la sainteté contemporaine

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Jean Croizat-Viallet et Marc Vitse (coord.), Le temps des saints.Dossier desMélanges de la Casa de Velázquez. Nouvelle série, 33 (2), 2003, pp. 165-184.

dossier le temps des saints

C’est dans un double mouvement de renouvellement de la conceptioncatholique de la sainteté et d’une approche historique et critique de la notionde sainteté qu’il convient de nous placer pour évoquer, en contrepoint dudossier que l’on vient de lire, les interrogations que suscite la saintetécontemporaine.

Pour simplifier, on pourrait presque dire que la sainteté appelle deux lec-tures. La première serait liée à la définition qu’en donne l’Église catholiquedans la constitution dogmatique Lumen gentium et on la qualifierait alors delecture interne. La seconde s’appuyerait sur les travaux des historiens de la reli-gion, des ethnologues et des sociologues qui entendent, selon des méthodesdiverses et des points de vue distincts, expliquer la fonction sociale, culturelleet politique de la sainteté. Proposons pour désigner cette démarche le terme delecture externe. Reste à définir l’ordre par lequel il faudrait commencer.

Doit-on s’attacher à aller de l’externe vers l’interne ou bien suivre le chemininverse ? Sans doute, une certaine tendance de l’historiographie religieuse invi-terait à adopter la première démarche, plus nouvelle qu’il n’y paraît à premièrevue1. On s’efforce alors de passer des caractères les plus visibles aux manifes-tations intimes et à la spiritualité individuelle en tentant de rendre celles-ciintelligibles depuis une perspective historique. Mais c’est cependant laseconde logique que nous ferons nôtre, pour des raisons qui, à bien y regarder,relèvent de l’histoire même du regard que l’Église a porté sur la sainteté2. N’a-t-elle pas en effet, depuis les bollandistes, fait progressivement sienne l’attitude

1 On pense notamment aux travaux de Claude Langlois sur la spiritualité de sainte Thérèse deLisieux (voir Langlois) et d’Étienne Fouilloux sur la théologie contemporaine (voirFouilloux, !""#).

2 Sorrel, !""".

La sainteté contemporaine

Benoît PellistrandiCasa de Velázquez

contrepoint!

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des historiens toujours prêts à traquer les faux saints et les saints inventés3 ?N’a-t-elle pas été obligée, face à la recomposition des mentalités, d’user du plusgrand discernement dans le choix de ce qu’elle entendait par sainteté ?

C’est donc de la perspective même de l’Église que nous souhaitons partirpour évoquer la sainteté contemporaine, en redisant d’abord la définitioncatholique contemporaine de la sainteté et en montrant comment elle est ser-vie par une procédure parfaitement établie de reconnaissance de celle-ci ausein du corps ecclésial. Puis l’étude des politiques de canonisations par uneapproche statistique et un rappel des figures mises en avant nous mettra enprésence d’un véritable projet pastoral articulé à une ecclésiologie. Dans unetroisième et dernière partie, nous essayerons de montrer qui sont les saintscontemporains proposés à la dévotion des fidèles catholiques et commentl’historien peut analyser la signification de la recrudescence du phénomène decanonisation sous le pape Jean-Paul II.

La définition catholique contemporaine de la sainteté

À ce jour, c’est dans la constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium,rédigée par les pères lors du concile Vatican II, approuvée et rendue publiquepar Paul VI, « évêque de l’Église catholique », le $! novembre !"%&, que l’ontrouve défini l’appel universel à la sainteté. Cet exposé — paragraphes #" à&$ — doit être considéré comme la définition catholique contemporaine de lasainteté. C’est à sa lumière, c’est-à-dire en se plaçant dans sa logique et à par-tir de ses affirmations, qu’il convient de proposer cette « lecture interne » de lasainteté et de la mettre en relation avec les procédures ecclésiastiques, c’est-à-dire spirituelles et canoniques, qui aboutissent à la reconnaissance publique dela sainteté de certains individus exceptionnels. Rappelons en quelques lignesl’architecture de cette invitation à la sainteté proposée par le concile.

L’Église est sainte parce qu’unie au Christ, « le seul Saint ». « Voilà pourquoitous ses membres sont appelés à la sainteté. » C’est obéir à l’appel de Dieu qued’être « parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Matthieu, ':&(). Cetteperfection, qui passe par la reconnaissance du péché, doit conduire leshommes à devenir « conformes » à l’image du Christ et à se « soumettre à lavolonté du Père » pour « la gloire de Dieu et [le] service du prochain »4. À cesrappels d’ordre théologique, qui recentrent bien sur l’imitation du Christ et laparticipation à sa sainteté, fait suite une description des actions selon les étatsde vie (§ &!). La hiérarchie ecclésiale est respectée : d’abord les évêques, les

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3 Pie XI a créé le % février !"#),au sein de la Congrégation des rites,une section historique char-gée d’examiner l’authenticité des témoignages et avis recueillis au sujet de supposés saints dont lademande de canonisation était très largement postérieure à leur mort. Le !( août !((#, dans unelettre sur les études historiques adressées aux cardinaux de Luca,Pitra et Hergenroether,Léon XIIIavait insisté sur le rôle des historiens, l’examen critique des sources et des archives.

4 Lumen gentium, § &).

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prêtres, les « ministres d’ordre inférieur », puis les « époux et les parents chré-tiens », « les personnes veuves et les gens non mariés », enfin « tous ceux quisont accablés par la pauvreté, la faiblesse, la maladie ou l’adversité ou qui souf-frent la persécution pour la justice ». Pour les membres du clergé, c’est l’exer-cice de leur mission de « bergers » et le respect de l’obéissance qui les conduità la perfection. Les laïcs doivent rendre témoignage de l’amour de Dieu par laperfection de leur amour, éduquer les enfants dans la doctrine chrétienne,faire de leur travail une imitation du Christ. Tout cela doit conduire à mani-fester « la charité dont Dieu a aimé le monde ». Cette charité, comme don deDieu, est rendue manifeste par « l’écoute de la parole de Dieu », les sacrements,la prière, l’abnégation. L’étape ultime de la charité peut être le martyre, « où ledisciple devient semblable au Maître ». Un don spécial de Dieu donne la forceà certains de se consacrer par la virginité et le célibat à Dieu seul. C’est là« un signe et un stimulant de la charité5 ».

De très nombreuses réflexions théologiques forment le socle de cette décla-ration de l’Église. Elle présente l’avantage de résumer en quelques pages— une brièveté qui en facilitera la diffusion auprès des fidèles — sa vision dela sainteté comme perfection de la charité6. On constatera, sans surprise, quel’accent est proprement théologique et que l’allusion à des manifestations sur-naturelles brille par son absence. La sainteté est présentée comme l’accom-plissement plénier de la vie de foi et donc comme un modèle de vie terrestre.Elle n’est pas l’expression d’un pouvoir magique, même si elle dépend, en der-nière analyse, de la grâce de Dieu et donc du surnaturel relevant du mystère dela foi. Nous sommes là en présence d’un recentrement pastoral de la notion desainteté en accord avec l’évolution du monde contemporain. Soulignonscependant que cette tendance préexistait au concile. Dans l’article consacré auculte des saints dans le Dictionnaire de théologie catholique, le père Séjournéécrivait dès avant !"#" :

La canonisation n’implique pas la croyance à la réalité des miraclesopérés durant [la] vie [des saints] ou après leur mort. Ce qui ne veut pasdire qu’il faille faire peu cas des miracles soumis à un examen entouréde toutes les garanties7.

