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LA VOIE DES LOGOS

LE FACE-A-FACE DES LOGOS IBM ET APPLE

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Comme toute identité, une identité visuelle peut être définie, en pre-'/ / mière analyse, comme une différence et tout à la fois comme une per-

manence. L'identité visuelle est différencè, en ce sens gu'elle assure lareconnaissance et la bonne attribution de l'entrer~rise eLgu'elleexprime la spécificité de celle-ci. D'un autre côté, l'identité visuelle estpermanence en ce qu'elle témoigne de l'UJerduré~ des valeurs indus-trielles, économiques et sociales de l'entre rise. La permanence neOlt pas être conçue ici ~mme une ~re r~pétiti0E. mais comme undevenu qUI possèae sa logique et comme un enchaînement orienté.

-IJE1rd'auttes-te-rmes; prus-sémïôtiques,TIaentitése conçoit ou s'appré-cie selon les deux axes du « système» (l'axe paradigmatique) et du« procès» (l'axe syntagmatique). Cette double dimension se retrouved'ailleurs implicitement dans la demande que les entreprises font auxcabinets de design et aux consultants sémioticiens puisque l'objectifpremier assigné à ces prestataires est de concevoir ou de restaurer lestraits d'expression et de contenu invariants qui, d'une part, assurentl'expression de l' « aspérité» de la société - un souci paradigma-tique, si l'on peut parler ainsi - et qui, d'autre part, permettent deraconter son projet de vie - souci que l'on pourrait qualifier de syn-tagmatique ...

\

Les logos des deux géants de l'informatique que sont IBM et AP.ple. - qui ne connaîtféès logos?- illuili:knt.parfaiteme.nt.1:.e...souci_<Leqif-( fèrence, et de p~ence auquel correspond le corporate <!.esign.Lepropos de cet essai n'est pas d'analyser les cahie~des charges auxquelsrépondaient ces identités visuelles ou les livres des normes graphiquesque respectent les deux sociétés. Nous voudrions examiner les prin-

44 La voie des logos 45Identités visuelles

cipes de différence et de permanence dont nous parlions à l'instant ennous situant en amont de ces réalisations, et non pas d'un point devue technique mais du point de vue de la signification. Nous aime-rions montrer que, si la construction én'afhrmaûon d'une identitévisuelle obéissent bien évidemment à des nécessités et à descontraintes tant institutionnelles que commerciales et techniques, ellessont aussi soumises à des lois proprement sémiotiques ou, si l'on veut,à des conditions générales de production du sens. -

Nous nous attacherons donc à analyser ces deux logos commedeux signes - ou plus exactement comme deux énoncés visuels-que nous intégrerons aux discours corporate respectifs des deux socié-tés informatiques. Et c'est l'explicitation des conditions sémiotiquesqui régissent la relation de leurs signifiants et de leurs signifiés quinous amènera par la suite à suggérer une comparaison entre le corpo-rate design et d'autres pratiques signifiantes, d'autres sémiotiquesvisuelles, apparemment fort éloignées- de lui dans le temps et dansl'espace.

cie pas des deux lettres précédentes, elles-mêmes de largeurs diffé-rentes. Ce n'est pas l'un des moindres mérites de ce logo que de se pré-senter en un seul bloc, alors qu'il est composé de trois lettres qui ontdes « poids » visuels et des rythmes si différents!

C'est en 1962 que P. Rand fera traverser les trois lettres par unesérie de bandes horizontales, et donnera donc au logo son aspectactuel (fig. 4). Le graphiste souhaitait doter le logo d'une plus grandeforce d'impact et en faire l'expression de la rapidité et de l'efficacité.

Fig. 1

Les invariants plastiques des logos IBM et Apple ABCDEFGHIConsidérons tout d'abord le plus ancien de ces deux logos : celuid'IBM. La première version de ce logo (fig. 1) - les bandes n'exis-taient pas encore - fut créée en 1956 par le graphiste Paul Rand àpartir des seules initiales de la dénomination sociale de la compa-gnie : l'International Business Machines. Typographe de formation,P. Rand, qui avait d'abord travaillé pour le magazine Esquire puis àl'agence de publicité de Bill Bernbach, collaborait alors avec le desi-gner Charles Eames et l'architecte Elliot Noyes à la conception del'identité visuelle globale que souhaitait donner à IBMson président,Tom WatsonJr.

Paul Rand dessina pour les trois lettres une typographie égyp-tienne originale. En effet, on remarquera que le l et le M possèdentbien les empattements rectangulaires caractéristiques de l'Egyptiennemais que ces derniers sont asymétriques par rapport aux jambes deslettres (fig. 2 et 3) De plus, les « yeux » du B ne présentent aucunarrondi et le M a été retravaillé dans sa largeur afin qu'il ne se disso-

JKLMNOPQ.rFig. 2

TI~T[( - --- --o - - ---o = - - =';'=

Fig. 3 Fig. 4

46 Identités visuelles

Un recueil même non exhaustif des différentes applications dulogo IBM montre vite qu'il existe plusieurs variantes, essentiellementdu fait du nombre des bandes et des utilisations en positif ou négatif.

- Les bandes peuvent être au nombre de treize pour la papeterieinstitutionnelle (cartes professionnelles, documents légaux ...) ou dehuit pour les documents commerciaux ou publicitaires (plaquettes,annonces-presse ...). -,

- De plus, deux versions positive et négative existent, pour desraisons optiques de bonne lecture. Regardons attentivement ces deuxversions. La quatrième bande du M à partir du haut, celle où se situesa pointe intérieure, est traitée différemment selon le cas: elle est cou-pée dans la version négative alors qu'elle est seulement entaillée dansla version positive. D'autre part, le rapport des barres claires et desbarres sombres varie : les barres claires sont moins épaisses que lessombres dans la version négative, et les barres sombres plus épaissesque les claires dans la version positive (fig. 5 et 6).

Le logo IBM connaît donc des réalisations variables qui font mieuxreconnaître par là même ses « invariants plastiques », pour reprendrel'expression du peintre André Lhote'. Ces invariants concernent laconfiguration générale du logo, son chromatisme et enfin ses formes.

- L'alignement des trois lettres produit une configuration ternairerelativement complexe: une sorte de triptyque - même si, encore unefois, P. Rand a bien veillé à ne pas dissocier visuellement les trois lettres.

- Le système des bandes organise une répétition, de type abab,de traits épais, horizontaux, disjoints et monochromatiques. Onnotera que le logo IBM est fondamentalement conçu comme un logomonochromatique, mais que sa couleur « institutionnelle » est unbleu vif et que cette couleur est si fortement associée à IBM qu'elle luia valu son surnom de « Big Blue ».

1 A. Lhote, Les invariants plastiques, Paris, Ed. Hermann, 1967. Nous prenons ici l'expressiondans un sens assez différent de celui d'André Lhote. Pour le peintre, les invariants plastiques sonttout à la fois de l'ordre du descriptif et du normatif: ce sont les traits récurrents, sans considéra-tion de lieu ni d'époque, qui constituent l'essentiel de la texture des grandes œuvres du « paysde la peinture ». Ces traits récurrents sont aussi, pour le peintre, des valeurs absolues, des « véri-tés» qu'un bon peintre se doit de respecter. Mais ils « ne se rencontrent à l'état pur que dans derares œuvres austères et dépouillées; dans ce cas, elles sont aveuglantes » (p. 87). Pour nous, lesinvariants plastiques ne relèvent que de la seule approche descriptive(ge sont des traits différenjtiels, et reconnus, à partir de leurs variables de réalisation, comme susceptibles d'être les traitspertinents de la forme d'expression d'une identité visuelle.

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Les versions positives et négatives requièrent un matérielde reproduction différent et ne sont pas interchangeables:

---- - -Fig. 5 ---- -----_. :===~- - --, --Fig. 6

Un effet d'optique, fréquent en photographie, modifie la perception Ild'une forme selon son traitement: en noir sur fond blanc,ou à l'inverse en blanc surfond noir.Pour équilibrer cette perception,il convient alors de maigrir légèrement la forme blanche.C'est le cas pour notre logotype.

Quant aux formes, elles découlent de l'Egyptienne créée parP. Rand et de la graisse importante du corps des trois lettres. Cesformes peuvent être caractérisées par leur puissance et leur angularité.

