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La sanction est-elle eacuteducative Laurent Muller
To cite this versionLaurent Muller La sanction est-elle eacuteducative Education Universiteacute de Lorraine 2020 FranccedilaisNNT 2020LORR0141 tel-03116319
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UNIVERSITEacute DE LORRAINE
Campus LSH 23 Bd Albert 1er BP 60446 54001 Nancy cedex
Eacutecole Doctorale Socieacuteteacutes Langages Temps Connaissances
Laboratoire Interuniversitaire des
Sciences de lrsquoEacuteducation et de la Communication (EA 2310)
Thegravese preacutesenteacutee en vue de lrsquoobtention du
Doctorat en Sciences de lrsquoEacuteducation et de la Formation
Soutenue le 2 septembre 2020
par Laurent Muller
La sanction est-elle eacuteducative
Sanctio ultima ratio educationis
Jury
Jean-Franccedilois DUPEYRON Maicirctre de Confeacuterence HDR Universiteacute de Bordeaux (rapporteur)
Philippe FORAY
Professeur Universiteacute de Saint Etienne (rapporteur)
Dominique OTTAVI Professeure Universiteacute de Paris-Nanterre
Eirick PRAIRAT
Professeur Universiteacute de Lorraine (directeur de thegravese)
Helena THEODOROPOULOU Professeure Universiteacute drsquoEacutegeacutee
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Agrave nos enfants
Drsquoici et drsquoailleurs
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laquo τὰ κακὰ οὐδεὶς ἑκὼν ἔρχεται raquo
Socrate dans Protagoras de Platon 358c
laquo Jrsquoaccuse toute violence en lrsquoeacuteducation drsquoacircme tendre qursquoon dresse pour
lrsquohonneur et la liberteacute raquo
Michel Eyquem de Montaigne Les Essais Livre II chapitre 8
laquo Faites-en vos eacutegaux afin qursquoils le deviennent raquo
Jean-Jacques Rousseau Eacutemile ou de lrsquoeacuteducation
laquo Il nrsquoy a aucune neacutecessiteacute eacuteternelle qui exige que toute faute soit expieacutee et
payeacutee ndash croire agrave une telle neacutecessiteacute fut une terrible illusion de lrsquoutiliteacute la plus limiteacutee raquo
Friedrich Nietzsche Aurore sect563
laquo Aussi longtemps qursquoun criminel reste vraiment tel il se place par cela mecircme
au-dessus de toute sanction morale il faudrait le convertir avant de le frapper et srsquoil
est converti pourquoi le frapper raquo
Jean-Marie Guyau Esquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction
laquo Comment cela a pu arriver comment un esprit humain a pu concevoir lrsquoideacutee
que ses actions puissent le rendre coupable ndash cette auto-accusation qui semble si useacutee
et allant de soi est lrsquoeacutenigme dont lrsquohumaniteacute doit encore venir agrave bout raquo
Georgio Agamben Karman
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Introduction
La sanction eacuteducative comme problegraveme
01 Intention
Le concept qui nous inteacuteresse ici est celui de sanction eacuteducative srsquoagit-il drsquoune
tautologie (on ne saurait concevoir drsquoeacuteducation sans sanction ) ou drsquoun oxymoron (la sanction
ne saurait ecirctre eacuteducative) Nous avons commenceacute par envisager que la reacuteponse se situait
quelque part entre les deux extrecircmes Lrsquoobjet de ce travail a eacuteteacute de faire le point sur ce
problegraveme
Peut-on rendre raison drsquoune sanction qui soit eacuteducative Cette question srsquoest
rapidement deacutedoubleacutee elle engageait une reacuteflexion sur les principes mais encore sur les
effets Sur les principes peut-on fonder philosophiquement la pratique de la sanction
pourtant eacuteculeacutee en eacuteducation Quelles raisons peut-on invoquer pour justifier le recours agrave la
sanction dans le but drsquoeacuteduquer lrsquoecirctre humain Sur les effets la sanction peut-elle ecirctre
consideacutereacutee comme efficace dans une optique eacuteducative Eacuteduque-t-on veacuteritablement
lrsquohumain qursquoon sanctionne ndash ou ne dresse-t-on pas sa conduite seulement Convenons qursquoil
est difficile de seacuteparer les deux versants du problegraveme peut-ecirctre la (meilleure ) justification
de la sanction reacuteside-t-elle dans son efficaciteacute
Il ne suffit pas de pratiquer la sanction en eacuteducation pour lui confeacuterer une quelconque
leacutegitimiteacute crsquoest une thegravese qui accompagne tout notre travail que de consideacuterer que le fait ne
fait pas droit Le droit lui-mecircme ne saurait ecirctre invoqueacute comme argument car tant que nrsquoa
pas eacuteteacute fondeacute le droit de punir (juridiquement poseacute et non deacutemontreacute) son usage agrave des fins
eacuteducatives demeure probleacutematique La sanction en eacuteducation peut bien avoir toute la leacutegaliteacute
du monde elle nrsquoen est pas pour autant leacutegitime ni sur le plan des principes ni sur celui de
lrsquoefficaciteacute
Aussi avons-nous consideacutereacute tous les arguments qui nous paraissaient pouvoir ecirctre eacutemis
en faveur de la sanction eacuteducative pour les eacuteprouver au sens drsquoun ἔλεγχος socratique notre
travail consiste en une exposition critique de ces arguments Notre thegravese est que la sanction
eacuteducative nrsquoest pas philosophiquement fondeacutee et que lrsquoefficaciteacute alleacutegueacutee de la sanction est
plus incantatoire (crsquoest-agrave-dire viseacutee et espeacutereacutee par les promoteurs de la sanction) que
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deacutemontreacutee Loin drsquoecirctre une proposition analytique la synthegravese de la sanction et de lrsquoeacuteducation
nous apparaicirct comme une proposition sinon douteuse du moins contestable agrave lrsquoeacutevidence
trompeuse Mais la prudence exige que nous nrsquoallions pas au-delagrave dans notre critique de lrsquoideacutee
de sanction en eacuteducation si cette derniegravere nrsquoa pas eacuteteacute comme nous le soutenons agrave ce jour
fondeacutee ce nrsquoest pas agrave dire qursquoelle ne le sera pas agrave lrsquoavenir et qursquoelle ne peut lrsquoecirctre Nos
objections nos doutes et nos reacutesultats sont agrave ce titre tout neacutegatifs la deacuteconstruction agrave laquelle
nous nous attelons paraicirctrait donc bien limiteacutee si elle ne contrastait pas de maniegravere eacuteclatante
avec les thegraveses et pratiques en usage aujourdrsquohui
Ce questionnement est neacute drsquoun preacuteceacutedent travail sur lrsquoœuvre morale et eacuteducative de
Jean-Marie Guyau (Muller 2018) Dans lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction
(Guyau 1985) le philosophe franccedilais propose une critique radicale de lrsquoideacutee de sanction
morale il en reacutevegravele la teneur profondeacutement aporeacutetique Paradoxalement pourtant comme
nous lrsquoapprofondirons dans la preacutesente eacutetude Guyau nrsquoeacutetend pas ces doutes agrave la peacutedagogie
dans Eacuteducation et heacutereacutediteacute (Guyau 1889) il concegravede agrave la sanction un rocircle eacuteducatif En deacutepit de
la continuiteacute qui existe entre lrsquoœuvre morale et eacuteducative du Lavallois il faut observer ici une
rupture agrave tout le moins une inflexion comment lrsquointerpreacuteter La proposition drsquoEacuteducation et
heacutereacutediteacute est-elle coheacuterente avec celle de lrsquoEsquisse Et si tel nrsquoest pas le cas laquelle est la
mieux fondeacutee Tranchons degraves maintenant nous soutenons lrsquoideacutee que les thegraveses de lrsquoEsquisse
sont incompatibles avec celles drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute et que les arguments de la premiegravere
valent mieux que ceux de lrsquoœuvre posthume En un sens les raisons eacutenonceacutees par Guyau dans
lrsquoEsquisse nous sont apparues agrave ce point convaincantes que notre travail en a eacuteteacute inspireacute si
bien que ce dernier peut ecirctre consideacutereacute agrave cet eacutegard comme une lointaine reprise de
lrsquointention guyalcienne dans lrsquoEsquisse
02 Y a-t-il un problegraveme de la sanction
Mais prenons les choses par leur commencement y a-t-il seulement un problegraveme de
la sanction en eacuteducation
Eirick Prairat qui a consacreacute drsquoimportants travaux agrave la question de la sanction en
eacuteducation commence par admettre qursquolaquo il nrsquoest pas drsquoeacuteducation sans sanction raquo (Prairat
2003a p 3) Crsquoest preacuteciseacutement cette affirmation que nous souhaitons mettre agrave lrsquoeacutepreuve Non
pas que nous contestions les analyses drsquoEirick Prairat sur les meilleurs moyens de sanctionner
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ndash mais nous proposons de prendre le problegraveme davantage en amont deacuteterminer srsquoil faut
sanctionner Eirick Prairat ajoute laquo Le problegraveme nrsquoest donc plus aujourdrsquohui de savoir srsquoil faut
ou non sanctionner mais de savoir comment il faut srsquoy prendre pour responsabiliser un sujet
en devenir raquo (2003a p 3) Nous demandons la sanction est-elle indispensable afin de
laquo responsabiliser raquo Nrsquoy a-t-il pas drsquoautres moyens plus approprieacutes aux fins de lrsquoeacuteducation ndash
fins dont il faut toujours repartir Et que signifie drsquoailleurs laquo responsabiliser raquo
Philippe Meirieu affirme pour sa part que laquo la sanction est sans doute ineacutevitable en
eacuteducation raquo ndash mecircme si le paradoxe est qursquoon eacutevoque peu cette neacutecessiteacute et que mecircme elle
deacutechoit en fataliteacute lrsquoeacuteducateur laquo ne srsquoy reacutesigne qursquoavec ldquomauvaise consciencerdquo raquo (Meirieu
1991 p 65) Faut-il se reacutesoudre agrave cette laquo mauvaise conscience raquo y voir la frustration propre
de lrsquoeacuteducateur ou bien au contraire nrsquoest-elle pas le symptocircme que quelque chose ne va pas
avec la sanction eacuteducative
Y a-t-il donc un problegraveme de la sanction Crsquoest ce dont mecircme les speacutecialistes semblent
douter aujourdrsquohui
Nrsquoy aurait-il pas du reste un problegraveme agrave envisager la sanction eacuteducative comme un
problegraveme Preacutesentons briegravevement trois objections
Ne risquerait-on pas avec lrsquoeacutevocation de la possibiliteacute drsquoune eacuteducation sans sanction
de promouvoir le tregraves anti-peacutedagogique sentiment drsquoimpuniteacute Comment rappeler les limites
si lrsquoon suspend le pouvoir de sanctionner
La critique de lrsquoideacutee de sanction en eacuteducation nrsquoest-elle pas drsquoun autre acircge Nrsquoest-elle
pas historiquement deacutepasseacutee On sait que les promoteurs de lrsquoeacuteducation nouvelle se deacutefiaient
de la sanction mais leurs preacuteoccupations ne sont plus neacutecessairement les nocirctres
Enfin lrsquoideacutee de sanction eacuteducative ne semble pas constituer un problegraveme factuel la
sanction des ecirctres agrave eacuteduquer des enfants nrsquoest-elle pas une pratique universelle de facto ndash ou
peu srsquoen faut
Il nous faut reacutepondre agrave ces objections eacuteleacutementaires
Commenccedilons par cette question premiegravere pourquoi (pour quoi) faudrait-il
sanctionner en eacuteducation Si vraiment la question de savoir srsquoil faut ou non sanctionner est
une question deacutepasseacutee crsquoest qursquoune reacuteponse au-delagrave de tout soupccedilon doit avoir eacuteteacute apporteacutee
Si tel nrsquoest pas le cas crsquoest que le deacutepassement est de fait et non de droit crsquoest qursquoil est affirmeacute
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et non deacutemontreacute Or il nous semble que lrsquoeacutevidence preacutesumeacutee manque Lrsquoeacutecart entre lrsquoeacutevidence
invoqueacutee et lrsquoineacutevidence des arguments qui la fondent est tel qursquoil srsquoapparente mecircme agrave un
abicircme Et il nrsquoest pas sucircr que des arguments deacutecisifs voire nouveaux aient permis de reacutepondre
agrave nouveaux frais au problegraveme de la sanction en eacuteducation
Eirick Prairat invite agrave laquo tenir pour principe eacutethique une maxime neacutegative ldquoNe pas
nuirerdquo raquo (Prairat 1999b p 115) Drsquoabord ne pas nuire cette proposition devrait ecirctre la pierre
de touche de toute peacutedagogie agrave lrsquoinstar du fameux Aγεωμέτρητος μηδεὶς εἰσίτω (laquo que nul
nrsquoentre srsquoil nrsquoest geacuteomegravetre raquo) qui aurait eacuteteacute inscrit agrave lrsquoAcadeacutemie de Platon elle devrait inscrite
au fronton de toutes les eacutecoles de peacutedagogie Mais a-t-on eacutetabli que la sanction eacutetait
compatible avec le primum non nocere (laquo drsquoabord ne pas nuire raquo) A-t-on eacutetabli que la
sanction drsquoune maniegravere ou drsquoune autre ne nuisait absolument pas (et non pas absolument)
agrave celui agrave qui elle srsquoapplique
Ainsi la question liminaire celle de savoir srsquoil faut sanctionner pour eacuteduquer a cesseacute
drsquoecirctre poseacutee mais lrsquoa-t-elle eacuteteacute pour de si solides raisons Rien nrsquoest moins sucircr La question
mecircme est deacutesormais eacutetonnante deacutecaleacutee peut-ecirctre est-elle deacuteplaisante certainement est-
elle impertinente Mais le philosophe ne peut-il pas se permettre drsquoendosser selon le mot de
Nietzsche le rocircle de ceux qui appartiennent agrave la cateacutegorie des laquo bouffons deacuteplaisants raquo
unangenehme Narren (2000 p 182) Ne peut-il ne doit-il pas interroger ce qui fait
consensus Ne doit-il pas deacuteranger inquieacuteter et reprendre ce qui paraissait acquis Car
reprendre nrsquoest pas reacuteiteacuterer crsquoest approfondir mucircrir un regard aventurer de nouvelles
hypothegraveses en eacuteprouver drsquoanciennes mais autrement explorer des eacutecarts etc Crsquoest un travail
tout agrave la fois de sape et de consolidation ndash de consolidation par la sape Ce qui reacutesiste agrave la
deacuteconstruction peut seul ecirctre consideacutereacute comme solide la sanction eacuteducative sera-t-elle agrave
mecircme de reacutesister agrave ce travail du neacutegatif auquel nous la soumettons
Il faut se meacutefier de ce qui est eacutevident trop eacutevident Olivier Reboul a eacutecrit au deacutebut de
sa Philosophie de lrsquoeacuteducation laquo La philosophie commence lagrave ougrave les choses ne vont plus de soi
lagrave ougrave ce qui eacutetait pour tout le monde eacutevident cesse de lrsquoecirctre raquo (Reboul 1989 p 3) La sanction
nous semble ecirctre de ces eacutevidences aussi bien pratiques que theacuteoriques qursquoil faut
(reacute)apprendre reacuteguliegraverement agrave voir comme un problegraveme
Les questions premiegraveres ne sauraient ecirctre deacutepasseacutees Les reacuteponses vieillissent non les
problegravemes Lrsquohistoire des ideacutees nrsquoest pas lineacuteaire sauf agrave la reacuteeacutecrire et faire du preacutesent la
laquo mesure de toute chose raquo et agrave admettre deacuteraison reacuteelle que tout ce qui est effectif doit ecirctre
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rationnel Lrsquohistoire des ideacutees a aussi ses injustices ses oublis ses modes qui ne doivent rien
(ou si peu) agrave la raison et il nrsquoest pas pire (crsquoest-agrave-dire plus malhonnecircte) rapport au passeacute que
le teacuteleacuteologique qui confond le fait et le droit
En quoi degraves lors la question de la sanction en eacuteducation est-elle premiegravere
La question de la sanction est la pierre de touche de la philosophie morale et de la
philosophie de lrsquoeacuteducation Le fait qursquoelle ait eacuteteacute somme toute peu traiteacutee nrsquoimplique pas
qursquoelle soit drsquoimportance secondaire la discreacutetion drsquoun thegraveme ne lrsquoabsente pas cette
discreacutetion peut signifier une hyper-preacutesence mais sourde œuvrant silencieusement agrave lrsquoarriegravere-
plan Au prix drsquoun paradoxe consensus philosophique eacutevidence historique ndash et sentiment
drsquoeacutechec chez les eacuteducateurs qui y ont recours
La sanction reacutevegravele nos dilemmes nos contradictions et peut-ecirctre nos inconseacutequences
tant sur le plan des fins que sur celui des moyens Dis-moi comment et pourquoi tu
sanctionnes je te dirais comment tu eacuteduques ndash et mecircme peut-ecirctre si tu eacuteduques Eirick
Prairat a eacutecrit en ce sens laquo La sanction est un bon analyseur elle est une ldquovedutardquo pertinente
pour lire et deacutecrypter lrsquoaction eacuteducative raquo (Prairat 1997 p 11) Nous irions plus loin la
sanction est le prisme de nos pratiques qui reacutevegravele agrave partir du traitement de laquo cas-limites raquo les
normes et les valeurs œuvrant dans les pratiques eacuteducatives ordinaires
En ce sens notre travail srsquoinscrit dans une certaine continuiteacute avec lrsquoœuvre de Michel
Foucault ndash par une posture eacutepisteacutemologique celle qui accorde une attention aux pratiques qui
semblent annexes mais qui sont peut-ecirctre plus feacutecondes sur lrsquoaxiologie agrave lrsquoœuvre que les
discours solennels et les principes exposeacutes Il y a comme lrsquoeacutecrit excellemment E Prairat une
laquo heuristique de la marge raquo particuliegraverement efficiente en ce qui concerne la sanction
Il faut interroger les espaces-frontiegraveres et les zones drsquoombre Pour comprendre
ce qursquoeacuteduquer veut dire agrave un moment donneacute dans une socieacuteteacute donneacutee il ne faut pas
srsquoen tenir aux grands et beaux principes agrave ceux que lrsquoon clame agrave haute voix mais
observer les reacutealiteacutes peu glorieuses de tous les jours Non pas examiner ce que les
eacuteducateurs ont aimeacute dire mais ce qursquoils ont ducirc parfois se reacutesigner agrave faire En matiegravere
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drsquoeacuteducation il faut faire lrsquoeacuteloge de la banlieue il y a assureacutement une heuristique de la
marge (Prairat 2007 p 90)
La sanction nrsquoest donc pas un deacutetail de la pratique peacutedagogique ou une curiositeacute elle
est au croisement de ce que lrsquoon veut en matiegravere eacuteducative et de ce que lrsquoon peut En ce sens
la sanction est une question fondamentale incontournable ndash drsquoautant plus que la reacuteponse peut
paraicirctre eacutevidente Car sans doute cette eacutevidence manque
03 La sanction en eacuteducation un enjeu anthropologique et meacutethodologique
Lrsquohumain est-il un animal qui peut se passer de la sanction pour eacuteduquer le petit
drsquohomme Ou bien est-il doit-il ecirctre homo castigans
Selon qursquoon considegravere lrsquoecirctre humain comme un ecirctre animeacute par des pulsions sauvages
et violentes jamais lrsquohumaniteacute ne pourra sortir de la sanction il y a degraves lors neacutecessiteacute de
contraindre cette tendance entropique Mais si lrsquoon estime que lrsquoecirctre humain nrsquoest pas
fonciegraverement mauvais et que ses premiers mouvements sont moins lieacutes agrave une agressiviteacute
instinctive qursquoexprimant des besoins la sanction cesse de devenir cet incontournable et un
autre sens de lrsquoeacuteducation apparaicirct eacuteduquer crsquoest plutocirct guider cette tendance agrave la vie
eacutepanouir une pulsion qui nrsquoest originairement ni bonne ni mauvaise ndash qui juste est Tel est peut-
ecirctre le dilemme anthropologique fondamental
Mecircme ideacutee preacutesenteacutee en termes psychanalytiques et pour aller directement au
problegraveme y a-t-il une pulsion de mort immanente agrave lrsquoespegravece humaine comme lrsquoa poseacute
Sigmund Freud (Freud 1995) Ou bien cette preacutetendue pulsion de mort nrsquoest-elle qursquoune
reacuteponse pathologique agrave des causes exogegravenes ndash lesquelles auraient eacuteteacute par trop sous-eacutevalueacutees
par Freud ndash comme le soutient notamment Alice Miller (Miller 1986 p 57 et ss)
Rien nrsquoest plus deacutelicat que de trancher une question aussi complexe les reacuteponses des
uns seront toujours contesteacutees par ceux qui auront opteacute pour lrsquoanthropologie concurrente Il
nous semble toutefois difficile de soutenir agrave lrsquoheure des neurosciences qui reacutevegravelent combien
le cerveau de lrsquoenfant est plastique et apte agrave lrsquoempathie lrsquoideacutee drsquoune nature humaine
fonciegraverement vicieacutee ou du moins voueacutee agrave lrsquoautodestruction Ne prend-t-on pas pour des signes
de nature des caracteacuteristiques de la culture ndash ou plutocirct drsquoune culture drsquoune eacuteducation
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deacutetermineacutee La prudence convient mieux agrave une meacutethodologie qui refuse de projeter sur la
nature des caractegraveres moraux Car sans doute comme le posait Nietzsche laquo il nrsquoy a pas de
pheacutenomegravenes moraux du tout mais seulement une interpreacutetation morale de pheacutenomegraveneshellip raquo
(Nietzsche 2000 p 125) Telle sera la position moyenne que nous tiendrons la nature
humaine est pour ainsi dire apophantique elle ne peut ecirctre qualifieacutee ni de bonne ni de
mauvaise Elle est ce que nous en faisons Lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation est capitale sans pour
autant que nous soyons assureacute qursquoelle soit deacuteterminante (au sens fort drsquoun deacuteterminisme)
Pour eacuteviter de projeter sur la nature (crsquoest-agrave-dire anthropologiquement sur lrsquoenfant)
les conceptions des adultes et verser ainsi dans le diallegravele la seule meacutethode pertinente
consiste agrave rejouer la reacutevolution copernicienne Cela vaut aussi cela vaut eacuteminemment dans le
domaine eacuteducatif il srsquoagit de proceacuteder agrave un deacutecentrement qui nous fait quitter la certitude
drsquoavoir les pieds ancreacutes sur un sol stable De mecircme que pour comprendre le mouvement des
astres il faut supposer le mouvement de la Terre ougrave nous nous trouvons de mecircme pour
appreacutehender lrsquoeacuteducation il faut pouvoir interroger celle qursquoon a pratiqueacutee jusqursquoalors qui
nous a formeacutes et qui nous porte encore
Lrsquoeacutegocentrisme consiste agrave concevoir lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour
des besoins du laquo moi raquo Lrsquoethnocentrisme voit lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour
drsquoune culture drsquoune ethnie Lrsquoandrocentrisme (et sa variante qursquoest lrsquoheacuteteacuteronormativiteacute) voit
les rapports sociaux centreacutes autour du steacutereacuteotype masculin Lrsquoanthropocentrisme (ou
lrsquohumanisme) voit lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour des inteacuterecircts de lrsquohumain
Lrsquoadultocentrisme consiste agrave voir lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour des besoins
des adultes Quand sortira-t-on jamais des besoins que les adultes fantasment pour les
enfants
Illustrons On trouve dans lrsquoAnthropologie au point de vue pragmatique de Kant cette
remarque
Le cri de lrsquoenfant qui vient de naicirctre nrsquoa pas le ton de la plainte mais de
lrsquoindignation et de la colegravere qui explose ce nrsquoest pas qursquoil ait mal mais il est contrarieacute
probablement parce qursquoil veut se mouvoir et qursquoil eacuteprouve son impuissance comme une
entrave qui lui retire sa liberteacute (Kant 2008 p 258)
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Qursquoil srsquoagisse de laquo plainte raquo drsquo laquo indignation raquo de laquo colegravere raquo de contrarieacuteteacute ou de ce
que lrsquoenfant laquo veut raquo il srsquoagit agrave chaque fois drsquoune projection de la psychologie adulte sur celle
du nourrisson Voilagrave lrsquoadultomorphisme
Autre exemple drsquoadultomorphisme dans les Confessions de Saint Augustin Lrsquoenfant
cherche agrave teacuteter sa megravere et Augustin commente ainsi
Que je le fasse agrave preacutesent que je tende non pas vers le sein mais vers la
nourriture conforme agrave mon acircge une bouche beacuteante on rira de moi et agrave juste titre on
me blacircmera Je faisais donc alors des choses blacircmables (Augustin 1993 p 22)
Le mouvement le plus naturel et vital de lrsquoenfant est interpreacuteteacute (et calomnieacute) en termes
moraux Ou encore lrsquoexpression des sentiments de lrsquoenfance avant lrsquoacircge de la parole en termes
drsquoobeacuteissance et drsquoesclavage (point de vue politique) de fureur et de vengeance (point de vue
psychologique)
Quand on ne mrsquoobeacuteissait pas parce qursquoon ne mrsquoavait pas compris ou de peur
de me faire du mal jrsquoeacutetais furieux contre ces grandes personnes indociles ces
personnes libres qui ne voulaient pas se faire mes esclaves et je me vengeais drsquoelles
par des larmes Voilagrave ce que jrsquoai observeacute chez les enfants que jrsquoai pu eacutetudier dans leur
ignorance ils mrsquoont mieux renseigneacute sur ce que jrsquoai ducirc ecirctre que ceux qui mrsquoont eacuteleveacute
eux qui pourtant savaient (Augustin 1993 p 20)
Par contraste on ne saurait meacutediter assez cette recommandation de Rousseau
laquo Lrsquoenfance a des maniegraveres de voir de penser de sentir qui lui sont propres rien nrsquoest moins
senseacute que de vouloir substituer les nocirctres raquo (Rousseau 1971b p 62) Il est le premier agrave
theacuteoriser si consciemment et si meacutethodiquement cette reacutevolution copernicienne dans lrsquoordre
eacuteducatif Claparegravede nrsquoappelait pas Rousseau le laquo Copernic de la peacutedagogie raquo sans raison Cela
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ne signifie pas eacutevidemment que nous nous accordons avec toutes les propositions de lrsquoauteur
de lrsquoEacutemile il en est drsquoeacuteminemment probleacutematiques ndash le traitement de lrsquoenfant dyscole par
exemple au livre II de lrsquoEacutemile (Rousseau 1971b p 70) quoique logique dans le cadre
anthropologique eacutelaboreacute par Rousseau nrsquoen demeurerait pas moins une pratique
psychologiquement ruineuse Mais il nous semble qursquoil a insuffleacute dans la philosophie de
lrsquoeacuteducation un esprit de questionnement avec lequel nous œuvrons encore aujourdrsquohui Agrave ce
titre il est dans lrsquoordre de lrsquoeacuteducation ce que Platon a eacuteteacute dans lrsquoordre de la philosophie
lrsquoincontournable probleacutematique ndash incontournable par les questions qursquoil pose et le continent
qursquoil deacutecouvre probleacutematique (et heureusement contesteacute) par ses reacuteponses et sa maniegravere de
parcourir ce nouveau monde
Et si au lieu de regarder les besoins des adultes on consultait ceux des enfants Non
pour nier les premiers ndash mais pour reconnaicirctre nos futurs eacutegaux dans les seconds
Et si on srsquointeacuteressait au veacutecu pheacutenomeacutenologique de la sanction pour en deacuteterminer la
teneur dite eacuteducative
Si au lieu de regarder la sanction comme un remegravede on la voyait aussi comme ce qui
peut entretenir le problegraveme Peut-ecirctre la sanction appartient-elle agrave un systegraveme qui entretient
son homeacuteostasie et se justifie par le fait mecircme qursquoon lrsquoutilise
Cette reacutevolution copernicienne est agrave faire et refaire sans cesse De mecircme qursquoen
matiegravere intellectuelle nous sommes naturellement creacutedules et geacuteocentristes en astronomie
(on dit encore par exemple que le soleil se legraveve et se couche) de mecircme en matiegravere eacuteducative
nous sommes naturellement naiumlfs et adultocentreacutes Naturam expelles furca tamen usque
recurret Aussi faut-il reacuteguliegraverement recommencer
04 Problegraveme public ou priveacute
Faut-il reacuteserver le problegraveme de la sanction au cadre scolaire ou bien faut-il inclure la
probleacutematique familiale
Le problegraveme du caractegravere eacuteducatif est un problegraveme geacuteneacuteral et agrave ce titre il nous semble
qursquoon peut qursquoon doit philosophiquement traiter les deux domaines simultaneacutement Ce nrsquoest
pas agrave dire que nous nions la speacutecificiteacute de lrsquoeacuteducation scolaire et de la sanction qui lui est lieacutee
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ndash mais il nous semble que la question pour ne pas perdre de ses enjeux doit davantage ecirctre
ameacutenageacutee agrave ce contexte qursquoy ecirctre reacuteduite
On dira peut-ecirctre que lrsquoeacutecole doit ignorer ce que vit lrsquoenfant au sein de sa famille ndash mais
crsquoest lagrave une thegravese agrave tout le moins probleacutematique et qui doit ecirctre discuteacutee Il nous semble au
contraire qursquoon ne saurait comprendre la fonction eacuteducative de lrsquoeacutecole (agrave supposer mecircme
qursquoon lui accorde cette mission et qursquoon ne reacuteduise cette derniegravere agrave la seule instruction) sans
la mettre en vis-agrave-vis avec celle que prodiguent les familles une probleacutematique purement
scolaire de la sanction serait partielle et ne reacutepondrait donc que de maniegravere incomplegravete agrave
notre sujet Lrsquoeacuteducation scolaire est la partie drsquoun tout plus global crsquoest agrave cette totaliteacute que
nous confrontons lrsquoideacutee de sanction pour en eacuteprouver la pertinence Autrement dit si lrsquoon veut
traiter le problegraveme geacuteneacuteral de la sanction eacuteducative on doit affronter la difficulteacute sur les deux
tableaux la reacuteponse qui serait approprieacutee au cadre scolaire ne le serait pas neacutecessairement
dans le cadre priveacute et inversement lrsquoapproche pertinente dans le contexte familial nrsquoa aucune
garantie a priori drsquoecirctre heureuse en contexte scolaire
Lrsquoeacutelargissement de la probleacutematique nous paraicirct drsquoautant plus important que les
fonctions eacuteducatives de la famille et de lrsquoeacutecole sont agrave notre eacutepoque reconfigureacutees On ne
saurait en effet assigner agrave la famille (en redeacutefinition constante) une fonction donneacutee agrave
laquelle lrsquoeacutecole devrait jouer le rocircle de compleacutement Il est loin le temps ougrave Alain pouvait eacutecrire
segravechement dans ses Propos sur lrsquoeacuteducation (VIII-X) que laquo La famille instruit mal et mecircme eacutelegraveve
mal raquo que ses affections sont laquo inimitables mais mal reacutegleacutees raquo que chacun laquo tyrannise de tout
son cœur raquo (Alain 1948 pp 23-30) Dans la famille drsquoapregraves Alain regravegnent les passions
laquo Lrsquoamour est sans patience raquo pardonne tout certes mais se reacutevegravele trop seacutevegravere et instille
partout la hieacuterarchie Agrave lrsquoeacutecole au contraire lrsquoindiffeacuterence affective du maicirctre est la condition
de possibiliteacute drsquoun enseignement efficace De plus une eacutegaliteacute avec les autres eacutelegraveves srsquoinstaure
Ainsi la famille et lrsquoeacutecole srsquoopposent comme lrsquoaffect agrave lrsquointelligence la hieacuterarchie agrave lrsquoeacutegaliteacute la
passion zeacuteleacutee agrave lrsquoindiffeacuterence requise pour enseigner le deacutesordre aimant agrave lrsquoordre inflexible de
la justice Ces oppositions sont trop rigides pour valoir de maniegravere geacuteneacuterale
Il nous semble qursquoOlivier Reboul encore distingue de maniegravere trop trancheacutee les
apports respectifs de la famille et de lrsquoeacutecole en termes eacuteducatifs Il estime ainsi qursquoagrave la famille
(Reboul 2010 pp 31-37) est deacutevolue la formation des sentiments laquo en partant des pulsions
les plus animales et en les transfigurant raquo (est-il sucircr drsquoailleurs que lrsquoenfant soit animeacute par de
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telles pulsions animales ) Elle est la laquo seule institution capable drsquoassumer cette fonction raquo
qui consiste au fond agrave aimer et qui nrsquoest pas lrsquoobjet drsquoun enseignement mais se trouve remplie
degraves lors qursquoelle existe (mais que devrait faire lrsquoeacutecole quand la famille aime mais mal lrsquoenfant )
Quant agrave lrsquoeacutecole (Reboul 2010 pp 37-42) elle dispense un savoir dont la premiegravere
caracteacuteristique est de preacutetendre au long terme servant agrave laquo srsquoorienter dans la vie raquo (Reboul
2010 p 40) Ensuite ces savoirs sont organiseacutes et adapteacutes aux eacutelegraveves Ils sont encore
argumenteacutes et participent au deacuteveloppement de lrsquoesprit critique Enfin ces savoirs sont
deacutesinteacuteresseacutes sans finaliteacute professionnelle Il y aurait donc deux eacuteducations pour les deux
dimensions de lrsquoacircme humaine les affects pour la famille qursquoelle forme spontaneacutement et la
raison pour lrsquoeacutecole qursquoelle enseigne avec meacutethode Crsquoest introduire nous semble-t-il une
dichotomie stricte lagrave ougrave il nrsquoy a que des meacutelanges La famille qui eacutelegraveve (au sens drsquoeacutelevage voir
infra) lrsquoenfant gagnerait agrave avoir meacutediteacute sur lrsquoart drsquoecirctre parent et drsquoexprimer ses affects lrsquoeacutecole
qui enseigne ne le fait jamais de maniegravere deacutesaffecteacutee tous les enseignants le savent bien
(parfois pour srsquoen lamenter) Ajoutons que les affects sont premiers et conditionnent les
progregraves de la raison les deux mondes ne sont pas hermeacutetiques et ne recouvrent pas la
distinction familleeacutecole Ne pourrait-on drsquoailleurs pas penser que lrsquoeacutecole pourrait prendre en
charge en partie la formation des affects ndash afin de deacutevelopper notamment ce qui apparaicirct
comme la condition de la moraliteacute lrsquoempathie De mecircme que la famille peut viser mieux que
lrsquoeacutelevage lrsquoeacutecole peut viser mieux que la seule instruction La pertinence drsquoune distinction
fonctionnelle figeacutee entre la famille et lrsquoeacutecole nous paraicirct ainsi bien contestable
Certes il y a bien quelque chose dans les structures respectives de la famille et de
lrsquoeacutecole qui invitent agrave privileacutegier des modes de reconnaissance du sujet des modes de
subjectivation des types de reacutegulation et des orientations diffeacuterentes (Prairat 2001 pp 78-
81) ndash autrement dit des socialisations diffeacuterentes Ainsi la socialisation familiale considegravere
lrsquoenfant pour ce qursquoil est alors que lrsquoeacutecole le reconnaicirct pour ce qursquoil fait les normes sociales
sont souvent implicites dans la famille quand elles sont explicites dans le cadre socio-juridique
de lrsquoinstitution scolaire etc La famille relegraveve de la communauteacute lrsquoeacutecole de la socieacuteteacute Mais
remarquons lagrave encore que ces frontiegraveres sont poreuses Par exemple rien nrsquointerdit agrave une
famille drsquoexposer dialogiquement son mode de reacutegulation (en teacutemoigne du reste lrsquoexpression
nuanceacutee drsquoEirick Prairat qui eacutecrit laquo nomes sociales souvent implicites raquo - crsquoest donc qursquoelles le
sont pas toujours) ni agrave une institution de recourir agrave un fonctionnement opaque De mecircme la
famille peut ecirctre attentive et valoriser lrsquoenfant pour ses activiteacutes alors que lrsquoeacutecole pourrait
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eacuteducativement gagner agrave srsquointeacuteresser agrave la personne de lrsquoenfant et non pas seulement agrave lrsquoeacutelegraveve
Nous ne nions pas que ces modes de socialisation nrsquoinduisent pas un certain genre de
reconnaissance de subjectivation de reacutegulation et drsquoorientation mais cette induction nrsquoa rien
de fatale
Agrave supposer qursquoil nrsquoy ait eacuteducation qursquoagrave la condition qursquoil y ait rencontre il nrsquoest pas
leacutegitime de consideacuterer que la famille ou lrsquoeacutecole ait le monopole des rencontres deacutecisives
Certes la rencontre des parents avec leur enfant est originaire et agrave ce titre insubstituable
Mais agrave lrsquoeacutecole aussi on fait des rencontres ougrave peut srsquoeacutechanger davantage que des savoirs de
lrsquohumaniteacute Quelle est degraves lors la place de la sanction dans cette eacuteducation humanisante Voilagrave
notre problegraveme
05 Le probleacutematique laquo droit de punir raquo en eacuteducation
La question paraicirct pourtant trancheacutee par avance srsquoil y a bien un droit de punir nrsquoest-
ce pas de ce droit mecircme que peut srsquoautoriser lrsquoeacuteducateur Le problegraveme eacuteducatif est alors
deacuteleacutegueacute agrave la sphegravere juridique
Pourtant il y a loin de la leacutegaliteacute juridique agrave la leacutegitimiteacute rationnelle (crsquoest-agrave-dire fondeacutee
en raison) Invoquer le droit de punir pour sanctionner en eacuteducation crsquoest preacutesupposer le
problegraveme reacutesolu par le droit alors que le droit preacuteciseacutement repose sur la pertinence du droit
de punir Le cercle est alors consommeacute ndash mais on nrsquoa pas avanceacute drsquoun seul pas en direction
drsquoune reacuteponse leacutegitime Le droit de punir condition de possibiliteacute de la justice peacutenale mais
non pas neacutecessiteacute eacuteducative
Remarquons que le droit pur lui-mecircme affirme la neacutecessiteacute de la sanction sans la
fonder Alain Cugno remarque que le droit ne reacutepond nullement agrave cette question liminaire
laquo De quel droit nous autorisons-nous agrave exercer un chacirctiment raquo (Cugno 2008 p 610) Ni le
Code de proceacutedure peacutenale ni le Code peacutenal lui-mecircme ne reacutepondent agrave ce problegraveme pourtant
fondateur tous deux prennent le problegraveme en aval et jamais en amont Le second commence
ainsi laquo Les infractions peacutenales sont classeacutees suivant leur graviteacute en crimes deacutelits et
contraventions raquo et dans le premier il est eacutecrit laquo Art 707 Lrsquoexeacutecution des peines favorise
dans le respect des inteacuterecircts de la socieacuteteacute et des droits des victimes lrsquoinsertion ou la reacuteinsertion
des condamneacutes ainsi que la preacutevention de la reacutecidive raquo La justice eacutetablit une peine qui se
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reacutealisera dans une prison laquelle a pour mission de reacuteinteacutegrer La nature du lien entre
punition et reacuteinteacutegration nrsquoest pas mecircme envisageacutee de maniegravere probleacutematique comme si tout
allait de soi Alain Cugno remarque alors de maniegravere fort pertinente laquo Rien nrsquoest dit sur le
sens de la peine comme si la peine eacutetait une condamnation agrave la reacuteinsertion ce qui pour le
moins est une curieuse affaire raquo (Cugno 2008 p 610) Crsquoest dire que le chacirctiment est censeacute
(quoique ce lien ne soit point penseacute) comme une expiation enteacuterinant ce qursquoeacutecrivait Michel
Foucault dans Surveiller et punir dans sa prosopopeacutee du juge laquo nous punissons mais cest
faccedilon de dire que nous voulons obtenir une gueacuterison raquo (Foucault 1975 p 27)
Crsquoest dire que la sanction baigne dans lrsquoeacuteleacutement de lrsquoexpiation ndash qui lui est peut-ecirctre
consubstantiel Certes il est tout un pan de la philosophie contemporaine de lrsquoeacuteducation qui
tente de purger la sanction de toute expiation ndash crsquoest la raison pour laquelle le terme de
laquo sanction raquo est preacutefeacutereacute agrave celui de laquo punition raquo trop marqueacute par une optique cathartique Mais
jusqursquoougrave cette tentative peut-elle ecirctre meneacutee
Et agrave supposer que le droit de punir transcendantal juridique ne soit pas infondeacute il
reste agrave justifier son recours dans un cadre eacuteducatif Pourquoi sanctionner ndash si le recours agrave la
sanction ne permet pas drsquoameacuteliorer celui qursquoon sanctionne La sanction est-elle bonne pour
celui qursquoon sanctionne Il y a comme le rappelle avec pertinence Marcel Conche une
dimension morale dans la question de la sanction qui ne saurait se reacuteduire agrave la question de sa
leacutegaliteacute
Marcel Conche dans Le Fondement de la morale a ainsi eacutecrit
En admettant qursquoil y ait effectivement un droit de punir que le droit de punir ait
un fondement [hellip] il reste la question pourquoi punir Il semble en effet que lrsquoon ne
doive pas faire ce que lrsquoon a le droit de faire si cela nrsquoest pas bon Une action ne se
justifie drsquoune maniegravere geacuteneacuterale que par le bien qui en reacutesulte [hellip] Lrsquoaction de punir
comme toute autre action ne se justifie que srsquoil en reacutesulte quelque chose de bon
(Conche 2003 pp 87-88)
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Se trouvent ainsi distingueacutes ici le droit et le devoir le juridique et le moral Que le droit
de punir existe cela se prouve assez par le fait que la pratique des sanctions semble avoir
accompagneacute toute peacutedagogie sans remise en question radicale du moins jusqursquoagrave une eacutepoque
reacutecente Mais la factualiteacute du droit la leacutegaliteacute et la leacutegitimiteacute des pratiques et des codes qui
lrsquoencadrent relegravevent de deux sphegraveres distinctes Droit et morale sont deux ordres qui ne
diffegraverent pas toto caelo mais qui ne coiumlncident pas Et il suffit de demander comme Marcel
Conche qursquoest-ce qui fonde le droit de punir pour sentir la neacutecessiteacute de sortir du droit pur
qui eacutenonce la regravegle et se demander de quoi la regravegle tire sa valeur
Degraves lors reprenons la question de la sanction reacutesulte-t-il neacutecessairement le bien La
regravegle qui consiste agrave sanctionner la conduite deacuteviante est-elle si bien fondeacutee ndash surtout lorsqursquoil
srsquoagit drsquoeacuteducation Voilagrave notre problegraveme
06 Peut-on seulement se passer de sanction
La quasi-universaliteacute de fait de la sanction en eacuteducation reacutevegravele la difficulteacute sous un autre
angle une eacuteducation peut-elle se passer de sanction Si une reacuteponse neacutegative eacutetait faite agrave
cette question alors la porteacutee de notre travail paraicirctrait singuliegraverement reacuteduite agrave quoi bon
critiquer lrsquoideacutee de sanction si la sanction est une pratique incontournable
Agrave supposer mecircme qursquoon ne puisse pas se passer de sanction en connaicirctre la valeur
permettra de deacuteterminer dans quelle mesure il faudra y recourir Si par hypothegravese la sanction
srsquoaveacuterait nuisible on srsquoarrangera alors pour y recourir le moins possible Agrave deacutefaut de pouvoir
servir de guide notre travail deacuteterminerait un horizon agrave deacutefaut drsquoasseoir un principe
constitutif de lrsquoeacuteducation notre travail en eacutenoncerait un ideacuteal reacutegulateur Ainsi ce nrsquoest pas
parce que la paix nrsquoest pas possible qursquoil ne faut pas savoir qursquoelle est deacutesirable il en va peut-
ecirctre de mecircme de lrsquoabsence de la sanction deacutesirable mais impossible Il peut valoir la peine de
travailler agrave lrsquoeacuteclipse de ce qui apparaicirctra toujours malgreacute les tentatives comme une fataliteacute
tout effort consenti dans cette direction peut ecirctre consideacutereacute comme louable mecircme si le
pragmatisme (qui offre parfois de douteuses accointances avec le cynisme) tend agrave consideacuterer
que tout ce qui est effectif est justifieacute Ainsi ce nrsquoest pas parce que le mensonge est universel
qursquoil se trouve justifieacute par lagrave-mecircme de mecircme pour le meurtre le viol lrsquoesclavage le sexisme
le racisme lrsquohomophobie etc Il y a des faits et des pratiques pour ainsi dire universels contre
lesquels il vaut la peine de srsquoeacutelever si lrsquoon peut douter de leur abolition effective ne faut-il
pas pour autant œuvrer en ce sens Mais nrsquoanticipons pas sur les reacutesultats car rien nrsquoassure
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a priori que la sanction eacuteducative ne puisse ecirctre fondeacutee ni non plus qursquoon puisse trouver des
alternatives efficaces agrave la sanction en eacuteducation
Reacutepeacutetons-le car il srsquoagit drsquoun point essentiel gardons-nous drsquoinduire de la quasi-
universaliteacute de facto de la sanction dans le champ eacuteducatif agrave sa neacutecessiteacute de juris Rien ne serait
plus dommageable que de reacuteduire le possible agrave lrsquoeffectif mecircme si certainement lrsquoeffectif a ses
raisons qui ne sont pas seulement celles de la coutume Rousseau a eacutecrit ces lignes admirables
laquo Proposez ce qui est faisable ne cesse-t-on de me reacutepeacuteter Crsquoest comme si lrsquoon me disait
proposez de faire ce qursquoon fait raquo (1971b p 17) Pour les esprits sans ampleur nrsquoest possible
que ce qui se fait deacutejagrave œuvrer agrave un autre possible leur paraicirct chose folle chimeacuterique ils
mesurent le possible agrave lrsquoaune de lrsquoeffectif et reacuteduisent lrsquoordre des changements au mieux agrave
une variation au pire agrave la redondance Invoquer le laquo possible raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoeffectif pour
nrsquoavoir pas agrave sortir des sentiers battus crsquoest la deacutemission peacutedagogique par excellence qui se
contente de laquo ce qui se fait raquo Or preacuteciseacutement le possible le faisable demeure largement agrave
inventer Le poids des pratiques ancestrales ne doit pas ecirctre nieacute ou sous-estimeacute mais il ne
doit pas servir de critegravere au possible sous peine de le mutiler Toutes les chimegraveres ne sont pas
cependant possibles et Guyau eacutecrivait fort justement que laquo rien nrsquoest plus rare que le juste
sentiment du possible raquo (1985 p 25) Toute la difficulteacute est que ce possible reste agrave creacuteer et
paraicirctra impossible tant qursquoil nrsquoaura pas eacuteteacute reacuteveacuteleacute Dans La Penseacutee et le mouvant Bergson
eacutecrivait ainsi laquo Quun homme de talent ou de geacutenie surgisse quil creacutee une œuvre la voilagrave
reacuteelle et par lagrave mecircme elle devient reacutetrospectivement ou reacutetroactivement possible Elle ne le
serait pas elle ne laurait pas eacuteteacute si cet homme navait pas surgi raquo Lrsquolaquo armoire aux possibles raquo
doit reacuteguliegraverement ecirctre reacute-ouverte sous peine de se condamner agrave la triste reacuteiteacuteration Ce qui
aura eacuteteacute possible aujourdrsquohui ne lrsquoest pas encore Le reacuteel crsquoest le possible que lrsquointelligence ne
voit pas ou encore laquo le possible est [hellip] le mirage du preacutesent dans le passeacute raquo (2013 pp 110-
111) Le possible nrsquoest donc pas un fantocircme qui attend son incarnation son actualisation ou
son instanciation il est la vie mecircme qui se reacutealise
07 La frustration est-elle incontournable
La frustration du sanctionneacute est au cœur de lrsquoexpeacuterience eacuteducative de la sanction Mais
le sanctionnant est non moins frustreacute de devoir recourir agrave ce dispositif Lrsquoeacuteducateur dans la
pratique semble destineacute agrave la contrarieacuteteacute la sanction lui apparaicirct le plus souvent comme un
eacutechec dans la relation peacutedagogique Lrsquoeacuteducateur recircve de ne plus recourir agrave la sanction Et en
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mecircme temps la complainte srsquoeacutelegraveve chez lrsquoeacuteducateur qui ne peut pas srsquoen passer On voudrait
mais on ne peut pas et il faudrait sanctionner sans ecirctre celui qui sanctionne Ainsi la reacutealiteacute
semble rattraper le recircveur et le sort de son sommeil dogmatique la sanction serait un mal
ineacutevitable On voudrait preacutevenir les problegravemes les eacutetouffer avant qursquoils nrsquoeacuteclosent telle serait
la peacutedagogie ideacuteale Praeligstat cautela quam medela mieux vaut preacutevenir que gueacuterir Heacutelas les
problegravemes sont tecirctus et il faut la sanction pour les reacutegler P Meirieu eacutecrit en ce sens laquo Chacun
lrsquoutilise mais on nrsquoen parle guegravere comme srsquoil srsquoagissait drsquoune sorte de mal neacutecessaire auquel
personne ne pourrait vraiment deacuteroger et auquel pourtant il conviendrait de recourir plus
ou moins freacutequemment mais toujours dans la clandestiniteacutehellip raquo (1991 p 65)
Que penser de cette frustration de lrsquoeacuteducateur Est-elle simplement agrave assumer
comme une suite facirccheuse mais indispensable du travail peacutedagogique Est-elle au contraire
lrsquoindice drsquoun problegraveme reacuteveacutelatrice drsquoune inadeacutequation entre les moyens et les fins Faut-il se
reacutesigner agrave la sanction ndash alors mecircme que cette reacutesignation ressemble agrave un aveu drsquoeacutechec
La sanction constitue-t-elle lrsquoultima ratio de la raison eacuteducative son dernier recours ndash
ou bien sa faillite
Nous proposons de prendre cette frustration au seacuterieux et de ne pas en refouler la
porteacutee sous couvert de neacutecessiteacute (de fataliteacute Mais nrsquoest-il pas de fataliteacute que celle agrave laquelle
on croit ) Il est possible que certains eacuteducateurs embrassent cette frustration en pensant agir
pour le bien de lrsquoecirctre agrave sanctionner Toute la question est est-on autoriseacute agrave penser que la
sanction ameacuteliore lrsquoecirctre auquel elle srsquoapplique
Il ne suffit eacutevidemment pas drsquoinvoquer la bonne intention voire lrsquoamour pour justifier
une pratique Heinrich Pestalozzi on le sait justifiait le recours au soufflet par lrsquoamour avec
lequel (et au nom duquel) il les prodiguait la violence trouvait ainsi son plus sublime alibi
Dans la Lettre de Stans (1996) le peacutedagogue eacutecrit
Aucune de mes punitions ne les fit jamais se rebuter ah ils eacutetaient heureux
lorsque linstant dapregraves je leur tendais la main et les embrassais de nouveau Cest
pleins de joie quils me montraient quils eacutetaient contents et heureux de mes gifles [hellip]
Cher ami mes gifles nrsquoont donc pu faire aucune mauvaise impression sur mes enfants
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parce que jrsquoeacutetais toute la journeacutee au milieu drsquoeux avec toute la pureteacute de mon affection
et que je me deacutevouais entiegraverement agrave eux (Pestalozzi 1996)
En deacutepit de lrsquoengagement peacutedagogique de Pestalozzi qui force le respect ne peut-on
pas lire dans ce teacutemoignage une singuliegravere arrogance celle de savoir avec certitude qursquoun tel
traitement nrsquoa induit laquo aucune [nous soulignons] mauvaise impression sur les enfants raquo Cette
assurance nous paraicirct contraire agrave la plus eacuteleacutementaire prudence eacuteducative Lrsquointention et
mecircme lrsquoengagement ne sauraient tenir lieu de caution sur les moyens employeacutes Pestalozzi
eacutecrivait pourtant
Ce ne sont pas en effet certains actes isoleacutes qui deacuteterminent la faccedilon de sentir
et de penser des enfants crsquoest lrsquoensemble de ton attitude telle qursquoelle se manifeste
dans sa veacuteriteacute chaque jour et agrave chaque heure devant leurs yeux et crsquoest le degreacute de
sympathie ou drsquoantipathie manifesteacutee agrave leur endroit qui deacutetermine de faccedilon deacutecisive
leurs sentiments agrave ton eacutegard (Pestalozzi 1996)
Crsquoest se preacutevaloir drsquoune autoriteacute morale indiscutable pour justifier toutes les proceacutedeacutes
employeacutes et jusqursquoaux deacuterives crsquoest dire que crsquoest moins ce qui est fait qui importe que le
deacutevouement au nom duquel cela est fait Mais une cause juste peut pourtant srsquoen trouver
deacutenatureacutee lorsqursquoelle srsquoautorise de proceacutedeacutes injustes Les meilleures intentions peuvent
srsquoaveacuterer les plus deacutesastreuses dans leurs effets lorsqursquoelles ne sont pas eacutetayeacutees par des vues
eacuteclaireacutees lrsquoexcellence des desseins autorise les pires travers Peut-ecirctre les intentions sont-
elles des conditions neacutecessaires certainement ne sont-elles pas des conditions suffisantes En
matiegravere drsquoeacuteducation plus que dans tout autre domaine les moyens engageacutes sont
deacuteterminants et peuvent subvertir lorsqursquoils sont inapproprieacutes les fins les plus nobles Ici une
autre frustration de lrsquoeacuteducateur que celle de sanctionner eucirct sans doute eacuteteacute preacutefeacuterable celle
de se retenir preacuteciseacutement de srsquointerdire cet emportement Emportement qui ne rompt pas
selon Pestalozzi la relation peacutedagogique mais au nom drsquoune terrible ambiguiumlteacute celle qui
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consiste en communication non verbale agrave affirmer qursquoon peut aimer et frapper Mais que
vaut au point de vue eacuteducatif le (trop) fameux qui bene amat bene castigat
Plutocirct que la frustration de la retenue eacuteducative (puisqursquoalors on opposerait la
frustration de la sanction agrave son envers qursquoest la frustration de ne pas sanctionner) il faudrait
eacutevoquer le doute qui lrsquoanime et qui nous semble par provision valoir mieux que la certitude
qui porte lrsquoautorisation du chacirctiment corporel Si la frustration est la marque de la finitude de
lrsquoeacuteducateur on pourrait consideacuterer qursquoil y a deux moyens de la prendre en charge ou bien
pour srsquoexcuser des deacuterives (la confortable finitude comme alibi fruit drsquoun dogmatisme inavoueacute
qui tolegravere lrsquoexutoire) ou bien pour srsquointerdire de nuire peut-ecirctre (lrsquoinconfortable finitude
comme incertitude) Il ne suffit pas drsquoavoir la foi de lrsquoeacuteducateur (ou drsquoecirctre posseacutedeacute par elle) il
faut encore affronter lrsquoincertitude qui enveloppe tout geste eacuteducatif dans ses effets
08 Le risque drsquoillusion reacutetrospective
Il ne suffit pas non plus drsquoinvoquer les teacutemoignages de ceux qui ont subi la sanction et
qui consacrent sa vertu eacuteducative il peut entrer pour bonne part une illusion reacutetrospective
dans cette croyance qui prend pour cause une simple relation drsquoanteacuterioriteacute On ne saurait nier
que des sujets sanctionneacutes sont devenus autonomes mais lrsquoont-ils eacuteteacute par la sanction Voilagrave
la question Cette illusion est drsquoautant plus facilement entretenue que des relations affectives
intenses entrent en consideacuteration si la personne qui inflige la sanction est un ecirctre aimeacute le
sujet sanctionneacute jugera que la sanction est juste qursquoil la meacuterite et nrsquoattribuera pas tant le
succegraves de sa laquo conversion raquo agrave son activiteacute propre qursquoagrave lrsquoeffet de cette reacutetribution Nrsquoest-il pas
tregraves aiseacute de se tromper sur les raisons qui nous ont fait devenir ce que nous sommes Andreacute
Berge remarquait au sujet de la sanction que laquo Ce qursquoen pensent les enfants est difficile agrave
interpreacuteter raquo (citeacute par Prairat 1999 p 28) Que veulent vraiment signifier les formules telles
que laquo Jrsquoai eacuteteacute eacuteleveacute agrave la dure et jrsquoen suis heureux raquo ou laquo On nrsquoa pas eacuteteacute assez seacutevegravere avec
moi raquo Nrsquoy a-t-il pas de la fierteacute dans la premiegravere expression et une excuse dans la seconde
Allons plus loin Dans son dernier article Confusion de langues entre les adultes et les
enfants Sandor Ferenczi estime qursquoil y a parfois (souvent ) meacutesentente fonciegravere entre la
demande de tendresse de lrsquoenfant et la reacuteponse passionnelle de lrsquoadulte conduisant agrave une
situation incestueuse (laquo De veacuteritables viols de fillettes agrave peine sorties de la premiegravere enfance
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des rapports sexuels entre des femmes mucircres et des jeunes garccedilons ainsi des actes sexuels
imposeacutes agrave caractegravere homosexuel sont freacutequents raquo 2004 p 43) Lrsquoenfant demande de la
tendresse et lrsquoadulte offre une reacuteponse passionnelle Lrsquoenfant estime Ferenczi commence
par refuser (laquo Non non je ne veux pas crsquoest trop fort ccedila me fait mal laisse moi raquo) mais la
peur intense qursquoil ressent le sentiment de sa propre vulneacuterabiliteacute les fait taire et mecircme
laquo quand elle atteint son point culminant les oblige agrave se soumettre automatiquement agrave la
volonteacute de lrsquoagresseur agrave devenir le moindre de ses deacutesirs agrave obeacuteir en srsquooubliant complegravetement
et agrave srsquoidentifier totalement agrave lrsquoagresseur raquo (Ferenzi 2004 p 44) Lrsquointrojection de lrsquoagresseur
permet un semblant de maicirctrise devenant intrapsychique le principe de plaisir srsquoapplique et
permet agrave lrsquoobjet inteacuterioriseacute drsquo laquo ecirctre modeleacute et transformeacute drsquoune maniegravere hallucinatoire raquo
Lrsquoenfant ira jusqursquoagrave deacutefendre lrsquoadulte Ne peut-on pas supposer qursquoun meacutecanisme semblable
se met en place mecircme lorsque le trauma nrsquoest pas aussi puissant Que lrsquoidentification agrave
lrsquoagresseur fait que celui qui a eacuteteacute fait par la sanction finit par croire la sanction lui avait eacuteteacute
neacutecessaire et adapteacutee ndash selon un proceacutedeacute hallucinatoire analogue
Quant agrave Erich Fromm il estime pour sa part que pour eacutechapper agrave lrsquoinstabiliteacute et agrave la
solitude lrsquoindividu peut mettre en place des laquo meacutecanismes drsquoeacutevasion raquo Parmi ces meacutecanismes
il y a laquo la tendance agrave se confondre avec quelqursquoun ou quelque force externe afin de compenser
sa propre faiblesse En drsquoautres termes de chercher des ldquoliens secondairesrdquo pour remplacer la
perte des liens primaires raquo (1963 p 114-115) Lorsque la liberteacute apparaicirct comme dangereuse
(lrsquoindividu est laquo seul face agrave face avec lui-mecircme pendant qursquoautour de lui rocircde un monde
eacutetranger et hostile raquo 1963 p122) le besoin freacuteneacutetique de veacuteneacuterer se fait sentir il srsquoagit alors
de laquo se deacutebarrasser de soi et du fardeau de la liberteacute raquo Cela se peut faire en srsquoannihilant mais
aussi en srsquoidentifiant agrave laquo un pouvoir incorruptible eacuteternel et glorieux raquo (Fromm 1963 p125)
auquel il suffit drsquoobeacuteir
Plus de deacutecisions agrave prendre par lui-mecircme plus responsabiliteacutes redoutables agrave assumer
son destin est traceacute par ses idoles il est deacutelivreacute de lrsquoangoisse du pauvre homme solitaire perdu
dans la jungle moderne Il ne doit plus se demander si la vie et lui-mecircme ont une signification
En srsquoidentifiant agrave une force plus puissance il a du mecircme coup trancheacute toutes ces
questions (Fromm 1963 pp 125-126)
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Lrsquoidentification aux motifs de lrsquoautoriteacute et ici de lrsquoautoriteacute qui a puni notamment par
la veacuteneacuteration est un moyen de conjurer sa solitude de sacrifier sa liberteacute se dissoudre pour
surmonter son impotence drsquoapregraves une tendance qursquoE Fromm interpregravete comme du
masochisme Il y aurait drsquoapregraves lrsquoauteur une symbiose (1963 p126) dans laquo lrsquounion drsquoun Moi
individuel avec un autre Moi (ou un pouvoir exteacuterieur) dans le dessein de faire perdre agrave chacun
son inteacutegriteacute et de les faire deacutependre complegravetement lrsquoun de lrsquoautre raquo
Mutatis mutandis nrsquoy a-t-il pas de cette identification que la victime eacuteprouve pour son
eacuteducateur qui le sanctionne et qursquoelle veacutenegravere faute drsquooser le deacutefier ou le haiumlr laquo Il a bien fallu
que le je le meacuteritehellip raquo crsquoest prendre lrsquoeffet pour la cause et rationaliser une conduite qui
peut-ecirctre nrsquoeacutetait pas si rationnelle
09 Esprit de cette eacutetude philosophie et transdisciplinariteacute
Le travail que nous proposons se veut donc philosophique Nous souhaitons eacuteprouver
la coheacuterence drsquoune eacuteducation qui recourt agrave la sanction et qui tente de fonder
philosophiquement cette pratique Cela ne signifie nullement au contraire que nous nous
privons de lrsquoapport des autres sciences pour affronter le problegraveme de la sanction
Par meacutethode deacutejagrave nous pensons avec Canguilhem que laquo La philosophie est une
reacuteflexion pour qui toute matiegravere eacutetrangegravere est bonne et nous dirions volontiers pour quoi toute
bonne matiegravere doit ecirctre eacutetrangegravere raquo (2013 p 7) Une philosophie consideacutereacutee comme une
science parmi drsquoautres se condamnerait ou agrave lrsquohistoire de la penseacutee ou agrave des theacutematiques
voueacutees agrave se circonscrire toujours plus avec le temps La geacuteneacuteraliteacute (ou transversaliteacute) de la
philosophie lui est consubstantielle pour ne pas srsquoeacutevider
Par conviction ensuite nous estimons que les autres sciences (histoire psychanalyse
psychologie sociale sociologie sciences cognitives etc) fournissent des informations qui
eacuteclairent de maniegravere deacutecisive le problegraveme de la sanction Nous ne saurions les neacutegliger mecircme
si leur apport doit faire lrsquoobjet drsquoune reacuteception critique
Lrsquoesprit de cette eacutetude se veut encore sceptique Par scepticisme nous entendons la
capaciteacute agrave suspendre le jugement quand les arguments manquent agrave preacutefeacuterer lrsquoincertitude du
doute au traitement dogmatique drsquoune question agrave sonder dans une optique zeacuteteacutetique sans
craindre de ne pas livrer de reacuteponse ultime Les arguments anciens et nouveaux seront ainsi
(re)visiteacutes pour en eacuteprouver la viabiliteacute si geacuteneacuteralement accordeacutee la sanction sera
deacutesacraliseacutee pour devenir un objet drsquoeacutetude humain trop humain
24
Enfin nous nrsquoexcluons a priori aucun courant ou doctrine eacuteducative qursquoelles soient ou
non passeacutees de mode (peacutedagogie nouvelle peacutedagogies non-directives psychanalyses etc)
Les ideacuteologies passent les arguments restent La philosophie ne devrait pas connaicirctre de
mode
010 Plan de ce travail
La premiegravere partie de notre travail est consacreacutee agrave mettre en lien sanction et eacuteducation
au point de vue conceptuel et historique Leur histoire esquisseacutee au chapitre 3 semble reacuteveacuteler
un destin croiseacute ndash mais le fait ne fait pas droit et les deux premiers chapitres montrent que le
lien entre eacuteducation et sanction par un jeu drsquoenquecircte conceptuel est non pas assertorique
mais probleacutematique
La deuxiegraveme partie interroge les raisons traditionnellement invoqueacutees pour justifier le
recours agrave la sanction dans le cadre eacuteducatif Se trouvent exposeacutes de maniegravere critique les
principaux arguments qui soutiennent lrsquoideacutee drsquoune neacutecessiteacute de la sanction en eacuteducation que
la sanction vise la purification ou la responsabilisation de lrsquoecirctre agrave eacuteduquer qursquoelle concerne
seulement son dressage comportemental ou qursquoelle soit promue pour elle-mecircme toutes les
raisons eacutevoqueacutees nous ont sembleacute probleacutematiques voire franchement contestables Quel
contraste entre la faiblesse des raisons et la force pour ne pas dire lrsquoeacutevidence des pratiques
La sanction en eacuteducation serait-elle sans pourquoi
La troisiegraveme partie porte sur les effets de la sanction la sanction mal fondeacutee est-elle
au moins efficace Crsquoest ce dont nous doutons Tant au plan du controcircle comportemental que
sur celui de la motivation lrsquoefficaciteacute de la sanction relegraveve tout au plus du court terme ndash avec
un effet pervers preacutevisible sur le moyen et long terme Bien loin drsquoecirctre anodine la sanction en
tant qursquoelle soumet les sujets agrave un stress reacutepeacuteteacute est nuisible sur le plan du fonctionnement
ceacutereacutebral et donc des apprentissages La sanction nrsquoest pas un remegravede mais elle pourrait mecircme
srsquoaveacuterer ecirctre un poison Agrave ce titre la meilleure sanction comme cela a eacuteteacute aperccedilu avec finesse
est celle qui dialogue le plus et sanctionne finalement le moins
Reste agrave esquisser la possibiliteacute drsquoune eacuteducation sans sanction Dans la derniegravere partie
nous analysons drsquoabord les conditions de possibiliteacute de lrsquoideacutee de sanction la sanction nrsquoest
indispensable qursquoau sein drsquoune socieacuteteacute disciplinaire qui objective la conduite et produit par
lrsquoimputation un effet de subjectivation Ce cadre poseacute permet de penser un recadrage drsquoougrave la
25
sanction serait absente et sans eacutequivalent direct ndash srsquoinspirant du geste restauratif dans le
domaine juridique Une alternative globale semble possible et qui fut exploreacutee par Tolstoiuml
(non sans difficulteacute) et rigoureusement conceptualiseacutee par la peacutedagogie dite Montessori qursquoon
peut qualifier drsquoeacuteducation sans sanction Une eacuteducation sans sanction nrsquoest pas seulement
souhaitable elle est aussi possible
26
Partie I
Sanction et eacuteducation destins croiseacutes
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1 Dresser ou eacuteduquer antinomie eacuteducative
11 Dresser et eacuteduquer
Nous estimons que toute penseacutee que toute pratique eacuteducative est ameneacutee agrave devoir
ultimement viser lrsquoune de ces deux fins dresser ou eacuteduquer Il srsquoagit de deux tendances
fondamentales de deux polariteacutes qui semblent srsquoopposer dans leurs intentions respectives Il
srsquoagit en quelque sorte de la Summa Divisio de la philosophie de lrsquoeacuteducation ndash au sens
juridique drsquoune division originaire qui fonde toutes les distinctions sans ecirctre elle-mecircme
fondeacutee
Cette opposition nrsquoest pas originale on la trouve theacutematiseacutee sous drsquoautres termes
dans nombre œuvres qui traitent drsquoeacuteducation Mais elle a rarement nous semble-t-il eacuteteacute
systeacutematiseacutee ndash au sens eacutetymologique de σύστημα action de laquo mettre ensemble raquo de
coordonner rigoureusement au point de servir de matrice eacuteducative Dans ce travail nous
ferons lrsquohypothegravese (probleacutematique ndash ce serait lrsquoobjet drsquoune autre recherche que de lrsquoexplorer
meacutethodiquement) drsquoune coheacuterence de cette opposition qui traverse la philosophie de
lrsquoeacuteducation et qui la structure
111 Une laquo fantaisie [hellip] contraire au commun usage raquo
On la devine notamment chez Montaigne au livre I des Essais chapitre XXVI (laquo De
lrsquoinstitution des enfants raquo Montaigne 2000 pp 217-256)
Lrsquoauteur la preacutesente laquo une seule fantaisie que jrsquoai contraire au commun usage raquo
Lrsquoexpression est une litote cette fantaisie est essentielle et se diffracte en une multipliciteacute de
points qui font que Montaigne srsquooppose agrave lrsquoenseignement des enfants tel qursquoil se pratiquait
alors geacuteneacuteralement Rousseau se rappellera ce paradoxe (litteacuteralement ce qui choque la δόξα
lrsquoopinion ou la coutume) lorsqursquoil eacutecrira dans lrsquoEacutemile laquo Prenez le contre-pied de lusage amp vous
ferez presque toujours bien raquo (1971b p 65)
Le cruel usage
Quel est donc lrsquousage Lisons bien et nous verrons apparaicirctre le dressage Preacutecisons
agrave toutes fins utiles que Montaigne utilise abondamment le terme laquo dresser raquo et ne le reacuteserve
pas agrave ce que nous nommons dressage
28
Lrsquousage est de remplir la meacutemoire et de faire reacutepeacuteter agrave lrsquoenfant les laquo mots de la leccedilon raquo
agrave deacutefaut du sens qursquoil a entendu laquo On ne cesse de criailler agrave nos oreilles comme qui verserait
dans un entonnoir et notre charge ce nrsquoest que redire ce qursquoon nous a dit raquo Lrsquoessentiel nrsquoest
plus alors lrsquoideacutee qui est veacutehiculeacutee mais le veacutehicule des mots on demande de connaicirctre par
cœur mais non de comprendre Ce en quoi on passe alors agrave cocircteacute du sens veacuteritable de
laquo connaicirctre raquo qui nrsquoest pas œuvre seulement de la meacutemoire mais du jugement
On nous les plaque en la meacutemoire toutes empenneacutees comme des oracles ougrave
les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose Savoir par cœur nrsquoest pas
savoir crsquoest tenir ce qursquoon a donneacute en garde agrave sa meacutemoire (Montaigne 2000 p 225)
Le maicirctre laquo invente et parle seul raquo du haut de son intelligence supeacuterieure il ne peut
que monologuer ndash srsquoapparentant ainsi agrave Protagoras qui aimait les macrologoi Et devant tant
de personnaliteacutes diverses et ondoyantes enseigne laquo drsquoune mecircme leccedilon et pareille mesure raquo
Quand lrsquoeacutecart entre lrsquoheacuteteacuterogegravene du public et lrsquohomogegravene du maicirctre est attesteacute laquo comme
porte notre usage raquo laquo ce nrsquoest pas merveille si en tout un peuple drsquoenfants ils en rencontrent
agrave peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline raquo Autant dire qursquoune
telle meacutethode se reacutevegravele drsquoune piegravetre efficaciteacute Quelle absurditeacute ce serait de vouloir apprendre
agrave nager in abstracto sans rencontrer la reacutesistance de lrsquoonde et pourtant lrsquousage veut que les
preacutecepteurs veulent laquo apprendre agrave bien juger et agrave bien parler sans nous exercer ni agrave parler ni
agrave juger raquo Un tel projet est une contradictio in adjecto
On meuble la meacutemoire mais on ne fait pas œuvre drsquoeacuteducation qui est la formation du
jugement la connaissance nrsquoa pas eacuteteacute approprieacutee et ne meacuterite donc pas ce nom
Crsquoest teacutemoignage de cruditeacute et indigestion que de regorger la viande comme on
lrsquoa avaleacutee Lrsquoestomac nrsquoa pas fait son opeacuteration srsquoil nrsquoa fait changer la faccedilon et la forme
agrave ce qursquoon lui avait donneacute agrave cuire (Montaigne 2000 p 223)
Lrsquoautoriteacute est reacuteduite agrave lrsquoargument drsquoautoriteacute on pense par procuration toute
spontaneacuteiteacute est eacutetouffeacutee Lrsquoesprit est alieacuteneacute
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Notre acircme ne branle qursquoagrave creacutedit lieacutee et contrainte agrave lrsquoappeacutetit des fantaisies
drsquoautrui serve et captiveacutee sous lrsquoautoriteacute de leur leccedilon On nous a tant assujettis aux
cordes que nous nrsquoavons plus de franches allures Notre vigueur et liberteacute est
eacuteteinte (Montaigne 2000 pp 223-224)
Le reacutesultat drsquoune telle discipline ne se fait attendre crsquoest le dogmatisme lrsquoesprit de
certitude anti-zeacuteteacutetique ndash intelligence fermeacutee aux hypothegraveses feacutecondes et au courage de
lrsquoincertitude laquo Il nrsquoy a que les fols certains et reacutesolus [hellip] Qui suit un autre il ne suit rien Il ne
trouve rien voire il ne cherche rien raquo
Autre chapitre des Essais (livre III essai huitiegraveme) et semblable ideacutee laquo Lrsquoobstination et
ardeur drsquoopinion est la plus sucircre preuve de becirctise Est-il rien certain reacutesolu deacutedaigneux
contemplatif grave seacuterieux comme lrsquoacircne raquo (2001b p 204) Qui fait lrsquoeacuterudit fait lrsquoacircne qui
fait le philosophe srsquoapparente agrave la becircte (et se complaicirct dans la becirctise) plutocirct qursquoagrave lrsquoange
On fait crouler lrsquoapprentissage sous les reacutefeacuterences eacuterudites et on en oublie que les
livres ne sont jamais que des moyens et jamais des fins La matiegravere de lrsquoapprentissage nrsquoest
pas eacutepuiseacutee par le livre crsquoest le monde qursquoil srsquoagit de comprendre laquo Facirccheuse suffisance
qursquoune suffisance pure livresque Je mrsquoattends qursquoelle serve drsquoornement non de fondement raquo
Nietzsche qui voyait en Montaigne un maicirctre en probiteacute1 deacutenonce lui aussi le savoir technique
des eacuterudits qui preacutefegraverent ecirctre laquo spectateurs raquo qursquoacteurs du savoir Citons Ainsi parlait
Zarathoustra (deuxiegraveme partie Des eacuterudits)
Pareils agrave ceux qui srsquoarrecirctent dans la rue et bouche beacutee regardent les passants
ils sont lagrave qui attendent et regardent bouche beacutee les penseacutees que drsquoautres ont
inventeacutees
1 Lrsquohommage agrave Montaigne est drsquoautant plus remarquable qursquoil provient drsquoun penseur agrave tout le moins incommode en matiegravere drsquoeacuteloge laquo Il ny a quun seul eacutecrivain que je place au mecircme rang que Schopenhauer pour ce qui est de la probiteacute et je le place mecircme plus haut cest Montaigne Quun pareil homme ait eacutecrit veacuteritablement la joie de vivre sur terre sen trouve augmenteacutee Pour ma part du moins depuis que jai connu cette acircme la plus libre et la plus vigoureuse qui soit il me faut dire ce que Montaigne disait de Plutarque ldquoAgrave peine ai-je jeteacute un coup dœil sur lui quune cuisse ou une aile mont pousseacuterdquo Cest avec lui que je tiendrais si la tacircche meacutetait imposeacutee de macclimater sur la terre raquo (Nietzsche 1993 p 295)
30
Degraves qursquoon les secoue ils laissent eacutechapper malgreacute eux un nuage de poussiegravere
comme font les sacs de farine mais comment reconnaicirctre dans cette poussiegravere le grain
et la feacuteliciteacute doreacutee des champs estivaux (Nietzsche 1996 p 171)
Aussi Nietzsche comme Montaigne recommandent de sortir laquo au grand air loin de
toutes les chambres poussieacutereuses raquo (Nietzsche 1996 p 171) et de laquo frotter et limer notre
cervelle contre celle drsquoautrui raquo (Montaigne 2000 p 226)
En deacutepit de son admiration pour Plutarque Montaigne estimait qursquoil nrsquoavait pas tout
dit
Il y a dans Plutarque beaucoup de discours eacutetendus tregraves dignes drsquoecirctre sus car
agrave mon greacute crsquoest le maicirctre ouvrier de telle besogne mais il y en a mille qursquoil nrsquoa que
toucheacutes simplement il guigne seulement du doigt par ougrave nous irons srsquoil nous plaicirct et
se contente quelquefois de ne donner qursquoune atteinte dans le plus vif drsquoun
propos (Montaigne 2000 p 230)
Au point de vue disciplinaire lrsquousage (laquo comme il se fait raquo) nrsquoest guegravere satisfaisant on
y trouve laquo la violence et la force raquo laquo Au lieu de convier les enfants aux lettres on ne leur
preacutesente agrave la veacuteriteacute que horreur et cruauteacute raquo Les termes sont forts et teacutemoignent de la
brutaliteacute des chacirctiments corporels infligeacutes aux enfants La sanction est omnipreacutesente laquo Crsquoest
une vraie geocircle de jeunesse captive On la rend deacutebaucheacutee lrsquoen punissant avant qursquoelle le soit
Arrivez-y sur le point de leur office vous nrsquooyez que cris et drsquoenfants supplicieacutes et de maicirctres
enivreacutes en leur colegravere raquo (Montaigne 2000)
Lrsquohumaniste fantaisie
Prenons le contre-pied de lrsquousage donc et regardons ce que recommande Montaigne
ndash qui srsquoapparente agrave lrsquoeacuteducation que nous eacutevoquons
Drsquoabord le jugement qui preacuteside agrave la pratique eacuteducative elle-mecircme doit ecirctre teinteacute de
doute ndash non parce qursquoil est aiseacute de douter mais au contraire parce que crsquoest le meilleur parti
agrave prendre pour eacutepouser le cours vain divers et ondoyant des choses Agrave lrsquoincertitude
31
anthropologique geacuteneacuterale (sur lrsquohomme il est laquo malaiseacute de fonder jugement constant et
uniforme raquo drsquoapregraves le premier chapitre des Essais Montaigne 2000 p 55) reacutepond
lrsquoincertitude eacuteducative laquo La montre de leurs inclinations est si tendre en ce bas acircge et si
obscure les promesses si incertaines et fausses qursquoil est malaiseacute drsquoy eacutetablir aucun solide
jugement raquo
Quand lrsquousage fait des preacutecepteurs qui crie laquo agrave nos oreilles raquo Montaigne recommande
laquo un conducteur qui eucirct plutocirct la tecircte bien faite que bien pleine raquo et laquo qursquoil se conduisit en
sa charge drsquoune nouvelle maniegravere raquo Plutocirct un savoir-ecirctre donc qursquoun savoir proprement dit
une reacutevolution peacutedagogique srsquoengage ici
Ce renversement dans la prioriteacute peacutedagogique se retrouve dans lrsquoeacutelegraveve il srsquoagit moins
en histoire par exemple de connaicirctre les dates que drsquoecirctre agrave mecircme de juger des mœurs laquo Qursquoil
ne lui apprenne pas tant les histoires qursquoagrave en juger raquo
Lrsquousage remplit la meacutemoire lrsquoinstitution heureuse des enfants devrait au contraire
contribuer agrave la formation du jugement Rappelons que les Essais sont des essais de jugement
agrave ce titre il y a une vertu peacutedagogique agrave lrsquoeacutecriture de cet ouvrage en tant qursquoil srsquoessaye agrave
nuancer son jugement Crsquoest dire que Montaigne contrairement agrave ce qursquoune lecture hacirctive
pourrait faire croire ne condamne pas les livres2 il en destitue toute sacraliteacute pour mieux en
reacuteinvestir lrsquohumaine valeur
Mieux une fois le livre assimileacute ne pourrait-on pas consideacuterer qursquoon peut alors oublier
la reacutefeacuterence initiale Ce qui a eacuteteacute vraiment appris ne saurait ecirctre deacutesappris laquo Ce qursquoon sait
droitement on en dispose sans regarder au patron sans tourner les yeux vers son livre raquo
Certes il faut savoir laquo rendre hommage raquo (selon la belle formule du sect100 du Gai Savoir de
Nietzsche 1997 p 150) mais il est peut-ecirctre plus respectueux pour la penseacutee qursquoon fait
revivre de lrsquoincorporer jusqursquoagrave lrsquooubli
2 Le paradoxe se retrouve chez Rousseau il estime que laquo la lecture est le fleacuteau de lrsquoenfance raquo au livre II de son Eacutemile (Rousseau 1971b p 80) Une lecture hacirctive lagrave encore pourrait en induire que Rousseau condamne radicalement le livre au moins durant la peacuteriode de lrsquoenfance (jusqursquoagrave douze ans) Quelle invraisemblance que de nier la valeur de la lecture quand on est soi-mecircme un si grand eacutecrivain Mais la contextualisation de cette formule en deacutelivre le sens laquo La lecture est le fleacuteau de lenfance et presque la seule occupation quon lui sait donner raquo La lecture nrsquoest un fleacuteau que dans la mesure ougrave elle est la seule activiteacute proposeacutee agrave lrsquoenfant ndash ce nrsquoest donc pas la lecture comme telle qui est condamneacutee mais son usage exclusif tel qursquoil se pratiquait alors Il est vrai toutefois que Rousseau soutient alors aussitocirct un autre paradoxe si le livre nrsquoest pas nuisible il nrsquoest pas non plus utile Jusqursquoagrave lrsquoacircge de de douze ans il est tout agrave fait dispensable ndash ce qui constitue bien un scandale aux yeux de lrsquousage
32
Les auteurs ne sont donc pas des autoriteacutes qursquoon ne saurait eacuteprouver ce sont plutocirct
comme des plats qursquoil faut goucircter qursquoon apprend agrave appreacutecier La connaissance srsquoapparente au
jugement de goucirct
[Que] selon la porteacutee de lrsquoacircme qursquoil a en main [le gouverneur] commenccedilacirct agrave la
mettre sur la montre lui faisant goucircter les choses les choisir et discerner drsquoelle-mecircme
quelquefois lui ouvrant chemin quelquefois le lui laissant ouvrir (Montaigne 2000
pp 222-223)
Et agrave lrsquousage qui demande de laquo regorger la viande comme on lrsquoa avaleacutee raquo Montaigne
oppose la meacutetaphore de lrsquoestomac qui laquo fait changer la faccedilon et la forme agrave ce qursquoon lui avait
donneacute agrave cuire raquo La connaissance est assimileacutee ndash ou elle nrsquoest pas laquo qursquoil emboive leurs
humeurs non qursquoil apprenne leurs preacuteceptes raquo Nul doute que Montaigne aurait souscrit agrave
cette proposition de Nietzsche laquo crsquoest bien agrave un estomac que lrsquoesprit ressemble le plus raquo
(2003 p 204)
Ce nrsquoest pas le fait de beaucoup savoir qui importe crsquoest son impact sur la vie et les
mœurs laquo Le gain de notre eacutetude crsquoest en ecirctre devenu meilleur et plus sage raquo
Nul ne doit ecirctre cru sur parole tous les principes doivent ecirctre questionneacutes sans
qursquoaucun ne soit preacutesenteacute comme indiscutable Sans aller jusqursquoagrave affirmer que toute autoriteacute
est suspecte Montaigne recommande qursquoon laquo ne loge rien en sa tecircte par simple autoriteacute et agrave
creacutedit raquo
Un grand texte se reconnaicirct en ce qursquoil est drsquoune richesse qui deacutepasse les intentions de
son auteur Mais une grande eacuteducation se reconnaicirct en ce qursquoelle sait reconnaicirctre cette
richesse savoir lire crsquoest savoir trouver et deacutecouvrir lrsquointelligence drsquoune œuvre ndash crsquoest la
reacuteinventer pour ainsi dire Montaigne livre ainsi une hypothegravese et si le discours sur La
Servitude Volontaire de son ami La Boeacutetie avait eacuteteacute inspireacute par sa lecture de Plutarque
laquo Comme ce sien mot que les habitants drsquoAsie servaient agrave un seul pour ne savoir prononcer
une seule syllabe qui est non donna peut-ecirctre la matiegravere et lrsquooccasion agrave La Boeacutetie de sa
Servitude Volontaire raquo Lrsquoexemple nrsquoest pas innocent nrsquoest-ce pas suggeacuterer dans ce chapitre
33
sur lrsquoinstitution des enfants qursquoil convient de leur apprendre agrave dire laquo non raquo agrave refuser la
soumission ndash agrave deacutesobeacuteir en somme quand la situation lrsquoexige
Lrsquoessentiel de lrsquoeacuteducation du jugement reacuteside donc dans sa capaciteacute agrave pouvoir adopter
plusieurs perspectives agrave se mouvoir sans se figer Le doute est lrsquoexpression de ce laquo jugement
qui balance raquo (laquo Judicio alternante raquo avait graveacute Montaigne sur une des poutres de sa
bibliothegraveque) laquo il choisira srsquoil peut sinon il en demeurera en doute raquo Ce qursquoil aura composeacute
