l'a priori du corps

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L'A PRIORI DU CORPS CHEZ MERLEAU-PONTY Lucia Angelino Association Revue internationale de philosophie | « Revue internationale de philosophie » 2008/2 n° 244 | pages 167 à 187 ISSN 0048-8143 ISBN 9782960064056 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2008-2-page-167.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Lucia Angelino, « L'a priori du corps chez Merleau-Ponty », Revue internationale de philosophie 2008/2 (n° 244), p. 167-187. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Association Revue internationale de philosophie. © Association Revue internationale de philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.19.10.243 - 21/11/2015 20h04. © Association Revue internationale de philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.19.10.243 - 21/11/2015 20h04. © Association Revue internationale de philosophie

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Page 1: l'a Priori Du Corps

L'A PRIORI DU CORPS CHEZ MERLEAU-PONTY Lucia Angelino

Association Revue internationale de philosophie | « Revue internationale de philosophie »

2008/2 n° 244 | pages 167 à 187 ISSN 0048-8143ISBN 9782960064056

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2008-2-page-167.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lucia Angelino, « L'a priori du corps chez Merleau-Ponty », Revue internationale dephilosophie 2008/2 (n° 244), p. 167-187.--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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1. Ce texte a été présenté et discuté dans le cadre d’une journée d’études des Archives Husserl, organisée par Emmanuel

de SAINT AUBERT, autour du thème « Relire Merleau-Ponty à la lumière des inédits », à l’École Normale Supérieure de

Paris, le 5 mai 2007. Je suis redevable aux suggestions d’Emmanuel de SAINT AUBERT à propos des inédits. J’adresse mes

plus vifs remerciements à Renaud BARBARAS pour la justesse des indications qu’il m’a fournies tout au long de la

réalisation de ce travail. Je remercie également Étienne BIMBENET, qui a lu la première version de ce travail et m’a

adressé des indications qui m’ont permis de l’améliorer sur certains points essentiels. Je lui suis, par ailleurs, redevable de

ses suggestions stimulantes pour élaborer et formuler nombre des thèses présentées ici. Enfin, j’adresse un remerciement

particulier à Sébastien SOCQUE pour son travail de révision et pour les conseils et les suggestions qu’il m’a prodigués tout

au long de la rédaction de ce texte.

2. Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 369, dorénavant cité en forme

abrégée comme PP.

3. Maurice MERLEAU-PONTY, La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 110-111, dorénavant cité en forme abrégée

comme PM.

4. L’ouvrage de Merleau-Ponty a été discuté de manière très diverse et approfondie, mais partielle sur cette question de

l’a priori ; les écrits publiés à ce sujet abordent chacun la question de l’a priori sous un angle différent. Parmi les

ouvrages et articles les plus significatifs, on peut citer : Mikel DUFRENNE, La notion d’« a priori », Paris, P.U.F., 1959,

Mauro CARBONE, La visibilité de l’invisible : Merleau-Ponty entre Cézanne et Proust, Hildesheim, G. Olms, 2001,

particulièrement p. 181 et suivantes, Marc RICHIR, Essences et intuition des essences, in Negli specchi dell’essere,

L’a priori du corps chez Merleau-Ponty 1

Lucia ANGELINO

Remarques préliminaires

Le corps est un des thèmes majeurs de la pensée de Maurice Merleau-Ponty. Il

déconcerte car, pour la première fois et d’une façon décisive, il est pensé dans la

Phénoménologie de la perception comme une structure qui elle-même structure le monde

vécu (ou monde de la vie, Lebenswelt), comme une structure, structurée et structurante, qui

charge le réel « de prédicats anthropologiques » 2. En tant qu’ensemble des organes

systématiquement cohérent dans l’unité ou totalité des sens, le corps est — selon une

expression qu’emploie Merleau-Ponty dans la Prose du monde — « un système de

systèmes voué à l’inspection d’un monde » 3. Les conséquences ontologiques d’une telle

conception du corps sont multiples et c’est dans la prospection révélatrice d’un monde dont

les articulations et la configuration reproduisent les traces du corps, que le génie inventif

de Merleau-Ponty s’est fait, peut-être, le moins bien comprendre.

On peut comprendre cette structure, implicite dans toutes les analyses du monde vécu

développées dans la Phénoménologie de la perception, comme structure originaire qui

seule rend possible le sens et les significations, comme cadre à partir duquel toute

expérience et connaissance du monde sont possibles, c’est-à-dire comme étant un a priori,

au sens de ce qui est simpliciter prius, précédant tout apprentissage et toute genèse,

toujours déjà là et présupposé. Notre texte aimerait montrer que la découverte du corps

comme étant un a priori ontologique, imprime en retour une torsion stimulante, voire

féconde, à la notion même (kantienne) de l’a priori 4. Notre propos va se déployer en trois

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Cernusco (Como), Hestia edizioni, 1993 et Étienne BIMBENET, Nature et humanité, Paris, Vrin, 2004, particulièrement

p. 162 et suivantes.

5. Ce faisant nous avons moins le sentiment de proposer une nouveauté que de mener jusqu’à ses conséquences

l’impression qu’ont ressentie la plupart des lecteurs et interprètes de la Phénoménologie de la perception. En effet, de

nombreuses interprétations et reconductions contemporaines de la démarche de Merleau-Ponty accordent une grande

importance à une soi-disant orientation aprioriste chez lui. Karl-Otto APEL est un bon exemple de ceci, lui qui, dans L’ « a priori » du corps dans le problème de la connaissance, attribue à Merleau-Ponty une conception du « corps vécu comme

“point de vue de l’avoir-un-monde” apriorique », qu’il intègre à son propre programme de transformation de la théorie

moderne de la connaissance et de la philosophie transcendantale. Cf. Karl-Otto APEL, op. cit., Paris, Cerf, 2005, p. 74.

Charles TAYLOR lui aussi dans son article La validité des arguments transcendantaux, propose une lecture

transcendantale de la pensée de Merleau-Ponty, au fil de laquelle il montre que la conception merleau-pontienne du sujet

comme agir incarné ou comme être-au-monde est construite par un argument de type transcendantal, c’est-à-dire

soutenue sur un mode qui découle en définitive des modèles d’argumentation de la première Critique de Kant.

Cf. Charles TAYLOR, La liberté des modernes, Paris, P.U.F., 1997, p. 115-133. Gary Brent MADISON, dans son livre

La phénoménologie de Merleau-Ponty. Une recherche des limites de la conscience, ainsi que dans plusieurs articles,

a tenté d’éclairer la démarche théorique développée par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception,

en l’inscrivant dans la perspective de la découverte d’un a priori corporel, du corps comme fait contingent, et

pourtant premier et fondateur. Cf. « The ambiguous Philosophy of Merleau-Ponty », dans Philosophical Studies,

The National University of Ireland, 1972, vol. XXII, p. 70, ainsi que Philosophiques, disponible en ligne,

http://www.erudit.org/revue/philoso/1975/v2/n1/index.html. Parmi les commentateurs plus récents, Étienne BIMBENET a

proposé, dans son livre Nature et humanité, une interprétation de la pensée de Merleau-Ponty qui n’est pas étrangère à

celle qui est présentée ici. Cf. Étienne BIMBENET, op. cit.

6. Si nous introduisons ici cette notion d’a priori dans l’interprétation de la pensée de Merleau-Ponty, c’est donc par

référence non pas à l’usage strictement moderne/kantien de ce terme, mais à ses racines grecques et latines, sur lesquelles

a insisté particulièrement Martin HEIDEGGER et suivant lesquelles cette expression désigne ce qui est simpliciter prius —

antérieur ; l’a priori est ce qui est antérieurement et toujours déjà présupposé.

temps : dans une première partie, nous allons examiner si l’on peut interpréter l’argument

de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception — quand il relie certains traits

essentiels et indéniables du monde perçu aux projets existentiaux du corps percevant —

comme un a posteriori ratione 5, en son sens scolastique comme ce type particulier de

raisonnement qui remonte de la conséquence au principe, où, si l’on préfère, du

conditionné à sa présupposition, découvrant ainsi le corps comme étant un a priori, c’est-à-

dire comme « ce par quoi » il y a présence du monde à notre action et comme « ce par

rapport à quoi » le monde est accessible à l’inspection de l’homme (PP p. 369) ou à notre

connaissance. À l’aide des notes inédites du cours de 1952-53 sur Le monde sensible et le

monde de l’expression, consacrées au schéma corporel, l’on tentera ensuite de comprendre

plus en profondeur la signification et les implications de cette idée, apparaissant dans la

Phénoménologie de la perception, d’un a priori du corps. Dans une deuxième partie, nous

allons examiner les conséquences qu’a un tel argument ontologique, découvrant le corps

phénoménal/propre comme étant un a priori du monde 6, sur la notion même (kantienne)

de l’a priori, en suivant Merleau-Ponty le plus loin possible dans la discussion qu’il

entretient avec Kant dans le passage de la Phénoménologie de la perception intitulé « l’a

priori et l’empirique ». Nous tenterons enfin de montrer que le recours à la notion de

Gestalt s’avère au fond décisif dans l’élaboration d’un nouveau concept d’a priori et peut

donc nous aider à mieux comprendre comment se présenterait un a priori d’inspiration

merleau-pontienne. Nous tenterons de montrer que la notion de Gestalt semble avoir

inspiré et guidé le philosophe dans l’élaboration de ce nouveau concept et peut donc se lire

comme une explicitation fidèle de ce que Merleau-Ponty entend par a priori. Ces trois

volets permettront la formulation d’un ensemble de remarques critiques sur la relation

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7. Dans cette démarche, nous poursuivons l’entreprise d’une lecture transcendantale de la pensée de Merleau-Ponty, déjà

amorcée par Charles TAYLOR dans son article La validité des arguments transcendantaux, C. TAYLOR, La liberté des modernes, Paris, P.U.F., 1997, p. 115-133.