Voilà pour les invariants plastiques du logo IBM. Considéronsmaintenant le logo Apple (fig. 7). Conçu en 1977 par Rob Janov,directeur artistique à l'agence McKenna, il fut adopté et maintes foisdéfendu en interne par Steve Jobs lui-même'. Un logo multicolore!Son coût était jugé prohibitif, ne serait-ce que pour une utilisation

1 Nous nous référons à l'ouvrage tout à fait remarquable, très précis et très documenté, de Jef-frey S. Young sur les « dessous » de la révolution informatique et les premières années d'AppleInc. : Steve Jobs, un destin fulgurant, Paris, Ed. Micro Application, 1989.

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Fig. 7

quotidienne en en-tête de lettre. Qu'importe, c'est ce logo, avec laqualité de finition qu'il impliquait (une qualité recherchée précisé-ment par St. Jobs), qui remplaça le tout premier logo de la société. En1975, en effet, Ron Wayne, un ancien collègue de Jobs, du temps oùcelui-ci travaillait chez Atari, avait déjà dessiné un logo pour Apple(fig. 8). Dans un style qui rappelle l'univers des jeux « Donjons etdragons », celui-ci représentait Newton sous un pommier. ..

Il n'est pas inintéressant de noter ici quelques-unes des différencesles plus frappantes qui existent entre ces deux logos Apple. Toutd'abord, la pomme croquée de R. Janov semble vouloir rechercherquelque crédibilité ; on abandonne la comparaison présomptueuse àl'un des plus grands génies de l'histoire scientifique et l'on oublie laréférence à la peinture et au dessin d'illustration. De plus.. et sansentrer encore dans l'analyse proprement dite du plan du contenu dunouveau logo, celui-ci est figurativement beaucoup plus simple que la

scénette newtonienne (un homme du XVIIe siècle, dans la campagne,lisant un livre, sous un arbre aux branches duquel pend une pomme).La pomme croquée arc-en-ciel a le bénéfice d'une plus immédiatelisibilité.

Enfin et surtout, la pomme ne reprend pas le caractère narratif dela scénette newtonienne. Le premier logo d'Apple représente l'épisodequi, selon la légende, précède immédiatement l'intuition géniale duphysicien et astronome anglais. C'est un pictogramme, au sens quel'anthropologue André Leroi-Gourhan a donné à ce terme. L'image

Fig. 8

dans les contours, ce ne sont jamais à proprement parler des angles, afortiori jamais des anglesdroits.

- Le profil de la pomme circonscrit une séquence chromatiqueparticulière: c'est une non-répétition de bandes conjointes polychro-matiques. Le logo IBM, on s'en souvient, est constitué de bandesmonochromatiques disjointes. Cette non-répétition chromatique ad'autre part la structure d'un chiasme: la séquence est de type abba;selon l'axe de la verticalité, les couleurs froides ouvrent et ferment laséquence. Encore une fois, nous nous intéresserons plus tard à la dimen-sion figurative des logos (cf. infra, p. 69) mais nous pouvons déjà remar-quer que l'organisation chiasmatique de l'arc-en-ciel du logo Appleétonne, dans la mesure où elle donne les couleurs de l'arc-en-ciel dans ledésordre. Traditionnellement, l'arc-en-ciel est représenté par uneséquence de bandes polychromatiques allant des couleurs chaudes auxcouleurs froides, ou l'inverse. C'est ainsi d'ailleurs que les logos de socié-tés telles que Steelcase Strafor ou NBC ou que le logo du conseil régionalde la Lorraine exploitent le symbole de l'arc-en-ciel (fig. 9 et 10).

50 Identités visuelles

suggère en effet un avant, un pendant et un après'. La pomme cro-quée, au contraire, apparaît comme un mythogramme : elle n'induitpas la linéarité d'une histoire, même si - comme nous le verrons plusloin - elle est faite avec des IDorceallx de~tI:~istoire._~qui sont en eux-mêmes narratifs. Cette pomme assemble et articuledeux symboles dont les origines narratives respectives - un récit dedésobéissance et un récit de renouveau - sont en quelque sortemutuellement figées ou neutralisées du fait même de leur coprésenceet de leur imbrication. Nous retrouverons à plusieurs reprises au coursde cet ouvrage ce phénomène de détemporalisation par convocationet collocation de sigIles (notamment dans les essais consacrés à Chaneletâ Habitat). Venons-en pour l'heure à la reconnaissance des inva-r~du logo actuel d'Apple. --

Ce logo est d'autant plus étonnant que ses propres caractéristiquesvisuelles apparaissent comme le résultat d'une véritable déduction,faite à partir du logo IBM. Elles semblent le fait d'une inversion systé-matique des invariants de ce dernier.

- La silhouette de la pomme donne au logo Apple une configy-rat1illLrelatiyement simple. Même la « feuille » est inscrite dans lasilhouette générale de la pomme; elle constitue pas, à l'œil, une entitévéritablement autonome qui ferait du logo Apple un diptyque,comme on a pu dire que le logo IBM était un triptyque.

- Les formes du fruit et de la feuille sont entièrement construitesà partir d'arcs de cercle. La courbe domine et, s'il y a des ruptures

p

1 Voici comment A. Leroi-Gourhan définit le pictogramme par rapport au mythogramme dansLes racines du monde, Paris, Belfond, 1982, p. 64 : « Ce qui caractérise le pictogramme, dans sesliens avec l'écriture, c'est sa linéarité: comme c'est le cas dans l'alignement successif des phasesd'une action ... On peut étendre cela même à une action où le geste évoque le déroulement dutemps, comme on le voit à Lascaux : l'homme renversé par le bison, c'est un pictogramme,c'est-à-dire une image qui a un passé, un présent et un futur ... Le mythogramme, lui, présentenon pas les états successifs d'une action, mais les personnages non structurés linéairement quisont les protagonistes d'une opération mythologique. Dans les peintures australiennes, parexemple, de nombreux documents sont de simples mythogrammes. Lorsqu'on présente un per-sonnage et à côté de lui une lance, un oiseau ou un autre personnage, ces spécimens alignés lesuns à côté des autres ou confondus dans un motif général sont mythologiques. Ils ne tiennent quesur une tradition orale. Sur l'existence des mythogrammes dans les discours visuels contempo-rains, nous renverrons le lecteur à nos analyses :- d'une affiche Urgo (in Petites mythologies de l'œil et de l'esprit, op. cit.) ;- de la communication publicitaire des Presses Universitaires de France (in Sémiotique, marke-

ting et communication, op. cit.). Fig. 9

La voie des logos 51

Fig. 10

52 Identités visuelles

- Les couleurs chaudes sont ici privilégiées. Elles sont au centrede la configuration; elles sont plus nombreuses que les couleurs froides- un violet, un rouge, un orange et un jaune intercalés entre un bleuet un vert - et, surtout, c'est à leur hauteur que l'œil s'arrête sur cetaccident formel que représente la morsure dans la pomme.

Pour en terminer avec les invariants plastiques du logo Apple,signalons qu'ils posent eux aussi quelques problèmes de réalisation.Mais, à l'inverse de ceux que pose le logo IBM, ces problèmes concer-nent l'instance de la production, et non plus celle de la saisie commec'était le cas pour le logo IBM. La contiguïté des bandes de couleursdifférentes demande en effet une grande précision technique aumoment de l'impression. Or, une telle précision est difficile à obtenirsur certains supports et par certains procédés. C'est un fait que lacontiguïté et le polychromatisme du logo Apple coûtent cher ... Toutse passe comme si Steve Jobs avait saisi - intuitivement? -la perti-nence des invariants plastiques de son logo et qu'il avait, du coup,maintenu envers et contre tous le principe, sinon la réalisation systé-matique, de cette contiguïté et de ce polychromatisme'.

Si l'on considère d'un point de vue stratégique ce changementde logo, on peut dire qu'en adoptant la pomme croquée Appledésigne clairement son adversaire, et avoue son ambition. Avec unvéritable logo, simple et fort, avec la reprise du motif des rayures etl'inversion systématique des invariants plastiques d'IBM, Apple semet littéralement face à « Big Blue », comme en position de défi. Enoutre, en affirmant ainsi son identité, Apple délimite du coup cellede son adversaire, en le situant et en se situant au sein d'un mêmeunivers de discours. Avant de considérer les « messages » que lesdeux logos sont censés véhiculer selon les cultures respectives d'IBMet d'Apple, représentons par le schéma suivant les inversions et lasymétrie de leurs invariants plastiques telles que nous avons pu lesdégager (fig. Il).

