la france rurale à l'agonie

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LA FRANCE RURALE A L'AGONIE

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D A N S L A M Ê M E C O L L E C T I O N

Médecins à Diên Biên Phu, Pierre Accoce. La Bataille des convois de Mourmansk Jean-Jacques Antier. La Bataille de Malte, Jean-Jacques Antier. Pearl Harbor, Jean-Jacques Antier. Le Drame des Mers el-Kébir, Jean-Jacques Antier. La Flotte se saborde (Toulon 1942), Jean-Jacques Antier. La Légion au combat (tome 1), Erwan Bergot. La légion au combat (tome 2), Erwan Bergot. Bataillon Bigeard, Erwan Bergot. Les 170 jours de Diên Biên Phu, Erwan Bergot. La Guerre des appelés en Algérie (tome 1), Erwan Bergot. La Guerre des appelés en Algérie (tome 2), Erwan Bergot. La 2' DB, Erwan Bergot. La Coloniale, du Rif au Tchad, Erwan Bergot. Bataillon de Corée, Erwan Bergot. 11e Choc, Erwan Bergot. La Bataille de Dong Khê, Erwan Bergot. Bir Hakeim, Erwan Bergot. « Opération Daguet », Erwan Bergot en collaboration avec Alain Gandy. Commando Bergerol, Henri de Brancion. Diên Biên Phu, artilleurs dans la fournaise, Henri de Brancion. L'Odyssée de la Colonne Alessandri, Yves Bréhéret. Indochine 1946. Retour de Chine, Yves Bréhèret. La Cavalerie américaine au Vietnam, Jacques-François de Chaunac. Normandie-Niémen, Yves Courrière. Les Hélicos du Djebel, Marc Flament. La grande aventure du 1er R.E.C., Alain Gandy. Spahis, Alain Gandy. La Jeunesse et la Résistance, réseau orion, Alain Gandy. Les Corps-francs 1939-1940, Patrick de Gmeline. Les Cadets de Saumur, Patrick de Gmeline. Les Commandos paras de l'air, Patrick de Gmeline. La Bataille des Ardennes, Michel Hérubel. La Bataille de Midway, Michel Hérubel. La Bataille de Guadalcanal, Michel Hérubel. La Bataille d'Arnhem, Michel Hérubel. Les Panzers de la garde noire, Jean Mabire. Les Paras du Matin rouge, Jean Mabire. Commando de chasse, Jean Mabire. La Crète, tombeau des paras allemands, Jean Mabire. Les Chasseurs alpins, Jean Mabire. La Bataille des Alpes 44-45 (tome 1), Jean Mabire. La Bataille des Alpes 44-45 (tome 2), Jean Mabire. Légion Wallonie (1), Jean Mabire. Division Wallonie (2), Jean Mabire. La Saga de Narvik, Jean Mabire. Les Diables Verts de Cassino, Jean Mabire. La Nuit des paras, juin 1944, Jean Mabire. Stalingrad, 1942-1943, Jean Mabire. Le 1er Bataillon de Choc, Raymond Muelle. Le 1" Bataillon de Choc en Indochine, Raymond Muelle. Le Grand Commando, l'île d'Elbe, Raymond Muelle. Le Bataillon des Réprouvés, Raymond Muelle. Commandos et maquis en Indochine, 1951-1954, Raymond Muelle. Les Chevaliers de la Coloniale (1916 Douaumont, 1991 l'Irak), Henry Noullet. Les Marines à Khé Sanh, François d'Orcival, Jacques-François de Chaunac. Les Paras sacrifiés, Frédéric Pons. Bataillon R.A.S. (Algérie), Jean Pouget. Résistance normande et jour J, Raymond Ruffin. La Légion saute sur Kolwezi, Pierre Sergent. 2e R.E.P., Pierre Sergent. La Bataille du Vercors, Pierre Vial. Le Sang des Glières, Pierre Vial.

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P i e r r e A c c o c e

L A F R A N C E

R U R A L E

A L ' A G O N I E

Document

Production Jeannine Balland

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DU MÊME AUTEUR

Le Safari du Polonais, Plon, 1965. Polonais go home, Plon, 1965. La guerre a été gagnée en Suisse, (en collaboration avec Pierre

Quet), Librairie Académique Perrin, 1967. Le Monde parallèle (en collaboration avec Yves Ciampi et J ean

Dewever), Fayard, 1968. Jean Bart, Librairie Artistique et Commerciale, 1969. Le Réseau Caraman (en collaboration avec Jean-Daniel Pou-

get), Fayard, 1972. Les malades qui nous gouvernent (en collaboration avec le

Dr Pierre Rentchnick), t. 1, Stock, 1976, Prix Littré 1977. Ces nouveaux malades qui nous gouvernent (en collaboration

avec le Dr Pierre Rentchnick), t. 2, Stock, 1988. Les Français à Londres 1940-1941, Balland, 1989. Prix de la

Résistance 1990.

La Médecine mangeuse d'hommes, Calmann-Lévy, 1990. Médecins à Diên Biên Phu, Presses de la Cité, 1992. Prix Ray-

mond-Poincaré 1992.

La loi du 11 mars 1957 n 'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou repro- ductions strictement réservées à l' usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa

1 l 'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Presses de la Cité, 1994 ISBN 2-258-03810-3

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P r o l o g u e

La France est le seul pays développé en Europe qui prône officiellement aujourd'hui la « reconquête de son territoire ». D'ordinaire, quand une nation exhorte les citoyens à se lever, un envahisseur cantonne chez elle, impose sa loi; des contraintes impliquant qu'il faille le chasser. En l'occurrence, aucune puissance étrangère n'a violé nos fron- tières et la population n'endure aucun esclavage. Pas de traces non plus d'un cataclysme naturel, dont les consé- quences auraient pu aussi justifier cet appel. Survolé à grande vitesse l'Hexagone présente son aspect habituel : il verdoie, luxuriant en maints endroits.

Une observation plus poussée révèle cependant un fait qui trouble : le peuplement de l'Hexagone présente un déséqui- libre grave. Huit individus sur dix se pressent dans les centres urbains; un entassement qui va croissant. On ne voit d'abord que la capitale, cossue, cernée par une périphérie métastasique et boursouflée. Les autres villes exhibent sur leurs orées des excroissances identiques pareillement engor- gées. Même des petites cités prennent du ventre, « hachélé- misées ». En revanche, le vide s'étend dans les campagnes profondes. Un néant humain, s'entend. A l'évidence une concentration urbaine aussi dense et ce désert rural, un Sahel hominien, signent l'existence d'un état morbide. A terme il peut constituer un arrêt de mort. Quand les marins abandonnent leur navire c'est qu'il va couler. Dans le cas

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présent, les champs sont toujours travaillés, on aperçoit par- fois des paysans. Mais ce sont les villages devenus impropres à la vie que la population rurale fuit.

Aucun des États avancés en Europe occidentale ne par- tage cette perturbation préoccupante. Un phénomène unique. En outre, inédit. Le peuplement de la France fut autrefois l'un des plus réguliers et des mieux équilibrés qui soient. Sa longue histoire l'atteste, un destin confondu avec celui de ses provinces. Issues des âges obscurs et habitées jusque sur leurs confins, longtemps turbulentes, elles enfan- tèrent le pays, le protégèrent et le nourrirent au fil des siècles. L'Ancien Régime, les Empires napoléoniens, la République puisèrent dans ces prolifiques réservoirs les cohortes nécessaires à leurs conquêtes et à leurs défenses. Les terroirs ne se bornèrent pas à fournir des bataillons aux généraux et des colons aux administrations. Ils fécondèrent aussi les villes, donnèrent des muscles à l'industrie, des bras à l'artisanat, au commerce, et des fonctionnaires à l'État. Ils participèrent à toutes les expansions qui ont permis à la nation de compter parmi les plus fertiles et les plus opu- lentes au monde jusqu'au début de notre temps.

