la nuit des cobras

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LA NUIT DES COBRAS

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ANDRÉ BARJOU

LA NUIT DES COBRAS Roman

Olivier Orban

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© 1981, Olivier Orban

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J'ai dépensé plus de vingt dollars en communications téléphoniques lointaines et j'ai passé mon aprÚs-midi à recueillir des renseignements sur cet imposteur.

TENNESSEE WILLIAMS

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PREMIÈRE PARTIE

LAUSANNE

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1

L'ENFANCE

L'image était placée exactement au centre de la table de chevet, dans son cadre doré à la feuille. On y voyait un singe peint de la famille des orangs-outangs.

Un rai de soleil pĂąle s'en allait d'entre les rideaux de la chambre... C'Ă©tait le crĂ©puscule. Jackson sortit sur le balcon. Il se pencha vers les arbres du parc de l'hĂŽtel, vers les toits rouge foncĂ© qui descendaient jusqu'au lac LĂ©man, translucide Ă  cette heure, tandis qu'une lumiĂšre dĂ©licate irisait les montagnes lointai- nes, devenues d'un bleu sombre. Une sorte de paix confortable planait, Ă©trange pour lui, qu'il n'avait pratiquement jamais connue. Il Ă©tait en Suisse depuis trois heures. L'avion de New York l'avait dĂ©posĂ© Ă  GenĂšve oĂč rien ne l'attendait. Il avait rejoint Lau- sanne et pris une chambre Ă  l'hĂŽtel Royal comme convenu. Normalement il devait y attendre le contact.

Il eut un peu froid et entra. Le crépuscule s'allon- geait interminablement. La chambre était imperson- nelle et tiÚde, mais pourvue d'assez beaux meubles

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1900. Une vague odeur de désinfectant flottait. Il sortit le porte-cigarettes en or de sa poche et l'ouvrit. L'un des deux compartiments était plein de «Bulmongs» à bout d'argent et dans le second, sous un verre incassa- ble, reposait la photographie de Yula, la négresse à la voix d'or, l'ancienne vedette du «Diamond's Rots» à La Nouvelle-Orléans, disparue depuis dix ans, sa mÚre.

La photographie Ă©tait noire et blanche, on y voyait Yula se dĂ©coupant en buste sur le rideau de scĂšne, dans un Ă©clairage violent, sa bouche noire, ses yeux charbonneux, ses cheveux plaquĂ©s aux tempes et, malgrĂ© la stupeur tragique de la bĂȘte de scĂšne, le masque qu'elle y portait, elle Ă©tait implacablement belle, comme la mort.

Était-elle encore vivante? Jackson referma l'Ă©tui et Ă©tira son grand corps. La nuit tombait. Il n'alluma pas. La lumiĂšre qui venait de la salle de bains Ă©clairait ses cheveux crĂ©pus, Ă©pais, presque rouges. C'Ă©tait un mĂ©tis trĂšs clair, aux lourdes cuisses, aux reins exagĂ©rĂ©- ment creux, un beau nĂšgre mĂ©langĂ© de toutes les rouilles des chairs blanches, lui donnant une sorte de moelleux trompeur malgrĂ© ses mains et ses pieds de sanglier Ă  corne. Il avait un nez fin et pincĂ© comme une danseuse, des yeux bleu pĂąle et extĂ©nuĂ©s, langui- des, qui faisaient croire, au premier abord, Ă  un charme somnolent ou Ă  une imbĂ©cillitĂ© congĂ©nitale. Dans les moments oĂč se passaient « les choses de cette vie pourrie», selon ses propres dires, ses yeux flottants devenaient d'un mauve presque noir, crachant des flammes comme le dragon de Tristan. Il avait vingt- trois ans.

