le français comme « langue publique commune » au québec€¦ · document généré le 29 avr....

23
Tous droits réservés © Globe, Revue internationale d’études québécoises, 2005 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 12 mars 2021 23:47 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme « langue publique commune » au Québec French as a «Common Public Language» in Quebec Leigh Oakes Américanités francophones. Ancrages médiatiques, mises en perspective historiques et comparatistes Volume 7, numéro 2, 2004 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1000865ar DOI : https://doi.org/10.7202/1000865ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Globe, Revue internationale d’études québécoises ISSN 1481-5869 (imprimé) 1923-8231 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Oakes, L. (2004). Le français comme « langue publique commune » au Québec. Globe, 7 (2), 155–176. https://doi.org/10.7202/1000865ar Résumé de l'article Non plus considéré comme appartenant seulement au groupe majoritaire canadien-français, le français est aujourd’hui promu par les autorités et par certains intellectuels québécois comme la « langue publique commune » pour tous ceux qui résident au Québec, quelle que soit leur origine ethnique. Mais peut-on vraiment « désethniciser » entièrement une langue? Et comment motiver les néo-Québécois à adopter pour leurs communications publiques une langue qui a été traditionnellement associée à l’ethnicité des Canadiens français? Telles sont les questions qui font l’objet de cet article, après un bref rappel de l’histoire du concept de « langue publique commune » tel qu’il est employé au Québec.

Upload: others

Post on 14-Oct-2020

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

Tous droits reacuteserveacutes copy Globe Revue internationale drsquoeacutetudes queacutebeacutecoises 2005 Ce document est proteacutegeacute par la loi sur le droit drsquoauteur Lrsquoutilisation desservices drsquoEacuterudit (y compris la reproduction) est assujettie agrave sa politiquedrsquoutilisation que vous pouvez consulter en lignehttpsaproposeruditorgfrusagerspolitique-dutilisation

Cet article est diffuseacute et preacuteserveacute par EacuteruditEacuterudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composeacute delrsquoUniversiteacute de Montreacuteal lrsquoUniversiteacute Laval et lrsquoUniversiteacute du Queacutebec agraveMontreacuteal Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherchehttpswwweruditorgfr

Document geacuteneacutereacute le 12 mars 2021 2347

GlobeRevue internationale drsquoeacutetudes queacutebeacutecoises

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo au QueacutebecFrench as a laquoCommon Public Languageraquo in QuebecLeigh Oakes

Ameacutericaniteacutes francophones Ancrages meacutediatiques mises enperspective historiques et comparatistesVolume 7 numeacutero 2 2004

URI httpsideruditorgiderudit1000865arDOI httpsdoiorg1072021000865ar

Aller au sommaire du numeacutero

Eacutediteur(s)Globe Revue internationale drsquoeacutetudes queacutebeacutecoises

ISSN1481-5869 (imprimeacute)1923-8231 (numeacuterique)

Deacutecouvrir la revue

Citer cet articleOakes L (2004) Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo au Queacutebec Globe 7 (2) 155ndash176 httpsdoiorg1072021000865ar

Reacutesumeacute de larticleNon plus consideacutereacute comme appartenant seulement au groupe majoritairecanadien-franccedilais le franccedilais est aujourdrsquohui promu par les autoriteacutes et parcertains intellectuels queacutebeacutecois comme la laquo langue publique commune raquo pourtous ceux qui reacutesident au Queacutebec quelle que soit leur origine ethnique Maispeut-on vraiment laquo deacutesethniciser raquo entiegraverement une langue Et commentmotiver les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter pour leurs communications publiquesune langue qui a eacuteteacute traditionnellement associeacutee agrave lrsquoethniciteacute des Canadiensfranccedilais Telles sont les questions qui font lrsquoobjet de cet article apregraves un brefrappel de lrsquohistoire du concept de laquo langue publique commune raquo tel qursquoil estemployeacute au Queacutebec

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo au Queacutebec

Leigh Oakes Queen Mary Universiteacute de Londres (Royaume-Uni)

Reacutesumeacute mdash Non plus consideacutereacute comme appartenant seulement au groupe majorishytaire canadien-franccedilais le franccedilais est aujourdhui promu par les autoriteacutes et par certains intellectuels queacutebeacutecois comme la laquo langue publique commune raquo pour tous ceux qui reacutesident au Queacutebec quelle que soit leur origine ethnique Mais peut-on vraiment laquo deacutesethniciser raquo entiegraverement une langue Et comment motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter pour leurs communications publiques une langue qui a eacuteteacute traditionnellement associeacutee agrave lethniciteacute des Canadiens franccedilais Telles sont les questions qui font lobjet de cet article apregraves un bref rappel de lhistoire du concept de laquo langue publique commune raquo tel quil est employeacute au Queacutebec

French as a laquo Common Public Language raquo in Quebec Abstract - Few political commentators in Quebec have done work on political no longer considered to belong exclusively to the French-Canadian majority French is today promoted by the authorities and certain Quebec intellectuals as the laquo common public language raquo for all those who reside in Quebec whatever their ethnic origin But it is really possible to entirely laquo de-ethnicise raquo a language And how can the neo-Quebecers be motivated to adopt for their public communicashytions a language that is traditionally associated with the ethnicity of French-Canadians These questions will be the subject of this article along with a brief

Cet article est une version abreacutegeacutee et modifieacutee de Leigh Oakes laquo French - a Language for Everyone in Queacutebec raquo Nations and Nationalism vol 10 ndeg 4 2004 p 539-558 (repris ici avec la permission de leacutediteur de Nations and Natioshynalism Journal of the Association for the Study of Ethnicity and Nationalism London School of Economics) Pour leurs commentaires sur les questions soushyleveacutees ici nous tenons agrave remercier Jane Warren Geacuterard Bouchard Claude Verreault Ceacuteline Gagnon Bill Marshall et les eacutevaluateurs anonymes de Globe ainsi que Y Arts and Humanities Research Board (AHRB) pour son soutien financier Toute traduction de langlais dans cet article est la nocirctre

Leigh Oakes laquo Le franccedilais comme langue publique commune au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 7 ndeg 2 2004

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

review of the history of the concept o falaquo common public languageraquo as it is used in Quebec

Cest officiel Le franccedilais au Queacutebec nest p lus l unique proprieacuteteacute du

groupe e thnique canadien-franccedilais1 D apregraves le rapport de la Commisshy

sion des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et l avenir de la langue franccedilaise

au Queacutebec connue plus couramment sous le nom de laquo Commission

Larose raquo le franccedilais appartient maintenant agrave tous les groupes e thniques

il est devenu laquo une langue pou r tout le monde 2 raquo Ce sont lagrave d e belles

paroles mais qu entend-on vraiment par u ne telle deacuteclaration et quelles

en sont les implications

Certes le franccedilais a bel et b ien fait des progregraves depuis l adoption de

la Charte de la langue franccedilaise en 19773 Dapregraves une eacute tude commandeacutee

par le Conseil de la langue franccedilaise 87 de la populat ion queacutebeacutecoise

1 Suivant Geacuterard Bouchard lidentiteacute ethnique est deacutefinie ici de faccedilon large ce qui implique un degreacute de croisement important avec lidentiteacute culturelle (Geacuterard Bouchard laquo Ouvrir le cercle de la nation Activer la coheacutesion sociale Reacuteflexion sur le Queacutebec et sa diversiteacuteraquo LAction nationale vol 87 ndeg 4 1997 p 128) Elle se distingue neacuteanmoins clairement de celle-ci en particulier agrave cause du myshythe dorigine commune le laquo sine qua non de lethniciteacute raquo (Anthony D Smith The Ethnie Origins of Nations Oxford Blackwell 1986 p 24) Pour de plus amples discussions sur les diffeacuterences importantes entre lethniciteacute et la culture voir Thomas Hylland Eriksen Ethnicity a nd Nationalism Londres Pluto Press 1993 p 33-35 et Ross Poole Nation and Identity Londres Routledge 1999 p 39 Avec le deacuteclin de lideacutee de laquo Canada franccedilais raquo certains preacutefegraverent maintenant deacutesigner le groupe ethnique majoritaire au Queacutebec comme des laquo Queacutebeacutecois dheacuteritage canadien-franccedilais raquo (Jocelyn Leacutetourneau laquo Penser le Queacutebec (dans le paysage canadien) raquo Michel Venne [eacuted] Penser la nation queacutebeacutecoise Montreacuteal Le DevoirQueacutebec Ameacuterique 2000 coll laquo Deacutebats raquo p 107) ou des laquo Franco-Queacutebeacutecois raquo (Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo Michel Venne [eacuted] Penser la nation queacutebeacutecoise p 54) Suivant Danielle Juteau nous adoptons neacuteanmoins laquo Canadiens franccedilais raquo ici tout en reconnaissant quil ne sagit pas des mecircmes Canadiens franccedilais quautrefois mais des descendants de ceux-ci laquo Lethniciteacute se transformant constamment lethniciteacute canadienne-franccedilaise dhier et celle daujourdhui sont tregraves diffeacuterentes lune de lautre raquo (Danielle Juteau laquo Le deacutefi de loption pluraliste raquo Michel Venne [eacuted] Penser la nation queacutebeacutecoise p 211)

2 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde (Rapport de la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation de lavenir de la langue franccedilaise au Queacutebec) Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 2001 3 Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal Montreacuteal VLB eacutediteur 1997

156

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en 1997 employait le franccedilais comme laquo langue dusage public4 raquo Cepenshydant lideacutee que le franccedilais constitue une langue dusage public pour tous les Queacutebeacutecois ou ce quon appelle une laquo langue publique commune raquo repreacutesente beaucoup plus quun simple moyen de deacutecrire un pheacutenoshymegravene sociolinguistique plus important encore il sagit dun outil politishyque qui sinscrit dans un projet plus large celui de redeacutefinir la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs et non ethniques

Malgreacute le discours tregraves optimiste des autoriteacutes et de certains intellecshytuels il reste agrave reacutegler deux questions en particulier peut-on vraiment laquo deacutesethniciser raquo entiegraverement une langue comme certains le proposent Et comment motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter pour leurs communishycations publiques une langue qui a eacuteteacute traditionnellement associeacutee agrave lethniciteacute des Canadiens franccedilais Avant dexaminer davantage ces questions il convient de sarrecircter briegravevement sur lhistoire du concept de laquo langue publique commune raquo tel quil est employeacute au Queacutebec

Histoire du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo

Depuis les anneacutees I960 et 1970 on soulegraveve reacuteguliegraverement lideacutee de faire du franccedilais la laquo langue commune raquo du Queacutebec Par exemple la Commission denquecircte sur la situation du franccedilais et sur les droits linshyguistiques appeleacutee aussi laquo Commission Gendron raquo a deacuteclareacute

Nous recommandons que le gouvernement du Queacutebec se donne comme objectif geacuteneacuteral de faire du franccedilais la langue commune des Queacutebeacutecois cest-agrave-dire une lanshygue qui eacutetant connue de tous puisse servir dinstrushyment de communication dans les situations de contact entre Queacutebeacutecois francophones et non francophones5

4 Paul Beacuteland Le franccedilais langue dusage public au Queacutebec en 1997 Rapport de recherche Queacutebec Conseil de la langue franccedilaise 1999 5 Gouvernement du Queacutebec La situation de la langue franccedilaise au Queacutebec Rapport de la Commission denquecircte sur la situation de la langue franccedilaise et sur les droits linguistiques au Queacutebec Livre I La langue de travail la situation du franccedilais dans les activiteacutes de travail et de consommation des Queacutebeacutecois Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1972 p 154

157 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

Cinq ans plus tard on trouve la mecircme affirmation dans le Livre blanc qui allait conduire agrave la Charte de la langue franccedilaise Son auteur le ministre dEacutetat au Deacuteveloppement culturel Camille Laurin a fait attention de bien distinguer cette politique de lassimilation linguistique

Lassimilation agrave la vapeur de tous les nouveaux immishygrants au point quen une ou deux geacuteneacuterations ils ont perdu toute attache avec leur pays dorigine nest pas un objectif souhaitable Une socieacuteteacute qui permet agrave ses groupes minoritaires de conserver leur langue et leur culture est une socieacuteteacute plus riche et probablement plus eacutequilibreacutee6

Mecircme si son intention neacutetait pas assimilationniste la politique de promotion du franccedilais comme langue commune du Queacutebec telle quelle existait agrave leacutepoque faisait neacuteanmoins partie dune politique plus geacuteneacuterale de laquo culture de convergence raquo selon laquelle les non-francophones eacutetaient encourageacutes agrave laquo converger raquo vers la culture de la majoriteacute ethnique francophone Larchitecte principal de cette politique de culture de convergence eacutetait Fernand Dumont Il nest donc nullement surprenant quen sa qualiteacute de sous-ministre au Deacuteveloppement culturel Dumont eacutetait aussi lun des cosignataires du Livre blanc de 19777

Agrave partir des anneacutees 1990 on assiste agrave la disparition de toute ideacutee de convergence vers le franccedilais comme langue commune du Queacutebec La nouvelle preacuteoccupation des deacutemocraties libeacuterales pour la diversiteacute renshydait alors neacutecessaire de preacuteciser explicitement que les neacuteo-Queacutebeacutecois avaient la liberteacute de parler la langue de leur choix dans les communishycations agrave caractegravere priveacute Pour reconnaicirctre que lexigence dadopter le franccedilais se limitait effectivement agrave la sphegravere publique on parlerait non plus du franccedilais comme laquo langue commune raquo mais plutocirct comme laquo langue publique commune raquo Cette laquo publicisation raquo explicite du concept de laquo langue commune raquo se manifeste clairement dans les documents officiels de leacutepoque

6 Gouvernement du Queacutebec La politique queacutebeacutecoise de la langue franccedilaise Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1977 p 26 7 Geneviegraveve Mathieu Qui est Queacutebeacutecois Synthegravese du deacutebat sur la redeacutefinition de la nation Montreacuteal VLB eacutediteur 2001 p 18-19-

158

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE lt

Cette valorisation du franccedilais comme langue officielle et langue de la vie publique nimplique toutefois pas quon doive confondre maicirctrise dune langue commune et assimilation linguistique En effet le Queacutebec en tant que socieacuteteacute deacutemocratique respecte le droit des individus agrave adopter la langue de leur choix dans les communications agrave caractegravere priveacute8

En 1996 le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franshyccedilaise a chercheacute agrave consolider cette laquo nouvelle deacutefinition du processus dinteacutegration linguistique9 raquo baseacutee sur la langue publique commune Alors que les cateacutegories traditionnelles dont on se servait dans les recenshysements de leacutepoque eacutetaient laquo langue maternelle raquo et laquo langue dusage raquo (cest-agrave-dire la langue parleacutee agrave la maison) le Comiteacute a procircneacute une approshyche qui mettrait laccent sur la langue employeacutee dans la sphegravere publique ce qui permettrait une meilleure eacutevaluation des fins de la Charte de la langue franccedilaise

Ainsi quand on veut savoir si le franccedilais a progresseacute comme laquo langue normale et habituelle raquo des activiteacutes publiques au Queacutebec il est eacutevident quon ne peut pas recourir aux donneacutees de la langue maternelle il nest pas eacutevident en revanche quon doive se restreindre agrave celles de la langue dusage puisque la langue parleacutee agrave la maison nest pas neacutecessairement la langue utiliseacutee au travail ou dans les communications publiques il est clair par conseacutequent quon devrait faire appel agrave des donneacutees relatives agrave la langue commune (ou langue civishyque) mais ces donneacutees ne sont pas encore disponibles On peut donc ecirctre ameneacute parfois agrave sous-estimer le nombre des laquo Queacutebeacutecois parlant franccedilais raquo surtout chez les allophones (si ceux-ci utilisent davantage le franccedilais dans leurs communications publiques quagrave la maison)10

8 Gouvernement du Queacutebec Au Queacutebec pour bacirctir ensemble Eacutenonceacute de politishyque en matiegravere dimmigration et dinteacutegration Queacutebec Ministegravere des Commushynauteacutes culturelles et de lImmigration 1990 9 Marc Levine op cit p 36l 10 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise (Rapport du Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise) Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1996 p 10

159

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

Pour cette raison le Comiteacute a introduit la notion de laquo langue dusage public raquo et a demandeacute que soit creacuteeacute un veacuteritable instrument de mesure pour ce nouveau concept Cest ainsi qua eacuteteacute effectueacutee en 1997 une eacutetude laquo pour eacutevaluer lusage public des langues et eacutelaborer un indice global11 raquo Agrave partir des statistiques relatives agrave lusage des langues dans une douzaine de domaines dactiviteacutes - dans les commerces agrave la banshyque au travail lors de lutilisation des services publics etc - on a creacuteeacute un laquo indicateur des langues dusage public raquo Comme lavait espeacutereacute le Comiteacute le recours agrave ce nouvel indicateur change la donne alors que seulement 83 de la population du Queacutebec disait parler le franccedilais agrave la maison 87 le deacuteclare laquo langue dusage public raquo principale (voir tableau 1)

TABLEAU 1 Pourcentage de la population selon la langue maternelle la langue parleacutee agrave la

maison et la langue dusage public (indice) dans lensemble du Queacutebec en 1997 La population eacutetait acircgeacutee de 18 ans ou plus native ou immigreacutee avant

1995 et ne devait deacuteclarer quune seule langue maternelle N=13 29512

LANGUE

Franccedilais

Franccedilais et anglais

Anglais

Autre

CATEacuteGORIE DE LANGUE

Maternelle

82

-

8

9

Parleacutee agrave la maison

83

1

10

6

Usage public

82

8

8

1

Usage public principal

87

-

11

1

11 Paul Beacuteland op cit p 4 12 Ibid p 46

160

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Il faut noter que l indicateur des langues d usage public a eacute teacute

vivement critiqueacute surtout par des statisticiens et des deacutemographes qui

considegraverent que sa nature laquo chimeacuterique raquo et d e laquo faux-fuyant raquo dissimule la

position preacutecaire de la langue franccedilaise particuliegraverement sur licircle de

Montreacuteal13 La meacutethodologie employeacutee dans l eacutetude de 1997 a eacutegalement

eacuteteacute lobjet de critiques seacutevegraveres14 Neacuteanmoins comme outil politique la

not ion d e laquo langue d usage public raquo semble precircte agrave remplacer celle d e

laquo transfert linguistique raquo qui elle implique un certain degreacute dassimilation

que les autoriteacutes t iennent agrave mettre agrave leacutecart

Plus reacutecemment la not ion de laquo langue publ ique commune raquo est deveshy

nue un eacute leacutement essentiel dans la nouvelle approche civique d e l identiteacute

queacutebeacutecoise On la retrouve par exemple dans les meacutemoires preacutesenteacutes agrave

la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et l avenir de la langue

franccedilaise au Queacutebec cest aussi une notion-cleacute du rapport de la

Commission lui-mecircme

Toute personne habitant le territoire du Queacutebec quelle que soit son origine reccediloit en partage la langue officielle et c ommune du Queacutebec Le franccedilais devient ainsi la voie daccegraves privileacutegieacutee au patrimoine civique (valeurs droits obligations institutions etc) commun agrave l ensemble des Queacutebeacutecoises et des Queacutebeacutecois et sur lequel se fonde leur ci toyenneteacute La langue franccedilaise devient le lieu de recherche et de deacuteveloppement des valeurs propres agrave l ensemble d e la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Elle est aussi le lieu d un vouloir-vivre collectif l espace public commun ougrave chacun peut rencontrer l autre15

13- Charles Castonguay laquo Et la langue de travail monsieur Larose raquo Charles Castonguay Pierre Dubuc et Jean-Claude Germain Larose nest pas Larousse Regards critiques - la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et lavenir de la langue franccedilaise au Queacutebec Paroisse Notre-Dame-des-NeigesMontreacuteal Eacuteditions Trois-PistolesEacuteditions du Renouveau queacutebeacutecois 2002 p 13-14 Christian Roy laquo Lusage des langues dans la sphegravere publique au Queacutebec raquo Bulletin dhistoire politique vol 10 ndeg 1 2001 p 151-160 15 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 13 Mecircme si la Commission parle principalement du franccedilais comme laquolangue commune raquo il est sous-entendu que cela signifie laquo langue publique commune raquo En effet la Commission deacutefinit la laquo langue commune raquo comme suit laquo Au Queacutebec

bull 161

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo est ainsi consideacutereacute comme la cleacute de la participation civique de la citoyenneteacute Cest un moyen de maintenir la coheacutesion sociale de la communauteacute ethnique-ment diverse quest le Queacutebec dans le vingt et uniegraveme siegravecle Pour tenir compte de ses nouvelles aspirations pour le franccedilais la Commission a favoriseacute un eacuteloignement de la politique linguistique du passeacute qui se basait sur la survivance du groupe ethnique majoritaire Agrave cet effet il a recommandeacute

[q]ue la politique linguistique du Queacutebec rompe deacutefinishytivement avec lapproche historique canadienne qui divise lidentiteacute queacutebeacutecoise suivant une ligne de partage ethnique la canadienne-franccedilaise et la canadienne-anglaise pour lui substituer une approche civique qui fonde lidentiteacute du peuple du Queacutebec sur laccueil et linclusion gracircce agrave une langue commune le franccedilais et agrave une culture commune formeacutee des apports de toutes ses composantes16

La notion du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo figure eacutegalement chez les intellectuels dans le deacutebat sur le modegravele de nation agrave adopter pour mieux exprimer la diversiteacute ethnique du Queacutebec daujourdhui Par exemple Diane Lamoureux croit quil est essentiel de dissocier la langue et lethniciteacute elle affirme que le franccedilais au Queacutebec devrait ecirctre consideacutereacute comme un simple moyen de communication et non comme le porteur du reacutecit meacutemoriel des Canadiens franccedilais17 De la mecircme faccedilon dans son modegravele de nation reacutepublicain inspireacute dHabermas et de sa notion de patriotisme constitutionnel Claude Bariteau insiste sur le fait que laquo dans un projet politique en milieu multiculturel il importe de ne pas lier langue et culture dappartenance18 raquo

langue utiliseacutee normalement et habituellement par lensemble des citoyens et citoyennes dans leurs communications courantes agrave lexclusion des communishycations priveacutees et des exceptions preacutevues par la Charte de la langue franccedilaise raquo (Ibid p 225) 16 Ibid p 21 17 Diane Lamoureux laquo Lautodeacutetermination comme condition du multicultushyralisme queacutebeacutecois raquo Politique et socieacuteteacutes ndeg 28 automne 1995 p 53-69 18 Claude Bariteau Queacutebec 18 septembre 2001 Le monde pour horizon Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 1998 coll laquo Deacutebats raquo p 163