Saccagée durant la Seconde Guerre mondiale, ruinée de surcroît par quatre années d'occupation allemande, la France était en triste état quand vint la paix, en 1945. Elle avait rétrogradé dans le peloton des États de deuxième rang. Toutefois ses chances d'accéder de nouveau à l'épanouisse- ment paraissaient sérieuses. Peu de pays engagés dans la course au développement semblaient aussi bien dotés. Elle disposait d'un vaste espace recouvré, possédait assez de res- sources pour envisager sereinement la reconstruction de son industrie, et misait sur son agriculture, une richesse poten- tielle, afin de retrouver au plus vite son autonomie ali- mentaire. La densité de sa population urbaine et celle des provinces qui cimentèrent sa grandeur passée ne souffraient d 'aucune disparité. Au contraire, une poussée nataliste se dessinait qui fortifierait sa fécondité au long de deux décen- nies au moins. Comment expliquer dès lors qu'une désagré-

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gation aussi prompte corroderait cette stabilité démo- graphique? Quelques années ont suffi pour que s'installe cette calamité incoercible. Un ruissellement lent, continu, au bout du compte aussi pernicieux qu'un raz de marée. Il menace tout autant d'apoplexie les communautés urbaines que de tarir le vivier humain des campagnes.

Dès 1947, quelques sociologues ont pressenti la venue du chaos. Nul n'a écouté ces augures. Les aménageurs de l'époque, saisis d'une frénésie incontrôlée, ont, en place d'une évolution moderniste annoncée, déclenché un proces- sus délétère. Il perdure. Paris, donnant le ton, a aspiré sans retenue la population rurale. Les métropoles régionales, leurs satellites, se sont abreuvées du même sang. Et l'univers agricole continue de jeter ses gens par-dessus bord. Or les sources s'assèchent. On s'en convainc en pèlerinant : partout la France rurale bleuit d'anémie, hors de portée de toute thérapeutique. Fût-ce une noble croisade. On ne peut faire vivre les campagnes qu'avec des paysans et des ruraux, qui fusionnent dans les villages. Mais ils n'y ont plus leur place, on les en a chassés. On a de même atomisé la société rurale.

Cet ouvrage est dédié aux nombreuses victimes de ce désastre.

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L a F r a n c e des la i ssés -pour-compte

Le glas sonne dans des milliers de clochers parsemant la France, quand ce n'est pas le tocsin! Qui les entend, vrai- ment? Péril généralisé, pourtant. La désertification rurale progresse. Elle galope en de multiples endroits. Et les villa- geois, qui s'accrochent encore, ne savent plus quels saints protecteurs ils doivent invoquer.

Ce mal qui frappe certaines provinces n'a pas explosé à la façon d'une infection fulgurante. Flux pérenne au contraire, voilà des décennies qu'il évolue, qu'il empire. Aussi visible que l'est la lèpre quand elle a mangé la peau du visage, atro- phié les muscles des mains et dévoré les phalanges. Remon- ter aux calendes ne ferait que confirmer ce fait.

Une constatation tout de même, qu'avancent les statisti- ciens chargés de prendre régulièrement le pouls de la France : le pays, auparavant rural à 80 %, est, en un siècle, devenu urbain à 80 %! Pour une part énorme, ce sont des ruraux, affranchis involontairement ou délibérément des contraintes de leur état, qui sont venus polliniser les villes. Mêlés aux citadins de souche, encaqués à présent sur un peu moins de 15 % de l'espace territorial, ils étouffent dans les clapiers où, en majorité, ils sont tenus de s'entasser. Or, la campagne continue de s'étioler. Les six derniers recense- ments effectués depuis 1946 l'attestent; elle se vide. Cela au vu et au su de tous.

Chacun de ces dénombrements officiels de la population

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- on l'a remarqué dès 1954 - suscite désormais une réaction identique. Rituelle. A peine publiés, les chiffres paraissent d'abord heurter. Alarmer même. Puis pendant quelques mois, de bons apôtres se mobilisent, célèbrent à l'envi les vertus profondes de la France rurale, escamotant ses travers et ses mortelles faiblesses. A ce stade, certains des clercs qui régentent l'État joignent au concert leurs voix. Ils vont jusqu'à rédiger des rapports d'information destinés à leurs collègues de l'Assemblée nationale, tel celui qui, traitant de « la situation du monde rural et des perspectives d'avenir de l'espace rural », a paru au terme de la seconde session ordi- naire de 1991-1992. Ensuite le vent emporte les écrits, les mots, les nobles intentions, les promesses. Et, dans l'indif- férence retombée, les villages les plus meurtris se dissolvent davantage. En silence. Sort supporté par tous comme inéluc- table. Néanmoins, chaque fois on peut le mesurer : le fossé qui sépare la France des villes de la France des champs s'approfondit un peu plus.

Le constat fourni à tous les députés en septembre 1992 en témoigne. Il évoque, sans fard, l'ampleur de ce déchirement. Un défi au bon sens. D'une part, la France des villes pâtit d'une concentration urbaine excessive qui engendre des maux putrides : congestion des transports, difficultés de logement, pollution, stress, anonymat, insécurité, violence et crise des banlieues. Elle implose. D'autre part, la France des champs explose, constituant une infinité d'îlots, dont les évolutions paraissent de plus en plus différenciées : quel- ques-uns participent au développement général du pays, tan- dis que d'autres plongent en marasme, au point que cer- taines zones basculent en indigence critique, voire en désertification totale. Et ces univers, l'urbain vorace, le cam- pagnard asthénique, incompatibles, comme étrangers, s 'éloignent l'un de l'autre à la vitesse de la lumière. Un para- doxe malsain. Qui menace les équilibres fondamentaux de la société. Sans doute des vieilles lunes, au regard des aména- geurs de notre temps.

Qui en douterait, après le recensement de 1990? Il révèle

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que la croissance de la région parisienne n'a pas seulement repris mais qu'elle gonfle : elle rassemble aujourd'hui plus de 19 % de la population totale; elle regroupe 60 % des centres administratifs, financiers, commerciaux et de recherche ; elle profite de 22,5 % des emplois, dont 40 % de cadres, et près de 40 % des créations d'emplois. Les métro- poles régionales se renforcent au même rythme; entre 1982 et 1990, leur développement a plus que doublé par rapport à la période 1968-1982. Une gloutonnerie inextinguible. Prio- rité au tissu industriel, à la productivité dans tous les sec- teurs, celui de l'agriculture intensive compris. Le gâteau des richesses ne se partage pas, il se conquiert. Malheur aux désarmés. A ceux qui se croient encore les gardiens de notre espace territorial.

Pour les auteurs des dictionnaires les ruraux ne sont que « des gens qui habitent la campagne ». Rigoureux dans leurs classifications, les statisticiens indiquent que cette catégorie sociale « vit dans des communes qui rassemblent moins de 2 000 habitants ». Et ceux qui ont mené le dernier grand comptage public de préciser qu'en 1990 ils en ont encore dénombré près de 15 millions qui répondent à cette dernière définition, dispersés dans 32 157 bourgs et villages; une den- sité dérisoire comparée à celle dont s'accommodent les cita- dins recensés au même moment, bientôt 43 millions, par- qués dans 4 394 agglomérations, souvent des fourmilières.

Ces formulations académiques ne traduisent cependant pas ce que beaucoup de campagnards, notamment les petits paysans, souhaiteraient probablement entendre aussi : les ruraux, des travailleurs qui en valent bien d'autres, livrent chaque jour une bataille sans fin. Pas seulement pour gagner leur pain ; afin de préserver également leur lieu de vie, reçu en legs. Et ils s'en donnent des suées dans ce labeur ingrat, à renouveler toujours. N'ayant guère le loisir de cultiver l 'humeur bucolique, voire la nostalgie d'un passé mythique, tous connaissent d'instinct la vulnérabilité de leur univers. Des paysages totalement artificiels - contrairement aux idées reçues - modelés patiemment par des cohortes

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d'ancêtres, et qu'ils ont soignés, transformés à leur tour. Les terriens savent de même spontanément que dès qu'ils tournent les talons, pour cause de difficultés matérielles ou parce qu'ils vont finir leurs jours dans des hospices, ils laissent derrière eux un patrimoine immédiatement exposé, s'ils n'ont trouvé personne à qui transmettre la charge de le couver.

