la femme au dix-huitième siècle

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LA FEMMEAU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

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Edmond et Jules de Goncourt

LA FEMMEAU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

Préface d’Elisabeth Badinter

Page 6: La femme au dix-huitième siècle

© Éditions Flammarion, 1982.© Éditions Flammarion, 2021, pour la présente édition.

ISBN : 978-2-0815-1887-2

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PRÉFACE

Les Goncourt, romancierset historiens des femmes

1862. Edmond et Jules de Goncourt, respectivementâgés de quarante et trente-deux ans, ont la joie de publierchez un éditeur connu, Firmin Didot, le résultat d’untravail considérable : La Femme au dix-huitième siècle.Les deux frères, qui ne se quittent jamais, partageantquotidiennement la même nourriture, parfois la mêmefemme, commencent seulement à trouver leur place ausein de l’intelligentsia qui s’intéresse à l’Histoire. Pourl’heure, le grand public ignore encore ces anciens journa-listes, auteurs de deux romans : Charles Demailly (1860)et Sœur Philomène (1861) qui ne comptent pas parmileurs chefs-d’œuvre.

Passionnés par le dix-huitième siècle, fous de la pein-ture et des objets de cette époque, les Goncourt ontconsacré une grande partie de leur vie à enquêter sur lesmœurs d’alors sans que le public, jusqu’à ce jour, leur enait vraiment rendu justice. La postérité n’a retenu qu’unJournal-fleuve tenu à deux mains jusqu’à la mort de Jules(1870) et par Edmond jusqu’à sa disparition (1896),ainsi que trois ou quatre romans parmi lesquels : RenéeMauperin (1864), Germinie Lacerteux (1865), NanetteSalomon (1865) et La Fille Élisa d’Edmond (1878).

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Et pourtant, à notre époque où l’on s’intéresse tantaux femmes du passé, à leur vie quotidienne, à leursmœurs, à leurs façons de penser et à leur oppression, onne devrait pas manquer de refaire connaissance avec ceuxqui ont consacré l’essentiel de leur temps à être leursromanciers et leurs historiens 1. Une même chose à leursyeux puisqu’ils pensaient écrire « les romans les plus his-toriques de ce temps-ci, ceux qui fourniraient le plus defaits et de vérités vraies à l’histoire morale de ce siècle 2 ».Propos excessifs, non dénués de vanité, qui renfermentaussi quelque vérité. Mais si les historiens des mœurs, àl’exception de Philippe Ariès, ont peu lu les Goncourt, lafaute en incombe peut-être aux deux frères eux-mêmes.Conservateurs, pour ne pas dire réactionnaires, les Gon-court étaient, à lire leur Journal, aussi misogynes qu’anti-sémites, c’est-à-dire : furieusement. Rien là qui puissedonner envie au lecteur d’aller plus loin, ni inciter lechercheur à se fonder sur leurs propos pour mieuxconnaître la réalité féminine du dix-huitième ou du dix-neuvième siècle. Et cependant on aurait tort d’en resteraux propos privés du Journal, car les Goncourt ont réussile miracle de se dédoubler et même « se détripler » selonqu’ils parlaient des femmes de leur entourage, de cellesdu dix-huitième siècle ou des héroïnes de leurs romans.

Personne n’a mieux su décrire leur grandeur (lesfemmes du dix-huitième) et leur extrême misère (Germi-nie et Élisa), même s’ils ont avoué ici ou là qu’ilsn’aimaient pas les unes et méprisaient les autres. Pourcomprendre cette attitude paradoxale, il n’est pas inutile

1. Sur dix de leurs romans, huit sont des portraits de femmes, oudes récits de la vie d’une femme, et ont pour titre un nom de femme.Et de leurs douze ouvrages d’histoire, histoire de l’art non comprise,neuf sont consacrés à une ou des femmes.

2. Journal, 14 janvier 1861.

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de revenir un instant sur leur propre vie d’hommes et lesrapports qu’ils entretenaient avec les femmes.

LES GONCOURT ET LES FEMMES

Leur entourage

Les Goncourt ont très peu parlé de leurs parents. Deleur père, officier d’Empire, puis demi-solde, morten 1834, on ne sait pas grand-chose. De leur mère nonplus, sinon qu’elle était fine, sensible et peu heureuse.Elle mourut en 1848 en mettant la main de Jules, lecadet de dix-huit ans, dans celle d’Edmond qui en avaitvingt-six. Deux mains symboliquement scellées jusqu’àla mort de Jules. Il semble que les deux hommes aientpréféré leur mère, dont la famille était plus parisienne etaristocratique que celle du père. Au demeurant, mis àpart deux ou trois pages du Journal, les frères Goncourtsont demeurés discrets sur les liens qui les unissaient àleur mère. Ni haine ni passion excessive ne se fontentendre. Plus proche d’eux fut Rose Malingre, la bonnequi les a élevés avec amour et ne les a pas quittés jusqu’àsa mort en 1862. Au lendemain de celle-ci, Jules notedans le Journal : « Tout petit, j’avais joué au cerceau avecelle et elle m’achetait sur son argent des chaussons auxpommes à nos promenades. Elle attendait Edmond jus-qu’au matin, pour lui ouvrir la porte de l’appartementquand il allait en cachette de ma mère au bal del’Opéra… Elle était la femme, la garde-maladeadmirable… Depuis vingt-cinq ans, elle nous bordaittous les soirs dans nos lits, et tous les soirs, c’étaient lesmêmes éternelles plaisanteries sur sa laideur et la disgrâce

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de son physique… Chagrins, joies, elle les partageait avecnous. C’était un morceau de notre vie, un meuble denotre appartement, une épave de notre jeunesse, je nesais quoi de tendre et de grognon et de veilleur à la façond’un chien de garde que nous avions l’habitude d’avoirà côté de nous, autour de nous, et qui semblait ne devoirfinir qu’avec nous 1. »

Curieux éloge funèbre pour la femme qui a probable-ment le plus compté dans leur vie à tous deux, et com-bien révélateur ! Celle qui leur a donné tant d’amour,d’attention et de soin est décrite comme un meuble ouun chien de garde. Et elle fut bien traitée ainsi par lesdeux frères. Assez intelligente et compréhensive pourqu’on lui fasse toutes les confidences, la bonne reste unobjet, un animal. Même pas une femme. Un être endeçà de l’humanité. Un animal comme celui-ci ignore lasusceptibilité, les complexes, l’amour-propre. Opinionqui ne se démentira pas si l’on en croit les réflexionsd’Edmond à l’égard de Pélagie Denis, successeur deRose, jusqu’à sa mort en 1896, pendant trente ans.

Quelques jours après l’inhumation de Rose, ilsprennent connaissance de son incroyable double vie. Stu-péfaction et scandale des Goncourt qui apprennentqu’elle menait « une vie secrète d’orgies nocturnes, dedécouchages ». Rose avait des fureurs utérines qui épou-vantaient ses amants. Pour conserver l’un d’eux qu’elleadorait, Rose avait fait des dettes et volé ses patrons. Cequi l’avait plongée dans les plus affreuses angoisses. LesGoncourt découvrent avec la fausse-couche et l’ivrogne-rie une Rose encore plus animale que celle qu’ilscôtoyaient jusqu’à leur coucher. Ils finirent par pardon-ner à sa mémoire tout en conservant d’elle l’image de la

1. Journal, 16 août 1862.

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dégoûtation et de la déchéance. Mais curieusement,Rose, qu’ils n’avaient jamais traitée en femme, leur appa-raîtra, après ces révélations, comme le modèle de laduplicité féminine. « La défiance nous est entrée dansl’esprit, pour toute la vie, du sexe entier de la femme.Une épouvante nous a pris de ce double fond de sonâme, de ses ressources prodigieuses, de ce génieconsommé du mensonge 1. »

Déjà fort misogynes avant la mort de Rose, il sembleque la découverte de ses folies les renforça encore dansleur sentiment. C’est avec grande méfiance qu’ilscôtoyaient les autres femmes, le plus souvent avecdégoût, crainte ou mépris. Exceptions à la règle, deuxamies chères : la princesse Mathilde et Mme AlphonseDaudet.

