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L’Amphibologie des concepts de la réflexion :
la fin de l’ontologie
Michel Fichant, Paris
Le thème de cette étude est celui de Kant et la fin de la métaphysique, pour citer le
titre d’un ouvrage majeur de Gérard Lebrun1. La façon dont sera traitée cette question sera
différente de la sienne, mais quand un congrès Kant a lieu au Brésil, et précisément à Sao
Paulo, où Lebrun a longtemps enseigné, pensé et écrit, il convient de saluer la mémoire de cet
historien de la philosophie à la fois original et profond.
« Fin de la métaphysique » peut s’entendre de deux façons : comme l’arrêt,
l’achèvement, la terminaison, d’une entreprise qui s’est dénommée « métaphysique », — mais
aussi comme finalité, but ou destination de ce que, au-delà des titres, signifie essentiellement
la métaphysique. Kant, comme on sait, se meut dans l’espace ouvert par cette dualité : il
entendait en effet, à l’encontre de ce que voudront les positivismes, réaliser pour la première
fois l’intention finale bimillénaire de la métaphysique, inscrite naturellement dans la raison
humaine avant toute traduction doctrinale, mais il lui fallait en même temps, et précisément
pour en établir la possibilité, dresser le constat d’échec définitif de tout ce qui s’était donné
jusqu’alors dans l’histoire de la philosophie comme de la « métaphysique »2.
- I -
Il ne peut être question d’entrer ici dans le détail de tous les aspects du concept
kantien de métaphysique, d’en marquer les significations diverses et d’en dégager l’unité
problématique. Il suffira de rappeler d’abord le fait incontestable, et désormais peu contesté,
que Kant a reçu comme tel le concept systématique de métaphysique dans la disposition pour
lui historiquement déterminante qui lui avait été donnée par la doctrine scolaire de Wolff
et de ses successeurs : ce qu’il appelle le « système leibnizo-wolffien » demeure la grille
de lecture, même là où Kant vise nommément le seul Leibniz, y compris même lorsqu’il
rétablit l’authenticité originellement leibnizienne d’une thèse contre le détournement de sa
signification par Wolff (comme il le fait par exemple pour le concept de monade).
1. Gérard Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique. Essai sur la « Critique de la faculté de juger », Armand Colin, Paris, 1970.2. Voir le chapitre I, intitulé « La nouvelle naissance de la métaphysique », du livre cité de Gérard Lebrun.
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Du point de vue du concept systématique de métaphysique ainsi accepté par Kant,
il n’est pas difficile de reconnaître la manière dont le plan d’exécution de la 1ère Critique
en intègre structurellement la forme : seconde partie de la Logique transcendantale, la
Dialectique transcendantale se présente comme une évaluation critique des trois disciplines
fondamentales de la metaphysica specialis, psychologie, cosmologie et théologie rationnelles.
Leur dispositif s’inscrit de lui-même dans le système complet des trois idées de la raison,
correspondant à leur tour aux trois formes élémentaires du « raisonnement de la raison »
ou de l’inférence rationnelle (Vernunftschluss). Cette observation banale reconduit à cet
autre constat : le plan architectonique de la Critique ne ménage dans son ordonnance aucun
inscription équivalente à la metaphysica generalis, philosophia prima sive ontologia. Aucune
section de la Critique n’est spécialement distinguée pour se mesurer à l’ontologie au même
titre que la Dialectique transcendantale prend en charge la psychologie, la cosmologie et
théologie3.
L’emploi du titre même d’ontologie est rare dans la Critique. Stricto sensu, il ne s’en
trouve que deux occurrences.
La première, non selon l’ordre linéaire de la pagination du livre, mais selon l’antériorité
probable de la rédaction du morceau dans la genèse de la Critique, se trouve dans
l’Architectonique de la raison pure, là où Kant expose de façon détaillée la structuration de
l’ensemble de la philosophie selon son concept scolaire (Schulbegriff), dès lors que c’est
en tout cas à un tel concept et à la rigoureuse méthode qu’il impose que sera confiée la
réalisation finale du concept mondain ou cosmique (Weltbegriff) de la philosophie (A838-9/
B866-7).
L’ontologie apparaît alors comme l’autre nom de la « philosophie transcendantale »,
constituant la première des quatre parties en lesquelles se divise la métaphysique « au
sens restreint », c’est-à-dire au sens qui correspond à la seule partie spéculative de
la « connaissance philosophique par raison pure » ; Kant soutient encore à ce moment-là
que le nom de métaphysique est de préférence approprié à cette seule partie spéculative4.
Par opposition aux trois parties suivantes, réunies sous le nom de « physiologie de la
3. Sur l’histoire de la division entre métaphysique générale et métaphysique spéciale, constitutive de la systématisation dont Kant reçoit l’héritage, on consultera toujours l’étude fondatrice d’ernst Vollrath, « Die Gliederung der metaphysik in eine Metaphysica generalis und eine Metaphysica specialis », Zeitschrift für philosophische Forschung, XVI (1962).4. « Sa partie spéculative, qui s’est appropriée au sens éminent ce nom, c’est-à-dire celle que nous nommons Métaphysique de la nature, et qui étudie a priori par concepts tout, pour autant qu’il est (et non ce qui doit être), sera divisée maintenant de la manière suivante » (A845/B873). Toutes les traductions données ici des citations de Kant sont nôtres.
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raison pure », parce qu’elles considèrent la nature comme l’ensemble des objets donnés, la
philosophie transcendantale « considère seulement l’entendement et la raison même dans
un système de tous les concepts et principes qui se rapportent à des objets en général, sans
admettre des objets qui seraient donnés ». C’est précisément à la suite de cette caractérisation
que Kant indique entre parenthèses le titre traditionnel : Ontologia (A845-6/B873-4).
Il s’agit dans ce contexte du plan ou du projet d’une métaphysique encore à construire,
dont d’ailleurs le dispositif sera amendé quand la découverte de principes de détermination
absolument a priori de la raison pratique légitimera définitivement l’extension du nom de
métaphysique à une métaphysique des mœurs et non plus seulement de la nature. L’ontologie
peut y prendre place, dans le prolongement de la critique, qui a déjà soumis à son examen
préalable le système de tous les concepts et principes de l’entendement et de la raison ; elle
s’en distingue par le développement complet qu’elle donnerait à l’exposé de ces concepts
et principes, en fournissant par exemple le détail des concepts dérivés résultant de la
combinaison entre eux des seuls concepts élémentaires que sont les catégories et/ou de leur
association avec les intuitions pures. De là naissent les tableaux qui occupent les « manuels
ontologiques », dont la nouvelle philosophie transcendantale assurerait désormais le relais (cf.
A82/B108).
Toutefois, la reprise, sous ces nouvelles conditions architectoniques de réalisation, de
l’intitulé d’ontologie doit aussi, après l’exécution intégrale de la critique, s’entendre comme
la contrepartie d’une élimination préalable, qui a été annoncée avec quelque solennité dans
l’autre passage bien connu où le nom de l’ontologie a été cité, quelques 570 pages plus haut
dans le corps du livre. Dans le chapitre trois et dernier de l’Analytique des principes, au
terme de l’Analytique transcendantale, Kant formule une fois de plus l’important résultat
d’ensemble qui vient d’être obtenu par les développements conjoints de`l’Esthétique et de la
première partie de la Logique : que l’entendement ne peut jamais outrepasser les bornes de
la sensibilité à l’intérieur desquelles seulement des objets nous sont donnés comme objets de
l’expérience. A priori, l’entendement ne peut rien faire d’autre qu’anticiper la forme d’une
expérience possible dans sa généralité, en se fondant sur des principes qui sont simplement
ceux de l’exposition des phénomènes, ce qui vient précisément d’être complètement exécuté
dans le chapitre 2 de l’Analytique des principes. Kant ajoute alors :
… et le fier nom d’une ontologie, qui se mesure à donner des choses en général des connaissances synthétiques a priori dans une doctrine systématique […] doit laisser place au nom modeste d’une simple analytique de l’entendement pur (A246/B303).