Dans les lieux où la main du paysan cesse de passer et de repasser, s'installe la dégradation des espaces. Qui, prompte- ment, tourne en calamité. Les prés s'engorgent de brous- sailles, les friches se développent. Privées de vidange pério- dique, les forêts s'obstruent, s'asphyxient. Par voie de conséquence, risques connus : disparition de la flore utile, de nombreuses essences végétales, modification de la faune qu'escorte l'extinction de certaines espèces, incendies spon- tanés dans les zones sèches. En moyenne montagne, quand les alpages ne sont plus ni fauchés ni broutés, les avalanches se déclenchent puis les terrains glissent, des accidents qui croissent de manière exponentielle. Lorsque l'homme n'entretient plus les sols et s'efface, c'est alors que pointe, s'étale le péril écologique. La terre en déshérence ne demande qu'à s'ouvrir au maquis ou à la lande. Au désert, en d'autres endroits. Déjà cela commence. Au nord de la Côte-d'Or, dans le Perche, en Argonne, dans le Massif cen- tral, entre autres sur les causses, les hauts plateaux, au fond des vallées pyrénéennes et alpines peu propices à l'exploita- tion touristique. Ailleurs. En plaques denses.

Le danger de mort lente qui, aujourd'hui, vise beaucoup de villages n'a pas échappé aux démographes, accoutumés à étudier le comportement des Français. Ainsi, et cela bien avant que le dénombrement 1990 de l'ensemble des citoyens n'ait été entrepris, certains d'entre eux avaient-ils donné l'alerte. Espérant éveiller l'attention des pouvoirs publics, ils ont consacré à la tragédie annoncée des ouvrages analytiques circonstanciés, et de nombreux articles dans leurs revues professionnelles. En vain. D'autres ont de nouveau actionné la sirène quand les résultats de ce recensement national ont

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été publiés. Et pour cause! Les données officielles n'indiquent-elles pas qu'en valeur absolue la population rurale avait légèrement augmenté depuis 1982 ? Soit 371 113 personnes de plus?... Gare! ont alors recommandé ces observateurs de nos collectivités. Se méfier des éléments bruts communiqués! L'accroissement des habitants relevé dans quelques régions ne traduit pas pour autant une renais- sance de la ruralité. Il s'en faut de beaucoup.

Elle se délabre. C'est prouvé. Plus de 45 % des communes rurales dépérissent, à grand train. La Délégation à l'amé- nagement du territoire et à l'action régionale, la Datar, l'a confirmé dans un rapport intitulé « Essai de typologie socio- économique des cantons français ». Les auteurs ont réperto- rié 434 circonscriptions cataloguées « en crise ». Ils sou- lignent que les inégalités entre les régions en développement et les zones rurales les plus fragiles s'accentuent. Des dispa- rités qui s'accumulent depuis plus de quarante ans. Les can- tons éprouvés constituent ce qu'ils appellent la France des laissés-pour-compte. Elle se caractérise par l'isolement des communes, la forte précarité de la petite agriculture, par une dégradation démographique accélérée, qui se jauge aux densités infimes de la population, de surcroît fort vieillie. Enfin, par un habitat diffus. Dans ces territoires qui s'enfoncent, concluent les scribes, la pauvreté des ménages est manifeste.

La croissance de la société rurale constatée en 1990, sur- prenante, appelait donc une interrogation. Jamais elle n'avait cessé de baisser auparavant. Les recensements en font foi. Sur 30 millions de Français en 1810, 26 500 000 habitaient la campagne. En 1982, 54 480 000 citoyens; dont 14 460 000 ruraux... Et rien ne justifiait que la France des champs ait pu, neuf ans plus tard, accueillir 14 831 713 per- sonnes. Ni la fécondité des campagnards, fortement réduite, ni la situation économique souvent catastrophique dans trop de villages. Restait à consulter la documentation d'une source autorisée : l'Institut national de la statistique et des études économiques, l'Insee.

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Entre 1982 et 1990, la population de la France - métropo- litains et ressortissants des territoires de l'Union française mêlés - s'est accrue de 3 200 000 « têtes ». Encore une aug- mentation exceptionnelle. D'habitude, l'expansion naturelle du peuplement de la nation ne découle que de l'apport excé- dentaire des naissances comparées chaque année aux décès. En l'occurrence, le surplus de natalité pris en compte entre les deux recensements n'a porté que sur 57 % de cet appoint inattendu; soit 1 830 000 individus. Le reste provient de l'immigration : d'abord les naturalisés, considérés comme intégrés; ainsi que le lot des étrangers nés en France. Le taux d'accroissement naturel annuel de natalité - 4 pour 1000 - n'ayant pas varié, le gonflement de peuple mesuré dans l'univers des campagnes n'a pu venir, de son côté, que d'un déplacement de fraîche date de nombreux citadins reje- tés sur certaines communes rurales, ou attirés par elles.

Confirmation implicitement apportée par quelques experts. D'abord, Bertrand Hervieu, sociologue, directeur de recherche au Cnrs. Sur les 32 157 communes qui consti- tuent le tissu rural de la France, détaille-t-il dans son ouvrage récent Les Champs du futur, 17 500 d'entre elles, « aisément pénétrables, reliées et désenclavées », ne sont guère à plaindre. « Elles forment, en fait, de larges auréoles autour des grandes villes. » Certaines avoisinent les ban- lieues des métropoles régionales, dont elles deviennent de la sorte des communes dites dortoirs. Bien placées, « elles parti- cipent au redressement d'ensemble de régions en forte crois- sance : Sud-Est et façade méditerranéenne, bassin Seine- Normandie, vallée de la Loire, littoral atlantique. Profitant directement de cette expansion économique urbaine proche, elles ont vu leur population doubler ou tripler en quelques années ».

Hormis ces secteurs sous influence citadine, estiment pour leur part les médiateurs de la Datar, deux vastes pans du monde rural se trouvent également placés dans des situa- tions de développement plutôt favorables. En premier lieu, les deux Savoie, l'Isère, le Sud jurassien et certaines vallées

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pyrénéennes qui, malgré des handicaps géographiques, ont bénéficié d'implantations industrielles légères, ce qui leur a permis de reconvertir leur main d'œuvre. Ensuite, les zones d'agriculture restructurée et compétitive : vallée du Rhône, Bassin parisien, une partie du Sud-Ouest et du Nord.

Autre spécialiste, pareillement apprécié : Pierre Estienne, professeur honoraire à l'université de Clermont-Ferrand II, auteur de plusieurs études remarquables, tel son ensemble de deux tomes intitulé Les Régions françaises. Traitant dans cette œuvre des grands paysages du Bassin parisien, il note que ces vastes plaines, riches au demeurant, s'émaillent de communautés villageoises « dont les structures sociales se simplifient jusqu'à la caricature ». Elles assemblent quelques gros cultivateurs, de même que leurs ouvriers agricoles, mieux logés que par le passé afin qu'ils ne soient point ten- tés de filer, et qui, en chœur, se soucient comme d'une guigne de la santé réelle de ces communes. Auprès d'eux, tout aussi étrangers à l'activité des bourgades qu'ils occupent, quelques rares petits exploitants qui essaient encore de survivre, des retraités, en nombre, de même que des « rurbains », terme récemment créé, désignant ceux qui travaillent quotidiennement en ville et vivent à la campagne. S'ajoutent à ces groupements disparates des résidents secondaires qui ont acquis, jusqu'au fond de la morne Beauce, des maisons abandonnées. Ainsi ces villages « comptent-ils de plus en plus d'inactifs ou de gens sans lien avec la vie rurale contemporaine, insiste Pierre Estienne; c'est la faillite de la notion de village au profit d'une société plus proche du type urbain (...). La plaine s'est déruralisée, sans pour autant s'urbaniser ».

En revanche — sur ce point aussi les opinions de ces obser- vateurs avisés concordent — les 14 657 autres communes rurales s'étiolent. La plupart se dépeuplent. Et ce qui sub- siste de leur population originelle prend de l'âge. De vastes secteurs sont concernés. Naguère on évoquait à ce sujet la fameuse « diagonale aride », qui courait de la frontière joux- tant les Ardennes belges jusqu'aux Pyrénées. Désormais, ce

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ne sont plus seulement les régions traversées par ce trait qui souffrent, notamment le Châlonnais, le Morvan, le Massif central, l'Albigeois et les piémonts de la chaîne pyrénéenne. A son tour voici la Bretagne centrale touchée. Comme le sont la Normandie, le grand ouest poitevin, la Marche, le Dauphiné, la Franche-Comté, la Bourgogne, la Haute- Marne et les Vosges. Restent d'autres zones, plus atteintes encore, qui représentent 8 % du territoire national mais n'abritent plus que 0,5 % de la population : Alpes sèches, Cévennes, Pyrénées centrales et Corse centrale. Affectées de très lourds handicaps, telles une agriculture marginale, une trame urbaine dégradée ou inexistante, une démographie en chute libre, elles atteignent ce seuil au-dessous duquel le redressement paraît impossible et la désertification inévi- table. En clair, pour une grande partie c'est la France des champs tout entière qui devient mangée aux mites.