On pourrait donc dire que la nouveauté du texte de !"%& s’inscrit dans unecertaine continuité du message pastoral de l’Église. Une continuité que l’exa-men des procédures de béatification et de canonisation vient amplementconfirmer par ailleurs.

benoît pellistrandi la sainteté contemporaine

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5 Ibid., § &$.6 « En son essence, la sainteté s’identifie à la charité, c’est-à-dire à l’Amour en son sens le plus

pur, et la sanctification n’est pas autre chose que le cheminement vers une charité plus grandeenvers Dieu et le prochain. La charité n’a pas sa source en l’homme, mais en Dieu » ; voir « Sain-teté-sanctification », dans le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, vol. !#, col. !"$.

7 « Culte des saints », Dictionnaire de théologie catholique, t. xiv (!), col. "*&.

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Depuis le xvie siècle, une constante domine la politique ecclésiale de sanc-tification : celle de la centralisation romaine et de l’exercice du contrôle pon-tifical. Les dernières réformes faites sous le pontificat de Jean-Paul II en !"(#(texte Divinus perfectionis magister) n’effacent pas la référence fondatrice queconstituent les deux textes émis par Urbain VIII, Caelestis Hierusalem cives(!%#() et Decreta servanda in canonizatione et beatificatione sanctorum (!%&$),ainsi que le traité De servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione(!*#&) du cardinal Lambertini, futur Benoît XIV. La Congrégation des Rites,créée en !'(( par Sixte Quint, s’est trouvé chargée des procédures et de leurcontrôle jusqu’en !"%", date de la création de la Congrégation pour la causedes saints, qui constitue la principale nouveauté du dispositif romain. La pro-cédure actuelle reprend, en les simplifiant, les étapes définies sousUrbain VIII. L’évêque du diocèse où résidait le candidat à la sainteté établitun premier dossier fait d’une collecte d’informations biographiques et detémoignages. À ce stade de l’enquête, une censure théologique a déjà vérifiél’orthodoxie des écrits du candidat et une première commission d’experts aétabli les vertus et les miracles qu’on peut lui attribuer et rappelle, le caséchéant, sa qualité de martyr. L’absence de culte public reste une conditionabsolue8. Pour parler en termes simples, une « pré-canonisation » spontanée,provoquée par les fidèles, est un handicap lourd parce qu’elle échappe aucontrôle de l’Église et qu’elle jette ainsi la suspicion sur le candidat. Transmisensuite à la Congrégation pour la cause des saints, qui examine d’abord larecevabilité du dossier, celui-ci fait l’objet d’une relecture et d’enrichisse-ments éventuels. Dans sa nouvelle présentation, le dossier passe devant plu-sieurs commissions d’experts : historiens, théologiens et médecins. C’estdevant la congrégation des cardinaux et évêques que le dossier est défendupar le postulateur de la cause. En cas d’avis favorable des cardinaux etévêques, la décision de béatification doit être prise par le souverain pontife.Ce stade est devenu obligatoire en !%'" à la demande du pape Alexandre VII.L’étape ultime, la canonisation, demande un supplément d’enquête qui s’at-tache, pour l’essentiel, à la confirmation de miracles. Elle est soumise à l’aviscollégial des cardinaux et évêques. Mais seul le pape peut prendre la décisionfinale de canonisation. Cette prérogative, bien qu’encadrée par un processusextrêment rigoureux et collégial9, est un des pouvoirs du Saint-Père. L’actionde Jean-Paul II montre combien ce pouvoir est important et combien il peutservir la stratégie pastorale du chef de l’Église catholique.

Un spécialiste de la sainteté médiévale, pour ne rien dire des historiens despremiers siècles de l’Église, est tout particulièrement armé pour apprécier le

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8 Urbain VIII avait beaucoup insisté sur ce point pour éviter les dérives liées à des phéno-mènes spontanés dans lesquels le contrôle ecclésial est nul.

9 Dans la constitution Divinus perfectionis magister de !"(#, Jean-Paul II souligne la dimen-sion collégiale de l’enquête et l’inscrit dans la dynamique du concile Vatican II.

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tournant historique et évaluer la signification de la sainteté contemporainepar rapport à celle qu’il a pu observer dans ses propres enquêtes. André Vau-chez, dont la thèse avait porté sur les procès de canonisation de la fin duxiie siècle jusqu’à la fin du pontificat de Martin V (!&#!), a proposé son dia-gnostic sur le sens d’une centralisation accrue des processus de reconnais-sance de la sainteté. Déjà, il avait observé, pour son époque, la mainmisecroissante du Saint-Siège, mais celle-ci se déployait à côté d’un peuple quicontinuait de créer des saints. Avec la centralisation moderne, tout particu-lièrement avec Urbain VIII, « le peuple — écrit-il — cessa définitivementd’être créateur de saints et ce rôle fut exclusivement exercé par la hiérar-chie10 ». D’où cette conclusion :

Cette situation se maintiendra sans changement — à l’exceptiond’une certaine féminisation de la sainteté canonisée — jusqu’à notreépoque, à tel point qu’on peut affirmer qu’en dehors de quelquesgroupes de martyrs africains ou asiatiques, témoins héroïques de l’ex-pansion missionnaire du christianisme, la sainteté catholique s’estdéveloppée de façon presque exclusive dans le cadre des « instituts deperfection », c’est-à-dire des ordres et des congrégations religieuses. Leculte des saints et des saintes n’ayant plus pour objet que d’exalter uncertain nombre de vertus chrétiennes proposées à l’imitation et à lavénération des fidèles devint un problème purement ecclésiastique etcessa de fait d’intéresser l’ensemble de la société11.

On trouve un dernier élément de centralisation romaine dans les règlesconcernant la liturgie. C’est dans la célébration liturgique que la fête du saintpuise sa signification pastorale. Aussi l’examen du calendrier liturgiqueéclaire-t-il les volontés pontificales et conciliaires en la matière12. À la suite duconcile de Trente, Pie V, mû par une volonté de simplification et de recentre-ment christologique — elle aura un écho jusque dans le concile de Vati-can II —, sanctionnait un calendrier liturgique ne comportant que lessoixante-cinq fêtes obligatoires, dont seulement huit célébrées pour des saintsnés après l’an !)))13. Très vite cependant, nombre de ses successeurs, sou-cieux de promouvoir la sainteté, devaient modifier ces orientations, d’unepart en intégrant au calendrier des saints contemporains, d’autre part en mul-tipliant le nombre même des saints qui y figuraient, si bien qu’en !"%! oncomptait plus de deux cents fêtes de premier rang. Du xviie au xixe siècle,de nombreux papes ajoutèrent à ce calendrier des saints contemporains,

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10 Voir Vauchez, !""", p. #%. Déjà dans la conclusion de sa thèse, A. Vauchez décèle en !&#!,dans le procès qui conduit à la mort de Jeanne d’Arc, une manifestation du « refus [par les clercs]d’une sainteté vécue et reconnue par les simples » ; Vauchez, !"((, p. %$".

