88

Dans les montagnes du pourtour méditerranéen, sur certains versants rocheux, abrupts et inondés de soleil, de surprenantes silhouettes se détachent parfois. Elles s’élèvent vers le ciel sous des formes insolites qui ne ressemblent à aucune de celle des arbres qui nous sont familiers. Le genévrier thurifère, arbre hors du commun, attire le regard par sa singularité et invite à se promener dans sa « forêt ». L’emploi du terme semble inadéquat car ce peuplement arboré ne procure pas l’ombrage et la fraîcheur caractéristiques des milieux forestiers. Isolés, les individus se tiennent à distance respectable, comme pour garder leur territoire, et laissent le soleil irradier le sol. Il est facile de circuler dans cette forêt sans barrière végétale.Le genévrier thurifère – de son nom scientifique Juniperus thurifera L. (famille des Cupressacées) – apparaît solitaire, rarement accompagné d’une autre espèce d’arbre ou d’arbuste. La compétition serait trop sévère et il ne pourrait survivre à l’ombrage procuré par la croissance de son voisin. Il colonise ainsi des territoires refuges, trop hostiles aux autres espèces arborées qui exigent un sol riche et profond. Indifférent à la nature chimique du substrat, les sols pauvres, secs et superficiels, trop contraignants pour les autres, définissent pour lui des territoires exclusifs garants de sa survie.En France, si le pin noir ou le chêne pubescent s’aventurent parfois sur son territoire, à la faveur de pentes moins abruptes et de milieux moins hostiles, la compétition s’engage et le genévrier ne sort jamais vainqueur. Un allié de plus petite taille lui a pourtant permis il y a longtemps (brebis

L’arbre porte-encens

89

et chèvres) d’étendre son territoire. Plus appétants que le thurifère, le pin ou le chêne étaient plus fortement consommés par les caprins qui parcouraient les versants avec leurs bergers. Aussitôt sorties de terre, les plantules de pin ou de chêne étaient éliminées par les animaux, laissant de la place au genévrier qui profitait de cette situation. La déprise pastorale depuis un demi-siècle renvoie le genévrier dans les milieux qu’aucun autre arbre ne peut coloniser.Cette aptitude à survivre dans ces conditions difficiles a éveillé la curiosité des scientifiques, qui s’interrogeaient également sur les formes de croissance inhabituelle de cet arbre : la tête en bas dans les falaises, l’enchevêtrement de ses branches et de ses troncs, la spirale de son écorce... Si l’on se réfère à la règle générale de croissance d’un arbre, plus ce dernier est grand et de gros diamètre, plus il est vieux. Le genévrier thurifère serait-il aussi discipliné et suffirait-il de compter les anneaux de croissance de son tronc pour connaître son âge ? Hélas, les botanistes ont vite compris qu’il ne dévoilerait pas aussi vite son secret de longévité et de croissance. Les recherches continuent et imposent de plus en plus de respect envers ce colon des enrochements.La plantule fragile au port dressé et au feuillage épineux pousse lentement pour devenir un petit arbuste conique, aussi décoratif que le cyprès ou le thuya des jardins. Progressivement, le temps façonne l’arbre, le sculpte avec les intempéries, les agressions du bétail et du berger. En grandissant, son feuillage perd son piquant et devient très dense, recouvrant ses nombreux rameaux d’écailles vert foncé.De petites boules bleues sont accrochées au feuillage de certains individus et persistent deux ans sur l’arbre. Il s’agit des galbules, ces petits fruits qui contiennent les graines, portés par les arbres femelles. Car cet arbre a également la particularité d’avoir une distinction des sexes. Les individus mâles porteront à leur maturité sexuelle les petits cônes qui contiennent le pollen et les individus femelles porteront les cônes qui seront fécondés par le pollen transporté par le vent. Ces fruits bleus et charnus sont attractifs pour les oiseaux, notamment les grives qui, en les consommant et en les dispersant les traces, permettent au genévrier thurifère de se

