la republique platon

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PLATON LA RPUBLIQUE

Introduction et prsentation par Olivier BATTISTINI

PLATON La RPUBLIQUE(traduction mile Chambry)

Introduction et prsentation par Olivier BATTISTINI docteur 3me cycle en histoire grecque ATER l'Universit de Corse __Participation aux notes marginales pour le texte de Platon, de Josette CASANOVA docteur 3me cycle en philosophie professeur au Lyce de Corte

Pour Claire Claire, laisse-moi prsent te conduire. Mle ton corps au mien, frache, aime et endors-toi. Tu n'es plus isole dans les plis de la terre et je ne suis plus seul devant le temps, devant la nuit. Ren CHAR, Claire

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supposer que jaie totalement tort, mes Indo-Europens seront comme les gomtries de Riemann et de Lobatchevsky : des constructions hors du rel. Ce nest dj pas si mal. Il suffira de me changer de rayon dans les bibliothques : je passerai dans la rubrique romans. 1 On dit que Gorgias, ayant lu lui-mme le dialogue qui porte son nom, a dit ses intimes : Comme Platon sait bien se moquer ! 2

propos de la Rpublique, propos de Platon Les Grecs ont aim la politique 3. Ils en sont mme les inventeurs 4. La varit de leurs solutions thoriques et de leurs expriences propos de la polis, les textes de la Rpublique, du Politique, des Lois de Platon ou de la Politique dAristote, le rle des orateurs et des sophistes, lpret du dbat politique et enfin la violence de la stasis et de ses consquences sont des lments rvlateurs de limportance des affaires communes pour les Grecs. Le livre I de la Rpublique, un long dialogue racont par Platon sur lorganisation de la

1. G. Dumzil, in Entretiens avec Didier ribon, Folio Essais, Gallimard, 1987, p. 220. 2. Athne, Les Deipnosophistes, XI, 505 D, trad. J.-L. Poirier 3. Voir Nietzsche, Cinq prfaces cinq livres qui n'ont pas t crits. L'tat chez les Grecs, in La Philosophie l'poque tragique des Grecs, Folio Essais, Gallimard, 1975, p. 186 : Considr l'apoge unique de son art, le Grec ne peut tre dfini priori que comme l' homme politique en soi ; l'histoire, en fait, ne connat pas deux exemples d'un si terrible dchanement de l'instinct politique, d'un sacrifice aussi inconditionnel de tous les intrts au service de cet instinct de l'tat. 4. Voir M. I. Finley, LInvention de la politique, Flammarion, Nouvelle Bibliothque Scientifique, 1985.

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callipolis, se prsente comme un systme parfait, mais difficilement ralisable 1. Il nexiste en effet que dans les paroles de Socrate : J'entends, dit-il ; tu parles de l'tat dont nous venons de tracer le plan et qui n'existe que dans nos discours ; car je ne crois pas qu'il y en ait un de pareil en aucun lieu du monde. Mais, rpondis-je, il y en a peut-tre un modle dans le ciel pour qui veut le contempler et rgler sur lui son gouvernement particulier. 2

Mais, si la rflexion platonicienne, dans la Rpublique, est avant tout une rflexion morale sur la justice 3, un trait sur l'homme intrieur, elle est aussi une analyse et un projet politiques : les rfrences la cit en tant que systme d'organisation - historique ou bien projete dans l'abstraction - sont en effet constantes. On peut y lire une philosophie de l'histoire, comme c'est le cas lorsque le philosophe aborde la notion de l'irrductibilit du devenir et de la cit prisonnire du monde du temps. Ainsi le discours de Platon est au cur de la rflexion grecque sur la polis et toute sa philosophie politique prend pour rfrence (ou pour cible) la dmocratie athnienne. Avec Xnophon, dj, la source sera autre. Sparte devient la cit par excellence dans la Rpublique des Lacdmoniens. Dans l'Anabase, mme si l'arme est reprsente comme une petite polis, l'importance du rle du mercenaire est rvlatrice des profondes modifications dans les relations du citoyen avec la cit. Le monde barbare fournira le gouvernement idal dans la Cyropdie : la royaut, le systme le plus loign de la cit. Dans l'Agsilas il s'agit de l'loge d'un individu et non plus d'une communaut dans son ensemble. C'est le signe de la faillite de la cit traditionnelle qui n'est plus le seul modle attracteur. Ce regard sur la polis et sur Athnes, rvle des quilibres fragiles et une dcadence objective ou subjective ? d'un type d'organisation politique. Platon, dont on ne considre

1. Voir Platon, Rpublique, V,473 a. 2. Platon, Rpublique, IX, 592 a b, trad. . Chambry. 3. La justice considre par Platon comme une loi de l'histoire, condition de l'ordre et de l'harmonie dans la cit, suppose la force domine, une mtamorphose du citoyen.

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pas ici le texte en tant que source historique 1, en est cependant un tmoin critique. Il y a donc jeu subtil entre lexprience de la ralit et la mesure de son discours ou de labstraction, domaine du philosophe. C'est la raison de notre intrt pour la Rpublique, notre fin tant de rflchir sur le monde politique athnien, ses reprsentations ou ses interprtations. Nous esquisserons quelques chemins, des frontires et des lointains. Nous tenterons de dire quelques lieux dune mmoire relle ou non. Leffet de contre-jour est souhait.

1. ce sujet lire Pierre Vidal-Naquet, La Socit platonicienne des dialogues et Platon, lhistoire et les historiens, in La Dmocratie grecque vue dailleurs, Histoires Flammarion, 1990.

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I. Les paysages en arrire-plan du commentaire de la Rpublique : une approche plurielle de la polis Pour lire la Rpublique sous un angle historique, il faudra sloigner de lespace athnien, se dcentrer 1. Voici, avant la Rpublique, quelques histoires que les Grecs se racontaient sur la cittat. On peut distinguer les contes exotiques ou barbares , - au moment des explorations dHrodote ou bien encore, aprs laventure dAlexandre, lors de la dcouverte des Iraniens, des Romains, des Juifs et des Celtes -, les utopies dont les architectures parfaites sont luvre des gomtres de lidalit politique et, enfin, ce que lon pourrait appeler, faute de vocabulaire plus prcis, les utopies relles . Dans cette dernire catgorie on trouve les fictions que construisaient les Grecs sur des socits bien relles ou bien encore les cits fantmes dont nous sommes responsables et que nous nous racontons. 1. Les contes barbares La discussion bien connue entre Otans, Mgabyze et Darius sur les formes possibles et idales de gouvernement est prsente par Hrodote comme une histoire vritable. Lintrt est double : le problme du discours politique en lui-mme et le fait quHrodote se sente oblig deux reprises daffirmer lauthenticit de lvnement 2. On sait quHrodote sen1. Voir, parmi dautres, les livres de A. Momigliano, Sagesses barbares, Les Limites de lhellnisation, F. Maspero, Textes lappui, 1979 ; M. Detienne et J.-P. Vernant, La Cuisine du sacrifice en pays grec, Gallimard, 1979 ; Franois Hartog, Le Miroir dHrodote, Essai sur la reprsentation de lautre, Gallimard, 1980 ; N. Loraux, LInvention dAthnes, E.H.E.S.S., Mouton diteur, 1981 ; G. Dumzil, La Courtisane et les seigneurs colors, Gallimard, 1983 ; G. Dagron, Constantinople imaginaire, P.U.F., 1984 ; J.-P. Vernant, LIndividu, la mort, lamour, Soi-mme et lautre en Grce ancienne, Gallimard, 1989 ; P. Vidal-Naquet, La Dmocratie grecque vue dailleurs, op. cit.... 2. Hrodote, III, 80, trad. Ph. E. Legrand : Lorsque le tumulte fut calm et qu'il se fut coul cinq jours, ceux qui s'taient soulevs contre les mages dlibrrent sur l'ensemble de la situation ; et des discours furent tenus que certains des Grecs trouvent incroyables, mais qui furent tenus cependant. Plus loin encore (VI,43) : Lorsque, longeant les ctes de l'Asie, il [Mardonios] fut parvenu en Ionie, - je vais dire une chose qui surprendra grandement ceux des Grecs qui se refusent croire que, dans le conseil des Sept Perses, Otans ait exprim l'avis que le rgime qu'il fallait aux Perses tait la dmocratie, - il dposa tous les tyrans des Ioniens, et il tablit dans les villes des constitutions dmocratiques.

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prenait souvent au scepticisme des Grecs, comme cest le cas propos de la taille du millet et du ssame au pays des Babyloniens 1. Le moment qui nous occupe est tout autre. Lhistorien est persuad, en apparence tout au moins, que les Perses sont capables de penser comme des Grecs, ce qui explique que les trois personnages voqus plus haut sexpriment et construisent leurs raisonnements la manire des philosophes ou des sophistes grecs contemporains. Se trouvent dj dans le discours de Darius les principaux arguments des adversaires du rgime dmocratique qui favorise, selon eux, comme le dira plus tard le Pseudo-Xnophon dans la Rpublique des Athniens, les mchants au dtriment des bons . Pourtant, aux yeux dun Grec, mme sils bnficient dun jugement nuanc de leur part, les Perses sont des Barbares, cest--dire quils ne parlent pas le grec 2. C'est ce que dira Strabon : Or, une fois l'habitude prise de qualifier ainsi de barbares tous les gens prononciation lourde et empte, les idiomes trangers, j'entends ceux des peuples non grecs, ayant paru autant de prononciations vicieuses, on appliqua ceux qui les parlaient cette mme qualification de barbares, d'abord comme un sobriquet injurieux quivalent aux pithtes de pachystomes et de trachystomes, puis abusivement comme un vritable nom ethnique pouvant dans sa gnralit tre oppos au nom d'Hellnes. 3

Surtout ils ne connaissent pas la subtilit du discours sur la meilleure organisation de la

1. Hrodote, I,193, trad. Ph. E. Legrand : En ce pays, les feuilles du froment et de l'orge atteignent aisment quatre doigts de largeur ; le millet, le ssame deviennent des arbustes dont je ne dirai pas la taille bien que je sache quoi m'en tenir, car je n'ignore pas que, chez ceux qui ne sont pas alls Babylone, dj ce que j'ai dit sur le chapitre des crales a rencontr beaucoup d'incrdulit. 2. Pour un Grec un langage ordonn est chose ncessaire pour la comprhension du cosmos. Le mot logos signifie dailleurs la fois discours organis et ordre du monde. Le langage du Barbare (mot qui est sans doute le rsultat dune onomatope) voque, par exemple, le bourdonnement confus des Perses, lors de la bataille de Salamine raconte par Eschyle, oppos au pan des Grecs chant dune seule voix. Ailleurs, l'ambassadeur perse, Pseudatarbas (nom perse imaginaire, avec un jeu de mot sur le sens de fausse mesure ) mis en scne par Aristophane (Acharniens, v. 100 et 104) prononce des mots incomprhensibles. 3. Strabon, Gographie, XIV.