162

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Ces remarques nous amegravenent agrave faire une observation importante mecircme les nationalismes civiques se servent de la langue comme symbole de lidentiteacute nationale mais en mettant laccent sur une fonction diffeacuteshyrente Alors que pour les nationalismes ethniques la langue unit tous ceux qui ont les mecircmes ancecirctres mythiques pour les nationalismes civishyques la dissociation de la langue et de lethniciteacute est consideacutereacutee comme le meilleur moyen dunifier une socieacuteteacute ethniquement diverse de reacuteunir les diffeacuterentes composantes dans ce que Benedict Anderson qualifie de laquo communauteacute imaginaire raquo En effet Anderson soutient que

la langue nest pas un instrument dexclusion en prinshycipe tout le monde peut apprendre nimporte quelle lanshygue Au contraire elle est fondamentalement inclusive limiteacutee uniquement par la fataliteacute de Babel personne ne vit assez longtemps pour apprendre toutes les langues19

De la mecircme faccedilon Manuel Castells avance que

la langue et en particulier une langue entiegraverement deacutevelopshypeacutee est un attribut fondamental de lauto-reconnaissance et de leacutetablissement dune frontiegravere nationale invisible qui est moins arbitraire que la territorialiteacute et moins exclusive que lethniciteacute [nous soulignons]20

Castells parle en partie de la Catalogne ougrave une immigration accrue agrave la fois des autres reacutegions dEspagne et des pays du Maghreb en particulier ajouteacutee agrave une nataliteacute en baisse chez les Catalans de souche a inciteacute les autoriteacutes agrave vouloir dissocier la langue de lidentiteacute catalane

[Mettre] trop dinsistance sur ce lien risque dalieacutener ceux pour qui la langue maternelle nest pas le catalan et peut les pousser agrave insister sur la prioriteacute de leurs droits linguistiques sur lauto-ascription catalane21

19 Benedict Anderson Imagined Communities Reflections on the Origin and Growth of Nationalism Londres Verso 1983 p 122 20 Manuel Castells The Power of Identity Oxford Blackwell Publishers 1997 p 52 21 Charlotte Hoffmann laquoBalancing Language Planning and Language Rights Catalonias Uneasy Juggling Act raquo Journal of Multilingual and Multicultural Development vol 21 ndeg 5 2000 p 435

163

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Encourager les immigreacutes agrave sassocier au Queacutebec est une preacuteoccushypation eacutevidente des autoriteacutes lagrave aussi compte tenu surtout du taux de nataliteacute en baisse chez ceux qui ont le franccedilais comme langue matershynelle Mais peut-on vraiment dissocier ainsi la langue de lethniciteacute Peut-on complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue comme semblent le souhaiter les autoriteacutes queacutebeacutecoises et certains intellectuels

Peut-on laquo deacutesethniciser raquo la langue

Deacutejagrave en 1988 Raymond Breton preacutedisait que la preacutesence dimmigrants au Queacutebec aurait pour reacutesultat laquo la dissociation progressive de la langue de lethniciteacute22 raquo Quinze ans plus tard on est en meilleure mesure deacutevaluer ces preacutedictions Il est vrai que mecircme sil ne pourra jamais devenir un Canadien franccedilais lenfant dun adulte immigreacute au Queacutebec peut quand mecircme participer agrave la socieacuteteacute queacutebeacutecoise en deveshynant francophone23 Mais lemploi de la langue - et non de lethniciteacute -comme paramegravetre de cateacutegorisation sociale naffaiblit en rien le rapport entre ces deux concepts Comme le fait remarquer Guy Bouthillier laquo [l]a plupart des ethnies ont droit agrave leur [propre] phone italophone helleacutenophone hispanophone sans oublier le creacuteolophone24 raquo

De plus le terme laquo francophone raquo meacuterite decirctre examineacute de plus pregraves Un examen de quelques dictionnaires du franccedilais queacutebeacutecois montre que dans la deacutefinition de ce mot on adopte dhabitude une perspective large voire laquo internationale raquo Par exemple le Dictionnaire du franccedilais plus deacutefinit le mot laquo francophone raquo comme une personne laquo [dlont le franccedilais est la langue maternelle ou officielle25 raquo le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourshydhui comme une personne laquo [q]ui parle le franccedilais soit comme langue

22 Raymond Breton laquo From Ethnie to Civic Nationalism English Canada and Quebecraquo Ethnic and Racial Studies vol 11 ndeg 1 1988 p 97-98 23 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 59 24 Guy Bouthillier Lobsession ethnique Montreacuteal Lanctot eacutediteur 1997 p 84 25 Claude Poirier [eacuted] Dictionnaire du franccedilais plus agrave lusage des francophones dAmeacuterique Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel 1988 p 706

164

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 2: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo au Queacutebec

Leigh Oakes Queen Mary Universiteacute de Londres (Royaume-Uni)

Reacutesumeacute mdash Non plus consideacutereacute comme appartenant seulement au groupe majorishytaire canadien-franccedilais le franccedilais est aujourdhui promu par les autoriteacutes et par certains intellectuels queacutebeacutecois comme la laquo langue publique commune raquo pour tous ceux qui reacutesident au Queacutebec quelle que soit leur origine ethnique Mais peut-on vraiment laquo deacutesethniciser raquo entiegraverement une langue Et comment motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter pour leurs communications publiques une langue qui a eacuteteacute traditionnellement associeacutee agrave lethniciteacute des Canadiens franccedilais Telles sont les questions qui font lobjet de cet article apregraves un bref rappel de lhistoire du concept de laquo langue publique commune raquo tel quil est employeacute au Queacutebec

French as a laquo Common Public Language raquo in Quebec Abstract - Few political commentators in Quebec have done work on political no longer considered to belong exclusively to the French-Canadian majority French is today promoted by the authorities and certain Quebec intellectuals as the laquo common public language raquo for all those who reside in Quebec whatever their ethnic origin But it is really possible to entirely laquo de-ethnicise raquo a language And how can the neo-Quebecers be motivated to adopt for their public communicashytions a language that is traditionally associated with the ethnicity of French-Canadians These questions will be the subject of this article along with a brief

Cet article est une version abreacutegeacutee et modifieacutee de Leigh Oakes laquo French - a Language for Everyone in Queacutebec raquo Nations and Nationalism vol 10 ndeg 4 2004 p 539-558 (repris ici avec la permission de leacutediteur de Nations and Natioshynalism Journal of the Association for the Study of Ethnicity and Nationalism London School of Economics) Pour leurs commentaires sur les questions soushyleveacutees ici nous tenons agrave remercier Jane Warren Geacuterard Bouchard Claude Verreault Ceacuteline Gagnon Bill Marshall et les eacutevaluateurs anonymes de Globe ainsi que Y Arts and Humanities Research Board (AHRB) pour son soutien financier Toute traduction de langlais dans cet article est la nocirctre

Leigh Oakes laquo Le franccedilais comme langue publique commune au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 7 ndeg 2 2004

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

review of the history of the concept o falaquo common public languageraquo as it is used in Quebec

Cest officiel Le franccedilais au Queacutebec nest p lus l unique proprieacuteteacute du

groupe e thnique canadien-franccedilais1 D apregraves le rapport de la Commisshy

sion des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et l avenir de la langue franccedilaise

au Queacutebec connue plus couramment sous le nom de laquo Commission

Larose raquo le franccedilais appartient maintenant agrave tous les groupes e thniques

il est devenu laquo une langue pou r tout le monde 2 raquo Ce sont lagrave d e belles

paroles mais qu entend-on vraiment par u ne telle deacuteclaration et quelles

en sont les implications

Certes le franccedilais a bel et b ien fait des progregraves depuis l adoption de

la Charte de la langue franccedilaise en 19773 Dapregraves une eacute tude commandeacutee

par le Conseil de la langue franccedilaise 87 de la populat ion queacutebeacutecoise

1 Suivant Geacuterard Bouchard lidentiteacute ethnique est deacutefinie ici de faccedilon large ce qui implique un degreacute de croisement important avec lidentiteacute culturelle (Geacuterard Bouchard laquo Ouvrir le cercle de la nation Activer la coheacutesion sociale Reacuteflexion sur le Queacutebec et sa diversiteacuteraquo LAction nationale vol 87 ndeg 4 1997 p 128) Elle se distingue neacuteanmoins clairement de celle-ci en particulier agrave cause du myshythe dorigine commune le laquo sine qua non de lethniciteacute raquo (Anthony D Smith The Ethnie Origins of Nations Oxford Blackwell 1986 p 24) Pour de plus amples discussions sur les diffeacuterences importantes entre lethniciteacute et la culture voir Thomas Hylland Eriksen Ethnicity a nd Nationalism Londres Pluto Press 1993 p 33-35 et Ross Poole Nation and Identity Londres Routledge 1999 p 39 Avec le deacuteclin de lideacutee de laquo Canada franccedilais raquo certains preacutefegraverent maintenant deacutesigner le groupe ethnique majoritaire au Queacutebec comme des laquo Queacutebeacutecois dheacuteritage canadien-franccedilais raquo (Jocelyn Leacutetourneau laquo Penser le Queacutebec (dans le paysage canadien) raquo Michel Venne [eacuted] Penser la nation queacutebeacutecoise Montreacuteal Le DevoirQueacutebec Ameacuterique 2000 coll laquo Deacutebats raquo p 107) ou des laquo Franco-Queacutebeacutecois raquo (Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo Michel Venne [eacuted] Penser la nation queacutebeacutecoise p 54) Suivant Danielle Juteau nous adoptons neacuteanmoins laquo Canadiens franccedilais raquo ici tout en reconnaissant quil ne sagit pas des mecircmes Canadiens franccedilais quautrefois mais des descendants de ceux-ci laquo Lethniciteacute se transformant constamment lethniciteacute canadienne-franccedilaise dhier et celle daujourdhui sont tregraves diffeacuterentes lune de lautre raquo (Danielle Juteau laquo Le deacutefi de loption pluraliste raquo Michel Venne [eacuted] Penser la nation queacutebeacutecoise p 211)

2 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde (Rapport de la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation de lavenir de la langue franccedilaise au Queacutebec) Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 2001 3 Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal Montreacuteal VLB eacutediteur 1997

156

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en 1997 employait le franccedilais comme laquo langue dusage public4 raquo Cepenshydant lideacutee que le franccedilais constitue une langue dusage public pour tous les Queacutebeacutecois ou ce quon appelle une laquo langue publique commune raquo repreacutesente beaucoup plus quun simple moyen de deacutecrire un pheacutenoshymegravene sociolinguistique plus important encore il sagit dun outil politishyque qui sinscrit dans un projet plus large celui de redeacutefinir la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs et non ethniques

Malgreacute le discours tregraves optimiste des autoriteacutes et de certains intellecshytuels il reste agrave reacutegler deux questions en particulier peut-on vraiment laquo deacutesethniciser raquo entiegraverement une langue comme certains le proposent Et comment motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter pour leurs communishycations publiques une langue qui a eacuteteacute traditionnellement associeacutee agrave lethniciteacute des Canadiens franccedilais Avant dexaminer davantage ces questions il convient de sarrecircter briegravevement sur lhistoire du concept de laquo langue publique commune raquo tel quil est employeacute au Queacutebec

Histoire du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo

Depuis les anneacutees I960 et 1970 on soulegraveve reacuteguliegraverement lideacutee de faire du franccedilais la laquo langue commune raquo du Queacutebec Par exemple la Commission denquecircte sur la situation du franccedilais et sur les droits linshyguistiques appeleacutee aussi laquo Commission Gendron raquo a deacuteclareacute

Nous recommandons que le gouvernement du Queacutebec se donne comme objectif geacuteneacuteral de faire du franccedilais la langue commune des Queacutebeacutecois cest-agrave-dire une lanshygue qui eacutetant connue de tous puisse servir dinstrushyment de communication dans les situations de contact entre Queacutebeacutecois francophones et non francophones5

4 Paul Beacuteland Le franccedilais langue dusage public au Queacutebec en 1997 Rapport de recherche Queacutebec Conseil de la langue franccedilaise 1999 5 Gouvernement du Queacutebec La situation de la langue franccedilaise au Queacutebec Rapport de la Commission denquecircte sur la situation de la langue franccedilaise et sur les droits linguistiques au Queacutebec Livre I La langue de travail la situation du franccedilais dans les activiteacutes de travail et de consommation des Queacutebeacutecois Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1972 p 154

157 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

Cinq ans plus tard on trouve la mecircme affirmation dans le Livre blanc qui allait conduire agrave la Charte de la langue franccedilaise Son auteur le ministre dEacutetat au Deacuteveloppement culturel Camille Laurin a fait attention de bien distinguer cette politique de lassimilation linguistique

Lassimilation agrave la vapeur de tous les nouveaux immishygrants au point quen une ou deux geacuteneacuterations ils ont perdu toute attache avec leur pays dorigine nest pas un objectif souhaitable Une socieacuteteacute qui permet agrave ses groupes minoritaires de conserver leur langue et leur culture est une socieacuteteacute plus riche et probablement plus eacutequilibreacutee6

Mecircme si son intention neacutetait pas assimilationniste la politique de promotion du franccedilais comme langue commune du Queacutebec telle quelle existait agrave leacutepoque faisait neacuteanmoins partie dune politique plus geacuteneacuterale de laquo culture de convergence raquo selon laquelle les non-francophones eacutetaient encourageacutes agrave laquo converger raquo vers la culture de la majoriteacute ethnique francophone Larchitecte principal de cette politique de culture de convergence eacutetait Fernand Dumont Il nest donc nullement surprenant quen sa qualiteacute de sous-ministre au Deacuteveloppement culturel Dumont eacutetait aussi lun des cosignataires du Livre blanc de 19777

Agrave partir des anneacutees 1990 on assiste agrave la disparition de toute ideacutee de convergence vers le franccedilais comme langue commune du Queacutebec La nouvelle preacuteoccupation des deacutemocraties libeacuterales pour la diversiteacute renshydait alors neacutecessaire de preacuteciser explicitement que les neacuteo-Queacutebeacutecois avaient la liberteacute de parler la langue de leur choix dans les communishycations agrave caractegravere priveacute Pour reconnaicirctre que lexigence dadopter le franccedilais se limitait effectivement agrave la sphegravere publique on parlerait non plus du franccedilais comme laquo langue commune raquo mais plutocirct comme laquo langue publique commune raquo Cette laquo publicisation raquo explicite du concept de laquo langue commune raquo se manifeste clairement dans les documents officiels de leacutepoque

6 Gouvernement du Queacutebec La politique queacutebeacutecoise de la langue franccedilaise Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1977 p 26 7 Geneviegraveve Mathieu Qui est Queacutebeacutecois Synthegravese du deacutebat sur la redeacutefinition de la nation Montreacuteal VLB eacutediteur 2001 p 18-19-

158

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE lt

Cette valorisation du franccedilais comme langue officielle et langue de la vie publique nimplique toutefois pas quon doive confondre maicirctrise dune langue commune et assimilation linguistique En effet le Queacutebec en tant que socieacuteteacute deacutemocratique respecte le droit des individus agrave adopter la langue de leur choix dans les communications agrave caractegravere priveacute8

En 1996 le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franshyccedilaise a chercheacute agrave consolider cette laquo nouvelle deacutefinition du processus dinteacutegration linguistique9 raquo baseacutee sur la langue publique commune Alors que les cateacutegories traditionnelles dont on se servait dans les recenshysements de leacutepoque eacutetaient laquo langue maternelle raquo et laquo langue dusage raquo (cest-agrave-dire la langue parleacutee agrave la maison) le Comiteacute a procircneacute une approshyche qui mettrait laccent sur la langue employeacutee dans la sphegravere publique ce qui permettrait une meilleure eacutevaluation des fins de la Charte de la langue franccedilaise

Ainsi quand on veut savoir si le franccedilais a progresseacute comme laquo langue normale et habituelle raquo des activiteacutes publiques au Queacutebec il est eacutevident quon ne peut pas recourir aux donneacutees de la langue maternelle il nest pas eacutevident en revanche quon doive se restreindre agrave celles de la langue dusage puisque la langue parleacutee agrave la maison nest pas neacutecessairement la langue utiliseacutee au travail ou dans les communications publiques il est clair par conseacutequent quon devrait faire appel agrave des donneacutees relatives agrave la langue commune (ou langue civishyque) mais ces donneacutees ne sont pas encore disponibles On peut donc ecirctre ameneacute parfois agrave sous-estimer le nombre des laquo Queacutebeacutecois parlant franccedilais raquo surtout chez les allophones (si ceux-ci utilisent davantage le franccedilais dans leurs communications publiques quagrave la maison)10

8 Gouvernement du Queacutebec Au Queacutebec pour bacirctir ensemble Eacutenonceacute de politishyque en matiegravere dimmigration et dinteacutegration Queacutebec Ministegravere des Commushynauteacutes culturelles et de lImmigration 1990 9 Marc Levine op cit p 36l 10 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise (Rapport du Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise) Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1996 p 10

159

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

Pour cette raison le Comiteacute a introduit la notion de laquo langue dusage public raquo et a demandeacute que soit creacuteeacute un veacuteritable instrument de mesure pour ce nouveau concept Cest ainsi qua eacuteteacute effectueacutee en 1997 une eacutetude laquo pour eacutevaluer lusage public des langues et eacutelaborer un indice global11 raquo Agrave partir des statistiques relatives agrave lusage des langues dans une douzaine de domaines dactiviteacutes - dans les commerces agrave la banshyque au travail lors de lutilisation des services publics etc - on a creacuteeacute un laquo indicateur des langues dusage public raquo Comme lavait espeacutereacute le Comiteacute le recours agrave ce nouvel indicateur change la donne alors que seulement 83 de la population du Queacutebec disait parler le franccedilais agrave la maison 87 le deacuteclare laquo langue dusage public raquo principale (voir tableau 1)

TABLEAU 1 Pourcentage de la population selon la langue maternelle la langue parleacutee agrave la

maison et la langue dusage public (indice) dans lensemble du Queacutebec en 1997 La population eacutetait acircgeacutee de 18 ans ou plus native ou immigreacutee avant

1995 et ne devait deacuteclarer quune seule langue maternelle N=13 29512

LANGUE

Franccedilais

Franccedilais et anglais

Anglais

Autre

CATEacuteGORIE DE LANGUE

Maternelle

82

-

8

9

Parleacutee agrave la maison

83

1

10

6

Usage public

82

8

8

1

Usage public principal

87

-

11

1

11 Paul Beacuteland op cit p 4 12 Ibid p 46

160

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Il faut noter que l indicateur des langues d usage public a eacute teacute

vivement critiqueacute surtout par des statisticiens et des deacutemographes qui

considegraverent que sa nature laquo chimeacuterique raquo et d e laquo faux-fuyant raquo dissimule la

position preacutecaire de la langue franccedilaise particuliegraverement sur licircle de

Montreacuteal13 La meacutethodologie employeacutee dans l eacutetude de 1997 a eacutegalement

eacuteteacute lobjet de critiques seacutevegraveres14 Neacuteanmoins comme outil politique la

not ion d e laquo langue d usage public raquo semble precircte agrave remplacer celle d e

laquo transfert linguistique raquo qui elle implique un certain degreacute dassimilation

que les autoriteacutes t iennent agrave mettre agrave leacutecart

Plus reacutecemment la not ion de laquo langue publ ique commune raquo est deveshy

nue un eacute leacutement essentiel dans la nouvelle approche civique d e l identiteacute

queacutebeacutecoise On la retrouve par exemple dans les meacutemoires preacutesenteacutes agrave

la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et l avenir de la langue

franccedilaise au Queacutebec cest aussi une notion-cleacute du rapport de la

Commission lui-mecircme

Toute personne habitant le territoire du Queacutebec quelle que soit son origine reccediloit en partage la langue officielle et c ommune du Queacutebec Le franccedilais devient ainsi la voie daccegraves privileacutegieacutee au patrimoine civique (valeurs droits obligations institutions etc) commun agrave l ensemble des Queacutebeacutecoises et des Queacutebeacutecois et sur lequel se fonde leur ci toyenneteacute La langue franccedilaise devient le lieu de recherche et de deacuteveloppement des valeurs propres agrave l ensemble d e la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Elle est aussi le lieu d un vouloir-vivre collectif l espace public commun ougrave chacun peut rencontrer l autre15

13- Charles Castonguay laquo Et la langue de travail monsieur Larose raquo Charles Castonguay Pierre Dubuc et Jean-Claude Germain Larose nest pas Larousse Regards critiques - la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et lavenir de la langue franccedilaise au Queacutebec Paroisse Notre-Dame-des-NeigesMontreacuteal Eacuteditions Trois-PistolesEacuteditions du Renouveau queacutebeacutecois 2002 p 13-14 Christian Roy laquo Lusage des langues dans la sphegravere publique au Queacutebec raquo Bulletin dhistoire politique vol 10 ndeg 1 2001 p 151-160 15 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 13 Mecircme si la Commission parle principalement du franccedilais comme laquolangue commune raquo il est sous-entendu que cela signifie laquo langue publique commune raquo En effet la Commission deacutefinit la laquo langue commune raquo comme suit laquo Au Queacutebec

bull 161

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo est ainsi consideacutereacute comme la cleacute de la participation civique de la citoyenneteacute Cest un moyen de maintenir la coheacutesion sociale de la communauteacute ethnique-ment diverse quest le Queacutebec dans le vingt et uniegraveme siegravecle Pour tenir compte de ses nouvelles aspirations pour le franccedilais la Commission a favoriseacute un eacuteloignement de la politique linguistique du passeacute qui se basait sur la survivance du groupe ethnique majoritaire Agrave cet effet il a recommandeacute

[q]ue la politique linguistique du Queacutebec rompe deacutefinishytivement avec lapproche historique canadienne qui divise lidentiteacute queacutebeacutecoise suivant une ligne de partage ethnique la canadienne-franccedilaise et la canadienne-anglaise pour lui substituer une approche civique qui fonde lidentiteacute du peuple du Queacutebec sur laccueil et linclusion gracircce agrave une langue commune le franccedilais et agrave une culture commune formeacutee des apports de toutes ses composantes16

La notion du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo figure eacutegalement chez les intellectuels dans le deacutebat sur le modegravele de nation agrave adopter pour mieux exprimer la diversiteacute ethnique du Queacutebec daujourdhui Par exemple Diane Lamoureux croit quil est essentiel de dissocier la langue et lethniciteacute elle affirme que le franccedilais au Queacutebec devrait ecirctre consideacutereacute comme un simple moyen de communication et non comme le porteur du reacutecit meacutemoriel des Canadiens franccedilais17 De la mecircme faccedilon dans son modegravele de nation reacutepublicain inspireacute dHabermas et de sa notion de patriotisme constitutionnel Claude Bariteau insiste sur le fait que laquo dans un projet politique en milieu multiculturel il importe de ne pas lier langue et culture dappartenance18 raquo

langue utiliseacutee normalement et habituellement par lensemble des citoyens et citoyennes dans leurs communications courantes agrave lexclusion des communishycations priveacutees et des exceptions preacutevues par la Charte de la langue franccedilaise raquo (Ibid p 225) 16 Ibid p 21 17 Diane Lamoureux laquo Lautodeacutetermination comme condition du multicultushyralisme queacutebeacutecois raquo Politique et socieacuteteacutes ndeg 28 automne 1995 p 53-69 18 Claude Bariteau Queacutebec 18 septembre 2001 Le monde pour horizon Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 1998 coll laquo Deacutebats raquo p 163

