le monde du mercredi 2 septembre 2020

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MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 76 E ANNÉE – N O 23529 3,00 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE WWW.LEMONDE.FR – FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,20 €, Canada 5,80 $ Can, Chypre 3,20 €, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,30 €, Guyane 3,50 €, Hongrie 1 440 HUF, Italie 3,50 €, Luxembourg 3,30 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,30 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA La proposition euro- péenne d’interdire l’usage de ces particules est ardemment combattue par leurs utilisateurs PAGE 6 Pollution L’intense lobbying de l’industrie en faveur des microplastiques Les provocations navales du président turc à l’encontre de la Grèce et de la France mettent à mal les solidarités au sein de l’Alliance atlantique PAGE 2 Turquie Erdogan défie l’OTAN en Méditerranée ÉDUCATION Alors que la rentrée est marquée par une obsession – la lutte contre l’épidémie –, le ministre Jean-Michel Blanquer part à la reconquête des professeurs PAGE 12 PROTOCOLE SANITAIRE La règle du port du masque dans les entreprises, désormais « systématique dans les espaces partagés et clos », s’applique depuis ce mardi PAGE 14 CANADA Polémique sur la prime de 2 000 dollars accordée à ceux qui ont été privés d’emploi. Le patro- nat l’accuse de freiner la reprise PAGE 16 ENTRETIEN L’infectiologue Simon Fillatreau décrit les multiples réponses im- munitaires du corps à la maladie SCIENCE & MÉDECINE PAGE 8 RECHERCHE Les laboratoires français sont réticents à partager leurs connaissances sur les génomes du SARS-CoV-2 SCIENCE & MÉDECINE PAGE 2 LE REGARD DE PLANTU « Charlie », Hyper Cacher : un procès pour l’histoire Le procès des attentats commis en janvier 2015 et qui avaient fait 17 morts doit s’ouvrir, le 2 septem- bre, devant la cour d’assi- ses spéciale de Paris Quatorze personnes seront jugées pour avoir aidé, avec différents niveaux d’implication, les frères Kouachi et Amedy Coulibaly Hayat Boumeddiene, l’épouse religieuse de Cou- libaly, et deux complices, les frères Belhoucine, qui ont tous fui en Syrie, se- ront jugés par contumace Les audiences revien- dront sur cette semaine qui a glacé le pays d’effroi et seront intégralement filmées, à l’instar des grands procès historiques Le procès devra notam- ment répondre à une question : d’autres atten- tats étaient-ils prévus ? PAGES 10-11 HORIZONS - PAGE 17 IDÉES - PAGES 25-26 COVID-19 : DANS LES ÉCOLES ET LES ENTREPRISES, UNE RENTRÉE MASQUÉE Rentrée d’une classe de 2 de au lycée Samuel-de-Champlain, à Chennevières-sur-Marne, le 1 er septembre. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE » REFUSER LA BANALISATION DU RACISME PAGES 27 ET NOS INFOS PAGE 8 1 ÉDITORIAL Transports Confronté à des pertes colossales, le secteur appelle à l’aide PAGE 13 Alain Cocq Un malade incurable demande le « droit à une mort digne » PAGE 12 Cinéma « Enorme », une grossesse au sommet du burlesque PAGE 20 SCIENCE & MÉDECINE – SUPPLÉMENT LES MILLE FACETTES DE L’ŒIL – LA POLIO REPART À LA HAUSSE Le secrétaire général de la CFDT redoute que les plus précaires soient négligés dans le plan de relance que doit annoncer le gou- vernement. Retraite, assu- rance-chômage : il revient sur les autres grands dossiers de la rentrée PAGE 7 Social Laurent Berger et « les oubliés » du plan de relance Titre certifié par l’état niveau I En partenariat avec des universités accréditées par : Investissez sur votre avenir à l’international du BAC au MBA Boston nYC Albany Lawrenceville www.cefam.fr West Long Branch Fredericksburg Philadelphia Philadelphia Contact : Mattieu MOnTERO – 04 72 85 73 63 – mattieu.mo[email protected] CEFAM Centre d’études Franco-Américain de Management Lyon & USA Concours : Septembre : nous contacter pour fixer la date 2 rentrées par an: septembre et janvier

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Page 1: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

MERCREDI 2 SEPTEMBRE 202076E ANNÉE – NO 23529

3,00 € – FRANCE MÉTROPOLITAINEWWW.LEMONDE.FR –

FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRYDIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,20 €, Canada 5,80 $ Can, Chypre 3,20 €, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,30 €, Guyane 3,50 €, Hongrie 1 440 HUF, Italie 3,50 €, Luxembourg 3,30 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,30 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA

La proposition euro­péenne d’interdire l’usage de ces particules est ardemment combattue par leurs utilisateursPAGE 6

PollutionL’intense lobbying de l’industrieen faveur des microplastiques

Les provocations navales du président turc àl’encontre de la Grèce et de la France mettent à mal les solidarités au sein de l’Alliance atlantiquePAGE 2

TurquieErdogan défie l’OTAN en Méditerranée

ÉDUCATIONAlors que la rentrée est marquée par une obsession – la lutte contre l’épidémie –, le ministre Jean­Michel Blanquer part à la reconquête des professeursPAGE 12

PROTOCOLE SANITAIRELa règle du port du masque dans les entreprises, désormais « systématique dans les espaces partagés et clos », s’applique depuis ce mardiPAGE 14

CANADAPolémique sur la prime de 2 000 dollars accordée à ceux qui ont été privés d’emploi. Le patro­nat l’accuse de freiner la reprisePAGE 16

ENTRETIENL’infectiologue Simon Fillatreau décrit les multiples réponses im­munitaires du corps à la maladieSCIENCE & MÉDECINE PAGE 8

RECHERCHELes laboratoires français sont réticents à partager leurs connaissances sur les génomes du SARS­CoV­2

SCIENCE & MÉDECINE PAGE 2

LE REGARD DE PLANTU

« Charlie », Hyper Cacher : un procès pour l’histoire▶ Le procès des attentats commis en janvier 2015 et qui avaient fait 17 morts doit s’ouvrir, le 2 septem­bre, devant la cour d’assi­ses spéciale de Paris

▶ Quatorze personnes seront jugées pour avoir aidé, avec différents niveaux d’implication, les frères Kouachi et Amedy Coulibaly

▶ Hayat Boumeddiene, l’épouse religieuse de Cou­libaly, et deux complices, les frères Belhoucine, qui ont tous fui en Syrie, se­ront jugés par contumace

▶ Les audiences revien­dront sur cette semaine qui a glacé le pays d’effroi et seront intégralement filmées, à l’instar des grands procès historiques

▶ Le procès devra notam­ment répondre à une question : d’autres atten­tats étaient­ils prévus ?PAGES 10-11 HORIZONS - PAGE 17

IDÉES - PAGES 25-26

COVID­19 : DANS LES ÉCOLES ET LES ENTREPRISES, UNE RENTRÉE MASQUÉE

Rentrée d’une classe de 2de

au lycée Samuel­de­Champlain, à Chennevières­sur­Marne, le 1er septembre. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE »

REFUSER LA BANALISATION 

DU RACISMEPAGES 27 ET

NOS INFOS PAGE 8

1É D I T O R I A L

TransportsConfronté à des pertes colossales, le secteur appelle à l’aidePAGE 13

Alain CocqUn malade incurable demande le « droit à une mort digne »PAGE 12

Cinéma« Enorme »,une grossesseau sommetdu burlesquePAGE 20

SCIENCE & MÉDECINE – SUPPLÉMENT  LES MILLE FACETTES DE L’ŒIL – LA POLIO REPART À LA HAUSSE

Le secrétaire général de la CFDT redoute que les plus précaires soient négligés dans le plan de relance que doit annoncer le gou­vernement. Retraite, assu­rance­chômage : il revient sur les autres grands dossiers de la rentréePAGE 7

SocialLaurent Berger et « les oubliés » du plan de relance

Titre certifiépar l’état niveau I

En partenariatavec des universitésaccréditées par :

Investissezsur votre avenirà l’international du BAC au MBA

Boston nYC Albany Lawrenceville

www.cefam.fr

West Long Branch Fredericksburg PhiladelphiaPhiladelphia

Contact : Mattieu MOnTERO – 04 72 85 73 63 – [email protected]

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Lyon & USA

Concours :Septembre : nous contacter pour fixer la date

2 rentrées par an: septembre et janvier

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2 | INTERNATIONAL MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

Le défi turc de l’OTAN en MéditerranéeFace à la Grèce ou à la France, le président Erdogan joue une provocation dangereuse pour l’Alliance atlantique

bruxelles ­ bureau européen

S elon un diplomate, c’estbien « l’une des crises lesplus graves de son his­toire » qu’affronte l’Orga­

nisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Et, pourtant, au siègede l’organisation transatlantique, le discours officiel reste identique :les fortes tensions entre la Turquieet la Grèce en Méditerranée orien­tale peuvent encore être aplanies. L’escalade, commencée il y a plu­sieurs semaines, a culminé le 10 août, quand Ankara a dépêché un bateau chargé d’effectuer des mesures sismiques, l’Oruç Reis, dans des eaux revendiquées par Athènes, au cœur d’une zone très riche en ressources énergétiques. Le navire était escorté par des bâti­ments militaires. « Je ne nie pas les défis, mais nous pourrons les vain­cre », observait déjà, à la mi­juin, le secrétaire général, Jens Stolten­berg. Trois mois plus tard, le res­ponsable norvégien, obligé de re­chercher en permanence le con­sensus – le traité de l’OTAN ne pré­voit aucune procédure de suspension ou d’exclusion –, mise toujours sur le fait que personne ne veut, en réalité, le départ d’un allié, certes remuant, mais surtoutpuissant et actif sur les différents théâtres où l’Alliance est présente.

M. Stoltenberg se convainc éga­lement qu’Ankara n’a pas de réellealternative à l’OTAN : le discours antieuropéen du président Recep Tayyip Erdogan l’éloigne toujours plus de l’Union européenne (UE) et, si sa stratégie fait le jeu d’uneRussie désireuse de miner le camp occidental, la Turquie est si­multanément la rivale de Moscouen Libye ou en Syrie.

Situation menaçanteLes dirigeants de l’OTAN feignent de rester calmes, mais les grandes capitales, elles, ne cachent pas leurinquiétude. « Au moindre incident, la crise entre la Turquie et la Grèce, deux pays membres qui ont adhéré ensemble et sont au cœur d’une ré­gion stratégique, aux portes des Balkans et du Moyen­Orient, pour­rait vraiment dégénérer », com­mente une source diplomatique. Et ce n’est pas l’annonce par la ma­rine turque, samedi 29 août, de nouveaux exercices de tir d’artille­rie qui calmera les esprits. Ces manœuvres doivent durer jus­qu’au 11 septembre, dans une zonesituée au nord de l’île de Chypre.

Le 28 août, Athènes avait dé­noncé une « provocation » à la suite de l’intrusion de deux avi­ons de chasse turcs dans son es­pace aérien, alors que des appa­reils grecs escortaient un bom­

bardier américain en exercice. La veille, les autorités d’Ankara affir­maient que leur aviation avait chassé six F­16 grecs s’approchantde la zone où opère l’Oruç Reis, Athènes répliquant que ces appa­reils regagnaient en fait une base en Crète quand ils ont été appro­chés par des avions turcs.

Face à cette situation mena­çante, M. Stoltenberg s’aligne sur l’Allemagne qui tente de jouer les médiatrices, quitte à irriter, comme quand elle a « pris note », le14 août, de la décision française d’envoyer des forces militaires pour soutenir la Grèce et Chypre etquand, dans la foulée, elle a appeléles trois pays à « éviter une esca­lade » sans mentionner la Turquie.Jeudi 27 août, le secrétaire général discutait, à Berlin, avec la chance­lière Angela Merkel et appuyait les efforts faits par son pays. Vains, jusqu’ici : la semaine dernière, M. Erdogan rejetait toute idée de compromis avec Athènes sur les zones économiques exclusives et maintenait sa revendication d’une

limitation des eaux territoriales grecques afin de permettre à son pays d’avoir accès à certains sec­teurs maritimes.

La perspective de prochainessanctions de l’UE ne fera que « ren­forcer la détermination » d’Ankara, souligne, une source turque. Lundi 31 août, le gouvernement turc accusait la Grèce de « pirate­rie ». Paris est évidemment une autre cible privilégiée de M. Erdo­gan pour avoir mené des exercicesmilitaires conjoints avec la Grèce et Chypre en août et pour avoir dé­noncé, dimanche, par la voix de la ministre des armées, Florence Parly, le « comportement escala­toire » de son régime.

Face au tumulte, M. Stoltenbergs’emploie à tenter de calmer les es­prits. Surtout depuis juin, lors­qu’un grave incident a opposé la frégate française Courbet à un na­vire turc escortant un bateau tan­zanien qui transportait prétendu­ment du matériel médical – et plusvraisemblablement des armes à destination des alliés libyens d’An­

kara, en violation de l’embargo in­ternational. Paris n’avait été sou­tenu que par sept pays dans sa vo­lonté de condamner la Turquie.

Enjeux multiplesMême les plus modérés au sein de l’OTAN s’interrogent désormais sur les limites que se fixera, ou non, M. Erdogan, alors que l’admi­nistration Trump s’abstient de toute intervention. « Le président turc veut­il vraiment une solution négociée en Méditerranée ? Ce n’est pas certain, souligne Marc Pierini, ancien ambassadeur de l’UE à An­

kara. Son économie va mal, les son­dages pour son parti sont mauvais,la pression de ses alliés ultranatio­nalistes est très forte. Un conflit peut donc le servir… »

Pour l’Alliance, insistent plu­sieurs sources, il y a, en tout cas, urgence à clarifier une situation aux enjeux multiples. D’abord, l’intégrité du système de défense antimissiles de l’OTAN, qui reste sous la menace d’un déploiement des missiles S­400 que la Turquie aachetés à la Russie : actuellement stockés, ces équipements doivent, en principe, être mis en service cette année. Si M. Erdogan – qui annonce l’acquisition d’une se­conde batterie de S­400 – passe aux actes, la participation d’An­kara à des activités – en Europe de l’Est notamment – devra être re­mise en cause. Comme, peut­être, le positionnement à Kurecik, dans le sud­est de la Turquie, du radar d’alerte rapide de l’Alliance, censé jouer un rôle­clé en cas d’attaques de missiles balistiques. L’OTAN le décrit comme un instrument en

Les tensions gréco­turques se multiplient autour de KastellorizoAnkara accuse Athènes de « piraterie » et annonce la prolongation de ses explorations au large de l’île grecque

athènes, istanbul ­ correspondants

L a Turquie a exigé, lundi31 août, que la Grèce retireses soldats de l’île grecque

de Kastellorizo, située à deux kilo­mètres des côtes turques, l’ac­cusant de « piraterie » et citant un traité de démilitarisation de l’île daté de 1947. La publication, la se­maine dernière, de photos de l’AFPmontrant des militaires grecs en train d’arriver sur l’île a suscité la colère d’Ankara. « Nous ne permet­trons pas une telle provocation prèsde nos côtes », a déclaré le porte­pa­role du ministère turc des affaires étrangères, Hami Aksoy.

Le ministère grec de la défense,Nikos Panagiotopoulos, a calmé les esprits en précisant qu’il s’a­

gissait d’une simple rotation de ses effectifs. Près de 300 militai­res sont stationnés à Kastellorizo pour environ 500 habitants. Pour la Grèce, comme pour Chypre, cette île est importante car ellepermet aux zones économiquesexclusives (ZEE) des deux Etats d’être reliées entre elles. La déli­mitation des ZEE oppose la Grèce et la Turquie. La Grèce affirme queles îles doivent être prises en compte dans la délimitation deson plateau continental, confor­mément à la Convention des Na­tions unies sur le droit de la mer (Unclos) qu’elle a signée, contrai­rement à Ankara. La Turquie es­time, pour sa part, que le plateaucontinental d’un pays doit être mesuré à partir de son continent

et que la zone située au sud de Kastellorizo fait donc partie de sa zone exclusive.

« Un motif de guerre »Les découvertes récentes de gise­ments de gaz en Méditerranée s’annoncent prometteuses pour Chypre, Israël et l’Egypte, mais pas pour la Turquie, restée en dehors du droit international, puisqu’elle n’a pas signé la Convention sur le droit de la mer et qu’elle ne recon­naît pas Chypre. Se sentant excluesde la manne gazière, les autorités turques font feu de tout bois pour obtenir un accès aux ressources.

Des navires turcs multiplient de­puis des mois leurs manœuvres exploratoires et militaires dans la zone, au risque d’aggraver les ten­

sions avec le voisin grec qui est aussi le partenaire au sein de l’OTAN. Les efforts de médiation menés par l’Allemagne entre Ankara et Athènes ont échoué au début du mois d’août, après que la Grèce a annoncé la signature d’un accord de délimitation maritime avec l’Egypte qui remet en ques­tion un accord signé en novem­bre 2019 entre la Turquie et le gou­vernement de Tripoli en Libye.

Le premier ministre, KyriakosMitsotakis, a, de son côté, annoncéla rédaction d’un projet de loi sur l’« extension de la zone littorale en mer Ionienne », soit l’espace mari­time partagé avec l’Italie. L’exten­sion prévue ira de six à douze mi­les marins (de 11 à 22 kilomètres) comme le prévoit l’Unclos. Le chef

du gouvernement grec a laissé en­tendre que cette décision pourrait s’appliquer ailleurs, d’où la vive réaction d’Ankara, qui redoute qu’elle ne s’applique aux îles de la mer Egée. Ce qui serait « un motif de guerre », ont prévenu le vice­président turc Fuat Oktay et le mi­nistre turc des affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu.

La Turquie poursuit ses intimi­dations. Ni les appels au dialogue de l’Union européenne ni les mi­ses en garde du ministre allemanddes affaires étrangères, Heiko Mass, qui a tenté une nouvelle mé­diation en se rendant à Athènes puis à Ankara le 25 août, n’ont été entendus. Les autorités turques ont ainsi fait savoir, lundi 31 août, que les manœuvres exploratoires

du navire turc Oruç­Reis dans une zone contestée en Méditerranée orientale étaient prolongées jus­qu’au samedi 12 septembre.

Dans la zone autour de Kastello­rizo et de la Crète, très militarisée puisque plusieurs pays – France, Italie, Etats­Unis, Emirats arabes unis − y mènent des exercices mi­litaires aux côtés de la Grèce et de Chypre, la tension reste élevée. Samedi 29 août, un nouvel inci­dent s’est produit entre des avions de chasse grecs et turcs. Selon le communiqué de l’état­major grec « des chasseurs turcs ont pris en chasse un avion américain entouré par quatre F­16 grecs, leur compor­tement était provocateur ».

marina rafenberget marie jégo

Des soldats grecs embarquent sur un ferry, le 28 août, sur l’île grecque de Kastellorizo, à deux kilomètres des côtes turques. LOUISA GOULIAMAKI/AFP

« M. Erdogan veut-il vraiment

une solution négociée en

Méditerranée ? »MARC PIERINI

ancien ambassadeur de l’UE à Ankara

cas de conflit éventuel avec l’Iran,ou entre l’Iran et Israël. Konya, dans le centre du pays, abrite une base d’opérations pour les avions de détection et de contrôle AWACS.Et Incirlik, près de la côte méditer­ranéenne, accueille des éléments de l’US Air Force.

Menacée de sanctions américai­nes après l’acquisition des S­400 russes – un système « défensif » se­lon elle –, la Turquie évoquait, à la fin de 2019, l’expulsion des trou­pes américaines. Le secrétaire à la défense, Mark Esper, s’était inter­rogé alors sur l’engagement réel d’Ankara à l’égard de l’OTAN. De­puis, la Turquie, qui a déployé des drones armés en République tur­que de Chypre du Nord, espère lan­cer tout prochainement son pre­mier porte­avions léger en Médi­terranée et développe un pro­gramme de six sous­marins. Le tout en assumant pleinement, semble­t­il, son rôle de mauvais joueur au sein d’une Alliance en plein doute. Et impuissante.

jean­pierre stroobants

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0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 international | 3

A Beyrouth, les Syriens payent un lourd tributL’explosion du 4 août a accentué la précarité de la communauté

REPORTAGEbeyrouth ­ correspondance

U n de ces jours, on m’en­fermera à l’asile desfous », lâche SamerBtebati, visage émacié

et yeux rougis par le chagrin. Bis­sane, sa fille de 7 ans, est morte àl’hôpital des suites de ses blessu­res, après la double explosion du4 août au port de Beyrouth. « Monenfant m’a dit : “aide­moi, papa !”. Je n’ai pas réussi à la sauver », poursuit, inconsolable, cet homme de 36 ans, originaire deJisr Al­Choghour, dans le nord­ouest de la Syrie. Pantalon souillé de cambouis, assis sous un arbreface au port, Mahmoud A., 26 ans,a, chaque soir, « mal à la tête ». Il a vu « trop de morts et de blessés ». C’est lui que sa famille, restée à Deir ez­Zor, avait chargé de re­trouver son cousin MohammedS., présent au port lors de la défla­gration : « Il n’y avait que des lam­beaux de corps. On a su que c’était Mohammed à sa voiture, puis par un test ADN. »

Bissane et Mohammed figurentparmi les dizaines de victimes sy­riennes – 43, selon l’ambassade deSyrie à Beyrouth – emportées par le souffle gigantesque qui a ra­vagé une partie de la capitale liba­naise et fait 188 morts, selon unbilan encore provisoire. Les re­cherches se poursuivent dans les décombres et en mer.

A la douleur de la communautésyrienne endeuillée s’ajoutent les aléas de l’exil pour fuir la guerre.« Mes parents sont à Idlib ; je ne lesai pas vus depuis six ans », confieOla, blessée au visage. « Le 4 août, on a cru que c’était un bombarde­ment aérien, comme en Syrie, avant qu’on nous dise qu’un stockde nitrate d’ammonium avait ex­

plosé », dit Mohamed Hijazi, an­cien paysan de la région d’Homs.

Dans leur drame, il y a aussi laréalité sociale. Gardiens d’im­meubles, chauffeurs, serveurs,ouvriers… l’importance de toutes ces « petites mains » syriennes dans l’économie libanaise. Avantque la guerre éclate en Syrie,en 2011, « les Syriens étaient déjànombreux à décharger les conte­neurs au port », rapporte Ali, ma­nutentionnaire depuis 2009. Esti­més à 1,5 million de personnes, lesréfugiés syriens représentent aujourd’hui près de 25 % de la po­pulation du Liban. Avant la guerre, on considérait que le pays comptait environ 450 000 tra­vailleurs syriens.

« J’aime le Liban »Originaire de Salamiyeh, Ali vit « dans un immeuble vétuste où il n’y a que des Syriens », à la Quaran­taine. Ce quartier bordant le port tire son nom d’un lazaret où étaient jadis isolés les voyageurs suspectés d’être malades. Dans les ruelles où se côtoient désormais entrepôts, maisons basses, im­meubles populaires, rares bâtisses de caractère, émaillés d’une végé­tation étonnamment abondante et de carcasses de voitures pulvéri­sées, les Syriens sont nombreux.

Certains sont ouvriers au port, d’autres s’y entassent dans les appartements bon marché.

Comme pour leurs voisins liba­nais, la double explosion ne fait qu’empirer une situation rendue déjà difficile par la crise économi­que et financière. « Ma famille m’a dit : “cesse de travailler au port, c’estdangereux !”, mais il n’y a pas d’al­ternative », juge Mohamed Hijazi. La valeur des salaires – autour de 30 000 livres libanaises par jour (près de 17 euros en 2019) ; guère plus de 2,50 euros au marché noir, sur le port – s’est effondrée. Pour diminuer les coûts, des pères ont préféré envoyer femme et enfants dans des camps de réfugiés hors de Beyrouth. Le bâtiment où vivaitMahmoud A., sur une route face au port, menace de s’écrouler. Il dort désormais dans un conte­neur, près des camions et des monte­charges.

Le désastre a aussi ravivé destensions dans le voisinage. « On entend : “les Syriens accaparentl’aide”. Nous sommes accablés de reproches », regrette Ali, qui ditfaire profil bas. « L’aide est très malorganisée, ça crée des jalousies, re­

lativise un de ses colocataires, quitravaille aussi au port. Il y a aussides Libanais racistes, et des Syriensqui se comportent mal. »

Dans ce Liban, mis à genoux etoù la colère gronde, les Syriens s’interrogent sur leur avenir. « J’aime le Liban, j’y suis arrivé quand j’avais 13 ans. Dans notre maison, face au port, nous avons vécu plusieurs années entre amis, avec mon frère. C’était joyeux. Cer­tains sont repartis en Syrie ; d’autresont pris la route de l’Europe. Je suis resté seul avec mon frère. A présent,Beyrouth est détruit », relate Mah­

moud A. Il craint que la situation se détériore plus encore, au Liban comme dans le reste de la région. « Les problèmes, je les fuis, dit­il. Alors je songe à partir avec un pas­seur, vers la Turquie. Puis en Eu­rope. Il me faudrait 8 000 dollars [environ 6 700 euros]. »

Les funérailles pour les victimesdu port ont rappelé aux Syriens leur extrême précarité. Mahmoud n’a pas pu accompagner la dé­pouille de son cousin en Syrie, où « l’armée [le] recherche depuis six ans » pour l’incorporer. Son ami Ahmad, qui a perdu deux filles et

son épouse dans l’explosion, les a enterrées dans le village libanais de Daraya, sur un terrain aménagéil y a quelques années par des Sy­riens pour pallier le manque de places pour la communauté dans les cimetières. Samer Btebati sou­haitait offrir à sa fille Bissane une sépulture dans sa terre natale ; il y a renoncé, à cause du coût et des barrages militaires ou de milices sur la route. « Le Liban n’est pas mon pays. Penser qu’un jour, quand je rentrerai en Syrie, je serai loin d’elle, m’est insoutenable. »

laure stephan

« On entend : “les Syriens accaparent

l’aide”. Nous sommes accablés

de reproches »ALI

manutentionnaire

Ola, 30 ans, dans son appartement à la Quarantaine, un quartier populaire près du port de Beyrouth, le 17 août. DALIA KHAMISSY POUR « LE MONDE »

Un premier ministre du sérail politiqueLe choix de Mustapha Adib pour réformer le pays laisse sceptique

beyrouth ­ correspondance

O ffrir le visage du change­ment en s’assurant deprotéger le système. Telle

est la ligne sur laquelle semble s’être accordée la majorité de laclasse politique libanaise qui a choisi, lundi 31 août, Mustapha Adib comme nouveau premier ministre. Sa désignation est tom­bée à point nommé, quelquesheures avant qu’Emmanuel Macron n’arrive à Beyrouth. Ru­meurs et interrogations se succè­dent dans la capitale libanaise surle rôle joué par Paris dans la ge­nèse de ce choix. Il lui est attribué,au minimum, d’avoir validé le nom de Mustapha Adib pour prendre les rênes d’un « gouver­nement de mission », selon la for­mule consacrée du président français. Ce dernier a exhorté, lundi, à la formation d’un exécu­tif « au plus vite. »

S’il est peu connu du grand pu­blic, le nouveau premier ministre, âgé de 48 ans, issu de la commu­nauté sunnite comme le veut l’usage pour ce poste, est loin d’être un novice dans le marigot de la politique libanaise. Passé par l’enseignement universitaire, c’est un proche de Najib Miqati : homme d’affaires milliardaire et figure influente de Tripoli (nord du Liban), ce dernier a été deux fois chef du gouvernement,

en 2005 puis en 2011­2013. M. Adib a notamment été son chef de cabi­net. Sa nomination comme am­bassadeur en Allemagne, en 2013, alors qu’il n’est pas diplomate de carrière, répondait à des arrange­ments politiques, selon diverses sources. Natif de Tripoli, Musta­pha Adib, qui jouit d’une réputa­tion de sérieux, a gardé des res­ponsabilités dans le réseau cultu­rel et social tissé par M. Miqati pour entretenir son influence. Sa désignation est fustigée par les militants de la contestation.

Gagner du tempsAvec 90 des 120 voix de députés que compte actuellement le Parle­ment, M. Adib a été adoubé à la foispar l’ancien premier ministre et leader sunnite Saad Hariri, par le puissant Hezbollah et ses alliés et par le bloc de députés proches du ténor politique Walid Joumblatt. Cela lui offre un consensus que son prédécesseur Hassan Diab n’a jamais eu. Ce dernier avait démis­sionné le 10 août, peu après la dou­ble explosion au port de Beyrouth,dont l’onde de choc n’est pas re­tombée au sein de la société.

L’accord de dernière minute surce nom n’illustre pas un sursaut, mais la propension des politicienslibanais à gagner du temps. « Pour traverser la tempête actuelle, le Li­ban a besoin d’un homme qui porteun changement radical. Ce n’est

pas un conseiller issu du sérail, comme Mustapha Adib, qui peut le faire, juge Nadim Houry, directeur du think tank Arab Reform Initia­tive. En le choisissant, l’enjeu, pour la classe politique, est que le nou­veau gouvernement fasse quelquesréformes qui débloquent des fonds internationaux dont le Liban et ces dirigeants ont besoin pour survi­vre, mais sans en faire trop – ce qui affaiblirait cette classe politique –, sans toucher aux fondations du système. »

Le gouvernement, s’il est formé,devra affronter des défis colos­saux, à commencer par la gestion de la dégringolade financière. C’est sans doute parce que des pro­tagonistes de divers bords politi­ques lui voient une mission « con­tenue » que l’entente a été rapide. « Le gouvernement attendu n’aura pas à répondre à des questions exis­tentielles, comme la refonte du sys­tème confessionnel, les armes du Hezbollah ou les conflits régio­naux. Sa feuille de route est de re­dresser la barre, avec des objectifs bien délimités », explique une source du camp politique adverse au Hezbollah, qui a participé aux tractations. Comme un intérim, plus qu’une transition, alors que les partis libanais « guettent des échéances, telles que les élections américaines, et leurs retombées surla région », souligne M. Houry.

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Page 4: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

4 | international MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

Soudan : accord de paix avec des groupes rebellesKhartoum espère mettre fin aux conflits au Darfour, au Kordofan du Sud et dans l’Etat du Nil Bleu

johannesburg ­correspondant régional

I l y a plusieurs manières decompter le nombre d’an­nées de conflit auquel la si­gnature, lundi 31 août à Juba,

de huit protocoles constituant unaccord de paix vite qualifié « d’historique » entre le pouvoirde transition du Soudan et plu­sieurs groupes rebelles du pays,promet de mettre un terme.

Dix­sept ans depuis qu’est ap­paru, en 2003, un mouvement armé dans le Darfour, entraînant une campagne contre­insurrec­tionnelle gouvernementale d’une violence telle qu’elle a causé la mort de 300 000 personnes, avantde laisser derrière un paysage de désolation à l’échelle d’une région grande comme la France, où plus de 2 millions des personnes chas­sées de leurs terres vivent entas­sées dans des camps ? Ou neuf an­nées, depuis qu’en 2011 – à la suite d’un accord de paix concernant à l’époque la partie sud du pays, de­venue au terme d’une sécession pacifique, le Soudan du Sud –, des rébellions avaient tenu tête au pouvoir dans deux régions, le Kor­dofan du Sud, et le Nil Bleu, toutes deux situées au sud de Khartoum, mais confrontées à des probléma­tiques similaires à de nombreuses périphéries soudanaises ?

De toutes ces mesures de la du­rée des violences soudanaises, aucune n’est tout à fait exacte. Ces guerres, plus que des ruptures, ontété des continuités. Le Darfour avait déjà connu une floraison de mouvements rebelles avant 2003. Les monts Nouba, dans le Kordo­fan du Sud, ont été le théâtre, de­puis les années 1990, d’une cam­pagne militaire dévastatrice por­tée par un appel au djihad du pou­voir central, à Khartoum.

Entre­temps, cependant, uneguerre soudanaise au moinsavait pris fin, celle opposant le Nord et le Sud, entamée en 1955, un an avant l’indépendance et qui, d’accords de paix torpillés enreprises des combats, avait duré, malgré une petite décennie depause, jusqu’en 2005, lorsque fut

signé un accord global, complexe,qui allait ouvrir la voie de la séces­sion du Sud.

Le grand leader de la rébellionsud­soudanaise, John Garang, était contre cette partition du payset appelait de ses vœux, au con­traire, l’avènement d’un « Nou­veau Soudan » dont l’objet était de renverser le pouvoir islamo­ra­ciste de Khartoum et d’intégrer tous les peuples du pays dans une démocratie à caractère laïque. Il est mort dans un accident d’héli­coptère, juste avant la sécession.

Avec la signature lundi de l’ac­cord à Juba, au Soudan du Sud, c’est un peu de sa prophétie quiprend corps. Entre­temps, il afallu que soit renversé le régime du président Omar Al­Bachir, en avril 2019, après près de trente ansde règne et des millions de cada­vres. Les protocoles paraphés par le pouvoir soudanais, en la per­sonne du général Mohamed Hamdane Daglo « Hemetti », et plusieurs groupes armés regrou­pés dans le Front révolutionnaire du Soudan (SRF) seront­ils de na­ture à établir les bases d’un règle­ment pour le Darfour, le Kordofandu Sud et l’Etat du Nil Bleu ?

Gestion des troupeauxComme dans le cas de l’accord Nord­Sud de 2005, la longueur desnégociations – un an, alors qu’il avait été envisagé qu’une conclu­sion rapide serait le prélude à une série de mécanismes politiques – aété à double tranchant : d’un côté, elle a permis de prendre en consi­dération de nombreux aspects du conflit, d’où l’existence de huit protocoles ; de l’autre, elle a aussiété utilisée comme un enjeu de pouvoir interne.

Les protocoles élaborés abor­dent la plupart des problèmes cru­ciaux des conflits concernés. Non seulement la sécurité, mais aussi la justice transitionnelle, le par­tage des ressources, la gestion des troupeaux et de leurs migrations annuelles. Mais il y est aussi ques­tion du droit d’accès aux terres, dont bénéficient certains groupes nomades et d’autres pas, sous la forme de chartes appelées hakura.

Enfin, il y est question du retourde plus de 2 millions de paysans du Darfour dans leurs villages, où ils ne sont pas retournés depuis la fin des combats parce que des nouveaux occupants, proches du pouvoir central, y ont été installés,ou que leurs terres ont été accapa­rées par les membres de milices progouvernementales. « Pour met­tre fin à cette situation, il ne peut y avoir une approche purement sé­curitaire. C’est en cela que l’accord, qui prévoit des mécanismes de jus­tice transitionnelle en même tempsque l’organisation de forces mixtes,est prometteur », analyse Sulei­man Baldo, analyste pour le groupe de réflexion The Sentry.

Des factions rebelles signatai­res, aucune n’est négligeable. Le SPLM­Nord (Mouvement popu­laire de libération du Soudan) de Malik Agar et Yasir Arman – qui

trouve son origine dans la rébel­lion dirigée par John Garang –, estun acteur politique destiné àjouer un rôle­clé dans la transi­tion, à Khartoum.

En revanche, sur le terrain, cesont désormais les forces d’une autre faction du SPLM­Nord, celle d’Abdelaziz Al­Hilu, qui sont in­fluentes parmi les populationsconcernées, notamment dans les monts Nouba. A ce stade, rienn’est perdu : des négociations di­

rectes avec Khartoum sont en cours avec la faction Al­Hilu, quirefuse de signer la paix tant que laséparation de la religion et de l’Etat, au Soudan, ne sera pas unfait. Autre faction non signataire, celle d’Abdel Wahid Al­Nour, lea­der historique de l’Armée de libé­ration du Soudan (SLA ; dont lenom avait été adopté pour res­sembler aussi à celui de la SPLA deJohn Garang), qui vit en exil en France mais continue de jouird’une influence au sein des camps de déplacés.

Salva Kiir, le président du Sou­dan du Sud, qui a hébergé les né­gociations, a d’ailleurs reconnu le« travail inachevé » de l’accord tant qu’existent deux factionsnon signataires. Et ce, d’autant que le temps presse. SuleimanBaldo estime que les groupes ar­més ont aussi « fait traîner les cho­

En Côte d’Ivoire, « on s’achemine vers des troubles importants »A deux mois de la présidentielle, le candidat Henri Konan Bédié, ex­chef de l’Etat, déplore la timidité de Paris alors que des violences ont éclaté

ENTRETIEN

A moins de deux mois del’élection présidentielleprévue pour le 31 octobre,

la Côte d’Ivoire inquiète à nou­veau. Des violences ont déjà éclaté en plusieurs points du pays alors que la candidature à un troisième mandat d’Alassane Ouattara diviseet que des personnalités, tels l’an­cien président Laurent Gbagbo ou l’ex­premier ministre Guillaume Soro, ne devraient pas être autori­sées à se présenter. Dans ce con­texte, l’ancien président Henri Ko­nan Bédié apparaît comme le prin­cipal candidat de l’opposition.

Le pays se dirige­t­il, selon vous, vers une élection apaisée ?

La violence n’est pas à exclure. LaCommission électorale indépen­dante (CEI) n’étant pas indépen­dante, nous nous dirigeons vers une élection contestable et non apaisée. La faute de ces violences revient au pouvoir, seul détenteur de la violence d’Etat, l’opposition n’ayant pas d’armes.

Demandez­vous un report du scrutin, une disqualification du président Ouattara, dont vous estimez la candidature illégale ?

Alassane Ouattara viole laConstitution en se présentant

pour un troisième mandat. Sacandidature est illégale et tout lemonde le sait. L’opposition s’enindigne et manifeste bruyam­ment. Pour le moment, nous fai­sons en sorte que l’élection se tienne à la date prévue. Nous sa­vons que le temps presse pourque la CEI soit mise aux normes internationales et en conformitéavec l’arrêt de la Cour africaine des droits de l’homme.

Mais s’il y a une bonne volontéde la part du régime en place, undialogue suivi nous permettrad’y arriver.

Est­ce que l’élimination très probable de Laurent Gbagbo et de Guillaume Soro de la course ne fait pas de vous le principal candidat de l’opposition ?

Non, nous ne tirons pas bénéficede cette élimination, qui s’inscrit dans le souhait du président Ouat­

tara d’être le candidat unique de cette élection. Dans l’opposition, au contraire, nous avons souhaité que M. Soro et le président Gbagboainsi que tous les candidats qui le souhaitent se présentent.

Vous êtes en contact régulier avec M. Gbagbo, en exil à Bruxelles. Souhaite­t­il rentrer comme un simple citoyen ou concourir à la présidentielle ?

Il souhaite rentrer comme unsimple citoyen de Côte d’Ivoire et concourir à l’élection présiden­tielle. Ses représentants ont d’ailleurs déposé son dossier de candidature en son nom.

Quels mots attendez­vous d’Emmanuel Macron, qui devrait prochainement rencontrer le M. Ouattara ?

J’ai informé par écrit le prési­dent Macron de la situation enCôte d’Ivoire. Dans ce document,il constatera que l’état des lieux est des plus inquiétants. La vio­lence sévit au pays, le droit cons­titutionnel de manifester est dé­nié au peuple de Côte d’Ivoire,des emprisonnements arbitrai­res se produisent chaque jour etdes élus sont jetés en prison sanstenir compte de leur immunité parlementaire. Avec une situa­tion aussi dégradée, on s’ache­

mine vers des troubles impor­tants. La crise préélectorale peutdéboucher sur une guerre civile sans précédent. Jusqu’à présent,nous n’avons pas constaté deprise de position ferme de la France pour contribuer à écarterle danger.

Que ferez­vous si, au soir de l’élection, vous estimez avoir gagné mais que les résultats proclamés sont en votre défaveur ?

Nous nous battrons pour quenotre victoire ne nous soit pas vo­lée et nous ferons tout pour la faire prévaloir.

Vous dites que, si vous gagnez l’élection, vous gouvernerez avec les jeunes. Mais, si telle est votre ambition, n’était­il pas plus juste de céder la place à une nouvelle génération au sein de votre parti ?

Ce sont les jeunes qui ont de­mandé à ce que je me présentecompte tenu de la menace d’untroisième mandat du président Ouattara. Dans tous les cas, si je suis élu, c’est non seulement pour la réconciliation totale enCôte d’Ivoire, mais aussi pour ins­taller un gouvernement de largeouverture qui comportera enmajorité des jeunes.

Que répondez­vous à ceux qui considèrent que, à 86 ans, vous faites le combat de trop ?

Je dispose de toutes mes facul­tés physiques et intellectuelles. C’est pour cela que j’ai accepté lamission de salut public que la ma­jorité des Ivoiriens m’a confiée. A 86 ans, on peut être président. L’âge est plutôt un atout en Afri­que et dans le reste du monde. Il est synonyme de sagesse, d’expé­rience et donc de compétence.

Vous vous présentez comme le candidat de la réconciliation. Mais n’avez­vous pas l’impres­sion qu’avec MM. Gbagbo et Ouattara, depuis près de trente ans, vous faites davantage partiedu problème que de la solution ?

Non. J’ai fait la paix avec ceux quiont suscité le coup d’Etat absurde de 1999. J’ai ainsi donné sa chance au président Gbagbo. Puis j’ai sou­tenu Ouattara lors de ses deux mandats. Tout ce qui a été réalisécomme progrès en Côte d’Ivoire l’aété avec la contribution de mon parti et des ministres que j’ai en­voyés dans les différents gouver­nements. Au final, si nous nous présentons tous, le peuple déci­dera, car c’est lui qui détient le pou­voir en démocratie.

propos recueillis parcyril bensimon

« Alassane Ouattara viole la Constitution

en se présentantpour un troisième

mandat »

Le chef du Conseil souverain soudanais, Abdel Fattah Al­Bourhane, le président du Soudan du Sud, Salva Kiir, et le premier ministre du Soudan, Abdallah Hamdok, le 31 août,à Juba.SAMIR BOL/REUTERS

Il y est questiondu retour de plus

de 2 millions de paysans

du Darfour dansleurs villages

ses pour obtenir des avantages pour leurs représentants, y com­pris une surreprésentation dansles institutions de la transition », etce faisant, ont déséquilibré le pouvoir à Khartoum en donnantun avantage à la composante mi­litaire face aux civils.

« Ces négociations de l’annéeécoulée ont retardé la création duConseil législatif [assemblée cons­tituante], dont l’une des vocations est d’opérer un contrôle sur le sec­teur de la sécurité, armée et milicesconfondues, afin d’en obtenir la ré­forme, sans laquelle tout le proces­sus en cours au Soudan perdrait sadynamique », avertit ce spécialistede longue date du Soudan.

jean­philippe rémy

LE PROFIL

Henri Konan BédiéQuelle ambition anime encore Henri Konan Bédié ?A 86 ans, l’ancien président ivoirien n’entend pas prendre sa retraite politique et espère bien revenir aux commandes de son pays. Depuis son renversement un 24 décem-bre 1999 par une junte militaire, le « sphinx de Daoukro » n’a jamais fait le deuil du pouvoir. Soutien décisif d’Alassane Ouattara en 2010 dans la bataille électorale contre Laurent Gbagbo, il a depuis 2018 rompu l’alliance avec le chef de l’Etat et s’est rapproché de son ancien rivasl. Se présentant comme le candi-dat de la réconciliation entre Ivoiriens, il promet, s’il est élu, de mettre en place « un gouvernement de large ouverture ».

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Page 5: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 international | 5

Vives tensions sino­américaines dans le détroit de TaïwanFace à l’irrédentisme chinois, les Etats­Unis multiplient les gestesde soutien à l’île, dont la création d’un centre de maintenance des F­16

pékin ­ correspondant

D eux mois aprèsl’adoption de la loi surla sécurité nationale àHongkong, Taïwan se

sent de plus en plus menacée par la Chine et se retourne donc vers les Etats­Unis, provoquant de vi­ves tensions avec Pékin. C’est leparfait cercle vicieux. Le mot« guerre » commence à faire sonapparition des deux côtés du dé­troit qui sépare la Chine conti­nentale de cette île que Pékin con­sidère comme une « province in­séparable ».

Jeudi 27 août, intervenant parvidéo à un colloque d’un centre de réflexion australien, la prési­dente Tsai Ing­wen, réélue en jan­vier, a expliqué qu’« après Hon­gkong Taïwan est de plus en plus aux avant­postes de la liberté et dela démocratie ». Elle estime queTaïwan doit renforcer sa défense parce que « nous savons que, dans la situation présente, la force peut être corrélée avec la dissuasion ». Taïpei et Washington viennent d’annoncer la création sur l’île d’un centre de maintenance des F­16 américains. Le seul en Asie orientale.

Alors que les risques d’escalademilitaire se multiplient, les Etats­Unis ont déclassifié, lundi 31 août, des documents précisant les « Six Assurances » accordées par le pré­sident Ronald Reagan à Taïwan en 1982. Pour ce dernier, « la vo­lonté des Etats­Unis de réduire ses ventes d’armes à Taïwan est entiè­rement conditionnée à l’engage­ment continu de la Chine en faveur d’une solution pacifique des diffé­rences Taïwan­République popu­laire de Chine ». Explicitant ce do­cument, David Stilwell, le plus

haut responsable américain du dé­partement d’Etat pour l’Asie de l’Est, a précisé lundi : « Nous conti­nuerons d’aider Taïwan à résister à la campagne du Parti communiste chinois pour faire pression sur elle, l’intimider et la marginaliser. »

Mardi 1er septembre, le quotidienchinois Global Times affirme, sur la base de données d’un centre de recherche chinois, le South China Sea Strategic Situation Probing Initiative (SCSPI), que, dimanche, un avion de reconnaissance mili­taire américain a « possiblement décollé » de Taïwan pour se rendre au Japon. Une information dé­mentie par Taïwan. Ce journal, qui dépend du Parti communiste, « suggère » à Pékin de déclarer que l’espace aérien au­dessus de Taïwan est une « zone de pa­trouille » de l’armée chinoise qui pourra y effectuer des missions. Selon un rapport officiel du minis­tère de la défense de Taïwan, pré­senté le 31 août au Parlement, la Chine continentale n’a toutefois pas encore les moyens d’engager une guerre contre Taïwan.

« Diplomatie du masque »Outre les questions de défense, la diplomatie de Taïwan irrite égale­ment Pékin. « L’espace internatio­nal de Taïwan n’a cessé de se réduiredepuis [la visite de Nixon à Pékin en] 1972. Pour la première fois, en raison de la politique chinoise de Donald Trump et de la crise due au Covid­19, Taïwan a un espace qui s’entrouvre et Tsai [Ing­wen, la pré­sidente taïwanaise] saisit toutes lesoccasions », note Mathieu Duchâ­tel, directeur du programme Asie àl’Institut Montaigne.

Comme la Chine continentale,Taïwan a mené, en début d’année,une « diplomatie du masque »,

envoyant 10 millions de masques à l’étranger, dont 5,6 millions enEurope. Sa remarquable gestiondu Covid­19 avait par ailleursamené de nombreux pays, dont les Etats­Unis, le Canada, le Japon et l’Union européenne, à souhai­ter que Taïwan participe à l’As­semblée mondiale de la santé en mai, ce que la Chine a refusé.

Mi­août, la visite de trois jours àTaïwan du secrétaire américain à la santé, Alex Azar, a une nouvelle fois provoqué la colère de Pékin. Ja­mais un responsable américain dece niveau ne s’était rendu à Taïwandepuis 1979, date à partir de la­quelle les Etats­Unis ont reconnu la République populaire de Chine comme « seul gouvernement légal de Chine ». Mais les enjeux de ce voyage étaient essentiellement sa­nitaires et Pékin a compris le mes­sage. Tout en dénonçant la « pro­vocation » que constituait cette vi­site officielle, le quotidien officiel chinois China Daily a expliqué quece déplacement était « plus symbo­lique que substantiel ». Tout autre aurait été une visite du secrétaire d’Etat Mike Pompeo ou de Mark Esper, le secrétaire à la défense.

Alors que la Chine tente d’isolerTaïwan en la privant de la quin­zaine d’alliés diplomatiques qui

lui reste, Taïwan fait feu de tout bois. En août, Taïwan a ouvert un « bureau de représentation » àHargeisa, la capitale du Somali­land, un territoire également nonreconnu comme Etat par la com­munauté internationale et qui arésisté aux pressions de Pékin. Le Somaliland doit lui aussi inaugu­rer un bureau à Taïwan àl’automne.

La visite jusqu’au vendredi4 septembre du président du Sé­nat tchèque, Milos Vystrcil, à Taïwan constitue un nouveau re­vers pour Pékin. Ces visites sont rarissimes, même si, en mai 2019, le président du Sénat de Belgique, Jacques Brotchi, avait également été reçu par la présidente Tsai.

Pour Frank Muyard, maître deconférences à l’Université natio­nale centrale, à Taïwan, il n’y a pas de tournant dans la diplomatie taïwanaise. « Ce que l’on observe cette année est le résultat du travailmené par la présidente Tsai et son ministre des affaires étrangères, Joseph Wu, lors du premier man­dat. Ils ont cherché à développer lesrelations diplomatiques et écono­miques avec les démocraties. La présidente Tsai Ing­wen, depuis quatre ans, a su gagner la con­fiance des Etats­Unis et la gestiondu Covid­19 a donné une très bonneimage de Taïwan à l’étranger. »

Vendredi 28 août, Tsai Ing­wen alevé les restrictions sanitaires qui bloquaient jusqu’à présent les im­portations de bœuf et de porc américain. Une démarche pas for­cément populaire auprès de son électorat, mais qui ouvre la voie à la signature d’un accord de libre­échange bilatéral entre les Etats­Unis et Taïwan. Encore une pierre dans le jardin chinois.

frédéric lemaître

La visite d’un officiel tchèque à Taipeiillustre l’échec de Pékin en Europe centraleLes mises en garde chinoises contre le président du Sénat Milos Vystrcil ont permis de faire l’unanimité dans un pays déçu par des promesses d’investissements non réalisées

vienne, pékin ­ correspondants

C ette visite symbolise le re­vers de Pékin dans sonopération séduction en

Europe centrale. Se posant en di­gne héritier de Vaclav Havel, l’an­cien président tchèque symbole de la lutte contre le commu­nisme, le président du Sénat tchè­que, Milos Vystrcil, effectue, du 30 août au 4 septembre, un dépla­cement de six jours à Taïwan, cette île de 23 millions d’habitantsque Pékin considère comme une« partie indivisible de la Chine » et sur laquelle quasi aucun respon­sable politique européen n’ose d’habitude mettre le pied, de peurde froisser Pékin.