Il en avait douze quand Yula avait mystérieusement

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disparu. A cette époque, on ne parlait que d'elle dans la ville à cause de sa beauté fabuleuse et de sa voix de

panthĂšre sauvage qu'elle distillait chaque soir au «Diamond's Rots». Sa rĂ©putation gagnait New York oĂč on lui offrait un contrat mirifique. Elle allait deve- nir une grande vedette selon les dires des gens du mĂ©tier. Elle disparut une nuit peu aprĂšs le spectacle, et l'on retrouva vers le matin Berthie Shep assassinĂ© dans son bureau. Toutes les recherches et enquĂȘtes furent vaines. On la pleura et on l'oublia. Sauf quelques-uns et Jackson, qui Ă©tait tout de mĂȘme son fils.

Elle l'avait eu Ă  quatorze ans d'un inconnu qui la viola, sans doute contre une somme d'argent, mais Yula ne rĂ©vĂ©la jamais ce qui s'Ă©tait passĂ©. Elle sortait des bas-quartiers de La Nouvelle-OrlĂ©ans. Son pĂšre buvait et la battait, sa mĂšre Ă©tait morte, laissant deux sƓurs plus jeunes qui ne dĂ©passĂšrent pas l'Ăąge de dix ans. Le pĂšre de Yula Ă©tait un mĂ©tis clair. C'est de lui que Jackson tenait ses yeux bleus, d'aprĂšs Mamie Watta, la grosse femme de mĂ©nage qui le recueillit peu aprĂšs l'accouchement de Yula, et qui vivait dans une cabane du faubourg avec deux chiens rouges.

«Oui, c'est de ton grand-pÚre, lui racontait-elle, que tu tiens tes yeux bleus. Quand il avait la jeunesse, c'était le plus grand maquereau de la ville. Il était beau comme une statue d'or dans un palais de Blancs, que Dieu les maudisse. Toutes les femmes étaient pour lui. Toutes les putains lui portaient leur argent. Cela dura dix ans. Il a tant bu et tant nocé, le cochon, pendant ce temps-là, qu'à trente ans, il ne lui restait plus que ses yeux et pas un centime. Pourtant, il avait sur lui et en lui des restes déchirés de son ancienne

beauté d'homme. Il épousa ta grand-mÚre, une né-

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gresse assez noire mais fragile, qui vivait dans la maison que lui avaient laissĂ©e ses parents, des gens honnĂȘtes qui avaient travaillĂ© toute leur vie pour l'avoir. Elle s'appelait Susie. Que Dieu ait son Ăąme! AprĂšs la troisiĂšme fille, elle mourut en couches. Il ne restait dans la baraque qu'une paillasse, un vieux fourneau et les bouteilles vides. Alors, c'est Ă©trange — les projets de Dieu sont secrets — ton grand-pĂšre, ce fou de naissance, que les femmes, un peu les hommes et sa beautĂ© avaient pourri jusque dans la moelle de ses os, se mit Ă  travailler dans un bar comme plongeur, pour nourrir les petites, lui qui n'avait rien fait de ses mains, sauf caresser les peaux et lever les verres. Oh ! il leur menait la vie dure ! Il buvait moins mais il buvait toujours. Pourtant quelque chose au fond de sa grande carcasse consumĂ©e le fit se mettre debout pour nourrir les petites, qui ne grandirent pas abandonnĂ©es de Dieu, puisqu'elles avaient une vieille robe sur les fesses pour aller Ă  l'Ă©cole. Les deux derniĂšres partirent de ce monde, un an avant... ta conception dans le ventre de ta mĂšre. Elles sont mortes de la poitrine, dit-on. Ou alors, elles se sont Ă©teintes comme ça, de faiblesse. C'est ta mĂšre qui avait pris toute la santĂ© car elle rĂ©sista Ă  tout. Quant au grand-pĂšre, on ferma ses yeux bleus pour toujours six mois aprĂšs ta naissance, Ă©gorgĂ© de- vant sa porte alors qu'il rentrait soĂ»l de son travail.