162

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Ces remarques nous amegravenent agrave faire une observation importante mecircme les nationalismes civiques se servent de la langue comme symbole de lidentiteacute nationale mais en mettant laccent sur une fonction diffeacuteshyrente Alors que pour les nationalismes ethniques la langue unit tous ceux qui ont les mecircmes ancecirctres mythiques pour les nationalismes civishyques la dissociation de la langue et de lethniciteacute est consideacutereacutee comme le meilleur moyen dunifier une socieacuteteacute ethniquement diverse de reacuteunir les diffeacuterentes composantes dans ce que Benedict Anderson qualifie de laquo communauteacute imaginaire raquo En effet Anderson soutient que

la langue nest pas un instrument dexclusion en prinshycipe tout le monde peut apprendre nimporte quelle lanshygue Au contraire elle est fondamentalement inclusive limiteacutee uniquement par la fataliteacute de Babel personne ne vit assez longtemps pour apprendre toutes les langues19

De la mecircme faccedilon Manuel Castells avance que

la langue et en particulier une langue entiegraverement deacutevelopshypeacutee est un attribut fondamental de lauto-reconnaissance et de leacutetablissement dune frontiegravere nationale invisible qui est moins arbitraire que la territorialiteacute et moins exclusive que lethniciteacute [nous soulignons]20

Castells parle en partie de la Catalogne ougrave une immigration accrue agrave la fois des autres reacutegions dEspagne et des pays du Maghreb en particulier ajouteacutee agrave une nataliteacute en baisse chez les Catalans de souche a inciteacute les autoriteacutes agrave vouloir dissocier la langue de lidentiteacute catalane

[Mettre] trop dinsistance sur ce lien risque dalieacutener ceux pour qui la langue maternelle nest pas le catalan et peut les pousser agrave insister sur la prioriteacute de leurs droits linguistiques sur lauto-ascription catalane21

19 Benedict Anderson Imagined Communities Reflections on the Origin and Growth of Nationalism Londres Verso 1983 p 122 20 Manuel Castells The Power of Identity Oxford Blackwell Publishers 1997 p 52 21 Charlotte Hoffmann laquoBalancing Language Planning and Language Rights Catalonias Uneasy Juggling Act raquo Journal of Multilingual and Multicultural Development vol 21 ndeg 5 2000 p 435

163

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Encourager les immigreacutes agrave sassocier au Queacutebec est une preacuteoccushypation eacutevidente des autoriteacutes lagrave aussi compte tenu surtout du taux de nataliteacute en baisse chez ceux qui ont le franccedilais comme langue matershynelle Mais peut-on vraiment dissocier ainsi la langue de lethniciteacute Peut-on complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue comme semblent le souhaiter les autoriteacutes queacutebeacutecoises et certains intellectuels

Peut-on laquo deacutesethniciser raquo la langue

Deacutejagrave en 1988 Raymond Breton preacutedisait que la preacutesence dimmigrants au Queacutebec aurait pour reacutesultat laquo la dissociation progressive de la langue de lethniciteacute22 raquo Quinze ans plus tard on est en meilleure mesure deacutevaluer ces preacutedictions Il est vrai que mecircme sil ne pourra jamais devenir un Canadien franccedilais lenfant dun adulte immigreacute au Queacutebec peut quand mecircme participer agrave la socieacuteteacute queacutebeacutecoise en deveshynant francophone23 Mais lemploi de la langue - et non de lethniciteacute -comme paramegravetre de cateacutegorisation sociale naffaiblit en rien le rapport entre ces deux concepts Comme le fait remarquer Guy Bouthillier laquo [l]a plupart des ethnies ont droit agrave leur [propre] phone italophone helleacutenophone hispanophone sans oublier le creacuteolophone24 raquo

De plus le terme laquo francophone raquo meacuterite decirctre examineacute de plus pregraves Un examen de quelques dictionnaires du franccedilais queacutebeacutecois montre que dans la deacutefinition de ce mot on adopte dhabitude une perspective large voire laquo internationale raquo Par exemple le Dictionnaire du franccedilais plus deacutefinit le mot laquo francophone raquo comme une personne laquo [dlont le franccedilais est la langue maternelle ou officielle25 raquo le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourshydhui comme une personne laquo [q]ui parle le franccedilais soit comme langue

22 Raymond Breton laquo From Ethnie to Civic Nationalism English Canada and Quebecraquo Ethnic and Racial Studies vol 11 ndeg 1 1988 p 97-98 23 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 59 24 Guy Bouthillier Lobsession ethnique Montreacuteal Lanctot eacutediteur 1997 p 84 25 Claude Poirier [eacuted] Dictionnaire du franccedilais plus agrave lusage des francophones dAmeacuterique Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel 1988 p 706

164

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 3: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

review of the history of the concept o falaquo common public languageraquo as it is used in Quebec

Cest officiel Le franccedilais au Queacutebec nest p lus l unique proprieacuteteacute du

groupe e thnique canadien-franccedilais1 D apregraves le rapport de la Commisshy

sion des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et l avenir de la langue franccedilaise

au Queacutebec connue plus couramment sous le nom de laquo Commission

Larose raquo le franccedilais appartient maintenant agrave tous les groupes e thniques

il est devenu laquo une langue pou r tout le monde 2 raquo Ce sont lagrave d e belles

paroles mais qu entend-on vraiment par u ne telle deacuteclaration et quelles

en sont les implications

Certes le franccedilais a bel et b ien fait des progregraves depuis l adoption de

la Charte de la langue franccedilaise en 19773 Dapregraves une eacute tude commandeacutee

par le Conseil de la langue franccedilaise 87 de la populat ion queacutebeacutecoise

1 Suivant Geacuterard Bouchard lidentiteacute ethnique est deacutefinie ici de faccedilon large ce qui implique un degreacute de croisement important avec lidentiteacute culturelle (Geacuterard Bouchard laquo Ouvrir le cercle de la nation Activer la coheacutesion sociale Reacuteflexion sur le Queacutebec et sa diversiteacuteraquo LAction nationale vol 87 ndeg 4 1997 p 128) Elle se distingue neacuteanmoins clairement de celle-ci en particulier agrave cause du myshythe dorigine commune le laquo sine qua non de lethniciteacute raquo (Anthony D Smith The Ethnie Origins of Nations Oxford Blackwell 1986 p 24) Pour de plus amples discussions sur les diffeacuterences importantes entre lethniciteacute et la culture voir Thomas Hylland Eriksen Ethnicity a nd Nationalism Londres Pluto Press 1993 p 33-35 et Ross Poole Nation and Identity Londres Routledge 1999 p 39 Avec le deacuteclin de lideacutee de laquo Canada franccedilais raquo certains preacutefegraverent maintenant deacutesigner le groupe ethnique majoritaire au Queacutebec comme des laquo Queacutebeacutecois dheacuteritage canadien-franccedilais raquo (Jocelyn Leacutetourneau laquo Penser le Queacutebec (dans le paysage canadien) raquo Michel Venne [eacuted] Penser la nation queacutebeacutecoise Montreacuteal Le DevoirQueacutebec Ameacuterique 2000 coll laquo Deacutebats raquo p 107) ou des laquo Franco-Queacutebeacutecois raquo (Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo Michel Venne [eacuted] Penser la nation queacutebeacutecoise p 54) Suivant Danielle Juteau nous adoptons neacuteanmoins laquo Canadiens franccedilais raquo ici tout en reconnaissant quil ne sagit pas des mecircmes Canadiens franccedilais quautrefois mais des descendants de ceux-ci laquo Lethniciteacute se transformant constamment lethniciteacute canadienne-franccedilaise dhier et celle daujourdhui sont tregraves diffeacuterentes lune de lautre raquo (Danielle Juteau laquo Le deacutefi de loption pluraliste raquo Michel Venne [eacuted] Penser la nation queacutebeacutecoise p 211)

2 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde (Rapport de la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation de lavenir de la langue franccedilaise au Queacutebec) Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 2001 3 Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal Montreacuteal VLB eacutediteur 1997

156

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en 1997 employait le franccedilais comme laquo langue dusage public4 raquo Cepenshydant lideacutee que le franccedilais constitue une langue dusage public pour tous les Queacutebeacutecois ou ce quon appelle une laquo langue publique commune raquo repreacutesente beaucoup plus quun simple moyen de deacutecrire un pheacutenoshymegravene sociolinguistique plus important encore il sagit dun outil politishyque qui sinscrit dans un projet plus large celui de redeacutefinir la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs et non ethniques

Malgreacute le discours tregraves optimiste des autoriteacutes et de certains intellecshytuels il reste agrave reacutegler deux questions en particulier peut-on vraiment laquo deacutesethniciser raquo entiegraverement une langue comme certains le proposent Et comment motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter pour leurs communishycations publiques une langue qui a eacuteteacute traditionnellement associeacutee agrave lethniciteacute des Canadiens franccedilais Avant dexaminer davantage ces questions il convient de sarrecircter briegravevement sur lhistoire du concept de laquo langue publique commune raquo tel quil est employeacute au Queacutebec

Histoire du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo

Depuis les anneacutees I960 et 1970 on soulegraveve reacuteguliegraverement lideacutee de faire du franccedilais la laquo langue commune raquo du Queacutebec Par exemple la Commission denquecircte sur la situation du franccedilais et sur les droits linshyguistiques appeleacutee aussi laquo Commission Gendron raquo a deacuteclareacute

Nous recommandons que le gouvernement du Queacutebec se donne comme objectif geacuteneacuteral de faire du franccedilais la langue commune des Queacutebeacutecois cest-agrave-dire une lanshygue qui eacutetant connue de tous puisse servir dinstrushyment de communication dans les situations de contact entre Queacutebeacutecois francophones et non francophones5

4 Paul Beacuteland Le franccedilais langue dusage public au Queacutebec en 1997 Rapport de recherche Queacutebec Conseil de la langue franccedilaise 1999 5 Gouvernement du Queacutebec La situation de la langue franccedilaise au Queacutebec Rapport de la Commission denquecircte sur la situation de la langue franccedilaise et sur les droits linguistiques au Queacutebec Livre I La langue de travail la situation du franccedilais dans les activiteacutes de travail et de consommation des Queacutebeacutecois Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1972 p 154

157 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

Cinq ans plus tard on trouve la mecircme affirmation dans le Livre blanc qui allait conduire agrave la Charte de la langue franccedilaise Son auteur le ministre dEacutetat au Deacuteveloppement culturel Camille Laurin a fait attention de bien distinguer cette politique de lassimilation linguistique

Lassimilation agrave la vapeur de tous les nouveaux immishygrants au point quen une ou deux geacuteneacuterations ils ont perdu toute attache avec leur pays dorigine nest pas un objectif souhaitable Une socieacuteteacute qui permet agrave ses groupes minoritaires de conserver leur langue et leur culture est une socieacuteteacute plus riche et probablement plus eacutequilibreacutee6

Mecircme si son intention neacutetait pas assimilationniste la politique de promotion du franccedilais comme langue commune du Queacutebec telle quelle existait agrave leacutepoque faisait neacuteanmoins partie dune politique plus geacuteneacuterale de laquo culture de convergence raquo selon laquelle les non-francophones eacutetaient encourageacutes agrave laquo converger raquo vers la culture de la majoriteacute ethnique francophone Larchitecte principal de cette politique de culture de convergence eacutetait Fernand Dumont Il nest donc nullement surprenant quen sa qualiteacute de sous-ministre au Deacuteveloppement culturel Dumont eacutetait aussi lun des cosignataires du Livre blanc de 19777

Agrave partir des anneacutees 1990 on assiste agrave la disparition de toute ideacutee de convergence vers le franccedilais comme langue commune du Queacutebec La nouvelle preacuteoccupation des deacutemocraties libeacuterales pour la diversiteacute renshydait alors neacutecessaire de preacuteciser explicitement que les neacuteo-Queacutebeacutecois avaient la liberteacute de parler la langue de leur choix dans les communishycations agrave caractegravere priveacute Pour reconnaicirctre que lexigence dadopter le franccedilais se limitait effectivement agrave la sphegravere publique on parlerait non plus du franccedilais comme laquo langue commune raquo mais plutocirct comme laquo langue publique commune raquo Cette laquo publicisation raquo explicite du concept de laquo langue commune raquo se manifeste clairement dans les documents officiels de leacutepoque

6 Gouvernement du Queacutebec La politique queacutebeacutecoise de la langue franccedilaise Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1977 p 26 7 Geneviegraveve Mathieu Qui est Queacutebeacutecois Synthegravese du deacutebat sur la redeacutefinition de la nation Montreacuteal VLB eacutediteur 2001 p 18-19-

158

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE lt

Cette valorisation du franccedilais comme langue officielle et langue de la vie publique nimplique toutefois pas quon doive confondre maicirctrise dune langue commune et assimilation linguistique En effet le Queacutebec en tant que socieacuteteacute deacutemocratique respecte le droit des individus agrave adopter la langue de leur choix dans les communications agrave caractegravere priveacute8

En 1996 le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franshyccedilaise a chercheacute agrave consolider cette laquo nouvelle deacutefinition du processus dinteacutegration linguistique9 raquo baseacutee sur la langue publique commune Alors que les cateacutegories traditionnelles dont on se servait dans les recenshysements de leacutepoque eacutetaient laquo langue maternelle raquo et laquo langue dusage raquo (cest-agrave-dire la langue parleacutee agrave la maison) le Comiteacute a procircneacute une approshyche qui mettrait laccent sur la langue employeacutee dans la sphegravere publique ce qui permettrait une meilleure eacutevaluation des fins de la Charte de la langue franccedilaise

Ainsi quand on veut savoir si le franccedilais a progresseacute comme laquo langue normale et habituelle raquo des activiteacutes publiques au Queacutebec il est eacutevident quon ne peut pas recourir aux donneacutees de la langue maternelle il nest pas eacutevident en revanche quon doive se restreindre agrave celles de la langue dusage puisque la langue parleacutee agrave la maison nest pas neacutecessairement la langue utiliseacutee au travail ou dans les communications publiques il est clair par conseacutequent quon devrait faire appel agrave des donneacutees relatives agrave la langue commune (ou langue civishyque) mais ces donneacutees ne sont pas encore disponibles On peut donc ecirctre ameneacute parfois agrave sous-estimer le nombre des laquo Queacutebeacutecois parlant franccedilais raquo surtout chez les allophones (si ceux-ci utilisent davantage le franccedilais dans leurs communications publiques quagrave la maison)10

8 Gouvernement du Queacutebec Au Queacutebec pour bacirctir ensemble Eacutenonceacute de politishyque en matiegravere dimmigration et dinteacutegration Queacutebec Ministegravere des Commushynauteacutes culturelles et de lImmigration 1990 9 Marc Levine op cit p 36l 10 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise (Rapport du Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise) Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1996 p 10

159

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

Pour cette raison le Comiteacute a introduit la notion de laquo langue dusage public raquo et a demandeacute que soit creacuteeacute un veacuteritable instrument de mesure pour ce nouveau concept Cest ainsi qua eacuteteacute effectueacutee en 1997 une eacutetude laquo pour eacutevaluer lusage public des langues et eacutelaborer un indice global11 raquo Agrave partir des statistiques relatives agrave lusage des langues dans une douzaine de domaines dactiviteacutes - dans les commerces agrave la banshyque au travail lors de lutilisation des services publics etc - on a creacuteeacute un laquo indicateur des langues dusage public raquo Comme lavait espeacutereacute le Comiteacute le recours agrave ce nouvel indicateur change la donne alors que seulement 83 de la population du Queacutebec disait parler le franccedilais agrave la maison 87 le deacuteclare laquo langue dusage public raquo principale (voir tableau 1)

TABLEAU 1 Pourcentage de la population selon la langue maternelle la langue parleacutee agrave la

maison et la langue dusage public (indice) dans lensemble du Queacutebec en 1997 La population eacutetait acircgeacutee de 18 ans ou plus native ou immigreacutee avant

1995 et ne devait deacuteclarer quune seule langue maternelle N=13 29512

LANGUE

Franccedilais

Franccedilais et anglais

Anglais

Autre

CATEacuteGORIE DE LANGUE

Maternelle

82

-

8

9

Parleacutee agrave la maison

83

1

10

6

Usage public

82

8

8

1

Usage public principal

87

-

11

1

11 Paul Beacuteland op cit p 4 12 Ibid p 46

160

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Il faut noter que l indicateur des langues d usage public a eacute teacute

vivement critiqueacute surtout par des statisticiens et des deacutemographes qui

considegraverent que sa nature laquo chimeacuterique raquo et d e laquo faux-fuyant raquo dissimule la

position preacutecaire de la langue franccedilaise particuliegraverement sur licircle de

Montreacuteal13 La meacutethodologie employeacutee dans l eacutetude de 1997 a eacutegalement

eacuteteacute lobjet de critiques seacutevegraveres14 Neacuteanmoins comme outil politique la

not ion d e laquo langue d usage public raquo semble precircte agrave remplacer celle d e

laquo transfert linguistique raquo qui elle implique un certain degreacute dassimilation

que les autoriteacutes t iennent agrave mettre agrave leacutecart

Plus reacutecemment la not ion de laquo langue publ ique commune raquo est deveshy

nue un eacute leacutement essentiel dans la nouvelle approche civique d e l identiteacute

queacutebeacutecoise On la retrouve par exemple dans les meacutemoires preacutesenteacutes agrave

la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et l avenir de la langue

franccedilaise au Queacutebec cest aussi une notion-cleacute du rapport de la

Commission lui-mecircme

Toute personne habitant le territoire du Queacutebec quelle que soit son origine reccediloit en partage la langue officielle et c ommune du Queacutebec Le franccedilais devient ainsi la voie daccegraves privileacutegieacutee au patrimoine civique (valeurs droits obligations institutions etc) commun agrave l ensemble des Queacutebeacutecoises et des Queacutebeacutecois et sur lequel se fonde leur ci toyenneteacute La langue franccedilaise devient le lieu de recherche et de deacuteveloppement des valeurs propres agrave l ensemble d e la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Elle est aussi le lieu d un vouloir-vivre collectif l espace public commun ougrave chacun peut rencontrer l autre15

13- Charles Castonguay laquo Et la langue de travail monsieur Larose raquo Charles Castonguay Pierre Dubuc et Jean-Claude Germain Larose nest pas Larousse Regards critiques - la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et lavenir de la langue franccedilaise au Queacutebec Paroisse Notre-Dame-des-NeigesMontreacuteal Eacuteditions Trois-PistolesEacuteditions du Renouveau queacutebeacutecois 2002 p 13-14 Christian Roy laquo Lusage des langues dans la sphegravere publique au Queacutebec raquo Bulletin dhistoire politique vol 10 ndeg 1 2001 p 151-160 15 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 13 Mecircme si la Commission parle principalement du franccedilais comme laquolangue commune raquo il est sous-entendu que cela signifie laquo langue publique commune raquo En effet la Commission deacutefinit la laquo langue commune raquo comme suit laquo Au Queacutebec

bull 161

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo est ainsi consideacutereacute comme la cleacute de la participation civique de la citoyenneteacute Cest un moyen de maintenir la coheacutesion sociale de la communauteacute ethnique-ment diverse quest le Queacutebec dans le vingt et uniegraveme siegravecle Pour tenir compte de ses nouvelles aspirations pour le franccedilais la Commission a favoriseacute un eacuteloignement de la politique linguistique du passeacute qui se basait sur la survivance du groupe ethnique majoritaire Agrave cet effet il a recommandeacute

[q]ue la politique linguistique du Queacutebec rompe deacutefinishytivement avec lapproche historique canadienne qui divise lidentiteacute queacutebeacutecoise suivant une ligne de partage ethnique la canadienne-franccedilaise et la canadienne-anglaise pour lui substituer une approche civique qui fonde lidentiteacute du peuple du Queacutebec sur laccueil et linclusion gracircce agrave une langue commune le franccedilais et agrave une culture commune formeacutee des apports de toutes ses composantes16

La notion du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo figure eacutegalement chez les intellectuels dans le deacutebat sur le modegravele de nation agrave adopter pour mieux exprimer la diversiteacute ethnique du Queacutebec daujourdhui Par exemple Diane Lamoureux croit quil est essentiel de dissocier la langue et lethniciteacute elle affirme que le franccedilais au Queacutebec devrait ecirctre consideacutereacute comme un simple moyen de communication et non comme le porteur du reacutecit meacutemoriel des Canadiens franccedilais17 De la mecircme faccedilon dans son modegravele de nation reacutepublicain inspireacute dHabermas et de sa notion de patriotisme constitutionnel Claude Bariteau insiste sur le fait que laquo dans un projet politique en milieu multiculturel il importe de ne pas lier langue et culture dappartenance18 raquo

langue utiliseacutee normalement et habituellement par lensemble des citoyens et citoyennes dans leurs communications courantes agrave lexclusion des communishycations priveacutees et des exceptions preacutevues par la Charte de la langue franccedilaise raquo (Ibid p 225) 16 Ibid p 21 17 Diane Lamoureux laquo Lautodeacutetermination comme condition du multicultushyralisme queacutebeacutecois raquo Politique et socieacuteteacutes ndeg 28 automne 1995 p 53-69 18 Claude Bariteau Queacutebec 18 septembre 2001 Le monde pour horizon Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 1998 coll laquo Deacutebats raquo p 163

162

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Ces remarques nous amegravenent agrave faire une observation importante mecircme les nationalismes civiques se servent de la langue comme symbole de lidentiteacute nationale mais en mettant laccent sur une fonction diffeacuteshyrente Alors que pour les nationalismes ethniques la langue unit tous ceux qui ont les mecircmes ancecirctres mythiques pour les nationalismes civishyques la dissociation de la langue et de lethniciteacute est consideacutereacutee comme le meilleur moyen dunifier une socieacuteteacute ethniquement diverse de reacuteunir les diffeacuterentes composantes dans ce que Benedict Anderson qualifie de laquo communauteacute imaginaire raquo En effet Anderson soutient que

la langue nest pas un instrument dexclusion en prinshycipe tout le monde peut apprendre nimporte quelle lanshygue Au contraire elle est fondamentalement inclusive limiteacutee uniquement par la fataliteacute de Babel personne ne vit assez longtemps pour apprendre toutes les langues19

De la mecircme faccedilon Manuel Castells avance que

la langue et en particulier une langue entiegraverement deacutevelopshypeacutee est un attribut fondamental de lauto-reconnaissance et de leacutetablissement dune frontiegravere nationale invisible qui est moins arbitraire que la territorialiteacute et moins exclusive que lethniciteacute [nous soulignons]20

Castells parle en partie de la Catalogne ougrave une immigration accrue agrave la fois des autres reacutegions dEspagne et des pays du Maghreb en particulier ajouteacutee agrave une nataliteacute en baisse chez les Catalans de souche a inciteacute les autoriteacutes agrave vouloir dissocier la langue de lidentiteacute catalane