Lundi 31 août, M. Vystrcil a pro­noncé un discours devant les étu­diants de l’université nationale deTaïwan, là même où Vaclav Havel s’était exprimé en 2004. Mardi 1er septembre au matin, il s’est ex­primé devant le Parlement deTaïwan. « Je suis un Taïwanais », a déclaré en tchèque et en chinoisM. Vystrcil, faisant explicitementréférence à la phrase prononcée par le président Kennedy à Berlin en 1963 : « Ich bin ein Berliner », considérée comme un important message en faveur de la liberté et contre le communisme. Hasard du calendrier diplomatique,

Wang Yi, ministre des affairesétrangères chinois en tournée au même moment en Europe, a qua­lifié cette visite de « provocation » et a déclaré que M. Vystrcil devrait« payer au prix fort son comporte­ment à courte vue et ses spécula­tions politiques ».

Une réaction violente qui a per­mis de réaliser l’unanimité en Ré­publique tchèque autour d’une vi­site qui n’était pas évidente au dé­part. Ni le gouvernement du pre­mier ministre, Andrej Babis, ni surtout le président, Milos Zeman,un souverainiste connu pour ses positions prorusses et prochinoi­ses, ne l’avaient soutenu, estimantqu’elle pourrait abîmer les rela­tions avec Pékin. Mais Milos Vystr­cil, un pro­occidental membre de l’opposition de droite, est passé outre, aux côtés d’une délégation constituée d’autres sénateurs d’opposition et indépendants, ainsi que du maire de Prague, Zdenek Hrib, un élu du Parti pi­rate, lui aussi connu pour ses posi­tions antichinoises et également membre de l’opposition.

Dans un pays qui ne cesse de sediviser entre souverainistes prorusses ou prochinois et pro­occidentaux, « les opposants deM. Zeman utilisent cette visite comme un symbole, d’autant qu’ils n’ont pas grand­chose à per­

dre car être antichinois est assez peu risqué », estime Ivana Karas­kova, chercheuse spécialiste de la Chine à l’Association tchèque pour les affaires internationales. Le ministre des affaires étrangè­res tchèque a ainsi soutenu ces élus de l’opposition sans hésiteren estimant que les propos deM. Wang « ont dépassé les limites »et ne « sont pas compatibles avecles relations entre deux Etats sou­verains ». L’ambassadeur chinoisà Prague a été convoqué au minis­tère des affaires étrangères.

Revirement« Une réaction aussi forte est très rare dans la diplomatie tchèque »,salue Filip Jirous, chercheur au cercle de réflexion Sinopsis qui s’est spécialisé dans l’influence chinoise en Tchéquie. Pour lui, cela traduit la déception des élitestchèques face aux promesses ve­nues de Pékin.

Le symbole en est le revirementdu président Milos Zeman quiavait expliqué en janvier dernier« avoir été déçu » par le niveau desinvestissements chinois dans le pays alors qu’il avait été en 2015 jusqu’à recruter comme con­seiller le patron d’un conglomé­rat chinois, CEFC, qui devait in­vestir massivement dans un paysque Pékin imaginait alors

comme sa porte d’entrée en Eu­rope. Mais celui­ci a finalement été arrêté en Chine pour corrup­tion en 2018, sans que les pro­messes mirobolantes d’investis­sement ne se réalisent.

De leur coté, les projets d’infras­tructures chinoises en Europecentrale dans le cadre du pro­gramme dit des « nouvelles rou­tes de la soie » sont toujours dans les limbes. La mort soudaine du prédécesseur de M. Vystrcil, en janvier, alors qu’il avait prévu unevisite à Taïwan, a aussi rendu le sujet sensible dans le pays. Sa veuve a en effet assuré qu’il avait fait une crise cardiaque après avoir été assailli de pressions du gouvernement tchèque et de Pékin pour annuler son voyage.

« Il y a beaucoup de théories ducomplot et rien ne prouve que sa mort soit due à cela, mais tous lesresponsables tchèques sont très prudents sur la Chine depuis ce dé­cès », explique la chercheuse Ivana Karaskova. Tout cela dans un contexte où la société civiletchèque reste très vigilante surles tentatives d’influence chi­noise. Avec ses propos provo­cants, Pékin n’a pu que souder l’opinion publique tchèque der­rière cette ligne.

jean­baptiste chastandet frédéric lemaître

« Après Hongkong,Taïwan est

de plus en plusaux avant-postes

de la liberté etde la démocratie »

TSAI ING-WENprésidente de Taïwan

Biden tente de retourner l’argument de la sécurité contre TrumpL’impact des émeutes a contraint le candidat démocrate à accélérer sa campagne

washington ­ correspondant

J oe Biden a délivré son plusvirulent réquisitoire contreDonald Trump, lundi 31 août,à Pittsburgh, en Pennsylva­

nie, à l’occasion d’une brève vi­site. Au cours de la convention ré­publicaine, la semaine précé­dente, un portrait accablant du candidat démocrate avait été dressé. Les émeutes de Kenosha,dans l’Etat­clé du Wisconsin, à lasuite de nouvelles violences poli­cières, avaient été mises à profit par le président autoproclamé de « la loi et de l’ordre » pour concen­trer son discours sur la menaceque représenterait une victoire deson adversaire. « Personne ne sera en sécurité dans l’Amérique deBiden », avait notamment assuré Donald Trump.

L’ancien vice­président de Ba­rack Obama a tenté de retourner l’argument au cours d’une inter­vention agressive d’une vingtaine de minutes. Lui qui avait évité de prononcer le nom de son rival lorsde son discours d’acceptation d’in­vestiture, le 20 août, il n’a cessé cette fois de le marteler. Ce que vous voyez, « ce ne sont pas les images imaginaires de l’Amérique de Joe Biden, dans le futur. Ce sont des images de l’Amérique de Do­nald Trump, aujourd’hui, a­t­il dit. Il n’arrête pas de vous dire que, si seulement il était président, cela n’arriverait pas. Il n’arrête pas de nous dire que, s’il était président, vous vous sentiriez en sécurité. Eh bien, il est président, et cela arrive. Et vous n’êtes pas en sécurité. »

« Une présence toxique »« Et ça empire. Et nous savons pourquoi. Parce que Donald Trump verse de l’essence sur cha­que incendie, a­t­il poursuivi,parce qu’il est incapable de con­damner toute forme de violence. Il n’a aucun problème avec les mili­ces de droite, les suprémacistesblancs et les justiciers [autoprocla­més] munis de fusils d’assaut, sou­vent mieux armés que la police. » « Donald Trump est une présencetoxique dans notre pays depuisquatre ans », a­t­il ajouté. Rappe­lant que la crise du Covid­19 l’avaitprivé d’un bilan économique, Joe Biden a estimé que, « maintenant,il tente d’effrayer l’Amérique. C’està cela que se résume toute sa cam­pagne présidentielle : la peur ».

Lors de son discours du 20 août,Joe Biden avait déjà mis en cause le président sortant, incapable se­lon lui de protéger ses conci­toyens contre l’épidémie de Covid­19 du fait d’une gestion trèscontroversée. Il a repris l’argu­ment en le systématisant, accu­sant Donald Trump d’impuis­sance face aux violences urbai­nes, à la dégradation de l’écono­mie, ou à la Russie.

Pour contrer les critiques répu­blicaines, Joe Biden a procédé éga­lement à une série de mises au point, niant par exemple avecforce une complaisance supposéeface aux troubles. « Piller, ce n’est pas manifester. Brûler, ce n’est pas manifester. Rien de tout cela n’a à

voir avec les manifestations. C’estde l’anarchie, un point c’est tout »,a­t­il déclaré, avant de revenir sur une accusation répétée lors de la convention républicaine, celle d’être « le cheval de Troie d’une gauche radicale ». « Vous connais­sez mon histoire, l’histoire de ma famille. Alors posez­vous la ques­tion : est­ce que j’ai l’air d’un socia­liste radical avec une faiblesse pour les émeutiers ? Sérieuse­ment ! », a­t­il assuré.

Dans cette Pennsylvanie où lavictoire sera également crucialeen novembre et qui produit dugaz et du pétrole de schiste, il apris soin de dire qu’il ne veut pasinterdire la technique qui permet son extraction. « Je ne suis pas contre la fracturation hydrauli­que, quel que soit le nombre de foisoù Donald Trump ment à mon propos », a­t­il dit.

Attaqué également sur sa foi ca­tholique lors de la convention ré­publicaine, Joe Biden a pris soinde citer l’une des formules les plus célèbres du pape Jean­Paul II :« N’ayez pas peur. » « La peur ne construit jamais l’avenir, au con­traire de l’espoir. Et construire l’avenir, c’est ce que fait l’Amérique.En fait, c’est ce que nous faisons de mieux », a conclu l’ancien vice­président, renouant avec l’opti­misme de son discours d’accepta­tion d’investiture.

Le candidat avait prévu initiale­ment de reprendre les déplace­ments de campagne une semaine plus tard, après la Fête du travail, leLabor Day, qui marque tradition­nellement le début des campa­gnes électorales et qui tombe cetteannée le 7 septembre. L’efficacité du message convoyé par la con­vention républicaine, ajoutée à l’impact des émeutes de Kenosha puis de Portland, marquées par la mort de trois personnes, l’a con­traint à accélérer.

Lors de son intervention, JoeBiden s’est efforcé de mettre en avant sa capacité supposée à ras­sembler les deux camps qui sefont face dans les rues américai­nes : les familles des victimes de violences policières et les forces chargées d’assurer la sécurité.

A Kenosha, mardi, DonaldTrump n’a prévu pour sa part derencontrer que des représentants de la police et les propriétaires de commerces ou de bâtiments ré­duits en cendres lors de nuits d’émeutes. Les troubles avaientsuivi les blessures très graves in­fligées le 23 août à un Afro­Améri­cain par un policier blanc qui lui avait tiré sept fois dans le dos.

gilles paris

« Est-ce que j’ail’air d’un

socialiste radicalavec une

faiblesse pour lesémeutiers ?

Sérieusement ! »JOE BIDEN

ISRAËLVol historique entre Tel-Aviv et Abou DhabiLe « premier vol commercial »direct entre les Emirats ara­bes unis et Israël s’est posé lundi 31 août, à Abou Dhabi, en provenance de l’aéroport international David­Ben­Gourion de Tel­Aviv, quelques semaines après l’annonce, le 13 août, de la normalisation des relations entre les deux pays. Ce vol a donné lieu à

une autre première : l’Arabie saoudite a autorisé l’avion à survoler son territoire, bien que Riyad n’ait pas de rela­tions avec l’Etat hébreu. L’avion de la compagnie israé­lienne El Al, transportant une délégation américano­israé­lienne emmenée par Jared Kushner, conseiller à la Mai­son Blanche et gendre du président américain Donald Trump, a atterri à Abou Dhabi à 15 h 39 heure locale. – (AFP.)

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6 | planète MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

Microplastiques : lobbying autour du minusculeLes industriels font bloc contre la proposition de l’Europe d’interdire les particules de plastique ajoutées

A partir de quelle taillecommence officielle­ment le minuscule ?Cette question fait

l’objet d’une bataille d’influence au sein de l’Union européenne(UE) qui se joue non pas à Bruxel­les, mais à Helsinki, siège del’Agence européenne des pro­duits chimiques, l’ECHA.

Chargée d’appliquer le règle­ment Reach sur les produits chi­miques dans l’UE, l’ECHA a prisl’initiative, en janvier 2019, de proposer la « restriction » la plus importante depuis sa créationen 2007 : interdire un certaintype de microplastiques, des par­ticules de matière plastique detrès petite taille qui se dissémi­nent dans l’environnement sans aucun contrôle.

Pour un plastique, il existedeux façons d’être « micro ». D’abord, involontairement, no­tamment à force d’usure des ob­jets. Ainsi, les principaux respon­sables d’émission de microplasti­ques dans les eaux de surfacesont les pneus de véhicules (94 000 tonnes par an), les gra­nulés perdus pendant les proces­sus de fabrication des plastiques (41 000 t), suivis du marquage ausol des routes (15 000 t), selon unrapport paru en 2017. Au total, 176 000 tonnes de microplasti­ques partent dans la nature euro­péenne chaque année, a calculél’ECHA. Si bien qu’ils sont par­tout, jusqu’au fond des mers où ils contaminent l’intégralitédes poissons et fruits de merconsommables.

Les plastiques peuvent aussinaître « micro », quand les indus­triels les incluent délibérémentdans leurs produits. Ce sont ces« microplastiques ajoutés inten­tionnellement » auxquels la pro­position de l’ECHA s’attaque.

De nombreuses inconnuesSi l’exemple le plus connu du pu­blic se situe au rayon cosméti­que, avec les microbilles conte­nues dans les lotions exfoliantespour la peau, on en trouve égale­ment dans les détergents, où ilsservent à encapsuler des fragran­ces, dans les peintures et les en­cres, les matériaux de construc­tion ou encore les médicaments.S’ajoutent à cela les granulats de pneus usagés utilisés dans les pe­louses artificielles.

Mais plus de la moitié des51 000 tonnes de microplasti­ques intentionnellement ajoutésdans des produits chaque annéeen Europe proviennent de l’acti­vité agricole, d’après l’ECHA. Ils’agit de polymères qui servent àenrober des granulés d’engrais àdiffusion lente et des semences.

Chaque année, ce sont au to­tal plus de 58 000 tonnes de mi­croplastiques qui se répandentdans l’environnement. Faute dedonnées, de nombreuses incon­nues planent quant à leur im­pact sur l’environnement et lasanté humaine.

L’ECHA juge donc qu’il faut lestraiter de la même manière queles produits chimiques persis­tants, bioaccumulables et toxi­ques. Réputés sans seuil au­des­sous desquels ils seraient inof­fensifs, ils ont des effets irréversi­bles puisque, une fois dans la nature, ils y sont probablement pour très longtemps. Voire pour

l’éternité. « Par conséquent, iln’est pas possible aujourd’hui de conclure avec une certitude rai­sonnable que des effets nocifs nese produisent pas actuellementdans l’environnement, ou ne seproduiront pas à l’avenir », con­clut l’agence dans sa propositionde janvier 2019.

L’ECHA estime qu’une interdic­tion permettrait de réduire lesémissions d’environ 500 000tonnes sur vingt ans, pour uncoût de 9,4 milliards d’euros. Laproposition a été mise en discus­sion au cours de consultationspubliques, qui s’achèvent mardi1er septembre. En 2019, pas moinsde 477 contributions lui ont étéadressées – de la part d’indus­triels de la chimie, du plastique etdes cosmétiques pour la plupart.

Au fil de ces mois d’imprégna­tion par les contestations et exi­gences de ces « parties prenan­tes », la position de l’ECHA s’estinfléchie, déplore l’ONG bruxel­loise European EnvironmentalBureau (EEB), qui a épluché les centaines de pages que le dossierreprésente désormais. « Résul­tat : cette initiative de l’UE a ététellement déformée que, faute derectification, elle finira par aggra­ver le problème au lieu de l’amé­liorer », regrette EEB dans uneanalyse publiée mardi.

« L’industrie ne peut soutenir » laproposition, a ainsi tranché Plas­

ticsEurope, l’organisation de lob­bying pour le secteur plastique, qui défend les intérêts de géants tels que BASF, Covestro (brancheplastique de Bayer) ou DuPont, etdes firmes de taille plus modeste.

« Les preuves scientifiques four­nies pour justifier les restrictionsproposées ne répondent pas auxnormes requises pour l’applica­tion des principes [sic] de précau­tion », conteste­t­elle dans sacontribution. Le secteur proposeplutôt des mesures d’autorégula­tion, comme un programme decontrôle des granulés au nom dé­posé, Operation Clean Sweep.

Même opposition du Conseileuropéen de l’industrie chimi­que (Cefic), la plus importanteorganisation de lobbying enEurope, qui emploie 160 person­nes pour influencer les politi­ques publiques européennes. Se­lon lui, la proposition de l’ECHA« ne respecte pas les exigences durèglement Reach, n’atteint pasl’objectif visé de protection de lasanté humaine et de l’environne­ment, et ne peut donc pas êtresoutenue par l’industrie ».

« Plus toxiques »Au cœur de la bataille, la dimen­sion exacte d’un microplastique.Même si le mot est entré dans lelangage courant, il n’existe pasencore de définition détermi­nant à partir de quelle taille com­

mence le minuscule. La détermi­nation des normes fait toujoursl’objet de chicanes ultratechni­ques. Et le lobbying se joue par­fois au millimètre près. Au nano­mètre près, en l’occurrence. L’ECHA proposait à l’origine quele terme englobe les particules mesurant entre 0,000 001 milli­mètre (soit 1 nanomètre ou nm)et 5 millimètres, ou entre 3 nm et15 mm pour les fibres.

Mais quand l’agence publie unemise à jour de sa position, en juin 2020, la taille minimale a étémultipliée par 100, constatel’ONG EEB. De 1 nm, elle est pas­sée à 100, et de 3 nm à 300 pourles fibres. Cela « permettra à l’industrie de continuer à utiliserou de passer à des nanoparticulesqui sont à la fois plus toxiques et plus facilement absorbées parles cellules vivantes », souligne l’ONG. « La limite inférieure d’un

nanomètre est physiquement in­sensée », s’était plaint le Cefic.« La législation européenne doitêtre applicable. Or, afin de vérifierla conformité des produits, il fautpouvoir mesurer leur contenu enmicroplastiques, argue SylvieLemoine, directrice exécutive de l’organisation dans un courrielau Monde. Il n’existe pas de mé­thodes analytiques standardpour détecter des substances àdes niveaux aussi faibles. »

Alternative biodégradableDans un courriel au Monde, l’ECHA ne nie pas que ce change­ment est dû aux demandespressantes des industriels, mais explique qu’il a pour but de « s’as­surer que la restriction poten­tielle puisse être appliquée ». « Certaines applications em­ploient des microplastiques detaille inférieure à 100 nm, maiselles sont rares », écrit­elle. Soncomité d’analyse socio­écono­mique (SEAC) recommande, lui, que cette limite inférieure ne soitque « temporaire ».

L’ECHA se défend en outred’avoir « dilué » une propositionqu’elle présente comme « la plusambitieuse au monde ». Elle a été« mise à jour (…) sur la base d’ar­guments solides et de preuvesfournies par diverses parties pre­nantes, écrit­elle. Ces modifica­tions ont été faites pour la rendre

plus réaliste, minimiser les coûtspour la société et s’assurer qu’elle peut être mise en œuvre efficace­ment – tout en ne retardant pas laréduction des émissions ».

Les limitations techniques dumoment ne devraient pas entreren ligne de compte, estime poursa part Martin Wagner, biolo­giste à l’Université norvégiennedes sciences et des technologiesà Trondheim : « Dans deux ans peut­être, nous aurons un bonoutil » qui permettra d’analyserce qui n’est pas mesurableaujourd’hui. « La question de la taille est très arbitraire », expli­que le chercheur qui, en l’ab­sence de consensus scientifique,a récemment proposé une taillede 1 à 1 000 micromètres pour lesmicroplastiques, et de 1 à 1 000nm pour les plastiques encoreplus petits, les nanoplastiques.

EEB a relevé d’autres inflexionsproblématiques, comme les dé­lais rallongés pour certaines ap­plications comme l’encapsula­tion de parfums ou de pesticides.Les fabricants auraient huit ans pour développer une alternativebiodégradable – au lieu de cinq. Ils demandent encore plus.

Mais, surtout, l’agence aamendé ses exigences en ma­tière d’informations requisesauprès des industriels. « Près dequatre­vingts parties prenantes de l’industrie ont demandé à l’ECHA de modifier ces reportingrequirements », dénonce EEB.« Charge administrative supplé­mentaire importante sans valeurajoutée significative », « défi in­surmontable », « garanties deconfidentialité nécessaires » : telssont les arguments du Cefic.

Les industriels auraient désor­mais trente­six mois après l’en­trée en vigueur de la restriction(au lieu de douze) pour envoyerleurs données, mais ils ne se­raient plus tenus de déclarerl’identité des polymères ni lesquantités précises. « La transpa­rence des industriels est d’une im­portance cruciale, regretteMartin Wagner. Si on ne sait pasquels matériaux ils emploient, im­possible de les repérer dans l’envi­ronnement ! » L’ECHA publiera la version finale de sa proposition àla fin de l’année.

stéphane horel

Remontée de granulats de pneus sur la pelouse d’un stade, à Moscou, lors d’une séance d’entraînement, en 2009. NATALIA KOLESNIKOVA/AFP

La déterminationdes normes faittoujours l’objet

de chicanes ultratechniques.

Et le lobbyingse joue parfois au

millimètre près

L’Agence européenne

se défend d’avoir« dilué » une proposition

qu’elle présentecomme « la plus

ambitieuse au monde »

les jours du faux gazon ne sont pluscomptés. En janvier 2019, l’Agenceeuropéenne des produits chimiques, l’ECHA, envisageait d’interdire l’usagedes granulats de pneus « en fin de vie »qui truffent les pelouses artificielles.C’était avant l’intervention de multi­ples représentants d’intérêts, notam­ment footballistiques.

Suffisamment petits pour appartenirà la famille des microplastiques (moinsde 5 millimètres), ces granulés forment l’une des couches situées sous les fila­ments de polyéthylène ou de polypro­pylène colorés figurant des brins d’herbe. Dispersés par les chaussures et les vêtements des joueurs, emportés parles intempéries et les aléas de la topo­graphie, ils se dispersent dans la nature à raison de 50 kg par terrain chaque an­née, formant un total de 16 000 tonnes.

Depuis leur première utilisa­tion en 1966 à Houston (Texas), lespelouses artificielles se sont multi­

pliées, au point que l’Europe en comptedésormais 32 000 environ selonl’ECHA, dont 3 000 en France.

En raison des inquiétudes liées à leurimpact sur l’environnement et la santéhumaine, les « microplastiques ajoutésintentionnellement » dans les produits,comme ces granulés, font maintenant l’objet d’une proposition de « restric­tion » de l’ECHA.

Effets nocifsLeur matière première, également, estproblématique en soi : non seulement les pneus sont eux­mêmes la principalesource de microplastiques qui polluentles eaux de surface, mais ils contien­nent des substances toxiques. Hydro­carbures aromatiques polycycliques(HAP), bisphénol A, phtalates etquantité de métaux lourds ont deseffets nocifs sur les organismes marins.

L’ECHA envisageait au départ qua­tre options. Une interdiction totale, soit

immédiate (option 1), soit avec un délaide six ans (option 2) – sachant quela durée de vie d’un terrain est limitée àdix ans, et que des alternatives existentsous la forme de liège ou de noyauxd’olives broyés. Deux options qui impliquent d’inventer chaque annéeun nouveau destin à 1,4 million detonnes de pneus usagés. Option 3 :rendre obligatoire un étiquetage et un mode d’emploi.

Malgré la préférence de son proprecomité d’évaluation des risques pour ladeuxième option, le choix de l’ECHAs’oriente vers une quatrième : la miseen place de mesures techniques pourprévenir la migration des miettes depneus à l’aide de filtres dans les évacua­tions d’eau, de stations de nettoyagedes chaussures, de paillassons­grilles etautres pièges à granulés. En théorie,cette option réduirait les émissions à 10 % pour une facture évaluée à1,28 milliard d’euros par l’agence

européenne. Les options 1 et 2, elles, coûteraient 960 millions.

Ces dernières se sont heurtées à lamobilisation des fabricants et du lobbydu pneu, mais surtout, et c’est plus in­habituel dans la gestion des risques liésaux produits chimiques, de clubs et fé­dérations de football, comme la Liga es­pagnole ou la fédération anglaise defootball, et surtout l’Union européennedes associations de football (UEFA).

Inquiète du « nombre considérable depratiquants [qui] seraient (…) privésd’activités footballistiques, en particulieren Europe du Nord », écrit l’UEFA dans un courriel au Monde, l’organisa­tion a prédit à l’ECHA « des effets néga­tifs importants sur le football et la so­ciété dans son ensemble » et un coûtde 96 milliards d’euros pour la so­ciété. Un montant qualifié de « sures­timé » par le Comité d’analyse socio­économique de l’ECHA.

s. ho.

Les fédérations de football défendent les pelouses synthétiques des stades

Plus de la moitiédes 51 000 tonnes de

microplastiquesajoutés dans desproduits chaqueannée en Europeproviennent de

l’activité agricole

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0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 FRANCE | 7

ENTRETIEN

A lors que l’exécutif doitannoncer, jeudi 3 sep­tembre, le détail duplan de relance de

l’économie, Laurent Berger, secré­taire général de la CFDT, appelle legouvernement à conditionner lesaides publiques aux entreprises dans ce cadre.

Quelle est votre perception du climat social en cette rentrée marquée par une reprise de l’épidémie ?

Il subsiste beaucoup d’incertitu­des sur la situation sanitaire et son impact sur le travail et sur nosvies. Les conséquences sur l’éco­nomie et l’emploi sont égalementdifficiles à appréhender. Nous nesommes malheureusement pasau bout des suppressions d’em­plois et je constate de l’inquiétudeface à ces incertitudes. Cela engendre un risque d’ordre démocratique, car on sait qui peut tirer partie de ce mal­être.

Il faut donc porter haut l’idéequ’il n’y a pas de fatalité. Et impul­ser un élan politique sur de gros enjeux : la transition écologiqueet la réduction des inégalités. Il appartient au président de laRépublique et au gouvernement d’être clairs sur le modèle de déve­loppement vers lequel ils veulent aller. Pour la CFDT, ils doivent yintégrer la justice sociale, le dialo­gue avec les acteurs sociaux, laredistribution des richesses, latransition écologique.

L’exécutif sait­il où il va, selon vous ?

Sur les réponses d’urgence, il arépondu présent. Nous ne som­mes pas d’accord sur tout, mais il est là. En revanche, sur les aspectsde moyen et long terme, qui im­pliquent des ruptures, il est loin de ce qu’il conviendrait de faire.

Nommer un haut­commissaireau Plan [François Bayrou], c’est bien, mais insuffisant si on ne saitpas ce que l’on veut construire. C’est pour ça que l’on continue de réclamer une conférence sociale et écologique afin de débattre des grands choix à opérer.

Qu’attendez­vous du plan de relance qui doit être annoncé jeudi ?

La volonté de relance économi­que du gouvernement ne doit pasocculter la responsabilité des entreprises. Une aide massive va leur être apportée – ce que je ne conteste pas –, mais il faut que

cela fasse bouger leur comporte­ment. Bénéficier d’aides publi­ques comme la baisse des impôts de production ne peut pas se fairesans conditionnalité.

Il est indispensable que le gou­vernement leur fixe au moins deux obligations. D’une part, celle de partager le pouvoir dans l’entreprise, avec davantage de dialogue social. Je souhaite un avis conforme du comité social et économique [CSE] sur l’utilisa­tion de ces aides publiques : si le choix de l’employeur n’est pas de s’en servir pour aller vers la tran­sition écologique ou la créationd’emplois de qualité, les représen­tants du personnel doivent pouvoir s’y opposer et le chefd’entreprise être contraint de revoir sa copie. D’autre part, il faut mieux partager la richesse ausein de l’entreprise.

Concernant les ménages, jecrains que les plus précaires nesoient oubliés. Des mesures ont été prises pendant et après le confinement, mais il faut ampli­fier l’effort en direction des plus modestes, par exemple via des « chèques relance ».

Le protocole sur le masque en entreprise, détaillé lundi par le gouvernement, vous semble­t­il adapté ?

Dans n’importe quelle entre­prise qui redémarre son activité, ilfaut réunir les représentants du personnel pour regarder comment organiser le travail. Ilest normal que des règles soient fixées nationalement, comme lemasque au travail, mais les amé­nagements doivent l’être par ledialogue. C’est l’intelligence col­lective qui nous fera progresser sur une organisation du travail qui soit à la fois protectrice pourles salariés mais qui ne soit pasnon plus trop pénible pour eux.

Comment abordez­vous la concertation sur le télétra­vail qui reprend mercredi ?

J’en appelle à la responsabilitédu Medef : il faut une vraie négo­ciation sur ce sujet pour encadrer rapidement cette pratique. On ne peut pas être simplement sur la définition juridique du télétra­vail. Si cette forme de travail seredéploie sans règles négociées, ça va être une catastrophe.

Où en est­on de la revalorisa­tion des travailleurs qui étaient en première ligne pendant le confinement ?

C’est également de la responsa­bilité du patronat de ne pas leslaisser pour compte. Les caissiè­res, routiers, ceux qui travaillent dans le déchet, la logistique ontpayé un lourd tribut à l’épidémie sans que leurs carrières et salairesaient été améliorés depuis.

Le ministère du travail – c’estprévu dans l’agenda social défini mi­juillet – doit booster la discus­sion et inciter les branches à être beaucoup plus réactives sur ce sujet. Le gouvernement ne doitpas s’en désintéresser, alors que

l’urgence va être l’emploi et le sanitaire. Collectivement, ce se­rait d’une très grande hypocrisie si on les oubliait.

Le dialogue social avec le gouvernement s’est­il amélioré depuis l’arrivée de Jean Castex à Matignon ?

Oui. On ne peut pas dire qu’onn’est pas écoutés. Même si rien n’est soldé, la réforme de l’assu­rance­chômage n’a pas été mise en œuvre, on n’est pas repartis à s’affronter sur les retraites et, concernant le plan de relance, on aété entendus sur un certain nom­bre de points que l’on a poussés.

Le report de la réforme de l’assurance­chômage, annoncé en juillet, n’a pas répondu à toutes vos attentes, certains arbitrages s’avérant finale­ment moins favorables pour les demandeurs d’emploi que ce qui avait été exposé initiale­ment par l’exécutif…

Oui, il y a eu un couac et on a parailleurs bien compris que la réforme pourrait revenir en

janvier. Mais si l’on regarde laréalité concrète, des gens auraient pu être exclus de l’assu­rance­chômage au 1er septembre. Cela aurait été extrêmement préjudiciable pour eux, mais ça ne va pas se produire. Est­ce que cela arrivera en janvier ? Notre boulot, c’est de faire en sorte quece ne soit pas le cas.

On a le sentiment que l’on peutpeser. L’agenda social défini par legouvernement trace un certain nombre de pistes qui sont intéres­santes – on n’avait pas vu ça de­puis 2017. A nous de nous battre pour que cet agenda soit effectif.

Pourquoi la CFDT ne s’associe­t­elle pas à la journée d’action

du 17 septembre à l’appel notamment de la CGT ?

Chacun est libre de se mettre enmouvement comme il l’entend.Nous avons décidé de faire un autre type de mobilisations à la rentrée. Du 22 au 24 septembre, nous mènerons une initiative, appelée « Réponses à emporter ».

Nous ouvrirons plus de500 points contacts pour aller au­devant des travailleurs qui subis­sent la crise de plein fouet. Nousvoulons ainsi faire la démonstra­tion de l’utilité du syndicalisme. Nous nous engageons à leur apporter une réponse et un accompagnement face aux pro­blèmes qu’ils rencontrent.

Et dans les entreprises, votre organisation compte­t­elle être active ?

Nous continuerons à nousmobiliser dans celles qui sont touchées par la crise. Par exemplechez Nokia ou chez Sanofi, qui ont présenté des plans sociaux scandaleux. Des actions ciblées pourront également être condui­tes dans d’autres secteurs. Mais

Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, à Paris, le 31 août. JEAN-LUC BERTINI POUR « LE MONDE »

« Il faut que l’aidemassive apportée

aux entreprisespar l’Etat fasse

bouger leur comportement »

nous n’appellerons pas à une journée interprofessionnelle.

Fin juillet, un rapport sur la réforme du code du travail au début du quinquennat montre qu’elle a eu des incidences défavorables sur le fonctionne­ment des instances de repré­sentation du personnel dans les entreprises. Partagez­vous cette analyse ?

Cette réforme n’a pas bonifié ledialogue social, bien au contraire. Beaucoup d’entreprises ont réduit au strict minimum le nom­bre d’élus du personnel et les moyens qui leur sont dévolus. La ministre du travail [Elisabeth Borne] devrait saisir les organisa­tions syndicales et patronales pour voir comment on peut corri­ger le tir. Nous le lui avons d’ailleurs dit en juillet. Dans la pé­riode d’incertitude actuelle, il est temps de comprendre que seul un dialogue social de qualité apportera des solutions.

propos recueillis parraphaëlle besse desmoulières

et bertrand bissuel

Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, vient à nouveau d’appeler à une réouverture du débat sur le temps de travail. Qu’en pensez­vous ?Il va y avoir presque un million de chômeurs supplémentaires. Et quelque 700 000 jeunes vont bientôt se présenter sur le marché de l’emploi. La question estdonc d’abord d’offrir une activité à tout le monde.

L’idée d’une augmentation de la duréedu travail me paraît être une ineptie totale,qui relève de l’idéologie. Je préférerais qu’on mette sur la table notre idée de banque du temps, pour permettre aux salariés de faire une pause dans leurcarrière professionnelle.

Le Medef souhaite également que la réflexion s’engage, à terme, sur la gouvernance de l’assurance­chômage : quelle est votre position à ce sujet ?

Les syndicats et le patronat ne peuvent

pas être absents du pilotage du régime.Certes, l’Etat a un rôle à jouer et il s’estd’ailleurs toujours mêlé de ce dossier. Maisce n’est pas en lui remettant les clés de l’as­surance­chômage que les choses s’amélio­reront. Faut­il évoluer vers un tripartisme, où cohabiteraient les représentants des salariés, des employeurs et les pouvoirspublics ? Pourquoi pas. Ça peut se discuter. Mais sûrement pas en dépouillant les organisations syndicales et patronales de leurs responsabilités. Si nous sommes cantonnés à la gestion du régime sans pouvoir peser sur la fixation des règles d’indemnisation, ça ne nous intéresse pas.

Le gouvernement a exprimé l’intention de relancer, au dernier trimestre, le dossier des retraites, notamment sur le plan des équilibres financiers : vous prêterez­vous à cet exercice ?

Nous ne voulons pas d’une mesured’économie, fondée sur un changement de

paramètre du système, dans le projet de loide financement de la Sécurité sociale2021 : si une disposition de cette natureétait prise, nous la contesterions vive­ment. Ce n’est pas le moment de modifier les règles, par exemple en cherchant àrepousser l’âge de départ à la retraite : entermes d’inflammabilité sociale, une telledémarche serait périlleuse.

Laurent Pietraszewski, le secrétaire d’Etat chargé du dossier, a déclaré, lundi, que la réforme des retraites « se fera avant la fin du quinquennat »…

Nous continuons, de notre côté, àvouloir un système universel et nous réflé­chissons d’ailleurs aux conditions pour y parvenir, en empruntant un autre chemin que celui choisi l’an passé par le gouverne­ment : ce dernier avait tout mélangé, lesconsidérations budgétaires et les transfor­mations de fond.

propos recueillis par r.b.d. et b. bi.

« Augmenter la durée du travail est une ineptie totale »

« Les plus précaires ne doivent pas être les oubliés du plan de relance »Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, appelle le gouvernement à amplifier l’effort envers les plus modestes et à conditionner les aides publiques aux entreprises

« Collectivement,ce serait d’une

très grande hypocrisie

si on oubliait les travailleurs

en première lignede l’épidémie »

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8 | france MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

La majorité craint une rentrée sociale volcaniqueCrise sanitaire et économique, hausse du chômage, insécurité… De nombreux députés LRM sont inquiets

C’ est au compte­gout­tes que les députésde La République enmarche (LRM) com­

mencent à regagner Paris et les abords de l’Assemblée nationale. Adeux jours de la présentation du plan de relance économique par lepremier ministre, Jean Castex, jeudi 3 septembre, la plupart des élus LRM continuent de sillonner leur circonscription. « Il y a un côtéun peu “mono­tâche” en ce mo­ment chez les députés de la majo­rité et c’est volontaire, souligne Laurent Saint­Martin, député LRMdu Val­de­Marne et rapporteur gé­néral du budget à l’Assemblée na­tionale. On ne fait rien d’autre, si ce n’est de s’assurer que les citoyens sont bien informés de la crise sani­taire et de la manière dont les pou­voirs publics accompagnent cette rentrée », notamment sur le port du masque dans l’espace public.

Soucieux, de nombreux députésLRM redoutent une rentrée éprou­vante. La crise sanitaire et écono­mique impose à la majorité un ca­lendrier législatif exigeant. Dès le 15 septembre, une session extraor­dinaire doit s’ouvrir à l’Assemblée pour l’examen de plusieurs projetsde loi, dont celui sur l’évolution duConseil économique, social et en­vironnemental, sur la recherche et l’enseignement supérieur, ou encore l’accélération et la sim­plification de l’action publique.

Mais toute l’attention dugroupe LRM est tournée vers le vote du projet de loi de finances, présenté à l’automne et qui com­prend les fameux 100 milliards d’euros de budget du plan de re­lance. « C’est un moment très im­portant pour les Français, mais aussi pour la majorité. Il faut qu’onarrive à trouver un équilibre avec legouvernement et qu’on puisse être en capacité de constituer un projetcrédible. Pour l’instant, il n’y a que des annonces, mais très vite il fau­dra passer à l’action en votant un budget efficace », affirme Jean­François Eliaou, député LRM de l’Hérault. Après trois premières années denses sur le plan législa­tif, certains députés de la majoritéaspirent à une simplification dutravail parlementaire. « Il faut

cette fois­ci que l’on limite au maxi­mum la surenchère législative », prévient Claire Pitollat, députée LRM des Bouches­du­Rhone.

Mobilisations syndicalesLes mesures économiques d’ur­gence mises en place par l’exécutif dès la mi­mars ont été soutenues par le groupe LRM à l’Assemblée. « Avec ce plan de relance, on ne commence pas mais on poursuit une logique qui a consisté à soute­nir l’économie, à travers les réduc­tions d’impôt, le prêt garanti par l’Etat, le chômage partiel, les aides sectorielles pour l’automobile et l’aéronautique. On est armé pour attaquer cette deuxième phase », dit Daniel Labaronne, député d’In­dre­et­Loire et vice­président de la commission des finances.

Mais tous ne sont pas de cet avis.Des élus n’hésitent pas à évoquer leurs craintes d’une rentrée com­promise sur le plan social avec des mobilisations syndicales déjà pré­vues à partir du 17 septembre. « Je suis très inquiète, confie une dépu­tée de la majorité. Si la rentrée ne sepasse pas bien au niveau social et économique et que la relance ne fonctionne pas, nous allons avoir de sérieuses difficultés. Le risque au bout, c’est à la fois un soulèvement des banlieues et une contestation sociale plus généralisée. »

Un constat que partage la dépu­tée du Nord Valérie Petit, anciennemembre de LRM qui a rejoint le groupe Agir ensemble, à droite dans la majorité. « On risque d’avoir un choc de pauvreté terrible et, derrière, l’explosion sociale qui va avec. Je le vois dans ma circons­cription : de nombreux Français en professions indépendantes ou libé­

rales risquent de tomber dans une pauvreté soudaine et, pour eux, il n’y a toujours pas de solutions envi­sagées. C’est la même chose pour les moins de 25 ans. On a déjà eu les“gilets jaunes”, on a déjà eu des mil­liers de gens dans la rue. Je ne suis pas sûre que le gouvernement ait véritablement pris la mesure du problème », juge Mme Petit.

Ces craintes sont elles­mêmesexacerbées par le retour du débat sur l’insécurité et la médiatisation de plusieurs faits de violences de­puis le début de la saison estivale. « Avant même de parler de relance économique, il faudrait restaurer l’ordre républicain, estime Valérie Petit. Il est nécessaire que le prési­dent ait un discours nourri sur ce qu’est la République et sur ce qu’est l’autorité de l’Etat. » Une voie que semble emprunter Emmanuel Macron, qui prononcera un dis­cours sur la citoyenneté, depuis le

Panthéon, à l’occasion des 150 ans de la proclamation de la Républi­que, vendredi 4 septembre. « Là oùla majorité doit être maintenant in­transigeante, c’est sur les sujets ré­galiens, avec la lutte contre l’insécu­rité, les incivilités et une réponse ju­diciaire à la hauteur de ces actes », ajoute Laurianne Rossi, députée LRM des Haut­de­Seine.

Sentiment d’inutilitéA deux ans des prochaines élec­tions présidentielle et législatives, les propositions de loi se multi­plient. Certains même au sein de la majorité espèrent voir le retour à l’Assemblée de projets abandon­nés. Retraites, assurance­chô­mage, scrutin à la proportion­nelle… Des élus de la majorité pen­sent déjà au bilan qu’ils devront défendre dans la perspective d’une campagne électorale en 2022. « Cette rentrée doit nous

permettre de nous positionner sur les enjeux de fin de mandat. C’est essentiel que l’on puisse rendre des comptes aux Français et qu’on puisse les valoriser par territoire », indique Claire Pitollat.

Comme depuis le début du quin­quennat, beaucoup espèrent tou­jours faire évoluer les rapports en­tre la majorité et le gouvernement,souvent décrits comme ascen­dants et ayant contribué à renfor­

cer un sentiment d’inutilité chez de nombreux députés. « Je crois qu’il y a un changement de menta­lité qui s’opère dans le groupe. Il y a une volonté de s’imposer davan­tage face à l’exécutif, non pas pour s’inscrire dans un rapport de force, mais parce qu’on n’a pas toujours été aussi offensifs qu’on l’aurait voulu pour défendre nos projets de loi », explique Mme Rossi.

Pour l’heure, les députés LRMl’admettent : impossible de se pro­jeter tant que le successeur de Gilles Le Gendre à la présidence dugroupe ne sera pas connu. Il doit être élu les 9 et 10 septembre. « Nous sommes un peu prisonniers de ce calendrier interne. Pour l’ins­tant, il n’y a pas de réunions ni de débats pour préparer le plan de re­lance. Juste quelques réunions in­formelles », avoue, désabusé, un ca­dre de la majorité.

mariama darame

« Valeurs actuelles » mis en cause pour injures à caractère racisteLa justice a ouvert une enquête contre l’hebdomadaire après la parution d’un article dépeignant la députée LFI Danièle Obono en esclave

L a rentrée s’annonçait bienpour Geoffroy Lejeune,32 ans cette semaine, direc­

teur de la rédaction de Valeurs ac­tuelles, l’hebdomadaire qui relaie les thèses de l’extrême droite. Il fait ses débuts comme chroni­queur dans « Balance ton post ! », l’émission quotidienne de Cyril Hanouna, sur C8. Une nouvelle tri­bune après les plateaux des chaî­nes d’info en continu, où on pou­vait déjà le reconnaître à son look inattendu pour un fils de militaireélevé chez les « cathos tradis », che­veux mi­longs et sweatshirts à ca­puche. En attendant, il avait bou­clé le dernier numéro du maga­zine, avec sa couverture sur l’« en­sauvagement » et « la France des nouveaux barbares ».

Depuis la sortie de ce numéro,jeudi 27 août, la rentrée de Geof­froy Lejeune semble difficile.L’hebdomadaire vit une crise iné­dite. Habitué aux polémiques, lejournal a pour la première foisadmis publiquement être allétrop loin. En cause, un article ima­ginant Danièle Obono, députée LaFrance insoumise (LFI) de Parisnée au Gabon, réduite en escla­vage. Un des dessins illustrant l’article la représente enchaînée,un collier en fer au cou. L’image a fait le tour des réseaux sociaux et

la publication a été condamnée par l’ensemble du monde politi­que, d’Emmanuel Macron au Ras­semblement national. Le com­muniqué officiel de Valeurs ac­tuelles présentant des excuses à Danièle Obono, n’a pas calmé le scandale. Lundi 31 août, le parquetde Paris a annoncé l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « injures à caractère raciste ».

Cet article était l’épisode final dela série d’été de l’hebdomadaire,un feuilleton de politique­fiction plongeant des personnalités con­temporaines dans le passé etcensé, selon le journal, « dévoilerl’absurdité de notre époque ». On ya vu François Fillon comparaîtredevant un tribunal de la Révolu­tion, Eric Zemmour conseiller Na­poléon à Waterloo, le professeurRaoult soigner les Poilus à la chlo­roquine. Danièle Obono n’a pas leur notoriété, mais Valeurs ac­tuelles l’accuse d’incarner, selon ses termes, un courant « indigé­niste ». Dans le récit, huit pages sous le titre « Obono l’Africaine », on la voit atterrir au XVIIIe siècle sur son « continent ancestral ». Satribu d’accueil la vend à des escla­vagistes, eux aussi Africains. Elle ne doit son salut qu’à un mission­naire français. Geoffroy Lejeune assure avoir été surpris par l’émo­

tion suscitée par l’article et ses il­lustrations, et se défend de toutracisme. « On est tombé de l’ar­moire, explique­t­il au Monde. On pensait que ce qui pourrait fairepolémique, c’était le fait que l’escla­vage ait aussi été le fait d’Africains à l’égard d’autres Africains. Le len­demain de la publication, on a compris qu’on avait fait une erreur.Blesser des personnes n’était pasnotre objectif. Il n’y a pas de débat à avoir, on s’est raté. »

Deux condamnationsSignée sous le pseudonymed’Harpalus, cette série d’été serait une œuvre collective. GeoffroyLejeune aurait écrit l’épisode surEric Zemmour, et son adjoint, Tu­gdual Denis, celui sur FrançoisFillon. Qui a rédigé celui sur Da­nièle Obono ? « C’est un journalistemaison, mais on assume nos res­ponsabilités en tant que directionet on ne souhaite pas jeter une per­

sonne en pâture », explique le di­recteur de la rédaction.

Malentendu sur une fiction ma­ladroite, ou preuve que Valeurs ac­tuelles n’a décidément pas changé ? En 2012, le journal de­vient le news magazine de la « droite décomplexée ». Ses cou­vertures provocantes lui valent deux condamnations pour incita­tion à la discrimination. Envers lesmusulmans, pour une couvertureillustrée d’une Marianne voilée, et envers les Roms, pour un dos­sier évoquant une « overdose ».

En 2016, une jeune générationproche de La Manif pour tous, de Marion Maréchal et des mouve­ments identitaires prend le pou­voir. Geoffroy Lejeune devient di­recteur de la rédaction, à seule­ment 28 ans. Il recrute son frère,Bastien, ou Charlotte d’Ornellas,passée par des médias d’extrême droite comme le site Boulevard Voltaire, le mensuel L’Incorrect oula chaîne en ligne TV Libertés.Aujourd’hui âgée de 34 ans, elleaussi est devenue une habituéedes talk shows télévisés.

Autre trentenaire, Tugdual De­nis, ancien du Point et de L’Ex­press, rejoint Geoffroy Lejeunecomme directeur adjoint de la ré­daction. Avec pour mission, la dé­diabolisation du journal. Le duo

assure que l’époque des provoca­tions est bel et bien terminée. « On ne cherche pas la polémique pour la polémique, on n’est pas despyromanes, on n’est pas dans une course morbide au buzz », assure au Monde Tugdual Denis. Même si les couvertures continuent à dénoncer la « tyrannie des bien­pensants », les « racistes anti­blancs » ou « ces racialistes quiveulent mettre la France à ge­noux », parmi lesquels Valeurs ac­tuelles classe Danièle Obono.

Yves de Kerdrel, l’ancien direc­teur de l’hebdomadaire, a con­damné publiquement le texte sur la députée LFI. Pas de réaction offi­cielle en revanche du côté d’Iskan­dar Safa, le propriétaire de l’heb­domadaire. Jusqu’à présent, l’ar­mateur franco­libanais a laissé toute latitude aux trentenaires de la rédaction. Depuis fin 2018, ilssont tout de même encadrés par une commission éditoriale, sorte de comité des sages de « VA », réu­nissant des vétérans des médias, comme les anciens de TF1 Charles Villeneuve, Etienne Mougeotte et Jean­Claude Dassier, ou Françoisd’Orcival, une des mémoires de l’hebdomadaire.

Est­ce le journal qui a changé, oul’époque, plus tolérante avec le discours de la droite extrême et

Depuis 2107, la Macronie

ne boude pas « Valeurs

actuelles »

Les députés LRM, à l’Assemblée, le 15 juillet. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »

Des élus craignent une

rentrée socialecompromise avecdes mobilisations

syndicales prévues dès

le 17 septembre

« Il y a une volonté

de s’imposer davantage

face à l’exécutif »LAURIANNE ROSSI

députée LRM des Hauts-de-Seine

son porte­voix ? En tout cas, la Macronie ne boude pas Valeurs actuelles depuis le début du quin­quennat. Les ministres Gérald Darmanin et Marlène Schiappa ont donné des entretiens « explo­sifs » avec photos en couverture. Bruno Le Maire a participé à une soirée de débats organisée par le journal, avec Eric Zemmour, Phi­lippe de Villiers et un nouvel ami du magazine, Michel Houelle­becq. En octobre 2019, le journal réalise son meilleur « coup » : c’està lui qu’Emmanuel Macron ac­corde une interview exclusive surl’immigration, la laïcité et l’islam.

