l’affaiblissement du niveau national

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17 La mondialisation des échanges, qui s’est accé- lérée après la chute des régimes communistes et l’ouverture de la Chine à l’économie de marché, a renforcé et multiplié les organisations interna‑ tionales, formelles et informelles, qui tentent de les réguler et de corriger les dommages qu’elle provoque (réchauffement de la planète, crises fi- nancières, optimisation et fraude fiscales, accrois- sement de certaines inégalités, guerres civiles…). Le pouvoir d’injonction de certaines organisations créées après la Seconde Guerre mondiale (Fonds monétaire international [FMI], Organisation mon- diale du commerce [OMC], Banque mondiale…) s’est progressivement renforcé. Des dispositifs plus intermittents sont montés en puissance : le G10 devenu G20, le comité de Bâle sur le contrôle bancaire (qui réunit de façon régulière les princi- paux banquiers centraux des pays développés), ou encore le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), créé en 1988 en vue de fournir des évaluations détaillées de l’état des connaissances scientifiques, techniques et socio-économiques sur les changements clima- tiques. Ces instances ont transformé leur capacité d’influence en capacité à produire de nouvelles normes. Le comité de Bâle, créé en 1971, soutenu par le G10, a ainsi été le lieu de production de deux séries d’accords (en 1988 et 2010) visant à régu- ler les secteurs des banques et des assurances. Le GIEC a eu un rôle central dans l’organisation des Sommets de l’environnement et les accords de Kyoto puis de Paris. L’affaiblissement du niveau national de la décision publique Les institutions internationales, en diffusant des recommandations et en encourageant la produc- tion et la diffusion de statistiques standardisées, ont contribué par ailleurs au rôle croissant du benchmarking international dans la définition des politiques publiques nationales. Citons ainsi le projet Doing Business, le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), ou encore le classement de Shan- ghai des universités… Parallèlement à la mondialisation économique, culturelle (voir « En 2050, des sociétés toutes multi- culturelles ? ») et politique, on a donc assisté au ren‑ forcement des normes internationales qui, quand elles ne sont pas intégrées dans les politiques ou les droits nationaux, font de plus en plus l’objet de litiges judiciaires, au point que certains traités de libre- échange en négociation prévoient que les réglemen- tations nationales puissent être contestées devant des tribunaux. L’ensemble de ces mouvements pro- duit des échelles de pertinence qui n’ont plus grand- chose à voir avec les frontières nationales. Tout laisse à penser que ce processus ne fera que s’ampli- fier dans les prochaines années, même s’il fait l’objet de résistances diverses, notamment aujourd’hui aux États-Unis sous la présidence de Donald Trump. La mondialisation a renforcé les dynamiques poli‑ tiques d’intégration régionale, dont la plus aboutie est la construction européenne. La communauté européenne est devenue une union politique. Ses institutions (Commission, Cour de justice, Banque centrale européenne [BCE] et, dans une moindre mesure, Parlement) ont accru leur rôle dans les politiques de régulation économique (essentielle- ment en renforçant les mécanismes d’ouverture à la concurrence) et monétaire. La crise financière de 2008 a notamment conféré un rôle nouveau à la BCE, qui va bien au-delà de ce que prévoyaient les traités. La capacité d’action des États membres de la zone euro est aujourd’hui fortement réduite, en particu- lier pour les pays qui ne respectent pas les critères entérinés par le Traité sur la stabilité, la coordina- tion et la gouvernance (TSCG) de mars 2012. En 2050, l’État, une institution parmi d’autres ? ❯❯❯ Par Barbara Serrano et Laurie Grzesiak Le point de vue de... Samy Cohen* « Au début des années 1990, avec la mondialisation et la “transnationalisation”, nous sommes entrés dans une ère de “turbulences” mondiales. L’État ne disparaît pas, mais il n’a plus les mains libres et ne contrôle plus les événements. Pour lui, le système interétatique ne constitue plus le pivot central de la vie internationale. Il coexiste avec un système “multicentré”, les acteurs non étatiques devenant les déterminants principaux de la politique étrangère. » Source : COHEN Samy, La Résistance des États. Les dé- mocraties face aux défis de la mondialisation, Paris : Seuil, 2003. *Politologue, spécialiste des questions de politique étrangère et de défense, professeur émérite au CERI (Centre de recherches internationales de Sciences Po). DR 171 © Futuribles International - Rapport Vigie 2018

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Page 1: L’affaiblissement du niveau national

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La mondialisation des échanges, qui s’est accé-lérée après la chute des régimes communistes et l’ouverture de la Chine à l’économie de marché, a renforcé et multiplié les organisations interna‑tionales, formelles et informelles, qui tentent de les réguler et de corriger les dommages qu’elle provoque (réchauffement de la planète, crises fi-nancières, optimisation et fraude fiscales, accrois-sement de certaines inégalités, guerres civiles…). Le pouvoir d’injonction de certaines organisations créées après la Seconde Guerre mondiale (Fonds monétaire international [FMI], Organisation mon-diale du commerce [OMC], Banque mondiale…) s’est progressivement renforcé. Des dispositifs plus intermittents sont montés en puissance : le G10 devenu G20, le comité de Bâle sur le contrôle bancaire (qui réunit de façon régulière les princi-paux banquiers centraux des pays développés), ou encore le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), créé en 1988 en vue de fournir des évaluations détaillées de l’état des connaissances scientifiques, techniques et socio-économiques sur les changements clima- tiques. Ces instances ont transformé leur capacité d’influence en capacité à produire de nouvelles normes. Le comité de Bâle, créé en 1971, soutenu par le G10, a ainsi été le lieu de production de deux séries d’accords (en 1988 et 2010) visant à régu-ler les secteurs des banques et des assurances. Le GIEC a eu un rôle central dans l’organisation des Sommets de l’environnement et les accords de Kyoto puis de Paris.

L’affaiblissement du niveau national de la décision publique

Les institutions internationales, en diffusant des recommandations et en encourageant la produc-tion et la diffusion de statistiques standardisées, ont contribué par ailleurs au rôle croissant du benchmarking international dans la définition des politiques publiques nationales. Citons ainsi le projet Doing Business, le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de l’OCDE

(Organisation de coopération et de développement économiques), ou encore le classement de Shan-ghai des universités…

Parallèlement à la mondialisation économique, culturelle (voir « En 2050, des sociétés toutes multi-culturelles ? ») et politique, on a donc assisté au ren‑forcement des normes internationales qui, quand elles ne sont pas intégrées dans les politiques ou les droits nationaux, font de plus en plus l’objet de litiges judiciaires, au point que certains traités de libre-échange en négociation prévoient que les réglemen-tations nationales puissent être contestées devant des tribunaux. L’ensemble de ces mouvements pro-duit des échelles de pertinence qui n’ont plus grand-chose à voir avec les frontières nationales. Tout laisse à penser que ce processus ne fera que s’ampli-fier dans les prochaines années, même s’il fait l’objet de résistances diverses, notamment aujourd’hui aux États-Unis sous la présidence de Donald Trump.

La mondialisation a renforcé les dynamiques poli‑tiques d’intégration régionale, dont la plus aboutie est la construction européenne. La communauté européenne est devenue une union politique. Ses institutions (Commission, Cour de justice, Banque centrale européenne [BCE] et, dans une moindre mesure, Parlement) ont accru leur rôle dans les politiques de régulation économique (essentielle-ment en renforçant les mécanismes d’ouverture à la concurrence) et monétaire. La crise financière de 2008 a notamment conféré un rôle nouveau à la BCE, qui va bien au-delà de ce que prévoyaient les traités. La capacité d’action des États membres de la zone euro est aujourd’hui fortement réduite, en particu-lier pour les pays qui ne respectent pas les critères entérinés par le Traité sur la stabilité, la coordina-tion et la gouvernance (TSCG) de mars 2012.

En 2050, l’État, une institution parmi d’autres ? ❯❯❯ Par Barbara Serrano et Laurie Grzesiak

Le point de vue de... Samy Cohen*

« Au début des années 1990, avec la mondialisation et

la “transnationalisation”, nous sommes entrés dans une ère de “turbulences” mondiales.

L’État ne disparaît pas, mais il n’a plus les mains libres et ne contrôle plus les événements. Pour lui, le système interétatique ne constitue plus le pivot central de la vie internationale. Il coexiste avec un système “multicentré”, les acteurs non étatiques devenant les déterminants principaux de la politique étrangère. »Source : Cohen Samy, La Résistance des États. Les dé-mocraties face aux défis de la mondialisation, Paris : Seuil, 2003.

