le liban et la crise des réfugiés syriens
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Le désengagement de l’Etat libanais face à l’urgence de la crise syrienne Nizar HARIRITRANSCRIPT
Nizar Hariri (2013), « Le désengagement de l’Etat libanais face à l’urgence de la crise syrienne », Géosphères, Annales de Géographie, Volume 33-34, pp. 85-96
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Le désengagement de l’Etat libanais face à l’urgence de la crise syrienne
Nizar HARIRI1
« L’action humanitaire ne doit pas être autre chose qu’une morale individuelle en actes. Là résident tout à la fois sa force et sa limite. Cette morale ne peut s’accommoder du calcul des intérêts auquel se livre légitimement tout gouvernement responsable. Les politiques sauront-ils trouver le courage d’Ulysse pour résister au chant médiatique des sirènes humanitaires? Les humanitaires sauront-ils combattre cette chimère qu’est la politique de la pitié? »
Rony Brauman (1994), L’ACTION HUMANITAIRE, Encyclopédie Universalis
RESUME
La mondialisation vient aujourd’hui amplifier à grande échelle la médiatisation des phénomènes de réfugiés, tout en favorisant l’action de l’aide humanitaire. Dans ce contexte, il est possible de dire que l’Humanitaire devient « une réponse externe aux « besoins » de groupes vulnérables que les États, maintenant affaiblis par les politiques néolibérales, négligent pour diverses raisons
2 ». Toutefois, les Etats et les autorités nationales ne sont pas
pour autant supplantés par les acteurs locaux et supranationaux, puisque dans le cas des réfugiés de guerre, ce sont les autorités publiques du pays d’accueil qui doivent d’abord remédier aux effets privés et, surtout, publics de la crise des réfugiés
3. La crise des réfugiés syriens au Liban, avec un choc
démographique de 25% (sans précédent dans l’histoire), met la structure économique de l’Etat libanais à l’épreuve de sa propre incapacité à assurer ses fonctions d’Etat-Providence ainsi que ses fonctions régaliennes à l’égard de ses propres citoyens, et encore moins à l’égard des réfugiés.
Introduction
1- L’Etat est le principal agent de l’organisation territoriale de la production car il doit
remplir les fonctions de la planification et de l’organisation du territoire dans un sens
qui assure la reproduction du capital et du travail. Comme monopole de la violence
légitime, l’Etat se charge de produire et de réguler un espace favorable à la production
1 L’auteur voudrait remercier Christina Farah de l’UNHCR pour son aide.
2 Saillant Francine, Richardson Mary, Paumier Marie (2005), « L’humanitaire et les identités. Un regard
anthropologique », Ethnologies, Volume 27, no 2, pp. 159-187.
3 Agier Michel (2002), Au bord du monde les réfugiés, Paris, Flammarion.
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économique et à la reproduction sociale. Ainsi, les autorités publiques territoriales
assurent la fonction de production et de régulation de « ressources spatiales » qui
consiste en a) une construction à grande échelle d’infrastructures territoriales pour la
production industrielle, la consommation collective, le transport, et la communication,
et en b) une régulation institutionnelle de nouvelles formes d’inégalité du
développement géoéconomique.
2- La juxtaposition de ces deux fonctions a tracé une trajectoire de croissance spécifique
au mode de régulation fordiste, comme dans le cas de certaines villes occidentales
caractérisées jusqu’aux années 1970 par une localisation centralisée des systèmes de
production. Dans un tel régime de croissance, l’interventionnisme des « Etats
keynésiens » s’est chargé d’assurer une dynamique propre à l’accumulation du capital
et à la reproduction sociale de la main-d’œuvre dans un sens très spécifique :
- la production d’infrastructures qui assurent la communication des lieux
(transports publics, autoroutes, tunnels, ponts et ports, etc.) ;
- la production et la gestion des services publics et des ressources énergétiques
(électricité, eau, pétrole, gasoil, énergies nucléaires ou vertes, les réserves
stratégiques du pays) ;
- la production et/ou la gestion des espaces publics (les places publiques, les
écoles, les universités et les hôpitaux, les logements publics, etc.) ;
- le maintien de réseaux de communication (tels que les services postaux, les
réseaux téléphoniques, Internet et les systèmes de télécommunications).
