le moi ouevrant de proust

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Le "Moi Oeuvrant" de Proust Author(s): Germaine Brée Reviewed work(s): Source: The Modern Language Review, Vol. 61, No. 4 (Oct., 1966), pp. 610-618 Published by: Modern Humanities Research Association Stable URL: http://www.jstor.org/stable/3724027 . Accessed: 25/02/2013 12:34 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Modern Humanities Research Association is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to The Modern Language Review. http://www.jstor.org This content downloaded on Mon, 25 Feb 2013 12:34:40 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Page 1: Le Moi Ouevrant de Proust

Le "Moi Oeuvrant" de ProustAuthor(s): Germaine BréeReviewed work(s):Source: The Modern Language Review, Vol. 61, No. 4 (Oct., 1966), pp. 610-618Published by: Modern Humanities Research AssociationStable URL: http://www.jstor.org/stable/3724027 .

Accessed: 25/02/2013 12:34

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LE 'MOI OEUVRANT' DE PROUST

Depuis une dizaine d'annees, depuis la publication des fragments de roman et d'articles rassemblds sous le titre Contre Sainte-Beuve (I954), il est une declaration de Proust qui re-apparait comme un leitmotiv dans nombre d'etudes critiques, le passage oiu Proust attaque la methode critique de Sainte-Beuve:

L'oeuvre de Sainte-Beuve n'est pas une oeuvre profonde. . . Elle m6connait ce qu'une frequentation un peu profonde avec nous-meme nous apprend: qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la socidte, dans nos vies. Ce moi-la, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-meme en essayant de le recreer en nous que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre coeur. (pp. 136-7)

Comme tous les autres fragments rassembles dans ce volume ce passage est un brouillon sur lequel nous ne pouvons guere porter un jugement circonstancie. Tel qu'il est, il semble, au premier abord, un peu confus. Au debut du paragraphe en effet Proust, semble-t-il, parle en auteur: le 'nous' designe l'ecrivain dont 'l'autre moi' produit les livres. Mais par le truchement de ce 'nous' Proust passe de l'auteur au lecteur-critique: 'ce moi-la (celui de l'ecrivain) si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mmee que nous pouvons y parvenir'. Pour Proust donc, traitant de methode critique, c'est le rapport initial de l'ecrivain avec l'oeuvre, la 'loi interne' de la production litteraire qui determine le rapport subsequent du lecteur avec l'oeuvre et par l'entremise de l'oeuvre, le rapport du lecteur avec l'auteur. Pour comprendre la seconde partie de son affirmation il est n6cessaire de chercher le sens de la premiere.

I1 ne s'agit pas de discuter ici le bien-fond6 des reproches que Proust adresse a la methode de Sainte-Beuve. Mais il est utile de replacer le passage dans son contexte. Proust vient de citer longuement Sainte-Beuve:

La litterature . . . n'est pas pour moi distincte, du moins separable du reste de l'homme ... On ne saurait s'y prendre de trop de faoons et de trop de bouts pour connaitre un homme, c'est-a-dire autre chose qu'un pur esprit. Tant qu'on ne s'est pas adresse sur un auteur un certain nombre de questions et qu'on n'y a pas r6pondu, ne fit-ce que pour soi seul et tout bas, on n'est pas stir de le tenir tout entier, quand mame ces questions sembleraient les plus {trangeres a la nature de ses 6crits. Que pensait-il de la religion ? Comment etait-il affect6 du spectacle de la nature? Comment se comportait-il sur l'article des femmes? sur l'article de l'argent? (p. 136)

Ce n'est pas, semble-t-il, le principe fondamental de la methode que Proust met en cause: un livre pour lui, comme pour Sainte-Beuve est une expression individuelle, dont la source est bien un homme distinct de tout autre. Proust se sert d'ailleurs d'un terme nettement 'beuvien': un livre est le produit d'un moi ... Le premier roman de Proust Jean Santeuil repondait a des pr6occupations qui se rapprochent de celles du critique, comme l'indique un projet de preface: 'Quels sont les rapports secrets, les metamorphoses necessaires qui existent entre la vie d'un ecrivain et son oeuvre?' -voila, selon Proust, le theme essentiel du roman, la question a laquelle le roman apporterait une reponse. Et la Recherche du temps perdu dans une de ses dimensions est la r6ponse de Proust a cette mame question. C'est sans doute cette filiation que tenait a souligner Jacques Vier lorsqu'il

