l’attribution de la lettre cxliv des lettres persanes

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1 L’attribution de la lettre CXLIV des Lettres persanes Author’s note : This article originally appeared in Travaux de Littérature, VI, 1993, p. 173-192, and in 1994 was awarded the Annual Prize of the Association Internationale des Études Françaises. I wish to express my gratitude to the publishers for permission to reproduce it here. Le texte des Lettres persanes a depuis toujours suscité auprès de ses éditeurs nombre d’hésitations, de réflexions, et de doutes. Toutes les éditions critiques, depuis celle d’Henri Barckhausen, en dessinent l’histoire et l’évolution à travers les éditions A et B de 1721, C de 1754 et D, posthume, de 1758 1 . Histoire fascinante et parfois compliquée, dont nous ne retiendrons ici que les éléments susceptibles d’éclairer directement notre discussion. Par souci d’économie et de clarté, nous avons donc décidé de reproduire en appendice une version légèrement modifiée du tableau des manuscrits proposé autrefois par Paul Vernière 2 . Ce tableau suffit à illustrer très clairement le problème dont il sera ici question: l’attribution interne de la lettre CXLIV, soit à Usbek, soit à Rica. Notre discussion fera intervenir à la fois l’état matériel des manuscrits et la tradition éditoriale (les choix et arguments des successifs éditeurs des Lettres persanes); elle mettra également en jeu des questions portant, d’une part, sur les ‘logiques internes’ du texte (personnages, temporalité, organisation et structure du roman) et, d’autre part, sur la signification des lectures (ou interprétations) possibles de cette lettre particulière. On sait, depuis Barckhausen, le rôle des Cahiers de corrections dans l’histoire parfois dramatique des ultimes modifications apportées par Montesquieu à son ouvrage 3 . En 1751, l’abbé Gaultier avait publié Les Lettres persanes convaincues d’impiété. Désireux de défendre son livre, et de se disculper des accusations de «légèreté», Montesquieu prépara très patiemment, pour l’édition que lui demandait le

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Etude des Lettres Persanes de Montesquieu

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    Lattribution de la lettre CXLIV des Lettres persanes

    Authors note : This article originally appeared in Travaux de Littrature, VI, 1993, p. 173-192,

    and in 1994 was awarded the Annual Prize of the Association Internationale des tudes

    Franaises. I wish to express my gratitude to the publishers for permission to reproduce it here.

    Le texte des Lettres persanes a depuis toujours suscit auprs de ses diteurs

    nombre dhsitations, de rflexions, et de doutes. Toutes les ditions critiques, depuis

    celle dHenri Barckhausen, en dessinent lhistoire et lvolution travers les ditions

    A et B de 1721, C de 1754 et D, posthume, de 1758 1. Histoire fascinante et parfois

    complique, dont nous ne retiendrons ici que les lments susceptibles dclairer

    directement notre discussion. Par souci dconomie et de clart, nous avons donc

    dcid de reproduire en appendice une version lgrement modifie du tableau des

    manuscrits propos autrefois par Paul Vernire 2. Ce tableau suffit illustrer trs

    clairement le problme dont il sera ici question: lattribution interne de la lettre

    CXLIV, soit Usbek, soit Rica. Notre discussion fera intervenir la fois ltat

    matriel des manuscrits et la tradition ditoriale (les choix et arguments des successifs

    diteurs des Lettres persanes); elle mettra galement en jeu des questions portant,

    dune part, sur les logiques internes du texte (personnages, temporalit, organisation

    et structure du roman) et, dautre part, sur la signification des lectures (ou

    interprtations) possibles de cette lettre particulire.

    On sait, depuis Barckhausen, le rle des Cahiers de corrections dans lhistoire

    parfois dramatique des ultimes modifications apportes par Montesquieu son

    ouvrage 3. En 1751, labb Gaultier avait publi Les Lettres persanes convaincues

    dimpit. Dsireux de dfendre son livre, et de se disculper des accusations de

    lgret, Montesquieu prpara trs patiemment, pour ldition que lui demandait le

  • 2

    libraire Huart, dune part un certain nombre de corrections, dautre part un

    Supplment de onze lettres (les trois nouvelles de ldition B et huit indites, dont

    notre lettre CXLIV), enfin lavertissement intitul: Quelques rflexions sur les

    Lettres persanes 4. Cest ldition C du tableau plac en annexe, qui fut publie,

    nous le verrons, dans des circonstances longtemps mconnues.

    Lauteur, moiti aveugle, continua ce travail de rvision jusque dans les

    derniers mois de sa vie. Sur son lit de mort, il confia ses cahiers de corrections Mme

    la duchesse dAiguillon et Mme Dupr de Saint-Maur, qui les transmirent par la suite

    Jean-Baptiste de Secondat, fils de Montesquieu. Cest ce dernier, et lavocat de la

    famille Richer, qui donnrent en 1758 ldition dfinitive des uvres compltes de

    Montesquieu, daprs le manuscrit que lauteur avait confi de son vivant aux

    libraires. Or, comme lont constat plusieurs diteurs et commentateurs, Richer na

    pas repris systmatiquement toutes les variantes suggres par les cahiers de

    corrections. Celles-ci sont en grande majorit des rvisions dordre stylistique, mais

    dans un certain nombre de cas, elles tendent attnuer les audaces de luvre de

    jeunesse. Pour reprendre les termes de Paul Vernire,

    ...ltude des variantes rvle en effet, non seulement les doutes du

    styliste, mais les affres de conscience dun homme dont on fait le sige

    jusquau lit de mort [...]. La duchesse dAiguillon, qui lassista ses

    derniers moments, en fvrier 1755, crivait Maupertuis: Les Jsuites

    le pressant de leur remettre les corrections quil avait faites aux Lettres

    persanes, il me remit et Mme Dupr son manuscrit en nous disant : Je

    veux tout sacrifier la raison et la religion, mais rien la socit (de

    Jsus). Consultez avec mes amis et dcidez si ceci doit paratre.

    (Correspondance , [d. Masson], t.II, p. 275) 5.

    Demble, lon comprend le statut ambigu de ces cahiers, du moins pour ce

    qui est des repentirs quils contiennent. Les diteurs de 1758, qui il faut tout de

    mme reconnatre davoir agi dans la meilleure foi possible, ont profit de la libert

  • 3

    que leur laissait lauteur mourant, et lon constate avec plaisir que, si les prescriptions

    qui ne concernent que le style ont presque toutes t respectes par Richer et Secondat

    fils, les audaces juvniles, au contraire, ces traits trop hardis que Montesquieu

    avait pu souhaiter faire oublier un certain moment, ont t maintenues. Dcision la

    fois courageuse et judicieuse, car rien ne prouve en fait que Montesquieu aurait

    finalement opr tant de sacrifices 6. Le bien-fond de ce choix semble tre confirm

    lorsquon observe les principes ddition suivis par les diteurs ultrieurs des Lettres

    persanes.