Ces efforts commençaient àpayer. Après avoir atteint les 120 000 exemplaires, les ventes étaient descendues autour des90 000 exemplaires depuis l’élec­tion d’Emmanuel Macron. Elles commençaient à repartir à lahausse, grâce à cette dédiabolisa­tion, mais aussi aux vieilles recet­tes. Début août, Valeurs actuelles aconsacré une nouvelle couver­ture à Eric Zemmour, chouchou des lecteurs. Celle du prochainnuméro portera, une nouvelle fois, sur l’insécurité. Au som­maire, Geoffroy Lejeune a déjàprévu un éditorial pour s’excuser de l’article sur Danièle Obono.

françois krug

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10 | france MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

Attentats de janvier 2015 : cinq ans après, un procès historiqueDu 2 septembre jusqu’au 10 novembre, devant la cour d’assises spéciale de Paris, se tiendra le procès entièrement filmé des attentats de « Charlie Hebdo », de Montrouge et de l’Hyper Cacher, commis en janvier 2015 et qui avaient fait, au total, dix­sept morts. Quatorze personnes seront jugées

I l y avait une sorte de brioche devantCabu. Wolinski dessinait sur soncarnet tout en regardant d’un airamusé tel ou tel intervenant. En géné­ral, il dessinait plutôt une femme,plutôt nue, aux rondeurs plutôt

minces, et il lui faisait dire quelque chose de drôle, d’inattendu, d’absurde, qui lui avait été inspiré par ce que venait de dire quelqu’un qui, drôle, l’était moins. (…) J’insiste, lecteur : cematin­là comme les autres, l’humour, l’apos­trophe et une forme théâtrale d’indignation étaient les juges et les éclaireurs, les bons et lesmauvais génies, dans une tradition bien fran­çaise qui valait ce qu’elle valait, mais dont la suite allait montrer que l’essentiel du monde lui était étranger », écrit le journaliste Philippe Lançon dans Le Lambeau, (Galli­mard, 2018), son roman­témoignage sur l’at­tentat de Charlie Hebdo.

La suite, c’est l’arrivée des frères Chérif etSaïd Kouachi, le mercredi 7 janvier 2015, au 10, rue Nicolas­Appert, dans le 11e arrondisse­ment de Paris. Vêtus de noirs, cagoulés etarmés de fusils d’assaut, ils cherchent les locaux de Charlie Hebdo, où se tient la confé­rence de rédaction hebdomadaire. Se trom­pent une première fois d’adresse, entrent dans la loge du gardien où se trouvent des agents de maintenance et tirent mortelle­ment sur l’un d’eux, Frédéric Boisseau.Croisent la dessinatrice Corinne Rey, dite Coco, descendue fumer une cigarette et exigent d’elle qu’elle les conduise jusqu’aux bureaux de Charlie et qu’elle compose le

code d’accès de la porte. Il est 11 heures, 33 minutes et 50 secondes. Le carnage duremoins de deux minutes.

LE STYLO ENTRE LES DOIGTSTrente­quatre balles de kalachnikov. Dix morts. Stéphane Charbonnier, dit Charb,atteint de sept balles dont quatre dans la tête.Franck Brinsolaro, le policier chargé de sa sécurité qui n’a pas eu le temps de riposter,touché par quatre à cinq projectiles. Elsa Cayat, une balle. Bernard Maris, une balle. Philippe Honoré, cinq à six balles. JeanCabut, dit Cabu, deux balles. Georges Wolinski, quatre balles. Bernard Verlhac, dit Tignous, dont le stylo est resté planté entreses doigts, deux balles. Mustapha Ourrad,correcteur, quatre balles. Michel Renaud, ancien directeur de cabinet du maire de Clermont­Ferrand, qui avait été invité par larédaction, trois balles. Et quatre blessés graves : Simon Fieschi, touché à la moelle épinière. Il remarche difficilement. Philippe Lançon, la mâchoire arrachée. Il a subi dix­sept opérations du visage. Laurent Sourisseau, dit Riss, blessé à l’épaule. Fabrice Nicolino, atteint à la jambe.

A 11 heures, 35 minutes et 36 secondes,Chérif et Saïd Kouachi quittent les lieux. Echangent des coups de feu avec un premieréquipage de la brigade anticriminalité,montent à bord d’une Citroën C3 garée à proximité, parcourent quelques mètres, en ressortent, tirent sur le véhicule de policequi leur fait face, empruntent le boulevard

Richard­Lenoir à contresens, tirent encoresur les policiers qui les pourchassent, redes­cendent de leur voiture et abattent de deux balles le gardien de la paix Ahmed Merabet, qui était tombé au sol. Repartent endirection du nord de Paris, percutent un vé­hicule place du Colonel Fabien, abandon­nent la C3, braquent un automobiliste et s’enfuient à bord de sa Renault Clio endirection de la porte de Pantin.

À VISAGE DÉCOUVERT La police perd leur trace jusqu’au lende­main, le 8 janvier, à 9 h 20, où les deux frères,armés de fusils d’assaut et d’un lance­ro­quettes, sont repérés dans une station­ser­vice près de Villers­Cotterêts (Aisne) où ilsvolent des gâteaux et des bouteilles d’eau.Disparaissent à nouveau jusqu’au 9 janviervers 8 heures où, après avoir bivouaqué dans une forêt domaniale qui longe une route départementale de l’Oise, ils contrai­gnent une automobiliste à leur abandonnersa 206. Parcourent 15 kilomètres jusqu’à la zone artisanale de Dammartin­en­Goële, enSeine­et­Marne. Entrent dans les locaux de l’imprimerie CTD et prennent en otage sondirecteur, Michel Catalano, auquel ils de­mandent d’appeler la police. S’entretien­nent au téléphone avec un journaliste de BFM­TV. Sortent brusquement des locaux etouvrent le feu sur les militaires du Grouped’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), qui ripostent et les tuent. Il est 16 h 50. Ce même vendredi 9 janvier, à

13 h 05, Amedy Coulibaly, proche des frères Kouachi, pénètre à visage découvert dans lemagasin Hyper Cacher de la porte de Vin­cennes, à Paris, une caméra GoPro fixée surson torse par un harnais, deux fusils d’as­saut dans son sac de sport. Il tire mortelle­ment sur un employé, Yohan Cohen etblesse au bras Patrice Oualid, le directeur dumagasin, qui parvient à s’enfuir. Exécute unpremier client, Philippe Braham, après lui avoir fait décliner son identité. Exige de lacaissière Zarie Sibony qu’elle abaisse le ri­deau métallique et tue un deuxième client,François­Michel Saada, qui venait tout justed’entrer et tentait de faire demi­tour. Enlèveson manteau, enfile un gilet tactique sur

LE 8 JANVIER, À MONTROUGE

(HAUTS­DE­SEINE), AMEDY COULIBALY 

AVAIT TIRÉ MORTELLEMENT

SUR LA POLICIÈRE MUNICIPALE 

CLARISSAJEAN­PHILIPPE

Hayat Boumeddiene et les frères Belhoucine, les trois grands absentsL’épouse religieuse du terroriste Amedy Coulibaly, en cavale, et ses soutiens opérationnels, présumés morts, seront jugés en leur absence

P armi les quatorze person­nes renvoyées devant lacour d’assises spéciale de

Paris pour le procès des attentats de janvier 2015, trois devraient être jugées en leur absence etcruellement manquer à l’appel, mercredi 2 septembre, à l’ouver­ture des audiences. Commesouvent dans les affaires de terro­risme, ce sont les petites mains qui se retrouvent devant la justice. Le dossier des attaques de Charlie Hebdo, de Montrouge(Hauts­de­Seine), et de l’Hyper Cacher ne devrait pas échapper à la règle. D’autant que le sort d’un des commanditaires présumés des tueries, Peter Cherif, arrêté fin2018, a été disjoint.

Les trois grands absents de ceprocès historique sont ainsi deux hommes et une femme, tous présumés morts, disparus, ou encavale dans la zone irako­sy­rienne. Hayat Boumeddiene, 32 ans, est la figure la plus connuede ce trio. Cette enfant de Villiers­sur­Marne (Val­de­Marne), était l’épouse religieuse d’Amedy Coulibaly, le tueur de l’Hyper Cacher, mort lors de l’assaut des forces de l’ordre. Longtemps

présumée morte, elle est réappa­rue il y a quelques mois sur lesradars de la justice après qu’une djihadiste française de retour de Syrie a assuré l’avoir vu vivantedans un camp géré par les Kurdes.

Bien qu’elle se soit envolée pourla Syrie une semaine avant les at­tentats, la justice accuse Hayat Boumeddiene d’avoir été l’un dessoutiens logistiques clé de son mari. Que ce soit en couvrant ses nombreux préparatifs – en prê­tant par exemple sa ligne télé­phonique – ou en montant, à son nom, des demandes de faux prêts

à la consommation pour finan­cer l’achat d’armes ou autres équipements. Plus rigoriste encore qu’Amedy Coulibaly, la jeune femme aujourd’hui enfuite, remariée et mère de plu­sieurs enfants, a eu, avant les tue­ries, un rôle moteur dans la radi­calisation du couple.

Peter Cherif, la pièce manquanteLes deux autres absents majeurs du procès seront les frères Belhou­cine. A la différence d’Hayat Bou­meddiene, tous les deux sont pré­sumés morts. Depuis cinq ans,

aucune preuve de vie n’a filtré à leur sujet. Mohamed, l’aîné, 27 anslors des faits, est celui qui est ren­voyé avec la plus lourde charge : « complicité » dans l’attaque de l’Hyper Cacher. Cet ancien élève del’Ecole des mines d’Albi est consi­déré comme ayant été à la fois le mentor religieux et le soutien opé­rationnel le plus décisif auprès d’Amedy Coulibaly. C’est à lui que des expertises graphologiques at­tribuent la rédaction du serment d’allégeance du djihadiste à l’orga­nisation Etat islamique. C’est aussilui qui aurait fourni l’aide infor­matique nécessaire aux échanges avec un donneur d’ordre, proba­blement situé hors de France.

Mehdi Belhoucine, le cadet, serapour sa part jugé en son absence en raison du rôle qu’il a eu dans l’exfiltration d’Hayat Boumed­diene vers la Turquie, puis la Syrie,début janvier 2015. C’est lui qui anotamment été chargé de jouer les compagnons de route auprès de la jeune femme depuis Madrid,où ils ont ensemble pris un vol pour la Turquie, le 2 janvier. Les caméras de vidéosurveillance des aéroports ont permis formelle­ment de l’identifier. La veille, ce

garçon de 23 ans était passé chez ses parents pour dire qu’il partait en Egypte « étudier la religion ». Son frère, Mohamed, a pris le même jour un vol pour la Turquieavec sa femme et son fils de 4 ans.

Après avoir fait de l’aide auxdevoirs à la mairie d’Aulnay­sous­Bois (Seine­Saint­Denis) jusqu’en septembre 2014, tous les deux étaient sans emploi lors des atten­tats. Ils pratiquaient aussi de longue date un islam très rigo­riste. Mohamed aimait s’improvi­ser professeur de morale islami­que et assumait même ses sympa­thies djihadistes auprès de son en­tourage familial. En juillet 2014, il avait été condamné à deux ans de prison dont un ferme – effectué lors de sa détention provisoire –pour son rôle dans une filière d’acheminement de djihadistes vers la région afghano­pakista­naise. « Maman/Papa, ne vous in­quiétez pas, on a rejoint le califat. Ne vous inquiétez pas, on préfère vivre dans un pays régit par la cha­ria et pas les lois inventées par leshommes », a­t­il notamment écrit à ses parents après son départ.

Celui dont l’absence devrait sefaire le plus sentir lors des audien­

ces est Peter Cherif, 37 ans, com­manditaire présumé de l’attaque contre Charlie Hebdo. Ce proche des frères Kouachi – auteurs de la tuerie contre l’hebdomadaire sati­rique – est un vétéran du djihad, etun ex­cadre d’Al­Qaïda dans la pé­ninsule Arabique (AQPA) au nom duquel les Kouachi ont revendi­qué leur attaque. Il a été interpellé fin 2018 à Djibouti, puis extradé après plusieurs années de cavaleet incarcéré en France. Mais, à cette date, l’enquête principale surles attentats de janvier 2015 était close. Un nouveau volet des inves­tigations a donc été ouvert.

Peter Cherif est, depuis le début,la pièce manquante du dossier des attentats de janvier 2015. C’estlui qui est soupçonné d’avoir faci­lité, à l’été 2011, à l’occasion d’un périple au sultanat d’Oman, pays voisin du Yémen, base arrière de l’organisation terroriste, l’inté­gration de Chérif Kouachi dans les rangs d’AQPA. Or, c’est lors de ce voyage que, soupçonne la jus­tice, Chérif Kouachi a pu êtreformé au maniement des armes et a pu recevoir pour mission des’en prendre à Charlie Hebdo.

élise vincent

T ERROR I SME

Plus de 8 000 fichés S enregistrésA ce jour, plus de 8 000 personnes (8 132 exactement) sont inscri-tes au Fichier des signalements pour la prévention de la radicali-sation à caractère terroriste, a annoncé, lundi, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, lors d’un déplacement au siège de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). M. Darma-nin a souligné que la menace terroriste « demeurait extrêmement élevée sur le territoire », en précisant que le « risque terroriste d’origine sunnite demeurait la principale menace à laquelle est confronté notre pays ». Abordant la question de la libération prochaine des « 505 détenus terroristes islamistes en lien avec la mouvance islamiste », auxquels il a ajouté « 702 détenus de droit commun susceptibles de radicalisation », il a fait valoir qu’il s’agissait d’un « défi sécuritaire majeur ». – (AFP.)

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0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 france | 11

son gilet pare­balles et ouvre son ordina­teur. Donne l’ordre à la caissière d’aller cher­cher les clients qui se sont réfugiés au sous­sol. Ouvre le feu sur Yoav Hattab, quand ce­lui­ci tente de le neutraliser en s’emparant de l’un de ses fusils d’assaut. Retient enotage pendant quatre heures dix­huit per­sonnes, dont neuf femmes et un enfant de2 ans, auxquelles il demande leurs papiersd’identité pour vérifier si elles sont juives.Appelle BFM­TV puis répond à un journa­liste de RTL. Tire une dernière rafale sur les policiers de la brigade de recherche et d’in­tervention (BRI) qui donnent l’assaut, etmeurt sous leurs balles. Il est 17 h 10.

SINISTRE PARTIE D’ÉCHECSLa veille, aux environs de 8 heures, à Mon­trouge (Hauts­de­Seine), Amedy Coulibaly avait tiré mortellement sur la policière municipale Clarissa Jean­Philippe, qui inter­venait sur un accident de la circulation, àproximité immédiate d’une synagogue etd’une école juive. Un lien devait être fait plustard avec deux autres événements : la tenta­tive de meurtre sans raison apparente com­mise dans la soirée du 7 janvier contre Ro­main Dersoir, qui faisait un footing à Fonte­nay­aux­Roses (Hauts­de­Seine) à proximité du domicile d’Amedy Coulibaly. Romain Dersoir a perdu l’usage d’une main. Et l’ex­plosion à Villejuif (Val­de­Marne), le 8 janviervers 20 h 30, d’un véhicule Renault Kangoo,qui n’a pas fait de victimes.

Seconde par seconde, minute par minute,ces trois effroyables journées d’attentats de

janvier 2015, revendiqués par Al­Qaida pour Charlie Hebdo et par l’organisation Etat isla­mique pour l’Hyper Cacher et le meurtre de Clarissa Jean­Philippe, vont être racontées et revécues par les témoins survivants et par lesparties civiles, au procès qui s’ouvre le 2 sep­tembre et jusqu’au 10 novembre devant la cour d’assises spéciale de Paris, présidée parRégis de Jorna. Ils seront pour l’histoire les vi­sages et les mots de ce procès qui, à la de­mande du parquet général antiterroriste, sera intégralement filmé.

De pâles figures les écouteront depuis lebox. Comme dans une sinistre partie d’échecs, dont ne subsisteraient que les pions. Sur les quatorze accusés renvoyés de­vant la cour, trois manqueront à l’appel :Hayat Boumeddiene, 32 ans, l’épouse reli­gieuse d’Amedy Coulibaly, et les frères Moha­med et Mehdi Belhoucine, âgés de 33 et 29 ans, qui sont sous mandat d’arrêt interna­tional depuis leur fuite commune en Syriedans les jours précédant les attentats. Ancienélève ingénieur, l’aîné des frères Belhoucine, Mohamed, est considéré par les enquêteurs comme le mentor religieux d’Amedy Couli­baly. Des expertises graphologiques lui attri­buent la rédaction du serment d’allégeance àl’organisation Etat islamique, lu par le tueur de l’Hyper Cacher dans sa vidéo de revendi­cation. C’est aussi lui qui aurait fourni toutes « les adresses de messagerie électronique des­tinées à des contacts opérationnels » avec ledonneur d’ordre – resté non identifié.

Parmi les onze présents, un seul, Ali RizaPolat, 33 ans, encourt la réclusion criminelleà perpétuité, pour complicité des crimes etdélits commis par les frères Kouachi etAmedy Coulibaly. Ce Franco­Turc est accuséd’avoir été en relation constante avecAmedy Coulibaly entre décembre 2014 et le 7 janvier 2015, d’avoir recherché, stocké et transporté les armes, munitions et explo­sifs utilisés lors des attentats, alors mêmeque, selon l’ordonnance de renvoi, « ilconnaissait et partageait l’adhésion desauteurs principaux à l’idéologie du djihadarmé et à l’organisation terroriste Etat isla­mique et ce, en ayant eu connaissance aupréalable de la nature terroriste des projets criminels en préparation ».

Neuf autres accusés, âgés de 31 à 68 ans,sont renvoyés pour participation à une asso­ciation de malfaiteurs terroriste et risquentvingt ans de réclusion criminelle. Un seul, qui comparaît libre, n’est poursuivi que pourassociation de malfaiteurs de droit commun,sans caractère terroriste, un délit passible de

La salle du tribunal de Paris où se tiendra le procès des attentats de janvier 2015, le 27 août.CHRISTIAN HARTMANN/REUTERS

dix ans d’emprisonnement. Il leur est repro­ché d’avoir participé à des degrés divers au soutien logistique des auteurs des attentats,en entretenant des relations téléphoniques avec les frères Kouachi ou Amedy Coulibaly, en participant à la recherche ou à l’acquisi­tion d’armes, en fournissant des véhicules,du matériel ou de l’argent.

Certains sont des petits délinquants de larégion parisienne, déjà condamnés pourtrafic de stupéfiants, qui avaient été incarcé­rés dans la même maison d’arrêt qu’Amedy Coulibaly, à Villepinte (Seine­Saint­Denis),et affectés comme lui à la buanderie. D’autres, plus expérimentés, gravitaient autour de garages en Belgique ou à Charle­ville­Mézières (Ardennes), où vivait Saïd Kouachi. L’ADN de deux d’entre eux a été identifié sur les armes retrouvées au domi­cile du tueur de l’Hyper Cacher.

ATTAQUES COORDONNÉESAprès trois ans d’enquête, les juges qui ont si­gné l’ordonnance de renvoi devant la cour d’assises ont acquis la conviction que les attaques perpétrées par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly avaient été minutieuse­ment coordonnées, ce dernier ayant joué un rôle d’intermédiaire indispensable pour lafourniture de l’argent et des armes. Mercredi 7 janvier, juste avant de passer à l’attaque, Cherif Kouachi avait adressé un SMS à AmedyCoulibaly, sur la ligne dédiée à leurs échanges.

Une autre conviction glaçante apparaîtdans l’ordonnance de renvoi : celle selon la­quelle les frères Kouachi avaient d’autres projets criminels ce 7 janvier, auxquels ils auraient dû renoncer après l’accident de leurC3 près de la place du Colonel­Fabien. A l’in­térieur du véhicule se trouvaient, outre un chargeur et des cartouches de kalachnikov,des gants en latex, des cagoules, deux talkies­walkies, une caméra GoPro, du ruban adhé­sif, un gyrophare bleu, un pare­soleil « Po­lice », un nécessaire de survie, dix bouteillesen verre, un bidon de 10 litres d’essence, desbouteilles en plastique « contenant un liquideépais », le tout étant destiné à la fabrication de cocktails Molotov.

Quant à l’arsenal trouvé au domicile etdans un véhicule de Coulibaly – quatre pistolets semi­automatiques, quatredétonateurs pyrotechniques, deux gilets pare­balles, deux gilets tactiques, uncouteau – en plus des deux fusils d’assautqu’il portait à l’Hyper Cacher, il fait dire auxjuges que le tueur « ne devait pas passer seulà l’action terroriste ».

Pour l’organisation Etat islamique, le relaisest déjà pris. Une semaine après les attentatsde Charlie et de l’Hyper Cacher, le 15 jan­vier 2015, la police belge lance l’assaut contreune maison de Verviers, où conspirent troisdjihadistes, dont deux viennent de rentrer de Syrie. Des écoutes téléphoniques ont ré­vélé que la cellule s’apprêtait à commettre des attentats le lendemain. Deux suspects sont tués, un troisième arrêté. Un certain Ab­delhamid Abaaoud se vante dans le maga­zine de propagande de l’Etat islamiqued’avoir échappé au coup de filet de Verviers.Il passera les mois suivants à mettre sur piedle nouveau projet de l’organisation terro­riste : les attentats simultanés qui, en no­vembre 2015 à Paris et Saint­Denis, feront 130 morts et plus de 350 blessés.

pascale robert­diard

Des audiences intégralement filméesA la demande du Parquet national antiterroriste, le procès des attentats de janvier 2015 sera intégralement filmé, au titre de la constitution d’archives historiques de la justice. « Ces attentats, leur retentissement et l’émotion qu’ils ont engendrés ont largement dépassé les frontières, en raison des symboles visés : la liberté de la presse, l’Etat et ses représentants ainsi que la communauté juive. Le procès présente de toute évidence un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice », indique l’ordonnance signée du premier président de la cour d’appel de Paris, Jean-Michel Hayat. Ce fut le cas pour les procès de Klaus Barbie (1987), Paul Touvier (1994) et Maurice Papon (1997-1998), jugés et condamnés pour crimes contre l’humanité ; de Pascal Simbikangwa (2014-2016), Octavien Ngenzi et Tito Barahira (2016-2018), jugés et condamnés pour crimes contre l’humanité dans le génocide des Tutsi ; de celui de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse (2012-2013, 2017) ; et du procès en diffamation opposant le négationniste Robert Faurisson à Robert Badinter (2007).

LES DATES

7 JANVIER 2015Les frères Chérif et Saïd Kouachi attaquent la rédaction de Char-lie Hebdo en fin de matinée. Parmi les morts, huit font partie de la rédaction : Cabu, Charb, Ti-gnous, Honoré, Wolinski, Ber-nard Maris, Mustapha Ourrad et Elsa Cayat. Les autres victimes sont : Frédéric Boisseau (agent d’entretien de l’immeuble), Mi-chel Renaud (ancien directeur de cabinet du maire de Clermont-Ferrand, invité par la rédaction ce jour-là), Franck Brinsolaro (un des deux policiers qui assuraient la sécurité de Charb) et Ahmed Merabet (un gardien de la paix assassiné dans la rue).

8 JANVIER 2015Un homme déclenche une fu-sillade à Montrouge (Hauts-de-Seine) et tue Clarissa Jean-Phi-lippe, une policière municipale. La police identifiera le lende-main Amedy Coulibaly comme l’auteur de cette fusillade.

9 JANVIER 2015Amedy Coulibaly prend en otage, vers 13 heures, une ving-taine de clients d’un supermar-ché casher, l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes (Paris 20e). Il tue quatre personnes : un em-ployé, Yohan Cohen, et trois clients, Philippe Braham, Fran-çois-Michel Saada et Yoav Hat-tab. Il est abattu par les policiers de la brigade de recherche et d’intervention (BRI) vers 17 heu-res. Chérif et Saïd Kouachi sont tués par les militaires du GIGN devant l’imprimerie CTD de Dammartin-en-Goële, en Seine-et-Marne, dans laquelle ils s’étaient réfugiés, à 16 h 50.

CES TROIS EFFROYABLES 

JOURNÉES D’ATTENTATS VONT ÊTRE RACONTÉES 

ET REVÉCUESPAR LES TÉMOINS 

SURVIVANTS ET PAR LES PARTIES 

CIVILES

Page 12: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

12 | france MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

Jean­Michel Blanquerà la reconquête des professeursRevalorisation du métier, bien­être au travail, le ministre de l’éducation nationale lance un Grenelle

D’ un média à l’autre,en cette veille derentrée, Jean­Mi­chel Blanquer l’a ré­

pété : « Tout ne doit pas être écrasé par la réalité sanitaire. » Ce « tout », c’est la politique éducative qu’il porte depuis le début du quin­quennat Macron, et qui vise la ré­duction des inégalités autant que l’élévation du niveau général. C’estla responsabilité d’avancer coûte que coûte dans les apprentissages, assignée aux enseignants à comp­ter du mardi 1er septembre, en dé­pit des semaines d’école perdues au printemps. Mais c’est sans doute aussi, plus personnelle­ment, le rôle qu’il estime être le sien en cette rentrée des classes inédite, sa quatrième en tant que ministre de l’éducation.

« Blanquer ne veut pas être le mi­nistre du Covid », soufflent les ob­servateurs du monde scolaire. Un ministre qui ne laisserait de son

passage Rue de Grenelle – l’un des plus longs de la Ve République – que le souvenir d’avoir dû, au prin­temps, fermer les établissements. Et d’avoir poussé avant l’été à les rouvrir au plus vite. Sans être tou­jours « en phase » avec l’Elysée et Matignon, rappelle­t­on dans lescercles d’enseignants, où l’on garde en mémoire, au plus fort de la crise, les « ordres et contre­or­dres » qui se sont succédé sur la méthode comme sur le calendrier.

Mais comment rebondir, alorsque 12,4 millions d’élèves revien­nent en classe, ce mardi, sur fond de rebond de l’épidémie ? Com­ment remobiliser 866 000 profes­seurs à qui l’on offre finalement assez peu de « garanties », sinon celle d’une rentrée pleine d’incon­nues ? En leur parlant « carrières » et « revalorisation », et pas seule­ment « masques » et « contagion ».

« Je lance un Grenelle des profes­seurs », a annoncé M. Blanquer

dans un entretien au Journal du di­manche (JDD), le 30 août, puisant dans le langage politique une réfé­rence qui parle à tous. « Le chantierde la deuxième partie du quinquen­nat, c’est la revalorisation du métiersur le plan financier, mais plus gé­néralement pour améliorer le bien­être au travail, a­t­il défendu dans les colonnes de l’hebdomadaire. Des maîtres heureux, ce sont des élèves heureux. C’est ce cercle ver­tueux que je souhaite renforcer. »

BémolUn message réitéré dans une vi­déo postée sur YouTube à l’adressedes enseignants, lundi, jour de leur prérentrée. « J’ai toujours dit que j’étais le ministre des profes­seurs, y fait­il valoir. Si les profes­seurs sont bien reconnus par l’insti­tution (…), alors les bénéfices sont directs pour les élèves. Nous serons au rendez­vous de nos promesses : des améliorations dès l’année

2021. » Comme il y a eu un Ségur pour relancer le système de soins,il y aura donc, très prochaine­ment, un Grenelle pour reconnaî­tre à sa juste mesure l’engagementdes enseignants. Le calendrier a été précisé par le ministre : il pré­voit des discussions avec les parte­naires sociaux sur les rémunéra­tions « d’ici à octobre », puis sur une loi de programmation plu­riannuelle « à partir de novembre ».Des thèmes de travail ont aussi étédétaillés : ils portent sur la re­connaissance financière, mais aussi sur la « coopération », l’« es­prit d’équipe », l’« ouverture », la modernisation du système…

Message reçu ? Dans les rangssyndicaux, on accueille avec pru­dence une annonce qui n’en est pas tout à fait une : lancées en jan­vier, au lendemain de la mobilisa­tion sans précédent contre la ré­forme des retraites du 5 décem­bre 2019, de premières discus­sions sur la « reconnaissance » des enseignants, expression inscritedans le programme présidentiel du candidat Macron, avaient dû être interrompues en raison de la crise sanitaire. « On a presque le sentiment de revivre la rentrée deseptembre 2019 », pointe Sté­phane Crochet, porte­parole du SE­UNSA ; une rentrée que M. Blanquer plaçait déjà sous le si­gne du « pouvoir d’achat » et du « bonheur des enseignants ».

Autre bémol mis en avant parles organisations syndicales : cesont 400 millions d’euros supplé­mentaires au budget 2021 que M. Blanquer annonce pouvoir consacrer à la hausse des rému­

nérations, quand il parlait de 500 millions d’euros en janvier.

« Une belle formule ne doit passervir d’écran de fumée », dit Frédé­rique Rolet, du SNES­FSU. Formuleun peu galvaudée : du Grenelle de l’environnement, en 2007, au Gre­nelle contre les violences conju­gales, en 2019, en passant par le Grenelle de la mer, en 2009, plus d’un gouvernement s’est saisi de l’expression dans des contextes toujours très éloignés du Grenellehistorique – celui de Mai 1968.

Le risque de décevoir« Pour le ministre, cette revalorisa­tion n’est qu’un aspect d’un projet plus général lié à des mesures qui, en fait, aboutiraient à une évolu­tion du métier et à une augmenta­tion du temps de travail, poursuit Mme Rolet. S’il veut nous convain­cre, qu’il prenne pour tous les ensei­gnants des mesures immédiates. » A l’image de la prime de 450 euros pour les directeurs d’école annon­cée le 26 août. Ou des 100 euros d’augmentation mensuelle pro­

mis, en février, aux jeunes embras­sant le métier, dans le sillage de la création d’un observatoire des ré­munérations qui avait fait naître beaucoup d’espoirs. « Pour le gou­vernement, la revalorisation doit correspondre à une forme de mé­rite, réagit Guislaine David, du Snuipp­FSU. Mais conditionner cette revalorisation à de nouvelles tâches, ça ne peut pas passer aux yeux d’enseignants qui n’ont pas démérité ces derniers temps. »

Les réserves qu’expriment bonnombre d’entre eux, au­delà des sphères syndicales, sont d’autant plus fortes que la « tendance » leur semble déjà amorcée : leur minis­tre de tutelle n’a­t­il pas signé, cette année, des décrets prévoyant des temps de formation – rémuné­rés – sur les congés, et un réamé­nagement des cycles des vacan­ces ? Il a aussi ouvert la possibilité de rendre obligatoire, dans le se­cond degré, une deuxième heure supplémentaire.

En mobilisant le symbole duGrenelle alors que les finances sont sèches et que les syndicats majoritaires semblent braqués, M. Blanquer prend un risque : celuide décevoir, à moins de deux ans de la présidentielle, un électorat enseignant qui, en 2017, n’avait pashésité à voter, en partie, pour Em­manuel Macron. Ce peut aussi êtreun va­tout, après un flot ininter­rompu de réformes de la mater­nelle au bac, que de consacrer cettedeuxième partie du quinquennat aux ressources humaines. A condition de passer, rapidement, des annonces aux actes.

mattea battaglia

« Si le ministre veut nous

convaincre, qu’ilprenne pour tous

les enseignantsdes mesures immédiates »

FRÉDÉRIQUE ROLETsecrétaire générale

du SNES-FSU

Alain Cocq, à son domicile, à Dijon, le 28 août. CLAIRE JACHYMIAK/HANS LUCAS POUR « LE MONDE »

Alain Cocq demande à Emmanuel Macron le « droit à une mort digne »Atteint d’une maladie orpheline incurable, un homme de 57 ans a annoncé qu’il cessera de s’hydrater et de s’alimenter dès vendredi

S ur le mur d’entrée de son pe­tit appartement situé aurez­de­chaussée d’un HLM

du quartier des Grésilles, à Dijon, quelques coupures de presse jau­nies témoignent des combats de jeunesse d’Alain Cocq. On peut y voir comment, dans les années 1990 et 2000, sur son fauteuil rou­lant, accompagné de ses deux chiens, cet homme victime d’une maladie orpheline incurable a tra­versé la France – puis une partie del’Europe – pour sensibiliser à la cause des personnes handicapées.

Lors de l’hiver 2018, il a participé,alité sur son brancard, à des ras­semblements de « gilets jaunes » à Dijon, contribuant à faire de lui l’une des « mascottes » des ronds­points de la région. A 57 ans, ce mi­litant dans l’âme, membre du Parti socialiste et de l’Association pour le droit de mourir dans la di­gnité, dont il a aujourd’hui le sou­tien, a entamé son « dernier com­bat » politique et médiatique.

Alité et nourri par sonde ou pardes compléments alimentaires depuis deux ans, perclus de dou­

leurs face à l’évolution d’une ma­ladie qui endommage les parois de ses vaisseaux sanguins et de ses artères, Alain Cocq a décidé de mettre fin à une existence qu’il nejuge plus « digne ». Il a annoncé publiquement qu’à compter du vendredi 4 septembre en fin d’après­midi, faute d’avoir eu le droit de bénéficier d’une dose de barbituriques entraînant la mort, il cesserait de s’alimenter et de s’hydrater, poursuivant seule­ment la prise de morphine.

En ce vendredi 28 août, à une se­maine de l’échéance, allongé au travers de son lit médicalisé, une cigarette roulée à la main, un cen­drier sur son torse nu, il explique, inarrêtable, de sa voix rauque, ce qui l’a conduit à un tel choix. « Cette décision s’est imposée à moicomme quelque chose d’absolu, dit­il. Ma situation se dégrade de plus en plus. Je perds l’audition, je suis en train de perdre la vue, je ne vois plus que des formes et, depuis quelques semaines, j’ai une dé­charge électrique qui part du cer­veau toutes les trois à quatre se­condes et qui irrigue tout le réseau nerveux jusqu’au bout des doigts etdes orteils. C’est comme si on por­tait mon cerveau à ébullition. »

Comme l’avaient fait, en 2002,Vincent Humbert, un jeune homme tétraplégique, aveugle et muet après un grave accident de laroute, et, en 2008, Chantal Sébire, une femme de 52 ans atteinte d’une tumeur incurable au visage, Alain Cocq a écrit au président de la République. Dans sa lettre datée du 20 juillet, il demande à Emma­nuel Macron « à titre compassion­nel » le « droit à une mort digne,

avec l’assistance active du corps médical ». « Je ne demande ni une euthanasie ni le suicide assisté, mon but est d’avoir le soin ultime, c’est­à­dire un cachet qui m’ap­porte le soulagement total à la dou­leur qui me torture depuis trente­quatre ans », explique­t­il.

Tous les médecins consultés luiont répété : n’étant pas en phase terminale d’une maladie incura­ble, c’est­à­dire ne vivant pas ses dernières heures ou ses derniers jours, il ne peut pas bénéficier dela loi Claeys­Leonetti, qui permet une sédation profonde et conti­nue jusqu’au décès. « Je ne suis pas au crépuscule de ma vie, re­connaît­il. Mais je ne veux pas me traîner six semaines, un mois, deux ans, avec mon corps qui continue de se dégrader. Je veux être conscient jusqu’à la dernière mi­nute de ma vie. » Dans les faits, après l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation, et « à partir d’une certaine dégradation » de son état, des médecins pourraient considé­rer qu’Alain Cocq pourrait être éli­gible à une sédation profonde et continue jusqu’au décès.

Retransmission en directL’entretien téléphonique, mardi 25 août, avec Anne­Marie Arman­teras, la conseillère santé d’Emma­nuel Macron à l’Elysée, ainsi qu’avec le professeur Vincent Mo­rel, chef du service de soins pallia­tifs du CHU de Rennes, a duré pres­que deux heures. « Ils ont écouté, ils ont compris ma situation et ma demande », estime Alain Cocq. « Cette réunion n’était pas là pour me donner une réponse, c’est le pré­sident seul qui va prendre sa déci­sion », précise­t­il, sans se faire beaucoup d’illusion sur la nature de la réponse présidentielle, pro­mise d’ici à la fin de semaine.

« Je ne crois pas qu’ils lui donne­ront le cachet, ce serait ouvrir laboîte de Pandore », estime Cyril Mauchaussé, 32 ans, l’un des auxi­liaires de vie d’Alain Cocq depuis 2011. « Ça va être terrible, j’espère qu’il ne souffrira pas trop, il ne le mérite pas », souffle­t­il, en mon­trant l’ambulance garée à quel­ques mètres du domicile et qui servait à véhiculer son patient il y

a quelques mois encore. Posée dans le camion, une parka jaune sur lequel a été inscrit au gros feu­tre : « Survivre non, vivre oui. »

Pour donner encore plus de re­tentissement à sa décision, Alain Cocq a décidé que toute sa phase d’agonie – hormis une partie de la nuit – serait diffusée en direct, le son coupé, sur son compte Face­book. « Cette vidéo sera un témoi­gnage », dit­il depuis son lit, autour duquel sont disposés un

ordinateur, un téléphone et une tablette qui lui permettent d’être en permanence relié aux quelque 5 000 membres de sa « commu­nauté ». « Dès que je fais quelque chose, ils sont immédiatement alertés », dit­il.

S’il a choisi une retransmissionen direct, « c’est pour que les gens serendent compte des conditions de décès d’une majorité de citoyens enFrance, ce n’est pas normal que si peu de gens bénéficient des soins

palliatifs ». « Il va partir dans des souffrances horribles. Alain est conscient que ça va être des imagesdifficiles, il ne va pas tout montrer »,assure Sophie Medjeberg, la vice­présidente de l’association Handi mais pas que, une association de défense des droits handicapés, dont Alain Cocq est membre. « Ça va être très très dur », prédit­elle, enespérant une révision de la loi Claeys­Leonetti sur la fin de vie.

françois béguin

« Je ne veux pasme traîner six semaines, un

mois, deux ans,avec mon corpsqui continue de

se dégrader »ALAIN COCQ

malade

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LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRETD’APPLICATION N° 72-678 DU 20

JUILLET 1972 - ARTICLES 44QBE EUROPE SA/NV, sis Cœur Défense– Tour A – 110 esplanade du Général deGaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX(RCS NANTERRE 842 689 556), suc-cursale de QBE EUROPE SA/NV, dont lesiège social est à 37, Boulevard du Régent,1000 BRUXELLES - BELGIQUE, faitsavoir que, la garantie financière dont bé-néficiait la :

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01630 SAINT-GENIS-POUILLYRCS: 414 796 722

depuis le 01/01/2011 pour ses activités de :GESTION IMMOBILIERE depuis le01/01/2016 pour ses activités de : SYNDICDE COPROPRIETE cessera de portereffet trois jours francs après publicationdu présent avis. Les créances éventuellesse rapportant à ces opérations devrontêtre produites dans les trois mois de cetteinsertion à l’adresse de l’Établissementgarant sis Cœur Défense – Tour A – 110esplanade du Général de Gaulle – 92931LA DEFENSE CEDEX Il est précisé qu’ils’agit de créances éventuelles et que le pré-sent avis ne préjuge en rien du paiementou du non-paiement des sommes dues etne peut en aucune façon mettre en cause lasolvabilité ou l’honorabilité de la SAS LESDAMIERS DE FERNEY. GROUPEMENTFRANÇAIS DE CAUTION – 58 rueGénéral Ferrié – 38100 GRENOBLE,accepte de reprendre, avec tous ses effetsles garanties de QBE EUROPE SA / NV etnotamment de la dégager de toute obliga-tion résultant de ses engagements au titrede ses garanties.

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Page 13: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 13

Bus, métro… le transport public en difficultéLe secteur, qui s’attend à 4 milliards d’euros de pertes cette année, espère une aide du gouvernement

A peine quarante­huitheures avant le dévoi­lement du plan de re­lance de l’économie

française – l’annonce est prévue jeudi 3 septembre –, le petit monde des transports publics ur­bains s’alarme de savoir s’il sera ou non l’oublié du soutien gou­vernemental destiné à contrer les effets de la crise liée au Covid­19.

Car les opérateurs de bus, tram­ways, métros, trains urbains, maisaussi les autorités organisatrices de la mobilité (les régions, les mu­nicipalités), subissent, depuis le déclenchement de l’alerte épidé­mique, en mars, une doublepeine. Ils sont sommés, d’unepart, par les pouvoirs publics de faire rouler le maximum de maté­riel, afin d’assurer la mobilité du pays, et se retrouvent victimes, d’autre part, d’une désaffectionsans précédent des voyageurs.Ces derniers sont soit incités àrester chez eux (confinementpuis télétravail), soit méfiants en­vers l’enfermement à plusieurs dans des véhicules collectifs.

Les conséquences de cet effetd’étranglement sont d’abord son­nantes et trébuchantes. « Sur 20 milliards d’euros de chiffre d’af­faires, nous estimons à 4 milliards d’euros les pertes qui seront subies en 2020 par le transport urbain en France à cause de l’épidémie », con­firmait au Monde, le 25 août, Thierry Mallet, PDG de l’opérateur Transdev (filiale de la Caisse des dépôts et numéro un mondial de sa catégorie) et président de l’Union des transports publics, le syndicat patronal du secteur.

Dans ces 4 milliards, 2,6 mil­liards d’euros de pertes sont subiespar la seule Ile­de­France, qui écrase de tout son poids la mobi­lité urbaine hexagonale. Pour Ile­de­France Mobilités (IDFM), l’auto­rité qui organise et finance les transports dans la région capitale, ce manque­à­gagner se divise en­tre une baisse de 1 milliard d’euros du versement mobilité, cette taxe basée sur la masse salariale des en­treprises qui finance les trans­ports, et une perte de recette voya­geurs de 1,6 milliard.

Face à cette hémorragie finan­cière, Valérie Pécresse, la prési­dente (Libres !, ex­LR) de l’Ile­de­France, et à ce titre présidente d’IDFM, a ordonné, au début de

l’été, la cessation des paiements, qui auraient normalement dû être versés aux deux grands opé­rateurs franciliens, RATP et SNCF Transilien. « Ni août ni juillet n’ontété versés, explique un bon con­naisseur du dossier, et rien ne serapayé par IDFM tant que l’Etatn’aura pas compensé nos pertes.Valérie Pécresse se refuse à aug­menter le prix du transport ou à re­porter les investissements. »

« On a bon espoir »Le plan de relance n’a pas pour vo­cation de renflouer les comptesdes régions ou des transporteurs mis à mal par le Covid­19. Mais l’annonce d’une solution pourmettre fin à la crise en Ile­de­France pourrait bien être immi­nente. Mme Pécresse l’a laissé en­tendre sur France Inter, lundi

31 août. « La présidente a rencon­tré sur ce sujet à deux reprises leministre délégué aux transports,Jean­Baptiste Djebbari, et une foisle premier ministre, Jean Castex, détaille­t­on dans l’entourage del’élue francilienne. On a bon es­poir qu’une solution soit trouvée sur la base de notre proposition : l’Etat compense à 100 % la perte deversement mobilité et fournit une avance remboursable avec différé de remboursement pour les pertes de recettes. » Cet été, le gouverne­ment avait réalisé un premiergeste en faisant voter une com­pensation du versement mobilitéà hauteur de 425 millions d’euros.

Pour le moment, les voyageursne fréquentent que peu les ré­seaux. La profession tablait sur un retour à 80 % de fréquentation pour la fin de l’année, mais, pour

l’heure, le niveau stagne à 60 % d’usagers par rapport à la normale (on n’était qu’à 15 % ou 20 % à la RATP fin mai, après être tombé à 4 % pendant le confinement).

Or, les comptes des entreprisesont été secoués au premier semes­tre, dans une profession où les marges sont peu épaisses. La RATP

a vu son résultat courant avant im­pôt (Ebit) reculer de 117 millions d’euros du fait de la crise. « L’Ebit deTransdev en France s’est dégradé de90 millions d’euros au premier se­mestre, du fait du Covid, et ce, mal­gré une économie de 45 millions liée au chômage partiel, indique, de son côté, M. Mallet. De toutes nos implantations, c’est le pays le plus touché par la crise. Ce chiffre est à comparer avec le résultat an­nuel du groupe Transdev 2019, qui est de 50 millions d’euros. »

Il faut donc faire revenir les usa­gers, ne serait­ce que pour redon­ner un peu de couleurs aux recet­tes voyageurs. Une opérationréassurance a commencé et seramarquée, mercredi 2 septembre,par une visite d’une stationde métro et d’un centre bus de Valérie Pécresse et Catherine

Ferroviaire : « L’Etat doit soutenir les opérateurs comme les régions »En misant notamment sur l’hydrogène, Henri Poupart­Lafarge, PDG d’Alstom, explique comment il compte tirer parti du plan de relance

ENTRETIEN

T ouché, comme toutes lesentreprises, par la crise duCovid­19, le numéro un

français de la construction ferro­viaire, Alstom, a vu son chiffred’affaires baisser de 25 % entre finmars et début juillet 2020 par rap­port à la même période de 2019.Alors que le groupe est engagédans le rachat de son concurrent canadien Bombardier Transport, qui devrait être finalisé au cours du premier semestre 2021, le PDGHenri Poupart­Lafarge attendavec impatience les arbitrages du plan de relance du gouvernementqui pourrait apporter à son acti­vité une bouffée d’oxygène.

Certains de vos plus impor­tants clients français – la ré­gion Ile­de­France, la SNCF – ont des soucis d’argent. Etes­vous inquiet pour leurs com­mandes en cours de matériel ferroviaire ?

Beaucoup de nos clients à tra­vers le monde – pas seulement

en France – ont, en effet, vu leursrecettes diminuer. Le trafic ferro­viaire a baissé drastiquement, mais il reprend plus vite qued’autres types de transports,comme l’aérien.

La plupart des Etats dans lemonde ont réagi en mettant enplace des plans d’urgence pours’assurer que les opérateurs de transport continuent leur acti­vité puisque le ferroviaire est ab­solument essentiel au fonction­nement de chaque pays : enGrande­Bretagne avec un sou­tien aux opérateurs privés, en Al­lemagne avec une aide massive àla Deutsche Bahn, aux Etats­Unis avec un appui très fort àl’Amtrak, la compagnie publiquedes chemins de fer.

Oui, mais pas en France, où l’Etat a soutenu le secteur aé­rien, le tourisme, l’automo­bile… Pas le ferroviaire…

J’ai le sentiment que les pou­voirs publics ont pris la mesuredes enjeux de notre secteur. Il estessentiel que l’Etat soutienne les

opérateurs comme les régions, pour leur permettre de conti­nuer à fonctionner tout en pour­suivant les plans d’investisse­ment déjà prévus.

Ce soutien, ce pourrait être le plan de relance. Qu’en attendez­vous ?

Le plan de relance doit à la foisfaire repartir la machine écono­mique – c’est indispensable –, etc’est également une formidableoccasion d’accélérer la transitionécologique par l’innovation. Als­tom s’engage déjà dans cet effort.On entend parler de sauver lespetites lignes, de la relance dufret, de créer de nouvelles lignes.Nos technologies peuvent ré­pondre à ces défis.

Par exemple, sur la ligne àgrande vitesse Paris­Lyon, en cu­mulant nos solutions de digitali­sation et le « TGV du futur » – nosdeux fers de lance –, on peut aug­menter la capacité [de trafic et denombre de passagers] de 40 % à 45 %, ce qui est énorme, et à uncoût modeste par rapport à ce

que coûterait la constructiond’une nouvelle ligne.

Pour la relance du fret, nous étu­dions la possibilité de créer une locomotive du futur, comme nous l’avons fait avec la SNCFpour le TGV du futur. Cette loco­motive pourrait rouler à l’hydro­gène. Elle pourrait également êtreà conduite automatique, ce qui neveut pas dire qu’elle n’a plus de conducteur. Il ne s’agit pas de reti­rer l’humain, mais d’optimiser la conduite et les coûts énergétiquesdans le but d’améliorer le service – un enjeu majeur dans le fret.

Autre exemple : notre train àhydrogène. Cette technologie depointe est aussi parfaitement adaptée aux petites lignes puis­que la plupart d’entre­elles ne sont pas électrifiées. De tous lesmodes de transport, le train estprobablement le mieux adaptéà l’hydrogène. Alstom est seuldans le monde à en fabriquer.Notre matériel roule depuis troisans et nous avons d’excellents re­tours. La France a une véritableavance sur ce terrain.

Le seul hic, c’est que votre train à hydrogène est assemblé en Allemagne. Du coup, ce serait une relance des em­plois outre­Rhin…

Détrompez­vous. Le centremondial pour la technologie de la traction ferroviaire à hydro­gène est en France, sur notre sitede Tarbes. Les premiers trains àhydrogène ont été lancés en Alle­magne, c’est pourquoi nous avons intégré la traction à hydro­gène dans notre usine allemandede Salzgitter [Land de Basse­Saxe]. Si nous devions dévelop­per une locomotive à hydro­gène, la technologie serait inté­grée dans notre usine de locomo­tives à Belfort.

Vous l’aurez compris, je suis unfervent partisan de l’économie del’hydrogène. Des contacts quenous avons avec les pouvoirs pu­blics, j’ai tiré la conviction que le gouvernement français souhaitefaire de la transition vers l’hydro­gène l’une de ses priorités. Plus largement, l’Etat est bien décidé prendre en compte l’impératif

écologique dans ses décisions. La crise sanitaire est là. Elle est très forte. Mais la crise écologique est là également et elle durera proba­blement plus longtemps.

Le transport public est actuelle­ment perçu comme plus à ris­que que le transport individuel. Cela représente­t­il un danger pour votre activité à terme ?

Alstom propose déjà à sesclients tout un catalogue de solu­tions pour répondre aux nou­veaux impératifs sanitaires : trai­tements microbiens des surfacesde nos trains, traitement de l’air conditionné, technologie sanscontact pour l’ouverture des por­tes par exemple, outils pour éta­ler les flux sur un quai de métroet diriger les passagers vers les voitures les moins bondées.

Au­delà de la crise actuelle – quenous allons surmonter, j’en suisconvaincu –, les sujets de santé et d’hygiène vont devenir toujoursplus importants dans nos trains et nos métros.

propos recueillis par é. bé.

A la gare du Nord, à Paris, le 15 mai.THOMAS COEX/AFP

La profession tablait sur un

retour à 80 % defréquentation

habituelle pour la fin de l’année,

mais le niveau stagne à 60 %

Guillouard, la PDG de la RATP. Les deux dirigeantes donneront lecoup d’envoi à une campagne pu­blicitaire destinée à améliorer l’image des transports en com­mun, le tout assorti d’une com­munication sur la désinfection duréseau, le paiement sans contact…Commencera également la distri­bution de 53 000 flacons de gel hydroalcoolique aux usagers.