1 L'ouvrage deJ.-S. Young donne de nombreux témoignages du sens inné du design de St. Jobs- si l'on peut parler de sens inné à propos de design! Il semble avéré, en tous cas, que ce soitbien St.Jobs qui ait recherché la cohérence entre le principe des produits Apple et leur manifes-tation sensible, et voulu par exemple l'aspect « fini» de leur extérieur comme de leur intérieur,ainsi que la forme générale et l'usage du plastique, de même qu'il a été à l'origine du nomde Apple.

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INVERSIONS ET SYMETRIE DES INVARIANTS PLASTIQUESDES LOGOS IBM ET APPLE

IBM APPLE

Structure • configuration complexe · configuration simple

- répètitlcn (abab) • non répétition (abba)

- de bandes disjointes ... • de bandes conjointes

Couleurs - ... monochromatiques - ... polychromatiques

- froides - chaudes

formes - épaisseur ('graisse") - traits: simples limites

- droites - courbes

Fig. 11

Les « messages» des deu,: logos z: S1~ ~1 d'APi ~ CC5I1JC11u ~ (9; I/CP._A "ra {Cf? JJ'I (p\tr;_~' -b-) IOlfL<9-'

Nous avons essayé jusqu'ici de reconnaître les traits visuels différen-tiels des logos IBMet Apple, dont nous faisons l'hypothèse qu'ils sontdes signes. Ce faisant, nous n'avons pas pour autant constitué cestraits en signifiants de ces signes: il n'y a de signifiants que par rap-port à des signifiés, et nous n'avons pas encore abordé le contenu deces logos. Pour être peut-être encore plus clair, disons ceci: examineraussi attentivement que possible les qualités visuelles d'un logo, d'unobjet ou d'une image, ce n'est pas encore avoir analysé leurs plans del'expression, leurs sig_ni!iants- même si l'on s'est soucié de ne travail-ler que sur les qualités invariantes et différentielles de ces objets desens. Aussi les invariants plastiques des logos IBM et Apple ne pour-ront-ils être considérés comme leurs signifiants respectifs qu'une foisassurée l'analyse de leurs « messages» et établie, par commutation',

1 La commutation est une notion centrale de la sémiotique. En effet, elle est « l'explicitation dela relation de solidarité - ou de la présupposition réciproque - entre le plan d'expression et leplan du contenu (d'un langage) selon laquelle à tout changement de l'expression doit corres-

54 Identités visuelles

la solidarité entre ces invariants d'expression et les unités sémantiquesqui constituent les contenus.Ici encore, il convient d'être clair: ce qui nous intéresse dans cette

étude, c'est de comprendre le rôle et la valeur de ces logos dans lescultures respectives d'IBM et d'Apple. C,es deux logos sont,dans l'ap-proche qui est la nôtre, deux signes parmI l'ensemble des sIgnes ver-baux et non verbaux émIs par les deux sOCIdes pour parIër d'ênes àelles-mêmes au moms autant que pour parler d'eIlëSaux autres. C'estpourquoi nous avons pris le parti d'intégrer ces deux logos dans un

\._..ensemble aussi im_p~tan.!.. et repré!~tatif que p<;ssible de documents~orporate et pu6liCItaires des deux sociétés.

Nous avons décidé de nous constituer une sorte de dossier, un peutoutes proportions gardées! - comme l'anthropologue se cons-

titue un dossier sur les objets rituels qu'il se propose d'analyser enregroupant toutes les informations possibles sur leur technique defab"DcatlOn, ~r usage et les mythës~-q_l.iire..nd~!lt ci)Ir:t.Pt~cf~ ori-gine. NoUs n'avons donc pas abordé le contenu de ces logos par cequ'ils peuvent « dire» ou suggérer à quiconque les rencontre: nousne cherchons pas à lister ce qu'ils « connoteraient », absolument et subspecie aeternitatis. Pas plus que nous n'avons cherché à recueillir, quali-tativement ou quantitativement, les effets de sens produits par ceslogos auprès de telle population ou cible, restreinte ou élargie.D'autre part, le recueil des discours corporate et publicitaires desdeux sociétés inclut, comme dans ra p1upart des discours, des élémentsd'e~plicitatio"iI (lés philosophies de ces sociétés, des récits - gui sontdes _réécÛlures! - de leurs origines sociales et culturèllës; ou -encoredes présentations de leurs bilans ou de leurs projets. Autant d'élé-ments auxquels sont systématiquement associés les logos et qui, encontextualisant ces derniers, leur donnent aussi sens et valeur. Enfin,il existe des discours qui se donnent pour l'explicitation des valeursexprimées par le logo, et qui en représentent autant d'interprétationsinternes.Il est de règle, par exemple, que les plaquettes de présentation

pondre un changement de contenu, et inversement » (A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique -Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette Université, 1979, p. 48). Méthodologi-quement, la commutation est la procédure de reconnaissance des unités discrètes de l'un oul'autre plan du langage étudié.

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d'un logo lors de son lancement ou que le livre de normes d'une iden-tité visuelle affirme, dans un texte préliminaire, les valeurs gue l'en-treprise fait si~ C'est ainsi qu'on peut apprendre, dans les docu-ments mternes et externes qu'IBM a publiés sur son logo, que celui-ciaffirme la « technologie avancée» de la société, sa « compétence}.>ainsi que la « haute qualité des services» gu'elle rend à ses clients. Cesont les mêmes valeurs ~i soustendent la communication commer-_ciale et publicitaire, toujours signée par le logo en couleur bleue.Selon les documents comparables de la sociêté Apple, la pomme cro-quée incarne, elle, l' « alternative» =- face à IBM, Apple s'est tou-jours présentée comme l'autre façon de concevoir l'informatique -mais aussi la « créativité », la « convivialité » et la « liberté ». Laconvivialité caractérise le rapport de l'utilisateur à son ordinateur, etla liberté, individuelle, est racontée comme la conquête d'Apple auprofit de tous. Petit récit prométhéen ...Une première analyse comparative des messages ainsi véhiculés

par les deux logos faIt reç_onnaIire leur dimension narrative. Il est eneffet question de progrès ou de bouleversements, de sujets performantset compétents, et de valeurs - la .qualité des services pour IBM, laliberté et la convivialité pour Apple. Enfin, on distribue des rôles :l'histoire informatique connaît donc elle aussi les héros positifs et lesheureux bénéficiaires des prouesses de ces derniers.A y re_garder de plus près, on remarquera que le récit d'IBM,

comm_~_Je récit d'Apple, repose sur l'a:~ic~lation de OeUx_pro-grammes narratifs di.§tincts : un programme de conception d'unepart et un programme de relation commerciale d'autre part. Dansle premier programme, IBM et Apple sont l'un et l'autre les sujets dediscontinuations dans l'histoire de l'informatique : une ou des« avancée(s) » pour IBM, une « alternative» pour Apple. Et à cha-cune de ces performances correspond une compétence : IBM parlejustement de « compétence » - au sens commun du terme - etApple de « créativité ». Le second programme narratif, quant à lui,fait intervenir un autre sujet, doté d'un autre rôle : le client-utilisa-teur. Ce programme peut être analysé comme la communication del'objet de valeur précédemment construit, que cette valeur soit dansle premier cas des « services » ou, dans le second cas, une « liberté »et une « convivialité ».

56 Identités visuelles

1984 et « 1984 »

On reviendra sur les différences sensibles qui existent déjà entre lerécit d'IBM et le récit d'Apple (cf. infra, p. 66) mais, pour le moment,on ne peut qu'être déjà frappé par la similitude narrative des mes-sages des deux logos : tous deux font le récit:

de la production d'une valeur ajoutée;d'une contribution à l'histoire de l'informatique;d'une relation commerciale,et d'un bénéfice-client;

Tous deux parlent de l'origine et de l'acquisition de cette richessecognitive que représentent figurativement l'ordinateur et l'informa-tique. On pourrait objecter qu'il n'y a jamais là que le discours corpo-rate le plus banal. En fait, l'étude de bien des logos dans bien des sec-teurs nous a persuadé du contraire. D'une part, tous les logos nedéveloppent pas un programme narratif aussi complexe et, d'autrepart, tous les logos ne parlent pas de leurs sociétés en vantant les dis-continuités que leurs performances ont créées dans leur univers secto-riel. Autrement dit, tous les logos n'exaltent pas l'esprit progressisteou révolutionnaire. Il en est gui exalte~t_!~ Eermane~c~t l'histoire

,1 inchangée.\\ t ----SI cette similitude narrative est aussi troublante, c'est que l'on areconnu auparavant l'existence d'une symétrie inversée entre les inva-J riants plastiques respectifs des deux logos. On se trouve ainsi, en pas-sant de la culture IBMà celle d'Apple, devant une inversion des traitsvisuels différentiels des logos alors que, parallèlement, leurs contenusnarratifs s'avèrent identiques.