avec ce qursquoil aura goucircteacute sera un ouvrage personnel agrave la saveur unique et originale
Les abeilles pilotent deccedilagrave delagrave les fleurs mais elles en font apregraves le miel qui est
tout leur ce nrsquoest plus thym ni marjolaine ainsi les piegraveces emprunteacutees drsquoautrui il les
transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien agrave savoir son jugement
Son institution son travail et eacutetude ne vise qursquoagrave le former (Montaigne 2000 pp 224-
225)
Rien nrsquoest plus facirccheux que de restreindre les bornes de lrsquoimagination (et donc du
possible) aux bornes eacutetroites du quotidien il faut au contraire eacutetendre son regard et
apprendre agrave se deacutecentrer pour relativiser un jugement qui tend toujours agrave se crisper en
certitude dogmatique
Nous sommes tous contraints et amonceleacutes en nous et avons la vue raccourcie
agrave la longueur de notre nez On demandait agrave Socrate drsquoougrave il eacutetait Il ne reacutepondit pas
ldquoDrsquoAthegravenesrdquo mais ldquoDu monderdquo Lui qui avait son imagination plus saine et plus
eacutetendue embrassait lrsquounivers comme sa ville jetait ses connaissances sa socieacuteteacute et ses
affections agrave tout le genre humain non pas comme nous qui ne regardons que sous
nous (Montaigne 2000 p 231)
En un mot eacutelever crsquoest apprendre agrave philosopher agrave douter (on connaicirct le mot fameux
de Montaigne laquo philosopher crsquoest douter raquo) crsquoest eacutemanciper le jugement et tout ce qui
34
conditionne cette eacutemancipation Le but premier de lrsquoeacuteleacutevation ambition suprecircme crsquoest
drsquoapprendre agrave vivre et laquo la philosophie est celle qui nous instruit agrave vivre raquo laquo Les premiers
discours de quoi on lui doit abreuver lrsquoentendement ce doivent ecirctre ceux qui regraveglent ses
mœurs et son sens qui lui apprendront agrave se connaicirctre et agrave savoir bien mourir et bien vivre raquo
La philosophie ne doit pas ecirctre entendue comme une discipline particuliegravere theacuteoreacutetique et
technique elle est comme le pensait lrsquoAntiquiteacute mode de vie (bios philosophos comme lrsquoa
rappeleacute avec force le regretteacute Pierre Hadot) lrsquoennemie des mystegraveres et des speacuteculations
oiseuses laquo Il nrsquoest rien plus gai plus gaillard plus enjoueacute et agrave peu que je ne dise folacirctre Elle
ne precircche que fait et bon temps raquo
La formation du jugement est une compeacutetence geacuteneacuterale transdisciplinaire Une fois
acquise elle pourra se speacutecialiser heureusement en des activiteacutes particuliegraveres
Apregraves qursquoon lui aura dit ce qui sert agrave le faire plus sage et meilleur on
lrsquoentretiendra que crsquoest que Logique Physique Geacuteomeacutetrie Rheacutetorique et la science
qursquoil choisira ayant deacutejagrave le jugement formeacute il en viendra bientocirct agrave bout (Montaigne
2000 pp 234-235)
On dira peut-ecirctre qursquoune telle eacuteducation est impossible et qursquoon ne saura commencer
par ce qursquoil y a de plus eacuteleveacute la philosophie Montaigne reacutecuse cette objection reprenant
Eacutepicure il estime qursquoon nrsquoest jamais trop jeune (ou trop acircgeacute) pour philosopher Au contraire
si philosopher est essentiel il est preacutefeacuterable de commencer le plus tocirct possible
Employons un temps si court aux instructions neacutecessaires Ce sont abus ocirctez
toutes ces subtiliteacutes eacutepineuses de la Dialectique de quoi notre vie ne se peut amender
prenez les simples discours de la philosophie sachez les choisir et traicircter agrave point ils
sont plus aiseacutes agrave concevoir qursquoun conte de Boccace Un enfant en est capable au partir
de la nourrice beaucoup mieux que drsquoapprendre agrave lire ou eacutecrire La philosophie a des
35
discours pour la naissance des hommes comme pour la deacutecreacutepitude (Montaigne 2000
p 238)
Voici la viseacutee Mais par quel moyen y parvenir
Puisque laquo la philosophie qui comme formatrice des jugements et des mœurs sera sa
principale leccedilon raquo et qursquoelle laquo a ce privilegravege de se mecircler partout raquo Montaigne estime qursquoil est
inutile de surcharger de travail (quatorze ou quinze heures par jour) ce qui est alors pourtant
lrsquousage (laquo agrave la mode des autres raquo eacutecrit Montaigne) Et alors mecircme qursquoil travaillera moins laquo il
chocircmera moins que les autres raquo Qursquoest-ce agrave dire sinon que lrsquousage fait perdre son temps aux
enfants
Mais crsquoest surtout la prescription de laquo seacutevegravere douceur raquo qui fait lrsquohumanisme de
proposition montaignienne Montaigne srsquooppose absolument comme Plutarque et Quintilien
dont il srsquoinspire aux chacirctiments corporels ndash dont on sait pourtant qursquoils eacutetaient (et sont
toujours) la norme statistique de laquo lrsquoeacuteducation raquo des enfants Au chapitre VIII du deuxiegraveme livre
des Essais Montaigne a cette formule laquo Jrsquoaccuse toute violence en lrsquoeacuteducation drsquoacircme tendre
qursquoon dresse pour lrsquohonneur et la liberteacute raquo (Montaigne 2001a p 82) Ce dressage laquo pour
lrsquohonneur et la liberteacute raquo est ce que nous nommons dans ce travail eacuteleacutevation et qursquoon peut
opposer avec Montaigne au dressage par laquo violence raquo apparenteacutee agrave laquo la rigueur et [hellip] la
contrainte raquo qui ont ce laquo je ne sccedilay quoi de servile raquo qui ne vise que lrsquoobeacuteissance au besoin
par lrsquohumiliation et la crainte Mais par quoi remplacera-t-on la dure contrainte Montaigne
reacutepond laquo par la raison et par prudence et adresse raquo ndash autrement dit la parole Ainsi de
lrsquoeacuteducation de sa propre fille Leacuteonor qui nrsquoa reccedilu en guise de chacirctiment que laquo autre chose
que paroles et bien douces raquo Cette discipline des plus cleacutementes est assumeacutee par
Montaigne ndash laquo que je sais ecirctre juste et naturelle raquo De la part drsquoun auteur qui donnera au
scepticisme sa formule la plus radicale et la plus coheacuterente (lrsquoextraordinaire laquo que sais-je raquo
du chapitre 12 du livre II des Essais Montaigne 2001a p 253) qui estime que ce que nous
nommons nature nrsquoest que coutume (laquo Et les communes imaginations que nous trouvons en
creacutedit autour de nous et infuses en notre acircme par la semence de nos pegraveres il semble que ce
soient les geacuteneacuterales et naturelles raquo Montaigne 2000 p 182) ce savoir qui allie justice et
naturalisme est des plus remarquables il est conviction que lrsquoeacuteducation passe par la parole
36
que celle-ci doit ecirctre douce qursquoelle demeure discipline qursquoelle est digne de lrsquoenfant qursquoelle
veut libeacuterer qursquoelle est suffisante et ne requiert ni rudesse ni force
On nous dira peut-ecirctre que personne ne soutient aujourdrsquohui le dressage agrave lrsquoexclusion
de lrsquoeacuteducation qui cherche agrave eacutelever Lrsquoopposition eacutetablie par Montaigne entre le laquo commun
usage raquo drsquoalors et sa laquo fantaisie raquo ne serait plus drsquoactualiteacute
Nous estimons au contraire que si personne en theacuteorie ne soutient le dressage de la
meacutemoire une grande partie des acteurs scolaires la soutiennent en pratique par lrsquoattente qui
eacutemerge des exigences institutionnelles Les appels reacutepeacuteteacutes souvent pieusement au sens des
apprentissages ne peuvent rivaliser avec lrsquourgence dans laquelle les programmes doivent ecirctre
administreacutes et moins encore avec lrsquoeacutepeacutee de Damoclegraves que constituent les notes veacuteritable
sanction continue qui finit par devenir lrsquoobsession des eacutecoliers ndash dans le meilleur des cas Mais
ce laquo meilleur raquo nrsquoest jamais qursquoun moindre mal lequel nrsquoest certainement pas ce bien eacuteducatif
que visait Montaigne La fantaisie qursquoil preacutesente en contrepoids qui apprend lrsquoart de douter agrave
lrsquoeacutecole de lrsquoincertitude paraicirct encore bien lointaine
112 Dressage et eacuteducation circuit long et circuit court
Daniel Favre dans son livre Transformer la violence des eacutelegraveves (2013a) oppose le
dressage et lrsquoeacuteducation qui recoupe et eacuteclaire lrsquoopposition que nous proposons
Circuit court et circuit long
Lrsquoauteur inscrit cette opposition dans la genegravese biopsychosociale de lrsquoagressiviteacute qui se
trouve accrue par la peur (produite par laquo reacuteactiviteacute raquo ou reacuteaction automatiseacutee qui ne passe
pas par le circuit de la conscience la laquo neacuteophobie raquo ou crainte de la nouveauteacute) ou la
frustration La reacuteponse agressive est au point de vue de son organisation primaire produite
par lrsquohypothalamus
Mais drsquoautres structures nerveuses interviennent pour jouer le rocircle potentiel de
laquo chien de garde raquo le cortex temporal lrsquoarcheacuteo-cortex (qui reconnaicirct meacutemorise et analyse)
les noyaux du septum et de lrsquoamygdale (qui confegraverent une dimension eacutemotionnelle) D Favre
nous informe ainsi que les noyaux amygdaliens deacutetectent le danger et engagent tregraves
rapidement une reacuteponse de nature agressive Drsquoautre part D Favre eacutecrit
37
[Les noyaux amygdaliens sont] eacutegalement impliqueacutes dans la construction des
liens entre les perceptions sensorielles et leurs conseacutequences en termes de ldquopunitionsrdquo
et de ldquoreacutecompensesrdquo Ils sont activeacutes en reacuteponse agrave des signaux de menace engendrant
la peur ou par des affects neacutegatifs comme en produit la vue de certains
spectacles (Favre 2013a p 22)
On voit ainsi se creacuteer une correacutelation entre une aire du cerveau (les noyaux
amygdaliens) lrsquoagressiviteacute et lrsquointerpreacutetation du monde en termes de laquo sanction raquo (au sens
large punition reacutecompense) Crsquoest agrave ce niveau drsquoorganisation ceacutereacutebrale qursquoon trouve un
premier enjeu eacuteducatif lrsquoapprentissage des peurs permet de reconnaicirctre ce qui est consideacutereacute
comme dangereux ou comme beacuteneacutefique D Favre utilise lrsquoimage du laquo chien de garde raquo pour
illustrer ce premier filtre
Cette image du laquo chien de garde raquo est compleacuteteacutee par une image compleacutementaire celle
du laquo maicirctre du chien de garde raquo Dans le cerveau cette capaciteacute est deacutevolue aux lobes frontaux
qui preacutesentent des fonctions de prise sur le temps (permanence des perceptions sensorielles
en lrsquoabsence de stimuli capaciteacute agrave apprendre capaciteacute agrave se projeter) de prise sur lrsquoespace
(laquo capaciteacute de deacuteclencher une activiteacute motrice correspondant agrave un acte choisi par le sujet raquo ndash
Favre 2013a p 26 ndash capaciteacute de diriger et maintenir lrsquoattention) et de prise sur les eacutemotions
Cette derniegravere fonction en particulier est inteacuteressante car lorsqursquoelle preacutedomine elle inhibe
les autres fonctions de prise sur lrsquoespace et le temps Les capaciteacutes drsquoapprentissage srsquoaltegraverent
et la reacuteactiviteacute srsquoaccroicirct ainsi que son intoleacuterance agrave la frustration Agrave ce second niveau
drsquoorganisation (celui que D Favre nomme la deacutelibeacuteration consciente) correspond un second
filtre agressiviteacute fuite ou invention drsquoune nouvelle reacuteponse sont les grandes options
Sans jeter lrsquoanathegraveme sur lrsquoamygdale (ce qui nrsquoaurait eacutevidemment aucun sens puisque
cette reacutegion ceacutereacutebrale joue un rocircle essentiel dans la promotion du plaisir) D Favre demande
laquo peut-on envisager une eacuteducation qui renforcerait le rocircle des lobes frontaux chez lrsquoHomme
Comment la limiter pour eacuteviter que celle-ci nrsquoengendre une coupure par rapport aux eacutemotions
et un ldquoenkystementrdquo de celles-ci raquo (Favre 2013a p 34) Nous analyserons les propositions de
38
lrsquoauteur dans la quatriegraveme partie de notre travail au chapitre consacreacute au nouveau laquo cadre raquo
eacuteducatif
Crsquoest ainsi que se trouve preacutesenteacutee lrsquoopposition entre le laquo circuit court raquo et le laquo circuit
long raquo Nous citons le passage en entier
Deux fonctionnements ceacutereacutebraux srsquooffrent agrave lrsquoecirctre humain confronteacute agrave une
situation deacutesagreacuteable
- soit ldquole circuit courtrdquo (crsquoest-agrave-dire avec reacuteaction immeacutediate de quelques
dixiegravemes de seconde agrave une ou deux secondes) lorsque les lobes frontaux nrsquoinhibent pas
les noyaux amygdaliens Dans ce cas la perception drsquoune frustration entraicircne la
reacuteaction violente Le sujet est prisonnier de son impulsiviteacute et reacuteagit dans
lrsquoimmeacutediateteacute
- soit le ldquocircuit longrdquo (plusieurs secondes voire minutes) drsquoactivation de la
conscience reacuteflexive lorsque les lobes frontaux inhibent la reacuteponse amygdalienne agrave la
frustration Gracircce agrave cette prise sur ses eacutemotions sur lrsquoespace et sur le temps le sujet
peut eacutelaborer des reacuteponses alternatives en particulier un mode drsquoaffirmation de soi
non-violent
Le choix entre ces deux voies sera lrsquoissue drsquoune deacutelibeacuteration consciente et crsquoest
vers cette deacutelibeacuteration que doit tendre lrsquoeacuteducation mais le choix nrsquoest possible que si
les satisfactions que procurent lrsquoune et lrsquoautre voies sont clairement perccedilues elles
aussi (Favre 2013a p 35)
Dans la suite du texte le laquo circuit court raquo est ensuite (Favre 2013a p 38) assimileacute agrave
une laquo reacutegression psychologique raquo et le laquo circuit long raquo agrave ce qui permet laquo lrsquoavegravenement drsquoun sujet
autonome raquo
39
Degraves lors lrsquoeacuteducation peut orienter le laquo chien de garde raquo vers lrsquoagressiviteacute en
deacuteveloppant la neacuteophobie (on peut parler de dressage) et eacutetouffer toute activiteacute analytique
par une hypertrophie eacutemotionnelle soit eacuteduquer au sens propre le cerveau laquo pour
reconnaicirctre les dangers reacuteels notamment gracircce agrave lrsquoeacuteducation agrave lrsquoempathie raquo (Favre 2013a p
23)
Systegraveme de motivation seacutecurisation parasiteacutee et innovation
Daniel Favre a modeacuteliseacute la motivation humaine de maniegravere complexe afin de prendre
en compte la multipliciteacute des dimensions (opposeacutees et compleacutementaires) qui interviennent
dans lrsquoeacutelaboration de la conduite
Lrsquoauteur identifie ainsi trois systegravemes de motivation en interaction
- SM1 systegraveme de motivation de seacutecurisation
- SM2 systegraveme de motivation drsquoinnovation
- SM1 p systegraveme de motivation de seacutecurisation parasiteacute
Commenccedilons par preacutesenter SM1 Il srsquoagit de satisfaire les besoins biologiques et
psychologiques fondamentaux dans une relation de deacutependance agrave autrui Ce systegraveme de
motivation est eacutevidemment moteur durant la petite enfance mais persiste au-delagrave de
lrsquoenfance comme recherche du sentiment de bien-ecirctre (dans des activiteacutes que nous maicirctrisons
ou le fait de retrouver des personnes importantes agrave notre cœur) Le plaisir reacutesulte dans ce
premier systegraveme de motivation de lrsquoapaisement drsquoune tension
SM2 deacutesigne les motivations qui permettent agrave lrsquoecirctre humain de gagner en autonomie
en creacuteativiteacute ndash drsquoaccroicirctre ce qursquoon pourrait nommer sa puissance Ce mouvement
drsquoaccroissement est indeacutefini il se porte lui-mecircme (par ex le plaisir de creacuteer un peu appelle
le plaisir de creacuteer davantage) Le plaisir provient laquo drsquoun mouvement de croissance ou de
reacutealisation de soi raquo qui engage un projet et donc laquo un investissement soutenu raquo Le sujet
srsquoinvente lui-mecircme et internalise la source de jouissance il auto-deacutetermine sa conduite
Le lien entre SM1 et SM2 est eacutetroit ce nrsquoest que lorsque la seacutecurisation a eacuteteacute assureacutee
durant la prime enfance qursquoelle peut ensuite ecirctre inteacuterioriseacutee Drsquoabord par laquo lrsquointeacuteriorisation
de lrsquoamour et de lrsquoestime reccedilus des adultes raquo (confiance primaire Favre 2013a p 48) puis
par lrsquoestime de soi et la confiance dans le monde exteacuterieur (confiance secondaire) Ce qui ne
signifie pas que ces deux systegravemes srsquoexcluent bien au contraire ils coexistent et toute
40
lrsquoexistence est comme rythmeacutee par leur alternance Lorsque la situation eacutevolue pour le mieux
SM1 et SM2 se soutiennent lrsquoun lrsquoautre laquo un minimum de seacutecuriteacute est neacutecessaire pour oser le
pas vers lrsquoinconnu et [hellip] reacuteciproquement la reacuteussite aux eacutepreuves augmente notre sentiment
de seacutecuriteacute raquo (Favre 2013a p 49) Mais force est cependant de reconnaicirctre que dans laquo un
scheacutema de deacuteveloppement ldquoideacutealrdquo raquo la motivation drsquoinnovation finira par devenir
preacutepondeacuterante Le processus drsquoindividuation srsquoaccomplit avec un passage crisique agrave
lrsquoadolescence ougrave le rapport SM1 et SM2 srsquoinverse
Reste SM1 p le systegraveme de motivation de seacutecurisation parasiteacute lieacute agrave une deacutependance
excessive SM1 p entre alors en contradiction avec SM2 le sujet devient prisonnier de
conduites adolescentes ou infantiles voire drsquoaddictions ce qui fait obstacle au progregraves de son
autonomie Comment srsquoopegravere ce parasitage Drsquoabord par un renforcement du systegraveme de
seacutecurisation (le plus souvent durant lrsquoenfance) ougrave lrsquointeacuteriorisation de certains jugements
(souvent avec une utilisation du verbe ecirctre au preacutesent de lrsquoindicatif) apparaicirct comme laquo une
reacuteponse drsquoadaptation agrave une demande de lrsquoenvironnement humain raquo Ces jugements sont
ensuite inteacutegreacutes agrave la personnaliteacute durant lrsquoenfance qui srsquoidentifie agrave ce jugement Le laquo tu es X raquo
devient laquo je suis X raquo Une reacutepeacutetition drsquoactes ou de penseacutees se met alors en place et procure un
plaisir speacutecifique le plaisir de lrsquoaddiction Ce plaisir se caracteacuterise par la deacutependance excessive
et mecircme exclusive envers un objet (personne situation produit etc) ainsi que par la
deacutemesure des eacutemotions eacuteprouveacutees Degraves lors lrsquoeacutequilibre des forces qui devrait progresser de
la seacutecurisation agrave lrsquoinnovation de la deacutependance agrave lrsquoautonomie reste fixeacutee sur la seacutecurisation
Lrsquoindividuation est bloqueacutee la naissance du quatriegraveme type (selon lrsquoexpression de Daniel et
Christine Favre apregraves la naissance de lrsquounivers de la vie et de lrsquoespegravece humaine Rousseau
pour sa part eacutevoque une laquo seconde naissance raquo apregraves la naissance biologique Rousseau
1971b p 149) est retardeacutee avec parfois une compulsion de reacutepeacutetition qui empecircche lrsquoaccueil
de lrsquoirreacuteversibiliteacute du temps
On peut appeler dressage lrsquo laquo eacuteducation raquo qui a conduit agrave ce parasitage du systegraveme de
motivation de seacutecurisation On peut appeler laquo eacuteducation raquo ou eacuteleacutevation ce qui a permis au sujet
de passer de SM1 agrave SM2 progressivement en sorte que lrsquoinnovation et lrsquoindividuation
srsquoaccroissent
41
113 Eacuteducation des Anciens eacuteducation des Modernes
Alain Renaut dans La Fin de lrsquoautoriteacute theacutematise aussi cette opposition du dressage et
de ce qursquoil nomme plus sobrement lrsquoeacuteducation laquo Nous avons pleinement conscience
deacutesormais de tout ce qui seacutepare lrsquoeacuteducation de lrsquoenfant agrave son humaniteacute et le dressage drsquoun
animal raquo (Renaut 2004 p 34)
Peut-on alors soutenir que laquo toute eacuteducation contient une part de dressage raquo Cette
formule laquo ne vaut en reacutealiteacute que par ce qursquoelle pointe raquo il y a des formes de savoir qui
requiegraverent reacutepeacutetition et automatisme Ainsi des bases de lrsquoarithmeacutetique (les ndash trop ndash
fameuses tables de multiplication) de la remeacutemoration des verbes irreacuteguliers ou les gammes
au piano Mais Alain Renaut remarque aussitocirct que drsquoune part dans ces exemples les
laquo moteurs de lrsquoapprentissage ne sont pas toujours prioritairement la reacuteflexion ni la
compreacutehension raquo (2004 p 34 et pour cause Puisqursquoil srsquoagit preacuteciseacutement de meacutecaniser le
processus) mais surtout mecircme dans ces cas au fond assez extrecircmes laquo nous nrsquoignorons plus
que lrsquoeacuteducation nrsquoest pas reacuteductible agrave un pur et simple dressage raquo Crsquoest que lrsquoeacuteducation (ce
que nous nommons encore eacuteleacutevation) prend en consideacuteration la digniteacute de lrsquoecirctre auquel on
srsquoadresse Du reste cette distinction parfois nieacutee dans la theacuteorie est accepteacutee dans la
pratique
[hellip] nul ne fait reacuteciter ses tables de multiplication agrave un enfant ou reacuteviser son
solfegravege agrave un apprenti musicien comme on dresse un jeune chien agrave donner sa patte ou
agrave porter un journal Qui preacutetendra en effet de bonne foi mecircme dans de tels moments
ne pas percevoir la diffeacuterence entre lrsquoeacuteducation et le dressage proprement
dit (Renaut 2004)
Alain Renaut preacutecise cette distinction entre dresser et eacuteduquer Il ne srsquoagit pas
seulement drsquoeacuteviter la cruauteacute Ne peut-il pas y avoir du dressage sans cruauteacute La question
du reste se pose de savoir si lrsquoon ne peut pas dresser un animal sans coercition ndash osons dire
sans sanction Nous nrsquoavons heacutelas pas trouveacute de travail consacreacute agrave cette question En revanche
la diffeacuterence abyssale entre dresser et eacuteduquer tient agrave ceci lrsquoanimal sera toujours dresseacute
pour servir une fin qui lui est extrinsegraveque alors qursquoon eacuteduque un petit drsquohomme pour lui-
42
mecircme en sorte qursquoil comprenne et donne du sens aux apprentissages qursquoon lui preacutesente laquo il
nrsquoest pas drsquoeacuteducation sans la possibiliteacute drsquoune compreacutehension au moins finale par lrsquoeacutelegraveve de
ce qursquoil acquiert ou de ce qursquoil a acquis et du fait mecircme qursquoon le lui a fait acqueacuterir raquo (Renaut
2004 p 36) Il y a dans lrsquoeacuteducation un horizon drsquoapprentissage (lrsquoappartenance agrave un monde
commun) qui est preacuteciseacutement absent dans le simple dressage qui vise le reacutesultat agrave deacutefaut du
sens ndash autrement dit la soumission
Sans anticiper sur les analyses drsquoAlain Renaut que nous preacutesenterons plus loin il faut
ajouter que drsquoapregraves le philosophe cette conscience drsquoune claire distinction entre dressage et
eacuteducation est de nature historique elle est le fruit de la Moderniteacute par excellence qui a œuvreacute
agrave la diffeacuterenciation de lrsquohumain et de lrsquoanimal Agrave lrsquoegravere preacutemoderne en effet il nrsquoeacutetait pas rare
de punir des animaux ce nrsquoest que progressivement que les peines ont eacuteteacute laquo humaniseacutees raquo
(au double sens drsquoun adoucissement et drsquoun objet circonscrit agrave lrsquohumain) Alain Renaut eacutecrit
notamment
dans la mesure mecircme ougrave les socieacuteteacutes preacutemodernes ne distinguant pas
radicalement du point de vue de lrsquoextension de la notion de crime lrsquohumain et lrsquoanimal
pouvaient infliger agrave ce dernier des peines qui ne sauraient avoir de sens agrave nos yeux que
pour lrsquohomme ces mecircmes socieacuteteacutes symeacutetriquement et pour la mecircme raison nrsquoavaient
aucune raison deacuteterminante de ne pas appliquer indiffeacuteremment agrave lrsquoenfant humain et
agrave lrsquoanimal des techniques de dressage (Renaut 2004 p 192)
Il est vrai qursquoaux deacutebuts de lrsquohumanisme il ne srsquoagit pas encore de sortir du dressage
pour comprendre lrsquoeacuteducation des enfants mais seulement de lrsquoadoucir On peut dire en ce
sens que la reacutevolution de lrsquoeacuteducation nrsquoavaient pas encore eu lieu ndash ni chez Eacuterasme ni chez
Montaigne Alain Renaut eacutecrit
[hellip] du dressage agrave lrsquoeacuteducation il ne saurait plus y avoir la moindre continuiteacute
mais bien davantage une rupture radicale dans les finaliteacutes comme dans les moyens [hellip]
la confusion du dressage et de lrsquoeacuteducation relevait des mecircmes a priori qui se sont
43
deacuteconstruits dans le cadre de lrsquoinvention moderne drsquoune nouvelle ideacutee de lrsquohumain et
de sa speacutecificiteacute (Renaut 2004)
Ainsi le dressage (ses techniques et ses fins) dont certains se preacutevalent aujourdrsquohui
appartient agrave un acircge preacutemoderne incompatible avec le souffle deacutemocratique qui vise agrave
reconnaicirctre dans le petit drsquohomme qui nrsquoa plus rien drsquoun animal un irreacuteductible semblable
Pour raccorder briegravevement agrave notre sujet la sanction ne relegraveve-t-elle pas de cette
inertie du passeacute preacutemoderne antideacutemocratique et incompatible avec nos valeurs drsquoeacutegaliteacute et
de liberteacute On ne saurait faire de toute eacutevidence lrsquoeacuteconomie drsquoune contextualisation
historique du problegraveme de la sanction en eacuteducation
114 Bregraveve analyse de cette antinomie
Par le terme de dresser se trouve geacuteneacuteralement deacutenonceacutee une deacuterive de lrsquoeacuteducation
faite de violence parfois de cruauteacute et qui ne vise qursquoagrave soumettre la conduite du sujet auquel
srsquoadresse le dressage Mais le mecircme terme peut simplement servir agrave deacutesigner la pratique qui
consiste agrave soumettre agrave lrsquoautoriteacute ndash sans preacutesumer la valeur des moyens employeacutes ndash dans une
optique drsquoefficaciteacute Dans les deux cas cependant et crsquoest la raison de lrsquoemploi de ce terme
on dresse les petits humains comme on a coutume de dresser les animaux la fin est
lrsquoobeacuteissance et les moyens pour y pourvoir sont justifiables Pour employer une terminologie
kantienne avec le dressage lrsquoheacuteteacuteronomie (ou soumission agrave une regravegle eacutetrangegravere agrave la volonteacute
du sujet) est pleinement assumeacutee et exploiteacutee quoi que ce ne soit pas toujours
preacutetendument pour lrsquoy maintenir
En un sens le dressage engage des fins mais aussi des moyens La fin est lrsquoobeacuteissance
qui lorsqursquoelle est consideacutereacutee comme inconditionnelle leacutegitime le recours agrave tous les moyens
elle est alors soumission
Certains srsquoinsurgent contre le dressage drsquoautres lrsquoestiment neacutecessaires rares sont
ceux qui srsquoen trouvent pourtant satisfaits surtout chez les eacuteducateurs La place de la sanction
au sein de ce dispositif est manifeste elle est un recours utile et agrave ce titre entre dans la
composition des moyens possibles pour obtenir le dressage de la conduite Deux questions en
deacutecoulent la sanction est-elle reacuteserveacutee au dressage Peut-on dresser sans sanction
44
Caracteacuterisons maintenant briegravevement ce que nous entendons par le terme eacutelever que
nous entendons au sens veacuteritable drsquoeacuteduquer Ce terme renvoie non pas agrave lrsquoideacutee drsquoeacutelevage
(terme qui se reacutefegravere comme le dressage agrave la zoologie) mais agrave celle drsquoeacuteleacutevation il srsquoagit
drsquoeacuteduquer pour eacuteduquer drsquoeacutepanouir les faculteacutes pour elles-mecircmes drsquoaider le petit drsquohomme
agrave srsquohumaniser agrave devenir ce qursquoil est ndash agrave agir et agrave penser par lui-mecircme Le terme consacreacute
depuis Kant (quoi que dans un sens suffisamment diffeacuterent pour que nous consacrions
quelques pages agrave ce sujet) est celui drsquoautonomie telle est la fin viseacutee par lrsquoeacuteleacutevation
Lrsquoeacuteleacutevation pose une fin ambitieuse La question est ce but peut-il srsquoaccommoder de
mesures coercitives pour ecirctre atteint ndash ou bien les contraintes et les sanctions ne sont-elles
pas absolument contraires agrave son projet Lrsquoeacuteleacutevation dispose-t-elle de ses propres moyens ou
bien les partage-t-elle avec ce que nous avons nommeacute dressage
Toute la difficulteacute est que le problegraveme des fins et celui des moyens srsquoentremecirclent Que
vaut une fin mecircme noble si les moyens manquent Et qursquoest-ce qui seacutepare dressage et
eacuteleacutevation si les moyens sont communs Mecircme ideacutee preacutesenteacutee autrement lrsquoapprentissage de
lrsquoautonomie peut-elle srsquoaccommoder de lrsquoheacuteteacuteronomie comme moyen Peut-on vouloir le
dressage comme condition et lrsquoeacuteleacutevation pour but
La sanction sert-elle agrave dresser Peut-elle eacutelever Agrave quoi tient (ou ne tient pas) son
efficaciteacute
115 Quelques distinctions recouvrant lrsquoopposition du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation
Cette antinomie peut encore ecirctre appreacutehendeacutee de maniegravere diffeacuterentielle dressage et
eacuteleacutevation seraient alors des pocircles Lrsquoopposition nrsquoest plus alors statique mais dynamique
lrsquoessentiel est moins de quoi lrsquoon part que ce vers quoi lrsquoon se dirige ndash et par quels moyens
Lrsquoeacuteducation instrumentale et lrsquoeacuteducation autoteacutelique
Avec le dressage lrsquoeacuteducation est conccedilue comme instrumentale le sujet est formeacute en
vue drsquoune utiliteacute directement extrinsegraveque (sociale le plus souvent) En ce sens celui qui
apprend est appreacutehendeacute comme un moyen au service drsquoune autoriteacute agrave laquelle il se soumet
Avec lrsquoeacuteleacutevation lrsquoeacuteducation du sujet est autoteacutelique le sujet se forme
indeacutependamment de toute employabiliteacute directe La culture y est une fin immanente il srsquoagit
de deacutevelopper pour elles-mecircmes les capaciteacutes
45
Animaliteacute et personnaliteacute
Avec le dressage le sujet est reacuteduit agrave sa dimension animale il est reacuteduit agrave un ecirctre
fonciegraverement sensible qursquoon (ne) peut conduire (que) par les affects Lrsquoheacuteteacuteronomie avons-
nous eacutecrit est assumeacutee ndash et mecircme on lrsquoy maintient avec complaisance tant que lrsquoobeacuteissance
est assureacutee Lrsquoesprit est mis sous tutelle on dit ce que le sujet doit penser et comment il le
doit penser ndash autrement dit on lui apprend agrave ne pas penser
Avec lrsquoeacuteleacutevation on considegravere que le sujet agrave eacuteduquer est porteur drsquoune digniteacute propre
qursquoil faut respecter et eacutepanouir Cette digniteacute ne lui vient pas de sa condition drsquoecirctre intelligible
(homo noumenon eacutecrivait Kant) lrsquohomme nrsquoest pas laquo comme un empire dans un empire raquo
(selon lrsquoexpression fameuse de Spinoza dans la preacuteface au livre III de lrsquoEacutethique 1999 p 199)
Mais elle provient neurobiologiquement de la fragiliteacute de son systegraveme nerveux dont
lrsquoheureux deacuteveloppement est des plus deacutelicats mais qui plus que tous les autres est capable
drsquoinvention de combinaison Le fleuron de lrsquoeacuteducation crsquoest drsquoaider un ecirctre agrave penser ce
qursquoaucun nrsquoavait jusqursquoalors penseacute possible crsquoest soutenir lrsquoinvention drsquoune personnaliteacute aussi
riche et heacuteteacuterodoxe que possible
Heacuteteacuteronomie et autonomie
Un autre couple conceptuel heacuteriteacute de Kant peut nous eacuteclairer sur la distinction entre
dressage et eacuteducation-eacuteleacutevation
Le dressage se complaicirct dans lrsquoheacuteteacuteronomie il y voit une ressource pour dominer le
sujet Il maintient le sujet dans un eacutetat de deacutependance sensible et de ceacuteciteacute intellectuelle
Lrsquoattitude religieuse conforme agrave cette orientation servile de lrsquoesprit est lrsquoiconodoule (de εἰκών
lrsquoimage et δουλεία lrsquoesclavage) a minima lrsquoorthodoxie (de όρθός droit et δόξα lrsquoopinion)
la bien-pensance
Lrsquoeacuteleacutevation au contraire vise lrsquoautonomie du sujet ndash ou plutocirct son autonomisation
(lrsquoautonomie relevant davantage du processus que de lrsquoeacutetat acquis) Le relais de cette
autonomie est lrsquoesprit critique le fameux sapere aude lrsquoattitude religieuse qui prendrait en
charge cette indeacutependance du jugement serait lrsquoiconoclasme (de εἰκών et κλάω briser) a
minima lrsquoheacuteteacuterodoxie (de ἕτερος autre) lrsquoopinion divergente deacuterangeante incommodante
eacutetonnante
46
Contraindre et obliger
Selon une distinction commune de la philosophie morale obligation nrsquoest pas
contrainte
On contraint un ecirctre contre son greacute agrave se soumettre agrave une puissance exteacuterieure agrave sa
volonteacute Agrave lrsquoinverse un sujet srsquooblige quand il deacutecide de son propre chef de faire ce qursquoil aurait
pu ne pas faire On est contraint par la force agrave ecirctre enchaicircneacute par exemple on srsquooblige en
revanche agrave tenir sa parole quand bien mecircme aucune pression exteacuterieure nrsquointervient
La distinction entre obligation et contrainte ne recouvre pas la distinction entre motifs
exteacuterieurs et motifs inteacuterieurs On peut inteacuterioriser un motif qui eacutetait drsquoabord inteacuterieur sous la
forme drsquoun affect il srsquoagira alors toujours drsquoune contrainte Le truand qui me menace avec
une arme ne me force pas directement mais sa menace induisant chez moi un sentiment de
crainte est une contrainte indirecte Le rapport de force est meacutediatiseacute par un sentiment tout
inteacuterieur qui nrsquoest laquo moral raquo que par une approximation du terme (qui renvoie agrave la sphegravere
psychologique en geacuteneacuteral et non agrave la morale comprise comme philosophie de la geacuteneacuterositeacute)
La contrainte est physique ou sociale lrsquoobligation est de nature morale elle renvoie aux forces
vives qursquoun sujet conscient de lui-mecircme engage dans ses rapports agrave lui-mecircme et aux autres
Ainsi compris le dressage se contente de contraindre tandis que lrsquoeacuteducation qui eacutelegraveve
ambitionne drsquoobliger
Conformiser et eacutemanciper
Philippe Meirieu eacutevoque laquo la tension constitutive de lrsquoeacuteducation entre conformiser et
eacutemanciper raquo (Meirieu 1991) Selon ses propres termes il y a une laquo part de dressage et de
conformisation qui est constitutive du projet drsquoeacuteduquer raquo Mais il y a aussi la possibiliteacute de
valoriser laquo lrsquoexpression de lrsquooriginaliteacute de chacun raquo - ce que nous appelons eacuteleacutevation
P Meirieu ajoute que laquo la sanction assumerait parfaitement [cette] tension raquo Il nous
faudra deacuteterminer en quel sens car en lrsquoeacutetat la formule est mysteacuterieuse
Le dressage fait-il neacutecessairement partie du projet eacuteducatif Voilagrave la question
Preacutecisons lrsquoideacutee de conformisation il srsquoagit drsquoemployer le sujet agrave une fin qui lui est
extrinsegraveque Le sujet dresseacute est appreacutehendeacute comme un moyen utile En ce sens dresser crsquoest
deacutevelopper les faculteacutes drsquoadaptation du sujet pour eacutepanouir le milieu qui profitera de ses
47
compeacutetences Eacutelever en revanche crsquoest deacutevelopper les faculteacutes du sujet pour lui-mecircme crsquoest
le consideacuterer comme une fin indeacutependamment de tout service qursquoil pourrait rendre en retour
eacutelever crsquoest adapter lrsquoenvironnement social pour eacutepanouir les faculteacutes du sujet Est dresseacute celui
qui est ajusteacute agrave la socieacuteteacute engageacute dans un rapport drsquoheacuteteacuteronomie et mecircme de soumission Est
eacuteleveacute celui qui est ajusteacute agrave lui-mecircme reacutealisant autant que possible lrsquoideacuteal drsquoautonomie
On objectera peut-ecirctre et agrave raison que cette opposition entre ajustement aux autres
et ajustement agrave soi est assez artificielle car la frontiegravere entre le soi et autrui est poreuse Le
solipsisme de lrsquoego compris comme monade (laquo sans porte ni fenecirctre raquo eacutecrivait Leibniz) est
certes aporeacutetique Mais de mecircme qursquoon ne saurait nier que le sujet et le milieu sont en
interaction on ne saurait nier leur diffeacuterenciation Je ne suis pas mon milieu je ne suis pas
autrui et de ce que ces deux pocircles soient deacutependants il ne srsquoensuit pas qursquoils se confondent
ou qursquoils doivent se confondre On peut ainsi ecirctre terriblement bien ajusteacute socialement tout en
eacutetant au comble de la deacutepossession de soi la Hitlerjugend avait un sens eacuteminent du sacrifice
Ce nrsquoest pas agrave dire que celui est ajusteacute agrave lui-mecircme ne pourra pas ecirctre ajusteacute aux autres
mais ce rapport agrave lrsquoalteacuteriteacute sera une eacutemergence au sens drsquoEdgar Morin les eacutemergences sont
des laquo proprieacuteteacutes ou qualiteacutes issues de lrsquoorganisation drsquoeacuteleacutements ou constituants divers associeacutes
en un tout indeacuteductibles agrave partir des qualiteacutes ou proprieacuteteacutes des constituants isoleacutes et
irreacuteductibles agrave ces constituants raquo ce sont des laquo qualiteacutes supeacuterieures issues de la complexiteacute
organisatrice raquo qui possegravedent cette capaciteacute de pouvoir laquo reacutetroagir sur les constituants en leur
confeacuterant les qualiteacutes du tout raquo (Morin 2004 p 263) Inversement on pourrait concevoir un
ajustement agrave soi qui reacutesulterait du dressage ndash hypothegravese toute theacuteorique car on ne voit pas
comment celui qui se voit comme un moyen pourrait se consideacuterer comme une fin ndash pour
reprendre une terminologie kantienne on ne voit pas comment le prix tout quantitatif
pourrait se transmuer en digniteacute qualitative Toute la question est alors de deacuteterminer si de
lrsquoeacuteleacutevation peut surgir la conformiteacute aux attentes sociales une subordination volontaire les
effets attendus du dressage et reacuteciproquement si de lrsquoheacuteteacuteronomie peut jaillir lrsquoautonomie
Ainsi on le voit lrsquoantinomie du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation ne recoupe pas lrsquoopposition
du collectif et de lrsquoindividuel Social et moral ni ne se recouvrent (contrairement agrave ce que de
nombreuses traditions reacuteductionnistes proposent) ni ne srsquoexcluent
48
Psittacisme et appropriation
Le rapport au savoir est teinteacute par cette antinomie
Dresser en matiegravere drsquoinstruction crsquoest nrsquoexiger que le psittacisme (selon le neacuteologisme
de Leibniz) la reacutepeacutetition meacutecanique drsquoune lettre morte drsquoougrave le sens est absent et destineacutee agrave
ecirctre deacutesapprise sitocirct la tension qui reacuteclamait sa preacutesence cesse Effort de meacutemorisation certes
mais de tregraves court terme et pour un reacutesultat extrinsegraveque au savoir mecircme la note le diplocircme
la pose etc A contrario eacutelever crsquoest ambitionner la connaissance lrsquoappropriation organique
drsquoune information (crsquoest-agrave-dire selon le mot de Gregory Bateson drsquoune laquo diffeacuterence qui fait la
diffeacuterence raquo) qui demeurera disponible et servira agrave la formation du jugement La connaissance
est alors inteacutegreacutee
Le dressage instruit tant que dure la contrainte et ne vise qursquoau vernis de savoir en
sorte qursquoil soit bien uniforme et poli (au sens de polissage) quoique ce qui se trouve en-
dessous soit absolument ignoreacute Le dressage se combine fort bien avec une forme de
planification ndash des compeacutetences voire des personnaliteacutes Lrsquoeacuteleacutevation œuvre au contraire en
profondeur et on ne saurait preacutevoir ce qursquoelle engendre (ou ce qursquoelle segraveme selon une autre
analogie) eacutelever crsquoest creacuteer de lrsquoinattendu chez celui qursquoon eacuteduque
On peut anticiper ce que le dressage produit Le dressage produit ce que Nietzsche
appelle dans La Geacuteneacutealogie de la morale une laquo camisole de force sociale raquo (2000 p 122)
Lrsquohomme est rendu preacutevisible Lrsquoeacuteleacutevation engendre un reacutesultat impreacutevisible Carl Rogers eacutecrit
agrave ce sujet laquo cette personne apparaicirctra agrave elle-mecircme comme quelqursquoun agrave qui lrsquoon peut se fier
sans pourtant pouvoir preacutedire drsquoune faccedilon preacutecise son comportement raquo (1972 p 292)
Le dressage est susceptible drsquoune objectiviteacute dans ses proceacutedures il suffit drsquoappliquer
des routines (quoique les conseacutequences soient toujours marqueacutees du sceau de lrsquoincertitude ndash
routine nrsquoest pas algorithme) Lrsquoindustrialisation de lrsquoeacuteducation (un maximum drsquoeffets avec un
minimum de moyens) relegraveve de cette logique eacuteconomique qui vise lrsquoefficaciteacute agrave court terme
le dressage vise les reacutesultats Lrsquoeacuteleacutevation au contraire requiert implication empathie Son
issue est toujours incertaine et relegraveve drsquoune estheacutetique creacuteatrice Lrsquoeacuteleacutevation est centreacutee sur
la personne
Est dresseacute celui dont on a conditionneacute la conduite corporelle et prescrit ce qursquoil devait
penser Est eacuteleveacute celui dont on a deacuteconditionneacute lrsquoesprit pour lrsquoeacutelever autant que possible agrave
lrsquouniversel
49
Socialisation restreinte et socialisation eacutelargie
Dresser un esprit crsquoest socialiser le sujet avec une socieacuteteacute deacutetermineacutee agrave lrsquoexclusion de
toute autre crsquoest en faire le membre drsquoune communauteacute restreinte Dresser crsquoest faire de
lrsquoindividu un ecirctre de preacutejugeacutes gros de laquo repreacutesentations collectives raquo (selon la formule de
Durkheim) plein de laquo croyances dogmatiques raquo (comme Tocqueville lrsquoestimait neacutecessaire) qui
lrsquoaideront agrave inteacutegrer une eacutetroite socieacuteteacutendash cette socieacuteteacute hic et nunc Eacuteduquer au contraire crsquoest
moraliser le sujet crsquoest en faire un ecirctre aussi libre de preacutejugeacutes que possible Eacutelever crsquoest faire
de lrsquoindividu un courageux sceptique agrave mecircme de srsquoadapter agrave plusieurs socieacuteteacutes possibles
Degraves lors on voit que dresser crsquoest nrsquoexiger du sujet que sa seule obeacuteissance ndash
obeacuteissance qui sera drsquoautant plus reacuteussie qursquoelle sera passive automatiseacutee preacutevisible
homogegravene et laissant la personnaliteacute srsquoexprimer aussi peu que possible Dresser crsquoest
soumettre agrave lrsquoautoriteacute Eacutelever par contraste crsquoest refuser de faire obeacuteir pour faire obeacuteir crsquoest
exiger du sens en impliquant la personnaliteacute qursquoon cherche agrave eacutemanciper sans jamais pouvoir
preacutejuger de lrsquoorientation de cette eacutemancipation Eacutelever crsquoest aider un ecirctre agrave se saisir de son
originaliteacute agrave devenir ce qursquoil est (selon la formule de Pindare dans les Pythiques) agrave creacuteer de
lrsquoheacuteteacuterogegravene Crsquoest apprendre agrave dire non agrave reacutesister agrave refuser toute servitude volontaire
Inteacutegration versus eacutegoiumlsme
Dans Le cheval dans la locomotive Arthur Koestler a eacutecrit
Jrsquoai souligneacute plusieurs fois que les impulsions eacutegoiumlstes de lrsquohomme constituent
un danger historique bien moindre que ses tendances drsquointeacutegration Lrsquoindividu qui se
livre agrave un excegraves drsquoaffirmation agressive de son moi srsquoexpose aux repreacutesailles de la
socieacuteteacute il se met hors la loi il se place en dehors de la hieacuterarchie Le vrai croyant au
contraire srsquoy insegravere plus eacutetroitement il peacutenegravetre dans le sein de lrsquoeacuteglise ou du parti ou
geacuteneacuteralement du holon social auquel il abandonne sa personnaliteacute (Koestler 1968 p
230)
50
Crsquoest qursquoagrave tout prendre lrsquoeacutegoiumlste ne peut faire que peu de mal srsquoil est isoleacute il
rencontrera des forces qui srsquoopposent agrave ses desseins et il devra bien srsquoadapter laquo Les tendances
agrave lrsquointeacutegration sont incomparablement plus dangereuses que les tendances agrave lrsquoaffirmation du
moi raquo (Koestler 1968 p 219) En revanche lorsqursquoindividu se rattache agrave un groupe social et
que ce dernier exige la neacutegation de ses valeurs personnelles (comme observeacute dans lrsquoeacutetat
agentique cf infra) le pire est agrave craindre car rien nrsquoarrecircte un groupe galvaniseacute par la
conviction de bien faire Il y a des pathologies de lrsquointeacutegration quand le groupe social impose
des normes contraires agrave toute eacutethique
Le modegravele et le geacutenie
Dresser crsquoest exiger de la conduite une conformiteacute passive agrave des regravegles qui ne font pas
sens par elles-mecircmes aussi y a-t-il besoin de sollicitation (menace et reacutecompense) Dresser
crsquoest produire du conformisme Eacutelever crsquoest apprendre lrsquooriginaliteacute un style lrsquouniciteacute de la
personnaliteacute
Olivier Reboul eacutecrit ainsi laquo Eacuteduquer ce nrsquoest pas fabriquer des adultes selon un modegravele
crsquoest libeacuterer en chaque homme ce qui lrsquoempecircche drsquoecirctre soi lui permettre de srsquoaccomplir selon
son ldquogeacutenierdquo singulier raquo (Reboul 2010 p 22) Fabriquer des adultes selon un modegravele crsquoest
dresser libeacuterer des obstacles qui empecircche le laquo geacutenie raquo individuel crsquoest eacutelever
Le dressage apprend lrsquoautomate agrave lrsquoecirctre humain Lrsquoeacuteleacutevation apprend agrave donner du sens
laquo crsquoest la deacutecouverte drsquoun sens qui vient de lrsquointeacuterieur de soi-mecircme drsquoun sens qui vient drsquoune
eacutecoute sensible et accueillante agrave toute la complexiteacute de ce que lrsquoon vit en soi raquo en vue de
produire ce que Carl Rogers nomme congruence (Rogers 1972 pp 268-269)
Le besoin de croyance et lrsquoesprit libre
En matiegravere intellectuelle celui qui est dresseacute ne demande rien drsquoautre que des
arguments drsquoautoriteacute auxquels se soumettre Celui qui est eacuteleveacute pourra examiner lrsquoideacutee pour
elle-mecircme indeacutependamment de celui qui lrsquoa eacutenonceacutee
Le dresseacute a besoin de croire (au sens de Nietzsche dans Le Gai savoir)
51
La quantiteacute de croyance dont quelqursquoun a besoin pour se deacutevelopper la
quantiteacute de ldquostablerdquo auquel il ne veut pas qursquoon touche parce qursquoil y prend appui ndash
offre eacutechelle de mesure de sa force (ou pour mrsquoexprimer plus clairement de sa
faiblesse) (Nietzsche 1997 p 292)
Lrsquoeacuteleveacute a le courage de lrsquoincertitude
on pourrait penser un plaisir et une force de lrsquoautodeacutetermination une liberteacute de
la volonteacute par lesquelles un esprit congeacutedie toute croyance tout deacutesir de certitude
entraicircneacute qursquoil est agrave se tenir sur des cordes et des possibiliteacutes leacutegegraveres et mecircme agrave danser
jusque sur le bord des abicircmes Un tel esprit serait lrsquoesprit libre par excellence
(Nietzsche 1997 p 294)
Potestas et auctoritas
Lrsquoantinomie du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation a eacutegalement une connotation politique
symptomatique de la relation que lrsquoeacuteducateur entretient avec lrsquoeacuteduqueacute et lrsquoeacuteducation
Dresser crsquoest se soumettre agrave une autoriteacute speacuteciale agrave lrsquoautoriteacute drsquoune ideacuteologie par
laquelle on aliegravene son jugement Peu importe que cette autoriteacute soit rationnelle quand on
dresse le plus rationnel des nomoi est encore une theacutemis Eacutelever crsquoest initier agrave lrsquoAutoriteacute de la
Culture freacutequenter les grandes œuvres qui forment le jugement et visent un commun destineacute
agrave srsquoeacutelargir Rien ne paraicirct alors plus insupportable que lrsquoarbitraire
Dresser crsquoest imposer une hieacuterarchie ougrave le maicirctre commande et le sujet obeacuteit Eacutelever
crsquoest engager une relation drsquoeacutegaliteacute ougrave maicirctre et eacutelegraveve se respectent et sont co-responsables
des apprentissages
Celui qui est dresseacute est deacutependant drsquoun supeacuterieur Celui qui est eacuteleveacute recherche
lrsquoindeacutependance
52
Le sujet dresseacute est reacuteduit agrave lrsquoexpression de son utiliteacute agrave court terme il est fait pour une
fonction et crsquoest la fonction qui deacutetermine lrsquoorganon cet instrument qursquoest le corps On
cherche agrave employer agrave avoir du rendement Le sujet dresseacute peut bien ecirctre un speacutecialiste ndash il
nrsquoest que speacutecialiste Le sujet eacuteleveacute lrsquoest pour lui-mecircme sans que son eacuteducation ne se justifie
par avance par ce qursquoil restituera par la suite Lrsquoissue est de lrsquoordre du possible dans un horizon
drsquoincertitude Ce qursquoil apprend nrsquoest pas utilitaire ndash mais utilisable mobilisable crsquoest lrsquoorganon
qui creacutee la fonction Lrsquoeacuteducation est alors ressource disponibiliteacute feacuteconditeacute Le sujet srsquoeacutelegraveve agrave
la hauteur drsquoune culture geacuteneacuterale ndash qui nrsquointerdit pas la speacutecialisation mais invite agrave ces
eacutechanges de points de vue (analyse et synthegravese) qui font la vie de lrsquointelligence dialectique
Former et apprendre
Peut-ecirctre agrave la place du dressage aurions-nous gagneacute agrave parler de formation au sens ougrave
Olivier Reboul la deacutefinit laquo Qursquoest-ce que la formation [hellip] la formation est la preacuteparation de
lrsquoindividu agrave telle ou telle fonction sociale raquo (Reboul 2010 p 17) En revanche nous donnons
un tout autre sens beaucoup plus large au terme eacutelever qui deacutesigne chez Reboul laquo lrsquoeacuteducation
spontaneacutee raquo (Reboul 2010 p 16) essentiellement familiale (maternelle mecircme semble-t-il)
faite sans programme sans intention sans codification A contrario lrsquoeacuteducation serait
lrsquoapanage des professionnels Drsquoun cocircteacute la famille qui eacutelegraveve baigneacutee dans des affects de
lrsquoautre cocircteacute lrsquoenseignant qui eacuteduque et fait apprendre par des techniques codifieacutees sans
avoir besoin de se faire aimer
Cette dichotomie nous paraicirct contestable Deacutejagrave parce que seacuteparer lrsquoaffect de la raison
nous semble psychologiquement ecirctre une gageure ensuite parce qursquoeacutetablir une frontiegravere
stricte entre eacutelever et eacuteduquer (en fait instruire) nous paraicirct artificiel La raison de cette
seacuteparation stricte apparaicirct plus loin lorsque Reboul deacutecrit la famille comme une structure
hieacuterarchique
Piaget (1957) a montreacute que la famille tend agrave maintenir chez lrsquoenfant une morale
de contrainte et de soumission agrave une regravegle drsquoautant plus sacreacutee qursquoelle est
incomprise En proteacutegeant lrsquoenfant et en lrsquoeacutelevant la famille risque toujours drsquoen faire
un eacuteternel mineur (Reboul 2010 p 33)
53
Si la famille eacutetait condamneacutee agrave ecirctre cette monarchie conservatrice qui se contente de
soumettre on pourrait accorder cette deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de sa capaciteacute agrave eacuteduquer Mais il nrsquoy
aucune fataliteacute agrave ce que la famille reproduise ce modegravele asservissant En revanche nous nous
accordons avec Reboul lorsqursquoil donne cette signification agrave lrsquoexpression apprendre crsquoest-agrave-dire
apprendre agrave laquo devenir meilleur raquo laquo Deacutevelopper les potentialiteacutes drsquoecirctre humain que chacun
porte en soi Lrsquoeacuteducation dans tous les domaines depuis la naissance jusqursquoau dernier jour
crsquoest drsquoapprendre agrave ecirctre homme raquo (Reboul 2010 p 19) Crsquoest cet apprendre que nous avons
deacutesigneacute sous le terme drsquoeacuteleacutevation
LrsquoEacutecole et lrsquoeacuteducation relativiste
Henri Laborit dans lrsquoEacuteloge de la fuite comprend lrsquoeacuteducation comme laquo formation du
systegraveme nerveux raquo (Laborit 1985b p 56)
LrsquoEacutecole a drsquoapregraves lrsquoauteur pour but de laquo creacuteer des automatismes de comportements
de jugements de penseacutee raquo agrave mecircme de fournir agrave ceux qui la subissent laquo un langage une
attitude des habitudes des jugements conformes agrave la structure hieacuterarchique de dominance raquo
(Laborit 1985b p 57) Il srsquoagit de produire du conformisme afin que lrsquoenfant soit le plus
possible laquo lrsquoentiegravere expression de son milieu raquo Lrsquoambition de cette eacuteducation est laquo la
promotion sociale raquo et elle ne peut produire que lrsquointoleacuterance laquo car lrsquointoleacuterance et le
sectarisme sont toujours le fait de lrsquoignorance et de la soumission sans conditions aux
automatismes les plus primitifs eacuteleveacutes au rang drsquoeacutethiques de valeurs eacuteternelles jamais remises
en cause raquo (Laborit 1985b p 58) Telle est drsquoapregraves la distinction que nous proposons la viseacutee
du dressage
Lrsquoeacuteducation relativiste vise au contraire laquo la creacuteativiteacute lrsquooriginaliteacute de penseacutee raquo Il srsquoagit
de stimuler les zones associatives afin de leur laisser une indeacutependance fonctionnelle
Lrsquoeacuteducation de la creacuteativiteacute exige drsquoabord de dire qursquoil nrsquoexiste pas de certitudes
ou du moins que celles-ci sont toujours temporaires efficaces pour un instant donneacute
de lrsquoeacutevolution mais qursquoelles sont toujours agrave redeacutecouvrir dans le seul but de les
abandonner aussitocirct que leur valeur opeacuterationnelle a pu ecirctre deacutemontreacutee Lrsquoeacuteducation
54
que jrsquoai appeleacutee ldquorelativisterdquo me paraicirct ecirctre la seule digne du petit de lrsquoHomme (Laborit
1985b p 57)
Il srsquoagit drsquoeacutelever des laquo individus sans uniformes raquo aptes agrave la toleacuterance Celui qui srsquoeacutelegraveve
deacutecouvre bien une angoisse ndash mais crsquoest celle de la responsabiliteacute
Eacutetat agentique et eacutetat autonome
Le dressage produit cet eacutetat agentique deacutecrit par Milgram lrsquoindividu se conccediloit comme
un simple agent drsquoexeacutecution au service drsquoun supeacuterieur qursquoil considegravere comme leacutegitime
Lrsquoeacuteleacutevation conduit au contraire agrave lrsquoautonomie qui consiste a minima dans le fait de se sentir
lrsquoauteur de sa propre conduite
Milgram deacutecrit lrsquoeacutetat agentique de la maniegravere suivante laquo Par [eacutetat agentique] je
deacutesigne la condition de lrsquoindividu qui se considegravere comme lrsquoagent exeacutecutif drsquoune volonteacute
eacutetrangegravere par opposition agrave lrsquoeacutetat autonome dans lequel il estime ecirctre lrsquoauteur de ses actions raquo
(Milgram 2017 p 203)
Milgram preacutecise le statut pheacutenomeacutenologique de lrsquoeacutetat agentique
un individu est en eacutetat agentique quand dans une situation sociale donneacutee il se deacutefinit
de faccedilon telle qursquoil accepte le controcircle total drsquoune personne posseacutedant un statut plus eacuteleveacute
Dans ce cas il ne srsquoestime plus responsable de ses actes Il voit en lui un simple instrument
destineacute agrave exeacutecuter les volonteacutes drsquoautrui (Milgram 2017 p 203)
Lrsquoeacutetat agentique est un eacutetat mental qui srsquoapprend et crsquoest cet apprentissage de
lrsquoobeacuteissance et de soumission agrave lrsquoautoriteacute que nous entendons par dressage
Lrsquohomme domestiqueacute et lrsquohomme reacutealiseacute
Avec le dressage lrsquoenfant est toujours suspect par principe crsquoest lui qursquoon accusera en
prioriteacute par rapport agrave lrsquoadulte Lrsquoenfant est consideacutereacute comme deacuteviant comme un criminel en
puissance Il faut donc le redresser le dressage suppose un pessimisme anthropologique Avec
lrsquoeacuteleacutevation la responsabiliteacute est partageacutee et mecircme assumeacutee largement par lrsquoadulte Quant agrave
55
lrsquoenfant il nrsquoest pas consideacutereacute comme mauvais a priori il est donc agrave guider agrave orienter en
partant de ce qursquoil est en supposant moins qursquoil voudra le bien qursquoil ne voudra pas le mal
Kant est un repreacutesentant de ce pessimisme anthropologique il estime donc neacutecessaire
la preacutesence drsquoun maicirctre pour contenir la tendance creacutepusculaire des liberteacutes Dans lrsquoIdeacutee drsquoune
histoire universelle au point de vue cosmopolite on lit laquo Lrsquohomme est un animal qui du
moment ougrave il vit parmi drsquoautres individus de son espegravece a besoin drsquoun maicirctre Car il abuse agrave
coup sucircr de sa liberteacute agrave lrsquoeacutegard de ses semblables raquo (Kant 2011) Drsquoougrave la neacutecessiteacute tregraves tocirct de
la discipline pour contenir les laquo penchants animaux raquo de lrsquohomme - sans quoi laquo il suivra tous
ses caprices raquo (Kant 1974 p 71) et il srsquoadonnera agrave la sauvagerie Lrsquo laquo unique cause du mal
crsquoest que la nature nrsquoest pas soumise agrave des regravegles raquo (Kant 1974 p 80) En ce sens Kant
considegravere que le dressage doit ecirctre chronologiquement premier laquo La premiegravere eacutepoque chez
lrsquoeacutelegraveve est celle ougrave il doit faire preuve de soumission et drsquoobeacuteissance passive raquo Mais crsquoest pour
mieux preacuteparer la seconde eacutepoque ougrave la liberteacute lui est restitueacutee ndash mais toujours sous forme
drsquoobeacuteissance agrave la loi Drsquoougrave la difficulteacute ineacutevitable laquo comment unir la soumission sous une
contrainte leacutegale avec la faculteacute de se servir de sa liberteacute Car la contrainte est neacutecessaire raquo
(Kant 1974 p 87) Le paradoxe la difficulteacute consiste agrave penser une contrainte libeacuteratrice une
soumission eacutemancipatrice
Le moyen et la fin
Avec le dressage il y a une deacuteconnexion des moyens aux fins tous les moyens sont
jugeacutes pertinents pour peu qursquoils soient efficaces La fin justifie les moyens y compris la
violence
Avec lrsquoeacuteleacutevation il y a une continuiteacute entre les fins et les moyens employeacutes pour y
parvenir Des moyens sont absolument exclus
La moraline et la vraie morale
Le dressage produit de la moraline La moraline se crispe sur quelques apparences de
civilisation se veut rigide et inflexible et nrsquoest que la caricature vide la momification drsquoune
vie morale qui srsquoest eacutevideacutee de sa substance La moraline ne cherche que lrsquoexactitude dans les
apparences la vie inteacuterieure ne lrsquointeacuteresse pas Elle nrsquoaime elle nrsquoadore que le protocole
lrsquoapparence de vertu le masque Drsquoougrave son attachement aux mots principalement aux grands
56
mots qui semblent se reacutealiser par le fait mecircme de les invoquer dans une performativiteacute
magique
Lrsquoeacuteleacutevation engendre une laquo vraie morale raquo au sens de Pascal (fragment 513 dans
lrsquoeacutedition Lafuma laquo la vraie morale se moque de la morale raquo Pascal 1972 p 576) La vraie
morale est subversive peacutetillante insolente (au sens eacutetymologique drsquoinsolens insolite) au
besoin elle est porteacutee par lrsquoexigence de ne pas se satisfaire de ce que lrsquoon a et encore moins
de ce que lrsquoon est Elle nrsquoaime que lrsquoauthenticiteacute la congruence entre penseacutees affects et
conduite la probiteacute jusqursquoagrave la dureteacute
Bonhomie et bonteacute
Chamfort dans ses Maximes (119) a eacutecrit laquo Un homme sans eacuteleacutevation ne saurait avoir
de bonteacute il ne saurait avoir que de la bonhomie raquo Crsquoest cette bonhomie que vise au mieux
le dressage au point de vue moral lrsquoagreacuteable compagnie la politesse Lrsquoeacuteleacutevation vise la bonteacute
crsquoest une geacuteneacuterositeacute inventive
Pour le dire dans le vocabulaire de Rousseau le dressage favorise lrsquoamour-propre (la
comparaison la rivaliteacute la laquo fureur de se distinguer raquo) Lrsquoeacuteleacutevation renforce lrsquoamour de soi
(passion primitive qui nous recentre sur nous-mecircme)
Conversions
Dans la suite de notre travail nous utiliserons volontiers le terme de conversion pour
deacutesigner le geste eacuteducatif par lequel on eacutelegraveve Mais une preacutecision est indispensable car le
terme de laquo conversion raquo a deux sens un sens religieuxdogmatique et un sens proprement
philosophique Ce premier sens apparaicirct lorsqursquoon dit laquo convertir agrave raquo ndash un dogme il srsquoagit de
conformer lrsquoopinion et mecircme de lrsquoalieacutener absolument agrave une autoriteacute personnifieacutee et qui ferait
du sujet de la conversion un sujet de laquo gracircce raquo auquel on aurait laquo reacuteveacuteleacute raquo la veacuteriteacute Le second
sens eacutemerge lorsqursquoon dit laquo convertir vers raquo il srsquoagit drsquoeacutemanciper absolument le jugement et
de produire un mouvement zeacuteteacutetique sans preacutesomption de possession aleacutethique La
conversion au premier sens du terme preacutetend ecirctre la lumiegravere mecircme voire la vision quand la
conversion au second sens terme nrsquoentend qursquoorienter diffeacuteremment le regard en laissant au
sujet la liberteacute de voir ou de ne voir pas
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Crsquoest par ce second sens de la conversion (περιαγωγή) que Platon caracteacuterise
lrsquoeacuteducation (παιδεία 518b) lorsqursquoil eacutecrit dans la Reacutepublique (livre VII 518d )
Il existerait degraves lors dis-je un art pour cela un art de ce retournement un art
consacreacute agrave la maniegravere dont cet instrument peut ecirctre retourneacute le plus facilement et le
plus efficacement possible non pas lrsquoart de produire en lui la puissance de voir puisqursquoil
la possegravede deacutejagrave sans ecirctre toutefois correctement orienteacute ni regarder lagrave ougrave il faudrait
mais lrsquoart de mettre en œuvre ce retournement (Platon 2011 p 1683)
Lagrave ougrave nous nous seacuteparons de Platon crsquoest quand il estime (dans le contexte de la
Reacutepublique) que cette eacuteducation est reacuteserveacutee agrave une eacutelite celle qui devra gouverner Nous
pensons au contraire que la seule eacuteducation viable est celle qui vise lrsquoexcellence pour tous
autant que possible Sans quoi on aura tocirct fait de se satisfaire du dressage pour tous autant
que possible La socieacuteteacute la culture lrsquohumaniteacute a tout agrave perdre de ce manque drsquoambition
eacuteducatif qui souvent dans un cynisme qui passe par trop inaperccedilu se preacutesente en reacutealisme
Se contenter de dresser crsquoest refuser drsquoaccorder agrave lrsquoeacuteducation sa mission crsquoest donc au sens
propre deacutemissionner
Disons les choses plus nettement il y a une conversion qui dresse qui aliegravene par la
certitude qursquoelle apporte et une conversion qui eacutelegraveve qui eacuteduque par lrsquoincertitude agrave laquelle
elle preacutepare
Peut-on passer drsquoune conversion agrave une autre Peut-on soutenir ce paradoxe (cette
contradiction ) contraindre agrave ecirctre libre Faire violence pour eacutemanciper Drsquoapregraves A
Ouzoulias la reacuteponse de Platon peut se comprendre dans cette optique laquo il faut une violence
initiale pour contraindre par une intervention exteacuterieure lrsquoacircme agrave se tourner vers les veacuteriteacutes
premiegraveres [hellip] La peacutedagogie nrsquoeacutechappe pas agrave ce tour de force initial raquo (Kahn Ouzoulias amp
Thierry 1990 pp 19-49) Crsquoest aussi la proposition de Rousseau qui nrsquoheacutesite pas agrave eacutecrire dans
Le Contrat social qursquoau sujet refusant drsquoobeacuteir agrave la Volonteacute Geacuteneacuterale laquo on le forcera drsquoecirctre
libre raquo (Rousseau 1971a p 524) Cet oxymore est-il lrsquoune de ces (in)eacutevidences incontournables
de la philosophie de lrsquoeacuteducation et qui fait de la sanction une fataliteacute
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Dans la suite de notre texte nous entendrons par conversion cette maniegravere drsquoeacutelever
lrsquoecirctre agrave eacuteduquer ndash conversion non seulement compatible avec le principe de laiumlciteacute mais qui
pourrait mecircme en ecirctre sa condition de possibiliteacute
12 Quelques preacutecisions au sujet du vocabulaire employeacute
121 Pourquoi nous ne sommes pas kantien
Contrairement agrave ce que le vocabulaire employeacute preacuteceacutedemment laisse entendre
lrsquoorientation drsquoune telle division nrsquoest pas drsquoobeacutedience kantienne
On sait que Kant a fait de lrsquoautonomie la viseacutee de la morale ecirctre capable de se
deacuteterminer en dehors de toute affection sensible Chez Kant cela signifie le fait de se
deacuteterminer par la raison en fonction non de la matiegravere de la repreacutesentation mais de sa forme
seule agrave savoir drsquoapregraves une loi porteuse de lrsquoexigence drsquouniversaliteacute Cette loi eacutetant la mecircme
pour tous les ecirctres capables de moraliteacute il srsquoensuit que la moraliteacute est agrave comprendre drsquoapregraves
un modegravele unique celui drsquoune volonteacute sainte qui agirait spontaneacutement drsquoapregraves le principe de
la loi morale On nrsquoa donc chez Kant le choix en morale qursquoentre une heacuteteacuteronomie (soumission
agrave la sensibiliteacute) et lrsquoautonomie (soumission agrave un modegravele rationnel de conduite)
Dans cette optique il nrsquoy a il ne doit y avoir aucune place pour lrsquooriginaliteacute morale
Lrsquoheacuteteacuteronomie est marqueacutee du sceau de la deacutetestable pluraliteacute lrsquoautonomie au contraire vise
lrsquouniteacute Lrsquoautonomie drsquoapregraves Kant crsquoest la capaciteacute agrave agir drsquoapregraves un modegravele unique de
conduite Or cette conception de lrsquoautonomie nous paraicirct pauvre deacutesincarneacutee homogegravene
abstraite ndash en un mot en accordant tout agrave la raison et rien agrave la sensibiliteacute Kant nous paraicirct
manquer ce que lrsquoeacutethique a de vivant Singuliegravere liberteacute que de ne pouvoir srsquoeacutelever que contre
la nature
Crsquoest que la morale theacuteoriseacutee kantienne repose sur le preacutesupposeacute drsquoun dualisme entre
sensibiliteacute et raison (ou nature et liberteacute) la distance qui les abicircme srsquoavegravere agrave ce point radicale
que tous les ponts conceptuels du monde ne peuvent les relier Lrsquoeacutecart originaire ne saurait
ecirctre reacutesorbeacute la contradiction toujours en lrsquohumain persistera il faudra choisir entre un
despotisme exteacuterieur (la nature) et un despotisme inteacuterieur (la fameuse laquo voix drsquoairain raquo de
lrsquoIdeacutee de devoir) Lrsquoappel kantien agrave la subjectiviteacute est pertinent mais la reacuteduction de la
subjectiviteacute agrave la subjectiviteacute transcendantale toute de raison et deacutesaffecteacutee eacutevide la moraliteacute
de toute appropriation effective par un sujet capable drsquoinventer et mecircme drsquoaimer
59
Agrave rebours de cette conception homogegravene et universelle de lrsquoautonomie nous
soutenons (drsquo)apregraves Guyau une conception anomique de la solidariteacute morale Lrsquooriginaliteacute
individuelle dans ce qursquoelle a de creacuteatrice drsquoinnovant drsquoimpreacutevisible dans lrsquoart drsquointensifier la
vie
En raison de la reacutesonance extraordinaire de la terminologie kantienne dans le champ
moral (ougrave le concept drsquoautonomie a connu une fortune qui va souvent jusqursquoau contresens)
nous conservons le terme drsquoautonomie avec le deacuteplacement de sens que nous venons de
proposer lrsquo αὐτός de lrsquoautonomie nrsquoest pas de lrsquoordre universel de la raison mais relegraveve drsquoune
creacuteation originale reacutepondant agrave lrsquoappel de la vie
122 Pourquoi nous ne sommes pas nietzscheacuteen
On trouve chez Nietzsche une distinction approchante entre dresser et eacutelever ndash mais
son sens est radicalement diffeacuterent Dans Le Creacutepuscule des idoles (2005 p 162 et ss)
Nietzsche oppose le dressage (Zaumlhmung) et lrsquoeacutelevage (Zuumlchtung) Patrick Wotling a deacutemontreacute
(Wotling 2012 pp 275-298) que le premier est le fruit de la civilisation le second de la culture
et que la condamnation par Nietzsche du dressage (sur la base drsquoune critique du ressentiment)
repose sur la promotion de lrsquoeacutelevage P Wotling eacutecrit en ce sens
La veacuteritable ligne de force de lrsquoopposition tient agrave ce que la Cultur met en œuvre
une Zuumlchtung en accord avec les exigences fondamentales de la volonteacute de puissance
et recherche lrsquoeacuteleacutevation de la valeur de lrsquohomme alors que la Civilisation par exemple
le christianisme est une forme deacutecadente de culture qui ne met en œuvre qursquoune
Zaumlhmung visant agrave brimer la volonteacute de puissance agrave rendre malade et agrave affaiblir le type
drsquohomme que Nietzsche caracteacuterise comme supeacuterieur accompli ou encore abouti et
agrave privileacutegier lrsquoapparition drsquoun type deacutecadent (Wotling 2012 p 298)
Mais Nietzsche estime que la distinction entre dressage et eacutelevage tient moins aux
moyens engageacutes (qui sont effroyables et immoraux) qursquoagrave leur viseacutee laquo La morale de lrsquoeacutelevage
et la morale du dressage se valent parfaitement quant aux moyens qursquoelles emploient pour
60
srsquoimposer raquo (Nietzsche 2005 p 165) elles rendent malades Mais lagrave ougrave le dressage rend
malades les ecirctres les plus forts les plus emplis de vitaliteacute lrsquoeacutelevage rend malade les ecirctres les
plus cheacutetifs afin que les plus forts puissent eacutepanouir leur puissance Le dressage vise
lrsquoaffaiblissement voire lrsquoannihilation des pulsions de vie notamment en deacuteveloppant la
mauvaise conscience (voir le second traiteacute de la Geacuteneacutealogie de la morale 2000 et notamment
p 128 et ss) Lrsquoeacutelevage au contraire consiste agrave eacuteduquer ndash agrave commencer par lrsquoeacuteducation du
corps qui doit assimiler les contraintes afin de produire agrave lrsquohorizon de plusieurs geacuteneacuterations
un style (voir Le Creacutepuscule des idoles Raids drsquoun inactuel sect47 2005 pp 212-213) Nietzsche
demeure un auteur pour lequel la contrainte y compris dans ce qursquoelle a de plus absurde
demeure absolument requise pour faire naicirctre de la culture ndash le sect188 de Par-delagrave bien et mal
est par exemple consacreacute agrave la critique du laisser-aller et propose en contrepoint un eacuteloge de
la contrainte laquo cette tyrannie cet arbitraire cette rigoureuse et grandiose becirctise ont eacuteduqueacute
lrsquoesprit lrsquoesclavage est semble-t-il au sens le plus grossier et le plus subtil le moyen
indispensable pour discipliner et eacutelever lrsquoesprit aussi raquo (Nietzsche 2003 p 144) Lrsquoobeacuteissance
serait ainsi lrsquoimpeacuteratif mecircme de la nature
Nous nous seacuteparons de Nietzsche en distinguant eacutelevage et eacuteleacutevation Si eacutelevage et
dressage srsquoopposent sur les fins ils srsquoaccordent sur les moyens eacutelevage et eacuteleacutevation
srsquoopposent sur les moyens Lrsquoeacutelevage se fait par la contrainte qui se perpeacutetue sur des
geacuteneacuterations et fait fi de la personnaliteacute (preacutecisons des plus humbles) Nietzsche eacutetait un esprit
radicalement aristocratique qui croyait agrave la neacutecessiteacute de lrsquoesclavage (Creacutepuscule des idoles sect40
agrave proposer des ouvriers auxquels on accorde des droits laquo Si lrsquoon veut atteindre un but on doit
en vouloir aussi les moyens si lrsquoon veut des esclaves on est fou de leur accorder ce qui en fait
des maicirctres raquo 2005 p 206) Lrsquoeacuteleacutevation telle que nous lrsquoentendons engage des moyens qui
interdisent de penser lrsquoautre autrement que comme une fin
La liberteacute peut-elle ecirctre atteinte par des moyens liberticides Apregraves Hegel qui estimait
que lrsquoalieacutenation conditionne la culture Nietzsche lrsquoaffirme crsquoest par lrsquoobeacuteissance
inconditionneacutee agrave des lois arbitraires (on mesure la distance avec Kant pour lrsquoauteur de la
Critique de la raison pratique la loi morale est tout sauf arbitraire) qursquoon parvient agrave eacutelever
lrsquoesprit Le paradoxe est assumeacute la liberteacute dans lrsquoeacuteducation relegraveverait du fantasme anarchiste
(terme qui sert chez Nietzsche de fourre-tout agrave lrsquoinstar des ideacutees modernes et qui deacutesignent
lrsquoeacutegalitarisme autant que la haine de la souffrance) seules la contrainte et osons mecircme la
dureteacute sont agrave mecircme drsquoeacutelever lrsquohomme Pour Nietzsche la liberteacute nrsquoest pas une donneacutee initiale
61
elle est une conquecircte contre soi et contre autrui au besoin La liberteacute est libeacuteration de
puissance La plasticiteacute de lrsquohomme fait qursquoil est creacuteateur et creacuteature ndash et que crsquoest agrave la laquo grande
politique raquo drsquoœuvrer agrave ce que lrsquohomme peut devenir le Surhumain
Pour notre part nous pensons que lrsquoœuvre de lrsquoeacuteducation doit prendre lrsquoecirctre agrave eacuteduquer
comme une fin indeacutependamment de toute grande politique (au sens nietzscheacuteen du terme)
Lrsquoeacutemancipation et la culture de ses faculteacutes pour elles-mecircmes doivent ecirctre les objectifs au
fond plus humbles des peacutedagogues qui ne veulent pas eacutelever des laquo races raquo Plus humbles et
pourtant plus deacutelicats car il ne srsquoagit pas de reacuteserver lrsquoeacuteleacutevation (plutocirct que lrsquoeacutelevage) aux
happy few Et surtout nous pensons que ce nrsquoest pas un paradoxe mais une veacuteritable
contradiction que de vouloir eacutelever avec des moyens contraires agrave toute eacuteleacutevation On ne
deacuteveloppe pas lrsquoindeacutependance drsquoesprit en lrsquoasservissant Nietzsche du reste lrsquoaccorderait
pour les masses le reacutesultat en serait un terrifiant conformisme Mais Nietzsche nrsquoa cure des
masses qursquoil meacuteprise il est tourneacute vers lrsquoexception reacutesiliente qui jusqursquoalors nrsquoa eacutemergeacute que
par le fait du hasard celle qui saura un jour creacuteer parce qursquoelle aura appris agrave obeacuteir Crsquoest lagrave ce
que nous contestons doublement drsquoune part les masses ne doivent pas ecirctre sacrifieacutees au
profit drsquoune eacutelite culturelle drsquoautre part la contrainte (laquo agrave deux doigts de la tyrannie au seuil
mecircme du danger drsquoasservissement raquo eacutecrit Nietzsche au sect38 du Creacutepuscule des idoles 2005
p203) au fond martiale (laquo La guerre eacutelegraveve agrave la liberteacute [hellip] Lrsquohomme libre est guerrier raquo 2005
p 203) nrsquoest sans doute pas un proceacutedeacute approprieacute pour creacuteer de la creacuteation Elle est bien plus
propre agrave creacuteer des neacutevroses et des troubles de la personnaliteacute que de la grandeur ndash agrave supposer
drsquoailleurs que la grandeur loueacutee par Nietzsche soit autre chose qursquoune neacutevrose (et sans doute
pas une laquo neacutevrose de la santeacute raquo comme le philosophe lrsquoestimait pourtant au sect4 de son Essai
drsquoautocritique consacreacute agrave La Naissance de la trageacutedie 1993 p26)
13 Problegravemes lieacutes
131 Antinomie 1 socialiser avec quelle socieacuteteacute
Le concept de socialisation est ambigu On peut reacuteduire toute lrsquoeacuteducation agrave cette
fonction Mais il faut aussitocirct alors demander agrave la suite drsquoOlivier Reboul laquo ldquoLa socialisationrdquo
crsquoest inteacutegrer lrsquoenfant agrave la socieacuteteacute mais agrave quelle socieacuteteacute raquo (La Philosophie de lrsquoeacuteducation p
10)
62
Socialisations
Tant qursquoil sera en lien avec autrui le sujet pourra ecirctre dit socialiseacute mais quel genre de
lien veut-on Veut-on un lien drsquoobeacuteissance et de conformisme Voici le dressage Veut-on un
lien de dialogue et de liberteacute Voici lrsquoeacuteleacutevation la veacuteritable eacuteducation
Srsquoagit-il de socialiser avec les seuls contemporains et la seule citeacute drsquoappartenance du
sujet On parlera alors de dressage on exige du sujet socialiseacute qursquoil se conforme aux normes
de son temps et de sa localiteacute Srsquoagit-il de socialiser avec la socieacuteteacute humaine en son entier par-
delagrave les frontiegraveres au-delagrave du cercle (toujours eacutetroit) du preacutesent Srsquoagit-il de socialiser avec
lrsquoavenir avec la socieacuteteacute possible On parlera alors drsquoeacutelever on invite le sujet agrave se deacuteprendre
des liens contingents qursquoil entretient avec le monde hic et nunc pour srsquoapproprier la Culture
Socialiser ou eacutemanciper
Cette antinomie de lrsquoeacuteducation pourrait ecirctre preacutesenteacutee autrement socialiser ou
eacutemanciper On aimerait on voudrait reacutepondre les deux Mais agrave lrsquoextrecircme nrsquoy a-t-il pas risque
drsquoantinomie Lrsquoeacutemancipation la libeacuteration agrave lrsquoeacutegard de tout preacutejugeacute y compris sociaux le
deacuteveloppement de lrsquoesprit critique (y compris agrave lrsquoencontre des structures sociales) srsquoagit-il lagrave
drsquoun ideacuteal compatible avec lrsquoobeacuteissance exigeacutee dans lrsquoordre social Le cas de deacutesobeacuteissance
civile ou lrsquoexemple reacutecent des lanceurs drsquoalerte meacuterite agrave cet eacutegard toute notre attention crsquoest
lagrave le comble de lrsquoeacutemancipation et on voit (notamment concernant les lanceurs drsquoalerte) les
Eacutetats heacutesitent entre un eacuteloge formel (il faut proteacuteger les lanceurs drsquoalerte) et un formalisme
juridique qui encadre ladite deacutesobeacuteissance pour mieux la controcircler et lrsquoabolir comme
deacutesobeacuteissance Eacuteduquer est-ce susciter des vocations de lanceurs drsquoalertes y compris dans
lrsquoilleacutegaliteacute est-ce inciter agrave deacutesobeacuteir Il y a certes un paradoxe que le groupe de Palo Alto a
bien compris agrave formuler une injonction du genre deacutesobeacuteissez car alors la deacutesobeacuteissance
induite nrsquoest que lrsquoeffet drsquoune obeacuteissance
Toute la question est donc eacuteduquer est-ce apprendre la simple obeacuteissance ou au
contraire la dangereuse et vigoureuse deacutesobeacuteissance Les deacutesobeacuteissants sont-ils des bons ou
des mauvais citoyens ndash drsquoauthentiques citoyens ou des hors-la-loi selon le titre de lrsquoœuvre de
Manuel Cervera-Marzal (MAUSS 2016)
63
Lrsquoeacuteconomie contre la culture
Nous soutenons donc lrsquoideacutee que la laquo socialisation raquo a deux significations diffeacuterentes Un
sens eacuteconomique quand on socialise avec la socieacuteteacute preacutesente un sens culturel quand on
socialise avec les geacuteneacuterations passeacutees ou agrave venir La culture au sens drsquoHannah Arendt consiste
agrave produire des œuvres aussi durables que possibles ndash qui ne se consomment pas Socialisation
eacuteconomique et dressage sont donc correacuteleacutes (sont-ils identiques pour autant ) On peut
cependant poser que lrsquoeacuteducation devrait avoir un sens culturel sous peine de la reacuteduire agrave un
ajustement aux exigences eacuteconomiques de la socieacuteteacute
Peut-on consideacuterer que seule une minoriteacute peut acceacuteder agrave la culture Et peut donc
ecirctre eacuteleveacutee Et que la majoriteacute ne peut guegravere preacutetendre agrave autre chose qursquoagrave du dressage Crsquoest
ce que pense Nietzsche par exemple qui estime que les masses ne sont que des moyens pour
parvenir agrave la culture (laquo Une culture eacuteleveacutee est une pyramide elle ne peut reposer que sur une
base elle a pour condition premiegravere une meacutediocriteacute fortement et sainement consolideacutee raquo
Nietzsche 1994 p 124) et peuvent donc ecirctre en un sens sacrifieacutees
Nous reacutecusons radicalement ce preacutejugeacute qui ne vise qursquoagrave asseoir le dressage sur une
pseudo-eacutevidence Nous estimons au contraire que toute philosophie de lrsquoeacuteducation doit
reposer sur un principe drsquoeacuteducabiliteacute Lrsquoeacuteducation pensons-nous doit viser agrave transformer les
ecirctres agrave former en individus aussi indeacutependants que possibles et non pas agrave les reacuteduire au statut
drsquoautomates obeacuteissants Lrsquoutiliteacute sociale que lrsquoEacutetat par exemple doit obtenir des sujets agrave
eacuteduquer doit plier devant lrsquointeacuterecirct que lrsquohumaniteacute en tirerait Le seul moyen de sortir de
lrsquoantinomie Eacutetathumaniteacute est de preacutesupposer que lrsquoEacutetat actuel dans lequel nous vivons est
habiteacute par un ideacuteal drsquohumaniteacute ndash telle est la proposition de Durkheim par exemple dont
lrsquooptimisme nous paraicirct cependant tregraves propre agrave entretenir toutes les illusions Nous ne
sommes pas sucircrs que lrsquoantinomie puisse ecirctre reacutesolue
Cette clause drsquohumaniteacute nrsquoest pas facile agrave respecter elle nous fait pencher du cocircteacute