L’opération ne suffira pas à sau­ver le modèle économique des transports en commun. « Les pers­pectives pour les mois à venir res­tent conditionnées à l’issue des dis­cussions en cours sur le traitement des conséquences financières de l’épidémie », déclarait, fin juillet, Mme Guillouard. Et M. Mallet de rappeler : « Le transport public, c’est100 000 emplois en France. »

éric béziat

Page 14: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

14 | économie & entreprise MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

Les raisons qui ont poussé Veolia à choisir Meridiam dans sa bataille pour SuezLa société de gestion française créée en 2015 investit dans les infrastructures pour le compte d’investisseurs qui lui confient leur argent pour une durée de vingt­cinq ans

L a réponse n’a pas tardé.« Dans un contexte où l’ur­gence environnementale est

clé pour l’avenir de nos conci­toyens, l’offre de Veolia génère des préoccupations sur l’avenir des ac­tivités de traitement et de distribu­tion de l’eau en France », a alertéSuez dans un communiqué pu­blié lundi 31 août, à l’issue de sonconseil d’administration.

A ce stade, les administrateursde Suez ont juste émis des réser­ves sur la proposition adressée, dimanche 30 août, par Veolia àEngie, afin de lui acheter près de 30 % de son rival, annonçant lamise en place d’un comité ad hoc pour examiner en détail ce projet.Mais ils ont déjà ciblé les points névralgiques susceptibles de ré­sonner auprès des politiques :l’emploi et les activités en France.

Toute offre non sollicitée entredeux industriels français donne lieu à une bataille d’influence, mais celle­ci s’annonce épique,alors que la recomposition viséeconcerne deux partenaires histo­riques des élus locaux.

Déjà, tirant les leçons du « flirt »de 2012 avec Suez, qui avait tourné court sur le constat d’une trop forte concentration des deux con­currents dans l’Hexagone, Veolia apromis de revendre la filiale de Suez en France consacrée à la dis­tribution et à l’assainissement de l’eau au fonds d’investissement tricolore Meridiam, si son OPA réussissait. Une façon pour An­toine Frérot, le PDG de Veolia, de déminer à l’avance ce dossier à haut risque. Selon son entourage, il a d’ailleurs voulu sélectionner

en priorité le repreneur des mé­tiers de l’eau, avant tout autre tra­vail sur l’opération. Il a appelé plu­sieurs prétendants. Et son choix s’est vite arrêté sur Meridiam.

« Des fonds capables d’apporterde l’argent, il y en a beaucoup, maisil nous fallait trouver un acteur dé­sireux de développer Suez Eau France dans la durée, en reprenant l’ensemble de ses salariés, qui soit un concurrent crédible à la fois vis­à­vis des syndicats et des pouvoirs publics, et qui garantisse la conti­nuité du service fourni aux collecti­vités, en termes de qualité comme de pérennité », reconnaît un porte­parole de Veolia.

« Opération Sonate »Bref, si l’on reprend les noms de code donnés par les conseils de Veolia pour plancher en secret surrapprochement rebaptisé « opé­ration Sonate », s’accorder avec le compositeur français Moyne (Meridiam) était indispensablepour pouvoir mettre en musique une union entre Vivaldi (Veolia) et Schubert (Suez). Créé, en 2005,par le Français Thierry Déau, un ancien de la Caisse des dépôts etconsignation (CDC), Meridiam estune société de gestion parisienne investissant dans les infrastructu­res. Elle gère 8 milliards d’euros d’actifs placés dans des aéroports,des installations solaires ou deshôpitaux à travers le monde, pourle compte de fonds de pension et autres fonds souverains. Fait ra­rissime, ces investisseurs fran­çais, néerlandais ou japonais lui confient leur argent pour une du­rée de vingt­cinq ans.

« Quand j’ai parlé pour la pre­mière fois d’une gestion sur vingt­cinq ans, on m’a pris pour un fou », avait raconté l’ingénieur des Pontset Chaussées au Monde, en 2016. Désormais, le financier, qui a adopté, en septembre 2019, les sta­tuts d’entreprise à mission, mène des discussions pour repousser cet horizon jusqu’à cinquante ans.Cela change la dynamique par rap­port aux fonds classiques qui doi­vent vendre leurs actifs tous les trois à cinq ans, voire sept ans pour les plus patients, afin de rem­bourser leurs investisseurs. « Me­ridiam n’a jamais vendu un seul ac­tif. S’il prend le contrôle de Suez EauFrance, ce sera pour garder l’entre­prise et la développer », insiste un bon connaisseur de la société de gestion. Ce point a beaucoup joué pour convaincre M. Frérot, ajoute une autre source.

Autre atout de Meridiam auxyeux de Veolia : de Saint­Quentin­en­Yvelines (Yvelines), où il ex­ploite le vélodrome, à Marseille, où il finance une autoroute ur­baine, en passant par Calais (Pas­de­Calais), où il investit dans l’ex­tension du port, le fonds a une

bonne image auprès des collecti­vités locales françaises.

Idem au sommet de l’Etat, oùVeolia a reçu bon accueil lorsqu’il a soufflé l’identité de son associé en affaires, soutien de la premièreheure d’Emmanuel Macron. A no­ter que la numéro deux de Meri­diam, Sandra Lagumina, qui a el­le­même soutenu le candidat Ma­cron, est une transfuge d’Engie,où elle était proche de Gérard Mestrallet, l’ancien président del’énergéticien et de Suez.

En 2018, Meridiam avait été can­didat malheureux à la reprise de Saur, le numéro trois de l’eau enFrance, racheté par le suédois EQTpour 1,5 milliard d’euros. S’il avait gagné, Veolia ne l’aurait pas choisipour ce deal. Le fonds d’infras­tructure tricolore peut désormais espérer décliner son projet indus­triel sur le numéro deux de l’eau.

La transaction pourrait tournerautour de 3 milliards d’euros. Même en finançant une moitié par de la dette, cela représente une somme importante à dé­bourser, mais, en plus des capi­taux qu’il gère directement, Meri­diam peut inviter des institution­nels, comme l’assureur CNP à co­investir à ses côtés.

Dans un univers financier cou­tumier des mises aux enchèresd’autoroutes et autres aéroports,pour faire grimper les prix devente, cette alliance avec Veolia a de quoi rendre jaloux les autresfonds d’infrastructure. En échan­ge, Meridiam a dû s’engager sans accéder aux informations finan­cières détaillées de Suez.

isabelle chaperon

Le port du masque obligatoire dans les entreprisesIl doit être « systématique dans les espaces partagés et clos ». Le télétravail reste une « pratique recommandée »

P reuve de la difficulté àappliquer une règle gé­nérale, celle du port dumasque, à toutes les en­

treprises, tous les secteurs et tous les métiers, le nouveau protocole sanitaire, qui devait entrer en vi­gueur dès mardi 1er septembre àl’ouverture des bureaux, ateliers ou usines, n’a finalement été pu­blié dans sa version définitive quelundi 31 août, peu avant 21 heures.

Sans beaucoup de surprise tou­tefois, ce document finaliséconsacre le port du masque grandpublic, et le « rend systématiquedans les espaces partagés et clos à compter de la rentrée ». Désor­mais, il ne sera plus nécessaired’avoir le compas dans l’œil pours’assurer de la distance entredeux personnes. Ce dispositif s’impose en toutes circonstances, en plus des gestes barrières habi­tuels : distance d’un mètre, lavagedes mains, désinfection des surfa­ces, aération des locaux…

Seuls seront exemptés de cet ac­cessoire les heureux salariés dis­posant d’un bureau personnel, et uniquement lorsqu’ils sont seuls dans ledit bureau. Autre excep­tion : les salariés travaillant en ate­lier qui sont souvent « amenés à ef­fectuer des efforts physiques plus intenses que la moyenne ». Ils pour­ront travailler sans masque « dès lors que les conditions de ventila­tion­aération fonctionnelle sont conformes à la réglementation, que le nombre de personnes pré­sentes dans la zone de travail est li­mité, que ces personnes respectent la plus grande distance possible en­tre elles et portent une visière ».

En revanche, les personnes quitravaillent en extérieur devront mettre le masque en cas de « re­

groupement » et lorsque le respectde la distance d’un mètre n’est paspossible. Dans les véhicules aussi, les employés devront être mas­qués s’ils voyagent à plusieurs. Quant aux visières, si elles peu­vent être utiles, elles ne sauraient constituer une alternative au portdu masque grand public – « depréférence réutilisables », précise le protocole – « couvrant à la fois lenez, la bouche et le menton, répon­dant aux spécifications de la norme Afnor S76­001 ».

Pauses possiblesGrande nouveauté du protocole, la possibilité de retirer cette pro­tection « temporairement » à cer­tains moments dans la journée,dès lors qu’un certain nombre de mesures sont prises, « par exem­ple l’existence d’une extraction d’air fonctionnelle ou d’une venti­lation ou aération adaptée ». De plus, le protocole précise que cesmesures peuvent être réduites dans des zones de circulation fai­ble ou modérée du virus à certai­nes conditions : dans les zones vertes, il faut que les locaux soientéquipés d’un système de ventila­tion­aération fonctionnel, et bé­néficiant d’une maintenance. Ildoit y avoir des écrans de protec­tion entre les postes de travail et les salariés doivent avoir des visiè­res à leur disposition. Pour ce quiest des zones orange, la faculté de déroger au port permanent du masque sera limitée aux locauxde grand volume et disposant d’une extraction d’air haute. En­fin, dans les zones rouges, en plus des précédentes conditions, la possibilité de déroger ne sera pos­sible que dans les locaux bénéfi­ciant d’une ventilation mécani­

que et garantissant aux person­nes un espace de 4 m2 (par exem­ple, moins de 25 personnes pour un espace de 100 m2).

Pour ce qui est de la durée de cespauses sans masque, elle est lais­sée à l’appréciation de l’em­ployeur, à charge également pour lui de les faire respecter.

Quant aux situations particuliè­res ou les activités qui s’avére­raient incompatibles avec le port du masque – par exemple, pour des interventions orales ou des prises de parole publiques limi­tées dans le temps, dans les espa­

Seront exemptésde cet accessoire

les heureux salariés

disposantd’un bureau

personnel

ces clos respectant les mesuresorganisationnelles définies –, le ministère « poursuit le dialogue avec les partenaires sociaux pour suivre cette mise en œuvre et défi­nir des solutions ».

Le télétravail, lui, n’est plus sys­tématiquement encouragé maisreste une « pratique recomman­dée en ce qu’il participe à la démar­che de prévention du risque d’in­fection au SARS­CoV­2 et permet de limiter l’affluence dans les transports en commun ». En fonc­tion des indicateurs sanitaires, lesautorités peuvent convenir avec

les partenaires sociaux d’encou­rager les employeurs à recourir plus fortement au télétravail.

En raison de la publication tar­dive de ce document, « quelquesjours de bienveillance » seront ac­cordés par les directions régiona­les des entreprises, de la concur­rence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte)aux entreprises pour mettre en application l’ensemble de ces me­sures, a précisé Laurent Pietras­zewski, secrétaire d’Etat à la santé au travail.

béatrice madeline

Meridiam gèredes actifs

placés dans des aéroports,

des installationssolaires ou

des hôpitaux

une grande partie de personnes dites vulnérables, à risque de formes graves de Covid­19, ne peuvent plus bénéficier des dispositions de chômage partiel à compterdu 1er septembre. Un décret paru dimanche30 août au Journal officiel durcit ces règles, en réduisant sensiblement la liste des per­sonnes pouvant en bénéficier, dont les « salariés partageant le domicile d’une per­sonne vulnérable ».

Depuis le début de la crise sanitaire, lespersonnes malades à risques pouvaient bé­néficier d’un arrêt de travail ou d’activité partielle, sur la base d’un certificat d’isole­ment délivré par leur médecin, afin de lesexposer le moins possible au virus et de ne pas subir de trop lourdes pertes financières.

Ce n’est donc plus le cas, sauf « pour les per­sonnes atteintes de certaines pathologies quiprésentent un risque particulièrement élevé de formes graves de Covid ». Selon le décret, ce sont les personnes souffrant d’un cancer évolutif sous traitement (hors hormono­thérapie), des sujets atteints d’une immu­nodépression congénitale ou acquise, les personnes en dialyse ou présentant une in­suffisance rénale chronique sévère, et celles

âgées de 65 ans ou plus souffrant d’un dia­bète associé à une obésité ou des complica­tions micro ou macrovasculaires.

Si l’association de malades rénaux Rena­loo se dit satisfaite de la prise en comptedes patients qu’elle représente, elle est, se­lon elle, insuffisante. En effet, « des person­nes pour lesquelles un risque important estpourtant avéré ne sont pas dans la liste et devront donc retourner sur leur lieu de tra­vail », souligne­t­elle.

« Des trous dans la raquette »Nombre de malades ont manifesté leurs inquiétudes. « Nous sommes satisfaits que les personnes à haut risque vital aient étéprises en compte, mais il y aura des trous dans la raquette », regrette Féreuze Aziza, conseillère assurance maladie pour FranceAssos Santé, qui regroupe 85 associationsde patients et d’usagers de la santé.

Pour prendre cette décision, les ministè­res de la santé et celui du travail se réfèrent àl’avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) du 30 juin. Se fondant sur les don­nées scientifiques, le HCSP indique que le télétravail est privilégié, mais qu’à défaut le

travail présentiel doit être proposé à toutes les personnes fragiles, assorti de renforce­ment de mesures de protection. Matignonmet aussi en avant le risque de « désinser­tion professionnelle ». Pour le HCSP, le risquede contamination n’est pas plus élevé dans un lieu de travail que dans la rue.

« Le timing et le contenu de ce décret sontsurprenants à deux jours de son application.Il n’y a aucune base scientifique pour hiérar­chiser ces maladies. Le diabète, l’obésité, les maladies cardio­vasculaires, les maladies respiratoires chroniques… sont exclus. Or, cesont des facteurs de risques majeurs et ag­gravants pour les personnes infectées par le coronavirus SARS­CoV2 », souligne Mah­moud Zureik, professeur d’épidémiologie àl’université de Versailles­Saint­Quentin­en­Yvelines. Pourquoi ne pas avoir attendu de voir l’évolution de l’épidémie fin sep­tembre­courant octobre, questionne­t­il.

Lorsque le télétravail ne sera pas possibleet que les conditions de sécurité pour le re­tour au travail ne seront pas réunies, le seul recours sera l’arrêt maladie, avec une in­demnisation moindre vite dégressive.

pascale santi

Moins de personnes vulnérables bénéficient du chômage partiel

Voilà un duel qui s’étend au­delà du siècle. En 1853, la Compagnie générale des eaux, devenue de­puis Veolia, emporte à Lyon la première concession de distribu­tion d’eau au monde. Vingt­sept ans plus tard, le Crédit lyonnais fonde la Société lyonnaise des eaux, devenue Suez. Leurs des­tins ont été mouvementés, paral­lèles et conflictuels, porte­dra­peaux tous les deux d’une cer­taine forme d’économie mixte à la française, jamais trop loin du pouvoir. Aujourd’hui, le plus gros, Veolia, 27 milliards d’euros de chiffre d’affaires, se propose d’absorber Suez, 18 milliards de revenu en 2019. Il entend profiter de la volonté du principal action­naire de Suez, le groupe Engie, de céder sa participation de 32 %. Prudent, Antoine Frérot, le PDG de Veolia, a pris soin d’en parler avant au premier ministre, Jean Castex. Comme ses ancêtres, pé­tris de philosophie saint­simo­nienne, négociaient avec Napo­léon III leurs contrats urbains.

Certificats de patrioteIl faut en effet montrer patte blanche et exhiber ses certificats de patriote pour se lancer dans une telle aventure. La perspective d’un mariage des deux frères en­nemis alimente la gazette depuis des décennies, butant chaque fois sur le risque hégémonique en France. Comme marier Peu­geot avec Renault ou Orange avec SFR. Veolia a trouvé la pa­rade. Il promet de céder les acti­vités françaises dans l’eau à un fonds spécialisé, Meridiam, monté par un ancien de la Caisse

des dépôts, lui aussi familier des subtilités de l’économie mixte.

Evidemment, Suez ne l’entend pas de cette oreille. Réagissant lundi 31 août au soir, la société dénonce cette offre « non sollici­tée et porteuse de grandes incerti­tudes ». Pour elle, cela signifie la fin de l’indépendance et une forme de démantèlement, même si l’activité France ne pèse plus que 11 % de son chiffre d’affaires. Elle qui fut, en 1936, la première capitalisation boursière dans l’Hexagone avant d’être nationa­lisée partiellement, en 1946, en­tend se battre. Mais ses marges de manœuvre sont limitées. Elle devra trouver un chevalier blanc susceptible de payer un bon prix et de plaire au pouvoir en place. D’autant que Veolia a beau jeu d’agiter le spectre de la concur­rence étrangère, qui se renforce.

Et puis les pouvoirs publics sontd’indécrottables amoureux du champion national. Une seule tête face à l’envahisseur chinois. Pourtant, les exemples des sec­teurs les plus dynamiques en France, comme le luxe, le BTP ou l’automobile, voire les télécoms, montrent que la présence de con­currents nationaux n’est pas un frein à leur développement. D’autant que la mise en place de ces unions absorbe souvent une énergie considérable qui n’est plus consacrée au développement des activités. La moitié des fu­sions sont des échecs en termes de création de valeur. Veolia et Suez, qui ont grandi à coups d’ac­quisitions, le savent bien. Mais el­les préféreront toujours voir le verre, d’eau, à moitié plein.

PERTES & PROFITS | VEOLIA­SUEZpar philippe escande

Mariage aquatiqueentre rivaux historiques

Page 15: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 économie & entreprise | 15

Covid­19 : l’économie indienne s’effondreLe PIB s’est écroulé de près de 24 % entre avril et juin. Les destructions d’emplois affectent surtout les jeunes

new delhi ­ correspondante

E n Inde, l’activité écono­mique plonge. Au pre­mier trimestre, le pro­duit intérieur brut (PIB),

mesuré entre les mois d’avril àjuin, a chuté de 23,9 %. Jamais le pays n’avait connu une telle crise, depuis la création des statistiquesde croissance, en 1996. Les don­nées du ministère des statisti­ques, publiées officiellement lundi 31 août, sont catastrophi­ques pour le deuxième pays le plus peuplé de la planète. Le géantasiatique, qui connaissait déjà un ralentissement de sa croissance avant le début de l’épidémie, à4,2 %, en 2020, contre 8 % les troisannées précédentes, paie le coût du confinement extrêmement strict décidé par le premier minis­tre, Narendra Modi, le 24 mars.

Durant soixante­huit jours, lepays s’est totalement figé, les ma­gasins, les hôtels, les restaurants, les usines, les chantiers ont ferméet les transports ont été mis à l’ar­rêt. Résultat, la production et la consommation se sont écroulées,en particulier la consommation des ménages (− 26,7 %), qui consti­tue le moteur traditionnel de la croissance indienne. Le confine­ment n’a pas contenu l’épidémiede Covid­19, mais a porté un coupfatal à l’économie et laissé desmillions de travailleurs sans res­sources. L’opposition évoque « une tragédie économique » et dé­nonce la « nonchalance » et « l’in­souciance » du premier ministreet de son gouvernement, qui ont ignoré les messages d’alerte des experts et de la banque centrale.« Le pays, dans son ensemble, paie un lourd tribut, les pauvres et lespersonnes vulnérables sont déses­pérés », a déclaré Palaniappan Chi­dambaram, l’ancien ministre desfinances et leader du Congrès, le principal parti de l’opposition.

Tous les secteurs sont frappéspar la crise : l’industrie, les mines, le textile, le tourisme, l’immobi­

lier, les services… Même les opéra­teurs télécoms ont vu les abonne­ments diminuer, signe de la diffi­culté des ménages. L’agriculture est la seule à ne pas souffrir. Ellebénéficie d’une croissance de 3,4 %, contre 3 % en 2019, dopée par de bonnes conditions climati­ques. Beaucoup d’Indiens ont déjàperdu leur emploi, et les jeunes de15 à 24 ans sont les premiers tou­chés. Or cette classe d’âge repré­sente 45 % de la population, et 1 million de jeunes entrent cha­que mois sur le marché du travail.

Selon Mahesh Vyas, du Centre desurveillance de l’économie in­dienne (Center for Monitoring In­dian Economy, CMIE), 19 millions d’emplois salariés ont été perdus.

Ceux­ci étaient estimés à 86,1 mil­lions en 2019­2020. Ils sont tom­bés à 68,4 millions en avril et à 67,2 millions en juillet. Cette don­née est inquiétante pour la reprise,car ces emplois très privilégiés dans le pays où 90 % de l’écono­mie est informelle confèrent aux ménages qui en bénéficient des capacités d’épargne et d’emprunt. Selon le CMIE, les emplois non sa­lariés sont repartis plus vite après le confinement.

Le tourisme très affectéL’annonce de la contraction spec­taculaire du PIB intervient alors que la situation sanitaire se dé­grade dans le sous­continent. L’Inde a battu, dimanche 30 août,

un record mondial, en enregis­trant un pic de contaminations ja­mais atteint par aucun autre pays :78 760 nouveaux cas en une seule journée. Les Etats­Unis déte­naient le précédent record, avec 77 000 infections, le 17 juil­let. L’Inde totalise désormais 3,6 millions de cas et plus de 65 000 morts. Ces chiffres, comme le rappellent systémati­quement les experts, sont très cer­tainement sous­estimés, comptetenu du sous­équipement sani­taire dans certaines régions.

L’épidémie ne reflue pas, bienau contraire. Elle a repris de la vi­gueur dans la capitale, qui comp­tabilise, depuis le début de l’épi­démie, près de 175 000 cas. Les hô­

pitaux connaissent un afflux iné­dit de patients et la classepolitique n’est pas épargnée. Pra­nab Mukherjee, l’ancien prési­dent de la République de 2012 à 2017, membre du Congrès, estmort à 84 ans lundi 31, atteint par le Covid­19. Au sein du gouverne­ment, le ministre de l’intérieur, Amit Shah, qui a également con­tracté le virus, effectue son deuxième séjour à l’hôpital. Im­puissantes pour contenir l’épidé­mie, les autorités préfèrent souli­gner que, rapporté à la popula­tion, soit 1,3 milliard d’habitants, l’Inde a peu de cas et de décès.

Pour tenter de relancer l’activitéet malgré la progression du virus, le ministère de l’intérieur indien a

autorisé la reprise progressive desmétros, à l’arrêt depuis cinq mois,dans les grandes villes commeNew Delhi et Bombay, à partir du 7 septembre. Dans la capitale très congestionnée, cette décision était réclamée par le chef du gou­vernement de Delhi, Arvind Kej­riwal. Les usagers devront porterobligatoirement un masque. Legouvernement a également auto­risé les rassemblements culturels,sportifs ou politiques dans la li­mite de 100 personnes.

Il s’est, en revanche, refusé à rou­vrir les frontières internationales, fermées depuis le 24 mars. Le tou­risme risque de ne pas s’en remet­tre. Les hôtels sont vides, les taxis n’ont plus de clients, beaucoup de restaurants restent fermés, mal­gré l’assouplissement des règles. Circuler à l’intérieur du pays reste également difficile, car la plupart des Etats imposent une quaran­taine de quinze jours aux passa­gers débarquant sur leur tarmac.

De quels moyens dispose le gou­vernement, dont les rentrées fisca­les ont aussi diminué, pour tenter d’amortir la crise ? Il a déjà an­noncé, le 12 mai, un plan de relancede 246,8 milliards d’euros. Diman­che 30 août, à la veille de la publica­tion du PIB, lors de sa tradition­nelle allocution radiophonique mensuelle baptisée « Mann Ki Baat », M. Modi a seulement invité le pays à devenir la plaque tour­nante de la fabrication du jouet. Lepremier ministre indien mise sur l’indépendance et l’autosuffisancedu pays. Pas sûr que le remède suf­fise à guérir le malade.

sophie landrin

Les salariés de « Libération » s’inquiètentdes propositions financières de Patrick DrahiLes 13,5 millions de trésorerie promis par le groupe Altice sont jugés insuffisants

P eut­être ne fallait­il pas s’at­tendre à un miracle. C’est lesentiment qu’ont les repré­

sentants des salariés de Libération qui tiennent des discussions avec Altice, leur maison mère, alors quele quotidien créé par Jean­Paul Sar­tre et Serge July en 1973 doit passerces prochains jours sous l’égide d’un « fonds de dotation pour une presse indépendante ». Si la struc­ture à but non lucratif est censée garantir son indépendance, elle plonge aussi le journal de gauchedans un océan d’incertitudes.

En mai, Altice s’engageait à ac­compagner le titre déficitaire « le temps qu’il faudrait ». Finalement,le groupe a chiffré le montant deson accompagnement. Faciale­ment, il se montre généreux en s’engageant sur 70,5 millions d’euros. Mais, en réalité, il ne lais­sera dans les caisses que 13,5 mil­lions d’euros, le solde correspon­dant aux pertes cumulées ces der­nières années, qui totalisent57 millions de dettes. Des dettes qu’Altice avait toujours promis de ne pas réclamer.

La soulte promise par PatrickDrahi, le propriétaire d’Altice, pa­raît donc bien maigre face aux be­soins du journal. Dans l’immé­diat, Libération, qui perdait en­core 8,5 millions d’euros en 2019,devra s’acquitter de la clause decession. Ce dispositif, qui permet

aux journalistes de quitter avec un chèque un journal qui change de propriétaire, coûtera au moins 2 millions d’euros, estiment lesélus. « Libé » devra, en outre, fi­nancer son déménagement des coûteux bureaux qui lui sont loués par M. Drahi. « On appelle le groupe Altice à apporter à Libéra­tion les fonds dont il a besoin pourpoursuivre sa bonne dynamique commerciale, notamment dans le numérique. A ce stade, le compten’y est pas », indique Jérôme Le­filliâtre, représentant des salariés.

Le nouveau directeur général deLibération, Denis Olivennes, a bienessayé de dissiper les inquiétudes en certifiant qu’Altice assurerait « les besoins de financement des trois prochaines années [estimés]entre 15 et 20 millions d’euros ».

Sans les rassurer. Les élus contes­tent la réalité économique du plan

d’affaires esquissé par leur nou­veau dirigeant. Alors que la crise liée à la pandémie gronde, M. Oli­vennes table sur un retour à l’équi­libre dès 2023, avec une hausse du chiffre d’affaires de 10 millions d’euros entre 2020 et 2023, portée par une multiplication par cinq des recettes issues des abonne­ments Web, une croissance de la publicité et du hors­média (sa­lons…). Mandaté par les élus, le ca­binet Technologia évalue, lui, le besoin de financement en cash « entre 30 et 40 millions d’euros » ces trois prochaines années.

« Défiscalisation »Que se passerait­il, se demandentalors les élus, « si d’aventure, Al­tice renonçait à ses dotations ulté­rieures » ? Et si le journal se re­trouvait à court d’argent ? Inter­rogée par Le Monde, la directiond’Altice ne fait pas de commen­taire, rappelant qu’elle a toujours été au rendez­vous depuis le ra­chat en 2014, et assure que « les discussions quasi quotidiennesavec les élus se déroulent très bien ». A ce stade, le propriétairede SFR et de BFM­TV ne semble pas envisager une rallonge.

En parallèle s’ajoutent des pro­blèmes liés à la future gouver­nance de Libération. « Nous sou­haitons le renforcement de l’indé­pendance de la rédaction », pré­

cise Amaelle Guiton, présidentede la société des journalistes. Ce qui pourrait, par exemple, passerpar la nomination de représen­tants au sein d’une sorte de con­seil d’administration et l’octroi d’un droit de veto. Les journalis­tes aimeraient également avoir leur mot à dire sur la nomination d’un des trois administrateurs du fonds, depuis que Laurent Joffrin, leur ancien directeur de la rédac­tion, qui a lancé cet été Les Enga­gés, son mouvement politique, arenoncé à y participer.

Enfin, la structure juridiquemême du fonds, qui aura pour ob­jet la gestion de Libération, ne ras­sure pas les salariés. Ainsi, si la fondation sera incessible, le jour­nal, qui sera logé dans une struc­ture intermédiaire, le sera, lui. Sous couvert de préserver la dé­mocratie, cette opération n’auraitqu’un but : « la sortie de Libérationdu groupe Altice tout en permet­tant la défiscalisation des sommesaffectées », soupçonne le cabinetGide, dans un rapport demandépar les élus. Un premier mon­tant de 15 millions d’euros versépar Altice au fonds de dotation, selon nos informations, profitera d’ailleurs d’une défiscalisation de 60 %. Quoi qu’il advienne, PatrickDrahi reste un inconditionnel desniches fiscales françaises.

sandrine cassini

Mandaté par lesélus, le cabinet

Technologia évalue le besoinde financementen cash « entre

30 et 40 millionsd’euros »

A Srinagar, dans le nord de l’Inde,le 27 juillet.MUKHTAR KHAN/AP

Moteur traditionnel

de la croissance,la consommation

des ménagesa chuté de 26,7 %

Lagardère va au conflit avec ses actionnairesLe groupe refuse une nouvelle assemblée générale. Vivendi va saisir la justice

D e démonstration de forceen coups de Jarnac, laguerre se poursuit entre

Arnaud Lagardère, Vincent Bol­loré, premier actionnaire de Vi­vendi, et le fonds activiste Amber Capital. Lundi 31 août, Lagardère, qui possède Hachette, Europe 1 ou Le Journal du dimanche, a fait sa­voir qu’il refusait de convoquer une assemblée générale (AG), n’ac­cédant ainsi pas à la demande de ses deux premiers actionnaires, détenteurs à eux deux de 43,5 % ducapital. Alliés depuis le 11 août, Am­ber Capital et Vivendi souhaitent faire nommer quatre administra­teurs au conseil de surveillance.

Mais Lagardère a jugé qu’il n’yavait pas de « motif légitime » à convoquer une nouvelle réunion, la dernière s’étant tenue le 5 mai. Le groupe n’a pu s’empêcher un nouveau coup de griffe à l’égard deVivendi, coupable, selon lui, d’être « en concurrence directe » avec Ha­chette, son joyau, en étant proprié­taire d’Editis. La réponse ne s’est pas fait attendre. Vivendi et Am­ber ont publié un communiqué, mardi, faisant savoir qu’ils allaientsaisir le tribunal de commerce.

Tout en refusant la tenue d’uneAG, Lagardère a pourtant fait mined’offrir un signe d’apaisement à ses deux meilleurs ennemis. Il s’est dit prêt à faire nommer au

sein du conseil Virginie Banet, la candidate indépendante proposéepar Vivendi, une financière passée par Nomura et Natixis. A Amber, ila proposé d’étudier la nomination d’un administrateur, mais pas avant la prochaine AG, en 2021.

Autre nouvelle : Yves Guillemotquitte son siège au conseil de sur­veillance. Le patron d’Ubisoft ne pourrait pas se permettre de croi­ser le fer avec M. Bolloré, avec le­quel il a eu maille à partir dans le passé et avec lequel il a signé un ac­cord. Aline Sylla­Walbaum, qui n’avait pas voté en faveur du re­nouvellement d’Arnaud Lagar­dère, cède aussi sa place. Elle sera remplacée par Valérie Bernis. Elle ala particularité d’être une proche de Nicolas Bazire, le bras droit de Bernard Arnault, qui a piloté l’ac­cord conclu avec Arnaud Lagar­dère. L’empereur du luxe doit scel­ler son entrée dans le holding per­sonnel du fils de Jean­Luc début septembre, devenant ainsi son partenaire. Du côté de Lagardère, on conteste que cette proximité soit liée à cette nomination. L’idée viendrait plutôt de Guillaume Pepy, administrateur de Lagar­dère, et de Grégoire Chertok, asso­cié­gérant chez Rothschild et con­seiller du groupe. La partie de po­ker menteur n’est pas terminée.

sa. c.

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16 | économie & entreprise MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

Covid­19 : au Canada, la prime de la discordeMise en place fin mars par le gouvernement de Justin Trudeau, la prestation canadienne d’urgence, avec ses 2 000 dollars mensuels, a bénéficié à plus de 8,6 millions de personnes. Mais pour le patronat et certains responsables politiques, c’est un frein au retour à l’emploi

montréal ­ correspondance

L a prestation cana­dienne d’urgence[PCU] m’a sauvé la vie.Sans elle, je ne sais pascomment j’auraispassé l’été. » Musi­

cien, Samuel (qui préfère conser­ver l’anonymat) a vu à la mi­marsses dates de concerts annulées les unes après les autres, et sesélèves, à qui il dispensait descours de guitare pour joindre les deux bouts, contraints au confi­nement. Du jour au lendemain, cet artiste montréalais a perdutoutes ses sources de revenus, sans pouvoir recourir au régimede l’assurance­emploi canadienau regard de son statut de tra­vailleur autonome. A l’autre boutdu pays, en Colombie­Britanni­que, Karen (qui ne souhaite pasnon plus apparaître sous son vrainom), mise à pied par sa bouti­que de vêtements de mode aux premiers jours de la crise, aéprouvé le même soulagement : « 2 000 dollars [1 285 euros], ce n’est pas la panacée, mais ça m’a permis de payer mon loyer, defaire l’épicerie tous les jours et dene pas m’endetter. »

« MESURE ADÉQUATE »De Vancouver à Halifax, de Cal­gary à Winnipeg, cette aide men­suelle – imposable – directe de 2 000 dollars canadiens, annon­cée par le premier ministre, JustinTrudeau, le 24 mars, a constitué une bouée de secours pour ceux que l’arrêt brutal de l’économie plongeait dans l’angoisse du len­demain. Les critères pour la perce­voir étaient simples : être privé d’emploi en raison du Covid­19,voir ses revenus largement am­putés ou être obligé de rester chezsoi pour s’occuper de ses enfants ou d’un proche malade. Sa mise en place s’est avérée rapide et effi­cace, et son succès, fulgurant.

Au total, plus de 8,6 millions deCanadiens, soit près d’un surquatre, en ont bénéficié depuis leprintemps, et plus de la moitiécontinuaient de la percevoir, fin août. Alors que le chômage ex­plosait, passant de 5,6 % de la po­pulation active en février à un picde 13,7 % en mai, cette allocationquasi « universelle » est venue resserrer les mailles d’un filet so­cial plutôt « tricoté lâche » : un rapport du ministère de l’emploi,publié en juillet, estimait que

seulement 42 % des personness’étant retrouvées sans emploien 2019 avaient bénéficié d’in­demnités chômage.

Les instances patronales cana­diennes ont accueilli positive­ment l’annonce de la prestation.« On a considéré, dans un premier temps, que c’était une mesure desoutien adéquate dans un con­texte de crise exceptionnelle », ex­plique Karl Blackburn, président du Conseil du patronat du Qué­bec. Les dirigeants d’entrepriseont vu dans cette manne fédérale,sans précédent au Canada depuis la mise en place des grands pro­grammes sociaux des années 1960, un bon moyen d’atténuer larécession, l’économie devant re­

culer de 7,1 % cette année, selonles dernières prévisions de la Ban­que nationale du Canada.

D’autres dispositifs, comme lasubvention salariale d’urgence,venaient parallèlement directe­ment en aide aux entreprises. Mais lorsque, en juin, alors que l’économie commençait douce­ment à se « déconfiner », Ottawa choisit de prolonger de deux mois cette prestation annoncée comme temporaire, l’humeur change. « Nous avons été irrités,reconnaît Stéphane Drouin, co­président du Conseil québécoisdu commerce de détail, car noscommerçants nous ont immédia­tement alertés sur leurs difficultésà recruter de la main­d’œuvre, etnous avons vite mesuré les effets pervers de la pérennisation decette allocation. »

« Avec 500 dollars gratuits parsemaine qu’ils ne gagnent mêmepas quand ils sont au travail, com­ment voulez­vous convaincre les gens de revenir au boulot ? », té­moigne Josée Dubé. Vendeuse deglaces à emporter sur une avenuecommerçante de Montréal, elle n’a jamais fermé son commerce. Mais pour garder derrière son comptoir le nombre d’employés suffisant, Mme Dubé a dû accepter leurs conditions. Augmenter leur nombre d’heures, faute de quoi ilsrefusaient de renoncer à la PCU, ou les calculer très précisé­

ment afin qu’ils puissent cumu­ler leur job à temps partiel avec la prestation. Celle­ci se déclen­chant en deçà de 1 000 dollars derevenus mensuels.

« A la réouverture de l’économie,cette allocation est devenue un frein à la reprise du travail. Le gouvernement aurait dû ajusterla mesure pour contraindre lesemployés à reprendre leur tra­vail quand leur patron le leur pro­posait », estime François Vin­cent, vice­président de la Fédéra­tion canadienne de l’entrepriseindépendante.

« MALÉDICTION »Cette prestation d’abord perçuecomme une bénédiction, serait­elle devenue une « malédiction »pour l’économie canadienne,comme l’écrit la Banque natio­nale du Canada dans une étudepubliée le 24 juillet ? Ses auteursexpliquent que son montant re­présente 49 % du salaire moyencanadien, mais qu’il existe de grandes disparités selon les sec­teurs d’activité et la durée de tra­vail des salariés. Dans la restau­ration ou l’hôtellerie, par exem­ple, où le salaire hebdomadairemoyen tourne autour de420 dollars par semaine, l’alloca­tion gouvernementale repré­sente un « plus » non négligea­ble. Idem pour tous ceux qui oc­cupent un emploi à temps par­

tiel, notamment les femmes oules étudiants (à qui a été étendule droit à la prestation), par ailleurs les premiers et les plusdurement touchés par la crise.L’étude conclut qu’« il y a un ris­que que la mesure du gouverne­ment nuise à la reprise du marchédu travail en encourageant cer­tains travailleurs à rester au chô­mage plus longtemps ».

Certaines provinces ont réagipour atténuer les effets suppo­sés dissuasifs de l’allocation : leQuébec a offert un « bonus » de 100 dollars par semaine à ceux qui reprenaient leur emploi dansles secteurs dits essentiels, espé­rant ainsi freiner la pénurie alar­mante d’aides­soignants dans lesmaisons pour personnes âgées.Le premier ministre conserva­teur du Manitoba, Brian Pallister,très opposé à la PCU, a mêmepromis une « contre­prime » de 2 000 dollars à tous ceux qui re­nonceraient à la prestation du gouvernement fédéral.

France Bernier, conseillère à laCentrale des syndicats du Québec,conteste la réalité de l’effet « far­niente » prêté à la PCU et s’insurgecontre le mythe du travailleur pa­resseux. « Aucune étude sérieuse n’a été en mesure jusque­là de con­firmer cet effet pervers, insiste­t­elle. Les entreprises qui disentaujourd’hui avoir du mal à recru­ter du personnel depuis l’instaura­

tion de la prestation appartien­nent à des secteurs qui connais­saient une pénurie de main­d’œuvre avant l’arrivée duCovid, souligne­t­elle. Cette crise a le mérite de poser la question d’un salaire minimum [de 12 à 15 dollarsde l’heure selon les provinces] trop faible pour être attractif. »

Marie­Claude Larrivière, pa­tronne d’O Casse­croûte, un res­taurant saisonnier situé au cœur de Val­David, un village touristi­que des Laurentides, doute que cesoit la faible rémunération don­née à ses employés – « 25 dollars de l’heure avec les pourboires », obligatoires pour les clients au Ca­nada – qui en a dissuadé certainsde revenir faire la saison estivale.

Pour elle, ce sont les règles d’hy­giène obligatoires, le port du mas­que et la distanciation physiqueimpossible à respecter dans sa ca­bane en bois, conjuguées à la du­reté du travail dans sa petite cui­sine surchauffée, qui ont encou­ragé les moins motivés à réclamerl’allocation gouvernementale. « Sij’avais eu le choix, j’aurais peut­être fait comme eux », avoue­t­elleen riant. Pour faire tourner la bou­tique, Mme Larrivière a appelé sa fille à la rescousse, mit son mari musicien à la confection des « pa­tates frites », et réduit son menu etses heures d’ouverture.

L’AGRICULTURE A SOUFFERTL’agriculture a aussi souffert d’unmanque de bras. Mais pour uneraison bien spécifique : la main­d’œuvre étrangère habi­tuellement employée a fait défautcet été. « Avec la fermeture de lafrontière avec les Etats­Unis le 18 mars, explique Mario Rondeau,producteur d’asperges installé à une soixantaine de kilomètres de Montréal, seuls onze de mes tra­vailleurs mexicains, sur les vingt­trois en temps normal, se sont re­trouvés aux champs. » Et rares ont été les candidats québécois à vou­loir prendre leur place. « Pas même les étudiants, peste le pa­tron, je suis convaincu à 120 % que la PCU nous a nui. » Une prime provinciale a finalement encou­ragé un dentiste retraité, une élec­tricienne inquiète de l’épidémie qui sévissait à Montréal, un ci­néaste au chômage et un militaireen permission à venir manier le couteau à asperge. Mais M. Ron­deau estime avoir perdu une vingtaine de tonnes d’asperges, faute de travailleurs.

La prestation canadienne d’ur­gence, qui devait prendre fin le 31 août, a une nouvelle fois étéprolongée d’un mois. Justin Tru­deau, à la tête d’un gouverne­ment minoritaire, a choisi de ré­clamer un vote de confiance à la Chambre des communes, le23 septembre, afin de pouvoir y substituer ensuite des dispositifspérennes, tels qu’un assouplisse­ment du régime d’assurance­em­ploi ou encore la création d’une prestation pour les travailleursautonomes. Mais le renforce­ment de l’Etat­providence auquelil semble vouloir s’atteler coûtecher. 70 milliards de dollars ont déjà été versés au titre de la seulePCU, participant à un déficit re­cord de plus de 343 milliards pourl’année en cours.

Les conservateurs entendentprofiter du débat parlementairepour dénoncer la « fuite en avantbudgétaire » du premier ministrelibéral, et se faire le relais des in­quiétudes des patrons canadiens convaincus qu’un filet social plus avantageux provoquerait un deuxième tsunami après celui du Covid, sur leurs entreprises déjà à bout de souffle.

hélène jouan

« Le gouvernement

aurait dû ajusterla mesure pour

contraindre les employés à reprendre leur travail »FRANÇOIS VINCENT

vice-présidentde la Fédération canadiennede l’entreprise indépendante

PLEIN CADRE

Rue Robson, à Vancouver, le 6 mai, tous les commerces sont fermés. DARRYL DYCK/AP

« Cette crise a lemérite de poserla question d’un

salaire minimumtrop faible pour

être attractif »FRANCE BERNIER

conseillère à la Centraledes syndicats du Québec

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0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 horizons | 17

« Charlie » et l’ombre d’Hayat Boumeddiene

E n ce milieu d’été, une voix érailléerépond de façon inattendue à unvieux numéro de portable,exhumé de piles de procès­ver­baux. Au bout du fil, un hommeâgé, manifestement fatigué. « Ma

fille ? (…) Le drame, (…) c’est vrai… », souffle par bribes celui dont l’une des sept enfants sera, à compter du mercredi 2 septembre, la seule femme parmi les principaux accusés du pro­cès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher (17 morts) devant la cour d’assi­ses spéciale, à Paris. Cinq ans après les tueries, Mohamed Boumeddiene est un père las.

Depuis sa cité des Hautes Noues, à Villiers­sur­Marne (Val­de­Marne), morne butte deHLM adossée à l’autoroute A4, ce chauffeur livreur à la retraite répond toujours au télé­phone depuis la fuite en Syrie de celle qui futun soutien clé d’Amedy Coulibaly, l’assaillant de l’Hyper Cacher, tué par la police lors de l’assaut. Depuis janvier 2015, le numéro de M. Boumeddiene n’a pas changé. Il n’a pas déménagé. Il se contente d’éconduire, lacu­naire, les opportuns : « Je ne me rappelle plus », « Je ne veux plus de soucis », « Ce n’est plus mon problème »… Hayat est un prénomqu’il ne prononce plus. La faute aux années et au chagrin ? Ou ignorance feinte, de craintede trahir, comme tant d’autres parents ayant des enfants sur zone, d’éventuels contactsavec sa djihadiste de fille, devenue entre­temps une figure de la propagande de l’orga­nisation Etat islamique (EI) ? Des preuves de vie, Hayat Boumeddiene en a longtemps donné à ses proches : au moins jusqu’à la fin de l’année 2015, sans trop se cacher, souventlors d’appels impromptus. Puis elle s’est vola­tilisée, en tout cas sur le plan judiciaire, et sonnom a rejoint la longue liste des personnes« disparues » dans la furie levantine.

« RADICALISATION CONJUGALE »L’histoire aurait pu s’arrêter là. En matière deterrorisme, les tribunaux ont l’habitude de condamner les morts présumés. Mais aumois d’avril, une nouvelle enquête judiciaire a été ouverte par le parquet antiterroriste, à lasuite du témoignage d’une djihadiste deretour en France, assurant qu’HayatBoumeddiene était en réalité toujoursvivante. Cette information, dont Le Monde apu recouper les détails, ravive les espoirs devoir s’expliquer un jour cette femme au visage rond, à la peau claire, première incar­nation du djihad féminin hexagonal.

La vague d’attentats subie par la Francedepuis 2015 l’a un peu fait oublier, mais Hayat Boumeddiene a bien été une pionnière, à sa manière. A l’époque, les départs de femmes vers la zone irako­syrienne sont encore un phénomène embryonnaire, l’idée pour elles de participer à des attaques sur le sol français davantage encore. En secondant sciemment son compagnon dans les multiples prépara­tifs de son projet terroriste, puis en rejoignantle proto­Etat de l’EI, cette femme discrète, sansantécédents judiciaires, née le 26 juin 1988 à Paris dans une famille aux racines algérien­nes, a ouvert une boîte de Pandore.

Son parcours n’aurait sans doute pas été lemême sans le décès brutal de sa mère, en 1994, à la suite d’une opération du cœur.Hayat Boumeddiene est alors âgée de 8 ans.Elle déteste la nouvelle épouse de son père.

Placée en foyer dès ses 12 ans, elle multiplie les coups de sang et les changements d’éta­blissement, jusqu’à l’arrêt de sa scolarité, à17 ans, sans attendre le bac, avec le brevetpour unique diplôme. « Hayat était pleine devie, gentille, une élève normale », regrette une amie de lycée devenue banquière.

C’est au détour d’une flânerie dans unelibrairie musulmane voisine du métro Cou­ronnes, à Paris, qu’Hayat Boumeddiene ditavoir découvert l’islam, à l’aube de sa majo­rité. Cette religion qui la « calme tant », comme elle le confiera un jour à la justice, luioffre une sorte de prolongement à ses étudesavortées. Même si la future djihadiste ne metpas souvent les pieds à la mosquée, elle prie chez elle et s’oriente bientôt vers des lecturesrigoristes. Villiers­sur­Marne, où elle revientfréquemment, est un fief historique du pro­sélytisme salafiste, dont l’influence déborde largement des murs de la salle de prière.

Hayat Boumeddiene n’a pas 20 ans quandelle rencontre Amedy Coulibaly grâce à un ami commun. A l’époque, cet ex­braqueur as­pire lui aussi à une vie plus rangée. C’est en­semble qu’ils vont poursuivre leur emballe­ment religieux. En 2009, ils se marient dans la plus stricte tradition : elle n’assiste pas à sesnoces, où elle se fait représenter par son père. Plus pratiquante que son concubin, elle re­fuse d’enlever son voile intégral, en 2010, alors que le débat fait rage sur son interdic­tion dans l’espace public. Elle va jusqu’à lâcherson emploi de caissière au sein de l’enseigne d’électroménager Boulanger et songe, déjà, à émigrer dans un pays musulman.

« Mérite de retenir l’attention de nos servi­ces. » C’est par cette formule consacrée quela jeune femme apparaît sur les radars du renseignement intérieur, selon une note dé­classifiée de juillet 2010 versée à l’enquêtejudiciaire. La police se demande pourquoi cette fille aux airs sages prête son téléphoneà son compagnon, lequel échange avec un certain Chérif Kouachi – futur assaillant, avec son frère, de Charlie Hebdo – au sujetd’un vétéran du djihad : Djamel Beghal. Cet homme, soupçonné d’un projet d’attentatcontre l’ambassade des Etats­Unis à Paris audébut des années 2000, est alors assigné àrésidence à Murat (Cantal).

Quel est alors le rôle exact de cette femmeau sein de ce groupe ? Elle étonne, notam­ment par ses efforts pour participer à des marches nocturnes en montagne, l’hiver, enpleins monts d’Auvergne, aux côtés de son époux. A l’occasion de ces visites, Amedy Coulibaly est testé puis recruté comme four­nisseur d’armes pour un projet d’évasionraté de Smaïn Ait Ali Belkacem, l’artificier del’attentat du RER Saint­Michel, à Paris,en 1995. Si Hayat Boumeddiene s’en sort avec une simple garde à vue, son compa­gnon, lui, est condamné à cinq ans de pri­son. Une détention qu’il vivra très mal etdont il sortira en mai 2014, avec la fermeintention de passer à l’acte.

A l’approche des attentats de janvier 2015,Hayat Boumeddiene et Amedy Coulibaly sontmariés depuis une demi­douzaine d’années et forment déjà un « vieux couple », atypique pour leur âge. Elle n’a que 26 ans, lui 32, mais

l’un et l’autre s’inscrivent dans un inexorable processus de « radicalisation conjugale »,comme le qualifient, en 2013, les magistrats chargés de rédiger les réquisitions dans le dossier Smaïn Ait Ali Belkacem. Des conclu­sions qui vont dans le sens des convictions dela justice, après cinq ans d’enquête sur les attentats de Charlie et de l’Hyper Cacher : l’ex­gamine de Villiers­sur­Marne n’a probable­ment jamais été une simple épouse tourmen­tée qui se serait embarquée dans une aven­ture mortifère sans en mesurer l’ampleur.

Son itinéraire dans la zone irako­syrienneen atteste. Selon nos informations, Hayat Boumeddiene est désormais remariée, mère de plusieurs enfants et rodée à la clandesti­nité. Avant d’être formellement reconnuepar une femme revenant de la région, elle se cachait sous un faux nom dans le camp d’Al­Hol, à l’est de la Syrie. Ce no man’s land de poussière, quadrillé autant par l’EI que par tout ce que les Occidentaux et leurs alliés comptent de services de renseignement, est presque une ville : 70 000 personnes, dontbeaucoup de femmes et d’enfants de l’organi­sation, s’y entassent sous des tentes, sans eaucourante, dans un climat semi­désertique.