    Henri Barckhausen, qui revient la dcouverte des cahiers, a dcid pour son

    dition de 1897 de tenir compte de toutes les indications quils donnent: il a mme

    estim devoir en exclure la lettre CXLV, sous prtexte quelle ne figure dans aucun

    des cahiers. Le texte ainsi tabli par Barckhausen (et repris en 1913 dans la srie des

    Textes franais modernes) a t suivi par Elie Carcassonne (Belles Lettres, 1929) et

    Roger Caillois (Bibliothque de la Pliade, 1949). Mais depuis que le dossier de la

    Brde, contenant entre autres les cahiers de corrections, et inaccessible depuis

    Barckhausen, a t enfin mis la disposition gnrale, lon voit se dessiner une

    prfrence unanime pour le texte de ldition Richer 7. Dabord chez Andr Masson,

    pour ldition des uvres publie sous sa direction entre 1950 et 1955, et qui

    reproduit en facsimil le texte de 1758; mais aussi, par la suite, chez Antoine Adam,

    Paul Vernire, Jean Starobinski et Laurent Versini, qui reprennent tous comme point

    de dpart le texte D , en consignant dune part les variantes ABC , et dautre part ces

    corrections ou repentirs des cahiers de 1754 qui ne sont pas maintenus dans ldition

    Richer de 1758. Cinq ditions modernes, donc, tablies sur les mmes bases, et dont

    on serait en droit dattendre quelles prsentent un texte peu prs identique.

    Or, dans le cas de la lettre CXLIV, on a pu dcler entre elles une incohrence

    qui nest pas sans importance. Un coup dil sur le tableau-appendice dj mentionn

    rvle chose bien curieuse que cette lettre a t attribue, selon ldition, deux

  • 4

    correspondants diffrents: si la plupart des diteurs suivent fidlement le texte de

    ldition D et gardent donc la suscription Usbek Rica, trois dentre eux

    intervertissent ces deux noms pour attribuer la lettre Rica.

    Une telle interversion serait de moindre porte sil sagissait ici dun trait de

    murs, dune lettre philosophique ou satirique porte gnrale, ou si le contenu de

    la lettre pouvait tre rapport, plus ou moins indiffremment, la perspective de lun

    ou de lautre de nos pistoliers persans. Cest peu prs le cas pour dautres lettres, et

    dailleurs, nous montrerons plus loin que Montesquieu ne sest point priv de changer

    quelques attributions, sans apporter dautres modifications significatives aux textes.

    Mais le cas de la lettre CXLIV est autrement problmatique.

    Elle comprend, tout dabord, un hapax assez frappant: bien que la lettre soit

    adresse Rica (dans C et D), Usbek sy adresse curieusement lui-mme:

    Oh! mon cher Usbek, que la vanit sert mal ceux qui en ont une dose plus

    forte que celle qui est ncessaire la conservation de la nature!

    On peut supposer que cest pour corriger cette apparente anomalie que Roger

    Caillois et Paul Vernire ont interverti le nom du destinateur et celui du destinataire,

    mais ils ne proposent aucune note explicative qui nous permettrait de le savoir avec

    certitude 8. Laurent Versini fait de mme, en justifiant sa dmarche dans une note:

    La lettre CXLIV manque dans A et B et est la septime du Supplment

    de C; elle porte dans C et D la suscription Usbek Rica, par

    inadvertance puisque lpistolier sy adresse mon cher Usbek

    (3).(Cest nous qui soulignons) 9.

    Dautre part, la lettre en question prend, par sa datation, une valeur trs

    spciale dans lconomie des Lettres persanes. Date De Paris, le 22 de la lune de

  • 5

    Chabban [novembre], 1720, elle ouvre la squence des trois dernires lettres du

    roman non, certes, du point de vue de lordonnancement typographique, mais du

    point de vue de lordre chronologique.

    Pierre Testud 10, et plus rcemment Jean-Paul Schneider 11, sont parmi les

    commentateurs qui ont soulign avec le plus de nettet le soin avec lequel

    Montesquieu a jou sur la distribution temporelle des lettres de son roman 12. On

    stait dj aperu du dcrochement chronologique assez spectaculaire que

    reprsentent les quinze dernires lettres, celles qui font la chronique des vnements

    dramatiques aboutissant la dsagrgation et leffondrement final du srail; mais

    avant Testud, on stait content dapplaudir ladresse de Montesquieu conserver

    son dnouement sa force dramatique, qui et t perdue pour le lecteur si ces lettres

    avaient t intgres dans le texte aux dates de leur rception, comme cest le cas pour

    presque toutes les autres missives. Cest le mrite de Pierre Testud davoir eu lide

    de replacer ces lettres dans lordre chronologique, aboutissant ainsi des rvlations

    assez tonnantes sur la cohrence dont est pourvu ce chef duvre du genre

    pistolaire avant Laclos. Il nous faut, ce point-ci, renvoyer le lecteur aux tudes de

    Testud et de Schneider dj cites. Renvoi un peu brutal, certes, auquel nous sommes

    toutefois contraints, les limites de ce travail nous imposant de renoncer rsumer ici

    les arguments qui y sont dvelopps, et qui sont pourtant indispensables la

    discussion qui suivra 13.

    En effet, les longs silences dUsbek partir de 1718, ainsi que le ton lugubre

    qui caractrise beaucoup de ses lettres, ne se comprennent que lorsquon met en

    relation les deux sries de lettres identifies par Schneider celles quUsbek reoit

    dIspahan, des intervalles rguliers, et celles quil crit lui-mme sous le coup des

    nouvelles troublantes contenues dans les premires 14. Peut-tre serait-il propos de

    souligner aussi la manire dont Montesquieu, de faon trs ironique, rend encore plus

    sensible la fatalit de la situation dUsbek.

  • 6

    Usbek reoit donc, au dbut du mois de fvrier 1718, la lettre du grand

    eunuque linformant des graves dsordres du srail. Il y rpond immdiatement,

    envoyant ses ordres le 11 fvrier 1718, par la lettre CXLVIII. Son esprit, ds lors, est

    trop accapar par le drame qui se joue loin de lui pour pouvoir sintresser autre

    chose, et entre le 5 janvier (lettre CVIII) et le 4 octobre (lettre CXI) il ncrit plus

    aucune lettre. Puis, les mois passant sans que parviennent du srail de nouvelles

    lettres, Usbek peut croire que lordre, peu peu, se rtablit. Il se rassure et reprend sa

    correspondance en octobre et novembre, dissertant notamment, lusage de Rhdi,

    sur un problme trs gnral: la dpopulation du globe (lettres CXIII CXXII). Mais

    en dcembre arrive lexplication de cette apparente quitude du ct dIspahan, avec

    la lettre CXLIX de Narsit en date du 5 juillet: Le Grand eunuque vient de mourir,

    magnifique seigneur [etc.]. Une fois encore, Usbek rpond immdiatement, le 25

    dcembre 1719, sur un ton bien plus pressant, et donne des ordres sanglants

    Narsit mais cette lettre, surprise en route, ne parviendra pas non plus son

    destinataire (cf. lettres CLI et CLII). Ds lors, cen est fait de la tranquillit desprit

    dUsbek: en 1719, il ncrira quune seule lettre philosophique lettre svre et

    dsabuse, qui se termine de faon significative par lloge de la puissance paternelle,

    de toutes les puissances, celle dont on abuse le moins (lettre CXXIX, du 4 aot).