Roger Beteille, professeur à l'université de Poitiers, que hantait déjà cette atteinte des terroirs, avait, en 1981, brossé un portrait saisissant de ce qu'il appela La France du vide. A emboîter son pas, douze ans plus tard, il faut en convenir : il n'avait pas doré la pilule. Les quelques constatations qui suivent le prouvent.

Plusieurs communes du Larzac comptent moins de 3 habitants par kilomètre carré. Normal, dira-t-on; ce terri- toire rocailleux, desséché, le plus grand des causses au sud du Massif central, abrite un vaste camp militaire, signe qu'il était déjà dépeuplé depuis longtemps. Soit. Mais le canton de Sainte-Enimie ? Son joyau architectural étagé au-dessus du Tarn attire des cohortes de touristes, chaque année. On y voit du monde. Or quand les curieux ont regagné les villes, que reste-t-il? Celle du bourg compris, la population ne dépasse pas 5 habitants au kilomètre carré. Compréhensible, objectera-t-on; Sainte-Enimie est en Lozère. Soit encore. Passons donc au Maine-et-Loire. Là, les terres sont fertiles. Et on cite en exemple une amorce d'industrialisation d'une partie de son milieu rural. Cependant, plusieurs des communes qui tiennent les confins orientaux de Baugé ont,

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aujourd'hui, moins de 15 habitants au kilomètre carré! Situation similaire dans le Perche septentrional ; les densités rurales frisent le collapsus. Le canton de Pervenchères, entre autres, n'atteint plus 15 habitants au kilomètre carré. Dans moins de vingt ans, à écouter ceux qui y dépérissent, il n'en restera qu'un, celui qui gardera les clés des résidents secondaires, eux-mêmes découragés par la désertification. Comme le sont déjà ceux qui, il y a quelques années, avaient investi la commune de Saint-Quentin-de-Blavou.

Même état impressionnant sur l'axe Châtellerault- Poitiers, qui semble pourtant si prospère lorsqu'on l'entre- voit depuis la nationale 10 ou l'autoroute d'Aquitaine. Néan- moins, de part et d'autre de ces voies qui traversent une zone urbanisée et industrialisée, le néant rural s'étale, phénomène aggravé depuis 1968. Cela se vérifie entre le Clain et la Vienne qui confluent en amont de Châtellerault : densité moyenne, moins de 15 habitants par kilomètre carré. Constatation identique plus au sud, dans les brandes du Montmorillonnais; la « déprise » humaine ne cesse de s'étendre, une bonne moitié des communes compte moins de 15 occupants par kilomètre carré, villages et bourgs compris.

Le Limousin n'est pas mieux loti. Tableau assombri depuis 1975. On retrouve en Haute-Vienne des indices sem- blables à ceux qui ont été relevés plus haut, en particulier dans les communes rurales de l'arrondissement de Bellac.

Mêmes caractéristiques en Corrèze. Et dans la Creuse. Tout spécialement dans la région d'Aubusson. Les cantons taris qui tiennent les confins du Poitou et du Limousin res- semblent en sosies aux thébaïdes rurales de la Charente et de la Vienne orientale, aux bleds arides de la haute Marche et des monts d'Ambazac.

« Treize départements connaissent un déclin rural absolu, confirme Bertrand Hervieu. La Creuse a perdu 6 000 ruraux et le Cantal, au moins 5 000. » Le dernier recensement l'atteste, le dépeuplement s'étend, croît aussi dans 22 autres départements, cela depuis 1982. François Paour, président

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de la Fédération des maires ruraux, estime à 27, au moins, ceux qui seront bientôt irrémédiablement sinistrés; 14 d'entre eux réunissent actuellement moins de 50 habitants par kilomètre carré. « Tête de liste : la Lozère », précise-t-il. Densité moyenne, 14 habitants au kilomètre... 89 % de ses communes rassemblent moins de 300 citoyens... Un morcel- lement administratif sans équivalence ailleurs... Elle pré- sente par endroits des « creux » humains qui égalent ceux de certaines zones sahéliennes. C'est dans 20 de ses cantons que l'on ne compte plus que 3 ou 4 personnes par million de mètres carrés!

Difficile de faire pire ? Les faits les plus mauvais peuvent toujours empirer. Que l'on ne s'y trompe pas; ceux qui délaissent les campagnes pressent la cadence, et beaucoup de contrées en viendront prochainement à se disputer les records d'un tel calibre. Ne pas l'oublier : 8 409 communes totalisent moins de 500 administrés; 6 680 en accueillent moins de 200; 2 995 n'assemblent même pas 100 habitants; 1 087 ne parviennent plus à en réunir 50. Et 25 ont moins de 10 occupants... A se demander comment on y forme un conseil municipal!

Un saut au sud de la France, en Languedoc-Roussillon. Bien que le tissu industriel soit plutôt pauvre dans cette région, elle connaît une croissance démographique parti- culièrement soutenue depuis une quinzaine d'années. La dynamique profite surtout au bassin d'emploi de Mont- pellier. L'agriculture tire sa force de la production de fruits, de légumes, du vignoble, l'un des plus importants du monde par la surface, en restructuration profonde à présent, ce qui devrait avantager les viticulteurs qui se lancent dans les vins de qualité. Singularité : l'infortunée Lozère, mouton noir qui trancherait sur n'importe lequel des troupeaux, fait par- tie de cette unité territoriale pour une grande part cossue, dont elle ne tire aucun bienfait. Autre exception : le cœur de l 'Aude, un des cinq départements du cru, aussi disgracié que l' est dans son ensemble sa cousine cévenole, partage avec elle l'une des densités de population les plus faibles de

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France; moins de 15 habitants par kilomètre carré. Un vaste écart redevenu sauvage, à une trentaine de kilomètres de Carcassonne.

Pour l'atteindre, la départementale 56. Elle serpente dans un entrelacs de vallées vouées aux forêts rabougries et peu entretenues, aux garrigues. De part et d'autre, quelques rares champs de maïs, de sorgho, de blé dur, quelques vignes perdues. La zone est pastorale, essentiellement. On y élève des brebis de bergerie, des vaches rustiques qui passent tout l'an au-dehors. Les hivers tempérés le permettent. Le pays, que borde au nord un petit massif calcaire, les monts d'Ala- ric, limité au sud et au sud-est par les chaînes des Corbières, ne respire pas la prospérité. Il végète en fait, ignoré, longé au loin par la nationale 118 qui, drainant tout le trafic local, relie le Carcassès aux Pyrénées-Orientales. Au détour d'un bois, passé un minuscule pont sur la Lauquet, une rivière anémique : Clermont. Un village inanimé. Carrément mori- bond.

Au début de février 1993, la télévision a pourtant braqué ses spots sur ce trou perdu. Durant vingt secondes. Une « brève » comme disent les journalistes. Le temps nécessaire pour expliquer qu'une jeune femme, maire de cette commune, avait démissionné quelques semaines plus tôt, pour « cause de dépeuplement du site, indifférence des pou- voirs publics à cet égard et impossibilité de faire entendre autrement sa protestation. » Isabelle Rigaill, 39 ans, a effec- tivement rendu son écharpe à la préfecture de l'Aude pour ces motifs, en novembre 1992. Blonde, visage piqueté de taches de rousseur, « métisse née d'un père allemand et d'une mère espagnole » — ses propres mots — attachée à ce lieu où elle débarqua en 1971, où elle a fondé sa famille, elle gère un domaine de vingt hectares, la métairie Laffon, qu'elle a transformée en ferme auberge. Élue à la mairie en 1989, enthousiaste, du moins au début, jamais, assure-t-elle, remâchant encore son ressentiment, elle n'est parvenue à intéresser les 438 autres édiles du département au sort exé- crable des communautés isolées en voie d'extinction, ni à

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secouer, à ce sujet, l'apathie des représentants locaux de l'État.