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cit, ils ne vivent pas dans une polis 1. Cest la diffrence essentielle, et elle est dordre politique : les Grecs sont des amoureux de la libert, les Perses sont habitus la soumission 2. Le songe dAtossa, la mre de Xerxs, dans les Perses, opposant lEurope et lAsie de manire allgorique 3, est rvlateur de cette antinomie : lune est docile aux rnes, lautre, la Grecque, brise de ses mains les courroies du char auquel on a voulu les attacher toutes deux. Pour Eschyle et Hrodote les guerres Mdiques sont le symbole de cet affrontement entre deux conceptions du monde. la bataille des Thermopyles la foule barbare avance sous les coups de fouet 4. Le rcit de la bataille par Hrodote montre bien, dans lesprit dun Grec, la diffrence avec les Barbares : Les Lacdmoniens combattirent d'une faon digne de mmoire ; ils firent voir par diffrents traits qu'au milieu d'hommes ignorant l'art de la guerre ils le possdaient fond [...]. 5

Ailleurs encore Hrodote remarque que les Perses, sils ne sont pas infrieurs aux Grecs par laudace et la force, ne possdent pas darmes vritables : seules le sont rellement les

1. Un grand tat est une chose difficilement envisageable pour un Grec. Pour Platon, aspirant lunit idale, un petit tat nest pas susceptible de se diviser. 2. Pour Aristote, Politique, I,2 commentant la parole dEuripide (Iphignie Aulis, v. 1400, trad. M. Delcourt-Curvers) : Cest au Barbare obir au Grec, ma mre, et non linverse. / Car eux sont des esclaves et nous, nous sommes des hommes libres , il y a identit de nature entre Barbare et esclave. Or on sait que pour le philosophe, ltat nest pas une construction artificielle mais au contraire un fait de nature et de ncessit comme ctait le cas pour les premires communauts (lhomme tant un tre politique dans le sens o il appartient naturellement une polis). Les Grecs qui vivent dans la cit-tat ne peuvent donc que sopposer aux Barbares dont la nature ne les a pas conduits jusqu cette expression parfaite de la communaut politique qui permet lexercice de la libert en relation troite avec le logos. 3. Eschyle, Perses, v. 185-187, trad. J. Grosjean : Surs de race, lune avait pour patrie lHellade / et lautre la terre barbare. 4. Hrodote, VII,223, trad. Ph. E. Legrand : [...] les Barbares tombaient en foule ; car, placs derrire les bataillons, les chefs, le fouet la main, faisaient pleuvoir des coups sur tous, les poussant toujours en avant. 5. Hrodote, VII,211, trad. Ph. E. Legrand.

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armes de lhoplite comme la lance et le bouclier 1. Pour Franois Hartog 2 tre anoplos (sans armes), cest une faon de dire que les Perses sont des Barbares ; ne pas tre un hoplite, signifie ne pas tre un citoyen 3. La victoire de Salamine nest pas seulement une victoire militaire, elle est surtout lillustration, travers la cohsion et la tactique des Grecs, du triomphe du logos visible dans lorganisation gomtrique de la cit clisthnienne, - avec son espace isonomique qui fait que le pouvoir est plac au milieu, es to meson, en correspondance parfaite et clairante avec la nouvelle conception de lunivers physique 4. En effet la naissance de la cit-tat, lapparition de la monnaie, les bouleversements hoplitiques et une nouvelle comprhension des rapports sociaux, et, surtout, le matin fulgurant de la pense prsocratique, sont une seule et mme rvolution, essentielle. On peut donc comprendre lincrdulit des auditeurs la ralit du dbat politique imagin par Hrodote, puisque fondamentalement grec et transfr dans un monde qui lui est totalement tranger. Celui-ci est devenu miroir multiples faces dans lequel peut se lire une image grecque curieusement modifie, que la distanciation rend comprhensible d'une manire autre. Ce besoin que les Grecs ont eu danalyser leur propre univers en multipliant les angles dobservation, proposant des renversements, des rythmes ou des couples binaires, est remarquable. Leur discours sur eux-mmes prend de la profondeur, il devient porteur de sens. Dire de lextrieur le monde multipolaire des Grecs, qui parat alors tout fait uni face laltrit, est une ide sduisante 5 mais les consquences de cette exploration sont surpre-

1. Hrodote, IX,62. 2. F. Hartog, Le Miroir dHrodote, Essai sur la reprsentation de lautre, op. cit., p. 64. 3. propos de lopposition entre larcher et lhoplite voir aussi P. Vidal-Naquet, Le Philoctte de Sophocle et lphbie , in Mythe et tragdie en Grce ancienne, Franois Maspero, Texte lappui, 1972, p. 171 et sq. 4. Voir Y. et O. Battistini, Les Prsocratiques, Fernand Nathan, Les Intgrales de philosophie, 1990, p. 9. 5. On pourrait sinspirer du titre de louvrage de P. Vidal-Naquet, La Dmocratie grecque vue dailleurs, qui est en parfait accord avec le travail de lhistorien sur le monde grec tel quil la dfini, par exemple, dans lintroduction au Chasseur noir, Franois Maspero, Textes lappui, 1981.

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nantes. Dj Eschyle, voqu plus haut, a eu linitiative de dire la victoire de Salamine en se plaant du ct perse. Certes, comme pour les trois personnages quHrodote met en scne, le discours sonne trangement grec. Eschyle fait dire Darius que la victoire de Salamine nest pas due la supriorit grecque mais un non respect de la loi divine, un esprit de dmesure, - dhybris. La situation est en fait particulirement ambigu. Ce qui est remarquable cest que, dans le cas dEschyle qui, la diffrence dHrodote, nest pas all sur place, le regard de lautre, lhabitant de la rive trange, est imagin par celui qui est en principe objet dobservation. Le miroir de laltrit met donc en vidence l'image exotique. Ainsi la lecture d'Hrodote montre des diffrences tonnantes, des erreurs de la part des Barbares, des comportements excessifs : c'est le cas de la description des sacrifices 1 et du panthon des Scythes (mme si la plupart de leurs dieux portent des noms grecs 2, leurs relations, - pour un Grec - sont anormales : la Terre est l'pouse de Zeus). Mardonios fait propos de ces Grecs qui ont des coutumes si peu raisonnables un contresens sur le combat hoplitique dont la ralit et la signification sont tout autres 3. Crsus lorsqu'il va

1. Hrodote, IV,59 et 60. Voir ce sujet lanalyse de F. Hartog, Le Buf autocuiseur . Les boissons dArs in La Cuisine du sacrifice en pays grec par M. Dtienne et J.-P. Vernant, Gallimard, 1979. Quel plus bel exemple daltrit que ce buf sacrifi qui fournit lui-mme de quoi se faire cuire : Sils nont pas de chaudron, c'est dans la panse de la victime qu'ils mettent toutes les chairs en y mlant de l'eau, et ils brlent les os par dessous. Ces os brlent trs bien ; la panse contient aisment les chairs dsosses ; ainsi un buf se fait cuire lui-mme, et les autres victimes aussi, chacune elle-mme. [IV,61, trad. Ph. E. Legrand]. On peut remarquer, par ailleurs, une diffrence intressante dinterprtation du panthon scythe entre G. Dumzil et F. Hartog. 2. Hrodote, IV,59. L'historien a trouv des quivalences entre les dieux barbares et grecs. Sa description de la religion gyptienne, au livre II, organise des correspondances entre les diffrents dieux, des assimilations : R devient Hlios, Osiris se transforme en Dionysos, Neith en Athna, Bastit en Artmis, Amon en Zeus, Hathor en Aphrodite, Isis en Dmter... Certaines de ces phrases sont rvlatrices : Au dire des gyptiens ce sont Dmter et Dionysos qui rgnent dans les Enfers. (II,123) ; Il y a aussi Sas, dans le sanctuaire d'Athna... (II,170) ; [...] Memphis, le colosse qui gt sur le dos en avant du temple d'Hphaistos... (II,176), trad. Ph. E. Legrand. 3. Hrodote, VII,9, trad. Ph. E. Legrand : Pourtant les Grecs, ce que j'entends dire, ont coutume d'engager des guerres dans les conditions les plus folles, par manque de jugement et sottise : lorsqu'ils se sont dclars la guerre les uns aux autres, ils cherchent la place la plus belle, la plus unie ; et, quand ils l'ont trouve, c'est l qu'ils descendent pour combattre, si bien que les vainqueurs ne se retirent qu'avec de grandes pertes ; quant aux vaincus, je n'en parle mme pas ; ils sont anantis.

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consulter, la manire d'un Grec, l'oracle de Delphes, ne fait pas une hcatombe, mais sacrifie 30 fois 100 victimes. Mais ce qui est tout fait remarquable cest que les Perses que nous avons dfinis, par lintermdiaire dHrodote, comme tant des anti-hoplites, cest--dire des Barbares, apparaissent face aux Scythes et en pays scythe, comme des guerriers grecs , avec tout ce que cela sous-entend. Hrodote 1 nimagine pas un modle autre quantinomique, opposant les civiliss aux Barbares, les hoplites aux non-hoplites, ce qui expliquerait la mtamorphose des Perses. Ces derniers combattent en effet des adversaires nomades qui nont pas de ville dfendre, donc pas de territoire 2. La forme de combat qui est celle des Scythes (oprations rapides cheval de nuit comme de jour 3) est en rupture totale avec la vision grecque de laffrontement des phalanges composes de soldats-citoyens, paule contre paule, bouclier contre bouclier, vritable image de la cit clisthnienne 4. Les Perses sont pars alors des vertus grecques, par le biais de cette logique manichenne tablie par lhistorien. Selon Hrodote les cavaliers scythes tournaient bride parce quils craignaient linfanterie perse. Le renversement est spectaculaire. Mais tout cela ne fait pas oublier Hrodote que les Perses sont les vritables ennemis, ce qui explique peut-tre quils ne pourront pas lemporter sur les Scythes, nomades insaisissables... Cette opposition entre deux civilisations annonce le conflit imagin par Platon entre

1. Voir F. Hartog, Le Miroir dHrodote, Essai sur la reprsentation de lautre, op. cit., p. 65. 2. Hrodote, IV,127, trad. Ph. E. Legrand : En rponse, le roi des Scythes Idanthyrse fit cette dclaration [ Darius] : [...] Pourquoi je ne te livre pas bataille sur le champ, je vais t'en donner l'explication : nous n'avons ni villes ni plantations que nous craignions de voir prendre ou dvaster, ce qui nous presserait d'en venir aux mains avec vous . 3. Hrodote, IV,128, trad. Ph. E. Legrand : Pendant les nuits aussi, les Scythes excutaient de semblables attaques. 4. Pour Lachs dans le dialogue de Platon du mme nom (190 e - 191 c), sopposent dune manire singulire, malgr les arguments de Socrate (comme celui du repli tactique des Spartiates Plates) le combat de lhoplite et celui du Scythe qui peut se battre en reculant ou en poursuivant.