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GERMAINE BREE 6ii

presente Sainte-Beuve comme 'l'oncle a heritage de Marcel Proust, dont on a decouvert, depuis peu, la noire ingratitude'.1

Ce que Proust attaque c'est l'orientation que Sainte-Beuve donne a sa methode et le schematisme du questionnaire qu'il dresse. La preuve que, telle qu'il en use, la methode de Sainte-Beuve ne mene a la comprehension ni de l'oeuvre ni de l'homme, Proust la voit dans l'aveuglement du critique devant l'oeuvre de ses grands contemporains - Nerval, Balzac, Baudelaire, Stendhal. Donc, selon Proust, Sainte-Beuve n'a pas trouve la solution au probleme qu'il avait souleve; il n'a pas su trouver la charniere entre l'homme et l'oeuvre, la voie de passage de l'un a l'autre. Sa critique, en fait, suit deux voies paralleles qui ne convergent pas. II observe l'homme de l'exterieur et le juge selon des normes mondaines; et quand il passe a l'oeuvre, il l'evalue selon des criteres de gouit et de style plus ou moins traditionnels. Et s'il ne parvient pas a passer d'un domaine a l'autre, c'est, selon Proust, parce que l'entreprise est impossible dans les termes que Sainte- Beuve propose.

Proust ici aborde un probleme complexe ou metaphysique, esthetique, psychologie et methode critique se rejoignent, probleme d'esthetique traditionnel d'ailleurs. A l'arriere-plan nous pouvons evoquer la longue lignee de theories sur la nature de l'art et de l'experience esthetique qui va de Platon a Ruskin, en passant par Kant, Schopenhauer, et Nietzsche. Proust est d'une generation qui a 'fait' sa philosophie, ce qui le distingue de Sainte-Beuve, et, en eclectique qu'il fut, ce sont les philosophes qui, le plus souvent, semble-t-il, par l'intermediaire de son maitre Darlu, ont nourri ses propres meditations sur l'art. Dans son debat avec Sainte- Beuve ce qu'il cherche a mettre en lumiere pour en tirer un principe de critique litteraire, valable a ses yeux, c'est la nature du processus interne qui preside a la genese d'une oeuvre. Cette genese interne de l'oeuvre d'art echappe encore aujourd'hui a l'observateur exterieur, malgre de nombreuses recherches et hypotheses. Le point de vue proustien par suite reste relatif et nous interesse par ce qu'il nous revele d'une pensee a laquelle l'etonnante oeuvre qu'est la Recherche du temps perdu confere une certaine autorite. Par ailleurs, le point de vue de Proust ne l'a pas empeche, tout comme Sainte-Beuve, de se tromper sur ses grands contemporains, avec cette difference qu'il n'a pas pretendu legifrer pour eux et les 'tenir tout entiers'. II s'est contente, en general, de les ignorer.

L'argument de Proust peut se resumer, en somme, comme suit: Sainte-Beuve s'est trompe parce qu'en fait, les forces qui entrent en jeu dans toute creation artistique valable ne sont pas observables de l'exterieur. Pour les saisir, le lecteur qui veut comprendre l'ecrivain, doit se placer dans le contexte de l'oeuvre et cette comprehension engage non seulement l'intelligence mais encore ce que Proust appelle le 'coeur'. Pour etayer son argument contre Sainte-Beuve il fait appel a notre experience, a ce que 'une frequentation un peu profonde avec nous-meme nous apprend', nous mettant ainsi prudemment de son cote dans le debat. I1 n'en est pas moins vrai que son affirmation peremptoire reste sybilline: si un livre 'est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes . . . etc', quel est ce 'moi', cet 'homme', comme Proust l'appelle aussi, 'qui vit dans le meme corps avec tout grand poete et a peu de rapport avec lui' ? A diverses reprises dans les fragments du Contre Sainte-Beuve Proust parle de ce

