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thique et hermneutique.Une rponse des hermneutiques de Paul Ricur
et de Hans-Georg Gadamer lnigme dautrui
Thse
Cyndie Sautereau
Doctorat en philosophiePhilosophi doctor (Ph. D.)
Qubec, Canada
Cyndie Sautereau, 2013
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RSUM
Cette thse a pour objet lnigme dautrui. cet gard, elle interroge lopposition entre
deux conceptions de laltrit, celle de Husserl et celle de Levinas. PourHusserl, autrui est
envisag du point de vue de la connaissance, connaissance dautrui qui se fait partir de
moi. Autrui est pens comme alter ego. Levinas, lui, fait clater cette conception de
lautre: pour lui, autrui ne peut pas tre pens comme lautre du mme. Plutt, cest autrui
qui, pens partir de sa vulnrabilit, oblige le soi la responsabilit. La relation ne part
plus du mme mais de lautre, de lautre dont lappel enjoint le soi ne pas rester
indiffrent. Lnigme dautrui semble donc se tenir dans la tension entre le lointain et le
proche. Trop proche, son altrit est annihile. Trop lointain, il devient presque
inaccessible. Or, entre familiarit et tranget se situe le lieu propre de lhermneutique, unlieu que tant Ricur que Gadamer nont cess dexplorer.
Quelle(s) rponse(s) les hermneutiques de ces deux penseurs apportent-elles lnigme
dautrui? De quel ordre relve dabord la relation entre soi et autrui : pistmologique
(Husserl) ou thique (Levinas) ? Nous soutiendrons que cest principalement la dimension
thique qui est en jeu. Cest par le biais dun dialogue avec Levinas que nous chercherons
faire ressortir la dimension thique de lhermneutique. Ce faisant, nous nous trouverons
face une autre question, celle dune conception commune de lhermneutique. Nousserons par consquent amene dgager les aspects sur lesquels les penses de Ricur et
de Gadamer se rejoignent et ceux sur lesquels elles se diffrencient, construisant ainsi des
ponts entre leurs hermneutiques et inscrivant par l mme notre thse dans la veine des
travaux qui les mettent en dialogue.
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TABLE DES MATIRES
RSUM III
TABLE DES MATIRES V
LISTE DES ABRVIATIONS IX
REMERCIEMENTS XI
PROBLMATIQUE : LNIGME DAUTRUI 1
1. Positions extrmes : Husserl et Levinas 11.1. Altrit relative c. altrit absolue 1
1.2. Ricur au-del de Husserl et Levinas 4
2. La conception husserlienne : autrui comme alter ego 52.1. Lintersubjectivit chez Husserl 52.2. Critiques de Ricur 11
2.2.1. Premires critiques 112.2.2. La critique de la conception husserlienne de lintersubjectivit dans Soi-mme comme unautre 13
3. La conception levinassienne ou la priorit donne autrui 153.1. La relation autrui comme relation thique 15
3.1.1. La manifestation dautrui: apparition c. expression 163.1.2. Expression et langage chez Levinas 19
3.1.2.1. Lopposition Heidegger 193.1.2.2. Le Dire et le Dit 213.1.3. Autrement que savoir 243.1.4. Relation thique comme proximit 25
3.2. La mise en question de lontologie heideggerienne : lthique est plus fondamentale quelontologie 26
3.2.1. Lontologie heideggerienne comme intriorit 273.2.2. Lontologie levinassienne comme excendance 303.2.3. Lontologie nest pas fondamentale 34
3.3. Soi et autrui : substitution ou laisser-tre ? 353.4. La critique de Ricur: le soi en question 39
4. Entre le proche et le lointain : le lieu de lhermneutique 40
4.1. Le lieu de lhermneutique 404.2. Deux conceptions de lhermneutique: Paul Ricur et Hans-Georg Gadamer 424.2.1. Lhermneutique de Paul Ricur 424.2.2. Lhermneutique de Hans-Georg Gadamer 43
4.3. Une conception commune de lhermneutique ? 464.3.1. Ricur et Gadamer 464.3.2. La place de Levinas 47
4.4. La voie vers une rponse lnigme dautrui 474.4.1. Structure 47
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4.4.2. Corpus 484.4.3. Plan 49
PREMIRE PARTIE : LE PROBLME DE LA RELATION AUTRUI DANS LHERMNEUTIQUEDU SOI DE PAUL RICUR 53
1. La dialectique de lappartenance et de la distanciation 54
2. La comprhension de soi 60
CHAPITRE 1LA PRIMAUT DU SOI. LE DIALOGUE DE RICUR AVEC LEVINAS 65
1. Le soi comme ipsit 65
2. Lipsit comme condition de possibilit de la rencontre thique avec autrui : Lexemple de lasollicitude 73
2.1. La sollicitude 732.2. Figure(s) levinassienne(s) du sujet : de legoau moi. 762.3. La critique ricurienne 84
CHAPITRE 2. UNE CONCEPTION RELATIONNELLE DU RAPPORT AUTRUI : LARCIPROCIT. LE DIALOGUE DE RICUR AVEC LEVINAS (SUITE) 99
1. Une conception hermneutique de la rciprocit : le cas de la sollicitude 1001.1.La sollicitude comme relation rciproque 1001.2. La reconnaissance 1031.3. Autrui, mon semblable; autrui, lirremplaable 104
1.3.1. Lautre soi dans la sphre du langage 1071.3.1.1. Le problme de lautodsignation 1071.3.1.2. Le problme du transfert toute autre personne 1101.3.1.3. Soi et autre soi dans la sphre du langage 112
1.3.2. Lautre soi dans la sphre thique 115
2. Reconnaissance ou responsabilit? 1202.1. La rciprocit en question. La critique de Ricur envers Levinas 1202.2. lorigine de la responsabilit levinassienne 1242.3. La conception ricurienne de la responsabilit 130
3. La justification du Bien dans lthique ricurienne 136
CHAPITRE 3 : DE LA SOLLICITUDE LA SOLLICITUDE CRITIQUE 143
1. Ncessit de la morale en raison de la possibilit humaine du mal 1451.1. La possibilit humainedu mal 1451.2. La faillibilit humaine : disproportion entre transcendance et finitude 1471.3. La disproportion entre transcendance et finitude au sein de la relation intersubjective 152
2. Le passage par lobligation : grandeur et limite du respect dans la relation intersubjective 1552.1. La Rgle dOr 1562.2. Le respect au sens kantien 160
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3. La sollicitude critique ou lexception dautrui 1623.1. Relecture de laphronsis 1623. 2. La place de lautre dans la promesse 1653. 3. La voix dautrui 167
CONCLUSION DE LA PREMIRE PARTIE 170
1. Lnigme dautrui: un parcours 170
2. Lnigme dautrui: Husserl et Levinas 171
3. Lnigme dautrui: Ricur et Gadamer ? 172
SECONDE PARTIELA RELATION DIALOGIQUE DANS LHERMNEUTIQUEGADAMRIENNE 175
CHAPITRE 1UN SAVOIR DIMPLICATION 177
1. Le modle aristotlicien et sa reprise gadamrienne 1811.1. Un savoir dimplication de soi 1811.2. Un savoir ouvert 189
2. Lhermneutique comme philosophie pratique 1932.1. Phronsiset philosophie pratique 1932.2. Le modle du theors 194
CHAPITRE 2 - LA CONSCIENCE HERMNEUTIQUE : UNE CONSCIENCE DIALOGIQUE 201
1. Les formes de la conscience hermneutique dans Vrit et mthode 202
1.1. Lexprience de luvre dart: la conscience esthtique et la figure du joueur 2021.2. La conscience historique et la conscience du travail de lhistoire 205
2. La conscience hermneutique 2082.1. Une conscience auprs des choses 2082.2. Une conscience agie 2102.3. La conscience hermneutique plus tre (Sein) que conscience (Bewutsein) 213
CHAPITRE 3 - LA SIGNIFICATION DE LOUVERTURE LALTRITDANS LHERMNEUTIQUEGADAMRIENNE 217
1. Louverture laltrit comme reconnaissance de notre non-savoir 2191.1. Lexprience hermneutique comme exprience de la ngativit 2191.2. Lart de questionner 221
2. Louverture autrui comme capacit couter et faire valoir la parole de lautre 2262.1. Louverture laltrit comme capacit faire valoir la parole de lautre 2262.2. Louverture laltrit comme capacit couter la parole de lautre 233
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CHAPITRE 4LA RELATION DIALOGIQUE : UNE RELATION THIQUE ? 237
1. Le dialogue : un modle de ltre-ensemble 2381.1. Altrit et finitude 2381.2. La relation dialogique : confrontation et distanciation 2411.3. La relation dialogique comme tre-ensemble 246
2. Dialogue et amiti 2502.1. Amiti et comprhension de soi 2512.2. Amiti et finitude 2592.3. La structure galitaire du dialogue et de lamiti 262
3. Le bien comme orientation du dialogue 2633.1. La lecture gadamrienne du bien chez Platon 2643.2. Le bien dans le dialogue hermneutique 269
CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE 274
PILOGUE 279
1. Soi et autrui : un soi ouvert lautre 279
2. Ontologie et thique 283
3. thique et hermneutique 2853.1. Des penses en dialogue 2853.2. Le souci dautrui. Lexemple du domaine mdical 286
BIBLIOGRAPHIE 295
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LISTE DES ABRVIATIONS
VM Gadamer, Hans-Georg, Vrit et mthode. Les grandes lignes dune
hermneutique philosophique, trad. Pierre Fruchon, Jean Grondin et GilbertMerlio, Paris, Seuil, 1996.
TA Ricur, Paul,Du texte laction. Essais dhermneutique II, Paris, Seuil (Coll.Points Essais), 1986.
SA Ricur, Paul, Soi-mme comme un autre, Paris, Seuil (Coll. Points Essais),1990.
PV1 Ricur, Paul, Philosophie de la volont 1. Le volontaire et linvolontaire,Paris, Aubier, 1950.
PV2 Ricur, Paul, Philosophie de la volont 2. Finitude et culpabilit, Paris,Aubier, 1960.
TI Levinas, Emmanuel, Totalit et infini. Essai sur lextriorit, La Hague,Martinus Nijhoff (Le livre de poche, coll. Biblio essais), 1961.
AE Levinas, Emmanuel, Autrement qutre ou au-del de lessence, La Hague,Martinus Nijhoff (Le livre de poche, coll. Biblio essais), 1974.
EN Levinas, Emmanuel,Entre nous. Essais sur le penser--lautre, Paris, ditions
Grasset et Fasquelle (Le livre de poche. Coll. Biblio Essais), 1991.
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Michel Audet
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REMERCIEMENTS
Rien de cette thse n'eut t possible sans de nombreux autres...
Jaimerais tout d'abord remercier mon directeur, Luc Langlois, pour mavoir fait
confiance et m'avoir paule tout au long de mon parcours et ma co-directrice, Sophie-Jan
Arrien, pour son soutien sans faille et ses remarques toujours aiguises.