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Athnes et l'Atlantide 1. 2. Les utopies parfaites Dautres histoires sont riches par les rves daltrit quelles suggrent. Chez Pindare 2 voici l'vocation en silhouette de l'le des Bienheureux :[...] 27 Le ciel de bronze jamais hors datteinte pour lui, mais de toutes les splendeurs que nous, race mortelle, pouvons toucher il a pouss jusqu lultime course ; mais ni en nef ni pied on ne peut dcouvrir 30 menant lassemble des Hyperborens la route merveilleuse. 3

Plutarque parle des les Fortunes, au large de l'Afrique, de l'le d'Ogygie 4, une le bien

1. Ce conflit est d'ailleurs, pour F. Chtelet, La Naissance de l'histoire, 10/18, 1962, tome 1, p. 338, une idalisation des Guerres mdiques. 2. Pindare, Dixime Pythique, antistrophe 2, v. 27-30, trad. J.-P. Savignac, Pindare, uvres compltes, ditions de la Diffrence, 1990. Voir aussi Pindare, Olympiques, III, v. 16-18. 3. Thul est aussi voque dans l'Hymne homrique Dionysos, I, v. 28-29, trad. J. Humbert : ...aie l'il au vent propice : tiens bien tous les agrs, et hisse donc avec moi la voile du navire : de celui-l, [le passager inconnu] nos gens sauront bien s'occuper. Il arrive, j'espre, en gypte, ou Chypre, ou chez les Hyperborens, ou plus loin encore... Pour R. Graves (Mythes Grecs, Fayard, 1967) le pays des Hyperborens c'est le pays au-del du pays des Hommes du Vent du Nord. Strabon (Gographie, I, 4, 2-3) raconte le voyage de Pythas le Massaliote qui prtend avoir dcouvert l'Ile de Thul six jours de navigation du nord de la Bretagne, prs de la mer gele. Elle est traverse par un des cercles imagins par ratosthne (66 parallle Nord). Polybe, qui a entam au livre XXXIV des polmiques contre divers auteurs anciens, ne croit pas au voyage de Pythas et en particulier sa description de l'le de Thul. Ce livre XXXIV - Geographica -, rassemblant des questions gographiques, a t perdu ; il ne nous reste que des fragments et des citations tirs d'crivains grecs et de Pline l'Ancien. Voici ce que dit Polybe, selon Strabon (II,4,1-7) : Ce dernier [Pythas], nous dit-il, a tromp bien des lecteurs en racontant qu'il avait parcouru toutes les rgions accessibles de la [Grande-] Bretagne, le dont le pourtour dpasserait, selon lui, quarante mille stades, puis en donnant de Thul et de ses parages une description telle qu' l'en croire il n'y aurait plus l-bas de vritable terre, ni de mer, ni d'air, mais une sorte de combinaison de ces trois lments, quelque chose qui ressemblerait du poumon marin, une matire dans laquelle la mer, la terre, tout ce qui existe enfin, se trouveraient en suspens et qui lierait tous les lments, rendant aussi bien la marche pied que la navigation impossibles. 4. Le nom d'Ogygie est loin d'tre une indication prcise. C'est une le lointaine qu'il ne s'agit pas de situer avec prcision. Pourtant le temps calcul pour y parvenir nous donne l'illusion de sa ralit. Les les de Plutarque posent le mme problme que l'Atlantide de Platon ou l'le de Saint Brandan. Dans ce grand continent, quelques 200 lieues d'Ogygie, Kepler, suivant Ortelius et son Theatrum orbis, voyait l'Amrique et plus prcisment le Labrador. Pour lui l'Ogygie serait l'Islande. Pour

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loin en mer, cinq journes de la Grande Bretagne pour un dromon qui cingle vers l'ouest. L'le est de nature exceptionnelle ; elle subvient tous les besoins matriels des prtres de Cronos qui y rsident : [...] Il est en effet permis de s'en retourner chez soi quand on a servi le dieu en communaut le laps de treize ans, mais la plupart prfrent avec raison se fixer dans l'le, les uns par habitude, les autres parce que sans peine, sans ennuis, ils trouvent tout en abondance pour organiser des sacrifices et des churs et ainsi ils ont tout leur temps pour s'occuper de certaines questions et de philosophie. De fait la nature de l'le est merveilleuse ainsi que son climat... 1

Diodore de Sicile, dans sa Bibliothque historique, II, 55-60, parle d'un certain Iamboulos, ce Grec qui se faisait passer pour un Oriental, qui aurait connu, en naviguant vers le sud-est, au dpart de l'Arabie heureuse, les Hliopolites 2, habitants des les du Soleil, sous l'quateur, aux environs de Trapobane. Ce sont les les du bonheur intgral : la faune et la flore y sont tranges ; les habitants sont beaux et ont un corps flexible ; leur stature est fort grande ; leur langue qui est bifide leur permet de tenir une double conversation et d'imiter le chant des oiseaux ; le climat est tempr car les jours sont gaux aux nuits 3, aussi les productions apparaissent-elles toujours en abondance et simultanment, mais ils ne prennent que la nourriture ncessaire ; ils prparent les aliments rtis ou bouillis et ne cherchent pas les sauces raffines ni les pices de nos cuisiniers ; les sources chaudes et froides ont des proprits thrapeutiques... On dcouvre l tous les thmes utopiques : communaut des biens, des femmes et des enfants, longvit, euthanasie, suicide rituel selon une loi trs rigoureuse . Dans cette terre d'abondance, la vie demeure frugaleBailly (Lettres sur l'Atlantide) il s'agirait du Spitzberg. Nous sommes bien cartels ici entre le rel et l'imaginaire. cet gard lexemple de Pythagore est caractristique : n'aurait-il pas eu, pour matre, un sage venu d'un pays o le jour ininterrompu rgnait pendant la moiti de l'anne ? 1. Plutarque, Visage du rond de la lune, 941 e, trad. P. Raingeard. 2. Il ne faut pas confondre les Hliopolites du roman de Iamboulos (Les Voyages de Iamboulos) avec les Hliopolitains d'Aristonicos, qui aurait fond un tat avec les esclaves du royaume de Pergame. 3. C'est en ce sens qu'il faut entendre le mot quateur , voqu plus haut, qui n'indique en aucune manire une prcision topographique. Le pays exotique des Hliopolites se situe aux extrmits du monde.

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et mesure. L'esclavage n'existe pas... Selon la mme idalisation, Cdrnos, un compilateur, parle de l'le des Macrobes 1, hommes la vie longue... Ces quelques lments, pris dans des les imaginaires, permettent d'entrevoir, grce la posie et au rve, des paysages tranges. Mais c'est justement cette tranget, cette irralit qui doivent nous mettre en garde. Elles annoncent le domaine particulier de la cit utopique proprement dite. L'utopie est isole de l'histoire et du temps, de leurs horreurs et de leurs violences. Le rve de l'utopiste est de les supprimer, car il a peur de leur consquence inluctable : la dcadence. C'est la raison pour laquelle la cit utopique est installe dans une le ou au fond des dserts, hors des atteintes du temps 2. L'le est en effet en marge du monde 3. On ne s'tonnera pas de rencontrer alors des les flottantes ou mme englouties. Mais les rves des utopistes, architectes d'un monde idal, sont des constructions de mathmaticiens. Hippodamos, fils d'Euryphon, tait milsien, c'est lui qui inventa de diviser les villes en quartiers et dcoupa le Pire en rues... 4. Il tait architecte mais aussi uto1. Les Macrobes, d'aprs Hrodote, III,17,97, sont un peuple d'thiopie longue vie. Il est signaler que pour les Anciens l'thiopie est une le utopique. 2. Ulysse, prisonnier dans l'le de la nymphe Calypso - celle qui cache -, n'est ni dans le monde des mortels ni dans celui des Immortels ; il est en marge. 3. Voir par exemple l'le des Cyclopes ou des Yeux Ronds dans l'Odysse (IX, v. 106 sq.) o Homre, bien avant les Cyniques, ralise, avec les anarchistes que sont les Cyclopes, l'idal du sauvage non corrompu par la civilisation, l'idal d'a-nomie : Chez eux, pas d'assemble qui juge ou dlibre ; mais, au haut des grands monts, au creux de sa caverne, chacun, sans s'occuper d'autrui, dicte sa loi ses enfants et femmes. (trad. V. Brard). Les Cyclopes n'ont pas d'industrie ni de commerce ; pourtant quelle belle cit aurait porte leur le ! Celle-ci porte une terre excellente, prs des flots cumants ; il est, sur le rivage, des prairies arroses, molles. La vigne et les moissons viendraient merveille sur ce riche terroir. L'Ile Petite, prs du pays des Cyclopes, est recouverte par une fort et les chvres sauvages s'y multiplient sans fin. Les Cyclopes mnent, dans leur le, une vie idyllique de pasteurs : ils n'ont pas cd la tentation de la civilisation. Ils ont tant de confiance dans les Immortels qu'ils ne font de leurs mains ni plants ni labourages. (trad. V. Brard). 4. Aristote, Politique, II,8, trad. J. Tricot. Aristote le montre plus proccup de philosophie politique que d'urbanisme. On lui attribue en effet un ouvrage de thorie politique qui se rattache au mouvement de rationalisation dvelopp par Thals de Milet, Anaximandre et Anaximne. Cependant les innovations d'Hippodamos eurent surtout des consquences dans le trac des nouvelles cits.

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piste puisque la cit utopique est soustraite l'espace rel. Elle est le produit de l'intelligence et ne se plie pas aux lois du paysage, mais celles de la logique, la diffrence de la cit relle qui subit la ncessit de la pousse vitale. C'est que les utopistes ont pour modle le cosmos , dans son sens tymologique, c'est--dire l'arrangement, la mise en monde, et non la nature 1. C'est la raison pour laquelle les crivains grecs, qu'ils soient historiens, philosophes ou potes, donnent leurs cits et socits idales des structures et des cadres rigoureux. Nous sommes dans le monde de la rpublique des fourmis et des cits blmes de l'intelligence pure. On peut penser alors la critique d'Aristophane, dans les Oiseaux, propos de l'architecte Mton qui ressemble trangement Hippodamos de Milet : Je prendrai mes dimensions avec une rgle droite que j'applique de manire que le cercle devienne carr. Au centre il y aura une place publique, o aboutiront des rues droites convergeant vers le centre mme, et comme d'un astre lui mme rond, partiront en tous sens des rayons droits. 2

Aristophane, qui invente la contre-utopie, a bien raison ; l'utopie, impassible et glaciale est le domaine de l'angle droit, des quations, du collectivisme 3 ou de la cit concentrationnaire. La cit utopique a dclar la guerre au temps et la fantaisie 4. Platon a mis le pote hors la loi. Dans ces conditions il n'est pas tonnant que les utopistes ne s'intressent pas aux paysages naturels 5. Et lorsqu'ils sont suggrs, ils le sont d'une manire strotype

1. Pour G. Lapouge, Utopie et civilisations, p. 14, Champs Flammarion, Paris, 1978, la cit utopique se plie aux commandements de l'intelligence au lieu de se couler dans les mandres et les vallonnements du paysage. Elle rectifie les collines, elle corrige les reliefs. Elle ddaigne le milieu originel pour lui substituer le champ transparent de la logique. 2. Aristophane, Oiseaux, v. 1004-1009, trad. H. van Daele. 3. Voir Iliade, XIII, v. 5-6, o Homre voque la terre des nobles Hippmolgues qui ne vivent que de laitage et celle des Abies, les plus justes des hommes. (trad. P. Mazon). Les Abies mettent tout en commun : femmes, enfants, biens. La terre leur fournit d'elle-mme la nourriture. C'est dj le communisme que rvera Platon. 4. Le hasard est absent de l'utopie parce qu'il est hors des normes et de l'ordre. 5. Selon R. Ruyer (L'Utopie et les utopies, Paris, 1950) il y a chez les utopistes une vritable hostilit la nature : l'utopie est antinaturelle par son got de la symtrie, par l'extension de l'artificiel,

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(climats temprs, rcoltes merveilleuses... : La campagne fertile leur offrait d'elle-mme une abondante nourriture, dont ils jouissaient leur gr... 1). La nature pour les utopistes est dcrite comme parfaite, elle ne subit pas les atteintes du temps, elle ignore le hasard, la prolifration, les excs, la violence. L'utopie triomphe de la nature, qui est sans raison ; la physis est le monde du nonpolitique. La cit de la Rpublique, mme s'il ne faut pas la considrer comme idale ou utopiste 2, tentera aussi de triompher de la dcadence et de lhistoire... 3. Les utopies relles Les Grecs ont t fascins par les utopies relles , ces modles de socits rigides dont ils pensent qu'elles existent dans la ralit et dans leur temps. Ils les opposent aux contradictions de leur propre monde. Hrodote, dans son Histoire, voque l'gypte dont les habitants qui vivent sous un climat singulier, au bord d'un fleuve offrant un caractre diffrent de celui des autres fleuves, ont adopt aussi presque en toutes choses des murs et des coutumes l'inverse des autres hommes. Chez eux, ce sont les femmes qui vont au march et font le commerce de dtail ; les hommes restent au logis, et tissent. 3

Il s'agit pour Hrodote d'un exemple d'organisation sociale semblable aux fictions les plus audacieuses, puisque, dans ce monde bizarre, tout va littralement l'envers. Plutarque dans la Vie de Lycurgue donne voir les lments du mythe de Sparte, la cit modle, malgr la prsence de critiques, jusqu lpoque romaine pour un grand nombre de penseurs grecs. On pense Xnophon 4 qui laconise, ou Platon. L'idalisation de Sparte et de son image vont avoir des prolongements tonnants, puisque cette cit grecque,

de la technique et mme des langues artificielles. Pour l'auteur il y a une atmosphre irrespirable dans les utopies. 1. Hsiode, Les Travaux et les Jours, v.117-118, trad. Patin. 2. Voir Abel Jeannire, Platon psychologue et sociologue , Lire Platon, Aubier, 1990, p. 241. 3. Hrodote, II, 35, trad. Ph. E. Legrand. 4. Xnophon est l'auteur d'une Constitution des Lacdmoniens.