1 Histoire des Litteratures, Encyclopedie de la Pleiade (I958), III, I2I8.

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'moi' comme 'moi profond', 'moi interieur', 'moi oeuvrant', 'moi veritable' et le distingue du moi observable qui 'offusque' cet autre moi. Que signifient ces mots 'profond', 'profondeur', souvent reiteres ou createur et lecteur se rejoignent et dont Proust use comme critere - 'Sainte Beuve n'est pas profond'- critere repris dans d'autres fragments.1

En fait ce sont de vagues images - l'autre moi, la profondeur - que Proust nous presente comme argument, quoiqu'il y mette quelque eloquence. Proust parle ici par m6taphores. Ce 'moi' independant et personnifie transforme en un lieu ces 'profondeurs' qu'il habite, les spatialise.2 Et c'est ce qui distingue d'embl6e la metaphore proustienne de ces nombreuses autres affirmations d'ecrivains qui ont, en termes comparables, cherche a definir l'activite proprement creatrice. Proust, certes, n'est pas le seul ecrivain pour qui l'artiste est un homme habite. Poetes et prophetes n'ont jamais cesse de l'affirmer - par conviction ou par fidelite a une convention quasi universelle. Heraclite deja disait a ces disciples: 'Ce n'est pas moi que vous entendez, c'est le Logos'; et Hugo, dont Proust etait sature, pensait de meme. Proust, dans ce domaine, semble etre l'heritier a la fois de Platon, qu'il avait lu, et des Romantiques qui l'avaient passionne. Tradition- nelle aussi l'image de la 'profondeur', de la 'descente en soi', lieu commun de la philosophie comme de la poesie. Il n'est d'ailleurs gu6re de poete au Ige siecle qui n'ait use du mot 'profondeur', aujourd'hui quelque peu disqualifie. 'Pour moi' notait H6lderlin, dans la preface d'Hyperion (I796), 'l'originalite est interiorite, profondeur du coeur et de l'esprit', termes tout proches de ceux dont use Proust, et qui rappellent aussi Baudelaire. Inevitablement aussi, nous pensons au 'Je est un autre' de Rimbaud; a la Pythie de Valery, au 'moi fondamental' de Bergson ou encore a ces mois masques dont Freud et Jung ont peuple notre psyche. Quel sens alors donner a l'image proustienne de 'l'autre moi'? Comment l'interpreter?

Certains critiques ont interprete la declaration de Proust comme constituant une sorte d'alibi moral. Proust nous inviterait ainsi a passer l'eponge sur les aspects peu edifiants de sa propre vie, l'artiste, 'moi veritable' echappant au jugement que meriterait l'homosexuel, par exemple, qu'etait aussi Proust. C'est peut-etre un peu paresseusement oublier que, dans le Contre Sainte-Beuve, Proust parlait, non de lui-meme, mais de Baudelaire, de Nerval, de Balzac, de Stendhal et qu'il nous reCfrait aux portraits que Sainte-Beuve en avait fait. Dans cet 'autre moi' M. Gaetan Picon voit comme une sorte d'exorcisme intime. Proust, pense-t-il, aux environs de I908-9, epoque ou il travaille a son essai, 'a besoin de croire qu'une grande oeuvre peut venir de cette vie frivole, de cet homme futile, lui-meme'.3 Outre que c'est faire bon marche du contexte, rien, a ce que je sache, ne nous permet d'affirmer que Proust eut jamais de lui-meme pareille idee. Enfin le th6me de 'l'autre moi' ne date pas, dans l'oeuvre de Proust, de l'essai Contre Sainte- Beuve et ne disparait pas non plus avec la realisation de la 'grande oeuvre', son roman. Plus ou moins embryonnaire, plus ou moins explicite, c'est un des leitmotivs de l'oeuvre proustienne.

L'idee de l'homme, etre double, est deja en germe dans la citation d'Emerson qui sert d'epigraphe au premier volume que publie Proust, Les Plaisirs et les Jours.4 C'est encore une image analogue, quoique tres amplifiee que trouve le narrateur

1 Voir en particulier la page 424 sur Jules Renard. 2 AlisonJones l'a note avec perspicacite dansune etude qu'elle a eu l'obligeance de me communiquer. 3 Gaetan Picon, 'Proust et la naissance d'une voix', Critique, no. I88, janvier 1963, p. 9. 4 'Each man is a god in disguise who plays the fool.'