drsquoun ideacutealisme tregraves dommageable agrave une quelconque incarnation Mais sans elle ne risque-t-
on de tendre vers un nationalisme plus dommageable encore aux principes de lrsquoeacuteducation Agrave
tout prendre nous preacutefeacuterons une eacuteducation ideacuteale qui nrsquoexiste pas agrave une eacuteducation reacuteelle qui
a renonceacute agrave ses exigences au moins nrsquoaurons-nous pas cautionneacute un moindre mal qui nrsquoest
jamais un bien et qui trop souvent nrsquoest qursquoun preacutetexte pour faire le mal dont on se deacutefend
La moraline trop souvent nrsquoest que lrsquoalibi du cynisme Sur les principes moins qursquoailleurs il faut
accepter de transiger car rien nrsquoest pire que la reacutesignation
64
Normalisations
Lrsquoambiguiumlteacute du terme laquo socialisation raquo se retrouve avec celui de laquo normalisation raquo
De quel humain normal srsquoagit-il Srsquoagit-il de lrsquoecirctre normal de facto (crsquoest ainsi que
Foucault par exemple entend ce terme dans Surveiller et punir) Il est alors question de dresser
les corps Srsquoagit-il drsquoecirctre normal de juris (crsquoest ainsi que Annamaria Montessori par exemple
comprend le terme comme ideacuteal drsquoune eacuteducation respectant lrsquoesprit absorbant de lrsquoenfant)
Il sera alors question drsquoeacutelever
Quelle normaliteacute veut-on Plus preacuteciseacutement quelle normativiteacute veut-on Quelle
norme devra nous servir de fil directeur
Le problegraveme de se satisfaire drsquoune normativiteacute de facto est de reacuteduire le possible agrave
lrsquoeffectif quelle est lrsquoambition drsquoune eacuteducation qui se contente du faisable crsquoest-agrave-dire de ce
qui se fait Le problegraveme inverse celui drsquoinvoquer une normativiteacute qui nrsquoest pas encore est
drsquoencourir le blacircme drsquoutopie En matiegravere drsquoinvention normative qursquoest-ce qui est possible
Lrsquoeacuteducation doit-elle se contenter de rendre normal Ou bien doit-elle viser le plus que
normal
132 Antinomie 2 Lrsquourgence autorise-t-elle le dressage
Supeacuterioriteacute axiologique de lrsquoeacuteleacutevation sur le dressage
Il ne fait guegravere de doute au point de vue eacuteducatif et moral ougrave nous nous placcedilons que
le projet drsquoeacutelever vaut davantage que celui de dresser En matiegravere drsquoeacuteducation la viseacutee doit
(drsquoabord ) ecirctre celle de lrsquoeacuteleacutevation
Cette hieacuterarchie pourrait ecirctre contestable au point de vue drsquoune politique eacutetroite qui
nrsquoexige que lrsquoobeacuteissance des sujets Le politique doit gouverner des hommes et lrsquohomme le
plus docile sera le plus gouvernable En matiegravere politique lrsquoobeacuteissance des sujets est une vertu
ndash elle est mecircme peut-ecirctre la vertu par excellence On lrsquoappelle parfois laquo respect raquo voire
laquo respect ducirc agrave lrsquoautoriteacute raquo Crsquoest confondre (intentionnellement ) pouvoir et autoriteacute
Du point de vue de la philosophie eacuteducative et morale en revanche rien nrsquoest moins
assureacute Lrsquoobeacuteissance nrsquoest vertu que probleacutematiquement Aussi le bon citoyen ne doit-il pas
obeacuteir inconditionnellement il doit pouvoir srsquoeacutelever contre un pouvoir qursquoil estime injuste
Toute la difficulteacute est qursquoil doit le faire au nom drsquoun ideacuteal drsquohumaniteacute non pas agrave celui drsquoun ideacuteal
65
eacutetroit Srsquoeacutelever contre le pouvoir au nom drsquoun profit personnel crsquoest srsquoabaisser srsquoeacutelever contre
un pouvoir au nom drsquoun ideacuteal qui transcende lrsquointeacuterecirct particulier crsquoest veacuteritablement srsquoeacutelever
Mais il paraicirct bien difficile drsquoeacutetablir une regravegle qui permette a priori de pouvoir distinguer entre
ces deux motivations Faute drsquoune telle regravegle faudrait-il se reacutesigner et se soumettre
Si eacutelever vaut mieux que dresser ne peut-il pas y avoir des eacutepisodes crisiques qui
requiegraverent de suspendre la viseacutee drsquoeacutemancipation au profit drsquoune action qui nrsquoest qursquoefficace et
salvatrice Salus populi suprema lex et peut-ecirctre le dressage sera-t-il parfois plus efficace
quand lrsquourgence de la situation lrsquoexige que la noble et belle eacuteleacutevation
Cette question de lrsquourgence est centrale et on ne saurait la sous-estimer Elle conduit
agrave reacutefleacutechir sur ce que devrait ecirctre un eacutetat drsquoexception Mais dans quelle mesure doit-on
accepter de se laisser gagner par un eacutetat drsquoexception qui contredit aussi directement les fins
et les moyens de lrsquoeacuteducation
Statique et dynamique
Les points de vue statique et dynamique srsquoopposent
Au point de vue statique lrsquourgence drsquoune situation fait qursquoon peut leacutegitimement
contraindre pourquoi se priver drsquoune ressource en des temps impeacuterieux On peut mecircme
convenir que la contrainte et le dressage ne sont pas agrave long terme des proceacutedeacutes efficaces au
point de vue statique il suffit que le moyen engageacute soit efficace le plus immeacutediatement
possible pour lrsquoautoriser Aux vues courtes lrsquoefficaciteacute agrave court-terme suffit
Au point de vue dynamique au contraire invoquer lrsquourgence et en son nom
reconnaicirctre lrsquoefficaciteacute de lrsquoeacutetat agentique induit par le dressage crsquoest prendre le risque drsquoune
faciliteacute celle drsquoen faire une situation normale de banaliser ce qui ne devait ecirctre
qursquoexceptionnel de peacuterenniser ce qui ne devait ecirctre que temporaire Ce qui eacutetait drsquoabord une
faciliteacute risque toujours drsquoengager une pernicieuse surenchegravere Pire encore le fait mecircme de
srsquoautoriser de lrsquoexception et de lrsquoeacutetat drsquourgence nrsquoentrouvre-t-il pas la porte agrave la deacuterive de leur
normalisation Lrsquourgence nrsquoest-elle pas lrsquoalibi du diable
Nous ne nions pas qursquoil y ait parfois effectivement des situations qui neacutecessitent de
suspendre lrsquointeacuterecirct peacutedagogique nul nrsquoest infaillible et on ne saurait tout preacutevoir Mais cette
ultima ratio qursquoon se donne ne risque-t-elle pas de devenir une terrible tentation pour nrsquoavoir
pas agrave se donner les moyens drsquoecirctre ambitieux Agrave quoi bon coopeacuterer quand la supeacuterioriteacute par la
66
force est acquise Ne risque-t-on pas alors de se condamner agrave agir dans lrsquourgence dans un
eacuteternel court terme ndash et ainsi agrave se priver drsquoun horizon qui transcende lrsquourgence des temps
preacutesents Ne risque-t-on pas de normaliser lrsquourgence et de faire du dressage la
norme eacuteducative
135 Antinomie 3 lrsquoindividu contre la socieacuteteacute
Une difficulteacute majeure qui deacutecoule de cette division entre dressage et eacuteleacutevation serait
de devoir choisir entre la socieacuteteacute et lrsquoindividu Entre deacutevelopper des qualiteacutes sociales (individu
ajusteacute agrave son environnement social) et deacutevelopper des qualiteacutes morales (individu ajusteacute agrave lui-
mecircme meilleure croissance harmonieuse de ses faculteacutes) que faut-il choisir Des ecirctres utiles
mais assujettis Des ecirctres eacutepanouis mais anti-sociaux Des instruments ou des atomes
Cette difficulteacute est drsquoapregraves John Dewey laquo le problegraveme ultime de toute lrsquoeacuteducation raquo
Le problegraveme ultime de toute lrsquoeacuteducation reacuteside dans la coordination des
facteurs psychologique et social Le psychologique requiert que lrsquoindividu ait la libre
utilisation de toutes ses capaciteacutes personnelles et donc drsquoecirctre individuellement
analyseacute de faccedilon agrave ce que les lois de sa propre structure soient consideacutereacutees Le facteur
sociologique requiert que lrsquoindividu soit familier avec lrsquoenvironnement social dans
lequel il vit dans toutes ses relations importantes et qursquoil soit formeacute agrave tenir compte de
ces rapports dans ses propres activiteacutes La coordination exige donc que lrsquoenfant soit
capable de srsquoexprimer mais de faccedilon agrave reacutealiser des fins sociales (citeacute par Houssaye
1994 p 127)
Nous estimons que cette contradiction est possible mais nrsquoa rien de neacutecessaire Cette
opposition est souvent mobiliseacutee afin de justifier le dressage Nous soutiendrons agrave la suite de
Guyau qursquoun ecirctre qui a deacuteveloppeacute ses faculteacutes sur un plan moral deviendra social par lagrave-mecircme
Dewey estimait pour sa part que le deacuteveloppement de lrsquoindividu et de la socieacuteteacute se soutiennent
mutuellement ndash la deacutemocratie nrsquoest pas qursquoun mode de gouvernement mais un mode de vie
animeacute par des citoyens eacutemancipeacutes agrave mecircme de ressourcer le lien social
67
Crsquoest cette difficulteacute qursquoaborde encore Olivier Reboul dans son chapitre Les fins de
lrsquoeacuteducation pour la socieacuteteacute ou pour lrsquoenfant (2010 p 23) Sa reacuteponse nous paraicirct pertinente
laquo entre lrsquoindividu et la (crsquoest-agrave-dire une) socieacuteteacute il existe un troisiegraveme terme qui est
lrsquohumaniteacute raquo (2010 p 24) Crsquoest cette humanisation que lrsquoeacuteducation vise par le social mais
au-delagrave du social actuel laquo Car au-delagrave de toutes les cultures il y a la culture raquo cette derniegravere
eacutetant viseacutees par celles-lagrave laquo Ainsi conclut Reboul il nous semble que la fin de lrsquoeacuteducation est
de permettre agrave chacun drsquoaccomplir sa nature au sein drsquoune culture qui soit vraiment
humaine raquo Mais que faire quand la culture preacutesente srsquoeacuteloigne de cet ideacuteal Que peut-on
(srsquo)autoriser
Carl Rogers a eacutecrit dans cette veine
il nrsquoest pas neacutecessaire de nous demander qui va [hellip] rendre social [lrsquoecirctre deacutelivreacute
de sa ldquodeacutefensiviteacuterdquo] car lrsquoun de ses besoins les plus profonds crsquoest preacuteciseacutement le
rapprochement et la communication avec autrui Du fait qursquoil est pleinement lui-mecircme
il ne peut srsquoempecirccher drsquoecirctre veacuteritablement social raquo (Rogers 1972 p 291)
Il y a peut-ecirctre de la naiumlveteacute dans ces vues sans doute de lrsquooptimisme Mais un
eacuteducateur peut-il se permettre drsquoecirctre pessimiste ndash et drsquoanticiper le pire au risque de le faire
advenir par ses craintes mecircmes
Les savants les artistes qui ont creacuteeacute de la nouveauteacute devaient ecirctre non-conformistes
Ils lrsquoont eacuteteacute et leur œuvre a ensuite profiteacute agrave toute lrsquohumaniteacute Beaucoup ont veacutecu le poids
des institutions comme eacutetouffant et alieacutenant et il a leur a fallu ne pas ceacuteder agrave cette pression
sociale pour libeacuterer leur talent
Peut-on ecirctre un bon citoyen en sa Nation si on ne se sent pas citoyen de cette Nation
plus large qursquoest le monde Peut-on ecirctre un bon citoyen si on nrsquoest pas cosmopolite Agrave
lrsquoinverse le cosmopolite (en acte et non en parole seulement) peut-il ecirctre autre chose qursquoun
bon citoyen Le dressage favorise tous les nationalismes Lrsquoeacuteleacutevation fait qursquoon se sent plus
humain que patriote mecircme
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Il est vrai remarque Rousseau que le cosmopolitisme peut devenir un alibi pour nrsquoavoir
pas agrave aimer son prochain laquo Deacutefiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs
livres des devoirs qursquoils deacutedaignent de remplir autour drsquoeux Tel philosophe aime les Tartares
pour ecirctre dispenseacute drsquoaimer ses voisins raquo (Rousseau 1971b p 21) Il faut un cosmopolitisme
authentique qui ne soit pas qursquoune pose
Vivre sa vie pleinement crsquoest devenir geacuteneacutereux Cette geacuteneacuterositeacute peut se diriger agrave
lrsquoendroit de la geacuteneacuteration actuelle ou des geacuteneacuterations agrave venir ndash dans le systegraveme de la Culture
par exemple Il est vrai qursquoil y a un risque de contradiction qursquoon observe dans lrsquoanarchisme
reacutevolutionnaire de Kropotkine par exemple tellement aimer lrsquohumaniteacute qursquoon est precirct agrave lui
sacrifier des humains actuelshellip par des actes terroristes (ainsi de Kropotkine qui dans La
Morale anarchiste nrsquoheacutesite pas agrave justifier les attentats terroristes par lrsquohumanisme) La
socialisation agrave venir ne doit pas se faire au deacutetriment de la socialisation avec le preacutesent ndash mais
cette exigence ne devrait-elle pas ecirctre symeacutetrique Refuser toute socialisation preacutesente qui
compromette la socialisation avec lrsquoavenir Mais celle-ci paraicirctra toujours abstraite et
lrsquohomme habitueacute agrave privileacutegier le preacutesent ne risque-t-il pas purement et simplement drsquooublier
lrsquoavenir ndash et ce qui est spatialement eacuteloigneacute
Conclusion la sanction au sein de cette antinomie
Revenons agrave notre question originelle la sanction est-elle eacuteducative Deacutedoublons-la
deacutesormais La sanction sert-elle agrave dresser agrave eacutelever ndash aux deux ou ni agrave lrsquoun ni agrave lrsquoautre
Il ne fait guegravere de doute que la sanction a pour viseacutee directe de dresser Avec la
sanction on joue avec les affects de crainte et de reacutecompense en sollicitant les actions et
reacuteactions de lrsquoindividu on ne cherche pas agrave lui apprendre une autodeacutetermination mais agrave
deacuteterminer sa conduite en raison de facteurs exogegravenes Lrsquoeffet est atteint quand le sujet est
ameneacute agrave obeacuteir ndash peu importent ses motivations reacuteelles (en peacutedagogie qursquoil ait envie
drsquoapprendre ou qursquoil ait juste peur des conseacutequences drsquoun non-apprentissage la note ne
sanctionne qursquoun reacutesultat objectif)
Il va sans dire que la sanction est agrave mecircme de promouvoir une socialisation comprise
comme conditionnement comportemental La question est la sanction peut-elle faire
davantage que dresser La sanction peut-elle conduire agrave une eacuteleacutevation Ou bien est-elle un
moyen qui comme tel la confine agrave ecirctre lrsquoinstrument du dressage
69
Avant drsquoaffronter cette question il nous faut au preacutealable deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoil
faut entendre par sanction Nous verrons qursquoune telle deacutefinition nrsquoa rien drsquoaiseacute ni de neutre
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2 Qursquoest-ce qursquoune sanction
La notion est complexe il nous faut pourtant la deacutemecircler a minima pour pouvoir
progresser Il y a neacutecessiteacute de commencer par des deacutefinitions provisoires ndash la deacutefinition
deacutefinitive srsquoil en est se trouvera au terme de ce chapitre
Il srsquoagit moins de deacutefinir une essence (ou οὐσία qui rappelle la fameuse reacuteponse de
Platon ndash lrsquoεἶδος ndash agrave la question socratique de la deacutefinition ndash τί ἐστι ndash ) que de caracteacuteriser pour
eacuteviter les confusions Qui sanctionne Qursquoest-ce qui est sanctionneacute Comment sanctionne-t-
on Enfin dans la partie suivante nous verrons pourquoi (ou plutocirct pour quoi) sanctionne-
t-on
21 Eacutetymologie
Lrsquoeacutetymologie du mot laquo sanction raquo nous renseigne moins sur ce qursquoelle est que sur son
effet Du latin sancire qui signifie laquo rendre sanctus raquo la sanction sanctifie ndash et en un sens eacutelargi
(car il nrsquoest pas aiseacute de distinguer la sanctification de la sacralisation) la sanction rend sacreacute
sacralise
Mais que sacralise-t-elle Sans doute lrsquoautoriteacute en droit de sanctionner La sanction a
donc comme mission de sanctifier lrsquoautoriteacute apposer comme une marque de religiositeacute au
deacutetenteur du pouvoir sinon au pouvoir lui-mecircme Eacutetymologiquement la sanction est lrsquoaureacuteole
du pouvoir peut-ecirctre sa marque distinctive elle confegravere agrave lrsquoautoriteacute son aura elle relegraveve
drsquoune symbolique de lrsquoefficaciteacute Elle est drsquoabord un signe si seul celui qui est autoriseacute peut
sanctionner la sanction en retour constitue la signature de lrsquoautorisation ndash peut-ecirctre mecircme
un principe On pourrait dire en pastichant Pascal (fragment 60 dans lrsquoeacutedition Lafuma Pascal
1972 p 507) que crsquoest la sanction et non la coutume qui est le laquo fondement mystique de [lrsquo]
autoriteacute raquo
Agrave ces consideacuterations proprement politiques (puisqursquoelles appreacutehendent la sanction
comme sanctuarisation de lrsquoautoriteacute) on peut ajouter lrsquoideacutee que lrsquoefficaciteacute de la sanction ne
tient pas neacutecessairement agrave son actualiteacute mais agrave son statut de puissance Lrsquoefficaciteacute de la
sanction tient agrave la menace qursquoelle fait peser Lrsquoeacuteconomie de son effet tient au fait qursquoelle nrsquoa
pas agrave ecirctre appliqueacutee qursquoelle hante qursquoelle fasse peur cela suffit En ce sens pas de sanction
sans preacutevoyance donc sans preacutevisibiliteacute sans publiciteacute et cette publiciteacute doit ideacutealement
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srsquoaccompagner de crainte La sanction ne doit pas se contenter drsquoexister pour ecirctre efficace
elle doit encore ecirctre connue et son efficaciteacute srsquoeacutetend agrave mesure qursquoelle est inteacuterioriseacutee agrave la
maniegravere drsquoun automatisme Lrsquoideacuteal de la sanction dans lrsquoeacuteconomie du pouvoir qursquoelle soutient
est drsquoecirctre consideacutereacutee comme une conseacutequence naturelle logique et neacutecessaire ineacutevitable de
la transgression Son destin est drsquoecirctre implacable aussi peu neacutegociable que la loi dont elle est
le glaive
Cet effet de la sanction nous renseigne sur sa nature elle est un (effet de) pouvoir La
sanction semble ne pas pouvoir eacutechapper agrave son destin politique au sens ougrave elle renvoie
toujours agrave un pouvoir qui srsquoautorise de la sanction
Mais que fait ce pouvoir Comment srsquoapplique-t-il Qursquoest-ce que la sanction
sanctionne Et par-delagrave lrsquoobeacuteissance que suscite la crainte que vaut-elle en termes eacuteducatifs
22 Usages du terme
Regardons lrsquousage quotidien du mot sanction nous verrons sa signification srsquoesquisser
par le jeu des comparaisons avec drsquoautres termes qui lui sont apparenteacutes
Une sanction peut srsquoappliquer agrave une personne (on sanctionne Pierre) un
comportement ponctuel (on sanctionne une mauvaise conduite) le reacutesultat drsquoune activiteacute de
longue haleine (lrsquoexamen qui sanctionne une anneacutee de travail)
De maniegravere eacutelargie la sanction peut srsquoentendre comme conseacutequence logique et
naturelle de toute activiteacute (la nature sanctionne lrsquoinadaptation du moins apte) Mais nrsquoy a-t-il
pas de toute eacutevidence de lrsquoanthropomorphisme dans cet eacutelargissement puisqursquoon fait
comme si la nature voulait sanctionner
La sanction peut ecirctre positive (reacutetribution ou reacutecompense ainsi les laquo feacutelicitations du
jury raquo sanctionnent le travail drsquoun eacutetudiant) ou neacutegative (retenue ou punition) Ce sens neacutegatif
est geacuteneacuteralement retenu la sanction est alors objet de crainte tandis que stricto sensu elle
peut ecirctre consideacutereacutee comme la conclusion heureuse ou malheureuse drsquoune activiteacute La
sanction eacutevoque davantage la peine que la reacutecompense
Une cause remarquable de confusion reacuteside dans le fait qursquoon peut vivre comme une
sanction (peine) une conseacutequence qui nrsquoa pas eacuteteacute voulue comme une sanction Ce que lrsquoon
ressent en subissant une sanction ne doit pas neacutecessairement ecirctre reacutefeacutereacutee agrave lrsquointention de
sanctionner drsquoun tiers Crsquoest ainsi qursquoune note peut apparaicirctre comme une sanction (peine)
pour celui qui la reccediloit mais non pour celui qui la donne Cette dimension subjective de la
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sanction (ce que nous nommons son veacutecu pheacutenomeacutenologique) est capitale et engage un
rapport deacutetermineacute agrave lrsquoautoriteacute (mecircme lorsque lrsquoautoriteacute en question nrsquoa pas lrsquointention
drsquoengager un rapport drsquoautoriteacute) Autrement dit il ne suffit pas de ne pas vouloir de sanction
pour la faire disparaicirctre agrave titre de veacutecu il se pourrait fort bien que lrsquohabitude drsquoavoir eacuteteacute
sanctionneacute conditionne un rapport agrave lrsquoeacuteducateur qui ne srsquoefface pas avec la disparition de la
sanction Le cadre institueacute avec la sanction maintient son homeacuteostasie avec ses particulariteacutes
mecircme lorsqursquoon a supprimeacute lrsquoune des causes geacuteneacuteratives du cadre Ceci dit nous ne reacuteduirons
pas la sanction agrave ce veacutecu qui preacutesuppose qursquoune intention plus ou moins explicite de
sanctionner srsquoest manifesteacutee La sanction ne relegraveve pas drsquoune conseacutequence in-intentionnelle
il nrsquoy a pas de sanction lagrave ougrave il nrsquoy a pas volonteacute manifeste de sanctionner lagrave ougrave lrsquoon ne saurait
soupccedilonner drsquointention Mais il nous semble aussi qursquoon ne peut parler de sanction que lorsque
cette derniegravere est veacutecue aussi comme telle Une sanction qui ne produit pas le sentiment
qursquoelle en est une rate sa viseacutee (est-elle autre chose alors qursquoune punition voire un chacirctiment
) de mecircme une situation qui est veacutecue comme une sanction alors qursquoil nrsquoy avait nulle
intention de sanctionner nrsquoest pas une sanction agrave strictement parler mais une simple
conseacutequence naturelle Pour qui ait sanction il faut qursquointention et veacutecu soient approprieacutes
Telle est peut-ecirctre la raison pour laquelle la sanction a toujours drsquoabord eacuteteacute corporelle la
peine physique est certaine et assure la sanction drsquoecirctre veacutecue comme telle Dans la souffrance
du corps lrsquointention de faire souffrir trouve toujours son eacutecho explicite dans lrsquoexpeacuterience du
sujet
23 Distinctions terminologiques
Les distinctions que nous proposons ci-dessous sont laquo ideacuteales raquo et seront suivies autant
que possible Toutefois pour la clarteacute de lrsquoexposeacute lorsqursquoun auteur sera ameneacute agrave eacutevoquer
systeacutematiquement par exemple le laquo chacirctiment corporel raquo nous ferons comme si la distinction
ideacuteale entre sanction et chacirctiment eacutetait abolie Dans les distinctions suivantes il y a bien
quelque chose de commun mais aussi des nuances dans ce qui est viseacute ce sont ces nuances
que nous souhaitons preacutesenter sans preacutesomption de reacutevolution ou drsquoachegravevement
231 Sanction et punition
Convenons drsquoabord que la plupart du temps lrsquousage permet une utilisation du terme
de sanction qui se confond avec celui de punition Ainsi nous serons reacuteguliegraverement ameneacutes au
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cours de ce travail agrave prendre ces termes pour stricts synonymes ndash les auteurs que nous
mobiliserons ne les distinguent geacuteneacuteralement pas Il nrsquoen demeure pas moins qursquoau fond nous
pensons pouvoir opeacuterer une diffeacuterenciation entre les deux
Tentons de seacuteparer autant que possible la sanction de la punition pour en faire comme
des types-ideacuteaux (au sens de Weber) Nous eacutepurerons ainsi la sanction autant qursquoil est
possible de ses deacuterives ndash parvenus agrave ce type-ideacuteal nous pourrons proceacuteder agrave lrsquoanalyse de ses
fonctions Si aucune de ces fonctions nrsquoest reconnue comme leacutegitime nous pourrons estimer
que lrsquoideacutee de sanction dans une optique eacuteducative aura eacuteteacute reacutefuteacutee
La sanction se distingue donc de la punition cette derniegravere est neacutecessairement une
peine Si la sanction introduit un systegraveme de punition etou de reacutecompense on voit que la
punition peut ecirctre conccedilue comme une partie de la sanction Les antonymes le confirment la
punition srsquooppose agrave la reacutecompense quand la sanction srsquooppose (du moins semble srsquoopposer)
agrave un libeacuteral laquo laisser faire raquo (ou laquo laissez faire raquo )
Il faut cependant convenir que laquo sanction raquo a le plus souvent une signification
reacutepressive Crsquoest ainsi que Michel Foucault lrsquoentend dans Surveiller et punir la premiegravere regravegle
de son eacutetude est la suivante qui assimile la sanction agrave un effet reacutepressif de la punition laquo Ne
pas centrer lrsquoeacutetude des meacutecanismes punitifs sur leurs seuls effets ldquoreacutepressifsrdquo sur leur seul
cocircteacute de ldquosanctionrdquo [hellip] raquo (1975 p 31) Dans lrsquoabsolu et agrave condition de reacuteduire
(temporairement) la sanction agrave cette dimension reacutepressive laquo sanction raquo (au sens neacutegatif) et laquo
punition raquo peuvent ecirctre consideacutereacutes comme des termes synonymes Pris dans leur extension laquo
sanctionner la conduite de X raquo eacutequivaut agrave laquo punir X pour sa conduite raquo - agrave condition donc de
reacuteduire la sanction agrave sa fonction reacutepressive
Cependant mecircme en assimilant la sanction agrave son versant reacutepressif on peut souligner
une diffeacuterence drsquoaccent Il y a une transitiviteacute directe impersonnelle de la sanction (on
sanctionne drsquoabord une conduite ndash ensuite la conduite drsquoun individu) quand la punition relegraveve
drsquoune transitiviteacute directe personnelle (on punit quelqursquoun en premier lieu) Ainsi on sanctionne
drsquoabord quelque chose une conduite et dans un second temps seulement et potentiellement
lrsquoindividu On sanctionne un mauvais comportement ndash celui de Pierre La punition en revanche
srsquoadresse davantage agrave la personne on punit drsquoabord Pierre ndash potentiellement pour ce qursquoil a
fait
Crsquoest ce qursquoEirick Prairat nomme le laquo principe drsquoobjectivation raquo on ne sanctionne laquo pas
lrsquointeacutegriteacute drsquoune personne mais un acte particulier qui a eacuteteacute commis dans une situation
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particuliegravere On ne sanctionne pas un voleur mais un vol raquo (Prairat 2003a p 88) Toutefois
contrairement agrave Eirick Prairat nous pensons qursquoil y a lieu de distinguer sanction et punition
pour marquer ces deux tendances la sanction portant sur lrsquoacte (laquo lrsquoindigniteacute drsquoun
comportement raquo) la punition sur la personne Eirick Prairat ajoute que cette distinction permet
un laquo principe de preacuteservation raquo avec la sanction le sujet agrave eacuteduquer nrsquoest pas jugeacute quant agrave sa
personne mais eacutevalueacute quant agrave sa conduite Lrsquoenjeu personnologique srsquoen trouve
consideacuterablement alleacutegeacute pour le bien de lrsquoecirctre agrave eacuteduquer il est plus facile (maniegravere eacutetrange
de signifier il nrsquoest pas impossible) de se deacutepartir drsquoun comportement estimeacute temporaire que
drsquoun trait de caractegravere voire de personnaliteacute jugeacute constitutif
Peut-ecirctre la sanction ne porte-t-elle-mecircme pas ultimement sur la conduite ce nrsquoest
pas lrsquoagresseur qui est viseacute par la sanction (il serait plutocirct le sujet drsquoune punition) ni mecircme
lrsquoagression (lrsquoattribut du sujet) mais lrsquoagressiviteacute en tant que telle Le sujet ne serait sanctionneacute
qursquoen tant qursquoil incarne le vice qui seul est veacuteritablement blacircmable Toutefois mecircme si le sujet
(ou plutocirct sa conduite) nrsquoest que le passeur du mal il nrsquoen demeure pas moins que crsquoest lui qui
est sanctionneacute La sanction porte sur un particulier non sur un universel ndash mecircme si
ideacutealement la sanction vise un au-delagrave du particulier Il faut convenir que lrsquoideacutealiteacute
(preacutetexteacutee ) viseacutee par la sanction se conjugue assez mal avec la mateacuterialiteacute neacutecessaire de son
effectuation Le destinataire direct de la sanction est toujours le sujet sensible et jamais ce
sur-destinataire qursquoest lrsquoinfraction en soi
Autre distinction possible la sanction serait reacutefeacutereacutee agrave une regravegle fixe quand la punition
se rapporterait davantage agrave lrsquoarbitraire drsquoune subjectiviteacute agrave un emportement qui peut ecirctre
reacuteactionnel et passionnel La sanction serait lieacutee au νόμος et la punition agrave θέμις Le sujet
sanctionneacute serait ainsi davantage en mesure de faire le lien entre son action et la sanction qursquoil
reccediloit que le sujet puni qui aurait le sentiment de subir la peine drsquoapregraves le bon plaisir du
deacutetenteur de pouvoir En ce sens le sujet sanctionneacute participe agrave sa sanction puisqursquoil est censeacute
connaicirctre les regravegles du laquo jeu raquo auquel il joue et ainsi comprendre en quoi il srsquoest rendu
responsable de la sanction quand le sujet puni serait davantage passif La sanction pourrait
alors contribuer agrave une responsabilisation du sujet sanctionneacute quand la punition aurait plutocirct
tendance agrave deacuteresponsabiliser Conseacutequence il y a dans la punition un eacuteleacutement drsquohumiliation
qursquoon cherche preacuteciseacutement agrave conjurer dans la sanction Agrave ce titre crsquoest dans la punition plus
que dans la sanction qursquoon trouve cet eacuteleacutement drsquoautoriteacute personnelle drsquoun pouvoir
hieacuterarchique ndash et ce mecircme si la sanction suppose un pouvoir et donc une hieacuterarchie La
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question est lrsquoimpersonnaliteacute du pouvoir suffit-il agrave en absoudre les effets potentiellement
deacutereacutegulateurs de la main qui frappe
Il peut y avoir de la cruauteacute dans la punition en tant qursquoelle se focalise davantage sur
le sujet que sur sa conduite En ce sens punir crsquoest seacutevir (du latin saevus qui signifie laquo cruel raquo)
ce qui se retrouve agrave un bien moindre degreacute dans la sanction
Une derniegravere diffeacuterenciation enfin entre sanction et punition la punition semble
hanteacutee par une fonction expiatrice quand la sanction paraicirct plus neutre quant agrave ses
motivations La punition en effet est personnelle ainsi que lrsquoeacutecrit Gabriel Compayre elle tend
agrave laquo humilier lrsquoeacutelegraveve agrave lui faire honte de ses fautes deacutenonceacutees publiquement raquo (citeacute par Prairat
1999a p 47) Il y a dans le terme mecircme de punition un laquo heacuteritage doloriste raquo (Prairat 1997
p 11) qui est moins preacutesent dans la laquo sanction raquo Et pourquoi faire souffrir pourquoi humilier
ndash sinon parce qursquoon espegravere ainsi le purger de ses laquo mauvais raquo penchants Est-ce agrave dire toutefois
que la sanction nrsquoa rien agrave voir avec lrsquoexpiation Nous aurons agrave le deacuteterminer
232 Sanction et chacirctiment
La sanction avons-nous dit porte sur la conduite plutocirct que le sujet de la conduite
crsquoest qursquoelle vise agrave ameacuteliorer (pour le dire dans les termes quelque peu simplistes du dualisme)
plutocirct lrsquoacircme que le corps ndash lrsquoacircme par le corps Le chacirctiment quant agrave lui est exclusivement
corporel Srsquoil srsquoadresse agrave lrsquo laquo acircme raquo crsquoest pour la faire plier la briser laquo Que serait un chacirctiment
incorporel raquo demande Foucault (1975 p 23) qui pose le lien entre chacirctiment et souffrance
corporelle
Crsquoest dire que si la sanction vise autre chose qursquoelle-mecircme (elle nrsquoest qursquoun moyen) le
chacirctiment semble ecirctre agrave lui-mecircme sa propre fin Son objet est de faire souffrir pour souffrir
quand la souffrance relative agrave la sanction est une souffrance en vue drsquoautre chose Nous
verrons cependant que certains penseurs ont estimeacute qursquoil fallait sanctionner pour sanctionner
ndash par principe
Sanction et chacirctiment sont tous deux publics (quant agrave la punition on lrsquoa vu elle peut
ecirctre abandonneacutee agrave la discreacutetion drsquoune subjectiviteacute priveacutee) Mais leur publiciteacute est fort
diffeacuterente La sanction se reacutefegravere agrave des regravegles censeacutees ecirctre connues (et reconnues) de tous la
sentence peut ecirctre rendue publique mais son exeacutecution nrsquoa pas agrave lrsquoecirctre Le corps peut ecirctre
cacheacute Dans le chacirctiment au contraire le corps est exposeacute le chacirctiment se doit drsquoecirctre
exemplaire ndash par sa seacuteveacuteriteacute En se faisant spectacle le chacirctiment devient violence explicite ndash
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quoi qursquoelle puisse ecirctre tregraves encadreacutee Lorsque la violence devient extrecircme (mais drsquoapregraves quel
critegravere ) le chacirctiment devient supplice Ce que pense le sujet est releacutegueacute au second plan sa
souffrance seule est exigeacutee Par contraste la sanction se veut plus discregravete anonyme elle
minimise la faute On peut mecircme se demander si dans la sanction il y a encore besoin de
faute au sens fort ou si la transgression nrsquoest pas seulement lrsquoeffet drsquoune erreur drsquoappreacuteciation
Allons plus loin encore si la transgression est celle drsquoun acte imputeacute agrave un sujet responsable
le sentiment de la faute est-il neacutecessaire agrave la sanction Autrement dit agrave la sanction comme
exeacutecution drsquoune peine preacutevisible doit-on surajouter le remords consideacutereacute comme sanction
inteacuterieure
La sanction deacutepersonnalise le sujet nrsquoa pas agrave ecirctre chacirctieacute Le chacirctiment condamne la
faute est personnelle elle est attacheacutee au sujet de maniegravere substantielle (non agrave la maniegravere
drsquoun accident ndash συμβεβηκός ndash qui appartient agrave une substance de maniegravere non neacutecessaire
mais agrave la maniegravere drsquoun propre ndash ἴδιον ndash au sens drsquoAristote (Topiques 101b 2011 p 300) voire
drsquoune deacutefinition - ὅρος ndash si on estime que la faute exprime lrsquoessence du sujet)
Le chacirctiment par deacutefinition constitue une mise en scegravene de la violence agrave viseacutee
purificatrice (Eirick Prairat rappelle dans Eacuteduquer et punir 1994 lrsquoeacutetymologie laquo Chacirctier vient
du latin Castus qui signifie pur Chacirctier agrave lrsquoorigine crsquoest rendre pur raquo p 33) La sanction au
contraire se veut douce ndash non indulgente mais rigoureuse et approprieacutee Ce nrsquoest pas la
preacutevisibiliteacute de la sanction qui la distingue du chacirctiment celui-ci peut ecirctre tregraves codifieacute comme
le montre la forme extrecircme du chacirctiment qursquoest le supplice (celui de Damiens par exemple
raconteacute par Foucault au deacutebut de Surveiller et punir)
Alain associe le chacirctiment et lrsquoexpiation On lit dans ses Deacutefinitions laquo Chacirctiment Crsquoest
purification Il y a loin du chacirctiment agrave la peine la peine nrsquoest qursquoun eacutetat douloureux et forceacute
[hellip] raquo (citeacute par Prairat 1999a p 11) Drsquoapregraves lui la peine est inessentielle et relegraveve drsquoune
contrainte sur la conduite Le chacirctiment au contraire vise agrave lrsquoobligation il doit ecirctre volontaire
et engendrer une conversion laquo Le chacirctiment nrsquoest point forceacute il est accepteacute et mecircme
demandeacute comme eacutetant la suite drsquoune volonteacute coupable raquo Le chacirctiment ne serait pas
seulement accueilli avec soulagement il serait rechercheacute Par le terme de laquo chacirctiment raquo Alain
nous semble eacutevoquer davantage la peacutenitence que le chacirctiment mecircme Les deux moments de
sa proposition drsquoAlain nous semblent ainsi contestables deacutelier peine exteacuterieure et chacirctiment
lier chacirctiment et expiation Le terme chacirctiment peut avoir ce sens speacutecifique drsquoune volonteacute
expiatoire qui tient pour rien la souffrance que le monde pourra lui infliger mais il est eacutetrange
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de lrsquoy reacuteduire Il nrsquoen demeure pas moins qursquoagrave travers ce travail de clarification conceptuelle
Alain se montre partisan drsquoune conception expiatrice de la peine
Reacutesumons-nous on chacirctie le vicieux pour ce qursquoil est par une proceacutedure publique
drsquohumiliation on sanctionne une conduite vicieacutee qui nrsquoappartient pas en propre agrave son auteur
Le chacirctiment condamne la personne quand la sanction cherche seulement agrave conjurer un
certain genre de comportement Si tous deux sont protocolaires le chacirctiment relegraveve du
spectaculaire quand la sanction se veut discregravete
233 Sanction et correction
Abordons drsquoabord les choses de maniegravere purement conceptuelle
La correction preacutesuppose une norme de conduite agrave partir de laquelle la reacutealiteacute est
amendeacutee On corrige drsquoapregraves un modegravele qursquoon se fait La sanction en revanche preacutesuppose
une regravegle qui eacutenonce des limites En ce sens la sanction est plus objective en tant que la limite
est explicite quand le modegravele selon lequel on corrige peut ecirctre subjectif et arbitraire
Mais ces distinctions se brouillent la sanction ne peut-elle pas ecirctre laquo normalisatrice raquo
comme nous le verrons avec Foucault Degraves lors elle engage aussi un modegravele qui sanctionne
les eacutecarts la sanction corrige
Autre distinction possible la correction semble relever davantage de la sphegravere priveacutee
que la sphegravere publique de lrsquoeacuteducation familiale que de lrsquoinstitution scolaire
Analysons maintenant sanction et correction sous lrsquoangle juridique puisque les deux
notions sont lieacutees sous lrsquoexpression laquo droit de correction raquo
Alors que lrsquoarticle 222-13 du Code Peacutenal franccedilais punit lourdement les punitions
corporelles infligeacutees aux enfants la jurisprudence srsquoinspire de la coutume pour eacutenoncer une
norme contra legem le droit de correction La contradiction est patente alors que la violence
envers un enfant est consideacutereacutee comme une circonstance aggravante lorsque lrsquoauteur de ladite
violence est un proche la jurisprudence en exempt les parents Drsquoapregraves Pierre-Brice Lebrun
(2009) il srsquoagit drsquoun cas ougrave la coutume prime sur la loi Devant le flou des conditions
drsquoapplication du droit de correction le Tribunal de Police de Bordeaux dans un jugement du
18 mars 1981 eacutenonce que la violence doit ecirctre leacutegegravere et ecirctre de nature eacuteducative Citons le
jugement
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[hellip] si les chacirctiments corporels ou mecircme le traditionnel droit de correction ne
correspondent plus agrave lrsquoeacutetat de nos mœurs les parents et les enseignants possegravedent
toujours dans un but eacuteducatif un pouvoir disciplinaire pouvant eacuteventuellement
srsquoexercer sur de jeunes enfants sous forme de gifles ou de tapes inoffensives (citeacute par
Delprat 2006 p 58)
Cette deacutecision preacutecise lrsquoarticle 312 de lrsquoancien Code Peacutenal (le nouveau est entreacute en
vigueur le premier mars 1994) qui punit toute violence faite agrave un enfant ndash exception faite des
laquo violences leacutegegraveres raquo Crsquoest donc qursquoil y a des violences leacutegitimes ndash eacuteducatives Il nrsquoy a pas de
distinction entre sphegravere priveacutee et sphegravere publique (lrsquoeacuteducateur peut ecirctre le parent ou
lrsquoenseignant)
Il est remarquable que lrsquoarticle de loi sur lrsquoabolition des violences corporelles adresseacutees
aux enfants proposeacute fin 2016 dans le cadre de la loi Eacutegaliteacute et Citoyenneteacute ait eacuteteacute censureacutee
par le Conseil Constitutionnel le 26 janvier 2017 pour vice de forme la violence eacuteducative
serait sans lien avec la question de lrsquoeacutegaliteacute ou de la citoyenneteacute Serait-ce donc que les enfants
sont des sous-citoyens qui ne meacuteriteraient pas drsquoecirctre proteacutegeacutes comme le sont les adultes
Le code napoleacuteonien deacutefinissait le droit de correction comme laquo le droit drsquoinfliger agrave
lrsquoenfant en cas drsquoinfraction agrave la discipline familiale les sanctions qursquoapprouve la coutume raquo
Nos distinctions preacutealables (chacirctiment correction sanction) sont dans le droit franccedilais
fondues sous lrsquoexpression laquo pouvoir disciplinaire raquo qui autorise des violences leacutegegraveres
laquo inoffensives raquo
Mais quelle deacutefinition donner agrave laquo inoffensive raquo Une violence nrsquoest-elle pas toujours
une offense Comment une offense pourrait-elle par deacutefinition ecirctre inoffensive Comment
peut-on lrsquoautoriser (ou mecircme la leacutegitimer) sur les ecirctres qui sont par deacutefinition les plus
vulneacuterables La contradiction du droit est lagrave encore patente les ecirctres qursquoil faudrait proteacuteger
le plus srsquoavegraverent les moins proteacutegeacutes Le droit parce que sur ce point il ne se fonde que sur la
coutume ne pense pas la correction il preacutesuppose un lien entre violence (leacutegale) et eacuteducation
sans jamais srsquoassurer de lrsquoexistence de ce lien Agrave ce titre la sanction est-elle autre chose qursquoune
violence leacutegale une violence autoriseacutee
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Mais encadrer juridiquement la violence crsquoest la consacrer crsquoest la normaliser Or il
nrsquoest rien de pire qursquoune coutume qui se fonde sur sa propre histoire pour se leacutegitimer elle
donne lrsquoillusion de la mesure en preacutetendant limiter les excegraves alors que lrsquoexcegraves est peut-ecirctre
dans le principe Une origine nrsquoest en rien un fondement pas plus qursquoune conviction nrsquoest une
preuve Remarquons enfin que le droit de correction connaicirct des limites la correction ne doit
pas devenir un laquo mauvais traitement raquo Mais ces limites ne sont jamais explicites Qui oserait
normer objectivement ce qui est laquo inoffensif raquo Inoffensif pour lrsquointeacutegriteacute physique de lrsquoenfant
Pour son inteacutegriteacute mentale Pour sa confiance en soi Pour son estime de soi Il est fort agrave
craindre qursquoen partant dans des consideacuterations de nature morale lrsquoinoffensiviteacute invocable agrave
loisir tant que la survie biologique nrsquoest pas menaceacutee soit infiniment deacutelicate agrave deacutefinir
Sur ce point notre probleacutematique rejoint celle drsquoune reacuteflexion sur la violence eacuteducative
ordinaire Certes toute sanction nrsquoest pas violence (nos distinctions preacutealables tentent
justement de la poser comme limite au double sens de limite poseacutee agrave la conduite de lrsquoecirctre agrave
eacuteduquer et de limite quant aux moyens employeacutes par lrsquoeacuteducateur pour eacuteduquer) Mais leur
histoire commune est si resserreacutee si fusionnelle mecircme que le glissement de la sanction agrave la
violence se fait presque insensiblement Il nous faudra prendre garde de ne pas rabattre lrsquoune
sur lrsquoautre ndash mecircme si de fait lrsquohistoire de lrsquoune recouvre presque toujours lrsquohistoire de lrsquoautre
Ce recouvrement de fait implique-t-il un recouvrement de droit Toute la question est de
savoir si leur histoire peut se deacutelier peut-on penser une sanction sans violence
La leacutegislation franccedilaise a tregraves reacutecemment eacutevolueacute sur cette question La proposition de
loi du 17 octobre 2018 preacutesenteacutee par Maud Petit agrave lrsquoAssembleacutee Nationale preacutevoit ainsi
drsquoajouter apregraves le deuxiegraveme alineacutea de lrsquoarticle 371-1 du code civil laquo Les enfants ont droit agrave
une eacuteducation sans violence Les titulaires de lrsquoautoriteacute parentale ne peuvent user de moyens
drsquohumiliation tels que la violence physique et verbale les punitions ou chacirctiments corporels
les souffrances morales raquo La proposition eacutetait sans ambiguiumlteacute Lors de son adoption le 29
novembre de la mecircme anneacutee voici le texte qui deacutefinit lrsquoautoriteacute parentale laquo Elle srsquoexerce sans
violences physiques ou psychologiques raquo Le Seacutenat a adopteacute le mercredi 6 mars la proposition
de loi de Lutte contre toutes les violences eacuteducatives ordinaires deacuteposeacutee par Laurence
Rossignol le 22 janvier 2019 se trouvera donc bien ajouteacute dans le Code Civil que laquo Lrsquoautoriteacute
parentale srsquoexerce sans violences physiques ou psychologiques raquo Il convient toutefois de
preacuteciser trois points porteacutes agrave notre attention par lrsquoObservatoire de la Violence Eacuteducative
Ordinaire (httpswwwoveoorg)
80
- Lrsquointerdiction des chacirctiments corporels nrsquoest pas explicite (alors qursquoelle lrsquoeacutetait dans
la proposition de loi de Maud Petit)
- Le droit de correction nrsquoa pas eacuteteacute explicitement aboli ndash ce qui revient in fine agrave
lrsquoautoriser pour les enfants quand il est formellement interdit pour toutes les
autres parties de la population
- Lrsquointerdiction des violences ne srsquoapplique pas agrave tous les lieux de vie de lrsquoenfant
Ce nrsquoest pas agrave dire que ces propositions ne constituent pas des avanceacutees significatives
mais elles sont loin de mettre un terme agrave cette pratique coutumiegravere (le droit de correction)
que le droit a enteacuterineacutee alors que la raison manquait Un cynique pourrait dire que le texte est
suffisamment consensuel et impreacutecis pour que chacun lrsquointerpregravete comme il lrsquoentend
Avec le laquo droit de correction raquo toujours poseacute mais non penseacute par le droit nous voilagrave
au moins partiellement dans notre sujet on ne peut en effet nier que la forme historique de
la sanction en eacuteducation a eacuteteacute le chacirctiment corporel Outre le problegraveme de savoir ce qui
distingue une violence leacutegegravere drsquoune violence qui le serait moins en quoi une violence (leacutegegravere
et agrave supposer qursquoon puisse fermement lrsquoencadrer) peut-elle ecirctre consideacutereacutee comme eacuteducative
Nous entendons par eacuteducatif non pas les moyens de dresser le comportement de lrsquoenfant
mais de lrsquoeacutelever (au sens drsquoune eacuteleacutevation) au niveau drsquoune compreacutehension morale de sa
conduite Avec le droit de correction la violence est leacutegale est-elle devenue leacutegitime pour
autant Le motif peacutedagogique qursquoelle invoque est-il pertinent La violence (leacutegegravere) est-elle
incontournable Y a-t-il une part irreacuteductible de dressage dans lrsquoeacuteducation
234 Sanction et violence
Les termes sont correacuteleacutes mais ne sont pas synonymes
Du latin vis la violence est la force qui se deacuteploie sans limite de maniegravere excessive il
y a une ὕβρις de la violence Agrave ce titre la sanction cherche preacuteciseacutement agrave congeacutedier lrsquoeacuteleacutement
de violence et son recours agrave la force se veut mesureacute De mecircme la violence peut ecirctre explosive
quand la sanction requiert un cadre serein pour opeacuterer Il y a dans la sanction une exigence de
proportion (ou de proportionnaliteacute) qursquoignore la violence La violence peut ecirctre deacutechaicircneacutee
quand la sanction par contraste enchaicircne ndash mais cette chaicircne mecircme constitue la garantie
drsquoun ordre stable
81
Il y a de la force dans la sanction mais non de la violence ndash agrave moins de preacutesenter de
maniegravere paradoxale la sanction comme une violence leacutegale La question alors se poserait de
savoir si cette violence leacutegale peut srsquoaveacuterer leacutegitime ndash suffirait-il drsquoencadrer la violence pour la
transformer presqursquoalchimiquement en tout autre chose
On ne saurait cependant reacuteduire la violence agrave sa seule composante physique Il y a des
violences symboliques (Bourdieu) ou structurelles (Galtung) qui sont le produit de forces
sociales Agrave supposer qursquoon puisse expurger la sanction de tout eacuteleacutement de force physique (de
toute peine adresseacutee agrave la sensibiliteacute) dans quelle mesure peut-on assurer que cette sanction
soit exempte de violence symbolique ou structurelle On pourrait mecircme consideacuterer que
lrsquointention la plus douce est susceptible drsquoengendrer un sentiment de violence et qursquoainsi une
sanction par le caractegravere inconnaissable et insoupccedilonneacute de ses effets est toujours agrave mecircme de
geacuteneacuterer de la violence La sanction serait toujours violence plus ou moins symboliquement
plus ou moins en puissance si on entend par violence le fait de tenir pour rien (ou pour
neacutegligeable) le veacutecu de lrsquoautre et notamment sa souffrance
235 Deacutefinition provisoire de la sanction
Sans statuer encore sur la fonction de la sanction ni donc sur son caractegravere eacuteducatif
on peut par diffeacuterenciation envisager ce que serait la sanction telle que nous lrsquoavons jusqursquoagrave
preacutesent rationnaliseacutee
La sanction porte sur une conduite (et non sur une personne) suivant un protocole
explicite intentionnel et preacutevisible qui eacutenonce une peine ou reacutecompense sensible eacuteprouveacutee
comme telle par le sujet auquel elle srsquoadresse qui la subit passivement en cas de transgression
caracteacuteriseacutee (ou de conformiteacute aux attentes dans le cas drsquoune sanction positive) dont
lrsquoapplication nrsquoest pas mise en scegravene agrave des fins drsquoexemplariteacute qui exclut la cruauteacute de
traitement et nrsquoest pas censeacutee nuire agrave celui qui en est lrsquoobjet Cette reacutetribution sensible qui
emploie la force et exclut la violence (conccedilu comme excegraves de force) nrsquoest pas censeacutee ecirctre une
fin mais un moyen dont la fonction est agrave deacuteterminer
Une reacuteflexion rigoureuse devrait systeacutematiquement distinguer entre ces termes
apparenteacutes mais non strictement synonymes Dans la suite de notre texte nous ne pourrons
toujours cependant maintenir ces distinctions essentiellement parce que les auteurs que
nous eacutetudierons ne les opegraverent pas Sanction punition et chacirctiment sont ainsi bien souvent
confondus
82
Reste une derniegravere question cette sanction ideacuteale telle que nous venons de la deacutefinir
existe-t-elle Peut-elle congeacutedier totalement par exemple lrsquoeacuteleacutement de violence Peut-elle
devenir absolument eacutetrangegravere agrave toute forme de cruauteacute Est-il possible drsquoassurer enfin et
surtout que la sanction ne nuise pas au sujet elle srsquoadresse
24 Appendice rapprochements problegravemes
241 Sanction et autoriteacute
La question de la sanction est eacutetroitement lieacutee agrave celle de lrsquoautoriteacute La difficulteacute est
drsquoeacutetablir la nature de la relation entre ces deux notions La sanction est-elle lieacutee agrave lrsquoautoriteacute
Ou bien relegraveve-t-elle drsquoune autre sphegravere
Lrsquoautoriteacute eacuteducative par-delagrave charisme tradition et loi
On connaicirct les classiques analyses de Max Weber dans Le Savant et le politique (1959)
sur les fondements de la leacutegitimiteacute ndash laquelle est agrave lrsquoorigine du pheacutenomegravene de domination
expression de lrsquoautoriteacute politique
- Il y a drsquoabord la leacutegitimiteacute de la tradition laquo lrsquoautoriteacute de lrsquo ldquoeacuteternel hierrdquo raquo (1959 p
126)
- Il y a ensuite la leacutegitimiteacute charismatique laquo fondeacutee sur la gracircce personnelle et
extraordinaire drsquoun individu raquo lrsquoautoriteacute est alors toute personnelle et intransfeacuterable
- Enfin il y a la leacutegitimiteacute rationnelle-leacutegale laquo en vertu de la croyance en la validiteacute drsquoun
statut leacutegal et drsquoune ldquocompeacutetencerdquo positive fondeacutee sur des regravegles eacutetablies rationnellement raquo
(1959 p 127)
Mais ces distinctions de Weber valent pour lrsquoordre politique (dont le laquo moyen
speacutecifique raquo drsquoapregraves la formule ceacutelegravebre consiste agrave revendiquer laquo avec succegraves pour son propre
compte le monopole de la violence physique leacutegitime raquo (1959 p 125) elles ne sauraient valoir
pour lrsquoeacuteducation Un professeur nrsquoest pas un chef (1959 p 108) et crsquoest une erreur que la
jeunesse exige de lrsquoenseignant autre chose que laquo des analyses et des deacuteterminations de faits raquo
Lrsquoautoriteacute de lrsquoeacuteducateur srsquoil en est (elle est agrave ce moment de notre travail
probleacutematique) ne saurait ecirctre drsquoessence charismatique il ne srsquoagit pas de dominer par le
prestige de sa personnaliteacute celle balbutiante des enfants Attribuer lrsquoautoriteacute agrave la seule gracircce
83
qui rayonne drsquoune individualiteacute extraordinaire serait confondre lrsquoordre du politique avec lrsquoordre
de la science pour eacuteclairer les esprits il faut commencer par ne pas trop les eacuteblouir par la
fascination qursquoexerce un leader sans quoi on risque drsquoatrophier lrsquoesprit critique pourtant
consubstantiel au projet eacuteducatif Enfin il y aurait un problegraveme structurel agrave faire reposer
lrsquoautoriteacute eacuteducative sur le charisme crsquoest qursquoon ne saurait institutionnaliser (rendre ordinaire)
lrsquoexception (lrsquoextraordinaire) On ne saurait faire reposer la peacuterenniteacute drsquoune institution sur la
preacutesence drsquoune idiosyncrasie ndash et telle est peut-ecirctre lrsquoerreur de Platon dans la Reacutepublique qui
fait reposer la leacutegitimiteacute de Callipolis sur la troisiegraveme condition de possibiliteacute de reacutealisation de
la justice (livre V) que le philosophe devienne roi ou que le roi devienne philosophe
Lrsquoautoriteacute eacuteducative ne saurait ecirctre fondeacutee non plus sur la seule tradition Que vaut en
effet lrsquo laquo argument raquo qui consiste agrave avancer qursquoon a toujours fait ainsi et qursquoon doit perpeacutetuer
ce qui a eacuteteacute fait jusqursquoagrave preacutesent Rien et il suffit drsquoun soupccedilon agrave son eacutegard pour qursquoil soit
invalideacute La tradition a cette force qursquoelle est toute-puissante tant qursquoon ne songe pas agrave la
questionner sitocirct qursquoon la conteste sa puissance obligatoire srsquoeacutemousse et ne retrouvera
jamais son eacutevidente grandeur drsquoantan Nrsquoy a-t-il pas du reste des traditions qursquoil vaut la peine
drsquoabolir du moins drsquoamender Lrsquoesprit critique qui doit avoir sa place dans toute œuvre
eacuteducative ne peut srsquoaccommoder de la veacuteneacuteration du passeacute
Enfin il reste lrsquoautoriteacute rationnelle-leacutegale ndash la rationaliteacute eacutetant le fondement supposeacute
de la loi Cette forme drsquoautoriteacute largement dominante aujourdrsquohui repose sur lrsquoideacutee qursquoen
vertu drsquoune compeacutetence qui a eacuteteacute seacutelectionneacutee un statut leacutegal a eacuteteacute confeacutereacute au deacutetendeur de
cette dite compeacutetence Lrsquoautoriteacute eacuteducative coiumlnciderait alors avec lrsquoautoriteacute leacutegale ndash mais agrave la
condition exorbitante de consideacuterer qursquoil y a un moyen objectif de deacuteceler infailliblement la
compeacutetence eacuteducative ce qui preacutesuppose qursquoon la connaicirct preacutealablement et qursquoon la pourrait
reconnaicirctre Or crsquoest preacuteciseacutement ce qui est en question Lrsquoautoriteacute leacutegale ne sera donc
eacuteducative que si elle est eacuteducative voilagrave le diallegravele auquel on srsquoexpose si on ramegravene lrsquoautoriteacute
eacuteducative agrave la version leacutegale de la domination
Il ne srsquoagit pas drsquoaffirmer que lrsquoautoriteacute eacuteducative (agrave supposer que lrsquoeacuteducation doit faire
œuvre drsquoautoriteacute) doit ecirctre expurgeacutee de ces formes drsquoautoriteacute On peut concevoir une autoriteacute
eacuteducative qui en plus (par accident pourrait-on dire) aurait une de ces trois dimensions
(charismatique traditionnelle leacutegale) Mais lrsquoautoriteacute eacuteducative srsquoil en est ne saurait se
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reacuteduire dans son essence agrave lrsquoune de ces trois formes de domination politique Il y a dans
lrsquoautoriteacute eacuteducative autre chose un eacuteleacutement drsquoune autre nature et qui nrsquoest pas aiseacute agrave deacuteceler
Quoi qursquoil en soit relativement agrave notre problegraveme on voit que ces trois formes
drsquoautoriteacute theacuteoriseacutees par Weber srsquoaccompagnent drsquoune autorisation agrave sanctionner
(lrsquoindividualiteacute charismatique la tradition et la loi) ndash conseacutequence drsquoune politisation explicite
de lrsquoautoriteacute par Weber dans son texte Or peut-ecirctre le propre de lrsquoautoriteacute est-il de nrsquoavoir pas
agrave sanctionner ainsi que lrsquoestime Hannah Arendt
Auctoritas potestas et persuasion
Hannah Arendt en effet oppose lrsquoautoriteacute agrave la force de la contrainte (qui suppose la
hieacuterarchie et produit violence βία ce pouvoir peut ecirctre rapprocheacute du potestas en latin) ainsi
qursquoagrave la persuasion du dialogue (πείθειν qui suppose lrsquoeacutegaliteacute) Lrsquoautoriteacute serait une laquo hieacuterarchie
[hellip] dont chacun reconnaicirct la justesse et la leacutegitimiteacute et ougrave tous deux ont drsquoavance leur place
fixeacutee raquo (La Crise de la culture 1995 p 123) une laquo obeacuteissance librement consentie raquo Elle est
une supeacuterioriteacute consideacutereacutee comme leacutegitime par celui auquel elle srsquoadresse ndash elle est un
augmenteur
Lrsquoauctoritas relegraveve laquo de lrsquoordre de lrsquoinfluence de lrsquoascendant du creacutedit raquo (Prairat
2012) elle ne neacutecessite pas le recours agrave la sanction puisqursquoelle ne relegraveve pas de la coercition
Lrsquoautoriteacute nrsquoest pas un pouvoir elle est un laquo sur-pouvoir raquo (selon lrsquoexpression drsquoAlain Renaut
2004 p 41) qui confegravere une leacutegitimiteacute laquo indiscutable raquo incontestable Il y a au fondement de
lrsquoautoriteacute une croyance (une foi ) du sujet qui lui obeacuteit qui confegravere agrave lrsquoautoriteacute une plus-value
qui la deacutesarme
Pour Hannah Arendt lrsquoautoriteacute est si fortement lieacutee agrave la religion et agrave la tradition que si
lrsquoun de ces piliers disparaicirct les autres formes de lrsquoautoriteacute sont destineacutees agrave srsquoeffondrer Crsquoest
dans lrsquoexpeacuterience romaine qursquoelle voit laquo lrsquounique expeacuterience politique qui a introduit lrsquoautoriteacute
comme mot concept et reacutealiteacute dans notre histoire raquo (1995 p 138) expeacuterience qui srsquoest
acheveacutee avec lrsquoexpeacuterience de la moderniteacute lrsquoouvrant agrave une crise dont nous ne sommes pas
sortis
Rapportons ces reacuteflexions sur lrsquoautoriteacute agrave notre problegraveme de la sanction On comprend
que lrsquoautoriteacute pas davantage que la persuasion nrsquoa agrave sanctionner la sanction relegraveve du
potestas En ce sens si crsquoest lrsquoautoriteacute (et non le pouvoir) qui fonde lrsquoeacuteducation la sanction
(qui relegraveve du pouvoir) apparaicirct comme un eacuteleacutement eacutetranger au processus eacuteducatif Il est
85
pourtant de notorieacuteteacute que les eacuteducateurs sanctionnent et que presque toujours ils ont
sanctionneacute la sanction est le pouvoir magistral par excellence Toute la question est de savoir
dans quelle mesure ce potestas du professeur nrsquoest pas ameneacute agrave contredire son autoriteacute
quelle autoriteacute (par deacutefinition leacutegitime si on suit Arendt) a besoin du glaive pour se faire
(librement) obeacuteir Eacutetrange reconnaissance drsquoun sur-pouvoir que celle qui requiert pourtant la
force pour ecirctre reconnue crsquoest que ce sur-pouvoir cet augmenteur nrsquoest pas si eacutevident
Ajoutons nous pensons que cette autoriteacute nrsquoa jamais eacuteteacute eacutevidente degraves lors qursquoon pose
la question et que srsquoil a toujours fallu la coercition pour laquo persuader raquo les corps crsquoest que
lrsquoautoriteacute nrsquoa peut-ecirctre pas eacuteteacute si distincte du potestas conceptualiseacute (ideacutealiseacute ) par H Arendt
Car il y a bien un eacuteleacutement drsquoideacutealisation qui nrsquoa pas eacutechappeacute agrave Alain Renaut le processus
drsquoeacutegalisation deacutejagrave observeacute par Tocqueville conduit Hannah Arendt agrave eacutevoquer un
laquo nivellement raquo deacutefavorable aux eacutelegraveves les plus doueacutes si bien que avec la crise la situation
des enfants serait devenue laquo pire qursquoavant raquo laquo Avant quoi raquo demande sans deacutetour Alain
Renaut (2002 p 142) faudrait-il vraiment consideacuterer comme une reacutegression le processus
drsquoautonomisation de lrsquoenfant le fait qursquoil soit deacutesormais porteur de droits Nous ne pouvons
que souscrire pleinement agrave la remarque drsquoA Renaut
Pour preacutetendre que la reconnaissance de lrsquoenfant comme un ecirctre libre porteur
de droits a conduit en fait agrave un systegraveme drsquoenfermement ou drsquoexclusion pire encore que
ce qui existait auparavant on fait subir drsquoextravagantes ideacutealisations agrave ce qursquoavaient
eacuteteacute anteacuterieurement les dispositifs sociaux et culturels concernant les petits
drsquohommes (Renaut 2002 p 144)
Aussi le concept drsquoautoriteacute nous paraicirct probleacutematique (son principe logique
contredisant lrsquohistoire des pratiques qui lrsquoentoure) une telle autoriteacute a-t-elle deacutejagrave existeacute (en
eacuteducation) ou bien ne relegraveve-t-elle pas drsquoune illusion reacutetrospective Crsquoest donc que lrsquoautoriteacute
contrairement agrave ce que theacuteorise Hannah Arendt nrsquoest pas si distincte du pouvoir
Ainsi la notion drsquoautoriteacute comprise comme hieacuterarchie juste sans persuasion ni pouvoir
et qui œuvre par excellence dans le domaine eacuteducatif nrsquoentretient pas avec la sanction un lien
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eacutevident Crsquoest dire qursquoaffirmer le caractegravere eacuteducatif de la sanction comme œuvre drsquoautoriteacute
qui ne doit rien au pouvoir nrsquoa rien drsquoune proposition analytique (au sens de Kant)
On peut aller plus loin et soutenir que philosopher sur lrsquoautoriteacute (et partant sa
leacutegitimiteacute) crsquoest deacutejagrave prendre acte de son deacuteclin lequel est irreacuteversible Il suffit drsquoavoir eacuteteacute
sceptique une fois et lrsquoautoriteacute de lrsquoautoriteacute srsquoen trouve destitueacutee deacutesacraliseacutee saccageacutee
mecircme Lorsque les eacutetudiants de mai 1968 demandegraverent agrave Paul Ricoeur laquo Qursquoest-ce que vous
avez de plus que nous raquo ce dernier a reacutepondu laquo jrsquoai lu plus de livres que vous raquo La reacuteponse
de Ricoeur nrsquoeacutetait assureacutement pas satisfaisante est-ce vraiment la quantiteacute de livres qui fait
(lrsquo)autoriteacute Mais agrave bien sonder le problegraveme il se trouve qursquoaucune reacuteponse nrsquoaurait eacuteteacute
suffisante face au deacutefi que constitue le geste mecircme drsquointerroger lrsquoautoriteacute
Le fait de lrsquoautoriteacute et ses raisons
Paradoxe si lrsquoautoriteacute ne semble pas pouvoir ecirctre fondeacutee demeure le fait de lrsquoautoriteacute
Dans leur ouvrage Conditions de lrsquoeacuteducation (2008) Marie-Claude Blais Marcel
Gauchet et Dominique Ottavi proposent de comprendre indirectement le pheacutenomegravene
drsquoautoriteacute en demandant pourquoi il y a autoriteacute Car si lrsquoautoriteacute est devenue un laquo principe
indeacutefendable raquo (Blais Gauchet amp Ottavi 2008 p 136) demeure pourtant le fait de lrsquoautoriteacute
avec ses laquo transferts clandestins raquo ses deacutenis formels et sa reacutealiteacute deacuteleacutetegravere
Pour les auteurs lrsquoautoriteacute nrsquoest pas le pouvoir (institutionnel) ou la puissance
(contrainte) ndash et crsquoest dans lrsquoeacuteducation que lrsquoautoriteacute se donne le plus agrave voir deacutepouilleacutee de ces
attributs secondaires (mais par lesquels elle srsquoest historiquement manifesteacutee) Crsquoest dans
lrsquoeacuteducation encore que lrsquoautoriteacute se deacutetache de ses incarnations historiques (mais au fond
inessentielles) que sont la religion et la tradition (qursquoHannah Arendt comprend comme une
laquo triniteacute agrave ne pas seacuteparer raquo) Car dans lrsquoeacuteducation se preacutesente une autoriteacute factuelle qui reacutesiste
au deacuteclin des traditions et des religions
Autoriteacute factuelle ndash lrsquoautoriteacute demeure mecircme si drsquoapregraves les auteurs elle ne srsquoaffiche
plus laquo lrsquoautoriteacute a cesseacute drsquoecirctre une valeur explicite raquo (2008 p 146) mais elle demeure une
valeur reacutegulatrice car laquo lrsquoautoriteacute repreacutesente une dimension constitutive et irreacuteductible de
lrsquoespace humain-social raquo (Blais et al 2008 p 138 reacutepeacuteteacute presque mot pour mot p 155) laquo rocircle
indispensable et positif raquo (2008 p 147) Il y aurait mecircme lieu de se reacutejouir car sans autoriteacute
il ne resterait que le droit ou la force Lrsquoautoriteacute est gage de leacutegitimiteacute (on retrouve ici le point
87
de vue de H Arendt) et constitue laquo le grand levier pacificateur des socieacuteteacutes humaines raquo
Paradoxalement les critiques qursquoa susciteacutees lrsquoautoriteacute ont fait obstacle agrave la compreacutehension de
son essence lrsquoautoriteacute comme telle aurait eacuteteacute le point aveugle de lrsquoanti-autoritarisme Faute
de la saisir on risque drsquoecirctre maicirctriseacute par elle au lieu de la maicirctriser
Cinq raisons sont eacutevoqueacutees (Blais et Al 2008 pp 149-155) pour comprendre le fait de
lrsquoautoriteacute Il nous semble pourtant que ces raisons ne coiumlncident pas
- Il y a de lrsquoautoriteacute parce qursquoil y a de la leacutegitimiteacute ndash ou plutocirct il faut de lrsquoautoriteacute parce
qursquoil faut de la leacutegitimiteacute et pas seulement de la leacutegaliteacute Mais quelle leacutegitimiteacute ne se precircte pas
agrave la critique au dialogue agrave la persuasion Que vaut une autoriteacute qui se preacutesente comme au-
delagrave de tout soupccedilon possible Cette transcendance nrsquoest-elle pas destineacutee agrave demeurer
probleacutematique Crsquoest pourquoi cette premiegravere raison ne nous apparaicirct guegravere ecirctre
convaincante
- Il y a de lrsquoautoriteacute parce que la raison ne suffit pas il faut qursquoil y ait croyance Mais le
problegraveme demeure le mecircme que vaut la croyance agrave une autoriteacute qui nrsquoest pas susceptible
drsquoecirctre eacuteprouveacutee Quelle autoriteacute peut se preacutesenter comme agrave ce point leacutegitime qursquoon ne
saurait la trouver incroyable Quelle autoriteacute agrave ce titre pourrait nrsquoecirctre pas dangereuse et
lentement deacuteriver vers lrsquoautoritarisme
- Il y a de lrsquoautoriteacute parce que lrsquohumain est un ecirctre fonciegraverement sociable un ecirctre
drsquoappartenance Il y a ainsi une transcendance du social (laquo Une collectiviteacute qui srsquoimpose agrave nous
et nous deacutepasse en quelque maniegravere raquo) qui certes a perdu ses caractegraveres explicites et
obligatoires mais continue drsquoœuvrer sourdement comme autoriteacute Mais encore une fois
quelle est sa leacutegitimiteacute Comment la distinguer de la pure et simple ideacuteologie Cette autoriteacute
est-elle purement et simplement agrave assimiler deacutefinitivement On ne saurait en effet en faire
lrsquoeacuteconomie premiegravere mais est-ce agrave dire qursquoon ne doit pas pouvoir lrsquointerroger La
transcendance de lrsquoautoriteacute nrsquoest-elle pas dangereuse dans son principe
- Il y a de lrsquoautoriteacute parce que nous sommes interdeacutependants Nous ne pouvons pas ne
pas ecirctre influenceacutes nous sommes fonciegraverement suggestibles Mais faut-il tirer de cette
suggestibiliteacute lrsquoideacutee que celui qui a drsquoabord influenceacute eacutetait leacutegitime agrave le faire Suffit-il de le
croire pour que ce soit le cas Suffit-il de poser son caractegravere ineacutevitable pour le justifier Ne
faut-il pas agrave lrsquooccasion reacutesister aux deacutependances et aux suggestions Que la deacutependance
originelle conditionne une laquo dimension structurelle de son expeacuterience raquo nrsquoimplique nullement
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que cette structuration soit juste ou bonne qursquoil y ait autoriteacute de fait nrsquoimplique nullement
qursquoelle soit leacutegitime Agrave ce titre est-il sucircr que laquo Lrsquohomme est lrsquoanimal qui ne gueacuterit pas de son
enfance raquo (Blais et al 2008 p 153) Lrsquoadulte est-il condamneacute agrave ecirctre le malade de son
enfance
- Il y a autoriteacute parce qursquoil y a liberteacute La liberteacute qui consiste agrave avoir autoriteacute sur soi doit
srsquoappuyer sur des reacutefeacuterences extrinsegraveques en lesquelles elle place sa confiance (concept qui
nrsquoapparaicirct pas dans lrsquoouvrage citeacute mais qui nous semble essentiel pour comprendre la
proposition) Pathologiquement cette autoriteacute deacuterive en soumission la confiance devient
aveugle et se transforme en alieacutenation Mais cette deacuterive reacutevegravele que lrsquoautoriteacute nrsquoimpose pas
elle guide elle constitue un laquo recours reacuteflexif raquo (Blais et al 2008 p 154) Cette raison de
lrsquoautoriteacute nous paraicirct la plus solide mais lrsquoautoriteacute qursquoelle postule est des plus fragiles puisque
la confiance qursquoon place en elle peut ecirctre retireacutee Crsquoest une autoriteacute relative ndash et peut-ecirctre la
seule veacuteritablement leacutegitime en tant qursquoon la peut destituer
Le fait que ces raisons ne convergent pas neacutecessairement reacutevegravele les tensions
constitutives de cette reacutegulation par lrsquoautoriteacute qui revendique une leacutegitimiteacute agrave laquelle elle se
soustrait pourtant par sa manifestation transcendante Pour autant on ne saurait se passer de
laquo reacutefeacuterents raquo ou de laquo reacutefeacuterences raquo mais quels sont les piliers qui peuvent subir lrsquoeacutepreuve du
doute
Il faut bien accorder que lrsquoautoriteacute nrsquoest pas lrsquoautoritarisme ndash mais ce nrsquoest qursquoagrave la
condition que lrsquoautoriteacute en tant qursquoelle srsquoincarne dans une personne soit deacutesinvestie de toute
transcendance et reacutesiste agrave la possibiliteacute du soupccedilon Elle ne sera qursquoautoriteacute humaine trop
humaine avec ses fragiliteacutes et les limites qursquoelle reconnaicirctra volontiers elle-mecircme ndash sans quoi
ne sera-t-elle pas mensonge et vecteur drsquoinfantilisation
Lrsquoautoriteacute problegraveme eacuteducatif indeacutepassable
Jean Houssaye estime qursquoentre lrsquoeacuteducation et lrsquoautoriteacute il y a une antinomie sans doute
propre agrave lrsquoacte peacutedagogique Si lrsquoautoriteacute ne passera pas il nrsquoen demeure pas moins qursquoil faut
selon le peacutedagogue laquo abandonner et deacutepasser cette probleacutematique de lrsquoautoriteacute raquo Lrsquoautoriteacute
ne passera pas theacuteoriquement et pratiquement (on en parlera toujours) mais laquo il faudra
toujours lui reacutesister peacutedagogiquement raquo (2012) Nrsquoest-ce pas lagrave cependant confondre autoriteacute
et autoritarisme
89
Sans doute lrsquoautoriteacute pose problegraveme aussi semble-t-il bienvenu de la deacutepouiller
autant que possible de la notion de pouvoir Lrsquoautoriteacute a tout agrave gagner au point de vue eacuteducatif
agrave renoncer agrave la tentation autocratique elle doit relever davantage de lrsquoordre de lrsquoinfluence que
de celui de lrsquoinjonctif frontale La question de la croyance du sujet est primordiale crsquoest cette
croyance agrave sa leacutegitimiteacute qui permet seule agrave lrsquoautoriteacute de nrsquoavoir pas agrave se montrer menaccedilante
Eirick Prairat eacutenonce les quatre conditions drsquoune autoriteacute eacuteducative (2003b)
- Autoriteacute vient de auctor (le sujet qui renvoie agrave lrsquoascendant au creacutedit)
qui deacuterive de augere (augmenter) Cette augmentation inscrit lrsquoautoriteacute dans le
registre de lrsquoeacuteleacutevation jamais du dressage Lrsquoautoriteacute est influence positive ndash mais
comment caracteacuteriser une telle influence Comment srsquoassurer qursquoen visant
lrsquoeacuteleacutevation on nrsquoengendre pas le contraire
- Lrsquoinfluence de lrsquoautoriteacute gagne agrave ecirctre aussi peu directe et transitive que
possible Non pas srsquoopposer ni srsquoimposer mais proposer Non pas soumettre mais
affranchir Non pas vouloir mais aider agrave vouloir Non pas agir mais activer
transmettre cette flamme du savoir Mais il faut deacutejagrave preacutesupposer ce deacutesir
drsquoapprendre que faire lorsque ce dernier semble manquer
- Lrsquoinfluence de lrsquoautoriteacute travaille agrave sa propre suppression elle ne
maintient pas le sujet dans un eacutetat de deacutependance Lrsquoinfluence ne cherche pas
lrsquoemprise mais lrsquoimpulsion Elle encourage pour nrsquoavoir plus agrave le faire Lrsquoinfluence
eacuteducative est la dissymeacutetrie qui recircve de symeacutetrie Crsquoest en quoi cette influence nrsquoest
pas manipulatrice Crsquoest sans doute parce qursquoelle ne fait pas cette distinction
qursquoAlice Miller condamne toute forme drsquoeacuteducation elle confond influence et
manipulation On ne saurait certes nier toutefois que lrsquoenfer est paveacute des meilleures
intentions peacutedagogiques Mais on ne saurait non plus oublier qursquoon ne peut pas ne
pas influencer car on ne peut pas ne pas communiquer Crsquoest lrsquoun en effet des
axiomes de la communication eacutetabli par le groupe de Palo-Alto laquo Il suffit de la
preacutesence drsquoautrui pour que tout comportement actif ou passif intentionnel ou pas
preacutesente un caractegravere communicationnel et constitue une communication Comme
il nrsquoy a pas de non-comportement on ne peut pas non plus ne pas communiquer raquo
(Watzlawick 1991 p 20) Mais comment communiquer
- Lrsquoinfluence ne peut srsquoexercer sans une reconnaissance active du sujet
qui lrsquoaccepte non pas une reacutesignation passive non pas une acceptation par deacutefaut
90
mais un engagement qui est seul agrave mecircme de faire sens Mais comment engager le
sujet agrave eacuteduquer
Ces conditions on le voit eacutenoncent davantage un programme de recherche qursquoune
seacuterie de regravegles qursquoil suffirait drsquoappliquer Agrave nier les difficulteacutes on risque toujours lrsquoincantation
ainsi que le note Jean Houssaye il suffirait de vouloir pour reacuteussir
Faire le choix drsquoeacuteduquer ce serait donc se placer drsquoembleacutee dans une position drsquoautoriteacute
ndash entendue comme influence agrave viseacutee eacutemancipatrice aussi temporaire et peu transitive que
possible pour eacuteviter la deacutegeacuteneacuterescence en emprise Lrsquoautoriteacute ainsi deacutecanteacutee de tout
autoritarisme (et de tout pouvoir) devient ainsi un horizon ndash toute la question (au fond
kantienne) est de savoir srsquoil srsquoagit drsquoun ideacuteal reacutegulateur (lrsquoautoriteacute serait une Ideacutee de la raison
eacuteducative un concept limite et moins constitutif de ce qursquoil faut faire que reacuteglant orientant et
dirigeant la penseacutee) ou drsquoune fiction (produite par lrsquoimagination opeacuterant comme si les faits
imagineacutes eacutetaient empiriques)
Si on considegravere lrsquoautoriteacute comme ideacuteal reacutegulateur ainsi que nous venons de lrsquoesquisser
on voit que la place de la sanction nrsquoest pas deacutefinie a priori Pourquoi lrsquoautoriteacute aurait-elle
besoin de la sanction Mecircme circonscrite agrave la sphegravere eacuteducative lrsquoautoriteacute ne semble pas
neacutecessiter le recours agrave la sanction ndash on peut mecircme se demander si ce recours en question ne
contredirait les conditions eacutenonceacutees ci-dessus Le problegraveme degraves lors est le suivant la sanction
est-elle compatible avec les conditions geacuteneacuterales de lrsquoautoriteacute eacuteducative eacutenonceacutees ci-dessus
On le voit la question de la sanction nous introduit au cœur de la difficile notion drsquoautoriteacute
La crise (ou eacuterosion) engageacutee au moment moderne
Le temps est essentiel pour comprendre la crise de lrsquoautoriteacute ndash et sans doute serait-il
preacutefeacuterable drsquoapregraves la proposition drsquoE Prairat plutocirct que de parler de crise drsquoeacutevoquer lrsquoeacuterosion
de lrsquoautoriteacute (2012) Quand la crise nrsquoest par deacutefinition que ponctuelle la meacutetaphore
geacuteologique convient particuliegraverement bien au caractegravere lent et irreacuteversible de cette eacutevolution
La dissolution du laquo conglomeacuterat heacuteriteacute raquo (selon la formule drsquoER Dodds agrave la suite de
Gilbert Murray) de la structure de croyances traditionnelles est irreacuteversible dans son ouvrage
deacutesormais classique Les Grecs et lrsquoirrationnel Dodds cite Al Ghazali laquo Il ny a pas despoir de
retourner agrave une foi traditionnelle une fois quelle a eacuteteacute abandonneacutee car la condition
essentielle de ladheacutesion agrave une foi traditionnelle cest dignorer quon est traditionaliste raquo (citeacute
91
par Dodds 1977 p 205) Lrsquoinnocence de la tradition perdue lrsquoest deacutefinitivement les Lumiegraveres
ont eacuteteacute notre Xeacutenophane dont Dodds estime que la critique radicale de lrsquoanthropomorphisme
a conduit agrave une incroyance geacuteneacuteraliseacutee laquo il ny avait plus guegravere agrave attendre pour que tout
leacutedifice de croyances traditionnelles commence agrave se disloquer raquo (Dodds 1977 p 181) Ce
mouvement geacuteologique ne cessera pas du moins tant que durera le rationalisme ndash dont il nrsquoest
pas certain que sa disparition soit souhaitable
Pour Alain Renaut la ceacutesure principale porte entre le moment des Anciens et celui des
Modernes on passe drsquoun principe drsquoautoriteacute baseacute sur une transcendance agrave un principe
drsquoautoriteacute qui relegraveve de lrsquoimmanence autonome (le subjectivisme et le contractualisme en
constituent lrsquohorizon) La transcendance en effet eacutetait tridimensionnelle dans lrsquoAntiquiteacute
Transcendance theacuteologique transcendance physico-theacuteologique
transcendance de la tradition dans ces trois versions anciennes de la transmutation
drsquoun simple pouvoir en autoriteacute la reacutefeacuterence agrave une dimension du reacuteel conccedilue comme
hors de prise pour les forces humaines (la volonteacute divine lrsquoordre du monde
lrsquoancienneteacute de la tradition) procurait aux pouvoirs concerneacutes un surcroicirct de puissance
(Renaut 2004 p 50)
Ce nrsquoest plus le cas avec lrsquoautoriteacute des Modernes qui integravegre laquo un moment de
fragilisation intrinsegraveque raquo (Renaut 2004 p 53) en reposant sur le consentement du peuple
souverain laquo Lrsquoauto-institution raquo (2004 p 62) caracteacuteristique des modernes semble destineacutee
agrave destituer toute forme drsquoautoriteacute de transcendance
Toute la difficulteacute est que la moderniteacute nous conduit agrave reconnaicirctre dans lrsquoenfant un
laquo semblable raquo (ce que nous ne pouvons pas sans renier les valeurs fondamentales de la
deacutemocratie ne pas faire) alors mecircme que lrsquoeacuteducation laquo se fonde sur une forme de supeacuterioriteacute
de lrsquoeacuteducateur vis-agrave-vis de lrsquoeacuteduqueacute raquo (Renaut 2004 p 149) Entre lrsquoeacutegaliteacute qursquoon ne peut lui
manquer de reconnaicirctre et lrsquoasymeacutetrie de la relation lrsquoenfant apparaicirct comme un citoyen qui
ne peut pas en devenir un Mais il ne srsquoagit pas seulement drsquoun deacutecalage entre une eacutegaliteacute de
droit et une ineacutegaliteacute de fait car lrsquoenfant en son alteacuteriteacute est porteur de droits speacutecifiques
92
(droits agrave la protection et agrave lrsquoeacuteducation) qui peuvent entrer en contradiction avec ses droits-
liberteacutes par quoi il est notre semblable Ainsi lrsquoenfant est bien le seul ecirctre humain avec lequel
nous avons des rapports laquo drsquoeacutegaliteacute et drsquoineacutegaliteacutes en droit raquo (2004 p 151) Cette tension est
constitutive de la crise de lrsquoeacuteducation et relegraveve du processus de deacutemocratisation des rapports
humains qui sont eacutetendus aux enfants Impossible par conseacutequence de chercher agrave
laquo sanctuariser lrsquoeacutecole raquo comment peut-on vouloir la deacutemocratie pour tous ndash sauf pour les
enfants La contradiction axiologique est manifeste laquo comment faire acqueacuterir une conscience
des valeurs de lrsquoeacutegaliteacute et de la liberteacute agrave des enfants plongeacutes dans un univers familial et scolaire
qui demeurerait immuablement structureacute par les principes de hieacuterarchie raquo (Renaut 2004 p
156)
Pour A Renaut on peut interpreacuteter ce constat de crise de lrsquoautoriteacute qui conduit