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lanti-Athnes par excellence, sera revendique par les Vnitiens du XVIe sicle, par Montesquieu et Rousseau, par des rvolutionnaires comme Robespierre et Saint-Just ou Babeuf, ou enfin par lAllemagne du mythe dorien 1. Notre regard est aussi inventeur de mtamorphoses, comme cest le cas dans les Remarques sur dipe et Antigone dHlderlin 2, ou encore dans La Naissance de la tragdie de Nietzsche. Le livre de George Steiner 3, Les Antigones, raconte les diffrentes adaptations du personnage dAntigone, les multiples interprtations de lenjeu politique illustr par le conflit Antigone/Cron. Le texte de Pascal Quignard 4, Les Tablettes de buis dApronenia Avitia, nous fournit une mtaphore. Il sagit, en apparence, dune traduction de notes fugitives dues une patricienne romaine, au moment o Rome croule sous les coups des Barbares et des Chrtiens. Or son journal nous apprend son got pour les choses rares, son plaisir regarder sur le Tibre les barques plates charges damphores, de bl, de fruits. Elle se plat prendre un bain sur la terrasse, le soir, elle aime laurore qui ronge lombre, leau frache sur les yeux et sur la gorge, la pluie fine sur les tuiles de bronze du temple de Jupiter Capitolin, elle s'intresse des jeunes adolescents prts se tuer pour la beaut dun livre grec qu'ils ont lu... Apronenia Avitia raconte sa Rome imaginaire sans voir la fin de lEmpire et la mort de la Ville. Il est presque dommage dajouter que cette trange aristocrate romaine, racontant une ville qui est bien relle, la sienne, nest quune invention de Pascal Quignard. un certain moment les mots souvrent sur un vertige, sur un silence... Dans le mme ordre d'ides, ce que dit Fernand Braudel nous intresse, car nous1. Voir P. Vidal-Naquet, La Dmocratie grecque vue dailleurs, op. cit., les chapitres L'Atlantide et les nations et La Place de la Grce dans limaginaire des hommes de la Rvolution. 2. Pour Hlderlin les Grecs sont les fils du feu . Cette nature orageuse est reprsente trangement par le dieu qui symbolise habituellement, lorsquon loppose Dionysos, la clart de la raison. Apollon devient chez le pote allemand celui qui provoque au tumulte de lveil : Je puis bien dire quApollon ma frapp. [L. von Pigenot, Hlderlin, Munich, 1923, cit par Jean Beaufret in prface Remarques sur dipe, Remarques sur Antigone, 10/18, 1965.] 3. G. Steiner, Les Antigones, Gallimard, 1986. 4. P. Quignard, Les Tablettes de buis dApronenia Avitia, N.R.F., Gallimard, 1984.

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sommes les habitants dun autre rivage temporel, responsable dune reprsentation du monde grec : Ce qui fascine en Crte, c'est l'ide que nous nous faisons, tort ou raison, d'une civilisation autre , o tout viserait la beaut et la joie de vivre, o la guerre mme n'aurait pas de place (en tout cas, pas de fortifications autour des villes crtoises). Sur les fresques de Cnossos, le prtre-roi marche parmi les lys, des femmes aux robes claires, jaunes, bleues et blanches, aux seins nus, dansent devant un large public assis sous des oliviers bleus. Des acrobates aux corps fins jouent entre les cornes d'un taureau... 1

Enfin Raymond Picard 2 voque le Parthnon dnud de sa chair par les attaques du temps et qui n'est plus qu'un squelette, mais un squelette qui correspond notre ide d'Athnes. Or le temple doit retrouver sa polychromie initiale, si on veut approcher le Parthnon tel qu'il devait tre. Un Parthnon qui ne serait plus, selon l'expression de Boutmy 3 un syllogisme de marbre . Ce marbre blanc, noble, recouvert de couleurs violentes, choque notre conception esthtique parce qu'en contradiction avec notre reprsentation d'Athnes, ou avec nos gots travaills par le classicisme. L'image politique de la cit grecque aurait-elle quelque chose de ce Parthnon sans couleurs ? la manire des Grecs du Ier et IIe sicles, poque dont le climat intellectuel et historique est ambigu, passionns et hants qu'ils sont par lhistoire et la reprsentation athniennes, nous sommes trs souvent trop sensibles au charme et au mirage dAthnes qui focalise notre attention, ne voyant la Grce qu travers elle, Hellade de lHellade. Pour John Jones 4 il ne sagit pas seulement dune simple distorsion ou dillusions provoques par des images que la tradition culturelle a inventes, mais dune presque inac1. F. Braudel, La Mditerrane. L'espace et l'histoire, Paris, 1985. 2. R. Picard, De Racine au Parthnon, Essais sur la littrature et l'art l'ge classique, in le chapitre Le Parthnon et l'esthtique baroque, Gallimard, 1977, p. 258. 3. Boutmy, Le Parthnon et le gnie grec, Armand Colin, Paris, 1897, p. 298. 4. J. Jones, Sur Aristote et la tragdie grecque, Londres, Chatto et Windus, New York, Oxford UP, 1962, cit par M. I. Finley, dans son introduction Dsesprment autre, in On a perdu la guerre de Troie, op. cit..

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cessibilit des uvres anciennes qui sont dsesprment autres et dfinitivement trangres. Pourtant au dbut de l'Enqute lhistorien apparat comme le gardien de la mmoire. la manire du pote, matre de vrit, il fonde ce qui demeure : Hrodote de Thourioi expose ici ses recherches, pour empcher que ce qu'ont fait les hommes, avec le temps, ne s'efface de la mmoire et que de grands et merveilleux exploits, accomplis tant par les Barbares que par les Grecs, ne cessent d'tre renomms ; en particulier, ce qui fut la cause que Grecs et Barbares entrrent en guerre les uns contre les autres. 1

Plutarque, lui, stait rendu compte quil tait difficile dapprocher la vrit du pass : Voil pourquoi il est, mon avis, bien difficile et mal ais davoir entire connaissance de la vrit des choses anciennes par les monuments des historiens, attendu que les successeurs ont la longueur du temps qui leur brouille et offusque la nette intelligence des affaires ; et lhistoire qui est crite du vivant des hommes dont elle parle et du temps des choses dont elle fait mention, quelquefois par haine et par envie, et quelquefois par faveur ou flatterie, dguise et corrompt la vrit. 2

Traduire des uvres anciennes est une opration ncessaire de trahison 3. La traduction du vocabulaire institutionnel de Plutarque par Jacques Amyot au XVIe sicle - cest un exemple - dessine, par lemploi dun vocabulaire souvent inadquat, des gomtries et des perspectives multiformes. Suggrant des architectures et des lieux de gouvernement arrachs leurs temps respectifs, elle rvle limaginaire politique de la Renaissance. Athnes, par lalchimie des mots, prend une signification plurielle : un modle imiter, une source dloge pour le monde contemporain, une image de cit phantasmatique. Faut-il, enfin, percevoir ces multiples apparences comme autant de lieux de mmoire ?

1. Hrodote, I, trad. Ph. E. Legrand. 2. Plutarque, Pricls, 13,16, trad. J. Amyot, Les Vies des hommes illustres, XXX. 3. Voir G. Mounin, Les Problmes thoriques de la traduction, Tel, Gallimard, 1963.

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On songe au travail de Frances A.Yates 1 sur la mmoire et son tude sur le Thtre de la mmoire de Giulio Camillo Delminio. Comme le spectateur solitaire du Thtre de la mmoire qui prend place l o devrait se trouver la scne pour regarder les gradins remplis dimages, nous pouvons, peut-tre, considrer les lectures politiques des Grecs comme des lments dune mmoire imaginaire de lAntiquit.

*Ainsi les contes sur les Grecs, invents et mis en ordre par un historien peut-tre menteur 2, mettent en scne des Barbares nigmatiques, parce que contradictoires et aux visages doubles. Ces histoires sont autant dinterprtations de la cit grecque qui multiplient ses apparences et ses ralits, jusqu lui donner une figure qui relve de la gomtrie fractale 3. Le dtour en pays barbare, vers les terres aux confins du monde ou les lieux solitaires

1. F. A. Yates, L'Art de la mmoire, Bibliothque des histoires, Gallimard, 1975. L'auteur tudie l'art de la mmoire invent par les Grecs qui se dveloppe par l'intermdiaire de Rome jusqu'au XVIIe sicle en passant par la forme particulire qu'il prit au XVIe sicle, avec ses connotations magiques et hermtiques, grce Giulio Camillo Delminio et Giordano Bruno. Son travail est aussi une analyse historique et mthodologique de l'imagination dans la civilisation et l'art occidentaux. L'art de la mmoire est fond sur des images et des lieux de mmoire qui permettent la mmorisation, car ils impressionnent la mmoire. Cet art utilise les constructions contemporaines, des dessins pour l'laboration de ces lieux . La Renaissance a dfini des thories, des systmes de mmoire comme le De Umbris idearum de Bruno, le Thtre de la mmoire de Giulio Camillo, ou encore le Thtre de Robert Fludd. 2. Voir Lucien, Ami des mensonges ou Comment on crit lhistoire. 3. B. Mandelbrot, Les Objets fractals : forme, hasard et dimension, Nouvelle Bibliothque Scientifique, Flammarion, Paris, 1975. La thorie des objets fractals a t mise pour la premire fois en 1975 par B. Mandelbrot. Il y a l, pour nous, une mtaphore intressante car le langage mathmatique qui les dfinit peut se prolonger par des aspects esthtiques, philosophiques et historiques dans sa faon de percevoir les vnements. Il combine des visions multiples. La taille de ces objets va en principe de l'infiniment petit un maximum aussi grand que possible. Les dtails de ceux-ci font apparatre soit des caps, des baies, ou des monticules, soit des les, montrant que la perception de l'objet fractal est associe tantt l'irrgularit, tantt la fragmentation. La gomtrie fractale s'oppose toute la gomtrie lmentaire d'Euclide. Elle permet de percevoir sous d'autres angles la forme des nuages ou des ppites d'or, celle des ctes maritimes ou de hautes montagnes, la rpartition des galaxies dans l'espace ou encore les tourbillons dans un fluide. Ce qui est intressant, c'est qu'on arrive dterminer le trac de lacs ou de sommets dans des paysages devenus imaginaires comme c'est le cas dans la reprsentation des Grandes Alpes imaginaires obtenue par Richard F. Voss partir d'un ordinateur sortie graphique.