3- A travers ce « compromis fordiste », les acteurs publics ont ainsi contribué à la
production d’un espace adapté aux exigences a) de la production économique et b) de la
reproduction sociale : offre de logements sociaux, construction d’habitats modestes
dans des zones proches des usines, construction d’une infrastructure qui accroît la
proximité des lieux, l’offre des moyens publics de transports pour rapprocher le lieu du
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domicile et le lieu du travail. Dans le même sens, l’Etat est chargé de réguler un
environnement politique favorable à la production économique et à la reproduction
sociale (réduisant au minimum les incertitudes, l’insécurité, les risques politiques, l’aléa
moral, l’opportunisme, la corruption).
4- La mondialisation vient aujourd’hui bouleverser ce mode de production et remodeler
l’encadrement juridique et social de la force de travail et du marché de l’emploi qui ont
prévalu dans le mode de régulation fordiste. Plutôt qu’une simple production de
ressources territoriales, les Etats participent à une dynamique, déjà amorcée, de gestion
d’un espace, à la fois bien structuré mais perpétuellement reconfiguré (simultanément
vers le local et vers le global).
5- Ces tendances sont bien amorcées dans les villes occidentales, mais sont encore plus
accentuées dans des pays, comme le Liban, où l’Etat keynésien n’a jamais vraiment
existé.
6- Quel bilan peut-on dresser pour le Liban quant à sa politique territoriale ? Un tel bilan
doit se faire à deux niveaux : a) Les activités produites ou subventionnées par l’Etat,
c’est-à-dire l’instance d’allocation des ressources spatiales qui fonctionnent comme des
biens publics tournés vers la production et qui permettent la circulation du travail et du
capital. b) Les activités de redistribution ainsi que l’encadrement institutionnel et
juridique, notamment l’encadrement du marché du travail, qui fonctionne comme
encadrement du système économique en général car il assure la reproduction de la
main-d’œuvre.
7- Nous proposons de montrer que ce sont surtout des agents privés sous-municipaux qui
assurent au Liban le rôle de production et de régulation des ressources spatiales,
assurant par là même la continuité du service public. En d’autres termes, l’Etat libanais
est lui-même devenu un agent consommateur des ressources spatiales produites par les
acteurs locaux et globaux, et non pas un agent régulateur ou producteur de l’espace
économique. Cette thèse sera d’abord retracée en partant de la structure même de
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l’Etat libanais comme Etat démissionnaire puis retravaillée au vu de la conjoncture
actuelle de la crise des réfugiés syriens au Liban.
8- Depuis le début de la guerre syrienne en 2011, l’affluence des syriens au Liban a causé
un choc démographique de 25%, avec une crise de réfugiés sans précédent dans
l’histoire. Un tel choc met la structure de l’Etat libanais à l’épreuve de sa propre
incapacité à assurer ses fonctions d’Etat-Providence ainsi que ses fonctions régaliennes.
Face à l’urgence de la crise syrienne, les défaillances de la gouvernance urbaine au Liban
dévoilent les faiblesses structurelles d’un Etat incapable de s’imposer comme pouvoir
territorial face à ses propres citoyens, et encore moins face aux réfugiés.
9- Dans le contexte de la globalisation que connaît le Liban, et dans la forme spécifique que
prend cette globalisation au vu de la crise syrienne, les acteurs publics conservent-ils des
marges de manœuvre ou bien se destituent-ils également de leur domaine de
compétence en faveur de nouveaux acteurs situés à des échelles multiples ?