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Le congé ainsi donné à l’ontologie traditionnelle s’accompagne d’une caractérisation
de son objet : une science proprement dite (en langage kantien : une ensemble systématique
de propositions synthétiques) des choses (Dinge, res) en tant que telles. C’est par ce même
terme que la métaphysique allemande de Wolff la désignait par son objet, antérieurement au
traité en latin qui lui donne son nom : Vernünftige Gedanken über Gott, der Welt, der Seele
des Menschen, und aller Dingen überhaupt5. En ce cas, il ne s’agit pas d’une science qui
se constituerait « sans admettre encore des objets qui seraient donnés », mais bien plutôt
d’une science qui tient l’assurance que l’entendement atteint a priori des choses qui lui sont
directement données sans la contribution de la sensibilité.
Cette signification de l’ontologie désormais condamnée est confirmée par les emplois,
eux assez fréquents, que Kant fait, de manière toujours négative, de l’adjectif « ontologique »
(ontologisch), appliqué soit à un concept, soit à une connaissance, et le plus souvent, comme
on sait, à une preuve6. Ces emplois présentent une cohérence contextuelle qui en laisse
aisément dégager le sens invariant : est « ontologique » ce qui se rapporte à des choses en tant
que telles (ou en général, überhaupt) entièrement a priori et par simple concepts, sans l’apport
de la moindre expérience. Est donc ontologique ce qui provient de la raison absolument
pure pour autant que celle-ci se rapporterait d’elle-même à des choses en tant que telles,
qui fournissent l’équivalent dans le lexique kantien de l’ens in quantum ens de la tradition
suarézienne et wolffienne7.
Arrivé à ce point, une première conclusion semble pouvoir être tirée, au moins
5. Première édition en 1720 (Reprint de l’édition de 1751, Georg Olms, Hildesheim/Zûrich/New York, 3. Nachdruck, 2003). Après un bref chapitre premier qui rappelle la proposition fondamentale de toute connaissance selon la logique (« Nous sommes conscients de nous-mêmes et d’autres choses »), la métaphysique allemande se subdivise en cinq chapitres : le chapitre 2 « Des premiers principes de notre connaissance et de toutes choses en tant que telles (überhaupt) » correspond à la Philosophia prima sive Ontologia ; le chapitre 3 équivaut à la Psychologia empirica, le chapitre 4 à la Cosmologia rationalis, le chapitre 5 à la Psychologia rationalis, enfin le chapitre 6 à la Theologia rationalis. Mais ces dénominations disciplinaires ne sont pas données aux « diverses parties de la philosophie (Weltweisheit) ». L’Avant-propos de la quatrième édition (1729) donne l’occasion à Wolff de s’expliquer sur le traitement de ces parties dans les ouvrages déjà publiés en allemand. S’agissant de ce que l’on désigne habituellement comme la « métaphysique allemande », il rappelle sommairement « ce que l’auteur a fait relativement aux premiers principes de la connaissance » (§ 2), pour mentionner que toutes les sciences en dérivent : « Qu’on mentionne seulement le concept d’une chose en général (insgemein), de quelle fécondité sera-t-il dans la doctrine de la raison (Vernunftlehre) ». Ce dernier terme ne doit pas ici être entendu comme désignant plus spécialement la logique, selon l’usage qu’instaurera Georg Friedrich Meier, mais l’ensemble des doctrines traitées par voie rationnelle.6. Equivalence reconnue d’« ontologique » à « par simples concepts » : A457/B485 ; A590/B618 ; A606/B634 ; A610/B639 — à « par simples concepts rationnels purs » : A630/B658 —à « entièrement a priori » : A590/B618 ; A605/B636 — à « faire abstraction de toute expérience » : A590/B618. 7 C’est en ce sens que la pointe de l’ontologie se confond avec l’ontothéologie (A632/B660) : par opposition à la cosmothéologie, celle-ci est l’espèce de théologie transcendantale qui « croit connaître l’existence de l’Être premier par simple concepts, sans contribution de la moindre expérience ».
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au titre d’une simple constatation : l’ontologie constitutive du système néoscolaire de
la métaphysique a été écartée par un geste simple de substitution, et l’Analytique de
l’entendement, éventuellement prolongée en philosophie transcendantale complètement
développée, en occupe désormais la place, sans qu’il ait été nécessaire de consacrer à
l’ontologie un traitement critique circonstancié comme celui auquel auront droit les trois
disciplines de la métaphysique spéciale. C’est qu’apparemment, l’âme, le monde et Dieu,
qui fournissent leur objet à ces trois sciences, sont bien des idées de la raison, inscrites
dans sa constitution originaire de pouvoir cognitif. Aucune idée au contraire ne répondrait
pareillement et au même titre à l’ens in quantum ens. Ou pour le dire autrement : aucune
catégorie de l’entendement ne répondrait à la chose en tant que telle, ni à ce qui en est
la dénomination voisine, le Gegenstand überhaupt, l’objet en tant que tel : de cet objet
quelconque nous ne pouvons rien faire d’autre que le terme général que présuppose la
distinction entre les phénomènes et les noumènes ; une fois reconnu le fondement de cette
distinction, il n’y a à connaître en général et a priori des objets que la forme sous laquelle
ils accèdent à l’expérience, comme phénomènes, dans l’usage empirique de l’entendement.
L’invalidation de son usage transcendantal délivrerait en elle-même et sans autre formalité
l’acte de décès de l’ontologie traditionnelle.
- II -
Pouvons-nous en rester à cette constatation ? Il le faudrait sans doute si, à la dernière
ligne du chapitre 3 de l’Analytique des principes, Kant estimait avoir alors suffisamment
retardé l’ultime moment de séjour dans la sécurité du pays de l’entendement, décrit comme
une île aux contours bien tracés, avant de s’aventurer sur l’océan immense et tempétueux
des apparences, comme il l’a annoncé de façon imagée au début du même chapitre qui vaut
comme conclusion générale de la Logique de la vérité (A235-6/B294-5).
Pourtant Kant paraît ici saisi d’un nouveau scrupule qui retarde encore l’embarquement
vers la pleine mer de la Dialectique transcendantale. Dans la composition du texte, ce
scrupule se marque par l’ajout d’un appendice, celui auquel est donné le titre complet
d’Amphibologie des concepts de la réflexion par la confusion de l’usage empirique de
l’entendement avec son usage transcendantal. Cet appendice, pièce rajoutée sans trouver
exactement son inscription systématique dans les divisions méthodiques de la Critique,
fournit à tout le moins l’indice que, contrairement à ce qui pouvait paraître, tout n’a pas
encore été dit, tous les comptes n’ont pas été faits. Et cela va même au point qu’un nouveau
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scrupule viendra encore surajouter un appendice à l’appendice, dans un morceau sans
titre distinctif, nouvelle pièce présentée comme le correctif ultime d’un oubli : à la fin de
l’Amphibologie des concepts de la réflexion, Kant insère encore deux pages sur la division de
l’objet, non plus en phénomène et en noumène, mais en Quelque chose et Rien.