Ils firent la connaissance de la princesse Mathilde, fillede Jérôme Bonaparte, le 16 août 1862, au lendemain dela mort de Rose. Ayant admiré leur Marie-Antoinette, elleles avait invités à dîner à Saint-Gratien. Âgée de qua-rante-deux ans, c’était une grosse femme, un peu coupe-rosée, aux petits yeux, qui donnait l’impression d’unelorette sur le retour. La cuisine et la conversationmédiocres ne firent pas bonne impression sur les Gon-court, qui n’étaient pas dépourvus de snobisme. Ledeuxième dîner eut lieu à Paris quelques mois plus tardet dès lors les invitations se succédèrent sans interrup-tion, jusqu’à la mort d’Edmond. La princesse séduisaitJules et forçait le respect des deux frères. Ils la trouvèrentcharmante, intéressante et fidèle. « Elle a ce que l’ontrouve si rarement, même chez les hommes, un espritpersonnel plein de coups de fouet… la force, l’intelli-gence, l’éloquence. » Même si elle était parfois coléreuse,

1. Journal, 21 août 1862.

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brutale, capricieuse, les Goncourt appréciaient sa « bontéà la fois grossière et délicate et parfois des familiaritésimprévues 1 ». Mais ses sautes d’humeur les déconcer-taient et les arrêtaient au bord d’une amitié sans réserve.En février 1869, Jules s’en plaignait. En réalité, la prin-cesse faisait aux Goncourt ce que ceux-ci rêvaientd’imposer aux femmes : elle les fascinait mais refusait dedonner complètement son cœur pour tenir leur amitiéen haleine.

Il n’en fut pas de même avec Mme Alphonse Daudet.Edmond fit la connaissance du couple Daudet chez Flau-bert le 16 mars 1873. De ce jour jusqu’à sa mort il entre-tint avec le couple une amitié fraternelle et chaleureuse,unique dans la vie de ce solitaire, cynique, souvent har-gneux et jaloux. Alphonse prit un peu la place de Jules,mort depuis trois ans, dans le cœur d’Edmond. Julia,qu’il appellera toujours Madame Daudet, ne prend laplace de personne. Elle écrit, elle a du talent et un espritcritique dénué de méchanceté. Edmond l’aime et la res-pecte autant que l’ami Alphonse. Pas de semaine qu’ilsne dînent deux ou trois fois ensemble. Le couple Daudetest toute la famille d’Edmond. « Là je trouve chez le mariune prompte et sympathique compréhension de mespensées, chez la femme une tendre estime… et chez tousles deux une amitié égale, continue et qui n’a ni haut nibas dans l’affection. » Mme Daudet est la seule femme àlaquelle il prodigua tous les éloges, celle qui semblaitracheter, à ses yeux, toutes les autres. En mars 1881, illui écrit : « Vous me condamnerez un jour, moi qui ai sisouvent dit du mal de l’être féminin, à faire un romande la bonne, de l’intelligente, de la gracieuse Femme, unlivre dont la maquette lointaine et masquée d’un loup

1. A. Billy, Les Frères Goncourt, 1954.

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sera la femme de mon meilleur et plus intime ami deslettres. »

Hélas, de cet unique spécimen féminin, Edmond nefit pas un livre et l’on ne saura jamais quelle était à sesyeux la véritable femme idéale, l’envers des créatures quipeuplèrent les romans des deux frères.

Mme Daudet fut bien l’exception amicale dans la vied’Edmond. Car, pour le reste, les Goncourt ont toutignoré de l’amour et de la passion. Ni jalousie ni ten-dresse n’ont encombré leur vie. Seules quelques putains,quelques bonnes filles faciles sont passées rapidementdans leur lit sans jamais entamer leur cœur. La comtesseLassale, Marie Pelletier, Céleste, Anna et quelques ano-nymes font des apparitions éphémères sous la plume deJules, dans les Lettres et le Journal. En revanche, Edmondfut quasiment muet sur ses aventures. Hugues Rebellprofita de ce silence pour laisser entendre dans Le Cultedes idoles que son confrère de lettres était impuissant.Mais ce n’était là probablement que vilaine jalousied’auteur, même si Edmond confia à plusieurs reprisesque l’amour physique avait peu compté dans sa vie. Misà part Maria, la sage-femme aux aventures rocambo-lesques, à la fois fraîche et gaie, qui avait gentimentaccepté la « collaboration » des deux frères jusque dansle lit, Edmond ne mentionne aucune autre « liaison »dans le Journal. Certes, les deux frères allaient parfois aubordel avec les amis, pour s’amuser ou s’enivrer. Mais,alors qu’ils racontent volontiers ce que les autres y fai-saient et ce qu’ils y voyaient, ils sont restés fort discretssur leurs propres performances. Le lendemain, ils ressor-taient écœurés par toutes « ces petites saletés ». « Aprèsquelques entraînements et quelques ardeurs, un immensemal de cœur nous envahit et nous donne comme levomissement de l’orgie de la veille. Et repus et saouls de

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matière, nous nous en allons de ces lits de dentellescomme d’un musée de préparations anatomiques… »

Dans l’ensemble, les deux frères n’auront gardé del’amour physique que cette image de bordel où lesodeurs, les saletés, les matières et la brutalité l’emportentsur le désir, la tendresse et le plaisir 1. L’amour du cœur,ils l’auront, selon leurs dires, tout bonnement ignoré :« Je vois l’amour partout, dans les livres, au théâtre, dansla vie des autres. On en parle, on en rabâche. C’est unechose qui a l’air d’être et d’occuper beaucoup. Cepen-dant nous voilà tous les deux bien constitués, bons pourle service du cœur, ayant de quoi mettre des chemisettespropres et payer un bouquet, le nez à peu près au milieude la figure, et du diable si nous nous rappelons avoirplus d’une fois aimé plus d’une semaine de suite. »

Les Goncourt laissent ici entendre qu’ils n’ont pas suséduire. En réalité, si les femmes les ont ignorés, ou nesont pas parvenues à faire battre leur cœur, c’est parceque les deux hommes s’y sont refusés de toutes leursforces. Comme le montre leur Journal, ils haïssaient etcraignaient les femmes au-delà de tout.

Une approche agressive de la femme

Quand on lit attentivement le Journal des Goncourt,on reste stupéfait devant l’image si négative de la femmequi s’en dégage. Il est impossible d’y trouver le moindre

1. Voilà comment est raconté dans le Journal de février 1854 lesamours de l’auteur de théâtre Lorsay avec une petite actrice, Lagier :« Si tu ne me fais pas jouir, je te casserai la gueule. » À trois heures, illui dit : « Maintenant tu vas t’en aller. Les hommes, quand ça dort,c’est très laid. Je n’aurais qu’à me réveiller demain avant toi, je te verraisronfler ou te ferais une grimace. Et puis l’homme pue de la bouche lematin ; j’en pue aussi… »

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mot chaleureux, admiratif ou tendre à son égard. Entout, la femme est inférieure à l’homme. « Un animalmauvais 1 » que rien ne saurait sauver, à moins d’être« extrêmement civilisée ». Il semble qu’à partMme Daudet les Goncourt n’aient jamais rencontréd’autre animal civilisé ! Selon eux, ils n’auraient côtoyéque des « femelles 2 ».

En premier lieu, et c’est là le moindre mal, les beautésphysiques de la femme sont inférieures à celles deshommes : « Toutes les forces et tout le développement dela femme sont comme coulés vers les parties moyenneset inférieures du corps : le bassin, le cul, les cuisses ; lesbeautés de l’homme remontées vers les parties nobles,vers les pectoraux, vers les épaules amples, le front large.Vénus a le front petit. Les Trois Grâces de Dürer n’ontpas de derrière de tête. Les épaules petites, les hanchesseules rayonnent et règnent chez elles 3. »

Plus grave, la femme est bête : « Elle ne rêve, ni nepense, ni n’aime 4. » Son âme, comme celle d’un animal,est assoupie : « plus près des sens que l’âme del’homme 5 ». Elle a plus de sensation que de sentiment,« plus de tact des surfaces que de vue de fond 6 ». Ellejuge du mets par le plat, de l’homme par l’habit, detoutes choses par ce qu’elles montrent. Elle est superfi-cielle et « aime naturellement la mousse, le pétillement,l’agacement… le champagne, le gibier faisandé et lesmauvais sujets 7 ».

1. Journal, 13 octobre 1855.2. Ibid.3. Ibid.4. Ibid.5. Journal, 16 août 1857.6. Ibid.7. Ibid.

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La pauvre créature ne distingue pas l’apparence duréel, et il « lui est impossible de discerner le mensongede la vérité 1 ». Sa pensée « moud du vide, comme lapensée du roulier marchant à côté de son cheval 2 ». Onne sera donc pas surpris d’apprendre que « le génie estmâle 3 » et que, si on avait autopsié Mmes de Staël etSand, on aurait trouvé une construction un peu herma-phrodite. Les autres, toutes les autres, n’ont malheureuse-ment aucun sens littéraire 4, ni le moindre don depoésie 5. Il faut savoir que lorsqu’« on parle à une femme,on lui dit des phrases, en sachant bien qu’elle ne com-prend pas, comme on parle à un chien ou à unchat… 6 ». La femme la plus intelligente du monde n’adonc pas plus d’idées que les enfants intelligents ; ellen’est « que le gracieux perroquet des imaginations, despensées, des paroles de l’homme, et le joli petit singe deses goûts et de ses manies 7 ».