Le phénomène est encore plus remarquable si l'on s'attache àdécrire plus particulièrement la culture Apple et à analyser l'en-semble de la communication de la société. En effet, afin d'éprouver lasolidarité entre les invariants plastIques du logo Apple et son « mes-sage» et afin de les constituer respectivement comme son signifiant etson signifié, nous nous sommes interrogé sur les traits d'expression quicorrespondraient dans le discours d'Apple à un récit de perpétuitéaccablante, et à un univers où les hommes connaitraient l'absence deliberté et de convivialité. En d'autres termes, comment Apple repré-

La voie des logos 57

sente-t-il un tel monde, qui réaliserait des valeurs en tous pointscontraires aux siennes? Plus précisément encore, quelle configurationgénérale, quelles couleurs et quelles formes expriment l'anti-mondeApple?

Il est possible de répondre à ces questions si l'on s'est attachéauparavant à rassembler le maximum de documents sur Apple et si,notamment, on a pu examiner les visuels et les films les plus représen-tatifs de sa communication. Il existe en effet un film très fameux danslajeune histoire d'Apple: c'est celui du lancement en 1984 du Macin-tosh, le produit-phare de la gamme Apple : un produit qui incarneaujourd'hui encore l'esprit Apple et l'apport de cette société à l'his-toire de l'informatique'.

Dans ses premières séquences, ce film montre des files d'hommesau crâne rasé marchant pesamment dans des tunnels qui relient degrands bâtiments gris. Chacun de ces hommes regarde droit devantlui, l'œil vide. Tous finissent par s'asseoir sur des bancs parallèlesdans une sorte de hall ou de nef, les yeux rivés cette fois sur unécran vidéo géant (fig. 12 et 13). Sur cet écran, aux rayures d'unbleu cathodique, apparaît le visage haineux de quelque Guidesuprême. On pense bien sûr à Big Brother et au livre de GeorgeOrwell : 1984. Le Guide tient un discours-fleuve; le public écoute,sans réactions. Arrive alors en courant, poursuivie par des gardessans visage, une jeune femme athlétique, armée d'un lourd marteau.Elle est blonde, ses formes sont généreuses; elle est vêtue d'un shortrouge et d'un tee-shirt où l'on reconnaît le dessin en couleurs d'unMacintosh (fig. 14). Elle réussit à lancer son marteau vers l'écran,qui implose. Le souille formidable de l'implosion atteint le publicqui, bouche bée, s'efface finalement dans la grisaille. Et, sur l'imagequi précède l'apparition du logo Apple, s'inscrivent ces deuxphrases: On January 24th, Apple Computer will introduce Macin-tosh. And you'll see why 1984 won't be like « 1984 ».

Le lecteur aura compris que l'on retrouve dans l'univers orwelliende ce film tous les invariants plastiques du logo IBM.

- La configuration relativement complexe qui le caractérise estici celle des extérieurs de la cité totalitaire.

1 Le film d'Apple 1981 fut conçu par l'agence américaine Chiat Day et réalisé par Ridley Scott.

58

Fig. 12 Fig. 13

Fig. 14

- Les files d'hommes au crâne rasé qui portent tous le mêmevêtement, mais aussi la répétition de le~rs pas martelés ou celle desrangées dans la grande salle vidéo sont autant de répétitions d'unitésdisjointes de même type.

- On retrouve enfin le même monochromatisme froid, et lamême dominance des lignes droites: tunnels, bâtiments, murs du hall,files et alignements ...

La voie des logos 59

La jeune femme, par contre, figure une silhouette unique. Ses ron-deurs et ses courbes sont clairement mises en valeur dans certainsplans. Enfin, son short est d'un rouge intense, et les traits de couleursqui dessinent le Macintosh sont parfaitement visibles... On retrouvedonc dans le traitement de la silhouette de la jeune femme les inva-riants plastiques du logo Apple.

Un curieux phénomène sémiotique

1 Les systèmes semi-symboliques sont des systèmes signifiants caractérisés par une corrélationentre des catégories relevant du plan de l'expression, d'une part, et, d'autre part, du plan ducontenu. Dans notre culture, l'exemple classique de serni-symbolisme est celui de la corrélationentre la catégorie verticalité vs horizontalité du mouvement de la tête (une catégorie de l'ex-pression du langage gestuel) et la catégorie affirmation vs négation (catégorie du plan ducontenu).

verticalité vs horizontalitéExpression:

Contenu: affirmation vs négation

Pour une introduction aux problématiques engagées par ce type de systèmes signifiants, onlira l'article Semi-symbolique, in A.-J. Greimas etJ. Courtés, Sémiotique, dictionnaire raisonné de lathéorie du langage, t. 2, Paris, Hachette, 1986, p. 203-206.

60 Identités visuelles

part, certaines catégories sémantigues gui organisent s<2_ncOIlt~p.~nprofondeur :

Configuration complexe vs Configuration simpleMonochromatisme froid vs Polychromatisme chaud

Formes droites vs Formes courbesRépétition d'unités identiques vs Silhouette non répétée

---Servitude vs LibertéPerpétuité vs Avant/après

Mais là n'est pas le plus intéressant. Ce qui l'est bien davantage ànotre avis, c'est que nous sommes amené ainsi à rencontrer, à l'issued'une analyse des logos de deux sociétés informatiques, un « phéno-mène remarquable » que Claude Lévi-Strauss a observé en s'atta-chant à décrire les masques de deux sociétés indiennes de la côtenord-ouest des Etats-Unis!Dans La voie des masques en effet', l'anthropologue rappelle le « lien

presque charnel » qu'il a noué depuis ses années américaines avecl'art de la côte nord-ouest des Etats-Unis et les nombreuses questionsqu'il se posait à propos du style et des formes de certains masques.L'ouvrage débute sur l'affirmation de la valeur heuristique généralede l'approche structurale : « A toutes ces interrogations, je suis restéincapable de répondre avant d'avoir compris que, pas plus que lesmythes, les masques ne peuvent s'interpréter en eux-mêmes et pareux-mêmes, comme des objets séparés. Envisagé au point de vuesémantique, un mythe n'acquiert un sens qu'une fois replacé dans legroupe de ses transformations; de même, un type de masque, consi-déré du seul point de vue plastique, réplique à d'autres types dont iltransforme le galbe et les couleurs en assumant son individualité. Pour~cidllalité s'oppose à celle d'un autre masque, il faut et_iLsuffit ~ulL!P~me_rapp'ort J2.révaleentre le message que le premiermasque_3..P.OJll"_fom;.ti&~~~ouje connoter, et le messageqldS dans.Ja.imême cult~anLune culture voisine, l'autremasque a charge de véhiculer. »2

__..-- .----

1 Cl. Lévi-Strauss, La voie des masques, Paris, Plon. L'édition de référence sera ici celle, revue etaugmentée, de 1979.2 Cl. Lévi-Strauss, La voie des masques, op. cil. p. 18.

La voie des logos 61

Cl. Lévi-Strauss s'attache en premier lieu à reconnaître les inva-riants plastiques du masque dit swaihwé qui, dans toute l'aire cultu-relle considérée, portait chance et favorisait l'acquisition des richesses.C'est un masque orné de plumes, dont la couleur dominante est leblanc. Il se caractérise aussi par des yeux protubérants et une bouchegrande ouverte d'où sort une énorme langue (fig. 15). Après avoirlonguement et minutieusement analysé les mythes d'origine dumasque swaiwhé, l'anthropologue montre que, d'un point de vuesémantique, celui-ci a une double affinité : avec les poissons d'unepart et avec le cuivre d'autre part. Nous reviendrons plus loin surcette double affinité (cf. infra, p. 66).Dans un second temps, pour comprendre la « raison d'être» de

ces traits et afin de les articuler en système, Cl. Lévi-Strauss va recorî~naître le meme masque chez les voisins d_e.~~afu.b.,_Jes_Kwakiutl: ilpossède les mêmes invariàrifs pfastlques, le même nom (xwéxwé oukwékwé) et contracte la même relation.avec ~ poissons et avec lecuivre. Puis il s'attache à montrer ~_patibiIùé qui existe, cettefois-ci, entre ces masgues3w..~xlPéet le..§..!.i~lLes_g:s,dont le cuivre est toutà la fois la matière par excellence et le symbole.Cl. Lévi-Strauss se refuse alors à clore le dossier sur le simple cons-

Fig. 15 Fig. 16

62 Identités visuelles

tat des fonctions opposées _remplies par le même masque chez lesSal~~part et chez les Kwakiutl d'autre par_SIl fait l'hypothèse- très structurale encorêùnè'Tôis - que lès formes, les couleurs et lesaspects de ce masque sont indissociables d'autres auxquels ils s'oppo-sent, « parce que choisis pour caractériser un type de masque dontune des raisons d'être fut de contredire le premier. Dans cette hYPOD 'thèse, seule une comparaison des deux types permettra de définir unchamp sémantique au sein duquel les fonctions respectives de chaque ~type se compléteront mutuellement'.