[Mettre] trop dinsistance sur ce lien risque dalieacutener ceux pour qui la langue maternelle nest pas le catalan et peut les pousser agrave insister sur la prioriteacute de leurs droits linguistiques sur lauto-ascription catalane21

19 Benedict Anderson Imagined Communities Reflections on the Origin and Growth of Nationalism Londres Verso 1983 p 122 20 Manuel Castells The Power of Identity Oxford Blackwell Publishers 1997 p 52 21 Charlotte Hoffmann laquoBalancing Language Planning and Language Rights Catalonias Uneasy Juggling Act raquo Journal of Multilingual and Multicultural Development vol 21 ndeg 5 2000 p 435

163

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Encourager les immigreacutes agrave sassocier au Queacutebec est une preacuteoccushypation eacutevidente des autoriteacutes lagrave aussi compte tenu surtout du taux de nataliteacute en baisse chez ceux qui ont le franccedilais comme langue matershynelle Mais peut-on vraiment dissocier ainsi la langue de lethniciteacute Peut-on complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue comme semblent le souhaiter les autoriteacutes queacutebeacutecoises et certains intellectuels

Peut-on laquo deacutesethniciser raquo la langue

Deacutejagrave en 1988 Raymond Breton preacutedisait que la preacutesence dimmigrants au Queacutebec aurait pour reacutesultat laquo la dissociation progressive de la langue de lethniciteacute22 raquo Quinze ans plus tard on est en meilleure mesure deacutevaluer ces preacutedictions Il est vrai que mecircme sil ne pourra jamais devenir un Canadien franccedilais lenfant dun adulte immigreacute au Queacutebec peut quand mecircme participer agrave la socieacuteteacute queacutebeacutecoise en deveshynant francophone23 Mais lemploi de la langue - et non de lethniciteacute -comme paramegravetre de cateacutegorisation sociale naffaiblit en rien le rapport entre ces deux concepts Comme le fait remarquer Guy Bouthillier laquo [l]a plupart des ethnies ont droit agrave leur [propre] phone italophone helleacutenophone hispanophone sans oublier le creacuteolophone24 raquo

De plus le terme laquo francophone raquo meacuterite decirctre examineacute de plus pregraves Un examen de quelques dictionnaires du franccedilais queacutebeacutecois montre que dans la deacutefinition de ce mot on adopte dhabitude une perspective large voire laquo internationale raquo Par exemple le Dictionnaire du franccedilais plus deacutefinit le mot laquo francophone raquo comme une personne laquo [dlont le franccedilais est la langue maternelle ou officielle25 raquo le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourshydhui comme une personne laquo [q]ui parle le franccedilais soit comme langue

22 Raymond Breton laquo From Ethnie to Civic Nationalism English Canada and Quebecraquo Ethnic and Racial Studies vol 11 ndeg 1 1988 p 97-98 23 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 59 24 Guy Bouthillier Lobsession ethnique Montreacuteal Lanctot eacutediteur 1997 p 84 25 Claude Poirier [eacuted] Dictionnaire du franccedilais plus agrave lusage des francophones dAmeacuterique Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel 1988 p 706

164

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 4: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en 1997 employait le franccedilais comme laquo langue dusage public4 raquo Cepenshydant lideacutee que le franccedilais constitue une langue dusage public pour tous les Queacutebeacutecois ou ce quon appelle une laquo langue publique commune raquo repreacutesente beaucoup plus quun simple moyen de deacutecrire un pheacutenoshymegravene sociolinguistique plus important encore il sagit dun outil politishyque qui sinscrit dans un projet plus large celui de redeacutefinir la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs et non ethniques

Malgreacute le discours tregraves optimiste des autoriteacutes et de certains intellecshytuels il reste agrave reacutegler deux questions en particulier peut-on vraiment laquo deacutesethniciser raquo entiegraverement une langue comme certains le proposent Et comment motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter pour leurs communishycations publiques une langue qui a eacuteteacute traditionnellement associeacutee agrave lethniciteacute des Canadiens franccedilais Avant dexaminer davantage ces questions il convient de sarrecircter briegravevement sur lhistoire du concept de laquo langue publique commune raquo tel quil est employeacute au Queacutebec

Histoire du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo

Depuis les anneacutees I960 et 1970 on soulegraveve reacuteguliegraverement lideacutee de faire du franccedilais la laquo langue commune raquo du Queacutebec Par exemple la Commission denquecircte sur la situation du franccedilais et sur les droits linshyguistiques appeleacutee aussi laquo Commission Gendron raquo a deacuteclareacute

Nous recommandons que le gouvernement du Queacutebec se donne comme objectif geacuteneacuteral de faire du franccedilais la langue commune des Queacutebeacutecois cest-agrave-dire une lanshygue qui eacutetant connue de tous puisse servir dinstrushyment de communication dans les situations de contact entre Queacutebeacutecois francophones et non francophones5

4 Paul Beacuteland Le franccedilais langue dusage public au Queacutebec en 1997 Rapport de recherche Queacutebec Conseil de la langue franccedilaise 1999 5 Gouvernement du Queacutebec La situation de la langue franccedilaise au Queacutebec Rapport de la Commission denquecircte sur la situation de la langue franccedilaise et sur les droits linguistiques au Queacutebec Livre I La langue de travail la situation du franccedilais dans les activiteacutes de travail et de consommation des Queacutebeacutecois Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1972 p 154

157 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

Cinq ans plus tard on trouve la mecircme affirmation dans le Livre blanc qui allait conduire agrave la Charte de la langue franccedilaise Son auteur le ministre dEacutetat au Deacuteveloppement culturel Camille Laurin a fait attention de bien distinguer cette politique de lassimilation linguistique

Lassimilation agrave la vapeur de tous les nouveaux immishygrants au point quen une ou deux geacuteneacuterations ils ont perdu toute attache avec leur pays dorigine nest pas un objectif souhaitable Une socieacuteteacute qui permet agrave ses groupes minoritaires de conserver leur langue et leur culture est une socieacuteteacute plus riche et probablement plus eacutequilibreacutee6

Mecircme si son intention neacutetait pas assimilationniste la politique de promotion du franccedilais comme langue commune du Queacutebec telle quelle existait agrave leacutepoque faisait neacuteanmoins partie dune politique plus geacuteneacuterale de laquo culture de convergence raquo selon laquelle les non-francophones eacutetaient encourageacutes agrave laquo converger raquo vers la culture de la majoriteacute ethnique francophone Larchitecte principal de cette politique de culture de convergence eacutetait Fernand Dumont Il nest donc nullement surprenant quen sa qualiteacute de sous-ministre au Deacuteveloppement culturel Dumont eacutetait aussi lun des cosignataires du Livre blanc de 19777

Agrave partir des anneacutees 1990 on assiste agrave la disparition de toute ideacutee de convergence vers le franccedilais comme langue commune du Queacutebec La nouvelle preacuteoccupation des deacutemocraties libeacuterales pour la diversiteacute renshydait alors neacutecessaire de preacuteciser explicitement que les neacuteo-Queacutebeacutecois avaient la liberteacute de parler la langue de leur choix dans les communishycations agrave caractegravere priveacute Pour reconnaicirctre que lexigence dadopter le franccedilais se limitait effectivement agrave la sphegravere publique on parlerait non plus du franccedilais comme laquo langue commune raquo mais plutocirct comme laquo langue publique commune raquo Cette laquo publicisation raquo explicite du concept de laquo langue commune raquo se manifeste clairement dans les documents officiels de leacutepoque

6 Gouvernement du Queacutebec La politique queacutebeacutecoise de la langue franccedilaise Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1977 p 26 7 Geneviegraveve Mathieu Qui est Queacutebeacutecois Synthegravese du deacutebat sur la redeacutefinition de la nation Montreacuteal VLB eacutediteur 2001 p 18-19-

158

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE lt

Cette valorisation du franccedilais comme langue officielle et langue de la vie publique nimplique toutefois pas quon doive confondre maicirctrise dune langue commune et assimilation linguistique En effet le Queacutebec en tant que socieacuteteacute deacutemocratique respecte le droit des individus agrave adopter la langue de leur choix dans les communications agrave caractegravere priveacute8

En 1996 le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franshyccedilaise a chercheacute agrave consolider cette laquo nouvelle deacutefinition du processus dinteacutegration linguistique9 raquo baseacutee sur la langue publique commune Alors que les cateacutegories traditionnelles dont on se servait dans les recenshysements de leacutepoque eacutetaient laquo langue maternelle raquo et laquo langue dusage raquo (cest-agrave-dire la langue parleacutee agrave la maison) le Comiteacute a procircneacute une approshyche qui mettrait laccent sur la langue employeacutee dans la sphegravere publique ce qui permettrait une meilleure eacutevaluation des fins de la Charte de la langue franccedilaise

Ainsi quand on veut savoir si le franccedilais a progresseacute comme laquo langue normale et habituelle raquo des activiteacutes publiques au Queacutebec il est eacutevident quon ne peut pas recourir aux donneacutees de la langue maternelle il nest pas eacutevident en revanche quon doive se restreindre agrave celles de la langue dusage puisque la langue parleacutee agrave la maison nest pas neacutecessairement la langue utiliseacutee au travail ou dans les communications publiques il est clair par conseacutequent quon devrait faire appel agrave des donneacutees relatives agrave la langue commune (ou langue civishyque) mais ces donneacutees ne sont pas encore disponibles On peut donc ecirctre ameneacute parfois agrave sous-estimer le nombre des laquo Queacutebeacutecois parlant franccedilais raquo surtout chez les allophones (si ceux-ci utilisent davantage le franccedilais dans leurs communications publiques quagrave la maison)10

8 Gouvernement du Queacutebec Au Queacutebec pour bacirctir ensemble Eacutenonceacute de politishyque en matiegravere dimmigration et dinteacutegration Queacutebec Ministegravere des Commushynauteacutes culturelles et de lImmigration 1990 9 Marc Levine op cit p 36l 10 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise (Rapport du Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise) Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1996 p 10

159

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

Pour cette raison le Comiteacute a introduit la notion de laquo langue dusage public raquo et a demandeacute que soit creacuteeacute un veacuteritable instrument de mesure pour ce nouveau concept Cest ainsi qua eacuteteacute effectueacutee en 1997 une eacutetude laquo pour eacutevaluer lusage public des langues et eacutelaborer un indice global11 raquo Agrave partir des statistiques relatives agrave lusage des langues dans une douzaine de domaines dactiviteacutes - dans les commerces agrave la banshyque au travail lors de lutilisation des services publics etc - on a creacuteeacute un laquo indicateur des langues dusage public raquo Comme lavait espeacutereacute le Comiteacute le recours agrave ce nouvel indicateur change la donne alors que seulement 83 de la population du Queacutebec disait parler le franccedilais agrave la maison 87 le deacuteclare laquo langue dusage public raquo principale (voir tableau 1)

TABLEAU 1 Pourcentage de la population selon la langue maternelle la langue parleacutee agrave la

maison et la langue dusage public (indice) dans lensemble du Queacutebec en 1997 La population eacutetait acircgeacutee de 18 ans ou plus native ou immigreacutee avant

1995 et ne devait deacuteclarer quune seule langue maternelle N=13 29512

LANGUE

Franccedilais

Franccedilais et anglais

Anglais

Autre

CATEacuteGORIE DE LANGUE

Maternelle

82

-

8

9

Parleacutee agrave la maison

83

1

10

6

Usage public

82

8

8

1

Usage public principal

87

-

11

1

11 Paul Beacuteland op cit p 4 12 Ibid p 46

160

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Il faut noter que l indicateur des langues d usage public a eacute teacute

vivement critiqueacute surtout par des statisticiens et des deacutemographes qui

considegraverent que sa nature laquo chimeacuterique raquo et d e laquo faux-fuyant raquo dissimule la

position preacutecaire de la langue franccedilaise particuliegraverement sur licircle de

Montreacuteal13 La meacutethodologie employeacutee dans l eacutetude de 1997 a eacutegalement

eacuteteacute lobjet de critiques seacutevegraveres14 Neacuteanmoins comme outil politique la

not ion d e laquo langue d usage public raquo semble precircte agrave remplacer celle d e

laquo transfert linguistique raquo qui elle implique un certain degreacute dassimilation

que les autoriteacutes t iennent agrave mettre agrave leacutecart

Plus reacutecemment la not ion de laquo langue publ ique commune raquo est deveshy

nue un eacute leacutement essentiel dans la nouvelle approche civique d e l identiteacute

queacutebeacutecoise On la retrouve par exemple dans les meacutemoires preacutesenteacutes agrave

la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et l avenir de la langue

franccedilaise au Queacutebec cest aussi une notion-cleacute du rapport de la

Commission lui-mecircme

Toute personne habitant le territoire du Queacutebec quelle que soit son origine reccediloit en partage la langue officielle et c ommune du Queacutebec Le franccedilais devient ainsi la voie daccegraves privileacutegieacutee au patrimoine civique (valeurs droits obligations institutions etc) commun agrave l ensemble des Queacutebeacutecoises et des Queacutebeacutecois et sur lequel se fonde leur ci toyenneteacute La langue franccedilaise devient le lieu de recherche et de deacuteveloppement des valeurs propres agrave l ensemble d e la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Elle est aussi le lieu d un vouloir-vivre collectif l espace public commun ougrave chacun peut rencontrer l autre15

13- Charles Castonguay laquo Et la langue de travail monsieur Larose raquo Charles Castonguay Pierre Dubuc et Jean-Claude Germain Larose nest pas Larousse Regards critiques - la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et lavenir de la langue franccedilaise au Queacutebec Paroisse Notre-Dame-des-NeigesMontreacuteal Eacuteditions Trois-PistolesEacuteditions du Renouveau queacutebeacutecois 2002 p 13-14 Christian Roy laquo Lusage des langues dans la sphegravere publique au Queacutebec raquo Bulletin dhistoire politique vol 10 ndeg 1 2001 p 151-160 15 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 13 Mecircme si la Commission parle principalement du franccedilais comme laquolangue commune raquo il est sous-entendu que cela signifie laquo langue publique commune raquo En effet la Commission deacutefinit la laquo langue commune raquo comme suit laquo Au Queacutebec

bull 161

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo est ainsi consideacutereacute comme la cleacute de la participation civique de la citoyenneteacute Cest un moyen de maintenir la coheacutesion sociale de la communauteacute ethnique-ment diverse quest le Queacutebec dans le vingt et uniegraveme siegravecle Pour tenir compte de ses nouvelles aspirations pour le franccedilais la Commission a favoriseacute un eacuteloignement de la politique linguistique du passeacute qui se basait sur la survivance du groupe ethnique majoritaire Agrave cet effet il a recommandeacute

[q]ue la politique linguistique du Queacutebec rompe deacutefinishytivement avec lapproche historique canadienne qui divise lidentiteacute queacutebeacutecoise suivant une ligne de partage ethnique la canadienne-franccedilaise et la canadienne-anglaise pour lui substituer une approche civique qui fonde lidentiteacute du peuple du Queacutebec sur laccueil et linclusion gracircce agrave une langue commune le franccedilais et agrave une culture commune formeacutee des apports de toutes ses composantes16

La notion du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo figure eacutegalement chez les intellectuels dans le deacutebat sur le modegravele de nation agrave adopter pour mieux exprimer la diversiteacute ethnique du Queacutebec daujourdhui Par exemple Diane Lamoureux croit quil est essentiel de dissocier la langue et lethniciteacute elle affirme que le franccedilais au Queacutebec devrait ecirctre consideacutereacute comme un simple moyen de communication et non comme le porteur du reacutecit meacutemoriel des Canadiens franccedilais17 De la mecircme faccedilon dans son modegravele de nation reacutepublicain inspireacute dHabermas et de sa notion de patriotisme constitutionnel Claude Bariteau insiste sur le fait que laquo dans un projet politique en milieu multiculturel il importe de ne pas lier langue et culture dappartenance18 raquo

langue utiliseacutee normalement et habituellement par lensemble des citoyens et citoyennes dans leurs communications courantes agrave lexclusion des communishycations priveacutees et des exceptions preacutevues par la Charte de la langue franccedilaise raquo (Ibid p 225) 16 Ibid p 21 17 Diane Lamoureux laquo Lautodeacutetermination comme condition du multicultushyralisme queacutebeacutecois raquo Politique et socieacuteteacutes ndeg 28 automne 1995 p 53-69 18 Claude Bariteau Queacutebec 18 septembre 2001 Le monde pour horizon Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 1998 coll laquo Deacutebats raquo p 163

162

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Ces remarques nous amegravenent agrave faire une observation importante mecircme les nationalismes civiques se servent de la langue comme symbole de lidentiteacute nationale mais en mettant laccent sur une fonction diffeacuteshyrente Alors que pour les nationalismes ethniques la langue unit tous ceux qui ont les mecircmes ancecirctres mythiques pour les nationalismes civishyques la dissociation de la langue et de lethniciteacute est consideacutereacutee comme le meilleur moyen dunifier une socieacuteteacute ethniquement diverse de reacuteunir les diffeacuterentes composantes dans ce que Benedict Anderson qualifie de laquo communauteacute imaginaire raquo En effet Anderson soutient que

la langue nest pas un instrument dexclusion en prinshycipe tout le monde peut apprendre nimporte quelle lanshygue Au contraire elle est fondamentalement inclusive limiteacutee uniquement par la fataliteacute de Babel personne ne vit assez longtemps pour apprendre toutes les langues19

De la mecircme faccedilon Manuel Castells avance que

la langue et en particulier une langue entiegraverement deacutevelopshypeacutee est un attribut fondamental de lauto-reconnaissance et de leacutetablissement dune frontiegravere nationale invisible qui est moins arbitraire que la territorialiteacute et moins exclusive que lethniciteacute [nous soulignons]20

Castells parle en partie de la Catalogne ougrave une immigration accrue agrave la fois des autres reacutegions dEspagne et des pays du Maghreb en particulier ajouteacutee agrave une nataliteacute en baisse chez les Catalans de souche a inciteacute les autoriteacutes agrave vouloir dissocier la langue de lidentiteacute catalane

[Mettre] trop dinsistance sur ce lien risque dalieacutener ceux pour qui la langue maternelle nest pas le catalan et peut les pousser agrave insister sur la prioriteacute de leurs droits linguistiques sur lauto-ascription catalane21

19 Benedict Anderson Imagined Communities Reflections on the Origin and Growth of Nationalism Londres Verso 1983 p 122 20 Manuel Castells The Power of Identity Oxford Blackwell Publishers 1997 p 52 21 Charlotte Hoffmann laquoBalancing Language Planning and Language Rights Catalonias Uneasy Juggling Act raquo Journal of Multilingual and Multicultural Development vol 21 ndeg 5 2000 p 435

163

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Encourager les immigreacutes agrave sassocier au Queacutebec est une preacuteoccushypation eacutevidente des autoriteacutes lagrave aussi compte tenu surtout du taux de nataliteacute en baisse chez ceux qui ont le franccedilais comme langue matershynelle Mais peut-on vraiment dissocier ainsi la langue de lethniciteacute Peut-on complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue comme semblent le souhaiter les autoriteacutes queacutebeacutecoises et certains intellectuels

Peut-on laquo deacutesethniciser raquo la langue

Deacutejagrave en 1988 Raymond Breton preacutedisait que la preacutesence dimmigrants au Queacutebec aurait pour reacutesultat laquo la dissociation progressive de la langue de lethniciteacute22 raquo Quinze ans plus tard on est en meilleure mesure deacutevaluer ces preacutedictions Il est vrai que mecircme sil ne pourra jamais devenir un Canadien franccedilais lenfant dun adulte immigreacute au Queacutebec peut quand mecircme participer agrave la socieacuteteacute queacutebeacutecoise en deveshynant francophone23 Mais lemploi de la langue - et non de lethniciteacute -comme paramegravetre de cateacutegorisation sociale naffaiblit en rien le rapport entre ces deux concepts Comme le fait remarquer Guy Bouthillier laquo [l]a plupart des ethnies ont droit agrave leur [propre] phone italophone helleacutenophone hispanophone sans oublier le creacuteolophone24 raquo

De plus le terme laquo francophone raquo meacuterite decirctre examineacute de plus pregraves Un examen de quelques dictionnaires du franccedilais queacutebeacutecois montre que dans la deacutefinition de ce mot on adopte dhabitude une perspective large voire laquo internationale raquo Par exemple le Dictionnaire du franccedilais plus deacutefinit le mot laquo francophone raquo comme une personne laquo [dlont le franccedilais est la langue maternelle ou officielle25 raquo le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourshydhui comme une personne laquo [q]ui parle le franccedilais soit comme langue

22 Raymond Breton laquo From Ethnie to Civic Nationalism English Canada and Quebecraquo Ethnic and Racial Studies vol 11 ndeg 1 1988 p 97-98 23 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 59 24 Guy Bouthillier Lobsession ethnique Montreacuteal Lanctot eacutediteur 1997 p 84 25 Claude Poirier [eacuted] Dictionnaire du franccedilais plus agrave lusage des francophones dAmeacuterique Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel 1988 p 706

164

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 5: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

Cinq ans plus tard on trouve la mecircme affirmation dans le Livre blanc qui allait conduire agrave la Charte de la langue franccedilaise Son auteur le ministre dEacutetat au Deacuteveloppement culturel Camille Laurin a fait attention de bien distinguer cette politique de lassimilation linguistique

Lassimilation agrave la vapeur de tous les nouveaux immishygrants au point quen une ou deux geacuteneacuterations ils ont perdu toute attache avec leur pays dorigine nest pas un objectif souhaitable Une socieacuteteacute qui permet agrave ses groupes minoritaires de conserver leur langue et leur culture est une socieacuteteacute plus riche et probablement plus eacutequilibreacutee6

Mecircme si son intention neacutetait pas assimilationniste la politique de promotion du franccedilais comme langue commune du Queacutebec telle quelle existait agrave leacutepoque faisait neacuteanmoins partie dune politique plus geacuteneacuterale de laquo culture de convergence raquo selon laquelle les non-francophones eacutetaient encourageacutes agrave laquo converger raquo vers la culture de la majoriteacute ethnique francophone Larchitecte principal de cette politique de culture de convergence eacutetait Fernand Dumont Il nest donc nullement surprenant quen sa qualiteacute de sous-ministre au Deacuteveloppement culturel Dumont eacutetait aussi lun des cosignataires du Livre blanc de 19777

Agrave partir des anneacutees 1990 on assiste agrave la disparition de toute ideacutee de convergence vers le franccedilais comme langue commune du Queacutebec La nouvelle preacuteoccupation des deacutemocraties libeacuterales pour la diversiteacute renshydait alors neacutecessaire de preacuteciser explicitement que les neacuteo-Queacutebeacutecois avaient la liberteacute de parler la langue de leur choix dans les communishycations agrave caractegravere priveacute Pour reconnaicirctre que lexigence dadopter le franccedilais se limitait effectivement agrave la sphegravere publique on parlerait non plus du franccedilais comme laquo langue commune raquo mais plutocirct comme laquo langue publique commune raquo Cette laquo publicisation raquo explicite du concept de laquo langue commune raquo se manifeste clairement dans les documents officiels de leacutepoque