La caractère décousu et répétitif de la rédaction de l’Amphibologie des concepts de
la réflexion a été souvent remarqué. L’incertitude du statut du texte comme appendice, à la
jointure de l’Analytique et de la Dialectique, a été commentée, tout comme l’a été l’étrangeté
de l’excursus où figure la table du Rien.
Il convient cependant de remarquer à ce sujet qu’au § 39 des Prolégomènes, Kant
a proposé une lecture qui rétablit une certaine cohérence formelle de ces éléments
apparemment disparates entre eux et avec le plan général de la Critique. Kant met en
évidence ce que l’on pourrait appeler le pouvoir d’induction systématique du système des
catégories, qui les habilite à fournir un fil conducteur assuré à tout examen métaphysique.
C’est ainsi qu’a été garantie de la complétude de la table des principes de l’entendement.
Même, ajoute Kant, l’une des divisions métaphysiques les plus abstraites, celle des acceptions
du Quelque chose et du Rien, y a trouvé son compte. Enfin, si les concepts de la réflexion
s’ordonnent eux aussi selon la table des catégories, cela a précisément pour avantage de
permettre du même coup de les dissocier des catégories elles-mêmes, et d’empêcher de mêler
indûment les uns aux autres comme cela arrive dans l’ontologie. « Ma division méthodique
m’a permis de les sortir de cette confusion » (AK IV, 326), qui mélangeait indûment des
concepts d’objet qui ont une fonction de connexion (catégories) avec des concepts de
comparaison dont l’application n’est que subjective et porte sur des concepts déjà formés et
non sur les objets eux-mêmes. Par exemple, identité et différence ne sont pas des concepts
directement applicables à des objets, ce sont des concepts secondaires qui servent à comparer
entre eux des concepts sous leur aspect subjectif de représentations. Ces remarques de Kant
peuvent suggérer que le vice de l’ontologie consisterait en ceci : pour se donner l’illusion
d’atteindre des choses dans un usage de l’entendement non astreint aux bornes de la
sensibilité, elle confondrait deux ordres de concepts, les uns objectifs, les autres subjectifs,
dans une indistinction de leur niveau d’élaboration, et c’est cela qui conduirait à
l’amphibologie. Il faudra revenir sur cette suggestive indication de Kant. Il faut retenir de ce
passage intéressant des Prolégomènes que dans l’Amphibologie des concepts de la réflexion
comme dans le passage terminal sur Quelque chose et Rien, il s’agit bien, aux dires mêmes de
Kant, de l’ontologie.
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Pour déterminer plus précisément le sens dans lequel l’ontologie est ici concernée, il
faut préciser deux points déjà remarqués, concernant la situation et la composition du texte.
a/ Quant à sa place, l’appendice que constitue l’Amphibologie des concepts de la
réflexion apparaît d’abord comme un prolongement direct du chapitre 3 de l’Analytique des
principes, traitant du fondement de la distinction des objets en général en phénomènes et
noumènes : l’amphibologie témoigne de ce qui se passe lorsque cette distinction est oubliée,
soit au profit du seul objet de l’entendement — tel serait la thèse du « système intellectuel du
monde » édifié par Leibniz, soit au bénéfice du seul objet des sens — et ce serait l’antithèse
de Locke, selon un schéma d’opposition dont on pourrait montrer ce qu’il doit et aussi apporte
en retour à la lecture des Nouveaux Essais sur l’entendement humain.
Un terme doit particulièrement retenir notre attention dans le titre complet de
l’Amphibologie des concepts de la réflexion : c’est celui d’« usage » (Gebrauch) ou plutôt
d’« usage de l’entendement » (Verstandesgebrauch). La non-distinction entre l’objet comme
phénomène et l’objet comme noumène résulte d’une confusion qui affecte l’usage de
l’entendement, dans l’indifférenciation de son usage empirique et de son usage
transcendantal. Cette notion d’usage est centrale dans tout le développement du chapitre 3,
avec celles de sens (Sinn) ou signification (Bedeutung) et de contenu (Inhalt) d’un concept.
Mais il se trouve qu’elle a été déjà mentionnée à un point caractéristique de la composition de
la Critique, dans les toutes dernières lignes de l’Analytique des concepts, à la fin de la
Déduction transcendantale des catégories suivant le texte de la seconde édition. Kant observe
ici qu’il a recouru jusqu’à ce moment à la numérotation des paragraphes (qui est une
innovation de la réécriture de B) et qu’il va maintenant abandonner ce procédé au profit d’une
rédaction suivie ; il en donne une raison qui n’est pas que de forme : jusqu’ici « nous avions
affaire aux concepts élémentaires, maintenant nous allons en rendre manifeste l’usage »
(B169)8. Cet usage, pour le dire vite, consiste dans la formation du jugement, pour autant que
celui-ci consiste moins dans la représentation d’un rapport entre deux concepts considérés
comme représentations que dans la position de la validité objective du rapport entre ce qui est
représenté par ces concepts, validité elle-même fondée sur l’unité nécessaire de l’aperception
(cf. § 19 de la Déduction transcendantale B). La numérotation des paragraphes, de 1 à 27,
court ainsi des premières lignes de l’Esthétique transcendantale jusqu’à la conclusion de la
8 . La portée de cette remarque apparemment secondaire de Kant pour l’intelligence de la structure de la Critique a été soulignée par Heidegger au § 13 de sa Phänomenologische Interpretation von Kants Kritik deer reinen Vernunft, Klostermann, Frankfurt-am-Main, 1977 (Gesamtausgabe, Bd. 25).
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Déduction des catégories : les concepts élémentaires jusqu’ici recensés et justifiés doivent
donc s’entendre au sens large, englobant à la fois les intuitions pures de la sensibilité et les
concepts proprement dit purs de l’entendement : leur usage consiste précisément dans leur
conjonction, le jugement proprement dit au sens transcendantal recouvrant toujours la liaison
d’un concept à une intuition, c’est-à-dire, s’agissant des concepts purs, dans leur
sensibilisation (Versinnlichung) elle aussi pure dans le schématisme transcendantal, condition
de leur rapport apriorique à un objet. L’Analytique des principes dans son ensemble est ainsi
la théorie de l’usage de l’entendement dans son application à la sensibilité, pour autant que
cette application donne lieu à un traitement transcendantal. C’est la raison pour laquelle, selon
un détail de composition qui n’a pas été assez remarqué, les intitulés des trois chapitres
constitutifs de la seconde partie de l’Analytique subordonnent le titre d’« Analytique des
principes » à celui de « Doctrine transcendantale de la faculté de juger » (respectivement en
A137/B176, A148/B187 et A235/B294). « Doctrine » (Doktrin) ici, et non plus
seulement « Critique ». Cela doit se comprendre en référence à la distinction inaugurale des
deux titres (A11/B25), assignant à la Critique la justification préalable, dans une
propédeutique, d’un pouvoir de connaître à qui pourra ensuite être confié avec assurance la
réalisation d’une Doctrine dans un système qui lui procure son extension légitime.
L’Analytique des principes constitue, au-delà de cette opposition introductive, le lieu où le
moment critique se dépasse de lui-même en Doctrine : avec l’usage de l’entendement et
l’application pure du concept au cas ou à l’objet, il y a, à l’intérieur même de la disposition de
la Critique, quelque chose qui engage déjà l’extension de la connaissance a priori du côté de
l’horizon unique qui est le sien, la nature comme ensemble des objets de l’expérience
possible. C’est parce qu’elle ouvre cette extension doctrinale que l’Analytique de
l’entendement peut se substituer à l’ontologie traditionnelle, et du même coup préparer à une
ontologie nouvelle.