C'est ainsi que parlait Mamie Watta, celle qui avait élevé Jackson. Il n'avait jamais eu faim et les chiens rouges, sauvages comme des fauves, étaient doux avec lui. Mamie gardait parfois un homme à la maison, quelques jours ou quelques heures, «pour le corps et l'esprit», disait-elle car elle avait, en ce qui concerne le sexe, une simplicité qui préserva Jackson des tour-

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ments de la psychanalyse moderne. «Les hommes, concluait la grosse femme, sont surtout des fainéants qui n'ont jamais un dollar.»

Yula avait disparu peu aprÚs la mort de son pÚre et on savait qu'elle avait fait la malle avec un vieux représentant de commerce à la retraite. Elle revint aprÚs trois ans d'absence à La Nouvelle-Orléans. Elle avait alors dix-sept ans : elle avait beaucoup grandi, le fard la faisait paraßtre plus ùgée et l'on voyait bien qu'elle serait trop belle. Elle portait déjà des robes de scÚne et des bijoux. Elle était descendue dans l'hÎtel le plus huppé de la ville avec un vieil homme jaune et chauve aux doigts couverts de ba- gues. AprÚs lui (elle les plumait rapidement, l'an- cienne misÚre et sa beauté lui donnant une audace démoniaque), elle en eut deux ou trois autres, jusqu'à ce qu'elle connût Berthie Shep, le patron du «Diamond's Rots».

Il la fit chanter trÚs vite. Il l'avait découverte. La

voix de Yula Ă©tait aussi rare et mystĂ©rieuse que sa beautĂ©. Elle ne se montra plus sans Berthie. Ce dernier ne rĂ©vĂ©la jamais s'il aimait d'abord la voix de Yula, ou la femme elle-mĂȘme. Ce fut l'Ă©poque des fameuses soirĂ©es du «Diamond's Rots». La salle Ă©tait bondĂ©e tous les soirs. On commença Ă  venir de loin pour Ă©couter cette voix.

Yula, depuis son retour en ville, venait Ă  peu prĂšs deux fois par mois voir l'enfant, avec de l'argent et des cadeaux. Jackson se souvenait des rares fois oĂč elle le prit contre elle, comme mue par un mouvement irrĂ©- sistible. Mais il ne voyait rien au fond de ses yeux noirs immenses et ses lĂšvres Ă©taient immobiles sous leur fard mauve.

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Peu aprĂšs son entrĂ©e au «Diamond's Rots», elle fit dĂ©mĂ©nager Mamie Watta qui cessa de faire des mĂ©na- ges. Ils eurent un bungalow, dans une rue de bunga- lows, avec des vĂ©randas blanches un peu dĂ©crĂ©pies et un jardin oĂč Mamie faisait pousser des lĂ©gumes, des tournesols et des rosiers. On acheta des colibris, les chiens rouges engraissĂšrent, Mamie aussi. Jackson Ă©tait un Ă©lĂšve studieux et peu bavard. Il savait oĂč se trouvait la maison du grand-pĂšre aux yeux bleus, mais il ne demanda pas Ă  sa mĂšre pourquoi elle n'y allait jamais, la laissait Ă  l'Ă©tat de ruine, n'essayant mĂȘme pas de la vendre.

Yula vint plus rarement, mais elle venait encore. Jackson l'attendait. Elle ne quitta pas Berthie Shep, elle ne partit pas pour New York enregistrer des disques. Elle resta et on venait de toute l'Amérique pour l'entendre. Jackson l'attendait. Il avait douze ans lorsqu'elle disparut et qu'on retrouva Berthie, mort dans son bureau, du sang plein ses cheveux crépus.

