le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide philippe besnard
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7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
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Revue franaise de sociologie
Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicidePhilippe Besnard
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Besnard Philippe. Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide. In: Revue franaise de sociologie, 1983, 24-4. pp. 605-
629.
http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1983_num_24_4_6976
Document gnr le 23/09/2015
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Resumen
Philippe Besnard : El destino de la anomia en la sociologie del suicido.
Este estudio sobre la difusin de la anomia en la sociologa despus de Durkheim propende, en primer
lugar, a recopilar y a discutir las diversas traducciones empiricas y experimentaciones de la nocion de
anomia en ese sector de la investigacin que se desarroll esencialmente en los Estados Unidos. La
hiptesis de la anomia fu utilizada en estudios que buscaron a medir la influencia en el numero de
suicidios de los ciclos econmicos, de la mobilidad social y del estatuto social. No se difund la
anomia sino tarde en la sociologia del suicidio y su carrera no traspas los quince aos. El fracaso de
la institucionalizacin del paradigma de la anomia en ese sector de investigacin parece procder
juntamente de un factor interno del campo cientfico, la vulgarizacin de la anomia, y de un factor
externo, la transformacin de la distribucin social del suicidio en los Estados Unidos.
Zusammenfassung
Philippe Besnard : Die Laufbahn der Anomie in der Soziologie des Selbstmordes.
Diese Untersuchung ber die Verbreitung der Anomie in der Soziologie des Selbstmordes nach dem
Verschwinden von Durkheim, zielt hauptschlich darauf, die verschiedenen empirischen Umsetzungen
und Prfungen des Begriffes der Anomie zusammenzustellen und zu diskutieren, in einem
Forschungsgebiet, das sich hauptschl ich in den Vereinigten Staaten entwickelte. Die
Anomiehypothese wurde in Untersuchungen verwendet, in denen es darum ging, den Einfluss der
wirtschaftlichen Zyklen, der sozialen Mobilitt und des sozialen Status auf die Selbstmordrate zu
messen. Die Anomie breitete sich erst spat in der Soziologie des Selbstmordes aus, und ihre Karriere
ging nicht ber funfzehn Jahre hinaus. Das Scheitern der Institutionalisierung des Paradigmas der
Anomie auf diesem Forschungsgebiet, scheint sowohl von einem internen Faktor des Wissensgebietes
auszugehen, der Vulgarisation der Anomie, als auch von einem externen Faktor, der Vernderung der
sozialen Verteilung des Selbstmordes in den Vereinigten Staaten.
Abstract
Philippe Besnard : The destiny of anomie in the sociology of suicide.
This study deals with the dissemination of anomie in the sociology of suicide following Durkheim and
aims first to point out and discuss the different empirical translation of the notion of anomie and their
varying fortunes in this area of research which developped mainly in the United States. The hypothesis
concerning anomie was used in research which sought to measure the influence of economic cycles,
social mobility and social status on the suicide rate. Anomie was a late-comer in the sociology of
suicide and it did not last more than fifteen years. The inability to institutionalize the paradigm of
anomie in this field of research seems to be due to two factors, an internal one relating to the scientificfield, the vulgarization of anomie, and an external one, the transformation of the social distribution of
suicide in the United States.
Rsum
Philippe Besnard : Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide.
Cette tude sur la diffusion de l'anomie dans la sociologie du suicide aprs Durkheim vise en premier
lieu rpertorier et discuter les diverses traductions empiriques et mises l'preuve de la notion
d'anomie dans ce secteur de la recherche qui se dveloppa essentiellement aux Etats-Unis.
L'hypothse de l'anomie fut utilise dans des tudes cherchant mesurer l'influence sur le taux de
suicide des cycles conomiques, de la mobilit sociale et du statut social. L'anomie ne se diffusa quetardivement dans la sociologie du suicide et sa carrire ne dpasse pas quinze ans. L'chec de
l'institutionnalisation du paradigme de l'anomie dans ce secteur de recherche semble procder la fois
d'un facteur interne au champ scientifique, la vulgarisation de l'anomie, et d'un facteur externe, la
transformation de la distribution sociale du suicide aux Etats-Unis.
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R.
franc,
sociol. XXIV,
1983,
605-629
Philippe
BESNARD
Le destin de l anom ie
dans
la
sociologie
du
suicide
Le titre de cet article en dessine
assez
les limites : il tudie
la
diffusion du mot
et du concept d'anomie dans
la
littrature sociologique sur le suicide (littrature qui
est
essentiellement
amricaine depuis un demi-sicle).
Morceau
d'une investigation
plus
vaste sur le destin du concept d'anomie, il se prte
une prsentation
spare
dans
la mesure
o,
comme
on le
verra,
la
sociologie
du
suicide a t
le
terrain d'une
tradition
d'usage
de
l'anomie
peu
prs
autonome
et
directement
lie
l'hritage
durkheimien. Cependant, sur quelques points, notre
expos comportera
des
affirmations
ou
allusions
qui ne
peuvent tre tayes dans le cadre
de cet article :
par
exemple l'exclusion de l'anomie dans la sociologie
franaise
aprs
Durkheim,
les conditions de sa
naturalisation
amricaine.
Et
nous serons totalement silencieux
sur Durkheim
lui-mme
et l'interprtation que l'on peut
donner de
sa thorie
de
l'anomie.
Cette enqute
sur
la diffusion (et
la
non-diffusion) de l'anomie dans
la
sociologie
du suicide est guide
par
une double proccupation. Elle vise d'abord
rpertorier, confronter, discuter les
diverses applications et mises
l'preuve,
propos des donnes sur le suicide, de
l'hypothse anomique
telle
que la concevait
Durkheim.
Mais
elle voudrait
aussi
tre
une
contribution
la sociologie
de
la
connaissance
sociologique
en
cherchant
expliquer pourquoi le paradigme de
l'anomie n'a
pu
vritablement se normaliser dans ce secteur de la recherche. Cet
chec peut tre
rapport
certaines transformations sociales, mais aussi un
processus de mode
interne
au champ scientifique.
En
cela l'anomie constitue un
assez bel
exemple
de l'autonomie de
la
production et de l'usage des concepts
sociologiques par rapport
aux phnomnes
sociaux dont ils sont
supposs
rendre
compte.
Le
Suicide
au
purgatoire
Quand l'anomie disparat
dans
l'uvre de Durkheim, elle
est du mme
coup
limine du
vocabulaire
de la sociologie
pour une
bonne trentaine
d'annes.
Cette
exclusion fut lie une vritable occultation
du
Suicide
dans
l'hritage
durkheimien, particulirement frappante chez les collaborateurs ou disciples de
Durkheim.
On ne peut dans le cadre de cet article
tayer
ce double constat tabli en analysant,
Je remercie F.
Chazel,
P. Favre
et J.-R.
de
leurs utiles remarques et
suggestions.
Tranton de
leur
lecture attentive de ce texte et
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Revue
franaise de sociologie
notamment, les
prsentations qui
furent donnes
par
les durkheimiens (Davy, 191 1
;
Halbwachs, 1918)*
de
l'uvre de leur
matre, ainsi
que
les
nombreux
manuels de
sociologie qui fleurirent dans les annes
1920.
L'examen
de
la
littrature
sur
le
suicide
postrieure
Durkheim
est
galement
rvlateur
du faible impact de
son
livre, et de l'oubli de la thorie de l'anomie.
Considrons,
par
exemple, le livre publi en 1908
par
un auteur belge,
Camille
Jacquart,
Essais
de statistique morale, I.
Le
Suicide. On s'attend y trouver une
discussion srieuse du
livre
publi en France onze ans
plus
tt. Et, il est
vrai,
Jacquart
utilise
l'tude
de son prdcesseur comme une de ses sources
pour
les
donnes franaises
et s'y rfre propos de
l'influence
de la famille (p. 96), des
facteurs
cosmiques (p. 99) et de la religion (p. 84). Mais
la
diffrence des autres
sources comme
Morselli
ou Krose
Durkheim
est
toujours trait de manire
critique
et narquoise et il est
accus
d'avoir chafaud
une
thorie
sociologique
sur des mtaphores (p. 85). En outre,
Jacquart
ne souffle mot de l'anomie ou du
suicide
anomique,
ce
qui
est
assez
surprenant
quand
on
le voit
tudier
l'influence
sur le
taux
de suicide des crises industrielles et des
mouvements
de production de
la
fonte
(p. 48-50) et quand on considre
une
des conclusions
gnrales
de son
livre
:
un changement brusque
dans
l'activit conomique d'une socit produit
une excitation extraordinaire en mme
temps
que des
besoins
exagrs et des
ambitions dmesures, qui, non satisfaits
par
la
suite, sont gnrateurs de suicide
(p. 105).