I- La structure de l’Etat démissionnaire
10- Au Liban, l’Etat a toujours peiné à assurer les fonctions minimales de la redistribution ;
d’où la prolifération d’offre parallèle de soins de santé, et le développement des formes
informelles de solidarité (par les liens familiaux, communautaires, religieux, etc.). Ainsi,
la famille et les églises demeurent aujourd’hui les principales institutions de protection
sociale au Liban.
11- Quant à ses fonctions d’allocation des ressources spatiales, dans les dernières vagues de
la mondialisation, l’Etat libanais s’est trouvé encore plus marginalisé avec la disparition
du ministère du Plan et la privatisation de la reconstruction d’après-guerre, notamment
au centre-ville de Beyrouth par les capitaux globalisés de la société foncière SOLIDERE.
Les politiques étatiques territoriales soulignent clairement le désengagement, voire la
démission, des acteurs étatiques de leurs fonctions de producteurs et de régulateurs du
territoire économique.
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12- Une évolution encore plus inquiétante réside dans l’émergence de nouveaux acteurs
privés qui, depuis la fin des années 1990, concurrencent l’Etat dans son offre des
services publics et contestent ses monopoles naturels, notamment l’eau et l’électricité.
13- Certes, les investissements publics dans le domaine de l’organisation territoriale de la
production ne sont pas totalement absents. Mais, ces projets publics n’ont jamais eu la
vocation d’être des plans de rénovation des infrastructures spatiales car ils visent
toujours le rattrapage d’un retard de développement, ou la réparation des pannes.
14- L’Etat est devenu un agent consommateur des ressources spatiales et non pas un agent
régulateur ou producteur. En témoigne la réduction d’échelle (downscaling) que
subissent les activités de production et de gestion des services publics et des ressources
énergétiques et spatiales : électricité, eau, réseaux de télécommunication, collecte des
ordures ménagères, permis de construire ou ordre de démolir. Organisés d’abord à
l’échelle nationale ou municipale, ces domaines d’activité sont désormais réduits à
l’échelle du quartier où des agents privés sous-municipaux se chargent officieusement
de la « continuité du service public ».
15- Parfois, comme à Furn-el-Chebak et Aïn-el-Remeneh, plusieurs fournisseurs illégaux
d’électricité, d’Internet et de chaînes satellites se partagent le marché à travers des
ententes sur le prix et sur le partage des quartiers, coupant court à toute forme de
concurrence spatiale. Cette réduction d’échelle (downscaling) des services publics se
manifeste dans la forme de systèmes autonomes d’offre privée de l’électricité, de l’eau,
d’Internet, des chaînes de télévision satellites, et de collecte des déchets ménagers. Ces
offres parallèles s’exposent à des fonctions de coûts sur-additives : c’est-à-dire que la
somme des coûts subis par les différents producteurs est supérieure aux coûts qu’aurait
pu subir un seul agent qui produirait à leur place, qui serait éventuellement un Etat en
situation de monopole naturel.
16- Aussi, Beyrouth est l’exact opposé de la notion de « district » développée par Alfred
Marshall. Selon Marshall, les districts permettent l’exploitation de rendements d’échelle
croissants (les inputs donnent des outputs plus grands, raison d’être des
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agglomérations). Les régions urbaines partagent ainsi des infrastructures qui seraient
autrement coûteuses et bénéficient d’externalités positives. A l’inverse, au Liban, au lieu
de partager les mêmes infrastructures coûteuses, on assiste à une multiplication inutile
des infrastructures et des systèmes de gestion qui conduit au gaspillage de ressources.
17- L’hypothèse ici défendue : Après avoir abandonné son rôle d’Etat-Providence, l’Etat
libanais se prépare à démissionner de son rôle d’Etat-Gendarme. Dans le contexte de la
globalisation que connaît la métropole de Beyrouth, et dans la forme spécifique que
prend cette globalisation au vu de la crise syrienne, la production et l’organisation du
territoire d’accueil pour les réfugiés syriens sont déléguées à la fois vers le haut, vers les
organisations internationales, et vers le bas, vers les acteurs de la gestion locale.