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compltement sauvages fait apparatre que plus on sloigne de la Mditerrane, centre de la gographie grecque et donc centre de la civilisation, plus laltrit est violente et significative : les descriptions ou les tmoignages quHrodote, par exemple, en rapporte sont souvent des modles ngatifs, mme si, natif dHalicarnasse et habitu aux contacts avec les Perses, il a le sens de la tolrance. Nous assistons linvention de lhistoire compare. Le voyage de lhistorien fait apparatre lexotisme du monde barbare mais enrichit aussi notre connaissance du monde grec par le double mouvement de lenqute comparative. Les cits utopiques ou idales, et, aussi, comme nous le verrons, la Rpublique de Platon ou le mythe des Atlantes font aussi comprendre dune manire autre la ralit politique avec laquelle on les confronte, parce que signifiant des aspirations, des dsirs secrets, des approches ou des interprtations diffrentes. Cest justement lintrt de ces approches multiples. Il sagit bien dinventions dAthnes. Tous les angles dapproche que nous avons voqus donnent voir, transfigurent et disent Athnes. Ce nest l finalement quune question dclairage. Voici, puisqu'il s'agit prcisment d'clairage, le sac dIlion, la dernire nuit de Troie avec ou non pleine lune. Il existe deux versions contradictoires de lvnement : la scholie du vers 344 de l'Alexandra de Lycophron, citant Leschs de Mitylne et sa Petite Iliade : c'tait le milieu de la nuit et la lune se leva brillante.

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le vers 255 du livre II de l'nide de Virgile : ...tacitae per amica silentia lunae par les silences amicaux de la lune taciturne

Si la lune se tat, serait-elle cache ? devenue invisible (silentia). Ainsi une ambigut est cre par le fait que toute cit est dans la dure et ne survit que par la magie de la mmoire, souvent trompeuse. II. Platon et les apparences d'Athnes 1. Une biographie. De la cit historique au modle de la cit future Aristocls, que lon connat sous le nom de Platon 1 naquit en 428/427. Cest le dbut de la guerre du Ploponnse et Pricls est mort depuis un an. Il appartenait une famille aristocratique : par son pre, Ariston, il descendait de Codros, un roi lgendaire dAthnes ; son ascendance maternelle tait tout aussi illustre puisque son arrire-grand-pre tait Dropide, frre du lgislateur Solon. Toujours du ct de sa mre Priction, ses oncles Critias et Charmide, furent associs aux Trente. Il reut une ducation qui convenait sa haute naissance : le respect des dieux et des rites religieux, la gymnastique et la musique. Il est possible quil sintresst au dessin et quil suivt les cours de Cratyle 2, un disciple dHraclite qui poussa lextrme les doctrines de son matre. Cest en 408 quil rencontra Socrate et la philosophie. On sait limportance de cette rencontre et les consquences sur sa vie et sur lvolution de sa pense 3. Lenseignement

1. Le surnom de Platon lui aurait t donn, selon Diogne Larce (Vies et opinions des philosophes illustres, III,7), cause de la largeur de ses paules. 2. Voir Aristote, Mtaphysique, A 6,987 a, trad. J. Tricot : Ds sa jeunesse, Platon, tant devenu dabord ami de Cratyle et familier avec les opinions dHraclite, selon lesquelles toutes les choses sensibles sont dans un flux perptuel et ne peuvent tre objet de science, demeura par la suite fidle cette doctrine. 3. Si on connat l'interprtation ngative de Nietzsche sur les consquences de l'influence de Socrate sur Platon, il y eut, pour Alain (Ides, 10/18, 1964, p. 9), une prcieuse rencontre, mais disons mieux, un choc des contraires d'o a suivi le mouvement de pense le plus tonnant qu'on ait vu.

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de Socrate portait sur les choses morales et nullement sur la Nature ; il avait pourtant dans ce domaine recherch les dfinitions universelles 1. Daprs Diogne Larce 2 Platon abandonna la posie, brla ses tragdies et suivit celui qui allait devenir son matre spirituel. En 404-403 cest le moment de la tyrannie des Trente 3 et de leurs cruauts. En 399 c'est la restauration dmocratique. Socrate est condamn boire la cigu. Platon renonce prendre part aux activits politiques, en tout cas Athnes, o la dmocratie est dfinitivement installe. Il se rfugie Mgare, prs dAthnes. Commence alors une priode de voyages. Il se rend en gypte o il admire lanciennet des traditions. Cyrne il rencontre Aristippe, pour qui le bonheur est fond sur la recherche du plaisir, et suit les cours du mathmaticien Thodore qui a travaill sur les nombres irrationnels. Il fait la connaissance aussi du riche Annicris. En Italie il tisse des liens avec les pythagoriciens Archytas 4, Philolaos et Time. En Sicile il est reu par Denys lAncien et devient lami de Dion - le beau-frre du tyran - qui allait jouer un rle important dans sa vie. Bien plus tard Platon voquera dune manire ngative la vie en Sicle, la cour de Denys lAncien : Mais une fois sur place, cette vie qui l-bas encore tait dite heureuse, parce que remplie de ces tables servies la mode d'Italie et de Syracuse, ne me plut nullement sous aucun rapport : vivre en sempiffrant deux fois par jour et ne jamais se trouver au lit seul la nuit, sans compter toutes les pratiques quentrane ce genre de vie, voil en effet des murs qui ne permettront jamais aucun homme, qui les aurait pratiques depuis lenfance, de devenir sage - il nest pas de nature exceptionnelle o

1. Voir Aristote, Mtaphysique, A 6,987 b. 2. Diogne Larce, Vies et opinions des philosophes illustres, III,5. 3. Voir Plutarque, Lysandre, 13, trad. J. Amyot, XXVI : raison de quoi il me semble que le pote Thopompe rvait, quand il accomparait les Lacdmoniens aux taverniers, disant : Qu'ils avaient donn tter aux Grecs du doux breuvage de la libert, et puis y avaient ml du vinaigre. 4. Archytas, qui tait philosophe, mathmaticien et ingnieur, faisait rgner Tarente une tyrannie claire par la science et la sagesse.

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lon trouve ce mlange - et encore moins de devenir un jour temprant. 1

Platon est enfin de retour Athnes 2 en 388/387. Il fonde lAcadmie. Elle nest pas seulement une cole de philosophie, mais aussi de sciences politiques o ont t forms des lgislateurs et des conseillers qui se sont rpandus dans tout le monde grec. On trouve chez Plutarque 3 le catalogue de ces hommes politiques forms l'Acadmie. Sa fondation peut tre interprte comme la volont de Platon, non pas d'abandonner la cit relle, en se rfugiant dans la thorie ou l'utopie, mais comme une autre faon d'occuper l'arne politique, d'imposer ses ides parmi les lites. Depuis longtemps, en effet, la philosophie est en relation avec la politique 4 : les Pythagoriciens ont eu une grande influence sur de nombreuses cits de Grande-Grce et d'Asie mineure ; il ne faut pas oublier non plus le rle d'Hraclite, de Parmnide ou de Protagoras. Platon est toujours prt laction, la lutte politique. Les deux autres tentatives auprs du nouveau matre de Syracuse le montrent bien. Vers 367 Denys le Jeune succde son pre. Le philosophe se rend nouveau en Sicile. Il esprait encore raliser ses plans de la cit modle, en convertissant un seul homme et

1. Platon, Lettre VII, 326 b, trad. L. Brisson, GF Flammarion, 1987. Plutarque (Vie de Dion, 7) parle dun festin qui dura 24 heures. 2. Retour difficile car Platon fut embarqu de force, par ordre de Denys, sur un btiment spartiate qui le conduisit gine, cit ennemie dAthnes o il fut mme vendu comme esclave. Heureusement Annicris le reconnut et le racheta. Voir ce sujet les allusions d'Aristote (Mtaphysique D 30, 1025 a 25-30 ; D 5, 1015 a 25-26) et Diogne Larce (Vies et opinions des philosophes illustres, III,18) et Plutarque, (Vie de Dion, 5). Mais l'pisode est douteux. 3. Voir Plutarque, Adv. Colot., 1126 A. 4. Sur les liens entre le philosophe et l'homme politique, voir l'introduction de L. Brisson aux Lettres de Platon, op. cit., p. 53-54 : [...] Ds lors, on comprend que le chef d'tat et le philosophe aient tant de peine s'entendre. L'un s'intresse au sensible, l'autre l'idal ; l'un situe d'emble son action dans le long terme, alors que l'autre doit respecter des dlais. Mais l'ampleur de ces difficults ne doit pas amener conclure l'impossibilit de toute coopration entre eux. [...] Les tentatives faites par Platon pour devenir le conseiller d'un chef d'tat et son chec restent exemplaires... Voir aussi Platon qui traite (Lettre II - mais peut-on rellement s'appuyer sur cette lettre ?) des rapports entre pouvoir et sagesse. Dans la Lettre III, (trad. L. Brisson, op. cit., p. 109-110) voici ce que dit le philosophe : [...] alors que moi je te [Denys II] faisais des recommandations, toi tu n'tais pas dispos les mettre en pratique. Et pourtant il n'est pas difficile de mettre en vidence le fait que si ces recommandations avaient t mises en pratique, c'et t la meilleure chose pour toi, les Syracusains et tous les Siciliens.

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non plus un dmos tout entier (le but de Platon est de remplacer la tyrannie de Syracuse en une royaut conforme aux principes tablis dans la Rpublique). Comme cela me donnait rflchir et que je me demandais sil fallait me mettre en route et rpondre cette invitation [celle de Dion] ou prendre un autre parti, ce qui pourtant fit pencher la balance, cest que, si jamais on devait entreprendre de raliser mes conceptions en matire de loi et de rgime politique, ctait le moment dessayer. En effet, je navais quun seul homme convaincre et cela suffirait pour assurer en tout lavnement du bien. 1

Ce second voyage en Sicile se solde aussi par un chec : Dion, qui rvait de rformes politiques et dinfluencer Denys, fut exil. Platon put partir, aprs avoir t retenu un certain temps. En 361, une nouvelle invitation du tyran conduit Platon Syracuse. Il ne peut le convaincre de la ncessit de raliser une cit juste. Cependant Platon agira encore. On le voit, il na pas quitt rellement le monde de la praxis. En 357 il aide son disciple Dion dans une tentative pour renverser Denys le Jeune, puis, en 353, Hipparinos et dautres partisans 2 de Dion, venger lassassinat de ce dernier. Platon meurt en 348/347, lors dun repas de noces, comme laffirme Diogne Larce 3. Il avait 81 ans. 2. La Rpublique J'tais descendu hier au Pire avec Glaucon, fils d'Ariston, pour faire ma prire la desse et aussi pour voir comment on clbrerait la fte, qui avait lieu pour la premire fois. 4

1. Platon, Lettre VII, 328 c. 2. Ce mot partisan est employ ici pour essayer de rendre le mot grec hetaros signifiant, dans ce contexte, celui qui est li un ami ou un groupe dont il partage les convictions politiques, religieuses ou philosophiques, avec qui il se lance dans l'action (voir Luc Brisson, Platon, Lettres, op. cit., note 2 p. 210-211). Le hetaros est aussi celui qui fait partie d'une socit secrte, oligarchique par exemple. Voir Aristote, Constitution d'Athnes, XXXIV,3. 3. Diogne Larce, Vies et opinions des philosophes illustres, III,2. 4. Platon, I, 327 a, Rpublique, trad. . Chambry.