Il est vrai
que Jacquart ne
se
rfre
gure
Durkheim
que pour
le
critiquer
et n'prouve donc pas
le besoin
de
le
citer quand il
le
pille. Signalant
ce
livre dans
le volume 11 de
Y
Anne sociologique (1910
:
515), Durkheim mentionnera
simplement
:
N'ajoute
rien
aux
faits connus. Rattache
les progrs du
suicide
aux
progrs de
l'industrialisme
et
la
surexcitation
d'apptits qui en rsulte
.
On
ne
trouve
pas
davantage de discussion de
la
thorie
durkheimienne
du
suicide dans
Le
suicide et la morale (1922) d'Albert Bayet que l'on peut
considrer
comme un durkheimien tardif puisqu'il
collaborera
la nouvelle srie
de YAnne
sociologique en 1925. Par contraste,
on
notera que
le psychologue Charles Blondel,
dans
Le suicide
(1933), consacre un
chapitre
une prsentation
de la thorie de
Durkheim,
mentionne l'anomie et mme l'anomie
conjugale (p.
69), mme s'il
n'en
restitue
pas correctement le fondement empirique.
Mais
il est
au moins un livre qui parat contredire
l'ide
d'un oubli de
la
thorie
durkheimienne du suicide chez les durkheimiens
:
c'est videmment celui de
Halbwachs,
Les causes
du suicide.
Cet ouvrage
est publi
en
1930,
en
mme temps
que la
rdition
du
livre
de
Durkheim
et
avec
une prface
de
Mauss.
Tout
est
fait
pour accrditer
l'ide que c'est
une
tradition de recherche qui se perptue. Mais
cette ide ne peut rsister
un examen
du livre.
Certes
Halbwachs vrifie, corrige,
voire rfute
sur
certains points des gnralisations empiriques que
l'on
trouve chez
Durkheim. Mais
ces
gnralisations empiriques
n'taient
autres que celles qui
taient
issues
de
la statistique morale
et que
Durkheim avait reprises,
prcises et
surtout
utilises pour construire une
thorie.
Or
Halbwachs
ne semble avoir que
faire de cette thorie : il
la
discute peine,
prfrant
gnralement l'ignorer; et cela
est particulirement net s'agissant de l'anomie.
Voir
les rfrences
bibliographiques
en
fin
d article.
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Philippe Besnard
Si
l'on considre
d'abord les
facteurs
de variation du
taux
de suicide,
on
voit
que Halbwachs privilgie
ceux qui
pourraient ressortir une thorie de
l intgration. Le
fait le
plus
notable cet
gard
est qu'il ne souffle
mot
de l'anomie
conjugale et de ses fondements
empiriques
dans
le
long chapitre sur
le
suicide et
la
famille.
Seul
le
chapitre
sur
l'influence
des
crises
conomiques
pourrait relever
du suicide anomique encore que le mot n'y
apparaisse
pas. Mais, comme
par
hasard, ce
chapitre
est le
plus
destructeur des
thses durkheimiennes.
Halbwachs
rfute d'abord l'ide que
les
crises de
prosprit
pourraient
accrotre le
taux
de
suicide; en
ce
qui concerne
les
crises au sens habituel
du
terme,
il
conclut que
ce
n'est pas la crise comme
telle
(passage brusque des hauts
prix
des
prix plus
bas),
c'est la priode de dpression qui suit la crise, qui dtermine
une augmentation
des
morts volontaires (p. 374).
Est
donc ici
rejet
un des fondements de
la
thorie de
l'anomie (thorie que Halbwachs ne discute mme pas
cette
tape du livre)
:
alors
que Durkheim reliait la hausse du
taux
du suicide la perturbation de
l'ordre
collectif, Halbwachs
la
fait dpendre de
la
diminution de l'activit
gnrale
caractristique
de
la
priode
de
dpression
qui
suit
la crise.
C'est
mme
le
principal
point
de dsaccord
avec
Durkheim qu'il met
en avant dans
son introduction (p.
15).
Et
voici l'interprtation de Halbwachs
qui
contraste
singulirement
et
par son
orientation et par sa platitude avec l'intuition
durkheimienne : l'attention
des
individus n'tant plus
tourne
vers
le
dehors
se tourne davantage non
seulement
sur
leur dtresse ou mdiocrit matrielle, mais
sur
tous
les
motifs individuels qu'ils
peuvent avoir de dsirer
la
mort (p. 374). En bref, alors que sur
bien
des points,
Halbwachs confirme
les
rsultats de Durkheim
(influence
protectrice de la famille,
des
crises politiques,
des guerres)
pour tout
ce qui relve
de l'anomie, c'est
la
rfutation ou le silence.
Cette
mme
combinaison
de
rejet
et
d'occultation
se retrouve
quand
il
s'agit
du
cadre thorique
propos
par
Durkheim. On
le voit
ds
la
page 7
quand Halbwachs,
pour prsenter l'explication
du
suicide par Durkheim,
se
borne citer
la
phrase
rsumant
la thorie du
suicide
goste
:
le
suicide
varie en raison
inverse
du degr
d'intgration
[...]
.
Il
n'est
donc pas
tonnant que le
mot
mme d'anomie ne soit
pratiquement jamais
utilis. L'expression
suicide anomique n'apparat
qu propos
de sa diffrence ventuelle avec le suicide goste. Mais, prcisment, Halbwachs
rejette implicitement
cette
distinction des
deux
types, qualifie
de
psychologique et qui, si
elle
est peut-tre
fonde
, est en
tout
cas invrifiable (p. 312).
Ainsi
est
rcus en quelques lignes
ce
point
central
de
la
thorie durkheimienne.
C'est
dans
la
conclusion
du
livre que le mot anomie fait son entre, en deux
endroits
(p.
497
et
p.
501)
(1). Halbwachs
y
discute
en
effet
la
thse de
Durkheim
(en fait celle de l'anomie conomique) et, l encore, son jugement est ngatif. Rien
ne
permet d'affirmer,
selon lui, qu'il y ait,
relativement,
plus d'anomie
maintenant qu'autrefois . D abord parce qu on aurait tort de croire que chacun tait
(1)
Le mot
anomie apparatra
encore sous la
(anomie)
qui rsulte de l affaiblissement
des
plume de Halbwachs dans le
rsum
qu il donne
liens
traditionnels ? N est-ce pas plutt la com-
de son
propre
ouvrage
dans
les Annales sociolo- plication plus grande de la
vie sociale [...]
?
giques. En voici le
contexte
: Quelle est
donc
(Halbwachs, 1935 :
179). On
voit l
encore une
la
raison
de
cette
surprenante augmentation des prudence
voire
une rpugnance
dans
suicides qui s est poursuivie
depuis
un demi- l usage du terme et une certaine distorsion du
sicle ? Est-ce
seulement,
comme le croyait
concept.
Durkheim,
l tat de dsordre
et
de drglement
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Revue
franaise de sociologie
satisfait de
son
sort
dans
les socits anciennes.
Ensuite
parce
qu'il
n'est
pas
non
plus vident que dans nos
socits
modernes l'activit conomique et
la vie
sociale
soient
entirement dsordonnes
. La
vie
sociale
dans
nos civilisations
modernes
comporte
une
sorte de discipline spontane [...]. Il
n'en
est
pas
qui
limine
plus
impitoyablement
les
originalits
dont
elle
ne
s'accommode
pas,
qui
rglemente
plus tyranniquement
les gestes, les
manires
de
penser et
de sentir
des
hommes,
qui mousse et coule davantage dans un
mme
moule leurs passions
(p.
500-501).
On ne saurait imaginer
refus
plus
catgorique de
l'intuition durkheimienne,
quelque peu
biaise
il
est
vrai, puisque
l'anomie n'est ici considre que comme
facteur ventuel de l'augmentation du
suicide dans
les socits
industrielles. Ce
refus du cadre thorique
durkheimien,
s'il est
particulirement
net
pour
la thorie
de
la
rgulation, concerne aussi
la
thorie de l'intgration :
cette
dLernire
est
d'abord tronque, puisque Halbwachs ne
retient
pas le suicide altruiste, et en fin
de
compte
abandonne
au
profit
d'une
interprtation
gnrale bien
diffrente.
C'est
la
complication
de
la vie
qui
est,
selon
Halbwachs, le
facteur dterminant
du
taux de suicide et de ses variations. La multiplication des contacts entre les
hommes,
propre aux
socits
urbaines
modernes,
rendrait
plus
frquentes les
occasions de suicide.
En somme
on
peut
presque soutenir
que
Halbwachs
aurait
pu concevoir ce
livre sans modification substantielle
si
Durkheim
n'avait
pas crit
sur le
mme
sujet.