*Politologue, spécialiste des questions de politique étrangère et de défense, professeur émérite au CERI (Centre de recherches internationales de Sciences Po).

DR

171© Futuribles International - Rapport Vigie 2018

Page 2: L’affaiblissement du niveau national

La perte d’emprise des États n’est pas que le pro‑duit d’un effet de vases communicants au profit d’institutions politiques supranationales. Les progrès accomplis dans le domaine des trans-ports, la libéralisation des marchés financiers mise en œuvre à partir des années 1980, et la révo-lution numérique ont conduit à l’internationalisa-tion des chaînes de valeur, à l’essor d’entreprises internationales produisant des services immaté-riels peu inscrits sur les territoires, comme les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), et ont accru la pression à la rentabilité de court terme des entreprises. C’est aussi des années 1990 que l’on peut dater l’entrée massive du marché dans des secteurs qui en avaient été exclus au profit de leur gestion publique. Les politiques menées par les grandes institutions internationales (FMI, Banque mondiale) ont puissamment œuvré à ce mouvement que l’on retrouve aussi à des échelles régionales, par exemple et notamment dans le cadre de l’Union européenne. Au total, les États

ont réduit les prélèvements fiscaux et sociaux pour attirer les acteurs économiques, et ont libéralisé de nombreux secteurs de l’économie.

Dans le même temps, dans tous les pays euro‑ péens, on a assisté à un renforcement des pou‑voirs locaux. La France a entamé, au début des années 1980, un processus de décentralisation progressive des compétences de l’État vers les collectivités. Près de 40 ans plus tard, la décen-tralisation s’est traduite par un renforcement du pouvoir des régions et des métropoles, sans pour autant faire disparaître les échelons plus anciens de la commune et du département. Le renforcement du pouvoir local ne s’est accompa-gné ni d’une simplification administrative ni d’une

Le point de vue de... Bertrand Badie*

« Le choix politique ne fait plus sens, car l’État doit en même

temps obéir à une technique budgétaire qui ne se discute pas, et respecter la totale autonomie

du marché. L’économie serait devenue une science absolue, au-dessus des choix politiques, la politique se bornant à une technique d’ajustement. »Source : Badie Bertrand et Vidal Dominique (sous la dir. de), En quête d’alternatives. L’État du monde 2018, Paris : La Découverte, 2018.

*Politologue, professeur de science politique et ensei-gnant-chercheur au CERI.

Le point de vue de... Arnaud Teyssier*

« Dans un pays comme la France, les prérogatives régaliennes de

l’État ne sont pas figées : il existe des domaines dont l’État peut, selon le contexte, se saisir ou se dessaisir

mais dont il ne pourra jamais définitivement se désin-vestir, c’est toute l’essence du pouvoir régalien. »Source : réunion de travail Futuribles International sur « L’individu en société », tenue à Paris le 17 janvier 2018.

*Haut fonctionnaire, professeur associé à l’ENS (École nor-male supérieure) et conseiller scientifique de Futuribles International.

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LE POIDS CROISSANT DES ACTEURS ÉCONOMIQUES : L’EXEMPLE DU NUMÉRIQUEOutre les institutions supranationales et les pouvoirs locaux, les États sont de plus en plus concurrencés par les acteurs économiques, notamment les multinationales. Ce phénomène est particulièrement visible (et médiatisé) avec les acteurs du numérique. Dans ce domaine, les États membres de l’Union européenne doivent faire face à une remise en cause de leurs régulations historiques en matière de droit de la concurrence, de règles fiscales, d’édition ou encore de vie privée. Quant au pouvoir judiciaire, dans un contexte de réseaux mondialisés, il se heurte aux dif-ficultés d’identification des auteurs des délits ou à la limitation des compétences nationales. Il n’est pas jusqu’au privilège de frapper la monnaie qui ne soit battu en brèche par des acteurs privés grâce à la blockchain. Autant de pratiques qui s’installent et qui bousculent les équilibres préexistants, compromettant la souveraineté des États.

En réaction, les États alternent entre des logiques de sanction, voire d’interdiction, et de partenariats avec les géants du Net. Surtout, les États européens harmonisent de plus en plus de réglementations pour encadrer les pratiques de ces acteurs, cette harmonisation devenant une condition nécessaire (mais plus toujours suffisante) à l’efficacité des politiques nationales face à des acteurs de plus en plus puissants. Néanmoins, le rejet par Malte, le Luxembourg et l’Irlande, en avril 2018, de la proposition de taxation (à hauteur de 3 %) des revenus des géants du Net montre que les États continueront à conduire aussi des politiques nationales dans ce domaine. z Futuribles

Source : Soupizet Jean-François, « La puissance publique européenne de retour dans le numérique ? », Note de veille, 24 mai 2018, Futuribles International. URL : https://www.futuribles.com/fr/article/la-puissance-publique-europeenne-de-retour-dans-le/. Consulté le 11 juin 2018. Voir aussi « En 2050, le cyberespace comme nouveau cadre de vie ? »

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COMMENT VIVRONS-NOUS ? 20 QUESTIONS POUR 2050

Page 3: L’affaiblissement du niveau national

opaque. L’État central n’est donc pas totalement dessaisi. Il n’a pas renoncé à encadrer les collec-tivités locales, notamment en limitant leurs ca-pacités fiscales propres et leur pouvoir normatif. Pour ce faire, il a eu tendance à multiplier des

normes pour éviter les dérives et surtout les iné-galités territoriales, tout en se déchargeant sur elles de certaines politiques sociales (revenu de solidarité active [RSA], allocation personnalisée d’autonomie [APA]…).

autonomie des collectivités analogue à celle des États fédéraux. Le financement de nombreux pro-jets dépend aujourd’hui de financements croisés incluant l’État et l’Union européenne pour les plus importants, qui rend la décision longue et

Les collectivités territoriales au fil du temps et la marche vers la décentralisation

1789Création des départements (83 à l’origine)Création des communes

1982Loi Defferre sur la décentralisationCréation des 22 régions

2003Les DOM deviennent des DROM :départements et régions d’outre-mer

201718 régions13 régions métropolitaines + 5 DROM

Leurs compétences Transports (TER), environnement, développement économique, aménagement du territoire, lycées

101 départements Action sociale : aide au logement, aux seniors, allocations familiales… Routes, collèges

35 498 communes Équipements municipaux : sports, culture… Voirie, gestion des déchets et de l’eau, écoles

1946Création des DOM : départements d’outre‑mer

1950 1975 2015

2011Mayotte devient le 101e département

LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES APRÈS LA RÉFORME

2 cas :Région monodépartementale :ex : Réunion, Guadeloupe (région et département s’additionnent)Collectivité unique :ex : Martinique, Guyane (région et département ne font qu’un)

La périurbanisation et les mobilités remettent en question les limites communales

étalement des banlieuespériurbanisation

1992 et 1999Intercommunalité (EPCI)

Communautés de communes pour les communes rurales totalisant 5 000 habitants

Communautés d’agglomération pour les villes moyennes

Communautés urbaines pour les grandes villes

Source : GeorGeS Pierre-Marie, « Les collectivités territoriales et le big bang intercommunal », La Géothèque, 3 février 2017. URL : http://geotheque.org/collectivites-territoriales-big-bang-intercommunal/. Consulté le 11 juin 2018.

Mamoudzou

1964Création de sept départements autour de Paris :

Hauts‑de‑Seine (92), Seine‑Saint‑Denis (93), Val‑de‑Marne (94), Val‑d’Oise (95), Seine‑et‑Marne (77) et Yvelines (78)

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En 2050, l’État, une institution parmi d’autres ?

Page 4: L’affaiblissement du niveau national

On notera que le transfert des compétences aux col-lectivités territoriales en France ne s’est pas traduit par une démocratisation de leur fonctionnement. Les exécutifs locaux sont peu contrôlés : l’opposi-tion a encore peu de pouvoirs, les citoyens peu de moyens de se faire entendre en dehors des élections (cf. l’étroit encadrement des référendums locaux), les moyens du contrôle de légalité de l’État sont très limités, les Chambres régionales des comptes ont des moyens d’investigation et de sanction également limités 1. Pour faire face à ce déficit démocratique, certaines collectivités ont cherché à mieux associer les habitants à la vie du territoire. Les expériences de démocratie participative se sont ainsi multipliées (budgets participatifs, concertations et débats di-

vers…). Elles restent cependant limitées et relèvent plus de la concertation que de la codécision.