« Laisser mourir un espace est criminel », insiste Isabelle Rigaill. Or celui de Clermont est, indubitablement, en passe de périr. Comme le fera bientôt le village lui-même, qu'elle rêva de jumeler avec Clermont-Ferrand, ce qui lui fut refusé. Jadis, au temps de sa splendeur de bourgade agricole dominant ses 1 800 hectares, Clermont dépendait de Cava- nac, dans la banlieue sud de Carcassonne, où logeaient des bourgeois, les grands propriétaires terriens. Les Clermontois tiraient alors orgueil de sa prospérité. Puis tous les éleveurs sont partis vers l'est, tribut payé à la vigne. Néanmoins le vil- lage comptait toujours 250 habitants en 1954. En novembre 1992, on n'en trouvait plus que 22. Dont l'arrière-garde des trois dernières familles autochtones, les ultimes Clermontois de souche, tous vieillis : Élie Chauvet, qui fut maire pendant près de trois décennies, André Estève, un paysan retiré des affaires, et la doyenne, Mme Lebechet, 93 ans. Neuf mois plus tard, il ne restait que 19 occupants : Mme Lebechet a été hospitalisée; M. Coribou, ex-fonctionnaire à l'Office national des forêts, dégagé depuis peu des cadres, s'apprêtait à transplanter son foyer dans un lieu moins reculé.

Les cheminées de quatorze des maisons fument encore, la plupart par intermittence, dans cette commune vouée à la désolation, où l'on n'entend aucun caquet de volaille, ni aucune sonnaille. Jusqu'à quand ces âtres palpiteront-ils? Un nouveau maire, Joseph Silvestre, élu en février 1993, a succédé à Isabelle Rigaill. Maçon, originaire de Maurs, dans le Cantal, il passe sa vie sur les routes à courir les chantiers. Imité par son épouse, Bernadette; maire-adjointe, elle tra- vaille aussi comme femme de ménage à Limoux, à une ving- taine de kilomètres. A l'exception des Silvestre et des Rigaill, ainsi que de Jean-Jacques Briant, dans la trentaine, un cita- din excédé par la vie urbaine qui a repris le domaine de l 'Hespitalet, quatre-vingts hectares, pour se recycler en éle- vage, Clermont ne compte plus que des retraités, en majorité étrangers à la région, et des résidents secondaires qui ne

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viennent qu'aux vacances. Un facteur en tournée quoti- dienne, l'épicier et le boulanger qui passent chaque mardi, constituent les seuls liens réguliers avec l'extérieur. Le moindre des achats domestiques, des produits de consomma- tion des plus courants, impose de rallier Limoux ou Saint- Hilaire, le chef-lieu de canton. Si les pouvoirs publics s'entêtent à n'accorder aucune compensation de transport aux campagnards dont les résidences principales animent encore la France des ermitages, par exemple une détaxation sur l'essence, ceux de Clermont, comme d'ailleurs tous leurs semblables autre part, renonceront.

La fragilité des terroirs déshérités crève les yeux de qui pénètre, si peu que ce soit, le lacis des voies secondaires qui les dessert. Elle se pèse à « une convergence de facteurs péjo- ratifs » comme disent dans leur sabir les technocrates. A la façon de l'Égypte sur qui Dieu, d'après la Bible, envoya une série de fléaux pour amener le roi de ce pays à laisser partir les Israélites, le monde champêtre porte sa croix. Dans ses flancs, trois plaies. Majeures.

La première? L'âge avancé d'une bonne part de ses occupants... Lancinante, la phrase. Elle revient sans dis- continuer. C'est qu'elle couvre une réalité diablement préoccupante, mesurée avec constance depuis 1954 par l'Ins- titut national d'études démographiques. Des chercheurs patentés, dirigés par Paul Paillat et Alain Parant, sous l'égide de cet organisme, lui ont consacré un ouvrage qui fait main- tenant référence, Le Vieillissement de la campagne française.

Les personnes ayant plus de cinquante ans représentent aujourd'hui plus du tiers de la population rurale, notent les experts de l'Ined. Contraste : elles constituent le quart, à peine, de celle des villes. Dans le rural profond l'écart se creuse davantage : un habitant sur quatre a atteint soixante ans ou les a dépassés, un sur dix a soixante-quinze ans ou plus. Un bref tour d'horizon dans les 22 régions françaises le confirme.

Pour l'heure, l'Alsace, l'Ile-de- France, la Haute-Norman-

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die, la Basse-Normandie, les Pays de la Loire et l'Aquitaine échappent en partie à cette détérioration. De même que la Bretagne où, toutefois, il convient de relever que l'espérance de vie est la moins longue de France. En Poitou-Charentes, situation identique avec, néanmoins, une exception : le can- ton rural de L'Isle-Jourdain figure en très mauvaise place, aux côtés de ceux de la métropole qui comptent le plus de « dos cassés », les patriarches.

Le déséquilibre commence à apparaître dans les communes rurales du Nord-Pas-de-Calais, par ailleurs forte- ment urbanisé, industrialisé. Il progresse en Picardie, notamment dans la Somme. Champagne-Ardennes ? Atteints l'Aube, la Haute-Marne, les cantons agrestes arden- nais; les jeunes décampent, les rangs des chenus s'accroissent. Processus similaire en Bourgogne, en parti- culier à Lucenay-l'Évêque, en Saône-et-Loire, appelé « le canton des anciens ». Sort semblable en Lorraine rurale, ce qui ne fait qu'alourdir une situation économique générale déstabilisée.

Dans le Centre, où les Loiret, Cher, Indre-et-Loire, Loir- et-Cher paraissent stables encore, l'Indre plonge en revanche; au sud du département, les cantons ruraux for- ment une chaîne ininterrompue de sites où grossit la concentration des vétérans. Midi-Pyrénées, Rhône-Alpes, Languedoc-Roussillon et Provence-Alpes-Côte d'Azur mêlent les départements aisés avec les plus miséreux, la démographie saine et les excès gérontologiques, des villes et des bourgs où foisonnent les jeunes avec des villages et des cantons naufragés, tels Querigut et Massat, en Ariège, les plus vieillis de l'Hexagone.

Toujours fortement rurale, l'Auvergne masse encore 41,4 % de ses ressortissants dans des communes de moins de 2 000 habitants. Leur vieillissement, prononcé au Puy-de- Dôme, l'est davantage en Haute-Loire, dans le Cantal et dans l'Allier. Le Limousin, dont la moitié de la population habite aux champs, est dramatiquement atteint. De recense- ment en recensement, le nombre de ceux qui dépassent

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soixante ans dans les campagnes grandit; 30 % répertoriés en 1990. Tous les cantons ruraux sont touchés. Vidés de leurs éléments jeunes, ils se meurent. Même la Corse, qui compte pourtant parmi les régions les plus frappées en ce domaine, est dépassée.

La deuxième faiblesse de la France rurale n'est pas moins délétère : elle paie cher les difficultés de tous ordres qu'affronte l'agriculture; son sang, son âme. En 1918, les paysans représentaient les deux tiers de sa population. En 1946, ils comptaient encore pour la moitié dans le peuple- ment des villages. Aujourd'hui, moins d'une centaine de cantons ruraux, essentiellement localisés au Massif central, dans l'Ouest et le Sud-Ouest, comptent encore une majorité d'agriculteurs au sein de leurs bourgades. Dans l'ensemble du pays, moins d'un rural sur cinq exerce des activités de production purement agricole.

Pis : le déclin démographique de ceux qui formaient l'ossature humaine des campagnes s'escorte d'une réduction de leur apport dans la richesse nationale. Ils contribuaient pour 12 % au produit intérieur brut marchand en 1960 ; leur participation ne couvre plus que 3,6 % de cette masse depuis 1990. Ce qui signifie qu'en termes d'emploi comme en termes de ressources produites - credo des économistes, qui font la loi à présent - le paysannat n'assume plus une acti- vité dominante. Beaucoup de politiciens et la plupart des groupes de pression financiers redoutent encore ses réac- tions qui pourraient se révéler brutales parce que désespé- rées. Ils n'osent donc pas l'attaquer de front afin de le contraindre à marcher à leur pas. Mais il en ira autrement lorsque ses rangs, s'éclaircissant davantage, ne lui permet- tront guère de résister.