8. Cette expression est empruntée à Étienne BIMBENET, qui a proposé une interprétation en accord avec celle que je

présente ici, dans son livre Nature et humanité, op. cit., particulièrement p. 173-77.

9. Dans ce contexte, les notes inédites relatives au cours de 1952-53 sur Le monde sensible et le monde de l’expression,

consacrées au schéma corporel, quelques Notes inédites éparses sur le corps et les notes du cours de 1959-60 sur Nature et logos : le corps humain (lesquelles ont déjà fait l’objet d’une publication) nous apportent un éclairage précieux,

puisqu’elles montrent que les théories neurologiques et psychanalytiques du schéma corporel de Henry HEAD et Paul

SCHILDER ont joué un rôle déterminant dans l’évolution de la pensée de Merleau-Ponty autour de la structure signifiante

et de la dimension transcendantale du corps, c’est-à-dire autour d’une conception du corps porteur de sens. L’œuvre de

Merleau-Ponty a été discutée de manière très diverse et approfondie sur cette question. Parmi les ouvrages et articles

publiés à ce sujet, les plus significatifs sont ceux de Rudolf BERNET (« Perception et vie naturelle », dans La vie du sujet. Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie, Paris, P.U.F., 1994, p.171), d’Yves THIERRY

(Du corps parlant Le langage chez Merleau-Ponty, Bruxelles, Ousia, 1987) et d’Emmanuel de SAINT AUBERT, qui a

éclairé considérablement l’influence qu’avaient eu les théories du schéma corporel sur la pensée de Merleau-Ponty et son

développement. Cf. particulièrement à ce sujet « “C’est le corps qui comprend”. Le sens de l’habitude chez Merleau-

Ponty », in ALTER, 2004, n. 12 (L’habitude).

ambivalente — de filiation et de rupture critique — que Merleau-Ponty entretient avec la

pensée de Kant autour de l’a priori.

I. Le corps est-il un a priori ontologique ?

Je vais donc examiner si l’on peut interpréter cette structure — le corps — implicite

dans toutes les analyses du monde perçu développées dans la Phénoménologie de la

perception, à la lumière de la notion de l’a priori. Plus précisément, je me propose de

montrer que l’argument ébauché par Merleau-Ponty dans la deuxième partie de la

Phénoménologie de la perception peut être entendu comme un a posteriori ratione, c’est-

à-dire comme ce type particulier de raisonnement qui remonte de la conséquence au

principe, ou si l’on préfère, du conditionné à sa condition et découvre le corps comme étant

toujours déjà présupposé et donc a priori, au sens de ce qui est simpliciter prius, prius

natura, précédant tout apprentissage et toute genèse 7. En effet, Merleau-Ponty remonte ici

de certains traits particuliers de notre expérience, identifiés comme essentiels, au corps

considéré comme le principe ou la condition de possibilité nécessaire de ces traits et

développe ainsi une analytique du monde perçu comme « monde organiquement centré sur

le corps » 8.

Commençons alors par entrer convenablement dans l’argument que Merleau-Ponty

déploie dans la Phénoménologie de la perception, suivant d’abord l’ordre de l’exposition.

L’analytique du corps percevant développée dans la première partie de la Phénoménologie

s’ancre dans un examen de la notion de « schéma corporel » 9. Merleau-Ponty s’en sert ici

tout d’abord pour exprimer l’idée que le corps est une forme indivise ou Gestalt, c’est-à-

dire un ensemble des organes et fonctions sensorielles ainsi que des puissances motrices ou

perceptives systématiquement cohérent dans l’unité ou « un phénomène dans lequel le tout

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est antérieur aux parties » (PP p. 116). Le corps réunit et englobe des parties très

hétérogènes, se compose avec lui-même et construit sans cesse un nouveau montage

d’analogies inter-sensorielles, intra-sensorielles, sensori-motrices et spatio-temporelles,

pour s’adapter aux diverses situations de la vie perceptive, pour répondre aux sollicitations

du monde et aux besoins d’unification de la chose, aux demandes émanant d’une

constellation des données.

La seule manière d’expliquer efficacement l’unité du corps, c’est de comprendre le

schéma corporel comme ouverture à des buts, attitude envers les objets, fond d’une praxis,

c’est-à-dire fond sur lequel se détachent nos projets moteurs et spatialité pré-objective sur

fond de laquelle se dessinent les objets comme pôles d’action. En effet, « si mon corps peut

être une “forme” et s’il peut y avoir devant lui des figures privilégiées sur des fonds

indifférents », c’est précisément « en tant qu’il est polarisé par ses tâches, qu’il existe vers

elles, qu’il se ramasse sur lui-même pour atteindre son but » (PP p. 117). Son unité est

donc une unité ouverte, de coexistence, l’unité d’une praxis ou d’une action sur le monde.

Manière de dire que le corps est schéma, forme indivise ou Gestalt, en tant que mobilisable

par les situations de la vie naturelle et capable de déployer des intentions. C’est ainsi que

Merleau-Ponty en tire cette première conséquence : « le schéma corporel est finalement

une manière d’exprimer l’idée que mon corps est au monde » (PP p. 117), c’est-à-dire

impliqué dans le monde, mais selon un mode d’inclusion irréductible à la simple inclusion

matérielle et spatiale, capable « d’organiser le monde donné selon les projets du moment,

de construire sur l’entourage géographique un milieu de comportement, un système de

significations qui exprime en dehors l’activité interne du sujet » (PP p. 130). Comme le

manifeste tout particulièrement l’étude de la motricité, le corps possède le monde plutôt

qu’il n’en est possédé, il le comprend tout en y étant compris. Le corps, en effet, est chargé

d’une double transcendance, qui dès l’origine accompagne et guide son existence dans le

monde : la transcendance du dépassement, par où le corps se dépasse lui-même et devient

corps-sujet, et la transcendance de l’intentionnalité par laquelle il s’applique au temps et à

l’espace et les embrasse, par où il gère les sollicitations émanant des situations réelles de la

vie perceptive, répond aux « questions » qui lui sont posées par les autres corps et les

choses qui l’entourent. En d’autres termes, le corps comme puissance motrice et projet du

monde donne sens à son entourage, fait du monde un domaine familier, dessine et déploie

son Umwelt, il est « puissance d’un certain monde » (PP p. 124). Merleau-Ponty ne

manque pas d’expliciter et de détailler certaines implications : comme système

d’équivalences (corporelles) tant spatiales que temporelles, le corps nous donne « le

premier modèle des transpositions, des équivalences, des identifications qui font de

l’espace un système objectif et permettent à notre expérience d’être une expérience

d’objets, de s’ouvrir sur un “soi” » (PP p. 166), il est un « pouvoir général d’habiter tous

les milieux du monde, la clé de toutes les transpositions et de toutes les équivalences qui le

maintiennent constant » (PP p. 359). Comme « système tout fait d’équivalences et des

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transpositions inter-sensorielles » (PP p. 271) le corps est aussi « la texture commune de

tous les objets et il est, au moins à l’égard du monde perçu, l’instrument général de ma

“compréhension” » (PP p. 272), « cet étrange objet qui utilise ses propres parties comme

symbolique générale du monde et par lequel en conséquence nous pouvons “fréquenter” ce

monde, le “comprendre” et lui trouver une signification » (PP p. 274).

En outre, comme puissance d’action, le corps est pourvu d’un savoir du lieu « qui se

réduit à une sorte de coexistence avec lui » (PP p. 122), connaît son entourage « comme

l’ensemble des points d’application possibles de cette puissance » (PP p. 122) ; c’est ainsi

que ses gestes sont en accord avec ce qu’il veut et avec ce que les choses exigent de lui.