Il n'avait eu la permission de la voir sur scĂšne qu'une fois. Dans une vaste salle noire et pailletĂ©e, bourrĂ©e Ă  craquer, enfumĂ©e, en compagnie de Mamie qui portait cette nuit-lĂ  sa robe de soie rouge des grandes occasions. Il l'avait vue paraĂźtre au milieu des applaudissements dans le cercle parfait du projecteur, image peinte sortant de la lumiĂšre blanche et rose, assiĂ©gĂ©e par les vastes espaces d'ombres mouvantes pleines de bleus marins ou sulfureux et il entendait encore, dans la dĂ©tente prĂ©cĂ©dant le sommeil, sa voix rauque d'animal blessĂ©, gorgĂ© d'une sensualitĂ© lasse et inĂ©puisable. Il croyait n'ĂȘtre restĂ© qu'un petit moment quand on le rejeta dans la froide nuit d'hiver, au-

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dessous des ampoules scintillantes qui ornaient la devanture du «Diamond's Rots». Quand il s'était retrouvé avec Mamie dans la voiture les ramenant au bungalow, il avait éprouvé une oppression doulou- reuse, et aussi une langueur voluptueuse dont il se souvenait, aujourd'hui encore.

AprĂšs la disparition ce furent de nouveau les mĂ©na- ges pour Mamie Watta et Jackson dut abandonner ses Ă©tudes, mais il conserva toujours le goĂ»t des livres. Il travailla plus de deux ans dans un bar, les chiens rouges moururent de vieillesse, mais ils conservĂšrent le bungalow et il commit son premier vol, un caniche blanc qu'il dĂ©roba dans un quartier chic. Mamie l'accepta sans rien dire, car depuis la disparition de sa mĂšre il avait parfois des crises d'asthme qui le terras- saient. Il fut soignĂ©, mais avec des rĂ©sultats minimes. Son corps se dĂ©veloppa, il devint grand et fort, puis- sant mĂȘme, malgrĂ© ce mal qui le laissait sans rĂ©pit pendant de longues pĂ©riodes.

Il connut sa premiÚre fille à quinze ans et il contracta trÚs vite le goût des expériences de toutes sortes et des sexes les plus excentriques. Il se lança dans «les choses de cette vie pourrie».

Ce fut le mĂȘme vieil itinĂ©raire, poursuivi par tant de corsaires, de cinglĂ©s et de dĂ©racinĂ©s de la vie : les femmes, les hommes, les reines et les zoulous, les travestis et les transfuges, les Blanches, les Noires et les cafĂ© con leche, les danseuses de bar, les nuits de pute, les cabarets naufragĂ©s, les plages Ă  l'aube, les orgies, les drogues, les dĂźners dansants, les macs et les por- tions de macs, les petits voyous et les voyous de la haute, les voleurs, les assassins et les appartements vides oĂč l'on ne trouve plus le sommeil. Bref, il entra

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dans ce monde oĂč tout est bon pour Ă©chapper Ă  la misĂšre et au quotidien.

Il devint trĂšs bon revendeur de poudre. Solitaire, prudent, instinctif. Le don qu'il avait pour les langues lui permit d'apprendre le français, l'allemand et l'ita- lien au cours de ses pĂ©rĂ©grinations. Il trouvait le moyen, en dĂ©pit de cette existence prĂ©caire et absor- bante, de lire les meilleures et les pires littĂ©ratures. Il avait une passion pour Balzac, mais il aimait aussi certains romans vulgaires. Son mĂ©tier Ă©tait lucratif mais astreignant, il fallait boire, fumer, s'insinuer partout et se dĂ©placer une partie de la nuit. Il avait d'excellents clients et tout un rĂ©seau de relations d'af- faires dans plusieurs grandes villes du pays. Sa modĂ©- ration, son sens de l'attente lui avaient Ă©vitĂ© jusqu'Ă  prĂ©sent d'ĂȘtre pris. Il se disait qu'il se sentait bien, mĂȘme si certains matins, aprĂšs une nuit entre deux ou trois corps et des exploits de hĂ©ros moderne, il se savait, dans la moiteur torride de l'aube de La Nouvelle-OrlĂ©ans, aussi seul qu'un poisson crevĂ© re- jetĂ© par la mer. Au fond, il savait qu'il l'avait toujours Ă©tĂ©. Mais le tourbillon des ĂȘtres fous et avides qui l'entouraient lui suffisait, croyait-il. L'important Ă©tait de vivre avec de l'argent dans la poche en se disant qu'on n'Ă©tait pas prĂšs de mourir de faim, de redescendre dans les faubourgs.