90

disséminer ailleurs. Il faut cependant attendre plusieurs dizaines d’années avant d’observer ces cônes mâles et femelles, au minimum trente ans. Mais que représentent trois décennies pour un arbre dont la longévité est de plusieurs centaines d’années ?Lorsqu’il atteint un âge vénérable, il dévoile ses formes les plus surprenantes. Son tronc de diamètre important (pouvant atteindre et même dépasser parfois 2m de diamètre) nécessite d’être scié pour savoir s’il résulte de la coalescence de plusieurs tiges développées à sa base ou d’une tige unique poussée librement, cumulant des anneaux de bois continus depuis plusieurs centaines d’années. Ce tronc est dégagé, surmonté d’un houppier bien développé, de forme plus ou moins ovoïde, si rien ni personne n’est venu perturbé sa croissance.Cependant le genévrier mène le plus souvent une existence chaotique au contact des hommes, dans de nombreux pays méditerranéens (Espagne, Maroc, Algérie). Il a subi les assauts du surpâturage, de la hache du berger, de l’émondage, des incendies. Toujours dressé, l’arbre porte les stigmates de ces utilisations séculaires en montrant un houppier épars et déstructuré à l’extrémité des rameaux préservés. Seuls les plus vieux arbres, aux silhouettes sculptées également par les rigueurs du climat, témoignent de ces pratiques déjà anciennes. Leurs branches aussi larges que leurs troncs, et leurs grosses racines principales apparaissent sous l’action de l’érosion. L’arbre se transforme alors en un vieux géant de bois dont la dureté et l’imputrescibilité lui confèrent une très grande robustesse à l’épreuve du temps.Ces qualités ont fait la réputation de l’arbre, utilisé dans la construction – poutres et charpentes des habitations. D’autres genévriers, Juniperus bermudiana par exemple, l’était dans la construction navale. Il a également servi pour la fabrication de conduites d’eau, de piquets, de poteaux et même de cercueils. Dans les Hautes-Alpes (région de Saint-Crépin), les vignerons confectionnaient des échalas avec le thurifère. La finesse de grain de son bois justifiait son usage en ébénisterie pour divers meubles comme les armoires et surtout les lits dont il éloignait les punaises par l’odeur forte de son bois.

91

Son bois et ses rameaux, lorsqu’on les frotte, dégagent en effet une odeur d’encens, qui valut au thurifère le nom vernaculaire d’arbre « porte-encens ». La chaleur estivale révèle cette substance résineuse qui imprègne l’atmosphère lorsqu’on se promène dans les thurifèraies. Cette agréable odeur passe pour venir à bout des miasmes les plus tenaces et, ainsi dans les Alpes françaises, une coutume peut-être héritée des grandes périodes épidémiques consistait à brûler une bûche de genévrier thurifère après la messe de minuit à Noël pour désinfecter et embaumer la pièce. Son feuillage présente effectivement des vertus pharmaceutiques dont on savait faire bon usage dans la pharmacopée traditionnelle.Ces propriétés médicinales proviennent principalement de matières à forte odeur aromatique appelées « huiles essentielles » et que possèdent également bon nombre de plantes méditerranéennes, tel le thym, le romarin, la lavande, le pin… Ces huiles essentielles connues depuis l’Antiquité sont généralement extraites par distillation et sont le résultat de mélanges complexes de divers composés tels les terpènes et les phénols. Nombreuses sont les vertus attribuées au genévrier, mais il est difficile de les associer exclusivement au genévrier thurifère car ses espèces voisines, le cade et le genévrier commun, très présentes dans nos campagnes étaient également fréquemment employées. Ainsi, les baies de genièvre utilisées en cuisine sont les galbules du genévrier commun et non celles du thurifère, qui ne sont pas comestibles. De même, l’huile de cade, extraite du genévrier oxycèdre, était d’une aide précieuse pour lutter contre les dermatoses et certains parasites.Les vertus antiseptiques du genévrier au sens large justifièrent son emploi en fumigation jusqu’au xixe siècle. On en brûlait dans les maisons, dans les rues et sur les places publiques lors des épidémies de peste et de choléra. On l’employa également contre la tuberculose, la fièvre typhoïde et la lèpre. Offrant une résistance aux différents poisons, le genévrier fut également préconisé contre les morsures d’animaux venimeux. Enfin, son usage en médecine vétérinaire reposait sur les propriétés abortives de son feuillage.Peu de maux semblent hors de portée de son action bienfaitrice et jusqu’au xxe siècle, l’enthousiasme des médecins à l’égard du genévrier était