La complexification des circuits de décision mais aussi leur opacité ont alimenté la perte de confiance dans les institutions politiques et la contestation fréquente des grands projets d’amé‑nagement par les citoyens. On l’a vu tout au long de ces dernières années : construire un aéroport, un parc éolien, résoudre la situation de quelques milliers de migrants…, n’a jamais été aussi diffi-cile. L’État comme prescripteur et évaluateur de ce que doit être une action d’intérêt général est de plus en plus contesté. En raison en grande partie de l’augmentation du niveau général d’éducation

des citoyens, il n’est plus possible pour l’État de mener une politique énergétique, de transports, de santé (on le voit à propos de la délicate question de la vaccination par exemple) au nom de l’intérêt général sans que lui soient opposés des arguments fondés sur une contre-expertise citoyenne. Ces derniers, s’ils constituent souvent l’expression de la défense d’intérêts particuliers puissants, n’en sont pas moins fondés sur des principes généraux (effi- cience économique, respect du patrimoine local, respect des libertés des individus, de la santé…), voire des conceptions concurrentes de l’intérêt général comme lorsqu’est invoquée la défense de l’« intérêt des générations futures » par certaines associations de défense de l’environnement.

Le niveau de confiance dans les institutions poli-tiques connaît en moyenne une légère diminution en Europe ces 10 dernières années et reste à un niveau bas.

En France, plusieurs indicateurs traduisent une tendance à la perte de confiance des citoyens envers leurs élus et les institutions qu’ils repré-sentent. Même si ce phénomène n’est pas totale-ment linéaire, les enquêtes par panel du CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po) mettent en évidence qu’au cours de la décennie écoulée, la confiance dans les institutions poli-tiques nationales n’a guère excédé 40 % et s’éta-blit plutôt autour de 30 %. Les institutions locales sont vues plus positivement, mais ont connu, de-puis 2014, une perte de confiance particulièrement marquée. À la question de savoir si les Français considèrent par ailleurs que les responsables po-

Source : « L’opinion publique dans l’Union européenne », Eurobaromètre standard, n° 87, mai 2017, Commission européenne. URL : https://ec.europa.eu/commfrontoffice/publicopinion/index.cfm/ResultDoc/download/DocumentKy/79567. Consulté le 11 juin 2018.

GRAPHIQUE 1. Évolution de la confiance dans les gouvernements, les parlements nationaux et dans l’Union européenne

Défiance des citoyens envers les élus et les institutions politiques, et fragilité démocratique en France

Réponse « Plutôt confiance » à la question « Pour chacune des institutions suivantes, pourriez-vous me dire si vous avez plutôt confiance ou plutôt pas confiance en elle ? » (en %, UE)

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Le gouvernement (national)

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Le Parlement (national)

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autres personnes interrogées se trompent de nom (10 %) ou admettent ignorer le nom du maire de leur commune (39 %). En milieu rural, 39 % des habitants ne donnent pas spontanément le nom de leur maire. Le chiffre est beaucoup plus important en banlieue parisienne (58 % dans les banlieues riches et 62 % dans les banlieues populaires ne donnent pas spontanément le nom de leur maire) 2.

GRAPHIQUE 2. Évolution du niveau de confiance des Français dans les institutions publiques

Réponse « Très confiance » ou « Plutôt confiance » à la question « Avez-vous très confiance, plutôt confiance, plutôt pas confiance ou pas confiance du tout dans les institutions suivantes ? » (en %)

Le point de vue de... Luc Rouban*

« La crise de la démocratie re-présentative est le résultat

d’une transformation des rela-tions de pouvoir qui touche tous les pays occidentaux. La fragmen-

tation de l’espace public et la complexité des pro-cédures de décision ont rendu la démocratie opaque et incompréhensible à un nombre croissant de ci-toyens. L’ingénierie institutionnelle ne pourra pas résoudre ce problème qui appelle en revanche une véritable formation civique. »Source : La Démocratie représentative est-elle en crise ?, Paris : La documentation Française, 2018.

*Directeur de recherches au CNRS (Centre national de la recherche scientifique)-CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po), spécialiste du secteur public et de l’État.

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litiques se préoccupent des gens comme eux, bon an mal an 50 % en moyenne répondent « pas du tout » et 35 % « peu ».

Lorsque la question est formulée de façon plus personnalisée et que l’on aborde le jugement des Français à l’égard de leur maire ou leur député, les réponses apparaissent moins négatives, sans pourtant être majoritairement positives, à l’ex-ception du maire.

Longtemps plébiscités, les maires n’incarnent cependant plus guère une figure de proximité. Une enquête de l’Ifop commanditée par Le Cour-rier des maires en novembre 2017 montre que seul un Français sur deux (51 %) est en mesure de citer spontanément le nom de son maire. Les

Le Conseil municipal

Le Conseil régional

L’Union européenne

Le gouvernement

L’Assemblée nationale

L’institution présidentielle

Le Sénat

OMC

Le Conseil départemental (Conseil général)

Les grandes conférences internationales, comme le G20

*Enquête réalisée juste après les attentats de janvier 2015.

Source : Baromètre de la confiance politique, vague 9, CEVIPOF / Opinion Way, janvier 2018, p. 21. URL : http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof/resultats-1/vague9/. Consulté le 11 juin 2018.

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Cette prise de distance et ce scepticisme vis- à-vis des élus et du pouvoir politique s’appuient sur deux critiques principales : la première, très ancienne, consiste à dire que les élus sont des « professionnels de la politique » coupés des réalités sociales et préoccupés avant tout de dé-fendre leurs intérêts de carrière ; la seconde, plus récente, insiste sur leur impuissance, le décalage

175© Futuribles International - Rapport Vigie 2018

En 2050, l’État, une institution parmi d’autres ?

Page 6: L’affaiblissement du niveau national

entre leurs promesses électorales et leur capa-cité à les mettre effectivement en œuvre, voire leur inféodation à des pouvoirs supérieurs répu-tés occultes (la finance, la technocratie française et de plus en plus bruxelloise, les lobbies…). On comprend dans ces conditions que, lorsque l’on demande spontanément aux Français quels sen-timents leur inspire la politique, ils répondent d’abord de la méfiance puis du dégoût.

Cette défiance, voire ce dégoût pour la politique, nourrit la montée de l’abstention d’une part et le succès des partis populistes d’autre part. Elle peut à terme déboucher sur une aspiration à un pouvoir fort, comme cela se manifeste dans plu-sieurs pays actuellement.

L’abstention n’a cessé d’augmenter à tous les types de scrutin en France depuis les années 1980,

hormis à l’élection présidentielle. L’abstention aux élections municipales qui concernait au plus un quart des électeurs jusqu’en 1983 a dépassé progressivement depuis 1989 le tiers d’entre eux, avec une moyenne de 50 % dans les grandes agglo-mérations. Si l’on met de côté les élections euro- péennes toujours peu mobilisatrices, la baisse de participation aux régionales et aux législatives a été particulièrement spectaculaire : de 31 % en 1992, on est passé à 50 % en 2015 pour les pre-mières et d’un tiers en moyenne dans les années 1980-1990 on est passé à 40 %, 45 % puis 51 % pour les trois derniers scrutins législatifs.

L’élection présidentielle continue d’être de loin la plus mobilisatrice, relativisant l’idée d’un désinté-rêt pour la politique. Elle n’en est pas moins l’oc-casion privilégiée où s’exprime la contestation des élus et partis installés, comme on l’a vu en 2002 avec l’élimination du second tour de Lionel Jospin, et plus encore en 2017, avec l’élimination des can-didats représentant les deux plus importants par-tis de gouvernement du pays au premier tour, puis le taux d’abstention record du deuxième tour.