Pourtant il pensait Ă  Yula, sa mĂšre, mĂȘme quand il croyait n'y pas songer. Il la revoyait sur le seuil de la porte de Mamie Watta, grave, immobile et parfumĂ©e, ouvrant son sac pour en sortir des dollars. Mais le prĂ©sent et sa fiĂšvre l'accaparaient et il s'y donnait avec une fureur bien normale, vu sa jeunesse et son absence de racines.

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MalgrĂ© toutes ses expĂ©riences, en dĂ©pit de tant de dangers, il n'avait pas tuĂ© pourtant. Plusieurs fois, il avait Ă©tĂ© prĂšs de le faire pour se dĂ©fendre ou par obligation professionnelle, dans cet univers oĂč la vie humaine n'avait plus de valeur. Le sort, ou «Dieu tout-puissant» comme l'aurait dit Mamie, lui avait jusqu'alors Ă©vitĂ© de porter des meurtres en lui. Ce fut Ă  New York, oĂč il faisait un sĂ©jour pour le business, qu'il rencontra la Mort, il venait d'avoir ses vingt-trois ans. Il sortait d'un bar enfumĂ© de la 75e Rue lorsqu'il se heurta Ă  une vieille femme sale, enveloppĂ©e de chiffons sombres et la tĂȘte couverte d'une capeline noire oĂč une rose blanche se dessĂ©chait. Il sentit au moment oĂč il heurtait la vieille une douleur aiguĂ« dans le gras d'un muscle du bras droit. Elle l'avait Ă©raflĂ© probablement avec une grosse broche ternie qu'elle portait accrochĂ©e sur une Ă©paule. Il avait pas mal bu et malgrĂ© sa robustesse, une fatigue inconnue le tenait depuis quel- ques jours, quoiqu'il n'eĂ»t pas de crise d'asthme de- puis longtemps. Il injuria la femme. Elle se retourna et sa main maigre, glacĂ©e, se posa sur son poignet.

C'était une épave du quartier, probablement une pute devenue folle de misÚre et rejetée des hommes. La lune se montra entre les nuages et au milieu du cercle immense des buildings, elle montait pesamment dans le ciel en lambeaux, telle une femme enceinte.

— Boy, oh! boy, murmura la vieille d'une voix Ă©raillĂ©e.

Il secoua son poignet et la repoussa. Elle chancela, ses hardes tournÚrent autour d'elle, révélant de hauts talons rouges brillants et la capeline se détacha comme une feuille morte.

Elle avait un crùne nu semé de plaques blanches et

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sous le maquillage Ă©pais et violet, on devinait que cette nĂ©gresse n'Ă©tait pas encore vieille. Elle avait d'immen- ses yeux d'oiseau de proie rĂ©fugiĂ© dans les derniĂšres affres de l'agonie. Ses seins tombants Ă©taient contenus dans un soutien-gorge Ă  balconnet noir, tout neuf, et une plaie longue et purulente partait de la base du cou. MalgrĂ© la dĂ©gradation ultime de cette femme, elle ressemblait Ă  Yula (il lui trouva une ressemblance), et l 'arrogance silencieuse du visage ravagĂ© se mĂȘlait Ă  la peur animale d 'un ĂȘtre prĂšs de la mort. Elle ouvrait pour tant la main vers lui. Il y posa un paquet de dollars. Elle poussa une espĂšce de rugissement et disparut en ramassant au passage la capeline qui cachait la pelade monstrueuse de son crĂąne.

En effet, c'était un monstre. New York, Chicago et quelques autres villes en sont peuplées. Il en avait vu partout , mais n'avait pas rencontré Yula avec les haillons de la mort dans la 75e Rue. Il aurait presque cru que c'était elle, n'eût été la taille de cette femme, plus petite que sa mÚre. Il revint chez Mamie Watta.