irreacutemeacutediablement agrave sa fin de deux maniegraveres Soit se reacutejouir
Moins drsquoautoriteacute plus drsquoesprit critique Moins drsquoadheacutesion plus de distance
Moins de soumission consentie souhaiteacutee aimeacutee mecircme plus drsquoautonomie agrave lrsquoeacutegard
de ceux qui deacutetiennent tel ou tel pouvoir Comment selon ce premier axe de
conclusion ne pas identifier la deacutecomposition de lrsquoautoriteacute secteur par secteur agrave une
monteacutee en puissance de la liberteacute des individus et de la socieacuteteacute (Renaut 2004 p 260)
Soit redouter
Plus drsquoautonomie mais moins de repegraveres Plus de liberteacute de choix mais moins
de certitudes Plus drsquoespaces de discussion mais aussi davantage de conflits et de
confrontations entre les individus ou entre les groupes ougrave ils se rassemblent autour de
leurs derniegraveres convictions Plus drsquoesprit critique mais de plus en plus de mal pour les
divers pouvoirs sans lesquels il nrsquoest pas de coexistence possible agrave faire preacutevaloir les
objectifs qursquoils entendent atteindre fucirct-ce pour le bien de toutes les personnes ou de
toutes les communauteacutes concerneacutees (Renaut 2004 p 261)
93
Les deux axes sont correacuteleacutes lrsquoespoir drsquoune reconfiguration laisse planer lrsquoombre du
risque drsquoun eacutechec et de difficulteacutes nouvelles Elles sont la conseacutequence du scepticisme qui
srsquoabat sur lrsquoOccident ndash mais ce scepticisme nrsquoest pas condamneacute agrave ecirctre un individualisme
meacutediocre un laquo relativisme raquo (artefact conceptuel qui permet de servir de repoussoir) Le
scepticisme crsquoest aussi lrsquoesprit zeacuteteacutetique comment lrsquoinsuffler Voilagrave peut-ecirctre lrsquoun des
problegravemes eacuteducatifs majeurs Crsquoest ce que semble proposer Alain Renaut lorsqursquoil eacutecrit
[hellip] le temps est enfin venu priveacutes que nous sommes devenus moins par erreur
que par choix deacutelibeacutereacute des expeacutedients de lrsquoautoriteacute de prendre pour regravegle dans
chacune des pratiques de pouvoir de ne consideacuterer comme leacutegitime que le pouvoir de
lrsquoargument (Renaut 2004 p 83)
Le temps est venu drsquoecirctre sceptique crsquoest-agrave-dire rationnels de mettre meacutethodiquement
agrave lrsquoeacutepreuve tout ce qui srsquoapparente agrave une transcendance avec malice ironie et le plus grand
des seacuterieux Le savoir dont la transmission inquiegravete tant est-il autre chose que le reacutesidu
temporaire drsquoune critique drsquoune tentative de reacutefutation Agrave ce titre tout savoir positif qursquoon
ne fait que recevoir sans pouvoir lrsquoeacuteprouver sans lrsquoexaminer peut ecirctre soupccedilonneacute drsquoimposture
Socrate drsquoapregraves Platon disait qursquo laquo une vie agrave laquelle cet examen fait deacutefaut ne vaut pas drsquoecirctre
veacutecue raquo (Apologie de Socrate Platon 38a 2008 p 88)
La peacuteriode contemporaine connaicirct une crise qui constitue le final drsquoune eacuterosion
progressive Le sujet est livreacute agrave lui-mecircme ndash avec toutes les deacuterives (communautarisme greacutegaire
nationalisme eacutetroit consumeacuterisme meacutediocre etc) mais aussi tous les espoirs qui
accompagnent le deacuteclin des absolus Son eacutemancipation par lrsquoeacuteducation est plus que jamais
neacutecessaire et le questionnement de lrsquoautoriteacute (de ce qui fait autoriteacute) fait partie de ce
processus drsquoeacutemancipation La crise de lrsquoautoriteacute nrsquoest-elle pas au point de vue eacuteducatif
salvatrice indispensable mecircme dans la mesure ougrave elle est une occasion de renforcer lrsquoactiviteacute
du sujet Car que vaut une croyance dont on nrsquoa jamais douteacute qursquoon nrsquoa jamais mise agrave
lrsquoeacutepreuve
94
Histoire monumentale antiquaire et critique
Mutatis mutandis il nous semble que ce problegraveme a eacuteteacute theacutematiseacute par Nietzsche Le
nihilisme ce moment historique de la deacutevalorisation des valeurs anciennes pose la question
de lrsquoautoriteacute drsquoune maniegravere ineacutedite la crise de la science ou le deacutesenchantement du monde
ne sont que quelques-unes des conseacutequences de cette crise axiologique Dans la seconde
consideacuteration inactuelle (1993 pp 217-283) sur lrsquoutiliteacute et lrsquoinconveacutenient de lrsquohistoire pour la
vie Nietzsche probleacutematise le concept drsquohistoire qui nous paraicirct fort eacuteclairant relativement agrave
lrsquoautoriteacute Le philosophe allemand repegravere trois maniegraveres de se rapporter au passeacute de vivre le
passeacute lrsquohistoire monumentale lrsquohistoire antiquaire et lrsquohistoire critique Chacune de ces
maniegraveres preacutesente une utiliteacute mais aussi des deacuterives
Lrsquohistoire antiquaire est la maniegravere de vivre le passeacute de celui laquo qui conserve et veacutenegravere
celui qui avec fideacuteliteacute et amour tourne les regards vers lendroit dougrave il vient ougrave il sest
formeacute raquo et qui constitue une forme de pieacuteteacute envers tout ce qui a eacuteteacute laquo Ce qui est petit
restreint vieilli precirct agrave tomber en poussiegravere tient son caractegravere de digniteacute dintangibiliteacute du
fait que lacircme conservatrice et veacuteneacuteratrice de lhomme antiquaire sy transporte et y eacutelit
domicile raquo (1993 p 231) Lrsquoantiquaire collectionne reacutepertorie tout ce qursquoil trouve Lrsquoantiquaire
assure la fideacuteliteacute drsquoun peuple agrave son passeacute Le plaisir que lrsquoantiquaire prend agrave explorer le passeacute
est celui de lrsquoamour de la tradition Cet amour ressemble au laquo plaisir que larbre prend agrave ses
racines [au] bonheur que lon eacuteprouve agrave ne pas se sentir neacute de larbitraire et du hasard mais
sorti dun passeacute mdash heacuteritier floraison fruit mdash ce qui excuserait et justifierait mecircme lexistence raquo
(1993 pp 232-233) Sans doute on peut consideacuterer que cette histoire correspond dans
lrsquoeacutevolution de lrsquoautoriteacute theacutematiseacutee par A Renaut au moment des anciens Mais lrsquoantiquaire
ne sait plus distinguer lrsquoaccessoire de lrsquoessentiel Tout ce qui est nouveau semble avoir moins
de valeur que ce qui est ancien Mais surtout lorsque lrsquohistoire antiquaire et sa fiegravevre
collectionnite nrsquoest plus nourrie par laquo lrsquoair vivifiant du preacutesent raquo elle risque drsquoempailler la vie
laquo quand le sens historique ne conserve plus la vie mais quil la momifie cest alors que larbre
se meurt raquo (1993 p 233) Lrsquoaveugle soif de collection est steacuterile Elle laquo paralyse lhomme
daction qui eacutetant homme daction blessera toujours et blessera forceacutement une pieacuteteacute
quelconque raquo (1993 p 234) Lrsquohistoire antiquaire peut ecirctre eacutetouffante et son autoriteacute
alieacutenante Il faut pouvoir srsquoen libeacuterer
95
Lrsquohistoire critique donne agrave lrsquohomme laquo la force de briser un passeacute et de laneacuteantir raquo et
laquo y parvient en traicircnant le passeacute devant la justice en instruisant seacutevegraverement contre lui et en le
condamnant enfin raquo (1993 p 234) Or laquo tout passeacute est digne drsquoecirctre condamneacute raquo car tout ce
qui naicirct est digne de disparaicirctre marqueacute du sceau de lrsquoimperfection Lrsquohistoire critique est
requise car elle permet de libeacuterer lrsquohomme prisonnier du passeacute par lrsquooubli Lrsquooubli loin de
nrsquoecirctre un deacuteficit de meacutemoire est un pouvoir actif qui est une force et le signe drsquoune santeacute
robuste A lrsquoinverse celui qui est incapable drsquooublier laquo est comparable agrave un dyspeptique (et
pas seulement comparable) mdash il ne vient ldquoagrave boutrdquo de rienhellip raquo (Nietzsche 2000 p 121)
Un tel esprit critique envers lrsquohistoire est salutaire dans la mesure ougrave il permet agrave
lrsquohomme de se deacutelivrer drsquoun passeacute devenu par trop pesant trop eacutetouffant Lrsquohistoire critique
est tourneacutee vers lrsquoavenir Neacuteanmoins il srsquoagit eacutegalement drsquoun processus qui est laquo toujours
dangereux pour la vie raquo (1993 p 235) attaquant le passeacute agrave sa source lrsquohistorien critique risque
de deacuteraciner lrsquohomme de ses traditions dont il est pourtant malgreacute qursquoil en ait un reacutesultat
Cherchant agrave recreacuteer une humaniteacute neuve (une seconde nature) en niant lrsquohumaniteacute passeacutee (la
premiegravere nature de la tradition) lrsquohistoire critique connaicirct un double risque Drsquoune part
laquo parce quil est difficile de fixer une limite agrave la neacutegation du passeacute raquo se pose la question des
limites de ce qursquoil faut laisser et de ce qursquoil faut conserver Jusqursquoougrave peut aller la neacutegation
Drsquoautre part laquo parce que la seconde nature est la plupart du temps plus faible que la
premiegravere raquo (1993 p 235) ne risque-t-on pas de quitter une vie plus saine pour une autre plus
preacutecaire Les valeurs que promeut lrsquohistoire critique ne pourront pas aiseacutement remplacer les
valeurs qursquoelle condamne Aussi risque-t-elle de fragiliser le passeacute sans ecirctre agrave mecircme de
reconstruire lrsquoavenir
Il nous semble que lrsquoopposition entre les anciens et les modernes est exprimeacutee par
cette double histoire antiquaire et critique Mais lrsquooriginaliteacute de Nietzsche est de proposer un
autre rapport agrave lrsquohistoire crsquoest lrsquohistoire monumentale telle que la conccediloivent les grands
creacuteateurs ceux qui conjuguent activiteacute et puissance (1993 p 226) On contemple ce que les
hommes dans le passeacute ont pu produire de grandiose de sublime De lagrave cette tendance agrave
privileacutegier ce qui est passeacute agrave ce qui est preacutesent Lrsquohistoire monumentale peut donc se reacutesumer
agrave laquo ce qui est classique et rare dans les temps eacutecouleacutes raquo (1993 p 228) Nietzsche eacutecrit ainsi
96
Que les grands moments dans la lutte des individus forment une chaicircne que les
sommets de lhumaniteacute sunissent dans les hauteurs agrave travers des milliers danneacutees que
pour moi ce quil y a de plus eacuteleveacute dans un de ces moments passeacutes depuis longtemps
soit encore vivant clair et grand mdash cest lagrave lideacutee fondamentale cacheacutee dans la foi en
lhumaniteacute lideacutee qui sexprime par la revendication dune histoire
monumentale (Nietzsche 1993 p 227)
Cependant lrsquohistoire monumentale nrsquoest pas sans danger Elle peut produire aussi un
certain deacutedain pour lrsquoexistence actuelle qui apparaicirct comme deacuterisoire eu eacutegard aux grandeurs
passeacutees De plus si lrsquohistoire monumentale enjoint agrave lrsquohomme du preacutesent drsquoimiter la grandeur
du passeacute celui qui imite oublie que lrsquohistoire ne se reacutepegravete pas laquo ce qui a eacuteteacute possible autrefois
ne saurait se reproduire une seconde fois raquo (1993 p 228) Ensuite il y a une illusion tenace
propre agrave lrsquohistoire monumentale celle de consideacuterer les monuments comme des laquo effets en
soi raquo deacuteconnecteacutes de leur eacutepoque et de la vie qui les a engendreacutes Lrsquohistoire monumentale
encourt donc toujours le risque drsquoecirctre mythique donc de falsifier le passeacute et drsquoecirctre manipuleacutee
par les ideacuteologies laquo lrsquohistoire monumentale trompe par les analogies raquo (1993 p 229) Enfin
dernier risque que les monuments du passeacute eacutecrasent le preacutesent et eacutetouffent toute feacuteconditeacute
et Nietzsche eacutecrit ainsi de maniegravere de saisissante laquo laissez les morts enterrer les vivants raquo
(1993 p 231)
Nietzsche probleacutematise la crise de lrsquoautoriteacute agrave travers ces trois maniegraveres de se rapporter
agrave lrsquohistoire Quelle autoriteacute est possible sachant que la continuiteacute est neacutecessaire que la culture
classique stimule mais que la critique aussi est requise Lrsquoopposition entre les Anciens et les
Modernes srsquoincarne dans lrsquoopposition entre histoire antiquaire et histoire critique Mais
Nietzsche ajoute lrsquohistoire monumentale la culture nrsquoest-elle pas lrsquoautoriteacute qui stimule Qui
certes peut eacutecraser mais libegravere du preacutesent en renvoyant agrave ce que lrsquohumaniteacute a produit de plus
grand Lrsquoautoriteacute en son sens pourrait avoir trait agrave ce qursquoil y a de sublime dans la tradition ndash
non pas la tradition pour la tradition mais eacutelection dans la tradition de ce qui eacutelegraveve de ce qui
nous fait porter le regard vers le haut Autrement dit une reacuteponse possible agrave la crise de
97
lrsquoautoriteacute ne peut-elle pas passer par la recherche de la grandeur Nrsquoest-ce pas le but de la
culture que de stimuler le vouloir
Nous verrons cependant que si cette reacuteponse est feacuteconde les moyens proposeacutes par
Nietzsche afin de parvenir agrave la production drsquoune culture effective sont des plus
probleacutematiques
242 Sanction et loi
Un lien tregraves eacutetroit relie lrsquoideacutee de sanction et celle de loi Il nrsquoy a pas de sanction lagrave ougrave il
nrsquoy a pas de loi ni de loi lagrave ougrave il nrsquoy a pas de sanction La sanction serait pour ainsi dire la ratio
cognoscendi de la loi laquelle serait pour sa part la ratio essendi de la sanction La sanction ne
fonde pas crsquoest la loi qui tient cet office mais la sanction est le neacutecessaire compleacutement drsquoune
loi qui sans la premiegravere serait eacutevideacutee de son statut de loi Crsquoest pourquoi on a pu parler drsquoune
sanction naturelle comme conseacutequence ineacutevitable de la transgression
Conseacutequence naturelle et loi humaine φύσις καὶ νόμος
LrsquoEsprit des lois de Montesquieu srsquoouvre par une deacutefinition laquo Les lois dans la
signification la plus eacutetendue sont les rapports neacutecessaires qui deacuterivent de la nature des
choses raquo (1993 p 123) En ce sens il y a homologie entre les lois naturelles et les lois
humaines elles sont toutes deux œuvres de la raison (laquo La loi en geacuteneacuteral est la raison
humaine en tant qursquoelle gouverne tous les peuples de la terre raquo 1993 p 128) Cette
homologie fonde drsquoapregraves Montesquieu le droit naturel comme anteacuterieur au droit positif de
mecircme qursquoavant de tracer un cercle on peut affirmer que les rayons sont eacutegaux de mecircme il y
a de la justice avant de poser des lois laquo Il faut donc avouer des rapports drsquoeacutequiteacute anteacuterieurs agrave
la loi positive qui les eacutetablit raquo (1993 p 124) Et comme illustration de cette loi naturelle
Montesquieu eacutecrit laquo comme par exemple que [hellip] un ecirctre intelligent qui a fait du mal agrave un
ecirctre intelligent meacuterite de recevoir le mecircme mal raquo (1993 p 124) Ce nrsquoest pas seulement la
sanction qui se trouve ici leacutegitimeacutee a priori crsquoest la loi du talion
Mais ce serait oublier lrsquoeacutecart entre la loi naturelle et la loi humaine La transgression
drsquoune loi naturelle est impossible Montesquieu eacutecrit ainsi
98
[hellip] il srsquoen faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverneacute que le
monde physique Car quoique celui-lagrave ait aussi des lois qui par leur nature sont
invariables il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes
(Montesquieu 1994 p 124)
Crsquoest en effet le moindre qursquoon puisse eacutecrire dans lrsquoordre humain la transgression
ne se trouve systeacutematiquement sanctionneacutee Mais ce que Montesquieu prend pour une
diffeacuterence de degreacute nrsquoest-il pas une diffeacuterence de nature
Guyau nous semble plus proche de la veacuteriteacute quand il eacutecrit laquo Si lrsquoon preacutetend violer la loi
de la pesanteur en se penchant trop par-dessus la tour Saint-Jacques on sera reacuteduit aussitocirct agrave
preacutesenter la veacuterification sensible de cette loi en se brisant sur le sol raquo (1985 p 162) Cette
proposition est si forte que Durkheim la reprendra agrave son compte dans LrsquoEacuteducation morale La
loi humaine au contraire peut ecirctre deacutefieacutee et crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoelle peut lrsquoecirctre qursquoon
a recours agrave la sanction qursquoon a besoin de sanction Parler de sanction naturelle est donc un
abus de langage derriegravere lrsquohomonymie il y a toute la diffeacuterence entre lrsquoeffet drsquoun meacutecanisme
aveugle et lrsquointention humaine de produire de la peine Qursquoon conccediloive la nature sur un mode
anthropomorphique ou le social sur un mode naturel on se trompe en confondant la nature
et la culture Hans Kelsen deacutenonccedilait en ce sens la confusion des sciences causales et des
sciences normatives
Par conseacutequent si la loi de la nature ne peut ecirctre transgresseacutee la nature ne saurait
sanctionner Ce qursquoon nomme sanction est une confirmation lrsquoeacutecart eacutetant impossible la
conseacutequence srsquoimpose avec une amorale neacutecessiteacute La sanction naturelle dans la loi de
causaliteacute crsquoest simplement lrsquoeffet
Eacutetant eacutetablie cette diffeacuterence entre la loi naturelle et la loi humaine (la volonteacute)
demandons-nous la loi constitue-t-elle le mot drsquoordre suprecircme de lrsquoeacuteducation
Loi theacuteologique et loi juridique Θέμις καὶ νόμος
Il faut deacutejagrave srsquoentendre sur ce qursquoil faut entendre par loi Contrairement agrave ce qursquoon
pourrait croire la loi nrsquoest pas drsquoabord juridique νόμος nrsquoest pas sorti tout armeacute du cracircne de
Χάος ndash laquo Douce illusion eacutecrit en ce sens Eirick Prairat que celle qui laisse penser que lrsquoon
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pourrait drsquoembleacutee srsquoinstaller dans la sphegravere du juridique raquo (Prairat 1997 p 101) Dans
lrsquoOdysseacutee les cyclopes incarnent cet eacutetat sans loi commune (Κυκλώπων [hellip] ἀθεμίστων lit-on
au vers 106 du chant IX de lrsquoOdysseacutee) ils ne tiennent pas drsquoassembleacutees ni afin de deacutelibeacuterer ni
afin de rendre la justice (vers 112 du chant IX Τοῖσιν δ᾽ οὔτ᾽ ἀγοραὶ βουληφόροι οὔτε
θέμιστες) Les cyclopes incarnent le modegravele du δεσπότης qui nrsquoa de compte agrave rendre agrave
personne et vit sans loi commune
Dans la pheacutenomeacutenologie (au sens heacutegeacutelien) de la loi proposeacutee par E Prairat (1997 pp
91-99) la premiegravere repreacutesentation de la loi est de nature religieuse La loi theacutemis est marqueacutee
du sceau de la transcendance exteacuterieure de lrsquoirreacutevocabiliteacute (voire de lrsquoindiscutabiliteacute) et
srsquoappliquant agrave de multiples niveaux de reacutealiteacutes (pourtant heacuteteacuterogegravenes) Agrave ce titre elle relegraveve
davantage de la regravegle (qui faccedilonne et soumet dans un rapport de deacutependance reacuteiteacutereacute) que de
la loi proprement dite (qui seacutepare pour relier pour permettre lrsquoeacutechange) Drsquoapregraves Eirick Prairat
(qui srsquoappuie notamment sur Piaget) cette conception theacuteologique de la loi est
laquo ineacutevitablement la conception du jeune enfant raquo (1997 p 94) pour laquelle son sentiment
sera fonciegraverement ambivalent (elle sera invoqueacutee quand elle deacutefend son inteacuterecirct meacutepriseacutee
quand elle le dessert) Mais le deacutefaut de cette loi est qursquoelle se preacutesente comme sacreacutee elle
invite donc agrave la transgression et la sanction que cette derniegravere appelle sera donc de nature
expiatoire
La conception juridique de la loi est celle drsquoune laquo transcendance seconde raquo (Prairat
1997 p 96) Seconde car opeacuterant sur fond drsquoimmanence la loi nrsquoest plus reacuteveacutelation de
lrsquoimmuable (au double sens drsquoun geacutenitif objectif et subjectif reacuteveacutelation de la part drsquoun ecirctre
immuable reacuteveacutelation drsquoun contenu immuable) mais construction reacutevisable Transcendance
car elle est laquo objectiveacutee raquo dans un texte qui srsquoimpose ensuite agrave ses co-constructeurs de
maniegravere publique Transcendance sans sacreacute la loi nrsquoest plus seulement instance de limite ou
prohibition elle est inter-dit elle signifie par ses proscriptions le lien entre les ecirctres elle
prescrit en neacutegatif
La loi theacuteologique reacutegularise la loi juridique reacutegule
La loi juridique comme horizon eacuteducatif Νόμος καὶ παιδεία
Reprenons la loi (nomos) constitue-t-elle le mot drsquoordre suprecircme de lrsquoeacuteducation
100
Du point de vue juridique crsquoest lagrave une tautologie le droit nrsquoeacutetant que nomos tout
manquement agrave la loi doit srsquoaccompagner de sanction Pour Hans Kelsen la theacuteorie pure du
droit formule ainsi la structure originaire de la proposition normative laquo lorsqursquoun acte
transgressant le droit est commis il doit srsquoensuivre une conseacutequence une sanction raquo (Kelsen
1999) Cette neacutecessiteacute repose sur un concept qui ne doit rien agrave la causaliteacute il srsquoagit au contraire
de lrsquoimputation Pour une theacuteorie pure du droit tout systegraveme de normes doit srsquoaccompagner
de sanction en cas de transgression Nous reviendrons sur la question de lrsquoimputation car elle
pose problegraveme il ne suffit pas de la poser (voire de la nommer) pour lrsquoeacutetablir
Posons la question autrement (car il faut la poser autrement) le respect inconditionnel
de la loi juridique eacutepuise-t-elle la viseacutee eacuteducative Lrsquoeacuteducation se confond-elle avec le
leacutegalisme Si tel eacutetait le cas la question du caractegravere eacuteducatif de la sanction serait reacutesolue en
tant que compleacutement neacutecessaire de la loi elle serait aussi eacuteducative que lrsquoest la loi elle-mecircme
Le problegraveme est de savoir srsquoil nrsquoy a pas un au-delagrave (ou un en-deccedilagrave ) de la loi qui pourrait
srsquoaveacuterer aussi important sinon davantage que la loi elle-mecircme Srsquoil ne srsquoagissait que de reacutegler
la conduite lrsquoaffaire serait entendue on peut soutenir qursquoau fond lrsquoeacuteducation nrsquoa pas agrave avoir
drsquoautre ambition que drsquoobtenir des ecirctres agrave eacuteduquer une certaine dociliteacute Lrsquoeacuteducation nrsquoaurait
pas drsquoautre objet que de (re)dresser les comportements ndash et pour ce faire tous les moyens
seraient bons crsquoest-agrave-dire utiles Mais pour peu qursquoon assigne agrave lrsquoeacuteducation un but
drsquoeacutemancipation on ne peut plus consideacuterer que les moyens sont indiffeacuterents Au contraire en
matiegravere drsquoeacuteleacutevation les moyens engageacutes sont peacutedagogiquement deacuteterminants
Dans le domaine moral qui est celui dans lequel nous situons lrsquoeacuteleacutevation la loi doit-elle
reacutegner Ici nous devrons nous confronter aux thegraveses de Kant qui fait de lrsquoobeacuteissance agrave la loi
morale par pur respect pour la loi morale la marque distinctive de la moraliteacute Kant deacutefendait
mais sans vraiment lrsquoargumenter (ou alors sur le mode drsquoune analogie avec la sphegravere juridique)
la neacutecessiteacute de la sanction comme conseacutequence drsquoune synthegravese a priori entre vice et malheur
Le vicieux meacuterite drsquoecirctre malheureux On a vu que Montesquieu soutenait une thegravese similaire
Mais sur quoi se fonde cette preacutetendue synthegravese a priori Qursquoest-ce qui la distingue du
preacutejugeacute Nous aurons agrave revenir sur cette difficulteacute qui engage la fonction de la sanction
Eirick Prairat estime qursquoau-delagrave de la loi juridique il y a une loi eacutethique elle est laquo ce
que le deacutesir exige pour srsquoactualiser et prendre sens raquo (1997 p 97) La loi devient contrainte
101
creacuteatrice elle nrsquoest plus limitation mais deacutetermination Il srsquoagit en quelque sorte de penser
la normativiteacute inheacuterente aux disciplines comme un mateacuteriau avec lequel on doit composer ndash
non seulement en vue de lrsquoaccepter (a-t-on le choix ) mais afin de le maicirctriser et de le
reacuteinventer E Prairat propose deux exemples de cette appropriation de la loi drsquoune part
lrsquoarchitecte qui doit connaicirctre les lois des mateacuteriaux qursquoil travaille drsquoautre part le poegravete qui
doit srsquoimpreacutegner laquo des lois de la langue raquo (1997 p 97) On ne saurait envisager en effet une
œuvre poeacutetique qui ne respecte pas la langue dans laquelle elle puise Le niveau eacutethique de la
loi invite donc agrave une ouverture qui transcende ce que la personnaliteacute peut avoir de monadique
Nous proposons cependant de compleacuteter la proposition drsquoE Prairat cette ouverture
doit srsquointeacutegrer dans un projet de vie que le sujet srsquoinvente Lrsquoeacutethique de la loi se confond ici
avec une estheacutetique de la loi crsquoest en ce sens que Guyau parlait drsquoanomie moins pour abolir
la loi (sinon dans son aspect uniforme et homogegravene) que pour lrsquoouvrir agrave lrsquoheacuteteacuterogegravene des
idiosyncrasies Lrsquoarchitecte ne peut ignorer les lois de la matiegravere mais il se les approprie pour
en faire une œuvre unique De mecircme le poegravete il travaille bien agrave partir drsquoune langue prise
comme mateacuteriau mais il repousse les limites du dicible et reacuteinvente le possible (crsquoest en ce
sens que Nietzsche eacutecrivait dans Ecce Homo laquo Avant moi on ignore ce qursquoon peut faire de la
langue allemande ndash ce qursquoon peut mecircme faire avec la langue tout court raquo 1992 p98) Au
niveau moral les relations de solidariteacute qursquoon entretient avec autrui sont agrave inventer et
srsquoinscrivent dans un style moral qui deacutepend des hypothegraveses meacutetaphysiques que le sujet eacutemet
sur le fond inconnaissable des choses La geacuteneacuterositeacute est creacuteative mdash ou elle nrsquoest que la morne
reacutepeacutetition drsquoun ideacuteal impersonnel abstrait et deacutevitaliseacute Disons encore la fleur de lrsquoeacuteducation
crsquoest de devenir ce que lrsquoon est de conqueacuterir son style
Eirick Prairat estime cependant qursquolaquo il nrsquoappartient pas agrave lrsquoeacutecole de faire acceacuteder
chaque sujet agrave une conception eacutethique de la loi raquo (1997 pp 98-99) Nomos est lrsquohorizon
drsquoapregraves lrsquoauteur de lrsquoeacuteducation scolaire Mais ne condamne-t-on pas alors lrsquoeacutecole agrave une
fonction humble trop humble et teinteacutee drsquoune urgence qui la deacutesenchanterait radicalement
Peut-on doit-on laisser le degreacute le plus important de lrsquoeacuteducation agrave lrsquoinitiative priveacutee Agrave
supposer comme nous le proposons que le passage agrave la conception (esth)eacutethique de la loi fait
partie du projet eacuteducatif et qursquoil lui est mecircme consubstantiel (pour ne pas que lrsquoeacuteducation ne
deacuterive en dressage) ne faut-il ecirctre trop ambitieux que pas assez
102
Reacutesumons-nous La pheacutenomeacutenologie de la loi reacutevegravele quatre eacutetapes chaos (caprice du
cyclope) theacutemis (loi divine et absolue) nomos (loi humaine et juridique) et anomos (loi
personnelle et esth-eacutethique) Difractons la question de la sanction en fonction de ces
moments Avec le premier moment la sanction est omnipreacutesente et reacutevegravele un insupportable
arbitraire Avec le second la sanction devient expiation Avec le troisiegraveme la sanction est
poseacutee mais son sens demande agrave ecirctre preacuteciseacute (pourquoi des humains voudraient-ils faire
souffrir un autre humain ) Avec le dernier moment enfin y a-t-il encore de la sanction Et agrave
supposer que lrsquoeacuteleacutevation agrave la loi (esth)eacutethique se fasse sans sanction reacuteserver agrave lrsquoeacutecole le
passage de theacutemis agrave nomos (avec sanction donc) ne risque-t-il pas de faire obstacle au passage
individuel de nomos agrave anomos
Une reacuteserve enfin par rapport agrave cette pheacutenomeacutenologie de la loi faut-il neacutecessairement
que la premiegravere repreacutesentation de la loi soit theacutemis Il nous semble qursquoil y a ici anticipation
sur la maniegravere dont la famille exerce lrsquoautoriteacute mais rien nrsquoassure que la famille propose
(impose) agrave lrsquoenfant une repreacutesentation absolue de la loi (et partant de lrsquoautoriteacute) Le parent (et
par extension lrsquoadulte) nrsquoa pas vocation agrave ecirctre un dieu pour lrsquoenfant instituant une
heacuteteacuteronomie de croyance Nous preacutecisons de croyance car si lrsquoheacuteteacuteronomie est bien de fait il
nrsquoy a aucune neacutecessiteacute de la doubler en faisant croire agrave lrsquoinfaillibiliteacute de lrsquoadulte (ce qui est bien
en jeu dans theacutemis) Infaillibiliteacute autoriteacute absolue et souveraine y a-t-il fataliteacute que la famille
veacutehicule cette image de la loi Nous ne le pensons pas et toutes les eacutetudes empiriques qui
lrsquoont affirmeacutee nrsquoont prouveacute qursquoune chose crsquoest peut-ecirctre ainsi que les familles fonctionnaient
(et continuent largement de fonctionner) mais drsquoautres configurations sont possibles La
psychologie de lrsquoenfant est deacutependante des pratiques que les adultes exercent au bas acircge sur
les enfants
103
3 Bregraveve histoire de la sanction dite eacuteducative la sanction laquo universelle raquo
Le plus grand argument en faveur drsquoune sanction dite eacuteducative pourrait ecirctre lrsquohistoire
de lrsquoeacuteducation elle-mecircme Il semble qursquoaussi loin qursquoon remonte dans le temps on ne trouve
autre chose que des adultes chacirctiant des enfants Nrsquoest-ce pas la laquo preuve raquo qursquoon ne saurait
se passer de sanction quand il srsquoagit de srsquooccuper du petit drsquohomme
Premiegravere reacuteserve en Occident du moins LrsquoOccident qui aime agrave confondre son histoire
avec celle du monde son destin avec celui de lrsquouniversel nrsquoa en effet guegravere eacutepargneacute les
enfants Crsquoest pourquoi nous nous inteacuteresserons prioritairement aux grandes tendances en
termes de pratique eacuteducative de lrsquoOccident ndash et drsquoabord de ces deux traditions lrsquoayant
faccedilonneacute lrsquoAntiquiteacute grecque et le Christianisme Eacutevidemment la question historique (et pour
ainsi dire anthropologique) de la sanction en eacuteducation ne se trouve pas eacutepuiseacutee par les
quelques consideacuterations esquisseacutees ici
Deuxiegraveme reacuteserve au sein de lrsquoOccident la pratique de la sanction agrave lrsquoeacutegard des enfants
nrsquoest pas homogegravene En teacutemoignent les critiques que cette pratique a susciteacutees ndash et pas
seulement ces trois derniers siegravecles Lrsquouniversaliteacute (occidentale) de la sanction en eacuteducation
nrsquoen est pas une ndash mecircme srsquoil faut reconnaicirctre que selon toute vraisemblance la sanction en
eacuteducation a eacuteteacute un pheacutenomegravene massif aussi bien agrave lrsquoeacutecole qursquoen famille et souvent violent
Crsquoest ainsi que Eirick Prairat peut eacutecrire que laquo La punition est une pratique scolaire peacuterenne raquo
(2007 p 89) Quant agrave Jean Houssaye il est autoriseacute agrave affirmer ceci laquo Qursquoon le veuille ou non
lrsquohistoire des pratiques peacutedagogiques est une histoire violente La question de lrsquoautoriteacute
traverse les siegravecles avec lrsquoeacutecole elle la structure elle lui est consubstantielle raquo (2012)
Derniegravere reacuteserve agrave supposer mecircme qursquoun panorama (neacutecessairement incomplet il ne
rentre pas dans le dessein de ce petit chapitre la preacutetention drsquoecirctre exhaustif mais seulement
suggestif) ne preacutesenterait aucun contre-exemple il nous faut rappeler que le fait ne fait pas
droit ndash droit entendu non au sens de ce qui est leacutegal mais de ce qui est leacutegitime Il est vrai que
le caractegravere immeacutemorial drsquoune pratique lui confegravere une aura (la fameuse aura des origines)
ainsi qursquoun air de neacutecessiteacute mais agrave bien y regarder ces caractegraveres nrsquoont rien agrave voir avec la
question de son fondement philosophique
Ces reacuteserves exprimeacutees passons agrave lrsquoexposition Sur ce sujet lrsquoOccident est comme
traverseacute par deux traditions qui au regard de la sanction en eacuteducation semblent converger ndash
104
quoique pour des motifs diffeacuterents Ces deux traditions sont lrsquoAntiquiteacute grecque et romaine
drsquoune part le Christianisme drsquoautre part
31 LrsquoAntiquiteacute
La peacutedagogie dans lrsquoAntiquiteacute eacutetait agrave lrsquoimage de la violence qui reacutegnait dans lrsquoordre
social la peacutedopleacutegie est la regravegle et chose remarquable peu contesteacutee
311 Une peacutedagogie violente
Henri-Ireacuteneacutee Marrou estime que la peacutedagogie au moment de lrsquoinstruction primaire
eacutetait laquo sommaire et brutale raquo (Histoire de lrsquoeacuteducation dans lrsquoAntiquiteacute Tome 1 p 238) Marrou
eacutecrit laquo Pour triompher ce qu[e le maicirctre] estime ecirctre de lrsquoindociliteacute il ne lui reste qursquoune
ressource et il ne se fait pas faute drsquoy recourir les chacirctiments corporels raquo
Mais Marrou ajoute qursquoil y a un autre ressort psychologique lrsquoeacutemulation ce que
Nietzsche nommait lrsquoinstinct agonal des Grecs Il semble toutefois qursquoil ait eacuteteacute reacuteserveacute agrave ce qui
correspond chez nous au cycle drsquoeacutetudes secondaires
Marrou eacutecrit ainsi
Lrsquoimage caracteacuteristique qui pour les hommes de ce temps srsquoattache au
souvenir de la petite eacutecole nrsquoest pas celle de lrsquoἀγών et de sa noble rivaliteacute mais celle du
terrible magister la trique agrave la main et de la terreur qursquoil inspirait [hellip] Eacuteducation et
chacirctiments corporels apparaissaient aussi inseacuteparables pour un Grec helleacutenistique
qursquoils lrsquoavaient eacuteteacute pour un scribe pharaonique ou juif crsquoest tout naturellement que
pour traduire lrsquoheacutebreu mucircsar (eacuteducation et chacirctiment) les traducteurs alexandrins
utiliseront παιδεία qui sous leur plume finit par signifier tout simplement
ldquopunitionrdquo (Marrou 1948 p 239)
Marrou ajoute qursquoil y a eu une laquo eacutevolution de la sensibiliteacute raquo (1948 p 239) relativement
aux chacirctiments corporels La question des chacirctiments corporels est poseacutee ndash mecircme si elle nrsquoest
pas approfondie et donc consideacutereacutee comme eacutetant essentielle En teacutemoigne Chrysippe si on
105
en croit Quintilien dans son Institution oratoire (liber I 3-14 1975 p 76) le philosophe ne
deacutesapprouvait pas les coups de fouet mais si on connaicirct son opinion sur la question crsquoest
donc que la question se posait Toutefois Marrou ajoute cette eacutevolution ne srsquoest pas traduite
dans les pratiques peacutedagogiques
Mais srsquoil y a progregraves il est drsquoordre moral plus que peacutedagogique on critique
lrsquoinhumaniteacute plus que lrsquoefficaciteacute de lrsquo ldquoorbilianismerdquo et la pratique de lrsquoenseignement
nrsquoen est pas vraiment modifieacutee Jamais lrsquoeacutecole antique ne partagera les illusions de
notre ldquoeacutecole joyeuserdquo ldquopas de progregraves sans un peacutenible effortrdquo μετὰ λυπῆς γὰρ ἡ
μάθησις (Marrou 1948)
La socieacuteteacute romaine nrsquoeacutetait drsquoabord guegravere plus cleacutemente agrave lrsquoeacutegard des enfants
Le pegravere pater familias deacutetient (comme le rappelle Eirick Prairat 2003a p 18) le
pouvoir absolu patria potestas ndash pouvoir de vie ou de mort sur ses enfants Le recours aux
chacirctiments corporels est courant dans lrsquoeacuteducation domestique autant que dans les eacutecoles
Danielle Gourevitch eacutecrit ainsi que laquo La violence la plus reacutepandue reste [hellip] la violence
peacutedagogique raquo (D Gourevitch citeacute par Prairat 200a3 p 18)
Plus tard sous lrsquoEmpire la violence agrave lrsquoeacutegard des enfants semble srsquoatteacutenuer quelque
peu Marrou eacutecrit laquo Sous lrsquoEmpire les milieux romains se relacircchent de leur seacuteveacuteriteacute premiegravere
et commencent agrave souhaiter une peacutedagogie moins brutale agrave reacutecompenser les efforts de lrsquoenfant
par de menus preacutesents tels que des gacircteaux raquo (1948 p 239) Agrave une eacutepoque ougrave la violence est
aussi geacuteneacuteraliseacutee lrsquoeacuteducation nrsquoest pas en reste (et on peut mecircme se demander dans quelle
mesure la violence eacuteducative nrsquoest pas la cause de cette violence geacuteneacuteraliseacutee au lieu drsquoen ecirctre
simplement le symptocircme)
312 Une eacutepisteacutemegrave militaire
Dans la ligneacutee de M Foucault Eirick Prairat fait dans le domaine eacuteducatif lrsquohypothegravese
drsquoeacutepisteacutemegrave disciplinaire
106
[cette eacutepisteacutemegrave peut se comprendre] comme lrsquoensemble des discours qui deacutecrit
et organise le faisceau de relations et le jeu de renvois entre les regravegles les rituels et les
modaliteacutes peacutedagogiques ndash jeu de relations et de renvois qui structurent et leacutegitiment
agrave un moment donneacute lrsquoorganisation disciplinaro-peacutedagogique de lrsquoeacutecole (Prairat 2007
p 44)
Parmi les eacutepisteacutemegraves disciplinaires proposeacutees par E Prairat il y a lrsquoeacutepisteacutemegrave militaire qui
conjugue ordre et honneur et qui nous paraicirct incarneacutee dans lrsquoeacuteducation antique
Dans les Nueacutees drsquoAristophane (aux vers 985-986) le Raisonnement Injuste raille
lrsquoeacuteducation des Anciens comme une vieillerie La reacuteponse du Raisonnement Juste qui est celle
drsquoAristophane ne se fait pas attendre laquo Crsquoest pourtant avec ces vieilleries-lagrave que les guerriers
de Marathon gracircce agrave mon systegraveme drsquoeacuteducation furent formeacutes raquo (Aristophane 1972 p 205)
La reacuteponse est tregraves eacuteloquente le succegraves militaire est la pierre de touche de la reacuteussite
eacuteducative Lrsquoheacutegeacutemonie guerriegravere drsquoun peuple est la preuve de la supeacuterioriteacute de son eacuteducation
Nietzsche lui-mecircme pourtant partisan des Anciens contre les Modernes reconnaissait la
faiblesse de lrsquoargument laquo une grande victoire est un grand danger raquo eacutecrivait-il dans sa
premiegravere Consideacuteration Inactuelle (1993 p 153) la supeacuterioriteacute militaire drsquoune Nation ne signe
en rien sa supeacuterioriteacute culturelle
Il est vrai que la discipline militaire (avec la sanction qui lui est affeacuterente) est
spectaculairement efficace et lrsquoinitiative est abandonneacutee au profit de la seule obeacuteissance Une
armeacutee bien entraicircneacutee comme celle des Spartiates agrave la bataille des Thermopyles est agrave mecircme
de lutter contre une armeacutee deacutesorganiseacutee quoique bien plus importante par le nombre Mais
qursquoon ne srsquoy trompe pas crsquoest drsquoun dressage qursquoil srsquoagit tout au plus drsquoun eacutelevage et
nullement drsquoeacuteleacutevation Le citoyen nrsquoexiste que par et pour sa patrie ndash comme le rappelle
Rousseau il ne vit pas pour lui-mecircme Il ne srsquoagit pas de deacutevelopper les faculteacutes pour elles-
mecircmes mais dans un but utile agrave la socieacuteteacute
On a toujours penseacute la sanction eacuteducative par reacutefeacuterence au droit ndash et plus preacuteciseacutement
par rapport au droit criminel Peut-ecirctre serait-il pertinent aussi de la penser par reacutefeacuterence agrave
lrsquoentraicircnement militaire le culte de lrsquohomogegravene (qui est bien loin drsquoecirctre passeacute de mode
107
comme le prouve la question de lrsquouniforme qui reacuteguliegraverement ressurgit pour de plus ou moins
bonnes raisons) et de lrsquoobeacuteissance qui requiert la sanction en cas de transgression
Crsquoest ce lien que Henri-Ireacuteneacutee Marrou dans son Histoire de lrsquoeacuteducation dans lrsquoAntiquiteacute
souligne dans sa description de lrsquoeacuteducation militaire dans Sparte il ne srsquoagit plus comme dans
lrsquoeacuteducation homeacuterique drsquoune eacutethique individualiste de lrsquohonneur drsquoun chevalier mais de
former un soldat au service complet de la citeacute Pour Marrou il y a lagrave une laquo reacutevolution
tactique raquo laquo la deacutecision au combat ne deacutepend plus drsquoune seacuterie de rencontres singuliegraveres de
champions descendus de leurs chars mais du heurt de deux lignes de fantassins en ordre
serreacute raquo (1948 p 41) La premiegravere armeacutee professionnelle de Gregravece est neacutee Une reacutevolution
morale et sociale en deacutecoule Citons Marrou laquo agrave lrsquoideacuteal au fond si personnel qui eacutetait celui du
chevalier homeacuterique du compagnon de la bande royale se substitue deacutesormais lrsquoideacuteal collectif
de la πόλις du deacutevouement agrave lrsquoEacutetat qui devient ce qursquoil nrsquoeacutetait pas agrave lrsquoeacutepoque preacuteceacutedente le
cadre fondamental de la vie humaine dans lequel se deacuteploie et se reacutealise toute lrsquoactiviteacute
spirituelle Ideacuteal totalitaire la πόλις est tout pour ses citoyens crsquoest elle qui les fait ce qursquoils
sont des hommes raquo Et Marrou ajoute que lrsquoeacuteducation militaire nrsquoest rien drsquoautre qursquoun
dressage
Sous sa forme classique lrsquoeacuteducation spartiate lrsquoἀγωγή pour lui donner son nom
technique conserve le mecircme but nettement deacutefini le ldquodressagerdquo de lrsquohoplite [hellip] Tout
entiegravere organiseacutee en fonction des besoins de lrsquoEacutetat elle est tout entiegravere entre les mains
de celui-ci Recevoir lrsquoἀγωγή ecirctre eacuteduqueacute selon les regravegles est une condition neacutecessaire
sinon suffisante pour lrsquoexercice des droits civiques (Marrou 1948 p 46)
Quant agrave ce qursquoinculque lrsquoἀγωγή crsquoest un meacutelange drsquoasceacutetisme et drsquoobeacuteissance
inconditionnelle
La vertu fondamentale et presque unique du citoyen de lrsquoEacutetat totalitaire est en
effet lrsquoobeacuteissance lrsquoenfant y est dresseacute avec minutie il ne reste jamais abandonneacute agrave
lui-mecircme sans supeacuterieur il doit obeacuteissance aux hieacuterarques superposeacutes au-dessus de
108
lui du petit βουαγός au paidonome (que la loi flanque de ldquoporte-fouetsrdquo
μαστιγόφοροι precircts agrave exeacutecuter ses sentences) et mecircme agrave tout citoyen adulte qursquoil peut
rencontrer en chemin (Marrou 1948)
Qui ne voit que la sanction est pour ainsi dire agrave lrsquoarriegravere-plan de chaque moment
consideacutereacute comme eacuteducatif ndash et que lrsquoeacuteducation militaire spartiate est voueacutee au dressage
Crsquoest que Marrou nomme une morale totalitaire
Tout est sacrifieacute au salut et agrave lrsquointeacuterecirct de la communauteacute nationale ideacuteal de
patriotisme de deacutevouement agrave lrsquoEacutetat jusqursquoau sacrifice suprecircme Mais la seule norme
du bien eacutetant lrsquointeacuterecirct de la citeacute il nrsquoy a de juste que ce qui sert agrave lrsquoagrandissement de
Sparte par suite dans les rapports avec lrsquoeacutetranger le machiaveacutelisme est de regravegle ce
machiaveacutelisme dont les geacuteneacuteraux spartiates donneront au IVe siegravecle notamment de si
scandaleux exemples drsquoougrave le soin meacuteticuleux avec lequel on entraicircne la jeunesse agrave la
dissimulation au mensonge et au vol (Marrou 1948 pp 49-50)
Dans les Nueacutees drsquoAristophane (vers 1399-1451) Phidippide fils de Strepsiade vient
drsquoapprendre les subtiliteacutes de la rheacutetorique maicirctrisant le discours fort aussi bien que le discours
faible il entend montrer qursquoil est leacutegitime de chacirctier son pegravere Le raisonnement proposeacute est
particuliegraverement inteacuteressant il exprime nettement ce qui apparaissait comme radicalement
scandaleux aux yeux des Grecs (le fils qui srsquoen prend au pegravere) mais il montre comment cette
subversion est renfermeacutee dans le chacirctiment que les parents srsquoautorisent pour leurs enfants
Srsquoil est juste que les parents frappent leurs enfants pour leur bien pourquoi les enfants ne
pourraient-ils pas frapper leurs parents ndash pour leur bien Voici le paradoxe dont sans doute
Aristophane nrsquoest pas conscient si on accorde la preacutemisse qursquoon peut chacirctier laquo pour ton
bien raquo il nrsquoy aucune raison (sauf par la convention des lois) drsquoeacutepargner les parents la
conclusion est certes scandaleuse pour les parents mais ne devrait-elle pas lrsquoecirctre pour les
enfants On voit le tertium non datur que nrsquoa pas envisageacute Aristophane dans sa comeacutedie que
109
le chacirctiment soit consideacutereacute comme purement et simplement inconvenant qursquoil soit agrave
destination des enfants ou des parents alors mecircme que cette ideacutee eacutetait seule agrave mecircme
drsquoeacutepargner le chacirctiment du pegravere par le fils Mais dans un contexte ougrave la peacutedopleacutegie eacutetait reine
il eacutetait plus facile de condamner les subtiliteacutes drsquoun inquieacutetant raisonnement que les valeurs et
la tradition de cruauteacute Il est vrai aussi que dans les Nueacutees Phidippide nrsquoa cure de la justice il
utilise le raisonnement agrave son profit afin de profiter des douceurs que son nouveau pouvoir lui
permet de conqueacuterir il renverse les valeurs non en creacuteateur mais en jouisseur
Nous citons le passage en entier tant il est reacuteveacutelateur des pratiques drsquoalors des
eacutevidences leacutegueacutees par la tradition ainsi que du caractegravere provocateur des propos de
Phidippide
PHIDIPPIDE Quil est doux de vivre dans le commerce des choses nouvelles et
ingeacutenieuses et de pouvoir meacutepriser les lois eacutetablies Ainsi moi quand lrsquoeacutequitation seule
retenait mon attention je nrsquoeacutetais pas capable de dire trois mots sans faire de faute
mais maintenant depuis que le maicirctre qui habite lagrave a mis fin agrave tout cela et que je suis
familier avec des pensers [sic] subtils raisonnements et meacuteditations je crois pouvoir
montrer qursquoil est juste de chacirctier son pegravere
STREPSIADE Fais donc du cheval par Zeus Jrsquoaime encore mieux entretenir les
eacutequipages drsquoun quadrige que drsquoecirctre broyeacute de coups
PHIDIPPIDE Je reviens agrave ce que je disais quand tu mrsquoas coupeacute la parole Et tout
drsquoabord je te ferai cette question quand jrsquoeacutetais petit est-ce que tu me battais
STREPSIADE Oui par inteacuterecirct et sollicitude pour toi
PHIDIPPIDE Dis-moi donc nrsquoest-il pas juste qursquoagrave mon tour je te teacutemoigne de
lrsquointeacuterecirct pareillement et te batte puisque crsquoest srsquointeacuteresser aux gens que de les battre
Car pourquoi faut-il que ton corps soit exempt de coups et non le mien En veacuteriteacute je
suis neacute libre moi aussi Les enfants pleurent et un pegravere ne doit pas pleurer penses-
tu Et pourquoi donc Tu diras que drsquoapregraves lrsquousage crsquoest le rocircle drsquoun enfant drsquoecirctre ainsi
traiteacute Mais moi je pourrais reacutepondre que les vieillards sont deux fois enfants il sied
bien plus aux vieux qursquoaux jeunes de pleurer drsquoautant que leurs fautes sont moins
excusables
STREPSIADE Mais nulle part la loi ne permet de traiter ainsi son pegravere
110
PHIDIPPIDE Nrsquoeacutetait-il pas un homme celui qui le premier eacutetablit cette loi un
homme comme toi et moi et nrsquoest-ce pas par la parole qursquoil persuadait les anciens
Serait-il donc moins permis agrave moi drsquoeacutetablir eacutegalement pour lrsquoavenir une loi nouvelle
drsquoapregraves laquelle les fils pourront battre les pegraveres agrave leur tour (Aristophane 1972 pp
223-225)
313 Deux antiques contestations Plutarque et Quintilien
Il faut ajouter que si le teacutemoignage de philosophes qui se sont eacuteleveacutes contre les
chacirctiments corporels de lrsquoenfant sont rares ils existent neacuteanmoins De lrsquoimportance des
pratiques peacutedopleacutegiques on ne peut en induire leur omnipreacutesence ou du moins leur
approbation Prenons deux exemples
Quintilien (toujours dans son Institution oratoire 1975 pp 76-78) deacutesapprouve avec la
plus grande fermeteacute les chacirctiments corporels Son propos meacuterite agrave cet eacutegard drsquoecirctre citeacute in
extenso
laquo Quant agrave frapper les eacutelegraveves quoiqursquoelle soit reccedilue et que Chrysippe ne la deacutesapprouve
pas crsquoest une pratique dont je ne voudrais pas le moins du monde tout drsquoabord parce qursquoelle
est honteuse et faite pour des esclaves et ndash ce qursquoon accordera srsquoil srsquoagissait drsquoun autre acircge ndash
vraiment injurieuse de plus si un enfant a lrsquoesprit assez deacutepourvu de noblesse pour qursquoune
reacuteprimande ne le corrige pas il srsquoendurcira mecircme aux coups comme les pires des esclaves
enfin il nrsquoy aura mecircme plus besoin drsquoune telle punition srsquoil y a pregraves de lrsquoenfant un surveillant
assidu de ses eacutetudes Aujourdrsquohui crsquoest geacuteneacuteralement la neacutegligence des peacutedagogues que lrsquoon
semble reprendre on ne force pas les enfants agrave bien faire mais nrsquoont-ils pas bien fait on les
punit Enfin si vous contraignez le petit enfant par des coups que faire agrave lrsquoeacutegard du jeune
homme envers qui lrsquoon ne peut user drsquoune telle forme drsquointimidation et qui doit acqueacuterir des
connaissances plus importantes Ajoutez que les eacutelegraveves ainsi frappeacutes sont souvent porteacutes par
ressentiment ou par peur agrave des actions vilaines agrave dire et qui seront bientocirct pour eux un motif
de confusion la honte brise lrsquoacircme et lrsquoabat et invite agrave fuir et agrave deacutetester le grand jour Si le
choix apporteacute au choix des surveillants et des preacutecepteurs a eacuteteacute insuffisant du point de vue
moral je rougis de dire agrave quelles actions deacuteshonorantes se portent des hommes abominables
en abusant de ce deacutetestable droit de frapper [caedendi iure abutantur] et parfois quelles
111
occasions offre agrave drsquoautres aussi la crainte ressentie par ces malheureux enfants Je nrsquoinsisterai
pas sur ce point ce qui se laisse deviner est deacutejagrave trop Qursquoil me suffise donc de dire que sur
cet acircge qui est faible et qui est exposeacute agrave lrsquooutrage on ne doit conceacuteder agrave personne trop de
liberteacute raquo
Quintilien insiste sur lrsquohumiliation que constitue le chacirctiment corporel et sur
lrsquoabaissement de lrsquoecirctre qui le reccediloit le renvoi agrave lrsquoesclave est agrave cet eacutegard tristement eacuteloquent
Car Plutarque insiste on ne saurait que trop lrsquoadmirer pour cette finesse psychologique sur
les effets du chacirctiment sur le caractegravere endurcissement et deacutepravation morale qui portent
lrsquoenfant agrave se cacher pour mal faire Enfin le chacirctiment corporel comme moyen ordinaire
drsquoeacuteducation nrsquoappelle-t-il agrave une surenchegravere dans les coups ndash qui conduira bientocirct le peacutedagogue
agrave ecirctre deacutemuni face agrave celui qui a lrsquohabitude drsquoecirctre chacirctieacute Avec ce texte drsquoune force remarquable
nous ne sommes pas loin des laquo 4 R raquo eacutevoqueacutes par Jane Nelsen et par lesquels elle deacutenonce la
punition en geacuteneacuteral (rancœur revanche reacutebellion retrait 2012 p 33 voir infra)
Dans son traiteacute sur lrsquoeacuteducation des enfants (ΠΕΡΙ ΠΑΙΔΩΝ ΑΓΩΓΗΣ 8f) Plutarque
oppose lrsquoeacuteducation des enfants par punitions dures et humiliantes laquo en les frappant et en les
maltraitant raquo [Δία πληγαῖς μηδacute αἰκισμοῖς 1995 p 67] raquo et lrsquoeacuteducation qui conduit par douceur
et persuasion par des laquo conseils et [hellip] discussions raquo [τῶν ἐπιτηδευμάτων ἄγειν παραινέσεσι
καὶ λόγοις] raquo La premiegravere srsquoadresse agrave des esclaves la seconde agrave des hommes libres la
premiegravere empecircche de mal faire la seconde enjoint de bien faire Ce sont donc les louanges et
les reproches (ἔπαινοι δὲ καὶ ψόγοι) et leur alternance qui sont agrave mecircme drsquoeacutelever les enfants
quand les mauvais traitements (διὰ τὰς ὕβρεις) ne font que les rendre serviles Aussi Plutarque
recommande ce qursquoil nomme les pratiques drsquohumaniteacute (ἀνθρώπινα 1995 p 77) eacuteviter lrsquoexcegraves
de rigueur et le ressentiment (lrsquoauteur invitant les eacuteducateurs agrave laquo se souven[ir] qursquoeux-mecircmes
ont eacuteteacute jeunes raquo) et privileacutegier la douceur On remarquera cependant que Plutarque estime
leacutegitime pour les jeunes adultes lrsquousage des menaces et des promesses (12c) pour parvenir agrave
leur faire contracter les habitudes de la vertu puisque les eacuteleacutements de la vertu (στοιχεῖα τῆς
ἀρετῆς 1995 p 74) sont lrsquoespoir de la gloire et la crainte du deacuteshonneur (ἐλπίς τε τιμῆς καὶ
φόβος τιμωρίας 1995 p 75) il ne faut reculer devant aucun moyen moral (en fait affectif ou
psychologique) pour entretenir ces affects
112
Ainsi ce que propose Plutarque crsquoest moins de renoncer agrave la sanction comme telle
(puisque les menaces et les promesses sont encore solliciteacutees) qursquoagrave celle qui affecte durement
les corps En drsquoautres termes il srsquoagit drsquohumaniser la sanction et non de lrsquoabandonner
32 Le Christianisme
Drsquoapregraves Eirick Prairat le message biblique laquo en substance raquo est le fameux Qui bene
amat bene castigat (qui aime bien chacirctie bien) Cette recommandation est tout sauf anodine
car elle est censeacutee ecirctre inspireacutee par Dieu mecircme la sanction srsquoenrobe drsquoune leacutegitimiteacute divine
321 La laquo folie raquo de lrsquoenfant
On trouve dans le Livre des Proverbes (attribueacutes agrave Salomon) six proverbes qui
consacrent la neacutecessiteacute de la sanction physique infligeacutee agrave lrsquoenfant Voici les proverbes en
question
laquo Qui eacutepargne la baguette hait son fils qui lrsquoaime prodigue la correction raquo (Proverbes
1324 Bible de Jeacuterusalem)
laquo Tant qursquoil y a de lrsquoespoir chacirctie ton fils mais ne trsquoemporte pas jusqursquoagrave le faire mourir raquo
(Proverbes 19 18)
laquo La folie est ancreacutee au cœur du jeune homme le fouet de lrsquoinstruction lrsquoen deacutelivre raquo
(Proverbes 2215)
laquo Ne meacutenage pas agrave lrsquoenfant la correction si tu le frappes de la baguette il nrsquoen mourra
pas raquo (Proverbes 2313)
laquo Si tu le frappes de la baguette crsquoest son acircme que tu deacutelivreras du Sheacuteol [lrsquoenfer] raquo
(Proverbes 2314)
laquo Baguette et reacuteprimande procurent la sagesse lrsquoenfant laisseacute agrave lui-mecircme est la honte
de sa megravere raquo (Proverbes 2915)
Trois autres proverbes dans le Livre de lrsquoEccleacutesiaste reprennent la mecircme ideacutee
laquo Qui aime son fils lui prodigue le fouet plus tard ce fils sera sa consolation raquo
(Eccleacutesiaste 301)
113
laquo Un cheval mal dresseacute devient reacutetif un enfant laisseacute agrave lui-mecircme sera mal eacuteleveacute raquo
(Eccleacutesiaste 308)
laquo Fais-lui courber lrsquoeacutechine pendant sa jeunesse meurtris-lui les cocirctes tant qursquoil est
enfant de crainte que reacutevolteacute il ne te deacutesobeacuteisse et que tu nrsquoen eacuteprouves de la peine raquo
(Eccleacutesiaste 3012)
Dans le Deuteacuteronome enfin on trouve une recommandation le fils indocile et rebelle
qui se livre agrave la deacutebauche et agrave lrsquoivrognerie et qui continue de deacutesobeacuteir mecircme apregraves reccedilu des
chacirctiments doit ecirctre lapideacute par tous les hommes de la ville
laquo Si un homme a un fils deacutevoyeacute et indocile qui ne veut eacutecouter ni la voix de son
pegravere ni la voix de sa megravere et qui chacirctieacute par eux ne les eacutecoute pas davantage son pegravere
et sa megravere se saisiront de lui et lrsquoamegraveneront dehors aux anciens de la ville agrave la porte du
lieu Ils diront aux anciens de sa ville ldquonotre fils que voici se deacutevoie il est indocile et ne
nous eacutecoute pas il est deacutebaucheacute et buveurrdquo Alors tous ses citoyens le lapideront
jusqursquoagrave ce que mort srsquoensuive raquo (Deuteacuteronome XXI 18-21)
Ces proverbes articulent deux thegraveses La premiegravere anthropologique la neacutecessiteacute du
recours agrave la baguette est justifieacutee par la laquo folie raquo (oevileth) qui serait installeacutee dans le cœur de
lrsquoenfant La seconde peacutedagogique le chacirctiment serait un moyen efficace pour extirper cette
folie On trouve dans le Livre des Proverbes cette remarque
laquo Les blessures sanglantes sont un remegravede agrave la meacutechanceteacute les coups vont
jusqursquoau fond de lrsquoecirctre raquo (Proverbes 2030)
322 Yahveacute tel un pegravere qui punit
Ces recommandations agrave destination de lrsquoenfant se comprennent mieux agrave lrsquoaune drsquoune
analogie Dieu est lui-mecircme comme le Pegravere des hommes et il corrige les hommes qursquoil aime
114
comme le pegravere corrige son fils Autrement dit le pegravere est comme un Dieu terrestre pour son
enfant
Dans le Livre des Proverbes on lit ainsi laquo Ne meacuteprise pas mon fils la correction de
Yahveacute et ne prends pas mal sa reacuteprimande car Yahveacute reprend celui qursquoil cheacuterit comme un
pegravere son fils bien aimeacute raquo (Proverbes 311-12)
Cette analogie (drsquoun Dieu est reconduite dans le Deuteacuteronome laquo Comprends donc
que Yahveacute ton Dieu te corrigerait comme un pegravere corrige son enfant raquo (Deuteacuteronome VIII 5)
Comme lrsquoeacutecrit Oliver Maurel laquo Lrsquousage de punir les enfants devient une composante
de lrsquoimage de Dieu lui-mecircme raquo (2009 p 138) Le chacirctiment corporel est pour ainsi dire sanctifieacute
par son usage divin
323 Le dogme du Peacutecheacute Originel
Crsquoest avec le christianisme que la pratique du chacirctiment va pouvoir srsquoappuyer sur un
dogme religieux
Saint Augustin participe agrave une anthropologie qui deacutenonce la corruption fondamentale
de la nature humaine par la participation de tous les humains en Adam au Peacutecheacute Originel
Cette ideacutee se trouve exprimeacutee par exemple dans La Citeacute de Dieu livre XIII chapitre III ougrave il est
eacutecrit laquo La grandeur de la faute a deacutecideacute cette condamnation qui a si profondeacutement alteacutereacute leur
ecirctre que la mort peine du peacutecheacute dans les premiers hommes est devenue pour les geacuteneacuterations
suivantes une condition naturelle raquo (1994 p 107) ou encore livre XIV chapitre I
[hellip] en chacun de nous le genre humain ne serait pas destineacute agrave mourir si nos
auteurs lrsquoun creacuteeacute drsquoaucun autre lrsquoautre creacuteeacute du premier nrsquoeussent encouru la mort
par leur deacutesobeacuteissance Telle est a eacuteteacute la grandeur de leur peacutecheacute qursquoil a deacuteteacuterioreacute la
nature et transis aux geacuteneacuterations humaines la servitude du peacutecheacute et la neacutecessiteacute de la
mort (Saint Augustin 1994 p 145)
Le peacutecheacute originel est ce qui interdit lrsquoinnocence agrave lrsquoenfant mecircme qui vient de naicirctre
crsquoest ainsi qursquoon lit au chapitre VII du livre I des Confessions livre I chapitre VII laquo Car nul nrsquoest
pur de peacutecheacute en votre preacutesence non pas mecircme le petit enfant dont la vie nrsquoest que drsquoun jour
115
sur la terre raquo (1993 p 21) Alors que pour Peacutelage par exemple le peacutecheacute est imitation pour
Augustin il est propagation (comme lrsquoexplique lrsquoEncyclopeacutedie du Christianisme Ancien 1990
Tome 1 p 306)
Eacutetrangement on observe un deacutecalage dans le discours mecircme drsquoAugustin au livre I des
Confessions Il raconte combien il deacutetestait ecirctre battu
On mrsquoenvoya agrave lrsquoeacutecole pour apprendre agrave lire Jrsquoignorais lrsquoutiliteacute de cette eacutetude
pauvre petit Et pourtant si jrsquoeacutetais paresseux agrave apprendre on me battait Les grandes
personnes vantaient ces pratiques Nos nombreux preacutedeacutecesseurs en cette vie nous
avaient traceacute ces voies douloureuses par ougrave nous eacutetions forceacutes de passer aggravant
ainsi lrsquoeffort et la souffrance des fils drsquoAdam (Saint Augustin 1993 p 24)
Saint Augustin se mit alors agrave prier Dieu pour que cessent laquo mon grand et terrible
tourment drsquoalors raquo laquo le petit enfant que jrsquoeacutetais vous demandait avec une ferveur qui nrsquoeacutetait
pas petite de nrsquoecirctre pas battu agrave lrsquoeacutecole raquo laquo Instruments de torture raquo preacutecise Augustin laquo car
je ne les craignais pas moins que des tortures raquo On ne saurait mieux peindre lrsquoangoisse et le
deacutesespoir Auquel il faut du reste ajouter le sentiment drsquoinjustice ndash sentiment des plus
leacutegitimes car le petit Augustin eacutetait battu pour preacutefeacuterer le jeu agrave lrsquoeacutetude mais par des
eacuteducateurs qui eux-mecircmes ne diffeacuteraient des enfants qursquoils chacirctiaient que par leur plus grande
force
Mais jrsquoaimais jouer et ceux qui mrsquoen punissaient se conduisaient tout comme
moi Mais les jeux des hommes on les appelle affaires et bien que ceux des enfants
leur ressemblent fort les hommes les punissent [hellip] Celui qui me battait nrsquoagissait pas
autrement que sa victime (Saint Augustin 1993)
116
Mais crsquoest aussitocirct pour justifier ces sanctions corporelles mecircme quand elles versent
dans le cynisme (des eacuteducateurs et parents qui se reacutejouissant des souffrances infligeacutees agrave
lrsquoenfant) laquo Et quand vous nrsquoexauciez pas ma priegravere (ce que vous faisiez pour mon bien [nous
soulignons]) les grandes personnes jusqursquoagrave mes parents qui me voulaient exempts de tout
mal [nous soulignons] riaient des coups que je recevais raquo (1993 p 24) ces mecircmes parents qui
laquo se moquaient des chacirctiments que mrsquoinfligeaient mes maicirctres raquo Se trouvent condenseacutees
avec une puissance stylistique incomparable lrsquoexpeacuterience traumatisante de lrsquoeacuteducation par les
chacirctiments et sa rationalisation en termes de peacutecheacute laquo et pourtant je peacutechais en nrsquoapportant
pas agrave eacutecrire agrave lire et agrave reacutefleacutechir tout le soin qursquoon exigeacirct de moi raquo Quand bien mecircme les
moyens employeacutes ne pouvaient que deacutetourner le jeune Augustin de lrsquoeacutetude (chapitre XII laquo je
nrsquoaimais pas lrsquoeacutetude et jrsquoavais horreur drsquoy ecirctre contraint raquo 1993 p 27) Augustin le converti
srsquoimpute la responsabiliteacute de ces mauvais traitements ndash non sans eacutepargner ses bourreaux
drsquoalors Car ils sont hommes et tous les hommes meacuteritent drsquoecirctre punis Augustin pas moins
que les autres
Ainsi dans une proposition qui fleure lrsquooxymore Saint Augustin remercie et loue ses
tortionnaires laquo On mrsquoy contraignait pourtant et je mrsquoen trouvais bien sans agir bien car je
nrsquoaurais rien appris si on ne mrsquoy avait forceacute raquo Non pas qursquoils aient bien agi mais ils servaient
ainsi le dessein de Dieu
Mais vous ldquoqui savez le nombre de mes cheveuxrdquo vous utilisiez agrave mon profit
lrsquoerreur de tous ceux qui me pressaient drsquoeacutetudier et mon erreur agrave moi qui ne voulais
pas eacutetudier vous la faisiez servir agrave ma punition Je meacuteritais drsquoecirctre puni si petit enfant
et si grand peacutecheur [nous soulignons] [hellip] je peacutechais et vous tiriez de mon peacutecheacute un
juste salaire Car vous lrsquoavez voulu et il en est ainsi que toute acircme deacutereacutegleacutee trouve en
elle-mecircme son chacirctiment (Saint Augustin 1993)
Quand on connaicirct lrsquoinfluence laquo la plus vaste de toutes raquo (selon le mot de K Jaspers)
drsquoAugustin drsquoHippone sur lrsquoEacuteglise et donc sur la culture europeacuteenne on ne saurait sous-
estimer ces analyses Saint Augustin est sur le plan doctrinal et celui de la leacutegitimiteacute
intellectuelle des pratiques laquo le Pegravere commun de lrsquoEurope raquo (selon lrsquoexpression du Dictionnaire
117
du Christianisme ancien Tome 1 p 308) laquo le Maicirctre profond et suave de lrsquoOccident raquo (selon
le mot de G Capograssi) sa penseacutee de la sanction en matiegravere drsquoeacuteducation ne pouvait avoir
qursquoune influence profonde
33 Les temps modernes
Lagrave encore il se srsquoagit que drsquoesquisser des tendances qui srsquoaccommodent de
nombreuses exceptions Nous reacuteservons le tableau qui suit au cas de la France Pour ce faire
nous nous inspirons des travaux de Eirick Prairat (1994 2016)
331 LrsquoAncien Reacutegime et le temps de la reacuteglementation (1550-1800)
Les chacirctiments corporels sont alors la norme Le fouet est au XVIe siegravecle lrsquoinstrument
eacuteducatif par excellence Eirick Prairat eacutecrit ainsi laquo Il nrsquoeacutetait pas rare au XVIe siegravecle que lrsquoon
remette officiellement au professeur le jour de son installation un fouet pour le consacrer
comme symbole de la reacutegence raquo (1994 p 15) Au sens propre et figureacute le fouet fait partie des
meubles (Charles Deacutemia par ex le range sous la rubrique mobilier) Il nrsquoeacutepargne pas mecircme
les enfants des rois on sait que Henri IV recommandait de traiter avec le fouet les excegraves de
son fils le dauphin qui deviendra Louis XIII laquo je veulx et vous commande de le fouetter toutes
les fois qursquoil fera lrsquoopiniastre ou quelque chose de mal saichant bien par moy mesme qursquoil nrsquoy
a rien au monde qui luy face plus de profict que cela raquo (lettre missive drsquoHenri IV citeacute par
Prairat 1994 p 17)
La punition expiation regravegne au XVIe siegravecle sans partage elle vise eacutecrit Eirick Prairat
(1994 p 63) un corps fait de chair laquo la chair siegravege des instincts et des passions qui expie ses
fautes et ses faiblesses par et dans la douleur Punir crsquoest chacirctier raquo
De nombreux laiumlcs sont engageacutes agrave lrsquoanneacutee pour diverses activiteacutes utiles agrave la
communauteacute ndash dont celle drsquoenseigner Faute de formation ils font ce qursquoils croient ecirctre leur
devoir eacuteduquer par la crainte et au besoin la brutaliteacute
Les congreacutegations mettent en place des reacuteglementations afin drsquohomogeacuteneacuteiser des
pratiques disparates elles travaillent une rationalisation de la sanction afin drsquoeacuteviter les excegraves
alors en cours Ainsi que lrsquoeacutecrit Eirick Prairat (1994) laquo Lrsquoheure est agrave la codification raquo
118
Pour ce faire un distinguo est fait entre les instruments qursquoon peut mobiliser pour la
sanction et ceux qursquoon doit eacutecarter Le recours agrave la main ou au pied est proscrit le contact est
trop immeacutediat trop corporel trop impudique il faut une meacutediation laquo Une bonne main est
une main armeacutee raquo eacutecrit en ce sens Eirick Prairat (1994 p 55) Le fouet ou la feacuterule sont
privileacutegieacutes ndash mecircme si les pratiques diffegraverent suivant les congreacutegations Toutefois si certaines
pratiques sont consideacutereacutees par certains comme infacircmantes (le bacircton par exemple) crsquoest
systeacutematiquement pour les remplacer par drsquoautres Il faut chacirctier premier deacutenominateur
commun
Second deacutenominateur commun seacuteparer le chacirctiment leacutegitime de la violence
malseacuteante lrsquoeacuteducatif de la cruauteacute Crsquoest dire que mecircme si les proceacutedeacutes eacuteducatifs eacutetaient
eacutenergiques (pour utiliser un eupheacutemisme) il y avait alors volonteacute de reacuteglementer des pratiques
pour ne pas les laisser agrave lrsquoarbitraire drsquoun maicirctre En cela lrsquoinstrument est indispensable il est
un signe distinctif un symbole qui rappelle qursquoil ne srsquoemporte pas qursquoil ne srsquoadonne pas agrave des
pratiques indignes
Des instruments illeacutegitimes sont proscrits et des leacutegitimes prescrits le recours agrave ces
derniers est eacutegalement reacuteglementeacute en fonction des fautes Pour J-B de La Salle (Conduite des
eacutecoles chreacutetiennes Partie II chapitre 5 article 4) aux fautes ordinaires des moyens ordinaires
(la feacuterule) aux fautes moins ordinaires des moyens moins ordinaires (le martinet) Pour les
Jeacutesuites il srsquoagit de faire mal (ou de laquo piquer raquo) mais non de blesser (ou de laquo meurtrir raquo) et
lrsquoadministration de la souffrance obeacuteit agrave une codification censeacutee exclure lrsquoarbitraire Douleur
et non maladie atteindre la chair mais eacutepargner les os (selon Ignace de Loyola dans les
Exercices spirituels citeacute par Prairat 1994 p 16) De lrsquoexteacuterieur art subtil de la maltraitance
de lrsquointeacuterieur volonteacute drsquoorganiser pour eacuteviter les deacutebordements Il faut dire qursquoon part de loin
Au moyen-acircge il semble que le fouet eacutetait laquo plus brutal raquo encore et que laquo lrsquoon ne craignait
point agrave cette eacutepoque de meurtrir les chairs corrompues raquo (Prairat 1994 p 17) Ces
prescriptions constituent donc un progregraves une rationalisation manifeste ndash mecircme si la question
de fonder en raison lrsquoexercice punitif nrsquoest guegravere questionneacutee que par quelques humanistes
dont la recommandation de ne point chacirctier laquo ne srsquoest jamais transformeacutee en prescription et
en regraveglement dans les institutions eacuteducatives raquo (Prairat 1994 p 16) Agrave teacutemoin Eacuterasme lorsque
lrsquoauteur de lrsquoEacuteloge de la folie srsquoinsurge contre les chacirctiments corporels excessifs infligeacutes aux
enfants (le chacirctiment eacutetant lrsquoopeacuterateur par excellence du dressage) il remarque que le
119
domptage des animaux ne requiert pas mecircme cette violence Il eacutecrit notamment dans le De
Pueris
Un bon cheval est mieux dompteacute par lrsquoapplaudissement et flattement de la
langue ou par lrsquoapplaudissement des mains que par le fouet ou par les eacuteperons Car si
tu le traites rudement il devient reacutetif et reboux il devient mordant et reculant en
arriegravere Si tu aiguillonnes trop le bœuf il reste bas sous son joug et envahit celui qui le
pique Il faut ainsi traiter un gentil esprit comme est traiteacute le faon du lion Le seul art
dompte les eacuteleacutephants non la violence Et nrsquoy a becircte si cruelle qui ne devienne douce et
priveacutee par services et doux traitements Ni nulle est tant apprivoiseacutee que par grande
cruauteacute ne soit imiteacutee Crsquoest chose servile de se chacirctier par crainte de souffrir
mal (Eacuterasme 1990 p 68)
Ainsi drsquoapregraves Eacuterasme les traitements qursquoon reacuteserve aux enfants humains sont plus
rudes que ceux qursquoon adresse aux animaux Il ne fait pas de doute que lrsquohistoire de lrsquoeacuteducation
ait eacuteteacute une histoire brutale ndash mais crsquoest aussi une histoire qui cherche agrave se deacutesengager de celle
de la violence
Lrsquoorganisation ritualiseacutee de la punition srsquoinscrit dans cette logique de rationalisation En
inscrivant les corps dans une organisation reacuteguliegravere de lrsquoespace et du temps les occasions de
deacuterives srsquoen trouvent rareacutefieacutees Aux XVIIe et XVIIIe siegravecles la punition devient davantage signe
(le corps comme laquo surface drsquoinscription raquo laquo un porte-signes et un porte-insignes raquo Prairat
1994 p 63) et moins expiation elle devient non pas tant un laquo art de faire qursquoun art de faire-
savoir Punir crsquoest dire raquo
Faire souffrir le corps certes mais eacuteviter les eacutecarts tel est en substance la tendance
des pratiques punitives sous lrsquoAncien Reacutegime
120
332 Le temps de la libeacuteralisation (1800-1960)
Si lrsquoexclusion dans un local destineacute agrave isoler les enfants perturbateurs est une punition
utiliseacutee par les Jeacutesuites cette pratique devient ordinaire au XIXe siegravecle Les corps sont moins
chacirctieacutes que mis agrave lrsquoeacutecart (punition bannissement qui prive laquo un corps de son mode
drsquoinscription existentiel dans le monde raquo Prairat 1994 p 63) et exerceacute (punition exercice
comme laquo reacutepeacutetition infinie du mecircme raquo ndash Prairat 1994 p 63 illustreacutee par le peacutenible pensum agrave
lrsquoimage de Sisyphe recommenccedilant toujours et sans espoir) Il srsquoagit moins de faire souffrir
deacutesormais que de faire honte ou dresser Le terrain de la sanction se deacuteplace de la chair au
symbole
Eirick Prairat voit dans laquo lrsquoadoucissement du reacutegime punitif raquo en eacuteducation comme la
conseacutequence de trois pousseacutees reacuteformatrices
- Lrsquoenseignement mutuel (1815-1850) permet le partage de lrsquoautoriteacute du maicirctre Son
pouvoir de punir est aussi eacutetendu aux moniteurs ndash du moins pour les fautes leacutegegraveres
Lorsque la faute est plus grave un jury drsquoeacutelegraveves juge et sanctionne Lrsquoinspiration est
clairement celle de la pratique judiciaire
- La penseacutee hygieacuteniste (notamment durant la seconde moitieacute du XIXe siegravecle avec
Riant Heacutement et Jacquey) deacutenonce le danger sanitaire des punitions physiques Ce
courant inspirera les Reacutepublicains dans leur condamnation des chacirctiments
corporels
- Les peacutedagogies nouvelles (deacutebut du XXe siegravecle sous lrsquoinfluence de Claparegravede
Montessori Dewey Freinet Cousinet etc) vont eacuteprouver tous les lieux communs
de la penseacutee eacuteducative et notamment le problegraveme de la sanction Celle-ci eacutetait
ordinairement conccedilue comme normalisatrice (voir infra sur les analyses de Michel
Foucault) et la conseacutequence drsquoune faute comprise comme deacutesobeacuteissance avec les
peacutedagogies nouvelles la sanction quand elle est conserveacutee devient un moyen
drsquointeacutegration apregraves qursquoait eacuteteacute rompu le lien de solidariteacute entre les apprenants
La psychologie tend agrave devenir le paradigme dominant les choix eacuteducatifs crsquoest en son
nom que la sanction est critiqueacutee mise agrave lrsquoeacutepreuve
Cette peacuteriode drsquoune grande effervescence au point de vue eacuteducatif voit encore
eacutemerger des tentatives eacutetonnantes de penser une libeacuteration des enfants Lrsquoeacutecole de Iasnaiumla
Poliana de Tolstoiuml (1859-1962) lrsquoeacutecole de Summerhill de Neill (1921-) ou encore celles des
121
maicirctres-camarades de Hambourg (1919-1933) relegravevent de ces expeacuteriences libertaires visant agrave
promouvoir une eacuteducation sans sanction
333 Le temps des doutes (1960- )
Agrave la libeacuteralisation de la peacuteriode preacuteceacutedente qui œuvrait sur fond drsquoenthousiasme et
drsquoideacuteaux (par le haut pourrait-on dire ndash mecircme si la hauteur en question pourrait fort bien se
reacuteveacuteler utopique) se trouve substitueacutee une libeacuteralisation faite de faux-fuyants (libeacuteralisation
par le bas donc) Se mettent en place dans les anneacutees 1970 ce que Eirick Prairat nomme des
laquo discours de substitution raquo ce qui pose problegraveme (lrsquoinfluence la contrainte etc) est
purement et simplement mis de cocircteacute au profit de substituts (le dialogue le contrat etc)
quand bien les eacuteleacutements de reacutepression persistent dans la pratique (et notamment les pratiques
punitives)
Ce qui devait arriver arriva ce qui avait eacuteteacute refouleacute avec leacutegegravereteacute fit son retour dans
les anneacutees 1990 Les questions relatives agrave lrsquoautoriteacute refont surface mais crsquoest moins le
problegraveme de la leacutegitimiteacute de la sanction qui est mis en avant que celui de sa leacutegaliteacute En effet
le droit est devenu le nouveau paradigme de reacutefeacuterence instaurant le respect de la loi comme
le nouvel impeacuteratif eacuteducatif
La question est est-ce suffisant Les principes eacuteducatifs peuvent-ils se fondre dans
ceux du droit Eacuteduquer est-ce seulement apprendre agrave obeacuteir agrave nomos
Au terme de ce (bref) parcours on voit que la sanction a toujours en France eacuteteacute plus
ou moins contemporaine du geste drsquoeacuteduquer ndash de facto et ultimement de juris (puisque le
droit a agrave ce jour ou dans un proche avenir le dernier mot sur la question de la sanction en
eacuteducation) Mais ce de juris est celui du nomos non celui des raisons qui fondent le droit (et
lrsquoamendent) crsquoest donc un de juris qui se reacutesout en une simple factualiteacute juridique La sanction
a semble-t-il plus ou moins toujours eacuteteacute un incontournable de fait que les exceptions
remarquables semblent confirmer dans sa neacutecessiteacute Mais est-elle un incontournable de droit
ndash entendu au sens drsquoune leacutegitimiteacute rationnelle Crsquoest ce qursquoil nous faut deacutesormais deacuteterminer
122
Partie II
Pourquoi sanctionner
Diffeacuterentes tentatives pour justifier la sanction
123
Si la sanction est un τόπος de la pratique peacutedagogique les raisons motivent son recours
sont fort diverses Pourquoi sanctionne-t-on les enfants Quelles raisons sont invoqueacutees ou
par les theacuteoriciens ou par les peacutedagogues eux-mecircmes
Nous proposons de parcourir les fonctions supposeacutees de la sanction en rapport avec
les fins de lrsquoeacuteducation que nous avons preacutesenteacutees au premier chapitre Autrement dit
drsquoexplorer les raisons qui permettraient agrave la sanction drsquoeacutelever de vraiment eacuteduquer puis
celles qui motivent le dressage Mais certains considegraverent que la sanction par-delagrave sa viseacutee
eacuteducative doit ecirctre pour ainsi dire autoteacutelique il srsquoagit de sanctionner pour sanctionner Enfin
rares sont les philosophes agrave avoir motiveacute un refus radical de la sanction ndash mais pas
neacutecessairement de maniegravere coheacuterente comme nous lrsquoallons voir
124
4 Sanctionner pour eacuteduquer Expier la faute
La punition est agrave ce point hanteacutee par lrsquoexpiation qursquoEirick Prairat lui preacutefegravere le terme de
laquo sanction raquo laquo Ce terme [de punition] est dans notre tradition fortement contamineacute pour
ne pas dire purement et simplement identifieacute agrave une conception expiatrice du punir raquo (2003a
pp 9-10) Il srsquoen faut pourtant de beaucoup que ce mecircme spectre drsquoune vertu expiatoire soit
exorciseacute de la sanction par un simple jeu terminologique Il nous faut donc affronter la difficulteacute
et demander si la sanction est agrave mecircme de purifier le sujet de son mal (crsquoest-agrave-dire de son vice)
Telle serait principalement quoique non exclusivement la premiegravere fonction drsquoune sanction
qui viserait lrsquoameacutelioration morale veacuteritable du sujet agrave eacuteduquer
41 La sanction permet-elle de gueacuterir le transgresseur
Platon est le premier agrave avoir analyseacute rigoureusement la question de la sanction et agrave
lrsquoavoir comprise dans un paradigme meacutedical La sanction (ou la punition ces termes seront
consideacutereacutes comme synonymes puisqursquoil ne semble pas qursquoil y a lieu de les distinguer dans
lrsquousage qursquoen fait Platon) est comme une peine libeacuteratrice Comme lrsquoanalyse de Platon reacutevegravele
sa richesse par la diversiteacute des approches meneacutees dans diffeacuterents dialogues nous parcourrons
briegravevement les textes consacreacutes par le philosophe de lrsquoAcadeacutemie agrave la question de la sanction
Nous nous reacutefeacutererons de maniegravere privileacutegieacutee agrave la pagination drsquoHenri Estienne pour leur
laquo universaliteacute raquo
411 Criton rendre le mal pour le mal est injuste tout simplement
Crsquoest dans un dialogue socratique qursquoon trouve cette thegravese que produire du tort agrave
autrui pour quelque raison que ce soit est toujours injuste Le mal qursquoon fait agrave lrsquoautre ne peut
jamais ecirctre justifieacute
Dans le Criton lrsquoami drsquoenfance de Socrate cherche agrave le faire eacutevader Socrate interroge
ses raisons car il affirme
[hellip] je suis homme vois-tu (et pas seulement aujourdrsquohui pour la premiegravere fois
mais de tout temps) agrave ne donner son assentiment agrave aucune regravegle de conduite qui
125
quand jrsquoy applique mon raisonnement ne se soit reacuteveacuteleacutee agrave moi ecirctre la meilleure
(Platon 46b 2011 pp 275-276)
Or de toute eacutevidence ce que pense la foule des gens (οἱ πολλοὶ) ne saurait constituer
un argument laquo parmi les jugements que portent les ecirctres humains tous ne sont pas dignes
de consideacuteration les uns le sont et les autres non raquo (47a) Lrsquoopinion de la foule (τῆς τῶν πολλῶν
δόξης) doit donc compter pour rien toutes ses motivations sont parasites et ne touchent pas
le fond de la question concernant ce qui est juste
Or crsquoest preacuteciseacutement en approfondissant la question de ce qui est juste ou injuste
qursquoune ideacutee essentielle est mise au jour Si le plus important est de refuser de commettre
lrsquoinjustice de son plein greacute ce principe ne saurait disparaicirctre quand la situation se deacutegrade et
le cegravede agrave lrsquourgence laquo Tous ces principes sur lesquels nous eacutetions tombeacutes drsquoaccord jusqursquoici se
sont-ils dissous en si peu de jours raquo (49a) La base est donc solide laquo il ne faut donc jamais
commettre lrsquoinjustice raquo [οὐδαμῶς ἄρα δεῖ ἀδικεῖν] (49b) Socrate en deacuteduit alors cette ideacutee