    Cette anne-l et en 1720, Rica le remplace visiblement dans son rle dobservateur

    du monde occidental: cest lui, cette fois, qui crit une srie de lettres conscutives, ce

    paralllisme soulignant la dmission intellectuelle dUsbek: en 1720, en effet, Usbek

    ne se manifeste que trois fois, le 22 et le 26 octobre et le 11 novembre.

    Or, comme la dj montr Schneider, la squence des lettres CXLIV-CXLV-

    CXLVI acquiert sous ce jour une importance capitale. Ce sont les toutes dernires

    lettres dUsbek, crites un moment o lon peut supposer quil a reu la lettre CLXI

    de Roxane dclarant au matre sa rvolte de toujours, la destruction des eunuques et le

    choix libre dun suicide hroque qui lui a mme fait chapper enfin au chatiment. Les

  • 7

    lettres constitueraient donc lunique tmoignage sur ltat desprit dUsbek aprs le

    drame dIspahan.

    Il faut tout de suite signaler que, si la dmarche ingnieuse de Testud a ouvert

    la voie des interprtations interssantes, son tude ne saurait soutenir directement

    notre analyse de la lettre CXLIV, et pour une raison trs simple. Ecrivant en 1966,

    Testud sest naturellement servi de ldition la plus rcente des Lettres persanes,

    cest--dire celle de P. Vernire; dition qui jouissait par ailleurs et juste titre

    dune grande estime de la part des critiques comme de celle du public 15. Or, on la

    dj constat, cette dition attribue la lettre CXLIV Rica, et non Usbek: les

    remarques de Testud sur la squence finale se bornent donc aux seules lettres CXLV

    et CXLVI.

    Jean-Paul Schneider, dans son analyse extraordinairement minutieuse des

    rapports de temps entre le rcit et lhistoire des Lettres persanes, et des jeux de sens

    qui sen dgagent, revient avec une attention particulire sur ces trois lettres. A la

    diffrence de Testud, Schneider a utilis pour son analyse ldition tablie par

    Antoine Adam. Pour lui, donc, ces trois lettres sont bien dUsbek, et constituent une

    sorte de conclusion morale aux Lettres persanes, qui rpondrait la conclusion

    romanesque de la lettre CLXI. Schneider na pas t inattentif non plus

    lincohrence dont il est ici question: il note (art. cit., p. 14) la dcision prise par

    certains diteurs dintervertir les noms dUsbek et de Rica. Mais lauteur ne pousse

    pas plus loin cette constatation, se contentant de rappeler que ldition dAdam ne

    signalait aucune variante qui et autoris cette inversion. De plus, pour tayer sa thse

    dune conclusion double, Schneider sappuie surtout sur le contenu de la lettre

    CXLVI. Celle-ci a certes lavantage de nous reprsenter ltat final des rflexions

    amres qui assigent Usbek, mais il est regrettable que Schneider ne se soit pas

    intress davantage la lettre CXLIV: cest l quon peut lire, chaud pour ainsi

    dire, les ractions presque immdiates 16 dun tyran puni de son propre aveuglement,

  • 8

    dun chef de harem tromp o plutt dtromp par sa femme prfre, bref,

    dun homme qui se sait dsormais condamn la solitude. Quon relise en effet cet

    examen de conscience. Dans la premire partie de la lettre, Usbek rsume, avec une

    ironie sche, une conversation quil a entendue entre deux savants. Puis, il

    sinterrompt et sexclame (cest videmment nous qui soulignons):

    Oh! mon cher Usbek, que la vanit sert mal ceux qui en ont une dose

    plus forte que celle qui est ncessaire pour la conservation de la

    nature! Ces gens-l veulent tre admirs force de dplaire. Ils

    cherchent tre suprieurs, et ils ne sont pas seulement gaux. Hommes

    modestes [....], quand je vous compare dans mon ide avec ces hommes

    absolus que je vois partout, je les prcipite de leur tribunal, et je les

    mets vos pieds.

    De Paris, le 22 de la lune de Chabban, 1720.

    Est-il vraiment abusif, dans ces conditions, de vouloir discerner dans ces

    phrases des propos double entente? Pas plus, srement, que pour les phrases des

    lettres CXLV et CXLVI que citent Schneider et Testud. Dune faon gnrale, ce

    genre de lecture un peu pousse, relevant sans doute plus des mentalits du XXe

    sicle que de celles du XVIIIe, ne convaincra pas tous les lecteurs de Montesquieu.

    Mais cest prcisemment dans le fait davoir suscit une telle diversit de lectures et

    dinterprtations que rside une grande partie du gnie de ce livre remarquable. Que

    lon prte foi, ou non, ces hypothses de lecture, la question de savoir si la lettre

    CXLIV mane dUsbek ou de Rica ne perd point de son intrt. Car il va de soi que

    lidentit de lauteur de cette lettre est dune importance primordiale pour le sens

    quon peut lui attribuer.

    A supposer que Rica en soit lauteur et Usbek le destinataire, cette lettre

    devient alors dans le contexte que nous avons brivement esquiss un

    commentaire incisif, mais plutt mal propos pour ce qui est des sensibilits dUsbek

    ce moment trs douloureux. Ce qui nest nullement exclu: noublions pas quen

  • 9

    juillet 1720, cest dire mi-chemin exactement entre lenvoi de la lettre CLXI de

    Roxane et la rception de celle-ci par Usbek, Rica lui avait adress la lettre CXLI

    contenant lhistoire dIbrahim et dAnas. Cette histoire, Rica lavait relate

    lintention dune dame de la cour, belle, digne des regards de notre monarque, et

    dun rang auguste dans le lieu sacr o son cur repose. [....] Il me parut que la vie du

    srail ntait pas de son got, et quelle trouvait de la rpugnance voir un homme

    partag entre dix ou douze femmes. Elle ne put voir, sans envie, le bonheur de lun; et

    sans piti, la condition des autres. Rica apprend alors Usbek quil lui avait envoy,

    quelques jours aprs, ...un conte persan. Peut-tre seras-tu bien aise de le voir

    travesti. Cest toujours nous qui soulignons, inutilement bien sr, car lironie de

    Montesquieu nest nulle part plus visible que dans ce conte, reflet hyperbolique dun

    srail dont lordre tabli, injuste, vient tre boulevers par une force laquelle rien

    ne saurait rsister. Dune part, la vengeance dune femme martyre de la vertu et de sa

    dtermination dire la vrit, dautre part le dsir de libert et damour de la superbe

    Roxane, me sur de Zulma, qui joignait tant de connaissances un certain

    caractre desprit enjou, qui laissait peine deviner si elle voulait amuser ceux qui

    elle parlait, ou les instruire. Nous ne pouvons nous empcher de rapprocher ces

    propos de ceux de Roxane dans la lettre CLXI: ...tu as longtemps eu lavantage de

    croire quun cur comme le mien ttait soumis: nous tions tous deux heureux; tu

    me croyais trompe, et je te trompais, et ensuite, de relire dans la lettre XXVI

    ltonnante naivet et ltroitesse de vision dont Usbek fait preuve lorsquil voque

    avec nostalgie les chastes scrupules et la pudeur vertueuse qui firent rsister si

    longtemps Roxane la fureur de [son] amour. Lon a souvent affirm que lironie

    de Montesquieu tait moins acerbe que celle, par exemple, dun Voltaire ou dun

    Diderot: il conviendrait, selon nous, daccorder plus dattention cet gard la partie

    romanesque des Lettres persanes.