Si l’on s’intéresse au profil des citoyens qui re-jettent le fonctionnement des institutions démo-cratiques actuelles, on constate une fracture au sein de la population : le rejet est le fait de ceux qui refusent la construction européenne, les élites et la mondialisation, à savoir les citoyens les moins diplômés, les plus jeunes et les plus démunis. Ce phénomène touche toutes les démocraties occi- dentales, où l’émergence de mouvements, de candidats ou d’élus populistes (Marine Le Pen en France, Donald Trump aux États-Unis, Viktor Orbán en Hongrie) témoigne d’une fracture profonde dans le tissu électoral qui n’est pas le fait d’une simple déception à l’égard des politiques publiques. On voit apparaître une génération de « dépossédés » de la

GRAPHIQUE 3. Évolution du sentiment des Français à l’égard de la politique

Réponse à la question « Quand vous pensez à la politique, pouvez-vous me dire ce que vous éprouvez d’abord... ? » (en %)

De la méfiance

De l’intérêt

De l’espoir

De la peur

De l’ennui

Du respect

Du dégoût

De l’enthousiasme

*Enquête réalisée juste après les attentats de janvier 2015.

Source : Baromètre de la confiance politique, vague 9, op. cit.

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COMMENT VIVRONS-NOUS ? 20 QUESTIONS POUR 2050

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vie économique et politique qui rejettent toutes les institutions en bloc, se méfient de plus en plus et ne croient plus en la vie démocratique. C’est bien le lien de confiance entre une frange de la population et le personnel politique qui est distendu.

Cette méfiance vis-à-vis des institutions de la démo-cratie représentative est à analyser au regard de la confiance élevée des Français envers les institutions de protection comme les hôpitaux, l’armée, la police ou la Sécurité sociale, qui bénéficient d’une confiance forte et font l’objet d’attentes importantes de la part des Français (voir « En 2050, un attachement durable à une solidarité sociale institutionnalisée et univer-selle en France ? »). Cette confiance reste incroya-blement stable, voire augmente dans le temps : en

TABLEAU 1. L’abstention sous la Ve République (en %)

TABLEAU 2. Le rapport à la politique en fonction de l’âge et du niveau de diplôme (en % des personnes interrogées)

Élections présidentielles Premier tour Deuxième tour1965 15 161969 22 311974 17 131981 19 141988 19 161995 22 192002 28 192007 16 162012 20 182017 22 25

Élections législatives Premier tour1958 231962 311967 191968 201973 191978 171981 291986 211988 341993 311997 312002 362007 402012 452017 51

Élections municipales Premier tour1959 251965 221971 251977 211983 221989 271995 312001 332008 332014 36

Élections régionales Premier tour1986 221992 311998 422004 372010 542015 50

Source : ministère de l’Intérieur.

2017, les hôpitaux étaient en tête des institutions de confiance (76 %), suivis de l’armée (75 %).

Le succès, à compter des années 1980-1990, des partis dits « populistes », de gauche ou de droite, en France et dans de nombreux pays européens, montre que la défiance vis-à-vis des instances de la démo-cratie représentative est un processus structurel dont ces partis se nourrissent et qu’ils entretiennent par leur dénonciation récurrente des « élites ». La France et l’Autriche ont été les pays où le populisme d’extrême droite a connu ses succès les plus pré-coces. Depuis, la plupart des pays européens, à l’ex-

18‑34 ans 65 ans ou plus

Niveau CAP* au plus

Niveau au moins bac + 4

Niveau CAP au plus

Niveau au moins bac + 4

S’intéresse un peu ou beaucoup à la politique

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Abstention au premier tour des législatives 2017

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Europe, mot négatif 53 21 41 18

Mondialisation, mot négatif 54 45 55 39

Les élites politiques ignorent les problèmes du peuple

86 77 86 74

*Certificat d’aptitude professionnelle.

Source : L’Enquête électorale française. Comprendre 2017, CEVIPOF, vague 17, novembre 2017. URL : https://www.enef.fr/app/download/16569047525/ENEF_vague17_novembre_2017.pdf. Consulté le 11 juin 2018.

Montée du populisme

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En 2050, l’État, une institution parmi d’autres ?

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ception de l’Espagne et du Portugal (marqués par le souvenir des dictatures franquiste et salazariste), ont vu émerger des partis analogues qui représentent en 2018 entre 9 % et 26 % de l’électorat.

Si le rejet de l’immigration et de l’islam est com-mun à beaucoup de ces partis, leurs dirigeants ont aussi pour point commun d’en appeler au peuple des nationaux contre des élites « mondialisées » et « déconnectées des réalités ». Selon les pays, ce nationalisme se nourrit soit d’un rejet des ins-titutions européennes, soit d’une critique d’un État social jugé trop généreux envers les non-nationaux, soit d’un retour aux valeurs traditionnelles, souvent

d’essence religieuse. Cela explique que ces mouve-ments réussissent souvent à rassembler des élec-torats très composites et qu’ils ne se cantonnent pas qu’aux groupes économiquement les plus fra-gilisés par la mondialisation. Par-delà leurs diffé-rences de programme, ils ont en commun de faire appel au « vrai » ou au « bon » peuple et de rejeter « les élites ».

À la différence des partis fascistes, ces partis re-jettent la violence et jouent le jeu électoral ; ils s’affirment même plus démocratiques que les autres en voulant redonner la parole au peuple (par le biais de référendums d’initiative populaire

notamment) et permettre aux « vraies gens » de les représenter. La conception de la démocratie qu’ils véhiculent est cependant en rupture avec une conception pluraliste de la société. Comme le note le politologue italien Alfio Mastropaolo 3, les partis populistes ne sont pas « antisystème » au sens où ils ne promeuvent pas, comme les partis fascistes, des valeurs extérieures au système. Ils ne veulent pas établir un nouvel ordre politique ou un nouvel ordre économique. Ils veulent réta-blir la « vraie » démocratie, confisquée selon eux par les juges, la classe politique, les syndicats, les technocrates, le grand patronat, la finance… Ils proposent de rétablir les droits de la majorité,

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DEMAIN, TOUS STOCHASTOCRATES ?

Un chef d’État tiré au sort par des machines, parmi l’ensemble de la population — qui jouit par ailleurs d’un haut niveau d’éducation et de culture ainsi que d’une prospérité durable émoussant les tensions po-litiques… La « stochastocratie » est ce régime conçu par Gérard Klein dans Le Sceptre du hasard (1968 1) comme la suite logique de l’envahissement du champ politique par les sondages, qui ont peu à peu réduit les consultations populaires « à l’état de for-malités ». « La stochastocratie était une démission de l’homme qui abandonnait en totalité son destin aux mains de machines » et sapait les fondements mêmes de l’animalité politique intrinsèque à l’huma-

nité. Le modèle finit par s’écrouler au bénéfice d’un retour à une démocratie redéfinie mais qui, dans les représentations occidentales, demeure incontes-tablement le régime le plus abouti pour structurer la société.

Existerait-il une alternative à la démocratie qui ne correspondrait pas à un retour en arrière comme on peut en lire beaucoup dans la science-fiction (tyrannies et dictatures, néoféodalités…) ? Dans Le Jeu du monde (1985 2), Michel Jeury ima-gine une sorte de ludocratie, une société entièrement régie par le jeu : économie

(la monnaie est baptisée « ugame » et correspond à une unité de jeu), politique (il existe un « secrétaire général » ainsi qu’une « Commission centrale » du Jeu du monde), religion (« Gapa, l’image de Dieu dans le Jeu du monde »), travail (« Je vous souhaite un bon 1er mai, fête du Jeu ! »), justice (on veille à faire scrupuleu-sement respecter l’égalité des chances)… « Notre société est la plus fluide qui ait jamais existé. N’importe qui peut tomber en bas de l’échelle à n’importe quel moment en gardant toutes ses chances de remonter, de reprendre sa place ou une meilleure encore », et cela par l’intermédiaire du jeu, explique un sociologue de ce monde fictif : « Le Jeu du monde a porté un coup sévère à l’ardeur des masses au travail. Le goût du jeu de tous nos contemporains compense plus ou moins. On a instauré le travail-jeu […]. Ainsi, les hommes ont réalisé, en jouant, des entreprises qui les avaient toujours effrayés quand ils pensaient que c’était du travail, par exemple la fertilisation partielle des déserts. »

Dans une version critique ou une autre plus souriante, ces deux constructions sociétales font la part belle au hasard : y discernerait-on une solution politique adaptée aux lois de la théorie du chaos, dont certains observateurs estiment qu’elles régiraient les processus sociaux et historiques ? z Pierre-Antoine Marti

1. Paris : Fleuve noir.

2. Paris : Robert Laffont (Ailleurs et Demain), 1985.

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COMMENT VIVRONS-NOUS ? 20 QUESTIONS POUR 2050

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quitte à réduire les droits individuels, les droits des minorités et des corps intermédiaires.