ne jamais reacutepondre agrave lrsquoinjustice par lrsquoinjustice ne jamais reacutepondre au mal par le mal Plus
radicalement mecircme faire du tort agrave quelqursquoun cela revient agrave commettre un acte injuste La
conclusion de Socrate est sans appel laquo il ne faut pas reacutepondre agrave lrsquoinjustice par lrsquoinjustice et
faire de tort [κακῶς ποιεῖν] agrave qui que ce soit quel que soit le mal subi raquo (49c)
Or crsquoest preacuteciseacutement cette ideacutee qui contredit les mœurs grecques Socrate en a
pleinement conscience laquo Je sais bien en effet que fort peu de gens partagent cette opinion
et qursquoil continuera drsquoen ecirctre ainsi raquo Rendre le mal pour le mal eacutetait (est toujours ) une
eacutevidence pour le sens commun Qursquoon pense au premier livre de la Reacutepublique ougrave Poleacutemarque
reprenant le poegravete Simonide affirme que laquo il est juste de rendre agrave chacun ce qursquoon lui doit [τὸ
τὰ ὀφειλόμενα ἑκάστῳ ἀποδιδόναι δίκαιόν ἐστι] raquo (331e) ndash et plus preacuteciseacutement que laquo les amis
ont le devoir de faire du bien agrave leurs amis en aucun cas de leur faire du mal raquo (332a 2011 p
1488) et qursquoaux ennemis la reacuteciproque srsquoimpose laquo ce qursquoun ennemi doit agrave son ennemi crsquoest
qui lui convient du mal raquo (332b) Crsquoest dire que entre autre sous lrsquoautoriteacute du poegravete Simonide
le principe du Talion eacutetait moralement accepteacute voire eacuteleveacute au rang de vertu On comprend le
scandale que provoqua la thegravese de Socrate qui a chercheacute agrave y mettre un terme le mal ne doit
jamais ecirctre commis pour autant qursquoon cherche agrave ecirctre juste La justice nrsquoa rien agrave voir avec la
vengeance
126
Revenons agrave notre sujet sanctionner un sujet crsquoest toujours lui faire mal Mais est-ce
lui faire du mal pour autant Nrsquoy a-t-il pas un mal neacutecessaire Pour que la sanction ne soit pas
injuste (et ne relegraveve par conseacutequent pas drsquoune pratique condamnable par soi) il faut
deacutemontrer que son effet ne nuit pas agrave autrui Crsquoest ici que la fonction (ou le sens) de la sanction
intervient Pour que la sanction soit autre chose que vengeance il faut deacutemontrer qursquoelle est
beacuteneacutefique agrave celui qui la reccediloit Tacircche difficile
412 Gorgias ou la fonction drsquoexpiation
Dans le Gorgias (476a et ss 2011 p 449) se trouve soutenue la thegravese selon laquelle la
sanction deacutelivre lrsquoacircme de son mal sur un mode analogue agrave lrsquoeffet drsquoun purgatif meacutedical Le
raisonnement mobiliseacute par Platon est subtil le pire des maux est-il quand on est coupable
drsquoecirctre puni ou de ne lrsquoecirctre pas Polos pense qursquoil est preacutefeacuterable de ne lrsquoecirctre pas et Socrate
considegravere que crsquoest le contraire qui est vrai Pour deacuteterminer le pire entre ces deux situations
Socrate commence par identifier le fait quand on est coupable drsquoecirctre puni et le fait drsquoecirctre
justement chacirctieacute Or si le juste est beau comme lrsquoaccorde Polos et que lrsquoeffet produit par une
action est de mecircme nature que sa cause (laquo lrsquoaction de lrsquoagent qui agit et lrsquoeffet produit sur le
patient qui subit portent-ils les mecircmes caractegraveres raquo 476d) le fait drsquoecirctre puni crsquoest-agrave-dire
drsquoecirctre justement chacirctieacute produit comme effet sur le coupable quelque chose de juste et donc
de beau Et Platon de continuer si le juste est beau il est aussi bon (laquo Or si crsquoest beau nrsquoest-
ce pas bon ndash Puisque le beau est ou agreacuteable ou bon agrave quelque chose raquo 477a) Par
conseacutequent la punition est utile laquo Si un coupable est justement chacirctieacute son acircme sera-t-elle
meilleure de ce fait raquo et Polos de conceacuteder laquo Oui crsquoest vraisemblable raquo Ainsi la punition
consiste en une sorte de purgation qui fait que laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme qursquoon punit est [hellip] donc
deacutelivreacutee de son mal raquo La justice consiste agrave deacutelivrer laquo du deacuteregraveglement de lrsquoinjustice raquo (478b)
laquelle constitue le pire des maux loin devant la pauvreteacute ou la maladie du corps Or agrave lrsquoinstar
de la meacutedecine la justice nrsquoa pas agrave ecirctre agreacuteable si elle est utile La conclusion agrave laquelle aboutit
Platon agrave lrsquoissue de cette analogie est la suivante laquo lrsquoapplication de la justice rend certainement
plus raisonnable [le grec dit Σωφρονίζει qursquoon pourrait traduire encore par ldquoplus tempeacuterantrdquo]
et plus juste en fait elle est une meacutedecine pour la meacutechanceteacute de lrsquoacircme raquo (478d) Srsquoen deacuteduit
une hieacuterarchie le plus heureux des hommes est celui qui est juste vient en seconde position
celui qui est injuste mais qursquoon deacutelivre de son mal vient en derniegravere position celui qui est
127
injuste et qursquoon ne punit pas Alain qui se reacuteclame explicitement de Platon sur la question de
la punition eacutecrit en ce sens dans sa Peacutedagogie enfantine laquo la punition est un bienfait Socrate
le dit dans le Gorgias de Platon Heureux celui qui est puni raquo (1986 20egraveme leccedilon)
Le raisonnement de Platon repose sur deux principes une eacutequivalence (juste = beau =
bon = utile) et une analogie (la justice est agrave lrsquoacircme ce que la santeacute est au corps)
Lrsquoeacutequivalence (du juridique de la callistique du moral et de lrsquoopheacutelimiteacute) qui engage
une convertibiliteacute des transcendantaux nous paraicirct proprement intenable se trouve supposeacute
un reacutealisme des Formes (puisque le juste le beau le bon et lrsquoutile existent en soi) qui est des
plus probleacutematiques
Quant agrave lrsquoanalogie (entre justice et meacutedecine qui srsquoappliquent respectivement agrave lrsquoacircme
et au corps) elle semble agrave mecircme de justifier la sanction (ici entendue dans un sens synonyme
de punition) si pour soigner le corps il faut admettre de le faire souffrir pour le purger de
son mal on peut induire qursquoil faut pour soigner lrsquoacircme la faire souffrir pour la purger de son
mal (crsquoest-agrave-dire de son injustice) Une analogie toutefois ne prouve rien Et surtout Platon
nrsquoexplique pas le meacutecanisme par lequel la sanction (ou punition) laquo rend certainement plus
raisonnable et plus juste raquo Drsquoougrave vient cette certitude Est-ce vraiment lrsquoacircme qui est rendue
raisonnable ndash ou nrsquoest-ce pas la conduite seulement qui par crainte de la punition qui se
trouve dresseacutee Contrairement agrave ce que soutient Socrate dans cet extrait du Gorgias il ne
nous semble pas que lrsquoacircme soit du tout atteinte ndash ou alors seulement par ricochet comme
effet drsquoun dressage Mais le changement ne saurait reacutesulter drsquoune conversion qui eacutelegraveverait le
sujet au-dessus de la tentation et de la crainte de la transgression Une chose est de raisonner
la conduite qui eacutevite lrsquoinjustice autre chose de raisonner lrsquoacircme qui vise la justice Il nous
semble que dans le raisonnement proposeacute par Platon on ne trouve guegravere autre chose que la
justification du dressage du corps quand bien mecircme Platon visait lrsquoeacuteleacutevation de lrsquoacircme
Aristote dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque reprend lrsquoanalogie platonicienne entre justice et
meacutedecine Au livre II (1104b 2014 pp 2004-2005) il estime que la vertu morale (ἠθικὴ ἀρετή)
a trait essentiellement au plaisir et agrave la peine (ἡδονὴ καὶ λύπη) Degraves lors qursquoon estime que crsquoest
le plaisir qui nous conduit agrave commettre les choses mauvaises (τὰ φαῦλα) et la souffrance qui
fait obstacle agrave la reacutealisation de belles actions (τῶν καλῶν) et que la contraction drsquohabitudes
(Aristote comme on sait joue sur la quasi homonymie des termes ἦθος le caractegravere et ἔθος
lrsquohabitude) constitue le laquo tout de lrsquoaffaire raquo (τὸ πᾶν 1103b18) il srsquoensuit que laquo lrsquoeacuteducation
128
correcte raquo (ὀρθὴ παιδεία 1104b9) consiste agrave ecirctre guideacute laquo de maniegravere agrave se reacutejouir et agrave se
chagriner agrave bon escient raquo (χαίρειν τε καὶ λυπεῖσθαι οἷς δεῖ) Degraves lors la sanction entendue
comme production de souffrance est leacutegitimeacutee elle est en rapport avec des actions et des
affections susceptibles drsquoentraicircner plaisir et chagrin Crsquoest ainsi que laquo les chacirctiments recourent
agrave ces moyens car ce sont des sortes de meacutedications (ἰατρεῖαι τινές) raquo Le chacirctiment (κολάσεις)
est quelque chose (τινές) qui srsquoapparente agrave un remegravede meacutedical (ἰατρεῖαι) Il conviendrait sans
doute du reste de traduire κολάσεις par laquo sanction raquo plutocirct que par laquo chacirctiment raquo puisque
le chacirctiment srsquoeacutepuise dans la peine et que κολάσεις renvoie dans lrsquoargumentation drsquoAristote
agrave lrsquousage de moyens contraires ndash donc la peine et le plaisir ce que le terme de laquo sanction raquo
permet de rendre Lrsquoanalogie donc entre sanction et purgation est reprise mais sans que soit
exposeacutee la raison pour laquelle elle permettrait autre chose qursquoune simple correction de la
conduite par le jeu des plaisirs et des peines
On le voit ni chez Aristote ni chez Platon le second eacutetant invoqueacute par le premier pour
confirmer lrsquoideacutee que lrsquoeacuteducation consiste dans le fait de reacutejouir et de se chagriner de ce qursquoil
faut on ne trouve de quoi justifier la sanction pour autre chose que du dressage
413 Protagoras le chacirctiment dissuasif ou la preuve que la vertu srsquoenseigne
Un argument inteacuteressant est preacutesenteacute dans Protagoras (324a et ss 2011 p 1449) ndash
argument qui nrsquoest pas neacutecessairement assumeacute par Platon (par le truchement de Socrate)
puisqursquoil est attribueacute au sophiste donnant son nom au dialogue
Il srsquoagit pour Protagoras de deacutefendre lrsquoideacutee que la vertu peut srsquoenseigner La preuve
proposeacutee par Protagoras est que le chacirctiment (τὸ κολάζειν) qursquoon inflige aux hommes injustes
(τοὺς ἀδικοῦντας) nrsquoa pas pour cause la faute commise (ὅτι ἠδίκησεν) Si tel eacutetait le cas le
chacirctiment apparenterait le punisseur aux becirctes sauvages et irrationnelles (θηρίον ἀλογίστως)
il ne serait que vengeance (τιμωρεῖται) Par conseacutequent le chacirctiment comme attitude
rationnelle (μετὰ λόγου) nrsquoest pas vengeance ce qui est fait est fait (οὐ γὰρ ἂν τό γε πραχθὲν
ἀγένητον θείη) Non ce nrsquoest pas en vue du passeacute que le chacirctiment peut ecirctre agrave bon droit
infligeacute mais en vue de lrsquoavenir (τοῦ μέλλοντος χάριν) afin de dissuader (ἀποτροπῆς) le
coupable et les spectateurs du chacirctiment Puisque donc la punition a en vue la dissuasion et
129
qursquoenseigner crsquoest punir il srsquoensuit que pour Protagoras la vertu srsquoenseigne (παιδευτὴν εἶναι
ἀρετήν)
Il nrsquoest pas sucircr que lrsquoargument concernant lrsquoefficaciteacute dissuasive du chacirctiment soit
refuseacute par Platon (nous le verrons reacuteapparaicirctre dans les Lois notamment) il est assureacute en
revanche que crsquoest lrsquoutilisation de cet argument en vue de montrer que la vertu peut
srsquoenseigner qui apparaicirct probleacutematique
On sait en effet que pour Socrate la vertu ne srsquoenseigne pas quand bien mecircme elle
est savoir Paradoxalement pour Protagoras la vertu srsquoenseigne alors qursquoelle nrsquoest pas savoir
(sur ce point voir la fin du Protagoras 361a et ss p 1480) Crsquoest que sans doute le terme de
vertu est compris diffeacuteremment par le sophiste et le philosophe Pour Protagoras il srsquoagit avant
tout drsquoune habituation corporelle drsquoun conditionnement qui fait que dans une citeacute bien reacutegleacutee
comme Athegravenes laquo tout le monde ici est maicirctre de vertu raquo (πάντες διδάσκαλοί εἰσιν ἀρετῆς
327e) pour Socrate la vertu est savoir fruit drsquoune conversion inteacuterieure par lrsquoacircmehellip et
rarement se rencontre
Ainsi la vertu pour Protagoras ce nrsquoest pas tant lrsquoexigence de lrsquoacircme que lrsquoabsence de
vice apparent dans la conduite Mais pourrait-on agrave bon droit objecter agrave la suite de Platon
autre chose le fait de nrsquoecirctre pas injuste autre chose le fait drsquoecirctre juste Pour montrer agrave quel
point la vertu penseacutee par Protagoras est un simulacre de vertu et non la vertu elle-mecircme nous
pouvons faire reacutefeacuterence agrave deux mythes mobiliseacutes par Platon dans la Reacutepublique
Le premier est le ceacutelegravebre anneau de Gygegraves (Reacutepublique II 459d-460d) degraves que Gygegraves
est assureacute lorsqursquoil tourne le chaton de la bague vers la paume de sa main de devenir invisible
laquo aussitocirct raquo eacutecrit Platon (εὐθὺς 360a p 1518) il participe agrave la deacuteleacutegation aupregraves du roi afin
de le tuer et drsquousurper le trocircne Avant de trouver lrsquoanneau Gygegraves nrsquoeacutetait donc pas juste certes
il ne srsquoeacutetait jamais montreacute injuste mais seulement parce que lrsquooccasion avait manqueacute La
situation drsquoimpuniteacute a permis de reacuteveacuteler son injustice fonciegravere Celui qui est juste de maniegravere
simplement situationnelle ne le sera jamais de maniegravere sucircre ndash crsquoest qursquoil ne lrsquoest pas
veacuteritablement Et telle est drsquoailleurs lrsquoideacutee que soutient Glaucon avec ce mythe afin que
Socrate lrsquoeacuteprouve ensuite laquo il nrsquoy aurait personne semble-t-il drsquoassez reacutesistant pour se
maintenir dans la justice et avoir la force de ne pas attenter aux biens drsquoautrui et ne pas y
toucher alors qursquoil aurait le pouvoir de [faire tout ce qursquoil veut] [hellip] agrave lrsquoeacutegal drsquoun dieu raquo (360b-
c 2008 p 1519)
130
Le second intervient agrave la fin de la Reacutepublique il srsquoagit du mythe drsquoEr Laisseacute pour mort
au combat Er le soldat pamphylien serait revenu agrave la vie au douziegraveme jour et raconta ce qursquoil
avait vu Agrave la mort lrsquoacircme se deacutetache du corps et se trouve jugeacutee Lorsqursquoelle est juste elle
monte au ciel lorsqursquoelle est injuste elle descend dans les reacutegions infeacuterieures
[hellip] pour toutes les injustices commises dans le passeacute par chacun des acircmes et
pour chacun de ceux que ces injustices avaient atteint justice eacutetait rendue pour toutes
ces injustices consideacutereacutees une par une et pour chacune la peine eacutetait deacutecupleacutee [hellip] afin
qursquoelles aient agrave payer au regard de lrsquoinjustice commise un chacirctiment dix fois plus
grand (Platon 615a-b 2008 p 1786)
Une fois les peines purgeacutees les acircmes sont en mesure de choisir leur deacutemon ndash crsquoest-agrave-
dire le destin auquel elles seront lieacutees lors de leur prochaine incarnation Crsquoest ainsi que Er
raconte que le premier agrave choisir avait veacutecu une existence vertueuse mais moins de son fait
que de la chance qursquoil avait eu de vivre laquo dans une constitution politique bien ordonneacutee raquo ougrave
la vertu se contracte laquo par la force de lrsquohabitude mais sans philosophie raquo (619c-d p 1790)
Cette vertu conditionneacutee nrsquoeacutetait ainsi que conditionnelle et crsquoest pourquoi il laquo choisit la plus
extrecircme tyrannie raquo de maniegravere preacutecipiteacutee et quand la reacuteflexion lui fit remarquer qursquoil
mangerait ses propres enfants il geacutemit et loin drsquoen porter responsable accusa les dieux de
son propre choix La vertu acquise par habituation mais sans conversion (philosophique) de
lrsquoacircme au bien nrsquoest qursquoun conditionnement qui nrsquoa aucune garantie de dureacutee Crsquoest une
maniegravere douce drsquoincliner au bien mais qui ne saurait suffire agrave affronter la tentation
414 Le Sophiste justice punitive admonestation et reacutefutation
Dans le Sophiste Platon propose une deacutefinition de lrsquoart sophistique agrave partir du concept
du triage (crsquoest la sixiegraveme et derniegravere deacutefinition du sophiste 226b 2008 p 1823) On peut trier
en eacutecartant le semble du semblable ou alors en eacutecartant le meilleur du pire Ce dernier cas est
la purification (Τὸν καθαρμὸν) Or la purification peut srsquoappliquer au corps comme agrave lrsquoacircme La
purification du corps peut ecirctre soit inteacuterieure (crsquoest la fonction de la meacutedecine contre la
maladie et de la gymnastique contre la difformiteacute) soit exteacuterieure (technique de preacuteparation
131
des bains crsquoest-agrave-dire lrsquohygiegravene) Quant agrave la purification de lrsquoacircme qui inteacuteresse Platon elle
deacutelivre du mal Or il y a deux sortes de mal et partant deux formes de purification le mal
comme perversion qui srsquoapparente agrave une maladie (crsquoest-agrave-dire agrave une dissension interne laquo les
opinions sont en deacutesaccord avec les deacutesirs le courage avec les plaisirs la raison avec les
chagrins et en geacuteneacuteral toutes choses en deacutesaccord avec toutes raquo 228b ndash Platon reprend ici les
analyses de lrsquoinjustice qursquoil a meneacutees dans la Reacutepublique) et le mal comme ignorance Or la
technique qui srsquooccupe de la perversion est la justice punitive et la technique qui srsquooccupe de
lrsquoignorance est lrsquoenseignement (ἢ διδασκαλικὴν) Il y a un double type drsquoignorance lrsquoignorance
simple et lrsquoignorance qui srsquoignore elle-mecircme (qui est la cause de toutes les erreurs)
Lrsquoenseignement par le discours se deacutedouble lrsquoadmonestation (ou exhortation νουθετητικήν)
qui srsquoapparente agrave une sanction par la parole et qui peut ecirctre rude ou douce (disputer ou
persuader ndash laquo Il y a drsquoune part la proceacutedure ancienne celle utiliseacutee par nos parents ndash et que
quelques-uns utilisent encore agrave lrsquoheure actuelle ndash et qui consiste lorsque les enfants
commettent quelque faute soit agrave reacuteprimander seacutevegraverement soit agrave persuader doucement raquo
229e-230a) ou la reacutefutation (ou examen mise agrave lrsquoeacutepreuve ἔλεγχος) qui part du principe que
toute ignorance est involontaire La reacutefutation est la partie proprement eacuteducative de la
purification Sans ecirctre nommeacute crsquoest Socrate qui semble invoqueacute dans ce passage du Sophiste
ndash qui consideacuterait lrsquoadmonestation comme inefficace La reacutefutation procegravede par un examen
critique du savoir preacutetendu dont on montre le caractegravere contradictoire et donc vain la
deacutesorientation srsquoensuit (agrave la maniegravere de lrsquoeffet-torpille deacutecrit par Meacutenon) puis la colegravere contre
soi-mecircme laquo [Les interlocuteurs] se libegraverent ainsi des solides et preacutetentieuses opinions qursquoils
avaient drsquoeux-mecircmes libeacuteration qui est tregraves agreacuteable pour celui qui eacutecoute et fondement
solide pour celui qui la subit raquo (230c) La honte (αἰσχύνη) qui gagne celui qui se trouve ainsi
reacutefuteacute non dans son ignorance mais son ignorance qui srsquoignorait elle-mecircme est purificatrice
laquo Crsquoest pour cela Theacuteeacutetegravete qursquoil faut proclamer que la reacutefutation est la plus importante et la
plus juste des purifications raquo Lrsquoeacuteducation commence donc par la reacutefutation ndash crsquoest-agrave-dire par
la purification des opinions qui entravent dans la recherche des connaissances
Ce long passage est drsquoune grande richesse
On retrouve pour le traitement de la perversion lrsquoanalogie entre la meacutedecine et la
justice si lrsquoinjustice est une maladie la technique qui srsquoen occupe est la justice punitive soit
la sanction De mecircme que la meacutedecine intervient apregraves que la maladie se soit deacuteclareacutee de
mecircme la justice punitive srsquoapplique une fois que lrsquoinjustice a eacuteteacute effectueacutee Il srsquoagit drsquoune
132
technique laquo naturellement convenable raquo ndash mais pas plus que dans Gorgias Platon ne preacutecise
pas pourquoi Il se contente de lrsquoaffirmer comme si la chose allait de soi
Les analyses srsquoaffinent consideacuterablement lorsqursquoon srsquointeacuteresse agrave lrsquoenseignement qui
œuvre en amont (et non plus en aval comme dans la justice punitive) de lrsquoinjustice afin de la
preacutevenir Commenccedilons par remarquer qursquoen matiegravere drsquoenseignement la sanction nrsquoest pas
eacutevoqueacutee elle nrsquoy a pas sa place La sanction vient apregraves coup pour deacutelivrer (mais on ne sait
comment) lrsquoacircme qui a sombreacute dans le vice mais elle ne se manifeste pas avant Certes
lrsquoadmonestation vive reacuteprimande srsquoapparente agrave la sanction mais Platon souligne son
inefficaciteacute (laquo ceux qui apregraves avoir reacutefleacutechi [hellip] estiment que lrsquoadmonestation [hellip] malgreacute les
efforts qursquoelle suppose est une forme drsquoeacuteducation qui produit des reacutesultats tregraves meacutediocres raquo
230a) Il reste la partie proprement eacuteducative de la purification la reacutefutation Platon semble
sous-entendre qursquoune deacuterive sophistique de la reacutefutation est possible (telle est lrsquoeacuteristique)
mais il srsquointeacuteresse ici agrave la reacutefutation philosophique Il srsquoagit de faire prendre conscience au sujet
avec lequel on dialogue de ses contradictions internes La description psychologique du
tourment eacuteprouveacute par celui qui est reacutefuteacute est tregraves fine colegravere contre soi honte qui amorce
une humiliteacute (laquo [lrsquoacircme] sera ainsi purifieacutee et ne croira agrave lrsquoavenir savoir que ce qursquoelle sait et
non davantage raquo 230d) et procure un laquo fondement solide raquo propice agrave la recherche drsquoun
authentique savoir On remarquera que srsquoil nrsquoest pas capable drsquoeacuteprouver de la honte (ou de la
pudeur) le sujet nrsquoest plus guegravere eacuteducable ndash et nrsquoest-ce pas ce qursquoil advient de Calliclegraves qui
critique la honte qursquoont eacuteprouveacutee Gorgias et Polos et qui revendique (et assume) pour son
propre compte une absence totale de honte (482e-483a ougrave lrsquoon trouve une triple reacutefeacuterence agrave
lrsquo αἰσχύνη) Peut-il y avoir une eacuteducation si le sujet nrsquoest pas capable drsquoeacuteprouver une forme
de honte qui nous ouvre agrave la conscience de notre ignorance agrave la reconnaissance de lrsquoerreur
Platon semble soutenir que non De tous les dialogues de Platon Calliclegraves est le seul
interlocuteur de Socrate sur lequel il nrsquoaura pas de prise Calliclegraves est ineacuteducable il rompt le
contact (et le contrat) dialogique Il nous semble ici que la question de la sanction prend un
tournant inattendu qursquoil nous faudra approfondir
Toujours est-il que nous avons cette fois une explication coheacuterente de lrsquoeacutepuration on
remarquera cependant qursquoelle nrsquoa rien agrave voir avec la sanction proprement dite Lrsquoeacutepuration
produite par la reacutefutation est proprement eacuteducative et si on ne commet lrsquoinjustice que par
ignorance (et cette ignorance mecircme nrsquoest jamais lrsquoobjet drsquoun choix comme Platon le rappelle
lui-mecircme laquo il y a ceux qui apregraves avoir reacutefleacutechi sont arriveacutes agrave cette conclusion toute ignorance
133
est involontaire [πᾶσαν ἀκούσιον ἀμαθίαν εἶναι] raquo 230a) on peut on doit mecircme se demander
si la justice punitive censeacutee deacutelivrer de la perversion peut avoir une quelconque emprise sur
le sujet srsquoil nrsquoest pas reacutefuteacute dans ses opinions Il est drsquoailleurs tregraves paradoxal que dans le
Sophiste autant que dans le Gorgias Platon eacutevoque lrsquoeacutepuration de lrsquoacircme produite par une
sanctionhellip qui affecte les corps Reposons donc la question car elle est au cœur de la difficulteacute
touche-t-on vraiment lrsquoacircme par le corps La preacutetendue expiation par la punition semble
contradictoire tant qursquoelle nrsquoest pas accompagneacutee de sa condition de signification qursquoest la
reacutefutation Degraves lors la question que nous posons est la suivante si la reacutefutation suffit agrave
produire la conversion rechercheacutee pourquoi lrsquoaccompagnerait-on mecircme dans le cas de la
perversion et de lrsquoinjustice commise de sanction Quelle est lrsquoutiliteacute de ce surplus de
souffrance De toute eacutevidence cette utiliteacute ne saurait ecirctre eacuteducative puisque seule la
reacutefutation peut se targuer de lrsquoecirctre
Nous avons deux eacutepurations lrsquoune mysteacuterieuse par la sanction lrsquoautre convaincante
par la reacutefutation La premiegravere ressemble agrave la meacutedecine qui srsquoaffaire aux corps elle œuvre une
fois que le mal est fait La seconde srsquoapparente agrave la gymnastique qui entraicircne le corps agrave
reacutesister elle opegravere pour eacuteviter que le mal nrsquoapparaisse et crsquoest pourquoi elle est supeacuterieure agrave
la preacuteceacutedente Autant lrsquoexplication que Platon donne de la porteacutee libeacuteratrice de la reacutefutation
est probante en tant qursquoelle rend compte de son effet sur le plan de ce que nous avons appeleacute
le veacutecu pheacutenomeacutenologique (colegravere honte) autant son affirmation sur lrsquoeacutepuration procureacutee la
justice punitive apparaicirct bien allusive pour ne pas dire infondeacutee Deacutelivre-t-on lrsquoacircme drsquoun mal
quand on srsquoadresse au corps Rien nrsquoest moins sucircr en deacutepit de lrsquoeacutevidence alleacutegueacutee par Platon
On voit donc Platon peiner pour justifier lrsquoeffet purificateur de la sanction Il a bien
cependant distingueacute la sanction de lrsquoeacuteducation et montreacute que cette derniegravere srsquoamorce par une
pratique de la reacutefutation en tant qursquoelle fait sens pour celui qui est reacutefuteacute Crsquoest donc le
dialogue (et ajoutons le dialogue de type socratique) qui constitue le moyen eacuteducatif par
excellence crsquoest lui pour reprendre la distinction de lrsquoantinomie eacuteducative qui eacutelegraveve tandis
que la justice punitive se contente de dresser les corps par une eacutepuration dont on peut douter
de lrsquoefficaciteacute pour ce qursquoelle fait subir agrave lrsquoacircme
Si lrsquoon veut confeacuterer de la valeur agrave la sanction ce ne peut ecirctre qursquoen renonccedilant agrave la
fonction drsquoexpiation la sanction pour en finir avec les mystegraveres doit se purifier de lrsquoideacutee de
purification Par conseacutequent on comprend que tout reacutesidu drsquoexpiation la rend suspecte Disons
plus nettement encore lrsquoexpiation deacutegrade la sanction
134
415 Les Lois contraindre et persuader
Dans la derniegravere œuvre de Platon il est agrave nouveau question drsquoeacuteducation et de sanction
Alors que dans la Reacutepublique lrsquoeacuteducation est penseacutee comme conversion il faut
immeacutediatement ajouter que cette paideia est reacuteserveacutee agrave laquo une infime minoriteacute raquo (Mouze 2006
p 203) celle des gouvernants les meilleurs parmi les gardiens (dont lrsquoeacuteducation est traiteacutee aux
livres II et III de la Reacutepublique) Lorsqursquoil est question de lrsquoeacuteducation agrave destination de tous les
enfants Platon se montre nettement moins exigeant laquo il ne srsquoagit plus alors de deacutevelopper
les qualiteacutes exceptionnelles de natures drsquoeacutelite mais de former la foule des hommes
ordinaires raquo (Mouze 2006 p 204) Nous pourrions ajouter drsquoune maniegravere qui se veut plus
reacutealiste comparant lrsquohomme agrave une marionnette (θαῦμα Lois 644c-645a Platon 2008 p
703) laquelle est mue par trois fils deux de fers (le plaisir et la douleur) et un drsquoor (la raison)
Le fil drsquoor est souple ce qui indique qursquoelle tire peu la marionnette humaine agrave lrsquoinverse des fils
de fer lesquels sont raides et la meuvent plus aiseacutement Voilagrave le fait avec lequel il faut
composer et qursquoil serait deacuteraisonnable de nier les affects Ainsi dans les Lois laquo nous ne
sommes pas comme ces antiques leacutegislateurs qui instituaient des lois pour les heacuteros qui sont
les enfants des dieux [hellip] mais [hellip] nous sommes des hommes qui leacutegifeacuterons aujourdrsquohui pour
des rejetons drsquohommes raquo (Lois IX 853c) Non pas les hommes-dieux de la Reacutepublique donc
mais des hommes-humains ndash agrave humaniser
Ce nrsquoest pas agrave dire que Platon renonce agrave rationaliser ndash au contraire Mais rationaliser
ce ne sera pas laquo inculquer la raison [ou] introduire dans lrsquoacircme des enfants une excellence
fondeacutee sur un savoir raquo (Mouze 2006 p 205) Rationaliser comme srsquoen souviendra Aristote
crsquoest rationaliser la conduite crsquoest-agrave-dire faire en sorte que le sujet eacuteprouve du plaisir en faisant
le bien et eacuteprouve de la peine en faisant le mal Lrsquoharmonisation des parties de lrsquoacircme
(rationnelle et irrationnelle) nrsquoest pas interne laquo la raison avec laquelle lrsquoeacuteducateur cherche agrave
accorder les sentiments est une raison exteacuterieure incarneacutee dans la loi raquo (Mouze 2006 p 205)
Autrement dit ce nrsquoest pas par explication par dialogue par la raison mais par habituation
qursquoon rationalise la conduite laquo Eacuteduquer les hommes crsquoest donc les faire devenir hommes
Mais les faire devenir hommes ce nrsquoest nullement les faire devenir philosophes raquo (Mouze
2006 p 208)
135
Il faut donc que lrsquoenfant (et au fond puisque rares sont ceux qui acceacutederont agrave la raison
la plupart des adultes) obeacuteissent agrave la loi cette loi par laquelle le leacutegislateur eacuteduque Platon
estime mecircme que tous les efforts du leacutegislateur doivent œuvrer dans ce sens laquo Je souhaiterais
que les lois incitent le plus possible agrave la vertu et la chose est claire crsquoest le but que tentera
drsquoatteindre le leacutegislateur dans toute son œuvre leacutegislative raquo (718c-d Platon 2008 p 778) Mais
comment proceacuteder Deux moyens srsquooffrent au leacutegislateur la contrainte et la persuasion
Eacutetudions-les toutes deux
Pour les comparer Platon procegravede agrave une analogie (mais qui compte tenu de
lrsquointerpreacutetation du crime comme maladie dans toute la suite du texte nrsquoen est peut-ecirctre pas
une) il y va de la contrainte et de la persuasion comme de deux pratiques de la meacutedecine
(Lois IV 721a-c p 780) Les laquo aides meacutedicaux raquo se content drsquoobeacuteir et apprennent sur le tas
ils soignent en geacuteneacuteral des esclaves et avec arrogance (qui rappelle celle du tyran) dispensent
les remegravedes sans explication Le veacuteritable meacutedecin quant agrave lui soigne des hommes libres il
communique avec le patient cherchant la cause de la maladie et nrsquoheacutesite pas agrave instruire le
malade Quant aux remegravedes ils ne sont proposeacutes qursquoagrave celui dont la santeacute est chancelante Et
Platon ajoute
Est-ce de cette maniegravere-ci ou de lrsquoautre que le meacutedecin pratiquera le mieux la
meacutedecine ou que lrsquoentraicircneur pratiquera le mieux lrsquoentraicircnement Sera-ce en exerccedilant
cette fonction unique agrave lrsquoaide des deux moyens ou bien agrave lrsquoaide seulement du pire des
deux celui qui est le plus peacutenible (Platon 2008 p 780)
Et Clinias reacutepond que laquo la meacutethode double est de beaucoup la meilleure raquo Ce passage
implique une hieacuterarchie entre ces deux meacutethodes (qui recoupent notre opposition entre
dresser et eacuteduquer) la pire eacutetant la seule contrainte il est preacutefeacuterable de ne pas lrsquoutiliser seule
Il est significatif dans le contexte des Lois que Platon nrsquoenvisage pas la possibiliteacute de recourir
agrave la seule persuasion
Anne Merker remarque que dans le corpus platonicien les chacirctiments corporels visent
le plus souvent les esclaves et fort rarement les citoyens La contrainte est une meacutethode qui
136
convient aux esclaves non aux hommes libres Le malheur nrsquoest-il pas que dans la penseacutee de
Platon les enfants sont consideacutereacutes comme eacutetant des esclaves
La contrainte consiste dans laquo la menace de la peine raquo crsquoest-agrave-dire dans la sanction elle
srsquoadresse agrave ce que lrsquoecirctre humain a de plus sensible agrave ce qui le rend esclave de sa sensibiliteacute Agrave
ce titre elle rappelle la finitude de notre condition et srsquointeacuteresse au symptocircme sans soigner la
cause Acquise par empirisme elle dispense ses effets de maniegravere brutale vaniteuse et servile
et cette becirctise dans la pratique rejaillit sur lrsquoecirctre qursquoon doit deacutelivrer du mal mais qui nrsquoen sort
nullement grandi Lrsquohumaniteacute du sujet eacutechappe agrave la sanction et lrsquoautoriteacute de la contrainte
maintient le patient preacuteciseacutement dans sa passiviteacute il pacirctit il subit il nrsquoapprend rien sinon agrave
obeacuteir docilement Platon ajoute au livre IX des Lois (853b-c 2008 p 896) que le fait de devoir
laquo instituer une leacutegislation faite de menaces preacuteventives une leacutegislation destineacutee agrave le deacutetourner
de ces actes ou srsquoils sont commis agrave les punir (κολάσεως) cette seule preacutecaution constitue un
sujet de honte (αἰσχρὸν) raquo Mais la faiblesse de la nature humaine contraint Platon agrave utiliser la
sanction dont lrsquoefficaciteacute est soit de rendre meilleur (βελτίονα ἢ μοχθηρότερον 854d) soit de
rendre moins pervers (ἧττον ἐξηργάσατο 854e) En fait il srsquoagit seulement de dresser la
conduite et en cas drsquoinsuccegraves le criminel jugeacute laquo incurable raquo (on retrouve la meacutetaphore
meacutedicale) lorsque laquo la qualiteacute de lrsquoeacuteducation dans laquelle il a eacuteteacute eacuteleveacute depuis lrsquoenfance ne lrsquoa
pas deacutetourneacute des plus grands forfaits raquo Platon preacuteconise la sanction suprecircme la mort En un
sens Platon renoue ici avec les thegraveses de Protagoras dans lrsquoœuvre eacuteponyme non seulement
la sanction a pour fonction de dissuader mais elle peut pour les cas deacutesespeacutereacutes culminer en
peine de mort (Protagoras 322d p 1447)
Platon semble tellement reacutesigneacute agrave utiliser ce proceacutedeacute qursquoil ne songe pas agrave en contester
lrsquoefficaciteacute Agrave nouveau celle-ci est consideacutereacutee comme eacutevidente Sans doute la contrainte
dresse elle dissuade drsquoadopter certaines conduites Lrsquoessentiel semble-t-il consiste dans le
pli qursquoon prend tregraves tocirct et qui deviendra ensuite une seconde nature Mais srsquoagit-il vraiment
de lrsquoessentiel
Platon lui-mecircme en doute Et crsquoest pourquoi il double cette premiegravere meacutethode drsquoune
deuxiegraveme vraiment digne celle-lagrave qui preacutesuppose et conserve la liberteacute du sujet auquel elle
srsquoadresse Il srsquoagit de la persuasion (μετὰ πειθοῦς) Celle-ci engage une communication
reacuteciproque une relation qui la rend instructive (διδάσκει) crsquoest-agrave-dire proprement eacuteducative
contrairement agrave la contrainte et la sanction qui lui est affeacuterente lesquelles sont donc deacutenueacutees
de caractegravere didactique
137
En matiegravere leacutegislative si la contrainte appelle la sanction en cas de transgression
qursquoappellera la persuasion Si la sanction œuvre a posteriori de la loi (mecircme si la crainte qursquoelle
suscite ideacutealement doit dissuader) son analogue persuasif doit se manifester a priori Telle
est la fonction du preacuteambule des lois qui en est comme lrsquoesprit (dans un sens radicalement
diffeacuterent de celui que Montesquieu donne agrave lrsquoesprit des lois dans son œuvre eacuteponyme ndash il srsquoagit
pour Montesquieu de lrsquoensemble des deacuteterminismes qui font les leacutegislations humaines) il
srsquoagit du court discours preacuteliminaire agrave lrsquoeacutenonceacute de la loi similaire agrave laquo lrsquoexode oratoire raquo (Lois
723a 2008 p 782) visant agrave susciter la bienveillance (εὐμένεια) du citoyen et ainsi sa dociliteacute
On pourrait srsquoeacutetonner le souci de reacutealisme nrsquoavait-il pas conduit Platon agrave abandonner
lrsquoeacuteducation agrave la raison Le preacuteambule des lois nrsquoapparaicirct-il pas comme le retour du refouleacute
Ne srsquoagit-il pas drsquoargumenter
Certes ndash mais cette argumentation est moins rationnelle qursquoaffective Le but est moins
de faire comprendre la rationaliteacute de la loi que de la faire aimer drsquoen faire appreacutecier la beauteacute
Tout le monde ne peut srsquoeacutelever au vrai en revanche tout le monde est sensible au beau
Lrsquoestheacutetique est en quelque sorte la peacutedagogie qui fait suite agrave lrsquoeacutechec de lrsquoinculcation de la
raison on peut dire que pour Platon lrsquoeacuteducation du goucirct assure la rationalisation par le bas
Cette double meacutethode (contraindre et persuader) se retrouve au livre IX (862d p 905)
puisque la viseacutee de la loi est de faire deacutetester lrsquoinjustice et aimer la justice (agrave tout le moins
faire en sorte de ne plus haiumlr la justice) laquo la loi amegravenera le coupable par lrsquoenseignement
(διδάξει) ou la contrainte (ἀναγκάσει) soit agrave ne plus jamais oser la commettre dans lrsquoavenir
soit agrave la commettre de son plein greacute beaucoup moins souvent raquo
Ajoutons pour achever ce tour drsquohorizon que cette eacuteducation du goucirct ne consiste pas
en un endoctrinement Le type de sensibiliteacute de lrsquoecirctre humain est particulier il y a un sens de
lrsquoordre du rythme et de lrsquoharmonie qui font que les sauts et les gambades des enfants humains
ne ressemblent pas agrave ceux des animaux Spontaneacutement cris et sauts deviennent chants et
danses procurant un plaisir estheacutetique que Platon comprend comme un don divin (Lois II
654a p 710) La sensibiliteacute humaine est rationnelle et en la cultivant on deacuteveloppera cette
meacutetreacutetique chegravere agrave Platon La persuasion œuvrant dans le preacuteambule des lois porte sur cette
disposition agrave la rationaliteacute (non consciente drsquoelle-mecircme) qursquoest la sensibiliteacute ndash et non sur la
raison elle-mecircme L Mouze eacutecrit ainsi que laquo lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave elle srsquoinscrit dans
le prolongement et le renforcement de cette tendance humaine naturelle accomplit et
138
parachegraveve ce processus drsquohumanisation raquo (Mouze 2006 p 206) Le beau est la propeacutedeutique
au bien
Nous aurons agrave revenir sur la persuasion comme technique drsquoeacuteleacutevation Mais il est
remarquable que Platon lrsquooppose agrave la contrainte et ne cherche plus comme dans le Gorgias
agrave montrer comment la sanction pourrait par elle-mecircme purger deacutelivrer et ainsi persuader
42 Pourquoi lrsquoexpiation
La fonction drsquoexpiation de la sanction a eacuteteacute invoqueacutee par Platon sans que son efficaciteacute
nrsquoait eacuteteacute prouveacutee Pourquoi cette tendance veacuteheacutemente agrave vouloir punir pour le mal commis
Les analyses de Piaget et Inhelder semblent permettre de reacutepondre agrave cette question ndash mais
non sans difficulteacute
421 Piaget et Inhelder
Dans La Psychologie de lrsquoenfant (1966) Piaget et Inhelder procegravedent agrave la genegravese du
sentiment drsquoobligation au point de vue psychologique Srsquoappuyant sur les analyses de P Bovet
ils estiment que le respect est psychologiquement agrave lrsquoorigine de lrsquoobligation (et non comme le
considegraverent Kant et Durkheim chacun agrave leur maniegravere ndashvoir infrandash que crsquoest lrsquoobligation qui
force le respect) Mais le respect comme tel connaicirct une eacutevolution il commence par ecirctre
unilateacuteral avant de devenir reacuteciproque
Preacutesentons chacun de ces moments nous verrons lrsquoauto-punition apparaicirctre
Comment eacutemerge le sentiment drsquoobligation Il faut drsquoapregraves P Bovet deux eacuteleacutements
drsquoune part des consignes exteacuterieures donneacutees sous forme drsquoordre drsquoautre part que ces
consignes soient accepteacutees en vertu drsquoun affect le respect Eacutetrangement alors que le respect
est caracteacuteriseacute comme sui generis (de son propre genre selon une formule que nrsquoaurait pas
renieacutee Kant) il est rameneacute agrave lrsquoeffet drsquoune composition entre crainte drsquoun cocircteacute et affection de
lrsquoautre
Lrsquoaffection agrave elle seule ne saurait suffire agrave entraicircner lrsquoobligation et la crainte agrave
elle seule ne provoque qursquoune soumission mateacuterielle ou inteacuteresseacutee mais le respect
comporte agrave la fois lrsquoaffection et une sorte de crainte lieacutee agrave la situation de lrsquoinfeacuterieur par
139
rapport au supeacuterieur et suffit alors agrave deacuteterminer lrsquoacceptation des consignes et par
conseacutequent le sentiment drsquoobligation (Inhelder amp Piaget 1966 p 117)
De cette bregraveve analyse du respect il ressort deux ideacutees
- Le respect implique une dichotomie entre infeacuterieur et supeacuterieur une
hieacuterarchie en drsquoautres termes En aucun cas le sentiment de respect ne sera donc
lieacute agrave lrsquoeacutegaliteacute
- Le respect est fonciegraverement ambivalent Sans crainte il nrsquoimplique
aucune obligation sans amour il nrsquoest que soumission Le respect est donc
obeacuteissance agrave une autoriteacute qursquoon aime et craint agrave la fois
Degraves lors Piaget et Inhelder estiment que cette conception du respect conduit le jeune
enfant (7-8 ans) agrave une morale heacuteteacuteronome au sens kantien du terme deacutependance agrave des lois
qui sont imposeacutees de lrsquoexteacuterieur (des contraintes) Il srsquoagit donc drsquoune morale de la simple
obeacuteissance de la conformiteacute agrave la loi qui nrsquoengage pas lrsquoenfant dans un questionnement sur
lrsquointention du sujet moral Crsquoest pourquoi Piaget et Inhelder parlent drsquoun reacutealisme moral pour
le jeune enfant laquo les obligations et les valeurs sont deacutetermineacutees par la loi ou la consigne en
elle-mecircme indeacutependamment du contexte des intentions et des relations raquo (1966 p 119)
Il y a quelque chose qui ressortit du politique et du religieux dans cette exposition du
respect unilateacuteral chez lrsquoenfant Politique en tant qursquoil est question drsquoinfeacuterieur et de supeacuterieur
et donc de pouvoir mais aussi religieux en tant que le rapport que lrsquoenfant entretient agrave lrsquoautre
est celui drsquoune transcendance drsquoun sacreacute Piaget et Inhelder preacutecisent ainsi que dans un jeu
les regravegles apparaissent comme laquo ldquosacreacuteesrdquo intangibles et drsquoorigine transcendante (les parents
les ldquoMessieursrdquo du gouvernement le Bon Dieu etc) raquo (1966 p 120) Point de respect sans
une mystique qui sacralise lrsquoautoriteacute et qui lrsquoapparente agrave de la superstition
Crsquoest durant cette premiegravere phase du deacuteveloppement moral de lrsquoenfant qursquoapparaicirct la
tendance agrave lrsquoautopunition Les deux composantes du respect crainte et affection risquent de
se disjoindre et de produire une ambivalence agrave mecircme de produire le ravageur sentiment de
culpabiliteacute Lrsquoenfant est donc naturellement un sujet qui pratique lrsquoexpiation en raison des
meacutecanismes de deacutefense provoqueacutees par lrsquoangoisse
140
[hellip] lrsquoenfant eacuteprouve par exemple une culpabiliteacute pour avoir eacuteteacute hostile et
lrsquoangoisse neacutee drsquoelle conduit agrave des autopunitions sacrifices etc et se combine parfois
[hellip] avec certaines formes quasi magiques de preacutecausaliteacute [hellip] agrave titre drsquoinstruments de
deacutefense et de protection (Inhelder et al 1966 p 118)
Toutefois les auteurs preacutecisent que ce nrsquoest lagrave que la premiegravere phase du jugement
moral et qursquoau respect unilateacuteral succegravede le respect mutuel qui fonde lrsquoautonomie morale
(au sens quasi kantien du terme capaciteacute de se donner agrave soi-mecircme sa propre loi) La regravegle
dans cette optique nrsquoest plus sacraliseacutee mais devient un simple laquo produit drsquoaccord entre
contemporains et admettent qursquoon puisse la modifier pourvu qursquoil y ait consensus
deacutemocratiquement reacutegleacute raquo Le reacutealisme le cegravede agrave un conventionnalisme qui porte en lui des
exigences de justice en tant que laquo la justice lrsquoemporte sur lrsquoobeacuteissance elle-mecircme et devient
une norme centrale raquo (1966 pp 120-121) Lrsquoexpiation est donc destineacutee agrave disparaicirctre avec
lrsquoacircge et si elle demeure on doit la comprendre comme la reacutesurgence drsquoune tendance infantile
422 Lrsquoexpiation cause ou effet de lrsquoeacuteducation
Proceacutedons deacutesormais agrave la critique de cette proposition
Drsquoabord le sentiment de respect tel qursquoil est compris durant la phase drsquoheacuteteacuteronomie
morale ne paraicirct pas ecirctre ce sentiment sui generis deacutecrit par les auteurs Il est au contraire
composeacute drsquoaffects (crainte et affection) qui sont par eux-mecircmes ambivalents et non par
accident Quel adulte voudrait baiser la main de celui qui le frappe ou mecircme le considegravere
comme infeacuterieur Mais on contraint lrsquoenfant agrave cette impossibiliteacute psychologique drsquoaimer celui
qursquoon craint ou de craindre celui qursquoon aime on ne saurait donc srsquoeacutetonner qursquoun tel respect
soit tregraves susceptible de produire des laquo ravages raquo selon le mot drsquoInhelder et Piaget puisque
lrsquoangoisse est pour le dire dans la terminologie kantienne analytiquement contenue dans sa
deacutefinition Les auteurs le reconnaissent mais semblent restreindre ces effets
[hellip] il est probable que les sentiments de culpabiliteacute qui font parfois des ravages
durant lrsquoenfance et bien plus tard encore sont lieacutes tout au moins sous leurs formes
141
quasi neacutevrotiques agrave ces ambivalences plus qursquoagrave lrsquoaction simple des consignes du
respect initial (Inhelder et al 1966 p 118)
Ajoutons que crsquoest la crainte qui fait obeacuteir Piaget et Inhelder admettant que
laquo lrsquoaffection agrave elle seule ne saurait suffire agrave entraicircner lrsquoobligation raquo (1966 p 117) y a-t-il
besoin que la crainte regravegne exclusivement pour qursquoelle provoque cette deacutetestable laquo soumission
mateacuterielle ou inteacuteresseacutee raquo ou lui suffit-elle drsquoecirctre seulement preacutesente Alice Miller ajouterait
que lrsquoamour est le meilleur alibi de celui qui fait reacutegner la crainte scellant la culpabiliteacute de celui
qursquoon preacutetend eacuteduquer au respect aime ceux qui te font du mal que tu crains car laquo crsquoest
pour ton bien raquo laquo crsquoest dans ton inteacuterecirct raquo laquo tu me remercieras plus tard raquo etc
Incapable drsquoesprit critique lrsquoenfant semble pris dans ce que Bateson appelait le double
bind Le double lien srsquoinspire de la theacuteorie des types logiques de Russell et Whitehead (eacutenonceacutee
dans les Principia Mathematica) qui pose qursquolaquo il existe une discontinuiteacute entre la classe et ses
membres raquo Drsquoapregraves cette theacuteorie une classe logique ne peut pas ecirctre membre drsquoelle-mecircme
pas davantage qursquoun membre logique ne peut ecirctre la classe agrave laquelle il appartient il faut
neacutecessairement que la classe et le membre appartiennent agrave deux types logiques distincts
Toutefois il se trouve que cette discontinuiteacute au sein de la communication humaine ne cesse
drsquoecirctre eacuteprouveacutee La conduite pathologique qui correspond sous sa forme extrecircme aux
symptocircmes schizophreacuteniques apparaicirctrait lorsque les types logiques sont confondus Selon
Bateson le schizophregravene ne sait pas deacutecoder les diffeacuterents niveaux logiques dans les messages
qursquoil reccediloit il nrsquoest pas non plus capable drsquoadopter un mode de communication approprieacute
aussi bien pour les messages qursquoil envoie que pour structurer ses propres penseacutees Sa
confusion est celle du propre et du figureacute reacuteveacutelant un laquo conflit interne de classification
logique raquo Pour quelle raison une telle confusion se manifeste-t-elle La proposition
paradoxale de Bateson est que ce comportement srsquoavegravere adapteacute dans un certain contexte
complexe lorsque la discontinuiteacute logique se trouve interdite par les seacutequences drsquoeacuteveacutenements
Le double lien puise dans ces laquo seacutequences drsquoexpeacuterience insoluble raquo il consiste une double
injonction reacutepeacuteteacutee (car une seule occurrence ne saurait produire drsquoeffets durables)
contradictoire mais agrave deux niveaux drsquoabstractions distincts Pour donner un exemple une
injonction se situe agrave un niveau verbal (laquo je trsquoaime raquo) lrsquoautre agrave un niveau non verbal (geste
menaccedilant) Dans cette situation le principe du tiers exclu entre deux propositions
142
contradictoires (principium exclusi medii inter duo contradictoria) est appliqueacute il nrsquoexiste pas
de moyen pour le sujet drsquoeacutechapper agrave la double injonction La fuite est interdite mecircme lorsque
la situation qui a geacuteneacutereacute la conduite schizophreacutenique a cesseacute Un mode de communication
devenu habituel ne srsquoabroge pas en supprimant ses causes Reacutesumons-nous Lrsquoeacutetiologie de la
schizophreacutenie comprise comme reacutesultante drsquoune communication paradoxale est la suivante
un ordre est donneacute puis un autre qui contredit le premier mais sans la possibiliteacute de se
deacuterober et avec donc la neacutecessiteacute de satisfaire les deux en mecircme temps ce qui ne se peut
Le sujet est donc prisonnier de deux assertions qui se contredisent mais doit y obeacuteir eacutemerge
alors la repreacutesentation drsquoun monde drsquoougrave la distinction des types logiques se trouve exclue Pris
dans une relation intense contradictoire sans possibiliteacute de reacutefleacutechir sur le niveau des
messages reccedilus le sujet deacuteveloppe la seule attitude approprieacutee la deacutefense Mais le reacutesultat
est alors pathologique
[hellip] deacutepourvu de cette capaciteacute [de deacutecouvrir ce que lrsquoautre veut dire] lrsquoecirctre
humain est semblable agrave un systegraveme autogouvernable qui aurait perdu son reacutegulateur
et tournoierait en spirale en des distorsions sans fin mais toujours systeacutematiques
(Bateson 1980 p 20)
La tendance agrave lrsquoauto-punition eacutevoqueacutee tant par Piaget que par Freud nous paraicirct ecirctre
la conseacutequence reacuteactionnelle pathologique de lrsquoincorporation du respect conccedilu comme
crainte-amour Voilagrave le double lien on dit agrave lrsquoenfant qursquoon lrsquoaime et en mecircme temps on le
menace faisant peser sur ses eacutepaules la raison de cette contradiction dont le fondement se
trouve dans la prime conduite des adultes Aimer la main qui le frappe le signe de
reconnaissance est celui qui fait souffrir voilagrave autant de formules qui permettent de
comprendre la tendance agrave lrsquoauto-punition non comme inheacuterente au psychisme mais comme
le produit drsquoune eacuteducation particuliegravere et qui nrsquoa rien donc de fatal
Une autre critique est encore possible Nous avons vu avec Sandor Ferenczi qursquoagrave la
demande de tendresse de lrsquoenfant lrsquoadulte offrait parfois une reacuteponse passionnelle (la
fameuse et terrible laquo confusion de langue raquo) Lrsquoenfant ne peut survivre psychiquement qursquoen
143
srsquoidentifiant agrave son agresseur Mais il faut continuer le raisonnement de Ferenczi cette
identification srsquoaccompagne du sentiment de culpabiliteacute de lrsquoadulte et laquo le jeu jusqursquoagrave preacutesent
anodin apparaicirct maintenant comme un acte meacuteritant une punition raquo (2004 p 44) Il y a scission
dans la personnaliteacute de lrsquoenfant il est agrave la fois innocent et coupable et laquo sa confiance dans le
teacutemoignage de ses propres sens en est briseacutee raquo La porte agrave la neacutevrose voire agrave la psychose est
grande ouverte Lrsquoenfant laquo devient un ecirctre qui obeacuteit meacutecaniquement ou qui se bute raquo
(Ferenczi 2004 p 45) laquo La personnaliteacute encore faiblement deacuteveloppeacutee reacuteagit au brusque
deacuteplaisir non par la deacutefense mais par lrsquoidentification anxieuse et lrsquointrojection de celui qui la
menace ou lrsquoagresse raquo (Ferenczi 2004 p 46) On le voit lrsquoenfant ne chercherait pas
spontaneacutement agrave srsquoauto-punir mais suivrait la volonteacute de lrsquoadulte auquel il srsquoidentifie en tant
qursquoil srsquoauto-punit lui-mecircme
Deux remarques sur cette proposition de Ferenczi
Drsquoune part y a-t-il besoin drsquoinvoquer un trauma de nature sexuelle pour induire
lrsquoidentification Ne peut-on pas penser qursquoune agression qursquoon pourrait qualifier drsquoordinaire
(le chacirctiment corporel au sein de la famille ndash par exemple les coups de ceinture) serait agrave mecircme
de produire cette identification Mecircme ideacutee preacutesenteacutee autrement le besoin pour ainsi dire
vital de tendresse de lrsquoenfant ne le conduit-il pas naturellement et sans qursquoil y ait
neacutecessairement trauma agrave srsquoidentifier aux adultes qui srsquooccupent de lui
Drsquoautre part la tendance agrave lrsquoauto-punition reacutesulte-t-elle de lrsquointrojection de la
culpabiliteacute de lrsquoadulte comme semble ici le soutenir Ferenczi Lorsque lrsquoadulte agresseur est
convaincu de sa leacutegitimiteacute qursquoil ne ressent donc nul sentiment de culpabiliteacute lrsquoenfant ne
devrait donc pas srsquoauto-punir Mais il est possible de reacutepondre agrave cette objection
lrsquoidentification agrave lrsquoagresseur (quand bien mecircme cette agression est socialement admise et
terriblement ordinaire) conduit lrsquoenfant agrave assimiler ce sentiment de leacutegitimiteacute et donc agrave
leacutegitimer la pratique qursquoon lui inflige La confusion qursquoil ressent alors en lui se peut alors
reacutesoudre par lrsquoauto-punition par lrsquoexpiation le besoin de tendresse le conduit agrave accreacutediter
lrsquoideacutee qursquoil est coupable puisqursquoon le chacirctie et agrave poursuivre ce chacirctiment par cette
introversion de lrsquoagression que Ferenczi a magistralement deacutecrite
Trop souvent la psychologie preacutetend eacutenoncer des reacutesultats drsquoune nature
transcendantale (universelle) en ignorant les conditions sociales (et disons-le historiques) qui
influent lesdits reacutesultats Les reacuteponses de Piaget et Inhelder sont deacutependantes de paramegravetres
144
politiques et sociaux concernant la nature de lrsquoautoriteacute qui nous paraissent relativiser leur
porteacutee Si un autre type drsquoautoriteacute eacutetait instaureacute mais non fondeacute sur cette ambivalence
affective de la crainte et de lrsquoamour nrsquoest-il pas leacutegitime de penser que la psychologie du
deacuteveloppement moral serait bien diffeacuterente
Il y a de sucroicirct un eacutetrange optimisme dans la maniegravere dont lrsquoautonomie est censeacutee
succeacuteder agrave lrsquoheacuteteacuteronomie de maniegravere naturelle ndash avec le simple laquo progregraves de la coopeacuteration
sociale raquo Rien nrsquoassure au contraire que lrsquoenfant sortira de cette heacuteteacuteronomie rien nrsquoassure
que lrsquoenfant drsquoabord dresseacute dans lrsquoheacuteteacuteronomie devra un jour en sortir Jean Houssaye (1997
p 60) note que Lawrence Kohlberg qui poursuivra les travaux de Piaget se montrera moins
optimiste les deux eacutetapes morales de Piaget laissent place agrave un deacuteveloppement en trois
paliers Le premier marqueacute drsquoabord par lrsquoeacutevitement des punitions puis la recherche de la
reacutecompense est preacuteconventionnel leacutegaliteacute et moraliteacute sont confondues On reconnaicirct dans
ce premier palier lrsquoheacuteteacuteronomie theacuteoriseacutee par Piaget Le deuxiegraveme palier conventionnel est
celui ougrave le sujet inteacuteriorise et integravegre les normes sociales Le deacutesir de conformiteacute sociale est
alors le moteur du jugement Le troisiegraveme palier enfin est celui du postconventionnel crsquoest
le point de vue du leacutegislateur qui eacutevalue pour ainsi dire la valeur des valeurs La reacuteflexion
axiologique prime sur lrsquoobeacuteissance agrave la loi Lrsquoexigence de rationaliteacute et de justice eacutemerge on
trouve ici les caractegraveres de lrsquoautonomie du jugement drsquoabord eacutenonceacutes par Kant et repris par
Piaget Or pour Kohlberg comme le rappelle Houssaye (1997) seule une petite partie des
individus est agrave mecircme drsquoacceacuteder agrave ce dernier palier on ne sort pas si aiseacutement du
conventionnalisme qui nrsquoexige que lrsquoobeacuteissance et on ne saurait penser un progregraves qui ne
serait que naturel La difficulteacute est donc que mettre en place pour permettre aux sujets de
parvenir agrave ce troisiegraveme palier
Qursquoon ne se meacuteprenne pas sur le sens de notre propos nous ne soutenons
aucunement que lrsquoenfant naicirctrait autonome comme Atheacutena est sortie deacutejagrave armeacutee du cracircne de
Zeus Mais agrave cette heacuteteacuteronomie de fait faut-il ajouter une heacuteteacuteronomie meacutethodique en guise
de moyen pour en sortir Nous pensons qursquoil y a tension paradoxe et peut-ecirctre contradiction
ndash cette fameuse contradiction qui traverse la philosophie de lrsquoeacuteducation pourra-t-on jamais
produire autre chose que de lrsquoheacuteteacuteronomie avec de lrsquoheacuteteacuteronomie Piaget sans doute nierait
qursquoil preacutesente une meacutethode son propos serait plus descriptif que normatif Mais quand la
description eacutelegraveve au rang de principe une conception particuliegravere de lrsquoautoriteacute on peut douter
145
en retour que la distinction entre le fait et la valeur soit respecteacutee ndash agrave supposer du reste
qursquoelle soit radicalement possible
43 Le remords (comme sanction inteacuterieure) est-il eacuteducatif
Nous avons vu avec Platon que la reacutefutation engendrait une honte chez le sujet reacutefuteacute
et que cette honte pouvait ecirctre agrave lrsquoorigine drsquoune conversion agrave lrsquohumiliteacute et agrave la recherche du
vrai En ce sens la honte semble ecirctre un puissant stimulant eacuteducatif
Nous proposons de mettre agrave lrsquoeacutepreuve le caractegravere eacuteducatif de la honte Mais pour ce
faire il nous faut proceacuteder agrave une distinction
La honte peut ecirctre sociale ou morale Elle est sociale quand un groupe fait pression sur
le sujet en vue de la conformer agrave ses exigences Elle est morale quand le sujet lrsquoeacuteprouve sans
teacutemoin en face de ses propres actions passeacutees Cette honte morale peut ecirctre nommeacutee
remords Peut-ecirctre y a un lien de deacutependance geacuteneacutetique entre ces deux hontes (la honte
morale ne consistant qursquoen lrsquointeacuteriorisation de la honte sociale)
La honte sociale est un facteur de dressage (elle sert agrave controcircler la conduite) La
question qui nous occupe est la suivante la honte morale (ou le remords) est-elle un facteur
drsquoeacuteleacutevation
431 Calliclegraves ou la vie τὰ κατὰ φύσιν
Calliclegraves est sans honte il assume pleinement ce qursquoil est agrave savoir un ecirctre assoiffeacute de
deacutesirs Pour Platon cette absence de honte de retenue de deacutecence est lrsquoindice de la preacutesence
de la tyrannie dans la Reacutepublique 571a-575a Platon preacutesente le tyran eacuteveilleacute comme vivant
la mecircme vie que srsquoil eacutetait endormi avec une acircme qui laquo a lrsquoaudace de tout entreprendre comme
si elle eacutetait deacutelieacutee et libeacutereacutee de toute pudeur et de toute sagesse rationnelle raquo (2008 p 153)
Sans parvenir agrave briser cette preacutesence drsquoun deacutesir devenu heacutegeacutemonique avec lrsquoappui de la honte
toute reacutefutation est impossible et partant toute ameacutelioration qui ferait de Calliclegraves un ecirctre
eacuteducable Il faut que Calliclegraves devienne humble ndash on rappellera qursquohumanitas et humiliteacute se
rapportent agrave humus la terre Pas drsquohumaniteacute sans humiliteacute
Mais pour rendre humble faut-il neacutecessairement humilier Lrsquoeacutetymologie est la mecircme
mais on sent une diffeacuterence drsquoaccent il y a dans lrsquohumiliation la volonteacute de faire souffrir de
rabaisser Cette souffrance est-elle neacutecessaire pour qursquoune prise de conscience apparaisse
146
Lrsquohumiliteacute ne peut-elle ecirctre trouveacutee qursquoen brisant la volonteacute Ou bien ne peut-on pas rendre
humble sans utiliser la meacutediation de la souffrance Nrsquoy a-t-il pas de la cruauteacute ndash et de la cruauteacute
inutile dans cet exercice de conversion Ne peut-on pas soupccedilonner que cette sanction
inteacuterieure qursquoon voudrait faire naicirctre chez le sujet agrave eacuteduquer ne vise au fond que lrsquoexpiation
On trouve dans le De Pueris drsquoErasme un eacutetonnant passage Sa conclusion est glaccedilante
et reacutevegravele quelle cruauteacute on peut justifier au nom de la culture de lrsquohumiliteacute
Jrsquoai connu quelque theacuteologien de grand renom mecircme domestiquement au
courage duquel nulle cruauteacute vers ses eacutecoliers pouvait jamais satisfaire [hellip] Je me
trouvai un jour avec lui apregraves dicircner qursquoil appela selon sa coutume un enfant qui nrsquoavait
comme je pense que dix ans [hellip] Incontinent pour avoir occasion de le battre il
commenccedila agrave lui objecter je ne sais quelle fierteacute combien que lrsquoenfant ne portacirct rien
moins que tel semblant Il fit signe agrave celui auquel il avait bailleacute la charge du collegravege qui
selon son office avait nom satellite qursquoil le fessacirct Soudainement il jeta lrsquoenfant par
terre et le battit comme srsquoil eucirct commis quelque sacrilegravege Le theacuteologien lui cria deux
ou trois fois ldquoCrsquoest assez Crsquoest assez rdquo Mais le nouveau tout assourdi tant il eacutetait
eacutechauffeacute paracheva bourellerie jusques agrave la pacircmoison et eacutevanouissement de lrsquoenfant
Le theacuteologien se retourna vers nous ldquoIl nrsquoa rien meacuteriteacute nous dit-il mais il le fallait
humilierrdquo et nous usa de ce mot (Eacuterasme 1990 pp 67-68)
Sans aller jusqursquoagrave la brutaliteacute physique il faut convenir que le motif drsquohumiliteacute conduit
encore aujourdrsquohui nombre drsquoeacuteducateurs agrave sanctionner presque par principe en cas
drsquoinjustice manifeste il pourrait se deacutefendre de lrsquoinjustice en invoquant une culpabiliteacute
essentialiseacutee et deacutelieacutee des actes laquo si je ne sais pourquoi je te punis toi tu le sais raquo ou encore
autre variante qui preacutesuppose une reacutetroaction sans limite du motif punitif laquo crsquoest pour toutes
les fois ougrave tu lrsquoas meacuteriteacute raquo La racine de lrsquoinjustice est la mecircme pourquoi faudrait-il humilier
par principe ndash sinon parce qursquoon est toujours coupable parce que la dette (celle drsquoexister )
est infinie et ne pourra jamais ecirctre rembourseacutee
147
432 La honte comme deacutegradation la critique de Nietzsche
On sait que Nietzsche srsquoest opposeacute agrave toute forme de honte Drsquoapregraves le philosophe
allemand la honte ne serait que lrsquointeacuteriorisation drsquoune culpabiliteacute agrave lrsquoeacutegard de la vie qui nuirait
agrave lrsquoinnocence du devenir ndash laquelle est une condition de vie saine Avec la honte se deacuteveloppe
lrsquointeacuteriorisation de lrsquohomme et la possibiliteacute de ressentiment Aussi la fin du troisiegraveme livre du
Gai Savoir propose trois aphorismes majeurs
273 Qui qualifies-tu de mauvais ndash Celui qui veut toujours faire honte
274 Qursquoy a-t-il pour toi de plus humain ndash Eacutepargner la honte agrave quelqursquoun
275 Quel est le sceau de lrsquoacquisition de la liberteacute ndash Ne plus avoir honte de soi-
mecircme (Nietzsche 1997 p 224)
Que fera-t-on alors des Calliclegraves De ces ecirctres agressifs qui estiment qursquoest juste ce qui
les avantage Il nrsquoest pas sucircr que Nietzsche voudrait proteacuteger les autres (les agneaux) de la
puissance de ce genre drsquoindividus (les laquo oiseaux de proie raquo Nietzsche 2000 p 96) au
contraire la logique aristocratique du philosophe allemand demande plutocirct agrave proteacuteger les forts
contre lrsquoengeance des faibles Si lrsquoeacutegaliteacute vaut pour les eacutegaux lrsquoineacutegaliteacute devrait valoir pour les
ineacutegaux La honte est preacuteciseacutement lrsquoopeacuteration maladive par laquelle la force nrsquoose plus
srsquoexprimer comme force et finit par faire retourner lrsquoagressiviteacute contre soi Elle est lrsquoopeacuterateur
qui brise la volonteacute qui dresse et affaiblit formidablement lrsquoinstinct de vie Disons les choses
plus nettement le remords peut conduire au sentiment deacutepressif de la culpabiliteacute
Au sect14 du second traiteacute de la Geacuteneacutealogie de la morale Nietzsche eacutecrit
Globalement le chacirctiment durcit et refroidit il concentre il aiguise le
sentiment drsquoexclusion il accroicirct la force de reacutesistance Srsquoil advient qursquoil brise lrsquoeacutenergie
et suscite une prostration et un abaissement de soi pitoyables ce reacutesultat est encore
moins reacutejouissant que lrsquoeffet moyen du chacirctiment lequel se caracteacuterise par un seacuterieux
sec et sombre (Nietzsche 2000 p 159)
148
On peut ecirctre sensible agrave lrsquoargument de Nietzsche en tant qursquoil est soucieux drsquoeacutepargner agrave
autrui cette inteacuteriorisation malsaine qui deacutetourne les forces creacuteatrices aux deacutepens de soi La
honte fait partie de ces dispositifs de dressage qui visent agrave rendre inoffensif de la maniegravere la
plus abjecte possible par le deacutegoucirct de soi Il ne srsquoensuit pas que nous souscrivions agrave la logique
aristocratique du philosophe allemand qui entend reacuteserver la veacuteritable eacuteducation (lrsquoeacutelevage)
aux plus forts aux natures supeacuterieures Au contraire lrsquoeacuteducation doit ambitionner lrsquoeacuteleacutevation
de tous Y renoncer crsquoest renoncer agrave lrsquoeacuteducation mecircme crsquoest justifier toutes les deacuterives
Lrsquoeacutegaliteacute des chances doit demeurer le principe absolu drsquoune deacutemocratie qui ne sait pas ougrave le
talent va eacutemerger
La honte qursquoon induit chez autrui est deacutetestable Mais celle qui naicirct du fait de la
contemplation triste de ses actions passeacutees qui procure une peine agrave la suite drsquoune prise de
conscience de ce qursquoon fait ce remords peut-il avoir une reacutesonnance morale Peut-il servir agrave
eacutelever lrsquoindividu Notons bien qursquoil nrsquoest pas en notre pouvoir de faire naicirctre ce sentiment
chez le sujet agrave eacuteduquer il est seulement de savoir si en tant qursquoeacuteducateurs il vaut mieux
soutenir cette tendance au remords ou au contraire tenter tout agrave fait de lrsquoeacutetouffer
433 Le remords ou le retour de lrsquoexpiation la critique de Guyau
Guyau propose une analyse tregraves fine du remords Ce dernier deacutejagrave nrsquoest pas en rapport
avec une quelconque loi morale a priori Kant consideacuterait que la raison pouvait inspirer un
sentiment de peine ou de plaisir suivant que nous suivons ou non la loi morale (Kant 1994 p
150) mais il preacutecisait aussitocirct que la nature de ce lien eacutetait incompreacutehensible laquo Mais il est
totalement impossible drsquoapercevoir crsquoest-agrave-dire drsquoexpliquer a priori comment une simple
Ideacutee qui par elle-mecircme ne contient en soi rien de sensible produit une impression de plaisir
ou de peine raquo (Kant 1994 p 150) Guyau comme nous lrsquoavons deacutejagrave signaleacute y voit lrsquoindice
drsquoune faille dans la theacuteorie on ne saurait penser une heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute causale (lrsquointelligible qui
cause du sensible) il faut donc que seules des lois naturelles et empiriques puissent engendrer
des affects naturels et empiriques En deacutecoule une premiegravere critique agrave lrsquoencontre de Kant si
le remords eacutetait une sanction morale en raison de la diffeacuterence de nature qui existe entre
raison et sensibiliteacute le remords devrait ecirctre une peine supra-sensible laquo Une loi supra-sensible
149
ne peut avoir qursquoune sanction supra-sensible conseacutequemment eacutetrangegravere agrave ce qursquoon appelle
plaisir et douleur naturels raquo (Guyau 1985 p 195)
Il faut inteacutegrer le remords dans une compreacutehension plus vaste afin de ne pas en faire
un affect sui generis Guyau propose de lrsquoabsorber dans une loi biologique plus large laquo tout
deacuteploiement de lrsquoactiviteacute est accompagneacute de plaisir raquo (Guyau 1985 p195) Lrsquoheacutedonisme est
une conseacutequence de lrsquoaccroissement de la vie Plus le deacuteploiement est aiseacute plus la vie srsquoaccroicirct
et davantage il y a de plaisir Ajoutons que chaque individu porte un caractegravere intellectuel et
moral qui fait que cette expansion doit prendre une direction assez particuliegravere (laquo Agrave lrsquointeacuterieur
de lrsquoecirctre lrsquoactiviteacute peut rencontrer ces reacutesistances soit dans la nature drsquoesprit et le
tempeacuterament intellectuel soit dans le caractegravere et le tempeacuterament moral raquo Guyau 1985 p
195) Lorsque cet accroissement en revanche nrsquoest plus possible rencontre des obstacles qursquoil
peine agrave surmonter la souffrance apparaicirct Pour Guyau lorsque lrsquoheacutereacutediteacute qui a favoriseacute via la
seacutelection naturelle lrsquoapparition drsquoinstincts sociaux se voit contrarieacutee dans lrsquoeacutepanchement de
cet instinct apparaicirct la souffrance morale le remords Lorsque le remords nrsquoexiste pas il ne
reste plus que les instincts anti-sociaux que Guyau estime preacutesent chez le laquo criminel de race raquo
qui nrsquoest rien drsquoautre qursquoun malade laquo les instincts mauvais eacutetouffant tous les autres crsquoest drsquoeux
ou agrave peu pregraves que vient la seule sanction pathologique raquo (1985 p 196) Chez le criminel le
remords pourrait apparaicirctre quand lrsquooccasion de mal faire nrsquoa pas eacuteteacute saisie La question
cependant se pose y a-t-il des instincts anti-sociaux comme le considegravere Guyau Mutatis
mutandis ne retrouve-t-on pas lrsquoanalogon de la pulsion de mort theacuteoriseacutee par Freud La
diffeacuterence entre les deux auteurs est que Freud estime que la pulsion de mort est inheacuterente au
psychisme humain Guyau estime pour sa part qursquoelle est produite par une heacutereacutediteacute
particuliegravere et nrsquoaffecte ainsi (et heureusement) que peu drsquoindividus
Drsquoougrave la conclusion tregraves surprenante proposeacutee par Guyau la sanction inteacuterieure nrsquoest
pas lieacutee agrave la qualiteacute morale de lrsquoaction Le remords peut apparaicirctre aussi bien chez un sujet
chez qui le deacuteploiement des instincts sociaux a rencontreacute un obstacle (tel serait le laquo bon raquo
remords conforme agrave lrsquointeacuterecirct de la collectiviteacute) que chez un autre pour lequel crsquoest le
deacuteveloppement des instincts anti-sociaux qui a eacuteteacute entraveacute On ajoutera encore que le remords
affecte drsquoautant plus les ecirctres qui exigent beaucoup drsquoeux et non pas ceux qui nrsquoont que des
satisfactions grossiegraveres (laquo Le vrai remords avec ses raffinements ses scrupules douloureux
ses tortures inteacuterieures peut frapper les ecirctres non en raison inverse mais en raison directe de
leur perfectionnement raquo 1985 p 197) Crsquoest dire qursquoil y a un paradoxe le remords affecte
150
drsquoautant plus qursquoon est engageacute sur la voie de la moraliteacute Est-il donc si utile de cultiver un affect
qui produit de la souffrance alors qursquoil suppose lrsquoengagement de la volonteacute sur la voie du
bien Guyau eacutecrit ainsi
[hellip] la joie de bien faire et le remords de mal faire ne sont jamais proportionnels
en nous au triomphe du bien ou du mal moral mais agrave la lutte qursquoils ont eue agrave soutenir
contre penchants de notre tempeacuterament physique ou psychique (Guyau 1985 p 197)
Guyau estime par conseacutequent que la sanction inteacuterieure relegraveve de ce mythe qursquoest
lrsquoexpiation
[hellip] la morale vulgaire et mecircme la morale kantienne tendent agrave faire du remords
une expiation un rapport mysteacuterieux et inexplicable entre la volonteacute morale et la
nature de mecircme elles tendent agrave faire de la satisfaction morale une reacutecompense
(Guyau 1985 p 198)
On pourrait ecirctre surpris de constater que Guyau apregraves une telle critique du remords
ne le congeacutedie pas absolument Crsquoest qursquoil nrsquoestime pas agrave lrsquoopposeacute de lrsquoutilitarisme que la
souffrance soit un mal en soi La souffrance peut ecirctre utile et celle du remords lorsqursquoelle est
laquo conscience drsquoune imperfection encore actuelle soit dans ses causes soit dans ses effets et
dont lrsquoacte passeacute eacutetait simplement le signe raquo (1985 p 198) peut avoir sa valeur cette
souffrance est un aiguillon agrave condition qursquoil ne terrasse pas celui qui le vit La souffrance eacutecrit
Guyau qui ne promeut en rien lrsquoasceacutetisme peut srsquoaveacuterer un laquo tonique puissant raquo La souffrance
nrsquoest ainsi pas inutile en tant qursquoelle est lrsquoindice drsquoune deacutesunion existentielle de lrsquoindividu avec
lui-mecircme Si la souffrance que le sujet srsquoinflige (lrsquoauto-sanction en quelque sorte) conditionne
une prise de conscience et un effort actif pour reacutesorber cet eacutecart entre soi et soi on peut alors
estimer qursquoelle peut avoir une utiliteacute morale
Srsquoagit-il alors encore drsquoune sanction si le sujet nrsquoest plus passif lorsqursquoil la subit Si
personne drsquoautre que lui-mecircme ne peut se lrsquoinfliger ndash si elle deacutepend de lui en quelque sorte
151
Peut-ecirctre dira-t-on est-ce lrsquoideacuteal de la sanction et ce qursquoon souhaite atteindre la
transformation active du sujet Mais cette transformation ne peut venir que du sujet lui-
mecircme elle ne saurait donc ecirctre dispenseacutee par une puissance eacutetrangegravere agrave la volonteacute du sujet
Guyau semble estimer que la souffrance sans ecirctre incontournable a une utiliteacute laquo si [la
souffrance] ne peut jamais constituer une sanction morale le mal pathologique et le mal moral
eacutetant heacuteteacuterogegravenes elle peut devenir parfois un utile cautegravere Sous ce nouvel aspect elle a une
valeur meacutedicatrice incontestable raquo (1985 p 199) On retrouve lrsquoanalogie meacutedicale qursquoon a deacutejagrave
rencontreacutee chez Platon ce nrsquoest pas la sanction comme telle qui est susceptible drsquoameacuteliorer
mais la souffrance que le sujet ressent en face de ses propres actions Or il est eacutevident qursquoil est
le seul agrave pouvoir se lrsquoinfliger Lrsquoanalogie est donc tronqueacutee la souffrance serait le remegravede qui
nrsquoaurait drsquoefficace qursquoagrave la condition drsquoecirctre choisi par le patient Aussi Guyau ajoute une
condition pour que la souffrance laquo soit vraiment morale elle doit ecirctre consentie demandeacutee
par lrsquoindividu mecircme raquo (1985 p 199) Autre condition la souffrance comme meacutedication doit
ecirctre bregraveve Derniegravere condition que Guyau ne mentionne pas et qursquoil faut pourtant ajouter
(Guyau nrsquoest pas tregraves prolixe sur le sujet alors qursquoil nous semble que nous sommes au centre
du problegraveme) que la souffrance produite par cette auto-sanction ne soit pas
disproportionneacutee
Reste une question Guyau nrsquoattribue-t-il pas agrave la souffrance cette fonction drsquoexpiation
qursquoil avait refuseacutee agrave la sanction La souffrance morale (Guyau utilise cette expression) a pour
cause le choix drsquoun sujet qui la demande en guise de remegravede amer nrsquoest-ce pas la mysteacuterieuse
expiation Peut-ecirctre pas car cette souffrance est drsquoabord la volonteacute du sujet qui cesse de
subir qui srsquoapproprie son destin et cesse de vouloir que lrsquoavenir ressemble au passeacute la
souffrance semble ecirctre un moyen de marquer une rupture existentielle La souffrance produit
cette insatisfaction fonciegravere agrave lrsquoinstar du deacutesagreacuteable eacutetonnement dont parlaient Platon et
Aristote qui nous invite agrave nous deacutepasser En ce sens la souffrance morale nrsquoest rien drsquoautre
que ce deacutesir drsquoexister sortir de ce manque eacuteprouver sa souffrance pour mieux sentir lrsquoappel
du plein Nulle expiation mais marquer objectivement (dans lrsquoaffect) lrsquoeacutetat drsquoune reacutesolution
inteacuterieure par une halte un retour sur soi que la souffrance plus que le plaisir permet Le
remords nrsquoest donc certainement pas une fin et Guyau conceacutederait agrave Nietzsche que le remords
abandonneacute agrave lui-mecircme est pathologique mais en tant que moyen permettant de nous deacutelivrer
drsquoune configuration pulsionnelle deacutefectueuse il peut srsquoaveacuterer utile et efficace Non pas faire
152
honte mais vouloir mieux pour soi que ce qursquoon a eacuteteacute Il y a peut-ecirctre un remords qui ne se
meacuteprise pas et qui est un stimulant plutocirct qursquoun pathogegravene
La conclusion par conseacutequent est limpide laquo Le remords est donc drsquoautant plus moral
qursquoil ressemble moins agrave une sanction veacuteritable raquo (Guyau 1985 p 200) lorsqursquoil nrsquoest non pas
subi mais un moyen volontaire drsquoaction Crsquoest dire qursquoon ne peut faire naicirctre par des moyens
coercitifs cette souffrance qui ameacuteliorera lrsquoecirctre ndash la question est alors comment faire naicirctre
(sans lrsquoentretenir) cette souffrance morale aiguillon qui eacutelegraveve mais ne dresse point Il y a donc
une feacuteconditeacute morale du remords mais comment la faire eacutemerger Il est manifeste que des
moyens exteacuterieurs et coercitifs qui relegravevent preacuteciseacutement de la sanction ne pourront y
parvenir
La question pourrait ainsi ecirctre eacutelargie et se reformuler ainsi lrsquoeacuteducation peut-elle se
passer drsquoune forme de souffrance volontaire (qursquoelle soit infligeacutee ou que lrsquoon se lrsquoinflige ndash cette
derniegravere drsquoapregraves Guyau eacutetant plus authentiquement morale) Si lrsquoon ne peut nier que
lrsquoeacuteducation est lieacutee agrave une forme drsquoasceacutetisme (au sens eacutetymologique de ἄσκησις entraicircnement
exercice au sect61 de Par-delagrave bien et mal Nietzsche eacutecrit en ce sens que laquo lrsquoasceacutetisme et le
puritanisme sont des moyens presque indispensables drsquoeacuteducation et drsquoennoblissement raquo
2003 p 113) srsquoensuit-il que cet asceacutetisme doit entraicircner une forme de dolorisme
44 Chacirctier pour faire apprendre des laquo suites naturelles raquo
Rousseau a reacutevolutionneacute la penseacutee de lrsquoeacuteducation en montrant que les exigences
eacuteducatives devaient se caler sur la connaissance de lrsquoenfant Il eacutecrit degraves la Preacuteface de lrsquoEacutemile
laquo On ne connaicirct point lenfance sur les fausses ideacutees quon en a plus on va plus on seacutegare raquo
Parmi ces fausses ideacutees il y a celle qui cherche laquo lrsquohomme dans lrsquoenfant raquo (Rousseau 1971b
p 16) on projette sur lrsquoenfant des attributs qui ne srsquoacquiegraverent que plus tard agrave lrsquoacircge lrsquoadulte
crsquoest lrsquoadultomorphisme laquo Lenfance a des maniegraveres de voir de penser de sentir qui lui sont
propres rien nest moins senseacute que dy vouloir substituer les nocirctres raquo eacutecrit Rousseau au livre
II (Rousseau 1971b p 62) Cette erreur a son pendant politique qui consiste agrave voir lrsquoenfant
dans lrsquohomme ndash agrave consideacuterer lrsquoadulte comme un eacuteternel mineur qursquoil faudrait soumettre
Retraccedilons la proposition de Rousseau Eacutemile nrsquoest pas un traiteacute de peacutedagogie dans la
cinquiegraveme des Lettres eacutecrites de la montagne Rousseau eacutecrit que son œuvre nrsquoa pas vocation
153
agrave devenir laquo une meacutethode pour les pegraveres et megraveres raquo Les critiques qui portent sur le caractegravere
fictif et utopique de lrsquoouvrage sont donc fondamentalement erroneacutees Rousseau ne lrsquoa jamais
nieacute Lrsquointention de lrsquoEacutemile est plutocirct de faire œuvre drsquoanthropologie eacuteducative dans le
prolongement du Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les hommes
(deacutesormais deacutenommeacute Second discours)
441 Le questionnement anthropologique
De quoi srsquoagissait-il dans le Second discours Drsquoune enquecircte anthropologique (le
Second Discours commence ainsi laquo Crsquoest de lrsquohomme que jrsquoai agrave parlerhellip raquo Rousseau 1971a
p 211) agrave mecircme de deacutemecircler ce qui relegraveve du naturel et de lrsquoartificiel Cette enquecircte vise
notamment agrave rendre manifeste le passage subreptice de lrsquoeacutegaliteacute naturelle agrave lrsquoineacutegaliteacute sociale