Nul doute que pour les Goncourt la femme n’appar-tient pas vraiment à l’espèce humaine douée de raison.Mais là n’est pas le pire. Animale et sotte, la compagnede l’homme est aussi mesquine, dominatrice, malfai-sante. Elle n’a donc aucune vertu spécifique pour rendrel’homme heureux. Essentiellement bourgeoise, au sensde calculatrice et raisonnable, « la femme n’est ni géné-reuse, ni donnante de nature : elle n’est dépensière quede l’argent du mari ou de l’amant 8 ». Sacrifiant moins à

1. Journal, 23 juillet 1865.2. Journal, 12 novembre 1861.3. Journal, 16 août 1857.4. Journal, juillet 1865.5. Journal, 13 octobre 1855.6. Journal, 27 novembre 1858.7. Journal, 25 janvier 1890.8. Journal, 16 novembre 1864.

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l’imprévu que l’homme, « elle est plus sur les gardes deses sens et de son cœur, moins victime de l’occasion 1 ».

Cependant, le caprice est sa façon d’exercer sa volonté,car, à ses yeux, la combativité est la seule preuve de sonexistence. « Elle gagne à ses batailles courtoises, mais irri-tantes, une domination abandonnée, en même tempsqu’un tantinet de mépris de l’homme… 2 » Fausses etdissimulées 3, les femmes veulent par-dessus tout domi-ner les hommes. C’est leur idée fixe, « dont l’exigence estle moyen 4 ». Par là, elles adoptent une attitude contra-dictoire avec leur nature essentiellement dépendante. Carla femme, selon les deux frères, « ne se suffit pas : elle neva pas de soi ; sa fébrilité a besoin d’être relancée etremontée, de recevoir une impulsion, un la. Il faut qu’onlui fouette le temps, la causerie, la pensée et les nerfs 5 ».Sans tout cela, elle retombe dans son néant. Néant quin’empêche pas les Goncourt de taxer la femme modernede cruauté. Il suffit, paraît-il, de voir « son regard d’acieret le mauvais vouloir contre l’homme, qu’elle ne cherchepas à cacher 6 » pour en être convaincu. Dieu merci, lafemme ne l’a jamais emporté sur l’homme !

Une des raisons possibles de cette diatribe agressivecontre les femmes est peut-être le dégoût qu’on leurdevine parfois à l’égard du sexe féminin. Et la femme, àleurs yeux, est tout entière dans son sexe. Ses règles leurfont horreur et ils ne comprennent pas comment Miche-let a pu y voir un caractère presque divin, une marque

1. Journal, 22 mai 1857.2. Journal, 16 août 1857.3. Journal, 23 mai 1857.4. Journal, 16 août 1857.5. Journal, 16 août 1857.6. Journal, 6 mars 1868.

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sacrée de la femme 1. Selon eux, « la femme des règlesest un animal, fou, méchant, trouvant un plaisir auxsouffrances des autres 2 ». De plus, cette femme-là estsale, répugnante. Rien d’étonnant alors que les femmesse complaisent dans l’ordure, puisque « tout ce qui nousdégoûte les attire 3 ».

D’autre part, les femmes ne vivent que par et pourleur sexe. Les Goncourt pensent, avec Théophile Gau-tier, que la prostitution est l’état ordinaire de la femme 4.Que les amours de femmes sont plutôt un arrangementmoral et financier qu’un roman et « qu’elles regardentleur sexe comme un gagne-pain. Elles ont beau l’enguir-lander de toutes les fleurs imaginables : pour les pauvres,pour les riches.., leur sexe est une carrière traversée dequelques aventures, mais bien courtes 5 ». En un mot,partout règne la lorette, même dissimulée sous les habitsles plus respectables. Pas étonnant, disent les Goncourt,« en cette époque où la fille trône, règne… envahit lasociété… et gouverne les mœurs 6 ».

Reste l’ultime spécificité de ce sexe féminin qui nesemble pas les émouvoir. Contrairement à Michelet, quiparle en termes mystiques du pouvoir procréateur de lafemme, les Goncourt qualifient sèchement la femme de« machine à fécondation 7 ». C’est sans tendresse qu’ilsdéclarent que « la nature a ravalé la femme à lamatrice 8 ».

1. Journal, 3 octobre 1861. Cf. Michelet, La Femme, 1860,chap. VI, p. 1-2, chap. XIV.

2. Journal, 19 mai 1861.3. Journal, 11 mai 1865.4. Journal, 22 juin 1863.5. Journal, 23 mai 1857.6. Journal, 18 janvier 1857.7. Journal, 13 octobre 1855.8. Journal, octobre 1866.

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À lire certains passages du Journal, on est tenté depenser que les deux frères n’aimaient pas plus l’image dela mère bourgeoise qui s’épanouissait au dix-neuvièmesiècle que celle de l’amoureuse qu’ils côtoyaient. L’idéed’être père ne leur a jamais souri. Ils disaient volontiers :« La bouteille, voilà une distraction bien supérieure à lafemme… Elle ne vous fait pas d’enfant, la bouteille 1. »En outre, le sentiment maternel (le seul que la femmepossède) 2 leur paraissait « bestial », fait de chair et desang. Cela aussi les dégoûtait, comme leur répugnaient« la bassesse, l’idolâtrie de la maternité bourgeoise 3 ». LesGoncourt sont cruels pour cette mère tout dévouementet sacrifice que voyait naître le dix-neuvième siècle.Écoutons-les parler de leur cousine : « La solitude rendles femmes hystériques ou monomanes. Elle peut fairede la maternité par l’idée fixe… une véritable manie, unesorte de maternité furieuse comme chez ma cousine dontla pensée, la vie, le rêve est ce fils… Il est pour elletout ce qu’elle n’a pas vécu, sa vie de vanité… Quand lamaternité arrive à ce dépouillement de la mère entrantdans le fils, elle dégoûte, comme une corruption de lavanité. Ajoutez que chez ma cousine, cela prend je nesais quelles formes bestiales : elle le bourre de nourriture,elle le pourlèche, elle l’entoure de tendresses animales,elle le regarde avec des yeux de bête 4. »

En vérité, les frères Goncourt ne cherchaient niépouse, ni mère pour leurs enfants. « Il faut à deshommes comme nous une femme peu élevée, peu édu-quée, qui ne soit que gaieté et esprit naturel, parce que

1. Journal, 18 décembre 1860.2. Journal, 23 juillet 1865.3. Journal, 8 janvier 1861.4. Journal, 3 octobre 1861.

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celle-là nous réjouira et nous charmera comme unagréable animal… Mais si la maîtresse a été frottée d’unpeu de monde, d’un peu d’art, d’un peu de littérature etqu’elle veuille parler de plain-pied avec notre pensée…si elle veut être la compagne et l’associé… elle devientpour nous insupportable… et bien vite un objet d’anti-pathie 1. » Mais les Goncourt n’ont point trouvél’« agréable animal » auquel ils auraient pu s’attacher. Lapeur de la femme, aussi inconsistante et inoffensivefût-elle, était trop forte pour qu’ils cherchent vraiment àse l’attacher. Au contraire, tous les prétextes étaient bonspour l’éloigner d’eux. Quand on couche avec unefemme, elle vous « suce la moelle morale 2 ». Et chacunsait qu’un violent exercice physique rend l’hommehébété : « Il y a dans la sueur déperdition del’intelligence 3. »

Plus grave encore, la femme peut faire souffrir, et lesGoncourt pensaient sincèrement que « l’homme quimeurt de mal-amour… souffre plus qu’un homme quimeurt de faim 4 ». Plutôt que de risquer d’être malheu-reux, dépendants, stériles dans leur travail, séparés parune femme, les deux frères choisirent de renoncer paravance au bonheur d’aimer. Pour éviter toute tentation,Jules alla même jusqu’à garder intentionnellement unechaude-pisse 5.

Mais, plus profondément encore, il semble que si lesGoncourt, et particulièrement Edmond, ont tellementtenu les femmes à distance de leur vie, c’est qu’ils crai-gnaient leur propre désir de cruauté. Ils transféraient donc

1. Journal, 21 mai 1857.2. Journal, 19 février 1862.3. Journal, 20 mai 1862.4. Journal, 23 mai 1857.5. Journal, février 1854.

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sur elles leurs fantasmes sadiques. Cela transparaît claire-ment à plusieurs reprises dans leur œuvre. Quand ils fontdire à Jupillon, l’amant de Germinie Lacerteux, que pourlui l’amour est « la satisfaction d’une certaine curiosité dumâle, cherchant dans la connaissance et la possessiond’une femme le droit et le plaisir de la mépriser 1 », n’est-ce pas leur pensée même qu’ils expriment ? Ceci rejoint« l’ambition » enfouie de prendre une femme qui enmérite la peine… et de la « rouer » 2, ou encore le senti-ment au charme indescriptible pour Edmond « d’unefemme honnête menée au bord de la faute qu’on laissevivre avec la tentation et la peur de cette faute 3 ».

