la place du travail dans la transition énergétique

4
L’ abandon des énergies fossiles nous condamnera à travailler plus durement. C’est en tout cas ce que donne à penser la manière dont nous concevons l’énergie. Le discours classique qui nous est servi veut nous faire accepter que la puissance que nous dérivons du char- bon, du pétrole, et du gaz naturel, nous rende la vie plus fa- cile. Plus nous disposons d’énergie grâce à l’exploitation de ressources non-renouvelables, meilleures seront nos condi- tions de vie. Les gens semblent croire – surtout aux Etats- Unis – que sans accès à une réserve sans fin de carbone sou- terrain, nous ne pouvons pas maintenir notre niveau de vie. L’ère post-carbone ne peut alors se concevoir que comme la fin d’un monde dans lequel l’existence est rendue plus facile. Cette manière de concevoir l’énergie nous accompagne de- puis fort longtemps. A vrai dire, elle remonte aux origines de notre dépendance aux énergies fossiles. Mais étrange- ment, cette vie plus facile promise avec l’avènement de En 1930, l’économiste britannique John Maynard Keynes a publié « Perspectives économiques pour nos petits-en- fants » (in Essais sur la monnaie et l’économie , Petite Biblio- thèque Payot, 1971), un essai devenu célèbre qui décrit la prospérité à venir. Keynes soulignait dans ce texte que l’industrie et la technologie moderne (développées grâce à la puissance des énergies fossiles) avaient créé des taux de croissance exponentiels du capital et du niveau de vie. En deux générations, prédisait-il, ces taux mettraient fin à ce que l’on appelait alors « le problème économique », le problème de l’utilisation la plus efficace de ressources limitées. Nous allions accumuler tellement de capital et créer un niveau de prospérité économique si élevé, que le problème économique serait remplacé par d’autres préoc- cupations. La place du travail dans la transition énergétique Timothy Mitchell TIMOTHY MITCHELL Historien, politiste et anthro- pologue, il est titulaire de la chaire d’études du Moyen- Orient de l’Université Columbia, New-York. Son dernier ouvrage s’intitule Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, La Découverte, 2013. LES NOTES DE LA FEP N°2 - Mars 2014 #énergie #économie #Travail #transition

Upload: fondationecolo

Post on 11-Nov-2015

97 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

Les Notes De La FEP #2*** La place du travail dans la transition énergétique ***Par Timothy Mitchell

TRANSCRIPT

  • Labandon des nergies fossiles nous condamnera travailler plus durement. Cest en tout cas ce que donne penser la manire dont nous concevons lnergie. Le discours classique qui nous est servi veut nous faire accepter que la puissance que nous drivons du char-bon, du ptrole, et du gaz naturel, nous rende la vie plus fa-cile. Plus nous disposons dnergie grce lexploitation de ressources non-renouvelables, meilleures seront nos condi-tions de vie. Les gens semblent croire surtout aux Etats-Unis que sans accs une rserve sans fin de carbone sou-terrain, nous ne pouvons pas maintenir notre niveau de vie. Lre post-carbone ne peut alors se concevoir que comme la fin dun monde dans lequel lexistence est rendue plus facile.Cette manire de concevoir lnergie nous accompagne de-puis fort longtemps. A vrai dire, elle remonte aux origines de notre dpendance aux nergies fossiles. Mais trange-ment, cette vie plus facile promise avec lavnement de En 1930, lconomiste britannique John Maynard Keynes a publi Perspectives conomiques pour nos petits-en-fants (in Essais sur la monnaie et lconomie, Petite Biblio-thque Payot, 1971), un essai devenu clbre qui dcrit la prosprit venir. Keynes soulignait dans ce texte que lindustrie et la technologie moderne (dveloppes grce la puissance des nergies fossiles) avaient cr des taux de croissance exponentiels du capital et du niveau de vie. En deux gnrations, prdisait-il, ces taux mettraient fin ce que lon appelait alors le problme conomique , le problme de lutilisation la plus efficace de ressources limites. Nous allions accumuler tellement de capital et crer un niveau de prosprit conomique si lev, que le problme conomique serait remplac par dautres proc-cupations.

    La place du travail dans la transition nergtique

    Timothy Mitchell

    TIMOTHY MITCHELLHistorien, politiste et anthro-pologue, il est titulaire de la chaire dtudes du Moyen-Orient de lUniversit Columbia, New-York. Son dernier ouvrage sintitule Carbon Democracy. Le pouvoir politique lre du ptrole, La Dcouverte, 2013.