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Ce sont les premiers mots de la Rpublique. Voici donc Socrate la fte des Bendidies. Il raconte la discussion qui a lieu la veille dans la demeure de Polmarque. taient prsents Polmarque lui-mme, son pre Cphale et ses deux frres Lysias et Euthydme, ainsi que Thrasymaque, Adimante, Glaucon et quelques autres. Ce dialogue 1 de Platon a, daprs Aristote et Cicron, pour vritable titre Politeia, cest--dire le Gouvernement ou la Constitution de la cit. Avec le Politique et le dialogue inachev des Lois, et dune certaine manire le mythe de lAtlantide dans le Time et le Critias, avec les Lettres aussi qui voquent les voyages de Platon en Sicile, la Rpublique, dont le sous-titre est de la Justice, dialogue politique, traite du problme de lorganisation de la cit-tat modle, cest--dire de la meilleure cit, critiquant le prsent 2 et rvant le futur. Si cette cit est en paroles elle nen est pas moins raisonnable, donc plus que relle. Il n'y a en effet pas un gramme d'utopie dans la Rpublique 3. Le philosophe sintresse aussi la morale, la psychologie et la mtaphysique. Le livre I est un prologue 4, ou, selon A. Dis dans son Introduction la Rpublique, tait peut-tre destin tout dabord former un dialogue indpendant qui aurait pu sintituler le Thrasymaque. Est pos le problme de la justice et de sa vritable nature ; des rponses provisoires ou insuffisantes sont avances. Thrasymaque, par exemple, personnage trange et habile sophiste que Platon nous dpeint comme un personnage violent et avide, qui a souvent de la difficult se dominer 5,

1. Toutes les uvres de Platon, lexception de lApologie de Socrate et des Lettres, dont nous avons parl plus haut, sont des dialogues. Ici, dans la Rpublique, le dialogue, comme ce sera le cas plus tard dans les Lois, prend la forme dun expos racont (eph phanai : dit-il qu'il avait dit). 2. Voir Platon, Lettre VII, 326 a, trad. L. Brisson : la fin, je compris que, en ce qui concerne toutes les cits qui existent lheure actuelle, absolument toutes ont un mauvais rgime politique [...]. 3. M.Alexandre, Lecture de Platon, Collection tudes suprieures, Bordas/Mouton, 1968, p. 171. 4. Voir Platon, Rpublique, dbut du livre II, 357 a : Aprs avoir dit ces mots, je croyais bien tre quitte de parler ; mais ce n'tait, parat-il qu'un prlude. 5. Voir Platon, Rpublique, I,336 b : Mais, la premire pause que nous fmes et au moment o je [Socrate] venais de dire ces derniers mots, il [Thrasymaque] ne se contint plus et se ramassant sur lui-mme la manire d'une bte fauve, il s'avana sur nous comme pour nous mettre en pices. Il

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est loppos de loptique platonicienne. Chez les sophistes, d'une manire gnrale, le fait politique est un problme de stratgie, de conqute du pouvoir et pour cela la force est lgitime 1. Thrasymaque, la manire du redoutable Protagoras, grand parmi les sophistes, pour qui la politique, c'est--dire la recherche de la puissance, est le souverain bien, affirme : Voil, mon excellent ami, ce que je prtends qu'est la justice uniformment dans tous les tats : c'est l'intrt du gouvernement constitu. Or c'est ce pouvoir qui a la force ; d'o il suit pour tout homme qui sait raisonner que partout c'est la mme chose qui est juste, je veux dire l'intrt du plus fort. 2

Cependant, sil ne faut pas carter dfinitivement le tmoignage du philosophe, on peut se demander dans quelle mesure le personnage de Thrasymaque, mis en scne par Platon,

est signaler que la comparaison avec la bte fauve revient implicitement plus loin lorsque Socrate dit que, sil navait pas regard Thrasymaque avant quil ne le regardt, il serait devenu muet. Le regard du loup, selon la tradition populaire, rend muet moins quon ne le regarde avant quil ne le fasse. Il est, par ailleurs, intressant de voir comment, tout au long du livre I, Thrasymaque sera tenu en chec par la maeutique et lironie socratiques. Mais la matrise que Socrate a sur lui-mme est le rsultat d'une lutte difficile. Grce au tmoignage d'un de ses contemporains, Spinthare, Porphyre peut dire : Nul l'ordinaire n'tait plus persuasif que Socrate, par sa parole, par le caractre que refltait sa physionomie, par tout ce que sa personne avait de spcial, voire d'trange : mais lorsque la colre s'emparait de lui, sa laideur tait affreuse voir, et il n'y avait nul mot, nul acte dont il ne ft capable alors. (cit par Jacques Chevalier, Histoire de la pense, vol. I, Des prsocratiques Platon, ditions Universitaires, p. 111). 1. Voir M. Alexandre, Lecture de Platon, op. cit., p. 22 : Mais chez les sophistes, pas un seul instant il n'est question de justice ; ils ne connaissent que la vertu politique. 2. Platon, Rpublique, I,338 e - 339 a, trad. . Chambry. Dans les relations entre les cits grecques, c'tait la force qui crait le droit. Le vainqueur se montrait souvent impitoyable avec le vaincu sans tre en rupture avec les lois de la guerre. Les comportements des Athniens avec les habitants de l'Eube en 446, d'gine et de Potide en 430, de Dlos en 422, de Scion en 421, de Milo en 415 sont rvlateurs de cet aspect de la guerre chez les Grecs. Socrate lui-mme dans les Mmorables (IV,2,15) tient, par l'intermdiaire de Xnophon, le raisonnement suivant : Si un stratge, ayant pris une cit ennemie coupable de quelque mfait, en rduit la population l'esclavage, dirons-nous qu'il commet une faute ? Non ! Ne dirons-nous pas qu'il agit selon la justice ? Certes oui ! On comprend d'autant mieux l'tonnement des Athniens devant la clmence de Sparte en 404, aprs la victoire de Lysandre. Voir Xnophon, (Hellniques, II,2,20, trad. J. Hatzfeld) : Mais les Lacdmoniens refusrent de rduire en esclavage une cit grecque, qui avait fait de grandes et belles choses dans les dangers extrmes qui avaient autrefois menac la Grce [...].

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est proche du personnage rel 1. Le Thrasymaque du livre I semble, par exemple, en contradiction avec limage que donnent les quelques fragments qui ont chapp la morsure du temps. Ainsi il se demande si les Grecs doivent servir d'esclaves Archlaos, le tyran de Macdoine, un Barbare 2 ; ou encore, voici les propos du vrai Thrasymaque sur la justice : Les dieux ne regardent pas les choses humaines ; en effet, ils ne manqueraient pas de prendre en garde le plus grand des biens chez les hommes - la justice. Or, nous voyons que les hommes ne la pratiquent pas. 3

La manipulation opre par Platon est sans doute politique. Les sophistes ne sont-ils pas les symboles, comme nous le verrons plus loin, du systme dmocratique dans lequel le logos est devenu une arme ncessaire du pouvoir ? La seconde partie du livre IV revient au problme de la justice (les livres II IV disent la formation des tats et montrent lducation des gardiens). Pour Platon, elle est le fondement de ltat parfait, l o la condamnation injuste d'un Socrate serait chose impossible. Platon a t vritablement hant par la mort de Socrate dcide par le tribunal populaire de lHlie. Linjustice est interprte comme une maladie de lindividu. Or la cit est ainsi limage des citoyens qui la composent, le reflet de leur logos, de leurs vertus et cest aussi ltat qui fait des citoyens des tres justes 4. Comme cette cit est rgie par les mmes

1. Lire dans la partie Tmoignages le texte de G. Romeyer Dherbey sur les sophistes vus par Platon. 2. Voir Thrasymaque, Fr. B 2. 3. Thrasymaque, Fr. B 8. 4. Voir J. Brun, Platon et lAcadmie, P.U.F., Que sais-je ? , 1989 : La cit doit tre une incarnation de la justice afin de permettre la naissance de citoyens justes, cest pourquoi nous trouverons chez Platon une sorte de dialectique ascendante par laquelle il procde de lindividu la cit, modelant celle-ci sur un archtype de celui-l et fondant ainsi une psychosociologie - et une dialectique descendante par laquelle il passe de la structure de la socit celle de lindividu qui lui correspond, fondant ainsi une sociopsychologie.

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lois qui gouvernent lme, la justice, ou harmonie, commune lhomme et la cit 1, consiste en ce que les trois catgories de citoyens qui composent ltat remplissent leur rle 2. Si la raison 3 soumet le courage symbolisant les facults nobles, ainsi que la volont et le dsir ou instinct appartenant au domaine du sensible et des attirances grossires, leurs quivalents dans la cit de la Rpublique sont les philosophes-rois 4, qui dominent les guerriers et les laboureurs, les artisans et les marchands : la petitesse des cits-tats rend possible cette homothtie. Les livres V VII traitent de la communaut des femmes et des enfants, du gouvernement des philosophes, de leur rle. Puis cest lallgorie de la caverne au livre VII. Les livres VIII et IX sintressent linjustice et aux systmes dorganisation politique imparfaits. La critique des constitutions existantes est systmatique. Dj dans le Gorgias le philosophe rcusait toutes les constitutions qui recherchaient la puissance et non la vertu. Ces rgimes, analyss par Platon comme promis une dcadence parce que le devenir a prise sur eux dune manire implacable 5, sont la timocratie (ou timarchie), loligarchie, la

1. Voir Platon, Rpublique, IV,441 c, trad. . Chambry : [...] et nous voil suffisamment d'accord sur ce point qu'il y a dans l'me de l'individu les mmes parties et en mme nombre que dans l'tat. 2. Voir Platon, Rpublique, IV,441 d, trad. . Chambry : Mais nous n'avons pas oubli que l'tat est juste par le fait que chacun des trois ordres qui le composent remplit sa fonction. 3. Voir dans le Phdre la mtaphore de lme reprsente comme un cocher (la raison) dirigeant deux chevaux, lun obissant (le courage) et lautre indocile (linstinct). 4. Voir Platon, Rpublique, V,473 c-d, trad. . Chambry : moins, repris-je, que les philosophes ne deviennent rois dans les tats, ou que ceux qu'on appelle prsent rois et souverains ne deviennent de vrais et srieux philosophes, et qu'on ne voie runis dans le mme sujet la puissance politique et la philosophie [...] il ny aura pas, mon cher Glaucon, de relche aux maux qui dsolent les tats, ni mme, je crois, ceux du genre humain ; jamais, avant cela, la constitution que nous venons de tracer en ide ne natra, dans la mesure o elle est ralisable, et ne verra la lumire du jour. 5. Voir Platon, Rpublique, VIII,546 a, trad. . Chambry : [...] mais comme tout ce qui nat est sujet la corruption, votre constitution non plus ne durera pas toujours, mais elle se dissoudra et voici comment. Voir V. Goldschmidt, La Religion de Platon, Paris, 1949, p. 139 : On ne saurait parler d'une volution de la cit ou, du moins, si volution il y a, elle est toujours rgressive. La condition la meilleure laquelle puisse parvenir l'me, c'est sa condition d'origine. De mme, la Cit bonne est toujours un dbut dont la suite ne pourra que s'loigner. La Cit bonne, bonne soit en vertu de sa simplicit, soit par la grce de Cronos, est promise la corruption. Voir Plutarque, Sur la