En ce sens, leur capacité à parvenir au pouvoir est réelle et pourrait contribuer à déstabiliser la démocratie, d’autant que si l’attachement au sys-tème démocratique des citoyens reste élevé a, l’as-piration à un gouvernement fort, qui peut prendre

a. En France, 83 % des personnes interrogées par le CEVIPOF en 2013 se disent tout à fait ou plutôt d’accord avec l’idée que la démocratie est mieux que n’importe quelle autre forme de gouvernement.

De nouvelles formes d’engagement

la figure d’un gouvernement d’experts, trouve un réel soutien parmi la population. Ainsi, 67 % des Français pensent que les démocraties ont du mal à prendre des décisions et 50 % jugent positivement le fait d’avoir « un homme fort à la tête de l’État qui n’a pas à tenir compte du Parlement ni des élec-tions », et 58 % jugent tout aussi positivement le fait de confier le gouvernement à des experts.

Ce « moment populiste » est aussi l’expression de la plus ou moins facile adaptation des sociétés européennes, par ailleurs vieillissantes, à la mon-dialisation des échanges économiques et culturels.

Concernant la France, les analyses électorales montrent que plus on est éduqué, plus on a sé-journé à l’étranger (plus de quatre mois), moins on adhère aux idées de l’extrême droite. Beau-coup plus cosmopolites que les précédentes, les jeunes générations sont plus diplômées, se mélangent davantage (mariages mixtes en augmentation) et séjournent plus à l’étranger. On ne sait pas si ce phénomène contrariera la montée du populisme et nourrira, au contraire, des aspirations à une démocratie plus participative et à la défense des droits…

Après ce que les historiens ont appelé « les an-nées 1968 », période où ont émergé de nouveaux mouvements sociaux structurés autour de causes diverses mais fédérés autour d’idéaux libertaires et anticapitalistes communs, les causes défen-dues n’ont cessé de se diversifier, quitte parfois à se dépolitiser. À partir des années 1980, chaque groupement militant a eu tendance à se replier sur son propre domaine d’intervention (la défense de l’environnement, les droits des femmes, la dé-fense des sans-papiers, la lutte contre le racisme, le soutien aux mal-logés ou aux plus démunis…), tandis qu’émergeaient de nouvelles causes circonscrites à un enjeu (cf. la prolifération des associations de malades ou parents de malades ou de victimes) ou à un territoire précis (dans les banlieues tout particulièrement, mais aussi dans les campagnes ou les zones suburbaines contre tel ou tel projet d’aménagement). Le mouvement altermondialiste a pu un temps apparaître comme fédérateur et porteur d’un nouvel horizon, mais il s’est pour l’essentiel appuyé sur des militants po-litiques, syndicaux et associatifs formés dans les

années 1970, et n’est que peu parvenu à agréger les nouvelles générations.

Cette évolution se manifeste dans la quasi- disparition des corps intermédiaires. Dans le Baromètre de la confiance politique que réalise chaque année le CEVIPOF, les syndicats et les partis politiques figurent, avec les médias, tout en bas de la liste des institutions dans lesquelles les Français ont confiance, derrière les grandes en-treprises et les banques. La France, avec ses 7 % de salariés syndiqués (public et privé confondus), est l’un des pays où le taux de syndicalisation est le plus bas. Cette forte érosion s’est faite de manière progressive, elle constitue une véritable tendance de fond. Le taux d’adhésion à un syndi-cat était encore de 23 % en 1973.

La fragmentation du militantisme d’une part, la transformation de beaucoup de grandes associa-tions et ONG (organisations non gouvernemen-tales) en prestataires de services publics, dans un contexte de perte d’espoir politique, ont en-

couragé la substitution des tâches effectuées par des bénévoles par des activités assurées par des professionnels. Si ce phénomène a des causes multiples, il a pour effet de renforcer le cloison-nement et la spécialisation des organisations, et de dépolitiser leur discours.

Sans plus beaucoup d’espoir de changer la so-ciété par le haut, les citoyens qui s’engagent aujourd’hui pour des causes semblent d’abord vouloir corriger une situation d’injustice « ici et maintenant » et se focaliser sur des objectifs pré-cis et limités, considérés comme les seuls attei-gnables à court terme. Ils sont en conséquence de moins en moins nombreux à se vouer corps et âme à leur engagement, et à accepter de lui sacri-fier leur vie de famille et leur vie professionnelle.

Certains y voient le signe d’une montée de l’indivi-dualisme, voire de l’hédonisme. L’individualisme n’est pas synonyme d’égoïsme et de repli sur soi (voir « En 2050, une société individualisée où les appartenances se relativisent ? »). L’humeur anti-

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autoritaire (« il est interdit d’interdire », « jouir sans entrave ») et anti-institutionnelle qui s’est manifestée avec fracas dans les années 1968 n’en avait pas moins nourri un fort engagement collec-tif. De même, la méfiance pour l’enrôlement dans des organisations qui s’observe de plus en plus peut parfaitement se conjuguer avec des atti- tudes altruistes, par exemple par le recours aux dons d’argent ou encore par l’adoption d’un mode de vie plus soucieux de l’environnement ou de la

GRAPHIQUE 4. Estimation du taux de syndicalisation en France depuis 1949 (en %)

EPCV : enquêtes permanentes sur les conditions de vie des ménages (INSEE, Institut national de la statistique et des études économiques) ; SRCV : enquête Statistiques sur les ressources et les conditions de vie (INSEE) ; CT : enquête Conditions de travail.

Champ : ensemble des salariés de France métropolitaine.

Source : DARES (Direction de l’administration de la recherche, des études et des statistiques), « La syndicalisation en France. Des sala-riés deux fois plus syndiqués dans la fonction publique », DARES Analyses, n° 25, mai 2016, p. 2. URL : http://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2016-025.pdf. Consulté le 11 juin 2018.

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SRCV

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réduction des inégalités. Les comportements de consommation équitable et / ou responsable, en forte hausse, en fournissent une illustration.

C’est donc plus du côté de la diffusion du proces-sus d’individualisation dans toutes les sphères de la vie sociale qu’il faut chercher une explication de la moindre disposition des personnes à mili-ter de façon continue (voir également « En 2050, une société individualisée où les appartenances

se relativisent ? »). Les contraintes liées à la vie professionnelle contemporaine pèsent ici de tout leur poids. Dans une société où hommes et femmes travaillent à parts quasi égales et sont soumis à de fortes contraintes de performance, et où les tâches domestiques font l’objet d’un partage moins inégal qu’avant, le temps dispo-nible pour militer se raréfie. Dans ces conditions, la manifestation, la pétition, le don d’argent, la participation ponctuelle à telle ou telle campagne électorale, l’activisme derrière son écran d’or-dinateur deviennent les formes les plus prisées d’engagement collectif, ce qui ne peut que creu-ser le fossé entre les cadres des organisations, de moins en moins nombreux et de plus en plus fréquemment issus de familles militantes, et les participants intermittents, de plus en plus diffi-ciles à fidéliser.

Ces engagements intermittents, voire ponctuels, ont souvent une dimension émotionnelle forte, comme l’ont illustré le record de dons atteint lors du tsunami dans l’océan Indien en 2004 ou le suc-cès de certaines pétitions en ligne. La pétition de l’association Bloom contre le chalutage profond, rendue populaire par l’auteur de bande dessinée Pénélope Bagieu 4, est exemplaire en la matière : elle a mobilisé très rapidement des centaines de milliers de personnes, mais on imagine aisément que seule une minorité ait suivi par la suite le vote au Parlement européen dont il était question.

Ces engagements ponctuels peuvent se coupler avec l’émergence d’engagements plus durables mais qui sortent des canons institutionnels ha-bituels. Yannick Blanc met ainsi en exergue l’émergence de communautés d’actions, dans lesquelles la volonté ou le besoin d’agir collecti-vement créent des modalités d’action non institu-tionnalisées mais efficaces.

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COMMENT VIVRONS-NOUS ? 20 QUESTIONS POUR 2050

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w Vers un retour de l’État central avec ou au détriment de l’Union européenne ?