Par déduction, l'anthropologue définit cet autre masque:il sera noir ou de couleurs sombres;ses garnitures, d'origine animale elle aussi, seront à base de poilset non plus à base de plumes;ses yeux réaliseront le trait inversé de la protubérance: les orbitesseront creuses;enfin, sa bouche interdira à la langue de s'étaler.

Or ce masque existe bien chez les Kwakiutl: c'est le masque de laDzonokwa, une géante farouche, détentrice de richesses fabuleusesqu'elle offre spontanément à ses protégés (fig. 16). Le masque de cette

, " Dzonokwa possède donc la même fonction sémanti~ue que le masque'n.~<;::.r-\ 1 ,sw~a ~ct la soiii.Cë<iesûch sses. Par contre, ilrI"~~~J:en est l'exacte inversion 2.lagigue. Et il fait face, dans la culture kwakiutl,\1(J) c' 1 au masque xwéxwé qui, on l'a vu, a le même aspect que le masque

swaihwé des Salish tout en ayant une fonction sémantique inverse.A partir de ce constat, Cl. Lévi-Strauss donne la formute cano-

nique du rapport de corrélation et d'opposition qui existe entre lesdeux types de masques et les fonctions sémantiques que les deuxgroupes ethniques leur assignent: « Quand, d'un groupe à l'autre, laforme plastique se maintient, la fonction sémantique s'inverse. Enrevanche, quand la fonction sémantique se maintient, c'est la formeplastique qui s'inverse. »2 Ce « phénomène remarquable » est illustrépar le schéma suivant où les traits pleins co:_respondent à la formeplastique et les pointillés au message (fig. 17).

1 Ibid., p. 59.2 Ibid., p. 88.

XWEWXEkwakiutl

63

SWAIHWEsalish

DZONOKWAkwakiutl

.. ..•• •••• •••• ••.. .-•••••.- ..•• •••• •••• ••.. ..• •

Fig. 17

Qu'avions-nous observé nous-mêmes à la suite de l'analyse com-parative des logos d'IBM et d'Apple puis à celle du film de lance-ment du Macintosh? Nous avions observé le même phénomène : dulogo IBM au logo Apple, les caractéristiques plastiques s'inversaientalors que leur contenu narratif se maintenait. Par contre, l'universorwellien du film 1984 d'Apple reprenait les caractéristiques plasti-ques du logo IBMmais il le faisait pour en inverser le sémantisme :le fIlm parlait ~~étuité~e ~~~tude et de :ol~~de. Nous pou-vons donc reprendre la schématisation de Cl. Lévi:Strauss pourvisualiser le rapport de corrélation et d'opposition que nous avionsdégagé alors (fig. 18).

.. ..•• •••• •••• ••.. .-

•••••.- ..•• •••• ••.. -.a-· ...

~OGOi8M

I,..OGO

Apple

Fig. 18

64 Identités visuelles

L' « étrange dichotomie » des thèmes et des motifs classiques auMoyen Age.D'aucuns pourraient s'imaginer qu'il n'y a entre nos deux logos et

les masques indiens de Lévi-Strauss qu'une heureuse coïncidence; ils'agirait là d'une de ces curiosités qu'on peut rencontrer au hasard deses lectures et de ses travaux, et qu'il est toujours loisible de collection-ner si l'on a rien à faire de plus sérieux. Un peu à la manière de cesnobles ou grands bourgeois des XVII' et XVIII' siècles qui avaientlancé la vogue des « Salons de curiosités »...Ce n'est pas notre sentiment. Non seulement - comme nous allons le

voir plus loin avec le « total look » chanelien - nous avons rencontréd'autres exemples de ce phénomène sémiotique, mais encore d'autresgrands chercheurs que Cl. Lévi-Strauss, travaillant sur des œuvres pro-venant d'autres âges et d'autres cultures, ont observé et analysé cemêmetype de corrélations et de transformations. Ainsi, dans l'introduction àsesEssais d'iconologie, l'historien de l'art E. Panofsky aborde lesproblèmesque posent l'iconographie et l'iconologie de la Renaissance, en tantprécisément que « seconde naissance de l'antiquité classique »1.Rappe-lant que leMoyen Age ne fut nullement aveugle aux beautés de l'art clas-sique et qu'il prit un intérêt profond aux valeurs intellectuelles et poéti-ques de la littérature classique, E. Panofsky insiste sur le fait qu' « il estsignificatif qu'à l'apogée même de la période médiévale (aux XIUC etXIve siècles),des motifs classiques n'aient jamais servi à la représentationde thèmes classiques et, corrélativement, que des thèmes classiquesn'aient jamais été exprimés par des motifs classiques »2.Plus loin, l'au-teur des Essais d'iconologie en vient à la raison de ce phénomène tout à faitcomparable au nôtre et à celui de Lévi-Strauss, même s'il ne concernecette fois que le seul plan du contenu des images - on suppose donc icique le lecteur admette que la dimension figurative des motifs pan of-skyens et la dimension abstraite de ses thèmes sont dans le même rapportde solidarité que les plans d'expression et du contenu d'un langage".

1 E. Panofsky, Essais d'iconologie, Paris, Ed. Gallimard, 1967, p. 32.2 E. Panofsky, op. cit., p. 33.3 Nous nous sommes plusieurs fois expliqué sur ce point, notamment:_ dans une analyse du roman d'E. Jünger: Sur les falaises de marbre; cf. « Des couleurs dumonde au discours poétique; analyse de la dimension chromatique des Falaises de marbred'E. Jünger », in Documents 1 . 6, INALF·CNRS, 1979;

_ dans des études d'images aussi différentes qu'une bande dessinée de B. Rabier ou des visuels

La voie des logos 65

Panofsky considère tout d'abord la raison qui vient immédiate-ment à l'esprit d'un médiéviste: « Si nous demandons la raison decette curieuse séparation des motifs classiques chargés d'une significa-tion non classique, et des thèmes classiques exprimés par des person-nages non classiques, dans un cadre non classique, la réponse quid'emblée se propose paraît tenir à la différence entre la tradition parl'image et la tradition par les textes. »1 Mais cette explication nerésiste pas à l'analyse : « Le contraste entre les deux traditions, parl'image et par les textes, pour important qu'il soit, ne saurait à lui seulexpliquer l'étrange dichotomie entre motifs classiques et thèmes clas-siques qui caractérise l'art du Moyen Age. En effet, même lorsqueavait existé une tradition de représentation en certains domaines del'imaginerie classique, cette tradition de représentation fut délibéré-ment reniée en faveur de représentations d'un caractère radicalementnon classique, dès que le Moyen Age eut élaboré un style qui lui fûttout à fait propre. »2En fait, pour Panofsky, « le divorce entre thèmes et motifs classi-

ques ne s'accomplit pas seulement par suite d'une absence de tradi-tion dans la représentation, mais. en dépit d'une tradition dans lareprésentation »3. L'historien de l'art suggère finalement que cedivorce est lié à l'identité même de la culture du Moyen Age, et à lapleine réalisation de celle-ci. L'idée était déjà présente quand Panof-sky parlait plus haut de l'apogée de la période ~édiévale, de l'étrangedichotomie « qui caractérise l'art du Moyen Age» ou encore de « stylequi lui fût propre ». Cette idée est de fait développée dans les dernièrespages, et précisément en termes de système sémiotique : « Il est clairqu'une époque qui ne pouvait ni ne voulait prendre conscience quemotifs et thèmes classiques étaient corrélatifs au sein d'une mêmestructure, a tout fait en réalité pour éviter de sauvegarder leur union.Une fois que le Moyen Age eut établi son propre idéal de civilisation etdécouvert ses propres méthodes d'expression artistique (c'est toujoursnous qui soulignons), il lui devint impossible de goûter et même de

de publicités pharmaceutiques: a) Petites mythologies de l'œil et de l'esprit, Paris-Amsterdam,Ed. Hadès-Benjamins, 1985, p. 79-98; b) Sémiotique, marketing et communication, Paris, PUF,1990, p. 83-118.