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GERMAINE BREE

de La Recherche ... lorsqu'avec Albertine il medite sur la singularite de l'oeuvre d'art: 'Chaque artiste semble ici comme le citoyen d'une patrie inconnue, oubliee de lui-meme, diff6rente de celle d'ou viendra, appareillant pour la terre un autre grand artiste.' L'analogie - qu'introduit le tres proustien 'semble ici comme' - est complexe: a l'image du voyage interplanetaire suggeree par 'appareillant pour la terre', vient, par un curieux accouplement se superposer celle, metaphysique, de la descente du dieu, de l'incarnation. Lorsque Proust invoque 'l'autre moi', il ne s'agit donc pas d'autojustification, ni de rhetorique. II s'agit d'un sentiment tres vif concernant l'art, la genese de l'oeuvre d'art et les bases psychologiques de cette genese. II est possible, je crois, de discerner les constantes de la pensee proustienne a ce sujet, avant l'6poque du Contre Sainte-Beuve, dans un contexte critique quoique nullement litteraire, dans le groupe d'etudes sur la peinture reunis a la fin du meme volume, ensemble de brouillons, dont parfois nous avons deux versions, brouillons qui sont dates dans l'edition anglaise, tres approx- imativement, et que l'on peut situer au tournant du siecle. Le choix des peintres - Watteau, Chardin, Monet, Rembrandt, Moreau - correspond aux gouts du jeune Proust; ce sera plus tard que Ver Meer, Turner et Whistler viendront s'ajouter a ces elus.

Une lecture un peu attentive de ces pages suggere qu'a un moment donne Proust avait songe a leur donner un cadre fictif unique, creant une sorte de mise en scene comparable a celle qu'il envisagera un instant pour son Saint-Beuve. Dans le cas de Sainte-Beuve, la discussion devait avoir pour cadre une conversation avec Madame Proust; dans le cas des peintres, sous l'influence peut-etre de Ruskin, Proust imagine une sorte de disciple, un jeune homme qu'il prend par la main et conduit devant les toiles de chaque peintre, a commencer par les Chardin. 'Nous voici au terme de ce voyage d'initiation. .. ' ecrit-il a la fin de la meditation devant les Chardin, 'Pour aller plus loin, il faudrait se confier a un autre maitre'. Ce maitre est Rembrandt, auquel Proust consacre la fin de l'etude. Ce sch6ma n'est pas maintenu. Le jeune homme fait place a un 'vous', puis a un 'nous'. Reste cependant le dialogue entre l'initiateur et le neophyte. Proust veut persuader, et etablit, comme fondement de sa demonstration, une optique commune, une certaine facon de voir les toiles en question. I1 semble bien que le 'voyage d'initiation' tel qu'il l'envisageait devait etre progressif et cumulatif: les etapes qui nous font passer du Chardin, au Rembrandt, au Moreau sont assez clairement marquees. Devant les Chardin, le neophyte reconnait le don qu'a l'artiste, enracinant l'art dans le quotidien, de mettre en lumiere la beaute des objets les plus humbles. Devant les Rembrandt, Proust decele derriere les choses representees, une autre presence, immanente, celle du peintre qui s'adresse directement au contemplateur du tableau au moyen de l'emotion visuelle que suscite la toile. Aussi eloigne que possible des Chardin par leurs motifs, les tableaux symboliques de Moreau soulevent le probl6me de la nature de cette presence, de l'origine de cette emotion. Proust alors, quittant le plan de la peinture, s'engage dans une discussion de l'activite creatrice en general, et cela d'autant plus aisement que dans ces etudes il emploie les mots peintre, poete, artiste de facon interchangeable. I1 s'agit bien, je crois, d'une premiere tentative pour formuler une esthetique et la montrer en action. La mise en scene en elle-meme est revelatrice: il s'agit d'une confrontation directe avec les toiles, sans aucune ref6rence a une periode historique ou a un style. La confrontation se fait dans une salle ou se trouvent reunis plusieurs toiles

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d'un m6me peintre et s'etend ensuite aux autres peintres. Qu'est-ce i dire sinon que le contexte d'une toile, c'est l'oeuvre entiere du peintre, non sa vie; que celui de l'oeuvre est l'oeuvre d'autres peintres?