Par exemple, « le sujet placé en face de ses ciseaux, de son aiguille et des ses tâches

familières n’a pas besoin de chercher ses mains ou ses doigts, parce qu’ils ne sont pas des

objets à trouver dans l’espace objectif, des os, des muscles, des nerfs, mais des puissances

déjà mobilisées par la perception des ciseaux ou de l’aiguille, le bout central des “fils

intentionnels” qui le relient aux objets donnés » (PP p. 123). Au total, comme puissance

d’un certain nombre d’actions familières, le corps a ou comprend son monde sans avoir à

passer par des représentations » (PP p. 164), il sait d’avance — sans avoir à penser ce que

faire et comment le faire —, il connaît — sans le viser — son entourage comme champ à

portée de ses actions, comme « ensemble de manipulanda » (PP p. 122) et s’annexe les

choses, qui cessent d’être des objets pour devenir des quasi-organes, contribuant à

l’amplitude de notre ouverture corporelle au monde. Ainsi comprise et intégrée avec la

notion phénoménologique d’une intentionnalité précédant la représentation objectivante —

l’intentionnalité opérante ou motrice — la notion de schéma corporel débouche donc sur la

conclusion que le corps « nous installe dans le monde avant toute science et toute

vérification, par une sorte de “foi” ou d’ “opinion primordiale ” » (PP p. 395) et nous

fournit « une manière d’accéder au monde et à l’objet, une “praktognosie” » (PP p. 164),

qui demande à être reconnue comme l’arrière-plan nécessaire de toutes les autres manières

d’avoir un monde, y compris la perception. L’étude des apprentissages corporels (ou des

acquisitions des habitudes), abordée à la fin de ce même chapitre sur la Spatialité du corps

propre et la motricité, manifeste très clairement et efficacement ce que nous venons de

dire : c’est le corps qui donne sens à son entourage, nous ouvre accès à un milieu pratique

et y fait naître des significations nouvelles, tout à la fois motrices et perceptives. Par

exemple, dès que le corps de l’organiste s’est annexé l’orgue et s’en est incorporé les

directions et les dimensions principales — s’y est installé comme l’on s’installe dans une

maison —, ses gestes, pendant l’exécution musicale, rejoignent exactement les jeux et les

pédales qui vont réaliser la musique, ils créent un « espace expressif comme les gestes de

l’augure délimitent le templum » (PP p. 170). C’est ainsi que Merleau-Ponty peut dire du

corps qu’il est « éminemment un espace expressif », non seulement « un espace expressif

parmi tous les autres », mais « l’origine de tous les autres, le mouvement même de

l’expression, ce qui projette au dehors les significations en leur donnant un lieu, ce qui fait

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10. Cf. Étienne BIMBENET, op. cit., particulièrement p. 173-77.

11. La Phénoménologie de la perception n’est-elle pas justement une grande élucidation (peut-être la plus puissante

élaborée à l’époque) du lien reliant le corps à la « découverte voilante », de l’articulation ou de l’engrenage entre la

structure du corps et celle du monde. Comme le remarque Karl-Otto APEL, dans L’ « a priori » du corps dans le problème de la connaissance, il est étonnant de constater que Heidegger n’ait pas lui-même explicitement lié la prise en

compte de notre « “être le corps” apriorique et existential » à l’idée de « découverte voilante ». Selon APEL, « il fallut

attendre la fertilisation psychanalytique de l’analyse de l’être-là (L. Binswanger), mais surtout les phénoménologues

français tels que J.-P. Sartre et M. Merleau-Ponty pour trouver une élaboration énergique de l’ “être-corps” et, par

conséquent, du corps vécu comme “point de vue de l’avoir-un-monde” apriorique », K.-O. APEL, op. cit., p. 73-74.

qu’elles se mettent à exister, comme des choses, sous nos mains, sous nos yeux (…). Le

corps est notre moyen général d’avoir un monde. Tantôt il se borne aux gestes nécessaires

à la conservation de la vie, et corrélativement il pose autour de nous un monde biologique ;

tantôt, jouant sur ces premiers gestes et passant de leur sens propre à un sens figuré, il

manifeste à travers eux un noyau de signification nouveau : c’est le cas des habitudes

motrices comme la danse » (PP p. 171).

Tout ce que Merleau-Ponty pense à ce sujet se trouve exprimé de manière nette, dans

le passage suivant de La prose du monde : « Il faut donc reconnaître sous le nom de regard,

de main et en général de corps un système de systèmes voué à l’inspection d’un monde,

capable d’enjamber les distances, de percer l’avenir perceptif, de dessiner dans la platitude

inconcevable de l’être des creux et des reliefs, des distances et des écarts, un sens …Le

mouvement de l’artiste traçant son arabesque dans la matière infinie explicite et prolonge

le miracle de la locomotion dirigée ou des gestes de prise. Non seulement le corps se voue

à un monde dont il porte en lui le schéma : il le possède à distance plutôt qu’il n’en est

possédé. (…) Toute perception et toute action qui la suppose, bref tout usage de notre

corps est déjà expression primordiale, c’est-à-dire (…) l’opération qui (…) implante un

sens dans ce qui n’en avait pas, et qui donc, loin de s’épuiser dans l’instant où elle a lieu,

ouvre un champ, inaugure un ordre, fonde une institution ou une tradition » (PM p. 110-

111). Manière de dire que le corps est porteur de sens et que corrélativement le monde

reçoit une première couche de significations grâce aux mouvements qu’exécute le corps et

aux affinités sensorielles qu’il réalise spontanément.

Ainsi la Phénoménologie de la perception développe-t-elle une analytique du monde

perçu comme « monde organiquement centré sur le corps » 10

, qui se met en place dès les

premières pages de la deuxième partie 11

: « le corps propre est dans le monde comme le

cœur dans l’organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l’anime,

il le nourrit intérieurement, il forme avec lui un système » (PP p. 235). En témoigne en

particulier le chapitre consacré à l’Espace. Ici, l’argument de Merleau-Ponty se poursuit en

montrant que le système des dimensions qui règlent le champ perceptif est orienté par

référence au corps comme « système d’actions possibles ». Cela ne tient pas seulement au

fait que la perspective du champ phénoménal est centrée au point où se situe le corps, mais

au fait plus essentiel que l’orientation directionnelle du champ phénoménal — sans

laquelle notre appréhension des choses se décomposerait dans une confusion qui ne serait

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173L’A PRIORI DU CORPS CHEZ MERLEAU-PONTY

12. On trouvera cet argument développé par Charles TAYLOR dans « La validité des arguments transcendantaux », in La liberté des modernes, Paris, P.U.F., 1987.

plus de la perception — se rapporte à la prise du corps agissant sur son entourage, à la

façon dont nous déplaçons et agissons dans le champ. En d’autres termes, ce qui fait qu’il y

a une orientation directionnelle, une structure orientée du champ perceptif — un “haut” et

un “bas”, un premier plan et un arrière-plan, un ici et un lieu — ce ne sont pas des points

de repère objectifs et des objets de référence dans le champ, mais une certaine prise de

mon corps sur le monde, une assurance et une aisance de mon corps dans le monde, le fait

que je l’habite et que je suis capable de me tenir et d’agir en lui 12

. Il s’avère donc que pour

Merleau-Ponty la structure du monde perçu se constitue dans la prise de mon corps sur lui

et par conséquent n’est accessible et intelligible que par et à partir de lui. Ce que nous

venons de dire deviendra plus clair, en examinant l’exemple du « visage vu “à l’envers” »,

qu’évoque Merleau-Ponty lui-même. Tandis que, pour le sujet pensant, « un visage vu “à

l’endroit” et le même visage vu “à l’envers” sont indiscernables » (PP p. 292), on

s’accordera sur le fait que « pour le sujet de la perception, le visage vu “à l’envers” est

méconnaissable » (ibid.). S’il en est ainsi, c’est parce que le visage n’est pas d’abord une

signification pour l’entendement, mais une structure accessible à l’inspection de mon

regard, qui « le rencontre sous un certain biais et ne le reconnaît pas autrement » (PP p.

292). En effet, « voir un visage ce n’est pas former l’idée d’une certaine loi de constitution

que l’objet observerait invariablement dans toutes ses orientations possibles, c’est avoir sur

lui une certaine prise, pouvoir suivre à sa surface un certain itinéraire perceptif avec ses

montées et ses descentes » (PP p. 292-293). Cela suggère que le visage et ses expressions

n’ont de sens qu’en relation à mon corps et à son installation dans le monde d’une part et,

d’autre part, que le corps en tant que schéma est équipé pour saisir le sens global des

choses, capable de connaître, de lire le sens, par exemple de distinguer les traits dans un

visage. En d’autres termes et de manière générale, on pourrait dire que la signification

même du monde ne peut être ni être pensée sinon en référence à la structure du corps de

l’homme. Cet exemple montre en effet que l’objet n’a de sens qu’en relation à mon corps

et à son installation dans le monde : son être d’objet, « n’est pas un être-pour-le-sujet-

pensant mais un être-pour-mon-corps et plus particulièrement un être-pour-le-regard qui le

rencontre sous un certain biais et ne le reconnaît autrement » (PP p. 292). Il faudrait en

conclure que le corps est « ce par rapport à quoi » ou le « vide devant [lesquels] peut

apparaître l’objet » (PP p. 119). On pourrait arriver à une conclusion similaire à partir

d’autres aspects de l’analytique du monde perçu déployée dans la Phénoménologie de la

perception. Par exemple, dans le chapitre La chose et le monde naturel, Merleau-Ponty

montre que « l’éclairage et la constance de la chose éclairée qui en est le corrélatif » (PP p.