11 Vauchez, !""", p. #%.12 Sur ce point, voir Jounel, !"(%.13 Il s’agit de Thomas Becket, Bernard de Clairvaux, François d’Assise, Dominique, Claire,

Thomas d’Aquin, Bonaventure et Louis IX de France.

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témoignant d’une politique consciente de la sainteté14. On comprend mieux,ainsi, le sens de la redéfinition du calendrier romain général de !"%", car si lesréformes du calendrier reposent aussi sur le souci d’écarter de la mémoire del’Église universelle comme des Églises particulières des saints pour le moinshypothétiques15, elles ont aussi une portée théologique. Dans la dynamiquedu concile Vatican II, la publication du calendrier de !"%" apparaît commel’aboutissement d’un travail séculaire qui a permis à l’Église universelle deréfléchir sur la nature théologique et pastorale de la sainteté. Le culte dessaints devait répondre aux exigences proclamées dans les constitutions de l’É-glise. Le nouveau calendrier liturgique obéit à une double logique : il doitmieux faire comprendre au fidèle le mystère pascal, qui est la clef de voûte detoute la vie religieuse, et le culte des saints s’inscrit dans cette perspectivechristique. Le texte des deux paragraphes consacrés aux saints dans la consti-tution Sacrosanctum concilium sur la liturgie l’indique clairement16. L’intérêtdu calendrier de !"%", outre qu’il régit la liturgie de l’Église et réorganise lahiérarchie des célébrations en solennité, fête et mémoire, tient à la conjugai-son qu’il fait de la tradition et des intuitions contemporaines. On sait que leculte des saints est bâti autour des saints apôtres, des martyrs et des saintsromains. Son progressif enrichissement illustre l’histoire de l’Église, son

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14 Saint Charles Borromée, mort en !'(&, canonisé en !%!), fait l’objet d’une fête semi-doubleà partir de !%'$, puis double à partir de !%'". Ignace de Loyola, mort en !''%, canonisé en !%$$, estinscrit au calendrier liturgique en !%&& (fête semi-double et double en !%%*). Benoît XIV prescritune double fête pour saint Vincent de Paul (mort en !%%), canonisé en !*$") en !*'#. Saint Al-phonse de Liguori (mort en !*(*) entre dans le calendrier liturgique au moment même de sa ca-nonisation en !(#". Pie XI, après avoir canonisé Thérèse de Lisieux en !"$', institue sa fête dès!"$*. Voir Jounel, !"(%. Le calendrier général romain de !"%" a abandonné la hiérarchie desfêtes semi-doubles, doubles et de premier rang et l’a remplacée par une autre qui distingue lesmémoires facultatives (concernant les Églises locales, ainsi par exemple sainte Geneviève à Parisle # janvier), les mémoires (pour l’Église universelle, ainsi saint Philippe Néri le $% mai) et lesfêtes (pour la Vierge Marie et les apôtres notamment, ainsi saints Pierre et Paul le $" juin).

15 Le !' mai !"!$, le pape Pie X invitait tous les évêques à corriger leur calendrier diocésain ensupprimant les saints douteux et non attestés. Chanut, !""", propose un exemple avec le travailaccompli dans le diocèse de Toulouse sous l’autorité de Mgr Saliège.

16 « L’Église a introduit dans le cycle annuel les mémoires des martyrs et des autres saints qui,élevés à la perfection par la grâce multiforme de Dieu et ayant déjà obtenu possession du salutéternel, chantent à Dieu dans le ciel une louange parfaite et intercèdent pour nous. Dans les an-niversaires des saints, l’Église proclame le mystère pascal en ces saints qui ont souffert avec leChrist et sont glorifiés avec lui, et elle propose aux fidèles leurs exemples qui les attirent tous auPère par le Christ, et par leurs mérites elle obtient les bienfaits de Dieu » (Sacrosanctum conci-lium, chap. ', !)&). « Selon la tradition, les saints sont l’objet d’un culte dans l’Église, et l’on y vé-nère leurs reliques authentiques et leurs images. Les fêtes des saints proclament les merveilles duChrist chez ses serviteurs et offrent aux fidèles des exemples opportuns à imiter. Pour que lesfêtes des saints ne l’emportent pas sur les fêtes qui célèbrent les mystères sauveurs eux-mêmes, leplus grand nombre d’entre elles seront laissées à la célébration de chaque Église, nation ou fa-mille religieuse particulière ; on n’étendra à l’Église universelle que les fêtes commémorant dessaints qui présentent véritablement une importance universelle » (ibid., !!!).

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expansion géographique et sociale. Léon XIII (!(*(-!")#) avait institué lesfêtes des docteurs d’Orient — Justin, Cyrille de Jérusalem, Cyrille d’Alexan-drie, Jean Damascène —, des évangélisateurs Augustin de Canterbury pourl’Angleterre, Cyrille et Méthode pour les pays slaves. Les papes du xxe siècleont poursuivi cette reconnaissance de l’universalité de l’Église à travers dessaints des cinq continents17. La double articulation d’un calendrier universelet d’un calendrier diocésain offre aux fidèles catholiques un éventail assezlarge de figures de sainteté dans lesquelles ils peuvent trouver un intercesseur,un modèle de vie à imiter ou encore un témoin de la foi. Nul ne peut doncnier l’importance stratégique capitale du culte des saints à l’époque contem-poraine et l’« activisme » de l’actuel souverain pontife ne peut manquerd’amener à réfléchir sur cette option pastorale et théologique18.

Les politiques de canonisation

L’étude historique et sociologique des canonisations n’est plus un sujetneuf. La thèse de sociologie de Pierre Delooz, publiée en !"%" par la faculté dedroit de l’université de Liège, constitue un premier sommet, annoncé, sur leplan théorique au moins, par une bibliographie abondante, notamment delangue allemande. En histoire, les travaux d’André Vauchez représententautant une innovation qu’une progression à partir d’enquêtes antérieures.Aussi, plus que sur la nouveauté — qui ne l’est plus guère — de son étude,convient-il d’insister sur les enjeux que les sciences humaines et socialesdétectent dans le phénomène de la sainteté et de sa reconnaissance officielletelle qu’elle est établie au sein de l’Église catholique. Des analyses, menées àplusieurs niveaux, éclairent comportements sociaux, mentaux et institution-nels. Il est clair que la connaissance ou reconnaissance de la sainteté par ungroupe humain donné renvoie directement aux mentalités religieuses etsociales. Le processus codifié par lequel l’Église sanctionne publiquement uneréputation de sainteté nous met en présence d’un jeu de relations et de forcesinstitutionnelles, elles-mêmes articulées sur des structures sociales et des pré-occupations politiques19.

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17 Sont inscrits au calendrier universel de !"%" pour l’Amérique du Nord, les jésuites françaisdu xviie siècle Isaac Jogues, Jean de Brébeuf et leurs six compagnons (canonisés en !"#) parPie XI) ; pour l’Amérique latine, Martin de Porrès, mort à Lima en !%#" et canonisé parJean XXIII ; pour l’Afrique noire, Charles Lwanga et ses compagnons martyrisés entre !((% et!((* (Paul VI les canonisa en !"%&) ; pour le Japon, Paul Miki et vingt-cinq martyrs crucifiés en!'"* à Nagasaki et canonisés par Pie IX en !(%$ et pour l’Océanie, Pierre Chanel, assassiné en Po-lynésie le $( avril !(&! et canonisé par Pie XII en !"'&. Le pape Jean-Paul II y ajoutera MaximilienKolbe, mort à Auschwitz, et les cent trois martyrs de Corée.