ndash notamment avec la notion de perfectibiliteacute faculteacute de deacutevelopper ses faculteacutes Au point de
vue passionnel on passe drsquoune vie domineacutee par lrsquoamour de soi (laquo sentiment naturel qui porte
tout animal agrave veiller agrave sa propre conservation raquo Rousseau 1971a p 260) tempeacutereacute par la pitieacute
agrave une existence ougrave regravegne lrsquoamour-propre (laquo sentiment relatif factice et neacute dans la socieacuteteacute qui
porte chaque individu agrave faire plus cas de soi que de tout autre raquo) Ce passage est irreacuteversible
laquo la nature humaine ne reacutetrograde pas et jamais on ne remonte vers le temps drsquoinnocence et
drsquoeacutegaliteacute quand une fois on srsquoen est eacuteloigneacute raquo eacutecrit Rousseau (Rousseau 1967 p 474) Il nrsquoest
pas de meilleur contresens agrave cet eacutegard que de consideacuterer que Rousseau voudrait opeacuterer un
retour agrave la nature Ce que veut montrer Rousseau crsquoest que la nature humaine nrsquoest pas
irreacutemeacutediablement vicieacutee (comme le soutient Christophe de Beaumont par exemple) mais
qursquoelle est naturellement bonne ndash crsquoest-agrave-dire innocente sans cruauteacute sans barbarie
Eacutemile ou de lrsquoeacuteducation (deacutesormais Eacutemile) est aussi une enquecircte anthropologique La
probleacutematique du naturel et de lrsquoartificiel est reprise degraves le deacutebut du livre I laquo Tout est bien
sortant des mains de lAuteur des choses tout deacutegeacutenegravere entre les mains de lhomme raquo
(Rousseau 1971b p 19) Mais au lieu drsquoanalyser le destin de lrsquoespegravece comme il le faisait dans
le Second Discours Rousseau srsquoemploie agrave eacutelucider celui de lrsquoindividu Or si la socieacuteteacute ne se peut
reacutegeacuteneacuterer il est possible de preacuteserver le naturel au niveau individuel Crsquoest ce qursquoexplore
lrsquoEacutemile qui fait eacutecho agrave une formule du Second Discours (laquo Quelles expeacuteriences seraient
neacutecessaires pour parvenir agrave connaicirctre lhomme naturel et quels sont les moyens de faire ces
154
expeacuteriences au sein de la socieacuteteacute raquo Rousseau 1971a p 209) pour y reacutepondre non par une
expeacuterimentation reacuteelle mais par une expeacuterience de penseacutee
Jai donc pris le parti de me donner un eacutelegraveve imaginaire de me supposer lacircge
la santeacute les connaissances et tous les talents convenables pour travailler agrave son
eacuteducation de la conduire depuis le moment de sa naissance jusquagrave celui ougrave devenu
homme fait il naura plus besoin dautre guide que lui-mecircme (Rousseau 1971b p 29)
En drsquoautres termes il srsquoagit drsquoapprofondir les principes du Second discours en les
adaptant au petit drsquohomme pouvant vivre de nos jours Si cet eacutelegraveve imaginaire qursquoest Eacutemile est
preacutesenteacute comme laquo un sauvage fait pour habiter les villes raquo (Rousseau 1971b p 145) lrsquoouvrage
eacuteponyme ne sera quant agrave lui qursquoun laquo traiteacute de la bonteacute naturelle de lrsquohomme raquo (Rousseau
1967 p 474) Cette bonteacute peut ecirctre comprise de la maniegravere suivante
[hellip] les premiers mouvements de la nature sont toujours droits il ny a point de
perversiteacute originelle dans le cœur humain il ne sy trouve pas un seul vice dont on ne
puisse dire comment et par ougrave il y est entreacute (Rousseau 1971b p 64)
Dans lrsquoEacutemile cet homme est un particulier et crsquoest un enfant Non pas lrsquoenfant de
lrsquohomme mais lrsquoenfant de la nature lrsquoenfant donc tel qursquoil nrsquoa eacuteteacute deacutevieacute par une eacuteducation
inapproprieacutee notamment la maturation preacutecoce des faculteacutes
Cela ne signifie pas du reste que Rousseau ne propose pas des reacuteflexions sur les
enfants gacircteacutes par un amour-propre ineacutequitable au contraire lrsquoEacutemile est peacutetri drsquoobservations
Le traiteacute de la bonteacute humaine ne le cegravede pas agrave lrsquoesprit de systegraveme
Il nous semble donc agrave cet eacutegard qursquoil y a dans lrsquoEacutemile deux lignes argumentatives qui
ne convergent pas parce qursquoelles ne srsquoadressent pas au mecircme sujet agrave eacuteduquer Drsquoune part
lrsquoeacuteducation de lrsquoenfant de la nature qursquoil suffit dans un premier temps de preacuteserver du vice
(la fameuse eacuteducation neacutegative conseacutequence drsquoune bonteacute originelle fragile) drsquoautre part
lrsquoeacuteducation de lrsquoenfant de lrsquohomme dont il faut corriger les fausses ideacutees qursquoon a fait naicirctre
155
Ainsi lrsquoenfant agrave qui on a inducircment inoculeacute lrsquoideacutee drsquoineacutegaliteacute ne sent plus sa deacutependance il se
croit fort alors qursquoil est faible La deacutenaturation ineacutequitable de son eacuteducation (car il existe une
eacuteducation qui constitue une deacutenaturation eacutequitable) impose toute une seacuterie drsquoartifices afin de
lui faire comprendre la reacutealiteacute de sa condition naturelle toute contraire agrave celle de sa condition
sociale Les montages sophistiqueacutes proposeacutes parfois par Rousseau peuvent ainsi se
comprendre comme lrsquoenvers de la deacutenaturation agrave laquelle ils reacutepondent il srsquoagit de renverser
le renversement de la marche de la nature drsquoarracher parfois violemment lrsquoenfant agrave un ordre
imaginaire qui est tout aussi violent mais normaliseacutee dans une socieacuteteacute qui flatte lrsquoamour-
propre Comme lrsquoeacutecrit excellemment Michel Fabre laquo La meacutetis peacutedagogique revient donc agrave
neutraliser les rapports de domination en les transmuant en neacutecessiteacutes raquo (2008 p 98) soit
que la domination nrsquoait pas eacuteteacute inoculeacutee dans lrsquoesprit de lrsquoenfant (ce qui est le cas drsquoEacutemile) soit
qursquoelle lrsquoait eacuteteacute (la neutralisation requiert alors une forme de violence pour deacuteraciner les
preacutejugeacutes)
Venons-en deacutesormais au problegraveme de la sanction
442 Eacutemile ou la marche de la nature
Eacutemile est un traiteacute drsquoanthropologie eacutetude de la condition humaine Or lrsquoeacutetude
convenable de lrsquohomme est celle de ses rapports Il y aura donc autant drsquoeacuteducations qursquoil y
aura de rapports (Rousseau 1971b p 19) Il y a lrsquoeacuteducation de la nature (qui se rapporte au
laquo deacuteveloppement interne de nos faculteacutes et de nos organes raquo) lrsquoeacuteducation des hommes (qui
se rapporte agrave lrsquousage qursquoon fait de ce deacuteveloppement) et lrsquoeacuteducation des choses (qui se
rapporte agrave laquo lrsquoacquis de notre propre expeacuterience sur les objets qui nous affectent raquo) Ecirctre bien
eacuteleveacute suppose une convergence entre ces trois eacuteducations mais lrsquoeacuteducation de la nature ne
deacutepend pas de nous celle des choses bien peu Il reste lrsquoeacuteducation des hommes qui seule
peut ideacutealement (crsquoest-agrave-dire fictivement) ecirctre absolument ameacutenageacutee Ameacutenageacutee agrave quoi
Mais agrave ce qui ne deacutepend pas de nous la marche de la nature crsquoest-agrave-dire le deacuteveloppement
des dispositions avant toute alteacuteration par lrsquohabitude ou lrsquoopinion
Mais un dilemme srsquooffre agrave lrsquoeacuteducateur Faut-il eacutelever un homme drsquoapregraves nature ou un
citoyen (Rousseau 1971b pp 21-23) La diffeacuterence entre les deux nrsquoest pas mince il srsquoagit
ou bien drsquoeacutelever un homme pour lui-mecircme ou bien de lrsquoeacutelever pour les autres jusqursquoagrave la
deacutenaturation Existence absolue dans lrsquoordre de la nature (laquo uniteacute numeacuterique raquo) ou relative agrave
156
lrsquoordre social (laquo uniteacute fractionnaire qui tient au deacutenominateur raquo il faut choisir et on ne saurait
laquo ecirctre agrave la fois lrsquoun et lrsquoautre raquo Rousseau tranche Eacutemile sera un homme de la nature il sera
laquo premiegraverement homme raquo ce qui nrsquointerdit pas comme nous lrsquoallons voir qursquoil sera
secondairement citoyen
Degraves lors le programme est fixeacute si lrsquoon eacutelegraveve Eacutemile pour lui-mecircme il ne faut pas lrsquoeacutelever
pour une condition deacutetermineacutee laquo Quavons-nous agrave faire beaucoup sans doute cest
dempecirccher que rien ne soit fait raquo Eacutemile sera un eacutelegraveve sans qualiteacute laquo homme abstrait [hellip]
exposeacute agrave tous les accidents de la vie raquo mais du moins il faudra lrsquoeacutemanciper de tous laquo les
preacutejugeacutes serviles raquo en sorte qursquoon ne lrsquoempecircche pas de mourir mais laquo de le faire vivre raquo en
eacutepanouissant ses faculteacutes
Aussi durant la premiegravere partie de lrsquoenfance (de la naissance agrave douze ans soient les
deux premiers livres de lrsquoEacutemile) lrsquoeacuteducation ne doit pas ecirctre positive laquo La premiegravere eacuteducation
doit donc ecirctre purement neacutegative Elle consiste non point agrave enseigner la vertu ni la veacuteriteacute mais
agrave garantir le cœur du vice et lesprit de lerreur raquo (Rousseau 1971b p 64) Rigoureusement
geacuteneacuterale elle doit garder lrsquoenfant de toute habitude et de tout preacutejugeacute Autrement dit il faut
bien laquo prendre le contre-pied de lrsquousage raquo
443 Ne pas raisonner avec les enfants
John Locke invitait agrave raisonner le plus tocirct possible avec les enfants Pour Rousseau
cette prescription est fort malvenue elle consiste agrave solliciter au deacutepart une faculteacute qui ne
pourra pleinement se deacutevelopper qursquoagrave la fin
De toutes les faculteacutes de lhomme la raison qui nest pour ainsi dire quun
composeacute de toutes les autres est celle qui se deacuteveloppe le plus difficilement et le plus
tard et cest de celle-lagrave quon veut se servir pour deacutevelopper les premiegraveres (Rousseau
1971b p 62)
Aussi les leccedilons de morale sont-elles condamneacutees agrave ecirctre vaines la raison de
lrsquointerdiction consiste agrave invoquer un mal qursquoon ne pourra faire comprendre agrave lrsquoenfant qursquoen
invoquant une punition
157
laquo LrsquoENFANT Quel mal y a-t-il agrave faire ce quon me deacutefend
LE MAIcircTRE On vous punit pour avoir deacutesobeacutei raquo
Mais la reacuteponse rationnelle de lrsquoenfant consiste agrave chercher agrave escamoter ladite
punition Insensiblement il se comporte en sensible knave ce coquin senseacute qui ne songe qursquoagrave
son inteacuterecirct et precirct agrave tous les artifices pour parvenir agrave ses fins
laquo LENFANT Je ferai en sorte quon nen sache rien
LE MAIcircTRE On vous eacutepiera
LENFANT Je me cacherai
LE MAIcircTRE On vous questionnera
LENFANT Je mentirai raquo
La punition dans cette optique conduit agrave une escalade quand lrsquoenfant nrsquoest pas
capable de srsquoeacutelever agrave une hauteur vraiment morale les raisons qursquoon invoque (le fameux laquo crsquoest
mal raquo) ne sont jamais que des mots des coquilles vides qui ne peuvent reacutesonner au point de
vue sensible ndash sinon comme des motifs fort peu aimables laquo Voilagrave le cercle ineacutevitable raquo eacutecrit
Rousseau qui estime qursquoagrave raisonner avec les enfants on preacutesuppose au deacutebut ce qui en reacutealiteacute
ne srsquoacquiert qursquoagrave la fin
Rousseau condamne donc lrsquoideacutee qui consiste agrave persuader les enfants drsquoobeacuteir ndash par la
parole Les leccedilons verbales sont non seulement inefficaces elles sont encore nuisibles Car
celles-ci neacutecessairement prendront toujours le ton de la menace et de la force (sanction
neacutegative) ou pire encore laquo la flatterie et les promesses raquo (sanction positive) Lrsquoenfant est mucirc
alors par des sollicitations externes lrsquointeacuterecirct ou la force sans jamais lrsquoecirctre par la raison laquo La
crainte du chacirctiment lespoir du pardon limportuniteacute lembarras de reacutepondre leur arrachent
tous les aveux quon exige et lon croit les avoir convaincus quand on ne les a quennuyeacutes ou
intimideacutes raquo (Rousseau 1971b p 63) Pour Rousseau ces effets de la sanction valent pour des
enfants eacutetrangers agrave lrsquoideacutee de bien et de mal mais ne pourrait-on pas penser que ces effets
continuent de valoir mecircme agrave un acircge plus avanceacute laquo Les lois direz-vous [hellip] usent de mecircme
de contrainte avec les hommes faits Jen conviens Mais que sont ces hommes sinon des
enfants gacircteacutes par leacuteducation raquo Agrave avoir eacuteteacute faits par la sanction ils finissent faits pour la
sanction ndash sans jamais avoir pu deacutevelopper la conscience
Lrsquoeacuteducation de lrsquoenfance se fait donc par-delagrave conventions et devoirs incapable de les
comprendre lrsquoenfant nrsquoobeacuteira que par le ressort de lrsquointeacuterecirct De lagrave laquo naissent la tromperie et
le mensonge raquo et la menace de la punition exige qursquoon la mette agrave exeacutecution laquo Nayant pu
158
preacutevenir le vice nous voici deacutejagrave dans le cas de le punir Voilagrave les misegraveres de la vie humaine qui
commencent avec ses erreurs raquo (Rousseau 1971b p 70) La punition ne devient une neacutecessiteacute
eacuteducative que lorsqursquoon exige de lrsquoenfant ce qursquoon ne saurait attendre raisonnablement de lui
ndash non en vertu drsquoune quelconque perversion mais en (deacute)raison drsquoattentes deacuteplaceacutees
444 Le chacirctiment comme laquo suite naturelle raquo
Aussi lrsquoessentiel consiste-t-il agrave mettre lrsquoenfant agrave sa place agrave lui faire sentir sa faiblesse
relative et sa deacutependance agrave lrsquoeacutegard des adultes laquo Mettez-le dabord agrave sa place et tenez-ly si
bien quil ne tente plus den sortir raquo Il ne srsquoagit pas drsquoautoriteacute (eacuteducation des hommes qui
instaurerait un ordre moral) mais drsquoun eacutetat de fait (eacuteducation des choses correacuteleacute agrave lrsquoordre de
la nature) que lrsquoenfant peut comprendre Il ne doit connaicirctre que le monde des forces
inflexibles non celui des volonteacutes malleacuteables Lrsquoenfant ne doit pas avoir le sentiment drsquoavoir
un maicirctre car il ne peut en avoir lrsquoideacutee adeacutequate
Lrsquoinstrument eacuteducatif est donc laquo la liberteacute bien reacutegleacutee raquo (Rousseau 1971b p 63) ndash
reacutegleacutee par la disposition des choses et non par des ideacutees morales qui lui sont inaccessibles
Jamais par conseacutequent de punition Lrsquoeacuteducation de la prime enfance se doit faire en-deccedilagrave
toute sanction pour la raison que lrsquoenfant ne saurait comprendre pourquoi on le sanctionne
Ne donnez agrave votre eacutelegraveve aucune espegravece de leccedilon verbale il nen doit recevoir
que de lexpeacuterience ne lui infligez aucune espegravece de chacirctiment car il ne sait ce que
cest quecirctre en faute ne lui faites jamais demander pardon car il ne saurait vous
offenser Deacutepourvu de toute moraliteacute dans ses actions il ne peut rien faire qui soit
moralement mal et qui meacuterite ni chacirctiment ni reacuteprimande (Rousseau 1971b pp 63-
64)
Rousseau doute qursquoun enfant qui serait orienteacute selon ces principes (par des situations
plutocirct que par des commandements) produirait un quelconque deacutesordre Mais agrave supposer que
ce soit le cas il convient drsquoeacuteviter au maximum drsquoentrer dans un rapport moral (reproche
colegravere chacirctiment etc) avec lrsquoenfant
159
Que si malgreacute vos preacutecautions lenfant vient agrave faire quelque deacutesordre agrave casser
quelque piegravece utile ne le punissez point de votre neacutegligence ne le grondez point quil
nentende pas un seul mot de reproche ne lui laissez pas mecircme entrevoir quil vous
ait donneacute du chagrin agissez exactement comme si le meuble se fucirct casseacute de lui-mecircme
enfin croyez avoir beaucoup fait si vous pouvez ne rien dire (Rousseau 1971b p 64)
Le plus raisonnable est donc paradoxe qursquoil ne faut pas raisonner avec les enfants
laquo soyez raisonnable et ne raisonnez point avec votre eacutelegraveve raquo (Rousseau 1971b p 65)
Lrsquoeacuteducation doit drsquoabord ecirctre plus faite drsquoaction que de discours
Autre paradoxe correacuteleacute agrave lrsquoeacuteducation neacutegative qui nrsquoimpose aucun programme
artificiel laquo la plus importante la plus utile [regravegle] de toute lrsquoeacuteducation raquo laquo ce nest pas de
gagner du temps cest den perdre raquo Laissons lrsquoenfant ecirctre un enfant ndash ce nrsquoest pas
lrsquoinfantiliser crsquoest assurer lrsquoadeacutequation de ses expeacuteriences agrave ses capaciteacutes laquo Regardez tous les
deacutelais comme des avantages cest gagner beaucoup que davancer vers le terme sans rien
perdre laissez mucircrir lenfance dans les enfants raquo
Encore un paradoxe une eacuteducation naturelle ne saurait trouver place dans une socieacuteteacute
aussi artificieuse que la nocirctre Aussi faut-il mettre en place une seacuterie drsquoartifices pour
compenser les multiples artifices de lrsquousage lrsquousage eacutetant devenu une seconde nature il ne
faut pas heacutesiter agrave paraicirctre contre-nature pour retrouver la marche de la nature originaire
Un dernier paradoxe lrsquoenfant ne sera jamais puni (puisqursquoil ne connaicirctra pas de
reproche) mais il fera la rencontre des conseacutequences naturelles de ses actions Ce sont des
sanctions indirectes elles ne seront pas veacutecues comme des chacirctiments (puisque lrsquoenfant est
dans lrsquoignorance des choses morales) mais comme la disposition des choses aura eacuteteacute reacutegleacutee
par le preacutecepteur celui-ci les verra comme des moyens drsquoinstruction
Crsquoest dans cette optique qursquoil faut comprendre lrsquoeacutepisode de lrsquoenfant dyscole Il srsquoagit de
construire une seacuterie drsquoeacuteveacutenements objectifs contraignant lrsquoenfant agrave faire face aux
conseacutequences de ses actions Pas drsquoemportement point de colegravere il faut lui laisser sentir laquo le
preacutejudice de la privation raquo Les fenecirctres sont casseacutees que lrsquoenfant ait froid Qursquoil recommence
et on le placera dans une piegravece sans fenecirctre et sans lumiegravere ainsi il comprendra lrsquoimportance
160
des fenecirctres et lrsquoutiliteacute de ne pas les casser Cette seacutequence est drsquoapregraves les preacutemisses de la
penseacutee rousseauiste absolument logique et ne relegraveve en rien de la punition il srsquoagit pour
lrsquoeacuteducateur drsquoorganiser une seacutequence drsquoapprentissages orienteacutee vers lrsquoavenir et en rapport
avec les choses plutocirct qursquoavec les hommes Il faut convenir cependant que la solution (toute
fictive) comporte une forme de violence sous-estimeacutee par Rousseau lrsquoenfant qursquoon laisse dans
une chambre sans fenecirctre et sans lumiegravere apprendra plus certainement lrsquoangoisse de
lrsquoabandon que le rapport de deacutependance aux choses Rousseau nrsquoignore pas les affections de
lrsquoenfance mais en sous-estime certainement la puissance
Ainsi la proposition de Rousseau change de sens on ne punit pas directement lrsquoenfant
mais on srsquoarrangera pour qursquoil croie que la punition qursquoil reccediloit est sans auteur Lrsquoeffet de
lrsquoaction doit ecirctre lieacute si directement et sensiblement agrave sa cause qursquoelle doit apparaicirctre ineacutevitable
Ainsi lrsquoenfant ne pensera pas qursquoon lrsquoa puni mais qursquoil srsquoest puni par le truchement des choses
Il srsquoagit en quelque sorte de srsquoassurer de ne jamais sortir drsquoune implacable leccedilon de chose
Jen ai dit assez pour faire entendre quil ne faut jamais infliger aux enfants le
chacirctiment comme chacirctiment mais quil doit toujours leur arriver comme une suite
naturelle de leur mauvaise action Ainsi vous ne deacuteclamerez point contre le mensonge
vous ne les punirez point preacuteciseacutement pour avoir menti mais vous ferez que tous les
mauvais effets du mensonge comme de necirctre point cru quand on dit la veacuteriteacute decirctre
accuseacute du mal quon na point fait quoiquon sen deacutefende se rassemblent sur leur tecircte
quand ils ont menti (Rousseau 1971b p 70)
Pour ces laquo suites naturelles raquo Rousseau parle de punitions et de chacirctiments Il nous
semble pourtant que ne deacutependant pas drsquoune volonteacute humaine elles ne sont guegravere des
chacirctiments ou des punitions elles ne sont pas ressenties comme telles par Eacutemile quant au
preacutecepteur il srsquoagit pour lui de faire apprendre le rapport aux choses par des effets Certes
crsquoest lui qui les orchestre mais afin de faire sentir la veacuteriteacute drsquoune relation sans passer par lrsquoordre
du discours Si vraiment lrsquoeacuteducateur sanctionne comme la nature sanctionne on ne saurait
161
guegravere parler de sanction que par meacutetaphore agrave strictement parler la nature ne sanctionne pas
puisqursquoon ne saurait deacuteroger agrave ses lois
G Agamben dans Karman (2018 p 40) rappelle que dans la jurisprudence romaine
les lois sont distingueacutees par rapport agrave la preacutesence ou agrave lrsquoabsence de sanction Chez Ulpien
(Regulae 1 1-2) trois types de lois sont preacutesenteacutes
- la loi parfaite qui interdit et dont la transgression est annuleacutee par son omnipotence
sans qursquoon ait besoin de sanctionner
- la loi imparfaite qui interdit nrsquoannule ni ne sanctionne la transgression
- la loi moins que parfaite qui interdit nrsquoannule pas mais sanctionne la transgression
Agrave la lumiegravere de ces distinctions il nous semble qursquoon peut comprendre la proposition
de Rousseau comme la soumission de la volonteacute de lrsquoenfant agrave la loi parfaite de la nature en
sorte qursquoon nrsquoait pas besoin de le sanctionner La loi de la nature en effet ne saurait toleacuterer
drsquoexception lrsquoenfreindre crsquoest la confirmer son inflexibiliteacute est gage drsquoun enseignement de
neacutecessiteacutes
445 Le retour du chacirctiment comme chacirctiment
Cette proposition originale promise agrave une grande destineacutee poleacutemique drsquoune
eacuteducation par les suites naturelles nrsquoest pourtant pas le dernier mot de Rousseau sur la
sanction Sitocirct que lrsquoenfant entre dans des rapports moraux (eacuteducation humaine) le chacirctiment
reprend une place qursquoil avait drsquoabord abandonneacutee Ce retour est discret mais il est reacuteel
On le retrouve au livre IV dans la Profession de foi du vicaire savoyard (voir infra
562) mais plus encore au livre V lorsqursquoEacutemile devra trouver un champ ougrave vivre avec Sophie
Le projet de devenir eacutepoux et pegravere fait de lui un citoyen avec les devoirs qui deacutebordent le
cadre de lrsquoexistence naturelle Il faut alors se confronter au problegraveme des principes du droit
politique crsquoest ce que fait Rousseau dans Le Contrat social dont lrsquoEacutemile propose une synthegravese
Pourquoi Eacutemile homme de la nature rigoureusement apatride devrait-il devenir un
citoyen ndash comment le pourrait-il quand laquo Ces deux mots patrie et citoyen doivent ecirctre effaceacutes
des langues modernes raquo (Rousseau 1971b p 22) Et comment concilier lrsquouniteacute numeacuterique et
lrsquouniteacute fractionnaire Comment lrsquohomme de la nature qursquoest Eacutemile pourra-t-il ecirctre deacutenatureacute ndash
162
car laquo Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux deacutenaturer lhomme lui
ocircter son existence absolue pour lui en donner une relative raquo (Rousseau 1971b p 21)
La reacuteponse de Rousseau pour ne rien changer agrave son art du contre-pied est paradoxale
Si crsquoest par le contrat social ideacuteal drsquoassociation qursquoil faut juger les socieacuteteacutes existantes il nrsquoest
cependant pas neacutecessaire que le contrat social ait eacuteteacute effectivement observeacute Il suffit que ses
effets srsquoapparentent agrave ceux du contrat pour qursquoon le suppose et avec cette supposition que
les devoirs du citoyen soient engageacutes Il nrsquoy a peut-ecirctre plus de patrie mais il demeure un pays
et si le citoyen nrsquoest plus il reste lrsquohabitant auquel incombent les mecircmes devoirs comme srsquoil
eacutetait citoyen Parmi les devoirs de lrsquohomme naturel il y a celui qui renvoie laquo au lieu de la
naissance raquo le contrat social est donc toujours tacite
Qui na pas une patrie a du moins un pays Il y a toujours un gouvernement et
des simulacres de lois sous lesquels il a veacutecu tranquille Que le contrat social nait point
eacuteteacute observeacute quimporte si linteacuterecirct particulier la proteacutegeacute comme aurait fait la volonteacute
geacuteneacuterale si la violence publique la garanti des violences particuliegraveres si le mal quil a
vu faire lui a fait aimer ce qui eacutetait bien et si nos institutions mecircmes lui ont fait
connaicirctre et haiumlr leurs propres iniquiteacutes (Rousseau 1971b p 321)
Crsquoest ainsi que Rousseau entend deacutepasser le problegraveme exposeacute dans le premier livre
srsquoagit-il drsquoeacuteduquer un homme ou un citoyen Reacuteponse eacuteduquer un homme crsquoest
meacutediatement eacuteduquer un citoyen arriveacute agrave un certain stade lrsquoexistence absolue doit le ceacuteder
agrave lrsquoexistence relative et lrsquointeacuterecirct priveacute doit se subordonner agrave lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral Agrave lrsquoindeacutependance
naturelle succegravede ainsi la liberteacute de lrsquoeacutetat civil
Cet inteacuterecirct geacuteneacuteral qursquoexprime la volonteacute geacuteneacuterale est si important que le sujet qui
refuserait de lui obeacuteir devrait ecirctre laquo contraint par tout le corps ce qui ne signifie autre chose
sinon qursquoon le forcera drsquoecirctre libre raquo (Rousseau 1971a p 524) La formule est ceacutelegravebre et
exprime un de ces paradoxes (encore ) dont Rousseau a le secret lorsque la volonteacute geacuteneacuterale
srsquoexprime (par lrsquointermeacutediaire de la loi) aucune reacutesistance nrsquoest toleacutereacutee de la part du sujet
politique et qui dit loi dit sanction
163
Agrave consideacuterer humainement les choses faute de sanction naturelle les lois de la
justice sont vaines parmi les hommes elles ne font que le bien du meacutechant amp le mal
du juste quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les observe
avec lui Il faut donc des conventions amp des lois pour unir les droits aux devoirs amp
ramener la justice agrave son objet (Rousseau 1971a p 530)
Les lois civiles ne sont pas des lois parfaites (au sens drsquoUlpien) elles sont des lois moins
que parfaites qui requiegraverent donc une sanction pour exister Cette sanction peut aller jusqursquoagrave
lrsquoexil voire culminer dans la peine de mort puisque la vie du citoyen est un laquo don conditionnel
de lrsquoEacutetat raquo (Rousseau 1971a p 529) ce dernier peut lui reacuteclamer lorsque cela est neacutecessaire
agrave la survie du corps social
Tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle amp traicirctre
agrave la patrie il cesse drsquoen ecirctre membre en violant ses loix amp mecircme il lui fait la guerre
Alors la conservation de lrsquoEacutetat est incompatible avec la sienne il faut qursquoun des deux
peacuterisse amp quand on fait mourir le coupable crsquoest moins comme Citoyen que comme
ennemi Les proceacutedures le jugement sont les preuves amp la deacuteclaration qursquoil a rompu le
traiteacute social amp par conseacutequent qursquoil nrsquoest plus membre de lrsquoEacutetat Or comme il srsquoest
reconnu tel tout au moins par son seacutejour il en doit ecirctre retrancheacute par lrsquoexil comme
infracteur du pacte ou par la mort comme ennemi public car un tel ennemi nrsquoest pas
une personne morale crsquoest un homme amp crsquoest alors que le droit de la guerre est de
tuer le vaincu (Rousseau 1971a)
Concluons sur la proposition de Rousseau la sanction doit ecirctre pour lrsquoenfant reacuteduite
aux suites naturelles Ce nrsquoest que lorsqursquoil srsquoeacuteveille agrave des consideacuterations morales fort
tardivement donc agrave lrsquoacircge mucircr que le chacirctiment peut srsquoabattre sur lui ndash moins en tant qursquoil est
homme de la nature agrave eacuteduquer qursquohomme social engageacute volontairement dans un rapport
164
drsquoassociation avec autrui qui preacutesuppose le contrat social Le chacirctiment on le voit nrsquoeacutelegraveve pas
comme tel mecircme srsquoil est la suite que doit admettre celui qui srsquoeacutelegraveve agrave la condition de citoyen
et qui accepte le chacirctiment comme envers de sa liberteacute Cette omnipotence de la volonteacute
geacuteneacuterale fait cependant trembler car elle ne srsquoaccommode drsquoaucun droit de reacutesistance
drsquoaucune deacutesobeacuteissance possible et possegravede certains traits que condamne La Boeacutetie en sa
Servitude Volontaire Que le Laceacutedeacutemonien et la Laceacutedeacutemonienne incarnent le type-ideacuteal du
citoyen ne laisse guegravere drsquoillusion sur le despotisme que Rousseau accorde agrave la volonteacute geacuteneacuterale
ndash qui ne distingue guegravere du Leacuteviathan (voir infra 521) par les moyens mis en œuvre
45 La fonction de responsabilisation
Ni la sanction exteacuterieure ni la sanction inteacuterieure ne sauraient justifier leur fonction
eacuteducative en exhibant une quelconque vertu expiatrice qui permettrait drsquoeacutelever le sujet auquel
elle srsquoapplique Nous ne nions pas qursquoelle puisse exister dans lrsquoabsolu nous nions en revanche
avoir rencontreacute une explication qui en rende raison
451 La sanction comme imputation de la liberteacute
Une autre maniegravere de justifier la sanction serait de consideacuterer qursquoelle repose sur un
pari eacuteducatif On sanctionne le sujet non en raison de sa responsabiliteacute reacuteelle (lrsquoenfant eacutetant
par deacutefinition un mineur son action ne saurait lui ecirctre entiegraverement imputeacutee) mais de sa
responsabiliteacute viseacutee ndash autrement dit non parce qursquoil est responsable de sa conduite mais afin
de le responsabiliser Sans cette supposition en effet on risque lrsquoinjustice la plus manifeste Si
un enfant est par deacutefinition non responsable de sa conduite le sanctionner en revanche
suppose sa responsabiliteacute la contradiction est palpable
Telle est la proposition de Philippe Meirieu qui eacutecrit que la sanction laquo contribue agrave son
eacuteducation en creacuteant chez lui progressivement cette capaciteacute drsquoimputation par laquelle sa
liberteacute se construit raquo (Meirieu 1991 p 66) Agrave lrsquoarticle laquo Sanction raquo de son Dictionnaire de
peacutedagogie (2019) P Meirieu concegravede drsquoabord fort logiquement que lrsquoenfant ne saurait laquo ecirctre
consideacutereacute comme juridiquement responsable de ses actes raquo on peut (doit ) supposer qursquoil
nrsquoa laquo mal raquo agi que sous le coup de mauvaises influences laquo Pour autant doit-on renoncer agrave le
punir raquo P Meirieu le refuse la sanction constitue une laquo hypothegraveque raquo sur cette liberteacute dont
on ne sait si elle existe Citons P Meirieu laquo car la punition est affaire dattribution et dune
165
certaine maniegravere elle est susceptible de faire advenir la liberteacute dont il neacutetait pas certain
preacuteciseacutement quelle existacirct avant dont il nest jamais absolument certain quelle a vraiment
existeacute raquo (Meirieu 2019) La sanction implique le postulat de liberteacute sanctionner crsquoest donc
en quelque sorte forcer lrsquoautre agrave ecirctre libre en le preacutesupposant Dans Le Choix drsquoeacuteduquer P
Meirieu eacutecrit encore laquo en anticipant une situation sociale future on anticipe le sujet libre et
on lui permet drsquoadvenir raquo (Meirieu 1991 p 66)
Mais il nous faut ecirctre sensible agrave lrsquoembarras mecircme de la formulation de P Meirieu Que
signifie ce laquo drsquoune certaine maniegravere raquo qui rend la punition susceptible de faire eacutemerger ladite
liberteacute Ce nrsquoest pas parce que la punition suppose un responsable qursquoon rend responsable
en punissant on pourrait punir un animal (lrsquohistoire montre qursquoon ne srsquoest pas priveacute de le
faire) un objet inerte mecircme mais on ne le rendrait pas responsable par cela-mecircme On voit
mal du reste comment sanctionner un sujet crsquoest-agrave-dire lui faire subir une peine pourrait
contribuer agrave le rendre actif
La sanction a-t-elle ce laquo pouvoir drsquointerpellation raquo invoqueacute par P Meirieu Sans doute
la sanction a ce pouvoir drsquoarrecirct lrsquoautoriteacute srsquoadresse frontalement agrave lrsquoindividu qui ne peut
ignorer cette sommation Et il faut convenir qursquoil faut bien que le sujet dont la conduite est
nuisible cesse de nuire Toutefois nrsquoy a-t-il que la sanction qui puisse arrecircter lrsquoindividu A-t-
elle surtout le pouvoir de lrsquointerpeller ndash crsquoest-agrave-dire de lui signifier sa liberteacute Nrsquoy a-t-il pas
des moyens plus positifs plus approprieacutes agrave la liberteacute du sujet preacuteciseacutement que de la
reconnaicirctre en lui faisant offense
P Meirieu eacutecrit encore que la sanction laquo sadresse agrave la liberteacute la reconnaicirct et peut la
faire exister au moins en creux elle dispose dun eacutetrange pouvoir daspiration elle suscite la
revendication sinon du passeacute du moins du futur Et en cela on ne peut y renoncer raquo Avouons
que ce laquo pouvoir drsquoaspiration raquo est agrave tout le moins laquo eacutetrange raquo pour ne pas dire suspect en
quoi la sanction rend-elle meilleur Non seulement elle ne fait pas neacutecessairement prendre
conscience de ce que la conduite sanctionneacutee avait drsquoinapproprieacutee mais rien ne prouve qursquoune
autre approche ne permettrait pas cette prise de conscience Qursquoelle suscite la laquo revendication
[hellip] du passeacute raquo la sanction nrsquoa aucun pouvoir drsquointeacutegration elle est alors expiatoire Mais que
la revendication soit celle de laquo lrsquoavenir raquo lrsquoinvocation de la reacuteinteacutegration qursquoelle permet est
incantatoire rien nrsquoassure que la sanction produise un quelconque repentir et en cas de
repentir pourquoi sanctionner
166
Ne peut-on responsabiliser qursquoen sanctionnant En quoi la peine est-elle requise pour
qursquoil y ait interrogation du sens de la conduite passeacutee En quoi la peine seule serait feacuteconde
au point de vue eacuteducatif En quoi permet-elle la moindre conversion la moindre prise de
conscience la moindre activiteacute du sujet qui la subit passivement Faute de reacutepondre agrave ces
questions nous retrouvons le mystegravere qui entourait la sanction expiatrice une sorte de
causaliteacute miraculeuse entre la sanction qursquoon fait subir et le repentir sincegravere du sujet qui
srsquoactiverait agrave renouer le lien Si la sanction est une occasion reconnaissons qursquoon ne saurait la
confondre avec une cause et que cette occasion precircte agrave discussion Si la sanction est
eacuteducative ce ne peut ecirctre que probleacutematiquement
Aussi nous nous inscrivons en faux contre la conclusion de P Meirieu qui eacutecrit au sujet
de la sanction qursquoen vertu de cette revendication de lrsquoavenir laquo on ne peut y renoncer raquo La
neacutecessiteacute de cette conclusion nous paraicirct contestable tant les arguments avanceacutes paraissent
plus incantatoires que fondeacutes Preacutesenter la sanction comme pari eacuteducatif crsquoest lrsquoultime
argument peut-ecirctre pour nrsquoavoir pas agrave en fonder (crsquoest-agrave-dire prouver) la teneur eacuteducative
Nous devons reconnaicirctre que dans la suite du texte P Meirieu se montre tregraves prudent
quant aux moyens de mettre en œuvre cette sanction Rien ne serait plus anti-eacuteducatif qursquoune
sanction qui confinerait le sujet dans un laquo rocircle raquo crsquoest pourquoi P Meirieu condamne
lrsquoexclusion comme ce qui joue le jeu de celui qui au fond srsquoexclut lui-mecircme Mais pourquoi
ne pas eacutetendre ce raisonnement agrave la sanction elle-mecircme Ne peut-on pas dire de la sanction
ce que lrsquoauteur eacutecrit au sujet de lrsquoexclusion
[Lrsquoeacutelegraveve] comprendra vite et trouvera mecircme peut-ecirctre une certaine
satisfaction agrave occuper la place du perseacutecuteacute agrave jouer le rocircle du contestataire voire du
deacutement Il le fera dautant plus volontiers que dans certains cas la transgression des
regravegles scolaires constitue une eacutepreuve initiatique qui permet dinteacutegrer des bandes ou
des tribus capables de le proteacuteger de lui apporter une identiteacute agrave bon compte de lui
donner une aura dans son entourage que lEacutecole aurait eu bien du mal agrave lui fournir
(Meirieu 2019)
167
Il y a une complaisance dans lrsquoexclusion mais il y en a aussi dans les sanctions Crsquoest
cette complaisance que P Meirieu veut casser en renonccedilant agrave lrsquoexclusion mais ne devrait-on
pas logiquement appliquer cette conclusion agrave la sanction elle-mecircme
La sanction est un laquo signe raquo celui laquo que le sujet sest amendeacute et quapregraves secirctre exclu
lui-mecircme il a efficacement œuvreacute pour ecirctre reacuteinteacutegreacute raquo (Meirieu 2019) Crsquoest un signal qursquoon
adresse mais rien nrsquoassure que ce signal soit interpreacuteteacute comme une invitation agrave renouer par
le sujet sanctionneacute Il est mecircme surprenant que ce laquo signe raquo soit celui qursquoon utilise pour dresser
la conduite comment eacuteviter la confusion avec la volonteacute de faire de la peine Comment lever
lrsquoambiguiumlteacute quand on fait du mal et qursquoon dit laquo crsquoest pour ton bien raquo
La difficulteacute drsquoune telle thegravese est bien perccedilue par P Meirieu
[hellip] les conditions pour quune sanction soit eacuteducative renvoient dabord agrave tout
le travail qui aura eacuteteacute fait en amont pour quun sujet accepte de payer le prix pour ecirctre
reacuteinteacutegreacute dans un groupe il faut que cette inteacutegration lui apparaisse souhaitable quil
puisse en espeacuterer des gains bref que la classe soit perccedilue pour lui comme un lieu de
reacuteussite possible (Meirieu 2019)
Pour que la sanction apparaisse comme ce signe significatif deacutenueacute de toute ambiguiumlteacute
il faut qursquoun travail soit effectueacute en amont pour que la sanction soit eacuteducative elle doit deacutejagrave
srsquoadresser agrave un sujet eacuteduqueacutehellip dont on doit faire lrsquohypothegravese qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute sanctionneacute sans
quoi laquo toute sanction apparaicirctra comme une peine inutile et rien ne viendra soutenir leffort
demandeacute raquo On le voit P Meirieu nrsquoeacutechappe pas au cercle logique La sanction ne peut pas
avoir de sens que pour celui qui nrsquoaura pas drsquoabord eacuteteacute sanctionneacute car ce travail en amont
serait deacutegradeacute par la sanction Crsquoest dire que cette eacuteducation premiegravere sur laquelle repose
toute la suite de ce qui sera appris doit ecirctre sans sanction
Daniel Favre soutient une ideacutee similaire Dans le glossaire de son livre Transformer la
violence des eacutelegraveves 2013a p 295 il distingue la sanction de la punition en les mettant en vis-
agrave-vis La punition engage un rapport duel (du punisseur qui impose la peine au puni) tandis que
la sanction fait appel agrave un troisiegraveme terme la loi qui meacutediatise la peine Crsquoest lagrave selon lrsquoauteur
168
toute la diffeacuterence tandis que la punition impose une situation de laquo domination soumission raquo
agrave mecircme de laquo reacuteactiver [hellip] le cycle de la violence raquo la sanction constituerait un laquo moyen [hellip] de
pouvoir revenir dans le groupe raquo un outil de reacuteinteacutegration Car la sanction est deacutetermineacutee par
la loi et surtout la valeur qui oriente la loi Derniegravere opposition la punition serait culpabilisante
quand la sanction serait laquo eacuteducative et responsabilisante raquo
Ce serait donc la loi (et derriegravere elle la valeur comprise comme laquo repreacutesentation ou
eacutenonceacute hautement investi sur le plan affectif et pouvant de ce fait jouer un rocircle drsquoeacutetayage sur
le plan psychologique raquo) qui ferait toute la diffeacuterence elle serait argumenteacutee et on peut le
supposer preacutevisible Crsquoest lrsquoimpersonnaliteacute de la sanction sa rationaliteacute qui en ferait un
marqueur drsquoeacuteducabiliteacute et de responsabilisation Mais le problegraveme reste entier La sanction
mecircme rationaliseacutee mecircme eacutepureacutee de tout arbitraire constituera toujours en lrsquoadministration
drsquoune peine pourquoi et comment cette peine permettra-t-elle la reacuteinteacutegration (eacutetant
entendu que la reacuteparation nrsquoest pas la sanction) Par quel meacutecanisme lrsquoeacutetablissement drsquoune
peine permet-il de responsabiliser un sujet ndash et non de le culpabiliser On retrouve lrsquoeacutetrange
bipolariteacute de la sanction deacutejagrave eacutenonceacutee entre une fonction de peine et une fonction
drsquointeacutegration et agrave ce jeu drsquoune signification de la peine lrsquoappel agrave la valeur nous semble relever
soit de lrsquoalibi (on enrobe la peine de discours ndash ces fameux discours moralisateurs parfois plus
insupportables que la peine elle-mecircme) soit du deacutecalage (pourquoi la valeur devrait-elle se
preacutesenter sous forme de peine Quel respect peut-on alors eacuteprouver pour ladite valeur ndash sinon
celui de la crainte ) La violence de la sanction ne nous semble pas congeacutedieacutee car la peine
reste commune entre la sanction et la punition et se trouve seulement eacutepureacutee pour celui qui
lrsquoexeacutecute de son caractegravere arbitraire Certes il est preacutefeacuterable drsquoecirctre soumis agrave une loi inflexible
qursquoagrave une volonteacute arbitraire ndash mais crsquoest la volonteacute de celui qui sanctionne (non mentionneacutee par
D Favre) qui deacutecide de lrsquoexeacutecution de la loi et agrave moins de supposer une systeacutematiciteacute
(probleacutematique comme le verra) dans lrsquoapplication de la loi (qui nous ramegravene du cocircteacute de la
sanction dite naturelle) on ne sortira pas de la relation duelle entre un sanctionneacute et celui qui
souverain applique la sanction Autrement dit le caractegravere eacuteducatif car responsabilisant de la
sanction nous paraicirct ici affirmeacute et non deacutemontreacute
Peut-ecirctre y a-t-il simplement ici problegraveme de vocabulaire Opposant lrsquoautoriteacute-
soumission agrave lrsquoautoriteacute-autonomisation D Favre explore leurs reacuteactions typiques en cas de
transgression de regravegles (2013a p 205) Concernant la sanction il reacuteaffirme sa fonction de
reacuteinteacutegration et eacutecrit notamment laquo la premiegravere fonction de la sanction est drsquoecirctre
169
reacuteparatrice raquo De deux choses lrsquoune soit la sanction est penseacutee comme lrsquoadministration drsquoune
peine (mais on ne voit pas alors comment elle pourrait reacuteparer et agrave plus forte raison
reacuteinteacutegrer) soit la sanction est penseacutee comme reacuteparation (et on ne voit pas alors pourquoi on
devrait peiner de surcroicirct il ne srsquoagit donc plus drsquoune sanction)
Reacutesumons-nous La sanction suppose une responsabiliteacute que le sujet agrave eacuteduquer nrsquoa pas
Nrsquoa pas laquo encore raquo preacutecise P Meirieu pour qui la responsabiliteacute constitue un pari Mais
pourquoi la sanction eacuteveillerait cette responsabiliteacute actualiserait cette liberteacute en puissance
Mystegravere Mais surtout pour que la sanction fasse sens et soit autre chose qursquoun signe
arbitraire il faut qursquoelle soit preacutepareacutee en amont or cette preacuteparation en amont nrsquoest rien
drsquoautre que lrsquoeacuteducation elle-mecircme laquelle doit donc ecirctre sans sanction Les conditions de
possibiliteacute de la sanction invalident le recours agrave la sanction
Y a-t-il un cercle logique analogue dans le dialogue Dialoguer avec de jeunes enfants
nrsquoest-ce pas preacutesupposer une rationaliteacute qui de toute eacutevidence nrsquoy est pas Mais la
preacutesupposer dans son action peacutedagogique nrsquoest-il pas le meilleur moyen de la faire advenir
Rousseau avait cette formule admirable qursquoon trouve au livre IV drsquoEacutemile ou de lrsquoeacuteducation
laquo faites-en vos eacutegaux afin qursquoils le deviennent raquo (Rousseau 1971b p 172) Mais alors que le
lien entre sanction et eacuteducation nous paraicirct probleacutematique il est assertorique dans le cas du
dialogue crsquoest la parole qui fait sens et agrave mecircme de produire cette conversion inteacuterieure qursquoon
appelle eacuteleacutevation Peut-ecirctre ne peut-on sortir du cercle logique crsquoest-agrave-dire du pari eacuteducatif
ce qursquoest lrsquoenfant deacutepend de nos croyances de nos actions (comme dans cet effet Pygmalion
admirablement deacutecrit par Jacobson et Rosenthal dans Pygmalion agrave lrsquoeacutecole laquo comment
lrsquoattente drsquoune personne agrave lrsquoeacutegard du comportement drsquoune autre personne peut tout agrave fait
inconsciemment se reacuteveacuteler exacte du simple fait qursquoelle existe raquo Jacobson amp Rosenthal 1971
p 17) Degraves lors autant srsquoengager dans ce cercle en pariant sur le meilleur possible un ecirctre
capable de dialogue et non un ecirctre qursquoon aurait agrave sanctionner Car ce nrsquoest pas la sanction
crsquoest la parole qui responsabilise Crsquoest donc le dialogue qursquoil faut privileacutegier mecircme si lrsquoecirctre agrave
eacuteduquer nrsquoest pas encore capable de srsquoy hisser agrave supposer qursquoil finira par se voir comme on
le voit il est preacutefeacuterable de le voir comme un ecirctre de raison que comme un ecirctre susceptible de
sanction un deacuteviant en puissance ndash sans eacutevoquer le fait qursquoil pourrait y avoir de bonnes
deacuteviances ainsi que nous lrsquoapprend lrsquoexpeacuterience de Milgram (voir infra)
170
452 La fonction inteacutegrative de la sanction
Philippe Meirieu ajoute une autre fonction agrave la sanction elle serait laquo inteacutegrative par
excellence raquo (Meirieu 1991 pp 65-71) Qursquoest-ce agrave dire
Nous avons vu que P Meirieu oppose dressage (ou conformisation) et eacutemancipation
Concernant le dressage il estime que laquo la sanction peut apparaicirctre au fond comme le
prolongement naturel des exigences imposeacutees par la conception culturelle dominante de la vie
collective raquo Mais cette vue vaudrait aussi selon P Meirieu quand lrsquoautre laquo regravegle du jeu raquo
preacutevaut celle qui vise agrave stimuler lrsquoeacutenergie la curiositeacute et lrsquoinitiative Degraves lors laquo La sanction
sanctionne toujours lrsquoeacutecart agrave la norme admise raquo qursquoil y ait dressage ou eacuteleacutevation soumission
ou valorisation de lrsquooriginaliteacute toujours on sanctionnera les eacutelegraveves pour les conformer (mais
sans qursquoil y ait neacutecessairement de conformisme) agrave un ideacuteal viseacute Crsquoest en cela que la sanction
laquo est une fonction inteacutegrative par excellence raquo qursquoelle menace ou qursquoelle incite (laquo en espeacuterant
par lagrave faire entrer le reacutecalcitrant dans le rang raquo) elle est indispensable Elle serait le trait
drsquounion entre deux modegraveles normatifs que tout semble opposer elle serait le plus petit
deacutenominateur commun de lrsquoeacuteducation
Qursquoil y ait recours agrave la sanction dans le cadre du dressage cela se comprend bien la
conduite est corrigeacutee pour la soumettre Mais quel sens aurait une sanction lorsque la viseacutee
serait lrsquoeacutemancipation Quel sens y aurait-il agrave sanctionner dans un cadre laquo ougrave lrsquoon valoriserait
lrsquoexpression de lrsquooriginaliteacute de chacun ougrave lrsquoon consideacutererait lrsquoapathie comme un manque
drsquoeacutenergie de curiositeacute et drsquoinitiative raquo (Meirieu 1991 p 65) Srsquoagit-il de laquo faire entrer le
reacutecalcitrant dans le rang raquo Mais dans la viseacutee drsquoeacutemancipation il nrsquoy a plus de rang agrave la
laquo norme admise raquo agrave laquo la regravegle du jeu imposeacutee raquo se substitue lrsquoinvention axiologique On peut
forcer la soumission on ne saurait forcer lrsquoeacutemancipation mais seulement lrsquoinviter Le rocircle de
la sanction est donc de toute eacutevidence approprieacutee agrave la premiegravere et inapproprieacutee agrave la seconde
Il y a donc selon nous un paralogisme agrave penser la sanction comme instrument commun du
dressage et de lrsquoeacuteleacutevation la dissymeacutetrie des fins implique au contraire la dissymeacutetrie des
moyens
P Meirieu preacutesuppose qursquoun systegraveme qui vise lrsquoeacutemancipation doit sanctionner crsquoest
preacuteciseacutement ce qui est en question Cette ideacutee est drsquoautant plus probleacutematique qursquoon ne
saurait nier ainsi que lrsquoeacutecrit P Meirieu que laquo originellement [hellip] la sanction est bien un
instrument de conformisation raquo (1991) Comment cet instrument qui sert agrave creacuteer de la dociliteacute
pourrait-il produire son contraire Comment un proceacutedeacute qui vise agrave peiner pourrait-il servir agrave
171
autre chose qursquoagrave dresser Et pourtant P Meirieu ajoute comme une eacutevidence qui nous paraicirct
contredire toute lrsquohistoire non seulement de lrsquoeacuteducation mais aussi de la sanction peacutenale que
la sanction laquo srsquoest toujours voulue aussi et simultaneacutement [agrave la viseacutee de conformisation] un
moyen de promouvoir et de reconnaicirctre lrsquoeacutemergence drsquoune liberteacute raquo (1991) Pourquoi
sanctionner Pourquoi engendrer une peine Pourquoi faire souffrir Pour que la liberteacute
eacutemerge
La liberteacute apparaicirct donc comme lrsquoultime raison de lrsquoexpiation Elle peut apparaicirct comme
la justification de toutes les peines qursquoon peut commettre ndash un peu comme ceux qui disent (ou
pensent ) agrave la suite drsquoun chacirctiment que laquo crsquoest pour ton bien raquo (laquo signe de conviction que
lrsquoeacuteducateur a de la leacutegitimiteacute des normes sociales auxquelles il adhegravere raquo eacutecrit P Meirieu 1991)
Mais alors que cette conviction devrait ecirctre interrogeacutee agrave la faveur de la cruauteacute qursquoelle rend
possible (car que drsquohorreurs on peut commettre au nom des convictions) P Meirieu la leacutegitime
et la consacrehellip par la sanction preacuteciseacutement qui devient le moyen de refuser laquo le deacuteni de
leacutegitimiteacute de ses propres valeurs sociales et morales raquo drsquoaffirmer laquo son adulteacuteiteacute raquo
La sanction relais de la conviction de lrsquoeacuteducateur qui srsquoautorise du moyen de la
coercition (y compris pour eacutemanciper) pour imputer agrave lrsquoautre sa liberteacute Ou peut-ecirctre la
liberteacute preacutesupposeacute gracircce auquel on peut utiliser la coercition avec bonne conscience car elle
permet drsquoeacutemanciper La liberteacute alibi de toute peacutedopleacutegie pour peu que laquo lrsquoeacuteducateur raquo soit
convaincu qursquoil œuvre pour le bien de lrsquoenfant Agrave ce prix de nombreux ecirctres humains (et pas
que les enfants) preacutefeacutereraient qursquoon ne leur impute pas une liberteacute si douloureuse
Meacutefions-nous des convictions surtout de celles qui srsquoaccompagnent de la bonne
conscience elles sont les ennemis de la veacuteriteacute (plus encore que les mensonges eacutecrivait
Nietzsche) mais aussi de la morale (plus encore que la cruauteacute) Apprenons agrave ecirctre sceptiques
ainsi qursquoagrave voir dans le non-agir un autre agir
Certes laquo nous ne sommes pas des saints raquo eacutecrit P Meirieu mais ne trouvons pas dans
ce truisme un preacutetexte pour perseacuteveacuterer dans lrsquoillusion ou dans des pratiques qui nrsquoont drsquoautre
justification que leur histoire
Lrsquoimputation de la liberteacute alibi pour cette laquo scorie eacuteducative raquo sanctionner pour
soulager et laquo faciliter la vie de celui qui sanctionne raquo (Meirieu 1992 p 66) Et si la punition
nrsquoeacutetait pas tout entiegravere cette scorie et la fusion dont elle serait le reacutesidu ndash un miroir aux
alouettes
172
Lorsque P Meirieu eacutecrit enfin que laquo on sent bien au fond de nous-mecircme que la
sanction a un caractegravere ineacuteluctablement arbitraire raquo (1992 p 67) il ne prend pas suffisamment
acte de cette assertion Si lrsquoacte eacuteducatif devrait a minima eacuteviter de nuire qui ne voit qursquoon
devrait alors eacuteviter autant que possible de recourir agrave la sanction puisque preacuteciseacutement laquo nous
ne sommes pas Dieu raquo Lorsque le geste est toujours arbitraire et donc gros drsquoinjustice le
premier acte en direction de la justice nrsquoest-il pas de suspendre ce geste ndash au lieu drsquoen appeler
comme une incantation agrave sa laquo neacutecessiteacute raquo
Ce laquo malaise raquo et la laquo honte drsquoavoir puni raquo nous paraissent plus authentiquement
eacuteducatifs que la sanction consciente de son arbitraire Au lieu donc de preacutesupposer la
neacutecessiteacute de la sanction nous pensons qursquoil faut apprendre de ces eacutemotions qui indiquent qursquoagrave
lrsquoeacutechec du reacutesultat on risque drsquoajouter lrsquoeacutechec de la relation par la peine qursquoon inflige
Nous reviendrons sur la proposition de P Meirieu selon laquelle sanctionner engage
imputation et donc responsabilisation drsquoun sujet libre ndash dans une perspective critique ougrave les
concepts de laquo sujet raquo et de laquo liberteacute raquo seront soumis agrave un examen
173
5 Sanctionner pour dresser Le problegraveme de lrsquoefficaciteacute
Une des justifications de la sanction consiste agrave abandonner du moins atteacutenuer sa viseacutee
morale crsquoest la conduite du sujet qui inteacuteresse alors et non ce que le sujet vit ou ressent Ou
plutocirct ce que le sujet vit ou ressent nrsquoest pris en consideacuteration qursquoagrave la faveur du changement
de conduite qursquoon peut induire avec un systegraveme de punitionsreacutecompenses La teneur de ses
intentions compte pour rien
Dans cette optique lrsquoessentiel est alors de dresser si la perspective morale est
eacutevoqueacutee crsquoest dans le but de rendre ce dressage plus efficace encore et de suppleacuteer aux
deacuteficiences drsquoun controcircle purement externe Mais comme la morale est interpreacuteteacutee comme
une inteacuteriorisation des normales exteacuterieures on peut encore comprendre celle-ci comme la
reacutesultante drsquoune adaptation de lrsquoenvironnement qui a pour viseacutee drsquoinduire un certain genre de
conduite
Dans ce chapitre nous commencerons par eacutetudier les arguments utilitaristes Guyau
dans des pages lumineuses (La Morale anglaise contemporaine 1885 pp 195-367) que nous
avons syntheacutetiseacutees (Muller 2018 pp 89-109) estimait que lrsquoutilitarisme qui portait agrave lrsquoorigine
un projet moral a fini par abandonner cette cause au profit drsquoune preacutetention strictement
politique Si Bentham et Mill ambitionnaient drsquoameacuteliorer moralement les sujets les
contradictions de leurs propositions ne leur permettaient pas de produire autre chose que du
dressage lrsquoeacutechec de lrsquoutilitarisme en tant que theacuteorie morale eacutetait programmeacute
51 La justification utilitariste de la sanction
Quelle est la finaliteacute de lrsquoutilitarisme Procurer le bonheur du plus grand nombre
(greatest happiness principle) telle est lrsquoutiliteacute principe qui approuve ou deacutesapprouve toute
action quelle qursquoelle soit selon sa tendance apparente agrave augmenter ou diminuer le bonheur
du parti dont lrsquointeacuterecirct est en question Le bonheur est entendu en termes de plaisir et le plaisir
est chose drsquoapregraves lrsquoutilitarisme de Bentham quantifiable et comparable (on connaicirct la ceacutelegravebre
formule de Bentham laquo pushpin is as good as poetry raquo) John Stuart Mill tentera bien au
chapitre II de LrsquoUtilitarisme drsquoamender cette quantification des affects crsquoest ainsi qursquoil eacutecrit
au chapitre I de LrsquoUtilitarisme ce passage fameux laquo Il vaut mieux ecirctre un ecirctre humain
insatisfait qursquoun pourceau satisfait Socrate insatisfait qursquoun imbeacutecile satisfait Et si lrsquoimbeacutecile
ou le pourceau sont drsquoun avis diffeacuterent crsquoest parce qursquoils ne connaissent que leur version de la
174
question raquo (Mill 2012 p 37) Mais crsquoest au prix drsquoune inconseacutequence logique qui conduit Mill
agrave devoir renoncer au principe qui eacutenonce que laquo un vaut un raquo
511 Exposition critique du recours par Bentham agrave la sanction
Cette fin que se donne lrsquoutilitarisme (ou plutocirct cette double fin assurer le bonheur du
plus grand nombre faire coiumlncider lrsquointeacuterecirct de lrsquoindividu avec celui de la socieacuteteacute) reacutevegravele son
ambition agrave la mesure des moyens qursquoelle emploie Sa condition de possibiliteacute repose tout
entiegravere sur cette croyance les inteacuterecircts convergent naturellement Pour cela Bentham est
ameneacute agrave consideacuterer que lrsquoindividu normal est ameneacute sans srsquoappuyer sur un principe asceacutetique
agrave pouvoir naturellement renoncer agrave une partie de son inteacuterecirct dans lrsquointeacuterecirct drsquoautrui
Parcourons briegravevement cette reacuteponse telle que Guyau notamment lrsquoexpose de maniegravere
critique dans La Morale anglaise contemporaine (1885)
1 La premiegravere reacuteponse de Bentham engage un optimisme que la reacutealiteacute eacuteconomique
met agrave mal Bentham constate lrsquointerdeacutependance des inteacuterecircts il en induit leur convergence
Mais on peut nier cette induction que les inteacuterecircts des individus soient fortement entrelaceacutes
ne signifie nullement qursquoils sont identiques Rien nrsquoassure a priori que ce qui est
eacuteconomiquement avantageux agrave lrsquoun nrsquoest pas nuisible agrave lrsquoautre
2 La deuxiegraveme reacuteponse inteacuteresse clairement notre sujet il est celui de la contrainte
leacutegislative Si les inteacuterecircts divergent lrsquoEacutetat peut mettre en place un ensemble de regravegles qui
forceront les inteacuterecircts agrave coiumlncider mecircme lorsqursquoils divergent La critique de Guyau est radicale
et non sans raison la coercition ne relegraveve que du dressage de la puissance qursquoune volonteacute
eacutetrangegravere exerce sur une puissance exteacuterieure et ne pourra agrave ce titre jamais ecirctre pleinement
efficace Lrsquoeacuteconomie du pouvoir impose de nrsquoavoir pas toujours le glaive leveacute pour produire
lrsquoobeacuteissance ndash et en fait il ne srsquoagit que de soutirer des individus par cet affect triste qursquoest la
crainte lrsquoobeacuteissance servile et passive Guyau commente ainsi
Ceux qui sont les instruments de cette contrainte comme ceux qui en sont les
objets se deacuteroberont sans cesse agrave la main qui voudra srsquoen servir et se retourneront
contre elle En drsquoautres termes toute force physique est neacutecessairement impuissante
tyrannique agrave double fin et agrave double effet (Guyau 1885 p 285)
175
Si les punitions visent agrave laquo mater la sensibiliteacute raquo selon lrsquoexpression de G Compayre (citeacute
par Prairat 1999a p 47) elles finissent par terrasser la personnaliteacute
3 Le dernier argument mobiliseacute par Bentham est subtil il srsquoagit de la sympathie Agrave
force drsquoentrecroiser son inteacuterecirct avec autrui notre imagination devance cette coiumlncidence et
lrsquoappreacutehende comme certaine Agrave terme on nrsquoimagine plus jouir sans que lrsquoautre jouisse aussi
La sympathie creacutee ainsi une illusion favorable qui sera agrave mecircme de faire taire les divergences
reacuteelles la sympathie compense un eacutegoiumlsme pour ainsi dire axiomatique Mais Guyau remarque
que cette compensation buttera toujours contre ce qui fait le fond de la theacuteorie utilitariste
lrsquoeacutegoiumlsme de lrsquoindividu lorsqursquoil est lucide lui interdira toujours un sacrifice et srsquoil faut
lrsquoaveugler pour soutirer ce deacutesinteacuteressement il suffira drsquoeacuteclairer lrsquoindividu pour qursquoil se
recentre sur lui Lrsquoargument de Guyau peut ecirctre compris comme croisant deux traditions
argumentatives La premiegravere vient de Hume et de sa fiction du sensible knave (ou coquin
senseacute) supposons un eacutegoiumlste eacuteclaireacute confronteacute au systegraveme de sanction qursquoon lui preacutesente
comment reacuteagirait-il La seconde vient de Mill qui eacutecrit que laquo les associations entre les ideacutees
morales qui sont des creacuteations entiegraverement artificielles cegravedent graduellement agrave mesure que
la culture intellectuelle progresse agrave la force dissolvante de lrsquoanalyse raquo (Mill 2012 p 78)
Lrsquoanalyse opeacutereacutee par le sensible knave permet de deacutefaire toutes les associations artificielles et
de deacutejouer toutes les sanctions Lrsquoillusion de moraliteacute engendreacutee par la sanction pourra
toujours ecirctre dissipeacutee par un eacutegoiumlste intelligent qui saura lutter contre cette manipulation le
cynique obseacutedeacute par son inteacuterecirct pourra toujours deacutejouer cette hallucination qursquoon cherche agrave
introduire en lui agrave son insu
512 Exposition critique du recours agrave la sanction par Mill
John Stuart Mill est soucieux de ne pas reconduire les lacunes de la reacuteponse
benthamienne Si les inteacuterecircts ne coiumlncident pas naturellement on peut les faire converger
artificiellement Les chapitres II et III de LrsquoUtilitarisme consacrent une partie de leur
deacuteveloppement agrave cette probleacutematique
Le chapitre III de LrsquoUtilitarisme srsquointeacuteresse notamment agrave la laquo sanction ultime du
principe drsquoutiliteacute raquo La question laquo quelle est [l]a sanction [du principe drsquoutiliteacute] raquo devient ainsi
176
celle-ci laquo Quels sont les motifs drsquoy obeacuteir Et plus speacutecifiquement quelle est la source de
lrsquoobligation qursquoil entraicircne Drsquoougrave deacuterive sa force contraignante raquo (Mill 2012 p 69)
Cette force contraignante est de deux sortes elle est soit externe et relegraveve de
lrsquoorganisation sociale soit interne et relegraveve de lrsquoeacuteducation
La sanction externe
Concernant les sanctions externes Mill eacutecrit laquo Il srsquoagit de lrsquoespoir de plaire et la crainte
de deacuteplaire agrave nos semblables ou au Maicirctre de lrsquoUnivers accompagneacutes de la sympathie ou de
lrsquoaffection que nous avons pour eux ou de lrsquoamour et la crainte respectueuse que nous avons
pour Lui et qui nous poussent agrave faire sa volonteacute indeacutependamment des conseacutequences pour
notre eacutegoiumlsme raquo (2012 p 71) Il srsquoagit pour Mill de poser que ces sanctions qui valent dans
tous les systegravemes de morale peuvent eacutegalement valoir dans le systegraveme utilitariste laquo toute la
force des reacutecompenses et des peines externes raquo sont des ressources morales et constituent
des laquo motifs drsquoobeacuteissance raquo qui reacutevegravelent une conception de la morale comme simple
obeacuteissance
Les inteacuterecircts ne coiumlncident-ils pas spontaneacutement Changeons lrsquoorganisation sociale en
sorte que les individus nrsquoaient pas drsquoautre choix que drsquoallier leur bonheur laquoldquoTraite autrui
comme tu voudrais ecirctre traiteacute et aime ton prochain comme toi-mecircmerdquo En tant que moyen de
srsquoen rapprocher lrsquoutiliteacute recommanderait en premier lieu que les lois et les formes
drsquoorganisation sociale placent le bonheur ou (pour parler de maniegravere pratique) lrsquointeacuterecirct de
chaque individu autant que possible avec les inteacuterecircts du tout [hellip] raquo (Mill 2012 pp 50-51)
Cette reacuteponse qui nrsquoest pas sans rappeler celle de Bentham reacutevegravele cependant des
limites Car lrsquoenvie ne continuera-t-elle pas drsquoexister Si bien que le bonheur de lrsquoun pourra
toujours faire le malheur drsquoun autre Et peut-on du reste se satisfaire de contribuer au bien
collectif ndash nrsquoy a-t-il pas non seulement quelque naiumlveteacute mais aussi quelque danger agrave identifier
le bonheur individuel et le bonheur de la collectiviteacute de fondre le premier dans le second
Reste cette derniegravere difficulteacute les individus nrsquoagiront comme ils doivent agir que tant
que dure la contrainte avec ce qursquoelle requiert en termes de coucirct aussi bien dans la
surveillance que dans la sanction Peut-on vraiment contraindre durablement les individus agrave
promouvoir un bonheur collectif auquel ils nrsquoaspirent pas drsquoeux-mecircmes Si on veut que la
sanction preacutetende agrave une certaine efficaciteacute il faut lrsquointernaliser
177
La sanction interne
Concernant les sanctions internes il srsquoagit drsquo laquo un sentiment qui est preacutesent dans notre
propre esprit une douleur plus ou moins intense qui accompagne la violation du devoir
douleur qui chez ceux dont la moraliteacute a eacuteteacute eacuteduqueacutee comme il convient les conduit dans les
cas les plus graves agrave srsquoen deacutetourner comme drsquoune impossibiliteacute raquo (Mill 2012 p 72) Ce
laquo sentiment subjectif raquo constitue laquo la sanction ultime de toute moraliteacute raquo (2012 p 73) Si cette
sanction interne nrsquoa pas prise sur le sujet Mill considegravere qursquo laquo aucune morale drsquoaucune sorte
nrsquoa de prise si ce nrsquoest par les sanctions externes raquo Soit une sanction interne soit une sanction
externe la morale ne semble pas pouvoir eacutechapper agrave cette exigence de sanction
Ainsi la veacuteritable ressource de lrsquoutilitarisme est lrsquoeacuteducation Poursuivons lrsquoextrait initieacute
ci-dessus
[hellip] en second lieu que lrsquoeacuteducation et lrsquoopinion qui ont un tel pouvoir sur le
caractegravere humain utilisent ce pouvoir de faccedilon agrave eacutetablir dans lrsquoesprit de chaque individu
une association indissoluble entre son propre bonheur et le bien du tout en particulier
entre son propre bonheur et la pratique des modes de conduite neacutegatifs et positifs
que la consideacuteration pour le bonheur universel prescrit afin que de cette maniegravere non
seulement il soit incapable de concevoir la possibiliteacute drsquoun bonheur pour lui-mecircme qui
srsquoaccorde avec une conduite opposeacutee au bien geacuteneacuteral mais encore qursquoexiste en
chaque individu une impulsion directe agrave promouvoir le bien geacuteneacuteral qui soit lrsquoun des
motifs habituels de lrsquoaction et que les sentiments qui lui sont relieacutes occupent une place
importante et eacuteminente dans lrsquoexistence sensible de chaque ecirctre humain (Mill 2012
p 73)
La puissance de lrsquoeacuteducation est drsquoapregraves John Stuart Mill agrave peu pregraves illimiteacutee lrsquoecirctre
humain est un mateacuteriau passif que lrsquoon peut modeler agrave sa guise
178
[la faculteacute morale] est [hellip] susceptible par une utilisation suffisante des
sanctions externes et par la force des premiegraveres affections drsquoecirctre cultiveacutee dans
presque nrsquoimporte quelle direction il nrsquoy a quasiment rien de si absurde ou nuisible
qursquoon ne puisse au moyen de ces influences imposer agrave lrsquoesprit humain avec toute
lrsquoautoriteacute de la conscience (Mill 2012 p 77)
Or lrsquoeacuteducation consiste agrave conditionner lrsquoindividu agrave agir pour le bien de la collectiviteacute
quand il croit agir pour son bien Il srsquoagit de susciter chez lui une illusion qui consiste agrave lui faire
croire qursquoil œuvre agrave son inteacuterecirct quand il se consacre en reacutealiteacute au bien social Lrsquoeacuteducation
consiste ainsi agrave creacuteer une forme de somnambulisme gracircce auquel le sujet ne pense plus par
lui-mecircme mais se trouve parfaitement adapteacute agrave la socieacuteteacute qui lrsquoeacuteduque Lrsquoindividu nrsquoest fait
que pour le social
Guyau condamne radicalement cette conception de lrsquoeacuteducation Eacuteduquer eacutecrit Guyau
qui pense agrave un ideacuteal drsquoeacuteleacutevation crsquoest laquo la mise en possession de soi raquo crsquoest la personnaliteacute Or
lrsquoeacuteducation utilitaire ne vise rien drsquoautre que le dressage lrsquooriginaliteacute peut (et mecircme doit) ecirctre
sacrifieacutee au nom du bien social La volonteacute est briseacutee et toute spontaneacuteiteacute est eacutetouffeacutee
Voulant faire de lrsquohomme un moyen en vue du bonheur social voulant le reacuteduire
au rang drsquoinstrument nos reacuteformateurs ne tardent pas agrave srsquoapercevoir que lrsquoinstrument
le meilleur dans certains cas crsquoest celui qui pense et veut le moins [hellip] Eacutelever de cette
maniegravere en derniegravere analyse ne serait-ce pas abaisser (Guyau 1885 p 318)
Pour Guyau lrsquoutilitarisme ne cherche pas agrave eacuteduquer un ecirctre pour lui-mecircme mais pour
lrsquoadapter agrave une fonction pour lrsquoemployer au bonheur collectif Le sujet agrave eacuteduquer nrsquoest plus
une fin il est un pur moyen ndash et Guyau estime que ce genre de dressage est propre agrave tous les
despotismes laquo Lagrave ougrave lrsquoindividualiteacute disparaicirct on ne tarde pas agrave voir apparaicirctre la servitude et
lrsquoabaissement moral engendre lrsquoabaissement politique qui lrsquoexploite et lrsquoaccroicirct encore raquo
(Guyau 1885 p 320) Lrsquoeacuteducation utilitariste en tant qursquoelle ne vise que le dressage de la
179
conduite aux deacutepens de lrsquoeacutepanouissement des faculteacutes (et de lrsquointelligence surtout) est en ce
sens totalitaire et dangereuse elle suspend le destin de lrsquoindividu au social Le paradoxe est
que lrsquoutilitarisme est une philosophie inspireacutee par la liberteacute ndash mais les moyens qursquoil preacuteconise
ne sauraient plus sucircrement contredire le projet drsquoeacutemancipation Lrsquoeacuteducation utilitaire
preacutesuppose et entretient la passiviteacute des ecirctres qursquoelle preacutetend eacuteduquer ce faisant elle ne
saurait srsquoeacutelever au-dessus du dressage
Il est eacutetonnant de voir Mill adheacuterer agrave la thegravese platonicienne drsquoune fonction expiatoire
de la sanction le profit pour un penseur utilitaire nrsquoest-ce pas toujours le plaisir Comment
pourrait-on dans ce systegraveme vouloir la souffrance vouloir le mal Si la sanction contredit
lrsquointeacuterecirct elle doit toujours apparaicirctre comme un mal et comme telle non deacutesirable La
sanction morale est impensable dans lrsquoutilitarisme Drsquoougrave le paradoxe eacutenonceacute par Guyau la
sanction morale ne peut exister et ecirctre efficace que si lrsquoagent moral nrsquoest pas utilitariste
La sanction ultime la conviction drsquoune diffeacuterenciation qualitative des plaisirs
Agrave dire vrai Mill ne reacuteduit pas la morale agrave ce double systegraveme de sanction (interne et
externe) la laquo sanction ultime raquo (2012 p 84) reacuteside dans la conviction que le sentiment moral
pour ceux qui le possegravedent laquo preacutesente tous les caractegraveres drsquoun sentiment naturel [qui se
manifeste] comme un attribut dont il serait facirccheux pour eux drsquoecirctre priveacutes raquo Autrement dit le
sentiment drsquoobligation est une source de jouissance dont la qualiteacute est pour ainsi dire
incommensurable aux jouissances purement sensibles et disons-le vulgaires
Certes il ne srsquoagit que drsquoune conviction crsquoest-agrave-dire une certitude subjective Mais elle
engage une thegravese des plus probleacutematiques pour lrsquoutilitarisme au seul critegravere de la quantiteacute
benthamien Mill ajoute un critegravere qualitatif qui permet de hieacuterarchiser les plaisirs selon une
axiologie qui relegraveve du teacutemoignage de ceux qui ont lrsquoexpeacuterience des deux Au nom de
lrsquoexpeacuterience Mill se croit donc autoriseacute de supposer une hieacuterarchie des plaisirs ougrave les
jouissances intellectuelles artistiques et morales vaudraient mieux que les volupteacutes purement
sensibles En drsquoautres termes pour celui qui a acceacutedeacute au plaisir de lrsquoobligation morale il ne fait
pas de doute que ce plaisir vaut davantage que la jouissance eacutegoiumlste
Toute la difficulteacute est que ce principe entre en contradiction avec lrsquoeacuteleacutement fondateur
de lrsquoutilitarisme agrave savoir que un vaut un La hieacuterarchie des plaisirs engage un aristocratisme
qui heurte lrsquoexigence drsquoeacutegaliteacute Alors que lrsquoutilitarisme se voulait non normatif il se voit avec
180
Mill teinteacute drsquoun preacutejugeacute axiologique impossible agrave justifier ndash quand bien mecircme Mill en appelle agrave
lrsquoexpeacuterience En teacutemoigne ce passage
[hellip] crsquoest un fait incontestable que ceux qui connaissent eacutegalement bien lrsquoun et
lrsquoautre modes de vie et sont eacutegalement capables de les appreacutecier et drsquoen tirer une
satisfaction accordent une preacutefeacuterence tregraves marqueacutee agrave celui qui fait appel agrave leur faculteacute
noble (Mill 2012 p 35)
Mais ce laquo fait incontestable raquo peut et doit logiquement ecirctre contesteacute Rien nrsquoassure
deacutejagrave que ces connaisseurs y aient une connaissance eacutegale des genres de plaisir ne pourrait-
on pas imaginer que crsquoest faute de pouvoir jouir de la volupteacute sensible qursquoon deacuteveloppe les
plaisirs dits laquo nobles raquo Peut-ecirctre somme toute ce sentiment nrsquoest-il qursquoune superstition neacutee
drsquoune eacuteducation tellement inteacuterioriseacutee qursquoon la croit naturelle De plus cette laquo preacutefeacuterence
tregraves marqueacutee raquo nrsquoest pas absolue puisque souvent un plaisir vulgaire est preacutefeacutereacute au plaisir
noble crsquoest bien la preuve que lrsquoargument de Mill est moins une preuve drsquoexpeacuterience qursquoun
jugement de valeur Enfin Mill eacutecrivait agrave la page preacuteceacutedente laquo Si de deux plaisirs il en est un
auquel tous ceux ou presque qui ont expeacuterimenteacute les deux accordent une nette preacutefeacuterence
[hellip] raquo ce laquo ou presque raquo est une entorse suppleacutementaire agrave lrsquoinduction empirique proposeacutee par
Mill De son propre aveu Mill reconnaicirct que les experts ne seraient pas unanimes Il srsquoagirait
donc seulement de la majoriteacute (tout hypotheacutetique ) drsquoune minoriteacute Autrement dit non
seulement ce ne sont pas tous les ecirctres qui ont expeacuterimenteacute les deux genres de plaisir qui
optent en faveur de lrsquoobligation non seulement ceux qui optent en faveur de lrsquoobligation ne
le font pas toujours loin srsquoen faut et rien nrsquoassure que ceux qui le font au moment ougrave ils le
font le font pour de solides raisons et qursquoils ne sont pas conditionneacutes par des associations
drsquoideacutees qui les trompent ultimement Crsquoest dire que la proposition de Mill est fragile et repose
davantage sur une conviction de son auteur que sur des arguments ou lrsquoexpeacuterience la sanction
ultime est peut-ecirctre lrsquoultime illusion
Reacutesumons-nous pour Mill pas de morale sans sanction mais la sanction mecircme
devient avec la sanction ultime celle du feeling une source de plaisir Toutefois rien ne
permet drsquoassurer que ce sentiment nrsquoest pas autre chose qursquoune hallucination (une conviction
181
inteacuterieure ou un preacutejugeacute ne prouvant eacutevidemment rien) et qursquoune analyse lucide de son
inteacuterecirct permettra de dissiper Autrement dit lrsquoutilitarisme ne pense la sanction que dans une
optique de dressage et ne peut guegravere susciter lrsquoobeacuteissance qursquoau deacutetriment de lrsquointeacuterecirct
sensible du sujet Ce dernier aura ainsi tout inteacuterecirct agrave reacutesister agrave cette eacuteducation qui vise
lrsquoemprise inteacuterieure
52 La fonction de protection la crainte
La sanction sociale devient alors le tout de la sanction en tant qursquoelle seule nrsquoest pas
teinteacutee drsquoimmoraliteacute ou de contradiction logique On sanctionne un sujet pour qursquoil ne nuise
pas agrave la collectiviteacute
Quel est le beacuteneacutefice de la sanction Au groupe la seacutecuriteacute mais au sanctionneacute Rien
semble-t-il Estime-t-on qursquoil a meacuteriteacute sa sanction On tombe dans lrsquoexpiation La sanction est
peut-ecirctre la condition de lrsquoeacuteducabiliteacute drsquoun groupe lorsqursquoun deacuteviant rend impossible cette
eacuteducation ndash mais le deacuteviant sanctionneacute est-il eacuteduqueacute pour autant Non il est dresseacute mais
non eacutemancipeacute
Lrsquoexclusion est la sanction sociale qui produit la protection du groupe avec le minimum
de souffrance on ne saurait preacutesumer de cruauteacute Elle est agrave ce titre la candidate au titre de
meilleure sanction sociale elle est sans doute la moins injuste Mais qui ne voit que lrsquoexclusion
est un renoncement agrave lrsquoeacuteducation On marginalise celui qursquoon exclut on le prive de ce dont
il aurait besoin davantage que les autres
Renonccedilons agrave lrsquoexclusion (version soft de la sanction) et incluons le chacirctiment (peine
sensible reacutegleacutee a priori par une loi) Qursquoy gagne-t-on Sur le moment de la frustration (nous
verrons si lrsquoeacuteducation doit poursuivre ce but de frustrer et pourquoi) apregraves coup du remords
(mais srsquoagit-il du remords comme aiguillon que nous avons eacutevoqueacute ) avant (qui est
ideacutealement le but viseacute la preacutevention) de la crainte La crainte est lrsquoopeacuterateur affectif qui guide
la conduite proscrit toute deacuteviance inhibe la conduite Qui ne voit pas cela qursquoil srsquoagit lagrave
uniquement de dressage
521 La proposition de Hobbes
La reacutefeacuterence philosophique majeure pour penser cet effet de la sanction est Hobbes
182
Le paradoxe eacutenonceacute par ce philosophe est que lrsquoespegravece humaine ne peut jamais ecirctre
plongeacutee que dans la crainte ndash crsquoest bien la crainte qui le domine agrave lrsquoeacutetat de nature et crsquoest
encore la crainte qui eacutetend son empire dans la socieacuteteacute civile Toutefois une crainte est
preacutefeacuterable agrave lrsquoautre nous allons voir pourquoi
Commenccedilons par la crainte agrave lrsquoeacutetat de nature elle est crainte de mort violente
Pourquoi Afin de le comprendre il faut consideacuterer que lrsquoeacutetat de nature est drsquoapregraves Hobbes
un eacutetat entropique qui roule vers le deacutesordre La faute nrsquoen revient pas agrave une nature humaine
vicieuse ou corrompue La raison en deacutecoule simplement de la nature du deacutesir humain Vivre
en effet crsquoest deacutesirer et le deacutesir dure aussi longtemps que dure la vie Or pour satisfaire son
deacutesir lrsquoecirctre humain cherche agrave accroicirctre la puissance dont il dispose Au chapitre XI du
Leacuteviathan Hobbes eacutecrit laquo je place au premier rang agrave titre de penchant universel de tout le
genre humain un deacutesir inquiet drsquoacqueacuterir puissance apregraves puissance deacutesir qui ne cesse
seulement qursquoagrave la mort raquo (2000 p 187) On le voit toute la reacuteponse de Hobbes repose sur
une anthropologie du deacutesir qui fait que tout ecirctre humain (enfants et adultes compris) vise
lrsquoaccroissement de sa puissance
Pourquoi le deacutesir est-il laquo inquiet raquo Parce qursquoagrave lrsquoeacutetat de nature regravegne lrsquoincertitude Mais
pourquoi y a-t-il incertitude La reacuteponse de Hobbes est tregraves surprenante parce qursquoagrave lrsquoeacutetat de
nature lrsquoeacutegaliteacute regravegne aussi au niveau des aptitudes du corps qursquoau niveau des faculteacutes de
lrsquoesprit Il y a drsquoabord une eacutegaliteacute effective de la puissance du corps dans la mesure ougrave nul ne
peut ecirctre assureacute de lrsquoemporter deacutefinitivement sur autrui pour satisfaire son deacutesir Hobbes eacutecrit
ainsi au chapitre XIII laquo en ce qui concerne la force du corps le plus faible a assez de force pour
tuer le plus fort soit par une manœuvre secregravete soit en srsquoalliant agrave drsquoautres qui sont avec lui
confronteacutes au mecircme danger raquo (2000 p 220) En effet chacun est vulneacuterable durant son
sommeil et le plus fort physiquement ne peut rien face agrave la deacutetermination du plus faible
Concernant les faculteacutes de lrsquoesprit personne ne se croit infeacuterieur agrave autrui tout un chacun est
marqueacute par une vaniteacute telle qursquoil se prend pour la mesure mecircme du bon sens Crsquoest la vaniteacute
surtout qui rend les hommes si eacutegaux et qui produit cette laquo eacutegaliteacute dans lrsquoespeacuterance que nous
avons de parvenir agrave nos fins raquo (2000) Degraves lors on comprend comment lrsquoeacutegaliteacute peut produire
de lrsquoincertitude pour peu qursquoun mecircme objet soit convoiteacute par plusieurs srsquoobserve une
concurrence des deacutesirs agrave la hauteur de lrsquoespeacuterance que chacun a de pouvoir se procurer lrsquoobjet
en question Toutes les puissances sont alors engageacutees rendant la situation explosive puisque
personne en raison de sa vaniteacute ne souhaitera renoncer Aussi Hobbes repegravere trois causes de
183
guerre La compeacutetition la recherche du profit est la premiegravere cause de conflit Fort