    Pour tenter de dpasser cette ambigut des logiques de luvre, qui

    autoriserait lire la lettre ou dans lironie de Rica ou dans le pathtique dUsbek, on

  • 10

    peut recourir une tout autre dmarche et ressaisir la difficult par lhistoire externe

    du texte et de sa gense. On connait ltude consacre aux cahiers de corrections de

    Montesquieu par Madeleine Laurain-Portemer, ancien conservateur des manuscrits

    la Bibliothque Nationale 17. Cette tude exhaustive, dune admirable minutie, a

    montr que, mme aprs le travail pralable fait par Andr Masson 18, les cahiers nous

    rservaient encore quelques surprises (cf. larticle de Mme Laurain-Portemer, dont

    nous rsumerons dabord les conclusions les plus pertinentes notre objet).

    Mme Laurain-Portemer a pu montrer quil existe trois tapes dans les

    corrections:

    1e tape: rvision gnrale et premires corrections.

    Montesquieu reprend son texte sur ldition de 1721, ajoute quelques lettres

    nouvelles et Quelques rflexions . Ce travail est recopi sur le grand

    cahier; cest ltat , sans ratures ni surcharges.

    2e tape: nouvelles corrections.

    Le grand cahier est relu et retravaill. Beaucoup des premires variantes sont

    supprimes. En prsence des multiples modifications/ratures, Montesquieu fait

    recopier son texte sur un petit cahier intitul nouvelle copie (tat ).

    3e tape: dernires corrections.

    Montesquieu reprend lexamen du grand cahier, y porte de nouvelles ratures

    ou corrections, change mme compltement la rdaction de certaines lettres

    ajoutes, comme par exemple la lettre LXXVII et, notamment, le dbut de

    CLX (voir, plus loin, notre note 22). Cest ltat qui comprend la fois les

    passages non raturs du grand cahier et les diffrences qui subsistent entre le

    grand cahier et le petit cahier.

  • 11

    Ltude de la chronologie des variantes, dsormais possible sur ces nouvelles

    bases, a men Mme Laurain-Portemer une dcouverte trs surprenante: lexamen,

    fait ligne par ligne, des additions de ldition C aboutit constater que celles-ci

    tiennent compte de toutes les modifications apportes dans les cahiers (y compris

    quelques inattentions). Seule conclusion possible: le texte du Supplment de C est

    en fait postrieur aux cahiers de corrections 19. De ce fait, le grand cahier se prsente

    comme un vritable manuscrit de travail.

    Dans le petit cahier, la lettre CXLIV (folios 114vo-115) porte la suscription:

    Rica Usbek, *** , mais dans le grand cahier, une correction lattribue Usbek:

    de la chronologie tablie, il rsulte ncessairement que Montesquieu a interverti les

    noms de Rica et dUsbek au cours de ltape finale des corrections (passage de ltat

    ltat ). Cela explique pourquoi la lettre CXLIV nous a paru tre aussi

    facilement attribuable Rica Montesquieu la lui avait de fait attribue,

    lorigine, pour ensuite changer dide.

    Mais cette ultime modification est-elle bien, comme le propose Laurent

    Versini, une inadvertance de la part de Montesquieu? Hypothse plausible, et mme

    comprhensible, compte tenu des conditions difficiles dans lesquelles travaillait

    lauteur, presque aveugle, et harcel jusqu son lit de mort par le jsuite irlandais

    Routh. Cependant, nous croyons pouvoir apporter quelques arguments pour soutenir

    un point de vue oppos.

    J. P. Schneider fait allusion (art. cit., p. 15) la supriorit, sur le plan de

    lesthtique, de cette conclusion en triptyque que constituent les lettres CXLIV-

    CXLV-CXLVI: cet argument, en soi assez fort, parat tre confirm par dautres

    modifications structurelles. Les dates des lettres CXLV et CXLVI furent en effet

    changes en 1754 (au moment o Montesquieu introduisit pour la premire fois notre

    lettre CXLIV), de faon les faire coller dans la chronologie du roman :

  • 12

    (i) CXLV : ne parat pas dans A; dans B, elle est date du 10 Zilcad [=

    janvier], 1715; mais dans C et D elle est transporte au 26

    Chabban [=octobre], 1720.

    (ii) CXLVI : portait dans A la mme date; dans B elle a t reporte en

    arrire, au 11 Gemmadi II [= juillet], 1720; mais dans C et D

    elle est nouveau date du 11 Rhamazan [= novembre], 1720.

    Ces mises au point semblent bien indiquer quen 1754, Montesquieu tait,

    effectivement, trs attentif la datation des lettres et leur cohrence chronologique,

    ce qui justifie en quelque sorte la dmarche des commentateurs comme Schneider.

    Une autre lettre subissant un changement de date est la lettre CXXIX dUsbek. Elle

    est transporte de 1715 (A, B, et C) pour devenir la seule lettre quil crit en 1719

    (voir infra, p. 5-6).

    Ces constations semblent inviter au moins pousser plus loin lhypothse

    dune correction voulue par Montesquieu: une certaine cohrence structurelle, sur le

    plan de la datation; et du ct de lesthtique, lheureuse cration dun dernier

    tmoignage dUsbek sous forme dun triptyque de lettres dont le sens ironique ne se

    dcouvre que dans une sorte de lecture seconde.

    Toutefois, la possibilit dune inadvertance nest toujours pas exclue: si la

    conclusion en triptyque postule par Schneider semble saccorder assez bien aux

    usages rhtoriques de lpoque, elle ne prsente pas de lien troit avec la plausibilit

    ou non dune inversion des noms qui reste, sous plusieurs aspects, assez

    tonnante. Dabord parce que, si vraiment Montesquieu a voulu tout la fin que

    nous prenions cette lettre CXLIV comme un tmoignage dUsbek, nous sommes ds

    lors conduits, aussi bien par le contenu que par le ton de celle-ci, faire le constat

  • 13

    dune modification importante dans limpression quil a voulu nous laisser du

    caractre dUsbek: son personnage principal 20.

    Mais quest-ce qui autoriserait discerner la pense prcise de lauteur

    mourant devant la cration littraire trs complexe et trs contradictoire quest

    Usbek? Pour rsumer quelques arguments avancs par dautres commentateurs,

    On a dj constat que la voix dUsbek se fait plus rare dans la seconde

    moiti du roman, pour la raison dj indique des accidents et des incertitudes

    du courrier venu dIspahan.