Si l’État n’est pas sans capacité d’action, s’il est l’objet de fortes attentes des Français, notamment

comme instrument de redistribution, de protection sociale et environnementale, il paraît affaibli.

Néanmoins, comme le disait Arnaud Teyssier en 2016 5 : « L’éventualité, au-delà du discours, d’un réinvestissement des politiques publiques par l’État […] semble de plus en plus plausible. »

Ce retour de l’État, qui pourrait notamment être entraîné par des demandes de sécurité (liées par exemple à l’augmentation de la menace terroriste), ne pourrait voir le jour qu’avec une clarification de la carte territoriale et de la ré-partition des compétences. De ce point de vue, l’émergence des métropoles et l’affirmation des

Le point de vue de... Yannick Blanc*

« Communautés d’action : “com-munauté” parce qu’elle repose

le plus souvent sur l’existence de liens créés par la proximité, l’expé-rience partagée, les habitudes qui

permettent de créer une relation de confiance sans préalables formels : le collectif se forme et s’identi-fie comme tel sans cadre institutionnel préexistant. Communauté d’action parce que ce qui la lie est le projet et parce que, à la différence des communau-tés organiques (ethniques, claniques, religieuses ou même corporatives), sa raison d’être est de réunir des membres qui appartiennent en même temps à d’autres communautés (institutions publiques, entreprises, communautés professionnelles, ré-seaux associatifs, etc.). […] À la hiérarchie [règles > valeurs > usages] qui structurait nos schémas d’action collective se substitue une triangulation dans laquelle l’usage occupe la première place dans l’ordre des raisons. »Source : BlanC Yannick, « Une nouvelle grammaire de l’intérêt général », Futuribles, n° 418, mai-juin 2017, p. 9-10. URL : https://www.futuribles.com/fr/revue/418/une-nouvelle-grammaire-de-linteret-general/. Consulté le 11 juin 2018.

*Haut Commissaire à l’engagement civique et président de l’Agence du service civique.

DR

Horizon 2050

UN HASHTAG POUR COLLECTER DEUX MILLIONS DE DOLLARS USEntre le 15 et le 19 mars 2017, Jérôme Jarre, jeune « youtu-beur » français de 28 ans, a réussi à lever deux millions de dollars US grâce à un appel aux dons via Twitter pour lutter contre la famine en Somalie. Pour lever ces fonds, Jérôme Jarre a publié une vidéo dans laquelle il s’indigne de la mort par déshydratation d’une fil-

lette de six ans et propose, pour venir en aide aux Somaliens, de remplir un avion de la compagnie aérienne Turkish Airlines (seule compagnie qui relie la Somalie) d’eau et de nourriture, en incitant les internautes à la bombarder de messages, via Twitter avec le hashtag #TurkishAirlinesHelpSomalia, pour qu’elle accepte ce transport. La compagnie accepte ce transport dès le lendemain, et l’avion est effectivement affrété le 27 mars 2017 avec 60 tonnes de nourriture à bord.

Depuis cette opération, il appelle régulièrement à d’autres actions qui sont relayées par les stars et per-mettent des levées de fonds importantes. Par ces actions, Jérôme Jarre court-circuite les canaux traditionnels d’aide humanitaire, jugés souvent trop opaques et trop lourds dans leur gestion. À l’inverse, certaines asso-ciations reprochent à ce genre d’initiatives leur précipitation et leur manque de recul. z

Source : « Famine en Somalie : la star du Web Jérôme Jarre récolte 2 millions de dollars », RFI (Radio France internationale), 24 mars 2017. URL : http://www.rfi.fr/afrique/20170323-jerome-jarre-somalie-famine-2-millions-dollars. Consulté le 11 juin 2018.

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régions ne dessinent pas encore un paysage clair de l’organisation territoriale française 6.

D’un point de vue fonctionnel, il est peu probable que le niveau d’action européen s’affaiblisse. La di-mension internationale des principaux problèmes que rencontrent aujourd’hui les États et la poli-tique solitaire des États-Unis constituent une forte incitation à ce que l’Union européenne renforce son rôle, notamment dans les domaines de la dé-fense, de la politique étrangère, de la lutte contre

le terrorisme et l’évasion fiscale, du contrôle des flux migratoires, de la recherche-développement et de la protection de l’environnement.

D’un point de vue politique, le regain des atti- tudes nationalistes et protectionnistes peut toutefois contrarier l’intégration européenne, comme le montre le Brexit, les politiques menées actuellement en Hongrie et en Pologne ou, plus récemment, la montée de l’euroscepticisme en Italie, mais aussi la prise de distance de la France

vis-à-vis des accords de Schengen. Même si elles sont insuffisamment démocratiques, les institutions européennes sont un bouc émissaire commode. Réputées bureaucratiques, éloignées des préoccupations des citoyens, elles se voient facilement imputer la responsabilité des principaux maux dont souffrent les pays européens. En France, pour le moment, les partisans d’une sortie de l’euro et a fortiori de l’Union européenne restent toutefois très minoritaires (voir encadré ci-contre).

De façon générale, c’est la lisibilité des institu-tions, la cohérence de leur articulation et leur pertinence au regard des enjeux qu’elles sont amenées à traiter qui apparaissent comme les principaux défis à relever pour permettre le déve-loppement d’une vie politique plus inclusive.

w Quelles formes d’implication citoyenne pour demain ?

La poursuite du morcellement des causes, l’af-faiblissement des partis et des corps intermé-diaires peuvent renforcer le développement de ce que Pierre Rosanvallon nomme l’« impolitique », qui n’est pas la passivité civique mais le « défaut d’appréhension globale des problèmes liés à l’organisation d’un monde commun ». Si les res-ponsables politiques et les corps intermédiaires ne saisissent pas à bras-le-corps cette question démocratique, ils peuvent laisser le champ aux populistes ou à un régime autoritaire qui pourrait soumettre la question démocratique à celle de l’efficacité.

Peut-on, a contrario, s’attendre à un renouveau de l’action collective et à un réveil des utopies politiques ? Dans un livre classique, Bonheur privé, action publique 7, le socio-économiste Al-bert O. Hirschman a émis l’hypothèse que la vie

DES FRANÇAIS PEU FAVORABLES À UNE SORTIE DE L’UNION EUROPÉENNE ?

En France, pour le moment, les partisans d’une sortie de l’euro et a for-tiori de l’Union européenne restent très minoritaires. La population porte un jugement globalement nuancé sur l’Europe. Près de la moitié des per-sonnes interrogées (46 %) dans un sondage Ifop pour la Fondation Robert Schuman, en mars 2017, jugent ainsi que la construction européenne a eu des effets plutôt positifs pour la France. Mais ils sont plus nombreux (53 %) à estimer que l’Union européenne a surtout été bénéfique aux autres pays de l’Union.

Pour autant, concernant un certain nombre de questions ou de problèmes essentiels, les Français estiment majoritairement que des mesures doivent être prises à l’échelon européen, davantage qu’au niveau national. C’est le cas pour la défense (65 %), la politique étrangère (60 %), l’immigration (60 %) et les problèmes de sécurité (56 %). Ceux qui souhaitent un retour au franc sont très minoritaires (28 %), ils étaient 38 % en 2010.

On peut en déduire que c’est surtout de leur capacité à se démocratiser et à mettre en œuvre des politiques efficaces que dépendra l’avenir des insti-

tutions européennes. La montée du nationalisme et le signal qu’a représenté le Brexit peuvent constituer de ce point de vue un puissant aiguillon. z

Source : « Les Français et l’Europe 60 ans après le traité de Rome », sondage Ifop pour la Fondation Robert Schuman et Le Figaro, mars 2017. URL : https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/actualites/les-francais-et-l-europe-60-ans-apres-le-traite-de-rome.pdf. Consulté le 11 juin 2018.

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politique de nos sociétés démocratiques et capi-talistes était structurée par deux grands cycles voués à se succéder : le premier cycle est dominé par la recherche du bonheur privé, par la quête de l’argent, de la réussite professionnelle, et des biens de consommation… Cette quête génère im-manquablement la frustration, un sentiment d’in-

complétude qui pousse les individus à viser des valeurs plus hautes. Ainsi passe-t-on à un second cycle dominé par l’action collective, la spiritualité, la quête d’une société meilleure, jusqu’à ce que la déception que cette quête d’un monde meilleur ne manque pas de provoquer pousse les individus à se replier sur le quant-à-soi… Hirschman ex-

plique ainsi les mouvements sociaux des années 1960-1970 dans le monde occidental et la décep-tion qui s’en est suivie. Mais il explique égale-ment ainsi l’exaltation nationaliste des membres des classes moyennes à la veille de la Première Guerre mondiale, après une vingtaine d’années de prospérité matérielle. Si Hirschman a sans doute en partie raison, son modèle ne permet pas de prévoir vers quelles idéologies nous conduira le regain d’attrait pour l’action collective qui ne devrait pas manquer de se produire.