Selon cet axe de lecture, on dira que le chapitre 1 de l’Analytique des principes expose
la méthode pure de l’usage empirique de l’entendement dans le schématisme (les règles de
la Versinnlichung), le chapitre 2 déploie dans la table des principes le tableau systématique
complet de la partie pure de l’usage empirique de l’entendement, enfin le chapitre 3 s’attache
spécialement à thématiser pour lui-même l’usage empirique de l’entendement au travers de la
mise en place de la distinction de l’objet en général en phénomène et en noumène.
C’est l’occasion pour Kant d’y exposer de façon explicite ce que l’on peut appeler
sa théorie de la signification (Bedeutung). Par Bedeutung ou Sinn (que Kant ne différencie
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pas) d’un concept, il entend la relation du concept à l’objet9. Plus précisément, un concept
requiert deux composantes : une forme logique de la pensée, et un contenu (Inhalt) qui est
ce qui, dans le concept, en plus de la fonction logique, le pourvoit d’une signification (A239/
B298). L’usage (Gebrauch) d’un concept se réalise par son application dans un jugement10 :
or celle-ci suppose toujours remplies « les conditions formelles de la subsomption d’un objet
sous le concept » (A248/B305), ce qui permet de lui assigner une signification. L’usage
consiste à mettre le concept en rapport à des objets susceptibles d’être donnés (angebliche).
Or, le résultat essentiel de tout ce qui précède est bien que les conditions formelles de la
subsomption d’un objet sont celles de la sensibilité. Procurer une signification à un concept,
c’est donc le rendre sensible (sinnlich machen) en le rapportant à « un objet lui correspondant
dans l’intuition » (A240/B299). En dernière analyse, on dira que la signification vient au
concept de la source extra-conceptuelle de l’intuition, et comme celle-ci ne peut être pour
nous que sensible, avoir un sens pour un concept, c’est référer au sensible : un concept qui ne
serait pas rendu sinnlich serait sinnlos, parce que vide de contenu11. Même en mathématiques,
souligne Kant, la signification d’un concept tient à la capacité de l’exposer dans les
phénomènes, objets empiriques (A239-40/B298-9). Tel est donc le résultat global de la partie
positive de la Critique, encore une fois elliptiquement formulé par Kant :
Entendement et sensibilité ne peuvent chez nous déterminer des objets que dans leur liaison. Si nous les séparons, nous avons des intuition sans concepts ou des concepts sans intuitions, mais dans les deux cas des représentations que nous ne pouvons rapporter à aucun objet déterminé (A258/B314).
Quant aux concepts purs de l’entendement ou catégories, et à leur usage, il en résulte
cette conséquence remarquable : séparées de l’intuition, les catégories ont une « signification
moindre » que les formes sensibles pures « par lesquelles au moins un objet est donné » ;
comme formes de pensée coupées de l’intuition, les catégories ne sont plus qu’un pouvoir de
liaison du divers sans divers, qui dès lors « ne signifie absolument rien(gar nichts bedeutet) »
(B306). Le point qui resterait à déterminer est celui de savoir comment peut se produire
l’illusion inverse : que les catégories signifient plus que les seules formes de l’intuition, au
point qu’elles pourraient même signifier quelque chose, c’est-à-dire se rapporter à un objet,
par elles-mêmes. Cette illusion prend précisément la forme d’une amphibologie qui porte, non
9. « … signification, c’est-à-dire rapport à l’objet (Bedeutung, d.i. Beziehung aufs Objekt) » : A241/B300.10. « Des concepts l’entendement ne peut faire aucun autre usage que celui où il juge par leur entremise » (A68/B93).11. « On exige de rendre sensible un concept abstrait, c’est-à-dire de présenter dans l’intuition un objet lui correspondant, parce que, sans cet objet, le concept demeurerait (comme on dit) privé de sens, c’est-à-dire sans signification » : A240/B299.
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sur les catégories elles-mêmes, mais sur les concepts de la réflexion indûment mélangés avec
les catégories.
b/ S’agissant maintenant de la composition de l’appendice lui-même, il est aisé d’y
reconnaître trois sections distinguées par la typographie. On les désignera comme A, B et C :
A (= A260-8/B316-24) dégage de la notion de réflexion logique, qui est une
comparaison entre des concepts en vue de les disposer à la forme d’un jugement, celle de
réflexion transcendantale, qui subordonne la simple comparaison à l’assignation des sources
des concepts comparés soit dans l’entendement, soit dans la sensibilité ; A expose ensuite le
système des concepts de la réflexion dont les oppositions deux à deux s’ordonnent suivant les
quatre moments de la table des catégories.
C’est seulement avec B (= A268-80/B324-36), et sous l’intitulé de Remarque sur
l’Amphibologie des concepts de la réflexion, qu’est expliqué en quoi justement consiste une
amphibologie transcendantale dans la confusion de l’objet pur de l’entendement avec le
phénomène ; la philosophie de Leibniz fait l’objet d’une reconstruction systématique de ses
thèses fondamentales, grâce à l’avantage inattendu que comporte la Table des concepts de la
réflexion « de mettre sous les yeux le caractère distinctif de son concept doctrinal dans toutes
ses parties ainsi que le motif conducteur de cette façon particulière de penser » (A270/B326).
La troisième section C (= A280-9/B336-46) intervient enfin, séparée
typographiquement de la précédente par trois étoiles. Elle s’attache à dégager la cause de
l’amphibologie dans une mésinterprétation du principe logique du Dictum de Omni et nullo, et
la cause de cette cause12.
On remarquera que, si les trois composantes textuelles A, B et C ont chacune leur thème
distinctif, elles comportent aussi un élément commun et répétitif dans la constante reprise
en variation du thème qu’apporte la restitutions des thèses considérées comme constitutives
du système de Leibniz : celles-ci sont déjà mentionnées dès la section A à l’appui de la
présentation des concepts de la réflexion, et elles le sont à nouveau dans la section C, où la
mise au jour de la cause de l’amphibologie est présentée comme la méprise qui a égaré « l’un
des plus perspicaces de tous les philosophes » ((A280/B336). Toutefois, les commentaires
se sont surtout attachés jusqu’à présent aux seules sections A et B. La section A a été
privilégiée quand on s’est principalement soucié d’identifier les sens multiples de la notion
12. Et vient encore à la suite de C, après une nouvelle séparation marquée par trois étoiles, le complément de trois pages exposant « la distinction d’un objet, qu’il soit Quelque chose ou Rien, suivant l’ordre et l’indication des catégories » (A290/B346).
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de réflexion chez Kant et de construire leur possible unité problématique. L’interprétation
s’est concentrée sur les sections A et B quand elle s’est intéressée surtout au rapport de Kant
à Leibniz et au degré de fidélité textuelle et de pertinence doctrinale de la reconstruction
présentée par Kant, soit relativement aux écrits de Leibniz qui pouvaient lui être accessibles,
soit même en référence à la connaissance incomparablement plus étendue que nous en avons
aujourd’hui. De fait, la troisième section C est davantage restée en dehors de l’attention des
commentateurs, comme si elle n’ajoutait qu’une répétition superflue à ce qui la précède. C’est
elle pourtant qui permet de saisir au plus profond l’intention de Kant dans l’Amphibologie
des concepts de la réflexion et de reconnaître complètement l’inscription de ce passage dans
l’histoire de la métaphysique. La suite de notre étude va donc s’attacher à distinguer son
apport essentiel.