1 E. Panofsky, op. cit., p. 34.2 Ibid., p. 39.3 Ibid., p. 40-41.

66 Identités visuelles

comprendre tout phénomène qui n'eût aucun commun dénominateuravec l'univers contemporain. »1

Si nous avons souligné dans la réflexion de Panofsky ces expres-sions de « propre idéal» et de « propres méthodes d'expression »,c'est encore une fois pour indiquer que l' « étrange dichotomie» ana-lysée par E. Panofsky pose bien le problème de l'identité, et que cephénomène d'inversion et de maintien de signifiants ou de signifiésentre deux systèmes nous semble constituer l'un des modes véritable-ment sémiotiques de production d'une identité visuelle, « sémio-tique » en ce sens que ce mode de production concerne directement larelation de solidarité des deux plans qui est constitutive du signe et,plus généralement, du langage.

Richesse minière et richesse cognitive

Revenons à nos logos et aux masques de Lévi-Strauss. Le profit quenous pouvons tirer de la lecture de La voie des masques va au-delà de laseule découverte d'un parallèle entre deux logos de sociétés informati-ques et deux masques de sociétés indiennes. En effet, le parallélismepeut être prolongé si l'on revient un moment sur les petits « mythesd'origine» de la richesse que sont les contenus narratifs des deuxlogos. L'informatique n'est-elle pas, dans nos sociétés, une figure de larichesse au même titre que le cuivre l'est dans les sociétés étudiées parLévi-Strauss?

L'analyse que l'anthropologue faisait des mythes d'origine corré-lés aux masques swaihwé et Dzonokwa montrait que si la structurenarrative de leurs messages justifiait qu'on considérât leurs fonctionssémantiques comme identiques, il n'en demeurait pas moins que lesdéfinitions de la richesse chez les Salish et chez les Kwakiutl étaientradicalement différentes. Chez les Salish, le cuivre est d'origineaquatique - il est lié aux poissons - et il est d'origine verticale_ il est péché ou remonté des eaux profondes. De plus, il s'agitde morceaux de cuivre natif. Chez les Kwakiutl, c'est tout le

1 Ibid., p. 42.

La voie des logos 67

contraire : le cuivre est d'origine terrestre et horizontale - laDzonokwa qui le possède habite au coeur des forêts. Enfin, il s'agitde plaques de cuivre décorées. On aura reconnu, à l'œuvre dans lesqualités opposées des cuivres recherchés par les Salish d'une part etpar les Kwakiutl d'autre part, la grande catégorie axiologiquenature vs culture.

Il n'en va pas autrement des conceptions de cette richesse cogni-tive qu'est l'informatique dans les cultures IBMet Apple. Ces concep-tions relèvent elles aussi de deux investissements axiologiquescontraires: de deux « philosophies » de la connaissance, dont on peutdire que l'opposition ne date pas de notre ère technologique! Le logoIBMest au départ ~n sigle, et il reste un sigle même après la traverséedes trois lettres par la série des huit ou treize bandes. Ce logo renvoit""àumode de représentation numèrique par son jeu -de présences etd'absences, de couleur et de non-couleur, mais aussi au langage ver-bal et à sa manifestation linéarisée: l'écriture. Cette dimension fonda-mentalement verbale et linéaire de ce logo est paradoxalement à l'ori-gine d'une des plus belles images d'IBM. En 1981, dans une affiche quifonctionnait comme une sorte de rébus de la philosophie de la société,Paul Rand a précisément joué sur le phonétisme de IBMen anglais, etdessiné de gauche à droite et sur une même ligne"hci~ntale un œil,une abeille et le M en huit bandes du logo hB-M afin d'exprimer lesvaleurs de l'innovation et du travail exaltées par la ~ete (hg. 19).

Tout au contraire, le logo~A:ppteescd~ l'orare de l'image et del'agencement non linéaire des signes : il combine deux symbolesvisuels - une pomme croquée, un arc-en-ciel, nous allons y reve-nir - dont l'un circonscrit l'autre et donne ainsi au logo une manifes-tation « rayonnante» et non linéaire. De plus, au verbal s'opposecette fois le non-verbal, ainsi qu'au numérique l'analogique.OSerrière ces deux attitudes épistémiques, derrière ces types de lan-

gages et de discours inversement privilégiés, il n'est pas illégitime dereconnaître de~randes axiologies de la connaissance gui perdurent àtravers les âges de la-pens~ç _Q.ççidentale: celle, phonocentrique, qui,d'Aristote ... à IBM,exalte la raison et la connaissance indirecte des réali-tés du monde par la médiation du langage verbal; et celle, optocen-trique, qui, de Plotin ... à Apple, a choisi le camp de l'intuition et de laconnaissance directSJS'il est vrai, comme le sémanticien François Ras-tier l'a fait remarquer lors d'un récent congrès de l'Association interna-

68

Fig. 19

tionale de sémiologie de l'image', que les centres américains de recher-ches en sémantique cognitive sont eux-mêmes les avatars de ces deuxgrandes traditions et que ceux de la côte Est privilègient la penséerationnelle et ceux de la côte Ouest l'intuition, il est alors assez amusantde se rappeler qu'IBM est « originaire » de la côte Est et Apple de la côte

1 François Rastier fit cette remarque au cours de la discussion qui SUiVIt sa communication« Image et langage: peinture parlante et poésie muette », au ne Congrès de l'Association inter-nationale de sémiologie de l'image (Bilbao, décembre 1992). Les Actes du Congrès sont àparaître.

La voie des logos 69

Ouest ... Si cela était vrai, ce ne serait pas le moindre profit et plaisir dela sémiotique que d'opérer de telles transversalités dans le temps descultures occidentales ou dans l'espace des sociétés américaines.

« La figurativité n'est Jamais innocente » A. -J. Greimas

Venons-en maintenant à la pomme croquée et à l'arc-en-ciel reconnais-sables dans le logo Apple, ainsi qu'au lettering choisi par P. Rand pourle logo IBM.Jusqu'ici, notre analyse a porté sur la seule dimension plas-tique des deux logos. Nous avons retardé, pour ainsi dire, l'analyse deleur dimension figurative. Nous ne voulions pas en effet aborder ceslogos par leur lexicalisation immédiate; nous avons toujours défendu- et maintes fois illustré, nous l'espérons - la thèse que les œuvresvisuellespouvaient se révéler des objets de sens sans qu'elles soient d'em-c:lée transposées en textes, « mises en langue », comme on disaitna uère1• De fait, si nous ouvons maintenant aborder légitimementl'analyse de la dimension~rative des deux ogos, c est que ana yse<jeleur dimension plastique a permis auparavant de les définir commedes signes.

Dans un ouvrage consacré aux plus remarquables identitésvisuelles de ces dernières années,Jean-Louis Gassée, alors président del'Apple Products Division, parlait ainsi de la signification du logoApple: « L'un des grands mystères, c'est notre logo: symbole de plai-sir et de savoir, croqué en partie, dans les couleurs de l'arc-en-ciel,mais pas dans l'ordre qui convient. On ne saurait imaginer un logoplus adéquat: plaisir, savoir, espoir et anarchie. »2 Il est patent icique la lecture figurative est un fait de culture ou, autrement dit, quel'examen des figures qui peuvent être reconnues, dans un logo en l'oc-currence, ne se fait jamais qu'à partir d'une grille de lecture dumonde qui est sienne, c'est-à-dire acquise dès l'enfance et propre à saculture. Ainsi, en notant que l'arc-en-ciel d'Apple n'est pas « dansl'ordre qui convient », J.-L. Gassée se réfère à une représentation

1 Cf.J.-M. Floch, Quelques positions pour une sémiotique visuelle, et A propos de Rhétorique del'image de R. Barthes, in Bulletin, n? 4/5, Paris, ILF-CNRS, 1978, et Petites mythologies de l'œil et del'esprit, Paris/Amsterdam, Hadès/Benjamins, 1985.2 J.-L. Gassée, cité dans Graphis corporate identity, 1, Zurich, Edition Graphis Press Corp., 1989.