Il ne l 'avait jamais abandonnĂ©e. Au cours de ses errances, il lui faisait toujours parvenir de l'argent, pour qu'elle puisse demeurer dans le bungalow, oĂč elle passait «le meilleur temps de sa foutue vie», disait- elle.

La grosse femme l'accueillit comme s'il Ă©tait parti la veille.

— Installe-toi dans tes chaussons, dit-elle avant de se mettre devant sa cuisiniĂšre, le caniche blanc couchĂ© Ă  ses pieds.

Elle commença Ă  confectionner un gĂąteau. — Si je ne suis pas crevĂ© Ă  cette heure, c'est bien

parce que je ne t'ai pas laissée tomber, dit Jackson.

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— Dieu laisse toujours une chance, dit Mamie. Il y eut un silence. L'aprĂšs-midi Ă©tait lourd et

sirupeux et au-dehors, derriÚre les persiennes de bois, l 'air tremblait comme un sucre en liquéfaction. Jackson regardait les mains grasses de Mamie qui avaient tant fait le ménage chez les Blancs. Elle ne s'en était jamais plainte. Elle ne se plaignait de rien. Son homme était mort dans une rixe, avant qu'elle de- vienne la grosse Mamie Watta. Jamais elle ne l'avait remplacé.

— J e viens Ă  cause de Yula, dit-il. — Oui, rĂ©pondit-elle. Faut croire... Faut se dire

qu 'on ne sait rien, ou pas grand-chose, sur cette foutue terre des animaux. Car la terre est aux animaux. Tu le sais ?

— Ouais, dit-il. — Aussi, ne soyons sĂ»rs de rien. Elle Ă©tait trop belle

et trop dure. Faut dire qu'elle en avait bavé. Et personne ne sait au fond ce qu'elle pensait, ce qu'elle voulait. Sauf Berthie Shep, mais il est mort.

— T u crois qu'ils l'ont tuĂ©e, elle? — Sa voix est la cause du mal. Il y a des crĂ©atures Ă 

qui la vie donne trop de choses d 'un seul coup, et ta mĂšre en avait trop vu, trop tĂŽt, surtout avec le pĂšre qu'elle a eu.

— Ouais, dit Jackson, peut-ĂȘtre bien, mais vas-tu me dire quelque chose?

— Elle est partie. Berthie Ă©tait un homme, ça c'est sĂ»r, mais ça ne l'a pas menĂ© jusqu'Ă  son lit de mort. Il s'est endormi le crĂąne ouvert sur son bureau, lĂ  oĂč il comptait la recette tous les soirs.

— Alors, elle, on l'a vraiment tuĂ©e? — Elle est partie. Si elle Ă©tait morte on aurait

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retrouvé son corps. A mon avis, elle a quitté l'Amé- rique.

— O n te l'a dit?

— O n parle. Le coffre de Berthie Ă©tait vide aprĂšs. — Mais qui peut m'en apprendre davantage? Il

faut que je sache. — C'est pas bon de savoir, des fois. — J e dois savoir ou j 'en crùverai. Elle ouvrit la porte du four et une merveilleuse

odeur de gùteau envahit la cuisine, protégée des va- peurs liquéfiantes du dehors. Jackson était pùle, ou plutÎt il avait sur le visage une teinte d'un jaune trÚs clair. Ses yeux étaient devenus noirs. La pendule de bois rose de Mamie sonna quatre heures. Celle-ci était en sueur, elle en était nimbée comme une fée noire et or.

— Va voir vieux Beng Ă  Sunside Valley, route du Vieux BlĂ©. Il n'y a que deux maisons. C'est celle qui a une vĂ©randa avec des fleurs dans des boĂźtes de

conserve. Appelle du dehors. Vieux Beng était un sacré numéro dans le temps, il avait la gùchette ner- veuse.