    On a souvent soulign, galement, le ton de pessimisme et dabbattement

    croissants qui caractrise la plupart de ces lettres, dont surtout les lettres

    CXXIX, CXLV, CXLVI, et, plus frappante encore, la trs belle et trs sombre

    lettre CLV.

    Sur le plan de la probabilit stylistique, on ne peut, vrai dire, rien tirer de

    concret. Certes, le style de notre lettre, comme a bien voulu nous lindiquer M.

    Versini, fait penser la lettre LII de Rica (on pourrait le rapprocher aussi de celui de

    la lettre LIX); cest qu lorigine, les cahiers nous lont montr, cette lettre tait

    effectivement ne de la plume de Rica. Or, on nous accordera au moins quil nest

    nullement interdit de la lire comme manant dUsbek, malgr ltranget de cette

    phrase un peu spectaculaire: Oh! mon cher Usbek.... Aprs tout, cela na

    videmment pas trop choqu la grande majorit des diteurs, y compris Richer, ni les

    commentateurs comme Schneider 21. Par ailleurs, on trouve plusieurs exemples, dans

    les Lettres persanes, dinterruptions semblables sous forme dapart (ou de

    monologue interne si lon veut), comme par exemple dans la lettre LII de Rica

    (Portrait de vieilles coquettes): Ah! bon Dieu, dis-je en moi-mme, ne sentirons-

    nous jamais que le ridicule des autres, ou encore, de la plume dUsbek, Ah! bon

  • 14

    Dieu, dis-je en moi-mme...[etc.] (Lettre LXXIV, laquelle on reviendra plus loin).

    Ces sortes dlans se produisent surtout des moments dmotions fortes: ainsi, dans

    la clbre lettre CLV dUsbek Nessir: Malheureux que je suis! je souhaite de revoir

    ma patrie, peut-tre pour devenir plus malheureux encore ! Eh ! quy ferai-je? [etc.].

    Cest justement l, aux yeux de Montesquieu, lune des qualits les plus prcieuses du

    roman par lettres, qui russ[it] ordinairement, parce que lon rend compte soi-mme

    de sa situation actuelle; ce qui fait plus sentir les passions, que tous les rcits quon

    en pourrait faire (Quelques rflexions, 2. Cest nous qui soulignons).

    Mais pour rendre plus plausible notre lectio difficilior de la lettre CXLIV,

    nous nous appuierons sur deux aspects particuliers de la rvision finale des Lettres

    persanes:

    1. Leffet de ladjonction des huit nouvelles lettres du Supplment de

    1754 (trois des onze lettres CXI, CXXIV et CXLV [date de 1715 dans B]

    figuraient dj dans B).

    2. Les autres occasions o Montesquieu semble considrer comme

    interchangeables ses pistoliers persans. Il y a quatre exemples de ce

    phnomne, ce qui nous apprend des choses surprenantes sur la conception du

    personnage pistolaire chez Montesquieu.

    Les huit nouvelles lettres (y compris CXLIV) nous proposent des

    perspectives supplmentaires sur la vie de srail, ou du moins sur la vie en Perse; et

    presque toutes, dune faon ou dune autre, enrichissent et problmatisent notre

    impression du srail dUsbek, impression dj composite et perspectives multiples.

    Nous exclurons dabord deux de ces lettres, que nous croyons pouvoir considrer

    comme des cas spciaux:

  • 15

    (i) La lettre LXXVII (no.3 du Supplment) dans laquelle Montesqieu part

    dune motivation plus spcifique: il sagit de la fameuse rponse dIbben sur

    le suicide, dont le texte presque entier paraissait dj dans A et B, mais

    incorpor la fin de la lettre originale dUsbek (LXXVI) sous forme dune

    rserve place la fin des arguments quil avait avancs en faveur de la

    tolrance envers ce remde in extremis.

    (ii) La lettre XCI (no.4 du Supplment); Usbek y relate Rustan lapparition

    dun ambassadeur de Perse Paris. Cette lettre avait dj paru, en 1745, dans

    un priodique littraire rdig en Hollande, Le Fantasque (cf. ldition

    Starobinski, p. 437, n.2)

    Les autres additions, dans lordre de classement du Supplment , sont:

    (i) La lettre XV (qui devait dabord tre la lettre X; voir Laurain-Portemer, p.

    54, et Schneider, p. 9, pour des interprtations diffrentes mais compatibles;

    cf. aussi ldition Vernire, p. 38, n.1). Il sagit dune lettre du premier

    eunuque Jaron, dans laquelle il lui exprime les sentiments paternels quil

    prouve son gard.

    (ii) La lettre XXII de Jaron au premier eunuque, cette fois-ci. Il lui parle,

    dans des termes trs rvlateurs, de la jalousie et de linquitude croissantes

    dUsbek (neuf mois seulement aprs son dpart). La fin de la lettre comporte

    surtout une sorte de prophtie qui nous parat dune ironie clatante: ...Je

    sais comment je dois me conduire avec ce sexe, qui, quand on ne lui permet

    pas dtre vain, commence devenir superbe, et quil est moins ais

    dhumilier que danantir (Cest nous qui soulignons).

  • 16

    Si nous cartons pour linstant la lettre CXLIV (et le transfert de la lettre

    CXLV de 1715 1720), les autres additions sinscrivent toutes dans la srie trs

    remarquable des quinze dernires lettres:

    (iii) Lettres CLVII/CLVIII (nos.9 et 10 du Supplment):

    Ces protestations outrages de Zachi et Zlis accentuent leffet dramatique de

    la lettre CLXI, dont elles prparent limpact, en nous rendant plus explicites

    les dtails du chtiment reu de Solim.

    (iv) CLX (no.11 du Supplment):

    Enfin, la trs dramatique lettre CLX de Solim, qui cre par son emplacement

    (entre CLIX et CLXI, et portant la mme date) un effet de suspens dautant

    plus frappant quil nat dun silence; celui qui suit les derniers mots de la lettre

    CLIX: Je ne sais si jattendrai, sublime Seigneur, tes ordres svres ...

    Cette lettre prsente galement, dans ses multiples variantes 22, le phnomne

    tonnant dune sorte didentification virtuelle, dans le jeu des pronoms personnels,

    entre Solim (eunuque redevenu puissant) et Usbek (matre absolu qui se voit pour

    ainsi dire mascul).