358), la constance des formes et des dimensions, la permanence de la chose à travers ses

différentes manifestations, dépendent directement de notre situation corporelle et plus

particulièrement de l’acte pré-logique par lequel le corps s’installe dans le monde. On sait

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174 LUCIA ANGELINO

par exemple combien peut varier la couleur d’un objet en fonction de l’éclairage ; si

cependant on a l’impression de voir la même couleur, c’est par une « opération

corporelle » qui redistribue sur l’objet les couleurs du spectre en les référant chaque fois à

l’éclairage correspondant et actuel, qui en est la « convention fondamentale » (PP p. 359).

Enfin, dans le chapitre consacré au Sentir, Merleau-Ponty nous donne à voir le corps

comme véritable condition d’intelligibilité des choses et du monde. Le corps comme

schéma corporel et système synergique tissé des interconnexions organiques, joue un rôle

important dans l’expérience de l’unité et de la réalité de la chose. Il est aussi, à l’égard du

monde perçu, « l’instrument général de ma compréhension » (PP p. 272). Le corps « est

cet étrange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique générale du monde et

par lequel en conséquence nous pouvons “fréquenter” ce monde, le “comprendre” et lui

trouver une signification » (PP p. 274). Manière de dire que l’appréhension du monde et de

sa signification renvoie à, et s’enracine dans, ce système pré-donné de la structure du corps

de l’homme. En témoigne en particulier la fameuse illusion d’Aristote, que Merleau-Ponty

explique ainsi : si l’on touche une bille en croisant les doigts, on a l’impression trompeuse

(justement l’illusion) d’avoir des billes distinctes sous les deux doigts. « Ce qui rend

impossible la synthèse des deux perceptions tactiles en un objet unique (…) c’est que la

face droite du médius et la face gauche de l’index ne peuvent concourir à une exploration

synergique de l’objet, que le croisement des doigts, comme mouvement forcé, dépasse les

possibilités motrices des doigts eux-mêmes » (PP p. 237), de telle sorte que le corps ne

peut plus disposer, « des deux doigts comme d’un organe unique » (ibid.). On doit en

conclure que : « la synthèse de l’objet se fait donc ici à travers la synthèse du corps propre,

elle en est la réplique ou le corrélatif et c’est à la lettre la même chose de percevoir une

seule bille et de disposer des deux doigts comme d’un organe unique » (ibid.). Sans

pouvoir ici nous engager plus avant dans ces analyses, retenons cependant l’essentiel pour

notre propos. Il ressort de notre examen que l’argument de Merleau-Ponty dans toute la

deuxième partie de la Phénoménologie de la perception se laisse comprendre comme un a

posteriori ratione — en son sens scolastique comme ce type particulier de raisonnement

qui remonte de la conséquence au principe, où, si l’on préfère, du conditionné à sa

présupposition, découvrant le corps comme étant la structure originaire à partir de laquelle

toute expérience et connaissance du monde est possible pour l’homme, une condition de

possibilité et d’intelligibilité du monde vécu : un a priori donc au sens de ce qui est

simpliciter prius et toujours déjà présupposé. En effet, ce type d’argument débouche sur la

découverte que le monde est le corrélatif de mon corps ou « plus généralement de mon

existence dont mon corps n’est que la structure stabilisée » (PP p. 369) et se constitue dans

la prise de mon corps sur lui 13

. Si ma lecture est correcte, et si donc nous prenons cet

argument comme une thèse ontologique, il faudrait en conclure qu’il y a une détermination

13. Rudolf BERNET est incontournable pour avoir mis l’accent sur la tendance de Merleau-Ponty à se laisser entraîner,

probablement sous l’influence de Cassirer, vers une subjectivation de la nature. Cf. à ce sujet « Perception et vie

naturelle », art. cit., p. 171.

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175L’A PRIORI DU CORPS CHEZ MERLEAU-PONTY

14. Pour avoir une vue d’ensemble précise sur ce thème chez Merleau-Ponty et une discussion de sa conception de

l’homme cf. Étienne. BIMBENET, Nature et humanité, op.cit.

15. Cité par Diogène LAËRCE dans Vie et doctrines des philosophes illustres, Librairie Générale Française, 1999, p. 1089.

16. Signalons au passage qu’il s’agit peut-être d’un thème au sujet duquel le génie inventif et novateur de Merleau-Ponty

s’est fait le moins bien comprendre. Pour séduisante qu’elle puisse être, cette idée du corps comme sujet en même temps

empirique et transcendantal et comme condition de possibilité de notre expérience et connaissance du monde, est loin

d’aller de soi : une fois qu’elle se trouve affirmée clairement, elle s’atteste sous la forme d’un paradoxe. On trouvera chez

Michel FOUCAULT une brillante présentation des pièges et des apories de la conception phénoménologique de l’homme

comme étrange « doublet empirico-transcendantal », Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard 1966 et

particulièrement les paragraphe du chapitre IX intitulé L’homme et se doubles, consacrés à L’analytique de la finitude et

L’empirique et le transcendantal. On trouvera également chez Gary Brent MADISON une critique assez sévère de cette

idée novatrice lancée par le phénoménologue français. Il considère que penser l’a priori comme le fait plus originaire de

tous les faits, le fait de notre existence corporelle, ne nous apporte rien d’intéressant ou de valable, que « parler comme

Merleau-Ponty d’un a priori concret, facticiel, ne peut avoir beaucoup de sens philosophique en fin de compte (…) » ;

Madison conclue en affirmant que « l’impossible mélange de transcendantalisme et d’empirisme […] rend [Merleau-

Ponty] vulnérable aux critiques venant des véritables transcendantalistes ainsi que d’authentiques empiristes », dans

Philosophiques, revue on-line, http://www.erudit.org/revue/philoso/1975/v2/n1/index.html. Pour notre part et, n’en

déplaise à Madison, qui au demeurant ne prend pas sérieusement la peine de justifier son jugement sévère, nous pensons

qu’une telle critique est gratuite et ne rend pas tout à fait justice à l’esprit de la pensée merleau-pontienne. Nous ne

croyons pas, en d’autres termes, que l’on puisse reprocher ici à Merleau-Ponty « une mauvaise ambiguïté », une

confusion de concepts différents, et encore moins de lui reprocher une sorte de paresse intellectuelle. Tout au contraire,

nous aurions tendance à dire que l’auteur de la Phénoménologie de la perception révèle ici une bonne ambiguïté, une

ambiguïté dynamique. Évidemment, le mérite de l’audace ne dispense pas des obligations de l’argumentation.

a priori du monde vécu à partir de la structure du corps de l’homme. On remarque à cet

égard combien Merleau-Ponty se rapproche de l’humanisme classique 14

de Protagoras qui,

selon cette phrase devenue célèbre, disait : « de toutes choses, la mesure est l’homme : de

celles qui sont, qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas » 15

. De même

selon Protagoras l’homme est la mesure du monde, de même chez Merleau-Ponty, « le réel

tel qu’il nous apparaît dans l’expérience perceptive est chargé de prédicats

anthropologiques » (PP p. 369), une symbolique de la vie humaine. Mais en réalité on ne

peut tirer une conclusion si forte de l’argument développé ici par Merleau-Ponty. En effet,

même s’il est bien incontestable que l’auteur de la Phénoménologie de la perception se

laisse entraîner vers une subjectivisation ou anthropomorphisation du monde, à partir de la

structure du corps de l’homme, cependant, il ne prend pas encore le risque d’énoncer cette

idée sans timidité ; il hésite à tirer les conséquences ontologiques qui s’imposent. On peut

imaginer au moins deux bonnes raisons pour cela. La première tient au fait que Merleau-

Ponty repoussa avec vigueur l’ambition métaphysique de décréter depuis une subjectivité

transcendantale ce qu’il en est de l’étant/monde dans son être et croyait fermement à l’idée

suivant laquelle la philosophie doit se comprendre et s’exercer autrement que comme

recherche des conditions de possibilité de l’expérience. Autrement dit, s’il se refuse à

énoncer clairement une telle thèse ontologique, c’est qu’il ne veut pas subordonner

radicalement le monde au sujet (même si une telle notion est ici re-conceptualisée) et tout

particulièrement à un sujet transcendantal, totalement délié du monde, souverain et

donneur de sens. La deuxième raison pour laquelle la position de Merleau-Ponty reste, à ce

sujet, fondamentalement mixte, instable, fragile, ambiguë, pourrait tenir à ce qu’en

découvrant le corps comme structure qui elle-même structure le monde vécu, il ne veut pas

faire du corps un fondement seulement empirique 16

. Ce qu’il semble avoir en vue, en

disant que la structure du monde renvoie à, et s’enracine dans, la structure du corps, c’est

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176 LUCIA ANGELINO

17. Il s’agit de notes de préparation du cours de janvier-mai 1953 au Collège de France sur Le monde sensible et le monde de l’expression. Ces notes manuscrites inédites sont déposées et consultables au fonds des manuscrits occidentaux de la

Bibliothèque Nationale de France (B.N., volume X, 214 ff.). Dans l’ensemble des citations de ces notes inédites, on a

tâché de respecter les conventions et règles habituellement en usage.

18. Voir n. 9 sur K.-O.APEL.

qu’elle se constitue dans la prise de mon corps sur lui et n’est donc « accessible » qu’à

l’inspection du corps » (PP p. 369).