6 Gouvernement du Queacutebec La politique queacutebeacutecoise de la langue franccedilaise Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1977 p 26 7 Geneviegraveve Mathieu Qui est Queacutebeacutecois Synthegravese du deacutebat sur la redeacutefinition de la nation Montreacuteal VLB eacutediteur 2001 p 18-19-

158

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE lt

Cette valorisation du franccedilais comme langue officielle et langue de la vie publique nimplique toutefois pas quon doive confondre maicirctrise dune langue commune et assimilation linguistique En effet le Queacutebec en tant que socieacuteteacute deacutemocratique respecte le droit des individus agrave adopter la langue de leur choix dans les communications agrave caractegravere priveacute8

En 1996 le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franshyccedilaise a chercheacute agrave consolider cette laquo nouvelle deacutefinition du processus dinteacutegration linguistique9 raquo baseacutee sur la langue publique commune Alors que les cateacutegories traditionnelles dont on se servait dans les recenshysements de leacutepoque eacutetaient laquo langue maternelle raquo et laquo langue dusage raquo (cest-agrave-dire la langue parleacutee agrave la maison) le Comiteacute a procircneacute une approshyche qui mettrait laccent sur la langue employeacutee dans la sphegravere publique ce qui permettrait une meilleure eacutevaluation des fins de la Charte de la langue franccedilaise

Ainsi quand on veut savoir si le franccedilais a progresseacute comme laquo langue normale et habituelle raquo des activiteacutes publiques au Queacutebec il est eacutevident quon ne peut pas recourir aux donneacutees de la langue maternelle il nest pas eacutevident en revanche quon doive se restreindre agrave celles de la langue dusage puisque la langue parleacutee agrave la maison nest pas neacutecessairement la langue utiliseacutee au travail ou dans les communications publiques il est clair par conseacutequent quon devrait faire appel agrave des donneacutees relatives agrave la langue commune (ou langue civishyque) mais ces donneacutees ne sont pas encore disponibles On peut donc ecirctre ameneacute parfois agrave sous-estimer le nombre des laquo Queacutebeacutecois parlant franccedilais raquo surtout chez les allophones (si ceux-ci utilisent davantage le franccedilais dans leurs communications publiques quagrave la maison)10

8 Gouvernement du Queacutebec Au Queacutebec pour bacirctir ensemble Eacutenonceacute de politishyque en matiegravere dimmigration et dinteacutegration Queacutebec Ministegravere des Commushynauteacutes culturelles et de lImmigration 1990 9 Marc Levine op cit p 36l 10 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise (Rapport du Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise) Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1996 p 10

159

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

Pour cette raison le Comiteacute a introduit la notion de laquo langue dusage public raquo et a demandeacute que soit creacuteeacute un veacuteritable instrument de mesure pour ce nouveau concept Cest ainsi qua eacuteteacute effectueacutee en 1997 une eacutetude laquo pour eacutevaluer lusage public des langues et eacutelaborer un indice global11 raquo Agrave partir des statistiques relatives agrave lusage des langues dans une douzaine de domaines dactiviteacutes - dans les commerces agrave la banshyque au travail lors de lutilisation des services publics etc - on a creacuteeacute un laquo indicateur des langues dusage public raquo Comme lavait espeacutereacute le Comiteacute le recours agrave ce nouvel indicateur change la donne alors que seulement 83 de la population du Queacutebec disait parler le franccedilais agrave la maison 87 le deacuteclare laquo langue dusage public raquo principale (voir tableau 1)

TABLEAU 1 Pourcentage de la population selon la langue maternelle la langue parleacutee agrave la

maison et la langue dusage public (indice) dans lensemble du Queacutebec en 1997 La population eacutetait acircgeacutee de 18 ans ou plus native ou immigreacutee avant

1995 et ne devait deacuteclarer quune seule langue maternelle N=13 29512

LANGUE

Franccedilais

Franccedilais et anglais

Anglais

Autre

CATEacuteGORIE DE LANGUE

Maternelle

82

-

8

9

Parleacutee agrave la maison

83

1

10

6

Usage public

82

8

8

1

Usage public principal

87

-

11

1

11 Paul Beacuteland op cit p 4 12 Ibid p 46

160

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Il faut noter que l indicateur des langues d usage public a eacute teacute

vivement critiqueacute surtout par des statisticiens et des deacutemographes qui

considegraverent que sa nature laquo chimeacuterique raquo et d e laquo faux-fuyant raquo dissimule la

position preacutecaire de la langue franccedilaise particuliegraverement sur licircle de

Montreacuteal13 La meacutethodologie employeacutee dans l eacutetude de 1997 a eacutegalement

eacuteteacute lobjet de critiques seacutevegraveres14 Neacuteanmoins comme outil politique la

not ion d e laquo langue d usage public raquo semble precircte agrave remplacer celle d e

laquo transfert linguistique raquo qui elle implique un certain degreacute dassimilation

que les autoriteacutes t iennent agrave mettre agrave leacutecart

Plus reacutecemment la not ion de laquo langue publ ique commune raquo est deveshy

nue un eacute leacutement essentiel dans la nouvelle approche civique d e l identiteacute

queacutebeacutecoise On la retrouve par exemple dans les meacutemoires preacutesenteacutes agrave

la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et l avenir de la langue

franccedilaise au Queacutebec cest aussi une notion-cleacute du rapport de la

Commission lui-mecircme

Toute personne habitant le territoire du Queacutebec quelle que soit son origine reccediloit en partage la langue officielle et c ommune du Queacutebec Le franccedilais devient ainsi la voie daccegraves privileacutegieacutee au patrimoine civique (valeurs droits obligations institutions etc) commun agrave l ensemble des Queacutebeacutecoises et des Queacutebeacutecois et sur lequel se fonde leur ci toyenneteacute La langue franccedilaise devient le lieu de recherche et de deacuteveloppement des valeurs propres agrave l ensemble d e la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Elle est aussi le lieu d un vouloir-vivre collectif l espace public commun ougrave chacun peut rencontrer l autre15

13- Charles Castonguay laquo Et la langue de travail monsieur Larose raquo Charles Castonguay Pierre Dubuc et Jean-Claude Germain Larose nest pas Larousse Regards critiques - la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et lavenir de la langue franccedilaise au Queacutebec Paroisse Notre-Dame-des-NeigesMontreacuteal Eacuteditions Trois-PistolesEacuteditions du Renouveau queacutebeacutecois 2002 p 13-14 Christian Roy laquo Lusage des langues dans la sphegravere publique au Queacutebec raquo Bulletin dhistoire politique vol 10 ndeg 1 2001 p 151-160 15 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 13 Mecircme si la Commission parle principalement du franccedilais comme laquolangue commune raquo il est sous-entendu que cela signifie laquo langue publique commune raquo En effet la Commission deacutefinit la laquo langue commune raquo comme suit laquo Au Queacutebec

bull 161

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo est ainsi consideacutereacute comme la cleacute de la participation civique de la citoyenneteacute Cest un moyen de maintenir la coheacutesion sociale de la communauteacute ethnique-ment diverse quest le Queacutebec dans le vingt et uniegraveme siegravecle Pour tenir compte de ses nouvelles aspirations pour le franccedilais la Commission a favoriseacute un eacuteloignement de la politique linguistique du passeacute qui se basait sur la survivance du groupe ethnique majoritaire Agrave cet effet il a recommandeacute

[q]ue la politique linguistique du Queacutebec rompe deacutefinishytivement avec lapproche historique canadienne qui divise lidentiteacute queacutebeacutecoise suivant une ligne de partage ethnique la canadienne-franccedilaise et la canadienne-anglaise pour lui substituer une approche civique qui fonde lidentiteacute du peuple du Queacutebec sur laccueil et linclusion gracircce agrave une langue commune le franccedilais et agrave une culture commune formeacutee des apports de toutes ses composantes16

La notion du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo figure eacutegalement chez les intellectuels dans le deacutebat sur le modegravele de nation agrave adopter pour mieux exprimer la diversiteacute ethnique du Queacutebec daujourdhui Par exemple Diane Lamoureux croit quil est essentiel de dissocier la langue et lethniciteacute elle affirme que le franccedilais au Queacutebec devrait ecirctre consideacutereacute comme un simple moyen de communication et non comme le porteur du reacutecit meacutemoriel des Canadiens franccedilais17 De la mecircme faccedilon dans son modegravele de nation reacutepublicain inspireacute dHabermas et de sa notion de patriotisme constitutionnel Claude Bariteau insiste sur le fait que laquo dans un projet politique en milieu multiculturel il importe de ne pas lier langue et culture dappartenance18 raquo

langue utiliseacutee normalement et habituellement par lensemble des citoyens et citoyennes dans leurs communications courantes agrave lexclusion des communishycations priveacutees et des exceptions preacutevues par la Charte de la langue franccedilaise raquo (Ibid p 225) 16 Ibid p 21 17 Diane Lamoureux laquo Lautodeacutetermination comme condition du multicultushyralisme queacutebeacutecois raquo Politique et socieacuteteacutes ndeg 28 automne 1995 p 53-69 18 Claude Bariteau Queacutebec 18 septembre 2001 Le monde pour horizon Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 1998 coll laquo Deacutebats raquo p 163

162

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Ces remarques nous amegravenent agrave faire une observation importante mecircme les nationalismes civiques se servent de la langue comme symbole de lidentiteacute nationale mais en mettant laccent sur une fonction diffeacuteshyrente Alors que pour les nationalismes ethniques la langue unit tous ceux qui ont les mecircmes ancecirctres mythiques pour les nationalismes civishyques la dissociation de la langue et de lethniciteacute est consideacutereacutee comme le meilleur moyen dunifier une socieacuteteacute ethniquement diverse de reacuteunir les diffeacuterentes composantes dans ce que Benedict Anderson qualifie de laquo communauteacute imaginaire raquo En effet Anderson soutient que

la langue nest pas un instrument dexclusion en prinshycipe tout le monde peut apprendre nimporte quelle lanshygue Au contraire elle est fondamentalement inclusive limiteacutee uniquement par la fataliteacute de Babel personne ne vit assez longtemps pour apprendre toutes les langues19

De la mecircme faccedilon Manuel Castells avance que

la langue et en particulier une langue entiegraverement deacutevelopshypeacutee est un attribut fondamental de lauto-reconnaissance et de leacutetablissement dune frontiegravere nationale invisible qui est moins arbitraire que la territorialiteacute et moins exclusive que lethniciteacute [nous soulignons]20

Castells parle en partie de la Catalogne ougrave une immigration accrue agrave la fois des autres reacutegions dEspagne et des pays du Maghreb en particulier ajouteacutee agrave une nataliteacute en baisse chez les Catalans de souche a inciteacute les autoriteacutes agrave vouloir dissocier la langue de lidentiteacute catalane

[Mettre] trop dinsistance sur ce lien risque dalieacutener ceux pour qui la langue maternelle nest pas le catalan et peut les pousser agrave insister sur la prioriteacute de leurs droits linguistiques sur lauto-ascription catalane21

19 Benedict Anderson Imagined Communities Reflections on the Origin and Growth of Nationalism Londres Verso 1983 p 122 20 Manuel Castells The Power of Identity Oxford Blackwell Publishers 1997 p 52 21 Charlotte Hoffmann laquoBalancing Language Planning and Language Rights Catalonias Uneasy Juggling Act raquo Journal of Multilingual and Multicultural Development vol 21 ndeg 5 2000 p 435

163

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Encourager les immigreacutes agrave sassocier au Queacutebec est une preacuteoccushypation eacutevidente des autoriteacutes lagrave aussi compte tenu surtout du taux de nataliteacute en baisse chez ceux qui ont le franccedilais comme langue matershynelle Mais peut-on vraiment dissocier ainsi la langue de lethniciteacute Peut-on complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue comme semblent le souhaiter les autoriteacutes queacutebeacutecoises et certains intellectuels

Peut-on laquo deacutesethniciser raquo la langue

Deacutejagrave en 1988 Raymond Breton preacutedisait que la preacutesence dimmigrants au Queacutebec aurait pour reacutesultat laquo la dissociation progressive de la langue de lethniciteacute22 raquo Quinze ans plus tard on est en meilleure mesure deacutevaluer ces preacutedictions Il est vrai que mecircme sil ne pourra jamais devenir un Canadien franccedilais lenfant dun adulte immigreacute au Queacutebec peut quand mecircme participer agrave la socieacuteteacute queacutebeacutecoise en deveshynant francophone23 Mais lemploi de la langue - et non de lethniciteacute -comme paramegravetre de cateacutegorisation sociale naffaiblit en rien le rapport entre ces deux concepts Comme le fait remarquer Guy Bouthillier laquo [l]a plupart des ethnies ont droit agrave leur [propre] phone italophone helleacutenophone hispanophone sans oublier le creacuteolophone24 raquo

De plus le terme laquo francophone raquo meacuterite decirctre examineacute de plus pregraves Un examen de quelques dictionnaires du franccedilais queacutebeacutecois montre que dans la deacutefinition de ce mot on adopte dhabitude une perspective large voire laquo internationale raquo Par exemple le Dictionnaire du franccedilais plus deacutefinit le mot laquo francophone raquo comme une personne laquo [dlont le franccedilais est la langue maternelle ou officielle25 raquo le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourshydhui comme une personne laquo [q]ui parle le franccedilais soit comme langue

22 Raymond Breton laquo From Ethnie to Civic Nationalism English Canada and Quebecraquo Ethnic and Racial Studies vol 11 ndeg 1 1988 p 97-98 23 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 59 24 Guy Bouthillier Lobsession ethnique Montreacuteal Lanctot eacutediteur 1997 p 84 25 Claude Poirier [eacuted] Dictionnaire du franccedilais plus agrave lusage des francophones dAmeacuterique Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel 1988 p 706

164

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 6: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE lt

Cette valorisation du franccedilais comme langue officielle et langue de la vie publique nimplique toutefois pas quon doive confondre maicirctrise dune langue commune et assimilation linguistique En effet le Queacutebec en tant que socieacuteteacute deacutemocratique respecte le droit des individus agrave adopter la langue de leur choix dans les communications agrave caractegravere priveacute8

En 1996 le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franshyccedilaise a chercheacute agrave consolider cette laquo nouvelle deacutefinition du processus dinteacutegration linguistique9 raquo baseacutee sur la langue publique commune Alors que les cateacutegories traditionnelles dont on se servait dans les recenshysements de leacutepoque eacutetaient laquo langue maternelle raquo et laquo langue dusage raquo (cest-agrave-dire la langue parleacutee agrave la maison) le Comiteacute a procircneacute une approshyche qui mettrait laccent sur la langue employeacutee dans la sphegravere publique ce qui permettrait une meilleure eacutevaluation des fins de la Charte de la langue franccedilaise

Ainsi quand on veut savoir si le franccedilais a progresseacute comme laquo langue normale et habituelle raquo des activiteacutes publiques au Queacutebec il est eacutevident quon ne peut pas recourir aux donneacutees de la langue maternelle il nest pas eacutevident en revanche quon doive se restreindre agrave celles de la langue dusage puisque la langue parleacutee agrave la maison nest pas neacutecessairement la langue utiliseacutee au travail ou dans les communications publiques il est clair par conseacutequent quon devrait faire appel agrave des donneacutees relatives agrave la langue commune (ou langue civishyque) mais ces donneacutees ne sont pas encore disponibles On peut donc ecirctre ameneacute parfois agrave sous-estimer le nombre des laquo Queacutebeacutecois parlant franccedilais raquo surtout chez les allophones (si ceux-ci utilisent davantage le franccedilais dans leurs communications publiques quagrave la maison)10

8 Gouvernement du Queacutebec Au Queacutebec pour bacirctir ensemble Eacutenonceacute de politishyque en matiegravere dimmigration et dinteacutegration Queacutebec Ministegravere des Commushynauteacutes culturelles et de lImmigration 1990 9 Marc Levine op cit p 36l 10 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise (Rapport du Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise) Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1996 p 10

159

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

Pour cette raison le Comiteacute a introduit la notion de laquo langue dusage public raquo et a demandeacute que soit creacuteeacute un veacuteritable instrument de mesure pour ce nouveau concept Cest ainsi qua eacuteteacute effectueacutee en 1997 une eacutetude laquo pour eacutevaluer lusage public des langues et eacutelaborer un indice global11 raquo Agrave partir des statistiques relatives agrave lusage des langues dans une douzaine de domaines dactiviteacutes - dans les commerces agrave la banshyque au travail lors de lutilisation des services publics etc - on a creacuteeacute un laquo indicateur des langues dusage public raquo Comme lavait espeacutereacute le Comiteacute le recours agrave ce nouvel indicateur change la donne alors que seulement 83 de la population du Queacutebec disait parler le franccedilais agrave la maison 87 le deacuteclare laquo langue dusage public raquo principale (voir tableau 1)

TABLEAU 1 Pourcentage de la population selon la langue maternelle la langue parleacutee agrave la

maison et la langue dusage public (indice) dans lensemble du Queacutebec en 1997 La population eacutetait acircgeacutee de 18 ans ou plus native ou immigreacutee avant

1995 et ne devait deacuteclarer quune seule langue maternelle N=13 29512

LANGUE

Franccedilais

Franccedilais et anglais

Anglais

Autre

CATEacuteGORIE DE LANGUE

Maternelle

82

-

8

9

Parleacutee agrave la maison

83

1

10

6

Usage public

82

8

8

1

Usage public principal

87

-

11

1

11 Paul Beacuteland op cit p 4 12 Ibid p 46

160

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Il faut noter que l indicateur des langues d usage public a eacute teacute

vivement critiqueacute surtout par des statisticiens et des deacutemographes qui

considegraverent que sa nature laquo chimeacuterique raquo et d e laquo faux-fuyant raquo dissimule la

position preacutecaire de la langue franccedilaise particuliegraverement sur licircle de

Montreacuteal13 La meacutethodologie employeacutee dans l eacutetude de 1997 a eacutegalement

eacuteteacute lobjet de critiques seacutevegraveres14 Neacuteanmoins comme outil politique la

not ion d e laquo langue d usage public raquo semble precircte agrave remplacer celle d e

laquo transfert linguistique raquo qui elle implique un certain degreacute dassimilation

que les autoriteacutes t iennent agrave mettre agrave leacutecart

Plus reacutecemment la not ion de laquo langue publ ique commune raquo est deveshy

nue un eacute leacutement essentiel dans la nouvelle approche civique d e l identiteacute

queacutebeacutecoise On la retrouve par exemple dans les meacutemoires preacutesenteacutes agrave

la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et l avenir de la langue

franccedilaise au Queacutebec cest aussi une notion-cleacute du rapport de la

Commission lui-mecircme

Toute personne habitant le territoire du Queacutebec quelle que soit son origine reccediloit en partage la langue officielle et c ommune du Queacutebec Le franccedilais devient ainsi la voie daccegraves privileacutegieacutee au patrimoine civique (valeurs droits obligations institutions etc) commun agrave l ensemble des Queacutebeacutecoises et des Queacutebeacutecois et sur lequel se fonde leur ci toyenneteacute La langue franccedilaise devient le lieu de recherche et de deacuteveloppement des valeurs propres agrave l ensemble d e la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Elle est aussi le lieu d un vouloir-vivre collectif l espace public commun ougrave chacun peut rencontrer l autre15

13- Charles Castonguay laquo Et la langue de travail monsieur Larose raquo Charles Castonguay Pierre Dubuc et Jean-Claude Germain Larose nest pas Larousse Regards critiques - la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et lavenir de la langue franccedilaise au Queacutebec Paroisse Notre-Dame-des-NeigesMontreacuteal Eacuteditions Trois-PistolesEacuteditions du Renouveau queacutebeacutecois 2002 p 13-14 Christian Roy laquo Lusage des langues dans la sphegravere publique au Queacutebec raquo Bulletin dhistoire politique vol 10 ndeg 1 2001 p 151-160 15 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 13 Mecircme si la Commission parle principalement du franccedilais comme laquolangue commune raquo il est sous-entendu que cela signifie laquo langue publique commune raquo En effet la Commission deacutefinit la laquo langue commune raquo comme suit laquo Au Queacutebec

bull 161

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo est ainsi consideacutereacute comme la cleacute de la participation civique de la citoyenneteacute Cest un moyen de maintenir la coheacutesion sociale de la communauteacute ethnique-ment diverse quest le Queacutebec dans le vingt et uniegraveme siegravecle Pour tenir compte de ses nouvelles aspirations pour le franccedilais la Commission a favoriseacute un eacuteloignement de la politique linguistique du passeacute qui se basait sur la survivance du groupe ethnique majoritaire Agrave cet effet il a recommandeacute

[q]ue la politique linguistique du Queacutebec rompe deacutefinishytivement avec lapproche historique canadienne qui divise lidentiteacute queacutebeacutecoise suivant une ligne de partage ethnique la canadienne-franccedilaise et la canadienne-anglaise pour lui substituer une approche civique qui fonde lidentiteacute du peuple du Queacutebec sur laccueil et linclusion gracircce agrave une langue commune le franccedilais et agrave une culture commune formeacutee des apports de toutes ses composantes16

La notion du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo figure eacutegalement chez les intellectuels dans le deacutebat sur le modegravele de nation agrave adopter pour mieux exprimer la diversiteacute ethnique du Queacutebec daujourdhui Par exemple Diane Lamoureux croit quil est essentiel de dissocier la langue et lethniciteacute elle affirme que le franccedilais au Queacutebec devrait ecirctre consideacutereacute comme un simple moyen de communication et non comme le porteur du reacutecit meacutemoriel des Canadiens franccedilais17 De la mecircme faccedilon dans son modegravele de nation reacutepublicain inspireacute dHabermas et de sa notion de patriotisme constitutionnel Claude Bariteau insiste sur le fait que laquo dans un projet politique en milieu multiculturel il importe de ne pas lier langue et culture dappartenance18 raquo

langue utiliseacutee normalement et habituellement par lensemble des citoyens et citoyennes dans leurs communications courantes agrave lexclusion des communishycations priveacutees et des exceptions preacutevues par la Charte de la langue franccedilaise raquo (Ibid p 225) 16 Ibid p 21 17 Diane Lamoureux laquo Lautodeacutetermination comme condition du multicultushyralisme queacutebeacutecois raquo Politique et socieacuteteacutes ndeg 28 automne 1995 p 53-69 18 Claude Bariteau Queacutebec 18 septembre 2001 Le monde pour horizon Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 1998 coll laquo Deacutebats raquo p 163