Je souhaite aussi remercier la Facult de philosophie. Je naurais pu mener bien ce
travail sans son aide financire : je pense ici au privilge que jai eu de pouvoir profiter de
la bourse Charles-de Koninck, la confiance qui m'a t accorde afin d'offrir plusieurs
cours et lopportunit que j'ai eue de participer au dveloppement et l'enseignementrgulier de cours distance ; toutes ces activits mont permis de parfaire ma formation.
Pour cela je remercie Luc Langlois, Victor Thibaudeau, Luc Bgin, Bernard Collette et
Mark Hunyadi.
Je dois beaucoup lambiance accueillante qui rgne la Facult de philosophie et
en fait un milieu dtude particulirement agrable. MmesLucie Fournier, Danielle Lafleur,
Hlne Rivire et Lucille Gendron y sont pour beaucoup. Un grand merci elles.
Merci galement mes tudiants. Vous couter, vous lire et discuter avec vous
session aprs session ne cesse de me rappeler combien jaimece que je fais.
Je voudrais aussi exprimer ma gratitude ceux qui ont crois ma route et y ont
laiss une trace : Thomas De Koninck, Daniel Frey, Gilles Paradis et Sylvain Auclair.
Un doctorat est loin de ntre quune aventure intellectuelle, je veux dire un
immense merci mes amis : Chantale, pour avoir toujours t l ; Simon, pour laventure
de Pratique et langage ; Marie-Hlne, pour les dlicieux moments de traduction et les
discussions stimulantes ; Marie et Graldine pour avoir russi me faire sortir de temps
autre de ma tanire ; sans oublier Anne-Marie, Andr, Claire, Fannie et Nathalie.
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Merci mon pre, ma mre et mes grands-parents pour leur soutien indfectible au
cours de ces annes. Et Tho, bien sr, pour les longues promenades au cours desquelles
ont souvent surgi les meilleures ides.
De tout cur, merci mon conjoint, Antoine, pour sa patience, son oreille attentive
et ses nombreux conseils.
Merci, finalement, Michel Audet, pour mavoir ouvert la voie. Jaimerais un jour
pouvoir faire une telle diffrence dans la vie dun de mes tudiants.
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PROBLMATIQUE:LNIGME DAUTRUI
1. Positions extrmes : Husserl et Levinas
1.1. Altrit relative c. altrit absolue
La pense de lautre sinscrit dans une vaste tradition philosophique. Au sein de cet
horizon, une position qui na peut-tre pas marqu lmergence de cette pense, mais qui a
sans conteste laiss une empreinte forte est celle que Platon met dans la bouche de
ltranger dle. C'est dans Le sophiste notamment que Platon aborde cette question
(254b-259e). Et, pour une fois, ce n'est pas Socrate, mais l'tranger d'le qui mne
l'investigation. C'est l'tranger qui est appel pour poser la question de l'Autre. Question de
l'altrit qui, pour tre pense, doit tre ramene une interrogation sur l'tre (l'autre tantassimil par Platon au non-tre1) et plus prcisment sur la possibilit d'une catgorie au-
del de l'tre. En effet, si l'tre est la seule catgorie qui soit, ce qui revient alors nier que
le non-tre existe l est d'ailleurs la grande thse de Parmnide , alors le faux, qui dit
tre ce qui n'est pas ou l'inverse, devient impossible2. Dans sa recherche quant l'existence
ou non du non-tre, l'tranger part des genres les plus importants, savoir l'tre, le
Mouvement et le Repos et dans la mesure o chacun d'eux est [...] le mme que lui-
mme 3y ajoute un quatrime genre, le Mme. Par ailleurs, comme ces genres s'avrent
diffrents entre eux, un cinquime genre, l'Autre, devient son tour ncessaire. Autre qui
ne se trouve pas en relation d'extriorit, mais est bien plutt inhrent chaque tre, les
affectant d'un non-tre qui n'est pas le contraire de l'tre, mais l'autre. Ainsi peut-on lire en
259b, dans la bouche de l'tranger : les genres se mlent les uns aux autres, l'tre et l'autre
pntrent dans tous et se pntrent eux-mmes mutuellement, que l'autre participant de
l'tre existe en vertu de cette participation, sans tre ce dont il participe, mais en restant
autre, et, parce qu'il est autre que l'tre, il est clair comme le jour qu'il est ncessairement
non-tre . Pour l'tranger, l'autre n'est autre qu'en relation avec le mme. Pour que l'autre
1 Quand nous nonons le non-tre, nous n'nonons point, ce me semble, quelque chose de contraire l'tre, mais seulement quelque chose d'autre (Platon,Le Sophiste, 257b).2 C'est que cette assertion [qu'il est rellement possible de dire ou de penser faux] implique l'audacieusesupposition que le non-tre existe, car, autrement, le faux ne pourrait pas tre. Or, le grand Parmnide [...] atoujours [...] protest contre cette supposition : Non, jamais on ne prouvera que le non-tre existe. carteplutt ta pense de cette route de recherche (Platon,Le Sophiste, 237a).3Platon,Le Sophiste, 254d.
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fasse sens, le mme doit le prcder. Concept de la diffrence, certes, mais qui,
paradoxalement, ne s'apprhende qu' l'aune d'une unit pralable. Pour le dire dans les
mots de Kearney, l'autre comme genre distinct n'est comprhensible que s'il est
apprhend relativement un Autre 4. L'autre est ainsi, dune part, toujours relatif5, et il
est, dautre part, pens au sein de lontologie.
Si, dans son ouvrage Soi-mme comme un autre, Ricur nest pas sans mettre en
rapport sa rflexion sur laltrit avec la conception platonicienne des grands genres que
sont le Mme et lAutre, il sen dtache cependant rapidement pour tracer sa propre voie.
Cest, en effet, laltrit dans son lien avec lipsit qui intresse Ricur. cet gard, il
discerne trois catgories principales daltrit il parle de foyers daltrit : la chair,
autrui et la conscience. Cest la deuxime autruiqui sera lobjet de cette thse.
Or, en regard de la conception dautrui, laposition relative de lautre par rapport aumme hrite de Platon va en quelque sorte trouver son aboutissement dans la faon dont
Husserl va penser lintersubjectivit. Pour Husserl, la connaissance dautrui puisque, pour
Husserl, cest bien danslordre de la connaissancequautrui est envisag se fait partir
de moi. Autrui est pens comme alter ego. Cependant, la conception relative de laltrit
trouve galement l sa limite dans la mesure o, ainsi que lcrit Bgout, la constitution
intersubjective6prouve Husserl que, dans ce cas prcis, lorigine de la constitution du
sens ne peut se trouver dans legoseul. Tout ce qui se constitue en moi ne se constitue pas
forcment par moi, mais il y a au sein de la subjectivit transcendantale des donations de
sens qui ne relvent pas de linitiative exclusive de lego7. Lautre chappe, certains
gards, au mme.
Cest cette conception de lautre, qui prend racine dans la philosophie grecque, que
Levinas fait clater. Pour lui, autrui chappe, non plus sous certains aspects mais
totalement, au mme. Il ne peut pas tre pens comme lautre du mme. Pour Levinas, en
effet, cest autrui qui, pens partir de sa vulnrabilit, oblige le soi la responsabilit.
Inversion. La relation ne part plus du mme mais de lautre, de lautre dont lappel enjoint
le soi ne pas rester indiffrent. Ds lors, la relation entre soi et autrui nest plus pense au
4R. Kearney, Entre soi-mme et un autre : l'hermneutique diacritique de Paul Ricur , p. 210.5 Et l'autre est toujours relatif un autre, n'est-ce pas ? [. . .]. Nous constatons indubitablement que tout cequi est autre n'est ce qu'il est que par son rapport ncessaire autre chose (Platon,Le Sophiste, 255d).6La constitution intersubjective certes, mais galement la constitution temporelle et la constitution passive.7B. Bgout, Edmund Husserl , p. 27.
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sein de lontologie, cest plutt lthique qui devient la philosophie premire. Cest
[donc] propos dautrui, comme lcrit Derrida, que le dsaccord parat dfinitif. []
[S]uivant Levinas, en faisant de lautre, notamment dans les Mditations cartsiennes, un
phnomne de lego, Husserl aurait manqu laltrit infinie de lautre et laurait rduite au
mme. Faire de lautre un alter ego, dit souvent Levinas, cest neutraliser son altrit
absolue 8.
Sopposent ici deux faons denvisager autrui, le soi 9 et par le fait mme leur
relation. Ulysse et Abraham, personnages appartenant deux traditions diffrentes
respectivement la tradition hellnique et la tradition judo-chrtienne , en sont
lincarnation. Dun ct, en effet, selon Levinas, [l]itinraire de la philosophie reste celui
dUlysse dont laventure dans le monde na t quun retour son le natale une
complaisance dans le Mme, une mconnaissance de lAutre10. Dun autre ct, Ulysse,on peut opposer la figure dAbraham. Abraham qui, appel et ordonn par Dieu, part pour
une terre inconnue 11 . Cest dans cette seconde figure que se reconnat la conception
levinassienne. Alors quUlysse quitte sa patrie en songeant dj son retour, Abraham part
sans mme lespoir de revoir un jour sa terre, mu par sa seule confiance en la parole
adresse par Dieu. Ainsi,
Ulysse et Abraham reprsentent dans lcriture lvinassienne deux faons trsdiffrentes de penser : le premier incarne les traits de caractre de la pense
occidentale, pense issue du primat dun ego retournant sur lui-mme dans le
8J. Derrida, Violence et mtaphysique. Essai sur la pense dEmmanuel Levinas, p. 180.9En effet, poser la question de laltrit implique toujours aussi de poser celle de la subjectivit . Cestnotamment ce que Sylvie Courtine-Denamy nous rappelle au dbut de larticle quelleconsacre ce conceptdans lEncyclopaedia Universalis: Quelle que soit la faon dont on le pense, comme un ennemi ou commel'incarnation d'une humanit partage, autrui apparat insparable de ma propre subjectivit (SylvieCourtine-Denamy, Altrit dansEncyclopaedia Universalis, [en ligne]).10E. Levinas,Humanisme de lautre homme, p. 40.11 ce propos, on se rfrera Gense 12, 1-9 : 1. Yahv dit Abram : Quitte ton pays, ta parent et lamaison de ton pre, pour le pays que je t'indiquerai. 2. Je ferai de toi un grand peuple, je te bnirai, jemagnifierai ton nom; sois une bndiction ! 3. Je bnirai ceux qui te bniront, je rprouverai ceux qui te
maudiront. Par toi se bniront tous les clans de la terre. 4. Abram partit, comme lui avait dit Yahv, et Lotpartit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lorsqu'il quitta Harn. 5. Abram prit sa femme Sara, sonneveu Lot, tout l'avoir qu'ils avaient amass et le personnel qu'ils avaient acquis Harn; ils se mirent enroute pour le pays de Canaan et ils y arrivrent. 6. Abram traversa le pays jusqu'au lieu saint de Sichem, auChne de Mor. Les Cananens taient alors dans le pays. 7. Yahv apparut Abram et dit : C'est ta
postrit que je donnerai ce pays. Et l, Abram btit un autel Yahv qui lui tait apparu. 8. Il passa de ldans la montagne, l'orient de Bthel, et il dressa sa tente, ayant Bthel l'ouest et A l'est. L, il btit unautel Yahv et il invoqua son nom. 9. Puis, de campement en campement, Abram alla au Ngeb. (Bible deJrusalem, traduction Louis Segond, Les ditions du Cerf, 1973. Consult sur Internet :http://unbound.biola.edu/index.cfm?method=searchResults.doSearch).
http://unbound.biola.edu/index.cfm?method=searchResults.doSearchhttp://unbound.biola.edu/index.cfm?method=searchResults.doSearchhttp://unbound.biola.edu/index.cfm?method=searchResults.doSearch -
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mouvement de la conscience de soi. Le second reprsente par contre, la pensejuive en tant que pense tendue vers une altrit totale. Il sagit dune pensepresque dracine qui, sans revenir sur ses pas et sans exiger aucunecertification, reste oriente par une htronomie radicale12.