II- La gestion de la crise syrienne par les rumeurs : les slogans comme
substituts idéologiques à l’action politique
18- Suite à la guerre en Syrie, le Liban a connu des vagues de déstabilisation sur le plan
politique et sécuritaire. Les nombreux déploiements de l’armée libanaise et des forces
de sécurité sont opérés uniquement en réaction à une situation d’urgence (ou de
panne ?) plutôt que par anticipation ou prévention de risque.
19- Une autre tendance à signaler est l’inquiétante fragmentation dans l’obéissance des
différents services de sécurité. Plusieurs forces politiques libanaises tentent, en effet,
d’instrumentaliser, à travers des nominations parachutées, ces différents services
comme des extensions de leur autorité.
20- Au même moment, la réaction politique se contente de disséminer des slogans qui sont
supposés être des substituts idéologiques à toute action politique, voire des formes de
légitimation de la non-intervention de l’Etat libanais.
- En mai et en juin 2011 : les accrochages avaient déjà fait plus de 20 morts dans
les affrontements à Tripoli et les régions du Nord. Régulation de la crise par les
slogans : An-nā’ī bil-Nafs (la « dissociation » ou la « préservation de soi ») qui
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discorde avec le slogan du talāzum al-masārayn wal-masīrayn (« jumelage des
trajectoires et des destins ») de l’époque de la Pax Syriana.
- En avril 2013, le Hezbollah a reconnu publiquement son intervention militaire en
Syrie.
- Le 23 juin : des affrontements à Abra entre le groupe du Cheikh el-Assir et
l’armée libanaise font au moins 50 morts. Le Hezbollah assure la sécurité des
quartiers autours de Saida, et joue probablement un rôle non négligeable dans
les assauts donnés par l’armée libanaise.
- Le 15 août : L’explosion de la voiture piégée à Roueiss, fief du Hezbollah dans la
banlieue sud, a fait 27 morts et 336 blessés. Entre le 15 et le 20 août, les
accrochages ont fait 7 morts et 70 blessés dans les affrontements dans les
régions du Nord et à Tripoli, ville emblématique de la division libanaise entre
alaouites et sunnites. Enfin, le 23 août, un attentat à Tripoli. Résultat : deux
explosions ont fait 45 morts et plus de 500 blessés. On voit alors l’émergence
d’un nouveau slogan politique, emblématique de la structure démissionnaire de
l’Etat libanais : « chacun est un policier pour lui-même » (kollon khafir a’la
nafsihi). Les politiciens appellent les citoyens à être vigilants face au risque du
terrorisme. Les habitants des quartiers organisent des patrouilles, on surveille les
voitures inconnues. L’Etat délègue à la société civile le problème de la crise
sécuritaire.
21- Mais c’est surtout face à la crise des réfugiés qu’on assiste à une véritable délégation
vers la société civile des problèmes de la gouvernance urbaine. On estime le nombre de
réfugiés syriens à un million, pour une population de 4 millions de Libanais. Ils se
réunissent dans des « camps champignons », dispersés dans quelque 1 400 localités,
essentiellement dans la vallée de la Bekaa et dans le nord du pays, dans des conditions
sanitaires déplorables. La plupart des personnes venues chercher refuge au Liban sont
de Homs, d'Alep et de Daraa ; plus de la moitié ont moins de 18 ans. Contrairement à la
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Jordanie ou à la Turquie, le Liban est le seul pays limitrophe qui n’a rien fait : il n'a
jamais fermé ses frontières, ni installé de camps "légaux", rendant ainsi plus difficile le
travail des ONG auprès des populations. Selon l’UNICEF, on a recensé, dans la plaine
libanaise de la Bekaa, à quelques kilomètres de la frontière, près de 270 camps dits
"champignons". Certains d'entre eux comptent plus de 300 tentes. C'est la région du
pays qui concentre la plus grosse masse de réfugiés au Liban.