- III -
Dans une belle étude, Rudolf Malter avait remarquablement mis en évidence le lien qui
unit le thème des réflexions logique et transcendantale et la détermination par Kant du lieu de
la Critique de la raison pure dans l’histoire de la philosophie13.
Avec sa suite, on reconnaîtra que la critique de Kant, en s’attaquant au « Lehrbegriff »
du mode proprement leibnizien de pensée, atteignait aussi « l’édifice doctrinal leibnizo-
wolffien », et portait par la même occasions sur ce que l’apport propre de Wolff avait
d’original et de neuf par rapport à la source leibnizienne. Elle touchait enfin la tradition
bimillénaire de la philosophie occidentale, dont le chapitre de l’Amphibologie constitue en
son centre une critique globale. Ainsi Kant ouvrait-il à la philosophie de l’avenir. Ce sont là
quelques formules saillantes tirées de l’article convaincant de Rudolf Malter.
Il semble possible aujourd’hui de préciser et de compléter cette analyse, en
identifiant dans l’horizon peut-être trop vaste de l’histoire bimillénaire de la métaphysique
un moment très déterminé, auquel l’Amphibologie des concepts de la réflexion apporte une
réplique décisive : le moment qui a été celui, à l’âge classique, de la constitution de
l’ontologie sous sa dénomination propre. Les études menés depuis plus d’une vingtaine
d’années ont mis en évidence comment le vocable d’ontologie s’est peu à peu dégagé de ses
premières tentatives d’utilisation pour devenir chez Wolff l’autre nom de la philosophie
13 « Logische und transzendentale Reflexion. Zur Kants Bestimmuumg des philosophiegeschichtlichen Ortes der Kritik der reinen Vernunft », Revue Internationale de Philosophie, 35 (1981). Du même auteur, on lira aussi « reflexionsbegriff. Gedanken zu einer schwierigen Begriffsgattung und zu einem unausgeführten Lehrstück der Kritik der reinen Vedrnunft », Philosophia naturalis, 19 (1982).
17
première14. A partir de Suarez, et de sa conception de l’ens nominaliter sumptum comme
essentia realis, elle-même entendue au sens de la realitas objectiva, la science de l’étant dans
son sens le plus universel est devenue peu à peu la science de l’intelligible ou du cogitable
(cogitabile)15 : la transposition de l’ens inquantum ens en cogitabile a proposé à la science
transcendantale l’objet en général comme le référent de toute possibilité de pensée ou de toute
pensée simplement possible16. Il n’est pas possible d’entrer ici dans les détail de cette histoire,
qui passe par Clauberg17, et qui est aussi à l’arrière-plan des tentatives leibniziennes
d’instauration d’une Scientia generalis. Dans l’unique texte connu à ce jour où il emploie le
titre d’ontologie, Leibniz définit celle-ci dans une formule célèbre comme « scientia de
Aliquo et Nihilo, de Ente et non-Ente, de Re et modo rei, de Substantia et Accidente ». Il en
fait alors une composante parmi d’autres de la Scientia generalis définie elle-même comme
traitant « de Cogitabili in universum », dans une extension bien plus vaste que celle de la
seule logique 18. Cette définition de l’ontologie, dans un texte publié pour la première fois
seulement en 1903, esquisse le programme qui sera réalisé par Wolff. Les fragments
aujourd’hui connus grâce aux plus récents progrès de l’édition permettent d’observer
comment Leibniz, en construisant les chaînes de définitions des notions les plus primitives et
générales, identifie constamment l’étant au cogitable, quitte à préciser : l’étant est ce qui est
distinctement cogitable. Ainsi Leibniz prend-il place, dans des travaux restés inconnus de
14. Sur cette histoire, cf. toujours les deux articles de José Ferrater Mora : « The Origins and Early History of the Concept “Ontology“ ine the Seventeenth and Eighteenth Centuries », American Philosophical Society Year Book 1962, George H. Buchanan, Philadelphia, 1963, et « On the Early History of “Ontology“ », Philosophy and Phenomenological Research, 1963. 15. Cette perspective a été ouverte et explorée par Jean-François Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, Presses Universitaires de France, Paris, 1990. En montrant comment, par l’effet d’une substitution souterraine à l’ens inquantum ens, le cogitabile ou l’intelligibile quatenus intelligibile n’ont été reconnus explicitement comme objets principaux de la métaphysique qu’avec Clemens Timpler et avec Goclenius, Courtine établit cependant que l’horizon où s’opère cette substitution est bien celui dégagé par Suarez avec sa conception de l’ens nominaliter sumptum, entendu comme essentia realis dont l’entité est déterminée par la seule « cogitabilité ».16. Sur l’origine scotiste de cette problématique , cf. Rolf Darge, « Erste Philosophie als Transzendentalwissenschaft gemäß Duns Scotus : Seinswissenschaft oder Onto-Logik? », Philosophisches Jahrbuch, 111 (2004) S. 43-61.17. Cf. les deux contributions de Jean Ecole, « La place de la Metaphysica de Ente, quae rectius Ontosophia dans l’histoire de l’ontologie et sa réception chez Christian Wolff », et de Vincent Carraud, « L’ontologie peut-elle être cartésienne ? », in Th. Verbeek (éd.), Johannes Clauberg (1622-1665) and Cartesian Philosophy in the seventeenth Century, Dordrecht-Boston-London, Kluwer, 1999.18 Introductio ad encyclopaediam arcanam, dans Opuscules et fragments inédits, publiés par Louis Couturat, Felix Alcan, Paris, 1903, p. 512. Le morceau figure désormais dans l’édition monumentale des Sämtliche Schriften und Biefe, hrsg. von der Berlin-Brandenburgischen Akademie des Wissenschaften un der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, Akademie Verlag, Berlin, 1999, VI. Reihe, Band 4, p. 527. On rappellera l’article classique de Wolfgang Hübener, « Scientia de Aliquo et Nihilo. Die historischen Vorraussetzungen von Leibniz’ Ontologiebegriff », in Denken in Schatten des Nihilismus. Festschrift für Wilhelm Weischedel zum 70. Geburtstag, hrsg. von A. Schwan, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1975.
17
Wolff comme de Kant, dans cette histoire longtemps inapparente, où l’ontologie a fini par
s’identifier à la doctrine du cogitable ou de l’intelligible en tant que tel, dès lors qu’il suffit à
la position de l’étant de pouvoir être pensé, dans l’acception la plus universelle de la
cogitatio.
La manière dont Kant identifie, en deçà des effets de l’amphibologie dans la formation
du système intellectuel du monde de Leibniz, la cause de cette méprise, et ensuite, plus
radicalement encore, la cause de cette cause, permet de soutenir que c’est précisément cette
histoire-là de l’ontologie qui trouve sa fin dans cette partie de la Critique de la raison pure.
a/ Kant attribue la cause de l’amphibologie à une méprise dans l’usage du principe
logique du Dictum de omni et nullo : dans sa formulation incontestable, celui-ci stipule
que « ce qui convient ou contredit universellement à un concept, convient aussi ou contredit
à tout le particulier qui est contenu sous ce concept » (A280-1/B337). L’erreur consisterait à
renverser la formulation de ce principe pour lui faire dire que « ce qui n’est pas contenu dans
un concept n’est pas non plus contenu dans les concepts particuliers qui qui se trouvent sous
lui ». L’absurdité tient à ceci, qui est du reste un pur truisme, que les concepts particuliers le
sont précisément pour cette bonne raison « qu’ils contiennent en eux davantage que ce qui
est contenu dans le concept général ». Il est évidemment stupéfiant de lire sous la plume de
Kant que ce serait l’ignorance d’une telle trivialité logique qui aurait égaré un logicien comme
Leibniz !