Il
est
donc
difficile
de
suivre
Mauss quand, dans
sa prface, il prsente
ces deux
livres
comme deux moments d'une mme
recherche
(p. viii) ou quand
il donne
ailleurs
cette prtendue
filiation
comme exemple de la
manire dont
doit
progresser
une
science (1933 : 40). Au contraire, on
saisit
ici
l'chec de
la
constitution
d'une
tradition de recherche,
la
non-normalisation d'un paradigme
dans le groupe durkheimien qui
reprsente pourtant
ce qui s'est le
plus
approch
d'une
cole
dans l'histoire de la
sociologie. Les raisons
de ce phnomne paradoxal
ne sont gure
faciles
cerner. On peut
certes
en invoquer
quelques-unes
qui
expliqueraient en partie le faible succs du Suicide : d'abord sa difficult
mthodologique, le
caractre
rebutant des
tableaux
statistiques;
ensuite,
la
diffrence de
la
religion, le suicide n'tait sans doute ni un
thme
de dbat
idologique
brlant,
ni un thme de dbat
thorique
important.
Mais cela ne suffit
pas expliquer que
l'occultation
du Suicide et de son cadre
thorique
soit
particulirement forte
chez les
auteurs durkheimiens; ajoutons que Halbwachs
n'tait srement pas
rebut
par
les
dmonstrations
statistiques.
Il
y a donc dans
ce
processus
de
refoulement
quelque
chose qui
nous
chappe.
Mais
ce
qu'il
faut
retenir pour notre
propos,
c'est
que
tout
se passe
comme
si l'anomie avait t
perue
parmi les disciples et continuateurs de Durkheim comme une lubie
passagre du matre qu'il valait mieux passer sous silence sous
peine,
peut-tre,
de
discrditer son
hritage
et jusqu l'image de la
sociologie.
Le faible succs
du
Suicide
ne
fut
pas
un phnomne
seulement
franais et
l'anomie fut longtemps absente de
la
sociologie
amricaine du suicide.
C'est une
illusion rtrospective qui fait crire Merton, en 1964, que l'anomie trouva dans
la
sociologie
amricaine
son
premier
champ d'application dans les travaux sur
le
suicide (1964 : 214).
Il
est
vrai qu cette
date
l'anomie est devenue une
rfrence
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Philippe Besnard
oblige
dans la littrature
sociologique
sur le suicide.
Il
est vrai
aussi que
l'on
peut
reprer dans
cette
littrature
une
Filiation
directe
avec
Durkheim, c'est--dire un
usage
de l'anomie qui fait gnralement l'impasse sur
les intermdiaires
tels que
Merton prcisment. Mais ces rfrences
Durkheim
et l'anomie ne furent pas
immdiates,
ce
qu'expliquent
assez
la
rception
tardive de
Durkheim
en
Amrique
et le fait que le Suicide ne fut traduit qu'en 1951.
Il
est frappant,
par
exemple, de constater que Ruth Cavan (1928) dans son
tude
des suicides Chicago ne mentionne
qu'une
fois le
livre
de Durkheim propos de
la relation entre alcoolisme et
suicide.
L'ouvrage de
Cavan n'est
d'ailleurs que
l'exemple le
plus
clbre de la littrature sociologique amricaine de l'entre-deux-
guerres relative au suicide, caractrise
par
deux
traits
: quant
la
mthode, le
recours des
corrlations
cologiques; quant la thmatique, l'insistance sur la
dsorganisation sociale et
la
dsorganisation
personnelle
dans
l'tiologie du
suicide.
Cette double orientation rend d'autant
plus
trange l'absence de Durkheim
et
de
l'anomie
dont
il
serait
facile
de multiplier les
exemples.
Ne
retenons
que
le
travail de
Mowrer (1939)
particulirement significatif,
notamment
parce
qu'il
est
publi
dans
American
sociological
review un an aprs
l'article
de Merton. Alors que
son propos
est
d'tudier
l'effet
des perturbations de l'quilibre social (en fait
la
dpression conomique) sur la dsorganisation personnelle (dont l'indicateur est le
taux
de suicide),
Mowrer
ne
mentionne
ni
Durkheim
ni
l'anomie.
Dans
les annes
1940, on
ne trouve dans la littrature sociologique sur le suicide
que deux
auteurs
qui
se
rfrent Durkheim.
Il
s'agit
de Lunden (1947),
pour la
simple raison qu'il tudie
les
suicides en
France
de 1910
1940,
et de Potterfield
(1949)
qui, propos de
la
relation
entre
suicide et homicide,
cite
quelques
rsultats
du
Suicide
parmi
d'autres
sources. Notons d'ailleurs que le mme
auteur
ne fera
aucune allusion
cet
ouvrage
dans
un
article
ultrieur
o
il
voque
pourtant
la
notion
de
dsorganisation sociale (Potterfield, 1952).
En
somme
la
littrature sociologique amricaine sur le suicide ne fit,
avant
la
traduction
du
Suicide
en
anglais, aucun usage de
la
notion d'anomie et ne
comporta
que de trs rares
allusions
Durkheim. L'anomie a bien t rinvente et
diffuse
par des
thoriciens,
des gnralistes et
non
pas par des spcialistes travaillant
sur
un
problme
social
et qui auraient pu chercher en Durkheim
une source
d inspiration thorique. Le
processus d'innovation et
de diffusion de
l'innovation
s'est
conform au
modle
classique :
il est venu
d'auteurs en voie de pleine
lgitimation
et
qui
devenaient des
figures
centrales de la
discipline,
et non
d'un
secteur
particulier
relevant de
la
sociologie
applique.
C'tait
l, sans doute, une
condition
du succs
de l'anomie.
Cela explique aussi que l'anomie ne
s'impose
pas dans la littrature sur le
suicide
aussitt aprs
la traduction du
livre
de
Durkheim.
Sans doute la plupart des
tudes
se rfrent-elles
dsormais Durkheim (Strauss et Strauss, 1953; Henry et
Short, 1954; Gibbs et
Martin,
1958; Powell 1958), en mme
temps
que
le
Suicide
est l'objet de nouvelles
lectures sur
le plan thorique (Dohrenwend, 1959) comme
sur le
plan
mthodologique (Selvin, 1958). Mais
l'anomie
ne
supplanta
pas
d'emble
la
notion
de dsorganisation sociale. On le voit
bien
dans
l'tude
cologique
du suicide Londres mene
par
Sainsbury (1955) qui s'inscrit tout fait
dans
la
ligne de l'cole de Chicago. Il
est vrai
qu'il s'agit d'un sociologue anglais,
609
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
9/28
Revue
franaise de sociologie
ce qui pourrait expliquer un certain dcalage. Cependant
l'lment
nouveau
est
que
Sainsbury non seulement se rfre cinq reprises au Suicide mais
reconnat
que son
travail
doit beaucoup
aux tudes
pionnires de
Durkheim (p. 89). On
voit mme
apparatre les
expressions suicide anomique et anomie
(lawlesness)
l'occasion
d'un
petit
rsum
de
la
thse
de
Durkheim.
La
notion
n'est
pas pour
autant
exploite
par Sainsbury,
mme quand il
conclut
que ce n'est pas la
pauvret mais
la dsorganisation
sociale
qui est un facteur
du suicide.
Cette dsorganisation
sociale
est ici mesure
par
les
taux
de
divorce
et de naissances illgitimes
(tous
deux
en
forte corrlation
cologique avec le suicide)
ainsi que par
la
dlinquance
juvnile qui, elle,
n'est
pas lie au
suicide. De la mme
manire, lorsque Sainsbury
observe que la forte relation entre
divorce
et
suicide
ne peut s'expliquer
par
la
seule
frquence du
suicide
chez
les
divorcs, il ne se
rfre
pas la thorie durkhei-
mienne
de l'anomie conjugale
toujours
la
grande oublie
qui
aurait pourtant
rendu compte de ce rsultat. Ainsi, mme quand le
livre
de
Durkheim
est
connu,
mme quand
on
proclame sa
dette
envers lui,
on
ne
retient
pas son cadre
thorique
et
on
a
quelque
rpugnance
parler
d'anomie.
La
lenteur
de la pntration de l'anomie
dans le
march anglo-saxon de la
sociologie
du
suicide tient aussi un autre
facteur,
savoir un privilge accord
la thorie
durkheimienne
de
l'intgration. Cette
prfrence
procde d'une
lecture
slective ou
rductrice du
Suicide frquente
chez les
sociologues amricains
et
que
l'on
trouve chez un des plus
influents
spcialistes du suicide, Jack P. Gibbs qui,
plusieurs
reprises,
rcuse la distinction suicide
anomique
suicide
goste et
rejette
l'anomie
considre
comme une notion
nbuleuse (Gibbs,
1961 :
254,
1966 :
324; Gibbs et
Martin,
1964 :
6, 7,
9). Il n'est pas tonnant que cet auteur,
mme
quand
il
traite de sujets qui appelleraient
la
notion d'anomie, n'emploie pas le mot,
n'voque
pas
le
thme
et
ne se rfre
pas
Durkheim
:
c'est
le
cas
de ses
tudes
sur
l'influence
de la mobilit
sociale
sur le
suicide (Potterfield et Gibbs, 1960) ou
du statut
matrimonial
sur le
suicide
(Gibbs,
1969).