Cest lopposition entre ces deux conceptions de laltrit que nous voulons
interroger. Lapport de lthique levinassienne la pense de laltrit est indniable. Mais
en mme temps, ne renverse-t-elle pas le problme? Ne substitue-t-elle pas, la drivation
de lautre par le mme, la drivation du mme par lautre?
1.2. Ricur au-del de Husserl et Levinas
Cest en tout cas la faon dont Ricur pose le problme de laltrit partir de Soi-
mme comme un autre (1990)13. Par exemple, dans son article De la mtaphysique la
morale de 1993, il dit chercher chapper lalternative entre le critre simplementperceptif de lapprsentation dautrui, comme chez Husserl, et le critre immdiatement
moral de linjonction inhrente lappel la responsabilit propre14. Et encore, dans
Parcours de la reconnaissance:
je voudrais faire paratre la nouveaut de la catgorie existentielle de rciprociten tirant argument dune difficult que rencontre la phnomnologie driverla rciprocit de la dissymtrie prsume originaire du rapport de moi autrui.La phnomnologie donne deux versions clairement opposes de cettedissymtrie originaire, selon quelle prend pour ple de rfrence le moi ou
autrui; lune, celle de Husserl dans les Mditations cartsiennes, reste unephnomnologie de la perception; son approche est en ce sens thortique;lautre, celle de Levinas, dans Totalit et Infini et dans Autrement qutre ouau-del de lessence, est franchement thique et, par implication, dlibrmentanti-ontologique15.
Et, finalement, dans Soi-mme comme un autre, Ricur critquil voudrai[t] montrer
essentiellement quil est impossible de construire de faon unilatrale cette dialectique [du
Mme et de lAutre], soit que lon tente avec Husserl de driver lalteregode lego, soit
12C. Rea, De lontologie lthique, p. 82.13Cest finalement partir de sa rencontre avec la pense de Levinas quil en viendra envisager le problmede cette faon. En effet, dans un texte antrieur cette priode, Sympathie et respect , cest Kant queRicur oppose alors Husserl.14P. Ricur, De la mtaphysique la morale , p. 470.15P. Ricur,Parcours de la reconnaissance, p. 246.
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quavec E. Levinas on rserve lAutre linitiative exclusive de lassignation du soi la
responsabilit 16.
Mais avant de sengager, avec Ricur, dans cette voie autre que celles prises par
Husserl et Levinas, encore convient-il de saisir la teneur de ces deux approches ainsi que la
critique que Ricur leur oppose.
2. La conception husserlienne : autrui comme alter ego
2.1. Lintersubjectivit chez Husserl
Ce qui motive les recherches de Husserl sur lintersubjectivit, ce nest pas tant, de
prime abord, la connaissance dautrui que la possibilit de la fondation dune science
objective. Cest l ce qui est en jeu, en effet, pour Husserl, dans le problme de la position
de lexistence dautrui. Il crit ainsi que [l]a justification consquente du monde de
lexprience objective implique une justification consquente de lexistence des autres
monades 17 . Aprs avoir dploy les ressorts dune double rduction la rduction
phnomnologique tout dabord, puis la rduction transcendantale Husserl arrive
montrer que les phnomnes reoivent leur sens dun ego transcendantal qui se trouve
leur base 18 . Lego transcendantal constitue donc le sens de tous les phnomnes
apparaissant sa conscience. Plus prcisment, ce qua permis doprer le tournant
16P. Ricur, Soi-mme comme un autre, p. 382. (Dsormais abrg SA).17E. Husserl,Mditations cartsiennes. Introduction la phnomnologie, 60, p. 224.18Dans un premier temps, grce la rduction phnomnologique, Husserl se propose de mettre la thse dumonde entre parenthses. Ce faisant, il se dtourne de lattitude naturelle et ne se prononce plus surlexistence du monde. Il sagit plutt de laisser le monde se manifester comme phnomne. En effet, lattitudenaturelle nous porte considrer le monde comme une donne vidente, certaine, dont on ne peut douter. Ilsagit donc de mettre entre parenthses la thse du monde, den suspendre la validit existentielle. Cestlapparatre du phnomne qui doit devenir la thmatique. On ne sintresse plus lexistence des objets dumonde mais leur donation la conscience, leur apparition une conscience. On cherche comprendrelobjet comme phnomne. Grce cette poch, les phnomnes peuvent maintenant apparatre laconscience. Husserl propose ds lors de franchir un pas de plus et de considrer explicitement cette prise de
conscience, cette opration de la conscience. Il sagit de savoir ce qui demeure intacte aprs cette mise entreparenthses. Dans un second temps, Husserl opre donc une rduction lego transcendantal. Un tournanttranscendantal va avoir lieu ds lors que lon va sinterroger sur les conditions de possibilit dapparition des
phnomnes dans et par la conscience, que lon va sinterroger sur leur donation. La conscience intentionnellese retourne ainsi sur elle-mme. Le regard phnomnologique se tourne vers lauto-donation du sens desvcus la conscience. Il va sagir de rendre compte de la constitution de ces units de sens. Ainsi, les
phnomnes reoivent leur sens dun egotranscendantal qui se trouve leur base. Comme le souligne Dastur,on va pouvoir parler de tournant transcendantal ds lors que la conscience se reconnat en tant queconstituante comme origine du monde et non plus comme conscience mondaine, comme partie intgrante dumonde (F. Dastur, Rduction et intersubjectivit , p. 55).
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transcendantal qui interroge les conditions de possibilit dapparition des phnomnes dans
et par la conscience, cest que la transcendance de lobjet se trouve contenue dans
limmanence de la conscience car elle est constitue par elle. Cest dans limmanence de la
conscience que lobjet transcendant apparat et prend son sens. La conscience se pose
comme subjectivit constituante. Seul legotranscendantal peut constituer le sens de ce qui
est donn la conscience et ensuite en garantir la validit. La conscience a donc ce pouvoir
constitutif du sens des objets qui se prsentent elle. Comme lcrit Husserl dans la
Quatrime Mditation, la transcendance est un caractre dtre immanent qui se constitue
au sein de lego. Tout sens concevable, tout tre concevable, quon les dise immanents ou
transcendants, relvent du domaine de la subjectivit transcendantale en tant quelle est ce
qui constitue le sens et ltre19.
Mais si lon considre ainsi que cest lego transcendantal qui donne un sens toutphnomne, la rduction transcendantale ne nous rduit-elle pas alors au seul ego
transcendantal ? Husserl pose lui-mme cette objection dans lesMditations cartsiennes :
Rattachons nos nouvelles mditations ce qui pourrait sembler une trs graveobjection. Elle ne concerne rien de moins que la prtention de laphnomnologie transcendantale d'tre dj une philosophie transcendantale, etdonc de pouvoir rsoudre sous la forme d'une thorie et d'une problmatiqueconstitutive se dployant dans le cadre de l'egotranscendantalement rduitlesproblmes transcendantaux touchant le monde objectif. Lorsque je le jemditantme rduis moi-mme, grce (l'poch) phnomnologique, monegotranscendantal absolu, ne suis-je pas alors devenu unsolus ipse, et, ce, aussilongtemps que, sous, le titre phnomnologie , je poursuis une explicationcohrente de moi-mme. Une phnomnologie qui voudrait rsoudre lesproblmes de l'tre objectif, et se donner dj une philosophie, ne devrait-ellepas tre stigmatise comme solipsisme transcendantal20?
Comment, ds lors, envisager la position d'autrui ? Autrui entre-t-il dans le champ de la
reprsentation linstar des objets du monde? Tombe-t-il sous le coup de la construction
de sens de ce seul ego? Si, comme Ricur l'crit, tout sens nat dans et partir de moi ,
ego, comment rendre compte de l'exprience d'autrui, en tant justement qu'il n'est pas un
simple objet du monde21 ? Qu'en est-il, demande Husserl, des autres ego qui ne sont
pourtant pas de simples reprsentations ni de simples objets reprsents en moi, mais
19E. Husserl,Mditations cartsiennes, 41, p. 132.20E. Husserl,Mditations cartsiennes, 42, p. 137.21P. Ricur, l'cole de la phnomnologie, p. 235.
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prcisment des autres ? 22. Comment, partir de la position de lego transcendantal, de
lego constituant, tre en mesure de reconnatre l'autre en tant qu'autre ? Sur quel mode
autrui se donne-t-il ? Celui des choses ? La manire dont la conscience connat les choses,
leur donne un sens, les constitue, est-elle encore valable ds lors que cest autrui qui me fait
face ? Comment, partir d'un ego absolu, arriver rendre compte d'autrui, des autres ?
Comment rendre compte dautrui en tant quautre dans et partir de moi, egoconstituant ?
Toute la tension est l : comment constituer lautre en moi tout en le constituant comme
autre, tout en prservant son altrit23?
Le fait est que, contrairement aux choses, autrui ne mest pas donn de faon
immdiate. Quand autrui se prsente moi, quand il entre dans mon champ de perception,
cela ne signifie pas pour autant que jai accs son tre propre , son essence
propre , ou, pour le dire encore autrement, ce qui lui appartient en propre. En effet, cenest pas lautre moi qui mest donn en original, non pas sa vie, ses phnomnes eux -
mmes, rien de ce qui appartient son tre propre. Car si ctait le cas, si ce qui appartient
ltre propre dautrui mtait accessible dune manire directe, ce ne serait quun moment
de mon tre moi, et, en fin de compte, moi-mme et lui-mme, nous serions le mme 24.