Mais c’est que Kant s’exprime ici d’une manière très insuffisante dont les dernières
lignes de cette même section C confirmeront le sens dans lequel il convient de la compléter et
rectifier. La correction requise est du reste déjà très clairement indiquée dans l’interprétation
que Kant fournit tout aussitôt du principe leibnizien de l’identité des indiscernables comme
premier exemple de la méprise qu’il attribue à Leibniz (au titre des concepts de la réflexion
identité et différence). La formule malencontreuse faussement tirée du Dictum a d’abord été
donnée comme s’il s’agissait seulement d’un rapport logique entre un concept plus général
et un concept plus particulier qui lui est subordonné. Dans une logique de l’intension, un
concept particulier contient assurément en lui davantage de contenu conceptuel — Kant dit :
de caractères (Merkmale, notae) — que le concept général qu’il particularise. Seulement, il
doit s’agir ici de tout autre chose que d’une simple comparaison entre concepts, qui resterait
l’affaire de la seule réflexion logique : il s’agit d’un défaut de la réflexion transcendantale,
dont l’omission dissimule le résultat essentiel de la théorie de la signification. Car l’opération
17
de subsomption ne consiste pas uniquement à poser le respectus logicus d’un concept
avec un autre concept, elle est aussi plus essentiellement la mise en rapport d’un concept
quel qu’il soit avec un objet. Kant ne formalise pas la différence entre ces deux sortes de
subsomption, mais sa présupposition est pourtant essentielle à la réalisation d’une logique
transcendantale. C’est ainsi qu’en renouvelant sa critique du principe des indiscernables,
il reformule en des termes différents la méprise originelle de l’amphibologie : selon cette
nouvelle formulation, il faut attribuer plutôt à Leibniz d’avoir supposé que « si une certaine
différence ne se trouve pas dans le concept d’une chose en général, elle ne se trouve pas non
plus dans les choses mêmes qui tombent sous ce concept » (toujours A281/B337, à l’alinéa
suivant). Il ne s’agit donc plus de la relation d’un concept à un concept, mais de son rapport
à une chose en général, que l’entendement croit ainsi se donner comme objet. En d’autres
termes, pour Leibniz, toutes les différences des choses seraient de nature conceptuelle ou
des différences spécifiques contenues dans le concept de chaque chose prise jusque dans son
identité individuelle.
En ce sens, Kant vise juste, et plus juste qu’il ne pouvait en avoir l’attestation textuelle
d’après ce qu’il connaissait directement de Leibniz. Kant ne connaissait bien sûr ni le
Discours de métaphysique ni la Correspondance de Leibniz avec Arnauld (publiés l’un et
l’autre la première fois en 1839), ni aucun des textes dans lesquels Leibniz a développé
la conception de l’individualité dont le principe des indiscernables est rigoureusement le
corollaire. Comme on sait, cette conception repose sur la constitution de la notion individuelle
complète, donnée dans le concept qui contient tous les prédicats vrais d’une chose singulière
ou substance individuelle. C’est pourquoi Leibniz soutient que, puisqu’il y a des concepts
individuels, propres à cette chose-ci (à son haeccéité), dont ils expriment toute la nature, et à
elle seule, l’individu est espèce dernière19.
19. Cf. entre autres, Discours de métaphysique, art. VIII et IX : « Nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle ou d’un être complet est d’avoir une notion si accomplie, qu’elle soit suffisante à comprendre et à en faire déduire tous les prédicats du sujet à qui cette notion est attribuée. […] Dieu voyant la notion individuelle ou hecceïté d’Alexandre, y voit en même temps le fondement et la raison de tous les prédicats qui se peuvent dire de lui véritablement […] Il s’ensuit de cela plusieurs paradoxes considérables ; comme entre autres qu’il n’est pas vrai que deux substances se ressemblent entièrement et soient différentes solo numero, et que ce que saint Thomas assure sur ce point des anges ou intelligences (quod ibi omne individuum sit species infima) est vrai de toutes les substances. » La formule de saint Thomas d’Aquin (Somme de Théologie, I, Question 50, ad 4c) est constamment invoquée par Leibniz à l’appui du principe de l’identité des indiscernables, en vertu duquel deux choses distinctes doivent être différenciées par des caractères internes, et non seulement par la position relative ou le nombre ; comme tel, le principe vaut à la fois pour les substances individuelles, ou pour les monades, comme il vaut pour les phénomènes réels. Ainsi, deux œufs, ou deux feuilles d’arbre, ne sont jamais identiques : « Si deux individus étaient parfaitement semblables et égaux et (en un mot) indistinguables par eux-mêmes, il n’y aurait point de principe d’individuation ; et même j’ose dire qu’il n’y aurait point de distinction individuelle ou de différents individus à cette condition » (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, II, xxvii, § 3).
17
A cette proposition leibnizienne est frontalement opposée la thèse logique kantienne
constamment réaffirmée : il n’y a pas d’espèce dernière, tout concept, si particularisé soit-il,
reste un concept général qui peut encore et toujours être spécifié en concepts plus particuliers,
sans que la spécification parvienne jamais à un concept individuel20. Il n’y a de représentation
individuelle qu’extra-conceptuelle, dans et par l’intuition21, dont c’est, avec l’immédiateté
du rapport à l’objet, la caractéristique propre (repraesentatio singularis). Par conséquent,
les différences ultimes qui singularisent les choses ne procèdent jamais du concept, mais
seulement des conditions formelles de l’intuition, lesquelles sont aussi, nous l’avons vu, les
conditions de la subsomption d’un objet sous un concept et de la signification de ce concept.
Mais l’omission de la réflexion transcendantale a précisément pour effet de dissimuler la
différence principielle de la sensibilité avec la pensée, et d’accréditer à tort le pouvoir dont
disposerait l’entendement de se donner la chose même dans la simple forme du concept.
b/ La cause de la cause de l’amphibologie.