    Edgar Mass, dans son tude du dveloppement textuel des Lettres persanes 23,

    a analys avec attention leffet des trois sries de lettres ajoutes au texte primitif

    (qui servit de base ldition B) pour ldition princeps de 1721; sries quil dsigne

    comme la srie Rica (lettres I, V, X, XV, XXII, XXX), la srie Pharon (lettres

    XXXIX XLI) et la srie Harem (lettres XLV, LXII, LXVIII, LXIX), et il fait des

    remarques qui vont dans le mme sens que les ntres: ces sries ajoutes

    dveloppent le ct smantique du roman. Elles renforcent la description du

    caractre dUsbek et changent, de faon fondamentale, le dbut des Lettres persanes

    (art. cit., p. 195-196). En 1754, en revanche, Montesquieu soccupe avec plus

  • 17

    dinsistance du dnouement du drame du srail: il retravaille surtout lhistoire

    orientale de son roman, en y ajoutant toute une srie de lettres. Ce sont, avant tout, ces

    nouveaux textes qui font voir que le suicide de Roxane est une action de libration et

    dmancipation (ibid., p. 197-198). A quoi nous ajouterons simplement quil veille

    aussi ce que nous ayons un dernier aperu de ltat desprit dUsbek aprs cette

    rvolution, lorsquil change la datation des lettres CXLV et CXLVI, et ...

    lattribution de la lettre CXLIV ?

    Il nous reste regarder de prs les trois autres cas de changements

    dexpditeur et/ou de destinataire. Ce sont:

    (i) Lettre XXXIV : Comparaison des Franaises et des Persanes; gravit des

    asiatiques; effets du commerce des Orientaux avec leurs esclaves.

    Dans A et B, elle portait la suscription: Rica Ibben, mais dans C et D, on

    trouve: Usbek Ibben.

    Les propos contenus dans cette lettre, une fois mis dans la bouche dUsbek,

    semblent bien tayer lhypothse dj propose dune prise de conscience,

    sinon du caractre des femmes, au moins du rle des eunuques et de la

    nature du despotisme et du pouvoir absolu.

    (ii) Lettre LXVII: Portrait du dcisionnaire; critique mordante

    de la fausse autorit.

    A, B et C : Rica Usbek

    Cahiers et D : Rica Ibben

    Cas difficile que ce changement de destinataire qui, premire vue, ne semble

    pas concider avec notre argument; or il y a peut-tre une autre conclusion en

    tirer. Si Montesquieu a dcid de ne pas faire parvenir Usbek cette leon de

    morale, cest peut-tre que deux lettres plus loin, et au mme moment dans la

    chronologie des corrections apportes par les cahiers, Usbek va devenir lui-

  • 18

    mme lauteur dune lettre qui ressemble, sous bien des aspects, ce portrait

    satirique:

    (iii) Lettre LXXIV : Fausse et vrai dignit des grands; le seul autre cas

    dune vritable interversion des noms. Dans A, B et C elle portait la suscription

    Rica Usbek, mais cet ordre est interverti dans le grand cahier, et dans D cest

    donc Usbek qui relate, lintention de Rica, ex-auteur de cette mme missive,

    comment il a fait la connaissance de ce petit homme si fier que lon connat.

    Cette lettre nous semble revtir une importance capitale pour notre discussion,

    non seulement parce quelle est la seule autre lettre avoir subi la mme interversion

    des noms, mais aussi parce que les sentiments qui y sont exprims sont fort proches

    de ceux de la lettre CXLIV, Supriorit de la modestie sur la vanit. Le fait que

    Montesquieu ait dcid, en 1754, dattribuer ces sentiments Usbek plutt qu Rica,

    semble confirmer une fois encore lhypothse selon laquelle lauteur aurait voulu

    problmatiser davantage le point de vue dUsbek, en renforant la possibilit dune

    lecture de sa mauvaise foi. La lettre LXXIV comporte, elle aussi, une adresse interne

    assez frappante (3): [...] Ah! bon Dieu! dis-je en moi-mme, si, lorsque jtais la

    cour de Perse, je reprsentais ainsi, je reprsentais un grand sot! [...] (Cette phrase

    figure entre guillemets dans le texte) 24.

    Montesquieu na donc pas t inattentif la cohrence interne des lettres dont

    il a chang le nom de lexpditeur et/ou du destinataire. Le soin avec lequel il revit ses

    cahiers est dailleurs soulign par tous les commentateurs (cf. Laurain-Portemer, art.

    cit., p. 51 et suiv., et la prface dE. Carcassone, d. cit., p. x. Et lon note aussi,

    gnralement, que la perfection littraire a t prfre lexactitude historique). Il a

    bien pris garde, dans le cas de la lettre LXXIV, de rectifier lincohrence qui se serait

    produite dans le corps de la lettre la suite de linversion de la suscription: pourquoi

  • 19

    donc nen aurait-il pas fait autant pour la lettre CXLIV, si cette incohrence apparente

    ntait pas, en fait, un effet littraire entirement intentionnel ?

    Si nous revenons enfin la matrialit mme de la lettre CXLIV, telle que la

    prsente le grand cahier, nous y trouverons encore des indices concordants. La

    lettre en question occupe les folios 55vo et 56 du cahier. Lcriture est celle de

    Florence Fitzpatrick, le dernier secrtaire (Montesquieu, dans sa vie et surtout vers la

    fin, eut affaire plus dun irlandais!). Nous avons dja signal que la correction de la

    suscription a d avoir lieu pendant la toute dernire des trois phases identifies, parce

    quelle se prsente comme une rature, dont le petit cahier ne tient pas compte. Mais

    cest un rature qui se distingue des autres. Ltude des autres pages du cahier rdiges

    par Fitzpatrick montre en effet que, lorsquil sagit de rayer un mot, ou mme une

    phrase entire, le secrtaire se contente en gnral de le faire dun seul trait bien

    visible plus rarement de deux. Or la suscription originelle est aussi annule par des

    ratures circulaires, au trace large et appuy, au point doblitrer presque totalement les

    mots. Faut-il y dcler une insistance particulire, le souci de ne laisser aucun doute

    quant la dernire prescription de lauteur? Autre indice intressant: Fitzpatrick,

    comme ctait son habitude, a rdig les premiers mots des nouveaux paragraphes

    dans une criture au moins trois ou quatre fois plus grande que la moyenne, de telle

    sorte quon lit trs clairement, la ligne 14 du mme folio, les mots: Oh! Mon cher

    Usbeck, [sic]. La vraisemblance dune inattention, mme compte tenu de la vue alors

    trs affaiblie de Montesquieu, sen trouve diminue davantage encore.

    Mais lexamen du grand cahier nous rserve encore un dernier lment de

    mystre. Nous avons dj signal son caractre dinstrument de travail 25. Or, les deux

    folios 55 et 56, qui contiennent le texte de la lettre CXLIV, constituent un cas unique.

    Ils ont t attachs au manuscrit, par des pingles dont on distingue toujours les

    traces, et ... postrieurement la rdaction initiale du cahier: introduits entre les folios

    54 et 57, ils interrompent le texte qui, commenc au bas du folio 54vo:

  • 20

    pag.310 ots tout Larticle purgatif plus violent /qui commence par ces mots

    prens dix A** et finit

    ne se poursuit quau folio 57:

    par ceux-cy avec confiance. / pag.312 ots tout larticle [etc.] .