22- Ce sont donc les propriétaires terriens avec l’aide des organisations internationales qui
se chargent de produire les infrastructures d’accueil pour les réfugiés. A Dar Hamieh,
dans la plaine de la Bekaa, pour avoir sa tente, il faut payer 75 euros tous les six mois. Le
propriétaire affirme avoir 500 abris de fortune sur son terrain, que les réfugiés doivent
en plus construire et financer eux-mêmes. Situation unique au monde pour les réfugiés
selon l'ONG Caritas. Seule ONG à intervenir dans le camp, Caritas s'applique à garder de
bonnes relations avec les propriétaires, qui, pourtant, reçoivent des aides de la part des
organisations internationales. Dans d’autres localités, le loyer du terrain peut atteindre
les 50 USD par mois, selon l’UNICEF.
23- On assiste donc à une expérience unique dans son genre : les organisations
internationales assurent la distribution de kits d’hygiène, des filtres à eau, de l’eau
potable et des bidons, construisent des toilettes d’urgence et installent des latrines,
pour limiter les risques de maladies contagieuses et d’une crise sanitaire au moment où
l’Etat démissionne de son rôle dans la gestion de la santé publique. Autre situation
unique au monde pour les réfugiés : on voit des camps de fortune, ou d’infortune, ne
bénéficiant d’aucune installation sanitaire, mais jouissant toutefois de télévisions
équipées d’antennes paraboliques et de chaînes satellites, d’électricité, de la téléphonie
mobile et d’Internet.
24- Le seul domaine d’intervention publique est au niveau de l’éducation des réfugiés, l’Etat
libanais acceptant d’ouvrir ses écoles publiques aux élèves syriens. Toutefois, cette
intervention n’en est pas vraiment une, car la politique éducationnelle reste à demi-
avouée. D’abord, les frais d'inscription s'élèvent à 136 dollars par trimestre, beaucoup
plus que ce que payent les élèves libanais, et sont payés par l'agence des Nations Unies
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pour les réfugiés. D'autres partenaires du UNHCR financent les livres, les fournitures et
d'autres besoins éducatifs. Enfin, et plus important, l’Etat libanais refuse d’adapter le
système éducatif au besoin des enfants syriens : notamment par le refus d’enseigner le
programme syrien au moment où il est presque impossible pour les enfants syriens de
suivre le programme libanais. Pour l’année 2012-2013, seuls 30,000 enfants syriens (sur
environ 120,000) étaient scolarisés dans les écoles publiques libanaises, alors
qu’aujourd’hui 400,000 syriens sont en âge de scolarisation.
25- Enfin, quant à l’effet désastreux de la crise syrienne sur l’économie libanaise, des
estimations hasardeuses, voire des rumeurs, circulent par le biais des organisations
internationales4 et sont reprises par les média locaux et par les autorités libanaises qui
tentent désespérément de lever des fonds auprès des donateurs internationaux alors
même que l’Etat libanais n’a engagé aucune action directe pour gérer la crise des
réfugiés.
26- Pour résumer ces rumeurs : D’après une série de conférences organisée le 4 juillet 2013
à Beyrouth par l’ESCWA, on calcule que le PIB du Liban pourrait se contracter de 20%
d'ici 2015. La Banque mondiale estime que les pertes totales du Liban de 2011 à 2014
liées à la crise syrienne s’élèvent à 7,5 milliards de dollars. Les coûts sociaux seraient
principalement liés à la hausse du chômage, la hausse des loyers, la baisse des salaires,
et la contraction du secteur du tourisme. D’après le Lebanese Center for Political
Studies, et selon l’économiste Kamal Hamdan, une telle concurrence de la main-d’œuvre
syrienne aura des effets dramatiques sur l’emploi et les salaires des libanais. Puisque
40% des syriens sont en âge de travailler, l’effet attendu d’un tel choc démographique
serait donc une augmentation de 12% de l’offre de travail cette année, et peut-être de
25% d’ici deux ans.