Ce serait précisément aussi par la même voie que l’entendement serait conduit à
l’erreur ontologique. Traduite dans les termes de la théorie kantienne de la signification,
elle pourrait être formulée précisément : l’ens inquantum ens, qui n’est rien d’autre que « le
concept entièrement imdéterminé d’un être d’entendement (Verstandeswesen) comme un
Quelque chose en général en dehors de notre sensibilité » est pris indûment pour « un concept
déterminé d’un être que nous pourrions connaître par l’entendement d’une certaine façon »
(B308).22
De ce point de vue, le dernier paragraphe de l’appendice sur les concepts de la réflexion
apporte un éclaircissement essentiel qui n’a pas assez retenu l’attention, en raison de sa
localisation marginale et de son caractère apparemment répétitif. La faute qui conduit
20. Cf. Logique (Jäsche), § 11, Remarque (AK IX, 97-98). On rappellera ici la célère image qui, dans la Critique de la raison pure, sensibilise le « principe de spécification » : chaque concept est comme un « point de vue » possédant un « horizon », à l’intérieur duquel une infinité de points déterminent d’autres horizons d’extension moindre, sans qu’on parvienne jamais à un point ultime qui n’aurait plus d’horizon ou dont l’horizon serait d’extension nulle (A658/B687).21. Logique, § 15, Remarque (AK IX, 99). Sur l’ensemble de la question, cf. Jules Vuillemin, « Reflexionen über Kants Logik », Kantstudien, 52, Heft 3 (1960/1961).22 « Une équivoque se montre d’emblée, qui peut occasionner un gros malentendu : comme l’entendement, quand il nomme phénomène un objet sous un certain rapport, se fait simultanément en dehors de ce rapport encore une représentation d’un objet en lui-même, et se figure pour cela qu’il pourrait aussi se faire des concepts d’un tel objet, et, puisque l’entendement ne livre aucun autre concept que les catégories, l’objet sous la deuxième signification devrait pouvoir être du moins pensé par l’entremise de ces purs concepts de l’entendement ; mais il est par là conduit à prendre le concept entièrement indéterminé d’un être d’entendement (Verstandeswesen), tenu pour un Quelque chose comme tel en dehors de notre sensibilité, pour un concept déterminé d’un être qui pourrait être connu d’une certaine manière par l’entendement » (B307-8).
17
l’entendement « à l’encontre de sa destination » à un usage transcendantal consiste en ceci :
les objets, c’est-à-dire les intuitions possibles, devraient se régler d’après des concepts,
alors qu’en vérité c’est l’inverse : ce sont les concepts qui doivent se régler sur les intuitions
possibles qui seules leur confèrent une validité objective23. Le rapport ainsi inversé, Kant
le désigne par l’expression « se régler sur … », sich richten nach. Or cette même formule
verbale intervient de manière insistante dans un passage que tous les lecteurs de la Critique
ont en tête, dans les lignes bien connues de la Préface à la seconde édition qui mettent
en place l’hypothèse dite copernicienne. La formule de la supposition préalable, dont la
confirmation par la Critique toute entière va permettre de fonder enfin la métaphysique au-
delà de tous les échecs passés, utilise exactement six fois la même locution, en lui conférant
une fonction systématique (B xvi-xviii). Elle y recourt deux fois , dans la généralité de la
formulation, pour le rapport de la connaissance à l’objet, puis, en spécifiant les composantes
de la connaissance, deux fois encore pour le rapport de l’intuition à l’objet et enfin deux fois
pour celui du concept à l’objet. Dans chacun de ces dédoublements, l’alternative consiste à
renverser la direction du rapport de sorte que l’objet se règle désormais sur la connaissance,
comme objet des sens sur l’intuition, et comme objet donné de l’expérience sur les concepts.
L’emploi de la même formule « sich richten nach … » dans le dernier paragraphe de
la section C de l’ Amphibologie permet d’aller plus loin, en corrigeant l’impression que
pourrait donner le texte de la Préface d’une simple juxtaposition dans la connaissance de
l’intuition et du concept, voire d’une superposition des concepts sur l’intuition. En vérité,
l’accomplissement de la révolution copernicienne dévoile que, si les objets doivent se régler
sur la connaissance, celle-ci elle-même requiert que les concepts se règlent sur les intuitions.
La soumission de l’objet à la connaissance, c’est aussi la soumission de la pensée à l’intuition.
Ainsi retrouve-t-on tout près de la fin de l’Analytique l’équivalent de la formule inaugurale
qui a déterminé l’orientation de la Critique de la raison pure dès la première phrase de
l’Esthétique transcendantale : l’intuition, la seule manière par laquelle une connaissance
puisse se rapporter immédiatement à des objets, est, pour la pensée, le but auquel elle
23 L’erreur, exactement formulée, consiste à penser que « les objets, c’est-à-dire, les intuitions possibles, doivent se régler sur les concepts, mais non les concepts sur des intuitions possibles (comme ce sur quoi seulement repose leur validité objective) » (A289/B345).
17
s’ordonne comme moyen24.
Mais Kant va plus loin, puisque, dans les toutes dernières lignes, il découvre la cause
de l’erreur qui renverse au profit du concept la détermination exclusive de l’objet. Si la
méprise sur le Dictum de Omni et Nullo est la cause de l’amphibologie, nous atteignons plus
radicalement encore la cause de cette cause. Il faut citer ici intégralement le texte :
L’aperception et avec elle la pensée précède toute mise en ordre (Anordnung) déterminée possible des représentations. Nous pensons ainsi Quelque chose en général, et d’un côté nous le déterminons de manière sensible, mais nous distinguons pourtant l’objet général et représenté in abstraco de cette manière de l’intuitionner ; il nous reste alors une manière de le déterminer simplement par la pensée, qui est bien une simple forme logique sans contenu, mais nous paraît cependant être une manière suivant laquelle l’objet existe en soi (Noumenon), sans regarder à l’intuition qui est bornée à nos sens (A289/B345-6).
Lignes remarquables en effet, puisque Kant y esquisse la genèse transcendantale
du noumène et de l’illusion qui consiste à l’admettre en un sens positif comme l’objet
que le pensée pourrait atteindre d’elle-même en faisant abstraction de l’intuition. Cette
illusion est possible en raison de l’antécédence du Je pense, dans l’unité originaire de
l’aperception ou conscience de soi. Mais que le Je pense doive pouvoir accompagner toutes
les représentations ne suffit pas à lui accorder un objet positif : la condition nécessaire est
radicalement insuffisante, et ne s’accomplit véritablement que dans sa subordination à une
autre nécessité, celle que prescrit à la pensée l’intuition. Cet argument ruine l’ontologie
de l’ens comme cogitabile. En effet, le « noumène » est bien dans le lexique de Kant la
traduction ou la transposition du cogitable. En déterminant son objet, l’étant comme tel, par
le cogitable, l’ontologie traditionnelle s’est faite illusoirement science du noumène en son
sens positif. Toute pensée est bien pensée de Quelque chose, mais d’un Quelque chose qui,
sans plus, est tout autant Rien, au sens du premier titre de la Table des significations du Rien
(Nichts) : « l’objet d’un concept auquel ne correspond aucune intuition donnable » (A290/
B347). L’ontologie de l’étant cogitable s’avère précisément ceci : le commentaire exorbitant
d’un « concept vide sans objet », un discours sur Rien.
24 « De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse toujours se rapporter à des objets, la manière par laquelle elle se rapporte à ceux-ci immédiatement, et au but de laquelle toute pensée tend comme un moyen, est l’intuition […] Toute pensée, que ce soit tout droit (directement) ou par détours (indirectement) par le moyen de certains caractères, doit se rapporter en fin de compte à des intuitions, et donc, chez nous, à la sensibilité, parce qu’aucun objet ne peut nous être donné d’une autre façon » (A19/B33). Rappelons la prescription de Heidegger à propos de cette formule : se l’enfoncer dans la tête à coup de marteau ! (cf. Kant und das Problem der Metaphysik, § 4, Klostermann, Frankfurt-am-Main, 1990, p. 21 (Gesamtausgabe, Bd. 5) et Phänomenologische Interpretation von Kants Kritik deer reinen Vernunft, Klostermann, Frankfurt-am-Main, 1977, p. 84 (Gesamtausgabe, Bd. 25).