    Cest dire que notre lettre (rdige peut-tre sparment) a t ajoute aprs coup

    un ensemble matriellement constitu, la foliotation ayant mme suivi linsertion de

    ces deux derniers feuillets 26. Linversion des noms dUsbek et de Rica (et cest la

    seule correction: le texte de la lettre ne subit aucune autre modification, sauf une, trs

    mineure, de ponctuation) na pu tre opre que dans la toute dernire phase du

    travail, et lon sexplique ainsi que le petit cahier nen tient pas compte.

    Mais quel moment prcis, et dans quel tat desprit, Montesquieu a-t-il pu se

    dcider lattribuer Usbek? Combien de fois a-t-il pu la relire avant de prendre sa

    dcision? Et cette dcision a-t-elle t prise dans la pleine conscience des facteurs

    auxquels nous avons dj fait allusion? Finalement avec un peu plus de temps, en

    serait-il peut-tre venu, un jour, faire disparatre cet hapax qui a t le point de

    dpart de notre enqute? Autant denigmes, autant de questions qui resteront jamais

    ouvertes.

    Avant de conclure, nous nous permettrons de citer les observations finales de

    Mme Laurain-Portemer:

    Si le mrite principal des Lettres persanes est de former une espce

    de roman avec un commencement, une progression et une fin, le

    principal mrite des cahiers de corrections est nos yeux de nous

    permettre de surprendre Montesquieu en pleine cration littraire,

    crivant ou plus souvent dictant ses secrtaires, les changements quil

  • 21

    prpare en vue dune dition nouvelle [...]. Pour nos esprits modernes,

    si curieux des problmes dhistoire des textes, cest retrouver

    Montesquieu, allant pas pas, partag entre plusieurs soucis pour

    atteindre la perfection.

    (art. cit., p. 57)

    Notre discussion sachve, donc, dans ce lieu de rencontre privilgi que

    reprsentent seuls les cahiers de la Brde, aucun manuscrit des Lettres persanes

    ntant actuellement connu. Nous avons tent de dmontrer, par une analyse tage

    sur diffrents plans, que lattribution de la lettre CXLIV Usbek, et non Rica,

    pourrait avoir t consciente et calcule. Mais il apparat que cette rsolution ne vint

    lauteur que dans les tous dernirs moments de son travail de correction. Quelques

    mois plus tard, et peut-tre quelques semaines seulement, Montesquieu mourait, dans

    une maison rue Saint-Dominique, pleur par une gnration de philosophes. Les

    Lettres persanes, cette uvre de jeunesse qui continua loccuper jusqu la fin de

    son existence, restent aujourdhui son testament le plus brillant et le plus ft 26. Une

    partie de lternelle sduction de ce roman, objet littraire exemplaire dans lvolution

    de son genre, tient sans doute aux mille ambiguits qui en travaillent le texte et la

    lecture. En relevant lune dentre elles, vtilleuse et pourtant fascinant, nous esprons

    modestement avoir clair sous un jour nouveau un dtail de ce chef-duvre des

    Lumires.

    DARACH SANFEY MARY IMMACULATE COLLEGE

  • 22

    Notes

    1. Ont t consultes les ditions suivantes des Lettres persanes et des uvres compltes de Montesquieu: Edition revue et annote daprs les manuscrits du chteau de La Brde avec un avant-propos et un index par Henri Barckhausen. Paris, Imprimerie Nationale, 1897; rdition, Paris, Hachette, 1913; rdition, Genve, Droz, 1932. Texte tabli et prsent par Elie Carcassonne. Paris, Les Belles Lettres, 1929. uvres compltes, texte prsent et annot par Roger Caillois. Paris, 1949, 2 vol., Bibliothque de la Pliade. uvres compltes, sous la direction dAndr Masson. Paris, Nagel, 1950-1955, 3 vol. Edition critique avec notes par Antoine Adam. Genve-Lille, Droz-Giard, 1954. Texte tabli, avec introduction, bibliographie, notes et relev de variantes par Paul Vernire. Paris, Garnier, 1960. Edition tablie et prsente par Jean Starobinski. Paris, Gallimard, 1973, collection Folio. Texte prsent et comment par Laurent Versini. Paris, Imprimerie Nationale, 1986, collection Lettres Franaises. 2. Cf. op. cit., p. XXXV-XLI, pour une discussion plus complte. Nous avons galement suivi la tradition des diteurs, et lexemple de Vernire, en dsignant les quatre ditions diffrentes par les lettres A, B, C et D, et les cahiers de corrections par les sigles (grand cahier, tat primitif), (petit cahier) et (grand cahier, tat dfinitif revu et ratur). 3. Cf. SHACKLETON, R., Montesquieu : a critical biography, Oxford University Press, 1961, p. 392-399. 4. On a souvent cit la lettre o Montesquieu fait allusion cette demande : Huart veut faire une nouvelle dition des Lettres persanes, mais il y a quelques juvenilia que je voudrois auparavant retoucher... (Lettre labb Guasco, 4 octobre 1752, dans uvres Compltes, d. A. Masson, t.III, p. 1441). 5. Op. cit., p. XL. 6. Il vaut la peine de faire remarquer que les examens des cahiers faits par Andr Masson et Madeleine Laurain-Portemer (voir nos notes 17 et 18) aboutissent constater avant tout lhsitation, voire la rpugnance de lauteur lorsquil sagit dadoucir les Lettres persanes. 7. Unanime, cest--dire, jusquen 1992. Ldition des uvres Compltes qui doit paratre cette anne chez la Voltaire Foundation reproduira, pour les Lettres persanes, le texte de ldition A de 1721. 8. Si les noms dUsbek et de Rica sont intervertis dans le texte de ldition Vernire, la table des matires conserve nanmoins la suscription: Usbek Rica (p. 406). 9. Nous avons pu prendre contact avec M. Versini pendant la rdaction de cet article et nous tenons lui exprimer ici notre gratitude pour lintrt et lencouragement quil nous a tmoigns, aussi bien que pour les claircissements quil nous a proposs et qui ont contribu notre recherche. 10. TESTUD, P. , Les Lettres persanes, roman pistolaire, Revue dhistoire littraire de la France, octobre-dcembre 1966, p. 642-656. 11. SCHNEIDER, J-P. , Les jeux du sens dans les Lettres persanes : temps du roman et temps

    de lhistoire, Etudes sur le XVIIIe sicle, publ. de la facult des Lettres modernes de Strasbourg, 1980, p. 5-38.

    12. Ce genre danalyse, videmment, na t possible quaprs le travail de R. Shackleton, The Moslem chronology of the Lettres persanes, Lettres Romanes, 1954, p. 91-113. 13. Pour Testud, voir surtout les p. 649-653, et pour Schneider, les p. 9-16.