    Les

    Not

    es

    de L

    a Fe

    P

    N2 - Mars 2014

    #nergie#conomie#Travail

    #transition

  • Se projetant dans un futur correspondant peu prs notre prsent, il sattendait ce que nous ne travaillions plus que trois heures par jours. Avec des semaines r-duites quinze heures de travail, pour la premire fois depuis sa cration, lhomme fera face son problme vritable et per-manent , crivait Keynes, comment em-ployer la libert arrache aux contraintes conomiques ? Comment occuper les loi-sirs que la science et les intrts composs du capital auront conquis pour lui, afin de mener une vie sage, agrable et bonne ? Lun des nombreux bnfices quappor-terait cette transformation, suggrait Keynes, cest que nos vies ne seraient plus gouvernes par les conomistes. Une fois que le problme conomique aurait cess dtre le pivot politique central de nos vies, lconomie devrait devenir une simple expertise technique laquelle nous ferions occasionnellement appel en cas de besoin, comme cela nous arrive pour la dentisterie. Pour Keynes, si les cono-mistes pouvaient trouver le moyen dtre considrs comme des gens humbles, com-ptents, au mme niveau de considration que les dentistes, ce serait merveilleux .Comment Keynes a-t-il pu se tromper de la sorte? Pour penser le futur du travail dans la transition cologique, nous devons r-flchir la manire dont les conomistes nont pas su comprendre le futur du travail au moment de la transition vers les ner-gies fossiles. Car ne loublions pas, Keynes crivait au summum de lge du charbon, au dbut de la transition vers lge du p-trole.Les conomistes et les historiens de lco-nomie ont fait deux grandes erreurs dans leurs tentatives de comprhension de la relation entre le travail et lnergie lge

    des combustibles fossiles. La premire r-side dans la croyance que le recours aux combustibles fossiles a t dict par le souci de disposer dune nergie plus abon-dante et moins onreuse.On a longtemps pens que ladoption des machines vapeur avec chaudire char-bon, en tant quagents techniques de la r-volution industrielle, sopra pour la seule raison que ces machines vapeur taient plus performantes et pouvaient acclrer la production. Cependant, mme la fin des annes 1840, les machines vapeur taient moins puissantes et plus on-reuses que les machines actionnes grce lnergie hydraulique. (Voir ce sujet la recherche rcente de Andreas Malm pr-sent dans larticle: The Origins of Fossil Capital : From Water to Steam in the Briti-sh Cotton Industry In Historical Materia-lism-Research in Critical Marxist Theory, 2013, 21(1). p.15-68.)Les propritaires de manufactures se tour-nrent vers les machines utilisant le char-bon comme combustible pour une autre raison : ces machines vapeur, comme la montr Andreas Malm, offraient un plus grand contrle sur les travailleurs. Contrairement aux moulins hydrauliques, qui cette poque ne pouvaient se dve-lopper qu la campagne, les machines ali-mentes au charbon pouvaient facilement tre construites dans les villes o la main duvre tait bon march et disposait de peu dalternatives pour assurer sa subsis-tance. De plus, la cadence des machines ne dpendait plus des flux saisonniers des cours deau, mais de lapprovisionne-ment en charbon des propritaires. Ainsi, les ouvriers pouvaient tre contraints de travailler plus ou moins rapidement en fonction des exigences de profit des em-ployeurs. La transition vers les combus-- 2 -

    Note n2 - Mars 2014 Le travail dans la transition nergtique

  • tibles fossiles fut encourage avant tout par les nouvelles opportunits quelle of-frait pour gouverner le labeur des travail-leurs.La deuxime erreur a t de croire quune fois que lusage des combustibles carbo-ns serait rpandu, et que le cot du char-bon deviendrait moindre, cette abondance dnergie produirait une prosprit gn-ralise. Bien au contraire, et surtout si on est ame-n prendre en considration les rgions coloniales enrles dans la production de matires premires destines lindus-trie, lge du charbon est synonyme de pauprisation.Lextension gnralise de la prosprit arriva un peu plus tard, pour une raison toute diffrente. Au dbut du vingtime sicle, lutilisation du charbon rendit les riches et les puissants vulnrables aux demandes dmocratiques daccs des conditions de vie plus quitables. Les pays industriels taient devenus d-pendants dune source dnergie unique, qui circulait en larges quantits le long de routes troites, depuis les mines de char-bons, bord des lignes de chemin de fer, par les docks portuaires, jusquaux cen-trales lectriques et aux usines. Pour la premire fois de lhistoire, les tra-vailleurs devinrent capables dorganiser ce qui allait sappeler une grve gn-rale et qui signifiait en ralit linterrup-tion de la circulation dnergie aux points vulnrables de ce fragile rseau. Les tra-vailleurs pouvaient alors interrompre de manire effective la production de tout un pays.Cette vulnrabilit fora les gouverne-ments des pays industrialiss accorder toute une srie de concessions extraordi- - 3 -