Pourtant, les Goncourt s’étaient fait une idée juste del’amour parfait en décrivant celui qui les unissait l’un àl’autre. « Ôtez le côté charnel… c’est ce qui existe entrenous… L’un séparé de l’autre, il y a une moitié de nous-mêmes qui nous manque. Nous n’avons plus que desdemi-sensations, une demi-vie… Le décomplétage et ledépareillement dans l’absence… Ajoutez à la fusion dedeux cœurs la fusion de deux esprits, ce mariage completde tout l’être moral 4. » Quel besoin avaient-ils alorsd’introduire un trouble-amour dans leur couple ?

Curiosité et attirance pour les femmes

Et pourtant la femme fut leur grande affaire littéraire.Le mépris qu’ils affichaient avec tant d’ostentation atti-sait leur curiosité. Les Goncourt voulaient tout savoir deces étranges animaux. Et plus l’origine sociale et le vécu

1. Germinie Lacerteux, 1865.2. Journal, juillet 1862.3. Journal, mars 1887.4. Journal, 15 novembre 1859.

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de celles-ci étaient éloignés d’eux, mieux ils surent lesconnaître et les comprendre.

Une de leurs contemporaines, Juliette Adam, eutraison d’écrire que « les Goncourt ont à tel point fré-quenté et aimé les femmes du dix-huitième qu’ilsdétestent les femmes du dix-neuvième… et ne leurlaissent que la méchanceté, la débauche ou l’imbécillité ».Mais cela ne s’applique à eux qu’en tant qu’hommes. Pasaux romanciers. Mis à part Renée Mauperin, jeune fillede la grande bourgeoisie qui ressemble aux héroïnes demultiples romans et aux femmes qu’ils rencontraientdans les salons, les Goncourt ont avant tout cherché àdécrire des femmes typiques de milieux marginaux oudes victimes de la société d’alors. Des femmes qui trans-cendent leur condition animale comme sœur Philo-mène ; des « femelles » folles de leur corps commeGerminie Lacerteux ; des prostituées comme Élisa.Certes, leur goût du réalisme et du naturalisme n’entrepas pour rien dans leur choix. Pendant qu’ils rédigeaientRenée Mauperin, Jules écrivait à Flaubert : « Nous avonsabordé une jeune fille bourgeoise de face, en plein : onglisse à tout moment dans les œufs à la neige ; et puispeindre la bourgeoisie, c’est faire le tour d’une pièce decent sous, on piétine sur place 1. »

En revanche, peindre des femmes de milieux moinsconventionnels excite leur talent. À la bourgeoise, ils pré-fèrent la théâtreuse, le modèle, la prostituée ou la bonne.« Elles sont toutes là, inspectées par leurs yeux fins,fouillées par le scalpel inclus en leur plume, démontréesjusqu’à l’évidence irresponsables… Le sexe dévoyé deMme Gervaisais, le sexe exalté de la Faustin, le sexe-machine de la fille Élisa, le sexe inemployé de

1. Journal, mars 1863.

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Chérie 1… » Les deux frères ne nous font grâce de rien.Ni des odeurs, ni des sueurs, ni d’aucun déchet humainqui soulèvent le cœur. La saleté est partout où il y a lamisère : « inlavable » dans la prison d’Élisa, « incrustée »dans la chambre de bonne de Germinie.

On leur reprochera d’aller chercher leur inspirationdans les bas-fonds les plus répugnants. On fustigera cette« littérature putride ». Edmond répondit que « c’est dansle bas que l’effacement d’une civilisation conserve lecaractère des choses et des personnes 2 ». Et il ajouta :« parce que je suis un littérateur bien né et que le peuple,la canaille, si vous voulez, a pour moi l’attrait de popula-tions inconnues et non découvertes ».

Ne nous y trompons pas. Ces propos qui fleurent lecynisme et le mépris ne disent pas toute la vérité. LesGoncourt ont aimé ou détesté leurs héroïnes, mais ils nesont jamais restés indifférents, voire objectifs. Ilsrequièrent ou plaident avec leur cœur, au point parfoisde s’identifier avec l’accusée. Germinie Lacerteux, c’estRose, la bonne qu’ils ont aimée à leur manière et qui lesa dégoûtés quand ils ont appris sa double vie, ses rapineset son ivrognerie. Mais Germinie, c’est aussi Rose par-donnée, celle que l’on imagine, celle dont on retrace lecalvaire comme si c’était le sien. Et ce rebut de la société,ce modèle des souillons et de la déchéance, les Goncourtl’aiment comme peut-être ils n’ont jamais aimé per-sonne. Germinie, c’est eux, n’en doutons pas. Et mêmesi Germinie incarne bien des tares féminines dénoncéesdans le Journal, les deux frères oublient peur, mépris etcruauté pour laisser place à la tendresse et à la compré-hension. Jamais plus, par la suite, les deux frères n’aurontces accents d’amour pour une héroïne.

1. Gustave Geffroy : Les Femmes des Goncourt, 1889.2. Journal, 3 décembre 1871.

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Pourtant, quand Edmond rédigera seul La Fille Élisa,en 1878, il retrouvera une dernière fois une sorte de ten-dresse pour la prostituée. Alors qu’il écrivait dans le Journalque la prostitution est l’état naturel de la femme, ils’emploie ici à montrer comment Élisa est acculée parmisère et ignorance à devenir la victime du proxénétisme.Avec la complicité bienveillante d’une société satisfaite deson industrie nationale. Élisa n’est pas née prostituée, ellel’est devenue par nécessité, pour survivre. L’amour pourun jeune soldat, le meurtre puis la condamnation à mortcommuée en peine perpétuelle, tout cela Edmond leracontera avec émotion. Et c’est avec révolte qu’il décrira laprison-pourrissoir où Élisa mourra de chagrin et de silence.Prison qu’il avait pris soin de visiter avec son frère un jourde 1862 à Clermont. L’horrible dans cette prison, disait-il,est la torture philanthropique et morale qui a dépassé lesexcès de la torture physique parce qu’elle est une torturesèche et un supplice qui mutile l’âme et tue la raison, quifait beaucoup de folles tous les ans : « cette torture estle silence 1 ».

À cet instant, Edmond ne condamnait plus la femme,mais la société dans laquelle elle vivait. L’aristocrateEdmond, le Versaillais de cœur pendant la Commune, celuiqui n’avait à la bouche que le terme de « canaille », celui-làmême avait un discours généreux et une indignation pluspropre à l’homme de gauche qu’à celui de droite. Cela nedevait pas durer. Mais il restera à l’actif des Goncourt cesentiment de solidarité pour des femmes misérables aux-quelles ils surent redonner quelque humanité. En ce sens,les deux romanciers furent plus attrayants et intelligentsaussi que les propos des hommes privés ne le laissaientdeviner. Leur talent et leur cœur surent déceler des vérités

1. Journal, 28 octobre 1862.

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sur les femmes dont ils ne se sentaient pas menacés, véritésque leur névrose misogyne refoulait à l’égard de toutes lesautres. Les romanciers savaient être audacieux et compré-hensifs là où les mêmes êtres de chair et de sang étaientcraintifs, étriqués et hargneux. Pour connaître les femmesdu dix-neuvième siècle, nous laisserons donc les hommes àleurs angoisses et ne conserverons en mémoire que certainsromans « féminologues » des maîtres du réalisme.

Ceux-ci prirent bien soin d’expliquer que le réalisme« n’a pas l’unique mission de décrire ce qui est bas, cequi est répugnant, ce qui pue ; il est venu au monde,aussi, pour définir… ce qui est élevé, ce qui est joli, cequi sent bon et encore pour donner les aspects et lesprofils des êtres raffinés et des choses riches ».

Ce second aspect du réalisme qui définit le joli, leraffiné et le riche, les frères Goncourt l’ont expriméquand ils se sont faits les historiens du dix-huitièmesiècle, et particulièrement des femmes de cette époque.Il est vrai qu’ils ne faisaient pas grande différence entreles historiens et les romanciers. Les premiers, disaient-ils,sont « les raconteurs du passé », les seconds, « les racon-teurs du présent » 1.

LES FEMMES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

La passion du dix-huitième siècle

Journalistes de profession, les Goncourt n’étaient pas desprofessionnels de l’histoire. Plus artistes qu’intellectuels,

1. Journal, 24 octobre 1864.

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c’est probablement grâce à leur goût immodéré du bibe-lot et des peintures du dix-huitième qu’ils se prennentd’un amour exclusif pour ce siècle. C’est par l’intermé-diaire de la brocante qu’ils découvrent, vers 1854,l’époque de leur cœur. Ils traversaient volontiers toutParis pour dénicher une estampe, un morceau de robeou un menu du siècle précédent… Ils considéraientqu’au dix-huitième siècle toute l’industrie était un art 1

et que les objets les plus anodins méritaient qu’on lesconserve. Mais cette passion n’était pas seulement esthé-tique. L’objet possédé laissait imaginer le ou la proprié-taire. En regardant une petite montre de femme,Edmond ne pouvait s’empêcher de rêver à l’histoireintime 2 de celle-ci et aux heures tragiques qu’elle avaitpeut-être vécues.