18 « De toute évidence, Jean-Paul II a fait des saints et des bienheureux les artisans de prédi-lection de son action pastorale, comme en témoignent les nombreuses canonisations et béatifi-cations célébrées au cours de ses visites apostoliques sur tous les continents » (Ardura, $))$).

19 Pour une approche théorique de la sociologie des canonisations,voir Delooz,!"%",pp.'-$$.

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La réponse à la question « comment devient-on saint ? » peut se faire à plu-sieurs niveaux. Intercesseur, modèle et témoin, le saint — ou la sainte — seprête à des lectures polysémiques qui mettent en valeur tel ou tel aspect de lavie de l’Église, de la spiritualité à la pastorale en passant par les pratiques et ladimension évangélisatrice. Aussi l’examen des politiques de canonisation despapes du xxe siècle, et surtout de Jean-Paul II, qui a « produit » plus de saintsque l’ensemble de ses prédécesseurs, peut-elle apporter des éléments décisifspour une histoire contemporaine de l’Église et non seulement de la sainteté.

Tous les observateurs relèvent l’activité canonisatrice du pape Jean-Paul II.Les chiffres illustrent assez bien l’intensité du phénomène. Le tableau ci-des-sous entend mettre en perspective la dynamique croissante du recours à lacanonisation comme politique ecclésiale au cours du xxe siècle.

Tableau 1. — Béatifications et canonisations au xxe siècle (par pontificat)Dates

Papes du pontificat Béatifications CanonisationsPie X !")#-!"!& #' &

Benoît XV !"!&-!"$$ !* $

Pie XI !"$$-!"#" #)! ##

Pie XII !"#"-!"'( !!( ##

Jean XXIII !"'(-!"%# # !)

Paul VI !"%#-!"*( $# (#

Jean-Paul IIa !"*(- ! $(& &%#a Pour Jean-Paul II, les chiffres sont arrêtés à la date de novembre $))!.

Du début de l’actuel pontificat jusqu’en novembre $))!, la Congrégationpour la cause des saints a examiné ! *#' dossiers. Jean-Paul II a, au cours de !#*cérémonies, canonisé &%# nouveaux saints et béatifiés ! $(& bienheureux20. Lescérémonies ont lieu, généralement, à Rome, mais le pape profite aussi de sesnombreux voyages apostoliques. C’est à Paris, lors des Journées mondiales de lajeunesse,en août !""*,que Frédéric Ozanam a été béatifié lors d’une cérémonie àNotre-Dame. Le & mai $))#, les pères Pedro Poveda et José María Rubio ont étécanonisés à Madrid à côté de trois religieuses fondatrices de congrégations, lessœursAngela de la Cruz,Genoveva Torres et Maravillas de Jésus.La moniale car-mélite d’origine juive Édith Stein, morte en déportation à Auschwitz en !"&$, aété portée sur les autels par Jean-Paul II à Cologne. Les voyages en Pologne, auMexique et en Asie ont offert au chef de l’Église catholique des occasions pro-pices pour autoriser les cultes des nouveaux saints.Comme l’explique justementle père Bernard Ardura, cette politique vise à « fortifier la foi des Églises particu-lières » selon une stratégie très ample de « nouvelle évangélisation21 ».

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20 Toutes ces données sont dans Ardura, $))$.21 Ardura, $))$, p. (#.

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Dans sa lettre apostolique, Tertio millennio adveniente de !""&, le pape reditla valeur qu’il accorde à la sainteté :

En proclamant et en vénérant la sainteté de ses fils et de ses filles,l’Église rendait un suprême hommage à Dieu même ; dans les martyrs,elle vénérait le Christ, qui était à l’origine de leur martyre et de leursainteté. Plus tard s’est développé l’usage de la canonisation, qui existeencore dans l’Église catholique et dans les Églises orthodoxes. Les cano-nisations et les béatifications se sont multipliées ces dernières années.Elles manifestent la vitalité des Églises locales, qui sont aujourd’huibeaucoup plus nombreuses qu’aux premiers siècles et qu’au premiermillénaire. Le plus grand hommage que toutes les églises rendront auChrist au seuil du troisième millénaire sera de montrer la présencetoute-puissante du Rédempteur par les fruits de foi, d’espérance et decharité chez des hommes et des femmes de si nombreuses langues etraces qui ont suivi le Christ dans les diverses formes de la vocationchrétienne. […] D’une manière toute spéciale, on devra s’employer àreconnaître l’héroïcité des vertus d’hommes et de femmes qui ont réa-lisé leur vocation chrétienne dans le mariage : convaincus que les fruitsde sainteté ne manquent pas non plus dans cet état, nous sentons lebesoin de trouver les moyens les plus adaptés pour les mettre en évi-dence et les présenter à toute l’Église comme modèles et stimulantspour les autres époux chrétiens22.

Cette longue citation explicite clairement le dessein pontifical en matière decanonisation et de béatification. Elle renvoie directement aux définitions deLumen gentium, en même temps qu’elle s’attache à mettre en avant la diversitéde la sainteté chrétienne et le rôle qu’elle est amenée à jouer dans la structura-tion des mémoires et des identités des Églises nationales et locales.

Dans cette optique, comment ne pas évoquer aussi les nombreuses polé-miques suscitées ici ou là lors d’annonce de béatifications ou de canonisations ?Citons pour mémoire quelques exemples significatifs. La canonisation desprêtres réfractaires morts en déportation à Rochefort, au plus fort de la tour-mente révolutionnaire, a réavivé des débats en France sur la nature de la persé-cution religieuse ainsi que sur le rôle de l’Église lors de cet épisode historique.La béatification en !""( du cardinal Stepinac, archevêque de Zagreb mort en!"%), célèbre pour son engagement contre le totalitarisme communiste,n’a pasmanqué de soulever des débats similaires dans les pays de l’ex-Yougoslavie. LaChine a officiellement protesté contre la canonisation de !$) martyrs, qui a eulieu le !er octobre $))), autant pour des raisons de fond que de forme : la datechoisie ne correspondait-elle pas à l’anniversaire de la proclamation de laRépublique populaire par Mao en !"&" ? Comment ne pas voir dans cette coïn-cidence un choix délibéré de la part du Vatican, dont on connaît, par ailleurs,l’habileté diplomatique ? Pour l’Espagne, alors que Paul VI avait paralysé l’ins-truction des dossiers liés à la Guerre civile, Jean-Paul II a procédé à des béatifi-

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22 Tertio millennio adveniente, !""&, § #*.