Ni « impolitiques », ni utopies politiques, les communautés d’action mentionnées plus haut peuvent aussi devenir la réponse pragmatique et multiforme d’adaptation des modalités d’ac-tion collective aux échelles mouvantes et protéi-formes des enjeux politiques contemporains.

w Quelle forme d’État à l’horizon 2050 ?

On esquisse ici trois trajectoires qui semblent au-jourd’hui possibles.

— La réorganisation de l’État autour de ses fonctions régaliennes

Cet État répondrait aux attentes des citoyens et prendrait en charge de nouvelles problématiques pour lesquelles son rôle peut être déterminant, comme les questions environnementales et cli-matiques. Il pourrait aussi conforter ou renforcer son rôle dans des domaines historiques comme la sécurité et la politique sociale, caractérisés à la fois par des besoins importants et par un atta-chement à la solidarité collective.

Selon Arnaud Teyssier, « l’État peut conserver, voire réaffirmer son rôle d’impulsion et de direc-tion à partir de ses fonctions régaliennes tradi-

LA COMMUNAUTÉ D’ACTION : L’EXEMPLE DU CARREFOUR DES INNOVATIONS SOCIALES

On entend par communauté d’action l’émergence d’une forme contemporaine du fait associatif. Dans le modèle associatif français élaboré à partir de la loi de 1901, l’association se définit en pratique moins par la convention de mise en commun que vise l’article 1er de la loi que par la forme institution-nelle qui résulte de cette convention : une personne morale constituée par appartenance de membres adhérents, régulée par des statuts, dotée d’une

gouvernance à trois étages : assemblée générale / conseil d’administration / bureau. Après avoir subi une première métamorphose avec la multiplication de collectifs informels, généralement motivés par la distance ou l’opposition aux institutions, le fait associatif se manifeste désormais sous la forme de re-groupements visant la diversité de statut, de métier ou d’appartenance des personnes qui les composent et motivés par la conception et la mise en œuvre d’un projet commun. La gouvernance de ces commu-nautés d’action est plus opérationnelle que statutaire (comité de pilotage, comité technique, groupe de projet) et si elles adoptent une forme juridique, c’est de manière purement instrumentale.

Le Carrefour des innovations sociales est un projet de plate-forme numérique, dotée d’une suite logicielle originale, destinée à recenser et présenter des innovations sociales, à permettre la mise en relation de leurs initiateurs ou animateurs et, à terme, à constituer un réseau national des innovateurs sociaux. Il a été lancé conjointement par le CGET (Commissariat général à l’égalité des territoires), administration d’État, et la Fonda, think-tank associatif. Il repose aujourd’hui sur un collectif de 70 membres, personnes morales parmi lesquelles on trouve des organismes publics, des collectivités territoriales, des associa-tions, des fondations et des entreprises.

Le collectif a adopté une charte, affirmant notamment son attachement à la notion de commun et au principe de l’open source. Il délègue le pilotage opérationnel du projet à un « copil » dont les membres ne sont pas élus et au sein duquel ne s’opère pas la distinction salariés / bénévoles, les professionnels qui le composent étant soit mandatés par les membres, soit salariés par ceux-ci en vue du projet, soit prestataires au service du projet. Une structure juridique provisoire (association de préfiguration) a été créée afin de pouvoir conclure des contrats et recevoir des financements. z Yannick Blanc

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tionnelles, mises au défi aujourd’hui de manière spectaculaire : au tout premier chef, la sécurité. Les exigences de la lutte contre le terrorisme, mais aussi les inquiétudes récurrentes face à l’éventualité d’une crise sanitaire ou environ-

nementale majeure, tendent à réinvestir l’État central de sa légitimité traditionnelle.

« La question de l’urgence et des impératifs qu’elle peut conduire à imposer, de manière dé-rogatoire, dans le cadre de l’état de droit, est périodiquement posée dans le débat public. L’État a ainsi entrepris, dans le cadre de l’état d’urgence, puis dans celui du nouveau dispositif législatif et réglementaire qui lui a fait suite, de se doter de moyens d’action nouveaux, notamment dans le domaine du renseignement. La question de la sur-veillance aux frontières dans un cadre européen reste un enjeu essentiel, qui conditionnera dans un proche avenir les capacités d’adaptation de l’État.

« Le régalien, au-delà des limites traditionnelle-ment identifiées et de compétences présumées naturelles, doit être défini comme le champ d’in-tervention que l’État est susceptible d’investir ou de réinvestir en fonction des circonstances — ce-lui dont, en tout état de cause, il ne saurait se dessaisir de manière irréversible. Les politiques liées à l’environnement peuvent aussi devenir un champ d’action privilégié pour l’État, dans la mesure où la nécessité d’un cadre législatif et réglementaire contraignant, tant pour les parti-culiers que pour les entreprises et les collectivi-tés publiques, ne va cesser de s’affirmer. L’État reste par ailleurs chef de file dans le domaine de l’éducation, de la santé et du logement 8. »

Le point de vue de... Yannick Blanc*

« Pour que le politique referme la fracture qui le sépare des

citoyens, il lui faut non seulement adopter et articuler le langage cor-respondant à cette nouvelle gram-

maire des institutions, mais encore faire la preuve que le mandat qui lui est confié apporte quelque chose à une société qu’il ne contrôle plus. En un mot, il doit troquer la posture tutélaire que lui confé-rait l’architecture régalienne des institutions contre celle de “tiers garant” d’une société démocratique. La vision que l’on attend de lui repose d’abord sur la mobilisation des connaissances et des savoirs dispersés dans le corps social pour construire une représentation cohérente de celui-ci. Elle doit en-suite permettre aux individus, aux communautés de différentes échelles et à la communauté nationale (dans son voisinage européen) de se projeter dans un avenir discernable. Il ne s’agit pas de faire revivre le mythe exaltant de l’État stratège, ultime avatar de l’État tutélaire, mais plutôt d’imaginer à quoi pourrait ressembler un “État des stratèges” orchestrant la controverse, la délibération et si possible l’accord de la multitude des stratégies individuelles et collectives qui font la vitalité du corps social. »Source : BlanC Yannick, « Une nouvelle grammaire de l’intérêt général », op. cit., p. 12.

*Haut Commissaire à l’engagement civique et président de l’Agence du service civique.

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L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE AU SERVICE DES POLITIQUES SOCIALES

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L’avocate américaine Elisabeth Mason constate qu’aux États-Unis, de plus en plus de décisions rele-vant de politiques sociales sont déjà confiées à des algorithmes. C’est le cas par exemple de systèmes d’éligibilité à certaines aides, de modèles de prédiction de risques, de systèmes de contrôle relatif aux fraudes aux allocations, etc. Or, selon elle, cette automatisation peut poser des problèmes éthiques, car les algorithmes vont prendre leurs décisions sur la base de profils sociaux types (couleur de peau, religion, lieu de vie, revenus…) et pas en tenant compte de situations individuelles, comme le ferait un agent humain.

Ainsi, l’État de l’Indiana a instauré un système pour automatiser l’éligibilité d’habitants aux programmes d’assistance publique. Suite à sa mise en place, le montant des aides allouées a diminué de moitié, car le système supprimait les bénéficiaires au moindre problème (manque d’un document, d’une informa-tion…). L’État a fini par mettre un terme à sa collaboration avec IBM, qui gérait le dispositif. z

Source : Guillaud Hubert, « De l’automatisation des inégalités », InternetActu, 15 janvier 2018. URL : http://www.internetactu.net/2018/01/15/de-lautomatisation-des-inegalites/. Consulté le 11 juin 2018.