Les Goncourt étaient fascinés par le raffinement etl’esprit du dix-huitième siècle qu’ils considéraientcomme bien supérieurs à ceux du dix-neuvième siècle.Ils trouvaient que « le scepticisme au dix-huitième sièclefaisait partie de la santé 3 » alors qu’il était plein d’amer-tume au siècle suivant ; que les hommes et les femmes« pensaient plus vivement 4 ». Enfin, plus ils étudiaientle dix-huitième siècle et plus ils se plaisaient à découvrirque « son but était l’amusement, le plaisir – comme leprincipe et le but de notre siècle est l’enrichissement 5 ».

Les Goncourt admiraient d’autant plus les grands sei-gneurs qui incarnaient « la folie, le désordre, la dépense,les caprices de l’élégance du vice, la noblesse et la finesse

1. Journal, 28 août 1855.2. Journal, 31 janvier 1890.3. Journal, 15 mai 1866.4. Journal, 14 décembre 1868.5. Journal, 17 octobre 1861.

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de la débauche 1 » qu’ils détestaient leur propre classebourgeoise : raisonnable, hypocrite et regardante. Maisce n’est pas seulement l’esprit du siècle qui les séduisait.Ils préféraient aussi le régime politique de la monarchie,avec son aristocratie, ses hiérarchies et ses privilèges.Dans leur Journal, on apprend qu’ils projetaient d’écrireune préface pour L’État au dix-huitième siècle (livre quine verra jamais le jour), qui devait être « un grand mani-feste contre le libéralisme, le testament des aristocra-ties 2 ». Le projet ne devait pas être si aisé puisqu’ilsajoutaient, comme pour se donner du courage : « Avouernos idées et tout ce que nous pensons intus et incute,proclamer notre conscience historique brutalement,insolemment, sans peur 3. »

Ils ne voulaient rien de moins que nier radicalementtous les bienfaits de la Révolution, « montrer l’énormitéde l’enflure, de la blague, du dénaturement de la presse,des journaux et des livres libéraux, à propos des idées,des principes, des faits même de la Révolution 4 ». Ilshaïssaient 1789 et n’avaient pas de mots assez forts pourfustiger les révolutionnaires, la guillotine et la société quilui avait succédé. Quand ils avaient écrit, en 1858, labiographie de Marie-Antoinette, ils avaient pris le partide la reine contre les barbares et « l’armée de ces Condor-cet qui meurent sans vouloir renier l’orgueil de leurs illu-sions ». En réalité, leur rêve politique s’incarnait dans lamonarchie de Louis XV : « Une monarchie tempérée parde l’esprit philosophique, au fond voilà le gouvernement

1. Journal, 29 janvier 1862.2. Journal, 30 mai 1861.3. Ibid.4. Ibid.

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qu’il me faudrait. Mais je suis bête, ce gouvernement,c’est celui de Louis XV 1 ! »

Pour les Goncourt, le dix-huitième est le siècle françaispar excellence 2. Dédaigné par les historiens parce qu’ilsont craint d’être taxés de légèreté, devenu la proie duroman, du théâtre de vaudeville, le dix-huitième serait,aux yeux de leurs contemporains, « le siècle légendaire del’Opéra Comique 3 ». Les deux frères entendirent luttercontre le mépris et les préjugés des historiens et montrerque la légèreté n’est que « la surface et le masque » de cesiècle méconnu.

Pour cela, ils écrivirent l’histoire « des révolutionsd’État et de mœurs qui constituent ce siècle depuisLouis XV jusqu’à Napoléon 4 ». L’Histoire des Maîtressesde Louis XV mène le lecteur de 1730 à 1775 ; celle deMarie-Antoinette le mène de 1775 à la Révolution. L’His-toire de la société française pendant la Révolution trace lapériode 1789-1794. Enfin, l’Histoire de la société françaisependant le Directoire raconte celle qui va de 1794 à 1800.« Ainsi tout le siècle tient dans ces quatre études, quisont comme les quatre âges de l’époque qui nous a précé-dés et de la France d’où sont sortis le siècle contemporainet la patrie présente 5. »

1. Journal, 25 janvier 1883.2. Préface de La Femme au dix-huitième siècle.3. Ibid. Les Goncourt ont ici un jugement trop sévère. Ils ont oublié

par exemple le grand travail de leur ami Michelet.4. Les Maîtresses de Louis XV, 1860, préface.5. Ibid., p. V-VI.

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Définition restrictive de « la » femmeau dix-huitième siècle

Le titre de l’œuvre des Goncourt est à lui seul révéla-teur. Il s’agit de « la » femme et non « des » femmes,comme s’il pouvait y avoir unité, homogénéité entretoutes les femmes d’une époque. La femme du dix-huitième siècle, aux yeux des Goncourt, est urbaine,voire parisienne. Elle est riche, ou à tout le moins appar-tient aux classes aisées. Plusieurs critiques s’y sont laisséprendre quand ils ont rendu hommage à la diversité destypes de femmes décrites par les Goncourt dans ce livre.Sainte-Beuve s’est émerveillé que les deux frères aientmontré la femme de l’Ancien Régime « à la fois dans sonunité et dans toutes ses variétés sociales 1 ». Certes, lafemme de 1710 n’est pas celle de 1730, 1760 ou 1780.Il est vrai également qu’ils ont fait une distinction entrela femme de cour, la noble de ville, la femme de hautefinance et la bourgeoise, et qu’ils ont fait un sort auxcomédiennes, aux « femmes du peuple » et aux fillesentretenues. Mais de là à dire qu’ils ont traité également« l’histoire des différentes classes du peuple 2 » fémininest une erreur qui dévoile bien la mentalité des hommesdu dix-neuvième siècle. Les Goncourt ou Sainte-Beuvene sont pas seuls en cause. Que l’on parle du « peuple »comme de « la canaille » ou qu’on l’évoque, commeMichelet, avec passion et chaleur, il ne vient à l’idée depersonne que ce peuple n’est pas homogène 3. Pour tout

1. Les Nouveaux Lundis, t. IV, p. 3 à 5.2. Alidor Delzant, Les Goncourt, 1889.3. Georges Lefebvre : La Naissance de l’historiographie moderne,

Flammarion, 1971.

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le monde, c’est un mélange de sans-culottes et de petitebourgeoisie qui ignore le prolétaire et le paysan.

Traitant de la femme au dix-huitième siècle, les Gon-court ne disent pas un seul mot sur la paysanne quireprésentait alors 80 % de la population féminine. Maisil y a plusieurs raisons à ce silence. La bonne d’abord :l’absence de documents écrits et la pauvreté des représen-tations picturales qui n’étaient jamais l’œuvre des paysanseux-mêmes. La mauvaise raison, probablement la plusdéterminante, fut qu’à leurs yeux le paysan et sa moitién’étaient pas des humains à part entière. Ils ne valaientdonc pas la peine qu’on s’y arrêtât. Ils ne consacrèrentque deux ou trois pages moqueuses à leur nouvelle situa-tion après 1789 1, et trois lignes dans le Journal qui endisent long. Les paysans à famille nombreuse sont com-parés aux lapins qui n’ont qu’une notion diffuse de leurportée 2. Comme la majorité des femmes, les paysanssont plus proches de l’animalité ou de l’enfance que del’humanité adulte. Quant aux paysannes…

Sur les douze chapitres qui constituent La Femme audix-huitième siècle, un seul, ou plus exactement unepetite partie du chapitre VII, est consacré à la femme dupeuple. L’autre partie étant réservée – la contiguïté n’estpas innocente – à la « fille galante » ou, en d’autrestermes, à la putain. Onze pages seulement sur plus dequatre cents pour décrire les mœurs, la mentalité et lavie des Parisiennes qui travaillent durement. Dès les pre-mières lignes, le lecteur saisit l’idéologie des Goncourt :« Que l’on descende des tableaux de Chardin aux scènesde Jeaurat… à toutes ces peintures grasses de la rue…

1. Histoire de la société française pendant la Révolution, 1855, p. 84à 86.

2. Journal, 27 juillet 1871.

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une femme se dessinera au-dessous de la petite bourgeoi-sie, tout au bas de ce monde, et comme en dehors dudix-huitième siècle, une femme qui semblera d’une autrerace que les femmes de son temps 1. »

La prolétaire du dix-huitième siècle est placée si basdans la hiérarchie sociale qu’elle semble étrangère àl’humanité de ce siècle (ou à l’espèce humaine toutcourt). C’est le travail qui la distingue d’abord physique-ment des autres femmes, au point, nous dit-on, deparaître appartenir à une autre race. « Dans les rudesmétiers de Paris, dans les commerces en plein vent, dansles durs travaux qui forcent les membres de la femme autravail de l’homme […] un être apparaît qui n’est femmeque par le sexe, et qui est peuple avant d’être femme 2. »Par « peuple » les Goncourt entendent « silhouette forte,carrure hommasse, grossièreté virile », le contraire del’élégance, du raffinement et de la beauté. Une masculi-nité particulière à laquelle les hommes de la noblesseéchappent, mais qui caractérise la femme de peine.