27- Là, encore une fois, les rumeurs veulent que le secteur privé soit le seul responsable
chargé d’amortir le choc de la crise syrienne, voire de l’absorber, la résilience de
l’économie privée se substituant encore une fois à la gestion publique. MAIS QUELLE
4 Voir à ce sujet: Boltanski Luc (1993), La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris,
Éditions Métaillé.
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LEGITIMITE POUR LES MYTHES DE MENACES de « concurrence déloyale » et de
« dumping social » qui pèsent sur le marché du travail libanais, en particulier sur le
secteur informel et les professions les moins qualifiées ?
III- Le mythe de la résilience de l’économie privée comme substitut
à la gestion publique.
28- Entre le logement et l'emploi, le choc démographique d’une augmentation de 25% de la
population ne reste-t-il pas plutôt « invisible » ? Pourquoi les effets du choc exogène de
la crise syrienne sur l’économie libanaise tarde-t-il à se faire sentir ?
29- En effet, la population syrienne n’est pas entièrement confinée dans les camps. Et
même une grande part de la population des camps est mobile, développant des
stratégies de « IN-OUT » : car tout laisse supposer qu’une partie des réfugiés dispose
déjà d’une certaine expérience du terrain libanais (entre 1992 et 2005, le Liban est la
première destination pour la main-d’œuvre syrienne).
30- Toutefois, les syriens concurrencent quels types d’emploi ? surtout des emplois
historiquement réservés aux syriens ! En effet, une grande partie des travailleurs-
réfugiés s’intègre via la masse de l'importante immigration syrienne, « la population
historique des travailleurs syriens », qui est bien antérieure à la guerre civile et
traditionnellement employée pour pourvoir aux emplois les plus pénibles (BTP,
restauration, taxis, commerces ambulants, industries à faible valeur ajoutée,
agriculture...).
31- Illettrés ou sans qualification pour 75% d'entre eux, les réfugiés syriens sont donc
capables d’exercer un fort dumping social dans les catégories d'emplois les moins
qualifiés, mais historiquement réservés à l’immigration syrienne ; et même à ce niveau,
la baisse des salaires sera très limitée (estimée à 14% par le rapport de l’ESCWA de
juillet 2013). Or, même cette baisse des salaires dans le secteur informel est
difficilement imaginable, car les salaires sont déjà très bas dans ce secteur d’activité
(proche d’un niveau plancher, ou d’un salaire de subsistance).
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32- Le principal effet du choc démographique sur le marché du travail est qu’il alimente
donc le travail informel dans un pays qui, déjà, souffre d’un problème de débordement
de l’informel sur le formel, puisque les nouveaux travailleurs ne font qu’alimenter une
population « historique » de travailleurs syriens déjà surabondante. Ceci explique l’effet
négligeable sur les rémunérations dans le secteur informel. Dans le cas de la récolte des
pommes de terre, un enfant syrien peut espérer gagner autour de 3 ou 4 dollars dans la
journée, selon le rapport de l’UNICEF sur le camp de Ali Nahri, près de la cité antique de
Baalbek. Et dans le bâtiment, pour un journalier sans qualification, on reste à une
journée à 17 dollars, ce qui peut monter ensuite jusqu'à 60 dollars en fonction des
profils). Sinon, on peut travailler comme vigile, le temps d'une nuit, payée 8 dollars.
33- Concernant la pression exercée sur l’immobilier, l’UNHCR estime que uniquement 60%
des syriens loueraient des appartements. Toutefois, la grande majorité de ces syriens
réfugiés ne sont pas à Beyrouth et ses banlieues. Ils sont dispersés dans les différentes
régions du pays qui souffrent déjà de sous-développement, louant des magasins vides
pour 50 USD comme dans les régions du Akkar, et n’exerçant aucune pression sur les
loyers. Quant à la classe moyenne, qui représente en Syrie moins que 10% de la
population, elle louerait des appartements dans et autour de Beyrouth, mais l’effet du
choc est certainement plus faible que prévu, compte tenu des relations historiques que
cette population entretenait déjà avec le Liban, avant même le début de la crise. Tout
laisse à supposer que cette classe moyenne syrienne tentera dans les mois à venir
d’acheter des appartements avec la pérennisation de la crise.