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dmocratie et la tyrannie 1. La logique de l'enchanement des constitutions permet Platon de faire natre la tyrannie des excs de la dmocratie 2. Ces constitutions sont issues des mtamorphoses successives et ncessaires 3 de la constitution idale : la monarchie ou laristocratie de quelques philosophes 4. Cette constitution premire, bien que ne portant aucun germe de corruption, est condamne la dchance. ces quatre formes de gouvernement correspond un type de citoyen dont lme volue vers lignorance et le mal au mme rythme que la progression de la dcadence. L encore thique et politique sontmonarchie, la dmocratie et l'oligarchie, 826 F-827 A : Les Perses ont opt pour la monarchie autocratique, o le souverain est irresponsable ; les Spartiates pour l'oligarchie aristocratique, pure et dure ; les Athniens pour la dmocratie pure et sans mlange. La dgradation de ces rgimes produit de monstrueuses dviations auxquelles on donne le nom de tyrannie, de despotisme, d'ochlocratie ; le premier de ces rgimes apparat quand la monarchie engendre un pouvoir insolent et que ne modre aucun frein ; le deuxime, quand l'oligarchie devient ddaigneuse et superbe ; le troisime quand la dmocratie dgnre en anarchie et que la libert devient licence, bref lorsque dans tous ces rgimes la draison produit la dmesure. 1. Voir Aristote, Politique, III,7,1279 b, trad. J. Tricot : Les formes [les diffrentes sortes de constitutions] dont nous venons de parler subissent des dviations : la tyrannie est une dviation de la royaut, l'oligarchie, de l'aristocratie, et la dmocratie, de la rpublique proprement dite. La tyrannie en effet, est une monarchie ayant en vue le seul intrt du monarque, l'oligarchie a en vue l'intrt des riches, et la dmocratie celui des indigents et aucune de ces formes de gouvernement n'a gard l'utilit commune. Il est utile de prciser que, pour les Grecs, les diffrences entre la dmocratie, l'aristocratie et l'oligarchie ne concernaient que les citoyens, c'est--dire une minorit de privilgis, et non la population dans son ensemble. Le pouvoir, quel que soit le systme politique, est partag entre l'Assemble des citoyens, le ou les conseils et les diffrents magistrats. D'une manire gnrale (les choses sont en effet extrmement complexes : Aristote et ses disciples avaient catalogu 158 constitutions grecques et barbares) dans le rgime oligarchique ou aristocratique ce sont le ou les conseils qui ont la ralit du pouvoir, alors que dans la dmocratie c'est l'Assemble qui a le rle essentiel. 2. Platon, Rpublique, VIII,562 a. Aristote dans sa critique de la Rpublique relve, aprs avoir fait des diffrences entre la tyrannie de son temps et celles du pass, des faits contraires cette thorie de Platon, comme par exemple des tyrannies issues d'oligarchies (Politique, V,12,1316 a 35). 3. Pour les Grecs il y avait de vritables changements cycliques de constitutions, des oscillations entre diffrents modles politiques, des bouleversements ou mtabola. Voir ce sujet le tableau des diffrentes rformes constitutionnelles fait par Aristote (Constitution d'Athnes, XLI,2). On comprend ds lors la conviction que ces systmes taient peu stables. Polybe n'tait-il pas tonn devant la prennit de l'tat romain et de ses institutions ? 4. Voir F. Chtelet, La Naissance de l'histoire, op. cit., tome 1, p. 351 et sq. Voici un prolongement intressant de la pense platonicienne chez Plutarque (Sur la monarchie, la dmocratie et l'oligarchie, 827 B) : Si l'on donne l'homme d'tat le choix d'une forme de gouvernement, il ne prfrera rien la monarchie. Sur la foi de Platon, il la regardera comme la seule qui puisse vritablement maintenir l'accord juste et parfait de la vertu.

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troitement lies, ce qui est tout fait normal pour un Grec. Le livre X est caractris par le rejet des potes hors de la cit et par la question des rcompenses accordes la vertu aprs la mort. Il illustre ce thme par le mythe d'Er le Pamphylien, ou l'Armnien, guerrier laiss pour mort au combat. Il n'a pas bu la source de l'Oubli, le Lth, et il peut donc rapporter les visions tranges du monde souterrain. Ce mythe, qui voque les relations ambigus entre le destin et le choix, illumine la fin de la Rpublique. Il est une manire d'hommage de Platon, l'artiste, la richesse des thmes mythiques et littraires 1 : on songe l'pisode des Lotophages mangeurs du lotos qui donne loubli 2, ou encore cette tradition orphique 3 qui situe dans son paradis, une source d'Oubli 4, l'ombre d'un cyprs blanc. Et c'est ainsi, Glaucon, que le conte a t sauv de l'oubli et ne s'est point perdu.

1. Voir J.-P. Vernant, Mythe et pense chez les grecs, Franois Maspero/Textes l'appui, 1990, p. 152 : Dans les dernires lignes de la Rpublique, Platon se flicite que le muthos d'Er le Pamphylien n'ait point pri : ceux qui gardent foi en lui auront chance d'tre galement sauvs : ils pourront franchir le fleuve Amls sans souiller leur me. Par cette remarque, Platon, mi-srieux, mi-plaisant s'acquitte au terme du dialogue de sa propre dette envers les thmes lgendaires qu'il a transposs et qui gardent leur enracinement dans le pass religieux de la Grce une incomparable valeur de suggestion. Certes, pour lui, la philosophie a dtrn le mythe et pris sa place ; mais si elle est valable, c'est aussi qu'elle a su sauver cette vrit qu' sa faon le mythe exprimait. 2. Homre, Odysse, IX,82-104. 3. Pour G. Colli (Pour une encyclopdie des auteurs classiques, Bourgois diteur, 1990, p. 16 ) : Orphe est [...] la voix profonde - mme si elle n'est pas unique - de la Grce, d'o jaillissent, en partie, la religion, la posie, la philosophie. Voir aussi les travaux de G. Colli sur La Sagesse grecque, ditions de l'clat, (deux tomes parus). Le premier tome (1990) est consacr ce qu'il y eut avant la sagesse : Dionysos, Apollon, leusis, Orphe, Muse, les Hyperborens et l'nigme. Cette approche permet Colli, dans le deuxime tome (1991), de comprendre les premiers sages : pimnide, Phrcyde, Thals, Anaximandre, Anaximne, Onomacrite. 4. Selon les lamelles d'or dont les inscriptions guident les dfunts, la source du Lth, qu'il ne faut pas approcher, si l'on veut viter le cycle des rincarnations, se trouve sur le chemin de gauche... Voir la Lamelle d'or de Ptlia, trouve en Italie mridionale, [DK 1 B 17], in Y. et O. Battistini, Les Prsocratiques, op. cit., p. 32 : gauche des palais d'Hads tu trouveras la source. Prs d'elle, debout, un blanc cyprs. Ne t'en approche pas. Tu en trouveras une autre, jaillie du lac de Mmoire, avec son onde froide. Devant sont les gardiens. Leur dire : Je suis l'enfant de la Terre et du Ciel toil et ma race est du ciel. Vous le savez aussi. Je suis dvore par la soif et je meurs. Donnez-moi vite l'onde froide qui jaillit du lac de Mmoire. Et ils te donneront boire de la source divine et dsormais tu rgneras parmi les autres hros. Sur l'orphisme, en arrire-plan de Platon, voir Abel Jeannire, Lire Platon, op. cit.

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Il peut, si nous y ajoutons foi, nous sauver nous-mmes. 1

1. Platon, Rpublique, X, 621 b-c, trad. . Chambry.

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3. Le philosophe dans la cit On a lhabitude de dire que les excs et lchec des Trente 1 (404/403), alors que Platon devait avoir 24 ans, la condamnation de Socrate en 399, aprs la restauration dmocratique, dtournrent le philosophe de la carrire politique 2. Par ailleurs, il n'voque jamais dans ses uvres des vnements contemporains. Il ne parle de lui, en dehors des Lettres, que trois fois dans l'Apologie et dans le Phdon 3. Seules les Lettres VII et VIII voquent sa tentative dapplication de son systme du bon gouvernement Syracuse, et commentent des faits politiques qui lont touch de prs. Platon est incapable dapporter une solution aux problmes des Siciliens, si ce nest une tyrannie collective laissant le pouvoir rel la famille de Denys, alors quil avait, dans la Rpublique, au livre VIII, donn une image particulirement ngative du tyran dont le modle est peuttre justement le premier Denys de Syracuse. En tout cas cette mission de Platon en Sicile, lgendaire ou non 4, fut un chec. La politeia de la Rpublique lui sembla, par la suite, un systme irralisable ; dans les Lois les philosophes-rois ont disparu dfinitivement... Cependant la lecture de ses dialogues permet de comprendre le jugement politique de1. Il semble que ce soit surtout le comportement des Trente Tyrans qui fit renoncer Platon la vie politique. Voici ce que dit Platon au dbut de la Lettre VII : Au temps de ma jeunesse, jai effectivement prouv le mme sentiment que beaucoup dautres [jeunes gens]. Aussitt que je serais devenu mon matre, mimaginais-je, je moccuperais sans plus tarder des affaires de la cit. Or, voici la situation dans laquelle je trouvai les affaires de la cit. Comme, en effet, le rgime politique dalors tait honni par beaucoup de gens, une rvolution se produisit et 51 citoyens prirent la tte de la rvolution : [...] mais trente avaient les pleins pouvoirs, qui se posrent en matres absolus. [...] Et voil que je vois, nest-ce-pas, ces hommes faire en peu de temps apparatre comme un ge dor, le rgime politique prcdent. [...] Considrant donc tous ces faits et dautres du mme genre, qui ntaient pas moins graves, je fus indign et me dissociai des crimes qui taient alors commis. 2. Du moins en apparence. On a vu en effet, plus haut, que la fondation de l'Acadmie donnait au philosophe une possibilit d'action politique. 3. Platon, Apologie, 34 a et 38 b, Phdon, 59 b. 4. L. Brisson, introduction aux Lettres de Platon, op. cit., p. 24, semble prendre la Lettre VII comme une preuve suffisante de la prsence de Platon la cour de Denys. M. I. Finley en est moins sr, (voir Platon et la politique relle, in On a perdu la guerre de Troie, Les Belles Lettres, 1990). Lhistorien anglais met aussi des doutes sur lauthenticit des Lettres VII et VIII. On peut consulter le tableau rcapitulant, de Marsile Ficin Kurz en 1983, les prises de position quant lauthenticit des Lettres de Platon dans lintroduction de L. Brisson dans louvrage cit plus haut, p. 72. Ce tableau est un bel exemple dune mmoire imaginaire.

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Platon qui est lorigine de sa dcision de philosopher. On y trouve exprime la vision platonicienne de la cit contemporaine qui se manifeste, dune manire indirecte, dans le mythe de lAtlantide, par exemple. La valeur idologique et politique dun tel passage est vidente : anim par un projet de critique froce de la dmocratie athnienne, il nous livre, dans son dtour, des images de la cit que le philosophe a condamne 1. Aussi la comparaison du mythe de l'Atlantide avec la cit de la Rpublique est-elle clairante : on trouve deux expressions de la cit parfaite. Le pays des Atlantes est un vritable paradis caractris par une abondance originelle, des richesses en or, en argent, en cuivre et un mtal dont la couleur est le feu : l'orichalque. Cette profusion n'aboutit pas au chaos. L'le principale a pour centre une colline au sommet de laquelle jaillissent deux fontaines, l'une d'eau froide, l'autre d'eau chaude. Elle est entoure de cinq anneaux concentriques de terre et d'eau. Un ensemble portuaire a t construit par les Atlantes qui ont retaill les cinq anneaux de manire que l'le centrale communique avec la haute mer. L'imagination de Platon y ajoute tout un systme d'cluses, de bassins souterrains, de tours et de tunnels. La beaut s'allie au triomphe de la technique : les constructions sont recouvertes des matires les plus prcieuses, les remparts brillent : ils sont d'or et d'argent... Atlantis est le lieu de la puissance et de la majest. Mais le mythe de lAtlantide, on l'a vu, a une signification politique. La premire section du Time, qui correspond au mythe proprement dit, intervient aprs une conversation sur la constitution la plus parfaite 2. La question que se pose Socrate est de savoir si cette organisation voque la veille correspond quelque chose de bien rel. Pour Critias elle a exist, Athnes, neuf mille ans auparavant... Le combat entre lAthnes primordiale rpublique terrienne 3 invente par Platon, et1. Voir F. Chtelet, La Naissance de l'histoire, op. cit., tome 1, p. 336 : L'essentiel est qu'il peint dans d'admirables mythes un tableau dtermin des institutions qui ont prcd le grand bouleversement et qu'il utilise ces descriptions pour illustrer et dfendre sa propre conception politique, avec des allusions claires aux vnements de la Grce historique. 2. Il sagit de la constitution de la Rpublique. 3. P. Vidal-Naquet, Athnes et lAtlantide, in Le chasseur noir, op. cit., p. 347.