Ce
privilge accord l'intgration
en
fait au suicide goste puisque
le
suicide
altruiste est
galement limin
est
particulirement visible dans
le
livre
que Gibbs publie avec Martin en 1964. Toute
l'tude
a
pour
but d'tablir
l'influence,
sur la
frquence
du
suicide,
du degr d'intgration du status, Le. la
compatibilit,
la cohrence des positions sociales.
Cette
intgration du status est
suppose
traduire
empiriquement
la
notion durkheimienne d'intgration. Il
n'est
pas
utile
ici de s'tendre sur les problmes que pose cette traduction empirique ou
sur les rsultats
prsents dans
l'ouvrage.
Il
convient
en revanche de
souligner
l'impact
qu a
eu
cette
tude
sur
la
sociologie
du
suicide,
aisment
mesurable par
le
nombre
de commentaires, de critiques, de prolongements qu'elle a suscits. Or
Gibbs et
Martin prsentaient
leur
travail
comme s'inscrivant dans
la
ligne
directe
du
livre
de Durkheim
auquel
ils
rendaient un
hommage appuy (1964
:
v,
12). En
se
posant et en
tant
reconnus comme
les
principaux mdiateurs entre Durkheim
et la recherche empirique contemporaine, Gibbs et Martin contriburent limiter
la
diffusion
de la
notion
d'anomie dans la
sociologie
du suicide. L'anomie avait
pourtant
trouv dj quelque assise ds les annes
1950
dans
deux directions de
recherche; d'une part la relation
entre
cycle conomique et suicide avec le livre de
Henry et Short (1954),
d'autre part
l'influence du status
socio-conomique
et de la
mobilit sur le suicide.
610
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
10/28
Philippe
Besnard
Cycle
conomique et suicide
S'il
est
une
question
particulirement pertinente par rapport
la
notion
durkheimienne d'anomie et que
l'on
peut isoler dans la littrature sur
le
suicide,
c'est
bien
celle de la sensibilit du taux de suicide
aux
fluctuations de la
conjoncture
conomique. L
encore, les auteurs
qui abordrent
ce sujet dans
l'entre-deux-guerres
le firent
sans aucune
rfrence
Durkheim.
De plus,
leurs
conclusions furent largement ngatives par rapport l'hypothse anomique.
On a
dj
vu ce
qu'il
en tait
pour
Halbwachs (1930). W.F. Ogburn et Dorothy
Thomas
(1922)
trouvent
une
forte
corrlation
ngative entre
un
indice composite
de
conjoncture
conomique et
le
taux de suicide d'une centaine de
villes aux
Etats-Unis,
entre
1900
et
1920.
Thomas
(1927)
aboutit
au
mme rsultat
dans
une
autre
tude
sur les consquences sociales des fluctuations
conomiques
en
Grande-Bretagne entre 1859 et
1913,
la
corrlation
ngative se maintenant si on
dcale
d'un
an
les
deux variables en supposant un retard des taux de suicide.
L'tude sur
le
suicide de Louis Dublin et
Bessie
Bunzel (1933) rapportait galement
une relation
ngative entre les
fluctuations de
la conjoncture
conomique et
le taux
de
suicide
aux
Etats-Unis,
mme si les auteurs
relevaient qu'une
crise n'est pas
toujours suivie par une hausse
du
taux de suicide et que la gravit
de la crise n'est
pas proportionnelle
l'augmentation
des suicides (pp. 65-66).
Hurlburt (1932),
tudiant la relation entre le cycle de la
conjoncture conomique
et les
taux
de
suicide
des
villes
amricaines de
plus
de 100 000 habitants sur la priode 1902-1925,
observait
quant
lui
que la
plus
forte
augmentation
des suicides concidait
avec
les
annes
de crise
conomique aigu, alors que leur plus forte
diminution
correspondait
la priode
d'anormale
prosprit
de 1916 1920
(cet
auteur
oubliait
l'impact de la
guerre sur la
baisse
du taux
de
suicide). Enfin, Mowrer
(1939)
mettait l'augmentation des suicides Chicago dans les annes 1929-1935 sur
le
compte
de la dpression
conomique.
Mais la recherche de loin la
plus approfondie
sur cette question
fut celle, plus
tardive,
de
Andrew
Henry et
James
Short (1954),
d'autant
plus intressante
pour
notre propos
qu'elle
s'inscrivait dlibrment dans le cadre des hypothses de
Durkheim.
Ces
auteurs tudiaient
la
relation
entre le
cycle de l'activit conomique
(mesure par
l'indice
Ayres
de
la
production industrielle)
et
les
fluctuations des
taux de suicide annuels (ainsi que des
taux d'homicides)
de
23
catgories de la
population amricaine
distingues selon
le
sexe, l'ge
et la
race. La
recherche
portait
sur les
annes 1900-1941,
l'exclusion des
annes de
guerre, et utilisait
pour
mesurer
la
co-variation
la
technique de Burns et
Mitchell.
Le rsultat le plus
gnral
de
cette tude
confirme les travaux antrieurs
:
toutes les sries du suicide
sont en corrlation ngative avec
les
fluctuations de la conjoncture conomique.
Les taux de suicide
augmentent
en
priode
de
dpression
et diminuent en
priode
de prosprit. Toutefois, notent les auteurs,
la
corrlation
positive
(ils
crivent
tort
ngative)
du
suicide
avec la dpression est
plus forte
que la
corrlation
ngative
avec la
prosprit (1954 :
25). De plus, il
y a un certain dcalage
entre les
deux
611
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
11/28
Revue
franaise
de sociologie
phnomnes.
Le maximum
du
suicide concide,
en
gnral,
avec le minimum du
cycle
conomique;
en revanche,
dans
plus
de la
moiti
des cas, la courbe du
suicide
est
son
point
le
plus bas un
an
ou deux
ans
avant que
le cycle
conomique
atteigne
son
sommet.
Voil qui pourrait conforter l'hypothse durkheimienne de
l'anomie
progressive.
Mais
Henry
et
Short
notent
deux
faits
contre
cette
hypothse.
D abord ce phnomne de dcalage est
encore plus
marqu chez
les
femmes que
chez
les
hommes. En
second
lieu, s'il
est vrai
que
le
suicide peut
s'accrotre
en
mme temps que l'activit conomique, ce paralllisme ne s'observe qu la fin de
la
phase
d'expansion, au moment o
la
croissance est faible.
Au
contraire, le
suicide
diminue
au
dbut
de
la
phase de
prosprit
au
moment
o
la croissance
conomique
est
trs
forte.
Henry et
Short
considrent donc que l'hypothse
durkheimienne selon laquelle
le
suicide augmenterait pendant les
priodes
spculatives
de prosprit en raison de l'affaiblissement des contrles sociaux sur
le comportement et de l'intensit
des
passions
n'est
pas confirme (p. 42).
Ce
qui
intresse
surtout
nos
auteurs
est
de
montrer
que
le
suicide
des catgories
status
lev est
plus
sensible aux
fluctuations de
la
conjoncture
conomique.
Ils
pensent
tablir
ce
rsultat quoiqu'ils
se fondent sur des
mesures bien
indirectes.
Ils
montrent que le suicide des
hommes
est
plus li
au cycle
conomique
que celui des
femmes; le mme cart se retrouve si l'on compare les
Blancs
aux Noirs, les moins
de 65
ans aux
plus de 65 ans,
les
catgories revenu lev
aux
catgories bas
revenu
(sur
ce
dernier
point
il
n'y a pas de donnes disponibles et les auteurs
s'appuient sur des corrlations cologiques concernant les zones de loyer lev et
les
zones
de loyer bas
Chicago). Ce sont
ces
rsultats
qui
justifient, aux
yeux de
Henry et
Short, la
notion durkheimienne d'anomie qui s'appliquerait au
type
de
suicide li au
cycle
conomique. L'articulation, qui n'apparat pas trs clairement,
entre
la
thorie
durkheimienne
et
leur
propre
thorie
du
suicide
pourrait
tre
formule ainsi :
le
suicide
varie
inversement avec la force des contraintes
externes
sur
l'individu (l'inverse tant
vrai
de l'homicide). L'affranchissement des
contr intes que subissent
les positions sociales
subordonnes
ouvre la voie
l'exposition
au suicide anomique (p.
41), ce
suicide
tant
donc propre
aux
positions
sociales
privilgies. Mais la contrainte peut galement tre
affaiblie par
une intgration
sociale
insuffisante : c'est
le
suicide goste
qui rend
compte
de la
frquence
du
suicide
chez les personnes
ges
et dans les
quartiers
du centre des villes
o
rgnent
la mobilit rsidentielle et
la
dsorganisation sociale.