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cations collectives de martyrs de la Guerre23, c’est-à-dire de prêtres assassinéspar des partisans du camp républicain et « en haine de la foi », selon la rigou-reuse terminologie vaticane. Nombreux ont été ceux qui ont déploré, d’unepart, l’accélération de la procédure et, d’autre part, son éventuelle partialité,puisque le cas des prêtres basques exécutés par les franquistes n’est pas intro-duit devant la Congrégation pour la cause des saints.La canonisation extrême-ment rapide du fondateur de l’Opus Dei24, José María Escrivá de Balaguer, enoctobre $))$, vingt-sept ans seulement après sa mort, a accentué ce sentimentde soutien à un catholicisme conservateur. Un autre aspect encore suscitel’étonnement : pourquoi y a-t-il eu tant de béatifications de personnages pon-tificaux ayant régné au xxe siècle ? Pie X avait été canonisé, quarante ans aprèssa mort, par Pie XII. Depuis, Pie IX et Jean XXIII ont été faits bienheureux,première étape d’un chemin qui devrait les conduire à la canonisation. Lescauses de Pie XII et de Paul VI sont en cours d’instruction. Un pape serait-ildonc obligatoirement saint ? Et si oui, pourquoi écarter Benoît XV et Pie XI ?

L’exceptionnelle fécondité créatrice du pontificat en cours ne doit cependantpas masquer la profonde continuité dans laquelle il s’inscrit. Certes, le nombredes saints non européens va croissant25,mais le choix de distinguer des témoinsde l’expansion mondiale du christianisme est une constante depuis Léon XIII,dont on connaît le surnom de « pape des missions ».Pie XII avait été le premier àbéatifer des martyrs chinois.Sur les quatre-vingt-trois saints canonisés par PaulVI,on compte les martyrs de l’Ouganda26.L’autre voie de continuité tient à l’ac-cent mis sur le martyre. Pie XI avait béatifié plusieurs religieuses tuées sous laRévolution française ainsi que les prêtres et religieux assassinés lors des mas-sacres de septembre !*"$. On en retrouve sous Pie XII. Celui-ci, comme Paul VIplus tard, canonise des martyrs de la Réforme protestante, récupérant par là lamémoire douloureuse des guerres de religion, en Angleterre notamment. AvecJean-Paul II, l’éventail s’est enrichi de nouveaux éléments : les martyrs de laseconde guerre mondiale et de l’Europe communiste.

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23 En !"(*, !"(", !""), !""$, !""#, !""', !""*, !""(. C’est-à-dire avec une régularité qui dénoteune attention particulière au cas espagnol. En !"(*, la première « salve » de béatifications en-traîna une « brouille » diplomatique avec le gouvernement socialiste de Felipe González.

24 Au regard des procédures mises en place, le délai qui a couru entre la mort d’Escrivá (!"*'),sa béatification (!""$) et sa canonisation ($))$) est rapide. Mais ce n’est pas la canonisation laplus rapide de l’histoire de l’Église. Ce délai de vingt-sept ans est celui que l’on trouve, au MoyenÂge, pour saint Louis. Notons cependant que la cause du successeur d’Escrivá à la tête de l’OpusDei, Mgr Álvaro del Portillo, a été introduite aussi. On retrouve là une stratégie traditionnelle ausein de l’Église : les familles religieuses tentent de promouvoir le culte de leur fondateur. Cela neva pas sans rivalités, pressions et enjeux politiques implicites et explicites.

25 En !""", sur $"' saints créés depuis !"*(, $#' étaient asiatiques, '* européens et * américains.Par contre, pour les béatifiés, le poids des martyrs européens est écrasant (((&), alors que l’on necompte que $) américains, #) asiatiques, ' africains et ! océanien.

26 Paul VI les avait canonisés lors de son voyage en Afrique en !"%& à Kampala (Hilaire[dir.], !""%, pp. &*$-&*#).

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La papauté du xxe siècle a donc beaucoup canonisé voulant, rendre témoi-gnage de l’histoire de l’Église tant dans sa dimension missionnaire que dans lesouvenir des persécutions. Le caractère contemporain des saints n’est pas unphénomène nouveau. Il n’exclut pas pour autant la remise en mémoire de per-sonnalités exceptionnelles d’un passé beaucoup plus lointain, dont on necitera que deux exemples : en !"$), la canonisation de Jeanne d’Arc et, en !"(",celle d’Agnès de Bohême, moniale franciscaine du xiiie siècle devenue lapatronne de la Tchéquie.

Un dernier élément de la politique de sainteté doit être évoqué. Il s’agit durecours au patronage de saints comme marqueurs d’une visée pastorale etd’une ambition apostolique ainsi que de la proclamation de « docteurs de l’É-glise ». Pour ces derniers, leur nombre s’est accru au cours du siècle passé27.Pie XI a proclamé quatre nouveaux docteurs : saint Pierre Canisius, saintRobert Bellarmin, saint Jean de la Croix et saint Albert le Grand. Saint Antoinede Padoue, objet d’une dévotion fort populaire, a accédé au doctorat sur déci-sion de Pie XII en !"&%. Jean XXIII a honoré saint Laurent de Brindes. Paul VIinnove en !"*) en conférant ce titre exceptionnel à deux femmes : sainte Thé-rèse d’Ávila et sainte Catherine de Sienne. Jean-Paul II distingue en !""* sainteThérèse de l’Enfant-Jésus (Thérèse de Lisieux). La décision pontificale de faired’un saint le patron d’un groupe collectif renvoie à son rôle de modèle toutautant qu’à sa fonction d’intercesseur. En même temps, elle illustre un messagespirituel. Ainsi, Pie XI fit-il de Thérèse de l’Enfant-Jésus la patronne des mis-sions, au même titre que saint François Xavier (!& décembre !"$*). Entre unhomme qui avait évangélisé des terres jusqu’alors inconnues et une humblemoniale recluse dans son carmel de Lisieux, quel pouvait être le lien sinon l’af-firmation de l’efficacité de la prière dans la mission évangélisatrice et celle dela confiance en l’intercession de la jeune sainte ? Le $# avril !"$", Pie XI, déci-dément très francophile dans ses choix, choisit de faire de saint Jean-BaptisteVianney, curé d’Ars, le patron de tous les curés. Jean-Paul II associe au patro-nage de l’Europe, qu’occupait exclusivement saint Benoît, les saints évangéli-sateurs des pays slaves, Cyrille et Méthode. C’était en !"(), et l’on sait l’im-portance symbolique de ce geste de la part du premier pape non italien depuisAdrien d’Utrecht (!'$$-!'$#) et dans une Europe encore divisée sous le poidsdes conséquences de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide. Cano-nisé en !"#' par Pie XI, Thomas More a été fait patron des responsables poli-tiques par Jean-Paul II. On sait qu’actuellement l’Église s’interroge sur lepatron à donner à Internet : deux exemples chrétiens de serviteurs de la sciencesemblent en concurrence, Isidore de Séville et Thomas d’Aquin. L’analyse dechacune de ces décisions, depuis ces derniers exemples, peut-être anecdo-tiques, jusqu’à ceux plus chargés de signification, dessinerait sans aucun doute

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27 Hilaire (dir.), !""%, pp. &&# et &().

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une utilisation très raisonnée de la sainteté comme outil pastoral et poli-tique28. Nous nous contenterons, dans les limites d’un pointage des usages dela sainteté contemporaine, de souligner la vigueur de cet instrument et denous interroger sur cette pratique de l’Église catholique.

Les saints contemporains29

Si le regard se porte plus précisément sur les hommes et les femmes béati-fiés et canonisés qui ont, au moins en partie, vécu au xxe siècle, l’analyse desaspects contemporains de la sainteté s’enrichit encore.