Voyons Proust a l'oeuvre devant les Rembrandt et les Moreau - les etudes les plus rev6latrices en ce qui nous concerne. II commence le Rembrandt par une breve description d'un ensemble de tableaux, distinguant certains motifs qui reapparaissent d'une toile a l'autre, et qu'il caract6rise comme d6finissant les 'predilections' du peintre, ce que Gombrich appelle 'the privileged motif'.' II passe ensuite a la qualite de la lumiere dans les toiles de Rembrandt et note, toujours de facon objective en apparence, la luminosite croissante de ces toiles a mesure que Rembrandt vieillit, l'invasion de la toile par ce 'jour dore' qui caracterise la 'troisieme maniere de Rembrandt'. C'est alors que prenant elan sur les suggestions inherentes aux mots 'predilection' et 'jour' Proust, d'un bond passe de la description au plan psychologique et metaphysique: 'I1 est visible', 6crit-il, jouant aussi du double sens du mot visible, 'que ce jour dore ou il lui etait essentiel et comme consequence de cela si f6cond et comme signe de cela si emouvant de voir des choses, est devenu pour lui toute Ia realite . .. ' (p. 381). Ce jour, selon Proust, c'est 'en quelque sorte le jour meme de [la] pensee' du peintre (p. 380).

Proust ici ne parle pas par metaphore. L'eclairage de la toile ne nous est pas presente comme une 'correspondance', une sorte d'harmonique d'une realite interieure mais comme la manifestation, la presence meme de cette realite. La luminosite de la toile, Proust l'affirme, nous permet de deceler l'evolution psychique, spirituelle de Rembrandt chez qui l'homme s'est r6sorbe peu a peu, c6dant progressivement la place au 'genie'.

Eclairer, illuminer, mettre en lumiere sont de vieilles images fort usees pour designer l'activite de l'esprit. Proust leur a donne une nouvelle force en faisant coincider l'expression avec un fait observable, concret - la luminosite d'un tableau - que tout le monde est ta mme de percevoir. Proust nous invite, grace au triple sens qu'acquiert le mot 'jour', a passer de l'observation d'un tableau, a une interpretation de sa signification. C'est l'effet visuel qu'il donne comme garantie de l'authenticite de sa demonstration: 'il est visible que . . . il est certain q,ue.' Mais le saut est perilleux qui nous fait passer des toiles a l'esprit de l'artiste qui les a creees. Rappelons-nous en passant, un article bien connu intitule: 'The influence of eye disease on pictorial art'.2 Dans cet article le docteur Trevor-Roper montre comment certaines maladies de l'oeil, agissant sur la retine ou la cornee, ont amene certains peintres a changer, a leur insu, la gamme des tonalit,s de leurs toiles, creant ainsi des effets inattendus, qu'exploitent leurs epigones. I1 en serait ainsi de la diffusion croissante de la lumiere dans les toiles de Turner. La ou Proust t voit vidence d'un depouillement interieur chez Rembrandt, M. Trevor- Roper verrait peut-etre l'effet d'un vieillissement physiologique. Et que dire alors des transformations qu'a creees le nettoyage de certaines toiles, dont les Rembrandt et le Ver Meer avec son 'petit pan de mur jaune' cher a Proust? Le syst6me de transcription qu'a etabli Proust cherchant, a partir de l'oeuvre, a recreer le 'moi' createur de Rembrandt, se revele done bien arbitraire. C'est sur l'extension

1 E. H. Gombrich, 'Meditations on a Hobby Horse or the Roots of Artistic Form', in Aesthetics today (New York, 1961), p. 120.

2 P. Trevor Roper, Proceedings of the Royal Society of Medicine, 52 (i959), 721-44. I am indebted to Dr Walter Radcliffe who drew my attention to it.

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metaphorique d'un mot descriptif 'jour dore' evoquant d'abord une qualite pictoriale que Proust fonde une demonstration qui reste bien fragile.