N'entend-on pas, déjà, des propos révélateurs fondés sur le recensement agricole de 1988? Il révéla que 45 % des agri- culteurs ont plus de cinquante-cinq ans et que 73 % d'entre eux pensent n'avoir aucun successeur ou ne savent pas qui leur succédera. Or, ils détiennent 7,3 millions d'hectares, soit 25 % de la superficie agricole utilisée totale. Comment disposer de ces biens... Ira-t-on jusqu'à les spolier ?

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De même, ne leur montre-t-on pas fréquemment les fourches caudines sous lesquelles on aimerait les faire pas- ser ? En leur serinant « qu'ils doivent s'adapter à un marché caractérisé par un excès de l'offre sur la demande, une concurrence exacerbée entre pays producteurs et consé- quemment une baisse tendancielle des prix » ? Après les avoir incités à produire sur leurs terres tout ce qu'elles pou- vaient donner, on leur impose des limites aujourd'hui. Par la voix impersonnelle des fonctionnaires qui régissent l'Europe depuis Bruxelles. Certains, lourdement endettés, voire pous- sés par l'esprit de lucre, transgressent encore en les tournant ces consignes. Qu'adviendra-t-il si, d'autorité, on les en empêche? Que les paysans coulent et alors ce sera tout le monde rural, dévertébré, qui s'effondrera.

Troisième aléa, et non des moindres, pour l'univers des campagnes profondes : l'étroitesse du marché du travail, ainsi que le repli des services. C'est une vérité d'évidence que de dire de l'espace rural qu'il ne se prête guère au déve- loppement des activités économiques modernes. Si les jeunes quittent les terroirs c'est parce que les implantations d'entre- prises industrielles et artisanales nouvelles sont rares, les offres d'emploi très limitées! Par surcroît, parmi celles qui subsistent encore, peu sont dirigées par des entrepreneurs qui préparent leur succession; 20%, seulement. Dans dix ans, deux sur trois dans leurs rangs prendront pourtant leur retraite.

Autre dilemme pour les ruraux : les fermetures des petits commerces. Elles ne cessent d'augmenter. Une conséquence de la concurrence effrénée que se livrent les groupes qui vivent bien de la vente par correspondance; de la compéti- tion non moins acharnée qui oppose entre elles les « grandes surfaces », dont les promoteurs ne reculent plus à installer des succursales rutilantes et tapageuses jusque dans les sous- préfectures, même dans les chefs-lieux de canton. « Au cours des huit dernières années, indique le rapport d'infor- mation déposé à l'Assemblée nationale cité plus haut, 12 % des communes françaises ont vu disparaître leur dernier

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magasin d'alimentation générale. » A-t-on fait le compte de ce que ce mouvement - qui ne cesse lui aussi d'être tourné par ses instigateurs, malgré des interdits récemment annon- cés en haut lieu - coûte aux ruraux ?

Contraints à des rallyes quotidiens pour se nourrir, s'habiller, s'équiper, les campagnards souffrent, en outre, du retrait grandissant des services publics. Comment ne se sen- tirait-on pas victime d'une politique de désengagement et d'abandon au fin fond des écarts lorsque ferment dans le voisinage les gares, les lignes d'autobus, les agences postales, les annexes des affaires sociales, les classes, voire les écoles, même des casernes de pompiers ou des brigades de la gen- darmerie? Autres informations, qui émanent du rapport présenté en 1992 à l'Assemblée nationale : dans le rural pro- fond, deux communes sur dix disposent d'une classe mater- nelle; le dénuement est encore plus manifeste dans le domaine de la protection de la santé : une sur dix seulement peut compter sur un cabinet médical installé à proximité, le plus souvent celui d'un jeune généraliste qui fait ses pre- mières armes. Une situation de fait qui n'a pas été corrigée depuis lors par les nouveaux gouvernements, désireux, disent-ils, d'encourager à grande échelle la « délocalisation ».

Retour sur le terrain, observatoire sans pareil pour jauger la matérialité probante de ces conditions d'infériorité. Donc, cap sur le Morvan, l'avancée du Massif central fichée entre le Nivernais et la Bourgogne. Son sol, compact, a résisté aux bouleversements géologiques des âges antiques. Sous un mince manteau de terre, arable ou naturellement végétali- sée, on tombe vite sur des roches sacrément dures; gneiss, granits et porphyres. De hautes collines parsèment la région, la plupart couvertes par des forêts, que séparent des vallées au fond desquelles courent, en réseau chevelu, d'innom- brables rivières. Le climat, pluvieux, s'explique par ce relief tourmenté qui fait obstacle au défilement des nuages. La population a toujours vécu de l'élevage, des bovins nivernais à robe blanche, que l'on engraisse ensuite dans les plaines des alentours. Pour joindre les deux bouts, elle tirait aussi

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parti de l'exploitation des bois, qui servirent au chauffage et à la boulange, à Paris. De même, elle complétait ses res- sources avec la pêche, pratiquée dans les étangs de la contrée, ainsi qu'avec le « pouponnage » ; naguère, on pre- nait les petits Parisiens en nourrice dans les fermes mor- vandelles. Depuis 1954, le dépeuplement s'est accéléré. En particulier, sur la frontière entre la Saône-et-Loire et la Côte-d'Or. Ainsi, à Barnay.

Quand on emprunte la départementale 15 qui vient d'Autun, à 16 kilomètres, l'une des villes les plus riches de France en monuments romains, si fière, par ailleurs, de sa cathédrale Saint-Lazare, une merveille de l'art roman bour- guignon, on remarque à peine ce village. Et pour cause : Barnay est l'une des rares communes dont le maire n'a pas jugé bon de limiter la traversée à 50 à l'heure. L'une des plus tristes du canton, également. Une quinzaine de maisons, de part et d'autre de la route; les autres, en retrait sur un mamelon, sont desservies par une voie en cul-de-sac. Rien n'arrête plus l'autochtone ni le pèlerin. La gare est devenue une résidence privée. L'église, faute de curé logé à demeure, ne sert plus qu'aux enterrements célébrés par un prêtre iti- nérant. Plus un commerçant. Et aucun service public. Le début des vacances scolaires de 1993, le 6 juillet, a été mar- qué par la fermeture irrévocable de l'école, sur décision de l'Académie régionale : il ne restait que neuf élèves dans la classe unique de l'établissement, parmi lesquels deux n'habi- taient pas le bourg ; les propres enfants de l'instituteur, pro- visoirement domicilié à 12 kilomètres, à Chissey.

A ce jour, Barnay compte deux ou trois propriétaires éle- veurs, quatre à cinq familles de jeunes « rurbains » travaillant en ville, et des retraités; soit 110 administrés. Ils étaient encore 250 en 1967, dont une vingtaine de bambins fréquen- tant l'école qui jouxte la mairie ainsi que l'église cernée par le grand cimetière. Et beaucoup plus, quelques années aupa- ravant. Barnay respirait alors une prospérité relative, reten- tissait de mille bruits qui traduisaient une activité rurale intense. Ils émanaient des nombreuses fermes, d'un groupe

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conséquent d'artisans occupés dans leurs échoppes: deux sabotiers, deux forgerons, un charron, un épicier, un gara- giste, à la fois motoriste et mécanicien agricole qui servait aussi de l'essence, un cafetier-restaurateur, ainsi que deux menuisiers. Dont les Verdelot. Seul leur atelier subsiste, à présent. Emmanuel Verdelot, un compagnon du devoir du Tour de France, formé au noble métier pendant dix années, qui a achevé son périple par un séjour professionnel en Suisse, vient de prendre la succession de son père, lequel avait raccroché ses outils en juillet 1993. Il fallait du cœur au ventre pour oser ce retour au foyer plutôt que de s'implanter à Autun ou à Paris, où la plupart des gens du cru ont entrepris de faire leur place. Ses jeunes frères, Jean- Marie, mécanicien, Gabriel, cuisinier, ont pris la route comme les autres. Car Barnay n'offre aucun avenir. Le vil- lage s'enlise lentement, s'éteint.