À l’époque moderne, la sainteté a sans aucun doute changé, non pas denature, mais de signification ecclésiale. L’interruption, sans précédent dansl’histoire de l’Église, des canonisations entre !'$# et !'"& illustre assez lesdoutes qui ont accompagné les redéfinitions dogmatiques et disciplinaires duconcile de Trente30. Puis, un nouvel âge d’or de la sainteté semble s’êtredéployé au xviie siècle. Non que les canonisations y aient été extrêmementnombreuses : on en dénombre $' entre les pontificats de Clément VII (!'"$-!%)') et d’Alexandre VIII (!%("-!%"!), puis $" au xviiie siècle (de Clément XI[!*))-!*$!] à Clément XIII [!*'(-!*%"]) et enfin () entre !()), date de l’acces-sion au trône de Pie VII, et !")#, année de la mort de Léon XIII. Mais, parmiles créations du xviie siècle, on compte des saints que l’on peut qualifier decontemporains. Ainsi en est-il de saint Charles Borromée, archevêque deMilan, mort en !'(& et canonisé le !er novembre !%!) par Paul V. La fameusecérémonie de canonisation du !$ mars !%$$ faisait monter sur les autels Ignacede Loyola (!&"!-!''%), François Xavier (!')%-!''$), Thérèse d’Ávila (!'!'-!'($)et Philippe Néri (!'!'-!'"'). Ce n’est pas la présence d’Isidore laboureur(c. !)() - c. !!#)), saint patron de Madrid, qui modifie l’appréciation portée surces décisions de Grégoire XV (!%$!-!%$#). Il s’agissait bien de distinguer desmodèles de vie et d’action ecclésiale, réformatrice ou missionnaire pour unecatholicité d’après réforme.

Si l’on s’en tient aux deux derniers siècles, des pontificats de Pie VII à celui,à ce jour inachevé, de Jean-Paul II, on peut esquisser une approche statistiquepour évaluer le poids des saints contemporains dans l’ensemble des canonisa-tions. Nous avons essayé de les présenter dans le tableau (p. !**) où nous fai-sons apparaître le nombre global de nouveaux saints par pontificat, puis unerépartition chronologique des saints selon le siècle où ils ont vécu31.

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28 De même, l’examen des dédicaces d’églises pourrait servir à évaluer la vitalité du culte dessaints.

29 Toutes les données statistiques sont faites à partir de Congregatio de Causis Sancto-rum, Index ac status causarum.

30 Tallon, !""".31 Pour plus de précision, nous avons distingué les saints ayant vécu dans un siècle et ceux qui

ont été à cheval sur deux.

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Pontificats

Nombretotal

decanoni-sations

Saints ayant vécu :

avantle

xvie s.

aux xvie

etxviie s.

auxviiie s.

entreles xviiie

et xixe s.au xixe s.

entreles xixe

ET xxe s.au xxe s.

Pie VII(!())-!($#) ' $ #

Grégoire XVI(!(#!-!(&%) ' '

Pie IX(!(&%-!(*() '$ ! &( #

Léon XIII(!(*(-!")#) !( " % #

Pie X(!")#-!"!&) & ! $ !

Benoît XV(!"!&-!"$$) # $ !

Pie XI(!"$$-!"#") #& ! !( & ' %

Pie XII(!"#"-!"'() ## # ' ! ( !$ &

Jean XXIII(!"'(-!"%#) !) & ! & !

Paul VI(!"%#-!"*() (& ' && $ #$ !

Jean-Paul II(!"*(-)a &*# % ## !# !#* !%# !)( !#b

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a Pour Jean-Paul II, les données de Congregatio de Causis Sanctorum, Index ac status causarum,arrêté à !""", ont été complétées par la consultation du site internet du Vaticanwww.vatican.va/news_services/liturgy/saints/index_saints_sp.html. Elles intégrent les canonisations demai $))# à Madrid et de juin $))# à Rome.

b Parmi les !$) martyrs de Chine canonisés le !er octobre $))), on compte quatre enfants : deux de " ans(Paul Lang Fu et André Wang Tianqing), une de !! ans (Marie Zheng Xu) et une de !& ans (Ana Wang), toustués en !")". Nous les avons comptabilisés comme saints du xxe siècle.

Tableau $. — Répartition chronologique des saints canoniséspar les papes des xixe et xxe siècles

Une première conclusion peut être tirée de cette présentation synoptique :la papauté contemporaine a, depuis le pontificat de Pie XI, largement étenduaux hommes et femmes contemporains la reconnaissance canonique de lasainteté. Phénomène que confirme le tableau suivant, où nous rapprochonsdeux dates : celle du décès du saint et celle de sa canonisation. En nous inté-ressant à l’écart minimal, nous pouvons ainsi mesurer le caractère contempo-rain ou non de certaines canonisations et prendre conscience des écarts chro-nologiques qui révèlent les prudences ou les intentions de l’Église.

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Tableau #. — Écart minimal entre la date de la mort du saintet celle de sa canonisation

Pontificats Décès du saint Canonisation IntervallePie VII !%&) !()* !%* annéesGrégoire XVI !*(* !(#" '$ —Pie IX !*"! !(%* *% —Léon XIII !*(# !((! "( —Pie X !($) !")" (" —Benoît XV !(%$ !"$) %$ —Pie XI !("* !"$' $( —Pie XII !"!* !"&% #! —Jean XXIII !"$$ !"%! #" —Paul VI !"$' !"** '$ —Jean-Paul IIa !"*' $))$ $* —

a Nous tenons compte dans ce cas précis de la canonisation d’Escrivá de Balaguer, qui a eu lieu en$))$.Avant cette date, Maximilien Kolbe (mort en !"&! et canonisé en !"($) et Adéodat Mandic (morten !"&$ et canonisé en !"(#) étaient les saints dont les délais de canonisations avaient été les plus courts.

Même si l’échantillon est réduit, on peut dire que, tendanciellement, l’in-tervalle entre la mort du saint et sa canonisation se réduit au xxe siècle. Uneétude de la moyenne, portant cette fois sur tous les saints, aboutirait à la mêmeconclusion, qui se déduisait d’ailleurs du tableau $.

Ce travail qui dessine les masses et met en lumière les chronologies et lestempi des canonisations doit être complété par les données tirées de l’échan-tillon des bienheureux32.

Tableau &. — Bienheureux proclamés par pontificats depuis Pie VII33

Pontificats Nombre de bienheureux créésPie VII (!())-!($#) !Léon XII (!($#-!($") &Grégoire XVI (!(#!-!(&%) !Pie IX (!(&%-!(*() $)*Léon XIII (!(*(-!")#) !%Pie X (!")#-!"!&) #'Benoît XV (!"!&-!"$$) !*Pie XI (!"$$-!"#") #&*Pie XII (!"#"-!"'() !$)Jean XXIII (!"'(-!"%#) #Paul VI (!"%#-!"*() $#Jean-Paul II (!"*(-)a ! $%*

a Pour Jean-Paul II, les données de Congregatio de Causis Sanctorum, Index ac status cau-sarum, arrêté à !""", ont été complétées par l’information fournie par le Vatican jusqu’en $))#.