Dautrui, on ne peut pas faire le tour , dautrui, on ne peut pas faire la somme de toutes
les esquisses. Autrui a toujours une face cache pour nous (et probablement pour lui aussi,
mais cela Husserl ne lvoque pas), son psychisme tant lexemple suprme. Ses vcus, sa
vie psychique ne peuvent jamais mtre donns de faon originaire. Je ne peux pas saisir,
dans une intuition originaire, la vie psychique dautrui.
Mais, si la prsentation dautrui ne peut pas tre immdiate, comment, alors, accder
lautre lui-mme ? Par le biais dune mdiation. La prsentation de lautre devra tre
mdiate. Prsentation qui, selon le mot de Husserl, est alors une apprsentation . Et cette
apprsentation se fera par la mdiation du corps. Ce qui est apprsent, cest le corps de
lautre. Autrui ne m'est pas prsent directement, il n'est pas non plus reprsent parmoi, il
est plutt apprsent par le biais de son corps. Il est apprsent de manire analogique. Il
22E. Husserl,Mditations cartsiennes, 42, p. 137-138.23 Il sagit dinterroger cette exprience elle-mme et dlucider, par lanalyse de lintentionnalit, lamanire dont elle confre le sens, la manire dont elle peut apparatre comme exprience et se justifiercomme vidence dun tre rel et ayant uneessence propre, susceptible dexplicitation, comme vidence duntre qui nest pas mon tre propre et nen est pas une partie intgrante, bien quil ne puisse acqurir de sens nide justification qu partir de mon tre moi (E. Husserl,Mditations cartsiennes, 48, p. 174).24E. Husserl,Mditations cartsiennes, 50, p. 177-178.
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nous faut ici introduire la distinction, essentielle, entre corps (Krper) et chair ou
corps vivant ou encore corps propre (Leib)25. Lenveloppe corporelle, le corps objet,
le corps comme matire se distingue en effet de la chair ou corps propre qui est le lieu des
vcus, de mes vcus ou, pour reprendre lexpression de Depraz, le corps tel qu anim par
la vie psychique 26. Cette distinction tant pose, nous pouvons dire que si pour l'egoson
corps est en mme temps chair pour lui-mme et corps du monde pour les autres, alors le
corps d'autrui qui est chair pour lui-mme est corps du monde pour l'ego qui lui fait face. Je
reconnais donc dans la prsence du corps de l'autre l'analogie de ma propre
mondanisation. C'est ainsi que j'accorde autrui le sens ego. Cet appariement ou
accouplement (Paarung) peut s'oprer grce la reconnaissance de la ressemblance de ces
deux corps. Je vais ainsi pouvoir prter ce corps que je perois la signification corps
d'autrui 27. Prcisons.Cest tout dabord par le biais de son corps quautrui se prsente moi. Ensuite, cest
partir de ma propre chair, cest--dire du sens que mon corps a pour moi que la charnllit
du corps dautrui va prendre sens. Si je peux donner le sens de chair au corps dautrui, cest
parce que mon propre corps a cette signification-l pour moi et que je la transfre sur le
corps dautrui. Autrement dit, la perception du corps dautrui me fait apprhender ma chair
25 Quant la difficult de traduire Leib , on pourra se rfrer la postface crite par N. Depraz satraduction de Zur Phnomenologie der Intersubjektivittde Husserl ( Postface : la traduction de Leib, unecrux phaenomenologica dans E. Husserl, Sur lintersubjectivit. Tome 1, p. 386-399).26Mais quest-ce que Husserl entend plus prcisment par corps charnel ? Husserl dbute sa recherche surlaltrit dautrui par une nouvelle rduction (aprs donc la rduction phnomnologique et la rductiontranscendantale) : la rduction au propre. Afin de ne pas prsupposer ce qui est recherch, il sagit dliminertoute rfrence ltranger en moi. Il sagit de mettre entre parenthses le non -moi afin de dterminer ce quimest propre. Nous liminons du champ de la recherche, crit Husserl, tout ce qui, maintenant, est enquestion pour nous, cest--dire nous faisons abstraction des fonctions constitutives de lintentionnalit qui serapporte directement ou indirectement aux subjectivits trangres (Mditations cartsiennes, 44, p. 153).Or, cette nouvelle rduction mne la nature propre. Et [p]armi les corps de cette Nature, rduite cequi mappartient, je trouve mon propre corps organique (Leib) se distinguant de tous les autres par une
particularit unique; cest, en effet, le seul corps qui nest pas seulement corps, mais prcisment corpsorganique; cest le seul corps lintrieur de la couche abstraite, dcoupe par moi dans le monde, auquel,
conformment lexprience, je coordonne, bien que selon des modes diffrents, des champs de sensations(champs de sensations du toucher, de la temprature, etc.); cest le seul corps dont je dispose dune faonimmdiateainsi que de chacun de ses organes. Je perois avecles mains [], avecles yeux [], etc.; et cesphnomnes cinesthsiquesdes organes forment un flux de modes dactionet relvent de mon je peux(Ibid., p. 158-159). Ma chair est ainsi ce qui mest le plus propre et ce dont aucun autre ne pourra avoir uneexprience originaire.27 [S]i [. . .], crit Husserl, dans ma sphre primordiale, un corps physique distinct apparat qui ressemble aumien, c'est--dire constitu de telle manire qu'il doit entrer avec le mien dans un appariement phnomnal, il
parat tout fait clair qu'il doit aussitt recevoir le sens de corps propre par un glissement de sens issu dumien (E. Husserl,Mditations cartsiennes, 51, p. 162).
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comme corpsce que Depraz nomme incorporation , cette exprience de la corporit
de ma chair me permettant alors de transfrer le sens de chair au corps dautrui ce que
Depraz nomme incarnation 28. Cest par le biais de la ressemblance de nos deux corps et
de lexprience de la corporit de ma chair que je peux transfrer le sens de chair partir
de ma chair dont je fais immdiatement lexprience au corps dautrui. Dans un premier
moment de la donation particuliredautrui, le moi est dabord dtermin seulement
comme agissant dans le corps. []. Cest lapprhension des membres comme mains qui
touchent ou qui poussent, comme jambes qui marchent, comme yeux qui voient, etc. 29.
partir de la propre activit de ma chair, je peux donner sens aux diffrentes parties du corps
dautrui comme chair et envisager ainsi, par exemple, sa main comme main qui touche. De
la sorte, c'est partir de l'exprience que l'egoa de sa chair que l'altrit de l'autre se donne
comprendre. L'egotransfre le sens de cette exprience chez l'autre. Un sens est donn autrui par un transfert qui prend sa source en moi. Cest par un processus de ressemblance
avec moi-mme comme chair et corps quautrui va prendre sens. On a donc ici une
dmarche qui va de l'egovers l'alterego30.
Quant la sphre psychique suprieure dautrui, et cest le second moment de la
donation elle est donne de manire mdiate par lintropathie (Einfhlung).
Lapprsentation du psychisme se fait de manire analogue celle de la chair. Les
contenus dtermins de la sphre psychique suprieure [] nous sont suggrs, indiqus,
eux aussi, par le corps et par le comportement de lorganisme dans le monde extrieur, par
exemple, comportement extrieur du courrouc, du joyeux, etc. Ils me sont
comprhensibles partir de mon propre comportement dans des circonstances
analogues 31 . Cest donc effectivement partir de moi, partir de mes propres
comportements que, par ressemblance, je vais donner sens non pas seulement aux
comportements dautrui que son corps me donne voir, mais que je vais le constituer
comme une autre subjectivit, capable, tout comme moi, de rgner sur son corps.
Lautre ne se donne [donc] pas de manire frontale : on ny accde que par un
28N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 133.29E. Husserl,Mditations cartsiennes, 54, p. 194.30Mais, ainsi que nous lavons vu, linverse, le caractre corporel passe de lalter ego lego. En effet, lalterego, qui ntait tout dabord que corps, donne apercevoir [le caractre corporel] l egoqui, tantimmdiatement chair, ne stait pas tout dabord aperu comme corps (N. Depraz, Transcendance etincarnation, p. 143).31E. Husserl,Mditations cartsiennes, 54, p. 195.
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dtour 32, cest--dire par le biais dun travail de mdiation qui prend la forme dune
interprtation, dune traduction expressive. Pour Depraz, la saisie de lautre est saisie
interprtative. Ce qui se joue ici, cest donc une forme de comprhension dautrui base sur
la comprhension de moi-mme en tant quegorgnant sur son corps.
Il convient par ailleurs de prciser que Husserl reconnat que tout comme autrui est
un alteregopour moi, je suis un alter egopour legoquest autrui: de mme que son
organisme corporel se trouve dans mon champ de perception, de mme le mien se trouve
dans son champ lui et, gnralement, il mapprhende tout aussi immdiatement comme
autre pour lui que moi je lapprhende comme autre pour moi33. Ce qui se fait jour
ici, cest une forme de rciprocit entre autrui et moi. Tout comme je fais lexprience
dautrui, ce dernier fait lexprience de moi-mme.
Il nen demeure cependant pas moins que le fait quautrui soit toujours appr sentplutt que seulement prsent (comme les choses) entrane une dissymtrie. En effet, au
contraire de ma propre chair qui mest donne immdiatement de faon originaire, les
vcus dautrui ne me seront jamais donns de faon originaire. Je ne pourraisjamais vivre
les vcus dautrui. Cest ici o, dans une certaine mesure, la constitution dautrui, au sens
strict du terme, choue. En effet, ses vcus psychiques me seront toujours donns de faon
mdiate et jamais dans une intuition originaire.
Finalement, on peut dire que, pour Husserl, l'autre est reconnu partir de moi comme
autre que moi. L'autre n'est donc jamais absolument autre. Il est plutt entendre par
rapport au mme. Il est l'autre du mme. Dans les mots de Husserl, cela sentend ainsi :
au point de vue phnomnologique, lautre est une modification de mon moi 34 .
Limpossibilit de rendre compte dautrui en tant quautre est donc chercher, dans la
phnomnologie husserlienne, dans la drivation de laltrit partir de lego. La position
dun sujet constituant prsente ici une limite. Une deuxime limite qui dcoule dailleurs
de la premiretient au mode du rapport entre legoet lalterego. La relation autrui telle
que pense par Husserl est entendre dans un rapport de connaissance. Mais quest-ce
quune telle vise de connaissance nous donne finalement voir dautrui ? Est-ce sous ce
32N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 153.33E. Husserl, Mditations cartsiennes, 56, p. 210. galement : le sens dune communaut des hommes[] implique une existence rciproque de lun pour lautre. Cela entrane une assimilation objectivante qui
place mon tre et celui de tous les autres sur le mme plan (p. 209-210).34E. Husserl,Mditations cartsiennes, 52, p. 187.