UNE VEUVE COUVÉE PAR L’EIMême si elle a fini par être repérée, Hayat Boumeddiene a réussi à s’enfuir, au prin­temps, en profitant d’une phase d’instabilité chez les forces kurdes chargées de surveiller ce centre de rétention à ciel ouvert. Elle auraitensuite tenté de rejoindre la région d’Idlib, dans l’Ouest syrien, dernier refuge d’enver­gure de djihadistes de tous horizons. Pour éviter de s’exposer à une opération ciblée, Hayat Boumeddiene a procédé comme elle lefait toujours : elle s’est entourée de femmes et d’enfants. Son groupe de fugitifs étaitcomposé d’une dizaine de mères.

Pareille opération d’exfiltration a forcé­ment nécessité une importante somme d’argent : plusieurs milliers d’euros par tête, au bas mot. Mais là est aussi sa spécificité.Depuis son arrivée en Syrie, le 2 janvier 2015, par un vol Pegasus ralliant Madrid à Istanbul,la jeune femme a toujours été prise en chargepar l’EI. Alors que beaucoup de Françaises réclament sans cesse de l’aide à leurs parentspour améliorer l’ordinaire – il faut environ300 euros par mois à Al­Hol pour manger à sa faim –, cela n’a jamais été son cas.

« Bien sûr qu’il y a la guerre, (…) mais là où jesuis, c’est sécurisé, c’est très très bien. (…) Tu vismieux qu’en France, (…) il n’y a pas de centrecommercial et tout. (…) Il y a de très grandesmaisons. (…) Les gens qui m’entourent, c’est des trésors », s’enthousiasmait­elle lors d’unappel à l’une de ses proches, en mai 2015. Pour cette ex­banlieusarde élevée au royaume des chantiers sans fin de rénova­tion urbaine et des zones commerciales – la cité des Hautes Noues est voisine d’un Ikea –,l’ordinaire syrien avait alors des airs depériphérie chic.

« Tu vis mieux qu’en France. » Ces propossont révélateurs de la profonde dystopie par laquelle Hayat Boumeddiene a été happée,fondée sur un système soigneusement misen place par l’EI. Le but : écarter au maximumles femmes du front, afin de les inciter à pro­créer et à recruter sur Internet. Héroïsée en tant qu’épouse de « martyr », la djihadiste française a ainsi, plus que d’autres, bénéficié de conditions de vie protégées : maison indi­viduelle, cours d’arabe et de religion, accèsaux soins, etc. Si l’effondrement de l’EI a sansdoute compliqué ce quotidien, le soutien de l’organisation n’a jamais cessé, contribuant àla maintenir en vie. En janvier 2015, dans letout premier rapport de synthèse versé à l’enquête judiciaire, Hayat Boumeddiene n’était qu’un nom entre parenthèses.Aujourd’hui, elle se serait muée en une tren­tenaire plus que jamais convaincue de la cause djihadiste, une obstinée qui redoute moins sa condamnation qu’elle ne rêve d’un retour aux grandes heures du « califat ».

élise vincent

YASMINE GATEAU

EN FUITE EN SYRIE, LA VEUVE D’AMEDY 

COULIBALYEST DÉSORMAIS REMARIÉE, MÈRE

DE PLUSIEURS ENFANTS ET RODÉE 

À LA CLANDESTINITÉ

Alors que les procès des attentats de 2015 doivent s’ouvrir mercredi 2 septembre, l’ex­épouse du tueur de l’Hyper Cacher, Amedy Coulibaly, pionnière du djihad féminin français, est toujours en cavale

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18 |carnet MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

Société éditrice du « Monde » SAPrésident du directoire, directeur de la publicationLouis DreyfusDirecteur du « Monde », directeur délégué de lapublication,membre du directoire Jérôme FenoglioDirecteur de la rédaction Luc BronnerDirectrice déléguée à l’organisation des rédactionsFrançoise TovoDirection adjointe de la rédactionGrégoire Allix, Philippe Broussard, EmmanuelleChevallereau, Alexis Delcambre, Benoît Hopquin,Marie-Pierre Lannelongue, Caroline Monnot,Cécile Prieur, Emmanuel Davidenkoff (Evénements)Directrice éditoriale Sylvie KauffmannRédaction en chef numériqueHélène BekmezianRédaction en chef quotidienMichel Guerrin, Christian Massol, Camille Seeuws,Franck Nouchi (Débats et Idées)Directeur délégué aux relations avec les lecteursGilles van KoteDirecteur du numérique Julien Laroche-JoubertChef d’édition Sabine LedouxDirectrice du design Mélina ZerbibDirection artistique du quotidien Sylvain PeiraniPhotographie Nicolas JimenezInfographie Delphine PapinDirectrice des ressources humaines du groupeEmilie ConteSecrétaire générale de la rédaction Christine LagetConseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président,Sébastien Carganico, vice-président

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AU CARNET DU «MONDE»

Décès

Claire Andrieu,son épouse,

Thomas Andrieu,son filset ses enfants,

Mathieu Andrieu,son fils,Béatrice Laurentet leurs enfants,

Ses frères et sœursEt toute la famille,

ont la douleur de faire part du décèsde

Jacques ANDRIEU,préfet honoraire,

survenu à Paris, le 5 août 2020,dans sa soixante-dix-neuvième année.

Les obsèques ont eu lieu dansl’intimité familiale.

41, rue de l’Université,75007 Paris.

Isabelle Bergeon-Dars et Jean-François Dars,ses enfants,

Sarah Dars, Anne Papillault etChristophe Bergeon,ses belles-filles et son gendre,

Margaux et Charlotte Bergeon-Dars,ses petites-filles,

ont la grande tristesse de faire partdu décès du

professeurRené DARS,

géologue,ancien doyen

de la faculté des sciences de Nice,professeur émérite des Universités,

officier de la Légion d’honneur,

survenu le 27 août 2020.

Il était âgé de quatre-vingt-dix-huit ans.

Les obsèques se dérouleront dansla stricte intimité familiale.

Maison Roblot.Tél. : 04 93 62 73 73.

Ses anciens camarades du Partisocialiste unifié (PSU)

rendent hommage à

Jean-Marie DEMALDENT(1943-2020),intellectuelet militant

du socialisme et de l’autogestion,professeur de sciences politiques,

Association des Amis de Victoret Paule Fay (AAVPF).

https://victorfay.org/

Institut tribune socialiste (ITS),40, rue de Malte,75011 Paris.http://www.institut-tribune-

socialiste.frc o n t a c t @ i n s t i t u t - t r i b u n e -

socialiste.fr

Pascal et Valentine,son fils et sa belle-fille,

Milena et Clotilde,ses petites-filles,

ont la tristesse de faire part du décèsde

Gisèle DURUDAUD,

survenu à Paris, le 14 août 2020,à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.

[email protected]

Christine,sa fille,

Jean-Luc et Odile,son fils et sa belle-fille,

Elsa, Charles, Paloma et Balthazar,ses petits-enfants,

ont la tristesse de faire part du décèsde

Jean GALZI,ingénieur général

de la météorologie,chevalier de la Légion d’honneur,

intervenu dans sa quatre-vingt-quinzième année.

Les obsèques auront lieu le2 septembre, à 10 h 45, en la cathédraleSaint-Fulcran de Lodève (Hérault).

5, rue du Cardinal Fesch,20000 Ajaccio.1016, chemin du Puy,06600 Antibes.

Giovanna,son épouse,

Les familles Goutier, Ricchetti,Pissard

Et l’association des amis deBenjamin Péret,

font part du décès de

Jean-Michel GOUTIER,écrivain et poète surréaliste,15 août 1935 - 27 août 2020.

« Oiseau jeté à l’adversaireà trêve d’ailes. »

La cérémonie aura lieu le2 septembre, à 15 heures, au cimetièrede Maisons-Alfort, 33, avenue duProfesseur Cadiot.

Saint-Brieuc. Paris. Yffiniac.

Nous avons la douleur de fairepart du décès de

M. Louis-Michel GUINARD,

survenu à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

De la part de

Ludmila,son épouse,

Carine, Emmanuelle, Sibylle,ses filleset leurs conjoints,

Tatiana,sa belle-fille,

Marine, Danny, Marion, Philippine,Wallis, Léo, Adrien,ses petits-enfants.

La cérémonie religieuse seracélébrée le jeudi 3 septembre 2020,à 10 h 30, en l’église d’Yffiniac.

Cet avis tient lieu de faire-partet de remerciements.

[email protected]

Marie-Thérèse Guyon,son épouse,

Marie-Laure Guyon,sa fille

Et l’ensemble de la famille,

ont la tristesse de faire part du décèsde

Jacques GUYON,

survenu à Noisy-le-Sec, le 27 août 2020,à l’âge de soixante-treize ans.

Une cérémonie de recueillementaura lieu le mercredi 2 septembre,à 15 heures, au funérarium desJoncherolles, à Villetaneuse.

Cet avis tient lieu de faire-part.

[email protected]

Mme Raoul Labouz,La professeure Marie-Françoise

Labouz,Jean-Michel Labouz,Liliane Ruetsch,

ont la douleur de faire part du décèsde

Lina LACHGAR,

survenu le 24 août 2020, à Paris 18e.

Les obsèques auront lieu lemercredi 2 septembre, à 15 heures,au cimetière parisien de Pantin,164, avenue Jean-Jaurès, à Pantin(Seine-Saint-Denis).

138, route de la Reine,92100 Boulogne-Billancourt.

Les admirateurs de l’œuvre deMax Jacob,

Sylvia Lorant-Colle et BéatriceSaalburg-Colle,ayants droit et amies,

Colette Lambrichs,directrice des éditions « Le Canoë »et amie,

Dominique et Philippe Tailleur,mécènes et amis,

Liliane Ruetsch,libraire et amie,

ont la douleur de faire part du décèsde

Lina LACHGAR,

survenu le 24 août 2020, à Paris 18e.

Les obsèques auront lieu lemercredi 2 septembre, à 15 heures,au cimetière parisien de Pantin,164, avenue Jean-Jaurès, à Pantin(Seine-Saint-Denis).

Madelief,sa fille,

Françoise,sa mère,

Christophe et Séverine,son frère et sa sœur,

Pascale,sa belle-sœur,

ont la douleur de faire part du décèsbrutal de

Alain MITENNE,INSA 1997

mécanique des fluides,ingénieur Dassault Aviation,

survenu le 11 août 2020,à l’âge de quarante-huit ans.

Il a été inhumé au cimetièrede Saint-Lô-d’Ourville (Manche), lemardi 25 août.

« Les âmes des justessont dans la main de Dieu, aucuntourment ne les atteindra plus. »

Livre de la sagesse - chapitre 3 - v1.

[email protected]

Laurent Jacquier-Laforge,son mari,

Irène Régis,sa mère,

Isabelle Régis,sa sœur,

Matthias Cure-Régis,son neveu

Et leurs familles,

ont la grande tristesse d’annoncerle décès de

Fabienne RÉGIS,

survenu le 28 août 2020.

La cérémonie a eu lieu ce lundi31 août, à 15 heures, en l’église Saint-Pierre d’Argentière (Haute-Savoie).

Ni fleurs ni couronnes.

Françoise Rosenthal,son épouse,

Marie Christine et Jose MariaFebrer Bosch,

Olivier et Pascale Moreau,Elisabeth Moreau,Véronique et Pierre Etienne Bailly,

ses belles-sœurs et beaux-frères,Carlos, Amélie, Antoine, Dorothée,

Nicolas, Capucine, Arthur, Pénélopeet Stanislas,ses neveux et nièces,

ont la tristesse de faire part du décèsde

Jean ROSENTHAL,éditeur et traducteur,

survenu le mercredi 26 août 2020,à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.

Les obsèques ont eu lieu dansl’intimité familiale, à Joigny (Yonne).

Françoise Rosenthal,30, rue de Varenne,75007 Paris.

Rosine Sapoval,née Iwenicki,son épouse,

Marc et Yves-Laurent Sapoval,ses fils,

Raymonde Habib,sa sœur,

Sylvie et Brigitte Sapoval,ses belles-filles,

Lucas, Léa, Théodore, Clara, Emmaet Benjamin Sapoval,ses petits-enfants,

Farah Barrère,Daniel, Serge, Myriam Habib,

ses neveux et nièces,leurs conjointsainsi que leurs enfants et petits-enfants, Didier, Nicolas, Stéphanie,Diego, Grégory, Lara, Lucas, Alain,David, Yolanda, Carolina, Giulia,Mélina,

ont la douleur de faire part du décèsde

Bernard SAPOVAL,physicien,

ESPCI 1960 (promotion 75),directeur de recherche émérite

au CNRS,ancien directeur

du laboratoire de physiquede la matière condenséede l’École Polytechnique,

ancien président du départementde physique de l’École Polytechnique,

survenu le 26 août 2020, à l’âge dequatre-vingt-deux ans, d’un cancerprofessionnel dû à son expositionà l’amiante durant ses travauxde recherche dans les laboratoiresde Jussieu.

L’inhumation aura lieu aucimetière parisien de Bagneux.Rendez-vous est donné le jeudi3 septembre, à 14 h 15, à l’entréesituée 45, avenue Marx-Dormoy,à Bagneux.

Sans fleurs ni couronnes.

La famille souhaite remercierles services de pneumologie etd’oncologie de l’hôpital Cochin.

Cet avis tient lieu de faire-part.

[email protected]

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Page 19: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 CULTURE | 19

CHEF­D'ŒUVRE          À  NE  PAS  MANQUER          À  VOIR          POURQUOI  PAS          ON  PEUT  ÉVITER

EMA

Q u’un film ne tiennequ’à sa mise en scène– quelle que puisseêtre la nature de sonintrigue –, on ne s’en

rend jamais mieux compte qu’au contact des très grands cinéastes. Le Chilien Pablo Larrain – 44 ans, huit longs­métrages à son actifdepuis 2006 – est de ce nombre. Ils’essaie aujourd’hui, avec Ema, à une sorte d’état des lieux de la sensibilité moderne.

Film intimiste donc, délibéré­ment modeste, sans grande ve­dette ni grand sujet. Enorme tâ­che en réalité, parce qu’il s’agit de prendre la mesure d’un phéno­mène diffus et pour l’essentiel in­tériorisé, touchant à l’ineffable, aux glissements sentimentaux et générationnels encore mal réper­toriés et cartographiés.

Narration éclatée et poétiqueEn voici la fable, remise ici sur piedpour des besoins de clarté à partir d’une narration infiniment pluséclatée, suggestive, poétique. Ema est une jeune danseuse d’une troupe de danse contemporaine dirigée par son compagnon, Gas­ton, un chorégraphe colombien qui lui rend au minimum dix ans.

Ils ont naguère adopté un en­fant, mais celui­ci leur a été enlevépour des raisons qu’on devine plus qu’on ne les constate, liées à l’incapacité de ce couple d’artis­tes, et plus particulièrement, semblerait­il, de sa mère, à assu­mer leur vocation parentale. Lepetit, éprouvant la désaffection,aurait joué avec des allumettes et calciné le visage de sa tante, lasœur d’Ema. Le reste s’ensuit. Le couple se désagrège, Gaston en veut à mort à Ema, que l’opprobresocial – l’assistante sociale, le corps enseignant, sa propremère – n’épargne pas non plus.

Seulement voilà, Ema, si elle estde tous les plans de ce film, si elle yrayonne en une sombre majesté, n’est pas tout à fait de ce monde.Et filmée comme telle. Cheveuxblond platine, visage d’aigle an­drogyne à la Bowie, grâce altière, placide et fiévreuse, plus disponi­ble à des désirs qu’à ses devoirs, à son désir qu’au souci d’autrui. Ema est une impératrice de la pro­vocation, une artiste de l’improvi­sation, une femme qui louvoie fa­

rouchement pour ne mieux sui­vre que son seul instinct.

Assumant sa responsabilité sanssonger à s’en excuser, elle décide au contraire de renchérir et de toutreconquérir désormais de sa vie. La liberté, l’amour, le sexe, l’enfant,et pourquoi pas Gaston, qu’elle ne peut pas ne plus aimer, même si elle ne l’aime plus de la même fa­çon. Le film est l’histoire de cette reconquête, passerait­elle par la destruction, l’indifférence, la tra­hison, le déchaînement et la con­sommation pulsionnels, le pur chaos sentimental, le rêve incon­trôlé d’un impossible phalanstère.

Le feu, aussi bien, est la matièrequi irradie le film. Le feu féministedu groupe des danseuses, verbe haut et pose rageuse, qui défient Gaston avec toute la morgue de la jeunesse. Le feu onirique du lan­ce­flammes avec lequel Ema et sesamies, Walkyries stylées du tempsprésent, incendient nuitamment

les carcasses du vieux monde. Le feu du reggaeton (cette version ca­ribéenne du rap qui a enflammé laplanète dans les années 2000) quidevient un objet de discorde entrele chorégraphe et les danseuses desa troupe, plus encore entre lui et Ema, qui s’étaient justement conquis et aimés par la danse. Gaston, autre génération, autre conception de la création, en re­jette viscéralement le machisme,le primitivisme, l’absence de pen­sée artistique et politique. Les filles, qui le dansent divinement,s’en défendent au nom du droit àla jouissance et au détournement,au pur désir, au pur plaisir de l’exultation et de la transe.

Partition épidermiqueDe la partition épidermique et an­tagonique que joue le film – scènesviolemment dansées, fulgurances oniriques, syncopes sonores, dou­ces rasades de pastels nocturnes, musiques électroniques frémis­santes – émerge une opposition existentielle de fond, à la fois géné­rationnelle et genrée, entre Gastonet Ema. Ici, un projet de vie inscrit dans la durée et doté de sens, vi­sant à la pérennité et à la viabilité dans les quatre coudées de notre monde. Là, une saisie charnelle, in­finiment cruelle pour son entou­rage, de l’instant, un refus des mo­dèles, une compréhension de la

vie comme passion émancipatriceattachée au cycle cosmique de la mort et de la renaissance, dont l’aveuglement devient la lumière.

Il y aurait lieu, à cet égard, desoupçonner Gaston, de par son âge, son sexe et son statut d’ar­tiste, d’être un possible double de Pablo Larrain, si son film le laissaitseulement paraître en lui accor­dant le bénéfice de la raison. Il n’enest rien. Et quand même ce serait

vrai, le film – c’est sa grandeur – confère à Ema la vertu magnifiquede son allant et de son aspiration sauvage à conserver sa jeunesse.

Ema reste ainsi ouvert, géné­reux, complexe, inspiré et inspi­rant. Risqué aussi bien, dans lamesure où il inscrit dans sa formemême l’insoutenable légèreté du monde selon Ema. Au point qu’onpourrait à certains moments le soupçonner d’être une chronique

un peu modeuse des métro­sexuels chiliens. Il est évidem­ment beaucoup plus que cela, neserait­ce que parce qu’il oblige le spectateur à se battre contre lui­même pour le comprendre.

jacques mandelbaum

Film chilien de Pablo Larrain. Avec Mariana Di Girolamo, Gael Garcia Bernal, Paola Giannini, Santiago Cabrera (1 h 42).

sous la dictature, l’exil poli­tique fut le signe sous lequel on appréhendait le cinéma chilien en France. Raoul Ruiz (Trois vies et une seule mort, en 1995 ; Gé­néalogie d’un crime, en 1997) en représentait la part baroque et onirique, Patricio Guzman la part documentée et essayistique(La Bataille du Chili, en 1979 ; Nostalgie de la lumière, en 2010).

Avec la découverte de TonyManero en 2008, son deuxièmelong­métrage, Pablo Larrains’imposa à 30 ans comme la voix enfin possible, et d’emblée magistrale, d’un cinémad’auteur chilien de l’intérieur,avec lequel le cinéma interna­tional devrait compter.

Après l’évocation subjective etmalaisante des années de dicta­ture (Tony Manero ; Santiago 73 post mortem, en 2010), après un art du portrait révélant la compénétration de la politique et du spectacle (Neruda, en 2016 ;Jackie, en 2017), Ema est plus in­timiste. Pablo Larrain souligne cependant en quoi le film conti­nue de tisser des liens souter­rains avec la situation chilienne :« Il a été fait par des gens qui sontnés et ont grandi au XXe siècle, et

il parle de gens qui sont nés et ontgrandi au XXIe siècle. C’est une génération qui regarde une gé­nération d’un siècle différent parce qu’elle se considère commeindividualiste et qu’en réalité elle est très politique. C’est la généra­tion qui est descendue dans larue, le 18 octobre 2019. Elle est à l’origine de l’explosion sociale qui nous conduit enfin à un réfé­rendum. Il aura lieu à la mi­octo­bre, au Chili, et nous pourrons choisir de modifier la Constitu­tion Pinochet, avec laquelle nousvivons toujours. Donc cette gé­nération, qui semble plus sou­cieuse de ses propres idées et biens matériels, c’est la généra­tion de ce nouveau Chili qui, je crois, va arriver. Le fait qu’ils soient danseurs fait de leur corpsun instrument politique aussi. »

« Une énergie stimulante »Exaltée par une mise en scènetrès inspirée, la jeune Mariana Di Girolamo, qui interprète Ema, est un puissant instru­ment de la réussite du film. Pablo Larrain définit ainsi son personnage : « Je vois Ema comme une idée poétique de la nature. Elle est le soleil, et le soleil

peut donner la vie, il apportera la vie grâce à la lumière qu’ilfournit, mais si vous vous appro­chez trop près, vous pouvez être brûlé. Elle est pour moi la capa­cité d’apporter la vie et de créerune nouvelle réalité. »

Son interprète, il l’a remar­quée à la télévision : « J’ai vu unepublicité pour une série télé. J’aiété très intrigué par le visage de Mariana en raison du mélange de beauté, de mystère et d’ambi­guïté qu’il porte. Je l’ai rencon­trée dans un café et lui ai pro­posé le rôle. Elle n’avait jamaisfait de film auparavant. Nous l’avons écrit pendant que nous letournions. Elle a une énergie in­croyable, très stimulante et très dérangeante en même temps. »

La musique – essentiellementdu reggaeton –, avec la danse, estl’autre élément central du film, fruit d’une collaboration entre lecinéaste et le compositeur chilo­américain Nicolas Jaar. « Le reg­gaeton a un pouvoir incroyable sur notre culture. Il pose aussi desproblèmes politiques. Je pense que toutes ces manières de perce­voir le reggaeton sont dans le film et inspirent son intrigue. »

propos recueillis par j. ma.

« Cette génération est celle du nouveau Chili »

Ema, si elle est de tous les plansde ce film, si elle

y rayonne en unesombre majesté,n’est pas tout à

fait de ce monde

Portrait d’une impératrice de la provocationPablo Larrain filme la relation tumultueuse d’une danseuse et de son compagnon chorégraphe

L’incandescente Ema (Mariana Di Girolamo) ne suit que son instinct. PABLO LARRAIN

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UN FILM DE ANNE FONTAINE

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SYSYGRÉGORY GRÉGORY

GADEBOISGADEBOIS

ACTUELLEMENT AU CINEMA

F COMME FILM, CINÉ-@ ET STUDIOCANALPRÉSENTENT

MADAME FIGAROMADAME FIGARO“ UN TRÈS BEAU FILM “

Page 20: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

20 | culture MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

ÉNORME

E norme, ça sent le souffre,surtout si l’on s’en tient àla bande­annonce, ré­ductrice, qui fait jaser

sur les réseaux sociaux. Le film de Sophie Letourneur y est pré­senté comme une comédie « ro­mantique », si l’on peut dire, danslaquelle une femme se fait dou­blement avoir : c’est l’histoired’une pianiste de renommée in­ternationale, Claire Girard (Ma­rina Foïs), qui a pour agent sonpropre mari, Frédéric (Jonathan Cohen), un homme à tout faire, drôle et attentionné.

Tout pourrait aller pour lemieux, mais Frédéric souffre de ne pas avoir d’enfant. Il va faire l’impensable, remplaçant la pi­lule qu’il donne à heure fixe cha­que jour à sa femme par une su­crette – une idée que lui a soufflée,sur le ton de la plaisanterie, sa ma­man, jouée par la véritable mère de Jonathan Cohen, Jacqueline Kakou. Claire va se mettre en co­lère, cette grossesse pouvant compromettre sa carrière. Mais bon, elle aime son mari, alors toutdevrait s’arranger…

Disons­le d’emblée : cet ovniproduit par Memento, qui sort en salle sur 300 copies, n’est suspect d’aucune accointance néoconser­vatrice. Ce serait mal connaître la réalisatrice, née en 1978, connue dans le milieu cinéphile pour ses films loufoques et décalés, mouli­nant à longueur de scènes une pa­role féminine et féministe – La Vie

au ranch (2010), Le Marin masqué (2011), Les Coquillettes (2013), etc., produits par Emmanuel Chaumet.

Dans Enorme, son quatrièmelong­métrage, la cinéaste s’inté­resse au point de vue masculin. Ondécouvre ce couple insolite en tournée, d’aéroports en salles de concerts : pour épargner à sa fem­me les tracas de la vie quotidienne,

Frédéric s’occupe de tout et parle à sa place. La pianiste serait­elle ven­triloque ? Ce film est une histoire de ventre, assurément.

Terrain glissantDans Enorme, l’outrance du scéna­rio crée un terrain glissant, suscite un rire glaçant, tandis que le duo burlesque formé par Jonathan Co­

hen et Marina Foïs rattrape le spectateur par la manche, comme pour lui signifier qu’il ne faut pas tout prendre au premier degré. Onest dans le réel surdosé, dans cettecomédie très documentée, filmée dans l’appartement parisien d’un couple d’artistes souvent absent, en tournée. La boule à facettes du couple ne tourne pas rond, nous

dit le film : Enorme nous tend une myriade de petits miroirs défor­mants, hilarants, crus, où la vie à deux apparaît comme une petite entreprise, où le sexe est utilitaire et sert à « détendre ». Sophie Le­tourneur veut faire rire et réflé­chir, toucher un large public, au prix, parfois, d’une répétition dans les gags potaches qui peut

lasser. Le titre du film renvoie aussi au ventre démesuré de Clairequi se met subitement à gonfler, l’empêchant de jouer de son ins­trument, alors qu’un concert de la plus haute importance se profile juste après l’accouchement…

Evocation de l’homme « enceint »Quel genre d’homme peut jouerun aussi mauvais tour à sacompagne ? Ce sont des person­nages secondaires issus du réel – de vraies sages­femmes, uneavocate aux affaires familiales, etc. – qui rappellent « monsieur » à l’ordre, grâce à un montage mê­lant documentaire et fiction. Un an avant le tournage, en effet, laréalisatrice a mené une enquête àParis dans des maternités (aux Bluets et à Trousseau), ainsi quesur la scène musicale (à la Phil­harmonie), notant une multitudede détails documentaires.

La cinéaste trouble les codes : ici,c’est l’homme qui vit dans l’om­bre de sa femme et se projette à la maison avec le bébé. Tout bedon­nant, dans sa salopette, JonathanCohen est une évocation de l’homme « enceint » imaginé parJacques Demy – avec Marcello Mastroianni et Catherine De­neuve – dans L’Evénement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune (1973). Un film féministe et subversif qui, mal­heureusement, se termine de ma­nière conventionnelle.

Enorme nous trouble jusqu’à lafin, glissant de plus en plus vers ledocumentaire, avec une scène d’accouchement filmée pour devrai, tandis que le visage de Ma­rina Foïs apparaît en contre­champ. Les sages­femmes se suc­cèdent pour mesurer l’ouverturedu col, Claire souffle dans un bal­lon pour mieux pousser. On ne ri­gole plus, on frissonne à la vue de ce nouveau­né dont le visage em­plit l’écran, tandis que l’on se re­passe mentalement le film.

clarisse fabre

Film français de Sophie Letourneur. Avec Marina Foïs, Jonathan Cohen, Jacqueline Kakou (1 h 41).

Quand Eve croque AdamOlivier Babinet met en scène une « romance fiction » drôle et érudite, sur fond de disparition de l’espèce animale et masculine

POISSONSEXE

U n croque­monsieur, s’ilvous plaît ! Dans la petitestation de Bellerose­sur­

Mer, futuriste, imaginée par Olivier Babinet dans Poissonsexe, les habitants se font livrer lescourses vite fait, par la petite épi­cerie­dépôt que tiennent deux amis d’enfance, deux âmes éga­rées qui savent pouvoir compter l’une sur l’autre, Lucie (India Hair)et Eric (Alexis Manenti). Lucie est la bonne copine, the girl next door,tandis qu’Eric, garçon un peu né­vrosé, la couve jalousement du re­gard comme si, avec le temps, la jeune femme aux mèches roses avait fini par lui appartenir. Dans ce petit théâtre alimentaire, la télésuspendue suit chaque jour la tra­

jectoire de la dernière baleine au monde qui finira par échouer sur une plage, non loin de là. Et tousles matins, tel un rituel bien réglé,Daniel, grand ours bourru mal fagoté (Gustave Kervern, égale­ment réalisateur), vient boire son « allongé » dans un gobelet.

Le scientifique quinquagénairebroie du noir : l’équipe de son la­boratoire tente désespérément deréussir l’accouplement de deux petits poissons, alors que lesrejets d’œstrogènes dans les mersont troublé le genre animal et féminisé les mâles. Côté cœur, ce n’est guère mieux : Daniel ne s’estjamais remis de sa séparation avec sa compagne, et rêvetoujours d’avoir un enfant. Notre homme, rationnel jusqu’au bout de la calculette, sait qu’il ne reste plus que quatre femmes célibatai­

res et en âge de procréer dans la commune. En soustrayant sa ca­marade qui pilote des drones dans un centre de robotique, cela ne fait plus que trois. Démarre un jeu de piste joliment loufoque, où des amoureux solitaires sont à la recherche d’autres perles rares.

Liberté et fantaisieAuteur de Swagger (2016), do­cumentaire aux allures de conte de fées, né du travail avec une classe du collège Debussy à Aul­nay­sous­Bois (Seine­Saint­Denis), Olivier Babinet rêvait d’écrire une romance dans un futur proche. L’histoire de Poissonsexe a infusé pendant sept ans, nourrie par l’ac­tualité scientifique et la propre horloge biologique du cinéaste presque quinquagénaire. Babinet a compilé une somme d’informa­

tions, d’où il résulte que la mas­culinité ressemble à une peau de chagrin : la qualité du sperme di­minue, particulièrement dans les grandes villes, même la taille du pénis aurait légèrement rétréci de­puis une soixantaine d’années, suite à des bouleversements envi­ronnementaux, hormonaux…

Le cinéaste s’est inspiré d’autresdécouvertes plus confidentielles issues de la recherche sur lespoissons : des chercheurs étu­dient le langage des piranhas, certes basique mais très explicite. Une mine pour la fiction ! Autrepépite, l’axolotl, une espèce qui n’existe plus aujourd’hui enmilieu naturel, mais seulementdans les laboratoires, a fait son ap­parition dans le scénario. Babinet et son coscénariste, David Elkaïm,ont imaginé que ce poisson –sorte de ver dodu – avait mutépour survivre. Gustave Kervern élargit encore sa palette d’acteur, puisque, dans le film, il donne la réplique à un véritable axolotl,dénommé Nietzsche.

Le charme de Poissonsexe tient àsa grande liberté et à sa fantaisie : la trame romantique vient per­

L’histoire a infusépendant sept ans,

nourrie par l’actualité

scientifique etla propre horloge

biologiquedu cinéaste

Frédéric (Jonathan Cohen) règle le quotidien de sa femme, Claire (Marina Foïs).AVENUE B PRODUCTION ET VITO

Le film nous tendune myriade

de petits miroirsdéformants,

hilarants, où la vieà deux apparaît

comme une petite entreprise

née en 1978, venue du cinéma d’auteur,Sophie Letourneur prépare ses filmscomme on mène une enquête, puisantdans des interviews la matière du scéna­rio et du comique recherchés. Son qua­trième long­métrage, Enorme, est son premier film avec des acteurs connus, l’histoire d’un homme (Jonathan Cohen)qui fait un bébé « dans le dos » de safemme (Marina Foïs).

« Enorme » est une peinture de la maternité pour le moins corrosive…

On nous dit que la maternité, c’est na­turel, c’est censé être beau, mystérieux.Ça veut tout dire et rien dire. Quand on accouche, on peut aussi côtoyer la mort.

L’idée du film est venue après l’arrivéede mon deuxième enfant, je voulais montrer la complexité de la grossesse. Ça ne se passe pas comme au cinéma, oùla femme perd les eaux, prend le taxi et on lui pose le bébé sur le ventre… Je vou­lais désacraliser la maternité, parce que

la sacralisation culpabilise. Beaucoup de femmes font des dépressions quand ça ne se passe pas comme prévu.

Comment votre enquête dans les maternités a­t­elle nourri la fiction, et le jeu des acteurs ?

Un an avant le tournage, j’ai filmé dessages­femmes en consultation, laissanthors champ les femmes enceintes et leurs compagnons.

J’ai fait un premier montage, provi­soire, laissant des « trous » dans lesquelsj’ai ensuite incrusté le contrechamp desacteurs. Ainsi, lorsque Claire [MarinaFoïs] et Frédéric [Jonathan Cohen] serendent aux urgences, persuadés quec’est le moment d’accoucher, la femme qui leur répond est une vraie médecin.Sauf qu’elle n’était plus là, à l’instant du tournage, et c’est moi qui donnais la ré­plique à Jonathan et Marina.

On tournait dans une maternité, ilfallait aller hypervite, s’adapter au

rythme des sages­femmes, le cinémapassait après leur travail, et j’aime cetteidée. Parfois, je disais au derniermoment aux comédiens ce qu’ilsdevaient répéter. Marina me lançait :« Je ne suis pas une marionnette ! » On aaussi beaucoup ri, le tournage était uneusine à vannes.

En apprenant qu’elle attend un bébé, le personnage de Claire semble sonné, plus que révolté. Recherchiez­vous un comique de couple décalé ?

Parfois, pendant le montage, on me di­sait : « On ne croit pas à ce couple, à leuramour. » Mais la plupart des couples queje vois dans la vie, je n’y crois pas non plus. J’ai envie de parler de ça.

« Enorme » est aussi un fantasme de « film du milieu », un cinéma d’auteur susceptible de faire des entrées en salle. Vous êtes­vous sentie libre ?

Au départ, on pouvait faire un film à

« petit budget », entre 900 000 et 1 mil­lion d’euros. Puis le casting Foïs Cohen adéclenché beaucoup de financements. Et davantage d’attentes, côté recettes. Pour ce qui est du tournage, je n’ai paschangé ma façon de faire, on était cinqdans l’équipe.

Le montage a été plus difficile. Je nesouhaitais pas aller vers le film àsketchs, la comédie romantique, ni troprecentrer le récit sur le couple, j’avais pas mal de matériau sur les personna­ges secondaires. C’est important pourun auteur de ne pas lâcher sur ses idéeset de faire accepter son regard.

J’ai filmé une quinzaine d’accouche­ments, et notamment un plan large deplacenta que je n’ai pu intégrer dans lemontage final. Le sang utérin, ce serait« trop dégueu »… alors qu’on voit du sang partout dans les films ! Si un jourje peux coller ce plan, je le ferai !

propos recueillis par cl. f.

Sophie Letourneur : « J’ai voulu désacraliser la maternité »

cuter avec humour les essaisscientifiques, grâce à une petite meute de personnages secondai­res bien sentis – telle la directrice du laboratoire un brin castratrice,incarnée par la Norvégienne EllenDorrit Petersen. Pendant le tour­nage, l’équipe a réalisé que l’axo­lotl ressemblait vaguement à unsexe masculin, et s’est réjouie de l’apparition fort médiatisée, cesderniers mois, de « poissons pénis » sur les côtes californien­nes. Voilà que Poissonsexe, film descience­fiction un peu fauché,bénéficiait d’un marketing ines­péré, en direct d’Hollywood.

cl. f.

Film belge et français d’Olivier Babinet. Avec Gustave Kervern, India Hair, Ellen Dorrit Petersen, Alexis Manenti (1 h 29).

Une grossesse au sommet du burlesqueDans une comédie subversive et potache de Sophie Letourneur, un mari impose un bébé à sa femme

Page 21: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 culture | 21

Un huis clos policier suffocantAnne Fontaine enferme trois flics et leur prisonnier dans un Kangoo

POLICE

L a Renault Kangoo, modè­le­phare du constructeurfrançais, appartient ausegment des « ludospa­

ces ». La première gageure de la réalisatrice Anne Fontaine, et quin’est pas la moindre, est d’avoirtransformé ce véhicule – très uti­lisé par la police nationale en rai­son de ses portières arrière à glis­sière et de son avantageuse volu­métrie – en théâtre d’un huis clos étouffant mettant aux prises qua­tre blocs d’humanité brute, soittrois policiers et un prisonnier. Pour le « ludospace » on repas­sera. Rien de moins gai que cet ha­bitacle qui semble se réduire, que cette suffocation qui nous gagne derrière les fenêtres fermées où défilent les lumières de la ville. Nemanque que la buée. Mais c’est autant le physique des quatrepersonnages qui sature l’habita­cle que leur âme.

Virginie (Virginie Efira),Aristide (Omar Sy) et Erik (Gré­gory Gadebois) sont trois poli­ciers d’un commissariat parisien.Leur routine : violences conjuga­les, infanticides, bagarres de rue. Ils ont leurs secrets, des faillesbéantes comme des précipices. Virginie, mariée, est enceinted’un amant. Elle a décidé d’avor­ter. Erik vit avec une femme dé­pressive et tyrannique ; il fume deux paquets par jour et renifleles effluves d’un verre de cognaclorsque l’envie de replonger le ta­raude. Atrabilaire, il hurle sou­vent : « Vous me faites tous chier ! » quand le vocabulaire luimanque pour exprimer son malde vivre. Aristide voit une psy­

chiatre. Il dit qu’il a « du vent dansla tête ». L’uniforme les engonce, il ne les protège de rien.

Anne Fontaine a choisi de nousprésenter ses personnages dansla routine d’une journée de tra­vail. Au début, chaque scène est filmée sous deux angles diffé­rents en fonction du protagonistequ’elle souhaite mettre en lu­mière. Surprenant au début, le procédé séduit, évitant le mon­tage champ­contrechamp tou­jours un peu factice au profit d’unfilmage fluide, magistralement conduit et éclairé par Yves Angelo,sublimant la nuit parisienne.

Parfois des flash­back, commeceux qui illustrent la relation en­tre Virginie et Aristide, éclairentlittéralement le film de brefs ins­tants de joie de vivre. La peau sati­née de l’un, les cheveux dénoués de l’autre : une trouée de lumière. On respire un peu mieux.

Le soir venu, nos trois flics auxâmes cabossées se portent volon­taires pour se charger du trans­fert d’un migrant d’origine tad­jike, Tohirov (Payman Maadi), d’un centre de rétention en flam­mes à l’aéroport de Roissy d’où il doit être expulsé. Pourquoi cestrois­là ? Parce qu’ils ne veulent

pas rentrer chez eux affronter ledésastre en cours de leurs exis­tences. Virginie comprend que leur prisonnier est un réfugié po­litique qui risque la mort dans son pays. Que faire ? Quel risqueprendre ? Jamais le trajet de Paris à Roissy, avec détour par la ban­lieue nord, n’a semblé si riche enpéripéties. Les changements deconducteur rythment ce voyagenocturne, comme dans un film de John Ford avec des diligences. « Comment fait­on entrer quatre éléphants dans une voiture à toit ouvrant ? », se demandait autrefois Hugues Aufray dansune chanson. Anne Fontainepropose la même réponse : « On en met deux derrière, les deuxautres devant. »

Casting parfaitC’est alors que le casting s’avère parfait. Il fallait des acteurs et uneactrice non seulement capables de produire de la lumière, fut­elle celle, affaiblie, de leurs âmes endésordre, mais physiquement ca­

pables d’occuper un volume dans ce Kangoo où ils se confrontent à leur vérité, à leurs limites. Tous y parviennent haut la main. Une fois revêtue de son uniforme (polo blanc, blouson bleu, go­dillots), et ses cheveux noués en un chignon serré dans le vestiairedu commissariat, Virginie Efira setransforme en une policière à qui on n’oserait même pas contester un PV. Omar Sy, imposant et doux, si loin de ses rôles habi­tuels, parvient à exprimer toute l’ambivalence de son personnage

en chantonnant quelques notes de Daniel Balavoine. Payman Maadi a, lui, le regard traquéd’une bête prenant peu à peu conscience qu’on la conduit à l’abattoir, mais n’osant pas profi­ter des occasions de fuite qui lui sont offertes. Est­il dangereux, désespéré, résigné ?

Enfin, il y a Grégory Gadebois.Non seulement il fait face à desinterprètes aux lignes de dialo­gue plus riches, mais il irradie d’un tel désespoir, il implose de tellement de frustrations et de

non­dits, il charrie tellement dedouleur dont seuls ses yeux clairsdans un visage impavide manifestent la profondeur, qu’illaisse l’impression d’une révéla­tion. Quand il allume une ciga­rette, il donne envie d’en grillerune avec lui, comme on lui tendrait la main.

philippe ridet

Film français d’Anne Fontaine. Avec Virginie Efira, Omar Sy, Grégory Gadebois, Payman Maadi (1 h 38).

Les changementsde conducteur

rythment ce voyage nocturne,

comme dansun film de John

Ford avec des diligences

De gauche à droite : Grégory Gadebois, Virginie Efira et Omar Sy. THIBAULT GRABHERR

« Crin­blanc » au fémininRéalisé en 1964, le film du Lituanien Arunas Zebriunas suit la dernière journée de vacances de Vika au bord d’une mer argentée

« LA JEUNE FILLEÀ L’ÉCHO »

I l y a un âge, qui ne dure pas silongtemps, où les enfantssont prêts à accueillir rien

que la poésie d’une histoire fil­mée en noir et blanc, à suivre sim­plement un personnage dans ses péripéties, s’émerveillant d’un re­flet argenté sur la mer, se racon­tant des histoires tel un ermite sous les rochers… La Jeune Fille àl’écho (1964), du Lituanien ArunasZebriunas (1930­2013), fait partiede ces bijoux visuels, précieux et fragiles, certes moins connus en France que Crin­Blanc (1953) ou LeBallon rouge (1956) d’Albert Lamorisse, mais tout aussi im­portants dans l’histoire du ci­néma. Tourné à plusieurs en­droits de la péninsule de Crimée,dans les montagnes de Kara Daget sur les rives de la ville de Soudak, La Jeune Fille à l’écho re­çut le prix du jury au festival deLocarno en 1965.

Un cabanon surplombe la mer,sous un soleil métallique. Unefillette dans sa robe courte, piedsnus, a passé l’été avec son grand­père, dans la liberté que lui offre lacôte sauvage. C’est le dernier jour des vacances et elle profite de cha­que instant. Arunas Zebriunas saisit l’instant de grâce d’une

fillette à la gestuelle fluide, si élé­gante – le cinéaste développera à nouveau une héroïne similaire, libre, Inga, dans le poème dansantintitulé La Belle (1969).

Adversités entre enfantsIl y a quelque chose de magique dans la démarche de Vika : sousses pas, les galets semblent aussisouples qu’un parquet de danse, elle virevolte, portant à la main un cor en guise de talisman, ca­deau de son grand­père. Elle ren­contre un garçon de son âge,Romas, sympathise, lui fait en­tendre l’écho de sa voix tout enhaut d’une falaise, lui dévoile les secrets d’un pic rocheux nommé« le doigt du diable ». Ils conti­nuent, redescendent, elle plonge d’un coup pour se rafraîchir, à peine si on a eu le temps de voirqu’elle avait déposé ses vête­ments sur les rochers. Arrive un groupe de garçons, sur fond de musique yé­yé, bombant un peu le torse et moquant cette « idiote »de fille qui se baigne nue – le film fut d’ailleurs interdit un temps enLituanie, à cause de cette nudité.

Zebriunas a l’art de nouer desmicro­intrigues où affleurent les profondeurs de l’âme, où se rè­glent des dilemmes universels,adversités entre enfants, conflits et guerres absurdes entre adultes,de même que l’enfance chezVittorio de Sica, Andreï Tarkovski,

François Truffaut ou encoreAbbas Kiarostami – Où est la mai­son de mon ami ? (1987) – fut unmoteur dramatique central, por­teur d’un regard politique, par­fois même plus grave que celuides adultes.

Dans La Jeune Fille à l’écho, l’ir­ruption des garçons met àl’épreuve la complicité naissante entre Vika et Romas. Celui­ci doit­il rendre ses vêtements à la fille comme le ferait un ami, ou bien va­t­il faire son petit mecpour être accepté dans la bande ? Vika ne se laisse pas démonter, re­gagne dignement les rochers, lais­sant le groupe dans un piteux état.C’est elle qui les impressionne. A propos de ce film, Zebriunas avait déclaré : « La nature n’est pas uni­quement le lieu de l’action, ni une composante du film, elle en est un sujet à part entière et Vika est l’hôte des montagnes et de lamer. » Après le départ de Vika, Ro­mas, pour fanfaronner, conduira ses nouveaux copains en haut de la falaise, là où Vika avait fait ré­sonner sa voix. Mais les monta­gnes restent muettes, comme sielles ne voulaient réagir qu’au timbre de la fillette.

clarisse fabre

Film lituanien d’Arunas Zebriunas (1964). Avec Lina Braknyté, Valeri Zoubarev, Kalju Karmas (1 h 06).

CREATION

JEFF

MAU

NOUR

Y-C

RÉDITS

NONCONTRA

CTUELS

©2018 ”EVERY DAY A GOOD DAY” PRODUCTION COMMITTEE

UN FILM DETATSUSHI OMORI

KIRIN KIKI

ACTUELLEMENT AU CINÉMA

Le film préféré des spectateursLe film préféré des spectateurs Le film préféré des spectateurs

“Légèreté et profondeur : voilà l’accord parfait !”HHHH

TELERAMA

Page 22: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

22 | culture MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

La Mostra de Venise brave la pandémieLe festival de cinéma a maintenu son édition, du 2 au 12 septembre

rome ­ correspondant

U n mur blanc haut de2 mètres masque surtoute sa longueur le ta­pis rouge qu’emprun­

tent habituellement les stars le long du Palazzo del Cinema, cœur battant de la Mostra de Venise qui, malgré la pandémie, aura lieu du 2au 12 septembre. Le plus vieux fes­tival du monde résiste. Venise tient l’affiche et entend bien le montrer, fût­ce au prix de quel­ques entorses au glamour (lunet­tes noires, décolletés profonds, hors­bord fendant la lagune) qui jusqu’ici avait été sa marque. Aujourd’hui, la Mostra a trouvé unnouveau slogan : « Moins de paillettes et plus de courage. »

Ce mur blanc est à lui seul lesymbole de la dualité de cette édi­tion 2020, placée sous le signe de la prudence sanitaire et de la re­naissance du cinéma, agonisant depuis le début de la pandémie. Après un printemps et un été mar­qués par des tournages arrêtés, des cinémas fermés, une fréquen­tation catastrophique, les organi­sateurs se sentent, à raison, à l’avant­garde de la reconquête.

Malgré l’épidémie, les sites d’in­formation et les télévisions du monde entier pourront témoi­gner de cette résurrection en dif­fusant les images de vedettes sur le « red carpet ». Le festival est sauvé puisqu’il se projette… Le pu­blic, lui, n’en verra rien, séparé del’objet de son désir par ce sinistre mur blanc. Objectif de ce disposi­tif ? Eviter les attroupements et la formation de foyers d’infection.

Un « symbole de redémarrage »Les visiteurs les plus enthousias­tes auront tout de même le droit de voir, sur un écran géant installéà proximité, les images du tapis rouge, équivalent de la montée des marches cannoise. Mais pour ne pas provoquer d’attroupe­ment, elles seront diffusées en dif­féré… Toutefois les stars ne seront pas nombreuses sur la lagune.

L’actrice britannique TildaSwinton devrait faire le déplace­ment pour recevoir un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière.Cate Blanchett et Matt Dillon, res­pectivement présidente et mem­bre du jury (où figurent égale­ment Ludivine Sagnier et Chris­tian Petzold), devraient accaparer

les objectifs des paparazzis. Les plus mordus pourront égalementse rendre dans les quelques ciné­mas de la Péninsule qui diffuse­ront les images de l’inauguration à laquelle participeront six autresdirecteurs de festivals (Berlin, Cannes, Locarno, etc.), venus té­moigner de leur solidarité en fai­sant le voyage jusqu’à la lagune.

« La Mostra 2020 est un symbolede redémarrage, explique Roberto Cicutto, le président de la Biennalede Venise, dont la Mostra est l’une des facettes. Ce n’est pas seulement

le premier grand festival internatio­nal qui a lieu en présence d’un pu­blic, mais c’est aussi un laboratoire de vivre­ensemble dans la situationsanitaire en cours. La Mostra met tout en œuvre pour assurer 50 % dela sécurité ; l’autre moitié, c’est au public de la fournir en respectant les protocoles anti­Covid­19. »

La part belle aux films italiensCelles­ci sont drastiques. Ainsi,l’accès à la zone du festival sur l’îledu Lido sera autorisé par sept voies, toutes équipées de caméras thermiques pour contrôler la tem­pérature des festivaliers. Passé 37,5°C, il faudra rebrousser che­min et envisager sérieusement une quatorzaine. Ceux­là peuvent s’estimer privilégiés : les ressortis­sants des pays n’appartenant pas à l’espace Schengen devront, eux, présenter un test PCR négatif et ensubir un autre à leur arrivée. Biensûr, le port du masque sera obliga­toire au cours des projections, les­quelles ont été multipliées alors que la capacité des salles a été for­tement réduite pour permettre la distanciation physique.