Au moral comme au physique, la femme du peuple està peine dégrossie […] au centre même des lumières et del’intelligence, elle est […] un être dont la cervelle ne ren-ferme pas plus d’idées qu’une Hottentote, un être enfoncédans la matière et la brutalité 3…

La femme du peuple est donc une abrutie, un être àpeine pensant. Disons-le : elle appartient à la race dessauvages, dont chacun sait qu’ils sont à la fois des bruteset des enfants. Si parfois la femme du peuple s’attendrit

1. La Femme au dix-huitième siècle, chap. VII, p. 293. Soulignépar nous.

2. Ibid.3. Ibid., p. 293-294.

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ou s’indigne, c’est comme cela, en passant, sans en com-prendre bien les raisons. Son cœur est trop endurci parles rigueurs de la vie quotidienne pour que de vraiesémotions puissent s’exprimer. La femme du peuple aaussi un langage particulier qui la distingue du reste dela gent féminine : « celui de la violence et des coups ».Ses enfants « grandissent dans la terreur de ces mainstoujours levées pour frapper 1 », et elle-même connaît dedures batailles avec son mari.

La consolation, la force morale et la résistance phy-sique, « ces femmes de la populace les demandent à cefeu qui les soutient […] à l’eau-de-vie 2 ». L’ivrognerieest donc leur grande fête, le moyen de l’abrutissementqui leur permet d’oublier leur condition. Inutile d’allerplus loin. Chacun aura compris que la femme du peuple,« créature disgraciée et flétrie », n’est ni une vraie femmeni un homme digne de ce nom, mais une bête dont ilfaut se méfier. D’ailleurs, les Goncourt citent complai-samment un propos du prince de Ligne disant que lesfemmes du peuple de Paris étaient la terreur des étran-gers. Propos si caricatural qu’il fait sourire ou qu’il agace.Mais, dans les deux cas, il est bien révélateur de l’idéolo-gie d’une grande partie des penseurs du siècle précédent.Entre l’hymne à la gloire du peuple de Michelet et lemépris hautain pour la populace, le dix-neuvième siècles’est complu dans les stéréotypes les plus grossiers. Il vadonc de soi que le portrait de la femme du peuple estplus révélateur de la pensée politique des Goncourtqu’informateur de la réalité populaire du dix-huitièmesiècle.

1. La Femme au dix-huitième siècle, chap. VII, p. 294.2. Ibid., p. 295.

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La femme de la bourgeoisie n’est guère mieux définiedu point de vue social et économique par les deuxauteurs. Cependant, on sait, dès les premières lignes duchapitre VI qui lui est consacré, que la bourgeoise, c’estd’abord la mère. La bonne mère « dévouée et labo-rieuse 1 » qui donnera naissance au dix-neuvième siècle àcette « idolâtrie de la maternité 2 » qui exaspère les Gon-court. Pour mieux décrire la « mère bourgeoise », ils ontlonguement contemplé les œuvres de Chardin, peintrede l’intimité de la bourgeoise. Ils y ont vu que, contraire-ment à l’aristocrate, la bourgeoise élevait elle-même safille, sans l’aide d’aucune mercenaire. Elle lui donne àmanger, l’habille, la coiffe, lui enseigne la couture et lecatéchisme. Les gravures de Chardin évoquent un bon-heur tranquille, et surtout une maternité heureuse. LesGoncourt, à juste titre, ont été frappés par l’immensedifférence entre la mère bourgeoise et l’aristocrate, quin’a presque jamais de contact avec son enfant 3 et donton sent qu’il est plutôt une charge qu’un plaisir dont ilfaut profiter. Ils ont donc risqué une interprétation decette différence qui semble convaincante : « La maternité[bourgeoise] n’a pas de fausse honte : elle aime à lesaimer, à les aimer de tout près. D’ailleurs, aux mèresbourgeoises, les enfants ont moins coûté qu’aux autres :elles n’ont pas été obligées de se retrancher de leurs plai-sirs, de ne plus vivre pour donner “la vie à ces importunspetits êtres”. Habituées qu’elles sont au foyer, l’enfante-ment n’a pas été pour elles un sacrifice, et le rôle demère, au lieu d’être une charge, est comme le devoir qui

1. Ibid., chap. VI, p. 267.2. Journal, 8 janvier 1861.3. La Femme au dix-huitième siècle, chap. I, p. 59.

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les récompense de l’accomplissement de leurs autresdevoirs 1. »

C’est donc la présence affectueuse auprès de l’enfantqui caractérise la mère de la bourgeoisie. C’est elle l’éduca-trice et l’institutrice de sa fille. Celle qui transmet lesvaleurs de sa classe et le modèle féminin qui convient. Cemodèle est double, car la vie de la bourgeoise est partagéeen deux moitiés : « L’une était donnée à l’étude des artset des talents de la femme, l’autre aux travaux manuels,aux soins, aux fatigues domestiques d’une servante 2. »

Selon le moment de la journée, la jeune fille apprendl’art de danser en belle robe, ou à faire le marché et lacuisine, cette fois en tablier. Existence terre à terre quitouche par instants aux mœurs et aux élégances de lanoblesse.

Mais on n’aura pas été sans remarquer que le proprede la bourgeoise est d’être constituée de deux partieshétérogènes. Elle est à la fois femme et servante, commes’il y avait là rapprochement entre deux états antino-miques. Pour les Goncourt, le propre de la femme nesaurait être la ménagère. Et même, on peut se demandersi la servante, à leurs yeux, mérite encore le titre defemme. On s’aperçoit alors qu’il n’y a de vraie femmeque débarrassée des servitudes matérielles, donc écono-miques. Que le propre de la féminité réside dans l’élé-gance, la grâce, la possession des arts et d’un certainsavoir. Tout travail qui n’est pas gratuit, donc tout ce quin’est pas « jeu » et activité désintéressée, ravale la femmeau niveau d’une créature inférieure.

On comprend mieux la détestation des deux frères pourla bourgeoise du dix-neuvième siècle, qui n’est plus l’être

1. Ibid., chap. VI, p. 268.2. Ibid., p. 273.

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à deux têtes du dix-huitième siècle. La femme du dix-neuvième siècle n’a conservé, de la précédente, que l’intérêtpour les biens matériels et a abandonné toute envie decopier l’aristocrate luxueuse, talentueuse et désintéresséequi n’existe plus. Inversement, on saisit tout l’intérêt queles Goncourt portent aux aristocrates de l’Ancien Régime.Elles représentent à elles seules la quintessence de l’authen-tique féminité. Les autres, ce sont des femelles 1.

Le propre de ces femmes achevées, c’est d’abordl’intelligence qui fait de l’humain une créature à part. Enregardant les pastels de La Tour, les Goncourt s’extasientsur les visages de femmes : « Le front médite. L’ombred’une lecture ou la caresse d’une réflexion y passe, enl’effleurant. L’œil vous suit du regard comme il vous sui-vrait de la pensée. La bouche est fine, la lèvre mince. Ily a dans toutes ces physionomies la résolution et l’éclaird’une idée virile, une profondeur dans la mutineriemême […] ce mélange de l’homme et de la femme 2… »Leurs portraits révèlent aussi la pénétration, le sang-froid, l’énergie spirituelle et l’expérience de la vie, toutcela avec un sourire sur les lèvres.

Grâce à l’ambition, à la volonté et à l’étude, elles sesont élevées au « maniement des intérêts et des événe-ments les plus graves 3 ». Elles ont, à leur façon, orientéla politique, l’esprit et les mœurs de leur pays. « Élo-quence, intelligence, discernement du nœud des ques-tions, éclairs du raisonnement […] tous ces donsobéissent, chez ces femmes, à une force supérieure 4… »Mais la science suprême de ces femmes du dix-huitième

1. Journal, 13 octobre 1855 : « La femme du monde seule estfemme ; le reste, des femelles. »

2. La Femme au dix-huitième siècle, chap. IX, p. 377.3. Ibid., p. 378.4. Ibid., p. 383.

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siècle est la connaissance des hommes qui leur permetde creuser tout ce qui est apparence, de saisir les motiva-tions et de les influencer. Ainsi les femmes sont-ellesarmées pour dominer les hommes, qui demeurent desjouets entre leurs mains. Maîtresses au foyer, elles le sontaussi de leur cœur, de leur esprit et de leur humeur.