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE AU SERVICE DES POLITIQUES SOCIALES

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COMMENT VIVRONS-NOUS ? 20 QUESTIONS POUR 2050

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— L’implication citoyenne à la base du fonction‑nement de l’État

Le fonctionnement de l’État évoluerait ici sous l’influence croissante des communautés d’action de toutes natures, qui prendraient en charge des champs relevant de l’intérêt général tout en défen-dant leurs valeurs et leurs intérêts. Différentes mo-dalités d’action de ces communautés pourraient être renforcées, soit de leur propre initiative, soit encouragées par l’État (dispositifs de concertation et participation, budgets participatifs…). Le fonc-tionnement étatique évoluerait vers une organisa-tion plus horizontale et moins descendante.

— Le développement d’un État régulateur et technicien, simple rouage de la mondialisation économique

L’État évoluerait ici vers un rôle a minima, assu-rant uniquement la sécurité du territoire ainsi

1. Voir par exemple Braemer Nicolas, « Pour une vraie sépara-tion des pouvoirs dans les collectivités », La Lettre du cadre, 16 octobre 2015. URL : http://www.lettreducadre.fr/12242/pour-une-vraie-separation-des-pouvoirs-dans-les-collectivites/. Consulté le 11 juin 2018.

2. héliaS Aurélien, « Le regard des Français sur leur maire… et leurs attentes pour les municipales 2020 », Le Courrier des maires, 20 novembre 2017. URL : http://www.courrierdesmaires.fr/72112/les-francais-leur-regard-sur-leur-maire-et-leurs-attentes-pour-2020/. Consulté le 11 juin 2018.

3. « Politics against Democracy: Party Withdrawal and Populist Breakthrough », in Daniele alBertazzi et Duncan mCdonnell (sous

la dir. de), Twenty-first Century Populism: The Spectre of Western European Democracy, Londres : Palgrave Macmillan, 2008. URL : https://link.springer.com/chapter/10.1057/9780230592100_3. Consulté le 11 juin 2018.

4. Voir la bande dessinée « Prends cinq minutes, et signe, copain », 18 novembre 2013. URL : http://www.penelope- jolicoeur.com/2013/11/prends-cinq-minutes-et-signe- copain-.html ; et la pétition contre le chalutage profond : http://www.bloomassociation.org/nos-actions/nos-themes/peche-profonde/. Consultés le 11 juin 2018.

5. « Réinvestissement des politiques publiques par l’État (et une collectivité territoriale) ? », incertitude majeure, in JouVenel François (de) (sous la dir. de), Rapport Vigie 2016. Futurs possibles à l’horizon 2030-2050, Paris : Futuribles International, 2016. URL : https://www.futuribles.com/fr/document/rapport-vigie-2016- futurs-possibles-a-lhorizon-203/. Consulté le 11 juin 2018.

6. Voir le chapitre « Territoires, réseaux » du Rapport Vigie 2016, ibidem.

7. Paris : Fayard, 1983.

8. Réunion de travail Futuribles International sur « L’individu en société », tenue à Paris le 17 janvier 2018.

qu’un environnement législatif stable, et favo-rable à la confiance des citoyens et des acteurs économiques. De plus en plus de décisions éta-tiques pourraient aussi être prises par des tech-niciens, voire par des algorithmes, et susciter de nombreux débats sur la nature des décisions « automatisables » et leur éthique. z

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En 2050, l’État, une institution parmi d’autres ?

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LE PAYS‑MONDE

On a pu croiser, au détour de certains films de science-fiction, un personnage cen-sé exercer le pouvoir sur toute la planète voire bien au-delà : pour le meilleur (po-litiquement parlant), ce démocrate « président de l’alliance terrienne » dans Le Cinquième Élément (Luc Besson), pour le pire, le sinistre empereur Palpatine qui a tant fait souffrir les jedi de toute la galaxie (Star Wars). Mais la concentration (inter)planétaire de l’autorité n’est pas qu’une figure de soap opera. Aboutissement sup-posé d’un processus de mondialisation déjà à l’œuvre aujourd’hui, on la retrouve disséminée chez plusieurs auteurs déployant une lecture politique plus élaborée.

Avec le diptyque Le Printemps russe (1991) 1, Norman Spinrad imagine le futur pouvant faire suite au récent effondrement de l’URSS, futur devenu anachronique aujourd’hui : une Russie optimiste et démocratique adhère à la Communauté euro- péenne, bientôt rejointe par les États-Unis, au sortir de plusieurs présidences popu-listes et accablantes (qui évoquent de manière troublante celle de Donald Trump). Un « manqué » dans la spéculation historique qui ne doit pas oblitérer le fantasme qui lui est sous-jacent, celui d’une humanité conciliée politiquement. « Il n’a pas encore été pris de décision quant au nom de la nouvelle entité transatlantique : “Union des nations terrestres”, “Union des peuples de la Terre”, “Confédération atlantique”, “Confédération de l’hémisphère Nord” et “États-Unis de la Terre” ont été suggérés », expliquent les journaux d’une époque qui ne verra jamais le jour, avec à la clef une unification des programmes militaires, une redéfinition du système économique mondial et une ambition commune : la conquête de l’espace.

On notera « l’occidentalo-centrisme » de cette alliance, comme si une union universelle concernait les nations les plus déve-loppées au premier chef. Le « Conseil mondial » (Un Paysage du temps, Gregory Benford, 1980 2) ne s’avère-t-il pas également, in fine, la fédération des « nations occidentales » autour d’un projet scientifique de grande ampleur visant à sauver la planète de la pollution ?

Chez l’auteur américain Robert Heinlein (dans En Terre étran-gère, 1961 3), la mondialité politique se traduit par une plus

grande diversité, puisque le « Haut Conseil de la Fédération mondiale des États libres » se révèle une véritable mosaïque, à en juger par les noms de ses membres : van Tromp, Dr Mahmoud, Dr Okajima, Pr Tiergarten ou Monsieur Pierre… Et l’au-teur met en récit les implications concrètes de cette nouvelle souveraineté. Les États-Unis (où se déroule l’action) n’ont plus leur propre armée, les lois de la Fédé-

ration mondiale ont supplanté les articles de la Constitution. Si les nations et leurs représentants existent toujours, « en territoire fédéral […] aucun chef d’État n’a la préséance sur un autre », un « Sénat fédéral » fait office de chambre législative, une Haute Cour de la fédération intervient au niveau supranational (notamment pour juger le « Royaume d’Afrique du Sud » qui a « persécuté sa minorité blanche »), un « code mondial » a été établi et des traités fédéraux sont promulgués, comme celui garantissant l’immunité à « toutes les Églises ». La fédération s’est même dotée d’un hymne, significativement intitulé : « Salut, paix souveraine ».

Dans une échelle élargie au cosmos, Ursula Le Guin déploie une alliance plus souple, reposant sur des rapports de gré à gré : une combinaison qui s’accommode de la variété de ses membres, un modèle atypique qui pourrait préfigurer ce que serait la gouvernance dans un âge de la multiplicité, et qui a pour nom l’Ekumen (notamment évoqué dans La Main gauche de la nuit, 1969 4). « L’Ekumen ne gouverne pas, il coordonne. Son pouvoir n’est autre chose que le pouvoir des États et des planètes qui le composent », au nombre de 83 en l’occur-rence. « Union multimondiale », son fonctionnement semble reposer sur un sens pointu du consensus à faire pâlir d’envie nombre de commissaires européens actuels : « L’Ekumen n’est pas un royaume, c’est un organisme de coordination, une chambre de compensation commerciale et culturelle » et « comme entité politique, [il] coordonne, il n’ordonne pas. Il n’a pas de lois à faire exécuter, ses décisions sont prises en conseil, par consentement mutuel, et non à l’unanimité ou par des ordres autoritaires. »

Dialogue, conciliation et unification : en filigrane, dans ces visions de rappro-chements internationaux ou interplanétaires, se dessine l’idéal d’une paix uni-verselle enfin actée, et d’une destinée commune à l’humanité outrepassant toute frontière. z Pierre-Antoine Marti

1. Russian Spring, New York : Bantam, 1991 (éd. française, Paris : Denoël [Présences], 1992).2. Timescape, New York : Simon & Schuster, 1980-1981 (éd. française, Paris : Denoël [Pré-sence du futur], 1982-1987).3. Stranger in a Strange Land, New York : Putnam’s Sons, 1961 (éd. française, Paris : Robert Laffont [Ailleurs et demain], 1970).4. The Left Hand of Darkness, New York : Ace Books, 1969 (éd. française, Paris : Robert Laffont [Ailleurs et Demain], 1971).

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