17
- IV -
Nous pouvons maintenant revenir au constat initial et tenter de répondre à la question :
pourquoi la critique de la métaphysique générale ou ontologie ne trouve-t-elle pas dans le
dispositif architectonique de la Critique de la raison pure une inscription équivalente au
traitement circonstancié et systématique de la métaphysique spéciale dans la Dialectique
transcendantale ? On se bornera pour conclure à deux remarques sur ce point.
a/ Le Moi, le Monde, Dieu, répondent, en deçà du traitement doctrinal qu’en déploie
la métaphysique dans son concept scolaire, à des idées de la raison. Dans ces idées, la raison
exprime un intérêt fondamental, inscrit naturellement dans la destination de l’homme25.
L’illusion ici est naturelle et essentiellement inévitable, et c’est aussi pourquoi il faut,
en défaisant les concepts et les preuves de la métaphysique instituée, faire droit à cette
destination. La Dialectique transcendantale doit s’acquitter de cette tâche pour indiquer le
sens nouveau dans lequel l’intérêt de la raison pourra être satisfait du point de vue pratique.
Ce dont s’occupe l’ontologie, toutes choses en général ou l’ens inquantum ens,
ne répond pas à une idée de la raison, mais est seulement la marque d’une erreur de
l’entendement, sous la forme d’une interprétation erronée de l’antériorité de la pensée dans
l’ordre subjectif des représentations en nous. Cette erreur dans l’exécution du concept
scolaire de la métaphysique ne repose sur aucun intérêt identifiable dans le concept mondain
(cosmique) de la philosophie. L’amphibolie qui en résulte n’est ni naturelle, ni inévitable :
elle est une méprise de l’Ecole. Ainsi pourrait-on appliquer éminemment à tout le discours
ontologique ce que Kant dit spécialement de la preuve ontologique : cela « n’apporte quelque
chose de nourrissant ni pour l’entendement naturel et sain, ni pour l’étude suivant la règle
scolaire » (A604/B632).
b/ La correction de cette erreur relèverait de ce que Kant appelle, reprenant une fois
encore le vocabulaire aristotélicien en le détournant, une « Topique transcendantale » : celle-
ci assigne à chaque concept, suivant la diversité de son usage, son lieu transcendantal, c’est-
à-dire sa provenance soit dans la sensibilité, soit dans l’entendement pur (A268/B324). C’est
par défaut d’une telle Topique que se produit l’amphibologie des concepts de la réflexion, et
que Leibniz a été conduit à édifier un « système intellectuel du monde » :
Ou plutôt croyait-il connaître la constitution interne des choses, en comparant tous les objets seulement avec l’entendement et avec les concepts formels abstraits de sa pensée (A270/B326).
25. Il s’agit en cela de l’ancrage de la metaphysica specialis dans une metaphysica naturalis, relevant d’une disposition naturelle de l’homme (B21), que Kant souligne dans la note infrapaginale ajoutée dans la deuxième édition, en B 395.
17
Remarquons au passage que ces derniers mots décrivent assez bien ce que Leibniz
fait dans les tables définitionnelles des notions fondamentales, Quelque chose-Rien, Etant-
non Etant, Pensable, Possible-Impossible, Sustance, Perception, Sens, etc., préparatoires à
la Science générale, que nous connaissons aujourd’hui par les progrès les plus récents de
l’édition26. Le point est plutôt celui-ci : Kant mentionne la topique transcendantale dans ce
seul passage de la Critique, c’est-à-dire dans une « Remarque » à un « Appendice », plutôt
comme le nom d’une tâche à accomplir que comme celui d’une composante doctrinale de la
logique transcendantale. Cette situation peut suggérer une sorte de fiction, dont l’objet serait
d’éclairer a contrario la situation réelle : à supposer que Kant ait voulu réserver à l’ontologie
dans le plan de la logique transcendantale un traitement similaire à celui qui est accordé
à la psychologie, la cosmologie, la théologie, il aurait pu compliquer son plan en insérant
entre l’Analytique et la Dialectique une partie spéciale qui aurait porté le titre distinctif
de « Topique transcendantale ». Mais justement, il ne l’a pas fait, pour la raison déjà dite,
mais aussi pour une autre : c’est que, à ce point du développement de la Critique, la tâche
de la topique transcendantale est en réalité déjà accomplie ; elle l’a été conjointement par la
constitution de l’Esthétique et de l’Analytique transcendantales : chacune a, pour son propre
compte, identifié ce qu’il y a de pur ou d’a priori dans le lieu de la sensibilité et dans celui
de l’entendement. « Topique transcendantale » est donc la dénomination transversale sous
laquelle s’unissent les résultats des expositions métaphysiques et transcendantales de l’espace
et du temps d’une part, de la déduction métaphysique et transcendantale des catégories d’autre
part ; mais elle n’instaure pas un domaine spécifique qui appellerait une composante spéciale
de l’ouvrage.
Faisant le partage pour ainsi dire local entre la sensibilité et l’entendement, l’intuition
et la pensée, la Topique a été ainsi le moyen de la destruction tacite de l’ontologie telle
qu’elle s’était préparée jusqu’à Wolff et définitivement constituée avec lui. Cela supposait
évidemment que la pensée au sens de Kant ne comportât plus l’universalité de la cogitatio qui
soutient la notion classique du cogitable dans son équivalence, selon la formule d’un Clemens
Timpler, avec l’ens in tota latitudine sumptum27. L’interprétation classique de la cogitatio
26. Voir les textes désormais rassemblés dans le Tome 4 de la Série VI des Sämtliche Schriften und Biefe, hrsg. von der Berlin-Brandenburgischen Akademie des Wissenschaften un der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, Akademie Verlag, Berlin, 1999. Le premier volume (4A), contient de nombreuses ébauches plus ou moins développées de Leibniz, dont beaucoup constituaient le matériau encore inédit de l’article de Heinrich Schepers, « Leibnz’ Arbeiten zu einer Reformation der Kategorien », Zeitschrift für philosophische Forschung, 20 (1966). 27. Sur Timpler, cf. Jean-François Courtine, op.cit, p. 418sq.
17
incluait dans son extension, à la manière cartésienne, les idées des sens et de l’imagination.
C’est sur ce fond commun que Leibniz introduisait dans le champ du cogitable les degrés
continus et graduels de la plus ou moins grande distinction des notions et des connaissances,
et fondait là-dessus sa propre topique des caractères ontologiques de l’étant. On sait assez
que Kant a reproché à Leibniz d’avoir en cela méconnu la différence radicale entre la pensée,
action de l’entendement, et l’intuition, qui ne peut avoir son site que dans une sensibilité
qui borne et soutient la pensée du dehors. L’extériorité de l’intuition sensible à la pensée, en
brisant l’horizon universel d’accès à l’objet en général par la seule cogitabilité, défait dans
son principe le cadre de l’ontologie traditionnelle. Si d’elle-même la pensée n’est pensée
de rien, tant que la référence à quelque chose ne lui est pas fournie sous l’astreinte de la
sensibilité, alors en effet Kant achevait l’époque ultime de cette sorte-là de métaphysique :
mais il ne le pouvait qu’en laissant transparaître, en dehors de toute transmission littérale
identifiable, combien il en restait essentiellement dépendant. L’ontologie attendue de l’objet
comme phénomène est ainsi restée chez lui confiée à une métaphysique de la nature, adoptant
la forme de positivité des principes mathématiques de la philosophie naturelle de l’époque.
Mais en même temps, Kant léguait à sa postérité la tâche d’un ontologie du phénomène
assumant jusqu’au bout et plus radicalement le renversement de prééminence au profit de
l’intuition. C’est là une autre histoire : mais, Janus bifrons, Kant est aussi, pour nous, à son
commencement.