  • 23

    14. Voir le tableau annexe no 2. de Schneider (op. cit., p. 36-37), que nous reproduisons galement en appendice. 15. Ldition de Vernire est toujours prcieuse consulter, en raison surtout de lampleur et de la valeur des renseignements fournis sur la gnse du texte. 16. Rappelons quentre les lettres CLXI et CLXIV, il ne scoule que 167 jours, soit 5 mois et 14 jours. Une fois admises les observations de Schneider sur le dlai dacheminement des lettres entre Ispahan et Paris (p. 11-12 de son tude), force est dadmettre que, si vraiment la lettre CXLIV mane dUsbek, sa rdaction se situerait au plus tard une dizaine de jours aprs la rception de la lettre de suicide de Roxane. 17. LAURAIN-PORTEMER, M., Le dossier des Lettres persanes, dans Revue historique de Bordeaux et du dpartement de la Gironde, 1963, p. 41-78. 18. MASSON, A., Les dernires ratures des Lettres persanes, dans Actes du Congrs Montesquieu, Bordeaux, Delmas, 1956, p. 71-82. 19. Cf. Laurain-Portemer, art. cit., p. 52-53 pour lexplication. La copie faite par Fitzpatrick des lettres destines ce Supplment (folios 130-153 du dossier) est elle aussi postrieure au grand cahier, car elle tient compte de linversion des noms dUsbek et de Rica dans la lettre CXLIV (cf. folios 142vo-144). 20. Est-il besoin de rappeler larticle le plus clbre qui soit dans la Table de ldition de 1758?: MONTESQUIEU (M.De). Se peint dans la personne dUsbek (cf. le commentaire de J. Starobinski, d. cit., p. 451-452; cf. aussi les observations de Louis Desgraves, dans Montesquieu, Paris, Mazarine, 1986, p. 401-404). 21. Il faut tout de mme avouer que la phrase choque un peu. Mme Laurain-Portemer relve lincohrence, sans toutefois proposer de commentaire (art. cit., p. 78, n.105). Nous avons recens les autres exemples de cette adresse: Usbek dit souvent: mon cher [Rica/Ibben/Rhdi, etc.] ses amis, et vice versa, mais jamais lui-mme. Les seuls saddresser mon cher Usbek sont ses amis persans; ses femmes, une exception prs (la lettre VII de Fatm), nont pas droit au pronom possessif: elles lappellent toutes cher Usbek. Toutes, cest-- dire, sauf Roxane qui sadresse, dans la lettre CLXI, cruel Usbek! 22. Cf. le tableau des variantes tabli par Mme Laurain-Portemer, art. cit., p. 76. Voir aussi les observations dAlan J. Singerman dans Rflexions sur une mtaphore: le srail dans les Lettres persanes, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 185, 1980, p. 181-198. 23. MASS, E., Le dveloppement textuel et les lectures contemporaines des Lettres persanes, Cahiers de lAssociation internationale des tudes franaises, 1983, p. 186-200. 24. Tout de suite aprs, il continue: Il aurait fallu, Rica, que nous eussions eu un bien mauvais naturel [...etc.]. Or avant 1754, videmment, le texte donnait lire: Il aurait fallu, Usbek, [...etc.]. Mais dans le cas de la lettre LXXIV, la deuxime correction ( ncessaire, cette fois-ci) est bien indique dans le grand cahier (folio 32vo). 25. Cf. Laurain-Portemer, art. cit., p. 47, n.25. 26. Tout le folio 54 vo et le dbut du folio 57 sont rays; les corrections quils contenaient (concernant la lettre CXLIII, Rica Nathanal Lvi, mdecin juif, Livourne ) ont t reprises dans leur majorit au folio 55. 27. Rien de plus lgant ne fut crit. Le changement du got, linvention de moyens violents nont pas de prise sur ce livre parfait (Paul Valry, Prface aux Lettres persanes, Varit II, Paris, 1930).

  • 24

    Appendice no. 1

    TABLEAU DES MANUSCRITS ET DES EDITIONS

    DES LETTRES PERSANES

    ----------------- A 1721 ----------------------(?*)---------------------- B 1721

    [pour les lettres CXI, CXXIV et CXLV]

    Cahiers 1754 C 1754 ------------------------------------ Supplment + Quelques rflexions

    D 1758 Richer (uvres compltes)

    [lettre CXLIV] [lettre CXLIV]

    Barckhausen

    1897 (1913) Usbek Usbek

    Carcassonne 1929 Usbek

    Caillois 1949 Rica

    (uvres)

    Masson 1950 Usbek

    (uvres)

    Adam 1954 Usbek

    Vernire 1960 Rica

    Starobinski 1973 Usbek

    Versini 1986 Rica

    [Pour les Lettres persanes, ----------------------------- texte de 1721] ------------------------- Ehrard 1992 (uvres)

    (* Voir MASS, E. art. cit., cf. note 23 infra.)

  • 25

    Appendice no. 2

    SUITE DES LETTRES PERSANES

    Dates Srie A: lettres 105-146 Srie B: lettres 147-161

    01.09.1717 lp. 147 : Le Grand Eunuque annonce Usbek les troubles du srail. 14.12.1717 lp. 106 : Usbek prend la dfense des sciences, des arts, du luxe. lp. 108 : A propos des journaux littraires, Usbek dit son attachement aux valeurs 05.01.1718 traditionelles et souligne la susceptibilit des auteurs propos de leurs ouvrages. 11.02.1718 lp. 148 : Usbek donne les pleins pouvoirs au grand eunuque. 05.07.1718 lp. 149 : Narsit apprend Usbek la mort du Grand Eunuque ... et attend des instructions. 04.10.1718 lp. 111 : A propos des memoires de Retz, Usbek rappelle le pouvoir des pamphlets. 08.10.1718 ~ lp. 133-122 : Lettres dUsbek sur la dpopulation. 23.11.1718 01.12.1718 lp. 123 : Sur les dfaites de Turcs (Usbek rve dune runification de lIslam. 01.12.1718 lp. 124 : A propos des libralits, Usbek dnonce les faveurs accordes aux inutiles aux dpens des citoyens utiles. 03.12.1718 lp. 126 : Rica annonce Usbek quil lui fait suivre des lettres dIspahan. 25.12.1718 lp. 150 : Usbek donne des ordres sanglants Narsit. 06.05.1719 lp. 151 : Solim dnonce limbcilit de Narsit. lp. 152 : Inconscient de la gravit de la situation, Narsit annonce Usbek la perte de la lettre 150. 04.08.1719 lp. 129 : Sur les lois et les lgislateurs. (Usbek rappelle quil ne faut changer les lois que dune main tremblante, fait lloge de la puissance paternelle). 04.10.1719 lp. 153-154-155 : Usbek donne les pleins pouvoirs Solim, menace ses femmes, dit sa tristesse Nessir. 02.03.1720 lp. 156-157-158 : Trois tmoignages de femmes humilies, outrages, indignes (Roxane, Zachi, Zlis). 03.05.1720 lp. 159-160-161 : Sadisme de Solim; mort des eunuques et de Roxane. 22.10.1720 lp. 144 : Usbek condamne lhomme vaniteux et clbre lhomme modeste. 26.10.1720 lp. 145 : Lhomme desprit, auteur de livres, est toujours en butte lincomprhension, aux injures, aux perscutions. 11.11.1720 lp. 146 : Lettre-apocalypse sur la corruption de la France aprs Law.