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mode gnosologique quautrui se donne de faon authentique ? Comme Gadamer le
laisse entendre, il est clair, en tout cas, que Husserl, subissant la pression de motifs
inspirs de la thorie de la science, a insist sur le fait que lautre ne pouvait dabord tre
donn que comme objet de perception, et non dans toute sa vitalit, dans sa donation
charnelle. [] Dans la relation dune vie lautre, la donation sensible dun objet de
perception est une construction bien secondaire 35 . Laltrit dautrui se donne-t-elle
dabord et primairement voir partir dune vise de connaissance ? Une telle vise laisse-
t-elle apparatre lessentiel ou ne la-t-elle pas toujours dj occult ? Une telle vise
permet-elle de faire rellement droit autrui ? Lui laisse-t-elle la possibilit de se donner tel
quil est? Est-ce que le primat que Husserl reconnat lego transcendantal36nempche
pas, ds le dpart, de rendre compte dautrui dune faon qui lui rende justice? Est-ce que
dans lexprience rflexive qui est celle de lego transcendantal, autrui peut vritablementprendre place en tant quautre?
Dans cette veine, la principale critique que Ricur va porter lencontre de Husserl,
des annes 1950 jusqu Soi-mme comme un autreetParcours de la reconnaissance, est
celle du primat de lego.
2.2. Critiques de Ricur
2.2.1. Premires critiques
La conception husserlienne de lintersubjectivit fait lobjet de critiques de la part de
Ricur ds les annes 1950. En 1954 plus particulirement, Ricur publie une tude sur les
Mditations cartsiennes de Husserl. Il y reprend, pas pas, les cinq mditations et
consacre mme un texte entier la cinquime mditation. Il montre en particulier que ds
lors que lon sen tient lattitude naturelle dans laquelle le moi nest pas thmatis, nest
pas port la rflexion philosophique, il rgne une forme de rciprocit entre les hommes.
La question dautrui ne se pose pas, chacun interagissant avec les autres. [I]l ny a ni moi
35H.-G. Gadamer, Subjectivit et intersubjectivit, sujet et personne , p. 124.36 Par consquent, en fait, lexistence naturelle du monde du monde dont je puis parler prsuppose,comme une existence de soi antrieure, celle de lego pur et de ses cogitationes. Le domaine dexistencenaturelle na donc quune autorit de second ordre et prsuppose toujours le domaine transcendantal (E. Husserl,Mditations cartsiennes, 8, p. 47).
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ni autrui; il y a des hommes rels 37, crit Ricur. En revanche, [a]vec le surgissement
du questionnement philosophique, surgit concurremment un sujet qui oriente le champ
entier de lexprience; dsormais le monde devient monde-pour-moi; mais avec cette
rorientation du monde comme sens pour moi, une dissymtrie survient galement dans le
champ de lexprience : il y a moi et il y a lautre38. Dans cette attitude rflexive, la
question dautrui se pose et elle se pose partir de moi. Il sagit en effet de montrer
comment le sens moi [] se communique ces autres et me permet de dire que ces
autres l-bas sont aussi des moi 39. Ils ne sont cependant tels quen un sens driv dans la
mesure o le sens moi se constitue dabord en moi. Mais comment autrui peut-il tre
autre que moi tout en prenant sens en moi, partir de ce qui mest le plus propre ? Voil ce
qui pose problme pour Ricur. Plus prcisment, Husserl chouerait faire tenir ensemble
deux exigences incompatibles. Il chouerait rendre justice cette double nigme de lasubjectivit trangre ET semblable ainsi que Ricur lcrit dans larticle de 1954
intitul Sympathie et respect 40. En effet,
dun ct, pour rester fidle lidalisme qui a prsid la rduction et laconstitution de la chose, [Husserl] veut montrer comment autrui est un sens qui se constitue dans la sphre dappartenance, dans ce qui mest le pluspropre. []. Dun autre ct, en mme temps que Husserl constitue autrui enmoi selon lexigence idaliste de la mthode, il entend respecter le sens quisattache la prsence dautrui, comme un autre que moi, comme un autre moi,qui a son monde, qui me peroit, sadresse moi et noue avec moi des relationsdintersubjectivit do sortent un unique monde de la science et de multiplesmondes de culture.
Bref, comment, demande finalement Ricur, faire tenir ensemble lasymtrie exige par
lidalisme transcendantal et la rciprocit exige par le ralisme sociologique ? Une
attitude pratique plutt que thortique ne rendrait-elle pas mieux compte de laltrit
dautrui?
En ce sens, dans Sympathie et respect , Ricur proposera de dpasser la
conception husserlienne en allant chercher du ct de laffectivit louverture sur le
37 P. Ricur, Edmund Husserl. La cinquime Mditation cartsienne dans lcole de laphnomnologie, p. 23.38Idem.39Idem.40P. Ricur, Sympathie et respect dans lcole de la phnomnologie, p. 334.
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monde des personnes 41. Il fera plus particulirement appel au concept de sympathie tel
que dvelopp par Max Scheler dans Nature et Formes de la Sympathie. Cependant, selon
Ricur, la sympathie tel que la conoit Scheler ne serait finalement pas mme de rendre
compte de la distance phnomnologique inhrente la relation autrui. Cest pourquoi,
dans un ultime mouvement, Ricur va se tourner vers le respect kantien. En effet, [l]e
respect [] opre la justification critique de la sympathie; il travaille comme un
discriminant au sein de la confusion affective inhrente la sympathie; cest le respect qui,
sans cesse, arrache la sympathie sa tendance romantique, soit se perdre en autrui, soit
absorber autrui en soi 42.
2.2.2.La critique de la conception husserlienne de lintersubjectivit dans Soi-mme comme un autre
Dans Soi-mme comme un autre, Ricur ne reprend pas explicitement la critique de
Sympathie et respect lissue de laquelle il exprimait sa dception quant la capacit
de la phnomnologie rpondre lnigme dautrui43. Certes, il montre la limite de la
phnomnologie ds lors quil sagit de rendre compte de la relation autrui, mais il en
reconnat galement lintrt. Il ne rejette plus totalement lapport de la phnomnologie
quant la question de lintersubjectivit. Il montre mme que la notion dapprsentation
combine [] de faon uniquesimilitudeet dissymtrie 44. Similitude, tout dabord, dans la
mesure o autrui est mon alter ego, cest--dire un autre ego. L est le sens de la saisie
analogisante. Nous lavons vu, cest en vertu dune ressemblance entre ma propre chair et
la chair dautrui apprsente par son corps que lautre peut tre reconnu comme un autre
ego. Cest en vertu de cette ressemblance que je transfre le sens de chair qui mest propre
au corps dautrui. Cependant, nous avons dit galement que les vcus dautrui se donnent
de faon mdiate et non originaire. Je ne pourrais jamais faire lexprience des vcus
dautrui de la mme faon que je fais lexprience de ma propre chair. Que le mode de
41Ibid., p. 340.42Ibid., p. 349.43 Pourquoi parler de dception propos de la phnomnologie dautrui? Parce quelle est une promesse quine pouvait tre tenue (Ibid., p. 334).44SA, p. 386, nous soulignons. Lecture que fait galement Natalie Depraz quand elle crit quapprhenderlexprience dautrui en termes dalteregoinvite suivre, en legoqualifi dalter, le fil de la proximit et dela ressemblance des deux egoplus que de leur tranget lun au regard de lautre. Mais lutilisation deladjectif Fremdporte insister sur la dimension dloignement. Lautre est donc la fois le proche et lelointain, le familier et ltranger (N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 125).
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donation dautrui soit lapprsentation plutt que la prsentation traduit ainsi une
dissymtrieentre legoet lalterego. Lalteregoest un autre egoqui, comme moi, rgne
sur son corps, mais il nest pas moi. ce propos, Depraz crit que
la position de Husserl est constante dans son refus de comprendre lautre sur le
mode dun simple ddoublement par rapport moi. [] Lautre nest pas unerduplication littrale de moi-mme, selon un mode reproductif qui estrptition sans diffrence ni spcificit propres. [] Lautre a tout autant quemoi-mme une sphre du propre caractrise par sa charnellit propre. Sadfinition positive rside dans le fait davoir la chair en propre: il na pas lachair comme une proprit qui lui serait extrieure, il a une conduite charnellesans tre pour autant la seule chair. Bref, il a la chair en propre sans treproprement la seule chair45.
Cest bien galement ce que Ricur entend par dissymtrie: [l]assimilation dun terme
lautre, que parat impliquer la saisie analogisante, doit tre corrige par lide dune
dissymtrie fondamentale, lie lcart quon a dit plus haut entre apprsentation et
prsentation originaire; jamais lappariement ne fera franchir la barrire qui spare
lapprsentation de lintuition46.
Alors que dans Sympathie et respect , Ricur rejette clairement la position
husserlienne au profit dune dialectique du sentiment et du respect, dans Soi-mme comme
un autre, il en reconnat certes les limites, mais galement la grandeur. Ricur ne
disqualifie plus totalement la conception husserlienne, mais il la remet plutt ce quil
considre tre sa place, savoir que lapprsentation ne vaut que dans les limites dun
transfert de sens 47. Elle a priorit, mais uniquement dans la sphre gnosologique. L o
la dcouverte de Husserl est ineffaable 48 , crit-il, cest quelle permet de rendre
compte de la similitude entre moi et autrui. Similitude qui est fonde sur le corps propre.
Cest en effet parce que je reconnais que lautre est chair comme moi, comme ce qui me
caractrise en propre, que je peux le dire mon semblable. Or, pour Ricur, il est essentiel
de commencer par reconnatre quautrui est mon semblable dans la mesure o [s]i je ne
suis pas constitu responsable de mon dire, sujet dnonciation, sujet responsable, capablede tenir mes promesses, etc., je ne pourrais pas comprendre ce que lautre exige et requiert
de moi, pour la simple raison que je ne peux comprendre lide mme de lautre que
45N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 148-149.46SA, p. 386.47Idem.48Idem.
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comme un autre moi, un alter ego. Cest--dire quil faut que je puisse transfrer le signe
egosur la deuxime personne pour quelle soit une personne49. Nous y reviendrons pour
nous demander entre autres comment Ricur passe de lego husserlien sa propre
conception du soi et pour prendre la mesure de cet aspect de la conception ricurienne de
laltrit.
Pour Ricur, il convient, par ailleurs, de reconnatre les limites de la conception
husserlienne. Nous lavons dit, pour lui,elle ne vaut que dans les limites dun transfert de
sens : le sens egoest transfr un autre corps qui, en tant que chair, revt lui aussi le sens
ego 50. Tant que lon maintient la conception husserlienne dans le domaine qui est le sien
le domaine gnosologique elle a quelque chose nous dire et quelque chose qui est,
nous le verrons, essentiel aux yeux de Ricur : en effet, elle confre une signification
spcifique [ laltrit], savoir que lautre nest pas condamn rester un tranger, maispeut devenir mon semblable 51. Mais, ce faisant, Husserl ne rendrait compte que dune
dimension du problme : il nous permet certes dclairer le mouvement qui va de legovers
lalterego, mais non le mouvement qui va dautrui vers le soi. Ce mouvement dautrui vers
le soi est en revanche celui de lthique levinassienne.
