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IX e CONGRÈS EUROPÉEN D’ANALYSE MUSICALE — EUROMAC 9 POSTPUBLICATION – VERSION PROVISOIRE 1 Muriel Boulan *1 * Faculté des Lettres de Sorbonne Université – Institut de Recherche en Musicologie, France 1 [email protected] La fugue où on ne l’attend pas : transmission du style sévère à travers les Principes élémentaires et les Solfèges du Conservatoire RÉSUMÉ Contexte À sa création en 1795, le Conservatoire de musique de Pa- ris entreprend la rédaction de nouvelles méthodes instrumen- tales, vocales et théoriques. La première, les Principes élé- mentaires de musique suivis de leurs Solfèges, pose les bases de la formation musicale. Si les publications de 1799 et 1802 s’insèrent dans une tradition importée d’Italie, leur contenu renouvelé et amplement développé est illustré d’exercices signés de compositeurs et pédagogues français de renom — Catel, Cherubini, Gossec, Langlé, Méhul et d’autres encore. L’ensemble offre à ce titre un corpus inattendu de textes de style sévère, parmi lesquels se distinguent 47 fugues de deux à quatre voix, dont 41 pensées avec le soutien d’une basse chif- frée qui en constitue la voix grave. Cette présence de contre- point rigoureux, que complètent des canons, contrepoints doubles et autres jeux combinatoires, interroge d’une part sur les intentions sous-jacentes d’exercices qui dépassent le cadre d’une simple approche solfégique ; elle pose d’autre part la question de l’écriture en regard de ses théorisations, extérieu- res à l’ouvrage. En l’espace de trente ans en effet, en dehors de toute com- mande officielle du conservatoire, paraissent les traités de contrepoint et de fugue de Honoré-François-Marie Langlé (1805), François-Joseph Fétis (1824), Luigi Cherubini (1835), Hyppolite Colet (1837), ainsi que le Traité de haute composi- tion d’Antoine Reicha (1824-1826). Cette théorisation, qui cristallise l’attention des pédagogues compositeurs et donne naissance à la fugue d’école, fournit les clefs d’analyse des pièces qui, pour dix d’entre elles, ont trouvé leur première publication dans les Principes et les Solfèges avant d’intégrer des ouvrages dédiés à la fugue. Si les enjeux de la fugue à une époque où l’on redécouvre Bach ont suscité des écrits sur la place du genre dans l’apprentissage de la composition ou dans le répertoire ins- trumental et vocal du XIX e siècle, l’approfondissement des concepts théoriques et de leur illustration musicale à la char- nière des XVIII e et XIX e siècles reste un domaine peu exploré. Le vaste ensemble que constituent les exercices fugués des Principes interpelle d’autant plus qu’il recèle une grande va- riété de pièces aux vertus analytiques implicites. Objectifs et corpus C’est un corpus jamais exploité jusque là, celui des 47 fu- gues des Principes et des Solfèges, qui forme le noyau central de l’étude, abordé pour ses vertus pédagogiques comme pour ses aspects purement compositionnels. Ces textes viennent compléter le corpus plus attendu des traités de composition dédiés au contrepoint. Ces fugues sont ainsi envisagées dans leur agencement interne et comparées aux modèles des écrits de Langlé, Reicha, Fétis et Cherubini. Il s’agit d’en comprendre la structure, les combinaisons type et les configurations remarquables. Certaines fugues sont pré- cédées d’une introduction lente ; aux cotés d’autres pièces qui s’allongent au fil des recueils, leur durée fait éclater le cadre des solfèges traditionnels. D’autres sont pourvues d’indications analytiques qui guident le lecteur et mettent l’accent sur la portée pleinement musicale de ces déchiffrages. À leur parution, les Principes et les Solfèges frappent par l’ampleur d’un projet qui dépasse la formation musicale stric- te. En janvier 1810, les Tablettes de Polymnie décrivent une « vaste Encyclopédie musicale où les jeunes gens qui se des- tinent à professer cet art, peuvent puiser une foule de précep- tes et d’exemples écrits avec la plus judicieuse érudition ». Les auteurs de ces solfèges attirent en effet l’attention des lecteurs sur la nécessité d’une formation large, propre à éveil- ler la curiosité et à développer le sens musical du jeune musi- cien : « C’est pendant les leçons de solfège […] qu’on doit ébaucher le talent d’un élève, afin de le préparer à recevoir les dernières instructions qui doivent le perfectionner. » (Solfè- ges, Livre 4, « Instructions préliminaires »). Au-delà d’un inventaire des techniques contrapuntiques employées dans ces fugues, la présente étude met au jour les enjeux théoriques et pédagogiques de pièces qui visent une formation plus générale du musicien. Alors que sont rappelés en tête du troisième livre l’importance de la qualité du chant, du placement de la voix et du phrasé, les figures mélodiques, les sauts de registres et les configurations rythmiques des fugues rivalisent de tournures bien plus instrumentales que vocales. L’exemple 1 montre un sujet exposé dans une tessiture extrême, même pour un regis- tre aigu, construit autour de figurations de sauts d’octaves peu vocaux. L’exemple 2, typique des exercices techniques de changements de clefs, présente un sujet aux abords plus conjoints, mais dont le profil mélodique, la rythmique et les ornementations réfèrent avant tout, comme le sujet précédent, aux cordes ou au clavier. Moderato Ex. 1. Catel, Principes élémentaires de musique, Livre 2, n o 133. Par là même, ces exercices acquièrent une portée musicale tout autre que le simple déchiffrage ; ils sollicitent la curiosité analytique et distillent déjà les bases des futures classes d’harmonie, de contrepoint et de composition.