Les parents Verdelot tremblent pour Emmanuel, tout en se félicitant de le garder auprès d'eux. Ils ont vu mourir ou partir en retraite tous leurs confrères artisans et commer- çants. Le dernier, le cafetier, a baissé son rideau de fer en 1990, désespéré de n'avoir pu trouver un remplaçant. Pour sa part, l'instituteur, qui a rendu la clé de l'école au maire en juillet, ne cache guère sa désillusion. Non seulement il ne miserait pas un franc sur le destin de cette commune, mais il sait, d'expérience, que toute cette partie rurale du Morvan entre en coma. A petit feu. Parce que la classe unique de Barnay, à laquelle il consacrait sans chipoter toutes ses connaissances, est la troisième qu'il a dû fermer en quelques années. Pourtant, ses débuts dans la carrière l'avaient enthousiasmé. Sa vocation n'a pas résisté au rôle de fos- soyeur qu'on l'a contraint à jouer.

Cette amertume ne constitue pas le lot commun dans les environs. Pour leur compte, certains gros éleveurs ne porte- ront pas de sitôt le deuil des villages qui agonisent. Ne se nourrissent-ils pas déjà de leurs dépouilles, avant même que ces bourgades n'aient rendu l'âme? Afin d'étendre leurs domaines, ils bloquent les terres à vendre, avec l'espoir de les

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louer à leur heure à très bas prix. La moindre parcelle les intéresse. Aussi s'emploient-ils à écarter des terrains qu'ils gèlent tous les candidats éventuels qui souhaiteraient instal- ler des résidences secondaires. Du même coup, ils mènent la vie dure aux rurbains locaux qui travaillent à Autun et qui apportent encore chaque soir, si peu que ce soit, un sem- blant de souffle aux hameaux des champs moribonds.

Lucenay-l'Évêque, le chef-lieu de canton, qu'un chemin vicinal de huit kilomètres relie à Barnay, connaît une décré- pitude identique à celle des communes de sa circonscription. Sa population, anémiée depuis vingt ans, assemble à grand peine 400 habitants. Jadis, son marché était des plus courus; il n'existe plus. Douze cafés se partageaient la clientèle venue du voisinage ; il n'en reste plus que deux. La majorité des artisans ont disparu. De même que les commerçants; tout le monde fait ses courses à Autun, où fleurissent les supermarchés. Des boutiques mortes aux grilles rouillées, des bâtisses vides aux volets clos, entourent la grande place qui accueillait les foires. Seules deux vieilles femmes, des veuves, habitent encore cette agora qu'aucun peuple n'anime maintenant. Le bourg semble ne tirer sa substance, sa vie, que de la présence de la brigade de la gendarmerie; des épouses et des enfants des militaires de ce détachement. Si par malheur ses effectifs devaient être réduits, ce qui n'étonnerait personne, le chef-lieu tout entier - étranglé - suffoquerait.

Les paysans ne l'ignorent pas, il n'est pas d'arbre que la bise n'ait secoué. Cette fois, c'est jusqu'en Franche-Comté que l'on pousse, afin de mesurer sur pied les suites de l'exode des campagnes. Nul recours au hasard pour ce choix. Comme le Morvan, la région dispose d'un foisonnant passé. Vieille province frontière, elle a affirmé sa personna- lité au long des siècles, « ni suisse, ni bourguignonne », comme elle se plaît à le souligner. Elle en a vu passer, du monde; des Romains, des Burgondes, des Carolingiens. Et des grands, tels Frédéric Barberousse, Marguerite de Flandre, les Habsbourg d'Espagne, qui ont semé leurs

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empreintes. Comme la marche septentrionale du Massif central, elle a connu une exceptionnelle densité de peuple; plus forte, même, et qui a résisté plus durablement aux chambards inhérents à notre temps. Mieux nantie également en matière agricole, elle a bénéficié en outre longtemps des retombées économiques émanant de l'essor des construc- tions automobiles, de la petite industrie de précision. Autant que le Morvan enfin, elle a été cueillie au plexus par la fuite de ses ruraux. Surtout au nord de la Haute-Saône, à mi- chemin entre Langres et Vesoul.

Pays sévère et rude. D'une beauté majestueuse. Boisé et rocailleux. Qui allie une riche végétation arborescente et herbacée. Sur une petite butte, dominant la vallée irriguée par la Ougeotte qui serpente entre les bois de Montigny, de Charaumont et du Châtelet : Noroy-lès-Jussey.

Plus que la géographie ou la recherche d'un site confor- table, c'est l'histoire qui a justifié l'implantation du village au sommet de cette colline, où les maisons, tassées, enserrent l'église. A l'écart des champs occupant la plaine. Quand pro- gressaient les envahisseurs, qui déboulaient le plus souvent du nord-est, la population, alertée, avait le temps de se replier, de se barricader dans les foyers. Des fermes vastes et trapues. Du moins, on le pense, à voir les rares qui subsistent encore. Aucun signe ne témoigne à présent de l'épanouisse- ment que connut cette bourgade, jadis. Si jamais elle ne fut terre de cocagne, on y vivait tout de même bien. En tout cas, selon les critères de l'époque. Car il y eut jusqu'à 500 habi- tants. La commune, qui n'avait pas encore dû, par contrainte, fusionner avec Jussey, le chef-lieu de canton, dis- tant de cinq kilomètres, ne s'appelait que Noroy. Tout court. Et ça claquait comme le fouet des rouliers. Chacun son maître sous son toit. C'est dans les mémoires qu'il a donc fallu chercher les traces de ce temps-là. Entre autres, celle de Louis Champonnois, retraité, qui fut maire pendant trente années.

Noroy, comme les autres villages de la contrée, tirait sa subsistance de la polyculture vivrière. On y cultivait aussi le

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tabac, l'absinthe et la vigne. Chacune des maisons encore existantes possède sa cave voûtée, qui abritait alors les ton- neaux. Chaque famille fournissait aussi une main-d'œuvre de qualité aux artisans, qui œuvraient dans les forêts ou tra- vaillaient à demeure le bois. Des chênes, nombreux aux alentours de Noroy, on extrayait le tanin. Le boulanger achetait les fûts écorchés, lesquels, après débitage et séchage, alimentaient son four. Chaque foyer complétait ses revenus avec l'élevage, pratiqué à petite échelle : de quoi obtenir de l'argent trébuchant des maquignons, fournir le fumier nécessaire pour amender les champs, et permettre aux femmes - leur charge et leur avantage personnel - d'éla- borer des produits laitiers.

Vaille que vaille, comme tant d'autres communes rurales ailleurs, Noroy tint tête aux calamités exceptionnelles dont le souvenir se transmettait en même temps que la vie; les sécheresses multiples du siècle passé, puis les ravages du phylloxéra qui détruisit les vignes françaises, ensuite la Grande Guerre. La population locale se renouvelait quand même, résistait. Avec la venue des temps modernes, qui ont succédé à la Seconde Guerre mondiale, tout a changé au vil- lage, qui a commencé à se dépeupler. Les jeunes ont entre- pris de s'expatrier. Les uns attirés par l'expansion nouvelle de l'industrie laitière dans le voisinage : développement des coopératives de ramassage, et fabrication en usine de l'emmenthal grand cru; d'autres par celle de l'industrie automobile, dans le Doubs. Des fermes ont alors disparu. Le mouvement s'est promptement amplifié. Les artisans ont abandonné leurs échoppes, les commerçants locaux ont bou- clé leurs boutiques, l'évêché a récupéré son curé, les services publics se sont éclipsés, l'un suivant l'autre. L'école, une classe unique, a définitivement fermé à la fin des années 60. Le coup de grâce. De ce moment, la fonte de la commu- nauté s'est accélérée.

Pourtant, Louis Champonnois, en charge de Noroy durant ces temps noirs, n'a ménagé ni son temps ni ses efforts, pour tenter d'endiguer le reflux. Le village, à cause

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de sa position excentrée sur sa colline, ne disposait d'aucun puits, manquait d'eau. Il fallait la quérir en plaine avec des tonnes, du côté d'Agneaucourt, afin d'emplir les deux citernes du bourg. La source la plus proche se trouvait à sept kilomètres, mais sa production fut jugée impropre; un léger voile provenait de son passage sur des calcaires. Une adduc- tion s'imposait. Travaux trop lourds pour le budget commu- nal. Jussey connaissant aussi un approvisionnement aléatoire en ce domaine, il fut convenu que le chef-lieu et Noroy fusionneraient, afin que soient partagés les frais; le gouver- nement offrit de prendre à sa charge la moitié de l'addition sous forme de subvention. C'était en 1976. Depuis lors l'eau coule, abondante, aux robinets de Noroy-lès-Jussey. Avec l'arrivée de ce pactole, quelques jeunes de la région, des rur- bains, sont venus habiter le village; ils ont acquis et retapé des maisons récupérables. C'est avec leur apport que la commune parvient à réunir quelque 80 personnes aujourd'hui. Sans leur présence, la déstabilisation qui a affecté Noroy serait plus visible encore.