3. La conception levinassienne ou la priorit donne autrui
La seule valeur absolue cest la possibilit humainede donner sur soi une priorit lautre52
3.1. La relation autrui comme relation thique
Si, chez Husserl, autrui est une drivation de lego, chez Levinas, linverse, cest
autrui qui institue le sujet comme soi. Que la philosophie levinassienne mette laccent sur
autrui est chose bien connue. De prime abord, Levinas apparat comme le penseur de
laltrit. Autrui: le visage, laltrit absolue. Pourtant la philosophie levinassienne est
aussi, et surtout, aurions-nous envie dcrire, une pense de la subjectivit . Dans la
prface de Totalit et infini, par exemple, Levinas prsente louvrage comme une dfense
49D. Banon (dir.),Emmanuel Levinas. Philosophe et pdagogue, p. 13.50SA, p. 386.51Idem.52E. Levinas,Entre nous. Essais sur le penser--lautre, p. 119. (Dsormais abrg EN).
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de la subjectivit 53et dans Autrement qutre ou au-del de lessence, il crit qu[i]l
sagit [l] de penser la possibilit dun arrachement lessence. [] Lessence prtend
recouvrir et recouvrer toute ex-ceptionla ngativit, la nantisation et dj depuis Platon,
le non-tre qui dans un certain sens est. Il faudra ds lors montrer que lex -ception de
lautre que ltre par-del le ne-pas-tresignifie la subjectivit ou lhumanit, le soi-
mme qui repousse les annexions de lessence54. Dfense de la subjectivit, certes. Mais
pense autrement. La subjectivit ne se donne plus dans le retour sur soi, tradition rflexive
initie par Descartes et qui culmine avec Husserl. Plutt, cest autrui qui fait advenir le soi
lui-mme. Inversion. Le mouvement nen est plus un de soi soi qui, ultimement, se
projette vers lautre. Le mouvement part plutt dautrui, mais dautrui qui ne se comprend
plus par son rapport au soi. Levinas refuse, en effet, de penser lautre par rapport au soi.
Lautre nest pas un non-moi, un autre moi. Lautre nest pas le ngatif du mme. Non. Sonaltrit est irrductible. Absolue. Le point de dpart de Levinas nest donc plus le soi, mais
lautre, autrui. Priorit accorde autrui qui fait chuter le sujet, tel que conu par la
tradition rflexive, de son pidestal. La rencontre avec autrui brise le schme dun sujet qui
se suffit lui-mme pour se poser, se trouver et exister, pour persvrer comme sujet. En
quoi cette rencontre dautrui dsaronne-t-elle donc le sujet?
3.1.1. La manifestation dautrui: apparition c. expression
Si la rencontre dautrui se produit sur le mode du bouleversement du sujet, cest
quautrui napparat pas. Autrui ne se livre pas la vise signifiante de lego. En effet, il
nest pas un phnomne se manifestant parmi les phnomnes du monde. Lentre dautrui
nest pas de lordre de la manifestation. Il sannonce plutt comme visage, autre faon de
dire quil fait sens avant toute donation de sens, avant toute Sinngebung. Le visage a un
sens partir de lui-mme. Il signifie par lui-mme. Il est lauto-signifiance mme. Ce que le
terme de visage traduit, ce quoi il fait rfrence, ce nest pas la signification culturelle,
mondaine dautrui, dont Levinas nous dit quelle se comprend comme une hermneutique,
le contexte permettant de lclairer. Non. [A]utrui, dans la rectitude de son visage, nest
pas un personnage dans un contexte. Dordinaire, on est un personnage: on est
53E. Levinas, Totalit et infini. Essai sur lextriorit, p. 11. (Dsormais abrg TI).54E. Levinas,Autrement qutre ou au-del de lessence, p. 21. (Dsormais abrg AE).
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professeur la Sorbonne, vice-prsident du Conseil dtat, fils dUn tel, tout ce qui est dans
le passeport, la manire de se vtir, de se prsenter. Et toute signification, au sens habituel
du terme, est relative un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation
autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens lui tout seul 55. Autrui est par lui-mme et
ne se rfre aucun systme, aucune totalit.
Le visage chappe lintentionnalit et par l mme la connaissance que lon peut
avoir de lui. Il ne laisse pas lintentionnalit le temps de se mettre en marche. Il surprend
la conscience, conscience thmatisante, conscience constituante. Comment ? En
sexprimant. Le visage a un sens [] partir de lui-mme, et cest cela lexpression. Le
visage, cest la prsentation de ltant, comme tant, sa prsentation personnelle56. Le
mode de manifestation dautrui nest pas lapparatre ou la donation mais lexpression. Le
visage est expression et il sexprime avant que la conscience mme nait pu le viser. Direque le visage sexprime, cest dire quil se montre partir de lui-mme et non pas partir
dun autre qui lui donnerait sens. En effet, [l]expression ne consiste pas [] prsenter
une conscience contemplative un signe que cette conscience interprte en remontant au
signifi. Ce qui est exprim, ce nest pas une pense qui anime autrui, cest aussi autrui
prsent dans cette pense 57, autrui qui se prsente en personne. Le visage, en tant que
signifiant qui met le signe, se prsente directement. Il nest pas ce qui est signifi par le
signe58. Le signe nest pas le porteur de lintriorit dautrui quil donnerait alors voir.
La manifestation du , o ltre nous concerne sans se drober et sansse trahirconsiste pour lui, non point tre dvoil, non point se dcouvrirau regard qui le prendrait pour thme dinterprtation et qui aurait une positionabsolue dominant lobjet. La manifestation consiste pour ltre sedire nous, indpendamment de toute position que nous aurions prise songard, sexprimer. L, contrairement toutes les conditions de la visibilitdobjets, ltre ne se place pas dans la lumire dun autre mais se prsente lui -mme dans la manifestation qui doit seulement lannoncer, il est prsent commedirigeant cette manifestation mme59.
55E. Levinas,thique et infini, p. 80-81. Et encore : Ne pas tre autochtone, tre arrach [] la culture, la loi, lhorizon, au contexte [] ce nest pas revtir un certain nombre dattributs susceptibles de figurerdans un passeport, cest venir de face, se manifester en dfaisant la manifestation. Tel est le visage(E. Levinas,En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, p. 322).56E. Levinas,Libert et commandement, p. 49.57Idem.58 Lexpression ne manifeste pas [] la prsence de ltre en remontant du signe au signifi. Elle prsente lesignifiant. Le signifiant, celui qui donne signenest pas signifi (TI, p. 198)59 TI, p. 60-61. Et encore : Lessence originelle de lexpression et du discours ne rside pas danslinformation quils fourniraient sur un monde intrieur et cach. Dans lexpression, un tre se prsente lui -
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Sexprimer, ou se prsenter en personne, ce nest donc pas se manifester comme
phnomne, cest--dire comme un tre qui se manifeste prcisment en tant absent de
sa manifestation 60et qui nayant donc pas son assistance doit tre clair, compris par le
contexte, par le systme dans lequel il sintgre61. Le phnomne est, en effet, ce qui est
compris en tant que ceci ou cela62et non pas partir de lui-mme63. Or, dans lexpression,
cest--dire dans la parole puisque sexprimer, cest parler , il en va tout autrement. En
effet, [l]a parole, nous dit Levinas, consiste pour autrui porter secours au signe mis,
assister sa propre manifestation par signes, remdier lquivoque par cette
assistance 64. Autrui napparat donc pas comme celui qui est voir, mais il se donne
plutt entendre. Dans le langage, autrui est immdiatement prsent sans dtour aucun par
le signifi. [D]ans le langage saccomplit lafflux ininterrompu dune prsence 65. Il faut
cependant sentendre sur ce quest, pour Levinas, le langage ou la parole .
mme. Ltre qui se manifeste assiste sa propre manifestation et par consquent en appelle moi. Cetteassistance nest pas le neutre dune image, mais une sollicitation qui me concerne de sa misre et de sahauteur. Parler moi cest surmonter tout moment ce quil y a de ncessairement plastique dans lamanifestation. Se manifester comme visage, cest simposer par-del la forme, manifeste et purement
phnomnale, se prsenter dune faon, irrductible la manifestation, comme la droiture mme du face face, sans intermdiaire daucune image dans sa nudit, cest--dire dans sa misre et dans sa faim (TI,
p. 218). DansEn dcouvrant lexistence avec Husserl et Heideggergalement : Le visage se prsente danssa nudit, il nest pas une forme reclant mais par l mme indiquant un fond, un phnomne cachant mais par l mme trahissant une chose en soi. Sinon le visage se confondrait avec un masque qui le
prsuppose. Si signifier quivalait indiquer, le visage serait insignifiant. [...] Il procde de l'absolumentAbsent. Mais sa relation avec l'absolument Absent dont il vient, n'indique pas, ne rvle pas cet absent; et
pourtant l'Absent a une signification dans le visage. Mais cette signifiance n'est pas pour l'Absent une faonde se donner en creux dans la prsence du visagece qui nous ramnerait encore un mode de dvoilement.[...]. Le visage est prcisment l'unique ouverture o la signifiance du Transcendant n'annule pas latranscendance pour la faire entrer dans un ordre immanent, mais o, au contraire, la transcendance semaintient comme transcendance toujours rvolue du transcendant (p. 276).60TI, p. 193.61On notera par ailleurs que, pour Levinas, lexpression ne soppose pas tant lapparatre du phnomne,mais lui est plutt antrieure. Elle en est la condition de possibilit. Levinas parle ainsi du langage, source
de toute signification (TI, p. 293).62Ce en tant que traduit la distance implique par lintentionnalit, par la conscience de... . La proximit,telle que pense par Levinas, est justement linversion de cette distance. Elle est immdiatet.63 Lintentionnalit est pense et entendement, prtention, le fait de nommer lidentique, de proclamerquelque chose en tant que quelque chose (E. Levinas,En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger,
p. 306). Et encore : La conscience confre un sens, non pas en hypostasiant limmanent donn, mais enprenant le donn pour ceci ou pour cela, quil soit immanent ou transcendant. Prendre conscience, cestprendre pour (Ibid., p. 308).64TI, p. 91-92.65TI, p. 99.