70 Identités visuelles

codée de ce phénomène physique, représentation selon laquelle laséquence chromatique débute « normalement » par les couleursfroides et se termine par les couleurs chaudes, ou vice versa - en touscas, jamais selon ce chiasme chromatique que nous avons relevé plushaut au cours de l'analyse des invariants plastiques du logo Apple.

En reconnaissant une pomme croquée et un arc-en-ciel dans le logode sa société, J.-L. Gassée en donne une lecture très prévisible de lapart d'un individu issu de la culture judéo-chrétienne qui va les identi-fier comme deux des motifs les plus fameux de la Bible. La pomme cro-.guée renvoie à l'histoire d'Adam et Eve: à l'Arbre de la Connaissance,à la ruse de la première femme et à la désobéissance des créatures deDieu. Quant à l'arc-en-ciel, il renvoie à l'histoire du Déluge et à la finprochaine des tourments de Noé. Il faut bien admettre ici cette absenced' « innocence» de la figurativité dont parlait A.-J. Greimas: la dimen-sion figurative est celle où s'actualisent, dans la production ou dans lasaisie du sens, les significations secondes: les « connotations ».

C'est ainsi aussi que la pomme entamée peuITtre comprise parles mêmes individus ou par d'autres utilisant alors d'autres grilles delecture et de sélection des éléments signifiants - comme une allusionà la ville de New York, communément surn?!llmée « Bi~_pple », etpar là comme une allusion à la côte Est. La pomme croquée pourradès lors être interprétée comme une suggestion du sort qu'Appleaimerait réserver à IBM ... Du fait de sa figurativité et de la convoca-tion des grilles de lecture que toute figurativité entraîne, la pommepeut enfin être interprétée, par ceux qui ont une connaissance encoreplus approfondie de l'histoire américaine, comme une figure privilé-giée des années soixante : comme une réminiscence des chansons deBob Dylan ou des Beatles, ou encore comme une allusion aux régimesvégétariens de Steve Jobs et aux vergers des communautés spirituellesque ce dernier fréquentait à l'époque de la fondation d'Apple'.

Intéressons-nous maintenant au prisme des couleurs en désordre.Ce prisme est un des motifs plastiques récurrents du discours visuelpsychédélique des mêmes années soixante; il est lié à l'engouementd'alors pour les philosophies orientales et à la recherche des « champsde conscience» que ces dernières sont censées ouvrir. ..

1 Cf. J. S. Young, op. cit., p. 91.

La voie des logos

On remarquera par ailleurs que l'arc-en-ciel en désordre du logoApple a perdu son arc! Tout se passe comme si le bricolage figuratifdu logo avait conservé du motif biblique sa composante chromatiqueaux dépens de sa composante formelle: on aurait choisi de réexploiterla matière colorée de ce morceau d'Histoire et non sa configurationgéométrique. Ce faisant, avec le prisme, c'est le symbole de la renais-sance, du renouveau et de l'ouverture des possibles qui est intégré aulogo, alors que celui de la nouvelle alliance - l'arc - a été, lui,rejeté. Faut-il voir là aussi la volonté de s'opposer à IBM? Il est cer-tain que le face-à-face avec le logo de « Big Blue» est encore plus évi-dent si l'on ne reprend de l'arc-en-ciel que le prisme, afin de le traiteren bandes horizontales. A l'effet de séquence réalisée à partir du sys-tème binaire contraignant - couleur/non-couleur/couleur/non-cou-leur ... - qui est produit par les barres du logo IBM, s'oppose l'effet depalette du logo Apple, et par là l'idée de choix parmi des possibles.

Mais peu importe le signifié second qui peut être attribué au logoApple à partir de la reconnaissance de son désordre chromatique;l'essentiel pour nous ici est de montrer que la figurativité d'un logodote celui-ci d'une certaine « épaisseur» culturelle aux yeux de tel outel public ou de tefle ou telle cible, et rend plus efficace son messa~dénotatll ---

On peut trouver cette même fonction persuasive de la dimensionfigurative dans le logo IBM. Certes, il peut sembler paradoxal de parlerde figurativité à propos d'un tel logo. Mais si l'on admet d'une part quela fi urativité résulte de la reconnaissance dans le lan du contenu d'unlangage, d'pujtés dl! plan de l'expression du« monde naturel »1 t si l'onadmet d'autre part que le « monde naturel» est une macrosémiotigueincluant entre autres lës'.sémiotiqll,.es.....typ· eut alorsconsidérer que les Egyptiennes, et le bloc constitué par les bandesbleues, constituent la dimension figurative du logo IBM.

1 Nous entendons ici par « monde naturel» l'ensemble des qualités sensibles par lesquelles lemonde s'offre à l'homme, mais à l'homme en tant qu'être social, intégré dès l'enfance à telle outelle culture. C'est ainsi d'ailleurs qu'on parle de « langues naturelles» pour signifier l'antério-rité de celles-ci par rapport à l'individu. Il faut donc considérer le « monde naturel » comme unénoncé syncrétique mettant en jeu de multiples sémiotiques particulières. A un niveau plus théo-rique, le « monde naturel» doit être compris comme une interprétation sémiotique des notionsde « ré~érent » ou de « contexte extra-linguistique » apparues daîlS les théones nngnlstiqoes-:ulsens stnct.

71

72 Identités visuelles La voie des logos 73

De quel univers est donc issue l'Egyptienne? Quel mondeconvoque-t-elle? L'Egyptienne est la typographie de l'u~i:::ers com-mercial, du monde de l'affiche, du fronton des drugstores; c'est latypographie du business triomphant. Elle a été spécialement conçuepour assurer le maximum d'impact à une annonce ou à une informa-tion publique. C'est une typographie née au début du XIXe siècle, etque son exploitation massive aux Etats-Unis à l'époque même de leurnaissance peut faire comprendre que les Américains estiment qu'elleest légitimement leur (fig. 20). Ce n'est pas le cas des autres grandestypographies occidentales ...

Considérons maintenant les bandes horizontales du logo. Le dis-

positif des bandes parallèles horizontales dote le logo d'une appréciableforce d'impact, nous l'avons déjà dit, mais il possède aussi sa propre sug-gestivité culturelle. Dans la culture américaine, il est associé en effet àl'emplacement réservé aux signatures dans les documents légaux et, parlà même, au thème du respect de l'engagement pris (fig. 21). Onretrouve donc, dans les significations secondes actualisées par la figura-tivité typographique du logo IBM, les thématiques conjointes du pro-IQ"ès,de l'efficacité et du respect des engagements. Or ces thématIques

Raw LIRE BETWEER

ALBANY IIBWBIJBGL.4NDINO .117'

HllIuburgh, ~lnl"l"orf)ugh, ~liltOIl, POII~ltkeeJ.sie, Hyde~1~;S~:i~ill":~~:;:t~~~~~~!::k~~f~~~;~!~::;:~:J:i::II~i(:::~;:'~t~~~~;'l~~~:llnl)- .~ -~-~-...----~

0" 111,,1''.I1eJ· .8IONb./lF, Oclobel' 1S'h,

Fig. 21

constituaient déjà le «message» corporate auquel était associé le logo.On se souvient qu'IBM parle, à propos du bénéfice-client, de la « hautequalité de ses services» alors que, pour sa part, Apple parle de convivia-lité et de liberté - ou, en d'autres termes appeliens, de « démocratie ».La différence est d'importance: tous deux parlent de valeurs, mais là oùApple propose des valeurs de base - existentielles ou utopiques, avons-nous pu dire ailleurs' - et vise ainsi à s'identifier au destinataire de sonmessage ou de son action, IBMpropose des valeurs d'usage (des valeurspratiques) et garde une distance par rapport à son propre destinataire,en maintenant la distinction et la hiérarchisation des programmes d'ac-tion de chacun. L'éthique d'IBM est celle du prestataire; elle n'est pascelle du compagnon de route ou du complice.

Fig. 20

1 J.-M. Floch, Sémiotique, marketing et communication, op. cit. On renverra ici au chapitre consacréà la publicité automobile et aux campagnes Citroën «<J'aime, j'aime, j'aime ... »). Nous revien-drons sur cette axiologie de la consommation lors de notre analyse du discours des fabricants demeubles ainsi que du discours de l'offre Habitat (infra, p. 148).