On peut dire
que Henry et Short accordent trop
et
trop
peu l'anomie :
trop
en
la
voyant l'uvre
derrire les diffrences
de
sensibilit du
suicide au
cycle
conomique;
trop
peu
en
rejetant
l'hypothse
d'une anomie
de prosprit.
Un
des
apports les
plus
intressants de leur
tude
est en effet de montrer que la relation
entre cycle
conomique
et
fluctuations
du
suicide
est moins
simple
que les
tudes
antrieures ne le suggraient, et que le sens commun ne le voudrait. Trois
rsultats
en fait lis les uns aux autres
manifestent l'influence d'un
facteur
de
perturbation
:
1) le suicide
diminue
moins dans les phases d'expansion qu'il
n'augmente
dans
les
phases de rcession; 2)
le
suicide progresse dans
la
deuxime
moiti des phases
d'expansion; 3)
les creux de la courbe des suicides tendent
prcder
au
lieu
de suivre
les
sommets
du
cycle conomique.
Cela signifie
que la courbe
du
suicide s'inverse, en s'orientant la hausse, pendant
la
phase
d'expansion. L'lment perturbateur pourrait
bien n'tre
autre que l'anomie
612
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
12/28
Philippe Besnard
progressive. Henry et Short,
on
l a vu,
rejettent
cette hypothse; mais leur principal
argument est peu fond.
Ils
raisonnent
comme
s'il ne devait pas y avoir de
dcalage
temporel entre deux variables
activit
conomique et suicide
que de
nombreuses mdiations
sparent :
perception des modifications de
la
situation
conomique,
lvation
du
niveau
d'aspiration
jusqu au
point
o
les
attentes
excdent
les
possibilits
relles, frustration.
S'agissant
de cycles
conomiques
courte
priode
(de 3 5 ans), il n'y aurait rien d'tonnant
ce
que la croissance
rapide
de l'activit conomique, au dbut de la phase d'expansion, n'affecte la
courbe du
taux
de suicide qu
la
fin de cette mme phase, c'est--dire un moment
o
la croissance se
ralentit.
A cet gard,
la
procdure d'analyse adopte par Henry et Short parat manquer
de
finesse
et, comme
ils
ne
fournissent
pratiquement
pas
de donnes
brutes, on est
contraint de
les
croire
sur parole
sans possibilit
de vrifier les
co-variations
gnrales qui sont dcrites. Peut-tre est-ce une des
raisons pour
lesquelles cette
intressante
recherche
n'eut
pas
les
prolongements
qu'elle
mritait.
On
trouve
dansune
thse
indite de Ginsberg
(1966)
une
tentative
pour proposer une interprtation
de
la
relation
entre cycle
conomique et suicide intermdiaire
entre la
thorie
durkheimienne
de l'anomie et les rsultats noncs
par
Henry et Short. Mais, en
ne tenant aucun
compte
du dcalage
temporel
probable entre la conjoncture et le
taux de suicide, cet auteur formule des hypothses
sur la
relation
entre
cycle
conomique et aspirations qui sont la fois gratuites et non conformes, quoi qu'il
en ait,
aux rsultats d'Henry
et Short. On peut galement mentionner un article de
Gold (1958) qui ne
s'intresse
cependant qu l'aspect
psychosociologique
du
livre
de
Henry et
Short portant sur les facteurs
de l'alternative
suicide-homicide.
La
postrit de Henry et Short sur la
relation
entre
cycle conomique et suicide
se
rsume
une
seule
tude,
due
Albert
Pierce
(1967).
Cet auteur
s'attache
valider,
contre
Henry et Short, l'hypothse durkheimienne en la
formulant
ainsi :
le
taux
de
suicide augmente
quand
il
y a
changement conomique rapide, quel
que
soit le
sens de
ce
changement. Pierce reproche d'abord
Henry et Short
un
traitement statistique inadquat des sries qui ne tient pas compte des perturbations
auto-corrles. En appliquant le test de Durbin-Watson l'indice
Ayres
de la
production
industrielle, il montre que la
corrlation
avec le
taux
de suicide n'est
pas significative; et
il
en va de
mme
pour d'autres indices conomiques.
Pierce
prfre retenir l'indice de
la bourse
des valeurs mobilires considr comme
refltant la perception publique de la
situation conomique. Il
tudie sa
relation
avec les
taux de suicide
des
Amricains
blancs et
de sexe masculin
sur la priode
1919-1940 (pour
viter
les
priodes
de
guerre),
et
avec
un
dcalage
d'un an
entre
l'indice de la
bourse
et le
taux
de
suicide.
Les valeurs absolues des variations
annuelles de cet
indice
sont effectivement en
corrlation
avec le
taux
de
suicide
annuel. Et cette liaison
est beaucoup moins
nette
si l'on
considre,
non les
diffrences absolues,
mais
les diffrences
positives ou ngatives. Pierce
en
conclut
que le
taux de suicide
varie directement avec
l'ampleur
du
changement
dans la
perception publique
de la
conjoncture
conomique,
quelle que
soit la direction de
ce
changement,
ce
qui confirmerait l'hypothse durkheimienne de l'anomie. Un
climat gnral
d'incertitude, propre l'anomie, se reflterait aussi
bien
dans les
comportements boursiers
que dans les
taux
de suicide.
613
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
13/28
Revue
franaise de sociologie
Cette intressante
tude
caractrise la fois
par
une lecture
assez
fine et fidle
de
Durkheim et par un
effort
pour
mettre
l'preuve
son hypothse
n'eut
gure
d'cho
dans la
littrature sociologique (2) et elle ne permit pas de relancer cette
direction de recherche sur la relation
entre
la conjoncture conomique et le suicide.
C'est qu'elle
arrivait un
peu
tard,
un
moment
o
l'attention des
suicidologues
commenait
se
dtourner de l'anomie.
Topographie sociale du
suicide
Une autre tradition
de rfrence l'anomie dans les travaux sociologiques sur
le
suicide fut
l'tude
de
la
distribution
sociale
du suicide.
Esquisse dj par Henry
et Short (1954), elle fut inaugure
par
Edwin
H. Powell dans un
article
publi dans
Y
American
sociological
review
en
1958
(date
du centenaire
de
la naissance
de
Durkheim)
et ct
d'un
article de Gibbs et
Martin (1958), premire
bauche de
leur futur livre
sur le suicide.
L'importance de
l'tude
de Powell, en dpit de ses
faiblesses,
tient ce qu'elle fut la
premire
relier
la notion d'anomie des
donnes
sur la rpartition
sociale
du suicide. De plus,
elle
se proposait de
donner
une nouvelle dfinition de l'anomie tout en se situant dans la tradition durkhei-
mienne, mme si Powell se rfrait aussi d'autres utilisateurs du terme comme De
Grazia et Merton.
La dfinition prliminaire de l'anomie que propose Powell
(1958
:
132) est celle
d'absence de signification.
L'anomie, dont la source
est le
systme
conceptuel , est considre ici comme
l'lment mdiateur
entre la
profession,
lment
essentiel du
status
social,
et
le
taux
de
suicide, variable
dpendante. L'tude
porte
sur les 426
suicides
accomplis
par
des
personnes
de quinze ans
et plus
dans la ville
de Tulsa (Oklahoma) entre 1937 et 1956. En regroupant en cinq catgories les
professions des suicids,
on
observe
une relation curvilinaire entre le
taux
de
suicide et la position socio-professionnelle :
le
suicide est particulirement frquent
chez
les
ouvriers sans qualification aussi bien que chez
les cadres
suprieurs et
professions librales. Les premiers, nous dit
Powell,
n'ont pas intrioris l'idologie
de la russite et
n'ont
pas non
plus
de
sous-culture propre
qui les oriente :
c'est
l'anomie comme dissociation. A
l'inverse,
c'est l'anomie comme enveloppement qui
prvaut au
sommet
de l'chelle socio-professionnelle :
le moi est
tellement
envelopp par la culture et l'idologie
de
la russite que
l'individu
n'a plus de
cohrence
intrieure.
L'anomie
ne vient
pas
de ce
que
les
buts
chappent
indfiniment, mais de l'incapacit qu a l'individu de reconstruire des fins qui lui soient
propres par une slection
critique des
matriaux
fournis
par
la culture.
C'est une
anomie
institutionnalise puisque l'absence de signification provient de
la
rgulation elle-mme.
Telle est,
semble-t-il, la nouvelle
anomie, assez proche de l'alination
culturelle,
que croit
dcouvrir Powell. Alors qu'il renvoie
Durkheim
pour l'anomie comme
dissociation,
il
ne s'y rfre plus
quand il dcrit
l'anomie comme enveloppement,
(2) Elle
a
t rcemment
l objet
d une critique par Marshall et Hodge (1981).