logiquement la deacutefiance qui nous pousse agrave rechercher la seacutecuriteacute en constitue une seconde
on se meacutefiera drsquoautrui on cherchera donc preacuteventivement agrave srsquoen rendre maicirctre Il en
demeure une troisiegraveme cause de discorde qui a trait agrave la reacuteputation la gloire Puisque laquo la
reacuteputation de puissance est puissance raquo (2000 p 171) lrsquoimage qursquoon renvoie devient cruciale
Lrsquoeacutetat de nature est un eacutetat de droit ougrave chacun a la puissance de tout faire pour se
conserver Le paradoxe est que la mise en œuvre de ces moyens (rationnels individuellement)
produit une situation conflictuelle (irrationnelle globalement) Le moyen spontaneacute de se
conserver est contraire agrave sa conservation Lrsquoeacutetat de nature est un eacutetat de guerre (homo homini
lupus) car lrsquohomme est un eacutegoiumlste rationnel et non un ecirctre animeacute par une sociabiliteacute naturelle
La conseacutequence est que la violence ne peut que deacutecouler de cette eacuteconomie des affects
violence pour se rendre maicirctre drsquoautrui et de ses biens violence pour se deacutefendre violence
laquo pour des deacutetails raquo laquo un mot un sourire une opinion diffeacuterente et tout autre signe qui les
sous-estime raquo (2000 p 224) Aucune entreprise durable ne peut ecirctre envisageacutee cette
situation est un eacutetat de guerre potentielle ndash non pas neacutecessairement une guerre deacuteclareacutee mais
une laquo disposition reconnue au combat pendant tout ce temps qursquoil nrsquoy a pas drsquoassurance du
contraire raquo (2000 p 225) Lrsquoincertitude de lrsquoeacutetat de nature entraicircne donc une crainte
geacuteneacuteraliseacutee celle drsquoune mort violente dans une condition qui est celle drsquoune guerre de tous
contre tous bellum omnium contra omnes Cet eacutetat reconnaicirct Hobbes nrsquoa peut-ecirctre jamais
existeacute comme tel il est cette situation limite vers laquelle tend lrsquohumaniteacute tant qursquoun pouvoir
souverain ne contraint pas les individus Dans ce triste eacutetat laquo il regravegne une peur permanente
un danger de mort violente La vie humaine est solitaire miseacuterable dangereuse animale et
bregraveve raquo (2000 p 225) Lrsquohomme agrave lrsquoeacutetat de nature nrsquoest qursquoun animal craintif contrarieacute dans
son deacutesir de seacutecuriteacute Aussi la chose la plus raisonnable au monde consiste agrave vouloir sortir de
cet eacutetat lamentable
Au fond tout le malheur de la condition humaine agrave lrsquoeacutetat de nature reacuteside dans la liberteacute
de lrsquoindividu qui nrsquoest limiteacutee que par sa puissance Freud comme nous le verrons ne dira pas
autre chose dans Malaise dans la culture la liberteacute nrsquoest pas un bien de culture mais bien de
nature et elle est puissance potentiellement agressive Tant que lrsquoindividu se donnera un
pouvoir illimiteacute sur toute chose il constituera toujours une menace pour autrui qui srsquoen
deacutefiera La raison prescrit donc que lrsquoindividu renonce agrave ce droit mais si autrui nrsquoy renonce
pas en mecircme temps il serait irrationnel de se livrer agrave autrui On ne sort pas de lrsquoincertitude si
184
facilement Il faudrait qursquoune puissance supeacuterieure me garantisse que lrsquoautre limite sa liberteacute
or cette puissance ne peut eacutemerger que si chacun y a deacutejagrave renonceacute On ne peut sortir de lrsquoeacutetat
de nature qursquoagrave condition drsquoen ecirctre deacutejagrave sorti on ne met fin agrave lrsquoincertitude qursquoen preacutesupposant
y avoir deacutejagrave mis un terme
Le paradoxe est particuliegraverement visible dans la preacutesentation que fait Hobbes de ce
qursquoil nomme les laquo lois naturelles raquo ce sont des theacuteoregravemes de la raison qui eacutenoncent des
principes qui interdisent de faire ce qui nuit agrave sa conservation et permettent ainsi de
maximiser ses chances de survie Premier loi de la raison laquo chercher la paix et la maintenir raquo
agrave deacutefaut de paix laquo nous deacutefendre nous-mecircme par tous les moyens raquo Or la condition de la paix
est que chacun abandonne son droit sur toute chose telle est la seconde loi de la raison Cet
abandon ou transfert de droit ne peut passer que par un contrat mais qursquoest-ce qui agrave lrsquoeacutetat
de nature oblige agrave tenir son engagement Troisiegraveme loi de la raison il faut exeacutecuter les
conventions qursquoon a faites On voit les conditions srsquoenchaicircner se suspendre lrsquoune agrave lrsquoautre
sans qursquoaucune ne soit ferme et eacutetablie laquo Il srsquoagit agrave chaque fois de poser moralement un
principe qui est le moyen de lrsquoeffectiviteacute du principe preacuteceacutedent raquo eacutecrit ainsi Michel Malherbe
(Article Hobbes in Raynaud amp Rials 2003 p 323) Il faut un terme dernier pour mettre fin au
risque de reacutegression agrave lrsquoinfini
Ce terme dernier est politique instituer un pouvoir assez puissant qui garantira le
respect des conventions (troisiegraveme loi) qui permettra donc lrsquoautolimitation de la liberteacute de
chacun (seconde loi) et assurera la paix (premiegravere loi) Mais comment faire Comme creacuteer
lrsquoEacutetat artifice neacute de la raison humaine ndash reacuteducteur drsquoincertitude neacute pourtant drsquoun temps
drsquoincertitude Toute la difficulteacute est que lrsquoengagement que nous prenons avec lrsquoautre nrsquoa de
valeur que si lrsquoautre respecte aussi son engagement Or qursquoest-ce qui mrsquoassure que lrsquoautre nrsquoest
pas un insenseacute qui tentera de me subjuguer au moment mecircme ougrave je deacutepose les armes pour
coopeacuterer Comment faire confiance agrave un autre dont je ne peux jamais connaicirctre lrsquointention
On voit le paradoxe si je suis rationnel mais que je soupccedilonne lrsquoautre de pouvoir ecirctre insenseacute
je me conduirais moi-mecircme comme un insenseacute La crainte telle une croyance autoreacutealisatrice
engendre son propre objet On retrouve ici un des paradoxes eacutenonceacute dans le dilemme du
prisonnier en lrsquoabsence de communication et surtout de confiance les deacutecisions prises
isoleacutement conduisent agrave la pire situation geacuteneacuterale Car la confiance voilagrave la difficulteacute se perd
mais ne se gagne pas la promesse lorsque la confiance nrsquoest pas deacutejagrave lagrave est toujours vaine Il
185
y a comme un eacutechec programmeacute de lrsquoobligation agrave exeacutecution diffeacutereacutee qui repose sur une
confiance que rien ne fonde Il faut une contrainte
Il est inteacuteressant de noter que ce problegraveme est si deacutelicat que Hobbes a reacuteviseacute sa reacuteponse
agrave plusieurs reprises Michel Malherbe expose avec une grande clarteacute lrsquoeacutevolution de la penseacutee
hobbeacutesienne sur ce point (Raynaud amp Rials 2003 p 325) que nous ne retracerons pas ici Sans
rentrer donc dans le deacutetail de la reacuteponse de Hobbes nous dirons que crsquoest dans le Leacuteviathan
que la solution devient pleinement satisfaisante drsquoun point de vue logique Les notions de
personne et de repreacutesentation y sont essentielles En latin la personne est le personnage de
theacuteacirctre la personne en repreacutesente une autre dans ses actes et paroles Il y a donc la personne
naturelle qui parle et agit par elle-mecircme et la personne artificielle quand elle parle et agit agrave
la place drsquoun autre et agrave supposer que cet autre lrsquoait autoriseacute agrave agir et parler agrave sa place En cas
drsquoautorisation la personne artificielle sera lrsquoacteur mais la personne repreacutesenteacutee demeure
lrsquoauteur des actions et paroles ndash et ce que fait et dit lrsquoacteur pourra ecirctre imputeacute agrave lrsquoauteur Le
sujet est cause morale quand le Souverain est cause physique en tant qursquoil repreacutesente les
droits du sujet le transfert de droit nrsquoest pas lrsquoabandon de tous les droits mais lrsquoabandon du
droit de se gouverner soi-mecircme Voilagrave donc ce que lrsquoautorisation permet de penser
[hellip] une uniteacute reacuteelle de tous en une seule et mecircme personne uniteacute reacutealiseacutee par
une convention de chacun avec chacun passeacutee de telle sorte que crsquoest comme si chacun
disait agrave chacun jrsquoautorise cet homme ou cette assembleacutee et je lui abandonne mon
droit de me gouverner moi-mecircme agrave condition que tu lui abandonnes ton droit et que
tu autorises toutes ses actions de la mecircme maniegravere (Hobbes 2000 p 288)
Lrsquoengagement aupregraves des autres au profit drsquoun tiers sans contre-partie est donc celui
drsquoune autorisation autorisation agrave se soumettre agrave une volonteacute qui sera donc la sienne Obeacuteir au
souverain crsquoest obeacuteir agrave des lois dont on se reconnaicirct lrsquoauteur Lrsquoautoriteacute crsquoest donc autoriser
un tiers agrave me repreacutesenter en qualiteacute de personne artificielle et crsquoest ce tiers qui assure lrsquouniteacute
de la pluraliteacute Le Souverain ainsi creacuteeacute est libre absolu et garantit lrsquoexeacutecution de tous les
contrats ndash y compris lui-mecircme Tel est le tour de force de la proposition hobbesienne le
186
souverain se fonde lui-mecircme il garantit laquo sa propre condition de reacutealiteacute raquo selon lrsquoexpression
de Malherbe il est causa sui
Il est remarquable que lrsquoopeacuterateur de pacification ne soit pas la raison elle-mecircme
impuissante agrave obliger en situation drsquoincertitude mais un affect la crainte contrainte suprecircme
que mecircme lrsquoinsenseacute souffrant de myopie rationnelle eacuteprouve Cette puissance qui plane au-
dessus des hommes tel un dieu mortel les maintient encore dans une situation drsquoeacutegaliteacute
mais agrave la guerre de lrsquoeacutetat de nature se trouve substitueacutee la paix de lrsquoeacutetat civil agrave la crainte drsquoune
mort violente succegravede la crainte de deacutesobeacuteir agrave cet homme artificiel qursquoest le souverain agrave
lrsquoirrationaliteacute de la conduite agrave lrsquoeacutetat de nature qui consiste agrave accumuler de la puissance la
rationaliteacute drsquoune autolimitation prend la relegraveve Hobbes eacutecrit ainsi
Le but des humains (lesquels aiment naturellement la liberteacute et avoir de
lrsquoautoriteacute sur les autres) en srsquoimposant agrave eux-mecircmes cette restriction (par laquelle on
les voit vivre dans lrsquoEacutetat) est la preacutevoyance qui leur assure leur propre preacuteservation et
plus de satisfaction dans la vie autrement dit de sortir de ce miseacuterable eacutetat de guerre
qui est comme on lrsquoa montreacute une conseacutequence neacutecessaire des passions naturelles qui
animent les humains quand il nrsquoy a pas de puissance visible pour les maintenir en
respect et pour qursquoils se tiennent agrave lrsquoexeacutecution de leurs engagements contractuels par
peur du chacirctiment (Hobbes 2000 pp 281-282)
On voit ainsi le paradoxe de la condition humaine il est impossible drsquoeacutechapper agrave la
crainte mecircme si une crainte est preacutefeacuterable agrave une autre La crainte civile qui est crainte de la
loi ne fait que limiter ma puissance mais cette limitation qui affecte tout un chacun garantit
ma seacutecuriteacute Ainsi au nom de la seacutecuriteacute la logique passionnelle exige de renoncer agrave la liberteacute
individuelle La crainte de la loi est un opeacuterateur de rationalisation de la conduite qui nrsquoa pas
besoin de supposer la raison chez les ecirctres qursquoelle soumet
187
522 Examen critique
La reacuteponse de Hobbes est fameuse et on ne peut qursquoadmirer sa rigueur Toutefois
cette proposition nrsquoen demeure pas moins tregraves contestable aussi bien dans ses conclusions
que dans ses preacutemisses
Commenccedilons par la conclusion Que vaut la paix assureacutee par lrsquoautoriteacute civile et la
crainte de la loi Que vaut une telle existence celle drsquoun animal en cage qui nrsquoa de droit que
celui drsquoexister De la paix imposeacutee par le despotisme de la crainte Montesquieu eacutecrivait dans
LlsquoEsprit des lois laquo Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte le but en est
la tranquilliteacute mais ce nrsquoest point une paix crsquoest le silence de ces villes que lrsquoennemi est precirct
drsquooccuper raquo (Montesquieu 1993 p 186) Une telle paix est une lente mort ndash et la sanction qui
ne se legraveve que pour dresser le sujet pour le plonger dans lrsquoangoisse de la transgression est-elle
autre chose que cette mort lente Agrave lrsquoinstar du despotisme (Montesquieu 1993 p 190) la
sanction produit le regravegne de lrsquouniforme les diffeacuterences sont comme gommeacutees Qui
souhaiterait vivre ainsi Pour contester lrsquoideacutee que la tranquilliteacute constitue la fin du vivre-
ensemble Rousseau eacutecrivait laquo on vit tranquille aussi dans les cachots en est-ce assez pour
srsquoy trouver bien raquo (Rousseau 1971a p 520)
De plus pour que la sanction produise son effet il faut srsquoassurer que celui qui lrsquoapplique
soit juste Que vaut sinon pour celui qui la vit une seacutecuriteacute soumise au caprice et agrave lrsquoarbitraire
drsquoun ecirctre vivant dans lrsquoimpuniteacute La justice de lrsquoautoriteacute doit ecirctre assureacutee ce que la theacuteorie
de Hobbes ne permet pas de comprendre puisque la justice est pour lui pure artifice
Rousseau utilisait une analogie remarquable pour exprimer cette ideacutee laquo Les Grecs enfermeacutes
dans lantre du Cyclope y vivaient tranquilles en attendant que leur tour vicircnt decirctre deacutevoreacutes raquo
(Rousseau 1971a p 520) Si lrsquoautoriteacute est un Polyphegraveme la crainte armera toujours un Ulysse
contre elle πολυτρόπος qui eacutemergera pour ruser et terrasser lrsquoauteur de la crainte La
consolation qui consiste agrave se dire que laquo ce pourrait ecirctre pire raquo ne dure qursquoun temps il faut agrave
partir drsquoun moment promouvoir la vie pour elle-mecircme et non se contenter de survivre
Passons aux preacutemisses Crsquoest Rousseau qui le mieux a repeacutereacute dans lrsquoargumentation de
Hobbes le diallegravele de son anthropologie La critique est de nature meacutethodologique et constitue
agrave ce titre une objection deacutecisive indeacutependante des propositions positives de Rousseau
Hobbes en effet projette dans lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature des ideacutees et sentiments qui sont
neacutes dans la socieacuteteacute Il projette sur lrsquoessence de lrsquohomme des deacutefauts et des qualiteacutes qursquoil nrsquoa
fait qursquoacqueacuterir dans lrsquohistoire Voilagrave pourquoi Rousseau commence au deacutebut de son Discours
188
par laquo eacutecarter tous les faits raquo car laquo ils ne touchent point agrave la question raquo de la nature humaine
Lrsquoexpression laquo tous les faits raquo signifie tous les faits actuels lrsquohumaniteacute drsquoaujourdrsquohui qui nrsquoa
pas toujours eacuteteacute ce qursquoelle est deacutesormais Lrsquohistoire ce sont les mille et une faccedilons dont
lrsquohomme se fait et se deacutefait Celui qui prend lrsquohomme pour une reacutealiteacute eacuteternelle ne comprend
pas que lrsquohomme tel qursquoon lrsquoobserve aujourdrsquohui est le fruit drsquoun procegraves crsquoest un devenu et
non pas un ecirctre immuable Pour Rousseau lrsquoeacutetat de nature dont parle Hobbes est deacutejagrave un eacutetat
social En effet dans sa description de lrsquoeacutetat de nature Hobbes eacutevoque lrsquoexistence de factions
crsquoest donc qursquoil y a des alliances or comment pourrait-il y en avoir srsquoil nrsquoy avait pas deacutejagrave le
langage reacutealiteacute sociale par excellence De mecircme Hobbes deacutecrit des hommes qui sont
ambitieux et pour qui la reacuteputation constitue un vecteur de puissance mais lrsquoambition et la
reacuteputation nrsquoont-elles pas de valeur qursquoau sein de socieacuteteacutes deacutejagrave constitueacutees De mecircme agrave lrsquoeacutetat
de nature eacutecrit Hobbes la rationaliteacute de lrsquohomme srsquoexerce quoiqursquoelle soit limiteacutee ndash mais
imagine-t-on lrsquoecirctre humain srsquoadonner spontaneacutement au calcul des conseacutequences et sans y
avoir eacuteteacute formeacute Toutes ces proprieacuteteacutes (langage alliances ambition raison) sont culturelles
et non pas naturelles Hobbes aurait confondu ainsi ce qui est essentiel avec ce qui est
accidentel Voilagrave pourquoi Rousseau peut eacutecrire dans le Second Discours que laquo crsquoest agrave force
drsquoeacutetudier lrsquohomme que nous nous sommes mis hors drsquoeacutetat de le connaicirctre raquo (1971a p 209)
on parle de lrsquohomme drsquoune culture donneacutee en croyant parler de lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature
on prend une eacutevidence pour une veacuteriteacute quand la veacuteriteacute exige de se deacuteprendre des eacutevidences
Pour le dire drsquoune maniegravere plus saisissante Hobbes ne fait que retrouver dans ses conclusions
(la neacutecessiteacute de la crainte lieacutee agrave la menace de la loi) les conseacutequences de ce qursquoil avait deacuteposeacute
implicitement dans ses hypothegraveses agrave titre drsquoeacutevidence (le pessimisme anthropologique qui
conduirait naturellement lrsquohomme agrave accroicirctre sa puissance et donc agrave ecirctre agressif)
De mecircme qursquoon ne fait pas de science (exacte) sans supposer une forme de
meacutetaphysique (a minima ce que Kant nomme une analytique de lrsquoentendement portant sur
les conditions de possibiliteacute du savoir humain et par conseacutequent sur ses limites) de mecircme on
ne saurait faire de politique de morale ou drsquoeacuteducation sans engager une reacuteflexion de nature
anthropologique Au fond sans doute Kant a-t-il raison lorsqursquoil articule toutes les questions
de la philosophie agrave celle-ci qursquoest-ce que lrsquohomme
On peut ainsi contester lrsquoefficaciteacute drsquoune loi qui ne reposerait que sur la crainte Si
lrsquoindividu est eacutegoiumlste comme le considegraverent Hobbes Bentham et Mill la sanction (et la crainte
189
qursquoelle fait naicirctre) seront toujours combattus comme des obstacles La crainte creacutee
meacutecaniquement de la reacutesistance lrsquoautoriteacute qui sanctionne sera alors vue comme un ennemi
au lieu drsquoecirctre vue comme lrsquoautoriteacute meacutediatrice qui integravegre Il faudrait casser cet eacutegoiumlsme ce
qui nrsquoest possible qursquoavec du dressage Ou alors preacutesupposer la volonteacute de bien faire de se
racheter chez le sujet qursquoon souhaite inteacutegrer ndash mais alors pourquoi le sanctionner Pour que
le groupe accepte sa reacutehabilitation Lrsquoancien deacuteviant pourrait invoquer son remords Mais
pourquoi faudrait-il toujours payer de sa personne de sa souffrance La souffrance est-elle la
seule monnaie drsquoeacutechange creacutedible Est-elle un critegravere axiologique
Les sanctions srsquointegravegrent dans un systegraveme de contraintes qui creacuteeacute de lrsquoopportunisme
sans creacuteer aucune disposition morale authentique Nous avons analyseacute cette ideacutee qui est celle
de Guyau dans notre travail consacreacute agrave la morale de lrsquoauteur de lrsquoEsquisse Nous en proposons
ici un reacutesumeacute
La sanction est-elle efficace au point de vue de social Nrsquoy a-t-il pas toujours une
contradiction potentielle entre les inteacuterecircts de la socieacuteteacute lrsquointeacuterecirct de lrsquoindividu Non pas
reacutepond John Stuart Mill la crainte que fait peser la sanction est inteacutegreacutee dans le calcul de
lrsquointeacuterecirct du sujet Ainsi la sanction acquiert-elle une dimension preacuteventive et une efficaciteacute
sans remettre en question la toute-puissance de lrsquointeacuterecirct lequel se trouve modifieacute et non
supprimeacute Mais Guyau objecte que si la crainte peut contraindre forcer lrsquoindividu agrave se
soumettre elle ne lrsquoobligera pas inteacuterieurement quand la crainte cessera
Si je ne cesse pas de le craindre [le chacirctiment] je fais tous mes efforts pour
lrsquoeacuteluder et pour le fuir non pour eacuteviter et fuir lrsquoaction agrave laquelle il srsquoattache direz-vous
donc qursquoil a toujours la mecircme efficaciteacute Lorsque le chacirctiment mrsquoatteint malgreacute moi
je le subis physiquement mais je le repousse moralement il mrsquoirrite et mrsquoexaspegravere
Lrsquoesclave le plus frappeacute est le plus indocile il faut ecirctre libre et maicirctre de soi pour ecirctre
puni avec profit (Guyau 1885 p 365)
Il y a dans lrsquoargument de Guyau comme une reprise de lrsquoargument eacutenonceacute par Spinoza
dans le livre III de LrsquoEacutethique Les reacutegimes politiques qui srsquoappuient sur le ressort de la crainte
190
peuvent bien contraindre temporairement tant que dure la menace mais la crainte affect
neacutegatif qui provoque de la tristesse suscitera meacutecaniquement chez le sujet qui lrsquoeacuteprouve
lrsquoeffort pour contrer les causes de cette crainte Crsquoest ce qursquoon peut induire de la lecture de
ces passages
Proposition XII
LrsquoEsprit autant qursquoil peut srsquoefforce drsquoimaginer ce qui augmente ou aide la
puissance drsquoagit du corps [hellip]
Proposition XIII
Quand lrsquoEsprit imagine ce qui diminue ou contrarie la puissance drsquoagir du Corps
il srsquoefforce autant qursquoil peut de se souvenir de choses qui en excluent lrsquoexistence [hellip]
Proposition XVIII
Lrsquohomme se trouve par lrsquoimage drsquoune chose passeacutee ou future affecteacute du mecircme
affect de Joie et de Tristesse que par lrsquoimage drsquoune chose preacutesente [hellip]
Proposition XIX
Qui imagine deacutetruit ce qursquoil aime sera triste et srsquoil lrsquoimagine conserveacute joyeux
[hellip]
Proposition XX
Qui imagine deacutetruit ce qursquoil a en haine sera joyeux
(Spinoza 1999 pp 225-237)
On voit combien la sanction sociale est condamneacutee agrave une efficaciteacute deacuterisoire non
seulement le sujet cherchera toujours agrave lrsquoesquiver mais la menace que la sanction fait planer
eacuteveillera toujours de la reacutevolte chez lrsquoindividu qui ne la verra que comme un obstacle La seule
sanction agrave laquelle Guyau semble conceacuteder de la pertinence est lrsquoexil ce qursquoil nomme du terme
191
bien malheureux de laquo deacuteportation raquo3 mais cette sanction ultime ne sonne-t-elle pas comme
un aveu drsquoimpuissance
En toute doctrine la socieacuteteacute peut exclure provisoirement de son sein le coupable
comme un ecirctre anti-social le releacuteguer mecircme deacutefinitivement dans quelque lieu de
deacuteportation mais il est difficile drsquoaller plus loin Une sanction sociale qui deacutepasserait
les limites drsquoune simple exclusion resterait toujours drsquoun point de vue absolu injuste agrave
lrsquoeacutegard drsquoun ecirctre irresponsable que lrsquointeacuterecirct entraine elle serait eacutegalement injuste agrave
lrsquoeacutegard drsquoun ecirctre libre qui ne reacutepondrait de sa conduite que devant sa conscience et
pourrait se reacutevolter contre tout chacirctiment venu du dehors (Guyau 1885 p 366)
Crsquoest cette impuissance de la sanction agrave pouvoir se saisir de la volonteacute du sujet qui
conduit Guyau agrave purger la morale de tout chacirctiment laquo Nous croyons que lrsquoideacutee de chacirctiment
drsquoexpiation imposeacutee est une de celles auxquelles la morale doit reacutesolument renoncer raquo (1885
p 366) De lrsquoilleacutegitimiteacute de la sanction naicirct donc son inefficaciteacute laquo de cette injustice essentielle
naicirctrait naturellement dans la pratique une inefficaciteacute relative punir ce nrsquoest pas
convaincre raquo (1885 p 366)
La seule sanction qui pourrait ne pas reconduire cet eacutecueil est la sanction que le
coupable srsquoinflige agrave lui-mecircme non pas comme geste imposeacute du dehors mais comme acte
choisi de plein greacute et donc leacutegitime agrave ses propres yeux ndash agrave la maniegravere dont les citoyens de
lrsquoantique Athegravenes srsquoinfligeaient eux-mecircmes le chacirctiment qui leur eacutetait soumis
Drsquoapregraves la loi atheacutenienne chaque coupable devait lui-mecircme proposer la peine
qursquoil jugeait proportionneacutee agrave sa faute crsquoest lagrave la sanction ideacuteale dont la socieacuteteacute reacuteelle
3 Le problegraveme est que Guyau ne preacutecise ce qursquoil entend par deacuteportation eacuteloignement geacuteographique supposons-noushellip mais pour aller ougrave Il ne srsquoagit pas drsquoenvoyer les criminels au bagne puisqursquoon sait que Guyau anticipe de maniegravere reacutealiste la fin du bagne ainsi que de maniegravere moins reacutealiste la fin de la prison Il ne srsquoagit pas non plus de les exterminer puisque Guyau est opposeacute agrave la peine de mort (on nrsquoen attend pas moins drsquoun auteur critique de la sanction) On peut supposer qursquoil srsquoagit drsquoun lieu eacuteloigneacute relativement deacutesert ougrave les criminels ne pourraient pas nuire agrave leurs semblables mais ne leur interdirait nullement de trouver une forme de bonheur
192
ira se rapprochant de plus en plus La sanction nrsquoexiste que lagrave ougrave le coupable lrsquoaccepte
bien plus la veut la fixe et lrsquoexerce lui-mecircme Je ne puis ecirctre puni dans toute la force
de ce mot que si crsquoest moi qui me punis (Guyau 1885 p 367)
On voit comment Guyau en eacutepousant la ligne argumentative utilitariste la retourne
contre elle-mecircme il nrsquoest de potentielle sanction morale efficace et leacutegitime que lrsquoauto-
sanction Tout autre sanction nrsquoest que dressage Reste agrave deacuteterminer si cette auto-sanction
mecircme nrsquoest pas encore probleacutematique
Autre difficulteacute de la sanction quant agrave sa fonction de protection si le but est de geacuteneacuterer
de la souffrance agrave tout le moins de susciter de la crainte drsquointimider de menacer il est difficile
de ne pas voir dans cette sanction protectrice un acte (agrave tout le moins une promesse) de
violence agrave lrsquoeacutegard de lrsquoinfracteur Un acte de violence reacutepond agrave un acte de violence Certes le
transgresseur a lrsquoinitiative de la violence mais on peut se demander srsquoil nrsquoy a pas un profond
paradoxe agrave reacutepondre sur un plan au fond similaire (celui de geacuteneacuterer du malaise) Si la question
peut agrave la limite ne pas se poser du point de vue de la justice peacutenale elle ne peut pas manquer
de se poser du point de vue eacuteducatif que dit-on lorsqursquoon sanctionne la violence par la
violence Lorsque le Talion est appliqueacute On ne pourra preacutetexter que lrsquoeacuteducateur est
seulement celui qui nrsquoa pas commenceacute (car cet argument nrsquoest jamais qursquoun enfantillage qui
ne fonde aucun droit) Ne rentre-t-on pas dans une probleacutematique de pouvoir Celui qui
sanctionne ne se discreacutedite-t-il pas ndash pour autant qursquoil cherche agrave eacutemanciper
53 La fonction mneacutesique
laquo Pourquoi la sanction raquo pourrait signifier laquo pourquoi (se) faire souffrir raquo
Une reacuteponse possible est proposeacutee par Nietzsche et reprise par Marcel Conche
Marcel Conche a eacutecrit dans Le Fondement de la morale
Pourquoi punir un enfant Pour qursquoil ne ldquorecommencerdquo pas pour qursquoil eacutevite la
faute agrave lrsquoavenir bref pour lui faccedilonner une meacutemoire Il est bon de faire souffrir si cela
193
permet drsquoeacuteviter de corriger lrsquoerrance de la volonteacute de forger une volonteacute forte crsquoest-
agrave-dire drsquoabord une volonteacute fondeacutee sur la meacutemoire (Conche 2003 p 124)
Crsquoest dire que sanction souffrance et meacutemoire semblent lieacutees Mais comment
Dans le deuxiegraveme traiteacute de la Geacuteneacutealogie de la morale Nietzsche comprend lrsquoecirctre
humain comme lrsquoanimal qui peut promettre (2000 p 118) Comment naicirct la responsabiliteacute
chez cet animal singuliegraverement oublieux (et lrsquooubli nrsquoest pas un deacuteficit de meacutemoire mais une
faculteacute active condition de santeacute morale) qursquoest lrsquohomme Nietzsche estime que cette
question est mecircme laquo le veacuteritable problegraveme de lrsquohomme raquo Comment est-on passeacute de cette
extraordinaire propension agrave lrsquooubli au sentiment de la responsabiliteacute agrave la conscience comme
instinct dominant
531 Chacirctiment et compensation
On connaicirct la reacuteponse de Nietzsche par des moyens mneacutemotechniques qui nrsquoont rien
de moraux ce qursquoil nomme la moraliteacute des mœurs cette longue peacuteriode de lrsquohistoire ougrave lrsquoecirctre
humain a eacuteteacute dresseacute afin drsquoecirctre rendu preacutevisible Et ce travail nrsquoaurait pas eacuteteacute possible sans
souffrance crsquoest cette derniegravere qui assure lrsquoincorporation laquo seul ce qui ne cesse de faire mal
reste dans la meacutemoire raquo laquo la douleur [est] lrsquoauxiliaire le plus puissant de la mneacutemotechnique raquo
(2000 pp 125-126) Toute discipline comme reacutesultat est donc le fruit drsquoune longue seacuterie de
chacirctiments qui nrsquoont pour drsquoautres fins que de soutenir cette meacutemoire si aiseacutement deacutefaillante
Ah la raison le seacuterieux la domination des affects toute cette teacuteneacutebreuse
affaire que lrsquoon appelle la reacuteflexion tous ces privilegraveges et ces attributs fastueux de
lrsquohomme qursquoil a fallu les payer cher que de sang et drsquohorreur au fond de toutes les
ldquobonnes chosesrdquo hellip (Nietzsche 2000 p 128)
Nietzsche on le voit charge le chacirctiment drsquoune fonction de reacutegulation
comportementale Le chacirctiment qui srsquoappuie sur la souffrance (on pourrait presque dire que
la souffrance est ce qursquoil y a drsquoessentiel dans le chacirctiment) dresse lrsquohomme et le rend preacutevisible
194
lagrave ougrave sa tendance deacutebonnaire agrave lrsquooubli le rendrait captif du preacutesent la socialisation est un
acquis tardif et nrsquoaurait pas eacuteteacute rendue possible sans cette longue seacuterie de chacirctiments qui ont
forgeacute la meacutemoire de lrsquohumaniteacute
Drsquoune toute autre maniegravere que Guyau Nietzsche retrace lrsquoorigine du sens du chacirctiment
et son eacutevolution Au deacutepart eacutetait la laquo dette raquo la relation entre creacuteancier et deacutebiteur Lors drsquoun
contrat le deacutebiteur srsquoengage agrave rembourser Or le meilleur gage consiste agrave payer de sa
personne si je ne peux rembourser je pourrais au moins souffrir Degraves lors lrsquohomme a appris
agrave mesurer il devenu lrsquoanimal eacutevaluateur par excellence Toute dette peut ecirctre compenseacutee par
de la souffrance le creacuteancier eacutetanche sa soif de puissance par la violence avec laquelle il se
paye en nature La compensation de la dette qui donne accegraves au titre de seigneur de maicirctre
consiste donc agrave pouvoir faire preuve de cruauteacute On fait donc mal pour le plaisir de faire mal
ou plutocirct pour la satisfaction que suscite chez celui qui inflige la souffrance le fait de faire
souffrir La cruauteacute est ce qursquoil a drsquoessentiel dans le chacirctiment agrave titre de compensation on se
rend maicirctre drsquoautrui Peu importe alors ce que lrsquoautre ressentait ou mecircme srsquoil eacutetait innocent
Il ne srsquoagit pas drsquoecirctre juste mais de se deacutedommager en donnant satisfaction agrave sa soif de
puissance La sanction (ou le chacirctiment) sont originellement des moyens de deacutecharger la
colegravere et de trouver compensation par la cruauteacute exerceacutee sur un ecirctre plus faible Nietzsche
au sect4 eacutecrit notamment ceci qui nous inteacuteresse au point haut point
Durant la plus longue peacuteriode de lrsquohistoire humaine on nrsquoa absolument pas
chacirctieacute parce que lrsquoon rendait lrsquoinstigateur responsable de son acte et donc certes pas
en preacutesupposant que le coupable et lui seul doit ecirctre chacirctieacute ndash mais au contraire
exactement comme les parents aujourdrsquohui encore chacirctient leurs enfants sous le
coup de la colegravere que suscite un dommage subi et que lrsquoon passe sur celui qui lrsquoa
provoqueacute ndash cette colegravere eacutetant toutefois limiteacutee et infleacutechie par lrsquoideacutee de que tout
dommage possegravede drsquoune maniegravere ou drsquoune autre son eacutequivalent et peut reacuteellement
ecirctre acquitteacute ne serait-ce qursquoau moyen drsquoune douleur infligeacutee agrave celui qui lrsquoa provoqueacute
(Nietzsche 2000 p 130)
195
Le chacirctiment qursquoon fait subir aux enfants serait ainsi dans la logique du chacirctiment
initial on se venge on deacutecharge son affect par un acte de cruauteacute qui ne regarde pas agrave la viseacutee
eacuteducative mais seulement au soulagement pulsionnel
Nrsquoy a-t-il pas de cette cruauteacute dans toute sanction qui rappelle la relation de
deacutependance la dette initiale qursquoon ne pourra compenser qursquoavec de la souffrance Telle est
la psychologie primitive qui drsquoapregraves Nietzsche explique la puissante tendance de lrsquoesprit
humain au chacirctiment Voir souffrir fait du bien faire souffrir procure davantage de bien
encore Ou plus succinctement encore il y a de la joie de la fecircte dans toute cruauteacute toute la
psychologie (primitive) de la sanction (du cocircteacute de celui qui la fait subir) se trouve renfermeacutee
dans cette assertion
532 Eacutevolution du chacirctiment
Mais eacutevidemment cette histoire nrsquoen reste pas lagrave De maniegravere tregraves fine Nietzsche
estime que lrsquohistoire de la culture (ou de la civilisation supeacuterieure) est lrsquohistoire de la
spiritualisation de cette cruauteacute laquo Presque tout ce que nous appelons ldquoculture supeacuterieurerdquo
repose sur la spiritualisation et lrsquoapprofondissement de la cruauteacute raquo (Nietzsche 2003 p 202)
La justice reacuteside aux origines dans la volonteacute de srsquoentendre entre puissances eacutegales
gracircce agrave une compensation (et de soumettre ceux qui sont moins puissants) la socieacuteteacute est le
creacuteancier ses sujets sont les deacutebiteurs Ces derniers jouissent drsquoavantages consideacuterables (la
seacutecuriteacute notamment) Le criminel devient un deacutebiteur non seulement il perd la jouissance des
droits qursquoil avait mais on lui fait sentir laquo ce que ces biens impliquent raquo Le criminel se met hors
socieacuteteacute il attire donc toutes les animositeacutes comme tout ennemi de ladite socieacuteteacute Il est un
ennemi et sera chacirctieacute comme tel Les instincts se deacutechaicircnent contre le criminel
Lorsque la socieacuteteacute srsquoagrandit sa puissance srsquoaccroicirct dans la mecircme mesure la faute
individuelle apparaicirct moins dangereuse et le criminel se trouve deacutefendu au sein de la socieacuteteacute
contre les tendances les plus agressives (notamment celles de la victime agresseacutee) On
commence agrave dissocier lrsquoacte de lrsquoacteur (cf notre distinction entre punition et sanction qui
serait ainsi une acquisition tardive de notre conception de la justice) on ne cherche plus agrave faire
souffrir pour souffrir (cf notre distinction entre chacirctiment ndashexemplairendash et punition) laquo Si la
puissance et la conscience de soi drsquoune communauteacute srsquoaccroissent le droit peacutenal ne cesse
eacutegalement de srsquoadoucir raquo (2000 p 146) Ainsi lrsquohumanisation de la justice est-elle correacuteleacutee agrave
196
la puissance de la socieacuteteacute qui lrsquoapplique plus la communauteacute est puissante plus elle peut
eacuteviter la sanction Et Nietzsche anticipe un tel sentiment de puissance qursquoil pourrait permettre
agrave la socieacuteteacute de ne plus sanctionner
Il ne serait pas impossible drsquoimaginer pour une socieacuteteacute une conscience de sa
puissance qui fasse qursquoelle serait en droit de srsquoaccorder le luxe le plus noble qui existe
pour elle ndash accorder lrsquoimpuniteacute agrave celui qui lui fait subir un dommage ldquoQue peuvent
bien mrsquoimporter mes parasites rdquo serait-elle alors en droit de deacuteclarer ldquoQursquoils vivent et
prospegraverent je suis bien assez forte pour me permettre cela rdquohellip (Nietzsche 2000 p
146)
La justice (ici entendue au sens de justice peacutenale) srsquoabolit elle-mecircme ndash telle est la gracircce
qui ressortit de la plus extrecircme puissance
On voit que la proposition nietzscheacuteenne est drsquoune grande richesse et drsquoune
incontestable feacuteconditeacute Le chacirctiment nrsquoest pas un bloc monolithique il remplit des fonctions
diverses qui ne srsquoeacutepuisent nullement dans la consideacuteration de sa genegravese (laquelle nrsquoest jamais
qursquoune genegravese possible rappelons-le) Nietzsche en dresse une liste non-exhaustive qui reacutevegravele
que la proceacutedure a engendreacute de nombreuses utiliteacutes
Le chacirctiment comme processus consistant agrave mettre hors drsquoeacutetat de nuire agrave
empecirccher la poursuite des dommages Le chacirctiment comme acquittement du
dommage aupregraves de qui en est victime sous une forme ou une autre (eacutegalement agrave
travers une compensation en affect) Le chacirctiment comme isolement drsquoun trouble
affectant un eacutequilibre pour empecirccher lrsquoextension de ce trouble Le chacirctiment comme
processus consistant agrave inspirer la peur agrave lrsquoeacutegard de ceux qui deacuteterminent et exeacutecutent
le chacirctiment Le chacirctiment comme espegravece de compensation pour les avantages dont
le criminel a beacuteneacuteficieacute jusque lagrave (par exemple lorsqursquoon lrsquoutilise comme esclave dans
197
une mine) Le chacirctiment comme eacutelimination drsquoun eacuteleacutement qui deacutegeacutenegravere (le cas eacutechant
drsquoune branche entiegravere comme le prescrit le droit chinois moyen par conseacutequent de
garder la race pure ou de fixer un type social) Le chacirctiment comme fecircte agrave savoir
comme deacutechaicircnement de violences et raillerie agrave lrsquoeacutegard drsquoun ennemi que lrsquoon a fini par
abattre Le chacirctiment comme processus consistant agrave fabriquer une meacutemoire soit pour
celui qui subit le chacirctiment ndash la soit-disant ldquoameacuteliorationrdquo soit pour les teacutemoins de
lrsquoexeacutecution Le chacirctiment comme regraveglement drsquohonoraires que se reacuteserve la puissance
qui protegravege lrsquoauteur du meacutefait des deacutebordements de la vengeance Le chacirctiment
comme compromis avec lrsquoeacutetat naturel de vengeance dans la mesure ougrave celui-ci
demeure maintenu par des ligneacutees puissantes et se trouve revendiqueacute comme un
privilegravege Le chacirctiment comme deacuteclaration de guerre et mesure de guerre agrave lrsquoencontre
drsquoun ennemi de la paix de la loi de lrsquoordre de lrsquoautoriteacute que lrsquoon combat comme
constituant un danger pour la communauteacute comme un ecirctre en rupture de contrat
relativement agrave ses preacutesupposeacutes comme un rebelle un traicirctre et un violateur de paix
avec des moyens comme en fournit preacuteciseacutement la guerre (Nietzsche 2000 p 158)
Il nous semble remarquable que dans toutes ces fonctions eacutenumeacutereacutees par Nietzsche il
en est une seule qui prenne en consideacuteration le point de vue du criminel celle qui consiste agrave
lui forger une meacutemoire Comme si en deacutepit de toutes ses mues fonctionnelles le chacirctiment
nrsquoavait quasi jamais eacuteteacute penseacute dans lrsquooptique de celui qursquoon condamne ndash quasi jamais dans une
optique eacuteducative On ajoutera que Nietzsche appelle laquo ameacutelioration raquo cette inculcation de la
meacutemoire
Il est remarquable que Nietzsche anticipe lrsquoavenir de la spiritualisation de la
justice comme lrsquoabolition de la justice peacutenale Lrsquoaccroissement de puissance finira par rendre
le chacirctiment superflu et par eacutevanouir le besoin de cruauteacute Une eacuteducation qui recourt donc au
chacirctiment (ou agrave sa version impersonnelle et plus mesureacutee la sanction) ne srsquoest pas encore
deacutepartie ni du besoin de cruauteacute ni nrsquoest arriveacutee agrave ce degreacute de puissance qui lui permettrait de
198
surmonter les outrages agrave son eacutegard Si donc nous ne parvenons pas agrave nous passer de la
sanction ce nrsquoest peut-ecirctre pas parce que celle-ci est neacutecessaire ndash mais parce qursquoil manque agrave
la communauteacute cet exceacutedent de puissance qui lui permettrait de faire face agrave la provocation et
qui eacutepargnerait des solutions qui engagent la souffrance du sujet
Enfin en prenant deacutesormais nos distances avec les analyses nietzscheacuteennes si on
considegravere que la sanction permet de forger la meacutemoire ne pourrait-on pas partir de ce dessein
(faire la meacutemoire) et se demander si on ne peut pas lrsquoatteindre par un autre moyen que la
souffrance Faut-il souffrir pour retenir Pour retenir vraiment Et pour faire sens Nous en
doutons si la souffrance est un moyen efficace pour forcer la meacutemoire pour la dresser elle
nrsquooffre guegravere de prise sur ce qui devrait ecirctre lrsquoobjet de lrsquoeacuteducateur le jugement qursquoil srsquoagit de
former et la qualiteacute de la personnaliteacute du sujet qursquoil srsquoagit drsquoeacutelever
Reacutesumons-nous Parmi les fonctions possibles du chacirctiment (qui deacutecante sous lrsquoeffet
de la spiritualisation de la justice en sanction) la seule qui ressemble agrave une utiliteacute eacuteducative
est la fonction mneacutesique Telle est lrsquoameacutelioration que propose le chacirctiment la souffrance a
permis au criminel au deacuteviant de se souvenir de ce qursquoil doit agrave la socieacuteteacute Inutile de rappeler
qursquoil srsquoagit plutocirct de dressage que drsquoeacuteleacutevation qursquoune meacutemoire pourrait certainement ecirctre
forgeacutee par un autre proceacutedeacute que la souffrance et que Nietzsche lui-mecircme admet la non-
neacutecessiteacute du chacirctiment dans le cas drsquoun surplus de puissance Autrement dit on sanctionne
drsquoautant plus qursquoon peut moins supporter et qursquoon exige comme compensation un peu de
souffrance ndash en raison de la psychologie primitive de lrsquohumaniteacute qui fait de la cruauteacute une joie
Peut-on deacutepasser cette psychologie primitive Peut-on faire une meacutemoire agrave celui qui
a fauteacute sans faire souffrir
533 Critique du lien chacirctiment ndash meacutemoire les effets du punishment
Nous voudrions proceacuteder agrave la critique de lrsquoideacutee selon laquelle on ne peut faire une
meacutemoire qursquoagrave la faveur drsquoun chacirctiment drsquoune sanction neacutegative qui engendre de la souffrance
On trouve une critique rigoureuse de la sanction punitive dans lrsquoouvrage de B F
Skinner Le terme punishment est traduit par le neacuteologisme punissement afin drsquoeacuteviter
laquo lrsquoappariement entre punition et infantile raquo (note drsquoAndreacute et Rose-Marie Gonthier-Werren p
175 In Press 2008) Il nous semble cependant que cette preacutecaution qui cherche agrave justifier ce
199
neacuteologisme est assez inutile dans la mesure ougrave il nrsquoest pas possible drsquoeacutechapper au verbe punir
(qui se trouve donc utiliseacute dans la traduction) lequel renvoie agrave la mecircme source de confusion
Ceci dit acceacutedons agrave la proposition des traducteurs et utilisons le terme de punissement pour
renvoyer agrave la sanction comprise comme opeacuterateur aversif de controcircle
Comment fonctionne le punissement Skinner propose de le comprendre comme un
renforceur (comme stimulus ce qui affermit une action qui preacutecegravede) Dans le cas du
punissement le renforceur peut ecirctre positif (le retrait affermit lrsquoaction qui le preacutecegravede ndash comme
retirer une friandise agrave un enfant) ou neacutegatif (la preacutesentation affermit lrsquoaction qui le preacutecegravede ndash
comme donner une gifle agrave un enfant) Lrsquoavantage de cette compreacutehension du punissement est
qursquoelle ne preacutejuge pas des effets laissant toute latitude agrave lrsquoexpeacuterience pour reacutepondre agrave cette
double question laquo quel est lrsquoeffet de retirer un renforceur positif ou de preacutesenter un neacutegatif raquo
(Skinner 2008 p 177)
Le premier effet du punissement ainsi compris est lieacute agrave la situation immeacutediate le
stimulus aversif engendre un comportement incompatible avec la conduite preacutealable qui cesse
en conseacutequence
Le deuxiegraveme effet du punissement est lieacute au conditionnement le comportement puni
devient la cause de stimuli conditionneacutes lesquels sont incompatibles avec le comportement
qursquoil srsquoagit de faire disparaicirctre Lorsque le punissement est seacutevegravere ils reacuteactivent des
preacutedispositions eacutemotionnelles sentiments de honte de culpabiliteacute ou sens du peacutecheacute Degraves lors
ce nrsquoest plus seulement quand lrsquoaction qursquoon cherche agrave faire disparaicirctre est exeacutecuteacutee que ces
sentiments eacutemergent mais lorsque lrsquooccasion de lrsquoaction se preacutesente Toutefois
lrsquoaffaiblissement de la reacuteponse punie nrsquoest pas deacutefinitif
Le troisiegraveme effet du punissement est le plus important Skinner le preacutesente ainsi
laquo Tout comportement qui reacuteduit cette stimulation aversive conditionneacutee sera renforceacute raquo
(Skinner 2008 p 180) Le sujet puni cherchera toujours agrave se deacutelivrer de la menace qui pegravese
sur lui tout ce qursquoil fera pour eacuteviter un punissement ulteacuterieur est renforceacute Et voici le
paradoxe lorsque la conduite concurrente a permis agrave plusieurs reprises drsquoeacuteviter le
punissement le renforceur neacutegatif tend agrave disparaicirctre la conduite concurrente qui est neacutee de
lrsquoeacutevitement nrsquoest plus renforceacutee laquo ce qui fait que lrsquoacte puni resurgit finalement raquo (Skinner
2008 p 181) Degraves que le punissement cesse la conduite qursquoil voulait affaiblir eacutemerge agrave
200
nouveau Autrement dit le punissement permet sans doute le changement de conduite ndash mais
ne permet pas de maintenir ce changement
Un punissement seacutevegravere est efficace agrave court terme la tendance agrave agir drsquoune certaine
maniegravere est immeacutediatement reacuteduite Crsquoest pourquoi drsquoapregraves Skinner lrsquoutilisation du
punissement est universelle laquo lrsquoeffet immeacutediat est suffisamment renforccedilant pour expliquer
cette pratique raquo (Skinner 2008 p 181) Mais supposons (comme on est en droit drsquoen douter)
un punissement efficace la conduite qursquoil affaiblit est souvent puissante et le punissement
suscite laquo les reacuteflexes caracteacuteristiques de la peur de lrsquoanxieacuteteacute et drsquoautres eacutemotions raquo Mais la
conduite concurrente peut aussi produire des sentiments de vengeance de colegravere agrave lrsquoeacutegard de
ce qui apparaicirct comme la contrainte geacuteneacuterative Ces eacutemotions eacutetant physiologiques
lrsquoorganisme doit les manifester Drsquoougrave le fait que le punissement peut faire naicirctre des eacutetats
eacutemotionnels agrave mecircme de laquo causer une maladie dite psychosomatique ou interfeacuterer dans la vie
quotidienne raquo
B F Skinner estime donc que le punishment est doueacute drsquoune efficaciteacute agrave tout le moins
douteuse Skinner eacutecrit notamment laquo Agrave long terme le punissement au contraire du
renforcement travaille au deacutetriment agrave la fois de lrsquoorganisme puni et de lrsquoagence punitive raquo
(2008) Les eacutemotions en effet qui eacutemergent des situations punitives sont neacutegatives fuite
vengeance angoisse La premiegravere raison tient agrave ceci il y a laquo une diffeacuterence entre lrsquoeffet
immeacutediat du punissement et son effet agrave long terme raquo ainsi que le montrent les expeacuteriences
avec les animaux Le punissement crsquoest un fait ne reacuteduit pas de faccedilon permanente une
tendance agrave agir Alors que le renforcement positif produit un effet durable le punissement
nrsquoengendre que des effets de court terme Il convient donc de noter que le punissement (ou
sanction neacutegative) nrsquoest pas le double en neacutegatif du renforcement (puisqursquo laquo il nrsquoagit pas par
soustraction de reacuteponses lagrave ougrave le renforcement les ajoute raquo Skinner 2008 p 177) Inutile de
souffrir pour modifier le comportement ou le controcircler le punissement est aussi inefficace agrave
long terme qursquoil est efficace agrave court terme et les dysfonctionnements qursquoil apporte sont autant
drsquoobstacles qursquoil faudra surmonter
Pour Skinner il srsquoagit bien de proposer une meacutethode de controcircle de la conduite Le
cadre est donc bien celui du dressage Mais il montre que mecircme dans ce cadre qui paraicirct
justifier la sanction cette derniegravere nrsquoa pas lrsquoefficaciteacute qursquoon lui reconnaicirct et que des substituts
au punissement sous la forme notamment de renforcement positif existent La sanction au
201
sens punitif du terme et sans lui adjoindre drsquoideacutee expiatrice nrsquoest pas cet incontournable
qursquoon croit mecircme lorsqursquoil srsquoagit de controcircler la conduite drsquoun sujet
54 La frustration constructrice Le point de vue de la psychanalyse
On pourrait nous faire lrsquoobjection suivante lrsquoobjet de la sanction nrsquoest pas de faire
souffrir mais plus modestement et plus humainement sans doute de geacuteneacuterer une frustration
Il nous faut distinguer deux formes de frustration La premiegravere serait en rapport avec
une sanction qui induit une frustration ponctuelle face agrave une tentative deacutetermineacutee de deacuteviance
(la frustration comme reacuteponse agrave une conduite) Mais on peut penser aussi une frustration qui
serait plus constitutive plus geacuteneacuterique qui ne srsquoappliquerait pas juste agrave une conduite deacuteviante
mais agrave la conduite en geacuteneacuteral en tant qursquoelle est tentation de transgression La frustration ne
serait plus alors accidentelle mais essentielle elle formerait le fond de lrsquoeacuteducation
LorsqursquoEirick Prairat eacutecrit que laquo Le ressort de la sanction eacuteducative est la frustration raquo
(2003a p 89) il ajoute que cette frustration peut ecirctre conccedilue comme laquo privation de lrsquoexercice
drsquoun droit raquo laquo priver le contrevenant des avantages de la communauteacute raquo afin de le ramener agrave
la reacutealiteacute celle de sa deacutependance Il srsquoagit ici drsquoune frustration ponctuelle penseacutee comme
peine a minima Preacutesenteacutee ainsi la sanction semble deacutepouilleacutee de ses attributs de cruauteacute la
sanction fonctionne agrave la maniegravere drsquoun rappel Mieux elle est laquo interpellation au sens fort du
terme (interpellare couper troubler deacuteranger) raquo (Prairat 2004 p 43) Si le droit consiste agrave
jouir drsquoune liberteacute octroyeacutee par lrsquoautoriteacute la sanction se ramegravene agrave la contrainte qui interdit de
faire usage dans une certaine mesure de sa puissance Cette proposition nous paraicirct tregraves
raisonnable en tant qursquoelle permet drsquoeacuteviter cet eacutecueil qursquoest lrsquohumiliation (crsquoest bien ainsi qursquoE
Prairat le preacutesente 2003a p 90) mais aussi en tant qursquoelle tend agrave minimiser la souffrance
infligeacutee au deacuteviant conformeacutement agrave cette eacutevolution de la sanction qui se spiritualise
(Nietzsche 2000 pp 145-146) et se conforme agrave la loi drsquoeacuteconomie de la force (Guyau 1985 p
185) Cette frustration cet inconfort ce sentiment de deacuteclassement vise agrave creacuteer ce sentiment
de remords que nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute agrave mecircme de devenir un aiguillon qui opegravere une
transformation de la personne Mais mecircme avec cette version humaniseacutee de la sanction
demeure la question comment la frustration peut-elle permettre cette conversion La
geacutenegravere-t-elle automatiquement meacutecaniquement On peut en douter Cette frustration peut
tout agrave fait srsquointeacutegrer dans une logique utilitariste de calcul des pertes et profits des peines et
202
plaisirs ndash mais sort-on drsquoune logique heacutedoniste pour srsquoeacutelever agrave une logique morale (visant la
conversion) Autrement dit cette frustration ponctuelle comme rappel est assureacutement un
outil de dressage (via la sensibiliteacute) mais nrsquoest pas de maniegravere certaine un moyen drsquoeacuteleacutevation
(orienter diffeacuteremment la volonteacute)
Nous aimerions eacuteprouver cette thegravese de la neacutecessiteacute eacuteducative de la frustration dans
une logique qui deacutepasse le cadre eacutetroit deacutefini jusqursquoagrave preacutesent par E Prairat (celui drsquoune
sanction comme reacuteponse ponctuelle agrave une conduite deacuteviante) faut-il fondamentalement
frustrer lrsquoecirctre agrave eacuteduquer La frustration est-elle une eacutetape indispensable Si une reacuteponse
positive eacutetait faite agrave cette question on aurait la preuve que la sanction sous sa forme douce
est indispensable Comme crsquoest la psychanalyse qui a le mieux deacutefendu cette thegravese drsquoune
neacutecessiteacute de la frustration crsquoest la theacuteorie psychanalytique que nous utiliserons pour explorer
ce problegraveme
541 Le renoncement pulsionnel
La pulsion est caracteacuteriseacutee par Freud par une pousseacutee (laquo facteur moteur raquo) un but (la
satisfaction qui supprime lrsquoexcitation originaire) un objet (variable et ce par quoi la pulsion
peut atteindre son but) et une source (organique) (Freud 1986 p 18) Freud distingue deux
groupes de pulsions originaires les pulsions du moi (relatives agrave lrsquoauto-conservation) les
pulsions sexuelles (ou pulsions drsquoobjet) Ce sont ces derniegraveres qui ont commenceacute par inteacuteresser
Freud et auquel il applique le concept de destin la pulsion peut se renverser en son contraire
Ce renversement se peut faire par laquo retournement drsquoune pulsion de lrsquoactiviteacute agrave la passiviteacute raquo ndash
cas de lrsquoexhibitionnisme-voyeurisme ndash et par laquo le renversement du contenu raquo ndash cas de lrsquoamour
qui devient haine ndash (1986 p 25) se retourner sur la personne propre ecirctre refouleacutee ou
encore ecirctre sublimeacutee
Le refoulement est sur le plan du problegraveme de la culture le destin le plus inteacuteressant
il y a des pulsions qui rencontrent des reacutesistances lesquelles œuvrent agrave faire taire les
premiegraveres Tel est le laquo refoulement originaire raquo (1986 p 48) refus de prise en charge des
pulsions par la conscience La pulsion est refuseacutee mais ne cesse pas drsquoexister Le refoulement
est le processus par lequel les rejetons de la pulsion srsquoeacuteloignent du repreacutesentant refouleacute ndash en
203
sorte drsquoecirctre en lien avec la conscience La neacutevrose apparaicirct comme laquo issue entre lrsquointeacuterecirct de
lrsquoautopreacuteservation et les exigences de la libido raquo le moi a vaincu mais dans la souffrance
Or Freud estime dans Malaise dans la culture que le refoulement est une
conseacutequence ineacutevitable du deacuteveloppement de la culture laquo il est impossible de ne pas voir dans
quelle mesure la culture est eacutedifieacutee sur du renoncement pulsionnel agrave quel point elle
preacutesuppose preacuteciseacutement la non-satisfaction (reacutepression refoulement et quoi drsquoautre encore )
de puissantes pulsions raquo (1995 p 41) Le principe de plaisir doit se remodeler sous lrsquoinfluence
du monde exteacuterieur en principe plus humble le principe de reacutealiteacute
Mais ces pulsions auxquelles il faut renoncer ne sont pas seulement de nature
libidinale Freud estime qursquoil existe chez lrsquoecirctre humain un penchant agrave lrsquoagression Toutes les
pulsions ne sont pas de la mecircme espegravece Crsquoest cette pulsion drsquoagressiviteacute davantage que les
pulsions sexuelles qui cause lrsquohostiliteacute agrave la culture le renoncement pulsionnel est trop
important Le bonheur semble sacrifieacute Aussi lrsquohostiliteacute agrave la culture provient-elle davantage des
pulsions du moi que des pulsions libidinales Freud eacutecrit notamment laquo le penchant agrave lrsquoagression
est une preacutedisposition pulsionnelle originelle et autonome de lrsquohomme et je reviendrai agrave lrsquoideacutee
que la culture trouve en elle son obstacle le plus fort raquo (1995 p 64)
Cette pulsion drsquoagressiviteacute est cause du pessimisme de Freud Dans une page qui
rappelle eacutetrangement les analyses de Hobbes sur lrsquoeacutetat de nature Freud eacutecrit
Lrsquohomme nrsquoest pas un ecirctre doux en besoin drsquoamour qui serait tout au plus en
mesure de se deacutefendre quand il est attaqueacute mais qursquoau contraire il compte aussi agrave juste
titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une tregraves forte part de penchant agrave lrsquoagressiviteacute
En conseacutequence de quoi le prochain nrsquoest pas seulement pour lui une aide et un objet
sexuel possibles mais aussi une tentation celle de satisfaire sur lui son agression
drsquoexploiter sans deacutedommagement sa force de travail de lrsquoutiliser sexuellement sans
son consentement de srsquoapproprier ce qursquoil possegravede de lrsquohumilier de lui causer des
douleurs de le martyriser et de le tuer Homo homini lupus qui donc drsquoapregraves toutes
les expeacuteriences de la vie et de lrsquohistoire a le courage de contester cette maxime [hellip]
Dans ces circonstances qui lui sont favorables lorsque sont absentes les contre-forces
204
animiques qui drsquoordinaire lrsquoinhibent elle se manifeste drsquoailleurs spontaneacutement
deacutevoilant dans lrsquohomme la becircte sauvage agrave qui est eacutetrangegravere lrsquoideacutee de meacutenager sa
propre espegravece Lrsquoexistence de ce penchant agrave lrsquoagression que nous pouvons ressentir en
nous-mecircmes et preacutesupposons agrave bon droit chez lrsquoautre est le facteur qui perturbe notre
rapport au prochain et oblige la culture agrave la deacutepense qui est la sienne (Freud 1995
pp 53-54)
Freud oppose ainsi Eros laquo pulsion agrave conserver la substance vivante agrave la rassembler en
uniteacutes de plus en plus grandes raquo agrave la pulsion de mort laquo qui tend agrave dissoudre ces uniteacutes et agrave les
ramener agrave lrsquoeacutetat anorganique des primes origines raquo La pulsion drsquoagressiviteacute est donc agrave
comprendre comme manifestation de la pulsion de mort laquelle serait lieacutee aux pulsions du
moi
Comment la culture srsquoy prend-elle pour geacuterer cette agressiviteacute En introjectant
lrsquoagressiviteacute sur le moi propre
Lrsquoagression est introjecteacutee inteacuterioriseacutee mais agrave vrai dire renvoyeacutee lagrave drsquoougrave elle est
venue donc retourneacutee sur le moi propre Lagrave elle est prise en charge par une partie du
moi qui srsquooppose au reste du moi comme sur-moi et qui comme conscience morale
(Gewisen) exerce alors contre le moi cette mecircme seacutevegravere propension agrave lrsquoagression que
le moi aurait volontiers satisfaite sur drsquoautres individus eacutetrangers La tension entre le
surmoi seacutevegravere et le moi qui lui est soumis nous lrsquoappelons conscience de culpabiliteacute
elle se manifeste comme besoin de punition La culture maicirctrise donc le dangereux
plaisir-deacutesir drsquoagression de lrsquoindividu en affaiblissant ce dernier en le deacutesarmant et en
le faisant surveiller par une instance situeacutee agrave lrsquointeacuterieur de lui-mecircme comme par une
garnison occupant une ville conquise (Freud 1995 p 66)
205
Lrsquoeacutemergence du sentiment de culpabiliteacute est donc une condition sine qua non de la
culture Freud preacutecise la genegravese de ce sentiment il y a drsquoabord lrsquoangoisse devant la perte
drsquoamour angoisse sociale devant lrsquoautoriteacute qui impose un renoncement pulsionnel Mais crsquoest
au moment ougrave lrsquoautoriteacute est inteacuterioriseacutee sous forme drsquoun Surmoi qursquoapparaicirct la conscience
morale le sentiment de culpabiliteacute lrsquointention de transgresser et non lrsquoacte appelle seule le
besoin de punition La seacuteveacuteriteacute du surmoi laquo prolonge simplement la seacuteveacuteriteacute de lrsquoautoriteacute
externe qui est par elle relayeacutee et en partie remplaceacutee raquo (1995 p 71) La difficulteacute est que le
Surmoi est sadique agrave lrsquoeacutegard du moi agrave la menace exteacuterieure temporaire la culture a substitueacute
un malheur permanent
Ces analyses reacutevegravelent la dangerositeacute des pulsions lorsque laquo la personnaliteacute originaire
nrsquoest pas dompteacutee par la culture raquo (Freud 1995 p 39) ndash le terme de domptage renvoie tregraves
preacuteciseacutement agrave lrsquoideacutee de dressage Crsquoest dire que Freud manifeste la plus grande reacuteserve agrave
lrsquoeacutegard de la liberteacute individuelle qui nrsquoest pas selon lui laquo un bien de culture raquo Au deacutesir
drsquoagressiviteacute la culture doit reacutepondre par lrsquoangoisse ou bien angoisse sociale devant lrsquoautoriteacute
ou bien angoisse morale devant le Surmoi La frustration apparaicirct ineacutevitable pour que la culture
puisse poursuivre son œuvre sans elle la pulsion drsquoagressiviteacute lrsquoemporterait sur Eros et crsquoest
ce combat entre pulsion de vie et pulsion de mort qui se joue dans lrsquoeacuteducation penseacutee comme
inteacuteriorisation des interdits Toute la difficulteacute consiste agrave eacuteviter que le moi du sujet eacuteduqueacute ne
soit eacutecraseacute par son Surmoi mais il faut aussi eacuteviter lrsquoagressiviteacute du Ccedila Lrsquoeacuteducation est prise
dans cette double deacuterive ou la permissiviteacute la libeacuteration de la pulsion drsquoagressiviteacute ou
lrsquoexcessive seacuteveacuteriteacute qui condamne le sujet agrave lrsquoeacuteprouvante culpabiliteacute laquo Lrsquoeacuteducation doit
chercher son chemin entre le Scylla du laisser-faire et le Charybde de la frustration raquo eacutecrit
Freud dans les Nouvelles confeacuterences drsquointroduction agrave la psychanalyse (1994) Dans cette
optique la sanction exteacuterieure nrsquoest que la premiegravere eacutetape de lrsquointeacuteriorisation des interdits
crsquoest le besoin drsquoautopunition qui constitue le relais psychiquement le plus eacuteconomique
quoique le plus deacuteplaisant pour le sujet Mais mecircme srsquoil doit en coucircter au sujet il faut inhiber
Crsquoest ce qursquoeacutecrit Freud
Rendons-nous bien compte de ce qursquoest la premiegravere tacircche de lrsquoeacuteducation
Lrsquoenfant doit apprendre agrave maicirctriser ses pulsions Lui donner la liberteacute de suivre sans
restriction toutes ses impulsions est impossible Ce serait une expeacuterience tregraves
206
instructive pour les psychologues mais les parents nrsquoy pourraient pas tenir et les
enfants eux-mecircmes subiraient de graves dommages qui apparaicirctraient en partie
aussitocirct en partie au cours des anneacutees ulteacuterieures Il faut donc que lrsquoeacuteducation inhibe
interdise reacuteprime et elle y a drsquoailleurs largement veilleacute en tout temps (Freud 1984 p
199)
Eirick Prairat ajoute laquo Lrsquoeacuteducation est donc un processus qui srsquooppose agrave la libre
expansion et expression des pulsions elle tend agrave limiter lrsquoactiviteacute du moi par des interdits et
des sanctions afin de favoriser un refoulement ldquonormalrdquo raquo (2003a p 66) Eacuteduquer consiste agrave
normaliser le systegraveme pulsionnel agrave le soumettre au principe de reacutealiteacute Qursquoest-ce agrave dire par
conseacutequent sinon que lrsquoindividualiteacute et lrsquooriginaliteacute constituent toujours un danger Freud a
cette formule eacutetonnante laquo [hellip] les abeilles les fourmis les termites ont tregraves
vraisemblablement lutteacute pendant des milleacutenaires jusqursquoagrave ce qursquoils aient trouveacute ces institutions
eacutetatiques cette reacutepartition des fonctions cette restriction des individualiteacutes que nous admirons
aujourdrsquohui chez eux raquo (1995 p 65) La laquo restriction des individualiteacutes raquo devient donc admirable
chez Freud et digne drsquoeacuteloge ndash nous voici assureacutement dans ce que nous avons caracteacuteriseacute
comme dressage
Ce nrsquoest pas agrave dire que Freud ne conccediloive pas drsquoautres moyens drsquoorienter la vie
pulsionnelle de lrsquoenfant Lrsquoeacuteleacutevation relegraveverait de la sublimation qui fournit des satisfactions
laquo plus deacutelicates et eacuteleveacutees [nous soulignons]raquo (1995 p 22) Mais Freud se montre pessimiste
quant agrave la possibiliteacute de geacuteneacuteraliser la sublimation pulsionnelle Drsquoune part lrsquointensiteacute de la
satisfaction est assez faible en comparaison des plaisirs organiques Drsquoautre part tout le
monde nrsquoest pas capable de sublimation laquo elle suppose des preacutedispositions et des dons
particuliers qui ne sont pas preacuteciseacutement freacutequents en proportion efficace raquo (1995 p 22) La
sublimation pulsionnelle outre qursquoelle ne paraicirct pas tregraves efficace est ainsi reacuteserveacutee agrave une
minoriteacute lrsquoeacuteleacutevation entendue comme sublimation pulsionnelle ne peut servir de principe
eacuteducatif
Enfin Freud semble heacutesiter sur le lien qui existe entre la seacuteveacuteriteacute de lrsquoeacuteducation et la
seacuteveacuteriteacute du surmoi Il commence par poser lrsquoindeacutependance du surmoi et de lrsquoeacuteducation
207
Lrsquoexpeacuterience enseigne que la seacuteveacuteriteacute du surmoi que deacuteveloppe un enfant ne
reproduit nullement la seacuteveacuteriteacute du traitement qursquoil a lui-mecircme connu La premiegravere
apparaicirct comme indeacutependante de la seconde un enfant qui a eacuteteacute eacuteduqueacute avec
beaucoup de douceur pourra avoir une conscience morale tregraves seacutevegravere (Freud 1995 p
73)
Puis Freud reconnaicirct lrsquoexistence drsquoune correacutelation laquo il nrsquoest pas difficile de se
convaincre que la seacuteveacuteriteacute de lrsquoeacuteducation exerce aussi une forte influence sur la formation du
surmoi enfantin raquo Ce qursquoon appellerait aujourdrsquohui geacuteneacutetique et eacutepigeacuteneacutetique laquo facteurs
constitutionnels congeacutenitaux et des influences du milieu de lrsquoenvironnement reacuteel raquo (1995 p
73) interagissent tous deux dans lrsquointeacuteriorisation des interdits ndash le facteur constitutionnel
congeacutenital eacutetant la pulsion drsquoagressiviteacute Freud ajoute dans une note que la faiblesse du pegravere
peut engendrer un surmoi seacutevegravere du fait que lrsquoagression de lrsquoenfant ne rencontre aucun
obstacle agrave lrsquoexteacuterieur et doit donc ecirctre introjecteacute agrave lrsquoinverse le pegravere excessivement seacutevegravere
fait disparaicirctre la tension entre moi et surmoi permettant agrave lrsquoagressiviteacute de se tourner vers
lrsquoexteacuterieur Autrement dit au commencement est la pulsion drsquoagressiviteacute son destin se joue
dans lrsquoenvironnement (soit lrsquoamour lrsquoagressiviteacute est alors inteacuterioriseacutee sous forme de surmoi
soit lrsquoautoriteacute lrsquoagressiviteacute est alors exteacuterioriseacutee)
542 Y a-t-il une pulsion de mort
La reacuteponse de Freud est conditionneacutee par son anthropologie pulsionnelle crsquoest la
pulsion de mort qui commande principalement la neacutecessiteacute de lrsquoinhibition Il nous paraicirct
neacutecessaire drsquoeacuteprouver cette thegravese y a-t-il une pulsion de mort comme le soutient Freud qui
commande la neacutecessiteacute du renoncement pulsionnel
On sait que Freud nrsquoa pas toujours soutenu cette thegravese drsquoune pulsion de mort il a
drsquoabord estimeacute que la vie psychique eacutetait reacutegie par le principe de plaisir (chercher la libeacuteration
des tensions) Mais un certain nombre drsquoobstacles se sont preacutesenteacutes agrave lui qui lrsquoont conduit en
toute rigueur agrave poser lrsquoexistence drsquoune pulsion de mort (exposeacutes notamment dans Au-delagrave du
principe de plaisir)
208
Ainsi des recircves dans le cas des neacutevroses traumatiques (qui reacuteveacutelerait un masochisme
incompatible avec le principe de plaisir) et du jeu de lrsquoenfant avec la bobine (dont lrsquoeacuteloignement
correspond agrave lrsquoabsence de la mort et que lrsquoenfant reacutepegravete) la compulsion de reacutepeacutetition de
lrsquoeacuteveacutenement traumatique semble indiquer un masochisme lieacute agrave la pulsion de mort Ainsi encore
des neacutevroses de transfert (si le refoulement ne porte que sur des plaisirs interdits pourquoi
refouler des contenus deacuteplaisants ) Ainsi de la meacutelancolie laquo pure culture de la passion de
mort raquo (aucune satisfaction ne serait lieacutee) Ainsi enfin de la bipolariteacute amourhaine qui
reacuteveacutelerait la dualiteacute de la pulsion de vie et de la pulsion de mort
Ces obstacles sont-ils theacuteoriquement contraignants pour poser lrsquoexistence drsquoune
pulsion de mort Srsquoagit-il de manifestations cliniques de la pulsion de mort Kant estimait
dans les Maximes de la raison speacuteculative que lrsquoinvocation de principes explicatifs doit obeacuteir agrave
deux lois la loi de speacutecification (ne pas reacuteduire le nombre de principes explicatifs sous peine
de mutiler la richesse de lrsquoobjet eacutetudieacute) et la loi drsquohomogeacuteneacuteiteacute (ou rasoir drsquoOccam ne pas
multiplier sans raison les principes explicatifs sous peine de ne plus rien expliquer) Lequel de
ces deux principes doit srsquoappliquer dans le cas de la pulsion de mort Le principe de
speacutecification en tant que les cas auxquels il srsquoapplique sont des reacutealiteacutes sui generis Ou bien
le principe drsquohomogeacuteneacuteiteacute (parfois appeleacute principe drsquoagreacutegation) en tant que ce que la pulsion
de mort deacutecrit pourrait ecirctre expliqueacute de maniegravere plus eacuteconomique
En deacutepit de lrsquoopinion de Freud nous estimons que crsquoest le principe drsquohomogeacuteneacuteiteacute qui
doit ici ecirctre appliqueacute Andreacute Martins estime (2005) que toutes ces difficulteacutes peuvent ecirctre
reacutesolues de faccedilon eacutepisteacutemologiquement plus eacuteconomique sans avoir agrave recourir agrave la pulsion de
mort
Commenccedilons par la reacutepeacutetition dans le jeu de la bobine On peut nier qursquoil srsquoagisse au
fond drsquoune tendance masochiste il srsquoagit de srsquoapproprier une situation peacutenible pour la
convertir par la maicirctrise du jeu en plaisir de la maicirctrise Andreacute Martins eacutecrit ainsi
[hellip] transformer une situation deacutesagreacuteable et ineacutevitable de la vie courante en
jeu en appuyant sur ses aspects positifs est en principe une faccedilon qui nrsquoest pas
masochiste drsquoaccepter ou mecircme affirmer la reacutealiteacute en se la reacuteappropriant de faccedilon
creacuteative (Martins 2005 p 177)
209
Quant aux recircves traumatiques ils peuvent se comprendre comme non
fondamentalement masochistes en modifiant la fonction du recircve (le souhait agrave lrsquoœuvre laquo nrsquoest
pas dans le souvenir mais dans la tentative drsquoarrecircter cette souffrance en comprenant mieux
pourquoi cet eacuteveacutenement nous a procureacute une si intense souffrance raquo) Le masochisme dans les
contraintes de reacutepeacutetition mecircme pourrait ainsi ecirctre compris comme laquo satisfaction secondaire raquo
comme laquo palliatif raquo lieacute agrave une souffrance insupportable Le masochisme essayerait de donner
du sens agrave une souffrance absurde ndash conformeacutement agrave une proposition de Nietzsche dans La
Geacuteneacutealogie de la morale ce nrsquoest pas la souffrance comme telle qui est insupportable mais la
souffrance en tant qursquoelle nrsquoa pas de sens (laquo Ce qui reacutevolte veacuteritablement contre la souffrance
ce nrsquoest pas la souffrance en soi mais lrsquoabsence de sens de la souffrance raquo Nietzsche 2000 p
139)
Continuons avec les neacutevroses de transfert qui srsquoapparentent aux neacutevroses de destin
Que cherche agrave preacuteserver le psychisme Souvent une personne que lrsquoon aime quand bien
mecircme elle nous a fait du mal Le masochisme est ici un moindre mal laquo La haine ressentie par
la faute refouleacutee est prise comme le moindre mal face agrave la haine que la faute susciterait si elle
eacutetait accepteacutee Refouler le veacutecu deacutesagreacuteable eacuteviterait drsquoaccepter une reacutealiteacute encore plus
insupportable raquo (Martins 2005 p 178) Le masochisme ne serait donc pas primaire il serait
au contraire une deacutefense reacuteactionnelle recherche creacuteatrice drsquoune compensation dans le cadre
drsquoune quecircte de la moindre souffrance
La meacutelancolie est-elle manifestation drsquoune pulsion de mort Sans doute le surmoi se
montre cruel dans la meacutelancolie ndash mais nrsquoy a-t-il pas des satisfactions secondaires eacutevidentes
Cette souffrance nrsquoest pas gratuite elle srsquoaccompagne drsquoune fierteacute qui nrsquoest pas rien Lrsquoorgueil
peut accompagner le malheur qursquoon choisit lrsquoabandonner crsquoest prendre le risque drsquoopter pour
un mal pire encore laquo Le meacutelancolique nrsquoest pas precirct agrave lacirccher la prise de son seul plaisir ni de
reconnaicirctre son eacutechec raquo (Martins 2005 p 183) Autrement dit la meacutelancolie nrsquoest pas
contraire au principe de plaisir
Enfin la dualiteacute amourhaine est bien loin de devoir engager la preacutesupposition drsquoune
pulsion de mort Si nous aimons ce qui suscite du plaisir et haiumlssons ce qui geacutenegravere de la
souffrance rien nrsquoengendre cependant sans ambivalence du plaisir ou de la souffrance ndash en
raison du flou de la frontiegravere qui les seacutepare
210
On le voit les manifestations cliniques invoqueacutees par Freud ne sont pas contraignantes
pour en appeler agrave la pulsion de mort Elles engagent une speacuteculation au sens fort du terme ndash
une anthropologie qui sert de fondement aux consideacuterations meacutetapsychologiques
Freud invoque ce qui srsquoapparente agrave une eacutevidence anthropologique lrsquoecirctre humain est
un ecirctre violent cruel fondamentalement agressif Il srsquoagirait lagrave de consideacuterations purement
inductives de laquo conception par les faits raquo (1995 p 54) Car comment ne pas consideacuterer comme
creacutedule et naiumlf estime Freud celui qui contesterait ce constat
Que drsquoautres aient eu la mecircme attitude de reacutecusation et lrsquoaient encore cela
mrsquoeacutetonne moins car ces pauvres petits ils nrsquoaiment pas entendre mentionner le
penchant inneacute de lrsquohomme au ldquomalrdquo agrave lrsquoagression agrave la destruction et par lagrave aussi agrave la
cruauteacute (Freud 1995 p 62)
Il y a quelque chose de nietzscheacuteen dans ce constat au sect259 de Par-delagrave bien et mal
Nietzsche estime que vivre crsquoest-agrave-dire donner libre expression agrave la volonteacute de puissance crsquoest
toujours alieacutener exploiter laquo la vie mecircme est essentiellement appropriation atteinte
conquecircte de ce qui est eacutetranger et plus faible oppression dureteacute imposition de ses formes
propres incorporation et agrave tout le moins dans les cas les plus tempeacutereacutes exploitation raquo
(Nietzsche 2003 p 247) Les exemples invoqueacutes reacutevegravelent laquo la becircte sauvage en lrsquohomme raquo
Quiconque se remeacutemore les atrociteacutes de la migration des peuples des invasions
des Huns de ceux qursquoon appelait Mogols sous Gengis Kahn et Tamerlan de la conquecircte
de Jeacuterusalem par les pieux croiseacutes et mecircme encore les horreurs de la derniegravere Guerre
Mondiale ne pourra que srsquoincliner humblement devant la confirmation de cette
conception par les faits (Freud 1995 p 54)
La revendication de reacutealisme est-elle justifieacutee Peut-on contester seacuterieusement que
lrsquohomme est meacutechant
211
Une chose est drsquoaffirmer que lrsquoecirctre humain est meacutechant autre chose de dire qursquoil est
meacutechant au fond Tel est le sens de la remarque meacutethodologique de Rousseau qui repegravere un
diallegravele chez les auteurs qui supposent la meacutechanceteacute originelle de lrsquoecirctre humain ils ont pris
pour des signes de la nature ce qui nrsquoeacutetait que des indices de la culture Ils ont projeteacute lrsquoeacutetat
social actuel (la culture) sur la nature humaine De ce que les hommes sont meacutechants cruels
agressifs on ne peut induire qursquoils lrsquoont toujours eacuteteacute et qursquoils le sont essentiellement Qui sait
si au fond cette agressiviteacute qursquoon attribue agrave lrsquoecirctre humain ne serait pas lrsquoeffet de la culture
La remarque meacutethodologique est capitale ne prend-on pas lrsquoeffet (lrsquoagressiviteacute) pour la
cause Et la cause (la culture) ne serait-elle pas consideacutereacutee comme le remegravede
On peut aller plus loin et soutenir avec Olivier Maurel que cette agressiviteacute attribueacutee
agrave la nature humaine serait lrsquoeffet de ce qursquoil nomme la violence eacuteducative ordinaire Expression
inteacuteressante par son ambiguiumlteacute car elle syntheacutetise des eacuteleacutements qui paraissent
contradictoires
[Cette expression] preacutesente lrsquoavantage drsquoinclure agrave travers le mot ldquoviolencerdquo le
jugement de ceux qui la contestent agrave travers lrsquoadjectif ldquoeacuteducativerdquo le but que lui
attribuent ceux qui lrsquoutilisent et la justifient et enfin dans lrsquoadjectif ldquoordinairerdquo la
quotidienneteacute de son emploi et la toleacuterance dont elle jouit (Maurel 2009 p 22)
La violence eacuteducative ordinaire consiste agrave infliger des chacirctiments aux enfants (corporels
ou psychologiques) dans lrsquooptique de les eacuteduquer (en fait de les dresser) avec la conviction
que ces traitements sont agrave la fois neacutecessaires et sans graviteacute Aussi lrsquoune des reacutesistances (au
sens psychanalytique) les plus caracteacuteristiques de la profondeur de lrsquoemprise de cette
conviction reacuteside dans la distinction on ne peut plus impreacutecise entre les chacirctiments inoffensifs
et ceux qui sont macirctineacutes de cruauteacute (ce qursquoon appelle depuis 2001 seulement dans Le Petit
Robert la maltraitance) Cette violence eacuteducative ordinaire qui nrsquoest donc pas reacuteellement
eacuteducative (a-t-on besoin de souligner que lrsquoexpression est en reacutealiteacute oxymorique pour O
Maurel) mais relegraveve du dressage serait cause de lrsquoagressiviteacute qursquoon preacutetend trouver
naturellement chez lrsquoenfant le traitement violent a appeleacute une violence dans la reacuteaction
qursquoune meacuteconnaissance de la cause fait passer pour originaire Ainsi ce ne serait pas le
212
psychisme infantile qui serait agressif mais le psychisme qui baigne dans une agressiviteacute
ambiante consideacutereacutee comme laquo normale raquo
On peut donc retourner lrsquoeacutevidence invoqueacutee par Freud pour la contester les guerres
les invasions les geacutenocides alleacutegueacutes ne seraient pas dus agrave la pulsion de mort mais agrave la violence
de lrsquoenvironnement jugeacutee anodine et inoffensive (car leacutegegravere) inteacuterioriseacutee et resurgissant plus
tard sous forme drsquohostiliteacute agrave la culture La culture (ou du moins la culture violente) ne serait
pas le rempart contre la violence mais sa condition drsquoapparition
A minima donc on peut neutraliser lrsquoargument freudien sur lrsquoagressiviteacute originaire de
lrsquoecirctre humain Il ne srsquoagit pas de nier lrsquoagressiviteacute ou la violence de lrsquoecirctre humain ndash mais a-t-on
avanceacute drsquoun pas en faveur drsquoune quelconque explication lorsque pour expliquer lrsquoeffet on
invoque une cause qui porte le mecircme nom
La proposition drsquoErich Fromm nous paraicirct agrave cet eacutegard meacutethodologiquement plus
inteacuteressante plutocirct que drsquoopposer pulsion de vie et pulsion de mort (et biologiser ainsi
lrsquoagressiviteacute) ne faudrait-il pas comprendre ladite laquo pulsion de mort raquo comme une pulsion de
vie deacutevieacutee Il eacutecrit notamment dans La Peur de la liberteacute
La vie possegravede son propre dynamisme inteacuterieur Comme un arbre elle veut
pousser ses racines et ses branches srsquoeacutelever srsquoeacutetendre faire eacuteclater la force de sa segraveve
Si son expansion est contrarieacutee la segraveve de la vie se corrompt et devient une toxine de
mort Autrement dit la soif de vivre et la fureur de deacutetruire ne sont pas indeacutependantes
lrsquoune de lrsquoautre mais ont un rapport proportionnel inverse Plus lrsquoeacutenergie pourra
srsquoeacutepancher et moins on trouvera de reacutesidus toxiques La destructiviteacute est le fruit
veacuteneacuteneux de lrsquoempecircchement de vivre Les conditions individuelles et sociales qui
paralysent lrsquoeacutepanouissement engendrent la rage de saccager qui forme pour ainsi dire
la poche de venin ougrave srsquoalimentent les tendances hostiles (Fromm 1963 pp 146-147)
213
543 De la theacuteorie des pulsions agrave la theacuteorie de la seacuteduction Le retour de neurotica
Toutes ces consideacuterations engagent une modification importante de la theacuteorie