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32 Les deux échantillons ne se recoupent pas puisque les saints, préalablement bienheureux,ne sont plus comptés comme tels après leur canonisation.

33 Le nombre élevé de bienheureux sous les pontificats de Pie IX, Pie XI, Pie XII et Jean-Paul II tient à des actions qui reconnaissent à des groupes collectifs cette qualité de bienheureux.

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Tableau '. — Écart minimal entre la date de la mort du bienheureuxet celle de sa béatification34

Pontificats Décès du bienheureux Béatification IntervallePie VII !*!# !(!( !)' annéesGrégoire XVI !*!) !(#& !$& —Pie IX !*!* !(%' !&( —Léon XIII !(!' !("# *( —Pie X !(&) !")& %& —Benoît XV !(#* !"$) (# —Pie XI !(%) !"$% %% —Pie XII !"!' !"'& &" —Jean XXIII !"!& !"'" '' —Paul VI !"$$ !"%* &' —Jean-Paul II !""*a $))# % —

a Il s’agit, on l’aura reconnu, de Mère Teresa de Calcuta béatifiée le !" octobre $))#.

Les conclusions que nous avions proposées pour les rythmes des canonisa-tions s’appliquent parfaitement aux béatifications. La réduction des délaisentre la mort du vénérable et l’officialisation d’un culte sert à proposer desfigures de plus en plus contemporaines et à montrer la fécondité de la vie de foiaux chrétiens d’aujourd’hui. L’inscription de la sainteté dans la pastorale eston ne peut plus claire. Il s’agit bien d’une « actualisation » de la sainteté, c’est-à-dire de la reconnaissance par l’Église de la permanence de modèles de viedans des contextes sociaux et historiques mouvants.

À l’image de ce que font les sociologues, est-il possible de dresser l’idéal-type du saint contemporain ? On connaît la typologie traditionnelle del’Église, qui classe les saints en confesseurs et martyrs, papes, docteurs,évêques, vierges et veuves. Sans doute, cette classification sert-elle encore dansles dispositifs liturgiques, peut-être un peu moins dans l’appréhension ou la

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Pie IX honora ainsi $)' martyrs espagnols tués en Amérique au xviie siècle. Parmi les choix dePie XI, il faut noter la présence des martyrs d’Orange, un groupe de #$ religieuses exécutées en!*"& pendant la Révolution, ainsi que celle des !"! martyrs des massacres de septembre !*"$,toujours dans la conjoncture révolutionnaire. Cent six martyrs de la réforme anglaise duxviie Siècle ont été reconnus par Pie XI en !"$". Chez Jean-Paul II, les grandes béatificationscollectives ont distingué des victimes religieuses de la Révolution française (!'#, soit !$,! % dutotal des bienheureux en $))#), de la guerre civile espagnole (&&", soit #',& %), les martyrs po-lonais de la seconde guerre mondiale (!)(, (,' %). Si on ajoute les $' prêtres assassinés auMexique dans les années !"$), béatifiés et canonisés par Jean-Paul II — ce qui biaise les statis-tiques puisqu’ils apparaissent dans la liste des bienheureux et dans celle des saints —, le totaldes bienheureux morts martyrs de la foi dans un contexte politique bien précis représente '( %du total des béatifications du pape polonais. Par contraste, on relèvera l’absence de béatifica-tion collective sous le pontificat de Paul VI, en la mettant en rapport avec la prudence qu’il avaitdécidé d’observer dans le souvenir douloureux des événements politiques du xxe siècle, no-tamment la guerre civile espagnole.

34 Léon XII (!($#-!($") a béatifié quatre personnes. L’écart minimal était de (% ans (décès en!*#", béatification en !($').

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représentation sociale du saint. À cet égard, la fonction de modèle semble êtredominante dans les mentalités contemporaines. L’intercession demeure pluscomme un acte de foi que comme une réalité sociale, contrairement auxtemps médiévaux35.

La sociologie des saints contemporains proposée par le père Dominique-Marie Dauzet, sur un échantillon de !'* personnes — les saints canonisésmorts après !")) —, établit quelques conclusions36. Ces !'* personnes serépartissent en (* hommes et *) femmes, !' laïcs (% hommes, " femmes) et!&$ clercs : !$( sont Européens, soit (!,' % du total (dont %* Italiens — &$,* %du total général et '$,# % du total européen —, !" Polonais — !$,! % du totalgénéral — et !% Espagnols, soit un peu plus de !) % du total). On constate uneécrasante majorité de membres du clergé et la question se pose alors : s’agit-ild’une conséquence de la procédure de canonisation, le caractère bureaucra-tique et curial de son fonctionnement demandant une excellente connaissancedes réseaux ainsi qu’une évidente mobilisation matérielle, c’est-à-dire finan-cière ? Ou bien, cette prédilection pour les hommes d’Église et les religieusesn’exprime-t-elle pas la logique même de la constitution dogmatique Lumengentium, dont on a vu qu’elle les plaçait au premier rang des appelés à la sain-teté ? De là qu’on puisse se demander pourquoi les laïcs mariés, notamment,sont si absents des nouvelles promotions. Et le père Dauzet de s’interroger :

Et pourquoi une fondatrice de congrégation au xxe siècle dans undiocèse italien ou espagnol — aujourd’hui totalement inconnue, sinonpar quelques centaines de ses filles ou de ses compatriotes — devrait-elle être béatifiée plus volontiers qu’un maçon, un médecin ou un chefd’entreprise qui a vécu dans la fidélité — parfois coûteuse, voirehéroïque — à son baptême37 ?

Faut-il voir donc dans ce caractère profondément clérical des canonisationsde Jean-Paul II et dans la continuité évoquée avec ses prédécesseurs d’avant leconcile (Pie XI et Pie XII) l’indice d’une mentalité plutôt tridentine, commele pensent de fins connaisseurs de la vie de l’Église38 ?

À ces éléments, il faut ajouter des observations concernant les béatificationsdu dernier pontificat. On est frappé en effet par le primat du fait politique :c’est l’exaltation du martyr condamné par « haine de la foi » qui a conduit

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35 Voir Vauchez, !""", chap. « Un surnaturel efficace et accessible : la sainteté », pp. !"-#", no-tamment les pp. #%-#".

36 Dauzet, $))$.37 Ibid., p. !)'.38 Dans ce bilan de dix ans de pontificat, où, fait curieux, on ne trouve aucune allusion aux ca-

nonisations — il est vrai que c’est dans la seconde partie du pontificat que le phénomène a prisune ampleur apparue comme décisive —, l’historien du concile Vatican II Giuseppe Alberigoécrit : « Il devient de plus en plus clair que le pape est guidé par une lecture de Vatican II sincère-ment fidèle, encore que reposant, pour ce qui touche à la foi chrétienne et à l’engagement socialde l’Église, sur une vision doctrinale essentiellement pré-conciliaire » (Alberigo, !"((, p. %*%).