C’est ici que la prise en compte des notes du cours de 1952-53 sur Le monde sensible

et le monde de l’expression 17, consacrées au schéma corporel, va permettre de comprendre

plus en profondeur le chemin que tentait de frayer Merleau-Ponty, sa propre via media. En

effet, la présentation, par Merleau-Ponty, de thèses et de discussions entourant la notion du

schéma corporel, lui donne aussi l’occasion de penser la conscience du corps — le corps

comme totalité de sens consciente de soi — et le rapport reliant la conscience du corps et la

conscience du monde — plus concrètement et radicalement que la Phénoménologie de la

perception n’avait su le faire. La contribution la plus intéressante de ces notes réside sans

doute dans la manière dont Merleau-Ponty met en rapport notre conscience du corps avec

la perception du monde et d’autrui, et affronte le problème de l’articulation ou de

l’engrenage entre la structure ou l’organisation interne du corps et la signification et la

configuration du monde 18

.

Plus spécifiquement, c’est en traitant de certaines troubles de l’organisation du

schéma corporel — comme aphasies, apraxies et agnosies — que Merleau-Ponty trouve

non seulement une vérification de l’idée novatrice lancée dans la Phénoménologie de la

perception suivant laquelle le corps comme totalité de sens qui « s’impliquent »,

« s’enveloppent », et « empiètent » les uns les autres, est pourvu d’une conscience de soi ;

mais encore il trouve aussi l’occasion de préciser le lien très étroit qui relie la connaissance

du monde avec la conscience que nous avons de notre corps.

Si nouveauté il y a dans la lecture, par Merleau-Ponty, du livre de Paul Schilder, The

image and appearance of the human body, après la Phénoménologie de la perception, cette

nouveauté concerne précisément la découverte d’une fonction organique de connexion et

de liaison, qui n’est pas le jugement, mais quelque chose comme un œil spirituel ou

immatériel dans le corps, qui permet l’unification des diverses données sensorielles, la

synergie entre les différents organes du corps et la traduction du tactile dans le visuel. Or,

ceci révèle que le corps est l’opérateur de toute synthèse-unité vécue. En effet, comme

l’enseigne par exemple l’agnosie tactile — c’est-à-dire l’incapacité à reconnaître des

objets grâce au toucher et au contact avec les doigts, alors que la fonction sensorielle du

toucher est en elle-même normale, une désorganisation partielle du schéma corporel et de la

présence du corps à lui-même peut se répercuter sur la connaissance du monde (feuillet XII

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7, 114). Sur cet exemple, étudié à travers l’illusion japonaise, il voit bien confirmée l’idée

II. Torsion de la notion kantienne de l’a priori. La définition merleau-pontienne de l’a

priori, telle qu’extraite de la Phénoménologie de la perception

On peut clarifier la signification qu’a pour Merleau-Ponty la notion d’a priori en

analysant en détail la critique et la re-formulation de cette notion (de l’a priori), qu’il nous

que « non seulement les sensations tactiles, mais toutes les données extérieures sont

orientées par rapport au corps, ont sens par rapport à lui » (feuillet XII 8, 115), à son

organisation interne et à la connaissance que nous en avons.

De la même manière, l’apraxie — qui est un trouble du comportement gestuel

volontaire, intentionnel, empêchant la réalisation sur commande de certains gestes, alors

qu'il n'existe ni déficit moteur ou sensitif, ni incoordination, ni trouble majeur de la

compréhension — offre une vérification de cette idée et l’occasion de préciser

l’articulation du monde extérieur et du corps, une contre-épreuve du fait que la présence

pratique du monde à nous est fondée sur l’articulation de la praxis et du schéma corporel.

Enfin, sur l’exemple de la fameuse illusion d’Aristote — qui avait déjà fait l’objet d’un

examen attentif dans la Phénoménologie de la perception (p. 237) — Merleau-Ponty

parvient ici à établir résolument que « la réduction du schéma corporel à sa norme (…)

entraîne un certain mode d’apparition des phénomènes extérieurs (des billes sous des

doigts). Donc le schéma corporel est aussi une structure du monde perçu et ce dernier à sa

racine en lui » (feuillet XII 5, 112). Voilà établie ici, avec fermeté, la thèse ontologique

récurrente et opérante tout au long de la Phénoménologie de la perception — selon

laquelle la structure du monde ne peut être pensée sinon en référence à la structure du

corps de l’homme, en tant que le corps comme totalité de sens systématiquement cohérente

dans l’unité, est une structure qui elle-même structure le monde, et une fonction

dispensatrice d’unité. On pourrait alors aller jusqu’à dire que la théorie du schéma corporel

guide et confirme Merleau-Ponty dans sa compréhension du corps comme étant un a priori

ontologique. C’est en effet précisément sur la base de la notion de schéma corporel, que le

corps, dont la mise hors jeu avait donné lieu à la métaphysique classique, reconquiert chez

Merleau-Ponty ses titres métaphysiques et requiert d’être considéré comme la condition de

possibilité et d’intelligibilité du monde. Voyons maintenant la torsion qu’imprime en

retour cette conception merleau-pontienne du corps (ce geste merleau-pontien qui fait

descendre l’a priori (subjectif) dans la chair du sujet percevant) à la notion même

(kantienne) de l’a priori.

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178 LUCIA ANGELINO

exclusivement du point de vue de ce passage. Il n’en reste pas moins que ce texte nous

donne les fils conducteurs les plus précieux. Ici, le discours de Merleau-Ponty se compose

de deux parties principales. Dans la première partie, le philosophe critique la définition et

la caractérisation kantiennes de l’a priori comme « ce qui doit être, par opposition à ce qui

existe en fait et comme détermination anthropologique » (PP p. 255) : l’a priori, ce n’est

pas une « norme » nécessaire et universelle, destinée à imposer une conformation précise

au monde. S’il en est ainsi, c’est que pour lui, il n’est pas question d’imposer ou de

prescrire a priori les lois de l’entendement à la nature comme ensemble des phénomènes.

En d’autres termes, Merleau-Ponty rejette ici la caractérisation kantienne de l’a priori

comme norme destinée à domestiquer le monde des faits et des perceptions, parce qu’il

considère que le réel s’offre avec un sens pré-institué dans la perception ou dans la

sensation et que notre « “être-à-la-vérité” n’est pas distinct de » notre « être-au-monde »

(PP p. 452). S’il rejette ici la notion d’a priori, ou plus précisément cette caractérisation

précise de l’a priori, c’est donc pour réhabiliter la perception comme moment privilégié de

la manifestation, de l’émergence et du jaillissement « d’un monde vrai et exact » (PP p.

65) et pour redonner sa portée transcendantale à l’expérience sensible de l’homme selon

ses différents sens. L’enjeu d’une telle critique se comprend facilement à partir du projet

philosophique, issu de la phénoménologie de Husserl, de nous ramener à ce dont nous

pouvons vraiment avoir l’expérience, par opposition à ce qui ne serait qu’une

construction : elle est indissociablement liée au projet d’une philosophie du monde perçu et

sensible. En témoigne en particulier un passage de la Phénoménologie de la perception où

Merleau-Ponty met explicitement en rapport la notion de l’a priori à la nouvelle réflexion

qu’il cherche à réaliser ici : la réflexion phénoménologique — tel qu’il l’entend et qu’il

tente de la mettre en œuvre — « revient en d’autres termes », écrit-il, « à donner une

nouvelle définition de l’a priori » (PP p. 255).

Cependant, on est en droit de se demander si les critiques de Merleau-Ponty à

l’adresse de l’a priori kantien, que nous venons de résumer, sont vraiment le dernier mot

de Merleau-Ponty sur cette question. En effet, après avoir critiqué l’a priori kantien, au

nom de la nouvelle définition (résultant d’une transformation) que cette notion a reçue au

sein de la phénoménologie, Merleau-Ponty nous dit que, si dans la philosophie de Kant, l’a

priori garde « le caractère de ce qui doit être, par opposition à ce qui existe en fait et

comme détermination anthropologique, c’est seulement dans la mesure où il n’a pas suivi

jusqu’au bout son programme qui était de définir nos pouvoirs de connaissance par notre

condition de fait et qui devait l’obliger à replacer tout être concevable sur le fond de ce

monde-ci » (PP p. 255). Même s’il ne lui concède timidement que ça, on voit bien qu’une

pareille évaluation signifie qu’il se propose lui-même — sur des bases qui sont strictement

phénoménologiques — de faire aboutir le programme annoncé par Kant dans la Critique

propose dans le paragraphe de la Phénoménologie de la perception, intitulé « l’a priori et

l’empirique ». Peut-être est-il téméraire d’interpréter la pensée de ce philosophe

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179L’A PRIORI DU CORPS CHEZ MERLEAU-PONTY

19. Le livre de Mauro CARBONE, Il sensibile e l’eccedente, Milano, Guerini studio 2000 (chapitre 4), en partie traduit et

publié dans Maurice MERLEAU-PONTY Notes de cours sur L’origine de la géométrie de Husserl, Paris, P.U.F., 1998 sous

le titre « Le sensible et l’excédent. Merleau-Ponty et Kant », apporte des éléments précieux pour la compréhension des

motifs d’intérêt et de convergence manifestés par Merleau-Ponty à l’égard de la troisième Critique de Kant. Voir

également Jacques GARELLI, Introduction au Logos du monde esthétique. De la Chôra platonicienne au schématisme transcendantal et à l'expérience phénoménologique de l'être-au-monde, Paris, Beauchesne, 2000, et Étienne BIMBENET,

notamment « “Une nouvelle idée de la raison” : Merleau-Ponty et le problème de l’universel », in Merleau-Ponty aux frontières de l’invisible, Les Cahiers de Chiasmi International, n. 1, Milano, Mimesis, 2003, p. 51-67, et Nature et humanité, op.cit.

de la faculté de juger 19. A ce titre, il reprend, pour la poursuivre directement, la tentative

inaugurée par Kant, qu’il assume comme projet, de reconnaître la destination

métaphysique du sensible et de découvrir une activité gratuite dans le percevoir qui ne soit

pas vaine, se proposant ainsi de définir notre pouvoir d’accéder à la vérité, de nous élever à

l’objectivité par les progrès de la connaissance, à partir de notre adhésion au monde et à

l’expérience perceptive — assumées comme notre condition de fait.