Mais l’intelligence des femmes ne leur donne pas seule-ment les moyens de la domination intellectuelle, spiri-tuelle et morale. Elle s’exprime aussi, comme chezMme d’Épinay, douée d’un sens critique exceptionnel,dans l’art subtil de la conversation, « ce talent indéfinis-sable, sans principes, naturel comme la grâce, ce géniesocial de la France 1 ». Sachant en écarter le pédantisme etla dispute, elles en font le plaisir exquis que tous sedonnent et reçoivent. La conversation « glisse, monte, des-cend, court et revient ; la rapidité lui donne le trait, laprécision la mène à l’élégance 2 ». De même, la femme del’Ancien Régime connaît l’art subtil de la lettre qui saitgarder de la causerie « le tour et le bavardage, l’étourdisse-ment et l’heureuse folie ». Mme de Créqui, Mme de Bouf-flers et beaucoup d’autres excellaient dans la philosophieépistolaire où « la pensée règne et maîtrise l’imagination ».

Grandes lectrices par-devant l’Éternel, ces femmeseurent une culture littéraire, politique et philosophiquetout à fait exceptionnelle. Grâce à cet amour de laculture, elles pouvaient prétendre à être écrivains elles-mêmes ou muses de l’écrivain et, à coup sûr, « le juge, lepublic souverain des lettres 3 ». Elles régnaient sur lethéâtre en faisant lire, jouer et applaudir. Elles décidaientdu succès d’un peintre, et « de Watteau à Greuze, pas un

1. Ibid., p. 390-391.2. Ibid., p. 391.3. Ibid., p. 397.

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grand nom ne s’élève, pas un talent, pas un génie n’estreconnu, s’il n’a eu le mérite de plaire à la femme 1 ».

Il est donc facile aux Goncourt de conclure que« l’âme de ce temps, le centre de ce monde, le point d’oùtout rayonne, le sommet d’où tout descend, l’image surlaquelle tout se modèle, c’est la femme 2 », si l’on prendla peine d’ajouter qu’elle n’appartient qu’au sommet dela classe dominante.

Si petit que soit leur nombre, les Goncourt considèrentqu’elles furent l’origine des événements, la source de touteschoses. Elles ont imposé aux hommes leurs désirs, leursidées, leur ton et même leur langue. Elles ont ordonné àla cour, donné des instructions aux ministres, influencé lesrois et commandé jusqu’aux défaites de l’armée française.Leur pouvoir immense et secret fit dire à Montesquieuqu’« elles forment une espèce de république, un nouvelÉtat dans l’État 3 ». Le dix-huitième siècle fut donc le sièclede la toute-puissance de la femme. Un moment exception-nel dans notre histoire où l’on doit interroger les femmespour comprendre, sinon les valeurs de toute la société, dumoins celles de sa classe dominante.

Une société vue à travers les mœurs féminines

Les Goncourt étaient si convaincus de l’importancemajeure des femmes de l’Ancien Régime qu’ils commen-cèrent l’étude des mœurs du dix-huitième siècle par celivre sur les femmes. Ils avaient projeté de le faire suivrepar trois autres ouvrages sur la même période : L’Homme,

1. Ibid., p. 399.2. Ibid., p. 373.3. Lettres persanes.

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L’État, Paris. Mais le projet n’eut pas de suite, probable-ment parce qu’ils avaient dit l’essentiel en parlant desfemmes.

C’est avec la même conviction qu’ils étudièrent lesrègnes des deux rois. « C’est par l’histoire des maîtressesde Louis XV que nous avons essayé l’histoire du règnede Louis XV ; c’est par l’histoire de Marie-Antoinetteque nous avons essayé l’histoire du règne deLouis XVI 1. » Si le projet paraît simplet aux yeux del’historien actuel, il n’en révèle pas moins un intérêtmajeur pour les femmes de cette époque. Dans le Jour-nal, les Goncourt affirment formellement que « toutesles forces mâles, toute la virilité de tête [du dix-huitièmesiècle] ont été à la femme 2 ». Et même si la loi étaitcontre elle, jamais elle n’a plus régné en tout et partout.« Cette observation est la clé de la vérité sur l’histoire dudix-huitième siècle, le plus grand exemple du néant deslois et de la domination des mœurs 3. »

Les Goncourt se sont donc livrés à une étude exhaus-tive des mœurs de l’aristocratie de cette époque. Aucuntrait important, aucun détail ne leur échappe. Et le lec-teur ne peut être qu’enchanté d’une lecture aussi vivante.Sans vouloir déflorer l’intérêt du livre, on peut s’arrêterun instant sur trois aspects des mœurs de ces femmesqui sont autant de valeurs clés du dix-huitième siècle.

D’abord elles montraient un goût frénétique de l’élé-gance, c’est-à-dire du bon ton. Élégance du cœur et del’esprit, mais aussi, bien sûr, celle de l’apparence. LesGoncourt n’ont pas consacré inutilement près de

1. Les Maîtresses de Louis XV, préface, p. VI.2. Journal, 26 janvier 1865.3. Journal, 13 juillet 1862.

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soixante pages à la beauté et aux modes 1, à leur évolu-tion de la Régence à Louis XVI et à la signification socio-logique, voire politique, de celle-ci. On aurait tort demépriser le passage sur le rouge à joue ; la longue des-cription de l’évolution de la forme et de l’ampleur dupanier indispensable aux toilettes féminines ; les rapportsde la mode et de l’actualité ; et enfin l’histoire et la signi-fication des coiffures. Tout cela est révélateur des mœursd’une société à la fois élégante et élitiste. Lorsqu’unenouveauté n’est plus l’apanage des happy few, ons’empresse de l’abandonner pour une autre. Tout l’efforttend vers la distinction. Chacune veut inventer, le tempsde créer l’envie, d’être copiée, et abandonner la modenouvelle qui du coup n’en est plus une. On cherche defaçon immodérée à être le point de mire des autres, etpour cela tout est bon, même le ridicule…, même lesérieux aussi. Dans ce siècle féru de sciences et de tech-niques, il est de bon ton de tout savoir. La femme dumonde ne raterait à aucun prix son cours de statique.Elle court d’une imprimerie d’aveugles à l’expositiond’un tableau avec le même enthousiasme. Ces femmesont une soif de connaissance inépuisable. Même si celle-ci n’est souvent que superficielle, beaucoup d’entre ellesfurent d’authentiques savantes, versées dans les sciencesles plus abstraites. Elles s’intéressaient à la physique, lachimie, l’électricité et même la médecine avec une curio-sité insatiable. Le siècle des Lumières n’est pas seulementcelui du génie masculin. « L’universalité de toutes lesconnaissances, l’encyclopédie de tous les talents, tel futce rêve de la femme du dix-huitième siècle 2… » Et si lenom de ces femmes s’est progressivement effacé de nos

1. La Femme au dix-huitième siècle, chap. VIII.2. La Femme au dix-huitième siècle, chap. X, p. 422.

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mémoires, nous n’oublions pas que ce sont elles quisecoururent et firent connaître les uns et les autres. Ellesréunissaient les meilleurs esprits dans leurs salons et fai-saient les élections à l’Académie. Si ces femmes n’avaientété de brillants esprits, peut-on croire un instant quedes hommes comme Rousseau, d’Alembert et beaucoupd’autres auraient autant recherché leur protection etleur suffrage ?

Enfin, mis à part son élégance et ses lumières, lafemme de l’Ancien Régime s’est distinguée par uneliberté qui fit cruellement défaut à ses sœurs des autrestemps et classes sociales. L’aristocrate connaissait unetotale liberté de mouvement. Allant et venant au gré deses désirs et de ses curiosités, l’époux convenable n’auraitpas osé lui en demander explication. Les femmesn’avaient pour maître que la mode qu’elles contribuaientà créer et qu’elles imposaient aux hommes. Pour le reste,elles étaient libres de leur corps, de leur esprit et de leurcœur. Il est impossible d’évoquer l’aristocrate en voguesans parler de sa liberté sexuelle et de l’évolution de lasociété à cet égard.

Les Goncourt eurent raison d’insister sur le change-ment des valeurs amoureuses qui jalonnent l’histoire dudix-huitième siècle. Et d’opposer la passion théorique quiest encore en vogue à la mort de Louis XIV à l’amour-volupté du règne de Louis XV. Aux précieuses, encoresoumises à l’autorité masculine, succédèrent des femmeslibres d’aimer comme elles l’entendaient. Le pouvoirroyal et marital n’est plus si absolu qu’on veut bien ledire. Le roi et le mari subissent davantage les valeursféminines qu’ils n’imposent les leurs aux femmes. À lireles mémoires et les correspondances du temps, on estmême surpris de l’extrême libéralité des mœurs. Nonseulement l’époux, légalement tout-puissant, ne proteste

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plus contre les incartades de sa femme, mais il en est,pour ainsi dire, l’initiateur. Il la veut libre de toute pas-sion à son égard pour vivre lui-même au gré de sesenvies. Pudeur et attachement s’évanouissent au pointqu’on rougirait plutôt de ses sentiments comme d’unsigne d’aliénation.