    nairement importantes : la journe de huit heures, le droit aux congs pays et aux pensions de retraite, les assurances contre les accidents du travail, les indemnits de chmage, un systme de soins mdicaux public, le tout adoss une fiscalit alour-die pour les plus aiss. Ces changements transformrent lunivers social des pays industrialiss, mettant fin la prcarit engendre par la rvolution industrielle et crant un mouvement vers des conditions de vie plus galitaires.Mais la vulnrabilit des gouvernants face aux revendications populaires se trouva finalement contrecarre. Et une fois de plus, les nergies fossiles jourent un rle crucial dans ce retournement. Comme je le montre dans Carbon Democracy. Le pouvoir politique lre du ptrole (La Dcouverte, 2013), les pays industriali-ss se dtournrent du charbon pour aller vers le ptrole en partie pour affaiblir les nouveaux moyens de pression des travail-leurs. Le ptrole permit aux pays industrialiss d externaliser la production dner-gie. En fournissant une source alternative dnergie, et notamment une source dont la fourniture, pour diverses raisons tech-niques et gospatiales, tait plus difficile interrompre, lessor du ptrole offrit un moyen de discipliner les travailleurs et daffaiblir nouveau les aspirations en-vers une socit plus galitaire.Aprs les annes 1970, les dtenteurs de capital des pays industrialiss avancs commencrent dplacer leurs usines ltranger en tirant avantage de la fai-blesse du cot du transport maritime par containers permis par labondance de p-trole. Ils entamrent ainsi un processus de dsindustrialisation de nos conomies.

    Note n2 - Mars 2014Le travail dans la transition nergtique

  • Le capitalisme ntait plus vritablement intress par le fait de mettre les gens au travail pour tirer profit de leur force pro-ductive. Au lieu de cela, cest en tant que consommateurs que les masses furent in-cites sactiver. Comme les salaires ne connurent pas de mouvement la hausse, cette pousse consommatrice sorganisa autour dun sys-tme dendettement des mnages. Laccumu-lation de capital se situa de moins en moins au niveau de la production industrielle en tant que telle, et de plus en plus au niveau du paiement des intrts et des charges de crdit des dettes des mnages, et sur les changes de produits financiers drivs ba-ss sur ce systme dendettement. Aux Etats-Unis, par exemple, le montant total de la dette des mnages passa de

    prs de zro en 1950 1 000 milliards de dollars dans les annes 1970, avant datteindre 7 500 milliards de dollars en 2001. En 2008, ce montant avait presque doubl pour stablir 14 000 milliards de dollars. De nombreux pays europens connurent une volution similaire de len-dettement des mnages. Ce systme den-dettement scroula en 2008.Quest-ce qui va remplacer ce systme de discipline par endettement des mnages? Il sagit peut-tre l de la question cen-trale de la transition actuelle.Traduction franaise par Benoit Monange pour la Fondation de lEcologie Politique, daprs un texte indit de lauteur.

    Note n2 - Mars 2014 Le travail dans la transition nergtique

    Lauteur

    Timothy MITCHELL est historien, politiste et anthropologue, il est titulaire de la chaire dtudes du Moyen-Orient de lUniversit Columbia, New-York. Il est notamment lauteur de Colonising Egypt, University of California Press, 1991 ; Rule of Experts: Egypt, Techno-Politics, Modernity, University of California Press, 2002 et Petrocratia : La dmocratie lge du carbone, ditions e,2011. Son dernier ouvrage sintitule Carbon Democracy. Le pouvoir politique lre du ptrole, La Dcou-verte, 2013.

    La Fondation de lEcologie Politique - FEP31/33 rue de la Colonie 75013 ParisTl. +33 (0)1 45 80 26 07 - [email protected] FEP est reconnue dutilit publique. Elle a pour but de favoriser le rassemblement des ides autour du projet de transformation cologique de la socit, de contribuer llaboration du corpus thorique et pratique correspondant ce nouveau modle de socit et aux valeurs de lcologie politique. Les travaux publis par la Fondation de lEcologie Politique prsentent les opinions des leurs auteurs et ne refltent pas ncessairement la position de la Fondation en tant quinstitution. www.fondationecolo.org

    Cette note est mise disposition selon les termes de la licence Creative Commons 3.0, Attribution Pas dutilisation commerciale Pas de modifications . http://creativecommons.org/licences/by-nc-nd/3.0/fr

    1