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lAtlantide, matresse de la mer, dont il a fond de toutes pices le mythe, est le signe de laffrontement essentiel terre/mer 1, de lopposition entre deux visions du monde. Mais surtout la cit des Atlantes reprsente lAthnes contemporaine de Platon, condamne la vie maritime et donc, pour le philosophe, un mauvais systme politique 2. LAthnes du fond des ges, la terrienne, est ce qui correspond au modle thorique de la Rpublique, mais projet, cette fois-ci, dans un pass imaginaire 3 : la cit, par exemple, tait divise en castes qui permettaient rpartition du travail selon les comptences de chacun. Dans le Critias 4 on apprend qu'il y avait galit entre les hommes et les femmes et que les gardiens, l'cart des autres citoyens, ne possdaient rien en commun. Aujourd'hui la terre grecque est demeure, si on la compare celle d'alors, comme le squelette d'un corps dcharn par la maladie 5. Ce qui est remarquable c'est que la cit des Atlantes possdait les mmes caractristiques d'organisation parfaite. La diffrence rside dans le fait que l'Atlantide, la cit de Posidon, est tombe en dcadence bien avant le cataclysme final, alors que pour Athnes les institutions sont restes immuables et parfaites jusqu'au bout. Cette interprtation du mythe platonicien claire le monde athnien. Cela nous conduit naturellement aux rapports de Platon avec la politique relle. Limportance et la ncessit de larme navale pour limprialisme de la cit 6, ainsi que1. Voir C. Schmitt, Terre et mer. Un point de vue sur lhistoire mondiale, Labyrinthe, Paris, 1985. 2. Voir Platon, Lois, IV, 705 a, o le philosophe, par l'intermdiaire de l'Athnien, veut que la future cit de Magnsie soit installe loin de la mer et qu'elle consacre son activit la culture de la terre. l'vidence, pour Platon, le peuple, par son rle dans la flotte commerciale et militaire, ne doit pas accder au pouvoir ni dans la paix ni dans la guerre. ce propos voir, au contraire, PseudoXnophon, la Rpublique des Athniens, trad. P. Chambry : Il est juste qu' Athnes les pauvres et le peuple jouissent de plus d'avantages que les nobles et les riches, et la raison en est que c'est le peuple qui fait marcher les vaisseaux et qui donnent la cit sa puissance. 3. Voir les hauts faits des Athniens lgendaires, citoyens de la cit idale de V. Goldschmidt, in La Religion de Platon, op. cit. 4. Platon, Critias, 110 b sq. 5. Platon, Critias, 111 b. 6. La condamnation de la politique extrieure d'Athnes est violente. Pour Platon, l'imprialisme dans sa soif de possder des richesses, est une faute morale. La cit est pervertie par des guerres injustes directement lies au systme dmocratique. Voir Platon, Gorgias, 519 a, trad. . Chambry :

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les modifications 1 de la conduite de la guerre devenue totale et utilisant de nouvelles techniques, caractrise par des actions de commandos et par limportance des peltastes (qui nous font songer trangement aux Scythes dHrodote), sont mettre en relation avec une volution des comportements guerriers, cest--dire politiques 2, des citoyens dans et avec la cit. On comprend mieux alors, - tels sont les liens entre fonction guerrire et pense politique -, lattitude de Platon pour qui les ruses de guerre et le combat maritime 3 sont signes du triomphe de la dmocratie et ngation de la tradition aristocratique dont Marathon est le symbole parfait... Que reprsente Athnes pour le philosophe de la Rpublique ? La dmocratie athnienne symbolise par lAtlantide ou par la constitution dgnre de la Rpublique, est condamne par Platon. Les institutions dmocratiques athniennes sont fondes sur laffirmation de lgalit 4 de chaque citoyen dans sa participation, par le biais de la dmocratie directe, aux affairesCar ils n'avaient point en vue la temprance et la justice, quand ils [les grands hommes athniens] ont rempli la cit de ports, d'arsenaux, de remparts, de tributs et autres bagatelles semblables. 1. Voir ce sujet le texte de P. Vidal-Naquet, La Tradition de lhoplite athnien in Le Chasseur noir, Franois Maspero, Texte lappui, 1981. 2. Voir P. Vidal-Naquet, Finley, les Anciens et les Modernes, introduction louvrage de Moses. I. Finley, LInvention de la politique, op. cit. : La phalange grecque et la lgion romaine sont dabord un instrument collectif de laction politique. 3. Platon, commente les batailles de lArtmision et de Salamine. Cest parce que le combat maritime a besoin de technai que Platon, laristocrate, le mprise et le condamne, mme sil sait que la guerre est une affaire de techniciens. Voici ce qu'il dit, (Lois, IV,707 a b c, trad. Des Places, collection Bud) : Comme la victoire, en effet, est due l'art du pilote, du matre d'quipage, du rameur, et en somme, des gens de toute espce et peu recommandables, il est impossible de rendre correctement aux individus l'honneur qu'ils mritent. Voir P. Vidal-Naquet, La Tradition de lhoplite athnien, in Le Chasseur noir, op. cit., p. 143. 4. Cest cette galit isonomique (la cit, en tant qu'espace politique invent par Clisthne, intgre sans faire aucune distinction tous les citoyens) que Platon reproche la dmocratie, (voir Rpublique, VIII, 558 c) : Cest comme tu vois un gouvernement [la dmocratie] charmant, anarchique, bigarr, et qui dispense une sorte dgalit aussi bien ce qui est ingal qu ce qui est gal. Au IVe sicle, en parallle avec les spculations mathmatiques, s'ajoutent l'galit arithmtique, l'galit gomtrique ou harmonique. Cette rencontre des mathmatiques et de la thorie politique refait de la proportion la notion essentielle. Dans lagon ou assemble des guerriers mycniens il ny avait pas, entre les pairs, galit arithmtique mais quit en fonction du mrite et de la valeur de chacun.

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de la cit, quil soit comptent ou non en matire politique ou juridique. Et cest bien le reproche de Platon ce systme qui privilgie lopinion 1 au dtriment de la sagesse, de la connaissance. Chacun en dmocratie est autoris donner son opinion sur la conduite tenir, sur la question de ltat : cest lessence mme de la dmocratie directe. Mais cette dmesure dans l'esprit d'galit explique, pour Platon, les divergences, les contradictions qui entranent la division de la cit lorsque le problme en discussion est dimportance capitale. La guerre du Ploponnse, avec le dsastre de lexpdition de Sicile en particulier, a montr que le libre exercice de la discussion dmocratique, o chacun donne son avis, est nfaste. Nous sommes bien loin des Suppliantes dEschyle ou d'Euripide qui font lloge de la loi du scrutin populaire o la majorit lemporte 2. Pour Platon, au contraire, la foule est versatile, se laisse sduire par les harangues des dmagogues 3 : elle est alors capable de juger en bloc et de condamner mort, dune manire illgale (car personne ne put exercer son droit de dfense individuelle) et sous les menaces de Callixnos, les gnraux de la bataille des Arginuses 4 pour les rhabiliter ensuite. Il n'y a pas chez Platon, - et cela est

1. Voir Protagoras, DK 80 B 1, [Sextus Empiricus, VII, 60 ] : De toutes choses la mesure est lhomme, de celles qui sont en tant quelles sont, de celles qui ne sont pas en tant quelles ne sont pas. (trad. Y. Battistini). Il est difficile dinterprter cette affirmation sans tomber dans le pige dialecticien du sophiste, mais ny a-t-il pas l une justification, maligne ?, implicite de la dmocratie pour qui lopinion de la plupart permet de dfinir ce qui est juste, ce qui est vrai. Pour A. Jeannire, Lire Platon, op. cit., pp. 108-109 : Il est normal que l'opinion soit plurielle. Et, quand l'opinion est reine, il est normal que les mots justice et vertu ne s'emploient qu'au pluriel. Nous avons pourtant remarqu que Protagoras lui-mme, dans le dialogue de Platon, affirme que la vertu est une (329 d). Or s'il veut un fondement unique du consensus, il n'est pas srement la recherche d'un universel la manire de Platon. Avec les mmes mots, Platon dit autre chose ; tels sont en dmocratie les piges de la parole dont Platon aura tant de mal se dptrer. [...] Quand Platon parle de dmocratie, il ne faut jamais oublier qu'il a dans l'esprit l'idologie dmocratique de l'opinion souveraine, hors de toute rfrence une vrit de l'homme ou des faits. 2. Eschyle, Suppliantes, 603-604 ; Euripide, Suppliantes, 399-418. 3. Voir ce sujet M. I. Finley, Les Dmagogues athniens, in conomie et socit en Grce ancienne, ditions La Dcouverte, Textes lappui, 1984, p. 89 et sq. 4. Il s'agit d'une victoire de la flotte athnienne sur les forces ploponnsiennes commandes par Callicratidas, aux les Arginuses, prs de Lesbos. Une forte tempte a empch de recueillir les corps des naufrags pour leur donner une spulture. De retour Athnes, l'Assemble du peuple condamne les stratges mort ; un seul prytane s'oppose cette procdure illgale : Socrate. Il fut le seul tenir tte au peuple (voir Platon, Apologie, 32 b-c ; Xnophon, Hellniques, I,7,12). Il est noter que

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intressant remarquer quand on connat l'image ngative de la tyrannie dans l'uvre du philosophe, - de diffrence essentielle entre l'orateur populaire et le tyran 1. Aristote, reprenant la comparaison de Platon, rappelle que la dmocratie, dans sa forme extrme, est proche de la tyrannie parce que le peuple souhaite tre le seul chef, parce que le dmagogue et le courtisan sont de mme nature 2. Ces propos clairent ce que dit le philosophe, dans le Protagoras, sur lincomptence de lEcclsia : Je suis persuad, avec tous les autres Grecs, que les Athniens sont sages ; or je

Platon parle de dix stratges qui furent jugs en bloc alors que Xnophon, dans les Hellniques I,7,34 prcise que sur les huit stratges prsents lors du combat, six furent rellement jugs et excuts : il y a deux absents qui chapprent ainsi la mort. On peut noter la diffrence entre la version des Hellniques et celle des Mmorables. (Sur l'histoire de ce procs dans Xnophon voir d. Lvy dans Studia Hellenestica, 30, Purposes of history.) Pour P. Vidal-Naquet (Platon, lhistoire et les historiens, in La Dmocratie grecque vue dailleurs, op. cit., p. 126) le philosophe, faisant sa propre lecture du fait historique, met en cause toutes les institutions dmocratiques, la cit des dix tribus. 1. Voir Platon, Gorgias, 466 c-d, trad. . Chambry : N'as-tu pas dit, [c'est Socrate qui parle] ou peu prs, il n'y a qu'un instant, que les orateurs font prir ceux qu'ils veulent, comme les tyrans, qu'ils dpouillent et bannissent ceux qu'il leur plat ? Pourtant Platon ne peut pas faire autrement que de remarquer (Rpublique, IX,577 c) que la tyrannie est synonyme de fin de libert pour le peuple. Il faut, en effet, distinguer les tyrannies archaques de celles du IVe sicle. Voir aussi C. Moss, le chapitre Thorie et ralit : l'image du tyran dans la pense grecque du IVe sicle, in La Tyrannie dans la Grce antique, P.U.F., Collection Dito, 1989, p. 133. Voici ce qu'elle dit p. 136 : Cependant si le tyran n'est pas toujours un dmagogue, si la tyrannie ne nat pas ncessairement des excs de la dmocratie, le tyran n'en apparat pas moins comme l'ennemi des riches et par voie de consquence, comme le dfenseur des pauvres. Il est significatif en tout cas que les crivains du IVe sicle prtent toujours au tyran le projet de pratiquer le partage des terres et la remise des dettes. [...] Il n'en reste pas moins objectivement vrai que la tyrannie au IVe sicle a pu avoir ce caractre populaire dans un contexte social et politique particulier. Mais si l'on s'en tient la forme politique elle-mme, il est certain que t