Il s'était rendu à Sunside Valley. Sans attendre. Il sentait qu'il allait avoir une crise d'asthme. Il faisait une chaleur terrible. Il avait appelé plusieurs fois devant la véranda branlante dont toute la peinture s'était écaillée. Les fleurs dans les boßtes de conserve

étaient mortes. La masure grise et rongée par le soleil et les vents de la mer paraissait inhabitée. Il entra.

Il avait trouvé le vieux au milieu de son salon, dans

son rocking-chair, mort depuis pas mal de temps. Il

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avait eu la gorge tranchée. Jackson se mit à fouiller méthodiquement la maison sans se presser, pour retar- der l'étouffement qui montait en lui. Dans la cuisine, trois oiseaux étaient morts dans leur cage et il décou- vrit sous le matelas défoncé du vieux un Browning chargé. Une affiche du «Diamond's Rots» était épin- glée sur un mur. C'était une image jaunie du temps de la splendeur de la boßte (maintenant elle était fermée, et pour un bout de temps).

La photo de Yula qui ornait maintenant son porte- cigarettes se trouvait au milieu de factures, de papiers de toutes sortes. Au dos on avait Ă©crit :

LIVRAISON IMPORTANTE GORDON 22-16-12 LAUSANNE

Il rangea la photographie dans son portefeuille et s 'allongea sur le divan du living-room, prĂšs du cadavre du vieux Beng. La crise ne se fit pas attendre.

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2

LES CYGNES

Jackson se releva. La nuit était claire et froide. On voyait les étoiles piquées dans le ciel noir, mais elles paraissaient plus petites qu'en Amérique. Il alluma une autre cigarette.

DÚs son arrivée à GenÚve, il avait téléphoné. Une voix de femme avait répondu, comme voilée, un peu mécanique. Il avait demandé M. Gordon.

— Il est absent pour le moment. Qui vous a donnĂ© ce numĂ©ro?

— J'arrive de New York aujourd'hui mĂȘme. Il faut que je voie Gordon. Je suis le fils de Yula, ajouta-t-il impulsivement, la chanteuse disparue Ă  La Nouvelle- OrlĂ©ans, il y a dix ans. Il faut que je la retrouve.

Il y eut un silence. — Qui vous a donnĂ© ce numĂ©ro? reprit la voix. — Je l'ai trouvĂ© au dos d'une photographie de ma

mùre, avec le nom de Gordon. — Bien. Je comprends, dit la femme lentement. Il

ne vous reste plus qu'Ă  monter Ă  Lausanne et vous

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rendre Ă  l'hĂŽtel Royal. Gordon vous y appellera. Quel est votre nom ?

— Jackson. Jackson Silk, comme ma mĂšre. Avez- vous une idĂ©e de l'endroit oĂč elle se trouverait?

— Aucune, dit la femme et elle raccrocha. Il revint vers le lit et alluma la lampe de chevet. Sa

valise était ouverte, mais non défaite. Il enfila une veste de peau beige doublée de mouton noir et ouvrit son étui à cigarettes. Il avait une envie violente de faire un joint mais il savait que ce n'était pas le moment. Il avait envie aussi de descendre au bar de l'hÎtel boire un verre et avaler quelque nourriture suisse. Le télé- phone sonna.

— Allî ? Jackson Silk? — Oui. C'est vous, Gordon? — Oui. Je viens de rentrer. Content de vous savoir

en Europe. Comment allez-vous? — Bien. — Le voyage ? — TrĂšs bien. — Vous n'Ă©tiez jamais venu dans ce vieux monde ? — Non, jamais. — Vous avez vu juste en me tĂ©lĂ©phonant. Vous

avez mis en plein dans le mille en venant ici. — Elle n'est pas morte? — Non, elle n'est pas morte. Elle est tout ce qu'il y

a de vivant. Elle n'a que dix ans de plus et ça lui va bien. Vous avez une maman du tonnerre, mais...