ST, NICHOLASCiAPTAIN WILSON,

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76 La voie des logos 77Identités visuelles

ques que tenaient leurs dimensions plastiques. Il n'est peut-être pasimpossible même de retrouver dans le motif des rayures et dans lesexploitations qu'en font les deux logos ce « curieux phénomène »,cette « étrange dichotomie » de maintien et d'inversion sémiotiquequi est au centre de cet essai. Nous retrouverions alors l'existence dece phénomène dans le seul plan du contenu, entre niveau abstrait etniveau figuratif - existence que l'historien E. Panofsky avaitreconnue dans l'iconographie médiévale, on s'en souvient. Expli-quons-nous.

Dans un récent ouvrage intitulé L'étoffe du diable'; l'historien de lasymbolique occidentale Michel Pastoureau s'intéresse aux rayures ets'attache à en suivre les avatars du Moyen Age à nos jours. A plu-sieurs reprises, M. Pastoureau revient sur les caractéristiques visuellesqui font des rayures un motif formel et chromatique bien particulier.Tout d'abord il y a cette force d'impact, cet effet de perpétuel mouve-ment, qui permet à la surface ainsi rayée de faire écart par rapport àtout ce qui entoure:« Dans toute image, l'élément rayé est celui quise voit le premier. » C'est précisément l'une des raisons pour les-quelles, on s'en souvient, Paul Rand a choisi de faire traverser les troislettres du logo IBMpar une série de bandes horizontales. Comme ledit l'historien, les rayures « font du bruit» et, « opposé à l'uni, le rayéconstitue un écart, un accent, une marque »2. On ne saurait mieuxdire l'intérêt immédiat - psychophysiologique, pourrait-on dire -des rayures pour un logo.

Il y a d'autre part le fait que les rayures - les véritables rayureshéraldiques, qui sont aussi celles du logo IBM- font fusionner en unseul plan la figure et le fond. Or c'est cette caractéristique qui sembledéclencher les diverses transformations historiques du sémantisme desrayures et les fait associer tout d'abord au diabolique et à la transgres-sion: « Toute surface rayée semble tricher, puisqu'elle interdit à l'œilde distinguer la figure du fond sur lequel elle est posée. La lecture enépaisseur - qui est le procédé habituel pour lire des images àl'époque médiévale -, en commençant par le plan du fond et en serapprochant du plan le plus rapproché de l'œil du spectateur, devient

impossible. La structure "en feuilleté", à laquelle est si sensible et siaccoutumé le regard médiéval, a disparu, et l'œil ne sait plus où com-mencer sa lecture, où chercher le fond de l'image. Par là même, toutesurface rayée apparaît comme perverse, presque diabolique. »1

M. Pastoureau poursuit dès lors les avatars sémiotiques desrayures, depuis les vêtements du traître des Ecritures, des impies etdes jeunes filles destinées à la prostitution jusqu'à ceux de la fin duXVIII" siècle, « où tout change après 1775 ». C'est ici que nous rejoi-gnons l'histoire américaine ... « En une décennie, celle de la révolutionaméricaine, la rayure, encore rare et exotique une génération plus tôt,commence à envahir l'univers du vêtement, du textile, des emblèmeset du décor. »2 Grâce à l'américanophilie de la France, les rayures,qui garderont désormais une connotation américaine, deviennent lesymbole de la liberté. Mais ce qui nous intéresse en l'occurrence, c'estque l'origine des rayures révolutionnaires américaines semblent bienêtre le fait du « curieux phénomène », de l' « étrange dichotomie»qui a été au centre de cet essai sur les logos d'Apple et d'IBM. Lesrayures sont maintenues comme signifiant, mais d'un signifié inverse.L'historien note en effet qu' « il est .possible que les révolutionnairesaméricains aient choisi une étoffe rayée, symbole d'esclavage (l'habitrayé est déjà, vers 1770, celui des détenus dans les colonies péniten-tiaires de Pennsylvanie et du Maryland), pour exprimer l'idée du serfqui brise ses chaînes et, par là même, inverser le code de la rayure :signe de privation de liberté, celle-ci devient, avec la révolution amé-ricaine, signe de liberté conquise. »3C'est nous qui soulignons.

Les rayures du logo d'IBM sont-elles les lointaines héritières desrayures de la révolution américaine? Il faudrait alors voir dans lecontre-emploi qu'en a fait Apple une sorte d'ironie de l'histoire: endeux siècles de culture américaine, les rayures passent du statut desymbole de l'esclavage à celui de la liberté, pour redevenir finalementcelui de l'esclavage - du moins dans la contre-culture Apple. Le logoApple, avec ses bandes horizontales et son désordre de couleurs vives,serait au logo IBMce que l'hymne américain joué en 1969 par Jimmy

1 Michel Pastoureau, L'élr1fe du diable, Paris, Ed. du Seuil, 1991.M. Pastoureau, op. cit., p. 146.

1 Ibid., p. 52.2 Ibid., p. 75.3 Ibid., n. 51 p. 159.

78 Identités visuelles

Hendrix a pu être pour le public de Woodstock par rapport àl'hymne officiel américain

Quoi qu'il en soit, cet essai n'avait pas pour objet de traiter la dif-ficile question du rôle de la figurativité dans l'efficacité d'une identitévisuelle. Il s'agissait seulement pour nous d'attirer l'attention sur cephénomène sémiotique remarquable décrit naguère par Cl. Lévi-Strauss dans son analyse des masques salish et kwakiutl et parE. Panofsky dans ses études sur l'imagerie médiévale, et que nousavons pu nous-même observer dans ce tout autre univers culturelqu'est celui du design graphique. Au-delà de l'effet de surprise et decuriosité, c'est bien sûr la question de l'identité visuelle - nous évi-tons à dessein le terme de « style» pourtant employé par l'anthropo-logue - qui est ici posée, et surtout celle des conditions sémiotiquesde sa production. Nous avons cru suggérer à ce propos qu'un l,ügon'existe pas en soi, qu'il ne saurait s'analY§_e!:.ID s'interpréter hors del'univers sémantique qui lui donne sa valeur et sa signification. Etqu'une identité implique toujours un système de transformationsréglant un univers sémantig_ue donné, sY§._t~ll!..eausein duguell~ég~-tion fondatrice de l'identité - et, corrélativement, de l'altérité -exploite le principe ~e commut~tioneIi!r_!:..El@ifiant ë!_Slgnifié. Pe~t-être en va-t-il ainsi des logos comme des masques; les paroles deCl. Lévi-Strauss vaudraient alors aussi pour les systèmes d'identitévisuelle de nos sociétés modernes: « ... Un masque n'est pas d'abordce qu'il représente mais ce qu'il transforme, c'est-à-dire ce qu'il choisitde ne pas représenter. Comme un m the, un masque nie autant qu'ilaffirme; il n'est pas fait seulement de ce qu'il dit ou croit dire, mais e--ce qu'il exclut. ))1

1 Cl. Lévi-Strauss, La voie des masques, op. cù., p. 144.

L'EVE ET LA CISTRE

L'EMBLÈME AROMATIQUEDE LA CUISINE DE MICHEL BRAS

L'Eve - ou, plus exactement, l'Eve light italic - est un caractèretypographique remarquable par la délicatesse de son dessin : cellede ses pentes comme celle de ses graisses (fig. 1). C'est le caractèrechoisi par le designer Yan Pennor's pour écrire le nom de MichelBras et ceux de la ville et du pays qu'illustre la cuisine de ce chef:« Laguiole. France ». Michel Bras est l'un des plus grands chefsfrançais actuels. Né en 1946, il a appris son métier auprès de samère, qui avait fait de « Lou Mazuc » à Laguiole un haut lieu de lagastronomie régionale; il fit ensuite ses classes chez le célèbre AlainChapel. Après avoir repris le restaurant familial en 1978, M. Brasfait construire à quelques kilomètres de Laguiole son « lieu de vie »- un restaurant et quelques chambres. Un lieu dont le corps debâtiment principal rappelle les maisons de bergers de l'Aubrac, les« burons ».

L'Eve light italie n'assure pas à lui seul l'identité visuelle queY. Pennor's a conçue pour Michel Bras: le caractère typographiqueest ici au service d'un logo qui en constitue l'élément immédiatementprégnant. En effet, l'Eve ne dispute jamais au logo le premier regardque l'on pose sur l'un des supports de l'identité de Michel Bras, qu'ils'agisse de la papeterie, de la couverture des menus ou des étiquettesdes liqueurs ... (fig. 2) Bien plus, un gaufrage des papiers recyclés uti-lisés pour l'édition de ces supports isole ce logo et l'encadre. Il le