement qui dit la vérité et quiment. Pour les commissaires qui ont des certitudes, cette impression semble liée au fait quecelles-ci se consolident avec le temps. Pour ceux qui travaillent plus avec la complexité, l’ex-périence paraît être associée à une plus grande capacité de supporter l’incertitude. Certainsmentionnent cependant, l’usure du temps et le fait qu’avec les années une fatigue s’installequi paraît miner la capacité d’empathie.

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6. Une tâche impossible ?

« Je pense que c’est parmi les décisions les plus difficiles pour des tribunaux canadiens, lefait que l’on vous demande de prédire l’avenir qui concerne la vie et la liberté des personnes.On vous demande de faire cette prédiction dans un contexte de barrières culturelles qui inter-fèrent avec votre capacité de comprendre et de prédire, dans un contexte où il peut y avoir desbarrières provenant du traumatisme, qui vont façonner et peut-être déformer une partie de lapreuve qui vous est présentée. C’est un défi incroyable de prendre une telle décision ! »

Dans cette réflexion crue sur leur pratique plusieurs mythes s’effondrent et tout d’abordcelui de la possible confiance qui s’établirait dans la salle d’audience.

« Pourquoi nous feraient-ils confiance ? Certainement pas à cause de leur expérience faceaux autorités dans d’autres pays, qui les poussent plutôt à se méfier de toute personne en posi-tion d’autorité et tout ça. Il n’y a aucune raison de faire confiance. »

L’impossibilité de prouver le mensonge est nommé : la réalité objective n’est pas attei-gnable. Il reste pour certains commissaires l’impression qu’ils peuvent se fier à une convictionviscérale, intime, de l’authenticité de l’expérience. Institutionnellement, cependant, cette incer-titude n’est pas acceptable pour un système politique qui veut pouvoir défendre les décisionsqui sont prises. Et c’est probablement cette impasse structurelle, entre d’une part le besoin decertitude d’un système politique qui ne soutient pas les juges qui assument l’incertitude etd’autre part, les risques de racisme et de violence institutionnelle générée par ceux qui saventet qui peuvent donner au système les certitudes dont il a besoin, qui perpétue le mythe du réfu-gié menteur en tant que mythe nécessaire.

« Vous faites la meilleure décision possible avec l’information que vous avez, mais nesoyez pas arrogant, ne pensez pas que vous savez ce qui est vraiment arrivé. Dès que vouspensez que vous êtes capables de savoir ce qui est vraiment arrivé, c’est facile de devenir hau-tain et de se fâcher parce que ce quidam vous ment. Vous le prenez très personnellement parceque vous savez ce qu’est la vérité et donc vous savez qu’il ment et toutes ces bêtises. Mais sivous formez quelqu’un à l’humilité, vous minez leur confiance dans leur capacité de juger. Cen’est pas évident que vous veuillez faire ça non plus. Je ne suis pas sûr que quiconque puissejuger, à la limite, je ne suis pas sûr que ce travail est faisable, mais au niveau institutionnel, cen’est pas nécessairement le message que vous voulez faire passer. »

7. Discussion

L’analyse des discours des ex-commissaires fait voler en éclat le mythe miroir du mythe duréfugié menteur : celui du juge empêtré dans des schémas simplistes et qui ne peut accéder à lamultiplicité et à la complexité de l’expérience du réfugié [12]. Les données montrent plutôtune polarisation entre deux groupes de commissaires. D’un côté, on retrouve ceux qui cher-chent à justifier un jugement souvent posé d’emblée. Le doute qu’ils cultivent avant même derencontrer le réfugié se fonde sur la croyance en une objectivation possible des faits. Ils posentl’existence d’une vérité qui exige une vérification et peut éventuellement être réfutée selon laconception popperienne. Or, le discours du réfugié sur son expérience est plus de l’ordre del’attestation [13], il appelle la croyance ou provoque le soupçon. Il met en cause fondamenta-lement la relation entre celui qui formule l’histoire et celui qui l’écoute, la capacité du premierde transmettre un fragment de son expérience, la capacité du second de le recevoir. C’est icique l’on retrouve un deuxième groupe de commissaires qui mettent en doute un accès objectif

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au vrai ou au faux et tentent, au-delà ou plutôt au travers des méandres de l’histoire et des« mensonges » stratégiques, d’appréhender partiellement l’expérience du réfugié et de la tra-duire en termes de décision juridique.