162

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Ces remarques nous amegravenent agrave faire une observation importante mecircme les nationalismes civiques se servent de la langue comme symbole de lidentiteacute nationale mais en mettant laccent sur une fonction diffeacuteshyrente Alors que pour les nationalismes ethniques la langue unit tous ceux qui ont les mecircmes ancecirctres mythiques pour les nationalismes civishyques la dissociation de la langue et de lethniciteacute est consideacutereacutee comme le meilleur moyen dunifier une socieacuteteacute ethniquement diverse de reacuteunir les diffeacuterentes composantes dans ce que Benedict Anderson qualifie de laquo communauteacute imaginaire raquo En effet Anderson soutient que

la langue nest pas un instrument dexclusion en prinshycipe tout le monde peut apprendre nimporte quelle lanshygue Au contraire elle est fondamentalement inclusive limiteacutee uniquement par la fataliteacute de Babel personne ne vit assez longtemps pour apprendre toutes les langues19

De la mecircme faccedilon Manuel Castells avance que

la langue et en particulier une langue entiegraverement deacutevelopshypeacutee est un attribut fondamental de lauto-reconnaissance et de leacutetablissement dune frontiegravere nationale invisible qui est moins arbitraire que la territorialiteacute et moins exclusive que lethniciteacute [nous soulignons]20

Castells parle en partie de la Catalogne ougrave une immigration accrue agrave la fois des autres reacutegions dEspagne et des pays du Maghreb en particulier ajouteacutee agrave une nataliteacute en baisse chez les Catalans de souche a inciteacute les autoriteacutes agrave vouloir dissocier la langue de lidentiteacute catalane

[Mettre] trop dinsistance sur ce lien risque dalieacutener ceux pour qui la langue maternelle nest pas le catalan et peut les pousser agrave insister sur la prioriteacute de leurs droits linguistiques sur lauto-ascription catalane21

19 Benedict Anderson Imagined Communities Reflections on the Origin and Growth of Nationalism Londres Verso 1983 p 122 20 Manuel Castells The Power of Identity Oxford Blackwell Publishers 1997 p 52 21 Charlotte Hoffmann laquoBalancing Language Planning and Language Rights Catalonias Uneasy Juggling Act raquo Journal of Multilingual and Multicultural Development vol 21 ndeg 5 2000 p 435

163

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Encourager les immigreacutes agrave sassocier au Queacutebec est une preacuteoccushypation eacutevidente des autoriteacutes lagrave aussi compte tenu surtout du taux de nataliteacute en baisse chez ceux qui ont le franccedilais comme langue matershynelle Mais peut-on vraiment dissocier ainsi la langue de lethniciteacute Peut-on complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue comme semblent le souhaiter les autoriteacutes queacutebeacutecoises et certains intellectuels

Peut-on laquo deacutesethniciser raquo la langue

Deacutejagrave en 1988 Raymond Breton preacutedisait que la preacutesence dimmigrants au Queacutebec aurait pour reacutesultat laquo la dissociation progressive de la langue de lethniciteacute22 raquo Quinze ans plus tard on est en meilleure mesure deacutevaluer ces preacutedictions Il est vrai que mecircme sil ne pourra jamais devenir un Canadien franccedilais lenfant dun adulte immigreacute au Queacutebec peut quand mecircme participer agrave la socieacuteteacute queacutebeacutecoise en deveshynant francophone23 Mais lemploi de la langue - et non de lethniciteacute -comme paramegravetre de cateacutegorisation sociale naffaiblit en rien le rapport entre ces deux concepts Comme le fait remarquer Guy Bouthillier laquo [l]a plupart des ethnies ont droit agrave leur [propre] phone italophone helleacutenophone hispanophone sans oublier le creacuteolophone24 raquo

De plus le terme laquo francophone raquo meacuterite decirctre examineacute de plus pregraves Un examen de quelques dictionnaires du franccedilais queacutebeacutecois montre que dans la deacutefinition de ce mot on adopte dhabitude une perspective large voire laquo internationale raquo Par exemple le Dictionnaire du franccedilais plus deacutefinit le mot laquo francophone raquo comme une personne laquo [dlont le franccedilais est la langue maternelle ou officielle25 raquo le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourshydhui comme une personne laquo [q]ui parle le franccedilais soit comme langue

22 Raymond Breton laquo From Ethnie to Civic Nationalism English Canada and Quebecraquo Ethnic and Racial Studies vol 11 ndeg 1 1988 p 97-98 23 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 59 24 Guy Bouthillier Lobsession ethnique Montreacuteal Lanctot eacutediteur 1997 p 84 25 Claude Poirier [eacuted] Dictionnaire du franccedilais plus agrave lusage des francophones dAmeacuterique Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel 1988 p 706

164

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 7: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

Pour cette raison le Comiteacute a introduit la notion de laquo langue dusage public raquo et a demandeacute que soit creacuteeacute un veacuteritable instrument de mesure pour ce nouveau concept Cest ainsi qua eacuteteacute effectueacutee en 1997 une eacutetude laquo pour eacutevaluer lusage public des langues et eacutelaborer un indice global11 raquo Agrave partir des statistiques relatives agrave lusage des langues dans une douzaine de domaines dactiviteacutes - dans les commerces agrave la banshyque au travail lors de lutilisation des services publics etc - on a creacuteeacute un laquo indicateur des langues dusage public raquo Comme lavait espeacutereacute le Comiteacute le recours agrave ce nouvel indicateur change la donne alors que seulement 83 de la population du Queacutebec disait parler le franccedilais agrave la maison 87 le deacuteclare laquo langue dusage public raquo principale (voir tableau 1)

TABLEAU 1 Pourcentage de la population selon la langue maternelle la langue parleacutee agrave la

maison et la langue dusage public (indice) dans lensemble du Queacutebec en 1997 La population eacutetait acircgeacutee de 18 ans ou plus native ou immigreacutee avant

1995 et ne devait deacuteclarer quune seule langue maternelle N=13 29512

LANGUE

Franccedilais

Franccedilais et anglais

Anglais

Autre

CATEacuteGORIE DE LANGUE

Maternelle

82

-

8

9

Parleacutee agrave la maison

83

1

10

6

Usage public

82

8

8

1

Usage public principal

87

-

11

1

11 Paul Beacuteland op cit p 4 12 Ibid p 46

160

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Il faut noter que l indicateur des langues d usage public a eacute teacute

vivement critiqueacute surtout par des statisticiens et des deacutemographes qui

considegraverent que sa nature laquo chimeacuterique raquo et d e laquo faux-fuyant raquo dissimule la

position preacutecaire de la langue franccedilaise particuliegraverement sur licircle de

Montreacuteal13 La meacutethodologie employeacutee dans l eacutetude de 1997 a eacutegalement

eacuteteacute lobjet de critiques seacutevegraveres14 Neacuteanmoins comme outil politique la

not ion d e laquo langue d usage public raquo semble precircte agrave remplacer celle d e

laquo transfert linguistique raquo qui elle implique un certain degreacute dassimilation

que les autoriteacutes t iennent agrave mettre agrave leacutecart

Plus reacutecemment la not ion de laquo langue publ ique commune raquo est deveshy

nue un eacute leacutement essentiel dans la nouvelle approche civique d e l identiteacute

queacutebeacutecoise On la retrouve par exemple dans les meacutemoires preacutesenteacutes agrave

la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et l avenir de la langue

franccedilaise au Queacutebec cest aussi une notion-cleacute du rapport de la

Commission lui-mecircme

Toute personne habitant le territoire du Queacutebec quelle que soit son origine reccediloit en partage la langue officielle et c ommune du Queacutebec Le franccedilais devient ainsi la voie daccegraves privileacutegieacutee au patrimoine civique (valeurs droits obligations institutions etc) commun agrave l ensemble des Queacutebeacutecoises et des Queacutebeacutecois et sur lequel se fonde leur ci toyenneteacute La langue franccedilaise devient le lieu de recherche et de deacuteveloppement des valeurs propres agrave l ensemble d e la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Elle est aussi le lieu d un vouloir-vivre collectif l espace public commun ougrave chacun peut rencontrer l autre15

13- Charles Castonguay laquo Et la langue de travail monsieur Larose raquo Charles Castonguay Pierre Dubuc et Jean-Claude Germain Larose nest pas Larousse Regards critiques - la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et lavenir de la langue franccedilaise au Queacutebec Paroisse Notre-Dame-des-NeigesMontreacuteal Eacuteditions Trois-PistolesEacuteditions du Renouveau queacutebeacutecois 2002 p 13-14 Christian Roy laquo Lusage des langues dans la sphegravere publique au Queacutebec raquo Bulletin dhistoire politique vol 10 ndeg 1 2001 p 151-160 15 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 13 Mecircme si la Commission parle principalement du franccedilais comme laquolangue commune raquo il est sous-entendu que cela signifie laquo langue publique commune raquo En effet la Commission deacutefinit la laquo langue commune raquo comme suit laquo Au Queacutebec

bull 161

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo est ainsi consideacutereacute comme la cleacute de la participation civique de la citoyenneteacute Cest un moyen de maintenir la coheacutesion sociale de la communauteacute ethnique-ment diverse quest le Queacutebec dans le vingt et uniegraveme siegravecle Pour tenir compte de ses nouvelles aspirations pour le franccedilais la Commission a favoriseacute un eacuteloignement de la politique linguistique du passeacute qui se basait sur la survivance du groupe ethnique majoritaire Agrave cet effet il a recommandeacute

[q]ue la politique linguistique du Queacutebec rompe deacutefinishytivement avec lapproche historique canadienne qui divise lidentiteacute queacutebeacutecoise suivant une ligne de partage ethnique la canadienne-franccedilaise et la canadienne-anglaise pour lui substituer une approche civique qui fonde lidentiteacute du peuple du Queacutebec sur laccueil et linclusion gracircce agrave une langue commune le franccedilais et agrave une culture commune formeacutee des apports de toutes ses composantes16

La notion du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo figure eacutegalement chez les intellectuels dans le deacutebat sur le modegravele de nation agrave adopter pour mieux exprimer la diversiteacute ethnique du Queacutebec daujourdhui Par exemple Diane Lamoureux croit quil est essentiel de dissocier la langue et lethniciteacute elle affirme que le franccedilais au Queacutebec devrait ecirctre consideacutereacute comme un simple moyen de communication et non comme le porteur du reacutecit meacutemoriel des Canadiens franccedilais17 De la mecircme faccedilon dans son modegravele de nation reacutepublicain inspireacute dHabermas et de sa notion de patriotisme constitutionnel Claude Bariteau insiste sur le fait que laquo dans un projet politique en milieu multiculturel il importe de ne pas lier langue et culture dappartenance18 raquo

langue utiliseacutee normalement et habituellement par lensemble des citoyens et citoyennes dans leurs communications courantes agrave lexclusion des communishycations priveacutees et des exceptions preacutevues par la Charte de la langue franccedilaise raquo (Ibid p 225) 16 Ibid p 21 17 Diane Lamoureux laquo Lautodeacutetermination comme condition du multicultushyralisme queacutebeacutecois raquo Politique et socieacuteteacutes ndeg 28 automne 1995 p 53-69 18 Claude Bariteau Queacutebec 18 septembre 2001 Le monde pour horizon Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 1998 coll laquo Deacutebats raquo p 163

162

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Ces remarques nous amegravenent agrave faire une observation importante mecircme les nationalismes civiques se servent de la langue comme symbole de lidentiteacute nationale mais en mettant laccent sur une fonction diffeacuteshyrente Alors que pour les nationalismes ethniques la langue unit tous ceux qui ont les mecircmes ancecirctres mythiques pour les nationalismes civishyques la dissociation de la langue et de lethniciteacute est consideacutereacutee comme le meilleur moyen dunifier une socieacuteteacute ethniquement diverse de reacuteunir les diffeacuterentes composantes dans ce que Benedict Anderson qualifie de laquo communauteacute imaginaire raquo En effet Anderson soutient que

la langue nest pas un instrument dexclusion en prinshycipe tout le monde peut apprendre nimporte quelle lanshygue Au contraire elle est fondamentalement inclusive limiteacutee uniquement par la fataliteacute de Babel personne ne vit assez longtemps pour apprendre toutes les langues19

De la mecircme faccedilon Manuel Castells avance que

la langue et en particulier une langue entiegraverement deacutevelopshypeacutee est un attribut fondamental de lauto-reconnaissance et de leacutetablissement dune frontiegravere nationale invisible qui est moins arbitraire que la territorialiteacute et moins exclusive que lethniciteacute [nous soulignons]20

Castells parle en partie de la Catalogne ougrave une immigration accrue agrave la fois des autres reacutegions dEspagne et des pays du Maghreb en particulier ajouteacutee agrave une nataliteacute en baisse chez les Catalans de souche a inciteacute les autoriteacutes agrave vouloir dissocier la langue de lidentiteacute catalane

[Mettre] trop dinsistance sur ce lien risque dalieacutener ceux pour qui la langue maternelle nest pas le catalan et peut les pousser agrave insister sur la prioriteacute de leurs droits linguistiques sur lauto-ascription catalane21

19 Benedict Anderson Imagined Communities Reflections on the Origin and Growth of Nationalism Londres Verso 1983 p 122 20 Manuel Castells The Power of Identity Oxford Blackwell Publishers 1997 p 52 21 Charlotte Hoffmann laquoBalancing Language Planning and Language Rights Catalonias Uneasy Juggling Act raquo Journal of Multilingual and Multicultural Development vol 21 ndeg 5 2000 p 435

163

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Encourager les immigreacutes agrave sassocier au Queacutebec est une preacuteoccushypation eacutevidente des autoriteacutes lagrave aussi compte tenu surtout du taux de nataliteacute en baisse chez ceux qui ont le franccedilais comme langue matershynelle Mais peut-on vraiment dissocier ainsi la langue de lethniciteacute Peut-on complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue comme semblent le souhaiter les autoriteacutes queacutebeacutecoises et certains intellectuels

Peut-on laquo deacutesethniciser raquo la langue

Deacutejagrave en 1988 Raymond Breton preacutedisait que la preacutesence dimmigrants au Queacutebec aurait pour reacutesultat laquo la dissociation progressive de la langue de lethniciteacute22 raquo Quinze ans plus tard on est en meilleure mesure deacutevaluer ces preacutedictions Il est vrai que mecircme sil ne pourra jamais devenir un Canadien franccedilais lenfant dun adulte immigreacute au Queacutebec peut quand mecircme participer agrave la socieacuteteacute queacutebeacutecoise en deveshynant francophone23 Mais lemploi de la langue - et non de lethniciteacute -comme paramegravetre de cateacutegorisation sociale naffaiblit en rien le rapport entre ces deux concepts Comme le fait remarquer Guy Bouthillier laquo [l]a plupart des ethnies ont droit agrave leur [propre] phone italophone helleacutenophone hispanophone sans oublier le creacuteolophone24 raquo

De plus le terme laquo francophone raquo meacuterite decirctre examineacute de plus pregraves Un examen de quelques dictionnaires du franccedilais queacutebeacutecois montre que dans la deacutefinition de ce mot on adopte dhabitude une perspective large voire laquo internationale raquo Par exemple le Dictionnaire du franccedilais plus deacutefinit le mot laquo francophone raquo comme une personne laquo [dlont le franccedilais est la langue maternelle ou officielle25 raquo le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourshydhui comme une personne laquo [q]ui parle le franccedilais soit comme langue

22 Raymond Breton laquo From Ethnie to Civic Nationalism English Canada and Quebecraquo Ethnic and Racial Studies vol 11 ndeg 1 1988 p 97-98 23 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 59 24 Guy Bouthillier Lobsession ethnique Montreacuteal Lanctot eacutediteur 1997 p 84 25 Claude Poirier [eacuted] Dictionnaire du franccedilais plus agrave lusage des francophones dAmeacuterique Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel 1988 p 706

164

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 8: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Il faut noter que l indicateur des langues d usage public a eacute teacute

vivement critiqueacute surtout par des statisticiens et des deacutemographes qui

considegraverent que sa nature laquo chimeacuterique raquo et d e laquo faux-fuyant raquo dissimule la

position preacutecaire de la langue franccedilaise particuliegraverement sur licircle de

Montreacuteal13 La meacutethodologie employeacutee dans l eacutetude de 1997 a eacutegalement

eacuteteacute lobjet de critiques seacutevegraveres14 Neacuteanmoins comme outil politique la

not ion d e laquo langue d usage public raquo semble precircte agrave remplacer celle d e

laquo transfert linguistique raquo qui elle implique un certain degreacute dassimilation

que les autoriteacutes t iennent agrave mettre agrave leacutecart

Plus reacutecemment la not ion de laquo langue publ ique commune raquo est deveshy

nue un eacute leacutement essentiel dans la nouvelle approche civique d e l identiteacute

queacutebeacutecoise On la retrouve par exemple dans les meacutemoires preacutesenteacutes agrave

la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et l avenir de la langue

franccedilaise au Queacutebec cest aussi une notion-cleacute du rapport de la

Commission lui-mecircme

Toute personne habitant le territoire du Queacutebec quelle que soit son origine reccediloit en partage la langue officielle et c ommune du Queacutebec Le franccedilais devient ainsi la voie daccegraves privileacutegieacutee au patrimoine civique (valeurs droits obligations institutions etc) commun agrave l ensemble des Queacutebeacutecoises et des Queacutebeacutecois et sur lequel se fonde leur ci toyenneteacute La langue franccedilaise devient le lieu de recherche et de deacuteveloppement des valeurs propres agrave l ensemble d e la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Elle est aussi le lieu d un vouloir-vivre collectif l espace public commun ougrave chacun peut rencontrer l autre15

13- Charles Castonguay laquo Et la langue de travail monsieur Larose raquo Charles Castonguay Pierre Dubuc et Jean-Claude Germain Larose nest pas Larousse Regards critiques - la Commission des Eacutetats geacuteneacuteraux sur la situation et lavenir de la langue franccedilaise au Queacutebec Paroisse Notre-Dame-des-NeigesMontreacuteal Eacuteditions Trois-PistolesEacuteditions du Renouveau queacutebeacutecois 2002 p 13-14 Christian Roy laquo Lusage des langues dans la sphegravere publique au Queacutebec raquo Bulletin dhistoire politique vol 10 ndeg 1 2001 p 151-160 15 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 13 Mecircme si la Commission parle principalement du franccedilais comme laquolangue commune raquo il est sous-entendu que cela signifie laquo langue publique commune raquo En effet la Commission deacutefinit la laquo langue commune raquo comme suit laquo Au Queacutebec

bull 161

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo est ainsi consideacutereacute comme la cleacute de la participation civique de la citoyenneteacute Cest un moyen de maintenir la coheacutesion sociale de la communauteacute ethnique-ment diverse quest le Queacutebec dans le vingt et uniegraveme siegravecle Pour tenir compte de ses nouvelles aspirations pour le franccedilais la Commission a favoriseacute un eacuteloignement de la politique linguistique du passeacute qui se basait sur la survivance du groupe ethnique majoritaire Agrave cet effet il a recommandeacute

[q]ue la politique linguistique du Queacutebec rompe deacutefinishytivement avec lapproche historique canadienne qui divise lidentiteacute queacutebeacutecoise suivant une ligne de partage ethnique la canadienne-franccedilaise et la canadienne-anglaise pour lui substituer une approche civique qui fonde lidentiteacute du peuple du Queacutebec sur laccueil et linclusion gracircce agrave une langue commune le franccedilais et agrave une culture commune formeacutee des apports de toutes ses composantes16

La notion du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo figure eacutegalement chez les intellectuels dans le deacutebat sur le modegravele de nation agrave adopter pour mieux exprimer la diversiteacute ethnique du Queacutebec daujourdhui Par exemple Diane Lamoureux croit quil est essentiel de dissocier la langue et lethniciteacute elle affirme que le franccedilais au Queacutebec devrait ecirctre consideacutereacute comme un simple moyen de communication et non comme le porteur du reacutecit meacutemoriel des Canadiens franccedilais17 De la mecircme faccedilon dans son modegravele de nation reacutepublicain inspireacute dHabermas et de sa notion de patriotisme constitutionnel Claude Bariteau insiste sur le fait que laquo dans un projet politique en milieu multiculturel il importe de ne pas lier langue et culture dappartenance18 raquo

langue utiliseacutee normalement et habituellement par lensemble des citoyens et citoyennes dans leurs communications courantes agrave lexclusion des communishycations priveacutees et des exceptions preacutevues par la Charte de la langue franccedilaise raquo (Ibid p 225) 16 Ibid p 21 17 Diane Lamoureux laquo Lautodeacutetermination comme condition du multicultushyralisme queacutebeacutecois raquo Politique et socieacuteteacutes ndeg 28 automne 1995 p 53-69 18 Claude Bariteau Queacutebec 18 septembre 2001 Le monde pour horizon Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 1998 coll laquo Deacutebats raquo p 163

162

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Ces remarques nous amegravenent agrave faire une observation importante mecircme les nationalismes civiques se servent de la langue comme symbole de lidentiteacute nationale mais en mettant laccent sur une fonction diffeacuteshyrente Alors que pour les nationalismes ethniques la langue unit tous ceux qui ont les mecircmes ancecirctres mythiques pour les nationalismes civishyques la dissociation de la langue et de lethniciteacute est consideacutereacutee comme le meilleur moyen dunifier une socieacuteteacute ethniquement diverse de reacuteunir les diffeacuterentes composantes dans ce que Benedict Anderson qualifie de laquo communauteacute imaginaire raquo En effet Anderson soutient que

la langue nest pas un instrument dexclusion en prinshycipe tout le monde peut apprendre nimporte quelle lanshygue Au contraire elle est fondamentalement inclusive limiteacutee uniquement par la fataliteacute de Babel personne ne vit assez longtemps pour apprendre toutes les langues19

De la mecircme faccedilon Manuel Castells avance que

la langue et en particulier une langue entiegraverement deacutevelopshypeacutee est un attribut fondamental de lauto-reconnaissance et de leacutetablissement dune frontiegravere nationale invisible qui est moins arbitraire que la territorialiteacute et moins exclusive que lethniciteacute [nous soulignons]20

Castells parle en partie de la Catalogne ougrave une immigration accrue agrave la fois des autres reacutegions dEspagne et des pays du Maghreb en particulier ajouteacutee agrave une nataliteacute en baisse chez les Catalans de souche a inciteacute les autoriteacutes agrave vouloir dissocier la langue de lidentiteacute catalane

[Mettre] trop dinsistance sur ce lien risque dalieacutener ceux pour qui la langue maternelle nest pas le catalan et peut les pousser agrave insister sur la prioriteacute de leurs droits linguistiques sur lauto-ascription catalane21

19 Benedict Anderson Imagined Communities Reflections on the Origin and Growth of Nationalism Londres Verso 1983 p 122 20 Manuel Castells The Power of Identity Oxford Blackwell Publishers 1997 p 52 21 Charlotte Hoffmann laquoBalancing Language Planning and Language Rights Catalonias Uneasy Juggling Act raquo Journal of Multilingual and Multicultural Development vol 21 ndeg 5 2000 p 435