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Page 1: La fugue où on ne l’attend pas : transmission du style sévère à …euromac2017.unistra.fr/wp-content/uploads/2019/10/... · IXe C O N G R È S E U R O P É E N D ’ AN A L

I X e C O N G R È S E U R O P É E N D ’ A N A L Y S E M U S I C A L E — E U R O M A C 9

P O S T P U B L I C A T I O N – V E R S I O N P R O V I S O I R E 1

Muriel Boulan *1 * Faculté des Lettres de Sorbonne Université – Institut de Recherche en Musicologie, France

1 [email protected]

La fugue où on ne l’attend pas : transmission du style sévère à travers les Principes élémentaires et les Solfèges du Conservatoire

RÉSUMÉ

Contexte À sa création en 1795, le Conservatoire de musique de Pa-

ris entreprend la rédaction de nouvelles méthodes instrumen-tales, vocales et théoriques. La première, les Principes élé-mentaires de musique suivis de leurs Solfèges, pose les bases de la formation musicale. Si les publications de 1799 et 1802 s’insèrent dans une tradition importée d’Italie, leur contenu renouvelé et amplement développé est illustré d’exercices signés de compositeurs et pédagogues français de renom — Catel, Cherubini, Gossec, Langlé, Méhul et d’autres encore. L’ensemble offre à ce titre un corpus inattendu de textes de style sévère, parmi lesquels se distinguent 47 fugues de deux à quatre voix, dont 41 pensées avec le soutien d’une basse chif-frée qui en constitue la voix grave. Cette présence de contre-point rigoureux, que complètent des canons, contrepoints doubles et autres jeux combinatoires, interroge d’une part sur les intentions sous-jacentes d’exercices qui dépassent le cadre d’une simple approche solfégique ; elle pose d’autre part la question de l’écriture en regard de ses théorisations, extérieu-res à l’ouvrage.

En l’espace de trente ans en effet, en dehors de toute com-mande officielle du conservatoire, paraissent les traités de contrepoint et de fugue de Honoré-François-Marie Langlé (1805), François-Joseph Fétis (1824), Luigi Cherubini (1835), Hyppolite Colet (1837), ainsi que le Traité de haute composi-tion d’Antoine Reicha (1824-1826). Cette théorisation, qui cristallise l’attention des pédagogues compositeurs et donne naissance à la fugue d’école, fournit les clefs d’analyse des pièces qui, pour dix d’entre elles, ont trouvé leur première publication dans les Principes et les Solfèges avant d’intégrer des ouvrages dédiés à la fugue.