— Mais quoi ? — Je ne peux pas vous en dire plus... Il faut que je

raccroche. Descendez au port de plaisance en face du chĂąteau d'Ouchy. Allez jusqu'Ă  la jetĂ©e et attendez- moi. Comment ĂȘtes-vous?

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Jackson n'avait que douze ans quand sa mÚre Yula, la superbe négresse à la voix d'or, disparut brutalement et à jamais de La Nouvelle-Orléans. Dix ans ont passé, Jackson a grandi, mais n'a pas oublié. Il est temps pour lui de retrouver la trace de celle qui lui fit si cruellement défaut.

Alors, Ă  travers les fumĂ©es de «La Mort Mauve», Ă  laquelle le condamne son mĂ©tier de pourvoyeur, il remonte la piste des «BĂ©bĂ©s Roses», affronte la sanguinaire bande des Darks. Ses pas le conduisent Ă  Lausanne, Ă  Paris, enfin, jusqu'au plus profond des allĂ©es d 'un bois de Boulogne nocturne hantĂ© par les prostituĂ©es et les travestis que ce magnifique athlĂšte ne saurait laisser indiffĂ©rent. Jackson dĂ©sormais est condamnĂ©, condamnĂ© Ă  l'errance, aux jeux de la mort, du mystĂšre et de l'amour. Amants et maitresses jalonnent le chemin : la redoutable et sĂ©duisante Mara, que sa soumission Ă  la drogue rend vulnĂ©rable, Fatou, l'orgueilleuse prostituĂ©e sĂ©nĂ©galaise, et le jeune Tristan dont la beautĂ© frĂȘle et soumise dissimule mal une complicitĂ© inquiĂ©tante. Et ces mystĂ©rieux jumeaux pervers et charmants, dĂ©tiennent-ils la clĂ© de l'Ă©nigme ? Yula existe-t-elle encore ?

Les aventures dangereuses et troubles de Jackson composent un Ă©tonnant roman de suspense psychologique. Au fil des pages, se dessine un personnage extraordinaire qu'AndrĂ© Barjou lui- mĂȘme dĂ©finit ainsi : «Un hĂ©ros moderne, un hĂ©ros sexuĂ©, un chevalier de la "dĂ©complexurĂ©" : c'est le bi- sexe triomphant. En lui, pas la moindre rĂ©flexion quant Ă  sa projection du DĂ©sir. Il est libĂ©rĂ© sans drame et sans analyse. Il ne brandit pas le drapeau agressif de sa libĂ©ration, ce qui prouve sa libĂ©ration. En lui, aucun snobisme, aucun remords, aucune pudeur suspecte. Il est un mĂąle des annĂ©es 1980, il ne porte pas le masque de la lĂąchetĂ© masculine : c'est un homme d'exception, devant qui peu d'hommes peuvent se comparer».

La Nuit des Cobras est le troisiĂšme roman d'AndrĂ© Barjou. Le dernier, Mohamed en hiver, a Ă©tĂ© saluĂ© p a r la critique : «LittĂ©rature qui fleurit aprĂšs s'ĂȘtre longtemps trop cachĂ©e... Mais, cette fois, quelle luxuriance ! Quel talent, quelle magnificence noire» !

Françoise Xénakis (Le Matin de Paris).

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Participant d’une dĂ©marche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accĂšs par le temps, cette Ă©dition numĂ©rique redonne vie Ă  une Ɠuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimĂ©, conformĂ©ment Ă  la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative Ă  l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siĂšcle.

Cette Ă©dition numĂ©rique a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e Ă  partir d’un support physique parfois ancien conservĂ© au sein des collections de la BibliothĂšque nationale de France, notamment au titre du dĂ©pĂŽt lĂ©gal.

Elle peut donc reproduire, au-delĂ  du texte lui-mĂȘme, des Ă©lĂ©ments propres Ă  l’exemplaire qui a servi Ă  la numĂ©risation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections

de la BibliothÚque nationale de France, notamment au titre du dépÎt légal.

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