La Mostra aura donc bien lieu,fût­ce dans des conditions acroba­tiques, dont témoigne le choix desdix­huit films en compétition of­ficielle. Les blockbusters améri­cains, qui trouvaient à Venise un

Un mur masque le tapis rouge afin d’éviter les attroupements et les contaminations. Venise, le 28 août. MANUEL SILVESTRI/REUTERS

Tenet 1 809 601 678 809 601

Effacer l’historique 1 214 418 605 214 418

Les Blagues de Toto 4 144 995 612 ↑ + 1 % 809 080

Les Nouveaux Mutants 1 131 096 412 131 096

Belle-Fille 2 75 399 490 ↓ – 47 % 216 857

Petit Pays 1 74 043 437 74 043

Enragé 2 66 630 272 ↓ – 54 % 211 384

Yakari 3 62 648 624 ↑ + 31 % 213 800

Bigfoot Family 4 53 564 535 ↑ + 7 % 290 807

Greenland,le dernier refuge 4 46 114 533 ↓ – 40 % 497 051

Nombrede semaines

d’exploitationNombre

d’entrées (*)Nombred’écrans

Evolutionpar rapport

à la semaineprécédente

Totaldepuis

la sortie

AP : Avant­premièreSource : « Ecran total »

* EstimationPériode du 26 au 30 août inclus

Attendu comme le sauveur de l’industrie du cinéma depuis quela pandémie a vidé les salles, le blockbuster de Christopher Nolan, Tenet, a rempli son contrat. En totalisant 809 601 entrées sur cinq jours d’exploitation et 678 copies, le film de science­fiction américain s’impose comme le meilleur démarrage de l’année 2020 et réalise un premier week­end supérieur à celui des deux précédentslongs­métrages du cinéaste (708 000 spectateurs pour Dunkerque et 650 000 spectateurs pour Interstellar). Sorti cette semaine dans 41 territoires dans le monde, Tenet a d’ores et déjà engrangé 53 mil­lions de dollars, selon un communiqué de la Warner publié dimanche 30 août. Autre nouveauté du week­end, Effacer l’historique, deGustave Kervern et Benoît Delépine, a effectué un bon démarrage en attirant 214 418 personnes. Les Nouveaux Mutants, le dernierlong­métrage de la franchise X­Men, réalisé par Josh Boone, a attiré, pour sa part, 131 096 fidèles aux super­héros Marvel. En bref, une semaine équivalente à celle de la fin août 2019.

LES MEILLEURES ENTRÉES EN FRANCE

accueil bienveillant, y compris lorsqu’ils étaient produits et diffu­sés par des plates­formes sans pas­ser par les salles, sont absents.

L’édition 2020 fait la part belleaux films italiens, à l’image de Lacci de Daniele Luchetti qui ouvrira, hors compétition, le festi­val. Quatre longs­métrages tran­salpins sont programmés. Toute­fois, Nanni Moretti et son Tre Piania préféré retenter sa chance à Can­nes en 2021 plutôt que de griller une cartouche sur la lagune… Conséquence de la pandémie ouvéritable option éditoriale : huit réalisatrices, dont la Française Ni­cole Garcia avec le très réussi Amants (projeté le 3 septembre), participent à la course au Lion d’or.

Pour la Cité des Doges, la tenuede cette Mostra est un signal d’es­poir. Le premier depuis l’arrêt pré­

cipité du carnaval, en février, puis le report de la Biennale d’architec­ture, et la fête du Redentore, pointculminant de l’été vénitien. Aussi, l’ouverture de la Mostra, même a minima, marque­t­elle pour Venise une esquisse de redémar­rage, alors que l’activité touristi­que, vitale pour la ville, repart doucement et que la plupart des hôtels de luxe ont rouvert en or­dre dispersé, malgré la disparitiondes clientèles américaine et asiati­que. Cette situation artistique, économique et sanitaire a fait direà Alberto Barbera, le directeur du festival : « Pouvait­on ne pas faire la Mostra ? Oui. Devait­on éviter dela faire ? Peut­être. Mais pour nous,la bonne réponse est : on ne pou­vait pas ne pas la faire. »

Fatalisme ? Prise de risque in­considérée ? Venise en a vu d’autres. Projeté lors d’une céré­monie rituelle de pré­ouverture mardi 1er septembre, le documen­taire Molecole d’Andrea Segre ex­plore la lagune au temps du Covid­19, alors que Lasciami an­dare, de Stefano Mordini, qui sera présenté en clôture du festival, se déroule pendant la spectaculaire acqua alta (inondation) de 2019. Parfait symbole d’un festival entredeux eaux, entre deux maux.

jérôme gautheret et philippe ridet (à paris)

PATRIMOINE101 sites en péril bénéficierontdes recettes du LotoUne ancienne usine de fil à soie en Ardèche, une pâtisse­rie Arts déco en Auvergne, un ancien verger à Montreuil : la Fondation du patrimoine a révélé, lundi 31 août, les noms de 101 sites qui bénéficieront de recettes de la Françaisedes jeux pour être restaurés.Ces sites – un par départe­ment – s’ajoutent aux 18 sites emblématiques annoncés en juin. Depuis trois ans, la Mission patrimoine, pilotée par Stéphane Bern, s’est engagée dans la restauration de 509 sites. – (AFP.)

LIBANLe Louvre se mobilise pour le Musée national de BeyrouthLe Louvre apporte son assis­tance à la sécurisation du Musée national de Beyrouth, très endommagé par l’explo­sion du 4 août, a annoncé le musée, lundi 31 août.L’établissement français a été chargé de piloter ce chantier. « Les travaux ont commencé lundi, soit la veille du cente­naire du Grand Liban », souligne le Louvre dansun communiqué. – (AFP.)

Conséquence dela pandémie ouvéritable option

éditoriale : huit réalisatrices

participent à la course au

Lion d’or

L’Afrique sans masqueL’Afrique habite nos imaginaires mais son histoire reste méconnue. Ce récitpassionnant court de l’aube de l’humanité au XXIe siècle et fait revivre lespharaons noirs, les richissimes royaumes médiévaux, les temps tragiquesde l’esclavage et de la colonisation, l’enthousiasme des indépendances...jusqu’à s’arrêter sur les grands enjeux d’une Afrique émergente quiretrouve peu à peu sa place dans le monde.Servi par une cartographie inédite, cet atlas met enfin en lumière,par-delà les clichés, ce continent devenu incontournable.

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Page 23: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 télévision | 23

HORIZONTALEMENT

I. Travaille de la pointe du pinceau. II. Taillerait en bordure. III. Défis jamais faciles à relever. Seth est son troisième fils. IV. Pièce importante de la charrue. Réservé au stationne-ment et à la circulation des avions. V. Virtuose hongrois. Fut capitale pour les Japonais. Suit le vu de près. VI. Généralement bien informé. Se lancèrent. VII. Ne sait pas se tenir quand elle part en balade. Personnel. Renforce l’accord. VIII. Gros porteur. Facilite la reproduction des fraisiers. IX. Négation. Etat de l’Inde. Dégagent. X. Au final, elle risque d’attraper froid.

VERTICALEMENT

1. Fait son cinéma sur grand écran. 2. A toujours une idée derrière la tête. 3. Avances en courant. Personnel. 4. Fait monter le rouge. Découpage organisé. 5. En y étant, on peut voir venir. A résisté au franc et à l’euro. 6. Quand le bis ne suffit pas. Conjonc-tion. Edenté sous les tropiques. 7. Entraînent nos déchets à l’exté-rieur. 8. Bonne dose dans la descente. Pour qu’il console, il faut remonter. 9. Doublé romain. Reproduit comme un tract. 10. A négocier dans la descente. Le dernier n’est pas suivi. 11. Conviens. Cadeaux du ciel. 12. Assure la bonne réalisation.

SOLUTION DE LA GRILLE N° 20 - 203

HORIZONTALEMENT I. Je-ne-sais-quoi. II. Acolyte. Iris. III. Rome. End. ORL. IV. Driverais. Aa. V. Innés. Vérin. VI. Nie. Script. VII. If. Félon. TVA. VIII. Elsa. Ader. Aï. IX. Réanime. Urus. X. Escarpolette.

VERTICALEMENT 1. Jardinière. 2. Ecornifles. 3. Nominé. Sac. 4. Elève. Fana. 5. Sy. Esse. Ir. 6. Ater (raté). Clamp. 7. Iéna. Rodéo. 8. Divine. 9. QI. Sep. Rue. 10. Uro. RTT. Rt. 11. Oirai. Vaut. 12. Islandaise.

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

I

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GRILLE N° 20 - 204PAR PHILIPPE DUPUIS

SUDOKUN°20­204

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4 7 3 1

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8 5 6 2 4Realise par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)

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4 5 1 3 9 7 8 2 6

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9 1 7 4 8 5 3 6 2

8 4 6 7 2 3 5 9 1

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MERCREDI   2   SEPTEMBRE

TF121.05 The ResidentSérie. Avec Matt Czuchry (EU, 2019).22.55 Chicago MedSérie. Avec Norma Kuhling (EU, 2018).

France 221.05 Alex HugoSérie. Avec Samuel Le Bihan, Lionnel Astier (Fr., 2019).22.40 Alex HugoSérie. Avec Samuel Le Bihan(Fr., 2016 et 2014).

France 321.05 Des racines et des ailesLe Périgord au cœur.Magazine présentépar Carole Gaessler. 23.05 Des racines et des ailesDans le secret des pharaons.Présenté par Carole Gaessler.

Canal+21.00 64 Minutes chronoFilm de Steven C. Miller. AvecDina Meyer, Courtney Eaton(RU-EU, 2019, 100 min).22.40 DestroyerFilm de Karyn Kusama. AvecNicole Kidman, Sebastian Stan(EU, 2018, 120 min).

France 520.50 La Grande LibrairieMagazine présentépar François Busnel.22.30 C dans l’airMagazine présentépar Caroline Roux.

Arte20.55 Adieu Berthe, l’enterrement de MéméFilm de Bruno Podalydès. AvecDenis Podalydès, Valérie Lemercier (Fr., 2012, 100 min).22.35 Drôles d’oiseauxFilm d’Elise Girard. AvecLolita Chammah, Jean Sorel(Fr., 2017, 70 min).

M621.05 Indiana Jones et le temple mauditFilm de Steven Spielberg. Avec Harrison Ford, Kate Capshaw(EU, 1984, 140 min).23.25 Les Aventuriers de l’Arche perdueFilm de Steven Spielberg. Avec Harrison Ford, Karen Allen(EU, 1981, 130 min).

Une tragédie africaine vue par une photojournalisteDans « Camille », Boris Lojkine raconte les derniers mois de Camille Lepage, tuée en mai 2014 en Centrafrique

CANAL+ CINÉMAMERCREDI 2 - 22 H 30

FILM

I l manque, au début deCamille, l’une de ces men­tions – « d’après des faitsréels », « inspiré d’une his­

toire vraie » – faites pour établir la légitimité d’une fiction. C’est que le film que Boris Lojkine a consa­cré aux derniers mois de la photo­graphe de presse Camille Lepage, tuée en mai 2014, lors d’un accro­chage entre factions rebelles cen­trafricaines, n’a pas besoin de cet artifice. Tendu vers la capture d’une vérité insaisissable par les moyens de la fiction, Camille s’ap­proche d’un fragment de la réalité, celle que perçoivent et transmet­tent les journalistes venus de pays riches pour couvrir et partager la tragédie que vivent les pauvres.

A son arrivée en Républiquecentrafricaine, à l’automne 2013,la jeune femme – elle a alors25 ans – trouve un pays divisé en­tre la coalition Séléka, essentielle­ment musulmane, et ses oppo­sants qui, face à l’impéritie du gouvernement et des forces inter­nationales censées maintenir l’or­dre, ont commencé à former des milices baptisées « anti­balaka ». La capitale, Bangui, commence à être le théâtre d’affrontements et de représailles exercées contre lescivils de l’un ou l’autre camp.

C’est là que Boris Lojkine aamené ses acteurs français, Nina Meurisse, dans le rôle de Camille Lepage, Bruno Todeschini ou Gré­goire Colin, qui forment avec Augustin Legrand la petite meute de journalistes français venue cou­vrir le conflit ; c’est là qu’il a trouvé les Centrafricains qui interprètent les étudiants avec qui Camille se liedès son arrivée, juste avant que ces

jeunes gens ne soient obligés de choisir leur camp.

Idéalisme et inconscienceIl y a quelque chose de très doulou­reux dans le mélange d’idéalisme et d’inconscience que Nina Meurisse prête à la photographe. Un flash­back la montre dans un festival de photojournalisme, tentant d’intéresser un vétéran

américain à ses images rapportéesdu Soudan du Sud. Elle lui parle des gens qui meurent, il lui répondqu’elle n’a pas trouvé son style.

Camille est, entre autres, le récitdu combat de la photographepour ne pas sacrifier l’un des ter­mes de ce dilemme. Elle voudrait passer tout son temps avec ses amis centrafricains, mais elle est forcée de se joindre au press corps,

ne serait­ce que pour assurer sasécurité, lorsqu’il faut s’appro­cher des zones de combats. Elle serésout à photographier les cada­vres, et bientôt un lynchage, sans intervenir.

Plus encore que le rôle des jour­nalistes, que les mutations d’unmétier qui repose désormais surla précarité, Camille remet en question la place des colonisa­teurs en Afrique. Tout en respec­tant l’idéalisme de son person­nage, le cinéaste cerne le retour demouvements, de gestes aussianciens que l’arrivée des Portu­gais dans le golfe de Guinée.

Prise entre son désir d’être lameilleure sur le terrain qu’elle a choisi et son aspiration à ne plus être étrangère aux gens qu’elle photographie, Camille prend des risques, s’éloigne de ses arrières. Lojkine arrête son récit avant que l’on parvienne au cœur des ténè­bres, par respect sans doute, mais aussi pour montrer que les fic­tions nées des tragédies africaines ne peuvent plus venir d’ailleurs, que la tâche de les produire et de les mettre en scène échoit aux cinéastes du continent.

thomas sotinel

Camille, de Boris Lojkine.Avec Nina Meurisse,Fiacre Bindala, Bruno Todeschini, Ousnabee Zounoua,Grégoire Colin (Fr., 2019, 90 min).

Nina Meurisse incarne Camille Lepage à l’écran. UNITÉ DE PRODUCTION

Portraits de criminels en cavaleLa série « World’s Most Wanted », consacrée à des assassins, mafieux et terroristes recherchés, est sobre et efficace

NETFLIXÀ LA DEMANDE

SÉRIE DOCUMENTAIRE

M ise en ligne au creux del’été, World’s Most Wan­ted, coproduction Net­

flix­Nova Productions­Premières Lignes (l’agence créée par Paul Mo­reira, qui produit aussi « Cash In­vestigation »), gagne à remonter en tête des recommandations Netflix, à l’heure où les documen­taires originaux proposés par la plate­forme, notamment les « true crime », films consacrés à des figu­

res réelles d’assassins, mafieux ou terroristes, semblent traverser unpetit passage à vide. En cinq volets d’une durée très digeste, qu’on peut regarder indépendamment les uns des autres, World’s Most Wanted brosse le portrait de cinq criminels activement recherchés dans le monde et qui, pour quatre d’entre eux, courent toujours.

Ismael « El Mayo » ZambadaGarcia, figure du cartel mexicain de Sinaloa, reste introuvable malgré l’arrestation de son fils Vincente et de son acolyte Joaquin « El Chapo » Guzman ; Félicien

Kabuga, « financier » du génocide rwandais, a été arrêté en mai à Asnières (Hauts­de­Seine), un quart de siècle après le massacre des Tutsi ; Samantha Lewthwaite, seule femme du panel, est active­ment recherchée pour, entre autres, son rôle présumé dans les attentats de Londres en 2005 ; Semion Mogilevitch, le « Keyser Söze » de la mafia russe, n’en finit pas d’échapper aux coups de filet des polices d’Europe de l’Est ; Matteo Messina Denaro, en fuite depuis 1993, reste le parrain de la Cosa Nostra le plus recherché.

A travers cette galerie de person­nages peu recommandables, la sé­rie permet d’explorer, en filigrane (mais en format court), les arcanesde la lutte contre le crime organiséà l’échelle internationale. Pour ce faire, les producteurs de World’s Most Wanted n’ont pas lésiné sur les moyens : les témoignages re­cueillis auprès de journalistes, po­liciers, magistrats, diplomates, sont de première main et bénéfi­cient d’un montage au cordeau, qui privilégie la clarté et la pru­dence au sensationnalisme. L’ab­sence de commentaire en voix off,

le choix d’images percutantes sans être démonstratives et la so­briété de la narration compensent largement l’utilisation de quel­ques effets pénibles tant ils sont devenus systématiques, tels ces plans pas toujours utiles filmés au drone, ou une bande­son qui tend à user et abuser des graves.

audrey fournier

World’s Most Wanted, de Paul Moreira, Thomas Zribi, Hugo Van Offel, Martin Boudot, Cyprien d’Haese et Caroline du Saint(Fr., 2020, 5 × 45 min).

V O T R ES O I R É E

T É L É

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24 |styles MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

Le timide petit AMI de CitroënElectrique et low cost, cette micro­urbaine proposée à partir de 6 000 euros peine à sortir de sa réserve. Mais se revendique comme le chaînon manquant entre la trottinette et la voiture

AUTOMOBILE

D es petits, des moyensou des costauds, desSUV de tous acabits etmême des camion­

nettes, voire des pick­up. Le cata­logue des nouveaux véhicules électriques est foisonnant mais il manquait un micromodèle ur­bain, de surcroît bon marché. On saura gré au Citroën AMI de venir combler le vide. Ce minuscule vé­hicule (2,41 m), qui se conduit sans permis à partir de 14 ans, ex­plore une Terra incognita, celle del’électromobilité low cost en mode ultracompact.

Avant même d’envisager ses ca­ractéristiques techniques, il faut évoquer son prix qui va for­cément attirer l’attention. L’AMIest disponible à partir de 6 000 euros, une fois déduit un bonus de 900 euros. On peut aussi s’en remettre aux formules

de location de longue durée quiproposent, entre autres, un loyer mensuel de 19,99 euros sur qua­tre ans (mais avec un premier ver­sement de 2 641 euros).

Le nouveau directeur généralde Citroën, Vincent Cobée, défi­nit cet objet à quatre rouescomme « un acte militant, dictépar le refus de voir le transport in­dividuel propre exclu de l’espace urbain ». Les premiers clients dudémocratique AMI, qui a déjà faitl’objet de 1 000 commandes (ex­clusivement en ligne, auprès dela marque mais aussi des maga­sins Fnac et Darty), se recrutent cependant parmi les familles aisées vivant en zone périur­baine, qui préfèrent voir leurs en­fants au volant d’une automobilesans permis qu’au guidon d’unscooter. Une petite partie desventes sera également captée parFree2Move, le service d’autopar­tage de PSA.

Produite au Maroc, cette micro­Citroën, dérivée d’un véhicule imaginé par Valeo pour le marché chinois, s’inscrit dans une appro­che résolument « bas coûts », même si le constructeur évite soi­gneusement le terme. Aucun ta­bou ne résiste à l’obsession de simplifier les choses pour tirer les prix vers le bas. AMI, qui ne dé­passe pas 471 kg et ne compte qu’àpeine 250 pièces constitutives, présente des faces avant et arrière semblables. Ses deux portièressont curieusement antagonistes (l’une s’ouvre vers l’avant, l’autrevers l’arrière), car elles sont identi­ques. Son châssis tubulaire est ap­parent, ses rétroviseurs extérieurss’ajustent manuellement (désolé, il n’y a pas de rétroviseur central) et son frein à main doit dater de laBX. On démarre en introduisant une antique clé dans un Neiman, pour écouter de la musique il faut apporter son matériel, les sièges

sont durs comme du bois. Loin duconfort à la Citroën, la suspensionse montre à peine plus amène, surtout sur les pavés.

Des clins d’œil à la 2 CVL’espace à bord de l’AMI est vasteet lumineux grâce au toit en par­tie vitré. Cependant, on aurait ap­précié la présence d’un pare­soleilet aussi que le minuscule tableau de bord soit, au minimum, pro­tégé des reflets. Impossible de charger à bord les courses de la se­maine ; aucun coffre n’a étéprévu. A l’AMI, mu par un moteur de cafetière électrique (6 kW, soit 8 ch), il est interdit par la loi de dé­passer les 45 km/h ou de s’aventu­rer sur un périphérique.

S’il n’est pas fait pour se faufilertel un deux­roues, il braque ultra­court et se gare dans un mou­choir. Le freinage est mordant, mais comme on se passe des ha­bituelles béquilles électroniques

(ABS, ESP), cela part un peu dans tous les sens lorsqu’il faut s’arrê­ter brutalement. Quant au rayon d’action que permettent d’envisa­ger les 70 kg de cellules lithium­ion embarquées à bord, il a été gé­néreusement estimé à 70 km. Pour la recharge, pas de souci.D’une portière, on extrait une ral­longe pourvue d’une banale prise de courant que l’on branche comme s’il s’agissait d’un aspira­teur. En seulement trois heures, lapetite batterie de 5,5 kWh se sera entièrement chargée.

Une fois lancé, l’AMI confirmequ’il n’a rien d’un foudre deguerre, ce qui est loin d’être un drame s’agissant d’un « objet de mobilité » exclusivement destiné aux microdéplacements que sesconcepteurs présentent commele chaînon manquant entre la trottinette et la voiture. En revan­che, sa conception low cost de stricte obédience lui impose de faire une croix sur bien des petits plaisirs que réserve habituelle­ment une voiture électrique.D’abord, le silence de fonctionne­ment. A cause d’une isolation trop superficielle, on ne perd rien des bruits venant des pneumati­ques, de l’extérieur et même des sifflements du moteur. Ensuite, ladirection inconsistante comme lemanque de tonus et d’allonge dela mécanique rendent cette puce des villes très avare en sensations de conduite. « L’AMI n’est pas une voiture », répètent les communi­cants de Citroën. On confirme.

Ces inévitables revers de la mé­daille passeraient par pertes et profits si l’objet était d’un genre un peu plus avenant. Hélas, la seule et unique teinte disponible (un gris­bleu propre à se fondredans la masse) résume le pro­blème : inédit mais un poil neu­rasthénique, l’AMI surprend et in­terpelle mais peine à susciterl’empathie. Son allure, pas vrai­ment guillerette, le rattache da­vantage à l’univers du bâtiment et des travaux publics qu’à la mo­dernité urbaine décalée qu’il re­vendique. Pour le supplémentd’âme restent quelques clins d’œil à la 2 CV. Vitres qui s’ouvrenthorizontalement et lanières (lesseuls traits de couleur dans un habitacle à la limite du dépri­mant) pour fermer les portières. L’exercice se prêtait pourtant àune approche moins frileuse. Spartiate ne signifie pas forcé­ment enquiquinant.

jean­michel normand

Pour la recharge,pas de souci.

D’une portière,on extrait une

rallonge pourvued’une banale

prise de courantque l’on branche

comme s’il s’agissait

d’un aspirateur

La Honda Jazz retrouve le tempoLa quatrième génération de la citadine s’embourgeoise et fait le pari du 100 % hybride. Une concurrente sérieuse pour la Toyota Yaris ?

D epuis le début de son his­toire vieille de presquevingt ans, la Honda Jazz

(au Japon, elle s’appelle Fit) a sou­vent constitué une alternative sé­duisante pour celles et ceux à la recherche d’une citadine facile àconduire et à garer dans la jungle urbaine, tout en offrant des espa­ces de rangement dignes d’un pe­tit monospace. Mais si la Jazz, qui en est désormais à sa quatrième génération, a trouvé son public,c’est aussi grâce à sa motorisationhybride. L’histoire retiendra quependant quelques semaines, dé­but 2011, la Jazz fut même la seulecitadine hybride disponible sur le marché puisque sa rivale Yaris, chez Toyota Yaris, n’était pas en­core commercialisée. La suite est connue : succès commercial de la Yaris et carrière étrangement beaucoup plus discrète de la Jazz,

en dépit d’un confort de conduiteet d’un espace intérieur supé­rieurs à ceux de sa rivale.

La stratégie européenne deHonda ayant toujours été diffici­lement compréhensible, la troi­sième génération de Jazz, appa­rue en 2015, n’offrait pas aux clients européens ce modèle enmotorisation hybride, alors que lepublic japonais pouvait en profi­ter. Une aberration heureuse­ment corrigée avec l’arrivée decette quatrième génération qui, cette fois, n’est disponible… qu’en hybride : un quatre­cylindres es­sence de 1,5 litre associé à deux moteurs électriques et une batte­rie lithium­ion. La puissance combinée de 109 ch offre la possi­bilité de rouler en tout­électrique jusqu’à 3 kilomètres et 90 km/h. Et même si la nouvelle boîte de vi­tesses « mouline » encore lorsque

l’on monte en régime et lors des phases de dépassement, elle est, enfin, plus discrète que l’an­cienne CVT à effet Mobylette.

Une étonnante habitabilitéSi les modèles hybrides se multi­plient dans tous les segments et chez quasiment tous les construc­teurs, il est curieux de constater qu’aujourd’hui, il n’existe de fait sur le marché européen que trois citadines (comprenez des véhi­cules d’une longueur de 4 m envi­ron) proposant une motorisation hybride (non rechargeable) : la Toyota Yaris, la Renault Clio et cette nouvelle Jazz.

Face à la Toyota et à la française,la petite Honda à la silhouette un peu trop sage peut­elle envisager une carrière intéressante ? Son étonnante habitabilité pour un véhicule de 4,04 m de long reste

un argument majeur, tout commeson faible rayon de braquage (4,90 m). Et la nette amélioration de sa présentation intérieure lui permet enfin de jouer les élégan­tes, avec un tableau de bord bien pensé et des plastiques plus flat­teurs. Toujours aussi logeable, so­bre et douce à mener en conduite

apaisée, cette nouvelle Jazz a gardéson ADN tout en s’embourgeoi­sant ce qui, si l’on se souvient des anciennes générations, n’est pas un luxe. Ses tarifs ne sont pas spé­cialement attractifs (environ 24 000 euros pour une finition su­périeure bien dotée en équipe­ments de confort et de sécurité), et

ses suspensions un peu trop sou­ples. Reste la fiabilité, marque de fabrique de ce constructeur dont les parts de marché ont beaucoup décliné, au point que certains s’in­terrogent aujourd’hui sur la pé­rennité de sa présence sur le VieuxContinent.

alain constant

Un véhicule mini de… 2,41 m.MAISON-VIGNAUX/CONTINENTAL PRODUCTIONS

La nouvelle Honda Jazz.BERNARD BAKALIAN

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0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 IDÉES | 25

En acceptant que les audiences du procès des attentats de janvier 2015 soient intégralement captées en tant qu’archives audiovisuelles de la justice, le ministère public en souligne la dimension historique, estiment l’historien et l’archiviste

ENTRETIEN

Alors que le procès des quatorzepersonnes soupçonnées d’avoirapporté leur soutien logistiqueaux auteurs des attaques con­tre Charlie Hebdo, à Montrou­ge (Hauts­de­Seine) et à l’Hyper

Cacher s’ouvre mercredi 2 septembre, le ministère de la justice a décidé que, pour la première fois dans les affaires de terro­risme, les audiences en seront intégrale­ment filmées. Regards croisés de deux spécialistes du filmage des procès : l’his­torien Christian Delage, directeur de l’Ins­titut d’histoire du temps présent (CNRS­Paris­VIII), et Martine Sin Blima­Barru, responsable du département de l’archi­vage électronique et des archives audiovi­suelles aux Archives nationales. Tous deux sont commissaires de l’exposition intitulée « Filmer les procès, un enjeu so­cial », présentée aux Archives nationales, à Paris, à partir du 18 octobre.

Quels sont les enjeux du filmage du procès des attentats contre « Charlie Hebdo » et l’Hyper Cacher ?

Martine Sin Blima­Barru : Pour la pre­mière fois, des caméras filmeront un pro­cès pour terrorisme en France. Cinq ca­méras suivront les audiences, qui se tien­dront jusqu’au 10 novembre au tribunal judiciaire de Paris, porte de Clichy. Qua­torze personnes (dont trois sont toujours recherchées) sont jugées pour leur sou­tien logistique aux auteurs des attaquesqui avaient fait dix­sept morts en jan­vier 2015 [à Charlie Hebdo le 7 janvier, à Montrouge (Hauts­de­Seine) contre la po­licière municipale Clarissa Jean­Philippe le 8, et à l’Hyper Cacher de la porte de Vincen­nes le 9]. En acceptant que les audiences soient intégralement filmées en tant qu’archives audiovisuelles de la justice, leministère public en souligne la dimen­sion historique. Une fois le procès ter­miné, celles­ci seront immédiatement versées aux Archives nationales et serontlibrement consultables, dès que la déci­sion sera devenue définitive, selon les ter­mes du code du patrimoine, qui en règle les modalités d’enregistrement, la com­munication et la diffusion.

Quelles sont vos préconisations pour le filmage de ce procès ?

Christian Delage : En France, la règlecourante veut que la prise de vues suive ledroit­fil de la parole, autrement dit que seule la personne dont le président du tri­bunal a ouvert le micro soit à l’image. Pour l’instance judiciaire, cette disposi­tion vise à limiter l’autonomie du réalisa­teur, par crainte qu’il ne soit pas « objec­tif » dans le rendu de l’audience. Notrepoint de vue, celui d’un historien et d’unearchiviste, est qu’il faut s’assurer que les archives audiovisuelles soient les plus fi­dèles et complètes. A cette fin, il nous semble que le tournage doit saisir simul­tanément les individus et leur copré­sence, donc la personne qui est autorisée à parler mais aussi celle à qui elles’adresse (champ­contrechamp).

En effet, dans les débats, le langage ducorps soutient les échanges, et il convientde le saisir par l’image. Cette recomman­dation que nous avons formulée devrait être mise en pratique à l’occasion de ceprocès. Cette avancée importante pour­rait faire jurisprudence.

Les images de ce procès ne seront pas diffusées par les médias pendant ni après le procès. Pourquoi ?

M. S. B.­B. : Jusqu’à la première moitiédu XXe siècle, les journalistes pouvaient accéder aux prétoires et étaient autorisés à enregistrer, photographier ou filmer lesdébats. La loi du 29 décembre 1954 modi­fie celle du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse en introduisant un article quiinterdit de photographier, filmer ou en­registrer des audiences. On considère alors que la présence des caméras troublela sérénité des débats et met en péril la sé­curité des parties. Il existe également uneméfiance envers les journalistes, dont on pense qu’ils pourraient introduire un biais et orienter l’opinion publique.

C. D. : La justice internationale fonc­tionne différemment. Depuis 1994, tous les procès sont filmés et retransmis en lé­ger différé – environ trente minutes. Cela a été le cas pour le Tribunal pénal interna­tional pour l’ex­Yougoslavie, dont les ima­ges ont été diffusées sur son site Web. AuxEtats­Unis, si la Cour suprême interdit l’entrée des caméras dans son enceinte, chaque Etat est libre de décider de ce qu’il fait. C’est ainsi qu’en Californie les procès des policiers qui avaient battu Rodney King (1992­1993) ont été filmés par Court TV, et le procès d’O. J. Simpson (1995)diffusé en direct sur CNN et Court TV.

Le premier jour du procès de Klaus Barbie (1987) avait pourtant été filmé et retransmis en direct à la télévision française…

M. S. B.­B. : Le retentissement et l’émo­tion qu’avaient engendrés l’arrestation de l’ancien tortionnaire nazi et l’annoncede son procès pour crime contre l’huma­nité devant la cour d’assises du Rhôneétaient tels que le ministre de la justice, Robert Badinter, avait décidé d’aménager la loi de 1954 interdisant tout enregistre­ment sonore ou audiovisuel. C’est ainsique la loi du 11 juillet 1985 autorise le fil­mage à condition que le procès « présenteun intérêt pour la constitution d’archiveshistoriques de la justice ». Le cadre régle­mentaire de cette loi est très strict : l’enre­

gistrement vidéo se fait à partir de pointsfixes dans la salle d’audience et doit sui­vre le droit­fil de la parole. L’initiative du filmage revient au président du tribunal. En cas d’incident, il peut interrompre l’enregistrement. Cependant, les caméras des journalistes ont été admises dans le prétoire lors du premier jour du procès, une exception qui ne se reproduira plus lors de l’enregistrement des treize autres procès qui ont bénéficié de ce dispositif.

C. D. : Ce premier jour n’est cependantpas le plus intéressant, étant donné lescontraintes de la procédure. Dès le lende­main, les seules images disponibles sont celles, prises sur les marches du palais, decertains des protagonistes du procès,comme les avocats. L’interdiction de dif­fuser en direct les images des audiences conduit ainsi à une médiatisation tron­quée, ce qui pourrait ouvrir une réflexionsur cette question. Pourquoi ce qui est pratique courante pour la justice interna­tionale ne l’est pas à l’échelle nationale ? Surtout si l’on considère que certains procès ont une visée sociétale et éven­tuellement réparatrice.

Pourquoi aussi peu de liberté est­elle donnée aux réalisateurs qui filment les procès ?

M. S. B.­B. : Se voulant impartiale, la jus­tice suppose une objectivité de l’enregis­trement du procès. Derrière l’obligation de suivre le droit­fil de la parole, il y a l’idée que les archives ne doivent pas être conditionnées par le regard de celui qui filme. Il s’agit de rendre celui qui vi­sionne les archives libre de les interpréterà sa guise et de faire sa propre opinion. C’est oublier que regarder les archives dans ces conditions empêche de voir comment l’autre partie au procès réagit.

C. D. : Certains réalisateurs chargés del’enregistrement des archives audiovi­suelles de la justice ont réussi à négocier avec le président du tribunal de meilleu­res conditions de filmage. C’est le cas de Guy Saguez lors du procès de l’ancien mi­licien Paul Touvier (1994) : il obtient de re­monter le siège de l’accusé, de changer le micro, d’ajouter un éclairage…

On est loin des libertés octroyées au célèbre cinéaste John Ford lors du filmage du procès de Nuremberg, où sont jugés les grands dignitaires nazis en 1945…

C. D. : Il faut garder en tête le contexted’urgence. Dès le 12 juin 1945, John Ford reçoit un ordre de mission pour « prépa­rer le filmage du procès international, un film documentaire, après le procès, con­cernant l’ensemble des débats, et filmer les interrogatoires de certains dignitaires nazis, sous l’autorité du juge ». Les came­ramen américains, officiellement dési­gnés pour filmer les audiences, ont cepen­dant des moyens techniques très limités.Ils sont obligés de passer en direct d’un plan large à un plan rapproché en action­nant une tourelle rotative de trois objec­tifs. De temps en temps, ils effectuent un plan panoramique allant, par exemple, de la table des juges vers celle des prévenus, en passant par la barre des témoins. L’usage de caméras 35 mm n’autorise que de courts moments de filmage sans inter­ruption. Au total, ils filment une trentained’heures. C’est très peu pour un procès qui

dure dix mois, mais suffisant cependantpour constituer une archive précieuse.

Quelles ont été les évolutions notables après Nuremberg ?

C. D. : Le procès le mieux filmé de tousceux qui ont fait l’objet d’une captation audiovisuelle de 1945 à nos jours est, sansconteste, celui d’Adolf Eichmann à Jérusa­lem, en 1961. Le réalisateur Leo T. Hurwitz,grâce à son expérience dans les films do­cumentaires pendant la Grande Dépres­sion et la guerre, mais aussi à son travail àla télévision chez CBS, maîtrise le filmage en vidéo [alors rarissime, l’invention du magnétoscope datant de 1956]. Disposant de plusieurs caméras pour saisir dans tous ses détails le déroulement du procès,sa réflexion sur l’acte du montage lui per­met de réaliser, en direct, un mélange de vues rendant très dynamique et très fi­dèle le quotidien des débats.

Depuis la loi Badinter et le filmage partiel du procès Barbie, treize autres procès ont été filmés en France…

M. S. B.­B. : Le visionnage des archivesfilmées de chacun de ces procès, consul­tables aux Archives nationales, permet de découvrir des détails imperceptibles sur une transcription. Lors du procès Bar­bie (1987), on a affaire à un accusé silen­cieux et méprisant. Dans le procès Tou­vier (1994), l’accusé, par ses bafouille­ments, donne à voir un personnage falot qui répond tel un enfant pris en faute. En 1997­1998, Maurice Papon [ancien pré­fet et ancien ministre accusé d’avoir con­tribué à la déportation de 1 690 juifs entre 1942 et 1944, lorsqu’il était secrétaire géné­ral de la préfecture de la Gironde] se mon­tre d’abord éloquent et offensif, avant d’apparaître, à la suite d’une attaque, phy­siquement et moralement affaibli, mais cependant répondant sur tout.

La place qu’occupe l’accusé n’est jamaisla même dans des procès comme celui dusang contaminé (1992­1993), du négation­niste Robert Faurisson contre Robert Ba­dinter (2007), de la catastrophe AZF à Tou­louse (2009 et 2017), de Pascal Simbikan­gwa (2014 et 2016), Tito Barahira et Octavien Ngenzi (2016 et 2018), jugés pourcrime contre l’humanité et génocide des Tutsi au Rwanda. Et puis, il y a le cas où il n’y a pas d’accusés : celui, en 2010, sur la disparition de quatre Franco­Chiliens au moment du coup d’Etat de Pinochet au Chili. Ici, le procès en absence – aucun des14 accusés ne s’est déplacé – n’a d’exis­tence que pour et par les témoins.

Quel sera l’enjeu du filmage du procès des attentats du 13 novembre 2015 ?

C. D. : Ce procès sera sans précédent : ildoit s’étendre sur six mois (septem­bre 2021­février 2022), et 1 740 personnes se sont constituées parties civiles. Parmi les accusés figure le Franco­Belge Salah Abdeslam, seul membre encore en vie des commandos qui ont frappé les terras­ses des restaurants et la salle du Bataclan au cœur de Paris, ainsi que les abords du Stade de France. C’est la première foisqu’un procès durera aussi longtemps en France. Pour les équipes de production qui seront choisies pour se relayer sur letournage, ce sera un défi de taille.

propos recueillis par antoine flandrin

DERRIÈRE L’OBLIGATION DE SUIVRE LE DROIT- FIL DE LA PAROLE, IL Y A L’IDÉE QUE LES ARCHIVES NE DOIVENT PAS ÊTRE CONDITIONNÉES PAR LE REGARD DE CELUI QUI FILMEMARTINE SIN BLIMA-BARRU

Christian Delageet Martine Sin Blima-Barru

« Pour la première fois,des caméras filmeront un procès

pour terrorisme en France »

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26 | idées MERCREDI 2 SEPTEMBRE 20200123

Jérôme Batout et Michel GuilbaudFaisons le pari écologique avec sang-froidLes deux entrepreneurs estiment que la mutation écologique, nécessaire pour sortir de la crise, doit être menée avec prudence

La question environnemen­tale, pour franchir le seuilcritique qui la fait basculerdans l’histoire, avait besoin

d’un événement. La crise du Co­vid­19 est cet événement : sou­dain, global, dangereux.

Jusque­là, nous avions le senti­ment d’avoir atteint un niveau de contrôle presque total sur la na­ture. Or, celle­ci nous a dominés à nouveau. Sur le plan symbolique, elle a repris la main sur les hom­mes, leur envoyant un ultime avertissement. Beaucoup plus ef­ficace que des catastrophes locali­sées, comme les incendies ou les inondations, et même que le changement climatique, dont les effets sont lents et moins tangi­bles pour beaucoup. Le principe d’un événement est qu’il sépare irrémédiablement un avant d’un après. Quel est le potentiel politi­que de ce changement ?

Pour la première fois dans sonhistoire, l’humanité s’est trouvéeau même moment tout entière face au même problème biologi­que : cette crise sanitaire, qui mettous les hommes face à un seul virus, est un événement quis’inscrit non pas dans l’histoire des hommes entre eux, mais dans l’histoire des hommes avec

la nature. Si bien que la seuleconséquence à long terme de lacrise liée au Covid­19 dont noussoyons déjà sûrs est le tournant écologique.

Le sommet européen de la finjuillet [qui s’est soldé le 21 par un plan de relance historique aprèsquatre­vingt­dix heures de négo­ciations] a montré que l’Europe était enfin capable de faire preuve d’audace. Pour permettreun plan de relance d’une am­pleur inédite, elle va plus loindans son intégration en mutuali­sant une dette au niveau conti­nental. En parallèle, s’affirmeaussi l’audace d’un continent quis’apprête à précéder tous les

autres dans la transformation écologique de son économie.

Des trois principales zonesmondiales (Amériques, Asie, Eu­rope), une seule semble pour le moment avoir pris une option écologique très forte : l’Europe. Et précisons, à l’intérieur de l’Eu­rope, la France. Il faut reconnaître à notre nation un goût pour l’his­toire, et donc une certaine apti­tude à ressentir le changement d’atmosphère. Il est donc finale­ment revenu à Emmanuel Ma­cron d’affirmer et d’expliciter le14 juillet – et c’est l’élément le plusnovateur de son interview – ce à quoi songe une partie de l’Eu­rope : « On peut, en France, redeve­nir une grande nation industrielle grâce et par l’écologie. »

Sagesse pratiqueCette option est un pari histori­que. Et il ne s’agit pas d’un pari pascalien au sens où ce pari, lui, ne sera pas gagnant à tous les coups. Dans une économie mon­dialisée, où les Etats­Unis et la Chine veulent repartir immédia­tement – et c’est déjà le cas pour laChine –, l’Europe prend le temps de la méditation historique. C’est séduisant. Elle est dans son rôle. Cependant, à court comme à long

terme, cette hésitation à repren­dre le « business as usual » peut nous être fatale, alors que, à l’ex­ception de l’Allemagne, le conti­nent ne s’est jamais remis de la crise financière.

La crise financière, justement :dernière occasion où l’Europe avait tergiversé. Le pari que rien ne serait plus jamais comme avant, qu’il en serait fini de la tou­te­puissance de la finance, alors que les Etats­Unis se « réar­maient » sans complexes : entre 2009 et 2019, le produit intérieur brut (PIB) américain a réalisé des performances supérieures de 75 %à son équivalent européen. Les Etats­Unis sont finalement sortis vainqueurs d’une crise qu’ils avaient enfantée… La Chine sorti­ra­t­elle demain victorieuse de la crise qu’elle a déclenchée avec le Covid­19 ?

L’Europe ne peut pas se permet­tre une nouvelle erreur de ce type.Ce serait la crise de trop. La ques­tion fondamentale du momentest donc : comment éviter de fairece pari à la légère ? Si notre muta­tion écologique est décidée ne se­rit­ce que cinq ans trop tôt, par exemple au regard de choix tech­nologiques, les conséquences né­gatives peuvent être énormes.

C’est pourquoi, au moment deprendre ce pari de portée histori­que, il faut faire preuve de lavertu grecque de prudence : nonpas la velléité, mais la sagessepratique. Ce qui n’empêche pasune détermination à dessinercette vision d’avenir. Faisons lepari écologique avec sang­froid,pas avec lyrisme. Posons­nous àtous les niveaux les bonnes ques­tions pour rendre ce pari ga­gnant : quand ? Sous quelles con­ditions ? Le continent ne peut sepermettre une deuxième sortiede crise ratée. C’est le moment depenser l’écologie au trébuchet dela realpolitik. La France de Ma­cron est bien positionnée pourcela. La « realökologie » est la realpolitik de notre temps.

Jérôme Batout est philosophe et économiste, conseiller à la rédaction de la revue « Le Débat » (Gallimard), cofondateur de BG GroupMichel Guilbaud est ingénieur des Mines, ancien directeur général du Medef, cofondateur de BG Group

Denis SalasLes armes du droit nous permettent de quitterle champ de la riposte guerrièreLe procès des attentats de janvier 2015 sera, selonle magistrat, une manière de dire que c’est une justice démocratique qui aura le dernier mot et le pouvoir d’écrire l’histoire, et non la violence djihadiste

Près de cinq ans après, le procèsdes attentats des 7, 8 et 9 jan­vier 2015 ouvre une nouvellephase de la lutte contre le terro­

risme. Jusqu’à présent, nous avons com­battu et mis hors d’état de nuire l’Etat is­lamique. En même temps, nous avons en partie utilisé les mêmes armes que lui. Aucune négociation, aucune trêve n’était possible. La posture guerrière desdjihadistes ne nous laissait pas d’autre choix. Face à ce défi, nous sommes allés très loin. Dans une belle unanimité, nous avons fait la guerre dans la zone irako­syrienne, militarisé nos villes, ren­forcé notre arsenal pénal, vécu dansl’état d’urgence pendant plus de deuxans et la pratique des assassinats ciblés fut assumée au plus haut niveau del’Etat. Une certaine brutalisation des mœurs et des discours s’est installée à l’intérieur de notre pays. Nous avons étéprojetés dans un temps d’avant la pa­role, aspirés dans le cycle d’une violence guerrière sans entrevoir d’issue.

Cinq ans après, les armes du droit sonten mesure de mettre un terme à ce cycle.Nous quittons le champ de la riposte guerrière pour entrer dans une phase de reconstruction. C’est la première signifi­cation de ce procès historique : remettre la parole au milieu des hommes afin de

sortir du cercle de l’hostilité guerrière. Safonction est de restituer à un peuple ses valeurs, son passé et les droits qui fondent notre communauté politique. Dans l’arène du procès, pas d’ennemismais des justiciables et leurs avocats ; plus de violences, mais des rituels de parole ; on y juge des responsabilitésindividuelles ; on en appelle à des preu­ves et des témoignages ; on ne se rend plus coup pour coup mais on échange des arguments. Et surtout, tous les points de vue peuvent être exprimés. Le temps de cette palabre sera long (deuxmois et demi d’audience) car il faudra restituer le crime dans toute son épais­seur. A l’Etat détenteur de la violencelégitime, la démocratie oppose ainsi le débat qui avance vers la vérité et le tiers qui neutralise l’affrontement.

L’inhumanité de l’hommeCinq ans après, que sont les djihadistes devenus ? Beaucoup ont péri. Certains d’entre eux, condamnés ou pas, n’ont rien renié de leurs allégeances. D’autres dans leur majorité – velléitaires ou reve­nants – ont fait profil bas. A proximitédes champs de ruines de Mossoul et de Rakka et des maisons éventrées par les bombardements, leurs familles vivent dans le dénuement le plus total. Loin de

ce démembrement du « califat », nous aurons dans nos prétoires les acteurs d’une sous­culture vivant d’illégalismesqui furent le terreau d’une violencebarbare. Nous allons rencontrer la réalitémal connue du terrorisme : une forme de« banalité du mal » au sens où l’entendHannah Arendt d’une absence de com­mune mesure entre l’échelle des crimes commis et l’insignifiance de ses causes (trafic d’armes et de voitures, pour l’es­sentiel) voire, sous réserve de faire con­naissance avec eux, de leurs auteurs.

Ici aussi, nous aurons un débat surl’innocence ou la culpabilité des « roua­ges » d’une machine totalitaire. Avec enarrière­plan – c’est le propre d’une justicedémocratique – la nécessité d’y voir levisage de notre humanité. Car ces hommes qu’on aimerait oublier au fond de nos prisons ou dans des lointains

déserts, nous n’avons pas le pouvoir deles sortir de la condition humaine. Comme jadis les nazis, ceux qu’onappelle les bourreaux de Daech et leurssoutiens sont le visage de notre huma­nité ou plus exactement de l’inhumanitéde l’homme. Il nous faudra séparer leur part coupable de leur « bonne moitié », selon le mot de Romain Gary, celle qui permettra de les réintégrer dans lacommunauté des hommes.

Purger cette violence contagieuseMais ce crime contre l’Etat, ce crimepolitique qu’est le terrorisme est aussi une offense faite aux victimes. Voilàqu’au terme d’un long chemin, elles s’organisent, s’avancent sur la scène et s’invitent dans le débat. Le long face­à­face entre l’Etat et ses ennemis s’achèveavec ce procès. Là, elles seront toutes entendues, connues ou moins connues,endeuillées, blessées ou touchées.

Bref, celles et ceux dont le nom n’estinscrit nulle part pourront témoigner pour laisser, du moins peut­on l’espérer, derrière eux cet événement traumatique.Leur récit sera attesté par l’institution quil’accueille mais aussi par l’enregistre­ment audiovisuel des audiences. Car un procès n’est pas une commémoration qui a vocation à entretenir le souvenir.C’est un moment unique qui donne la ré­ponse de l’Etat de droit à un acte criminelpar un verdict. Il convoque à son audience une mémoire vive pour conte­nir et enclore une souffrance dans un ri­tuel. C’est une façon de purger de cetteviolence contagieuse la société, d’enépuiser les effets, de chasser les puissan­

ces du chaos. Et si des images de cetteguerre seront montrées, elles seront aussi réinterprétées, analysées, dé­pouillées de leur magnétisme. Manièrede dire que cette violence, pour spectacu­laire qu’elle soit, n’aura pas le pouvoir d’écrire l’histoire. Et qu’au contraire ce sont ces audiences nourries de témoi­gnages qui auront le dernier mot.

Cinq ans après, nous réalisons que lemal n’est plus subi dès lors qu’il est représenté, fixé, narré. Nous allons leregarder dans le miroir d’une audiencesans éprouver la terreur qu’il voudraitnous inspirer. A la faveur du tempsécoulé, ce sera pour les victimes une manière de dire non ce qui leur est arrivémais ce qu’elles sont devenues. Je me souviens du dessin de Luz en « une » deCharlie Hebdo peu après les attentats : un musulman versant une larme en pro­clamant sur une pancarte « Je suis Charlie », avec en titre « Tout estpardonné ». Il y avait là un appel à ne pascéder à la haine et une volonté de s’ouvrir à de nouvelles promesses. Effor­çons­nous, dans le même esprit, de clô­turer cette phase de notre histoire par un geste d’ampleur. Et de placer la jus­tice à la hauteur d’une instance qui en fixe la mémoire pour le futur.

Denis Salas est magistrat, président de l’Association française pour l’histoire de la justice, auteur de « La Fouleinnocente » (Desclée de Brouwer, 2018)

UN PROCÈS N’EST PAS UNE COMMÉMORATION. C’EST UN MOMENT UNIQUE QUI DONNELA RÉPONSE DE L’ÉTAT DE DROIT ÀUN ACTE CRIMINELPAR UN VERDICT

L’EUROPE NE PEUT PAS SE PERMETTRE UNE DEUXIÈME SORTIE DE CRISE RATÉE, COMME APRÈS 2009

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0123MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 0123 | 27

E lles y pensent un peu,beaucoup, passionné­ment, à la folie, commeune revanche ou un nou­

vel élan, mais cela ne suffit pas. La droite et la gauche sont incapablespour le moment de démontrer qu’en 2022 l’alternance c’est elles. La préparation de l’élection prési­dentielle qui marque cette rentrée politique est une mise à nu des dif­ficultés qu’éprouvent les anciens partis dits de gouvernement à re­venir dans le jeu, trois ans après le casse opéré par Emmanuel Ma­cron en 2017.