614
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
14/28
Philippe Besnard
propre
aux
couches
suprieures, sinon pour noter que cette forme d'anomie voque
sous certains rapports l'altruisme. En ralit, l'anomie comme dissociation rsultant
d'une
faible intgration du
groupe
et
de l'absence de
participation aux
valeurs
dominantes
de
la
socit n'a rien
voir avec
l'anomie durkheimienne qui serait
plus proche
certains
gards
de
la
seconde
forme
d'anomie.
En
cela
on
ne
peut
souscrire
la
critique
adresse
Powell par Isabel Cary-Lundberg
(1959)
selon qui
l'anomie institutionnalise
serait
une notion
contradictoire en
elle-mme
et
compltement
trangre
la
thmatique durkheimienne. En revanche, cet auteur a
raison de
rappeler
que l'anomie
n'est
pour Durkheim
qu'un facteur parmi d'autres
du suicide.
Reprenant
en fait la suggestion de Powell, Cary-Lundberg considre
que le
suicide
des cadres et dirigeants
d'entreprise, hommes
de l'organisation,
relve du
suicide altruiste. A
quoi
Powell
rpond que l'gosme et
l'altruisme
ne
peuvent tre
suicidognes
que s'ils aboutissent l'anomie
conue
comme absence
de signification (1959
:
253).
Cette controverse
tmoignait,
sinon
d'une
comprhension
trs
exacte
de
Durkheim,
du moins d'un rel
intrt pour
la
notion d'anomie
telle
qu'il
l'avait
dveloppe dans
le
Suicide. Cependant
l'article
de Powell
n'eut gure
de
postrit,
contrairement celui de Gibbs et Martin (1958) publi dans le mme
numro
de
Y
American sociological review.
Les mmes
Gibbs et
Martin (1959) s'empressrent
d'interprter
les
donnes produites par Powell dans
le cadre
de leur
thorie de
l'intgration du status en
rcusant
l'interprtation
par
l'anomie considre comme
intuitive
et impossible
oprationnaliser
(critique reprise par Douglas, 1967 : 94).
Quant Powell lui-mme, il
se
tourna vers d'autres
sujets,
comme
l'urbanisation,
la guerre,
tout
en
devenant
un important
consommateur
d'anomie qu'il ne chercha
plus
du
tout
dfinir.
Le mot
anomie apparat
dans
le titre des essais quelque peu
impressionnistes
qu'il
publie
sous
forme
d'articles dans
des revues
de
plus
en
plus
marginales
(1962, 1963, 1967,
1969) puis
d'un
livre
(1970).
Evoquant
quelque chose
comme
le
dsordre, l'anomie n'a plus d'autre
fonction
que dcorative.
L'tude de Powell de 1958 tait la premire utiliser la
notion
d'anomie
propos de la rpartition
sociale
du
suicide;
par les
donnes qu'elle
fournissait sur
la
frquence
du
suicide dans
les
positions
socio-professionnelles
leves, elle
pouvait alimenter une discussion sur
la
notion
durkheimienne
d'anomie.
Pourtant
les travaux
sur
ce
point
furent rares et tardifs. Cela tient ce que les sociologues
amricains
taient
dans
l'impossibilit pratique
sauf
enqute
spciale et donc
trs partielle
de connatre
les
taux de suicide par catgorie
socio-professionnelle.
On
le voit
bien dans
les
deux
livres
les plus importants de
l'poque
sur
la
sociologie
du
suicide.
Henry
et
Short
(1954)
ont
recours,
on
s'en
souvient,
des
corrlations
cologiques pour apprcier l'effet
du revenu sur la sensibilit de la courbe du
suicide
aux
fluctuations
conomiques,
ou tout simplement
sur la
frquence
du
suicide.
Cette lacune est encore
plus
gnante dans les travaux de Gibbs et Martin
(1964) puisque
la profession est
videmment
un lment majeur du status. Faute
de
donnes
individuelles,
Gibbs
et Martin utilisent des
corrlations
collectives
et
leur mesure de l'impact de l'intgration
du
status sur
la
frquence
du
suicide peut
paratre
bien
indirecte.
En l'absence
d'informations prcises, la
croyance
la
plus
rpandue tait celle
d'une relation curvilinaire
entre le status
social et
le
suicide qui serait plus
615
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
15/28
Revue
franaise de sociologie
frquent en bas et en haut de
la
hirarchie sociale (par
exemple Gibbs,
1961). Cette
vision trouvait appui
sur
des donnes
anciennes
provenant
d'autres pays,
notamment l'Angleterre
(Dublin
et Bunzel, 1933). Et de fait la configuration typique, au
dbut du sicle,
dans
les
pays
pour
lesquels
ces
donnes
existaient, avait
bien
l'allure d'une
courbe en
U avec globalement
une prdominance
du
suicide dans
les
classes aises et cultives
(pour
des exemples,
voir Chesnais,
1981 : 238-244).
Des
indications
indirectes, fondes
sur les tudes cologiques du
suicide (Cavan, 1928;
Sainsbury,
1955),
allaient dans
le mme
sens.
L'tude
de Powell
venait
point
nomm ractualiser cette vision de la distribution sociale
du
suicide, mme si elle
ne
portait que
sur
un petit nombre de
cas
observs
dans
une seule
ville
d'Okla-
homa.
Ce
n'est qu'en
1963 que furent
publies
des donnes statistiques permettant
de
calculer
le
taux de suicide des
diffrentes
professions
aux
Etats-Unis pour l'anne
1950
(Mortality by occupation and
cause
of death
publi par
le National Vital
Statistics
Division). Les
exploitations
de
cette
statistique
pour
le
suicide
furent
peu
nombreuses,
tardives
et
de
surcrot contradictoires.
Ainsi
Lalli et
Turner
(1968),
regroupant en six catgories les
professions
de 9 709 suicids de 1950
gs
de 20
24 ans et de sexe masculin, trouvent une relation ngative entre la position
socio-professionnelle et le
taux
de suicide.
Le suicide
est le
plus
frquent chez les
ouvriers sans qualification et
les
salaris
agricoles
et
le
plus rare chez
les
professionnels . Labovitz et Hagedorn (1971) n'aboutissent pas au mmes
rsultat que Lalli
et Turner dont
ils ne paraissent
d'ailleurs
pas
connatre l'tude.
Il
est vrai que
leur
dmarche est diffrente. Rcusant les
regroupements
trop
grossiers
de professions et leur
hirarchisation intuitive, ils utilisent
l'chelle de
prestige des professions tablie en 1947 et cherchent
voir
s'il y a une
corrlation
entre
le
prestige de 36
professions
(choisies
pour
des
raisons pratiques)
et
leur
taux
de suicide en 1950.
Le
rsultat est
une
relation positive trs faible,
pratiquement
nulle; il n'y
a
pas davantage
de relation
curvilinaire. Face
ce rsultat
ngatif,
les
auteurs
estiment que, d'aprs les
donnes,
deux
types de
professions
sont plus
sujettes
au
suicide
:
celles qui dpendent d'une clientle et celles dont le status est
incohrent.
Notons
en
outre
que leur tude indique que
le
taux de suicide des
professions
est
en
faible
relation positive
avec
leur revenu
mdian
et en
faible
relation ngative avec leur
niveau
d'instruction mdian. Les mmes
donnes
de
1950 ont t aussi
exploites
dans une
tude
de Rushing (1968), sur laquelle nous
reviendrons; mais, portant sur des agrgats
de professions
et
s'intressant
l'interaction
revenu
et taux de chmage des professions, elle ne traite
pas
directement
de
la
distribution
sociale
du suicide.
Face
ces
rsultats ambigus, on peut se reporter aux quelques
tudes
amricaines,
postrieures
celle de
Powell, o
sont
produites
des donnes, limites et
locales,
sur la
ventilation des taux de suicide par catgories sociales. Qu'il s'agisse
de celle de Breed (1963)
portant sur
des suicides
accomplis
en 1954 et 1955
la
Nouvelle-Orlans,
de celle de Maris
(1967,
1969)
concernant les
2 153 suicides
enregistrs
entre
1959 et 1965
dans la
rgion de Chicago, ou de celle de
Nelson
(1969) sur les
suicides
accomplis entre
1960 et 1968
dans l'Etat du
Wyoming,
toutes
montrent
une
relation ngative entre hirarchie
socio-professionnelle
et
taux
de
suicide. Nelson
(1969
:
205)
comme
Maris (1967
:
255)
considrent
d'ailleurs que
616
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
16/28
Philippe Besnard
c'est le rsultat
principal,
ou le plus dramatique , de leur travail.
C'est
que les
trois auteurs que
nous avons cits
ont aussi en commun de
se rfrer
Durkheim
et au suicide anomique; cette liaison ngative
entre
frquence
du
suicide et
status
social leur parat contraire l'hypothse durkheimienne.
Elle
contredit en tout cas
la
vision ancienne
aussi
bien
que
l'tude
de
Powell
qui
portait
sur
les
annes
1930
1950.