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Jean-Paul II à mettre en avant les victimes religieuses de la Révolution fran-çaise, de l’anticléricalisme mexicain, de la guerre civile espagnole et enfin de laseconde guerre mondiale. Tout dans la personnalité, l’histoire et la visée pas-torale du pape actuel le portait à ces choix. On peut dire, sans se tromper, queJean-Paul II a une vraie politique de la sainteté qui obéit, nous semble-t-il, àtrois critères. Le premier se fonde sur Lumen gentium et l’appel universel à lasainteté39. Le deuxième est le souci de l’universalité du témoignage d’Église,avec cet éclatement géographique des saints et bienheureux qui, à l’image duSacré Collège, restent majoritairement européens mais accueillent dans cettehiérarchie surnaturelle des membres de populations récemment évangélisées.D’où le troisième critère, celui de la contemporanéité et du martyre, l’un n’al-lant pas sans l’autre d’ailleurs dans l’esprit du pape40. Selon Jean-Paul II, à l’is-sue d’un siècle où la liberté religieuse a été bafouée et avec elle l’ensemble deslibertés, l’Église a le devoir non seulement d’honorer la mémoire de ceux dontle sacrifice a été une résistance spirituelle, mais aussi celui de montrer auxfidèles du temps présent les enjeux de la plénitude d’une vie de foi. L’articula-tion entre le martyre et le renforcement de l’universalité de l’Église est nettedans l’ecclésiologie de Jean-Paul II, qui veut ancrer dans la mémoire desÉglises locales leur histoire sainte. Aussi, loin de constituer une nébuleuseanarchique, les nouveaux bienheureux et saints reconnus par Jean-Paul IIesquissent-ils une histoire surnaturelle de l’Église dans le monde. C’est là toutl’enjeu de la sainteté d’aujourd’hui, qui est bien une présence prolongée d’in-dividus exceptionnels. Institutionnalisée, la sainteté se présente moinscomme l’expression de régulations sociales plus ou moins spontanées, dispo-sitif dans lequel le miracle joue un rôle crucial, que comme celle de l’interpé-nétration des deux cités, pour emprunter au vocabulaire d’origine augusti-nienne. L’Église valide par la canonisation son propre caractère surnaturel. Illui est donné d’anticiper sur terre la communauté des élus. Le saint a une fonc-tion proprement ecclésiale, plus forte que la fonction d’intercession sociale quiavait caractérisé les saints des premiers temps et ceux du Moyen Âge41.

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39 Lumen gentium, § #"-&$.40 Riccardi, $))$.Voir la lettre apostolique du pape Jean-Paul II,Tertio millennio adveniente du

!) novembre !""&. Au paragraphe #*, il y rappelle que « L’Église du premier millénaire est née dusang des martyrs » et il affirme :«Au terme du deuxième millénaire, l’Église est devenue à nouveauune Église de martyrs ». Si l’Église des premiers temps « s’est employée à consigner dans des mar-tyrologes le témoignage des martyrs », il faut,« en notre siècle, [où] les martyrs sont revenus […],éviter de perdre leur témoignage dans l’Église. […] Il faut que les Églises locales fassent tout leurpossible pour ne pas laisser perdre la mémoire de ceux qui ont subi le martyre, en rassemblant àcette intention la documentation nécessaire.Et cela ne saurait manquer d’avoir un caractère œcu-ménique marqué. […] Il reviendra au Siège apostolique, dans la perspective du troisième millé-naire, de mettre à jour les martyrologes pour l’Église universelle, en accordant une grande atten-tion à la sainteté de ceux qui,à notre époque aussi,ont vécu pleinement dans la vérité du Christ ».

41 La canonisation du Padre Pio ($))$) apparaît à cet égard comme l’exception qui confirme larègle.Ce culte populaire réactualise complètement la valeur du saint homme comme intercesseur.

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Au terme de ces réflexions, trois conclusions se dégagent. La première tientà ce que l’on serait tenté d’appeler l’« invariant de la sainteté ». Nous évoquonspar là la définition catholique de celle-ci dans ses modalités modernes etcontemporaines, mais aussi, sans doute, anciennes. Les parallèles que propo-sent certains auteurs, et parmi eux le pape Jean-Paul II, entre l’Église des pre-miers siècles et celle que nous connaissons de nos jours tiennent aux fils mys-térieux que tissent entre le monde d’ici-bas et l’au-delà les saints martyrs. À cetégard, la doctrine chrétienne du martyre reste d’une remarquable fixité ets’enracine dans la méditation sur le sacrifice du Christ, acte suprême de la cha-rité de Dieu. De même, on peut souscrire à l’affirmation d’André Vauchezselon laquelle

en tant qu’expérience individuelle vécue par un homme ou une femmeen quête de perfection, la sainteté chrétienne est, dans son essencemême, intemporelle et toujours identique42.

L’historien paraîtrait donc devoir céder la place au théologien…La deuxième conclusion soulignera la continuité qui marque les politiques

de canonisation depuis l’époque moderne jusqu’à nos jours. La centralisationromaine a produit ses effets. La politique de Jean-Paul II, pour spectaculairequ’elle soit dans ses dimensions, reprend celle des pontifes du xxe siècle, avecpour seule nuance peut-être le pontificat de Paul VI. Valeur du martyre, uni-versalité de l’Église, charité du missionnaire, importance de la vie de prière etdu don de soi aux pauvres : tous ces traits, peu ou prou, permettraient de pro-poser une typologie croisée des saints canonisés au cours des deux dernierssiècles. Sans doute, la curialisation de la procédure a favorisé une sainteté trèsecclésiastique. Notons simplement qu’il est trop tôt pour que les effets nou-veaux de Vatican II sur le rôle des laïcs dans la vie de l’Église puissent se tra-duire par de nouvelles formes de sainteté. D’autres auront à reprendre le dos-sier et à proposer dans cent ans une étude sur les canonisations du xxie siècle.

Troisième et dernière conclusion : la sainteté exprime un rapport précis descatholiques à l’histoire de l’Église en particulier et à l’histoire en général. Tra-duction institutionnelle et pratique d’une proposition de foi — la commu-nion des saints —, le phénomène de la sainteté transcende le temps et inscritau cœur de l’aventure individuelle un principe d’hétéronomie. L’usage par lecentre de la catholicité de cet instrument efficace révèle les inflexions pasto-rales de tel ou tel pape, à tel ou tel moment de l’histoire. Et l’on retrouve, làencore, l’accent mis sur les missions, l’évangélisation ou l’action des catho-liques dans le monde.

Il reste un chantier énorme pour l’historien et le sociologue des religions. Àla manière des spécialistes d’hagiographie médiévale ou moderne, le culte dessaints à l’époque contemporaine aurait beaucoup à nous apprendre sur les

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42 Vauchez, !"((, p. (.

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structures mentales des croyants, leurs pratiques, les effets de la sécularisationde la pensée (quelle place tiennent les miracles aujourd’hui ? quelle valeur leurattribue-t-on ?) ou encore l’emprise sociale de l’Église43. Une géographie dif-férenciée pourrait voir le jour, qui aurait le mérite de nous faire réfléchir surl’homogénéité des représentations sociales de la sainteté, celles-là mêmes quel’Église promeut mais qui se heurtent à des environnements culturels et poli-tiques tellement différents d’un continent à l’autre. La sainteté de l’époquemoderne voyait poindre en son sein les promesses d’une évangélisation demondes nouveaux. La sainteté contemporaine constitue-t-elle une affirma-tion strictement ecclésiale ou maintient-elle une dimension surnaturelle dansl’économie générale de cette présence de l’Église dans le monde ?

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