Si les enjeux de la fugue à une époque où l’on redécouvre Bach ont suscité des écrits sur la place du genre dans l’apprentissage de la composition ou dans le répertoire ins-trumental et vocal du XIXe siècle, l’approfondissement des concepts théoriques et de leur illustration musicale à la char-nière des XVIIIe et XIXe siècles reste un domaine peu exploré. Le vaste ensemble que constituent les exercices fugués des Principes interpelle d’autant plus qu’il recèle une grande va-riété de pièces aux vertus analytiques implicites.

Objectifs et corpus C’est un corpus jamais exploité jusque là, celui des 47 fu-

gues des Principes et des Solfèges, qui forme le noyau central de l’étude, abordé pour ses vertus pédagogiques comme pour ses aspects purement compositionnels.

Ces textes viennent compléter le corpus plus attendu des traités de composition dédiés au contrepoint. Ces fugues sont

ainsi envisagées dans leur agencement interne et comparées aux modèles des écrits de Langlé, Reicha, Fétis et Cherubini. Il s’agit d’en comprendre la structure, les combinaisons type et les configurations remarquables. Certaines fugues sont pré-cédées d’une introduction lente ; aux cotés d’autres pièces qui s’allongent au fil des recueils, leur durée fait éclater le cadre des solfèges traditionnels. D’autres sont pourvues d’indications analytiques qui guident le lecteur et mettent l’accent sur la portée pleinement musicale de ces déchiffrages.

À leur parution, les Principes et les Solfèges frappent par l’ampleur d’un projet qui dépasse la formation musicale stric-te. En janvier 1810, les Tablettes de Polymnie décrivent une « vaste Encyclopédie musicale où les jeunes gens qui se des-tinent à professer cet art, peuvent puiser une foule de précep-tes et d’exemples écrits avec la plus judicieuse érudition ». Les auteurs de ces solfèges attirent en effet l’attention des lecteurs sur la nécessité d’une formation large, propre à éveil-ler la curiosité et à développer le sens musical du jeune musi-cien : « C’est pendant les leçons de solfège […] qu’on doit ébaucher le talent d’un élève, afin de le préparer à recevoir les dernières instructions qui doivent le perfectionner. » (Solfè-ges, Livre 4, « Instructions préliminaires »). Au-delà d’un inventaire des techniques contrapuntiques employées dans ces fugues, la présente étude met au jour les enjeux théoriques et pédagogiques de pièces qui visent une formation plus générale du musicien. Alors que sont rappelés en tête du troisième livre l’importance de la qualité du chant, du placement de la voix et du phrasé, les figures mélodiques, les sauts de registres et les configurations rythmiques des fugues rivalisent de tournures bien plus instrumentales que vocales. L’exemple 1 montre un sujet exposé dans une tessiture extrême, même pour un regis-tre aigu, construit autour de figurations de sauts d’octaves peu vocaux. L’exemple 2, typique des exercices techniques de changements de clefs, présente un sujet aux abords plus conjoints, mais dont le profil mélodique, la rythmique et les ornementations réfèrent avant tout, comme le sujet précédent, aux cordes ou au clavier.

Moderato

Ex. 1. Catel, Principes élémentaires de musique, Livre 2, no 133.

Par là même, ces exercices acquièrent une portée musicale tout autre que le simple déchiffrage ; ils sollicitent la curiosité analytique et distillent déjà les bases des futures classes d’harmonie, de contrepoint et de composition.

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I X e C O N G R È S E U R O P É E N D ’ A N A L Y S E M U S I C A L E — E U R O M A C 9

P O S T P U B L I C A T I O N – V E R S I O N P R O V I S O I R E 2

Ex. 2. Cherubini, Solfèges, Livre 4, no 78.

Méthodologie L’étude se place dans une perspective systématique double.