92

débordant au point qu’il était écrit que l’arbre pouvait tout simplement « prolonger l’existence ».1 C’est peut-être pour cela, que dans certains pays méditerranéens, les croyances locales font du genévrier thurifère un arbre « marabout », un arbre sacré qui perpétue la présence du saint, de sa protection et de ses vertus issues de sa grande piété. On vénère l’arbre sacré qui matérialise le saint. L’arbre marabout donne asile à des esprits bienfaisants protecteurs des foyers et des villages, éloignant les maladies. Le thurifère est ainsi de ces arbres dont on fait des légendes, objet de simple superstition ou de véritables cultes. Le genévrier sème l’espoir, cultive l’imaginaire et récolte le respect. En France comme ailleurs, leurs multiples utilisations présentes ou passées, leur extraordinaire vitalité ainsi que leur entêtante odeur ont accordé dès l’Antiquité aux genévriers une valeur symbolique puissante. Au Moyen Âge, sa popularité a été concomitante avec l’apogée de la sorcellerie. De nombreux récits anciens relatent toutes les pratiques associées à l’arbre à encens (offrandes, fumigations) et les croyances de vie et de résurrection qui ont pour fondement commun le sentiment de protection, de longévité et de robustesse que confère l’arbre.Aujourd’hui, l’usage du genévrier est beaucoup plus restreint, notamment dans les Alpes françaises, protection oblige. Mais il connaît depuis peu un nouvel engouement avec l’essor de l’aromathérapie. Persistent aussi quelques utilisations peu communes et peu connues. Ainsi dans le canton de Guillestre (Hautes-Alpes), on s’intéresse au goût de muscat que délivre la macération des branches dans du vin blanc. Cette particularité lui a valu localement le curieux nom de « chêne muscat ». Dans d’autres localités alpines, l’odeur entêtante du genévrier est mise à profit par les apiculteurs : pour attirer les essaims, ils plantent des rameaux à côté des ruches.Le rôle social et patrimonial du genévrier thurifère n’est donc plus à démontrer. Cet arbre trouve toute sa valeur d’existence non pas dans les forêts de production qu’il ne peut offrir au sylviculteur, mais dans les multiples usages et croyances dont il fait l’objet dans toutes les cultures du bassin méditerranéen. En effet, avec une croissance désespérément lente, une régénération naturelle fragile, des fûts rarement droits, des branches

vrillées et un bois rempli de nœuds, il ne peut que s’incliner devant les autres espèces arborées locales. Une ordonnance de 1669 2 le classe d’ailleurs parmi les « morts-bois », c’est à dire les bois inutiles aux produits des forêts et dont on peut disposer sans aucune des formalités prescrites pour les exploitations ordinaires.Indépendamment de tout jugement de valeur, le thurifère est aujourd’hui en France une espèce protégée et les peuplements qu’il constitue sont reconnus comme des habitats prioritaires dans l’Union européenne. Il s’agit de préserver un arbre, dont l’origine remonte à la fin du dernier épisode glaciaire. Pionnier des terres libérées des glaces, il s’appuie sur les hommes et leurs activités pastorales pour mieux coloniser son territoire. Ils nouent alors des échanges réciproques pour coexister dans des montagnes hostiles. Les versants sud des Alpes françaises sont ainsi parsemés d’un piqueté d’arbres et d’arbustes du même genre. La petite taille de ses peuplements et sa rareté, font du genévrier thurifère un individu particulièrement fragile face à la colonisation par d’autres espèces arborées, délivrées de la pression pastorale, et face aux incendies. Sa conservation, aussi bien dans les Alpes que dans les Pyrénées, devient aujourd’hui un enjeu non seulement écologique pour le maintien d’une biodiversité remarquable, mais également patrimonial en tant que témoin des rapports séculaires entre un arbre et des hommes.

1. A. DECHAMBRE : Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 4ème série, Tome VII. BNF

de l’édition de Paris : G. Masson, P. Asselin, 1881

2. J.-B. DUCHESNE : Guide de la culture des bois ou Herbier forestier. BNF de l’édition de Paris :

Moreau, 1829.

9

11

49

51