163

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Encourager les immigreacutes agrave sassocier au Queacutebec est une preacuteoccushypation eacutevidente des autoriteacutes lagrave aussi compte tenu surtout du taux de nataliteacute en baisse chez ceux qui ont le franccedilais comme langue matershynelle Mais peut-on vraiment dissocier ainsi la langue de lethniciteacute Peut-on complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue comme semblent le souhaiter les autoriteacutes queacutebeacutecoises et certains intellectuels

Peut-on laquo deacutesethniciser raquo la langue

Deacutejagrave en 1988 Raymond Breton preacutedisait que la preacutesence dimmigrants au Queacutebec aurait pour reacutesultat laquo la dissociation progressive de la langue de lethniciteacute22 raquo Quinze ans plus tard on est en meilleure mesure deacutevaluer ces preacutedictions Il est vrai que mecircme sil ne pourra jamais devenir un Canadien franccedilais lenfant dun adulte immigreacute au Queacutebec peut quand mecircme participer agrave la socieacuteteacute queacutebeacutecoise en deveshynant francophone23 Mais lemploi de la langue - et non de lethniciteacute -comme paramegravetre de cateacutegorisation sociale naffaiblit en rien le rapport entre ces deux concepts Comme le fait remarquer Guy Bouthillier laquo [l]a plupart des ethnies ont droit agrave leur [propre] phone italophone helleacutenophone hispanophone sans oublier le creacuteolophone24 raquo

De plus le terme laquo francophone raquo meacuterite decirctre examineacute de plus pregraves Un examen de quelques dictionnaires du franccedilais queacutebeacutecois montre que dans la deacutefinition de ce mot on adopte dhabitude une perspective large voire laquo internationale raquo Par exemple le Dictionnaire du franccedilais plus deacutefinit le mot laquo francophone raquo comme une personne laquo [dlont le franccedilais est la langue maternelle ou officielle25 raquo le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourshydhui comme une personne laquo [q]ui parle le franccedilais soit comme langue

22 Raymond Breton laquo From Ethnie to Civic Nationalism English Canada and Quebecraquo Ethnic and Racial Studies vol 11 ndeg 1 1988 p 97-98 23 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 59 24 Guy Bouthillier Lobsession ethnique Montreacuteal Lanctot eacutediteur 1997 p 84 25 Claude Poirier [eacuted] Dictionnaire du franccedilais plus agrave lusage des francophones dAmeacuterique Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel 1988 p 706

164

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 9: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Le franccedilais comme laquo langue publique commune raquo est ainsi consideacutereacute comme la cleacute de la participation civique de la citoyenneteacute Cest un moyen de maintenir la coheacutesion sociale de la communauteacute ethnique-ment diverse quest le Queacutebec dans le vingt et uniegraveme siegravecle Pour tenir compte de ses nouvelles aspirations pour le franccedilais la Commission a favoriseacute un eacuteloignement de la politique linguistique du passeacute qui se basait sur la survivance du groupe ethnique majoritaire Agrave cet effet il a recommandeacute

[q]ue la politique linguistique du Queacutebec rompe deacutefinishytivement avec lapproche historique canadienne qui divise lidentiteacute queacutebeacutecoise suivant une ligne de partage ethnique la canadienne-franccedilaise et la canadienne-anglaise pour lui substituer une approche civique qui fonde lidentiteacute du peuple du Queacutebec sur laccueil et linclusion gracircce agrave une langue commune le franccedilais et agrave une culture commune formeacutee des apports de toutes ses composantes16

La notion du franccedilais comme laquo langue publique commune raquo figure eacutegalement chez les intellectuels dans le deacutebat sur le modegravele de nation agrave adopter pour mieux exprimer la diversiteacute ethnique du Queacutebec daujourdhui Par exemple Diane Lamoureux croit quil est essentiel de dissocier la langue et lethniciteacute elle affirme que le franccedilais au Queacutebec devrait ecirctre consideacutereacute comme un simple moyen de communication et non comme le porteur du reacutecit meacutemoriel des Canadiens franccedilais17 De la mecircme faccedilon dans son modegravele de nation reacutepublicain inspireacute dHabermas et de sa notion de patriotisme constitutionnel Claude Bariteau insiste sur le fait que laquo dans un projet politique en milieu multiculturel il importe de ne pas lier langue et culture dappartenance18 raquo

langue utiliseacutee normalement et habituellement par lensemble des citoyens et citoyennes dans leurs communications courantes agrave lexclusion des communishycations priveacutees et des exceptions preacutevues par la Charte de la langue franccedilaise raquo (Ibid p 225) 16 Ibid p 21 17 Diane Lamoureux laquo Lautodeacutetermination comme condition du multicultushyralisme queacutebeacutecois raquo Politique et socieacuteteacutes ndeg 28 automne 1995 p 53-69 18 Claude Bariteau Queacutebec 18 septembre 2001 Le monde pour horizon Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 1998 coll laquo Deacutebats raquo p 163

162

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Ces remarques nous amegravenent agrave faire une observation importante mecircme les nationalismes civiques se servent de la langue comme symbole de lidentiteacute nationale mais en mettant laccent sur une fonction diffeacuteshyrente Alors que pour les nationalismes ethniques la langue unit tous ceux qui ont les mecircmes ancecirctres mythiques pour les nationalismes civishyques la dissociation de la langue et de lethniciteacute est consideacutereacutee comme le meilleur moyen dunifier une socieacuteteacute ethniquement diverse de reacuteunir les diffeacuterentes composantes dans ce que Benedict Anderson qualifie de laquo communauteacute imaginaire raquo En effet Anderson soutient que

la langue nest pas un instrument dexclusion en prinshycipe tout le monde peut apprendre nimporte quelle lanshygue Au contraire elle est fondamentalement inclusive limiteacutee uniquement par la fataliteacute de Babel personne ne vit assez longtemps pour apprendre toutes les langues19

De la mecircme faccedilon Manuel Castells avance que

la langue et en particulier une langue entiegraverement deacutevelopshypeacutee est un attribut fondamental de lauto-reconnaissance et de leacutetablissement dune frontiegravere nationale invisible qui est moins arbitraire que la territorialiteacute et moins exclusive que lethniciteacute [nous soulignons]20

Castells parle en partie de la Catalogne ougrave une immigration accrue agrave la fois des autres reacutegions dEspagne et des pays du Maghreb en particulier ajouteacutee agrave une nataliteacute en baisse chez les Catalans de souche a inciteacute les autoriteacutes agrave vouloir dissocier la langue de lidentiteacute catalane

[Mettre] trop dinsistance sur ce lien risque dalieacutener ceux pour qui la langue maternelle nest pas le catalan et peut les pousser agrave insister sur la prioriteacute de leurs droits linguistiques sur lauto-ascription catalane21

19 Benedict Anderson Imagined Communities Reflections on the Origin and Growth of Nationalism Londres Verso 1983 p 122 20 Manuel Castells The Power of Identity Oxford Blackwell Publishers 1997 p 52 21 Charlotte Hoffmann laquoBalancing Language Planning and Language Rights Catalonias Uneasy Juggling Act raquo Journal of Multilingual and Multicultural Development vol 21 ndeg 5 2000 p 435

163

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Encourager les immigreacutes agrave sassocier au Queacutebec est une preacuteoccushypation eacutevidente des autoriteacutes lagrave aussi compte tenu surtout du taux de nataliteacute en baisse chez ceux qui ont le franccedilais comme langue matershynelle Mais peut-on vraiment dissocier ainsi la langue de lethniciteacute Peut-on complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue comme semblent le souhaiter les autoriteacutes queacutebeacutecoises et certains intellectuels

Peut-on laquo deacutesethniciser raquo la langue

Deacutejagrave en 1988 Raymond Breton preacutedisait que la preacutesence dimmigrants au Queacutebec aurait pour reacutesultat laquo la dissociation progressive de la langue de lethniciteacute22 raquo Quinze ans plus tard on est en meilleure mesure deacutevaluer ces preacutedictions Il est vrai que mecircme sil ne pourra jamais devenir un Canadien franccedilais lenfant dun adulte immigreacute au Queacutebec peut quand mecircme participer agrave la socieacuteteacute queacutebeacutecoise en deveshynant francophone23 Mais lemploi de la langue - et non de lethniciteacute -comme paramegravetre de cateacutegorisation sociale naffaiblit en rien le rapport entre ces deux concepts Comme le fait remarquer Guy Bouthillier laquo [l]a plupart des ethnies ont droit agrave leur [propre] phone italophone helleacutenophone hispanophone sans oublier le creacuteolophone24 raquo

De plus le terme laquo francophone raquo meacuterite decirctre examineacute de plus pregraves Un examen de quelques dictionnaires du franccedilais queacutebeacutecois montre que dans la deacutefinition de ce mot on adopte dhabitude une perspective large voire laquo internationale raquo Par exemple le Dictionnaire du franccedilais plus deacutefinit le mot laquo francophone raquo comme une personne laquo [dlont le franccedilais est la langue maternelle ou officielle25 raquo le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourshydhui comme une personne laquo [q]ui parle le franccedilais soit comme langue

22 Raymond Breton laquo From Ethnie to Civic Nationalism English Canada and Quebecraquo Ethnic and Racial Studies vol 11 ndeg 1 1988 p 97-98 23 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 59 24 Guy Bouthillier Lobsession ethnique Montreacuteal Lanctot eacutediteur 1997 p 84 25 Claude Poirier [eacuted] Dictionnaire du franccedilais plus agrave lusage des francophones dAmeacuterique Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel 1988 p 706

164

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 10: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Ces remarques nous amegravenent agrave faire une observation importante mecircme les nationalismes civiques se servent de la langue comme symbole de lidentiteacute nationale mais en mettant laccent sur une fonction diffeacuteshyrente Alors que pour les nationalismes ethniques la langue unit tous ceux qui ont les mecircmes ancecirctres mythiques pour les nationalismes civishyques la dissociation de la langue et de lethniciteacute est consideacutereacutee comme le meilleur moyen dunifier une socieacuteteacute ethniquement diverse de reacuteunir les diffeacuterentes composantes dans ce que Benedict Anderson qualifie de laquo communauteacute imaginaire raquo En effet Anderson soutient que

la langue nest pas un instrument dexclusion en prinshycipe tout le monde peut apprendre nimporte quelle lanshygue Au contraire elle est fondamentalement inclusive limiteacutee uniquement par la fataliteacute de Babel personne ne vit assez longtemps pour apprendre toutes les langues19

De la mecircme faccedilon Manuel Castells avance que

la langue et en particulier une langue entiegraverement deacutevelopshypeacutee est un attribut fondamental de lauto-reconnaissance et de leacutetablissement dune frontiegravere nationale invisible qui est moins arbitraire que la territorialiteacute et moins exclusive que lethniciteacute [nous soulignons]20

Castells parle en partie de la Catalogne ougrave une immigration accrue agrave la fois des autres reacutegions dEspagne et des pays du Maghreb en particulier ajouteacutee agrave une nataliteacute en baisse chez les Catalans de souche a inciteacute les autoriteacutes agrave vouloir dissocier la langue de lidentiteacute catalane

[Mettre] trop dinsistance sur ce lien risque dalieacutener ceux pour qui la langue maternelle nest pas le catalan et peut les pousser agrave insister sur la prioriteacute de leurs droits linguistiques sur lauto-ascription catalane21

19 Benedict Anderson Imagined Communities Reflections on the Origin and Growth of Nationalism Londres Verso 1983 p 122 20 Manuel Castells The Power of Identity Oxford Blackwell Publishers 1997 p 52 21 Charlotte Hoffmann laquoBalancing Language Planning and Language Rights Catalonias Uneasy Juggling Act raquo Journal of Multilingual and Multicultural Development vol 21 ndeg 5 2000 p 435

163

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Encourager les immigreacutes agrave sassocier au Queacutebec est une preacuteoccushypation eacutevidente des autoriteacutes lagrave aussi compte tenu surtout du taux de nataliteacute en baisse chez ceux qui ont le franccedilais comme langue matershynelle Mais peut-on vraiment dissocier ainsi la langue de lethniciteacute Peut-on complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue comme semblent le souhaiter les autoriteacutes queacutebeacutecoises et certains intellectuels

Peut-on laquo deacutesethniciser raquo la langue

Deacutejagrave en 1988 Raymond Breton preacutedisait que la preacutesence dimmigrants au Queacutebec aurait pour reacutesultat laquo la dissociation progressive de la langue de lethniciteacute22 raquo Quinze ans plus tard on est en meilleure mesure deacutevaluer ces preacutedictions Il est vrai que mecircme sil ne pourra jamais devenir un Canadien franccedilais lenfant dun adulte immigreacute au Queacutebec peut quand mecircme participer agrave la socieacuteteacute queacutebeacutecoise en deveshynant francophone23 Mais lemploi de la langue - et non de lethniciteacute -comme paramegravetre de cateacutegorisation sociale naffaiblit en rien le rapport entre ces deux concepts Comme le fait remarquer Guy Bouthillier laquo [l]a plupart des ethnies ont droit agrave leur [propre] phone italophone helleacutenophone hispanophone sans oublier le creacuteolophone24 raquo

De plus le terme laquo francophone raquo meacuterite decirctre examineacute de plus pregraves Un examen de quelques dictionnaires du franccedilais queacutebeacutecois montre que dans la deacutefinition de ce mot on adopte dhabitude une perspective large voire laquo internationale raquo Par exemple le Dictionnaire du franccedilais plus deacutefinit le mot laquo francophone raquo comme une personne laquo [dlont le franccedilais est la langue maternelle ou officielle25 raquo le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourshydhui comme une personne laquo [q]ui parle le franccedilais soit comme langue

22 Raymond Breton laquo From Ethnie to Civic Nationalism English Canada and Quebecraquo Ethnic and Racial Studies vol 11 ndeg 1 1988 p 97-98 23 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 59 24 Guy Bouthillier Lobsession ethnique Montreacuteal Lanctot eacutediteur 1997 p 84 25 Claude Poirier [eacuted] Dictionnaire du franccedilais plus agrave lusage des francophones dAmeacuterique Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel 1988 p 706

164

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 11: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

Encourager les immigreacutes agrave sassocier au Queacutebec est une preacuteoccushypation eacutevidente des autoriteacutes lagrave aussi compte tenu surtout du taux de nataliteacute en baisse chez ceux qui ont le franccedilais comme langue matershynelle Mais peut-on vraiment dissocier ainsi la langue de lethniciteacute Peut-on complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue comme semblent le souhaiter les autoriteacutes queacutebeacutecoises et certains intellectuels

Peut-on laquo deacutesethniciser raquo la langue

Deacutejagrave en 1988 Raymond Breton preacutedisait que la preacutesence dimmigrants au Queacutebec aurait pour reacutesultat laquo la dissociation progressive de la langue de lethniciteacute22 raquo Quinze ans plus tard on est en meilleure mesure deacutevaluer ces preacutedictions Il est vrai que mecircme sil ne pourra jamais devenir un Canadien franccedilais lenfant dun adulte immigreacute au Queacutebec peut quand mecircme participer agrave la socieacuteteacute queacutebeacutecoise en deveshynant francophone23 Mais lemploi de la langue - et non de lethniciteacute -comme paramegravetre de cateacutegorisation sociale naffaiblit en rien le rapport entre ces deux concepts Comme le fait remarquer Guy Bouthillier laquo [l]a plupart des ethnies ont droit agrave leur [propre] phone italophone helleacutenophone hispanophone sans oublier le creacuteolophone24 raquo

De plus le terme laquo francophone raquo meacuterite decirctre examineacute de plus pregraves Un examen de quelques dictionnaires du franccedilais queacutebeacutecois montre que dans la deacutefinition de ce mot on adopte dhabitude une perspective large voire laquo internationale raquo Par exemple le Dictionnaire du franccedilais plus deacutefinit le mot laquo francophone raquo comme une personne laquo [dlont le franccedilais est la langue maternelle ou officielle25 raquo le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourshydhui comme une personne laquo [q]ui parle le franccedilais soit comme langue

22 Raymond Breton laquo From Ethnie to Civic Nationalism English Canada and Quebecraquo Ethnic and Racial Studies vol 11 ndeg 1 1988 p 97-98 23 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 59 24 Guy Bouthillier Lobsession ethnique Montreacuteal Lanctot eacutediteur 1997 p 84 25 Claude Poirier [eacuted] Dictionnaire du franccedilais plus agrave lusage des francophones dAmeacuterique Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel 1988 p 706

164

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 12: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

LE FRANCcedilAIS COMME - LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

maternelle officielle ou seconde26raquo et le plus reacutecent le Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais simplement comme une laquo perslonne] de langue franshyccedilaise27 raquo Cependant celui qui seacutejourne au Queacutebec se rend vite compte que le mot laquo francophone raquo est souvent employeacute pour deacutecrire une reacutealiteacute ethnique et non seulement linguistique Par exemple les deacutefinitions mentionneacutees incluent incontestablement les immigrants de France mais on appelle dhabitude ces derniers des laquo Franccedilais raquo et non des laquo francoshyphones raquo terme geacuteneacuteralement reacuteserveacute agrave ceux dorigine canadienne-franccedilaise28 Mecircme dans les milieux officiel et acadeacutemique ougrave en principe tous ceux qui parlent franccedilais dans la sphegravere publique sont francoshyphones on se sent souvent obligeacute de parler de laquo francophones de soushyche29 raquo Si la nouvelle approche officielle est de promouvoir le franccedilais comme langue publique commune pourquoi continue-t-on de faire ces distinctions

La reacuteponse agrave cette question se trouve dans les theacuteories des relations intergroupes offertes par la psychologie sociale Dapregraves la theacuteorie de lidentiteacute sociale par exemple les individus ont tous un besoin fondashymental de se distinguer des autres de maximiser leur diffeacuterence psychoshylogique en loccurrence par la dimension ethnique30 Autrement dit lethniciteacute est bel et bien exclusive dans la mesure ougrave toutes les identiteacutes se construisent invariablement en contraste avec dautres Mais cela ne

26 Jean-Claude Boulanger [eacuted] Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui Saint-Laurent Dicorobert 1992 p 513-514 27 Lionel Meney Dictionnaire queacutebeacutecois-franccedilais Montreacuteal Gueacuterin 1999 p 864 28 De la mecircme faccedilon les Franccedilais tendent agrave sexclure du terme laquo francophone raquo quils reacuteservent en geacuteneacuteral pour les francophones de pays autres que la France (Bernhard Poil Francophonies peacuteripheacuteriques histoire statut et profil des prinshycipales varieacuteteacutes du franccedilais hors de France Paris LHarmattan 2001 p 21-22) 29 Voir par exemple Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute Montreacuteal VLB eacutediteur 1999 p 69 77 30 Henri Tajfel laquo Social Identity and Intergroup Behaviour raquo Social Science Information vol 13 1974 p 65-93 Henri Tajfel The Social Psychology of Minorities (Minority Rights Group Report 38) Londres Minority Rights Group 1978 Henri Tajfel et John C Turner laquo The Social Identity Theory of Intergroup Behaviour raquo Stephen Worchel et William G Austin [eacuted] Psychology of Intergroup Relations 1986 [eacutedition reacuteviseacutee de The Social Psychology of Intergroup Relations Chicago Nelson-Hall Publishers 1979]

165

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 13: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEacuteBEacuteCOISES

veut pas dire quun individu ne peut pas sassimiler au groupe majorishytaire sil le deacutesire pas plus que cela nempecircche des groupes ethniques diffeacuterents de cohabiter sur un pied deacutegaliteacute dans la mecircme socieacuteteacute voire dans la mecircme nation suivant la faccedilon dont cette derniegravere est deacutefinie Comme le rappelle Geacuterard Bouchard lethniciteacute ne devrait pas se confondre avec lethnocentrisme ou lethnicisme31 Ce sont ces derniers qui sont agrave condamner et non lethniciteacute en soi puisquils finissent toujours par inciter des gens agrave discriminer peu importe agrave quel point on promeut une culture et une langue communes

En France par exemple malgreacute le modegravele reacutepublicain tant vanteacute il existe toujours une discrimination ethnique manifesteacutee agrave travers la lanshygue Au sujet du franccedilais parleacute par les eacutetrangers Julia Kristeva note que

[m]ecircme lorsquil est leacutegalement et administrativement accepteacute leacutetranger nest pas pour autant admis dans les familles Son usage malencontreux de la langue franccedilaise le deacuteconsidegravere profondeacutement - consciemment ou non - aux yeux des autochtones qui sidentifient plus que dans les autres pays agrave leur parler poli et cheacuteri32

Liliane M Vassberg confirme cette observation cette fois-ci au sujet dune varieacuteteacute de franccedilais indigegravene agrave la France le franccedilais dAlsace

Parler le franccedilais avec un accent alsacien provoque dhabitude des jugements tregraves neacutegatifs du locuteur laquo un accentraquo est consideacutereacute comme peu raffineacute ineacuteleacutegant fruste ridicule une marque dorigine de la classe infeacuteshyrieure et un manque dinstruction33

En se servant de la technique du laquo matched guise raquo ou laquo faux-couple raquo John Paltridge et Howard Giles ont eacutegalement deacutecouvert quun accent parisien eacutetait eacutevalueacute plus favorablement quun accent provenccedilal qui agrave son tour eacutetait consideacutereacute plus prestigieux quun accent breton qui lui-

31 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 30 32 Julia Kristeva Eacutetrangers agrave nous-mecircmes Paris Fayard 1988 p 58 33- Liliane M Vassberg Alsatian Acts of Identity Language Use and Language Attitudes in Alsace Clevedon Multilingual Matters 1993 p 170

166

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 14: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mecircme eacutetait jugeacute plus positif quun accent alsacien34 Des eacutetudes empirishyques ont montreacute que

des eacutevaluations de varieacuteteacutes linguistiques [de cette nature] ne reflegravetent pas tant des qualiteacutes linguistiques ou estheacutetiques intrinsegraveques que des niveaux de statut ou de prestige auxquels elles sont conventionnellement associeacutees dans des communauteacutes linguistiques speacutecifiques35

Autrement dit des opinions neacutegatives au chapitre de varieacuteteacutes de franccedilais diffeacuterentes expriment des sentiments neacutegatifs envers les groupes ethniques qui les parlent

On peut citer aussi lexemple du mouvement laquo English Only raquo aux Eacutetats-Unis Les demandes formuleacutees depuis le milieu des anneacutees 1980 par des associations comme US English de faire de langlais la langue ofshyficielle des Eacutetats individuels comme de lEacutetat feacutedeacuteral sont le produit de lethnicisme ou de ce quon appelle aux Eacutetats-Unis le laquo new nativism36 raquo De mecircme en Suegravede ougrave le discours nationaliste a eacuteteacute minimiseacute depuis les anneacutees 1930 la langue offre un moyen de discrimination contre les immishygrants qui est plus laquo politiquement correct raquo que la race ou lethniciteacute37