psychanalytique agrave lrsquoorigine des neacutevroses que Freud attribue agrave la pulsion de mort il faut
preacutesupposer un traumatisme Or crsquoest preacuteciseacutement le refus de la theacuteorie du trauma de Breuer
qui fonde en partie la psychanalyse Jung eacutecrit ainsi dans Psychologie de lrsquoinconscient
[hellip] lrsquointensiteacute drsquoun traumatisme ne possegravede en elle-mecircme qursquoun rocircle
pathogegravene assez secondaire ce sont des circonstances particuliegraveres qui confegraverent
pour un sujet donneacute sa signification de choc eacutemotif agrave lrsquoeacuteveacutenement traumatique [hellip] ce
nrsquoest pas le ldquoshockrdquo en soi qui est pathogegravene de maniegravere immuable [hellip ] Si jusqursquoalors
sous lrsquoemprise de la doctrine traumatique de Breuer [Freud] avait chercheacute la cause des
neacutevroses dans les traumatismes psychiques infligeacutes par la vie il voyait doreacutenavant le
centre de graviteacute du problegraveme se deacuteplacer [vers des perturbations de nature
eacuterotique] (Jung 2008 p 39-41)
Sommes-nous alors autoriseacutes afin de deacuteterminer si la pulsion de mort a bien un mode
drsquoexistence agrave admettre lrsquoexistence drsquoun traumatisme initial ou agrave le nier
Il est remarquable que ce problegraveme srsquoest poseacute agrave lrsquoorigine de la psychanalyse Reprenons
briegravevement cette histoire
En 1896 Freud eacutelabore dans son Eacutetiologie de lrsquohysteacuterie la theacuteorie de la seacuteduction pour
expliquer lrsquohysteacuterie elle consiste agrave reconnaicirctre que le patient a subi durant sa prime jeunesse
(jusqursquoagrave lrsquoacircge de sept ans) des abus de nature sexuelle Il est eacutetonnant que Freud eupheacutemise
le traumatisme sous le terme de laquo seacuteduction raquo terme qui precircte agrave confusion ainsi que le
remarque Alice Miller laquo parce qursquoil implique une eacutegaliteacute qui nrsquoexiste pas entre lrsquoenfant qui nrsquoa
aucun pouvoir et lrsquoadulte qui lui en a raquo (1986 p 66) Freud eacutecrit notamment
Les conditions eacutetranges dans lesquelles le couple ineacutegal poursuit son rapport
amoureux lrsquoadulte qui ne peut pas eacutechapper agrave sa part de deacutependance reacuteciproque telle
214
qursquoelle deacutecoule de la relation sexuelle mais qui en mecircme temps armeacute de toute
lrsquoautoriteacute et de tous les droits agrave lrsquoeacuteducation eacutechange agrave volonteacute un rocircle et lrsquoautre pour
satisfaire ses caprices sans la moindre gecircne lrsquoenfant livreacute agrave cet arbitraire dans toute
son impuissance eacuteveilleacute preacutematureacutement agrave toutes les sensations exposeacute agrave toutes les
deacuteceptions freacutequemment interrompu dans lrsquoexercice des fonctions sexuelles qui lui
sont attribueacutees par sa domination imparfaite de ses besoins naturels ndash tous ces
deacuteseacutequilibres agrave la fois grotesques et tragiques marquent lrsquoeacutevolution lointaine de
lrsquoindividu et de sa neacutevrose par une multitude drsquoeffets durables (citeacute par Miller 1986)
Alice Miller commente ce passage de la maniegravere suivante laquo Le lien entre les besoins
drsquoamour des parents et leur droit agrave exploiter et en mecircme temps agrave discipliner lrsquoenfant est un
facteur si bien inteacutegreacute dans notre civilisation qursquoil nrsquoa que tregraves rarement eacuteteacute remis en question raquo
(1986 p 131) Ce que les enfants subissent ainsi est qualifieacute par Miller de laquo peacutedagogie noire raquo
[hellip] je deacutesigne par la notion de ldquopeacutedagogie noirerdquo une attitude qui preacutetend
enseigner agrave lrsquoenfant la morale la correction et la sinceacuteriteacute et croit pouvoir srsquoautoriser
agrave le faire en recourant agrave des moyens tels que les chacirctiments corporels le mensonge la
tromperie la manipulation etc La ldquopeacutedagogie noirerdquo nrsquoest rien drsquoautre que le
deacuteguisement de lrsquoabus de pouvoir de lrsquoadulte sur lrsquoenfant abus parfaitement leacutegaliseacute et
inteacutegreacute que lrsquoon baptise eacuteducation (Miller 1986 p 25)
Avec cette theacuteorie Freud aurait eacuteteacute au plus proche de reacuteveacuteler ce scandale la
pathologie nerveuse serait conseacutecutive agrave un traumatisme reacuteel Il eacutecrit en 1896
Jrsquooserai donc affirmer qursquoil y a agrave lrsquoorigine de tout cas drsquohysteacuterie un ou plusieurs
eacuteleacutements drsquoexpeacuteriences sexuelles preacutematureacutees ndash qui peuvent se reproduire par le travail
215
analytique en deacutepit des deacutecennies drsquointervalle ndash qui relegravevent de la plus petite enfance
Je pense que crsquoest lagrave une reacuteveacutelation importante pour la deacutecouverte drsquoun caput Nili de
la neurapathologie (citeacute par Miller 1986)
Le traumatisme lrsquoabus sexuel serait cette source du Nil lrsquoorigine veacuteritable de
lrsquohysteacuterie et Freud ajoute que sans cet abus initial lrsquoagressiviteacute nrsquoexisterait pas
[hellip] jrsquoincline agrave penser que sans seacuteduction preacutealable lrsquoenfant nrsquoest pas susceptible
de trouver la voie de lrsquoagression sexuelle Le fondement de la neacutevrose serait donc
toujours poseacute dans lrsquoenfance par les adultes et les enfants ne feraient que se
transmettre ensuite la disposition agrave lrsquohysteacuterie (citeacute par Miller 1986)
Lrsquoaccueil que la Socieacuteteacute de Psychiatrie et de Neurologie viennoise lui reacuteserve lorsqursquoil
leur preacutesente sa theacuteorie le 21 avril 1896 est glacial Breuer lui-mecircme nrsquoadheacutera pas agrave cette
theacuteorie En 1897 Freud abandonne sa theacuteorie et lui substitue sa theacuteorie des pulsions articuleacutee
autour du complexe drsquoŒdipe La cause de la neacutevrose devient psychogegravene le trauma initial nrsquoa
plus lieu drsquoecirctre et relegraveverait du fantasme du patient Alice Miller deacutecrit ainsi la theacuteorie des
pulsions de Freud (de faccedilon neacutecessairement geacuteneacuterale car Freud nrsquoa cesseacute de la modifier)
Drsquoune faccedilon tout agrave fait geacuteneacuterale jrsquoentends pas lagrave la thegravese deacutefendue par Freud
agrave partir de 1897 et reprise par ses eacutelegraveves drsquoune sexualiteacute infantile (phase orale anale
et phallique) culminant chez lrsquoenfant de quatre ans qui voudrait posseacuteder sexuellement
le parent du sexe opposeacute et se deacutebarrasser du parent rival (complexe drsquoŒdipe) ce qui
engendre ineacutevitablement des conflits car lrsquoenfant aime ses deux parents et a besoin
des deux Crsquoest la maniegravere dont se reacutesout ce conflit entre le ccedila et le moi ou entre le
moi et le surmoi qui deacutetermine si le sujet sera ou ne sera pas atteint de neacutevrose
Drsquoapregraves cette thegravese tout ce que lrsquoenfant reccediloit du monde exteacuterieur est ldquonon
216
pathogegravenerdquo mecircme si crsquoest ldquolourd drsquoinfluence pour la constitution du moi et de la
personnaliteacuterdquo (cf Anna Freud Le Moi et les Meacutecanismes de deacutefense) (Miller 1986 pp
9-10)
Crsquoest ce rapport agrave lrsquoenvironnement qui fait du psychisme un meacutecanisme endogegravene qui
apparaicirct absolument contestable agrave Alice Miller La neacutevrose ne serait plus du tout reacuteactionnelle
Ce que le sujet raconte de son histoire (notamment concernant les abus dont il aurait eacuteteacute la
victime) serait ainsi de lrsquoordre du fantasme et comme tel devrait ecirctre traiteacute comme un
symptocircme
Il nrsquoest pas facile de voir pourquoi Freud a abandonneacute la theacuteorie de la seacuteduction Dans
sa lettre agrave Fliess du 21 septembre 1897 Freud eacutecrit
[hellip] la constatation de la freacutequence inattendue de lrsquohysteacuterie la mecircme condition
eacutetant toujours remplie alors qursquoil y a peu de chance que la perversion agrave lrsquoeacutegard des
enfants soit aussi reacutepandue (La perversion doit ecirctre beaucoup plus freacutequente que
lrsquohysteacuterie puisqursquoil nrsquoy a maladie que lorsque les eacuteveacutenements se sont accumuleacutes et
qursquoest intervenu un facteur affaiblissant les deacutefenses) (citeacute par Maurel 2008)
laquo Peu de chance raquo peu croyable lrsquoargument est de nature doxique et semble assez
contradictoire avec le pessimisme anthropologique que deacuteveloppera Freud ensuite Si lrsquoecirctre
humain est porteacute agrave lrsquoagression comment les adultes pourraient-ils ne pas agresser lrsquoenfant
Pourquoi la perversion serait-elle lrsquoapanage de lrsquoenfant Et si lrsquoadulte la prodigue agrave lrsquoenfant
comment ne pas voir dans cette agression le traumatisme originaire que la theacuteorie de la
seacuteduction exhibe Le pessimisme anthropologique de Freud on le voit ne contredit pas sa
theacuteorie de la seacuteduction mais pourrait au contraire la confirmer Mais ce serait alors faire de
lrsquoenfant une victime ce que Freud a toujours refuseacute
On sait que le dernier article de Saacutendor Ferenczi Confusion de langue entre les adultes
et lrsquoenfant nrsquoa pas plu agrave Freud (lors de la derniegravere visite de Ferenczi agrave son maicirctre le 30 aoucirct
1932 ce dernier refusa de lui serrer la main) Le disciple ravivait la neurotica de Freud
217
lrsquoeacutetiologie traumatique de la neacutevrose il eacutecrivait notamment qursquo laquo on ne pourra jamais insister
assez sur lrsquoimportance du traumatisme et en particulier du traumatisme sexuel comme facteur
pathogegravene raquo (Ferenczi 2004 p 41) S Freud eacutecrit ainsi agrave sa fille Anna que Ferenczi entretient
laquo les vues drsquoune eacutetiologie agrave laquelle jrsquoai cru mais que jrsquoai abandonneacutee il y a trente-cinq ans agrave
savoir que les neacutevroses sont couramment causeacutees par des traumatismes sexuels subis dans
lrsquoenfance raquo (citeacute par Jay Frankel 2003) Cela signifierait que les abus sexuels sur les enfants
eacutetaient plus freacutequents que le fondateur de la psychanalyse ne lrsquoavait accordeacute
Pour Erich Fromm (La Crise de la psychanalyse 1973 pp 57-59) Freud a drsquoabord eacuteteacute
au plus proche drsquoecirctre laquo un accusateur deacutenonccedilant lrsquoexploitation parentale au nom de lrsquointeacutegriteacute
et de la liberteacute de lrsquoenfant raquo Mais en raison du laquo profond enracinement de Freud dans le
systegraveme patriarcal autoritaire raquo cette position radicale fut abandonneacutee Lrsquoenfant devint laquo un
petit criminel un pervers [] Ainsi Freud arriva agrave une image et ldquolrsquoenfant peacutecheurrdquo qui comme
certains lrsquoont fait observer ressemble agrave lrsquoimage augustinienne de lrsquoenfant sur des points
essentiels raquo Pour E Fromm la raison relegraveve moins de raisons cliniques observeacutees par Freud
que de laquo sa foi dans lrsquoordre social existant et son autoriteacute raquo Sa partialiteacute envers les parents
apparaicirct eacutegalement clairement selon Fromm dans la falsification de lrsquoimage des parents les
parents du petit Hans sont preacutesenteacutes comme lrsquoeacuteduquant laquo loin de toute intimidation raquo (Freud
hellip) prenant le parti laquo de ne pas se moquer de lui et ne pas le brutaliser raquo Pourtant force est
de constater que les parents (voir Fromm 1973 pp 96-98) le menacent (menace de castration
et drsquoabandon) et lui mentent de maniegravere eacutehonteacutee contredisant explicitement lrsquoassertion de
Freud
La theacuteorie des pulsions pourrait ainsi ecirctre interpreacuteteacutee comme eacutetant agrave lrsquoorigine drsquoun deacuteni
de reacutealiteacute celui du traumatisme normal trop normal que vivent les enfants victimes de la
perversion des adultes Alice Miller eacutecrit en ce sens
Eacutetant donneacute que la theacuteorie psychanalytique des pulsions vient conforter chez
le patient la tendance agrave nier son traumatisme et agrave srsquoaccuser lui-mecircme elle megravene plutocirct
agrave masquer lrsquoexploitation sexuelle et narcissique de lrsquoenfant qursquoagrave la deacutenoncer Pourquoi
le psychanalyste ne srsquoattaque-t-il pas dans la plupart des cas aux traumatismes reacuteels
de lrsquoenfance (Miller 1986 p 13)
218
Il conviendrait ainsi de redonner agrave la theacuteorie de la seacuteduction sous une forme
eacutevidemment reacuteviseacutee agrave lrsquoaune des progregraves de la psychologie le creacutedit que sa puissance
subversive trop subversive meacuterite
Ajoutons enfin que le mythe drsquoŒdipe mobiliseacute par Freud comme paradigme du
complexe eacuteponyme a eacuteteacute interpreacuteteacute de maniegravere ambigueuml On sait que Freud interpregravete les
actions drsquoŒdipe guideacute par lrsquoignorance dans la trageacutedie de Sophocle comme conduits
secregravetement par son deacutesir inconscient Cette interpreacutetation est tregraves habile mais repose sur
une contextualisation deacuteficiente qui prend le personnage drsquoŒdipe comme un
commencement Mais son histoire mecircme comme toujours dans les mythes antiques et
comme toujours dans la reacutealiteacute srsquoinscrit dans un contexte plus large celui drsquoune famille
Comme le rappelle Olivier Maurel
[hellip] la cause lointaine mais reacuteelle du malheur drsquoŒdipe crsquoest que Laiumlos qui avait
beacuteneacuteficieacute de lrsquohospitaliteacute du roi Peacutelops est tombeacute amoureux de Chrysippe le fils de
Peacutelops lrsquoa enleveacute et lrsquoa violeacute ce qui a provoqueacute le suicide de Chrysippe et la maleacutediction
du roi Peacutelops sur la descendance de Laiumlos Ainsi agrave lrsquoorigine du malheur drsquoŒdipe il y a
la quadruple faute de son pegravere qui srsquoest rendu coupable drsquoatteinte aux lois sacreacutees de
lrsquohospitaliteacute en enlevant le fils de son hocircte de viol de meurtre indirect agrave travers le
suicide de Chrysippe et enfin drsquoinfanticide en exposant son fils pour essayer drsquoeacutechapper
agrave la maleacutediction (Maurel 2008 p 197)
En contextualisant le mythe drsquoŒdipe on voit que la condition de possibiliteacute du parricide
est la perversion du pegravere Or tous les pegraveres ne sont pas des pervers crsquoest que par conseacutequent
tous les enfants ne sont pas des parricides Lrsquouniversaliteacute du complexe drsquoŒdipe est mise agrave mal
par cette contextualisation qui eacutevoque davantage le traumatisme originel (la tentative du
meurtre de lrsquoenfant) qursquoune quelconque tendance psychogegravene Doit-on ajouter que
219
contrairement agrave ce que preacutetend Freud dans Totem et tabou le meurtre le plus ancien releveacute
par lrsquoarcheacuteologie nrsquoest pas celui du pegravere de la horde primitive mais lrsquoinfanticide
544 La pulsion de mort moins agrave craindre que la simple obeacuteissance sociale
Milgram refuse lrsquoideacutee que la pulsion drsquoagressiviteacute soit la cleacute de compreacutehension des
souffrances que les ecirctres humains infligent agrave drsquoautres humains Milgram concegravede lrsquoexistence
de telles tendances agressives mais selon lui crsquoest la tendance agrave lrsquoobeacuteissance qui est le
veacuteritable moteur des horreurs de la culture
[ces pulsions agressives] nrsquoont en reacutealiteacute pratiquement aucun rapport avec le
comportement des sujets dans lrsquoexpeacuterience pas plus qursquoelles nrsquoen ont avec
lrsquoobeacuteissance destructrice des soldats en temps de guerre des pilotes qui exterminent
des milliers drsquoinnocents au cours drsquoune seule mission de bombardement en reacutepandant
des flots de napalm sur un village vietnamien Le soldat tue parce qursquoon lui dit de tuer
et qursquoil estime de son devoir drsquoobeacuteir aux ordres Le fait drsquoinfliger une peacutenalisation
douloureuse agrave la victime ne vient pas des pulsions destructrices des participants mais
de leur inteacutegration dans une structure sociale dont ils sont incapables de se deacutegager
(Milgram 2017 p 248)
Milgram invoque la variante 11 de son expeacuterience pour discreacutediter lrsquoideacutee que le sadisme
(lieacute agrave la pulsion de mort) œuvrerait inconsciemment dans les deacutecharges que le sujet administre
Dans cette variante le sujet peut choisir le niveau des chocs eacutelectriques en toute impuniteacute Or
il se trouve que les chocs administreacutes sont de faible intensiteacute laquo Si les pulsions destructrices
avaient reacuteellement essayeacute de se libeacuterer pourquoi les sujets auraient-ils eacutepargneacute la victime alors
qursquoils pouvaient au nom de la science justifier lrsquoadministration des deacutecharges les plus fortes raquo
(2017 p 248)
Milgram se reacutefegravere encore aux travaux de Buss (1961) et de Berkowitz (1962) qui
montrent que la production de frustration chez le sujet engendre bien une augmentation de
220
la souffrance infligeacutee agrave autrui ndash mais dans une proportion bien moindre que dans le cadre drsquoune
conversion agrave lrsquoeacutetat agentique La frustration nrsquoexcite pas la pulsion de mort (toujours agrave
supposer qursquoelle existe) capable de rivaliser avec lrsquoobeacuteissance en termes de production de
souffrance infligeacute agrave autrui
La conclusion est sans appel lrsquoagressiviteacute individuelle est indeacuteniablement un facteur
de deacutecoheacutesion sociale mais son impact est limiteacute Ce facteur est sans commune mesure avec
le danger de lrsquoobeacuteissance en grande partie du fait que lrsquoobeacuteissance est agrave peu pregraves toujours
preacutesenteacutee comme une vertu Ce qui doit nous conduire agrave nous demander si la culture nrsquoa pas
plus agrave perdre dans le dressage qursquoon ne le considegravere ordinairement
Enfin il nous faut convenir que la pulsion de mort invoqueacutee par Freud pour expliquer
la violence agrave lrsquoœuvre au sein des cultures est un postulat probleacutematique au point de vue
meacutethodologique mais peut-ecirctre et surtout fautif au point de vue psychologique tant il sous-
estime la puissance des structures sociales drsquoautoriteacute Moins que jamais la frustration
fondamentale invoqueacutee par la psychanalyse ne nous paraicirct justifieacutee
545 Genegravese de lrsquoideacutee drsquoune agressiviteacute de lrsquoespegravece humaine la proposition de Laborit
En appeler agrave lrsquoeacutevidence de lrsquoagressiviteacute au cours des acircges constitue lrsquoargument de sens
commun le plus persuasif Qui oserait srsquoinsurger contre le fait que lrsquohistoire est lrsquohistoire de la
violence Comment degraves lors ne pas imputer agrave lrsquoecirctre humain lrsquoorigine de cette violence Ce
serait pour se preacutemunir contre cette violence que la culture instaurerait cette discipline agrave
mecircme de limiter cette agressiviteacute lrsquoangoisse de culpabiliteacute ne serait que le moyen que la
culture a trouveacute pour se proteacuteger de la liberteacute entropique de lrsquoindividu Il y aura une tendance
geacuteneacutetique de lrsquoagressiviteacute chez lrsquohomme
Rappelons que crsquoest Rousseau le premier qui a mis en garde contre le risque de diallegravele
lorsqursquoil srsquoagit de jugement anthropologique Gardons-nous eacutecrit-il en substance en voyant
les hommes tels qursquoils sont devenus de porter un jugement sur ce qursquoils sont Leur preacutetendue
agressiviteacute naturelle pourrait nrsquoecirctre en reacutealiteacute que lrsquoabsorption du milieu dans lequel ils vivent
Gardons-nous de nous lamenter de lrsquohumain quand on est porteacute agrave deacutesespeacuterer de lrsquohomme tel
qursquoon le voit Ainsi lrsquoagressiviteacute est-elle une cause ou un effet
Henri Laborit remarque lrsquoambiguiumlteacute du terme drsquoagressiviteacute Il comprend ce concept
comme laquo la quantiteacute drsquoeacutenergie capable drsquoaccroicirctre lrsquoentropie drsquoun systegraveme organiseacute sa
221
tendance au nivellement thermodynamique autrement dit de faire disparaicirctre plus au moins
complegravetement sa structure raquo (1985a pp 74-75) En ce sens toute structure vivante est
ameneacutee agrave subir des agressions et agrave se montrer agressive pour assurer le maintien de sa
structure laquo vie et agressiviteacute seraient synonymes raquo Lrsquoagressiviteacute on le voit nrsquoest pas gratuite
elle est reacuteaction agrave un milieu en vue drsquoassurer le maintien de la structure Or la socieacuteteacute preacuteexiste
agrave lrsquoindividu et forme son systegraveme nerveux en installant chez le sujet agrave eacuteduquer une seacuterie
drsquoautomatismes socioculturels
[La socieacuteteacute apprend des] ldquovaleursrdquo sociales variables avec lrsquoeacutepoque et le lieu
automatiseacutees degraves lrsquoenfance au sein des systegravemes nerveux humains et dont la finaliteacute
nrsquoest la protection ni de lrsquoindividu ni de lrsquoespegravece mais drsquoune organisation sociale drsquoun
type de hieacuterarchie ougrave toujours existent des dominants et des domineacutes (Laborit 1985a
p 75)
Ce qursquoon appelle eacuteducation nrsquoest donc qursquoune seacuterie de laquo jugement de valeurs favorables
au maintien de [la] dominance raquo Pour Henri Laborit lrsquoideacutee drsquoune agressiviteacute inheacuterente agrave
lrsquoespegravece humaine qursquoil tirerait de son origine animale fait preacuteciseacutement partie de ces ideacutees que
les dominants doivent chercher agrave reacutepandre car elle justifie en retour le respect des hieacuterarchies
de valeur laquo tout lrsquoapprentissage socioculturel a pour but de creacuteer des automatismes de
soumission agrave lrsquoeacutegard des hieacuterarchies et de faire disparaicirctre une agressiviteacute qui nrsquoa rien
drsquoanimalier mais qui reacutesulte de lrsquoimpossibiliteacute pour lrsquoindividu de reacutealiser un comportement
gratifiant raquo (1985a p 76)
Loin donc que de consideacuterer que lrsquoagressiviteacute est premiegravere il faut au contraire estimer
qursquoelle deacuterive drsquoune situation preacutealable drsquoangoisse
En reacutealiteacute il faut propager au contraire la notion qursquoen dehors de lrsquoagressiviteacute
que nous pouvons appeler instinctive sans haine comportement assurant
lrsquoassouvissement des besoins fondamentaux qui ne conduit jamais chez lrsquoanimal au
222
meurtre intraspeacutecifique lrsquoagressiviteacute humaine nrsquoest toujours qursquoun moyen de reacutesoudre
lrsquoangoisse (Laborit 1985a p 76)
Or cette angoisse srsquoaccroicirct avec le deacuteveloppement industriel et la vie citadine crsquoest
cette angoisse qui produit lrsquoagressiviteacute qursquoaccompagne le laquo ldquomalaiserdquo de vivre raquo formule qui
rappelle le titre de lrsquoouvrage de Freud mais en lui donnant une tout autre signification
Henri Laborit nous invite enfin agrave nous meacutefier de toute forme de naturalisme en matiegravere
anthropologique derriegravere lrsquoapparence de neutraliteacute et drsquoobjectiviteacute risque de se tapir une
ideacuteologie qui feint de justifier drsquoinjustifiables choix
[hellip] la reacutefeacuterence agrave la ldquonaturerdquo au ldquonaturelrdquo se fait geacuteneacuteralement pour fournir un
alibi aux jugement de valeurs de lrsquoeacutepoque Crsquoest ainsi que lrsquoon fera appel agrave la nature
pour montrer lrsquoimplacabiliteacute de lrsquoagressiviteacute chez lrsquohomme puisqursquoelle existe chez
lrsquoanimal ce qui deacuteculpabilise les hieacuterarchies les dominances lrsquoagressiviteacute des
dominants en reacuteponse agrave celle des domineacutes (par celle des domineacutes qui se conduisent
eux comme des becirctes sauvages) et des guerres [hellip] La reacutefeacuterence au ldquonaturelrdquo nrsquoest un
alibi que pour deacutefendre lrsquoideacuteologie dominante (Laborit 1985a pp 77-78)
Mais lrsquoagressiviteacute que la civilisation tente de juguler la violence brutale preacutetendue
laquo bestiale raquo nrsquoest pourtant que le contre-coup drsquoune agressiviteacute qui a œuvreacute en amont laquelle
se preacutesente comme leacutegitime pour lutter contre ce qursquoelle engendre laquo Ainsi la violence
explosive brutale la seule dont on parle nrsquoest que la reacuteponse agrave un stimulus et celui-ci nrsquoest
autre que la violence institutionnaliseacutee et qui en conseacutequence ne se reconnaicirct plus pour telle raquo
(1985a p 78) Le dressage loin de permettre de contenir la violence la creacutee donc par la
production drsquoune institution qui inhibe le circuit de la reacutecompense pour se focaliser sur celui
de la punition et exerce ainsi une violence continue (mais autoproclameacutee leacutegitime) sur
lrsquoindividu
On en revient de maniegravere assez surprenante agrave la proposition de Rousseau qui
consideacuterait lrsquoamour de soi (ou conservation de la structure) comme passion primitive amorale
223
non agressive fondamentalement mais susceptible de le devenir lorsque les circonstances la
font jaillir La violence la pulsion de mort nrsquoest pas animale nrsquoest pas primitive elle est
historique et ne fait pas neacutecessairement honneur au genre humain
Eirick Prairat a ainsi raison drsquoestimer que la repreacutesentation de lrsquoenfant comme laquo petit
sauvage qui se plairait agrave vivre dans un monde livreacute aux jeux brutaux des pulsions et des
impulsions raquo (2002 p 92) est une repreacutesentation erroneacutee Au contraire consideacuterer qursquoil faut laquo
que jeunesse se passe raquo crsquoest penser que la violence naturelle le ceacutedera agrave la socialisation
pacificatrice nous soutenons au contraire que crsquoest la paix et la seacutecuriteacute que recherche
lrsquoenfant sauf quand son environnement lui a appris la violence comme moyen de
reconnaissance crsquoest donc prendre lrsquoeffet pour la cause La violence ne doit jamais ecirctre
normaliseacutee banaliseacutee elle serait alors lrsquooccasion drsquoun triste apprentissage agrave savoir que la
violence est un moyen leacutegitime de reacutesoudre les problegravemes
Dans ces pages que nous consacrons agrave la psychanalyse il ne srsquoagit pas de nier lrsquoapport
de la psychanalyse agrave la compreacutehension de la psychegrave Il srsquoagit seulement drsquoeacuteprouver les
arguments en faveur drsquoune neacutecessiteacute de la frustration (et partant de la sanction) ndash neacutecessiteacute
qui reposeraient sur la preacutesence drsquoune pulsion de mort Or le recours agrave la frustration nous est
apparu comme relevant drsquoun dressage et non drsquoune eacuteducation eacutemancipatrice et elle perd
une grande partie de sa neacutecessiteacute lorsqursquoon en vient agrave douter de la reacutealiteacute de la pulsion de
mort Ce nrsquoest pas agrave dire que nous soutenons le laisser-faire en matiegravere eacuteducative mais nous
estimons qursquoune thegravese eacutetablie par des arguments deacutefectueux srsquoen trouve affaiblie Si la
frustration (et la sanction qui la produit) doit ecirctre fondeacutee il faut qursquoelle le soit sur des raisons
solides ndash plus solides que les arguments contestables de Freud que nous venons de preacutesenter
55 Dressage et eacutelevage La proposition de Nietzsche
Nous proposons drsquoeacutetudier la proposition nietzscheacuteenne dans la partie consacreacutee au
dressage car contrairement agrave ce qursquoon pourrait croire la distinction qursquoopegravere Nietzsche entre
dressage et eacutelevage ne porte pas sur les moyens mais sur la fin seulement Crsquoest ce qursquoexprime
le philosophe allemand dans le Creacutepuscule des idoles Ceux qui ont voulu rendre lrsquohumaniteacute
meilleure sect5
224
La morale de lrsquoeacutelevage et la morale du dressage se valent parfaitement quant
aux moyens qursquoelles emploient pour srsquoimposer nous sommes en droit de poser en
principe suprecircme que pour fabriquer de la morale on doit vouloir inconditionnellement
son contraire (Nietzsche 2005 p 165)
Dressage et eacutelevage sont des concepts zoologiques ndash ce que nous refusons pour le
concept drsquoeacuteleacutevation Au fond lrsquoeacutelevage nrsquoest pour Nietzsche qursquoun dressage supeacuterieur
En quoi leurs fins diffegraverent Par leur viseacutee civilisation ou culture Drsquoun cocircteacute
renversement des valeurs nobles reacuteactiviteacute ressentiment promotion de lrsquoeacutegaliteacute de lrsquoautre
cocircteacute promotion de la puissance activiteacute leacutegislatrice grande santeacute des happy few culte de la
hieacuterarchie et pathos de la distance
Afin de le montrer preacuteciseacutement nous proposons de preacutesenter la fin que Nietzsche
propose agrave lrsquoeacutelevage nous verrons ainsi que cette fin engage des moyens absolument
contraires agrave lrsquoeacuteleacutevation telle que nous la comprenons Eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoune
probleacutematique majeure qui traverse toute lrsquoœuvre de Nietzsche nous nrsquoambitionnons pas une
recension ni une analyse exhaustives mais seulement un tour drsquohorizon un aperccedilu seacutelectif de
cette question dans les derniegraveres œuvres de Nietzsche (du Gai Savoir agrave LrsquoAnteacutechrist)
551 Critique du dressage
Il nrsquoest sans doute pas conforme agrave la penseacutee de Nietzsche de commencer cette
preacutesentation par la critique du dressage on suggegravere alors que la philosophie nietzscheacuteenne
est reacuteactive et ne se pose qursquoen srsquoopposant alors que Nietzsche fait de la reacuteactiviteacute la marque
drsquoune axiologie habiteacutee par le ressentiment et qursquoil entend deacutenoncer preacuteciseacutement On laisse
entendre que la penseacutee de Nietzsche est fondamentalement critique alors que lui-mecircme a
toujours reacutecuseacute lrsquoideacutee qursquoil ne serait qursquoun destructeur Le marteau dans Le Creacutepuscule des
idoles sert agrave ausculter agrave deacutenoncer les fausses valeurs et donc agrave les annihiler sous le feu
critique mais il symbolise aussi le marteau du sculpteur de lrsquoartiste agrave mecircme drsquoinventer de
nouvelles laquo tables de valeurs raquo (selon lrsquoexpression drsquoAinsi parlait Zarathoustra)
En quoi consiste le dressage En une domestication agrave lrsquoinstar de ce qui se pratique
dans les meacutenageries
225
On lrsquoaffaiblit on la rend moins nuisible on en fait une becircte maladive au moyen
de lrsquoaffect deacutepressif de la peur au moyen de la douleur des blessures de la faim ndash Il
nrsquoen va pas autrement avec lrsquohomme dresseacute que le precirctre a ldquorendu meilleurrdquo
(Nietzsche 2005 p 162)
Le dressage vise donc la diminution de puissance qursquoon produit par lrsquoempoisonnement
du psychisme ndash notamment par lrsquoaffect de honte qui dirige lrsquoagressiviteacute contre soi Lrsquoecirctre
humain srsquoen trouve affaibli diminueacute Degraves lors le reacutesultat engendreacute par exemple sur les
laquo Germains nobles (sic) raquo corrompus par lrsquoEacuteglise qui les a fait entrer dans un couvent est
dramatique
[Il ressemblait agrave] une caricature drsquohomme agrave un avorton il srsquoeacutetait transformeacute
en ldquopeacutecheurrdquo il eacutetait fourreacute dans sa cage on lrsquoavait incarceacutereacute entre des concepts
absolument terrifiantshellip Et crsquoest lagrave qursquoil eacutetait agrave preacutesent malade cheacutetif animeacute de
malveillance envers lui-mecircme plein de haine envers toutes les pulsions de vie plein
de soupccedilon envers tout ce qui eacutetait fort et heureux Bref un ldquochreacutetienrdquohellip (Nietzsche
2005 p 162)
Cette derniegravere citation montre que Nietzsche attribue agrave la religion chreacutetienne la
responsabiliteacute de ce dressage dans notre civilisation Le precirctre est celui qui a permis un premier
renversement des valeurs aristocratiques (sectsect6-7 du Premier traiteacute de La Geacuteneacutealogie de la
morale 2000 pp 75-79) ndash le ressentiment est devenu un creacuteateur axiologique lrsquoamour
proclameacute nrsquoest que le revers de la haine agrave lrsquoeacutegard des valeurs saines de lrsquoaristocratie guerriegravere
Au sect10 du Premier traiteacute Nietzche eacutecrit laquo Le soulegravevement drsquoesclaves en morale commence
avec le fait que le ressentiment devient lui-mecircme creacuteateur et enfante des valeurs raquo (2000 p
82) Les concepts de sujet de responsabiliteacute de volonteacute auraient ainsi eacuteteacute inventeacutes agrave cette
occasion afin de produire cette inteacuteriorisation de cette inversion de valeur dans lrsquohomme
226
Le paradoxe est que la victoire que les faibles ont emporteacutee sur les forts fut une victoire
agrave la Pyrrhus ils se sont en quelque sorte terrasseacutes avec leur ennemi Le triomphe de lrsquoideacuteal
asceacutetique qui produit le dressage en rendant malade a aggraveacute la faiblesse initiale Au sect21 du
troisiegraveme traiteacute Nietzsche eacutecrit notamment sur lrsquoutiliteacute drsquoun tel proceacutedeacute
Si lrsquoon veut exprimer par lagrave le fait qursquoun tel systegraveme de traitement a rendu
lrsquohomme meilleur je ne dis pas le contraire jrsquoajoute seulement que chez moi ldquorendu
meilleurrdquo signifie ndash exactement la mecircme la mecircme chose que ldquodompteacuterdquo ldquoaffaiblirdquo
ldquodeacutecourageacuterdquo ldquoraffineacuterdquo ldquorendu douilletrdquo ldquoeacutemasculeacuterdquo (donc presque la mecircme chose que
briseacute) Mais srsquoil srsquoagit principalement de malades drsquoaigris de deacuteprimeacutes un tel systegraveme
rend agrave tout coup le malade mecircme en supposant qursquoil le rende ldquomeilleurrdquo plus malade
qursquoon demande aux psychiatres ce qursquoentraicircne toujours une application meacutethodique
de tourments de peacutenitence de contritions et de spasmes de reacutedemption (Nietzsche
2000 pp 244-245)
Autrement dit lrsquoameacutelioration de lrsquohumaniteacute par le recours agrave lrsquoideacuteal asceacutetique est en
reacutealiteacute une perversion que Nietzsche condamne avec la derniegravere eacutenergie
Il nrsquoen demeure pas moins un paradoxe que nous avons deacutejagrave souligneacute Nietzsche
condamne moins les moyens mis en œuvre par le christianisme que sa fin ndash ou plutocirct son
absence laquo de fins ldquosacreacuteesrdquo raquo (1994 p 120) Que le christianisme mente nrsquoest pas une
objection (pour Nietzsche la fin justifie les moyens) mais qursquoil mente afin de calomnier la vie
voilagrave ce qui provoque la fureur du philosophe allemand
Que le christianisme nrsquoait pas de fins ldquosacreacuteesrdquo voilagrave mon objection contre ses
moyens Rien que des fins mauvaises empoisonnement calomnie neacutegation de la vie
le meacutepris du corps le deacutenigrement et lrsquoauto-avilissement de lrsquohomme par la notion de
peacutecheacute ndash par conseacutequent ses moyens aussi sont mauvais (Nietzsche 1994 p 120)
227
Ce nrsquoest donc pas lrsquoaffaiblissement ou lrsquoempoisonnement qui est donc proscrit par
Nietzsche crsquoest le type de sujet auquel elle srsquoapplique le maicirctre ou lrsquoesclave le fort ou le
faible lrsquoeacutelite ou les masses Crsquoest ainsi que dans Le Creacutepuscule des idoles Nietzsche ne trouve
rien agrave redire lorsque les Lois de Manou srsquoemploient agrave affaiblir le tschandala
Mais cette organisation aussi eut besoin drsquoecirctre terrible ndash non pas cette fois pour
lutter contre la becircte mais contre la notion contraire agrave celle-ci le non-homme-
drsquoeacutelevage lrsquoabacirctardi le tschandala Et une fois encore elle nrsquoeut drsquoautre moyen pour
le rendre inoffensif faible que de le rendre malade ndash ce fut le combat contre le ldquogrand
nombrerdquo (Nietzsche 2005 p 162)
552 Lrsquoeacutelevage laquo agrave deux doigts de la tyrannie raquo
En quoi consiste cette fin viseacutee par lrsquoeacutelevage qui justifie lrsquoalieacutenation des masses
Au sect290 du Gai Savoir Nietzsche estime qursquoil est essentiel de laquo ldquodonner du style agrave son
caractegravererdquo raquo (1997 p 235) Cependant une telle reacutealisation nrsquoest pas accessible agrave tous il faut
ecirctre precirct agrave subir durablement lrsquoassujettissement agrave un mecircme ensemble de regravegles agrave ecirctre
faccedilonneacute par laquo la contrainte imposeacutee par un goucirct identique raquo (1997 p 236) Le style est affaire
de mise en forme (ici on reconnaicirct une des manifestations de la volonteacute de puissance qui est
preacuteciseacutement puissance de mise en forme) de soumission agrave un goucirct qui doit ecirctre unique Seuls
les laquo caractegraveres forts raquo seront capables de mener cette discipline agrave bien On retrouve cette ideacutee
au sect47 des Incursions drsquoun inactuel (Creacutepuscule des idoles) la beauteacute agrave lrsquoinstar du geacutenie est
le reacutesultat drsquoune discipline sur plusieurs geacuteneacuterations laquo Tout ce qui est bon est heacuteritage ce qui
nrsquoest pas heacuteriteacute est imparfait est commencementhellip raquo (2005 p 212) Drsquoougrave la ferme
condamnation du laisser-aller de lrsquoabsence de discipline qui conduit irreacutemeacutediablement agrave la
meacutediocriteacute laquo Ligne de conduite suprecircme il ne faut jamais se ldquolaisser allerrdquo mecircme agrave ses propres
yeux raquo (2005 p 212) Mais pour ce faire il ne suffit pas drsquoune discipline affective laquo il faut
commencer par convaincre le corps raquo (2005 p 213) La culture commence ainsi non pas en
cherchant une prise sur lrsquoacircme mais laquo lagrave ougrave il faut crsquoest le corps la maniegravere de se comporter
le reacutegime alimentaire la physiologie le reste srsquoensuithellip raquo (2005 p 213)
228
Le sect188 de Par-delagrave bien et mal preacutecise cette ideacutee La morale au sens geacuteneacuterique de
hieacuterarchie de valeurs est comprise comme laquo parcelle de tyrannie envers la ldquonaturerdquo envers la
ldquoraisonrdquo eacutegalement raquo (Nietzsche 2003 p 142) ndash tyrannie crsquoest-agrave-dire laquo longue contrainte raquo
Or drsquoapregraves Nietzsche cette longue contrainte est la condition de possibiliteacute de la liberteacute et
mecircme de ce qui de la valeur culturelle
Mais le fait singulier est que tout ce que la terre porte et a porteacute de liberteacute de
finesse de hardiesse de danse et drsquoassurance magistrale que ce soit dans la penseacutee
elle-mecircme ou dans le gouvernement ou dans lrsquoart de parler et de persuader dans les
arts aussi bien que dans les moraliteacutes ne srsquoest deacuteveloppeacute que gracircce agrave la ldquotyrannie de
ces lois arbitrairesrdquo (Nietzsche 2003 p 142)
Seul ce qui a eacuteteacute soumis agrave une dure contrainte agrave un seul et mecircme goucirct agrave une seule et
mecircme autoriteacute finira par ecirctre beau ndash la justification estheacutetique eacutetant pour Nietzsche la
justification suprecircme
Ce qui est essentiel ldquoau ciel comme sur terrerdquo semble-t-il crsquoest pour le dire une
fois encore que lrsquoon obeacuteisse longuement et dans une seule et mecircme direction cela
finit toujours et a toujours fini par produire agrave la longue quelque chose qui fait que la vie
sur terre meacuterite drsquoecirctre veacutecue par exemple vertu art musique danse raison
spiritualiteacute ndash quelque chose de transfigurant de raffineacute de fou et de divin (Nietzsche
2003 p 143)
La critique du dressage ne conduit pas Nietzsche agrave lui opposer une quelconque
eacutemancipation ndash mais juste agrave lui assigner une fin La contrainte la soumission agrave des lois
tyranniques et au fond arbitraires sont la condition de lrsquoeacuteducation spirituelle On voit le
paradoxe lrsquoesprit ne se libegravere qursquoagrave la condition de srsquoecirctre drsquoabord soumis il ne peut
commander qursquoagrave la condition drsquoavoir drsquoabord commenceacute longuement agrave obeacuteir Autrement dit
229
Nietzsche admet lrsquoideacutee que lrsquoesprit peut et doit ecirctre mis sous tutelle ndash non pour srsquoeacutelever mais
pour ecirctre eacuteleveacute Lrsquoeacutelevage nrsquoest pas incompatible avec lrsquoabecirctissement et ne considegravere jamais
lrsquoindividu comme une fin seuls les peuples les races importent (et on comprend pourquoi
puisque lrsquoeffet de lrsquoeacutelevage se fait sur plusieurs geacuteneacuterations)
ndash cette tyrannie cet arbitraire cette rigoureuse et grandiose becirctise ont eacuteduqueacute
lrsquoesprit lrsquoesclavage est semble-t-il au sens le plus grossier et le plus subtil le moyen
indispensable pour discipliner et eacutelever lrsquoesprit aussi On peut consideacuterer toute morale
sous ce rapport crsquoest la ldquonaturerdquo en elle qui apprend agrave haiumlr le laisser-aller la trop
grande liberteacute et qui implante le besoin drsquohorizons restreints de tacircches aussi proches
que possible ndash qui enseigne le reacutetreacutecissement des perspectives et donc en un certain
sens la becirctise en tant qursquoelle est une condition de vie et de croissance ldquoTu obeacuteiras agrave
qui que ce soit et pour longtemps sans quoi tu peacuteriras et perdras lrsquoultime respect pour
toi-mecircmerdquo ndash voilagrave ce qui me paraicirct ecirctre lrsquoimpeacuteratif moral de la nature lequel nrsquoest
certes pas ldquocateacutegoriquerdquo comme lrsquoexigeait le vieux Kant (drsquoougrave le ldquosans quoirdquo ndash) et ne
srsquoadresse pas non plus aux individus (que lui importent les individus ) mais bien agrave des
peuples agrave des races agrave des eacutepoques agrave des classes mais surtout agrave lrsquoanimal ldquohommerdquo
tout entier agrave lrsquohomme (Nietzsche 2003 p 144)
Nietzsche semble faire lrsquoeacuteloge de la tyrannie ndash mais il convient de nuancer cette thegravese
car il est aussi un fervent deacutefenseur de la liberteacute Toutefois la liberteacute telle que Nietzsche
lrsquoentend nrsquoest pas une liberteacute acquise mais une conquecircte la liberteacute est libeacuteration de la volonteacute
de puissance et le meilleur moyen drsquoassurer cette promotion de la puissance est la guerre
laquo la guerre eacutelegraveve agrave la liberteacute raquo laquo lrsquohomme libre est guerrier raquo Il y a bien un sens symbolique (au
sens de guerre de lrsquoesprit agrave mecircme de soutenir la guerre axiologique) mais aussi un sens
militaire (les reacutefeacuterences agrave Jules Ceacutesar Ceacutesar Borgia ou Napoleacuteon ne sauraient nous induire en
erreur) La volonteacute de puissance se deacuteploie aussi quoique non exclusivement sur un terrain
230
qui est celui de lrsquoagression physique Drsquoougrave un eacuteloge de la dureteacute de lrsquoabsence de pitieacute et une
promotion de la viriliteacute
Car qursquoest-ce que la liberteacute Le fait drsquoavoir la volonteacute de reacutepondre de soi Le
fait de maintenir la distance qui nous met agrave part Le fait de devenir plus indiffeacuterent agrave
lrsquoeacutegard des peines de la dureteacute de la privation mecircme agrave lrsquoeacutegard de la vie Le fait drsquoecirctre
precirct agrave sacrifier des hommes agrave sa cause sans srsquoexcepter soi-mecircme Liberteacute signifie que
les instincts virils qui srsquoeacutepanouissent dans la guerre et la victoire preacutedominent sur
drsquoautres instincts par exemple ceux de ldquobonheurrdquo (Nietzsche 2005 p 203)
Si donc la puissance est maximiseacutee par lrsquoobstacle rencontreacute ce nrsquoest pas dans la
soumission totale qursquoon la maximisera mais dans la soumission presque totale laquo Il faudrait
chercher le type suprecircme des hommes libres lagrave ougrave la reacutesistance suprecircme est constamment
surmonteacutee agrave deux doigts de la tyrannie au seuil mecircme du danger drsquoasservissement raquo
(Nietzsche 2005 p 203)
Cet eacuteloge de la contrainte comme eacuteducatrice de style est si reacutecurent dans lrsquoœuvre de
Nietzsche que nous avons presque heacutesiteacute agrave ranger le philosophe allemand dans la cateacutegorie de
ces auteurs qui estiment qursquoil faut sanctionner pour sanctionner (la sanction deacutecoulant de
cette neacutecessiteacute de la contrainte) Il nrsquoen demeure pas moins cependant que la critique du
laisser-aller de la discipline permanente est finaliseacutee par lrsquoeacutelevage et la culture Lorsque le
moyen se fait indispensable il fait presque oublier la fin et peut finir par se substituer agrave elle
553 La neacutecessiteacute des circonstances deacutefavorables
Une autre ideacutee nous eacuteclaire sur les conditions de lrsquoeacutelevage tel que Nietzsche lrsquoentend
Il srsquoagit de la neacutecessiteacute des circonstances dites deacutefavorables
laquo Premier principe il faut avoir besoin drsquoecirctre fort faute de quoi on ne le devient
jamais raquo (2005 p 203) Pourquoi une telle neacutecessiteacute Nietzsche estime qursquoen mettant le sujet
en face du peacuteril en le forccedilant agrave reacuteagir on le conduit agrave sur-reacuteagir et agrave accroicirctre sa puissance
231
Crsquoest le dire de cette maxime fameuse laquo Tireacute de lrsquoeacutecole de guerre de la vie ndash Tout ce qui ne
me tue pas me rend plus fort raquo (2005 p 122) On peut dire en ce sens que Nietzsche veut
provoquer la reacutesilience chez le sujet de lrsquoeacutelevage ndash non pas une reacutesilience qui se contenterait
de susciter du normal (au sens de Canguilhem rapport normatif drsquoajustement par rapport au
milieu donneacute) mais celle qui produirait de la grande santeacute (soit la santeacute au sens de
Canguilhem un laquo luxe biologique raquo 2013 p 173 un reacuteservoir de possibles une puissance
accrue) La viseacutee de Nietzsche est drsquoaccroicirctre la normativiteacute inheacuterente agrave la vie Ce agrave quoi il faut
ajouter que le philosophe allemand ne se preacuteoccupe nullement de ceux qui ne supporteraient
pas ce traitement par laquo le mal raquo (selon le titre du sect19 du Gai Savoir) laquo Le poison dont meurt
la nature plus faible est pour le fort fortifiant ndash et il ne le qualifie pas non plus de poison raquo Ce
qui preacutecegravede cette conclusion meacuterite agrave cet eacutegard drsquoecirctre citeacute
Le mal ndash Mettez agrave lrsquoeacutepreuve la vie des meilleurs et des plus feacuteconds des hommes
et des peuples et demandez-vous si un arbre qui doit prendre fiegraverement de la hauteur
peut se dispenser du mauvais temps et des tempecirctes si la deacutefaveur et la reacutesistance
exteacuterieures si toutes les espegraveces de haine de jalousie drsquoobstination de deacutefiance de
dureteacute drsquoaviditeacute et de violence ne font pas partie des conditions propices sans
lesquelles une forte croissance nrsquoest guegravere possible mecircme dans la vertu (Nietzsche
1997 p78)
La mecircme ideacutee se trouve largement deacuteveloppeacutee au sect262 de Par-delagrave bien et mal (2003
pp 254-257)
Preacutecisons enfin que Nietzsche nrsquoest pas le seul philosophe agrave promouvoir le risque dans
une optique eacuteducative Dans une œuvre de 1884 milleacutesimeacutee 1885 Guyau a soutenu dans
lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction que le risque constitue un puissant tonique
il fait ainsi de lrsquoamour du risque dans le domaine de lrsquoaction un eacutequivalent naturaliseacute du devoir
Le risque est un stimulant qui peut servir agrave des fins morales Toutefois contrairement agrave
Nietzsche Guyau estime qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de pousser ce risque agrave un degreacute qui mettrait
232
en danger reacuteel lrsquoeacutequilibre moral et physique drsquoun peuple ndash ce que Nietzsche fidegravele agrave son
aristocratisme nrsquoheacutesite pas agrave proposer
On voit ainsi que lrsquoideacutee drsquoeacutelevage est tout sauf dans la penseacutee de Nietzsche une ideacutee
inoffensive Elle neacutecessite cette dureteacute dont Nietzsche fait de maniegravere troublante le perpeacutetuel
eacuteloge dans Ainsi parlait Zarathoustra Des tables anciennes et nouvelles (le chapitre le plus
long de lrsquoœuvre) Nietzsche eacutecrit
ldquoPourquoi si dur dit un jour la houille au diamant Ne sommes-nous pas
proches parents rdquo
Pourquoi si mous Ocirc mes fregraveres voilagrave ce que je vous demande Nrsquoecirctes-vous pas
ndash mes fregraveres
Pourquoi si mous si amollis si indolents Pourquoi y a-t-il tant de reniement
de renoncement dans vos cœurs Si peu de fataliteacute dans vos regards
Et si vous ne voulez pas ecirctre fataliteacute et destin inexorable comment pourriez-
vous ecirctre un jour avec moi ndash vainqueurs
Et si votre dureteacute refuse drsquoeacutetinceler de couper de trancher comment pourriez-
vous ecirctre un jour avec moi ndash creacuteateurs
Car les creacuteateurs sont durs et il faut que vous sentiez la feacuteliciteacute drsquoimprimer votre
main sur les milleacutenaires comme sur une cire
la feacuteliciteacute de graver votre empreinte dans le vouloir des milleacutenaires comme dans
un meacutetal pareil agrave lrsquoairain ndash plus dur que lrsquoairain plus noble que lrsquoairain Le meacutetal le plus
noble est aussi le plus dur
Voilagrave la table nouvelle que je dresse agrave preacutesent au-dessus de vos tecirctes ocirc mes
fregraveres devenez durs (Nietzsche 1996 p 268)
233
Et le sect2 de LrsquoAnteacutechrist a cette formule qui glace le sang laquo Les faibles et les rateacutes
doivent peacuterir premier principe de notre philanthropie Et on doit mecircme encore les y aider raquo
(1994 p 46) Voilagrave un anti-humanisme conseacutequent
On voit ainsi que lrsquoeacuteducateurleacutegislateur ne sera pas tendre avec ses sujets la seacutelection
naturelle paraicirctra douce agrave cocircteacute de cette mise en peacuteril volontaire de cette dureteacute revendiqueacutee
Tel est lrsquoeacutelevage
554 Le type supeacuterieur drsquohommes le surhumain versus le chreacutetien
Crsquoest que la finaliteacute de lrsquoeacutelevage nrsquoest rien drsquoautre que la promotion drsquoune surhumaniteacute
Nul humanisme on le sait de la part de Nietzsche qui meacuteprise ce contentement du Dernier
Homme (Prologue du Zarathoustra 1996 pp 54-54) Les formulations de Nietzsche sont agrave cet
eacutegard contrasteacutees Dans Zarathoustra il eacutecrit que lrsquohomme nrsquoest pas une fin (Prologue sect4
laquoLrsquohomme est une corde tendue entre la becircte et le Surhumain ndash une corde au-dessus drsquoun
abicircme [hellip] La grandeur de lrsquoHomme crsquoest qursquoil est un pont et non un terme raquo 1996 p 50)
dans LrsquoAnteacutechrist (sect3) en revanche il soutient le contraire affirmant de surcroicirct que lrsquohomme
supeacuterieur doit ecirctre dresseacute laquo Le problegraveme que je pose ainsi nrsquoest pas de savoir ce qui doit
remplacer lrsquohumaniteacute dans la suite des ecirctres (ndash lrsquohomme est un terme ndash) mais quel type
drsquohomme on doit dresser (zuumlchten) on doit vouloir comme type drsquoune valeur plus eacuteleveacutee plus
digne de vivre plus sucircr drsquoun avenir raquo (1994 pp 46-47)
Ces deux formules ne sont pourtant pas difficiles agrave coheacuterer le type supeacuterieur de
lrsquohomme diffegravere de lrsquohomme normal (lrsquohomme laquo bon raquo) comme lrsquohomme normal diffegravere de
lrsquoanimal Nietzsche reprend (pour la subvertir) une formule de Montaigne (Essais Livre I 42)
laquo il y a plus de distance de tel homme agrave tel homme qursquoil y en a de tel homme agrave telle becircte raquo
(Montaigne 2000 p 365) Lrsquoabicircme est grand entre le singe et lrsquohomme (normal) il est tout
aussi grand entre lrsquohomme (normal) et le surhumain (le type supeacuterieur drsquohomme) Au sect4 de
LrsquoAnteacutechrist Nietzsche eacutecrit ainsi que laquo le type plus eacuteleveacute raquo est laquo quelque chose qui eu eacutegard
agrave lrsquohumaniteacute dans son ensemble est une sorte de surhumain raquo (1994 p 47) Le surhumain
nrsquoest pas lrsquoautre de lrsquohumaniteacute il est cette humaniteacute reacuteussie au-delagrave de toute faiblesse il est
une image signifiant le deacutepassement de la meacutediocriteacute normale La seule justification de
lrsquohumaniteacute crsquoest drsquoecirctre un pont qui megravene au Surhumain Voilagrave lrsquoobjet de lrsquoeacutelevage
234
Il y a eu des preacuteceacutedents ndash mais il srsquoagissait toujours drsquoaccidents qui nrsquoont pas eacuteteacute voulu
comme tels On peut mecircme dire qursquoils ont eacuteteacute eacuteviteacutes soigneusement tant le type drsquohommes
supeacuterieurs est effrayant pour les natures cheacutetives
Ce type drsquoune valeur plus eacuteleveacutee srsquoest deacutejagrave assez souvent preacutesenteacute mais
comme un heureux hasard comme une exception jamais comme reacutesultat drsquoune
volonteacute Au contraire crsquoest lui qursquoon a justement le plus redouteacute il eacutetait jusqursquoici
presque la chose redoutable en soi ndash et cette crainte a fait qursquoon a voulu dresseacute
obtenu le type contraire lrsquoanimal domestique lrsquoanimal de troupeau lrsquohomme animal
malade ndash le chreacutetienhellip (Nietzsche 1994 p 47)
Le laquo chreacutetien raquo est une reconstruction typologique qui incarne un reacutegime pulsionnel
caracteacuteriseacute par le ressentiment agrave lrsquoeacutegard des valeurs nobles et promeut des valeurs hostiles agrave
lrsquoinstinct de vie (telles la pitieacute ainsi que lrsquoanalyse Nietzsche au sect7 de LrsquoAnteacutechrist 1994 pp 49-
51)
Si lrsquoon veut quelques exemples de cette sorte de surhumain on pourra se tourner vers
les figures historiques alleacutegueacutees reacuteguliegraverement par Nietzsche Jules Ceacutesar Ceacutesar Borgia
Napoleacuteon (laquo Mein heros raquo eacutecrit Nietzsche au sujet de Borgia sur son exemplaire personnel
de lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction de Guyau voir Riba 2014 p 50)
On doit enfin ajouter que pour Nietzsche cet eacuteloge de lrsquoaristocratie srsquoaccompagne de
la neacutecessiteacute drsquoinstituer un esclavage Au sect377 du Gai Savoir Nietzsche eacutecrit ainsi
[hellip] nous nous reacutejouissons de voir tous ceux qui comme nous aiment le danger la
guerre lrsquoaventure qui ne se laissent pas satisfaire capturer reacuteconcilier et chacirctrer nous nous
mettons nous-mecircmes au nombre des conqueacuterants nous meacuteditons sur la neacutecessiteacute
drsquoorganisations nouvelles drsquoun nouvel esclavage eacutegalement ndash car une nouvelle espegravece
drsquoasservissement fait partie aussi de tout renforcement et de toute eacuteleacutevation du type ldquohommerdquo
ndash nrsquoest-ce pas la veacuteriteacute avec tout cela il est neacutecessaire que nous ne nous sentions guegravere chez
nous dans une eacutepoque qui aime agrave revendiquer lrsquohonneur drsquoecirctre appeleacutee lrsquoeacutepoque la plus
235
humaine la plus douce la plus eacutequitable que le soleil ait vue jusqursquoagrave preacutesent (Nietzsche
1997 p 343)
Concluons
On voit que lrsquoeacutelevage drsquoun type supeacuterieur drsquohommes (lequel est parfois qualifieacute de
dressage par Nietzsche ndash la diffeacuterence entre dressage et eacutelevage ne portant que sur les fins en
question et non sur les moyens engageacutes) repose sur la neacutecessiteacute drsquoun asservissement
geacuteneacuteraliseacute des masses drsquoun dressage drsquoun empoisonnement mecircme de certaines parties de la
population qui doivent ecirctre sacrifieacutees pour que la culture eacutemerge
Autrement dit Nietzsche en matiegravere drsquoeacuteducation ne nous paraicirct pas sortir du
dressage tel que nous lrsquoavons preacutesenteacute dans la premiegravere partie de notre travail (lrsquoeacutelevage
nrsquoeacutetant qursquoune variante) ndash et il y a fort agrave parier qursquoil aurait regardeacute notre concept drsquoeacuteleacutevation
(qui engage des moyens qui srsquoopposent terme agrave terme au dressage autant qursquoagrave lrsquoeacutelevage)
comme lrsquoune de ces ideacutees modernes (laquo donc fausse raquo) lrsquoune de ces lubies visant agrave rapetisser
lrsquohomme Pour notre part nous pensons que rien nrsquoa autant rabaisseacute lrsquohomme que lrsquoambition
des conqueacuterants qui voient les peuples comme les moyens de satisfaire leur meacutegalomanie le
type drsquohomme supeacuterieur theacuteoriseacute par Nietzsche nous paraicirct trop proche de lrsquoinhumain voire
du psychopathe
56 Si Dieu (ou la sanction suprecircme) nrsquoexiste pas tout est perdu
Il nous reste une derniegravere option agrave consideacuterer concernant la sanction conccedilue comme
ce qui dresse la conduite Il ne srsquoagit plus de sanction sociale ou de sanction inteacuterieure (le
remords) ndash mais de la sanction religieuse et meacutetaphysique Faut-il inculquer lrsquoideacutee de sanction
meacutetaphysique aux enfants afin de poser comme ultime barriegravere agrave lrsquoimmoraliteacute la peur drsquoun
jugement des acircmes Il ne fait pas de doute que la religion est agrave mecircme de justifier la sanction
la crainte que Dieu suscite et les recommandations des eacutecritures saintes ne permettent guegravere
de douter que la religion procircne une forme de dressage Nous voudrions inverser les termes de
la question le dressage peut-il justifier la religion en geacuteneacuteral en tant que vecteur de sanction
meacutetaphysique La sanction meacutetaphysique qui accompagne la religion et qui la seacutepare de la
simple hypothegravese speacuteculative sur lrsquoinconnaissable est-elle socialement utile ndash voire
neacutecessaire Faut-il ecirctre meacutetaphysiquement dogmatique (affirmer sans doute concernant ce
236
qui passe lrsquoexpeacuterience sensible) si lrsquoon veut dresser la conduite Est-il utile pour dresser
drsquoinoculer une forme de superstition
Cette discussion nrsquoest guegravere compatible avec le principe de laiumlciteacute mais elle nous
semble requise afin drsquoexplorer systeacutematiquement tous les aspects de la sanction
561 Lrsquoutiliteacute peut-elle justifier la sanction religieuse
Au fond la question ouverte ici est celle que preacutesente Dostoiumlevksi dans Les Fregraveres
Karamazov
Moi crsquoest Dieu qui me tourmente Crsquoest la seule chose qui me tourmente Et si
drsquoaventure il nrsquoexistait pas Si Rakitine avait raison que cette ideacutee est artificielle dans
lrsquohumaniteacute Alors srsquoil nrsquoexiste pas lrsquohomme est le maicirctre de la terre de la creacuteation du
monde Magnifique Seulement comment sera-t-il vertueux sans Dieu Voilagrave la
question Jrsquoy pense tout le temps Car qui donc aimera-t-il alors
lrsquohomme (Dostoiumlevski 1994 p 682)
Si Dieu nrsquoexiste pas avec la sanction ultime qui lrsquoaccompagne qursquoest-ce qui empecircchera
lrsquoecirctre humain de sombrer dans la violence
Dans La Morale anglaise contemporaine Guyau estime que crsquoest une erreur de
concevoir la religion paiumlenne comme souriante et avenante elle place drsquoembleacutee lrsquoecirctre humain
dans une relation de deacutependance telle qursquoil nrsquoa drsquoautre choix que celui de laquo se soumettre [de]
srsquoincliner [drsquo]essayer drsquoeacutemouvoir par son humiliteacute et ses priegraveres des dieux inconnus peut-ecirctre
inflexibles raquo (1879 p 61) La superstition on le voit est lagrave degraves les origines Le bonheur de la
vie terrestre est alors suspendu agrave la science des signes mais plus inquieacutetante encore eacutetait la
crainte des enfers laquo La mort mecircme que les philosophes consideacuteraient comme une deacutelivrance
semblait marquer pour la religion populaire le commencement drsquoun plus entier esclavage raquo
Plutarque estimait que le superstitieux enviait lrsquoatheacutee sans avoir cependant le courage
drsquoassumer cette incroyance laquo Lrsquoatheacutee pense qursquoil nrsquoy a pas de dieux le superstitieux deacutesire
237
qursquoil nrsquoy en ait pas mais il croit malgreacute lui car ne pas croire lui fait peur raquo (Plutarque 1985
pp 263-265) la superstition avec son laquo caractegravere passionnel [et] ulceacutereacute raquo comme lrsquoeacutecrit
Plutarque (1985 p 253) reacutegnait quasiment en maicirctre On voit que les croyances de nature
meacutetaphysique ne sont pas agrave prendre agrave la leacutegegravere elles peuvent reacuteellement faire le bonheur ou
le malheur de celui ou celle qui y adhegravere
Aussi Pierre Bayle preacutefeacuterait-il lrsquoatheacuteisme agrave lrsquoidolacirctrie (lrsquoadoration des images) lrsquoabsence
de religion est moins preacutejudiciable qursquoune religion deacutegeacuteneacutereacutee Crsquoest dire drsquoune part que lrsquoideacutee
de Dieu comme telle peut srsquoaveacuterer nuisible lorsqursquoelle est mal comprise drsquoautre part que
lrsquoideacutee de Dieu nrsquoest pas absolument neacutecessaire ndash voire absolument pas neacutecessaire (voir Penseacutees
sur la comegravete CXVIII)
Montesquieu srsquoinsurge contre cette ideacutee Pour lui crsquoest un paradoxe et une erreur laquo il
est tregraves utile de croire que Dieu est raquo (LrsquoEsprit des lois 1999 pp 140-141) Lrsquoexistence de Dieu
nrsquoest pas socialement indiffeacuterente Pourquoi
Le premier argument tient agrave une conseacutequence immeacutediate de la neacutegation de lrsquoexistence
de Dieu lrsquoecirctre humain se trouve indeacutependant ou en situation de reacutevolte Montesquieu semble
supposer (puisque lrsquoargument srsquoarrecircte agrave cet effet) que lrsquoindeacutependance humaine agrave lrsquoeacutegard drsquoun
maicirctre ou que lrsquoesprit de reacutevolte constituent des objections en soi dangereux pour lrsquoordre
social Il faudrait donc toujours que lrsquohomme soit laisseacute en situation de deacutependance de
soumission ndash et plus preacuteciseacutement de soumission inteacuterieure puisque lrsquoeffet de la religion dont
il est question ici est celui de la croyance Un homme sans crainte est un homme dangereux
telle est le postulat de Montesquieu Il faut donc contribuer agrave rendre lrsquohomme craintif ndash ce
qursquoon obtient selon notre terminologie par du dressage
Le second argument est une reacuteponse agrave une objection la sanction religieuse ne serait
pas toujours efficace elle serait donc inutile Montesquieu conteste cette objection de ce
que certains croyants ne sont pas contraints par la religion il ne faut pas nier lrsquoindiffeacuterence de
la religion sur les mœurs Au fond on peut faire exactement la mecircme objection aux lois civiles
qui ne sont pas non plus toujours efficaces ce nrsquoest pas une raison pour en contester la
neacutecessiteacute Aussi est-il vain drsquoapregraves Montesquieu drsquoaccumuler des exemples qui montrent ce
que la religion a pu produire en termes de maux (Tantum religio potuit suadere malorum
eacutecrivait Lucregravece) invoquer des contre-exemples ne permettent pas de deacutemontrer lrsquoinvaliditeacute
du principe Au fond il en va de mecircme du politique laquo Si je voulais raconter tous les maux
238
quont produits dans le monde les lois civiles la monarchie le gouvernement reacutepublicain je
dirais des choses effroyables raquo Montesquieu pense ainsi deacutefendre la religion mais il
nrsquoenvisage pas lrsquoideacutee que lrsquoobjection qui portait sur la religion puisse srsquoeacutetendre au pouvoir
politique Et si comme pourrait le soutenir lrsquoanarchisme ndash laquo lrsquoordre sans le pouvoir raquo ndash le
veacuteritable fleacuteau eacutetait le pouvoir
Il faut donc preacutesenter le principe qui deacutemontre lrsquoutiliteacute intrinsegraveque de la religion et que
les maux qui lui sont associeacutes ne sont que des deacuterives
La premiegravere reacuteponse de Montesquieu concerne ceux qui deacutetiennent le pouvoir Nrsquoest-
il pas preacutefeacuterable qursquoils croient ecirctre soumis agrave reddition de compte ndash non pas temporellement
mais spirituellement laquo Quand il serait inutile que les sujets eussent une religion il ne le serait
pas que les princes en eussent et quils blanchissent deacutecume le seul frein que ceux qui ne
craignent point les lois humaines puissent avoir raquo (Montesquieu 1999) La crainte drsquoune
sanction meacutetaphysique agrave laquelle le prince ne pourrait eacutechapper constitue un frein drsquoune
utiliteacute salvatrice il sera ainsi porteacute agrave ne pas abuser de son pouvoir Puisque laquo seul le pouvoir
arrecircte le pouvoir raquo la sanction meacutetaphysique constitue un contre-pouvoir des plus salutaires
Cet argument qui vaut pour les deacutetenteurs du pouvoir est tout agrave fait susceptible de
valoir pour les sujets la crainte drsquoune sanction juste et agrave laquelle on ne peut eacutechapper apparaicirct
comme un reacutegulateur social des plus appreacuteciables
Lrsquoargument suivant propose une triple distinction et une (triple) analogie Drsquoabord un
prince qui aime et craint ensuite un prince qui hait et craint la religion enfin un prince sans
religion
- Le prince aimant et craintif laquo est un lion qui cegravede agrave la main qui le flatte ou agrave la voix qui
lrsquoapaise raquo il est sous-entendu qursquoil agit de maniegravere vertueuse et attend donc des reacutecompenses
pour ses actions
- Le prince deacutetestant la religion et craintif laquo est comme les becirctes sauvages qui mordent
la chaicircne qui les empecircche de se jeter sur ceux qui passent raquo il est tenu en bride par sa seule
crainte et nrsquoest vertueux que dans la mesure ougrave il craint drsquoecirctre vicieux Sa chaicircne inteacuterieure la
crainte le contraint drsquoeacuteviter les punitions pour les actions qursquoil est tenteacute de faire On constate
ainsi combien lrsquoinvocation drsquoune sanction meacutetaphysique stricte reacutecompense et punition
contribue agrave une morale drsquoinspiration utilitaire qui vise la sollicitation de lrsquointeacuterecirct du sujet et
dont on peut preacutetendre qursquoelle nrsquoest pas vraiment morale La religion comme on peut le
deacuteduire de ce texte de Montesquieu et en tant qursquoelle implique neacutecessairement lrsquoideacutee drsquoune
239
justice distributive suprecircme ne peut guegravere proposer autre chose qursquoun dressage utilitaire de
la conduite fondeacute sur lrsquointeacuterecirct et ne pouvant se deacutepartir drsquoune connotation eacutegoiumlste
Lrsquoeacuteleacutevation ne saurait ecirctre atteinte et par principe mecircme puisqursquoelle vise lrsquoeacutemancipation
laquelle a partie lieacutee avec lrsquoindeacutependance
- Reste le prince atheacutee irreacuteligieux qui est laquo cet animal terrible qui ne sent sa liberteacute
que lorsquil deacutechire et quil deacutevore raquo Sans crainte indeacutependant sa sauvagerie est celle de
lrsquohumain agrave lrsquoeacutetat de nature il nrsquoa aucun frein inteacuterieur pour que ses deacutesirs srsquoexpriment de
maniegravere agressive et violente Avec lrsquoatheacuteisme on retourne agrave cet eacutetat de nature deacutecrit par
Hobbes ougrave laquo lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme raquo le prince qui ne rencontre aucun contre-
pouvoir meacutetaphysique peut bien devenir cette becircte feacuteroce que rien ne retiendra On le voit
toute la reacuteponse de Montesquieu repose sur une anthropologie
Aussi Montesquieu estime-t-il que le problegraveme doit ecirctre deacuteplaceacute laquo La question nest
pas de savoir sil vaudrait mieux quun certain homme ou quun certain peuple neucirct point de
religion [hellip] raquo (1999) agrave ce stade du raisonnement on comprend qursquoil est pire
inconditionnellement de nrsquoen avoir pas lrsquoatheacuteisme est consideacutereacute comme une chose
deacutetestable Non la question est plutocirct drsquoeacuteviter laquo drsquoabuser de celle qursquoil a raquo Le vrai dilemme
nrsquoest pas de savoir si on besoin de religion mais de deacuteterminer ougrave se trouve le laquo moindre
mal raquo qursquoil y ait parfois des abus ou qursquoil nrsquoy ait pas de garde-fou Pour Montesquieu il ne
fait pas de doute qursquoabuser laquo quelquefois raquo de cette chose bonne qursquoest la religion vaut mieux
que nrsquoen pas avoir son excegraves potentiel vaut mieux que lrsquoabsence de barriegravere qursquoentraicircnerait
la suppression du religieux Mais Montesquieu nrsquoa pas montreacute que ces excegraves eacutetaient
lrsquoexception plutocirct que la regravegle et le seul argument deacuteployeacute dans ce texte reacuteside dans lrsquoutiliteacute
que la crainte exerce comme pression sur la conduite du sujet Celui-ci nrsquoest pas rendu
meilleur mais seulement dans le meilleur des cas craintif faisant reposer son efficace sur une
croyance qui risque toujours de verser dans lrsquoidolacirctrie Il nous semble qursquoil srsquoagit lagrave par
excellence de dressage et le moyen proposeacute ne nous semble garantir aucune promesse
drsquoefficaciteacute
562 Le fanatisme preacutefeacuterable agrave lrsquoirreacuteligion
Mutatis mutandis on retrouve lrsquoargumentation de Montesquieu dans lrsquoEacutemile de
Rousseau Dans une note essentielle de la Profession de foi du vicaire savoyard Rousseau de
240
maniegravere drsquoabord surprenante prend le parti de la religion et du fanatisme contre laquo le parti
philosophiste raquo dont les maximes sceptiques seraient absolument nuisibles au corps social
Rousseau convient que si le fanatisme laquo sanguinaire et cruel raquo produit agrave court terme
des abus il nrsquoen demeure pas moins une laquo passion grande et forte qui eacutelegraveve le cœur de
lrsquohomme qui lui fait meacutepriser la mort qui lui donne un ressort prodigieux et qursquoil ne faut que
mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus raquo Lrsquoirreacuteligion au contraire ne fait que
renforcer lrsquoeacutegoiumlsme geacutenegravere laquo une indiffeacuterence pour le bien raquo et laquo sape ainsi agrave petit bruit les
vrais fondements de toute socieacuteteacute raquo Agrave choisir donc il serait preacutefeacuterable drsquoopter pour le
fanatisme ressource vive que pour la triste philosophie dont les bienfaits ne sont que lrsquoenvers
drsquoune inaptitude au bien et drsquoune mort de lrsquoacircme
Et Rousseau drsquoinvoquer lrsquoexemple eacutenonceacute par Chardin du pont Poul-Serrho pour les
mahomeacutetans apregraves la reacutesurrection universelle les acircmes doivent franchir ce pont dernier
examen du jugement final Or lrsquoideacutee de ce pont selon Rousseau non seulement laquo reacutepare les
iniquiteacutes raquo mais est agrave mecircme de les preacutevenir et lrsquoauteur de lrsquoEacutemile va jusqursquoagrave eacutecrire que la
philosophie qui combattrait cette ideacutee (pourtant incontestablement superstitieuse aux yeux
de Rousseau) serait mortelle par les effets deacuteleacutetegraveres qursquoelle entraicircnerait laquo Il est donc faux que
cette doctrine [la philosophie] ne fucirct pas nuisible elle ne serait donc pas la veacuteriteacute raquo
Ainsi la veacuteriteacute de la religion reacuteside-t-elle dans son pouvoir de sanction que ne
posseacutederait pas la philosophie Cette sanction a beau nrsquoecirctre qursquoune ideacutee une croyance elle
nrsquoen conserve pas moins une efficaciteacute pratique dont le monde reacuteel a besoin et dont ne peut
se preacutevaloir la seule autoriteacute de la raison laquo Philosophe tes lois morales sont fort belles mais
montre-men de gracircce la sanction Cesse un moment de battre la campagne et dis-moi
nettement ce que tu mets agrave la place du Poul-Serrho raquo Crsquoest dire que sans cette ultime sanction
meacutetaphysique tout est perdu que la morale est voueacutee agrave lrsquoinsignifiance on ne saurait donc se
passer de sanction au point de vue moral et faute de trouver des substituts (ce qursquoon mettrait
laquo agrave la place raquo) on se condamne agrave un eacutegoiumlsme asocial
563 Critiques de lrsquoideacutee de sanction religieuse
Il nrsquoest pas question ici eacutevidemment de contester la valeur de la religion en geacuteneacuteral ndash
mais de montrer que lrsquoinstrumentation de la croyance religieuse agrave des fins de dressage (jouant
241
sur les seuls ressorts de la crainte et de lrsquoespeacuterance personnelles) non seulement nrsquoa aucune
garantie drsquoefficaciteacute mais nous paraicirct ecirctre le contraire drsquoune eacuteducation authentique
Nous souhaiterions montrer de surcroicirct qursquoune telle conception de la religion comme
opeacuterateur de dressage de la conduite par lrsquointermeacutediaire de la crainte deacutegrade lrsquoideacutee qursquoon
peut se faire du Sujet par excellence de la religion Dieu
La critique de Guyau
Crsquoest chez Guyau qursquoon trouve une critique peacuteneacutetrante de lrsquoideacutee de sanction religieuse
Il eacutecrit ainsi dans lrsquoEsquisse laquo Les religions en tant qursquoelles commandent une certaine regravegle
de conduite lrsquoobeacuteissance agrave certains rites la foi agrave tels ou tels dogmes ont toutes besoin drsquoune
sanction pour confirmer leur commandement raquo (1985 p 201)
Ce qui inteacuteresse Guyau crsquoest la conception de Dieu sur laquelle repose un tel recours agrave
la sanction Si Dieu sanctionne crsquoest agrave la mesure de sa puissance infinie la sanction doit donc
ecirctre absolue laquo Se figurant Dieu comme la plus terrible des puissances on en conclut que
lorsqursquoil est irriteacute il doit infliger le plus terrible des chacirctiments raquo (1985 p 202)
Mais Guyau retourne lrsquoargument si Dieu est tout puissant on ne saurait vraiment
lrsquooffenser Par conseacutequent il nrsquoinfligerait que peu de peine ndash agrave supposer mecircme qursquoil doive en
infliger
Preacuteciseacutement parce que Dieu est conccedilu comme le maximum de puissance il
pourrait nrsquoinfliger que le minimum de peine car plus est grande la force dont on
dispose moins on a besoin drsquoen deacutepenser pour obtenir un effet donneacute (Guyau 1985
p 202)
Soit Dieu est tout-puissant et il est au-delagrave de lrsquooutrage et donc de la punition ou
nous pouvons lrsquooutrager et il manque de cet absolu qursquoon attribue agrave Dieu Cet argument se
renforce si on ajoute agrave Dieu cette deuxiegraveme caracteacuteristique la bonteacute suprecircme Comment
pourrait-il alors infliger ce laquo minimum de peine raquo laquo il faut bien qursquoau moins le ldquopegravere ceacutelesterdquo
ait cette supeacuterioriteacute sur les pegraveres drsquoici-bas de ne point fouetter ses enfants raquo (1985 p 202)
Reste ce dernier attribut que la tradition theacuteologique confegravere agrave Dieu la suprecircme intelligence
242
Et si tel est srsquoil ne fait rien sans raison laquo pour quelle raison ferait-il souffrir un coupable Dieu
est au-dessus de tout outrage et nrsquoa pas agrave se deacutefendre il nrsquoa donc pas agrave frapper raquo (1985 p
202)
Il y a donc entre lrsquoideacutee de Dieu et les religions positives un hiatus la puissance de Dieu
srsquoIl en est Lrsquoeacutelegraveve au-delagrave de toute manifestation de cette puissance
Les fondateurs des religions se sont imagineacute que la loi la plus sainte devrait ecirctre
la loi la plus forte crsquoest absolument le contraire Lrsquoideacutee de force se reacutesout logiquement
dans le rapport drsquoune puissance agrave une reacutesistance toute force physique est donc
moralement une faiblesse (Guyau 1985 p 203)
Concevoir Dieu comme devant punir est donc un anthropomorphisme des plus
grossiers Dieu nrsquoest pas un geocirclier ni lrsquoenfer une prison ndash srsquoIl devait exister ce serait une
eacutecole
De deux choses lrsquoune ou les coupables peuvent ecirctre rameneacutes au bien alors
lrsquoenfer preacutetendu ne sera pas autre chose qursquoune immense eacutecole ougrave lrsquoon tacircchera de
dessiller les yeux de tous les reacuteprouveacutes et de les faire remonter le plus rapidement au
ciel ou les coupables sont incorrigibles comme des maniaques ingueacuterissables (ce qui
est absurde) alors ils seront aussi eacuteternellement agrave plaindre et une bonteacute suprecircme
devra tacirccher de compenser leur misegravere par tous les moyens imaginables par la somme
de tous les bonheurs possibles (Guyau 1985 p 204)
Que Dieu sanctionne Il reacuteveacutelera par lagrave-mecircme son imperfection
La critique de Nietzsche
Nous souhaiterions preacutesenter une autre critique celle de Nietzsche
243
Pourquoi Dieu pourrait-il juger les hommes Le postulat theacuteologique qui rend la
sanction meacutetaphysique possible est celui du laquo libre arbitre raquo Lrsquoideacutee de responsabiliteacute lieacutee agrave ce
libre-arbitre nrsquoest pas une ideacutee neutre eacutevidente crsquoeacutetait une ideacutee absolument neacutecessaire pour
que la sanction puisse pleinement produire son effet laquo Partout ougrave lrsquoon cherche des
responsabiliteacutes crsquoest drsquoordinaire lrsquoinstinct du vouloir-chacirctier et -juger qui est en quecircte raquo
(Nietzsche 2005 p 158) Avec le libre-arbitre (ou la liberteacute de la volonteacute) lrsquohomme tombe sous
le coup de ce juge suprecircme et se trouve par conseacutequent esclave des precirctres La culpabiliteacute
eacutemerge sous le coup de cette geacuteniale invention psychologique qui accompagne lrsquoaxiologie du
ressentiment
Toute la psychologie ancienne la psychologie de la volonteacute a pour preacutesupposeacute
le fait que ses instigateurs les precirctres se trouvant agrave la tecircte des communauteacutes anciennes
voulurent se procurer un droit drsquoinfliger des chacirctiments ndash ou voulurent procurer ce
droit agrave Dieuhellip Les hommes furent penseacutes comme ldquolibresrdquo pour pouvoir ecirctre jugeacutes et
chacirctieacutes ndash pour pouvoir ecirctre coupables il fallait par conseacutequent que toute action soit
penseacutee comme voulue que lrsquoorigine de toute action soit penseacutee comme reacutesidant dans
la conscience [hellip] (Nietzsche 2005 pp 158-159
La sanction religieuse est ainsi interpreacuteteacutee par Nietzsche comme le moyen par lequel
les valeurs saines celles ougrave triomphe la volonteacute de vivre ont eacuteteacute renverseacutees La sanction
religieuse est le produit du ressentiment (affect de haine qui se nourrit de sa propre
impuissance et qui finit par devenir creacuteateur de contre-valeurs) Lrsquoinnocence du devenir est
corrompue par une telle sanction lrsquoexistence est empoisonneacutee agrave la source On voit ainsi dans
cette optique que lrsquoutiliteacute de la sanction religieuse a son envers dans la pathologie qursquoelle
instaure dans le psychisme de ceux qui en sont la victime Avec la sanction religieuse le sujet
est dresseacute ndash mais agrave ses deacutepens Sa vitaliteacute est diminueacutee il vit dans une crainte permanente et
une deacutefiance de soi qui nrsquohonore pas le genre humain Lrsquoecirctre humain est peut-ecirctre rendu
inoffensif mais parce qursquoil a eacuteteacute castreacute de toute volonteacute de vivre Crsquoest pourquoi Nietzsche
244
eacutecrira que laquo Le saint en qui Dieu trouve satisfaction est le castrat ideacutealhellip Crsquoen est fini de la vie
lagrave ougrave commence le ldquoroyaume de Dieurdquohellip raquo (2005 p 149)
En deacutefinitive et sans preacutejuger la valeur des religions (les arguments preacutesenteacutes ci-dessus
nrsquoeacutepuisent eacutevidemment pas cet immense sujet) on peut raisonnablement conclure que la
sanction religieuse nrsquoest pas ce laquo moindre mal raquo eacutevoqueacute par Montesquieu Elle est peut-ecirctre
un opeacuterateur de dressage mais probleacutematique par les postulats qursquoelle engage
(anthropologique nature humaine mauvaise psychologique volonteacute libre et responsabiliteacute
theacuteologique Dieu est conccedilu sur un mode anthropomorphique comme pouvant ecirctre offenseacute)
et ses conseacutequences psychologiques (terreur alieacutenante et superstition) La sanction est peut-
ecirctre renforceacutee par un tel usage de la sanction meacutetaphysique ndash mais elle lrsquoest funestement
245
6 Sanctionner pour sanctionner Le problegraveme de la loi
Lrsquoantinomie du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation nrsquoeacutepuise pas les raisons de la sanction en
eacuteducation De maniegravere tregraves surprenante certains penseurs et non des moindres ont proposeacute
lrsquoideacutee qursquoil fallait sanctionner pour sanctionner par principe sans qursquoaucune exception ne soit
toleacutereacutee et en suspendant en quelque sorte les conseacutequences peacutedagogiques de cette
pratique Nous allons voir cependant que cette position srsquoaccompagne drsquoinsurmontables
difficulteacutes et surtout de preacutemisses dogmatiques qui apparaissent fort contestables Les deux
auteurs en question sont Kant et Durkheim qui partagent sur ce point des accointances
remarquables la loi (morale ou sociale) apparaicirct comme un absolu qursquoil convient de faire
ultimement respecter par la sanction
61 Kant ou la sanction autoteacutelique et deacutefonctionnaliseacutee
Pour Kant justice peacutenale et moraliteacute sont synonymes Srsquoil y a une loi toute
transgression doit ecirctre sanctionneacutee en tant que telle Les questions pragmatiques (de nature
utilitaire) sont court-circuiteacutees au profit drsquoune conception purement morale Avec Kant laquo on
ne punit pas pour que mais parce que raquo ainsi que lrsquoeacutecrit tregraves justement Eirick Prairat (2004 p
42)
611 La transgression de la loi appelle a priori une punition proportionnelle
Dans le Scolie II du theacuteoregraveme ndeg4 de la Critique de la raison pratique (lequel pour
rappel consiste agrave poser lrsquoautonomie de la volonteacute comme fondement des devoirs) Kant
montre que la recherche du bonheur ne saurait constituer le principe deacuteterminant de la
morale en tant que lrsquoeudeacutemonisme est tout entier fondeacute sur la matiegravere de la loi Et il ajoute
[hellip] la punition comme telle cest-agrave-dire comme simple mal doit dabord ecirctre
justifieacutee par elle-mecircme de sorte que celui qui est puni si lon en restait lagrave et quil
nentrevicirct mecircme aucune faveur se cachant derriegravere cette rigueur devrait avouer lui-
mecircme quil na que ce quil meacuterite et que son sort est tout agrave fait proportionneacute agrave sa
conduite La justice doit donc dabord se trouver dans toute punition consideacutereacutee