Cette convergence des tudes utilisant des
donnes
postrieures
1950 ne doit
pas
tre
dpourvue de signification. On peut avancer
l'hypothse
que
la
distribution sociale du suicide a
connu aux
Etats-Unis la mme transformation
profonde
que
dans
d'autres pays
industriels. Il
y a
eu,
en
effet, depuis le
xixe
sicle
une
mtamorphose
long
terme
de la relation
entre
hirarchie sociale et hirarchie
des
taux de
suicide. Dans presque
tous les
pays
o les
statistiques
existent, la
configuration
initiale est la mme
:
globalement les classes aises
ont une plus forte
tendance
au suicide que
les classes
pauvres;
la sursuicidit des
professions
intellectuelles
est
particulirement
nette
alors
que
les
paysans
se
suicident peu, sauf
en Angleterre
dj
frappe
par l'exode
rural. On peut aussi discerner deux ples
de la suicidit selon l'expression de Chesnais (1981 : 244) avec les bourgeois
intellectuels d'une part
et le
sous-proltariat de
l'autre. Un sicle
plus
tard, la
configuration
est toute
diffrente dans les
pays
europens, le suicide variant, et
dans de
fortes
proportions, inversement avec le status social. Cela est vrai en
France, comme en
Finlande,
comme en Hongrie (Chesnais 1981 : 245-252). Seule
l'Angleterre garde
la
particularit d'une
tendance
curvilinaire :
on le voit dans
une
tude de
Adelstein
et Mardon
(1975), non cite
par Chesnais, mais cette fois
le
suicide prdomine au bas de
la
hirarchie
sociale, comme dans les autres
pays
(3).
Il
est
vraisemblable
que la
topographie sociale
du
suicide a
connu aux
Etats-Unis
la
mme transformation
sculaire.
Se
refltant
dans l'orientation
de
la
sociologie du suicide,
cette
transformation a affect le destin de l'anomie. Dans les
annes soixante, en pleine
priode
de diffusion de l'anomie
dans la littrature
sociologique, voici que
les
faits contredisaient une
version possible
quelque peu
littrale,
il est vrai
de l'hypothse durkheimienne qui pouvait rendre compte de
la
frquence
du
suicide dans les classes suprieures.
Car
les travaux de Breed,
Maris,
Nelson
se voulaient explicitement une mise l'preuve empirique de la
thse durkheimienne, alors que chez Powell
la rfrence tait
plus lche.
L hypothse anomique n'a acquis une visibilit
dans la littrature
sociologique
amricaine
sur le
suicide qu au moment mme o les donnes
empiriques
commenaient
l'infirmer.
On comprend que cette tradition d'usage
l'anomie comme facteur
explicatif
de
la
frquence
du
suicide dans
les
couches
suprieures
tourna
court,
la
recherche s'orientant dans d'autres
directions :
l'impact de la mobilit
sociale
sur
le suicide d'une part, la
redcouverte
du suicide fataliste de l'autre.
(3)
On
peut faire valoir
aussi
que le schma suicide
dans
les couches
moyennes
et
suprieu-
ancien
se retrouve
dans
des pays moins dve- res
que dans
les
couches
populaires
(Rodriguez
lopps. Une tude
sur les
suicides accomplis Sala de Gomezgil, 1969). L auteur de
cette
tude
dans
l agglomration de Mexico entre 1955 et interprte ce rsultat en termes d'anomie.
1965
montre
une bien plus grande frquence du
617
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
17/28
Revue
franaise de sociologie
Mobilit et
suicide
II
tait
tout fait lgitime que la notion durkheimienne d'anomie ft mise
l'preuve
par
l'tude
de
la
relation
entre mobilit et suicide. Plusieurs
travaux
avaient
suggr
l'incidence
probable
de
la mobilit
individuelle descendante
(dclassement
ou
chmage) sur la tendance
au suicide (par exemple, Sainsbury,
1955). Cependant la premire
tude
spcifique sur le sujet (Potterfield et Gibbs,
1960)
fut
conduite hors de toute rfrence l'anomie et mme
Durkheim.
Cette
recherche se fonde sur des informations
recueillies
sur les
biographies de
523
hommes de plus de 35
ans s'tant
suicids en Nouvelle-Zlande dans
la priode
1946-1951.
Les professions
des suicids
au
moment de leur mort et celles de leur
pre
sont
regroupes
en
trois
niveaux.
Sur
ces
523
cas
de
suicide,
104
taient
en
ascension
sociale par
rapport leur
pre
et 149 en rgression sociale.
Il
y a
une
forte
surreprsentation parmi
les suicids de
mobilit descendante,
mais aussi
de
mobilit
ascendante
(intergnrationnelle). Les
premiers seraient victimes de
frustration, les seconds de diverses tensions comme la crainte de perdre leur status
ou l'affaiblissement de leurs relations sociales.
Les
auteurs notent
encore
la
frquence des crises prsuicidaires chez
les
suicids mobiles et, fait
particulirement
intressant,
que les suicids en mobilit
ascendante
ont
connu
plus
souvent
que
les
autres une perte de leur status conomique. En somme,
bien
des rsultats
de cette
tude
auraient pu illustrer des analyses durkheimiennes, notamment la
notion
d'un
revers de
fortune
survenant
sur
un
fond de
mobilit
ascendante. Mais,
comme
on
l a
dj
not
plus
haut,
Gibbs
a
constamment
refus
de prendre
en
compt
la
notion
durkheimienne
d'anomie, ce qui
explique
son absence dans cet
article.
En
revanche,
Breed (1963) n'a pas un tel prjug et part clairement de
l'hypothse de Durkheim
sur le dclassement
comme facteur de suicide dans une
tude
qui s'appuie sur des informations recueillies sur les 103 suicids de sexe
masculin, de
race
blanche et
gs
de
20
60
ans dont les dcs ont t enregistrs
en
1954
et 1955 la Nouvelle-Orlans.
La comparaison
de
ces
informations et de
celles
analogues concernant un groupe tmoin met
en vidence
l'importance de
la
mobilit
descendante dans
l'tiologie du suicide. Par
rapport au groupe tmoin,
les
suicids
ont
connu plus souvent
une
mobilit
descendante, individuelle
surtout,
mais
aussi
intergnrationnelle,
ainsi
qu'une baisse
de leur revenu
dans
les
deux
annes
qui
ont
prcd le
suicide.
Si l'on regroupe
ces
trois
indicateurs,
on voit que
75 des suicids ont subi au moins une forme de dclassement. En parlant
d'anomie
propos de ce
dclassement
professionnel, Breed restreint
considrablement
la porte de la
notion
qui renvoyait plutt chez
Durkheim
une mobilit
collective ascendante qu
une
mobilit
individuelle
descendante. D'ailleurs
certains
rsultats
de son travail viennent
nuancer
sa
conclusion gnrale. Breed
distingue trois strates professionnelles parmi les suicids. On voit alors que, dans
la strate
suprieure
(les
cols
blancs),
il
y a autant de mobilit individuelle
ascendante que descendante et davantage d'ascension que de rgression
intergn-
618
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
18/28
Philippe
Besnard
rationnelle. Breed a
beau
invoquer des circonstances individuelles qui
expliqueraient ces
anomalies, il
reste que cela
vient
nuancer
sa conception du dclassement
socio-professionnel comme dterminant essentiel
du suicide.
En
confrontant
ces
deux
tudes
sur
la relation entre mobilit et suicide,
on
voit
que
l'hypothse
anomique
est
absente
de
la premire
qui
pouvait
pourtant
l'tayer
et
est prsente
dans
la seconde
qui, par son orientation gnrale,
la rduit
son
aspect rgressif
peu conforme l'intuition durkheimienne. Les
rsultats
de
l'tude
de Breed, paralllement
la
mise en
vidence
de
la distribution
sociale
du
suicide,
appelaient
un autre
cadre
d'interprtation
qui
va
surgir quelques annes
plus tard
dans la littrature
sociologique
sur le suicide.
De ranomie
au fatalisme
Les
nouvelles
lueurs
sur
la
frquence
du
suicide dans
les
couches
sociales
dfavorises comme le
nouvel
accent mis sur le rle du dclassement
ou
du
chmage
dans Ptiologie
sociale
du
suicide
eurent
pour contrepoint thorique
dans
les
annes
soixante la
dcouverte
du
suicide fataliste.
Ce
fut un article
de
Dohrenwend (1959) qui le premier attira
l'attention
sur ce type de suicide
mconnu
dans
la
construction durkheimienne (voir
Besnard, 1973). Cet article eut un impact
certain
sur la
sociologie
amricaine du
suicide, mais
il y eut
un certain dcalage
entre cette
nouvelle
lecture
du
Suicide et
sa
mise en pratique
par
les sociologues.