Passons maintenant a l'etude sur Moreau. Fidele a sa methode, Proust evoque d'abord les toiles de Moreau: les paysages oniriques, les personnages ambigus, revetus de lourdes draperies rouges ou vertes 'serties de fleurs ou de pierres precieuses' - en somme les 'predilections' du peintre, les themes qui conferent a l'otuvre son caractere distinctif, singulier. Puis il conclue ainsi: 'un tableau est une sorte d'apparition d'un coin de monde mysterieux, dont nous connaissons quelques autres fragments qui sont les toiles du meme artiste' (p. 388): conclusion toute descriptive, impressionniste et assez exacte, somme toute, dans sa concision. Mais cette conclusion est deja orientee par les mots 'apparition' et 'mysterieux', ce qui permet a Proust, un peu plus tard, de franchir brusquement une etape. Ce pays, ecrit Proust, dont les tableaux sont des fragments, 'est l'ame du poete' (p. 389). Nous sommes sur un autre plan, et le mot de transition, le mot charniere est ce terme assez incolore 'fragments'. 'Fragment' evoque d'abord l'impression visuelle que font des tableaux encadres et suspendus au mur. Mais, evoquant les motifs qui, de toile en toile, parcourent toute l'oeuvre de Moreau, Proust en a deja signale l'unite. Un 'fragment' fait partie, par definition, d'un tout. Le passage de la description a la metaphysique qui, de la toile fait surgir 'l'ame du poete', se fait par une serie d'images apparentees: tableau, paysage, monde, pays et enfin patrie. L'ame du poete est un pays. Proust a evite de justesse le 'paysage d'ame' dont il sent le danger car, butant sur le mot 'ame', il continue ainsi: 'son ame veritable, celle de toutes ses ames qui est le plus au fond' et 'la plus interieure'. Proust alors pousse plus loin sa demonstration: 'C'est pour cela', dit-il - c'est-a- dire par ce que les tableaux sont les 'apparitions fragmentaires' de l'ame du poete - 'que le jour qui les eclaire, les couleurs qui y brillent, les personnages qui s'y agitent sont un jour, des couleurs et des etres intellectuels' (p. 390). Y eut-il jamais petition de principe plus caracterisee et un 'c'est pour cela' ayant plus grand besoin d'explication? Pour entiere que soit sa conviction, Proust tatonne. La raison en est, semble-t-il, que, tant bien que mal il cherche, au moyen d'un seul vocabulaire, a faire coincider deux points de vue tres diff6rents.

La contemplation de ses toiles pref6rees, la lecture de Nerval, de Baudelaire entre autres, peut-etre aussi sa connaissance de la musique et sa propre experience d'ecrivain, l'avaient amene, semble-t-il, a distinguer dans les oeuvres d'art les motifs ou themes distinctifs, ce que Flaubert appelait la 'poetique insciente' de l'oeuvre. Ces themes, Proust sent qu'ils sont donnes, qu'ils echappent au controle de l'artiste, qu'ils sont sui generis, source de ce qu'il y a d'inexplique, d'inexplicable dans l'oeuvre d'art et qui seul interesse Proust. Ces motifs il les rattache a une zone difficilement accessible de la psyche, centre generateur de ces elements qui, par la breche de l'oeuvre d'art, surgissent au dehors. Proust, comme l'a indique Liliane Fearn, ne disposait pas du vocabulaire de la psychologie moderne.1 Ce 'pays'

1 Communication faite au French Studies group a Oxford, I965. Proust se sert une ou deux fois du mot inconscient comme adjectifdans ces etudes; mais a ma connaissance il ne parle de l'inconscient en tant que tel que tres rarement, par exemple vers la fin du Temps retrouve: 'Quant au livre interieur des signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention, explorant mon inconscient allait chercher . . ' (R. T.P., in, 879). Cf. 'De la l'effort perpetuel qui finit par faire penetrer notre preoccupation esthetique jusque dans le domaine inconscient de la pensee' (Contre Sainte-Beuve, p. 344) et 'De lui [Sainte-Beuve], inconscient, profond, personnel, il n'y a guere que la gaucherie . . . '

(p. I55). Quoiqu'il en soit ce mot 'inconscient' ne suffisait pas evidemment, a Proust, desireux d'exprimer plus exactement sa pensee.