34- Enfin, il est indéniable que les réfugiés et l’aide alimentaire qui leur est accordée par
l’UNHCR et le WFP seront bénéfiques pour le développement économique local. En
2012, l’organisation onusienne a reçu 90 % du financement demandé, soit 95 millions de
dollars sur les 106 millions souhaités. En 2013, les besoins ont été multipliés par 17.
L’organisation internationale reçoit plus en volume : elle a reçu 438 millions de dollars,
soit 27 % de la contribution (date du 6 septembre 2013) espérée car elle demandait 1,7
milliards de dollars afin de gérer la situation des réfugiés syriens au Liban. Pour
l’ensemble de la région, et les deux millions de syriens déjà enregistrés, les Nations
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unies réclamaient trois milliards de dollars pour 2013, dont un peu plus de la moitié
devrait être consacrée pour le Liban.
35- Lancé sous forme de projet pilote auprès de quelque 2 000 ménages syriens (soit 10 000
personnes) dans la région de Nabatiyeh au sud du Liban, des bons d’achat alimentaire
électroniques sont distribués par le WFP. D’ici la fin de l’année, environ 800,000 réfugiés
utiliseront des e-cards. Les familles reçoivent ainsi une carte prépayée avec un montant
de 27 dollars par personne, par mois, qui pourront être encaissés contre une liste de
produits dans certains magasins locaux. Le WFP consacre à ce projet un budget de 600
millions USD qui seront probablement dépensés dans les six mois à venir. A ce jour, à
travers les programmes de bons d’achat alimentaire pour les réfugiés syriens, le WFP a
injecté environ 192 millions de dollars dans les économies locales au Liban, en Jordanie,
en Turquie, en Irak et en Egypte, dont probablement la moitié bénéficie à l’économie
locale au Liban.
Conclusion
36- L'aide humanitaire n'a pas les moyens de ses urgences, et la société civile à elle seule
est incapable d’amortir entièrement les effets du choc démographique sur les deux
plans de la sécurité et de la santé publique. Parler des effets désastreux du choc
démographique sur le secteur privé de l’économie libanaise (notamment les deux
marchés du travail et de l’immobilier) remplit alors une fonction idéologique de premier
ordre et sert donc avant tout à voiler l’urgence5 d’une intervention étatique dans les
deux domaines privilégiés de l’urgence : sécurité et santé.
37- D’abord, les risques sécuritaires sont uniquement traités par les slogans politiques
partisans : pour les partisans du mouvement du 8 mars, le Hezbollah ne pouvait pas ne
pas combattre en Syrie auprès des forces du régime, sinon il aurait compromis
l’intégrité du pays voisin, et par conséquence celle du Liban ; pour les partisans du
mouvement du 14 mars, c’est justement en combattant en Syrie que le Hezbollah a
5 Sassier Monique (1998), « L’urgence, ou comment s’en débarrasser… », Informations sociales, 66 : pp. 36-47
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menacé l’intégrité du pays voisin, et par conséquence celle du Liban. Entre ces deux
slogans politiques, le slogan étatique qui s’impose aujourd’hui encore plus que jamais
est celui de « la neutralité de l’armée libanaise ».