Pourtant, Merleau-Ponty n’en reste pas là, c’est-à-dire à la critique de la conception

de l’a priori, inspirée par Kant et, dans la suite du texte, re-pense l’a priori, en opère une

re-signification, en le définissant comme un « fait compris, explicité et suivi dans toutes les

conséquences de sa logique tacite » (PP p. 256). Selon une telle définition, les vérités a

priori n’échappent pas à la facticité, ils ne sont rien d’autre que « l’explicitation d’un fait :

le fait de l’expérience sensorielle comme reprise d’une forme d’existence » (PP p. 256).

Contre la définition kantienne de l’a priori, l’auteur de la Phénoménologie de la perception

fait ainsi valoir une pluralité des a priori corrélative à la fragmentation de l’expérience

sensible de l’homme ; des a priori tributaires des actes corporels et des organes de sens,

pluriels et indéfiniment variables, selon les différents sens de sa constitution naturelle et de

sa conformation corporelle, et selon les différents types d’événements, avènements et

« initiations » aux monde, auxquels ils sont suspendus. De tels a priori n’existent que pour

un sujet qui « puisse » se « faire presque tout entier toucher ou vision », et qui « ne puisse

jamais voir ou toucher sans que » sa « conscience s’engorge en quelque mesure et perde

quelque chose de sa disponibilité » (PP p. 256) ; c’est-à-dire pour un sujet fini et corporel,

dont l’emprise est toujours déjà prise dans la trame des dimensions du monde, une « prise

dépassée ». Il s’agit donc de reconnaître que les a priori ne proviennent pas de

l’entendement, mais bien de la relation corporelle que l’homme entretient avec le monde. Il

s’agit en d’autres termes de reconnaître que les vérités a priori ne se donnent à connaître

qu’ « a posteriori », à partir d’un fait naturel et contingent, à portée transcendantale, qui est

l’existence corporelle et sensible de l’homme. Les a priori deviennent dès lors

l’explicitation d’une connaissance ou d’une familiarité (appréhension générale) avec

certains aspects du monde que nous ne pouvons pas ne pas avoir, à partir du moment où,

entre nous et lui, notre corps a établi un pacte originaire. Et pourtant, justement en tant

qu’elle se révèle à nous au cours d’une expérience non réfléchie et dans une

communication muette, une telle connaissance, explicitation d’un horizon de sens, sollicite

une reprise de la part de la conscience réflexive ; le fait a besoin d’être « compris,

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180 LUCIA ANGELINO

explicité », écrit Merleau-Ponty, « et suivi dans toutes les conséquences de sa logique

tacite » (PP p. 256). Cela veut dire que ce n’est qu’en parlant et en réfléchissant que nous

pouvons reconnaître et décrire fidèlement le mode d’existence du monde et des « choses du

monde » tels qu’ils nous apparaissent quand nous vivons en eux et en faisons l’expérience

irréfléchie. C’est précisément ce à quoi sert l’armature conceptuelle des vérités a priori,

qui reste bien l’instrument ou la condition de lecture et d’explicitation de l’expérience pour

un sujet incarné. De ce fait, « les vérités a priori » sont redéfinies comme suit : elles « ne

sont rien d’autre que l’explicitation d’un fait : le fait de l’expérience sensorielle comme

reprise d’une forme d’existence et cette reprise implique aussi qu’à chaque instant je puisse

me faire presque tout entier toucher ou vision, et que même je ne puisse jamais voir ou

toucher sans que ma conscience s’engorge en quelque mesure et perde quelque chose de sa

disponibilité » (PP p. 256). L’« expérience sensorielle », qui est ici en question, désigne

fondamentalement l’expérience intersensorielle et synesthésique (PP p. 260-266,

particulièrement p. 264) du corps, une expérience sensible qui n’est pas pure, c’est-à-dire

limitée à un seul registre sensoriel (PP p. 263, au témoignage d’un seul sens), mais au

contraire l’expérience d’une unité ou d’une communication des divers sens (ils sont

distincts les uns des autres et pourtant ils communiquent entre eux, PP p. 260). Chaque

sens dont dispose l’homme de par sa constitution naturelle déploie « un petit monde à

l’intérieur du grand et c’est même à raison de sa particularité qu’il est nécessaire au tout et

qu’il s’ouvre sur lui ». (PP p. 256)

Récapitulons à présent les conclusions que nous pouvons tirer de l’analyse de ce

passage. On peut sans doute établir que pour Merleau-Ponty :

1) L’a priori ne provient plus de l’entendement, mais bien de notre relation corporelle avec

le monde : il n’est donc pas une norme ou une loi de l’entendement — nécessaire et

universelle — et comme telle destinée à unifier le monde des perceptions qui sont

particulières, contingentes, relatives. Autrement dit, il n’est plus une fonction subjective

d’unification de ce que nous recevons par l’intermédiaire des sensations et perceptions.

2) En outre, comme explicitation d’une expérience intersensorielle et synesthésique (PP p.

260-266, particulièrement p. 264) qui passe par le corps et qui n’est donc pas pure, c’est-à-

dire limitée à un seul registre sensoriel (PP p. 263, au témoignage d’un seul sens), mais au

contraire l’expérience d’une unité ou d’une communication des divers sens, l’a priori perd

aussi son unicité ainsi que son caractère formel : il n’est plus singulier, mais au contraire

pluriel, multiple et indéfiniment variable, selon les différents types d’expériences,

événements, avènements et « initiations » au monde, auxquels il est suspendu. Il ne peut

plus être opposé au donné empirique, c’est-à-dire sensible ou a posteriori.

3) Étant tributaire des actes corporels et des organes des sens, il perd du même coup son

caractère universel, il est en effet relatif, contingent et éphémère, fonction de la

conformation de notre corps et toujours sujet à métamorphose, évolution, modification, etc.

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181L’A PRIORI DU CORPS CHEZ MERLEAU-PONTY

20. Mikel DUFRENNE, La notion d’ « a priori », op.cit., p. 53.

21. Ibid., p. 188.

22. Mikel DUFRENNE, L’inventaire des a priori : recherche de l'originaire, Paris, C. Bourgois, 1980, p. 32.

4) En outre, ne pouvant en aucun cas s’appréhender que depuis une conscience qui adhère

à son expérience et reste comme collée au champ sensoriel ouvert par son corps,

environnée, concernée, dépassée par ce qu’elle appréhende, affectée par ce qu’elle connaît,

l’a priori perd aussi du même coup son statut subjectif ; il ne peut plus en effet être opposé

à un objet extérieur à soi : il appartient en même temps et à la fois au sujet et à l’objet.

D’une part, il est dans l’objet, une forme globale ou un sens tacite, saisie par le corps

percevant en acte. D’autre part, il est dans le sujet une intentionnalité ouverte et armée

pour lire et reprendre cette forme principielle, seulement vécue, et l’expliciter : une

aptitude à sentir le sens — encore tacite — et à le mettre en mots. Ici, Merleau-Ponty

anticipe manifestement une position qui se fera jour dans la philosophie de Mikel

Dufrenne, qui opère un dédoublement de l’a priori : structure de l’objet d’une part et,

d’autre part, savoir virtuel dans le sujet.

Sur la base de ce que nous avons observé jusqu’ici, il semble possible d’établir

finalement que pour Merleau-Ponty l’a priori vaut moins pour lui-même que pour l’acte

commun du sentant et du sensible, pour la communion du corps et du monde, dont il est

l’« explicitation » : les a priori — au pluriel — sont en effet l’explicitation d’une

connaissance ou d’une familiarité (appréhension générale) avec certains aspects du monde

que nous ne pouvons pas ne pas avoir, à partir du moment où, entre nous et lui, notre corps

a établi un pacte originaire. On remarquera à cet égard, combien le sens de l’a priori chez

Merleau-Ponty s’approche de la signification qu’en propose Mikel Dufrenne, un de ses

héritiers, dans son livre La notion d’ « a priori », précisément là où il définit à nouveaux

frais l’a priori comme « médiation d’un accord fondamental et préalable de l’homme et du

monde » 20

, ou encore comme l’expression d’une certaine « familiarité, consubstantialité

de l’homme et du monde », qui « passe bien par le corps » 21

. Comme le dit très bien

Dufrenne, « de même que la sensation, disait Aristote, est l’unité du sentant et du senti, la

connaissance apriorique est l’unité du connaissant et du connu, elle est à la fois savoir dans

le sujet et structure dans l’objet (…) c’est la compréhension dans la proximité » 22

, comme

celle de l’enfant qui connaît la mère ou de l’homme qui connaît la femme. Cela revient à

considérer que ce qui est premier et fondateur, c’est le lien qui rattache le corps percevant

au monde, le « pacte » reliant le corps au monde : c’est lui qui reçoit une signification

ultime, voir apriorique. Et pourtant, à la différence de Dufrenne, pour Merleau-Ponty c’est

toujours d’une réciprocité du subjectif et de l’objectif ou d’une dialectique et non pas d’une

identité ou d’une égalité que l’on devrait parler.