Louis Champonnois a également contribué à faciliter la collecte du lait que produisent les rares fermiers du bourg. Ils l'entreposent dans un réservoir réfrigéré et automatisé, doté d'un mélangeur qui brasse le liquide de façon pério- dique afin d'empêcher la crème de monter à la surface du tank. De jour comme de nuit, des camionneurs en tournée recueillent la manne, l'acheminent jusqu'à la coopérative d'Aboncourt-Gésincourt, où elle est transformée en emmen- thal. Malgré ces initiatives, la population de Noroy a conti- nué à fondre. Lassé, Louis Champonnois a passé la main et son écharpe. Son épouse, Monique, élue depuis trois ans, a pris le relais. Mais l'exode se poursuit, goutte à goutte.

Quatre cantons sont, de la sorte, particulièrement concer- nés dans la région. D'abord, celui de Jussey, pourtant le plus gros producteur de cercueils en France, qui consacre à ce façonnage les chênes et les épicéas de ses forêts; mais dont le tiers des agriculteurs vont aussi prendre prochainement leur retraite, sans successeurs. Ensuite, les circonscriptions

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de Vitrey, de Combeaufontaine et de Champlitte, qui endurent des épreuves similaires. Chez les voisins directs, dans les cantons de Fresnes-sur-Apance et de Fayl-la-Forêt, en Haute-Marne, la situation n'est guère plus enviable. On y confectionne un emmenthal identique. On y exploite des bois semblables; des chênes de premier choix, qui s'exportent; d'autres, classés en seconde catégorie, que l'on débite et que l'on utilise sur place. Ce qui n'empêche cepen- dant pas ces districts de végéter, également. La densité moyenne de population dans cette large zone n'atteint pas 20 habitants au kilomètre carré. La solution consisterait peut-être à fédérer le tout, suggère Louis Champonnois; on constituerait ainsi une unité homogène, qui pourrait être assistée en bloc.

Qui, maintenant, s'intéresse aux aveugles et aux paraly- tiques ? Que ces derniers associent ou non leurs misères phy- siologiques ne changerait rien à leur sort. De surcroît, ils manquent d'argent! Malheureusement la seule aune à laquelle notre univers dose sa considération... L'accroisse- ment de la dégringolade de la France des campagnes pro- fondes, à la fin des années 70, a coïncidé avec la montée en régime des compétitions industrielles, avec l'échec de la décentralisation tentée auparavant. Et ce ne fut pas un hasard. Le peuple des ruraux les plus menacés par la déserti- fication ne doit pas uniquement ses déboires à son vieillisse- ment, aux bouleversements de l'agriculture, aux mutations du commerce, au retrait des services publics. C'est égale- ment parce que, le plus souvent, il assemble beaucoup de ventres-creux.

Les départements déjà engloutis en désolation pour cause d'exode, l'Ariège, la Lozère, la Creuse, entre autres, ne comptent pas beaucoup d'administrés qui soient assujettis à l'impôt sur la fortune. Qui trouve-t-on au cœur de la France des laissés-pour-compte, sinon le Limousin, une bonne part du Massif central et de l'Aquitaine orientale, les confins pyrénéens, le sud-est des Hautes-Alpes, la Corse centrale, des parties de la Manche ou du Morbihan, en bref toutes les

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contrées où les revenus annuels par ménage n'atteignent, dans le meilleur des cas, que la moitié de la moyenne fran- çaise ? Quoi que puissent en dire les beaux esprits, les cla- quedents ne manquent pas de bonnes raisons d'envier les nantis, mieux armés pour vivre sans soucis, que ce soit aux champs ou bien en ville. Comme pour les humains, cela vaut pareillement pour bien des communes rurales. L'exemple d'Entremont le montre.

Au contraire de l'échantillonnage des communes pré- cédemment évoquées, il ne s'agit pas, en l'occurrence, d'un écart. Entremont, en Haute-Savoie, ne ressemble en rien à un trou en cambrousse. Le village voisine avec La Clusaz, avec Le Grand-Bornand, les stations des Aravis que les spor- tifs régionaux et nationaux fréquentent assidûment. Annecy, la préfecture, l'une des villes les plus touristiques de France, n'est qu'à 33 kilomètres. Et Bonneville, le chef-lieu de can- ton, fort cossu, à 18 kilomètres. Même par les hivers les plus rigoureux la départementale 12 qui dessert le bourg, et qui longe le Borne, un torrent encaissé, reste toujours praticable. Toutefois, Entremont, ce qui justifie son désarroi présent, n'a rien à vendre.

Son territoire s'adosse en partie à la montagne des Auges, qui borde en altitude le majestueux plateau des Glières, lequel connut une bataille qui vira au massacre des résistants par les miliciens et les Allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale. Néanmoins, les terres de la commune, trop peu élevées, n'attireront jamais les amateurs de glisse exigeants qui battent les champs de neige aux alentours. Faute de site viabilisable tant sa vallée est étroite et exposée aux crues du Borne, Entremont ne peut non plus s'offrir une zone industrielle conforme aux normes. De ce fait on

n'y cultive aucun espoir que s'installent un jour d'éventuels entrepreneurs, séduits par la région. Même déconvenue, pour ce qui concerne l'artisanat. Par surcroît, il ne reste plus au village que cinq agriculteurs en état, selon l'expression consacrée, de « tenir encore la route ». Ce qui indique qu'on ne verra pas de sitôt pointer en ce lieu des postulants que

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tenterait une illusoire renaissance de l'élevage extensif. Les Entremontais vont donc en majorité s'employer à l'extérieur. Ils travaillent à Bonneville, au Grand-Bornand, à Saint-Jean- de-Sixt ou à Thônes. En revanche on remarque la présence de nombreuses résidences secondaires parmi les 215 habita- tions du bourg; 130 à ce jour. Comme beaucoup d'autres bourgades rurales, Entremont se métamorphose inéluctable- ment en cité dortoir. Dernier aria, et non des moindres, elle compte parmi les plus mal loties du département. Sa place au classement des communes de Haute-Savoie dans le domaine

des capacités financières l'atteste : 277 rang, sur 282. Autant dire qu'elle est « à la ramasse ». Tous ces tracas mêlés donnent le tournis à son maire, Gilles Maistre, quarante-six ans, trois enfants; un professeur de gymnastique attaché au collège de Bonneville, devenu premier élu en 1989.

La charge, dangereuse dans les communautés en perdi- tion, n'attire jamais les zélateurs qui entrent d'habitude en politique parce qu'ils chérissent le pouvoir, la puissance per- sonnelle qu'ils en tireront. Trop de coups à prendre, dans ces galères. Où l'on doit, en outre, se comporter en défen- seur des citoyens, non en procureur représentant l'État. Ceux qui s'y lancent ne le font pas par ambition. Peut-être par altruisme. Ou parce que personne ne se présentait et qu'il fallait bien un candidat. Peut-être aussi par curiosité. Quelles qu'aient été ses motivations, Gilles Maistre n'a pas été déçu. Le carcan, les garcettes! Des envieux ou des adver- saires sous chaque pierre, hors de l'espace communal! Et deux journées en une à son menu quotidien : la gym, au col- lège; cinq bonnes heures ensuite à donner à la mairie, chaque jour ouvrable.

Avant que de briguer les suffrages des Entremontais, Gilles Maistre n'ignorait rien du passé de son village. Notamment, qu'il compta 612 habitants en 1912. Que son prédécesseur, en ce temps, s'appelait Claude Dupont. Que deux Maistre, Arsène et Ambroise-Marie, figuraient au conseil municipal. Au bourg, il y avait alors deux boulan- gers, neuf épiciers-merciers, sept cafetiers, deux hôteliers,