L'closion
du
fatalisme eut lieu trs prcisment en 1967, l'anne mme o
parat le
livre
de Douglas qui voit dans
la
thorie de
Durkheim,
grce
la
prise
en compte de ce quatrime type de suicide, un modle d'quilibre entre deux
couples
de
forces
opposes,
et
l'article
de
Allardt
qui
rapproche
le
fatalisme
de
la
division
du
travail contrainte (4). C'est cette date que Maris (1967)
se tourne
vers
le fatalisme
pour
expliquer
la
plus grande frquence
du
suicide chez les
personnes
de status
social infrieur. Il va
mme
plus loin
en
considrant
que toute
situation
suicidogne implique le fatalisme, combin l'anomie ou l'gosme.
La mme
anne,
Hitchcock
(1967)
interprte
comme un suicide fataliste
le
suicide des jeunes
femmes
dans la
caste des
Nauthars
au Npal. Tout en se rfrant
abondamment
Dohrenwend, il modifie
sa
conception
du
fatalisme puisque, dans le cas qu'il
tudie,
l'autorit excessive
semble
provenir de
l'intrieur
mme du
groupe
social.
C'est galement en 1967 que
Breed,
qui ne
soufflait mot du
fatalisme en
1963,
rdige
un
nouvel
article
consacr
ce
type
de
suicide (l'article
est
publi
en
1970,
mais
Maris cite
une
version dactylographie datant de 1967). A partir
d informations
recueillies
auprs de l'entourage des
Noirs
de sexe masculin s'tant suicids
la
Nouvelle-Orlans
entre
1954
et 1963, compares avec les
mmes donnes
sur
les
suicids blancs,
Breed
observe que
la
grande majorit des suicids noirs ont
eu
des
dmls
avec les
autorits. Ces individus, nous dit Breed, ont subi
le
double
fardeau d'une rgulation excessive
:
non seulement ils sont sujets aux impratifs de
leur communaut mais, ds
qu'une
difficult dpasse la sphre de la communaut
(4) Cette rinvention du fatalisme en 1967 du
suicide
mais pas
exclusivement.
Voir, par
se manifesta
essentiellement dans
la
sociologie exemple,
Bertrand,
Jenkins
et
Walker (1967).
619
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
19/28
Revue
franaise de sociologie
noire, ils se trouvent face
une autorit
ressentie
comme
extrieure,
celle des
Blancs. Rapprochant
cette
situation de cas de suicide chez
les
Blancs
o
l'un des
conjoints est domin
par
l'autre,
ou encore
des suicides
d'adolescents soumis
une
autorit parentale
excessive,
l'auteur en vient
souligner l'importance
du
suicide
fataliste,
mconnu par
Durkheim,
et,
plus
gnralement, des
relations
coercitives
comme source de
tension.
Ainsi
voit-on
la fin des
annes 60
le
fatalisme concurrencer
srieusement
l'anomie dans
la
sociologie
du suicide.
Cette concurrence
est
particulirement
visible
dans
une tude de Rushing (1968) qui pose
la question
de l'anomie et
du
fatalisme
en terme
d'alternative.
Il
s'intresse
l'effet
combin de
deux variables
le
revenu
et
l'emploi (ou
le chmage) sur le
taux
de suicide.
Plus
prcisment
il
tudie la relation entre le revenu mdian et le
taux
de chmage des diverses
professions et leur taux de suicide
(
partir des donnes amricaines de 1950
mentionnes plus haut). En
ce
qui concerne
l'orientation
thorique, Rushing
voit
dans
la
privation
relative la
notion centrale
de
la
thorie
de
l'anomie
chez
Durkheim
comme
chez Merton.
Quant
au
fatalisme
durkheimien, il
l'identifie
au
retrait
mertonien.
Fort
de
cette double perspective, Rushing formule deux systmes
d'hypothses
concurrents
propos
de
l'interaction des variables
revenu
et chmage
sur le
taux de
suicide.
Considrons d'abord la relation, suppose
ngative,
entre
revenu et suicide :
selon
l'hypothse
fataliste, cette
relation
ngative
sera plus
marque
pour
les gens
qui
sont au
chmage
que
pour ceux
qui
ont un emploi; selon
l'hypothse anomique, cette relation sera au contraire plus forte pour ceux qui
travaillent puisque
ceux qui
n'ont pas d'emploi, ayant un
niveau
d'aspiration
modeste,
prouveront moins de frustration du fait d'un
revenu
faible. En ce qui
concerne la relation, suppose positive, entre
taux
de chmage et
taux
de suicide,
elle sera
plus
forte
pour
les
groupes
bas
revenu
que
pour
les
groupes
revenu
lev selon
l'hypothse
fataliste, l'inverse tant vrai
selon l'hypothse anomique.
Les
rsultats
de l'tude penchent globalement en faveur de
l'hypothse
fataliste.
Ainsi
l'effet du chmage sur le suicide
(relation
positive) est
bien plus marqu pour
les
professions bas
revenu. On
constate
mme
pour
les
professions dont le
revenu
est le plus
lev une forte relation
ngative,
inattendue, entre taux de chmage et
taux de suicide. S'agissant de
la
relation
revenu/suicide
contrle
par
le
taux de
chmage, les
rsultats
sont moins tranchs.
Certes
il y
a,
conformment
l'hypothse fataliste, une
corrlation
ngative entre le
revenu
et le
taux
de suicide
des
professions fort chmage;
mais,
dans
les
professions o
le
chmage
est
rare,
les effets du revenu sur
le suicide sont
positifs,
et cet effet augmente quand
le
chmage
diminue
:
cela
ne
correspond
ni
l'hypothse
fataliste
ni
l'hypothse
anomique. En somme, l'tude de Rushing suggre
que l'impact
de
la position
sociale ou
du
revenu
sur la
frquence
du
suicide peut
dpendre
de diffrentes
conditions (ici le chmage). Mais elle est limite
par
la nature mme des
donnes
employes, donnes agrges
par
professions, peu propices la mise
l'preuve
d'hypothses
sur les
processus
psycho-sociaux
pouvant
conduire
au
suicide.
L'auteur en
convient d'ailleurs, de
mme
qu'il n'exclut
pas
un
lien possible entre
anomie et suicide sous le
prtexte
que
l'hypothse
anomique,
telle
qu'il
l'a
formule, ne parat pas vrifie.
Car
les rsultats inattendus
liaison ngative
entre
chmage et suicide
aux
niveaux de
revenu
levs, liaison positive
entre revenu
et suicide quand le chmage est rare pourraient tre le signe d'une anomie
620
-
7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard
20/28
Philippe
Besnard
propre
aux
groupes professionnels suprieurs qui serait
proche
de
la
conception
durkheimienne.
Il
reste que l'tude de Rushing apportait une
nouvelle
pierre
la
transformation de l'hritage durkheimien dans
la
sociologie amricaine du suicide
et la
substitution
du
fatalisme
l'anomie comme cadre
d'interprtation.
En
opposant
le
fatalisme
l'anomie, Rushing
s'efforait
de clarifier les
hypothses
pour
pouvoir
les
mettre
l'preuve.
Mais la tendance
dominante fut
plutt d'essayer de
combiner
les deux notions dans Ftiologie du suicide.
Ce
modle
de
combinaison des types durkheimiens
de suicide
est
particulirement
visible
chez Maris
(1967,
1969).
Dans
son article de 1967
Maris plaide dj, on l a
not, pour cette
combinaison
des
types, mme
s'il
voit dans le
fatalisme l'lment
ncessaire la situation suicidogne. Mais il n'est pas
suffisant
:
ainsi
les employs
de bureau se
suicident
peu, bien
qu'ils soient
soumis
une
forte rgulation sociale;
c'est qu'ils participent
des associations, ce
qui
les prserve de l'gosme.
Les
travailleurs
manuels
de status
infrieur
ont une faible participation
la vie
sociale
(gosme)
et
n'ont
pas la
possibilit
de
raliser
les
objectifs
sociaux
communment
admis (c'est l'anomie
avec ici
une
connotation
mertonienne).
Dans
un tel
contexte,
un lment fataliste pourra engendrer une situation
suicidogne.
Mais
c'est surtout
dans son livre de
1969, Social
forces in urban
suicide,
que
Maris
dveloppe
ce modle combinatoire des types de suicide
dans
sa discussion
de
la thorie
durkheimienne. Reconstituant
la
typologie
des formes individuelles
du
suicide en y incluant le fatalisme, il aboutit logiquement six
formes
mixtes
parmi lesquelles
la
combinaison anomie/fatalisme. Maris
illustre
cette
combinaison qui
pourrait
sembler contradictoire par
le cas
des jeunes
dlinquants.
Ils sont
soumis
une trs forte rgulation de
la
part de
la
sous-culture juvnile en
mme
temps qu'ils s'opposent
aux
valeurs gnrales de la socit. La sous-culture
dlinquante
devient une
contre-culture
et
conduit
l'anomie
dans