Plusieurs difficultés surgissent à l’approche d’une telle conception de l’a priori, qui

méritent maintenant notre attention. Plus exactement, on peut douter que la définition que

donne ici Merleau-Ponty soit satisfaisante, tout d’abord parce que l’ouverture de la notion

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182 LUCIA ANGELINO

de l’a priori à la pluralité et à la particularité rencontre la dérive de l’indétermination et de

la confusion. En outre, la fluidification des frontières entre l’apriorique et l’empirique va

rendre difficile le discernement de l’a priori, en tant que tel : « une fois effacées les

distinctions de l’a priori et de l’empirique, de la forme et du contenu » (PP 256), ne

risque-on pas de vider la notion d’a priori de tout sens précis, de lui ôter toute signification

intéressante ou pertinente, de lui faire perdre son identité ? Qu’est-ce que reste de l’a priori

qui traditionnellement n’a de sens qu’en relation à des termes opposés ? Enfin, ne risque-t-

on pas de rendre inutile le recours à l’a priori, une fois que l’on a établi que l’accession du

monde à la conscience est vécue comme un fait, avant d’être explicitée ou connue comme

une vérité et ne peut en aucun cas s’extraire d’une expérience ? Cette nouvelle définition

de l’a priori, sans doute stimulante et féconde, aurait mérité des analyses et des distinctions

qui manquent ici. On voit mal en effet comment interpréter, comment se présenterait, un a

priori d’inspiration merleau-pontienne. Si vague et glissante que puisse s’avérer être

l’acception merleau-pontienne de l’a priori, nous voudrions cependant en expliciter

quelques caractéristiques marquantes. Notre hypothèse serait de montrer que la conception

merleau-pontienne de l’a priori se comprend efficacement depuis la notion de Gestalt.

III. Une nouvelle conception de l’a priori modelée sur la notion de Gestalt

Comme nous l’avons vu jusqu’ici, tel que l’entend Merleau-Ponty, l’a priori est

toujours relatif à un monde spatio-temporel, inséparable de la façon dont nous y sommes

inscrits par notre corps et tributaire des actes corporels et des organes des sens. Ce qui

pourrait prétendre au titre d’un tel a priori, plus originaire, qui trouve sa condition de

possibilité dans le fait d’avoir un corps doté de divers organes de sens et qui se produit

toujours sous les auspices d’une initiation au monde ou d’une expérience sensorielle, c’est

à mon sens cette structure que Merleau-Ponty découvre au niveau perceptif, la Gestalt,

« reconnue comme originaire » (PP p. 74), comme l’originaire perceptif, ou

l’« anticipation perceptuelle », qui se produit simultanément à notre ouverture au monde et

en fonction de laquelle est formée l’attente globale d’une forme, une anticipation de

connaissance. En effet, une telle structure, la Gestalt, ne renvoie pas à un autre règne que

celui du sensible, car elle n’est pas séparable, mais toujours co-présente au corps

percevant, au corps conçu comme schéma corporel et système synergique, tissée des

interconnexions organiques, et donc équipée pour saisir le sens global de la chose.

On serait donc tenté de suggérer ici, pour commencer, que la Gestalt peut se lire

comme une exemplification fidèle de ce que Merleau-Ponty entend par a priori. Une telle

hypothèse nous semble confirmée par les expressions embarrassées que l’auteur de la

Phénoménologie de la perception mobilise pour exprimer ce qu’il y a de profond, quoique

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183L’A PRIORI DU CORPS CHEZ MERLEAU-PONTY

23. Maurice MERLEAU-PONTY, La structure du comportement, Paris, P.U.F., 2002, p. 223, dorénavant cité en forme

abrégée comme SC.

24. Un tel rapprochement offre, en outre, un autre avantage : il met en évidence ce qui deviendra plus clair autour des

années 1951-1952, c’est-à-dire quand Merleau-Ponty cherche (tout au long de ses cours à la Sorbonne consacrés à la

psychologie et à la pédagogie de l’enfant) dans la psychologie (plus récente, telle qu’il la voit se développer depuis 25 ou

30 ans) une inspiration ou quelques intuitions pour sa propre démarche phénoménologique renouvelée, ou encore, la

possibilité de réaliser une psychologie phénoménologique qui soit finalement « la recherche de l’essence ou du sens, mais

non pas hors du fait », Les sciences de l’homme et la phénoménologie, recueilli dans Parcours II, p. 128.

implicite, dans la notion de Gestalt. Il écrit : « si la Gestalt peut être exprimée par une loi

interne, cette loi ne doit pas être considérée comme un modèle d’après lequel se

réaliseraient les phénomènes de structure. […] Elle est l’apparition même du monde, et

non pas sa condition de possibilité, elle est la naissance d’une norme et ne se réalise pas

d’après une norme, elle est l’identité de l’extérieur et de l’intérieur et non pas la projection

de l’intérieur dans l’extérieur. Si donc elle ne résulte pas d’une circulation d’états

psychiques en soi, elle n’est pas davantage une idée » (PP p. 74). Cela suggère que la

Gestalt n’est pas simplement l’illustration après coup, c’est-à-dire pour nous, d’une

conception de l’a priori qui se serait élaborée sans elle. On peut supposer que la notion de

Gestalt a inspiré profondément Merleau-Ponty dans l’élaboration d’un nouveau concept

d’a priori : n’est-il pas frappant, en effet, de constater que Merleau-Ponty cherche à

exprimer « ce qu’il y a de profond dans la “Gestalt” » 23

— à savoir l’idée d’une structure

qui n’est pas une signification idéale ou conceptuelle, mais « la jonction d’une idée et

d’une existence indiscernables, l’arrangement contingent par lequel les matériaux se

mettent devant nous à avoir un sens, l’intelligibilité à l’état naissant » (SC p. 223) — par

contraste avec la notion de l’a priori, comprise au sens kantien, comme condition de

l’objectivité imposée par un sujet pensant au « divers sensible » ou encore « comme un

modèle d’après lequel se réaliseraient les phénomènes de structure » (PP p. 74) ? Si l’on

porte notre étude en amont, on voit que la notion de Gestalt, même si elle n’y est pas

expressément formulée, guide en effet la méditation de Merleau-Ponty sur l’a priori dans

La structure du comportement. « Ramené à ce qu’il a d’incontestable », écrit-il, « l’a priori

est ce qui ne peut être conçu partie par partie et doit être pensé d’un seul coup comme une

essence indécomposable » (SC p. 183). Si hasardeux que puisse paraître un tel

rapprochement 24

, on pourrait au moins aller jusqu’à dire que la Gestalt, en tant

qu’ensemble où le tout a préséance sur ses parties, est analogue à la manière dont un a

priori est appréhendé par une conscience perceptive, c’est-à-dire, selon la formulation qu’il

nous donne dans la Structure du comportement, « d’un seul coup comme une essence

indécomposable » (SC p. 185). Dans les deux cas, il s’agit en effet d’une forme globale,

d’une totalité, d’une structure indécomposable, que nous n’apprenons pas, que nous

comprenons d’emblée, qui s’impose avec une évidence primitive et incontestable. Au reste,

n’est-ce pas Merleau-Ponty lui-même qui nous invite dans la Phénoménologie de la

perception à penser tout autrement les notions usuelles de la nécessité et de la contingence,

là où il écrit ceci : « l’existence humaine nous obligera à réviser notre notion usuelle de la

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184 LUCIA ANGELINO

25. Je suis en général très redevable aux suggestions d’Étienne BIMBENET à propos de ce thème de la nécessité abordé ici

et je renvoie aussi à son livre Nature et humanité, op.cit., tout particulièrement aux pages 102 et suivantes.

26. Les derniers écrits d’Étienne BIMBENET, notamment son article « “Une nouvelle idée de la raison” : Merleau-Ponty et

le problème de l’universel », art. cit., et son livre Nature et humanité, op.cit., apportent des éléments précieux pour une

théorie de la raison et de l’universel chez Merleau-Ponty.

nécessité et de la contingence, parce qu’elle est le changement de la contingence en

nécessité par l’acte de reprise » (PP p. 199) 25

?

Cela dit, cette proximité que nous apercevons demande à être éclaircie et précisée.