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3.1.2. Expression et langage chez Levinas
3.1.2.1. Lopposition Heidegger
Pour saisir la conception levinassienne du langage, il nest pas inutile de remonter
ce quoi elle soppose. Et sur ce point en particulier, cest avec Heidegger que Levinas est
en opposition. On le sait, dans tre et temps, l'enjeu, pour Heidegger, est d'accder au sens
de l'tre. Or, ltant qui permet de remonter au sens de ltre en gnral est le Dasein. Il est
en effet le seul tant qui est ouvert ltre dans la mesure o il se questionne sur ce quil
est. Cependant, quand le Daseinessaie de se comprendre lui-mme, il le fait comme avec
les tants quil nest pas: il essaye de sinterprter comme sil tait un tant parmi les
autres tants du monde. Une tendance au recouvrement est donc inscrite dans le mode
dtrepropre duDasein. Cest pourquoi va savrer ncessaire un travail dinterprtation duDaseindans la faon quil a de se montrer en lui-mme et partir de lui-mme, cest--dire
dans la quotidiennet, afin de dcouvrir sa structure ontologique. Ainsi, pour Heidegger, ce
qui va devoir tre mis en lumire, cest ce qui ne se montre pas, ce qui se trouve cach par
rapport ce qui apparat, mais qui en mme temps est au fondement de cet apparatre.
Or la mthode qui permet de mettre au jour, de faire apparatre, est la
phnomnologie. Il convient cependant de sentendre sur ce que Heidegger entend par
phnomnologie66. tymologiquement, le terme phnomnologie est construit partir
des termes grecs , cest--dire ce qui se montre en soi-mme, partir de soi-
mme, et (du verbe ) que lon traduit gnralement par raison, jugement,
concept, dfinition, fondement, rapport ou encore nonc67. Pour Heidegger, cependant,
ce ne sont l que des sens drivs. Pour lui, en effet, le logos est ce qui a la fonction de
rendre manifeste ce dont il est parl dans le discours. Le logos fait voir ce sur quoi porte la
parole.Le discours, ou plus exactement le logos, a dabord et avant tout une fonction de
manifestation de ltre et en tout cas point primairement [de] jugement tant que lon
entend par l une liaison ou une prise de position (acquiescement refus) 68.
en tant que discours, crit-il, signifie bien plutt [] rendre manifeste ce dont il est parl
(il est question) dans le discours. [] Le fait voir () quelque chose,
66Cf. M. Heidegger,tre et temps, 7.67Ibid., p. 45.68Idem.
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savoir ce sur quoi porte la parole []. Le parler fait voir partir de cela mme
dont il est parl 69. Heidegger traduira ainsi par faire voir partir de soi-mme
et la phnomnologie consistera faire voir un phnomne tel quil se montre partir de
lui-mme, cest--dire faire voir partir de lui-mme ce qui se montre tel quil se
montre partir de lui-mme 70.
Mais quest-ce donc que la phnomnologie doit faire voir ?
Manifestement ce qui, de prime abord, et le plus souvent, ne se montrejustementpas, ce qui, par rapport ce qui se montre de prime abord et le plussouvent, est en retrait, mais qui en mme temps appartient essentiellement, enlui procurant sens et fondement, ce qui se montre de prime abord et le plussouvent. [] Mais ce qui en un sens privilgi demeure retir, ou bien retombedans le recouvrement, ou bien ne se montre que de manire dissimule, cenest point tel ou tel tant, mais, ainsi que lont montr nos considrationsinitiales, ltrede ltant71.
Cest donc ltrequi va devenir le phnomne de la phnomnologie. Mais, nous lavons
dit, ltre se montre sous le mode du recouvrement, il est cach, voil. Du fait de son
essence mme, ltre se montre constamment sous le mode du recouvrement, sous le mode
de la dissimulation. Il sagit de dcrire la manifestation de ltre, mais comme ltre se
montre en se cachant, un travail hermneutique est donc ncessaire. Ltre ne se donna nt
qu travers le Dasein, il va donc tre ncessaire dinterprter le Daseinen vue daccder
au sens de ltre en gnral. Ce que la phnomnologie devra faire voir, c'est quelque chose
qui se montre mais qui se montre sous le mode de la dissimulation, du recouvrement, c'est
pour cela que la phnomnologie deviendra hermneutique. La phnomnologie consiste
faire voir quelque chose partir de soi-mme, mais comme cet tre quil sagit de faire voir
partir de lui-mme se montre en se cachant, quil ne se donne pas dans lvidence, un
travail dexplicitation va savrer ncessaire. Do le recours lhermneutique afin de
faire voir ltre tel quil se montre travers ltant quest le Daseinet partir de la faon
dont il se dissimule. Cest notamment cette conception que Levinas oppose le concept
dexpression .
69Idem.70M. Heidegger,tre et temps, p. 46.71Ibid., p. 47.
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3.1.2.2. Le Dire et le Dit
Cest surtout dans Autrement qutre ou au-del de lessenceque Levinas prcisera
les notions d expression et de langage en tablissant la distinction entre le Dire
et le Dit , mais la signification du langage pointe dj dans Totalit et infini quandLevinas voque la parole dgage de son paisseur de produit linguistique 72. Levinas
distingue, en effet, dans Totalit et infini, la parole pure que lon peut rapprocher du
Dire, de la parole activit qui renvoie davantage au Dit73. La parole entendue comme
activit fait rfrence par exemple la faon darticuler, au style, bref, ce qui soffre
linterprtation, mais elle nest pas pure prsence, prsence immdiate. En effet, [d]e ma
parole-activit, je mabsente comme je manque tous mes produits 74. La parole activit
signifie plutt la manire dune uvre, sachant que pour Levinas,
[p]ar les uvres seulement le moi narrive pas au-dehors ; sen retire ou sycongle comme sil nen appelait pas autrui et ne lui rpondait pas, maischerchait dans son activit le confort, lintimit et le sommeil. Les lignes desens que lactivit trace dans la matire, se chargent aussitt dquivoques,comme si laction, en poursuivant son dessein, tait sans gards pourlextriorit, sans attention. []. Louvrier ne tient pas en main tous les fils desa propre action. [] Si ses uvres dlivrent des signes, ils sont dchiffrersans son secours. Sil participe ce dchiffrement, il parle75.
La parole pure, elle, est plutt appel. Elle sollicite autrui plutt que de simplement le
laisser tre 76. Elle en fait mon interlocuteur77. En effet, la premire parole, celle
dautrui Tu ne commettras pas de meurtre , le soi ne peut que rpondre, rpondre par
72Ibid., p. 192.73Ibid., p. 199.74Idem.75Ibid., p. 191.76Cf. TI, p. 212. Le terme de laisser tre renvoie ici Heidegger. Nous aurons loccasion dy revenir plusloin pour en expliquer la teneur et montrer en quoi Levinas est en oppositiontotaleavec le laisser tre heideggerien.77 Cf., par exemple, TI, p. 212-213. Et encore, presque dix ans avant Totalit et infini, dans thique etesprit , texte de 1952 : Parler, cest en mme temps que connatre autrui se faire connatre lui. Autruinest pas seulement connu, il est salu. Il nest pas seulement nomm, mais aussi invoqu. Pour le dire en
termes de grammaire, autrui napparat pas au nominatif, mais au vocatif. Je ne pense pas seulement ce quilest pour moi, mais aussi et la fois, et mme avant, je suis pour lui. En lui appliquant un concept, enlappelant ceci ou cela, dj jen appelle lui. Je ne connais pas seulement mais suis en socit. Ce commerceque la parole implique est prcisment laction sans violence : lagent, au moment mme de son action, arenonc toute domination, toute souverainet, sexpose dj laction dautrui, dans lattente de larponse. Parler et couter ne font quun, ils ne se succdent pas. Parler institue ainsi le rapport moral dgalitet par consquent reconnat la justice. Mme quand on parle un esclave, on parle un gal. Ce que lon dit,le contenu communiqu nest possible que grce ce rapport de face --face o autrui compte commeinterlocuteur avant mme dtre connu. On regarde un regard. Regarder un regard, cest regarder ce qui nesabandonne pas, ne se livre pas, mais qui vous vise: cest regarder le visage (p. 22).
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sa responsabilit pour autrui. Le sens du visage rside dans cet appel ne pas tuer, ne pas
le tuer. Le sens du visage est lexigence thique78. Nous y reviendrons.
Dans Autrement qutre, cette distinction devient centrale. Il ne faut cependant pas
opposer trop vite Dit et Dire, mais plutt distinguer, dune part, un Dire qui est encore
corrlatif du Dit, soit un Dire absorb dans le Dit et, dautre part, unDire pur qui se trouve
en de de la corrlation Dire/Dit. Le mouvement dAutrement qutre est celui dune
remonte ce Dire pur, soit un Dire sans Dit. Il va sagir de montrer la signification
propre duDireen de de la thmatisation du Dit 79. Il sagit de remonter ce Dire pur
partir duquel seulement le Dit peut ensuite se dire, partir duquel la signification du Dit
pourra sinterprter80. Pour Levinas, en effet, la signification du Dire va au-del du Dit :
ce nest pas lontologie qui suscite le sujet parlant. Et cest, au contraire, la signifiance du
Dire allant au-del de lessence rassemble dans le Dit qui pourra justifier lexposition deltre ou lontologie81.
Le Dire corrlatif du Dit, absorb en lui est celui de lidentification, de la
connaissance82. Le mot identifie ceci en tant que ceci, nonce lidalit du mme dans
le divers. Identification qui est prestation de sens : ceci en tant que cela. [] Le Dit nest
pas simplement signe ou expression dun sens : il proclame et consacre ceci en tant que
cela 83. Comme le prcise Fron, [i]dentifier ceci en tant que cela, cest tendre une
intentionnalit dj linguistique qui donne un sens quelque chose en lui donnant un
nom 84. Lintentionnalit, crit Levinas, est pense et entendement, prtention, le fait de
nommerlidentique, de proclamer quelque chose en tant que quelque chose 85. Le Dire a
alors pour fonction de confrer le sens idal de ltre, de proclamer lidentit du multiple86.
78 Exigence thique et non ncessit ontologique, bien entendu (cf. entre autres thique et infini, p. 81).Linterdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible.79AE, p. 74.80Ibid., p. 77.81Ibid., p. 66.82 Le Dire tendu vers le Dit et sabsorbant en lui, corrlatif du Dit, nomme un tant, dans la lumire ou larsonance du temps vcu qui laisse apparatre le phnomne, lumire et rsonance qui peuvent, leur tour,sidentifier dans un autre Dit (Ibid., p. 65).83Ibid., 62.84 E. Fron, thique, langage et ontologie chez Emmanuel Levinas , p. 67. Cf. galement Levinas, Langage et proximit dansEn dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, p. 304-305.85E. Levinas, Langage et proximit dansEn dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, p. 306.86 La prsence la conscience, cest le fait que ceci qui se dessine dans lexprience est dj prtendu ouentendu ou identifi, donc pens comme ceci ou comme cela et comme prsent : cest--dire prcisment
pens (Ibid., p. 305).
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Cest par ou grce ce Meinen87que ce qui apparat peut avoir une signification. Mais ce
qui apparat, ne peut apparatre en dehors de la signification. Lapparoir du phnomne, ne
se spare pas de son signifier, lequel renvoie lintention proclamatoire, kerygmatique de
la pense. Tout phnomne est discours ou fragment dun discours88. Autrement dit, tout
Dire est Dit et sabsorbe dans ce Dit89. Le langage prend ainsi sa place dans la pense ds
le premier geste de lidentification, ds laura de lidalit qui entoure la pense comme
pense 90.