Le corpus est appréhendé au prisme des concepts théoriques de l’époque, d’une richesse et d’une précision oubliées. De la fugue « du ton » à la fugue « mixte » en passant par la fugue « d’imitation », la fugue « serrée », la fugue « irrégulière » et la fugue « inverse », la terminologie employée par Cherubini, Langlé ou Fétis revêt une précision abandonnée depuis lors, et pas toujours absolument cohérente d’un ouvrage à l’autre, mais qui trouve un écho dans la variété des propositions pu-bliées. L’étude procède d’abord à un relevé ordonné de cette terminologie et le décryptage des termes donne lieu à l’établissement d’une grille sur laquelle repose la mise en sé-rie des procédés et traits stylistiques de ces fugues. Sont envi-sagés les types de fugue énoncés plus haut, le profil des sujets et leur couple formé avec la réponse — habituel, en miroir, en strette —, la nature et la place d’entrée des contre-sujets, la structure plus large des pièces, leur parcours tonal, les jeux contrapuntiques tels que les canons, les strettes, les renverse-ments, les augmentations ou les diminutions ainsi que le cas particulier des fugues dans les modes anciens. La diversité des propositions montre autant la maîtrise contrapuntique de leurs auteurs que leur volonté pédagogique de faire état de tous les possibles. Parmi les configurations les plus originales, Langlé s’essaye ainsi à une « fugue inverse » dont le sujet reliant la dominante à la tonique par mouvement ascendant est suivi d’une réponse en miroir, progressant en descendant de la to-nique à la dominante (Exemple 3).

Ex. 3. Langlé, « Fugue inverse », Solfèges, Livre 4, no 34.

De son côté, Gossec réfléchit à de nouvelles structures et propose notamment une fugue qui accole deux sections con-trastant par leur caractère et leur tempo, conçues comme deux fugues indépendantes, mais liées par leurs matériaux, les sujet et contre-sujet de la seconde fugue se présentant comme des variations des éléments de la première exposition, elle-même renouvelée par l’inversion soprano/basse (Exemple 4).

Ex. 4. Gossec, Principes élémentaires de musique, Livre 2, no 123.

Apports et retombées Traitant d’un corpus méconnu mais essentiel dans le cadre

de la fondation du Conservatoire de Paris, ce travail apporte un regard neuf sur l’histoire de l’enseignement en France au XIXe siècle. L’abondance et la variété des exemples, parmi lesquels des configurations inédites, laisse assurément penser que l’approche analytique par l’exemple tient une place privi-légiée dans la formation du musicien. L’exploration de fugues faussement anecdotiques éclairées par la lecture des traités contemporains invite en parallèle à une réflexion sur la fron-tière entre technique et style au sein d’un corpus pédagogique qui vise à « former le goût » des élèves. Dans son versant théorique, la grille qui émerge de la terminologie et des caté-gorisations définies dans les traités de l’époque questionne la réalité musicale et la finalité de ces objets démonstratifs. Elle permet en retour d’interroger plus finement les pièces fuguées du répertoire contemporain.

Mots-clés Contrepoint ; pédagogie musicale ; théorie de l’analyse.

RÉFÉRENCES BENT (Ian), 1994, Music Analysis in the Nineteenth Century, vol. 1

(Fugue, Form and Style). Cambridge, Cambridge University Press.

BERGERAULT (Anthony), 2011, « L’enseignement du contrepoint et de la fugue au Conservatoire de Paris (1858-1905) », Transposi-tion, 1, <http://transposition.revues.org/418>.

CAMPOS (Rémy) et DONIN (Nicolas), dir., 2009, L’analyse musicale : une pratique et son histoire. Genève, Droz.

FAYOLLE (Coralie), 1999, « Les traités de contrepoint en France aux XIXe et XXe siècles », dans BONGRAIN (A.) et POIRIER (A.), dir., Le Conservatoire de Paris, 1795-1995 : deux cents ans de péda-gogie. Paris, Buchet/Chastel, p. 269-283.

GROTH (Renate), 1983, Die französische Kompositionlehre des 19. Jahrhunderts. Wiesbaden, Steiner.

VANÇON (Jean-Claire), 2011, « L’art et la fugue ou la “composition” vue du prix de Rome (1803-1830) », dans LU (J.) et DRATWICKI (A.), dir., Le concours du prix de Rome de musique (1803-1968). Lyon, Symétrie, p. 87-139.