Elle le demande d’autant plus qu’il semble raisonnable de supposer que le recours à la

notion de Gestalt s’avère au fond décisif pour Merleau-Ponty dans l’élaboration d’un

nouveau concept d’a priori. S’il est ainsi, il s’agira pour nous d’en comprendre plus en

profondeur la signification, en faisant fond sur cette résonance conceptuelle, plus implicite

et opérante qu’expressément formulée entre l’a priori et la Gestalt. Demandons-nous

alors : comment définir, comment se présente, une idée de l’a priori d’inspiration

Gestaltiste ?

Notons d’abord pour commencer que la notion de Gestalt met en défaut toutes les

fameuses dichotomies à partir desquelles se définit le sens de la notion d’a priori, chez

Kant. En tant qu’ensemble où le tout a préséance sur ses parties, elle échappe à

l’alternative de l’universel et du particulier, précisément puisqu’elle donne à la fois à

penser l’universel et à percevoir le particulier ou le singulier. Outre la jonction du

particulier et de l’universel, la Gestalt atteste encore une autre jonction surprenante d’une

idée et d’une existence indiscernables, distincte par là de la simple signification. En tant

qu’ « arrangement contingent par lequel les matériaux se mettent devant nous à avoir un

sens » (SC p. 223), incarnant à la fois une signification et son déploiement spatio-temporel,

la Gestalt ne peut pas être opposée à un donné d’ordre empirique, sensible, c’est-à-dire

aussi à un extérieur, ou à un postérieur à soi. À ces diverses jonctions qui font que la

Gestalt échappe à toutes les antithèses classiques par lesquelles prend sens la notion

kantienne de l’a priori, il convient d’ajouter qu’elle est une structure immanente à l’objet,

saisie sur l’objet dans l’acte de la perception par le corps, conçu comme schéma corporel et

système synergique, tissé des interconnexions organiques, et donc équipé pour saisir le

sens global de la chose. Elle est donc à penser comme unité de l’intérieur et de l’extérieur,

du subjectif et de l’objectif. Outre cela, n’étant nullement une forme logique du discours ou

une racine d’un jugement (ou une catégorie de l’entendement) — dont les critères seraient

la nécessité et l’universalité — mais bien une forme sensible saisie sur l’objet, elle ne se

soumet pas à ces critères kantiens de la nécessité et de l’universalité 26

.

Si l’on suit cette affinité conceptuelle et cette résonance, plus implicite et opérante

qu’expressément formulée entre l’a priori et la Gestalt, on voit mieux comment se

présenterait un a priori d’inspiration merleau-pontienne. On dira d’abord que Merleau-

Ponty a abandonné touts les critères et les rigides partages kantiens qui limitaient

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185L’A PRIORI DU CORPS CHEZ MERLEAU-PONTY

considérablement le domaine de l’a priori, en le réduisant au formel. Il a étendu

considérablement le champ de l’a priori où le circonscrivait Kant, en y incluant non

seulement les formes de la sensibilité et les catégories de l’entendement permettant de

rendre raison de l’objectivité, mais aussi beaucoup d’autres expériences pourvues d’une

structure indécomposable et, en ce sens, a priori — comme, par exemple, la parole et

autrui (SC p. 185-186). On remarquera ensuite qu’un a priori modelé sur la notion de

Gestalt, en tant que « jonction d’une idée et d’une existence indiscernables » (SC p. 223),

perd du coup son caractère “formel” ou logique, puisqu’il n’est pas une signification pure

qui puisse être opposée à un donné d’ordre empirique, sensible, c’est-à-dire aussi à un

extérieur, ou à un postérieur à soi. Nous dirons alors que l’a priori, tel que l’entend

Merleau-Ponty, n’est pas une condition formelle de l’expérience, mais plutôt une forme

immanente à son contenu, une structure immanente à l’objet et saisie sur lui dans l’acte

même de la perception. Outre cela, il n’est plus une fonction subjective d’unification de ce

que nous recevons par l’intermédiaire des sensations et perceptions — ce que Kant appelle

le principe subjectif de l’aperception — une condition universelle de l’objectivité imposée

par le sujet au divers sensible ou un élément qui appartient à la structure de notre appareil

de connaissance. Au lieu d’être imposé par l’esprit à l’expérience, l’a priori est un sens ou

une signification donnée et ayant son principe en elle.

On peut sans doute établir, en guise de conclusion, que Merleau-Ponty a soustrait la

notion d’a priori du cadre très étroit et limité à la fois « subjectiviste » et « rationaliste »

dans lequel Kant avait voulu l’enfermer. Mais demanderons-nous qu’est-ce que reste alors

de l’a priori ? Une fois abandonnés les exigences et critères kantiens, ne risque-on pas de

vider la notion d’a priori de tout sens précis, de lui faire perdre son identité ? Certes, il faut

admettre que la philosophie de Merleau-Ponty ne nous procure pas vraiment de critère fort,

susceptible de définir l’a priori. Elle nous oriente seulement vers une conception élargie du

champ des a priori et nous permet aussi de discerner une pluralité de nouveaux a priori,

parmi lesquels il fait figurer par exemple, autrui et la parole. On est pourtant tenté de dire

qu’une signification intéressante ou pertinente susceptible de caractériser encore l’a priori

en tant que tel, réside dans la nécessité. En effet, on dirait qu’un a priori compris sur le

modèle de la Gestalt, en tant qu’il se donne avec une évidence primitive et est saisi d’un

seul coup comme une essence indécomposable, conserve bien le caractère de la nécessité.

Pourtant, la nécessité avec laquelle cet a priori s’impose à nous n’est pas logique, mais

bien plutôt sensible, tant qu’elle est éprouvée par la conscience au cours d’une expérience

sensible et sensorielle.

À ce titre, on voit bien combien la Gestalt aurait pu inspirer un nouveau concept d’a

priori, qui n’est plus prescriptif, mais seulement possible sur la base de ce que nous avons

de plus naturel, à savoir le corps, comme ensemble des organes systématiquement cohérent

dans l’unité, comme « système de systèmes voué à l’inspection d’un monde » (PM p. 110-

111).

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Tel que l’entend Merleau-Ponty, l’a priori demande dès lors à être compris non

plus comme un a priori de droit, mais de fait, contingent, relatif, historicisé et indéfiniment

variable, selon les différents types d’événements fondateurs, avènements et « initiations »

aux monde, auxquels il est suspendu.

Conclusion

Nous avons jusqu’ici introduit la notion d’a priori dans l’interprétation de la

conception merleau-pontienne du corps et tenté d’expliciter la torsion que la chute de l’a

priori (subjectif) dans la chair du sujet percevant imprime en retour à la notion même

(kantienne) de l’a priori. Procédant de la sorte, nous avons forcement mis en scène un

dialogue entre le kantisme et la phénoménologie de Merleau-Ponty. C’est pourquoi je

trouve utile d’éclaircir quelques points essentiels d’accord et de désaccord existant et

persistant entre Merleau-Ponty et Kant.

Plus spécifiquement, quand on traite la question de l’a priori, on s’approche de ce

que Kant a effectué dans la déduction des catégories de l’entendement. Comme l’on sait, il

s’agit d’une opération qui se fait en deux étapes : la déduction métaphysique et la

déduction transcendantale. Il nous reste maintenant à mesurer, avant de conclure, le

chemin parcouru par Merleau-Ponty par référence à Kant. Il ne fait pas de doute que l’une

des contributions les plus intéressantes réside en ceci que Merleau-Ponty nous fait

remarquer que les a priori ne proviennent pas de l’entendement, mais bien des premières

relations corporelles que l’homme entretient avec le monde. On remarquera combien cette

position, découvrant les a priori comme le fait d’un sujet incarné qui découvre peu à peu

depuis son expérience, approche et en même temps éloigne Merleau-Ponty de Kant. En

effet, ce faisant, Merleau-Ponty donne l’impression de reprendre pour la poursuivre

directement, la tentative inaugurée par Kant, qui était « de définir nos pouvoirs de

connaissance par notre condition de fait » (PP p. 255), ce qui semble confirmé par ailleurs

par le fait qu’il assume comme projet la mise à jour des structures élémentaires du monde

vécu (ou de l’homme), comme par exemple la spatialité et la temporalité. Cependant, il

n’entreprend absolument pas de montrer l’univocité, la permanence et l’universalité de

telles structures. S’il refuse ainsi de procéder, comme le fait Kant, à une déduction

transcendantale, c’est précisément parce que pour lui il n’y a plus de système (ou table),

intemporelle et universelle, des a priori possibles : étant toujours fonction de la

conformation de notre corps et tributaires des actes corporels et des organes des sens,

inséparables de la façon dont nous sommes inscrits par notre corps dans le monde (d’une

certaine situation), les a priori ne sont que des éléments discrets, historiques, relatifs,

contingents et toujours sujets à métamorphoses et évolution. Nous nous réservons de traiter

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plus amplement cette question ailleurs : son examen serait ici un détour trop long. Qu’il

nous suffise de dire, en guise d’abréviation, que si parfois Merleau-Ponty donne

l’impression d’accepter de faire une déduction métaphysique, il refuse cependant de

s’investir dans la déduction transcendantale.

Université de Paris 1 — Panthéon-Sorbonne, Paris

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