Mais le Dire ne peut tre rduit au rapport quil entretient avec le Dit. Il signifie en
effet lautre dune signification distinguer de celle que portent les mots dans le Dit 91.
On demandera ainsi avec Levinas :
Que signifie le Dire avant de signifier un Dit ? Peut-on tenter de montrer lenud dune intrigue qui ne se rduit pas la phnomnologie cest--dire lathmatisation du Dit et qui, pour ce qui concerne le Dire, ne se rduit pas ladescription de sa fonction consistant rester en corrlation avec le Dit, thmatiser le Dit et ouvrir ltre lui-mme, suscitant lapparatre et, ds lors,dans le thme, suscitant des noms et des verbes, oprant la mise ensemble ,la synchronisation ou la structure92?
Comme nous le dvelopperons dans les prochains chapitres, ce Dire pur est la
responsabilit pour Autrui. En ce sens, Dire, cest rpondre Autrui, rpondre lappel
dAutrui en rpondant de lui. [L]e dire, crit Levinas, cest le fait que devant le visage je
ne reste pas simplement l le contempler, je lui rponds. Le dire est une manire de saluer
autrui, mais saluer autrui, cest dj rpondre de lui93. Le Dire pur est la suprme
passivit de lexposition Autrui quest prcisment la responsabilit pour les libres
initiatives de lautre. Do inversion de lintentionnalit qui, elle, conserve toujours
87Meinenque Levinas se refuse traduire par viser dans la mesure o, ce faisant, il sestompe dans sonnonciation identificatrice (Cf. AE, p. 65, note 1). Levinas prfre ainsi le traduire par prendre pour, entendre comme ou encore prtendre ou maintenir comme (Cf. Langage et proximit dansEn dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, p. 308).88E. Levinas, Langage et proximit dansEn dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, p. 309.89 ce Dire corrlatif du Dit correspondrait la conscience comme uvre passive du temps. Conscience,certes, sans sujet ; activit passivedu temps dont aucun sujet ne saurait revendiquer linitiative, synthse
passive de ce qui se passe, mais ne dans la fluence et lcart du temps, anamnsiset retrouvailles et parconsquent identification o prennent sens idalit et universalit (E. Levinas, Langage et proximit dans En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, p. 311). Et au Dit correspondrait la consciencevisant un objet.90E. Levinas, Langage et proximit dansEn dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, p. 311.91AE, p. 78.92Idem.93E. Levinas,thique et infini, p. 82.
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devant le fait accompli assez de prsence desprit pour lassumer. Do labandon de la
subjectivit souveraine et active de la conscience de soi, indcline, comme le sujet au
nominatif de lapophansis94.
3.1.3. Autrement que savoir95
Ce qui est dj en jeu dans la distinction entre le Dire et le Dit, comme Fron le fait
particulirement bien ressortir, cest la relationentre connaissance et thiquerelation qui
reprsente le cur de notre problme. Nous navons donc pas affaire une pure distinction
entre les deux domaines.
Le statut du connatre comme Dire tendu vers le Dit, crit Fron, indique djque lintervalle entre le Dire et le Dit ne pourra tre superpos purement et
simplement une distinction entre lthique et la connaissance. La notion deDire institue au contraire un plan sur lequel connaissance et thique pourrontapparatre dans leur lien intime. [] La pense de Levinas ne dnonce pas unequelconque finitude du savoir pour dlimiter un domaine impntrable laconnaissance et dans lequel seraient exiles des significations thiques96.
Ricur, en opposant Husserl et Levinas, connaissance et thique, cristallise donc de prime
abord une opposition qui nexiste pas en tant que telle chez Levinas. Le rapport entre
connaissance et thique ne peut tre rduit, chez Levinas, cette opposition. Cest ce lien
que nous prciserons dans les prochains chapitres au fil de la discussion de Levinas avec
Ricur. Ricur va en effet soutenir la thse selon laquelle ultimement les deux positions
94AE, p. 81, nous soulignons. C. Rea claire fort judicieusement, partir de la langue juive, la diffrenceentre le logos ontologique de lapophansis ou, pour Levinas, le Dit, et le Dire. Pour le philosophe deMesskirch, ltre est toujours prsuppos dans toute proposition, au moins implicitement. La rose est belle:cest grce cet estquil est possible de parler de la beaut de la rose, de lier le sujet au prdicat. Dans lalangue juive, au contraire, se vrifie une sorte de dstructuration du Dit : [] (la rose elle belle).Dsarticulation de la forme, silence de ltre: voici les caractres du langage pr-ontologique. Il incarne leDire avant tout Dit, Dire qui, en tant quexpression dune transcendance radicale, a dj laiss tomber ltredans loubli. Loubli apparat ici co-originaire la constitution de ce Dire. Mais revenons lexpression larose elle belle : les units restent ici dlies, elles ne se laissent pas reconduire la totalit. Laltrit estradicale (C. Rea, De lontologie lthique, p. 91). Ainsi, [l]e langage de lautrement qutre, langage
thique de la responsabilit, va bien au-del de lapophansis et brise le logos de lontologie (Ibid., p. 90).95Nous reprenons le titre dun collectif consacr Levinas : E. Levinas, Autrement que savoir. Avec lestudes de Guy Petitdemange et Jacques Rolland.96E. Fron, thique, langage et ontologie chez Emmanuel Levinas , p. 68. Et encore : La distinctionentre le Dit et le Dire ne correspond pas un ddoublement du langage qui procderait du cloisonnement dedeux rgions particulires de la ralit, la connaissance et lthique (Ibid., p. 72). galement : Dfinirlthique comme parole interpellante en face du discours conceptuel, cest demble falsifier la pense deLevinas puisque cest sparer ce qui est dabord envisag dans une situation totale (Ibid., p. 73). Fronrcuse ici explicitement linterprtation qui est celle de Jean de Greef dans son article thique, rflexion ethistoire chez Levinas paru en 1969 dans leRevue Philosophique de Louvain.
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(cest--dire celle de Husserl qui se tient dans un cadre pistmologique et celle de Levinas
qui incarne la position thique) ne sont pas irrductibles, mais plutt complmentaires.
Cependant, pour Ricur, la position ontologico-pistmologique demeure premire, alors
que pour Levinas, cest linverse. Ainsi, pour Levinas, alors que [l]intentionnalit
demeure aspiration combler et remplissement, mouvement centripte dune conscience
qui concide avec soi et se recouvre et se retrouve sans vieillir et repose dans la certitude de
soi, se confirme, se double, se consolide, spaissit en substance[,] [l]e sujet dans le Dire
sapproche du prochain en sex-primant, au sens littral du terme en sexpulsant hors de
tout lieu, nhabitant plus, ne foulant plus aucun sol97. Cette citation fait apparatre ce qui
est ultimement en jeu ici, chez Levinas et Ricur: savoir Quiparle? pour reprendre une
expression la fois ricurienne 98 et levinassienne 99 . Est ici implicitement en jeu le
vritable problme du sujet 100. Me voici plutt que Je suis , le moi, pour Levinas,va se dire sur le mode de lautrement qutre, cest--dire sans que ne rsonne le verbe tre.
3.1.4. Relation thique comme proximit
Pour Levinas, la relation avec le visage nen est pas une de connaissance mais de
proximit. Plus prcisment,
[l]a proximit dautrui est prsente dans le livre [ savoirAutrement qutre ouau-del de lessence] comme le fait quautrui nest pas simplement proche demoi dans lespace, ou proche comme un parent, mais sapprocheessentiellement de moi en tant que je me sensen tant que je suisresponsablede lui. Cest une structure qui ne ressemble nullement la rela tionintentionnelle qui nous rattache, dans la connaissance, lobjet de quelqueobjet quil sagisse, ft-ce un objet humain. La proximit ne revient pas cetteintentionnalit; en particulier elle ne revient pas au fait quautrui me soitconnu101.
La proximit traduit le fait que le discours avant de faire uvre de thmatisation est
contact. La proximit de lapproche son immdiatet se distingue de la distance102
97AE, p. 83.98Cest la question laquelle Ricur sattache rpondre dans les deux premires tudes de Soi-mmecomme un autre.99AE, p. 80, note 2.100Idem.101E. Levinas,thique et infini, p. 93.102 Lintuition est vision, encore (ou dj) intentionnalit, ouverture et, par l, distance et, par l un tempsde rflexion de ce quelle vise (ft-il en original) et, par l, proclamation ou annonciation (E. Levinas, Langage et proximit dansEn dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, p. 319).
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instaure par la connaissance. Or, le lien instaur par cette faon dapprocher autrui,
Levinas le nomme thique, terme entendre en un sens pr-moral103. Nous appelons
thique, crit Levinas, une relation entre des termes o lun et lautre ne sont unis ni par
une synthse de lentendement ni par la relation de sujet objet et o cependant lun pse
ou importe ou est signifiant lautre, o ils sont lis par une intrigue que le savoir ne
saurait ni puiser ni dmler 104. Lthique indique un retournement de la subjectivit,
ouvertesurles tres [] en subjectivit qui entre encontact avec une singularit excluant
lidentification dans lidal, excluant la thmatisation et la reprsentation, avec une
singularit absolue []. Cest l le langage originel, fondement de lautre105.
3.2. La mise en question de lontologie heideggerienne: lthique est plus fondamentaleque lontologie
Il ne suffit pas de dire que Levinas cherche penser la subjectivit autrement, cest --
dire en partant non plus de legomais dautrui, du visage. Pour Levinas, le rapport lautre
homme lthique, quil nomme encore religion106 est philosophie premire en lieu et
place de lontologie. Lthique prcde lontologie. Ce point est capital dans la pense
levinassienne et il lest tout autant pour le problme qui nous occupe. Levinas ne nous
propose pas seulement une rflexion sur le rapport lautre homme, toute sa pense est
galement une critique de lontologie et plus particulirement de lontologie
heideggerienne. La philosophie occidentale concide avec le dvoilement de lAutre o
lAutre, en se manifestant comme tre, perd son altrit. La philosophie est atteinte, depuis
son enfance, dune horreur de lAutre qui demeure Autre, dune insurmontable allergie.
103 Lorientation du sujet sur lobjet sest faite proximit, lintentionnel sest fait thique (o, pour lemoment, rien de moral ne se signale) (E. Levinas, Langage et proximit dansEn dcouvrant lexistence
avec Husserl et Heidegger, p. 314).104E. Levinas, Langage et proximit dans En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, p. 314,note 1.105Ibid., p. 314. Et prcise Levinas, [c]ette relation de proximit, ce contact inconvertible en structurenotico-nomatique et o sinstalle dj toute transmission de messages [] est le langage