Reprenant une analyse de jugements particulièrement difficile, faite par Dworkin, Ricoeursuggère que justice et vérité interagissent dans un processus très complexe consistant à adopterl’un et l’autre de deux processus parallèles d’interprétation. D’une part, l’interprétation desfaits survenus, dans notre cas l’histoire du réfugié qui est d’ordre narratif. D’autre part, l’inter-prétation de la norme afin de savoir dans quelle mesure, « au prix de quelle invention », ellepeut correspondre aux faits. Le va-et-vient entre les deux niveaux d’interprétation permet d’at-teindre une sorte d’évidence situationnelle qui correspond, d’après Ricoeur, à une convictionintime. Il ne s’agit plus là d’objectivité, mais plutôt d’un sentiment que dans cette situationcette décision est la meilleure, la seule chose à faire.

Il est intéressant de noter qu’alors que la preuve du « mensonge » va se fonder surtout surdes détails, dans une logique de fragmentation de l’histoire puis de mise en relation des frag-ments, temporels ou autres, au travers des contradictions et des omissions sans mise en pers-pective globale, l’atteinte d’une conviction intime paraît plus liée à une certaine qualité decomplexité et à une disposition à ressentir la souffrance d’autrui. Tous les commissaires utili-sent leur propre expérience pour appréhender celle du réfugié. Elle se définit en contraste ouen continuité partielle avec l’expérience de l’autre. Dans le premier cas, les commissaires cher-chent dans des études documentaires ou au travers de voyages à confirmer une perception d’al-térité radicale. La compassion dans cette perspective échappe à sa propre définition pour deve-nir un sentiment de convenance ou de pitié qui n’implique aucune rencontre des champsd’expérience. Dans le deuxième cas, l’intersection des champs d’expérience ne se situe pasau niveau rationnel, même si elle peut comprendre des éléments cognitifs. Il semble plutôts’agir d’un moment de transmission traumatique ou l’expérience de souffrance liée aux pertes,à l’insécurité ou à la peur du réfugié, peut faire effraction dans l’expérience du commissaire,probablement à partir d’un écho, fut-il minime, de sa propre expérience de souffrance. Cetteeffraction qui peut être déstabilisante émotionnellement est aussi source d’une forme deconnaissance de l’autre difficile à nommer puisque enchevêtrée à la perception de soi, maisqui peut être source d’une conviction intime.

Enfin, il est important de souligner que le mythe du réfugié menteur, perpétué dans le dis-cours public et dans des pratiques institutionnelles comme celle que nous venons d’aborder,peut se retrouver sous différentes formes (incrédulité, stéréotypes ou discrimination) dans l’en-semble des institutions des pays recevant des réfugiés. C’est en particulier le cas des établisse-ments de santé et de santé mentale où ces représentations ont des conséquences graves. Ledéni du traumatisme vécu dans le cadre des procédures d’immigration constitue souvent undeuxième trauma, parfois plus destructeur pour le réfugié que l’événement originel. Le fait deconsidérer le récit du réfugié comme un mensonge sous-entend qu’il a inventé cette histoire,qu’il a créé l’horreur, qu’il en porte la responsabilité. Il devient alors le seul responsable nonseulement de sa souffrance mais aussi de celle de ses proches et de sa communauté. Cette inté-riorisation de l’accusation de mensonge peut être intolérable. Le monde moral change de signeet l’absurdité triomphe. La clinique doit tenir compte du poids de ces représentations pour leréfugié. Malheureusement, elle participe trop souvent à les perpétuer et nombre de clinicienscraignent d’être utilisés, « manipulés » est le maître mot, par ces réfugiés aux histoires confu-ses, contradictoires, voire incohérentes. D’une certaine façon, l’intolérance pour l’incertitude

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en milieu clinique rejoint celle que l’on retrouve au tribunal administratif et représente lesdynamiques de pouvoir institutionnel qui gouvernent la relation patient–clinicien.

Pour en revenir au mythe du réfugié menteur, le besoin de conformité du pouvoir ne peutsupporter un grand degré d’incertitude, qui le forcerait à faire le deuil de sa toute-puissance etouvrirait la porte à une remise en question du système. Il est donc indispensable au statu quoparce qu’il justifie des taux élevés de refus, même si paradoxalement il ébranle aussi le sys-tème qui se trouve en rebond accusé de laxisme puisque tous les réfugiés acceptés demeurentsuspects de fraude.

Pris en étau entre les critiques des défenseurs des réfugiés et celles des tenants de la sécuriténationale, le système de détermination du statut de réfugié ne peut se questionner sérieusementsur lui-même, ni accepter des interrogations externes. Dépeindre une telle situation comportedès lors un défi éthique: jusqu’où un regard de recherche peut-il faire le jeu des forces domi-nantes en ce moment en Amérique du Nord ? De quel espace dispose-t-on pour continuer àremettre en question les limites d’un système sans trop le fragiliser ?

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