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auquel il prete etendue et profondeur semble bien correspondre a ce que nous appellons l'inconscient. C'est, dit Proust, le lieu de rencontre de 'courants mysterieux'. Pour en parler, il ne dispose d'abord que d'un mot vague: l'ame, I'ame la plus interieure, la plus profonde, r6miniscence neo-platonicienne semble-t-il plutot que chretienne et peu susceptible d'apporter quelque clarte a sa tentative d'elucidation. Cette 'ame' situee dans une couche profonde de la psyche est celle, en somme, qui fournit A l'artiste la substance meme de son oeuvre: 'L'inspiration', ecrit Proust, a propos de Moreau 'est le moment ou le poete peut penetrer dans cette ame; le travail est l'effort pour y rester entierement, pour ne pas tandis qu'il ecrit ou qu'il peint y rien meler du dehors' (p. 390). C'est cet effort de concentration et de depouillement qu'il tente de nous faire voir dans l'rvolution de la peinture de Rembrandt. La peinture, semble-t-il, a l'epoque de ces etudes lui offrait une sort d'evidence visuelle, de cadre de reference pour etayer un vocabulaire inadequat.

Mais ce sentiment persistant et obscur se double d'une conception generale de l'art, courante au Ige sickle et qui se retrouve sous une forme presqu'identique, par exemple, chez un historien de l'art, le jeune Elie Faure a ses debuts. Le mot qui a cette epoque relie pour Proust l'une a l'autre ces deux conceptions, c'est le mot 'ame'. D'un certain point de vue cette 'ame' est un pays, lieu d'activite ou se font ces choix obscurs, les 'predilections' de l'artiste. Mais elle est aussi autre chose. Rembrandt et Moreau, declare Proust, sont des 'especes de Pretres', dont la vie humaine est 'vouee' a servir la 'divinit6' (p. 392) qui les habite. Cette divinite, Proust la nomme 'Fame universelle, ou Dieu, usant du vocabulaire soit de l'idealisme transcendental a la Darlu, soit de l'idealisme religieux de Ruskin. Dans la mesure ou l'artiste coincide avec son 'ame la plus interieure', il se depersonnalise, et se transformant en medium, laisse l'esprit universel parler i travers lui. L'artiste alors 'n'est plus que le lieu ou s'accomplissait son oeuvre'. Et c'est dans la mesure ou l'individu a su se supprimer que l'oeuvre s'accomplit, que le dieu parle et que le bonheur eclate, visible par exemple dans le 'jour dore' des toiles de Rembrandt. Nous sommes loin de Sainte Beuve.

'La forme humaine', declarait Hugo, dans le message qu'il formula a l'occasion de la mort de George Sand, 'est une occultation. Elle masque le vrai visage divin

qui est l'Idee'. Proust, a l'epoque de ces etudes de peintres, est assez proche de

Hugo. L'art pour lui se re6fre a une realit6 qui le fonde, cet element 'divin', commun a toute l'humanite, par lequel le contemplateur ou lecteur et le createur

peuvent communiquer. C'est ainsi qu'apres la mort de l'artiste, l'ame profonde' de l'artiste agit encore et peut, par lintermediaire de l'oeuvre, eveiller chez d'autres hommes son equivalent, le createur en puissance. C'est cette chaine que Proust 6voque a la fin de son article sur Moreau.

Proust a du se rendre compte, a l'epoque ou il esquissa ces etudes, que sa

pensee restait confuse. Elles semblent d'ailleurs consues non point tant pour nous eclairer sur les peintres, que comme tentative d'elucidation personnelle. Lorsque, quelques ann6es plus tard semble-t-il, Proust reprendra avec son essai sur Sainte- Beuve, sa tentative d'elucidation, son vocabulaire, grace a Bergson peut-6tre s'est modifie, mais non sa pensee. I1 ne parle plus d'ames multiples, mais encore et toujours de 'l'ame interieure' du poete 'ce monde unique, ferme sans communication avec le dehors qu'est l'ame du poete' (p. 142). Ses 'ames' multiples il les a echangees contre une image, sinon plus claire, du moins plus maniable, celle des