38- Ensuite, la dégradation de la santé publique avec les risques épidémiques est un sujet
tabou que mêmes les organisations onusiennes préfèrent taire6. Toutefois, l’expérience
montre que le plus grand danger qui s’associe habituellement aux crises de réfugiés est
d’abord au niveau de la dégradation dramatique de la santé publique. Par exemple,
l’expérience des réfugiés du Congo Brasaville durant la guerre de 1997 à 1999 montre
que la tuberculose a doublé en deux ans dans les grandes villes7. De manière générale,
l’affluence des réfugiés accroît la vulnérabilité, et cela même dans les environnements
protégés et à faible risque : « La mobilité entrave le dépistage, le traitement et le suivi
des maladies et des vaccinations, tout en augmentant les risques de non-observance
thérapeutique. Un mauvais usage et un manque de contrôle des protocoles médicaux
peuvent engendrer une résistance aux médicaments. L’habitat souvent précaire des
personnes durant leur déplacement a aussi un impact sur leur santé. Le taux brut de
mortalité des personnes déplacées serait même significativement plus élevé que celui
des personnes restées sur place, entre autres à cause d’un accès réduit aux services de
santé, à l’eau potable, à l’hygiène et à un abri convenable, mais aussi en raison du
manque d’information sur le nouvel environnement et de la perte des biens et réseaux
sociaux8 »
39- En bref, l’insistance médiatique sur les effets du choc démographique amplifie les
risques qui pourraient être subis par l’économie privée et la société civile, en
minimisant les risques qui sont de nature publique (accrochage illicite sur les réseaux
d’EDL, les problèmes de santé publique, la sécurité). L’effet paradoxal de cette attitude
est de rendre la crise encore plus invisible et la réaction politique encore moins urgente.
6 Voir à ce sujet: Danièle Laliberté (2007), « Crises humanitaires, santé des réfugiés et des déplacés : un cadre
analytique », Migrations internationales et vulnérabilités, volume 23, n°3, pp. 85-96. 7 M’Boussa J, et al. (2002) « A flare-up of tuberculosis due to war in Congo Brazzaville », International Journal of
Tuberculosis & Lung Disease, volume 6, no 6, pp. 475-478.
8 Laliberté Danièle (2007), op. cit.
Nizar Hariri (2013), « Le désengagement de l’Etat libanais face à l’urgence de la crise syrienne », Géosphères, Annales de Géographie, Volume 33-34, pp. 85-96
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Ce qu’on ne veut pas voir c’est la réalité de 71% des réfugiés (ESCWA) qui vivent en
dessous du seuil de pauvreté et qui ne doivent leur subsistance qu'à une aide
humanitaire insuffisante et déjà débordée. Ce qu’on ne veut pas voir non plus, c’est le
risque de dégradation de la santé publique et la non-intervention de l’Etat
démissionnaire.
40- Or, il existe un écart considérable entre les risques réels de la crise des réfugiés syriens
au Liban et la visibilité de cette urgence. L’urgence est uniquement « montrée » par le
langage (chiffres, slogans politiques, rumeurs et discours idéologiques), pour qu’on ne
on ne « voit » pas les risques réels qu’elle dissimule, les mots faisant un effet de
« renvoi » qui voile en même temps l’urgence d’une intervention publique.
Bibliographie
- Agier Michel (2002), Au bord du monde les réfugiés, Paris, Flammarion.
- Boltanski Luc (1993), La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris,
Éditions Métaillé.
- Laliberté Danièle (2007), « Crises humanitaires, santé des réfugiés et des déplacés : un cadre
analytique », Migrations internationales et vulnérabilités, volume 23, n°3, pp. 85-96.
- M’Boussa J, et al. (2002) « A flare-up of tuberculosis due to war in Congo Brazzaville »,
International Journal of Tuberculosis & Lung Disease, volume 6, no 6, pp. 475-478.
- Saillant Francine, Richardson Mary, Paumier Marie (2005), « L’humanitaire et les identités. Un
regard anthropologique », Ethnologies, Volume 27, no 2, pp. 159-187.
- Sassier Monique (1998), « L’urgence, ou comment s’en débarrasser… », Informations sociales,
66 : pp. 36-47
- UNHCR (1995), The State of the World’s Refugees in search of solutions, Oxford University
Press
- UNHCR (2007), “2006 Global Refugee Trends. Refugees, Asylum-seekers, Returnees, Internally
Displaced and Stateless Persons”, Division of Operational Services, Field Information and
Coordination Support Division