Certes, les candidats putatifssont bien là, chaque jour un peu plus nombreux, mais aucun d’euxn’est capable, à ce jour, de démon­trer qu’il pourra l’emporter. Hors les murs des Républicains (LR), Va­lérie Pécresse vante sa qualité de femme et Xavier Bertrand, son at­tention aux milieux populaires. Au sein du parti, Bruno Retailleau développe son discours sécuri­taire, tandis que François Baroin, supposé le plus rassembleur, reste dans une prudente expectative.

Certains réclament une désigna­tion rapide, d’autres misent au contraire sur les élections régiona­les du printemps 2021 dans l’es­poir de rencontrer une dynami­que nationale qui tarde. En atten­dant, la procédure de désignation du candidat monopolise les dé­bats, après le spectacle calamiteuxdonné par la droite il y a trois ans. Choix par les seuls adhérents ou primaire ouverte à tous ? La ques­tion est ardue. Comment faire croire que la politique n’est pas de­venue un théâtre d’ombres ?

Fracture sociologiqueA gauche, une dynamique existe, la cause écologique. Elle mobilise les jeunes et supplante toutes les autres mais, loin de souder les troupes, elle morcelle, créant d’abord au sein d’Europe Ecologie ­ Les Verts (EELV) la compétition entre deux profils : l’un à gauche, l’autre plus au centre. Encore su­bliminal, le match entre le maire de Grenoble, Eric Piolle, et le dé­puté européen, Yannick Jadot, n’en exclut pas d’autres, les fem­mes étant en droit de se deman­der qui les représentera.

Il faut, en outre, compter avecl’ancienne puissance socialiste, confrontée à cette interrogation existentielle : peut­elle encore exister par elle­même ou se fon­dre dans une candidature verte ? Le dilemme a fait sortir de ses gongs François Hollande, onze ans premier secrétaire d’un parti désormais moribond.

Face à ce morcellement qui s’ap­parente à un suicide, on peut tout à la fois désigner la foire aux vani­tés, l’insuffisance de travail collec­tif depuis trois ans ou admettre que la scène politique, faute d’avoir achevé sa mue, reste d’une effroyable complexité. La volonté d’Emmanuel Macron, il y a trois ans, était de supplanter l’opposi­tion gauche­droite par un nou­veau clivage entre progressistes et nationalistes. Deux ans plus tard, les élections européennes ont semblé valider son pari puisque le Rassemblement national (RN) et La République en marche (LRM) sont arrivés en tête du scrutin de mai 2019, réduisant LR et le Parti

socialiste à l’état de miettes.Cette année cependant, les élec­

tions municipales ont complète­ment infirmé cela, puisque ces deux partis ont résisté, EELV a con­tinué sa progression tandis que lesmarcheurs ont été complètement balayés. Qu’en conclure ? « Le cli­vage gauche­droite n’a pas disparu mais il est peu prégnant et coexiste avec beaucoup d’autres, qui ren­dent particulièrement compliquée la construction d’un discours fédé­rateur », souligne Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos.

Chez les écologistes, par exem­ple, le rapport au libéralisme reste sujet à fracture. Au sein d’un même camp et pour la même cause, souligne encore Brice Tein­turier, on peut aussi se diviser sur la façon de mener le combat poli­tique : émotionnelle contre rai­sonnée, radicale versus modérée. La gauche est particulièrement concernée par ce clivage, puisque Jean­Luc Mélenchon, le leader de La France insoumise, est en passe d’annoncer sa troisième candida­ture à la présidentielle, sous le si­gne de la révolution écologique, contribuant à émietter un peu plus ce camp.

La fracture sociologique, mise envaleur par Jérôme Fourquet, direc­teur du département opinion de l’IFOP, dans son livre L’Archipel français (Seuil, 384 p., 22 €), rend ca­duques les dynamiques d’antan. Fini l’époque où la droite et la gau­che pouvaient prétendre cons­truire une coalition majoritaire en agrégeant une partie du vote po­pulaire à celui des plus nantis. L’électorat populaire reste tou­jours arrimé à Marine Le Pen, qui a été la première à s’affirmer candi­date pour 2022. Dans cette catégo­rie, son seul vrai concurrent est l’abstention, autrement dit l’affir­mation d’un droit de retrait du champ politique, considéré com­me inapte à résoudre les problè­mes. « La recomposition inachevée s’accompagne d’un fort désenchan­tement », constate M. Fourquet.

Sur ce terreau compliqué, segreffe une crise épidémique qui, certes, met à l’épreuve les diri­geants mais leur donne aussi de lavisibilité. Pour avoir une chancede capter l’intérêt, les opposants doivent non seulement trouver le ton juste, mais souvent revoir les fondamentaux de leur discours politique : qui peut encore préten­dre que la France devient le théâ­tre d’un libéralisme débridé, alors que des milliards d’euros sont dé­versés sur l’économie pour tenter de contrer les effets de la réces­sion et de la crise sociale ?

Dans ce contexte politique où laqualification du premier tour se joue dans une fourchette com­prise entre 20 % et 25 % des suffra­ges, le plus manchot n’est pas Ma­cron. Renforcé sur le double front du discours régalien et écologi­que, son nouveau gouvernement est une machine politique conçue pour tenter d’étouffer la droite dont il a accaparé une partie des électeurs et affaiblir l’émergence d’une offre socialo­écologique. A ce titre, toutes les divisions le ser­vent. L’opposition le sait mais elle n’est pas en mesure de les éviter. Cette rentrée n’est pas la sienne.

E tre français, exercer tous les droits,s’acquitter de tous les devoirs atta­chés à cette qualité n’a strictement

rien à voir avec la couleur de la peau. Tel estle principe républicain fondamentalqu’une infime minorité de militants iden­titaires n’admet pas. Le récit de « politique­fiction » publié par l’hebdomadaire Valeurs actuelles mettant en scène la députée Da­nièle Obono en esclave en offre une illus­tration révoltante. La lecture des sept plei­nes pages de ce récit, où l’élue (La France in­soumise) de Paris est transportée au XVIIIe siècle et vendue comme esclave dansl’actuel Tchad, donne la nausée.

Sous prétexte de mettre en porte­à­fauxla militante antiraciste revendiquant ses

racines africaines, l’auteur – anonyme – laplonge dans l’enfer d’une Afrique livrée àla traite négrière. « Elle était (…) heureuse, àquarante ans, d’être trop âgée pour subir cedouloureux écartèlement des lèvres per­mettant d’y glisser ces plateaux de bois quileur donnaient ce profil qui l’effrayait mal­gré elle », écrit­il au fil de lignes qui, sous lecouvert de l’ironie, suintent le mépris desNoirs, la répugnance pour l’Afrique et ma­gnifient la colonisation. Vanté par l’heb­domadaire comme un divertissant « ro­man de l’été », l’article, prétentieux etboursouflé, reflète surtout les fantasmesde l’extrême droite : corps de la femme africaine soumis, sauvagerie du Noir avantla colonisation, euphémisation de l’escla­vage par l’insistance sur le rôle des chefsafricains et des Arabes dans la traite. Latouche catholique traditionaliste n’a pasété oubliée : la députée est finalement af­franchie grâce à un missionnaire français et trouve la rédemption dans un monas­tère provençal.

Présentée enchaînée par le cou dans undessin illustrant l’article, Danièle Obono adénoncé « une insulte à [ses] ancêtres, safamille » et « à la République ». A juste titre,Emmanuel Macron a appelé la députéepour lui faire part de sa « condamnation claire de toute forme de racisme ». De façonrassurante, les protestations ont fusé de­puis l’ensemble de l’échiquier politique,

tandis que le parquet de Paris ouvrait uneenquête pour « injures à caractère raciste ».

Qu’un journal d’extrême droite étale sonracisme en affichant son mépris pour une élue d’origine gabonaise, figure controver­sée du militantisme décolonial, n’a rien de nouveau. Valeurs actuelles, journal dont lenombre de lecteurs a baissé depuis cinq ans, a besoin de scandale et de « coups » pour faire parler de lui. Même les « excuses »hypocritement présentées a posteriori par sa direction et réfutant tout racisme sem­blent destinées à relancer la polémique.

L’ennui est que le chef de l’Etat, qui s’in­surge aujourd’hui, a lui­même rehaussé la légitimité de l’hebdomadaire en lui accor­dant un entretien l’an passé et en le quali­fiant de « très bon journal ». L’ennui estaussi que les jeunes journalistes plus àdroite que Marine Le Pen qui animent Va­leurs actuelles ont micro ouvert en perma­nence sur plusieurs chaînes d’information télévisée en continu, dont ils alimentent lemoulin à polémiques. Face à l’inadmissiblehumiliation publique d’une personne enraison de ses origines, la loi qui fait du ra­cisme un délit et non une opinion, doits’appliquer. L’affaire Obono invite aussi àcondamner la banalisation dans des émis­sions généralistes d’une parole extrémiste qui, si elle peut faire le « buzz », contribue surtout au délitement du pays en nourris­sant la haine.

DROITE ET GAUCHE SONT INCAPABLES POUR LE MOMENT 

DE DÉMONTRERQU’EN 2022 

L’ALTERNANCE, C’EST ELLES

REFUSER LA BANALISATION DU RACISME

FRANCE | CHRONIQUEpar françoise fressoz

La rentrée ratéede l’opposition

LA CRISE ÉPIDÉMIQUE MET CERTES

À L’ÉPREUVE LES DIRIGEANTS, MAIS 

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Cahier du « Monde » No 23529 daté Mercredi 2 septembre 2020 ­ Ne peut être vendu séparément

L’œil, fenêtre sur l’évolutionLa saga du système visuela débuté il y a 800 millions d’années. Il s’est réinventé à de multiples reprises, révélant la formidable créativité de la nature. Les différentes mutations observées chez les animaux sont autant de bijoux moléculaires et cellulaires

florence rosier

J e n’ai jamais pu y penser sans chanceler »,avouait Charles Darwin. Qu’est­ce qui pou­vait donc bien causer un tel vertige chezl’inventeur de la théorie de l’évolution desespèces ? Une question le hantait : com­ment l’œil des vertébrés pouvait­il être

d’une telle « perfection » ? Un organe aussi sophis­tiqué défiait sa fameuse théorie. Dans son grand œuvre, L’Origine des espèces (1859), long cantique àla gloire du vivant, le génial naturaliste confie par­fois ses doutes. « Il semble absurde au possible, je lereconnais, de supposer que la sélection naturelle aitpu former l’œil avec toutes [ses] inimitables disposi­tions. » Cet embarras, les créationnistes l’exploite­ront à l’envi pour discréditer la thèse du savant.

« Darwin s’est­il mis le doigt dans l’œil ? », s’inter­roge à son tour, faussement ingénu, Jean Deutsch,professeur émérite de génétique et de zoologie à l’université Paris­VI, dans son lumineux ouvrage, La Méduse qui fait de l’œil et autres merveilles de l’évolution (Seuil, 2017). Fabuleuse diversité des systèmes visuels ! L’ouvrage en livre un brillant

aperçu : yeux à facettes des insectes ; yeux­miroirsde la coquille Saint­Jacques (ce mollusque sans tête est pourvu de centaines d’yeux qui étincel­lent au soleil) ; œil en trou d’épingle du nautile ;troisième œil du lézard ; yeux des méduses, cal­mars, araignées, caméléons ; yeux télescopiques de la crevette­mante (ou squille), cette incroyable créature ; sans oublier, bien sûr, les yeux­caméras des vertébrés les plus familiers à nos yeux… Autant de dispositifs « inimitables » forgés par l’évolution, autant d’inventions improbables et pourtant bien réelles. « La lumière a été la princi­pale force sélective sur Terre », estime Russell Fernald, biologiste à l’université Stanford, en Californie. Grâce à leurs yeux de plus en plus per­formants, les animaux ont pu, explique­t­il, déve­lopper des comportements de plus en plus effi­cients (Curr Opin Neurobiol., 2000).

Darwin avait su ouvrir l’œil – et le bon. Mais,non sans perfidie, les créationnistes avaienttronqué sa citation. En voici donc la suite : « Si,comme cela est certainement le cas, on peut démontrer qu’il existe de nombreuses gradationsentre un œil simple et imparfait et un œil com­

plexe et parfait, chacune de ces gradations étant avantageuse à l’être qui la possède ; si, en outre, l’œil varie quelquefois et que ces variations sonttransmissibles par hérédité, ce qui est également lecas (…), la difficulté d’admettre qu’un œil complexeet parfait a pu être produit par la sélection natu­relle, bien qu’insurmontable pour notre imagina­tion, n’attaque en rien notre théorie. »

Un siècle et demi plus tard, la science confirmecette clairvoyance. Les systèmes visuels de nom­breuses espèces ont été passés au crible des outilsd’investigation du vivant. Leurs bases génétiques,moléculaires, cellulaires ont été mises au jour, leurs rouages optiques démontés, les secrets de laperception des couleurs révélés… Les « nombreu­ses gradations » entre un « œil simple » et plus« complexe » sont apparues. « Darwin avait raison,alors même qu’il ignorait tout des bases généti­ques des variations biologiques, admire Dan­Eric Nilsson, professeur de zoologie fonctionnelle à l’université de Lund (Suède). Il avait compris que les deux piliers de l’évolution des êtres vivants suffi­sent à expliquer l’évolution de l’œil. »

→ LIRE L A SUITE PAGES 4-5

SARS­CoV­2 : pourquoi si peu de génomes en France ?Alors que les chercheurs anglais ont partagé plus de 35 000 séquences génétiques du nouveau coronavirus, les Français en ont rendu publiques 60 fois moins. EnquêtePAGE 2

Une victoire en demi­teinte contre la poliomyéliteL’Organisation mondiale de la santé vient d’annoncer l’éradica­tion de la dernière souche sau­vage du virus en Afrique, mais des cas continuent à être induits par des souches vaccinalesPAGE 3

EntretienCovid­19 : le point sur notre immunitéRéinfection, protection croisée, stratégies vaccinales... L’immunologiste Simon Fillatreau passe en revue les défis posés par le nouveau coronavirusPAGE 8

Araignée sauteuse (« Jotus auripes ») mâle,

photographiée en Australie.

ADAM FLETCHER/BIOSPHOTO

Page 30: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

2 | ACTUALITÉLE MONDE · SCIENCE & MÉDECINEMERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020

SARS­CoV­2 : les Français peu partageurs des génomesRECHERCHE - La mise en commun massive des séquences génétiques aide à mieux étudier le virus. Mais, dans l’Hexagone, les labos sont réticents

I l n’y a de pire aveugle que celui qui ne veutpas voir. En matière de Covid­19, le dictons’appliquerait­il à la France ? Notre payssemble en effet peu enclin à utiliser unoutil de pointe qui permettrait de répon­

dre à des questions importantes sur l’épidémie,comme de déterminer l’origine géographique des nouvelles contaminations à Marseille oumême dans la France entière. Ou de savoir si le virus mute sur notre territoire. Ou d’évaluer un paramètre­clé, toujours mal connu, comme letemps entre la date d’apparition des symptômeschez l’infectant et la date d’apparition des symp­tômes chez l’infecté…

Cet outil, qui n’a rien de novateur, est le séquen­çage du génome du nouveau coronavirus, c’est­à­dire l’établissement de la liste exacte des quelque 30 000 lettres qui composent les gènes viraux. Depuis mars, le Royaume­Uni a séquencé 35 965 génomes. La France… 559 (dont trois de vi­rus de chats), selon les chiffres de la plus grande base de données mondiale de génomes, Gisaid, au 26 août. Avec ces informations, nos voisins en­chaînent les « révélations ». Ainsi, selon leurs ana­lyses, plus de 1 000 introductions du virus en Grande­Bretagne expliquent la pandémie ; une souche devenue dominante du coronavirus n’est pas plus virulente que les autres ; les syndromes de Kawasaki touchant des enfants ne seraient pasliés à une souche particulière du coronavirus ; etc.

Pendant ce temps­là, en France, une équipe dePasteur décrivait l’origine de l’épidémie enFrance… sans données du Grand­Est, alors qu’unfoyer alsacien est soupçonné d’avoir contribué fortement à la diffusion du virus. Une autreéquipe, aux hospices civils de Lyon, parvenait à quantifier, grâce à 5 198 génomes mondiaux, l’ef­fet des diverses mesures de confinement sur la transmissibilité du virus. « Le faire pour la France seule aurait été intéressant mais nous avons trop peu de séquences », précise l’une des coauteurs, Laurence Josset, responsable du séquençage pourla partie sud de la France, aux hospices de Lyon.

Pourtant la France, avec Pasteur, a été le pre­mier pays européen à séquencer le nouveaucoronavirus. Depuis, elle a perdu son avance. Dèsle 22 mars, le Royaume­Uni avait 260 génomes, quatre fois plus que la France. Pourquoi un tel écart ? Les réponses sont nombreuses, mêlantpolitique, économie ou culture.

Mauvaise coordinationD’abord un constat. L’Angleterre est un poids lourd du séquençage depuis longtemps, contrai­rement à la France. Lors du séquençage du gé­nome humain au début des années 2000, le cen­tre britannique Sanger, avec les Américains, afait 80 % du travail quand le reste des partenai­res, dont la France, s’occupaient des 20 % res­tants. En conséquence, l’un des deux leaders industriels de cette activité est anglais, issu de l’université Oxford, Oxford Nanopore technolo­gies. L’autre est américain, Illumina. Sur un autre virus, le VIH, « la France séquence 40 fois moins que le Royaume­Uni qui a pourtant moins de cas », regrette Olivier Gascuel, bio­informati­cien du CNRS à l’Institut Pasteur.

Surtout, début mars, le Royaume­Uni a investiplus de 22 millions d’euros pour organiser le sé­quençage à l’échelle nationale en fédérant divers centres sous la bannière de COG­UK (pour Covid Genomics UK Consortium). En France, « c’est malcoordonné », peste Jean­Michel Pawlotsky, chef du département de biologie de l’hôpital Henri­Mondor à Créteil. Deux centres nationaux deréférence (CNR), à Pasteur Paris et aux hospices civils de Lyon, se « partagent » le pays pour cette activité, mais ils ne sont pas les seuls à pouvoir séquencer et ils recueillent des échantillons « se­lon le bon vouloir des hôpitaux », selon Etienne Simon­Lorière, chercheur à Pasteur.

« Au début de l’épidémie, nous recevions deséchantillons car les centres de soin avaient besoin des CNR pour les tests [un test n’a pas besoin de toute la séquence des lettres mais réagit à des parties spécifiques du génome]. On en profitait pour séquencer. Puis les tests ont été disponibles hors des CNR et on a reçu moins de prélèvements »,constate Laurence Josset. « Il nous est arrivé de de­mander des échantillons à un hôpital qui a préféréfaire le séquençage ailleurs. Il n’y a pas de règles. Il faudrait plus de rationalité et de centralisation,comme au Royaume­Uni », souligne Vincent Enouf, adjoint au CNR de Pasteur.

Alors chacun se débrouille. « J’essaie d’avoir endouce des séquences », témoigne un chercheur désireux de montrer la puissance de la phylogé­nomique, la discipline qui essaie de reconstruireles liens géographiques, temporels… entre lesdiverses souches virales. « Nous avons travaillé avec le CHU de Toulouse pour une étude qu’il fai­sait sur les contaminations en Ehpad, indique Guillaume Croville, responsable du séquençageà l’école nationale vétérinaire de Toulouse. On avait aussi des contacts pour étudier un foyer épi­démique en France mais, sans explications, cela ne s’est pas concrétisé. »

Autre explication à l’écart avec les Britanni­ques : la France séquence en réalité plus que ceque l’exploration de Gisaid laisse penser, mais les chercheurs gardent secrètes leurs précieuses séquences afin de publier des articles centrés surles thématiques qui les intéressent. Ainsi, àl’hôpital Henri­Mondor, Jean­Michel Pawlotsky estime disposer de 1 000 séquences, dont un quart a été analysé pour un article à paraître

concernant la réponse à l’infection en fonctiondu profil génétique des patients. « Ce sera ensuitedéposé dans Gisaid », promet­il. Même chose à l’institut hospitalo­universitaire MéditerranéeInfection de Marseille, qui affirme disposer de plus de 500 génomes et annonce une publica­tion à venir exploitant ces données. Les séquen­ces alsaciennes du fameux foyer primitif sont,elles, introuvables.

Surveiller les mutationsCette situation montre une autre différenceavec les Britanniques, qui seraient plus « parta­geurs ». Lors de la course au séquençage dugénome humain, le Prix Nobel britannique John Sulston avait plaidé avec succès pour le li­bre accès aux séquences et contre le brevetage des gènes. Cette opinion semble toujours d’ac­tualité dans son pays alors que la France reste frileuse. « On a été un peu refroidis lorsqu’on a vudes confrères publier dans des revues à partir desséquences mises dans Gisaid, sans nous prévenir,contrairement à la charte », déplore Vincent Enouf. « Voir que d’autres utilisent nos séquencesfreine un peu l’envie de les partager », confirmeLaurence Josset, tout en reconnaissant ne pasavoir le temps d’analyser toutes les données dont elle dispose.

Même quand les choses sont faites dans lesrègles de l’art, d’étranges épisodes peuvent se produire. « J’avais contacté comme il se doit lesCNR pour utiliser leurs données de Gisaid, se souvient Samuel Alizon, du CNRS au labora­toire Mivegec de Montpellier. D’abord, je n’ai pas eu de réponses. Alors j’ai aussi contacté les

services hospitaliers qui ont collecté les échan­tillons. J’ai enfin eu des réponses, y compris desCNR, enthousiastes pour cosigner l’article. Maisdepuis, nos demandes pour de nouvelles don­nées sont restées sans réponses. » Sans compterque les divers coauteurs ont bataillé longtempspour leur place dans la liste des signataires. Pire, des laboratoires mettent en ligne leurs gé­nomes viraux dans Gisaid, mais sans rensei­gner la date de prélèvement, ou l’âge du patient,rendant la donnée inutile. Un des « fautifs »plaide le manque de temps et l’abondance deformulaires à remplir.

Le « calcul » français de continuer à privilégierles publications au détriment d’un partage plusgrand des informations pourrait ne pas se révélersi payant : les revues, voyant la petite taille de l’échantillon, privilégieront peut­être les cher­cheurs mieux dotés en séquences. Et l’engorge­ment actuel au niveau des revues retarde d’autantla publication d’informations de santé publique.

Un aspect plus fondamental expliqueraitaussi cette faible appétence française pour le sé­quençage massif : il ne serait pas si utile. « Au dé­but d’une épidémie, aucun doute, il faut séquen­cer pour identifier le nouvel agent et connaître son origine géographique », rappelle VincentEnouf. « Ensuite, cela sert aussi à surveiller les mutations et à vérifier qu’elles n’entraînent pas de changement de comportement », complète Etienne Simon­Lorière. C’est utile aussi dans laphase où un vaccin est nécessaire afin de con­trôler les évolutions. Pour la grippe par exem­ple, le séquençage sert à définir la future souchequi sera ciblée.

Mais pour aller plus loin, les opinions diver­gent. L’un des rêves est « d’adapter les politiquesde santé publique en fonction des informations tirées des génomes viraux, résume LaurenceJosset. L’Angleterre a investi dans ce but mais n’apas encore démontré que cela marchait ». « Ons’en approche. On arrive à inférer plusieursparamètres épidémiologiques, comme le taux dereproduction, ou à identifier des chaînes detransmission grâce aux génomes. Mais ce n’est pas encore du temps réel et les outils dont ondispose ont été développés pour la recherche, paspour la clinique. A la prochaine pandémie, on sera plus prêts », estime François Balloux, del’University College de Londres. « Le séquen­çage remplacera les tests PCR à terme, avecl’avantage de ne pas avoir besoin d’être déve­loppé spécifiquement pour chaque virus », préditGuillaume Croville. Quoi qu’il en soit, pourJean­Michel Pawlotsky, « il faudra réfléchir aprèscette crise à une meilleure organisation en France afin d’être plus collectifs et réactifs pourcette activité de séquençage ».

david larousserie

Représentation des origines des diverses importations du coronavirus en Europe entre le 7 avril et le 1er juillet, tirée du séquençage de leurs génomes.IMAGE EXTRAITE DU SITE NEXTSTRAIN

GISAID, UN ATOUT ESSENTIEL

L’ initiative mondiale pour lepartage de toutes les donnéessur la grippe (Gisaid en anglais)

est une base de données de séquences de génomes viraux. A sa création,en 2008, elle avait pour but d’améliorerle partage des informations sur la grippe aviaire H5N1. En effet, les cher­cheurs étaient alors réticents à les mettre à disposition de leurs confrères,par crainte d’être doublés par ces der­niers, ou non reconnus dans leur effortde séquençage. « Gisaid est une alterna­tive aux bases de données publiques

comme GenBank où le droit de ceux qui déposent est effacé, alors que nous protégeons leurs intérêts », fait savoirau Monde la présidence de cet orga­nisme semi­public. Les « utilisateurs » des séquences doivent ainsi citer leurscollègues ayant déposé ces informa­tions dans la base .

L’institution héberge maintenant laplus grande collection de génomes du nouveau coronavirus, le SARS­CoV­2, avec plus de 90 000 séquences, et pro­duit des analyses régulières des diversesmutations. Dès le 10 janvier, la première

séquence chinoise y était présente – uneversion en mandarin du site existe d’ailleurs. Un autre site, Nextstrain, uti­lise cette masse d’informations pour produire des arbres « généalogiques », dits phylogénétiques, à la fois géogra­phiques et temporels, pour suivre l’évo­lution génétique de la pandémie.

Gisaid revendique la participation de26 000 chercheurs et la « confiance » de2 200 institutions autour de ce corona­virus. Elle est déjà centrale dans la sur­veillance des grippes saisonnières en permettant de sélectionner les souches

ensuite ciblées par les vaccins. « Comptetenu des performances constantes de Gisaid lors des épidémies et son rôle es­sentiel continu dans le soutien à la sélec­tion des souches vaccinales, nous atten­dons depuis longtemps un siège à la table des questions de sécurité sanitaire mondiale, explique la présidence de Gisaid. Mais la taille des portefeuilles semble avoir plus d’importance. » Allu­sion aux grands donateurs de la santé mondiale que sont les Fondations Billet Melinda Gates ou Wellcome Trust.

d. l.

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ACTUALITÉLE MONDE · SCIENCE & MÉDECINE

MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 | 3

BOTANIQUEDécouverte d’une variété de bambou aqueux « cousin » des cactusEn 2015, des naturalistes du Muséum d’histoire naturelle ont découvert au Laos un bambou original qui a la capacité de retenir l’eau dans ses cannes (mais pas dans ses feuilles). Cette propriété, dite succulente, que les cactus ou les aloès possèdent, n’avait jamais été recensée chez les bambous. Ces tiges peuvent contenir jusqu’à 1,6 gramme d’eau par gramme de matière. Lors de la sécheresse, entre novembre et février, elles se plissent, et retrouvent leur volume avec les pluies de l’été. L’analyse du génome de ce bambou et de ses traits morphologiques a convaincu les experts qu’ils étaient face à un nouveau taxon, jamais repéré jusqu’à présent, et qu’ils proposent de baptiser Laobambos calcareus (en référence au site karstique où il pousse).> Haevermans et al., « PhytoKeys », 21 août

PLANÉTOLOGIEL’eau aurait toujours été abondante sur TerreIndispensable à la vie, l’eau était­elle présente sur Terre dès sa formation ou bien a­t­elle été apportée plus tard par un bom­bardement de petits corps riches en glaces – comètes et astéroï­des –, ainsi que le préconise la théorie qui a la faveur des plané­tologues ? Une équipe du Centre de recherches pétrographiques et géochimiques de Nancy relance le débat en montrant que la majorité de l’eau aujourd’hui présente sur Terre y est sans doute depuis l’origine. Pour ce faire, elle a analysé des chondrites à enstatite, météori­tes dont la composition est ana­logue à celle de la Terre. Non seu­lement elles sont riches en eau mais celle­ci présente la même composition isotopique que celle de l’eau présente dans le manteau terrestre. Si notre pla­nète s’est bien construite à partir de ces chondrites, ses roches primitives auraient contenu l’équivalent en eau d’au moins trois fois les océans actuels.> Piani et al., « Science », 28 août

La polio au plus haut depuis dix ans à travers le mondeMÉDECINE - Malgré la certification par l’OMS de l’éradication du virus sauvage de la poliomyélite en Afrique, la maladie est repartie à la hausse – 423 cas à fin août –, profitant de l’arrêt des vaccinations durant la pandémie de Covid-19

D ans toutes les courses defond, il faut de petitesvictoires intermédiaires.

Pour tenir la distance. En voilàune qui marquera l’interminable marathon vers l’éradication de la poliomyélite : l’élimination duvirus sauvage du continent afri­cain, « l’une des plus grandes réali­sations de santé publique de notre temps », a déclaré le directeur gé­néral de l’OMS, Tedros AdhanomGhebreyesus, le 25 août. C’est lacinquième région du monde à obtenir ce sésame, après les Amé­riques en 1994, le Pacifique occi­dental en 2000, la région euro­péenne en 2002 et l’Asie du Sud­Est en 2014.

« C’est un succès considérable,surenchérit Michel Zaffran, direc­teur du programme d’éradicationde la poliomyélite à l’OMS. Les derniers cas repérés en 2016 setrouvaient au Nigeria, dans leszones contrôlées par Boko Ha­ram. Nous avons réussi à répon­dre rapidement, dans des condi­tions très difficiles, pour empêcherle virus de se répandre de nou­veau. » Désormais, il ne circuleplus que dans deux pays : le Pakis­tan et l’Afghanistan.

Racontée ainsi, la victoire,même intermédiaire, paraît ma­gnifique. Mais la réalité sur le ter­rain est beaucoup plus sombre : au 27 août, 423 cas de paralysie po­liomyélitique étaient déjà recen­sés dans le monde, contre 134 à la même période l’an passé. Et en­core, « à cause de la pandémie deCovid­19, la surveillance dans cer­tains pays est affectée, le bilan pour 2020 est probablement sous­estimé », souligne Michel Zaffran. Celui­ci risque ainsi de nous re­placer au niveau des années 2010,lorsque le nombre de cas annuels dépassait les 600…

Comment comprendre un telbilan ? Comment expliquer les 200 cas de paralysie en Afrique,dont 13 récemment rapportés au Soudan, alors que l’OMS vient d’annoncer l’éradication du virus sur ce continent ? Ces cas ne sontpas liés au virus sauvage de la po­liomyélite, mais à des souches de virus issus des vaccins oraux.

Les virus contenus dans les for­mulations orales du vaccin Sabin

(du nom de son inventeur) ont certes été atténués en laboratoire,mais ils n’en restent pas moins vi­vants. Au départ, cette caractéris­tique représentait un immense avantage : en déclenchant une production d’anticorps directe­ment dans les intestins, ce vaccin permet de neutraliser le virus dès son entrée dans l’organisme, em­pêchant non seulement la paraly­sie mais aussi sa transmission. Le vaccin Salk, utilisé en France, contient, quant à lui, des virus tués, injectés en intramusculaire. Insuffisant pour entraîner cette immunité dite mucosale, à l’inté­rieur des intestins. D’où l’utilisa­tion du vaccin oral dans les pays où le virus circule encore, dansune perspective d’éradication.

Effet collatéralMais il y a un revers à la médaille :ces virus vaccinaux atténués peu­vent retrouver, au hasard de mu­tations génétiques, leur virulenced’antan et se mettre à circulerdans l’environnement. Autrefois alliés, ils deviennent dès lors en­nemis. Depuis 2017, ils entraînentchaque année plus de paralysiesque leurs cousins sauvages.

Pour limiter cet effet collatéraldramatique, l’OMS a retiré la sou­che 2 de toutes les formulationsorales en 2016. Cette souche est eneffet responsable de la plupartdes cas de paralysies car elle mutebeaucoup plus facilement que les autres. En outre, elle n’existe plus à l’état sauvage : il n’y a donc plus de raison de continuer à s’en pro­téger. Las, les poliovirus, même atténués en laboratoire, sont co­riaces et survivent longtemps dans l’environnement. Cette sou­che 2 a ainsi continué à circuler.En 2017, elle paralysait encore unecentaine de personnes non ou in­suffisamment immunisées, no­tamment les bébés nés après 2016n’ayant pas reçu d’autres vaccins que les formulations orales. Pouréteindre ces flambées épidémi­ques, il a fallu ressortir un vaccinoral contenant uniquement la souche 2, participant à sa diffu­sion dans l’environnement… Et le problème n’a fait qu’empirer.

Il faut ajouter à ce tableau noirl’effet Covid. En raison de la pandé­

mie mondiale, 62 campagnes de vaccination dans 28 pays ont été suspendues. La plupart n’ont pas encore repris. Ainsi, 100 millions de doses de vaccin n’ont pas pu être administrées, laissant envi­ron 60 millions d’enfants non ou insuffisamment immunisés, se­lon l’OMS. « Nous avons fait une modélisation de l’évolution de la si­tuation en l’absence de campagnes de vaccination : elle montre une augmentation exponentielle des cas si aucune campagne n’est conduite », avertit Michel Zaffran.

Le virus sauvage en profite auPakistan et en Afghanistan, fai­sant déjà 102 victimes en 2020, dont 70 depuis l’arrêt des campa­gnes de vaccination, fin mars. Les prélèvements dans les eaux uséeset rivières de la région montrent

également une circulation accrue du virus, avec pas moins de320 échantillons positifs à la sou­che 1, la dernière des trois souchesdu virus à circuler encore dans lemonde (les souches sauvages 2 et 3 ont été officiellement éradi­quées, respectivement en 2015 et 2019). De même, la souche 2 vacci­nale a déjà touché 306 personnes cette année, en Afghanistan, au Pakistan mais aussi au Tchad, au Soudan, en République démocra­tique du Congo, en Côte d’Ivoire…

Un nouveau vaccin oralL’espoir repose désormais sur un nouveau vaccin oral plus stable génétiquement. « Les essais clini­ques de phase 1 et phase 2 montrentque ce vaccin est sûr, qu’il déclenchela production d’anticorps dans

100 % des cas et qu’il ne perd pas son atténuation une fois excrété dans les selles », détaille Pierre Van Damme, directeur du centre d’éva­luation de la vaccination à l’uni­versité d’Anvers, qui développe ce vaccin en coopération avec d’autres experts internationaux, avec l’appui de la Fondation Gates.Là aussi, le Covid­19 a retardé les choses. Mais désormais, tout est prêt : l’industriel Biopharma, en Indonésie, assure sa production et« l’OMS est en train d’éplucher tou­tes les données pour l’utiliser dans le contexte d’une autorisation d’ur­gence, dès la fin du mois de septem­bre », annonce Michel Zaffran.

Après cinq années à la directiondu programme polio de l’OMS, cet ingénieur français, frère del’écrivain Martin Winckler, part

en retraite dans quelques mois.« Je suis déçu de ne pas partir dansune situation plus favorable au programme, regrette­t­il. Toute­fois, d’énormes progrès ont étéaccomplis et le nouveau vaccin sera sans doute utilisé avant mondépart : peut­être pourrons­nous alors avoir en vue la fin des épidé­mies liées à la souche vaccinalede type 2. » Sa grande déception ?L’absence de contribution finan­cière de la France dans ce pro­gramme depuis 2009. Unprogramme qui a déjà coûtéquelque 16 milliards de dollars(13,5 milliards d’euros) et qui né­cessite encore 4,2 milliards pourrelever « les derniers défis »avant l’éradication, espérée dé­sormais en 2023.

lise barnéoud

B R È V E Sb

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4 | ÉVÉNEMENTLE MONDE · SCIENCE & MÉDECINEMERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020

La saga de l’œil,ode à la diversitédu vivant

Ces deux piliers, ce sont la descendance avecmodifications (grâce aux mutations et recombi­naisons génétiques qui surviennent au hasard, dans les cellules sexuelles) et la sélection desindividus porteurs de variations avantageuses, dans un milieu donné.

Retour sur cette improbable épopée. Elle dé­marre par une question : « voir », au fond,qu’est­ce donc ? Il ne suffit pas de détecter la lu­mière, comme le font certains organismes uni­cellulaires. Il faut, en sus, pouvoir analyser le si­gnal lumineux et y répondre par un comporte­ment adapté. Il faut donc un système nerveux.Deuxième interrogation : comment construire l’œil le plus simple ? Il suffit de coupler deux cel­lules. La première est une cellule nerveuse dotée d’un pigment sensible à la lumière : c’est un « photorécepteur ». La seconde, une cellule mu­nie d’un pigment opaque à la lumière : c’est une« cellule pigmentaire ». Sa mission : canaliser la lumière vers le photorécepteur.

L’œil ancestral, il y a 650 millions d’annéesComment, maintenant, produire un pigment sensible à la lumière ? Pour cela, l’évolution apeaufiné une famille de protéines, les « opsi­nes ». Fait remarquable : tous les systèmes vi­suels, chez tous les animaux, utilisent des opsi­nes, qui s’insèrent dans la membrane du photo­récepteur. Ces protéines renferment une petite molécule, le rétinal (une forme de vitamine A). C’est la clé du système. Qu’un seul photon le frappe, et le rétinal se déploie dans l’espace, ce quiouvre la molécule d’opsine. S’ensuit une cascade de réactions, aboutissant à l’activation du photo­récepteur. D’où l’émission d’un signal nerveux : c’est la réponse au stimulus visuel.

« L’odyssée de l’œil a commencé quand la pre­mière opsine a été produite, il y a environ 800 millions d’années », raconte Dan­Eric Nils­son. A cette époque, les éponges se sont déjà sé­parées du reste de l’arbre évolutif des animaux(pour mémoire, l’ancêtre commun de tous les animaux vivait il y a 1 milliard d’années). Peu après, la famille des opsines s’est fortement di­versifiée. « Cela conforte l’idée que la premièreopsine a ouvert de nouvelles possibilités qui ontété rapidement exploitées par le vivant », observeDan­Eric Nilsson.

La faune actuelle offre un précieux vivier pourvérifier cette thèse de « l’œil ancestral » : on a, parexemple, découvert de petits vers annelés dotés d’yeux en tous points semblables à cet œil pri­mitif, formé d’un photorécepteur et d’une cel­lule pigmentaire. « Darwin n’avait pas trouvé cet

œil ancestral dont il avait stipulé l’existence. Ilavait donc humblement admis cette faille dans sathéorie. Maintenant qu’on l’a découvert, l’argu­ment pernicieux des créationnistes se retournecontre eux », analyse le professeur José­AlainSahel, ophtalmologue, directeur de l’Institut dela vision, à Paris.

Cet œil ancestral – le tout premier – est proba­blement apparu il y a 650 à 550 millions d’an­nées, juge Dan­Eric Nilsson. Pour estimer cet âge,les chercheurs se fondent sur les différences en­tre les yeux des diverses espèces vivantes. Ont­ilsdes dispositifs optiques : lentille, miroir, cornée ? Sont­ils « simples » ou « composés » ? Les yeux simples ne contiennent qu’une cavité tapissée dephotorécepteurs – comme les yeux­caméras desvertébrés et des céphalopodes. Les yeux compo­sés, eux, sont formés d’un grand nombre d’yeux élémentaires, ou « ommatidies » – les yeux à fa­cettes des insectes et des crustacés. Autre critèrede distinction : quels types de photorécepteurséquipent les rétines ? Dans les « cellules ciliai­res », les molécules d’opsines s’accumulent dans un long cil. Elles équipent les yeux des vertébrés,pour l’essentiel. Dans d’autres photorécepteurs, les opsines s’insèrent dans des microvillositésmembranaires. Ces photorécepteurs­là équi­pent, sauf exception, les yeux des céphalopodes, des insectes et crustacés, des vers plats…

En combien de temps, ensuite, l’évolution a­t­elle façonné un œil complexe ? Cela n’aurait paspris plus de 400 000 ans, a estimé Dan­Eric Nilsson. L’œil a évolué en quatre grandes phases.Les animaux ont ainsi successivement acquisune sensibilité à la lumière non directionnelle, puis directionnelle, ensuite une vision de faible, puis de haute résolution. « A trois reprises, l’évolu­tion du système visuel s’est heurtée à une insuffi­sance de photons pour stimuler les photorécep­teurs. A trois reprises, cela a conduit à des innova­tions », résume Dan­Eric Nilsson. Première inno­vation : les membranes contenant les opsines se sont empilées dans les photorécepteurs, ce qui a dopé leur sensibilité. Deuxième innovation : leslentilles de l’œil (cornée et cristallin) ont été inventées, ce qui a permis de focaliser la lumière sur une partie de la rétine. Troisième innova­tion : la taille des yeux a augmenté, d’où unemeilleure résolution.

Et l’anatomie de l’œil ? Après « l’explosion ducambrien », marquée par une fabuleuse diversifi­cation des espèces, il y a 540 à 500 millions d’an­nées, une admirable invention a eu lieu : dans 28 des 33 branches de l’arbre de l’évolution, unœil­puits s’est creusé. Puis son ouverture s’est réduite. Dès lors, les rayons lumineux issus d’unemême direction se sont concentrés sur un nom­bre restreint de photorécepteurs. Et la lumière

fut ! Cet œil « en trou d’épingle » a formé une image – de qualité encore médiocre, certes.Aujourd’hui ce type d’œil survit chez un mollus­que céphalopode, le nautile. Il fallait cependant augmenter sa résolution. Mais comment ? En ré­duisant son ouverture ? La quantité de lumière perçue aurait alors chuté. En augmentant l’ouver­ture ? Mais l’image serait devenue floue.

Pour sortir du dilemme, l’œil­puits a évolué endeux structures distinctes plus complexes : l’œil­caméra, d’un côté ; l’œil composé, de l’autre.L’œil­caméra, d’abord. Ses lentilles (cristallins)ont suivi huit chemins évolutifs distincts : chez les céphalopodes, les vertébrés, les copépodes (deminuscules crustacés), et les gastéropodes (4 che­mins différents). En plus de ce cristallin, l’œil des mammifères et des araignées, lui, s’est doté d’un second système réfractif : la cornée.

Un fabuleux bestiaireLes yeux composés, maintenant. Ils sont formés par la juxtaposition de plusieurs centainesd’yeux simples : 800 chez la mouche, jusqu’à 30 000 chez certains coléoptères ! Chacun a sapropre lentille et ses propres photorécepteurs. Très répandus, ils sont probablement apparusplusieurs fois dans différentes branches de l’ar­bre évolutif. Que voient vraiment ces yeux com­posés ? L’image est­elle pixellisée, de moindre

qualité que celle des yeux­caméras ? Pas si sûr !« Le plus grand succès évolutif, en nombre d’espè­ces et d’individus, est celui des insectes, qui possè­dent des yeux composés », observe, amusé, Jean Deutsch. Ces yeux offrent au moins deux avanta­ges. Ils confèrent une vision panoramique. Et ils sont extrêmement sensibles au mouvement. Unatout­clé pour des insectes au vol rapide ! « L’abeille peut ainsi percevoir 240 images par se­conde ; la mouche, 60. C’est pourquoi il est si diffi­cile d’en attraper une », souligne Florian Senn­laub, de l’Inserm à l’Institut de la vision. Notre es­pèce, elle, parviendrait à discerner une vingtained’images par seconde – d’où les fameuses 24 ima­ges par seconde du cinéma. Battue à plate cou­ture par les yeux des insectes…

Place à l’émerveillement, maintenant. « Demême que nous devrions célébrer la diversité des êtres humains, nous devrions aussi rendre hom­mage à la diversité des yeux », souligne JeffreyGross, professeur d’ophtalmologie à l’universitéde Pittsburgh (Pennsylvanie), dans Development,en 2019. Un record, d’abord. Le calmar géant (Architeuthis dux) possède l’œil le plus grand de la création actuelle : 27 centimètres de diamètre ! Il peut ainsi détecter la présence de son principalprédateur, le cachalot, dans l’obscurité desgrands fonds océaniques.

Le cas des méduses est à part. Elles forment leseul groupe animal, en dehors des animaux à sy­métrie bilatérale (soit l’immense majorité des animaux), à être doté de vrais yeux. Prenons la redoutable méduse­boîte (Cuboméduse), arméed’un des venins les plus toxiques au monde. Elle possède 24 yeux de quatre types différents, re­groupés dans 4 organes sensoriels (rhopalies).Mine de rien, ils sont capables de former desimages de bonne qualité ! Cette méduse est dé­pourvue de cerveau, mais possède un anneaunerveux qui fait le tour de son ombrelle – en pas­sant par les rhopalies. Cet anneau transmet doncles informations sensorielles à un réseau ner­veux qui commande les cellules musculaires. Incroyable : cette méduse dirige bien sa nage selon les obstacles qu’elle perçoit, a montré l’équipe de Dan­Eric Nilsson en 2011.

Un drôle de ver marin, maintenant : le spirogra­phe. La bestiole habite, sa vie durant, un tube d’argile. Elle se nourrit en filtrant l’eau de merpour en extraire le plancton. Comment ? En dé­ployant ses tentacules en un splendide éventail.Eh bien, ces tentacules sont équipés d’un réseau d’yeux. Leur mission : détecter l’approche d’unpoisson prédateur. Auquel cas, l’animal se ré­tracte prestement dans son abri­tube.

Les araignées aussi réservent des surprises. Laplupart sont presque aveugles. Exception nota­ble, « les araignées sauteuses ont une remarqua­ble acuité visuelle », observe Jeffrey Gross. Ces

LA FIN D’UNE LONGUE CONTROVERSE

Squille multicolore (« Odontodactylus scyllarus »). MINDEN PICTURES / CHRIS NEWBERT / BIOSPHOTO

E tonnant mais vrai. Tous lesyeux, chez tous les animaux,exploitent la même famille

de pigments photosensibles : les opsines. « Ces pigments ne sont ap­parus qu’une seule fois, aux toutespremières étapes de l’évolution des animaux », déduit Dan­Eric Nilsson,professeur de zoologie fonction­nelle à l’université de Lund (Suède). Charles Darwin, en stipulant que la descendance avec modifications (mutations et recombinaisons gé­nétiques) et la sélection des indivi­dus expliquent l’évolution de l’œil, avait bien raison. Mais ensuite ? « Après l’apparition des opsines, tou­tes les étapes suivantes de l’évolutionde l’œil se sont produites à de multi­ples reprises, de façon indépendante,

dans différents groupes animaux », résume Dan­Eric Nilsson.

Voilà qui vient clore une longuecontroverse. « Dans les années 1970­1980, l’idée en vogue était que l’œil serait apparu quarante fois ou plus dans des branches différentes de l’arbre évolutif, raconte Benja­min Prud’homme, de l’Institut debiologie du développement (CNRS), à Marseille. Mais les études généti­ques de Walter Gehring ont semé le doute. » En 1995, ce dernier s’estaperçu, en effet, que le gène eyeless (ey) de la mouche ressemble fort augène Pax6 de la souris et de l’homme. Or ces deux gènes or­chestrent le développement de l’œil : leurs mutations entraînent de graves malformations oculaires.

Plus étonnant : quand on introduit l’un de ces gènes (ey ou Pax6) dans les pattes, les antennes ou les ailes d’une mouche, on provoque, à ces endroits incongrus, la formation d’un œil. L’indice d’un seul et uni­que ancêtre ? Non, car en réalité, cesgènes sont loin d’être seuls à agir. Ils font partie d’un réseau de « gè­nes­maîtres » du développement de l’œil, qui « auraient d’abord servi à contrôler la fabrication de l’op­sine », suppose Jean Deutsch, pro­fesseur émérite de génétique et de zoologie à l’université Paris­VI.

Pour autant, l’idée en vogue en1970­1980 était juste. Car après l’émergence des opsines, à la sourcede cette formidable saga, les yeux montrent de nombreux exemples

d’évolution convergente. En clair, des systèmes visuels comparables ont été « inventés » plusieurs fois, dans des branches différentes de l’arbre évolutif. Par exemple, l’œil­caméra est apparu séparément au moins deux fois : chez les vertébrés,d’une part, et chez les céphalopo­des, d’autre part. Comment le sait­on ? Parce que les rétines des vertébrés et celles des céphalopo­des font appel à deux types diffé­rents de photorécepteurs. De plus, elles ne sont pas construites dans lemême sens. Celles des vertébrés sont « montées à l’envers », par rap­port au trajet de la lumière ! Une bi­zarrerie. Mais surtout, un magnifi­que exemple de bricolage évolutif.

fl. r.

▶ SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE

Yeux de Strombe araignée, à Tahiti, Polynésie française. FABIEN MICHENET / BIOSPHOTO

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ÉVÉNEMENTLE MONDE · SCIENCE & MÉDECINE

MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 | 5

chasseuses ont quatre paires d’yeux­caméras :2 gros yeux frontaux, très impressionnants, et 6 yeux secondaires. Chacun de ces 8 yeux forme une image précise : c’est ainsi qu’elles repèrentleurs proies. « Elles peuvent faire des bonds prodi­gieux, jusqu’à 30 centimètres, alors que leur pro­pre taille n’excède pas un centimètre », s’émer­veille Jean Deutsch. Comment font­elles pourfocaliser sur de telles distances ? Leurs yeux prin­cipaux sont dotés d’un téléobjectif : un système de deux lentilles dont la distance varie. Les fabri­cants d’appareils photo n’ont rien inventé…

Le troisième œil, vous n’y croyez pas ? Vousavez tort. Il existe bel et bien… chez le lézard. Si­tué au sommet de son crâne, il possède une len­tille, un corps vitré, une rétine… comme un œilclassique de vertébré. « Il ne produit sans doutepas une image de qualité. Mais il permet au lézardde percevoir l’ombre d’un rapace qui le survole »,indique Jean Deutsch.