34 John Paltridge et Howard Giles laquo Attitudes Towards Speakers of Regional Accents of French Effects of Regionality Age and Sex of Listeners raquo Linguistische Berichte vol 90 1984 p 71-85 La technique du laquo matched guise raquo est employeacutee pour eacutetudier les perceptions des locuteurs envers des locuteurs de langues ou de varieacuteteacutes de langue diffeacuterentes Elle consiste agrave faire eacutecouter agrave un groupe cible des enregistrements dun passage lu par une seule et mecircme pershysonne dans des langues ou des accents diffeacuterents Les membres du groupe cible doivent ensuite eacutevaluer ce quils croient ecirctre des locuteurs diffeacuterents au moyen deacutechelles correspondant agrave des degreacutes damabiliteacute de sinceacuteriteacute dintelligence de fiabiliteacute etc 35 Howard Giles et Nikolas Coupland Language Contexts and Consequences Milton Keynes Open University Press 1991 p 37-38 36 Geoffrey Nunberg laquo Lingo Jingo English Only and the New Nativism raquo The American Prospect vol 8 ndeg 33 1997 httpwwwprospectorgprintV833 nunberg-ghtml (17 avril 2000) Carol L Schmid The Politics of Language Conflict Identity and Cultural Pluralism in Comparative Perspective New York Oxford University Press 2001 p 41-43 37 Leigh Oakes Language and National Identity Comparing France and Sweden Amsterdam et Philadelphie John Benjamins 2001 p 114-115

167

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 15: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEBECOISES

De tels comportements reacutefutent laffirmation de Benedict Anderson citeacutee plus haut selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument dexclusion

Mecircme si lon fait abstraction de cet ethnicisme manifesteacute agrave travers la langue force est de constater que celle-ci est tout de mecircme associeacutee agrave lethniciteacute dans les situations les plus banales Comme le montre Will Kymlicka en prenant les Eacutetats-Unis pour exemple les nations dites civiques ne sont pas aussi ethnoculturellement neutres quelles le croient38 En France eacutegalement le choix du franccedilais comme langue publique commune est loin decirctre ethnoculturellement neutre comme le savent les minoriteacutes linguistiques qui ont longtemps essayeacute en vain dobtenir une reconnaissance officielle de leurs langues respectives39 Quand les partisans du modegravele dinteacutegration reacutepublicain rejettent avec veacuteheacutemence ce quils qualifient dlaquo ethnisation de la vie publique40 raquo ils passent sous silence le fait que la sphegravere publique en France se fonde deacutejagrave sur lidentiteacute ethnique du noyau dominant Comme lexplique Michel Seymour laquo les reacutepublicains jacobins qui deacutenoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui signorent41 raquo Au Canada aussi malgreacute le modegravele de multiculturalisme tant vanteacute on oublie souvent qulaquo il ny a pas de mosaiumlque sans ciment [et] quen lespegravece cest le Canada anglais qui est le ciment42 raquo Conforshymeacutement agrave ce quon appelle le laquo paradoxe libeacuteral43 raquo la nation civique nie souvent la base communautarienne sur laquelle elle est fondeacutee Cela ne fait que discreacutediter davantage le concept dethniciteacute en renforccedilant la fausse conviction que ce ne sont que les minoriteacutes qui ont une identiteacute ethnique

38 Will Kymlicka Politics in the Vernacular Nationalism Multiculturalism and Citizenship Oxford Oxford University Press 2001 p 24-25 39 Leigh Oakes op cit p 121-124 40 Dominique Schnapper La communauteacute des citoyens Sur lideacutee de nation Paris Gallimard 1994 p 98 41 Michel Seymour laquo Le libeacuteralisme la politique de la reconnaissance et le cas du Queacutebecraquo Will Kymlicka [eacuted] Comprendre vol 1 ndeg 1 p 5 http mapageweb umontreal calepagefdeptcahiersSeymour_liberalisme pdf (7 novembre 2002) 42 Guy Bouthillier op cit p 188 43 Ibid p 2

168

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 16: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

Eriksen observe aussi limpossibiliteacute de dissocier la langue et lethnishyciteacute agrave licircle Maurice44 Alors que le kreol y est employeacute par 54 de la poshypulation dapregraves les statistiques officielles beaucoup dIndo-Mauriciens en particulier sont peu disposeacutes agrave avouer que le kreol est en fait leur langue maternelle car cette langue est aussi le vernaculaire du groupe ethnique creacuteole ou meacutetis Cest en partie agrave cause de cette association ethnique que la tentative en 1982 de faire du kreol la langue nationale et supraethnique de licircle Maurice a ducirc ecirctre abandonneacutee

Eacutetant donneacute que tous les eacutetats modernes ont des politiques linguistishyques - quelles soient de nature de jure ou de facto - certains groupes ethniques ou nationaux sont neacutecessairement favoriseacutes par rapport agrave dautres observation qui a provoqueacute un deacutebat intense parmi ceux qui travaillent sur le libeacuteralisme le nationalisme et la deacutemocratie45 De la mecircme faccedilon que les choix concernant la langue officielle dans dautres contextes ne peuvent ecirctre ethnoculturellement neutres la deacutecision de faire du franccedilais la langue officielle du Queacutebec nest pas plus civique que si lon avait choisi une autre langue Pour reprendre les mots de Fernand Dumont au sujet des aspirations des Patriotes le franccedilais laquo nest pas plus dessence deacutemocratique que dautres parlers46 raquo Pourtant lideacutee dun franccedilais complegravetement neutre sur le plan ethnique semble avoir envahi la politique linguistique queacutebeacutecoise contemporaine En effet le rapport Larose ne dit absolument rien sur la place du groupe majoritaire dans la nouvelle politique linguistique proposeacutee la Commission preacutefeacuterant seacuteloishygner de toute mention de lethniciteacute sans doute agrave cause des connotashytions neacutegatives de ce terme47 Mais la position deacutefendue en est rendue probleacutematique elle peut non seulement ecirctre jugeacutee insincegravere mais elle

44 Thomas Hylland Eriksen laquo Linguistic Diversity and the Quest for National Identity The Case of Mauritius raquo Ethnic and Racial Studies vol 13 ndeg 1 1990 p 1-24 45 Voir par exemple Brian Walker laquo Modernity and Cultural Vulnerability Should Ethnicity Be Privileged raquo Ronald Beiner [eacuted] Theorizing Nationalism Albany State University of New York Press 1999 p 154 et Charles Taylor laquo Nationalism and Modernity raquo Robert McKim et Jeff McMahan [eacuted] The Morality of Nationalism New York Oxford University Press 1997 p 34 46 Fernand Dumont Genegravese de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise Montreacuteal Boreacuteal 1993 p 175 47 Voir Guy Bouthillier op cit p l6l

169

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 17: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

REVUE INTERNATIONALE DETUDES QUEBECOISES

est aussi imprudente car elle risque dalieacutener les Queacutebeacutecois dorigine canadienne-franccedilaise qui pourraient ensuite se replier sur eux-mecircmes pour adopter une position deacutefensive agrave leacutegard du franccedilais On ne pourshyrait espeacuterer une conseacutequence moins souhaitable eacutetant donneacute les efforts pour promouvoir le franccedilais comme laquo langue pour tout le monde raquo

Paradoxalement le choix des termes laquo langue publique commune raquo et laquo langue officielle raquo privileacutegieacutes par les partisans de modegraveles strictement civiques montre lui aussi que la langue ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethniciseacutee raquo Si la nouvelle approche quant agrave lidentiteacute queacutebeacutecoise est de deacutefinir la nation et tout ce qui est national comme essentiellement civiques pourquoi ne pas parler du franccedilais comme la laquo langue natioshynale raquo de la mecircme faccedilon que la ville de Queacutebec est maintenant consideacuteshyreacutee comme la laquo capitale nationale raquo la bibliothegraveque comme la laquo bibliothegraveshyque nationale raquo et le 24 juin comme la laquo fecircte nationale raquo de tous les Queacutebeacutecois La reacuteponse se trouve certainement dans le fait que plus que dautres symboles de lidentiteacute la langue est inextricablement lieacutee agrave lethniciteacute Parler du franccedilais comme la laquo langue nationale raquo risquerait ainsi decirctre consideacutereacute comme un traitement de faveur pour la langue de la majoriteacute ethnique

Dans des versions ulteacuterieures de son modegravele de la nation queacutebeacuteshycoise comme francophonie nord-ameacutericaine Bouchard reacuteduit le laquo coeffishycient dethniciteacute raquo agrave la langue seule quil considegravere comme un laquo vecteur indispensable de la vie collective48raquo Ce faisant il reconnaicirct que la langue ne peut par nature ecirctre entiegraverement laquo deacutesethniciseacutee raquo ce qui fait de son modegravele lun des plus viables parmi ceux qui sont actuellement proposeacutes Dans le cas particulier du Queacutebec le lien entre la langue et lethniciteacute est dautant plus inextricable que depuis la laiumlcisation de la socieacuteteacute dans le sillage de la Reacutevolution tranquille cest la langue appuyeacutee par lEacutetat qui a pris la place de lEacuteglise comme porteuse princishypale de lidentiteacute canadienne-franccedilaise Qui plus est la langue et lethnishyciteacute se renforcent lune lautre non seulement le franccedilais est porteur de la culture canadienne-franccedilaise mais lethniciteacute canadienne-franccedilaise est lune des motivations agissantes pour le maintien de la langue franccedilaise

48 Geacuterard Bouchard La nation queacutebeacutecoise au futur et au passeacute p 64 71

bull 170 bull

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 18: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

en Ameacuterique du Nord Ce fait est complegravetement neacutegligeacute par certains moshydegraveles de nation proposeacutes pour le Queacutebec qui sont strictement civiques

Les approches civiques comme celle de Bariteau sont deacutenueacutees de motivations profondes si elles ne peuvent pas ecirctre comprises comme eacutetant motiveacutees par la volonteacute dassurer la survie dune culture politique commune dexpression franccedilaise Or malgreacute les avertissements de Dumont et Bouchard de nouvelles conceptions de la laquo nation queacutebeacutecoise raquo semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime Il leur suffit de soulishygner au passage que le franccedilais sera la langue de la citoyenneteacute du nouvel Eacutetat souverain et elles croient reacutegler ainsi le problegraveme de la survie de la langue franshyccedilaise sur les quelques arpents de neige perdus en Ameacuterique ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire Ces positions sont soit naiumlves soit malhonnecirctes49

Autrement dit outre le fait quon ne peut par sa nature complegravetement laquo deacutesethniciser raquo la langue on ne devrait pas mecircme tenter de le faire Lethniciteacute fournit la motivation neacutecessaire agrave la survie de la langue franccedilaise ce quune reacutefeacuterence aux principes purement civiques ne peut nullement inspirer

Motiver les neacuteo-Queacutebeacutecois

La question de la motivation est eacutegalement importante si on veut parvenir agrave inciter les neacuteo-Queacutebeacutecois agrave adopter le franccedilais dans leurs communications publiques On a fait grand cas de lideacutee que la seule diffeacuterence entre la nation civique quon propose pour le Queacutebec et celle qui est censeacutee exister aux Eacutetats-Unis est que la laquo culture publique commune raquo dans laquelle les immigrants devraient sinteacutegrer nest pas anglophone mais francophone50 Cependant quand on considegravere la

49 Frederick-Guillaume Dufour Patriotisme constitutionnel et nationalisme Sur Jucircrgen Habermas Montreacuteal Liber 2001 p 198 50 Dominique Arel laquo Political Stability in Multinational Democracies Comparing Language Dynamics in Brussels Montreal and Barcelona raquo Alain-G Gagnon et

bull 171 bull

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 19: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

question de la motivation il est imprudent de comparer le franccedilais et langlais dans ces contextes car les deux langues ne jouissent pas du mecircme pouvoir dattraction Les linguistes identifient geacuteneacuteralement deux motivations favorisant lacquisition dune langue seconde la motivation instrumentale et la motivation integrative ou sentimentale

Alors que la premiegravere suppose que les individus ne sinteacuteressent quagrave lacquisition dune compeacutetence suffisante pour satisfaire leurs propres objectifs speacutecifishyques dhabitude des buts eacuteconomiques la deuxiegraveme se fonde sur le deacutesir des individus agrave sassocier de plus en plus pregraves agrave la communauteacute cible jusquau point ougrave ils finissent par sy assimiler51

Dans le contexte nord-ameacutericain des eacutetudes ont montreacute que linstru-mentalisme est geacuteneacuteralement le motif principal derriegravere le deacutesir dimmishygrer aux Eacutetats-Unis52 Sur le plan linguistique les motivations instrumenshytales pour apprendre langlais seacutetendent dailleurs au-delagrave des frontiegraveres eacutetats-uniennes Apprendre langlais ameacuteliorera les possibiliteacutes de travail partout sur le continent voire dans le monde entier Par contre le franccedilais ne peut pas beacuteneacuteficier dun tel degreacute de motivation instrumenshytale dabord ce nest pas la langue dominante de leacutetat canadien ensuite il nest parleacute que par deux pour cent de la population nord-ameacutericaine finalement il ne compte pas autant de locuteurs que langlais agrave leacutechelle mondiale Malgreacute les succegraves importants en matiegravere dameacutenagement du statut du franccedilais au Queacutebec il est aujourdhui geacuteneacuteralement accepteacute que la leacutegislation linguistique ne suffira pas agrave garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord Un des domaines reconnus comme eacutetant aussi importants est la politique dimmigration Marc Levine identifie en particulier le besoin de mettre en place des meacutecanismes efficaces pour accueillir et inclure les immigrants tels une culture publique commune francophone agrave laquelle ceux-ci peuvent

James Tully [eacuted] Multinational Democracies Cambridge Cambridge University Press 2001 p 75 51 Dennis Ager Motivation in Language Planning and Language Policy Clevedon Multilingual Matters 2001 p 109 52 Ibid p 114

bull 172 bull

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 20: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

LE FRANCcedilAIS COMME bull LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

sassocier et contribuer53 Autrement dit il faudra des motivations de nature integrative ou sentimentale pour renforcer les motivations instrushymentales creacuteeacutees par la leacutegislation linguistique

Conscientes de ce besoin les autoriteacutes queacutebeacutecoises ont fait de la promotion des motivations inteacutegratives une de leurs principales strateacutegies54 En effet le Comiteacute interministeacuteriel sur la situation de la langue franccedilaise a expliqueacute en 1996 que laquo cette expression de langue commune eacutevoque la double ideacutee de communication et de communauteacute55 raquo Il sagit lagrave de souligner deux fonctions importantes du franccedilais mecircme pour les neacuteo-Queacutebeacutecois Car si le franccedilais pour ceux-ci est une langue seconde au lieu decirctre une langue maternelle du moins pour la premiegravere geacuteneacuteration il ne sensuit pas que lattachement agrave cette langue doive se limiter au pur instrumentalisme laquo [Lies langues secondes peuvent jouer un rocircle important dans lidentiteacute linguistique56 raquo Pour faciliter ce genre de fonction identitaire que peut avoir le franccedilais chez les neacuteo-Queacutebeacutecois il faut non pas un nouveau modegravele de la nation queacutebeacutecoise civique mais plutocirct un modegravele dit laquo inteacutegrationniste57 raquo qui au sein dun cadre civique reconnaisse neacuteanmoins les diffeacuterentes idenshytiteacutes ethniques ainsi que leurs diverses faccedilons de se rapporter au franccedilais

Comme premier pas dans cette direction et pour expliquer aux immigrants laquo que sur le plan strictement linguistique arriver au Queacutebec neacutequivaut pas agrave arriver au Canada58 raquo la Commission a repris une ideacutee lanceacutee par le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration59 en 2000

53- Marc Levine La reconquecircte de Montreacuteal p 385 54 Inegraves Molinaro laquo Contexte et inteacutegration Les communauteacutes allophones au Queacutebec raquo Globe Revue internationale deacutetudes queacutebeacutecoises vol 2 ndeg 2 1999 p 124 55 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais langue commune Enjeu de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise p 239 56John Joseph Language and Identity- National Ethnie Religious Basingstoke Palgrave Macmillan 2004 p 185 57 Michel Page laquo Propositions pour une approche dynamique de la situation du franccedilais dans lespace linguistique queacutebeacutecois raquo agrave paraicirctre 58 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 19 59 Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegration Queacutebec Ministegravere des Relations avec les citoyens et de lImmigration 2000

173

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 21: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

en proposant lofficialisation dune citoyenneteacute queacutebeacutecoise qui sajoushyterait agrave la citoyenneteacute canadienne sans la remplacer60 Cette ideacutee a eacuteteacute vivement deacutebattue puis rejeteacutee par le ministre concerneacute Joseph Facal pour des raisons soi-disant juridiques Cet article nest pas loccasion de faire une analyse approfondie de la notion de citoyenneteacute en geacuteneacuteral ni de la forme quelle pourrait eacuteventuellement prendre dans le cas speacutecishyfique du Queacutebec Il suffit de noter ici que la Commission ne parlait pas de laquo nationaliteacute raquo quon confond souvent avec la laquo citoyenneteacute raquo surtout en anglais61 Elle nentendait pas non plus

une citoyenneteacute au seul sens de capaciteacute juridique agrave participer agrave lexercice du pouvoir mais au sens large dappartenance agrave un patrimoine vivant de construction fondeacutee sur le partage de reacutefeacuterences politiques culturelles et identitaires communes62

En ce qui concerne la politique linguistique cest preacuteciseacutement ce genre de mesure quil faut afin de creacuteer lattachement inteacutegratif au Queacutebec neacutecessaire pour rendre viable lideacutee du franccedilais comme laquolangue publique commune raquo

Denis Moniegravere deacuteclare que laquo la motivation des immigrants agrave adopter le franccedilais ne peut quecirctre faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et ougrave langlais est la langue de la reacuteussite eacutecono-

60 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 21 Sur cette proposition voir aussi Alain-G Gagnon laquo Plaidoyer pour une commisshysion nationale sur la citoyenneteacute queacutebeacutecoiseraquo Le Devoir 15 juin 2001 httpwwwvigilenetdossier-nationl-615-gagnonhtml (23 janvier 2003) Sur la reacutefeacuterence agrave la citoyenneteacute plus geacuteneacuterale quont faite les autoriteacutes queacutebeacutecoises depuis les anneacutees 1990 voir Danielle Juteau laquo The Citizen Makes an Entreacutee Redefining the National Community in Quebec raquo Citizenship Studies vol 6 ndeg 4 2002 61 Historiquement et conceptuellement il y a une distinction importante entre la nationaliteacute et la citoyenneteacute Alors que la premiegravere relegraveve du domaine internashytional deacutenotant laquo le lien entre une personne et un Eacutetat qui lui assure la protection diplomatique raquo la deuxiegraveme deacutesigne laquo la capaciteacute juridique dune personne agrave participer agrave lexercice du pouvoir par le droit de vote et par leacuteligibiliteacute aux fonctions publiques raquo (Gouvernement du Queacutebec La citoyenneteacute queacutebeacutecoise Document de consultation pour le Forum national sur la citoyenneteacute et linteacutegrashytion p 13-14) 62 Gouvernement du Queacutebec Le franccedilais une langue pour tout le monde p 12

174

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 22: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

LE FRANCcedilAIS COMME laquo LANGUE PUBLIQUE COMMUNE raquo

mique et sociale63 raquo De la mecircme maniegravere Bouchard va jusquagrave dire que la souveraineteacute du Queacutebec est une condition neacutecessaire agrave limplantation complegravete de son modegravele baseacute sur le franccedilais comme deacutenominateur commun64 Cela se reacuteveacutelera peut-ecirctre vrai agrave long terme mais agrave court terme la solution pourrait se trouver dans une citoyenneteacute agrave plusieurs niveaux comme celle qui existe dans lUnion europeacuteenne Si lon poushyvait en deacutefinir une forme qui soit acceptable surtout pour la commushynauteacute anglophone dont lappartenance est essentiellement canadienne une citoyenneteacute queacutebeacutecoise offrirait un moyen dinclure dans le projet national les Queacutebeacutecois dorigine eacutetrangegravere dont deacutepend le renouvelshylement de la population65

Conclusion

Comme cet article la montreacute la langue nest pas un simple outil de communication par nature elle ne peut ecirctre complegravetement laquo deacutesethnishyciseacutee raquo De plus dans le cas particulier du Queacutebec il nest pas non plus souhaitable de la dissocier entiegraverement de lethniciteacute canadienne-franccedilaise La nouvelle reacutealiteacute deacutemographique ameneacutee par limmigration a naturellement rendu neacutecessaire la redeacutefinition de la nation queacutebeacutecoise en fonction de critegraveres plus inclusifs Cependant lintroduction dune dimension civique ne devrait pas entraicircner le rejet de lidentiteacute du noyau ethnique qui sert de motivation essentielle au maintien du franccedilais Toute politique linguistique qui cherche agrave promouvoir le franccedilais au Queacutebec mais qui ne reconnaicirct pas que celui-ci est aussi un symbole important de lidentiteacute canadienne-franccedilaise semblerait donc voueacutee agrave leacutechec

Cela dit la survie du franccedilais deacutepend aussi de son adoption par les neacuteo-Queacutebeacutecois comme lingua f ranca dans les communications publiques Si lon veut que lideacutee du franccedilais comme laquo langue publique

63 Denis Moniegravere laquo La lutte des langues au Canada raquo LAction nationale vol 93 ndeg 2 2003 p 23-24 64 Geacuterard Bouchard laquo Construire la nation queacutebeacutecoise Manifeste pour une coalition nationale raquo p 67-68 65 La question des Premiegraveres Nations est encore plus complexe car bon nombre dentre elles ne se sentent guegravere daffiniteacutes avec le Canada encore moins avec le Queacutebec

175

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull

Page 23: Le français comme « langue publique commune » au Québec€¦ · Document généré le 29 avr. 2020 05:16 Globe Revue internationale d’études québécoises Le français comme

REVUE INTERNATIONALE DEacuteTUDES QUEacuteBEacuteCOISES

commune raquo du Queacutebec soit viable il faudra encourager chez les neacuteo-Queacutebeacutecois des motivations qui renforceront celles reacutesultant de la leacutegislation linguistique des motivations de nature integrative ou sentimentale qui seront speacutecifiques au Queacutebec Avec le temps il se peut que lindeacutependance savegravere le seul moyen de creacuteer les conditions neacutecessaires agrave cela Dici lagrave il convient toutefois de precircter une attention seacuterieuse agrave dautres possibiliteacutes telles un nouveau modegravele de nation laquo inteacutegrationniste raquo qui au sein dun ensemble civique reconnaicirct les diffeacuterentes identiteacutes ethniques de tous les Queacutebeacutecois y compris celle du groupe majoritaire ainsi que les diffeacuterents rapports quils ont avec le franccedilais Conccedilue dune faccedilon qui soit acceptable pour tous les Queacutebeacuteshycois une citoyenneteacute queacutebeacutecoise pourrait constituer le pilier de ce nouveau modegravele offrant ainsi une strateacutegie originale pour garantir la survie du franccedilais en Ameacuterique du Nord

bull 176 bull