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'moi' multiples: moi profond, moi oeuvrant, introduisant ainsi dans sa metaphore un principe actif. Deux elements sont en jeu des lors: le pays, monde ferme et le 'moi' qui lui-meme semble double - oeuvrant, profond. Sa metaphore verticale peut aussi s'inverser: 'plonger en soi', 'descendre en soi' peut ceder la place a l'image de monter. Rembrandt, declarait deja Proust, lorsqu'il trouve son 'jour dore', 'touche a quelque chose de haut'. Dans l'essai Contre Sainte-Beuve, Proust affirme que, pour reprendre pied dans la vie de tous les jours, le poete doit 'redescendre des hauteurs' ou il se maintient lorsqu'il cree. Proust tatonne encore, cherchant, me semble-t-il, a distinguer deux moments diffdrents dans la genese d'une oeuvre, moments qu'il decrira dans les premieres pages de son roman et tentera d'expliquer dans les dernieres. Vient d'abord la descente dans une zone obscure de la sensibilite, domaine du 'moi profond'; puis le travail d'elucidation, qui est me semble-t-il la part du 'moi oeuvrant'. Ce sont deux sortes d'activites, 'd'occupations litteraires' (p. I40), qu'il distingue lorsqu'il parle 'd'inspiration et de travail litteraire' (p. 140), grace auxquelles l'artiste peut saisir et communiquer ce que Proust appellera plus tard sa 'vision'. L'activite de l'artiste, Proust semble l'entrevoir, correspond a une 'forme de vie' (p. I32) qui n'est pas celle de la vie quotidienne que mene simultanement l'artiste.

Quoiqu'il en soit, la conviction de Proust est evidente. Pour lui, l'activite de l'artiste exige une depersonnalisation plus ou moins totale. Comme il le dit dans son Contre Sainte-Beuve, l'artiste est pour lui le 'depositaire' d'un pouvoir qui le depasse. Et s'il attaque Sainte-Beuve (p. 13 ) c'est par ce qu'il a lui, Marcel Proust, une idee extraordinairement eleve de la tache de l'artiste. Baudelaire, Hugo, Vigny, Leconte de Lisle, ecrit-il a cette meme epoque, se ressemblent, 'comme si tous les quatre n'etaient que des epreuves un peu diffdrentes d'un meme visage, du visage de ce grand poete qui au fond est un depuis le commencement du monde' (p. 193). Et cependant, il affirme qu 'il n'y a rien de reel pour un ecrivain que ce qui peut refleter individuellement sa pensee, c'est-a-dire ses oeuvres'. Avec l'essai sur Sainte-Beuve il a, semble-t-il, renonce a toute tentative de raccorder logiquement ces deux points de vue. 'Nous sentons dans un monde' note-t-il dans la Recherche, 'nous pensons, nous nommons dans un autre. Nous pouvons entre les deux etablir une concordance, mais non combler l'intervalle.' Cette concordance, il lui a fallu des annees pour l'etablir, et c'etait, a mi-chemin entre la metaphysique et la poesie, son grand roman.

Dans la longue meditation qui termine son livre Proust tente de definir le point de vue qui a faconne son roman. Pour passer du plan de l'histoire racontee au plan de la pensee, c'est encore une image qu'il trouve et c'est encore la meme essentiellement que celle qui avait deja paru dans ses etudes de peintres avec les memes mots-cles: univers, monde, paysage, foyer de lumiere, rayon special, et le meme recours aux peintres: Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le meme que le n6tre et dont les paysages nous seraient restes aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir sur la lune. Grace t l'art au lieu de voir un seul monde, le notre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux autant nous avons de mondes a notre disposition plus differents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini et bien des siecles apres qu'est eteint le foyer dont il 6manait, qu'il s'appelat Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon special.1

1 R.T.P., III, 896.

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618 Le 'Moi Oeuvrant' de Proust

Chaque variation nouvelle de l'image renvoie au meme theme initial: l'univers 'autre' de l'artiste, le pouvoir r6velateur de l'art.

Si fragmentaires done que soient ces pages de critique elles suffisent pour nous donner une idee plus nette de la faCon dont Proust, jeune encore, concevait son travail d'ecrivain. L'oeuvre se r6alisera lentement, mais conformement a sa pensee. Les principes critiques qui s'esquissent dans ces textes sont ceux qui gouvernent l'elaboration de son oeuvre a lui. Proust en ce qui concerne sa propre entreprise est un artiste clairvoyant. L'expose doctrinal, le melange de th6orie et de conviction, de rhetorique et d'images, et l'echec meme de la demonstration creent un ensemble complexe et revelateur. G

~MADISON,~GERMAINE BREW MADISON, WISCONSIN

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