Un bricolage évolutifCe troisième œil fait partie d’une structure ducerveau présente chez tous les vertébrés : la glande pinéale (épiphyse). Sa principale mis­sion : produire la mélatonine, l’hormone cen­trale de la régulation des rythmes circadiens, ca­lés sur l’alternance du jour et de la nuit. Chez lelézard, la glande pinéale comporte deux parties :à l’arrière, la glande proprement dite ; à l’avant,ce troisième œil.

Encore plus stupéfiant : on trouve égalementun troisième œil – et même un quatrième – chezla lamproie, un poisson issu d’une lignée très an­cienne de vertébrés. Sa glande pinéale possède,elle aussi, deux parties, chacune étant dotée d’unœil. D’où cette hypothèse : chez l’ancêtre des ver­tébrés, la glande pinéale aurait eu deux bran­ches, dont chacune était munie d’un œil. En­suite, la lignée des mammifères aurait perdu unede ces branches, avant de perdre l’œil de l’autrebranche (mais celle­ci est toujours chargée deproduire la mélatonine). Fait notable, la struc­ture du récepteur de la mélatonine est proche decelle des opsines. « Il est probable que la premièreopsine est née d’une modification d’un récepteur de la mélatonine », note Dan­Eric Nilsson.

Comment faire du neuf avec du vieux ? « Danschaque cas, la sélection naturelle a fait ce qu’elle pouvait avec le matériel qui était à sa disposi­tion », relevait le généticien François Jacob, PrixNobel de médecine en 1965. L’évolution de l’œilillustre à merveille cette notion de « bricolage évolutif ». Prenons le cristallin. Il fallait rendrecette lentille transparente. Mais comment faire, à moindres frais ? Eh bien, l’évolution a tout bon­nement recyclé de vieilles protéines, grâce à uneétrange loi biophysique. Dans le sac du cristallin,de petites protéines ont été produites en gran­

des quantités. Idée extravagante, pensez­vous :le cristallin n’allait­il pas devenir opaque ? Ehbien non. C’est même le contraire qui s’est pro­duit, a montré Annette Tardieu, directrice de re­cherche au CNRS. « En s’accumulant, ces protéi­nes forment des agrégats de très grande taille quiprennent une structure quasi liquide », expliqueJean Deutsch. Chez les vertébrés, l’évolution adonc « choisi » d’accumuler dans cette lentille des protéines très communes qui équipaient déjà les cellules : des protéines de réponse austress (rebaptisées ici « cristallines »). Et la lu­mière fut : le cristallin est devenu transparent.Autre exemple de recyclage : chez certains versplats, pour clarifier le cristallin, l’évolution a plu­tôt réutilisé… des mitochondries, ces usines à énergie des cellules. « Quelle drôle d’idée ! »,s’amuse Jean Deutsch.

Les oiseaux captent les ultravioletsUne leçon d’humilité, maintenant. « Les perfor­mances de l’œil humain sont très pauvres dans la vision des couleurs », observe Florian Sennlaub. C’est dit. La perception des couleurs, en réalité, dépend des opsines contenues dans les « cônes »,ces photorécepteurs chargés de la vision diurne. Notre rétine comporte trois types de cônes, res­pectivement sensibles au bleu, au vert et au rouge.En combinant la perception de ces trois couleurs primaires, nous détectons tout le spectre de la lumière visible. Mais les autres animaux ? La « championne toutes catégories », note Jean Deutsch, est notre étrange crustacé : la squille, ou crevette­mante. Avec ses yeux composés montés sur pédoncules articulés, la créature a des allures d’Alien. Or, ces yeux sont équipés de 12 opsines dif­férentes (et d’autres pigments). Résultat : l’animal peut reconnaître jusqu’à 16 couleurs de base diffé­rentes ! « Deux verts identiques pour nous sont très différents pour les squilles », note Jean Deutsch.

Quant aux calmars et autres céphalopodes,ils posent une énigme. « Un seul type d’opsine aété trouvé dans leur rétine : leur capacité à perce­

voir les couleurs reste donc un mystère », ré­sume Jeffrey Gross.

Modifier la perception de couleurs n’est « pasune opération très difficile pour l’évolution », sou­ligne par ailleurs Jean Deutsch. Il suffit de chan­ger un seul acide aminé (la brique de base desprotéines) dans la molécule d’opsine pour chan­ger son spectre d’absorption lumineuse.

Le génial Darwin, cependant, n’a pas échappé àun préjugé de son temps. « Quand il affirmait queles yeux “parfaits” ont évolué à partir d’yeux “im­parfaits”, son regard n’était pas dénué d’anthropo­morphisme, reconnaît Dan­Eric Nilsson. En réa­lité, toutes les gradations de l’œil, de la plus simpleà la plus complexe, ont été optimales, en regarddes comportements animaux qu’elles ont permis à un moment donné. »

En voici un bel exemple. Les premiers mammi­fères, de petite taille, étaient des animaux noc­turnes : il leur fallait échapper aux féroces dino­saures. Comme ils n’avaient guère besoin de voirles couleurs, ils ont perdu plusieurs types de cô­nes. Conséquence : « La plupart des mammifèresactuels, comme les chiens ou les chats, n’ont que deux types de cônes », indique Florian Sennlaub.Après l’extinction des dinosaures, la menace a disparu. Certains primates, comme l’homme,ont alors réacquis un troisième type de cônes.Les oiseaux, eux, sont de petits dinosaures vi­vants, dotés d’une riche capacité de perception des couleurs. La plupart de ceux qui sont diurnespossèdent 4 ou 5 types de cônes différents. Ainsi,en sus des trois couleurs primaires, ils perçoi­vent les ultraviolets.

« Le seul véritable voyage, le seul bain de jou­vence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux », notaitMarcel Proust (La Prisonnière, 1923). Un siècle plus tard, son vœu est exaucé : l’homme est par­venu à « voir » à travers les yeux d’autres ani­maux. Pour recréer la façon dont les oiseaux per­çoivent les couleurs, l’équipe de Dan­Eric Nilsson a utilisé une caméra spéciale, dotée de roues à filtres qui miment les 4 types de cônes des oiseaux. Verdict, publié dans Nature Communica­tions en 2019 : grâce aux ultraviolets qu’ils perçoi­vent, nos amis à plumes voient bien mieux lescontrastes entre les faces inférieure et supérieuredes feuilles. « Ce qui est pour nous une murailleverte apparaît clairement, aux yeux des oiseaux, comme un ensemble de feuilles discernables », ex­plique Dan­Eric Nilsson. Dans une forêt dense, cela les aide à se mouvoir et à trouver leur nourri­ture. « Nous avons la notion que ce que nous voyons est la réalité, mais c’est une réalité très hu­maine. Les autres animaux vivent dans d’autres réalités », constate le chercheur. La réalité, au fond, est dans l’œil de celui qui regarde.

florence rosier

LE TROISIÈME ŒIL, VOUS N’Y CROYEZ PAS ? VOUS AVEZ

TORT. IL EXISTE BEL ET BIEN… CHEZ LE LÉZARD. SITUÉ

AU SOMMET DE SON CRÂNE, IL POSSÈDE UNE LENTILLE,

UN CORPS VITRÉ, UNE RÉTINE… COMME UN ŒIL CLASSIQUE DE VERTÉBRÉ

UN POISSON DEVENU AVEUGLE

C’ est une expérience d’évolutionaccélérée grandeur nature. Le« cobaye », ici, est un petit pois­

son mexicain, Astyanax mexicanus. Il existe sous deux formes. L’une vit dans des rivières de surface. L’autre, décou­verte en 1936, colonise des grottes, où il vit dans une nuit permanente. « On a d’abord cru qu’il s’agissait de deux espècesdifférentes. Puis on s’est aperçu que le poisson de surface et son homologue ca­vernicole peuvent se croiser : leur descen­dance est fertile », raconte Sylvie Rétaux, du CNRS à l’Institut des neurosciencesParis­Saclay. Ces deux formes dériventd’un même ancêtre qui vivait en surfaceil y a vingt mille ans. « La magie de ce mo­dèle, c’est que nous pouvons comparer cesdeux formes », se réjouit­elle.

En l’espace de vingt mille ans – le tempsd’un éclair, à l’échelle évolutive –, le pois­son cavernicole, dans l’obscurité des grottes, a développé de nouveaux carac­tères. Comparé au poisson de surface, il aperdu son agressivité et ses comporte­ments sociaux (la nage en bancs). Sescapacités olfactives se sont démulti­pliées, tout comme sa faculté de détecter des changements de pression dans l’eau (grâce à des neurones ciliés) : il peut ainsidéceler des proies tombées dans l’eau. Et puis, il est devenu aveugle.

Différentes populations« Etonnamment, l’embryon cavernicole commence par développer des yeux detaille réduite. Puis, au stade larvaire, ces yeux dégénèrent en kystes », raconteSylvie Rétaux. Au Mexique, différentes populations de ce poisson vivent, quasi­ment sans se mélanger, dans une tren­taine de grottes. Toutes sont dépourvues d’yeux. Si on les croise, on obtient parfoisdes poissons dotés de petits yeux. Ces croisements compensent donc en partie les effets de ces mutations. « Cela veutdire que des gènes différents ont muté, dans ces différentes populations », ana­lyse Sylvie Rétaux. En réalité, la perte deces yeux dépend d’au moins douze àquinze gènes. L’un d’eux vient d’être dé­couvert : c’est le gène cbsa. Quand il est muté, le flux sanguin irriguant le tissu censé donner l’œil est stoppé. D’où l’atro­phie de cet œil, montre un article publiéle 2 juin dans Nature Communications.Fait notable, des mutations de ce mêmegène provoquent chez l’homme unemaladie métabolique héréditaire rare, l’homocystinurie. Les patients souffrent d’un déficit visuel, et ils ont un risqueaccru d’accidents hémorragiques céré­braux et d’infarctus.

Ce modèle­poisson livre deux enseigne­ments, valables pour tous les vertébrés. D’abord, il montre que « la formation desyeux, chez l’embryon, est indispensable au développement normal de l’ensemble du cerveau », relève Sylvie Rétaux. Elle provo­que en effet un mouvement coordonné des tissus, nécessaire au bon déroulé du processus de développement de l’ensem­ble de la tête. Seconde leçon : des équili­bres se créent, chez l’embryon, entre les tissus qui donneront les yeux et ceux qui donneront les autres systèmes sensoriels. Si l’œil est atrophié, le système olfactifprendra plus d’importance, par exemple. Par conséquent, « ce sont les mêmes voies de signalisation qui contrôlent le dévelop­pement de ces différents systèmes ». Der­nière curiosité : ce poisson cavernicole a quasiment perdu le sommeil. Logique, au fond. N’a­t­il pas quitté le lit des rivières ?

fl. r.

« Astyanax mexicanus » des rivières (haut) et des grottes. DANIEL CASTRANOVA, NICHD/NIH/PUBLIC DOMAIN

Limule, photographiée en Floride. BRANDON COLE / BIOSPHOTO Un taon. SPL - SCIENCE PHOTO LIBRARY / GERRY BISHOP / VISUALS UNLIMITED / BIOSPHOTO

Œil pédonculé d’un escargot petit-gris, en France. BENOÎT PERSONNAZ / BIOSPHOTO Pétoncle, lagon de Lake Worth, en Floride. STEVEN KOVACS / BIOSPHOTO

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6 | RENDEZ-VOUSLE MONDE · SCIENCE & MÉDECINEMERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020

LE CRÂNE D’UN DINOSAURE EN 3D

Une équipe internationale vient de reconstituer en trois dimen-sions le petit crâne fossilisé (moins de deux centimètres) d’un embryon de sauropode vieux de 80 millions d’années trouvé en Patagonie (Argentine), il y a vingt-cinq ans. Son origine exacte est inconnue, car l’œuf fossilisé dont il est tiré avait été sorti illégale-ment du pays. Ces herbivores quadrupèdes sont parmi les plus grands animaux ayant vécu sur terre. Les chercheurs expliquent, dans Cell du 27 août, que leur spécimen a une physionomie différente des embryons trouvés dans des œufs fossiles en 2001 dans la même région, qui étaient plus gros. Notamment, ils décri-vent une excroissance au bout du nez qui aurait pu servir à casser la coquille, avant de disparaître. Le jeune dinosaure possédait égale-ment une vision stéréoscopique, contrairement à l’adulte. La re-constitution a utilisé les rayons X du synchrotron européen de Grenoble (ESRF), qui a rouvert le 25 août avec des pinceaux lumineux cent fois plus brillants.(PHOTO : KUNDRAT ET AL./CURRENT BIOLOGY)

E. BUSSER, G. COHEN ET J.L. LEGRAND © POLE 2020 [email protected]

Un jeu à fins multiples

Au jeu du Trois, un nombre est tiré au sort : le nombre T de tours. 0 est écrit au tableau et Alice commence en leremplaçant par un nombre entier compris entre 1 et 3. A tour de rôle, chaque joueur choisit un entier entre 1 et 3, àcondition que ce ne soit pas celui que vient de choisir son prédécesseur, et l’ajoute au nombre inscrit au tableau (letotal précédent est effacé). Si le joueur qui intervient au dernier tour (T) peut écrire un multiple de 3, il a gagné,sinon il a perdu.1. Si chacun joue au mieux de ses intérêts, qui gagnera, en fonction de T ?Au jeu du N, même début, mais les joueurs choisissent à chaque tour un nombre compris entre 1 et N différent decelui précédemment choisi et le but du dernier à jouer est d’obtenir un multiple de N.2. Qui gagnera, en fonction de T, pour le jeu du Quatre ? Et pour le jeu du Cinq ?

Solution du problème 11541. Oui, il est possible de placer les entiers de 1 à 64 dansune grille 8 × 8 et ceux de 1 à 100 dans une grille 10 × 10de sorte que les moyennes des lignes et des colonnessoient entières. Voici des dispositions qui conviennent.

Elles sont construites àpartir de l’écriture de laliste de gauche à droite et de haut en bas, puis en échan-geant ou en faisant une permutation circulaire entre lesnombres dont les cases sont colorées de la même façon.2. C’est vrai pour n’importe quel carré n ×n, sauf 2 × 2.Si n est impair, il suffit d’écrire les nombres dans l’ordre.Si n = 2k est pair, on élimine n = 2 (il manque un nombreimpair). L’idée est alors d’ajouter ou de retrancher k surchaque ligne sans modifier les colonnes (si ce n’est en leurajoutant ou retranchant un multiple de 2k). En pratique,selon que le reste de la division de n par 4 est 0 ou 2, ongénéralise la résolution avec 8 et 10 de côté en réalisant :k permutations circulaires de 3 nombres dans lescolonnes k et (2k+2) dans le premier cas ; k permutationsde 2 nombres de la même ligne distants de k ainsi qu’undécalage de la diagonale de k cases dans le deuxième.

LE SCULPTEUR ULYSSE LACOSTE EN BOURGOGNE LES 12 ET 13/09 Ulysse Lacoste, sculpteur d’œuvres monu-mentales figurant des équilibres géomé-triques spectaculaires, a un penchantcertain pour les mathématiques. Auteur demaquettes et de mobiles comme Les Ram-pants, issus de recherches sur les structuresminimales en acier, il est coutumier desperformances d’équilibriste et a réalisé denombreux modèles réduits de ses œuvrescomme jeux. Dans le cadre de l’exposition« France Design Week » (première quin-zaine de septembre), l’artiste ouvrira lesportes de son atelier les 12 et 13 septembreà Semur-en-Auxois. Informations sur www.ulysselacoste.com

MANU HOUDART : NOUVELLE CHAÎNEYOUTUBE ET SPECTACLES Manu Houdart est un acteur infatigable dela vulgarisation mathématique : professeuren Belgique, il a fondé une association desoutien aux élèves en difficulté, participé àla création de la Maison des maths en 2017,écrit un livre sur l’effet « Waouh » desmathématiques (Flammarion, 2019)… Ilvient de lancer sa nouvelle chaîne YouTubeet sillonne les routes avec Very Maths Trip, son« One-math-show » qui a déjà attiré des mil-liers de spectateurs, dont une nouvelle ver-sion sera présentée le 5 janvier à Carquefou(44), le 19 à Aulnay-sous-Bois (93), le 16 avrilà Decazeville (12) et le 29 à Strasbourg (67). Infos sur www.verymathtrip.com/agenda

EN REPLAY SUR FRANCE.TV « LA VIE DE GALILÉE »Un spectacle exceptionnel de théâtre et dedanse de plus de 2 heures, diffusé sur France2 le 23 juin, réalisé à partir d’une pièce de Ber-tolt Brecht, peut être vu en replay jusqu’enmars 2021 sur France.tv. On y suit Galilée,considéré à l’époque comme le plus grandmathématicien de son temps, cherchant (ettrouvant) les preuves de son hypothèse d’unsystème cosmique où la Terre est « un corpscéleste ordinaire parmi des milliers », tour-nant autour du Soleil. Il abjurera sa décou-verte sous la menace de l’Eglise qui, quelquesannées auparavant, avait brûlé le philosopheGiordano Bruno pour des raisons similaires. Taper sur Google 1757685-la-vie-de-galilee.html

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N° 1055

SOCIOLOGIELa science, une institutionDans un court texte, le sociologue Arnaud Saint­Martin essaie de définir une vision de la science émancipatrice en ces temps de pandémie, qui a mis sur le devant de la scène bon nombre de figures scientifiques. Mais aussi au moment où une réforme contestée de la recherche s’annonce. Quitte à paraître « ringard », il défend la science comme institution et comme pratique commune, contre des visions « utilitaristes » ou « marchandes ».> « Science », d’Arnaud Saint­Martin (Anamosa, 84 pages, 9 euros).

LE LIVRE

L’Amazonie, terre de chercheusesL’archéologue Stéphen Rostain retrace l’apport de ses collègues femmes à la compréhension des sociétés amérindiennes disparues

C’ est une équation à deux incon­nues que résout l’archéologue Sté­phen Rostain dans son dernier

livre. Il dévoile les découvertes récentes concernant les sociétés disparues des « bas­ses terres » du bassin de l’Amazone, tout en décrivant la part notable qu’y ont prises plu­sieurs générations de chercheuses. Dans lapsyché occidentale, l’archéologie amazo­nienne ne peut se dérouler que dans unesylve impénétrable, sous la direction testos­téronée d’un homme armé d’un fouet pour affronter les bêtes de la forêt et les tribus can­nibales, avant de déboucher sur des pyrami­des immémoriales et des trésors fabuleux.

Stéphen Rostain s’est très tôt détourné del’archéologie andine, la plus prestigieuse, qui peut compter sur des vestiges somptueux. Il décrit des terrains bien différents. L’Amazo­nie, qu’il a parcourue en tous sens, n’est pas que forêt indomptée. Elle est aussi faite de vastes plaines inondables, de rivières naviga­bles, de tertres de terre ou de coquillages plus modestes que les édifices aztèques ou incas. Mais c’est également un monde façonné par l’homme depuis des millénaires, où se sont déployées des civilisations adaptées à un mi­lieu difficile, pourtant généreux en ressour­ces. Sous ses dehors sauvages, il s’agit en fait d’un « paysage domestiqué », rappelle­t­il.

Une génération originaire de la régionL’Amazonie précolombienne, c’est un terri­toire peuplé d’une population diverse de 8 millions d’âmes, dont les neuf dixièmes se­ront emportées par les maladies débarquées avec les conquistadors. Pour restituer ce monde englouti, plusieurs femmes d’excep­tion ont dû affronter les éléments et les préju­gés, s’appuyer sur les indices ténus laissés dans les sols – poteries, traces de végétaux, trous de poteaux, terra preta, cette terre som­bre témoignant d’une activité humaine, an­ciennes pierres levées – et dans les paysages.

Stéphen Rostain fait de cette lente conquêtede la connaissance une épopée où les amazo­nes, en lieu et place de guerrières fantasmées par des Européens en mal de frissons, sont ces chercheuses infatigables, qui parfois s’af­frontent sur le plan des idées. A la pionnière Betty Meggers, championne d’une vision fai­sant des sociétés amazoniennes des descen­dantes affaiblies des civilisations andines, s’opposera une Anna Roosevelt montrant que c’est bien en Amazonie qu’a été façonnéela première céramique américaine. Les jeu­nes générations de chercheuses, dont beau­coup désormais sont originaires de la région, poursuivent l’exploration de ce patrimoine, en lien étroit avec les Amérindiens.

L’un des intérêts du livre de StéphenRostain est justement de présenter ces objetsrichement décorés, urnes funéraires ou figu­rines anthropomorphes, dont les attributs nourrissent des interprétations diverses. Mais attention, prévient­il, « les preuves ma­térielles ont parfois la langue fourchue ».

hervé morin

Amazonie, l’archéologie au féminin, de Stéphen Rostain (Belin, 352 pages, 24 euros).

LIVRAISON

DIX MILLE PAS ET PLUSEN TÉLÉTRAVAIL, IL FAUT PENSER À BOUGER

Par PASCALE SANTI

L es comportements sédentaires sont de plus enplus prégnants dans la vie quotidienne. Prèsde la moitié des Français restent assis plus de

sept heures par jour, en raison, notamment, de l’aug­mentation du temps passé devant les écrans. Sanssurprise, le confinement imposé par l’épidémie de Covid­19 n’a pas arrangé les choses. Le télétravail, quia par ailleurs des bienfaits, va se poursuivre pour desmillions de salariés, ce qui risque de limiter l’activité physique et d’accroître la sédentarité.

Depuis quelques années, les recommandationsvisant à réduire la sédentarité viennent s’ajouter à celles de pratiquer une activité physique (bouger au moins trente minutes par jour). « Il faut bien distin­guer le temps d’activité physique et le temps passéassis », insiste Julie Boiché, maître de conférences à la faculté des sciences du sport de l’université de Montpellier. Le temps passé assis ou allongé pen­dant la période d’éveil constitue un facteur de risquepour la santé. Et ce, indépendamment du niveau de pratique d’activité physique. Cet effet délétère étantd’autant plus fort que les durées sont importantes. L’enjeu est colossal : la sédentarité serait responsa­ble de 10 % des décès en Europe, selon l’Organisationmondiale de la santé.

« Moins on bouge, plus on mange. C’est le circuitclassique de la leptine [l’hormone qui régule la satiétéet le métabolisme] », résume le professeur François Carré, cardiologue et médecin du sport au CHU deRennes. En effet, « lorsque nous sommes inactifs, nous avons tendance à manger plus que nécessaire et des aliments souvent riches en graisse et en sucre »,souligne une note de l’Observatoire national de l’ac­tivité physique et de la sédentarité.

Réunions debout« Il est donc préconisé de trouver des stratégies pour rester moins longtemps assis et­ou, si c’est compliqué,de créer des ruptures », explique Mme Boiché, qui re­connaît qu’il n’y a pas encore de consensus sur la du­rée. Selon les travaux, il est suggéré de se lever toutes les demi­heures, jusqu’à toutes les deux heures. Santépublique France, dans son enquête Coviprev sur ces questions pendant le confinement, recommandait de« se lever plusieurs fois par heure, la recommandation pendant le confinement étant de le faire au moins tou­tes les demi­heures ».

Une étude conduite dans le cadre de la thèse de Gon­zalo Marchant, enseignant et chercheur à l’université Lyon­I, a porté sur trente­neuf personnes de 29 à 59 ans (80 % de femmes) exerçant un travail tertiaire. Après un séminaire de sensibilisation aux risques liés

à la sédentarité, elles ont paramétré un logiciel d’alerte les incitant à se lever régulièrement, avec fré­quence et durée. Quatre semaines plus tard, le temps passé assis a diminué de trente­trois minutes par jouren moyenne, principalement chez les 29­43 ans.

Autre idée : aménager l’environnement de travailavec des stations debout, faire des réunions et passer ses coups de téléphone debout ou en marchant quand c’est possible. Ce que préconise aussi M. Carré, lui­même adepte : « Pour les réunions debout : on prend soin de sa santé et on ne perd pas de temps. » Il prône aussi le développement des discussions de tra­vail en marchant.

Des études montrent que les personnes qui inter­rompent de façon répétée leur temps en positionassise ont un tour de taille plus petit, un indice de masse corporelle plus bas, une glycémie plus faible… Ainsi, Paddy Dempsey, chercheur à l’Institut de car­diologie et de diabète de l’université Monash, à Melbourne, a comparé deux groupes travaillant huit heures. Toutes les demi­heures, l’un des groupes se levait et faisait de la marche ou des flexions pendant plusieurs minutes. Conclusion : ce groupe présentait une glycémie inférieure à 1 g/l la journée, et mêmependant la nuit. Mais « c’est dur de changer les habitu­des, concède Mme Boiché, ce n’est pas encore un com­portement intégré dans le monde de l’entreprise ».

AFFAIRE DE LOGIQUE - N° 1155

Page 35: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

RENDEZ-VOUSLE MONDE · SCIENCE & MÉDECINE

MERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020 | 7

Il faut une restauration adaptée pour les patients hospitalisés atteints du Covid­19TRIBUNE - Le nutritionniste Jean-Fabien Zazzo estime que l’alimentation et la prise en chargeà l’hôpital ne sont pas suffisants pour traiter l’affaiblissement général des malades

U n grand nombre de patientsinfectés par le Covid­19 quidévelopperont une forme

sévère ou grave nécessiteront unehospitalisation prolongée, puis une convalescence souvent longue ethandicapante physiquement et psy­chologiquement. Cette infection vi­rale, comme dans d’autres situations d’agression aiguë (polytraumatismes, brûlures étendues, septicémie), s’ac­compagne d’une réaction inflamma­toire mettant en jeu de nombreux mé­diateurs, appelée orage cytokinique.

Le stress oxydatif qui en résulte est àl’origine d’une dépression immuni­taire, de surinfections puis de dé­faillances multiviscérales. Lors de cettephase initiale, l’organisme mobilise lesprotéines nécessaires à sa défense, principalement au détriment des mas­ses musculaires, aboutissant à un état cachectique, ou grande maigreur, mal­gré la nutrition artificielle. Le décèssurvient lorsque la perte atteint 50 % de la masse protéique initiale.

Lorsqu’une ventilation artificielleest nécessaire, un traitement à base decurare permettra l’adaptation au res­pirateur. Une utilisation prolongée peut toutefois induire des polyneuro­pathies altérant la conduction neuro­musculaire puis une récupération fonctionnelle respiratoire et motricetrès lente, de plusieurs mois. Cette encéphalomyélite myalgique majoréepar une sédation profonde et l’utilisa­tion de corticostéroïdes conduira ausyndrome de fatigue chronique.

D’autres altérations sont liées auvieillissement. La sarcopénie (asso­

ciant perte de masse musculaire et defonctions) nous concerne tous à partir de 50­60 ans : les capacités respiratoi­res sont progressivement réduites jus­qu’à 50 %, ainsi que la fonction rénale, les synthèses protéiques diminuent de 40 %… Cela explique l’extrême lenteur de la récupération motrice et de l’auto­nomie. Chez la personne âgée égale­ment obèse (22 % de la tranche d’âge enFrance), la sarcopénie est un détermi­nant pronostique rarement évoqué comme tel. Enfin, 50 % des sujets âgés sarcopéniques survivant à une pre­mière hospitalisation due au Covid­19 seront réshospitalisés.

Troubles psychiquesDès le début de l’agression, les apports nutritionnels sont incapables, à ce stade, de freiner ce catabolisme. Cettecachexie survient plus rapidement chez des patients déjà carencés du fait de leurs comorbidités (insuffisances cardiaque, respiratoire ou rénale chro­niques parfois déjà en dialyse, mala­dies neurodégénératives, cancers, cir­rhose, dénutrition de causes diverses).La nutrition artificielle sera efficace secondairement pour freiner la perte de masse cellulaire et prévenir une cachexie profonde.

A l’hôpital, hors réanimation, maisaussi au domicile, la maladie de moin­dre sévérité laisse les patients à un ni­veau de dégradation physique et psy­chique durable. Les troubles psychiquesne doivent pas être négligés, notam­ment chez les plus âgés des malades. Ilsdoivent être reconnus et pris en charge,souvent sur une longue durée.

Lorsqu’elle redevient possible, lareprise alimentaire est très insuffi­sante. Les personnes âgées (80 % despatients), à l’hôpital, consommentmoins que leurs besoins protéiques nécessaires, induisant un retard pro­téique quotidien de plus de 30 g, asso­cié à un retard de plus de 500 kcal. Ceci est d’autant plus problématiquequ’après une restriction alimentaire,l’hyperphagie compensatrice (un phé­nomène involontaire) n’est pas effec­tive chez ces personnes. Au cours du Covid­19, les troubles de l’appétit sont majorés par les troubles de l’odorat (anosmie) et du goût (agueusie), qui concernent plus de 80 % des patients, sans oublier les problèmes liés aux ap­pareils dentaires, devenus inadaptés !

Retard nutritionnel inadéquat cu­mulé à une rééducation motrice in­constante et insuffisante dans sa régu­larité et sa durée expliquent la surve­nue de nombreuses complications et une mortalité secondaire qu’il faudra prendre en compte d’ici un an.

Enfin, le budget de la restaurationhospitalière (4­5 euros par journée ali­

mentaire hors frais du personnel !) et samédiocre qualité (plats souvent de catégorie inférieure ou assemblage de produits surgelés) sont responsables d’une récupération très lente de l’auto­nomie. Les apports vitaminiques sont très inférieurs aux apports quotidiens recommandés, la consommation par­tielle des repas et les horaires – plus adaptés aux contraintes logistiques qu’aux impératifs métaboliques – im­posent encore treize heures de jeûne nocturne dans la majorité des établis­sements. Une grande inadéquation en­tre les objectifs et les moyens persiste.

Ce constat n’est pas spécifique à l’épi­démie actuelle et concerne la plupart des établissements de soins de suite etde réadaptation (SSR). Dans la réorgani­sation des établissements de santé, il ne faudra pas oublier ce secteur de soins, une meilleure répartition régio­nale, et ajuster les effectifs de rééduca­teurs physiques, de kinésithérapeutes et de psychologues. Cette ressource n’est actuellement pas disponible en France. Une résilience mentale est in­dissociable d’une « réparation » physi­que qui associe exercices de réadapta­tion et restauration alimentaire adap­tée. Cette double restauration est ici emblématique des moyens à engager et du but à atteindre.

CARTE BLANCHE

Par ANNE BORY

L’ approche de la rentrée scolaire s’estaccompagnée cette année encore del’un de ses marronniers éditoriaux

et politiques : l’allocation de rentrée scolaire et ses usages supposés déviants. Afin d’évi­ter qu’elle finance autre chose que desfournitures scolaires et des vêtements, plu­sieurs voix – dont celles de 40 députés ayantdéposé un projet de loi en ce sens il y a quel­ques mois – se sont ainsi élevées pour évo­quer la nécessité d’un contrôle accru del’utilisation de cette prestation sociale, par un versement en nature ou sous forme debons d’achat ciblés.

Dans Où va l’argent des pauvres (Payot,352 pages, 21 euros), le sociologue DenisColombi pose une question simple. Pour y répondre, il use des diverses approches dela sociologie de la pauvreté, qui s’intéresse àla fois à sa définition sociale, à la façon dontla société l’appréhende, et au quotidien de celles et ceux qui sont touchés. Les sociolo­gues ne se contentent pas, en effet, de seuilsde revenus pour délimiter la pauvreté, maisla définissent relationnellement : on estpauvre parce qu’on est le pauvre de quel­qu’un, par rapport à quelqu’un. GeorgSimmel (1858­1918) a ainsi souligné, audébut du XXe siècle, que c’est la relationd’assistance qui définit la pauvreté. Et quecette assistance prenne la forme de lacharité privée ou de l’assistance publique – sous forme de prestations sociales –, elle apour effet, souligne Denis Colombi, dedonner le sentiment à celles et ceux qui ne touchent pas ces prestations d’avoir undroit de regard et de contrôle sur ce que« les pauvres » font de cet argent, qui sem­ble venir presque directement de leurporte­monnaie.

Des soupçons d’imprévoyanceLe fait que les usages de l’allocation de ren­trée scolaire soient jaugés beaucoup plus régulièrement et sévèrement que d’autres aides versées aux classes supérieures ouaux entreprises montre que cette sur­veillance n’est pas uniquement liée au faitqu’il s’agisse d’argent public. Elle s’expliqueégalement par les soupçons d’impré­voyance et d’irrationalité qui pèsent sur les pauvres. Ceux­ci sont d’autant plus forts que ce que font les pauvres du peu d’argentdont ils disposent échappe en grande partieaux catégories comptables.

Par exemple, ils se voient souvent repro­cher de ne pas mettre d’argent de côté, dedépenser immédiatement tout argent entrant. Or, Ana Perrin­Heredia montre, notamment dans un récent article publiédans le n° 24 de la revue Regards croisés sur l’économie, que non seulement les budgets sont gérés au centime près, mais qu’il existe une « épargne des invisibles » qui s’effectue bien souvent en nature, notamment sousforme de nourriture non périssable, ou que l’on congèle. Là où l’application de règles comptables classiques à l’économie domes­tique voit une dépense, il s’agit bien plutôt, en pratique, d’épargne réifiée.

La sociologue et plusieurs de nos collè­gues français et étrangers rappellent que laplupart des jugements sur ce que constitueune « bonne » dépense sont déconnectés del’étude fine des pratiques et des usages. Ainsi, accéder à des biens de consomma­tion « comme tout le monde » n’est pas, entermes de dignité et d’intégration sociale, sisuperflu que cela en a l’air. En outre, pourne prendre qu’un exemple, l’achat d’unsmartphone mérite d’être jugé autrementque comme une dépense ostentatoirequand c’est souvent le seul moyen d’accé­der à Internet, surtout dans un contexte oùpouvoir suivre un cours à distance devient indispensable. Finalement, il semble que lavolonté de contrôler « où va l’argent despauvres » s’appuie avant tout sur l’igno­rance, en partie coupable, des travaux surles usages sociaux de l’argent, pourtantnombreux et accessibles.

L’argent des pauvres et les regards obliques

¶Jean-Fabien Zazzo est un ancien anesthésiste-réanimateur de l’AP-HP, nutritionniste et expert nutrition à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses)

LA MÉDIOCRE QUALITÉ DES REPAS EST RESPONSABLE

D’UNE RÉCUPÉRATION

TRÈS LENTE DE L’AUTONOMIE

COVID-19 : UN CLASSEMENT DES ANIMAUX LES PLUS À RISQUE

On sait que les coronavirus infectant l’homme peuvent repasser à l’animal : dans le cas du SARS­CoV2, responsable du Covid­19, la transmission à un tigre aété documentée à New York. Le virus met à profit un récepteur, ACE2, dont il

se sert comme d’une serrure pour pénétrer des tissus. Une équipe inter­nationale a analysé la séquence généti­que commandant la synthèse d’ACE2de 410 espèces de vertébrés, dont 252 mammifères. Ils en déduisent une

échelle de susceptibilité de ces ani­maux. Il ne s’agit pour l’heure que d’hy­pothèses, soulignent cependant les chercheurs dans PNAS du 21 août, mais leur étude pourrait aider à remonter aux espèces ayant servi d’intermédiai­

res avant le passage à l’homme, à « gui­der la sélection de modèles animaux de Covid­19, et aider à la conservation des animaux » tant dans les habitats natu­rels que dans les zoos.

hervé morin

Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à [email protected]

Anne BorySociologue à l’université de Lille, membre junior de l’Institut universitaire de [email protected]

INFOGRAPHIE : PHILIPPE DA SILVA SOURCE : DAMAS ET AL., PNAS - MATT VERDOLIVO/UC DAVIS

Cellule hôte

Protéine de spicule

Humain Chimpanzé

En danger critique d'extinction

Gorille des plaines Bonobo

Cerf de Virginie Hamster Fourmilier Dauphin

Tigre de sibérie Mouton Chat Bovins

Porc Cheval Chien Eléphant d’Afrique

Lion de mer Souris Corbeau Alligator

UNE SERRURE POUR LA CONTAMINATION

Récepteur ACE2

SARS-CoV-2

Risque très élevé

Risque élevé

Risque moyen

Risque faible

Risque très faible

Infection

VULNÉRABILITÉ DES ESPÈCES FACE AU RISQUE DU SARS-COV-2

Pour infecter les cellules humaines, le SARS-CoV-2 établit une liaison entre un récepteur qui les tapissent, ACE2, et les spicules qui l’entourent comme une couronne, caractéristique des coronavirus. Le récepteur ACE2 est très conservé chez les animaux, avec de subtiles variations dans la séquence génétique qui commande sa synthèse. Après avoir évalué le nombre de différences dans vingt-cinq acides aminés importants pour la liaison entre le virus et ce récepteur, une équipe internationale propose une échelle des risques de contamination pour toute une série de vertébrés.Environ 40 % des espèces potentiellement sensibles au SARS-CoV-2 sont classées comme « menacées » par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN)– en particulier les grands singes, soulignent les chercheurs.

En danger d'extinctionselon le classement de l'UICN

Page 36: Le Monde du Mercredi 2 Septembre 2020

8 | RENDEZ-VOUSLE MONDE · SCIENCE & MÉDECINEMERCREDI 2 SEPTEMBRE 2020

« Les anticorps circulants ne sont pas notre seule défense contre le Covid »ENTRETIEN - Simon Fillatreau, l’immunologiste et infectiologue à l’Institut Necker enfants malades, évoque les incertitudes qui entourent les réponses immunitaires au SARS-CoV-2

S imon Fillatreau, professeur d’immu­nologie, directeur du départementImmunologie, infectiologie, héma­tologie de l’institut Necker­Enfantsmalades (AP­HP, Inserm, CNRS, uni­

versité de Paris), revient sur les premières dé­couvertes des scientifiques sur le SARS­CoV­2, inconnu il y a neuf mois encore. Jamais nosréponses immunitaires contre un agent pathogène n’ont été scrutées avec tant de soinet d’ardeur. Jamais non plus la recherche n’a disposé d’outils aussi précis pour mener cesanalyses. Pour autant, bien des questions restent en suspens.

Les cas de quatre patients réinfectés par le SARS­CoV­2 ont été récemment décrits. Etes­vous surpris ?

Pas vraiment. Prenons les quatre coronavirussaisonniers responsables de rhumes bénins. On peut être réinfecté par ces virus sur des périodes de temps relativement courtes. Avec le SARS­CoV­2, on peut s’attendre à ce que ces réinfections ne soient pas si rares. Le patient deHongkong [dont la réinfection a été annoncée le24 août] a été réinfecté au bout de quatre moiset demi seulement. Si l’on se réfère aux corona­virus saisonniers, la nouvelle infection pourra être moins sévère, à condition que la dernière rencontre avec le virus ait été suffisamment ré­cente. Autrement dit, le niveau de protection pourra être potentiellement plus élevé, avec une excrétion de virus moins intense et moinsprolongée. Et les symptômes pourront être at­ténués. Mais il se pourrait que certaines per­sonnes soient plus sévèrement atteintes. Ainsi le cas d’un patient âgé de 25 ans ayant fait une réinfection plus grave, quarante­huit jours seu­lement après sa première infection, tel qu’il aété rapporté le 27 août par une équipe del’université du Nevada, semble en témoigner.

Que sait­on de la cinétique d’essor et de déclin des anticorps produits après une infection par le SARS­CoV­2 ?

Les anticorps ciblant ce virus apparaissentdans le sang entre quatre et quinze jours sui­vant l’infection. Leur taux grimpe rapidementpour atteindre un pic au bout de quelques se­maines. Ensuite, chez la grande majorité des patients, leur taux chute au bout de quelques mois, suggère une étude prépubliée le 11 juilletsur le site MedRxiv. Une autre étude, parue le21 juillet dans le New England Journal of Medi­cine, conforte la notion de décroissance rapidede ces anticorps. Chez 34 patients infectésayant développé, pour la plupart, une formemodérée de Covid­19, la moitié des anticorps anti­SARS­CoV­2 (des IgG) ont disparu de la cir­culation sanguine après trente­six jours.

Par ailleurs, les patients asymptomatiquessemblent produire moins d’anticorps – uneobservation à confirmer. Cela peut sembler un paradoxe. La charge virale initiale, chez cespatients, est­elle plus faible ? Ont­ils un gé­nome mieux équipé pour éliminer l’infec­tion ? Leur immunité innée est­elle plus effi­cace ? Leurs tissus pulmonaires sont­ils enmeilleur état, ce qui ralentirait la multiplica­tion virale ? Autant de questions en suspens.

Après ces quelques mois où les anticorps circulent dans le sang, n’est­on plus protégé ?

Ces anticorps circulants ne sont pas notreseule ligne de défense ! Quand nous sommesinfectés, une première ligne de défense entreen jeu : c’est l’immunité innée. Elle recrutedes cellules (monocytes, macrophages, neu­trophiles, cellules NK…) capables de détruiretout agent infectieux, d’une manière nonspécifique. Ensuite, la seconde ligne de dé­fense monte au front : c’est l’immunité adap­tative, ciblant spécifiquement l’attaquant.Deux unités d’élite entrent en scène. La pre­mière mobilise les lymphocytes B : ces cellu­les vont produire des anticorps (des protéi­nes) capables de reconnaître spécifiquementdes antigènes (protéines, sucres, graisses) propres à l’agent pathogène, pour l’éliminerou le neutraliser. La seconde unité d’éliterassemble les lymphocytes T : certains, dits« cytotoxiques » (CD8), vont spécifiquementdétruire les cellules infectées.

A l’issue de l’infection, ces deux unitésd’élite disparaissent en grande partie. Pourautant, un petit groupe de cellules B et T « mé­moire » persistent et veillent dans l’orga­nisme. En cas de réinfection, elles seront aus­sitôt réactivées. Les lymphocytes CD4 mé­moire, par exemple, iront rapidement stimu­

ler les lymphocytes B pour qu’ils produisent des anticorps. La réponse immune spécifiquesera bien plus rapide et puissante que lors de la première infection.

Combien de temps persiste cette mémoire immunitaire contre les coronavirus humains ?

Plus longtemps que l’immunité fondée surles seuls anticorps circulants ! Dans le cas du SARS­CoV­1 (à l’origine de l’épidémie de 2002­2003 qui a frappé la Chine), des lymphocytes Tmémoire ont même été trouvés… dix­sept ansaprès l’infection initiale. Dans le cas du SARS­CoV­2, on ignore ce qu’il en sera. Cette réponsemémoire n’empêchera probablement pas les réinfections, puisqu’il lui faudra quelquesjours pour agir. Mais on peut espérer qu’ellecontrôlera la multiplication du virus avant que ne se développent les symptômes graves.

Que sait­on du rôle de l’inflammation dans les formes sévères de la maladie ?

C’est l’immunité innée qui est responsablede cette inflammation incontrôlée. Et l’on aclairement observé, chez les patients qui font des formes graves de Covid­19, un « déluge » de molécules qui favorisent l’inflammation.Fait notable, ces observations sont confortées par les résultats encourageants – mais préli­minaires – des essais cliniques évaluant l’inté­rêt, contre les formes graves de Covid­19, de médicaments déjà prescrits contre des mala­dies inflammatoires, comme l’Anakinra, par exemple, utilisé pour traiter les rhumatismes.

Les personnes récemment exposées à des coronavirus saisonniers pourraient­elles être en partie protégées contre le SARS­CoV­2 ?

Les études sont contradictoires. L’uned’elles, très robuste et probante, a été conduitesur une cohorte de 775 enfants par des équipesde l’Inserm, l’hôpital Necker­Enfants malades (AP­HP) et l’Institut Pasteur. Prépubliée le30 juin sur le site MedRxiv, elle indique que lesinfections par des coronavirus saisonniers, chez ces enfants, ne les protègent pas mieux du SARS­CoV­2 – du moins, par les anticorps.

A l’inverse, il est vrai que, dans un groupe de20 patients sévèrement infectés par le SARS­CoV­2, on a retrouvé chez 12 d’entre eux des taux quatre fois plus élevés d’anticorps ciblantdeux coronavirus saisonniers, par rapport aux patients non infectés. Mais le nombre depatients reste ici très faible.

L’immunité croisée avec ces coronavirus responsables de rhumes ne pourrait­elle pas passer par des lymphocytes T, sans faire appel à des anticorps ?

On ne peut pas l’exclure. D’autant qu’il estardu de détecter à grande échelle une immu­nité fondée sur des cellules T. Plusieurs étudessuggèrent l’existence, dans la population générale, d’un certain niveau d’immunité préexistante contre le SARS­CoV­2. Ainsi, de40 % à 60 % des personnes n’ayant jamais ren­contré le SARS­CoV­2 possèdent dans leur sang des lymphocytes T CD4 capables de réa­gir contre lui. Par ailleurs, des lymphocytes T spécifiques du SARS­CoV­2 ont été trouvés chez plus de la moitié des personnes n’ayantjamais été infectées par ce virus.

Mais il faut rester prudents. L’analyse despropriétés de ces lymphocytes T reste suc­cincte. De plus, leur capacité à reconnaître le SARS­CoV­2 a été testée in vitro, dans desconditions optimales éloignées des conditionsnaturelles. La question de l’existence d’une im­munité croisée, cruciale, reste en débat.

L’exemple des coronavirus saisonniers ne plaide pas en faveur d’une immunité croisée…

La plupart des gens, en effet, ont déjà été ex­posés à ces coronavirus saisonniers au moins une fois dans leur vie. S’il y avait une immunitécroisée robuste, il n’y aurait quasiment plus de rhumes saisonniers liés à des coronavirus !

Caractériser en détail la réponse immune contre le SARS­CoV­2 peut­il aider à développer des vaccins ?

Contre ce virus, l’organisme humain est re­marquablement peu efficace à induire une réponse immunitaire qui le protège durable­ment. L’idée, avec un vaccin, est d’induire uneréponse de meilleure qualité.

On sait par exemple que le virus de la rou­geole, contrairement au SARS­CoV­2, induit des anticorps qui persistent souvent toute la vie. C’est pour cette raison qu’un des candi­dats­vaccins contre le Covid­19, développé parl’Institut Pasteur, utilise le virus de la rougeoleatténué [rendu inoffensif] comme vecteur. Ce virus est alors chargé de véhiculer les antigè­nes du SARS­CoV­2 jusqu’aux cellules immu­nitaires qui déclencheront la réponse vacci­nale. On espère ainsi induire une protection durable. Reste évidemment à le prouver par les essais en cours.

propos recueillis par florence rosier

Simon Fillatreau, à l’institut de recherche de l’hôpital Necker, à Paris, le 27 août.

SIMONE PEROLARI POUR « LE MONDE »

ZOOLOGIE

L a morosité ambiante mine votre som­meil ? Vous en êtes réduit à comptermornement les moutons ? Eh bien,

sachez que ces rythmes saisonniers sontplutôt naturels. Surtout si l’on se réfère… à laphysiologie des moutons, précisément. Ces ovins, on le sait, se reproduisent naturelle­ment à l’automne, quand les jours raccour­cissent, et au début de l’hiver. Les brebis, eneffet, sont surtout fécondables entre octo­bre et février. L’avantage est évident :comme la gestation dure cinq mois, lesagneaux naissent au printemps, saison laplus favorable à leur survie. « Notre espècen’a pas conservé cette saisonnalité de la re­production. Mais on dispose de données indi­quant que, jusque dans les années 1940, le rythme des naissances était très régulier,avec un pic de conceptions au printemps », relève Martine Migaud, de l’Inrae de Tours.

Revenons à nos moutons. Chez ces ovidés,les rouages moléculaires les plus fins quifont tourner l’horloge biologique saison­nière viennent d’être démontés. La décou­verte est publiée le 27 août, dans la revue Nature Communications, par des équipes de l’université de Manchester et d’Edimbourg (Royaume­Uni). Les auteurs ont soumis desmoutons à la transition entre des jours courts et des jours longs, puis ils ont analyséles gènes exprimés dans leur cerveau. Ils ontaussi fait l’expérience inverse.

Bascule moléculaireQuand les jours raccourcissent, le synchroni­sateur de l’horloge biologique est une hor­mone bien connue, la mélatonine. Elle est sé­crétée par une glande du cerveau des verté­brés, l’épiphyse (glande pinéale), la nuit (la lu­mière inhibe sa production) : plus la nuit est longue, plus sa sécrétion est importante. Elle donne ainsi le tempo de l’horloge biologique quotidienne (« circadienne ») et saisonnière.

Les jours raccourcissent, et la sécrétion ac­crue provoque une bascule moléculaire, montrent les chercheurs. Dans une autre glande du cerveau, l’hypophyse (glande pitui­taire), un gène est activé (DEC1), tandis qu’un autre est inhibé (BMAL2). Fait notable, ce der­nier gène est connu pour être impliqué dans la synchronisation de l’horloge circadienne, sur une période d’un jour. Le processus passepar un mécanisme épigénétique : il est asso­

cié à des changements progressifs de l’état de la chromatine (l’ADN entouré de protéines),dans le noyau des cellules.

Cette bascule moléculaire va à son tour in­hiber, dans l’hypophyse, un circuit qui mobi­lise un troisième gène (EYA3) mais aussi une hormone, la TSH (thyréostimuline) qui, en agissant sur l’hypothalamus, va réduire loca­lement la disponibilité des hormones thyroï­diennes. Ces hormones participent à leurtour au contrôle saisonnier de la libération des hormones sexuelles et donc de la repro­duction. Au final, « ces jours raccourcis vont enclencher la physiologie hivernale chez la brebis. Et celle­ci va entrer en période de repro­duction », résume Martine Migaud. Les cher­cheurs ont aussi établi le processus inverse :quand les jours rallongent, la sécrétion de mélatonine chute et la bascule moléculaire serenverse. Cela enclenche la physiologie d’été : les brebis cessent pratiquement d’ovuler – dumoins, en conditions naturelles.

A ce stade, les auteurs ne s’aventurent pas àimaginer des applications pratiques. Il est vrai que la société se heurte ici à un paradoxe.La plupart des gens sont heureux de consom­mer toute l’année des fromages de chèvre ou de brebis, sans même réaliser les contraintes que représente, chez ces animaux, le main­tien d’une période de reproduction de douze mois par an. Mais d’un autre côté, le respect des rythmes saisonniers est une préoccupa­tion écologique de plus en plus prégnante – à juste titre. Bref, le mouton à cinq pattes.

fl. r.

L’automne, la belle saison des moutons

THIERRY ZOCCOLAN/AFP