Cependant, à défaut du mari, la femme de l’AncienRégime eut d’autres objets d’amour. Certaines qui sevoulaient pures s’attachèrent à un « enfant » qui n’étaitpas le leur. C’est l’époque des chérubins qui jouent surles genoux des femmes et dont la séduction se cachesous l’innocence de l’âge. Tel petit musicien, tel gentilchevalier sont aimés à la folie comme des jouets. Maisbientôt « l’enfant » devient adolescent, exige plus decaresses qu’on lui refuse, peut-être, et disparaît de l’uni-vers de la dame. D’autres sont séduites par « de plusgrands enfants », les petits officiers à la virilité naissante.Même si elles s’en défendent, ces femmes ont aimé lesjeunes gens d’une amitié qui n’était pas si pure. Le désirest partout, même à l’égard de l’enfant. Quand la modefut à l’amitié pour une autre femme, il est impossibled’ignorer l’homosexualité latente qui y présida. Le coupled’amies passe l’essentiel du temps ensemble : elles semurmurent à l’oreille, s’enlacent et s’embrassent à touteoccasion devant le monde. Marie-Antoinette et la prin-cesse de Lamballe ne furent pas des exceptions scanda-leuses. Bien d’autres femmes connurent toutes lesdouceurs de l’amitié féminine.

Il est certain que les aristocrates du dix-huitième siècleont joui de libertés auxquelles ni celles du dix-septièmeni celles du dix-neuvième n’eurent accès. La société fai-sait plus que les tolérer. Elle les encourageait parce qu’ellese faisait de la femme une image bien différente de celledes autres siècles. La femme n’était plus une enfant à

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protéger ; elle n’était pas encore enfermée dans son rôlede mère, seul statut qui lui valait le respect du dix-neuvième siècle. Elle (la femme des classes dominantes)était à de multiples égards l’égale de l’homme, une parte-naire plutôt qu’une assistée, une femme aux activités mul-tiples dont le monde ne s’arrêtait pas aux portes de lanursery.

Il reste que bien des femmes, parmi les plus lucides,éprouvèrent un terrible sentiment d’échec et d’inutilité.Même si elles tissaient les fils de la gloire masculine,conseillaient le roi, et se mêlaient de philosophie, depolitique et de batailles, ces femmes n’agissaient qu’indi-rectement et dans les limites assignées par les hommes.Elles régnaient sur les mœurs, mais n’avaient d’accèsdirect à aucun des grands pouvoirs : politique, écono-mique et scientifique.

Faute de pouvoir réaliser pleinement leurs ambitions,nombre d’entre elles furent atteintes d’un mal incurable :l’ennui. Les unes, comme Mme du Deffand, en firentun objet de méditation ; d’autres, plus nombreuses, enéprouvèrent des vapeurs ; d’autres, enfin, commeMme d’Épinay, cherchèrent un exutoire dans les joies dumaternage. Beaucoup d’entre elles ont dû penser, commeSimone de Beauvoir, qu’elles avaient été flouées.

Les Goncourt ont clos leur enquête en 1789, car làs’arrête la domination que les femmes ont exercée sur lasociété. Edmond fit savoir dans le Journal qu’il n’éprou-vait pas grande sympathie pour elles, en raison « de leurpositivisme et de leur scepticisme 1 ». N’est-ce pas plutôtparce qu’il les accuse, en la personne des maîtresses de

1. Journal, 12 novembre 1876.

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Louis XV, d’avoir « tué la royauté en compromettant lavolonté ou en avilissant le Roi 1 » ?

La sévérité d’Edmond à l’égard de ces femmes, prèsde quinze ans après la rédaction du livre, ne reflète pasl’esprit dans lequel ils le rédigèrent. À lire La Femme audix-huitième siècle, on est convaincu de leur sympathiepour elles. Mieux, on a le sentiment qu’elles seulesincarnent la féminité dans toute sa grandeur.

LES GONCOURT HISTORIENS

De 1854 à 1870 (mort de Jules), les deux frères consa-crèrent près d’une dizaine d’ouvrages au dix-huitièmesiècle. Par la suite, Edmond écrivit quatre biographies,dont trois portraits d’actrices et un autre d’Antoine Wat-teau. Bien qu’ils n’aient cessé de protester contre lepillage dont ils avaient été l’objet par leurs contempo-rains 2, leur œuvre historique est presque restée lettremorte. Personne n’a réellement porté attention à leursrecherches, encore moins à leurs propos sur l’histoireelle-même. Pourtant, bien qu’ils se réclament d’AugustinThierry et d’Alexis Monteil qui se proposaient « larecherche et la discussion des faits sans autre dessein quel’exactitude 3 », les Goncourt se présentaient comme lesfondateurs d’une nouvelle histoire.

1. Les Maîtresses de Louis XV, préface, p. XIV.2. À les croire, Lescure, Saint-Victor, Nolhac et d’autres ne purent

écrire sur Marie-Antoinette ou la Pompadour qu’en empruntantl’essentiel de leur travail. Cf. Journal, 21 janvier 1868.

3. A. Thierry dans : Histoire de la formation et des progrès du tiersétat, 1850. Thierry fut, avec Barante, le fondateur de l’histoirenarrative.

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La nouvelle histoire

À deux reprises les Goncourt ont expliqué leurapproche personnelle de la réalité historique et ont définiles buts qu’ils s’étaient assignés. Il est certainement exces-sif de les comparer à Hegel, car il leur manque la dimen-sion philosophique qui fit la grandeur de ce dernier.Mais, comme lui, les Goncourt procédèrent à une étudecomparée de l’évolution de la réalité et du discourshistorique.

Ils ont bien vu que telle période de l’histoire deshommes renvoie à un type de pensée déterminé quiengendre aussi une certaine façon de raconter l’histoire.Même s’ils se sont trompés sur le sens de celle-ci, et qu’ilsont omis de prendre en considération un certain nombrede vecteurs jugés aujourd’hui essentiels, il reste à leurcrédit le mérite d’avoir pensé l’histoire.

Dès la publication des Portraits intimes du dix-huitièmesiècle (1857-1858), ils ouvrent l’ouvrage par une préfaceen forme de manifeste qui annonce la naissance d’unenouvelle histoire « psychologique et individuelle ».« Quand les peuples se forment, l’histoire est drame ougeste. Qu’elle soit fable, qu’elle soit roman, l’histoire estaction 1. » Qu’elle raconte Hercule ou Roland, elle ditl’homme dans le mouvement, dans l’exercice de sa force ;« elle le présente en ses dehors ». Mais quand le mondes’apaise, et qu’autour de l’homme les choses ont perduleur violence, « l’idée désarme le fait », la psychologienaît. L’homme écoute en lui. L’histoire va donc du hérosà l’homme, de l’action au mobile, du corps à l’âme.

« Les siècles qui ont précédé ne demandaient à l’histo-rien que le personnage de l’homme et le portrait de son

1. Préface.

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génie. L’homme d’État, l’homme de guerre… le grandhomme de science étaient montrés seulement en leurrôle et comme en leur jour public… Le dix-neuvièmesiècle demande l’homme, qui était cet homme d’État,l’âme qui était en cet acteur 1. » Le devoir nouveau del’historien est une science sans dédain qui descend à tousles détails sans s’amoindrir. Cette « histoire intime »qu’ils appellent aussi « l’histoire humaine » se targue desagacité déductive et prétend appliquer dans sondomaine le principe organiciste du zoologiste Cuvier. Ilsvoulaient en effet « reconstruire le microcosme humainavec un grain de sable », c’est-à-dire un bout de robe oude menu, un outil, une peinture de l’époque.

Dans la préface des Maîtresses de Louis XV (1860), lesGoncourt développèrent plus avant leur théorieembryonnaire de l’histoire. Ils ne distinguaient plusdeux, mais quatre grandes étapes dans l’évolution del’histoire. L’origine du discours historique serait contem-poraine du début de « l’agrégation des hommes » etaurait eu la curiosité et la crédulité de l’enfance. Tout yest énorme, car l’imagination est à l’œuvre dans ses pre-mières chroniques, dont le type est le conte épiquepropre à l’âge légendaire de la Grèce. Ensuite, avec lanaissance de la patrie, du droit et de la politique, laparole et l’éloquence ont remplacé le chant et l’imagina-tion. Le conte devint « discours », comme dans la Romerépublicaine. Puis la patrie s’est incarnée dans un homme(par exemple le roi), et l’histoire, en le peignant, montre« la conscience même du genre humain 2 ». Enfin, der-nier type d’histoire dont les Goncourt se veulent les pré-curseurs : l’histoire sociale et humaine qui « embrassetoute une société dans son ensemble et ses détails ».

1. Portraits intimes du dix-huitième siècle, préface, p. VI-VII.2. Les Maîtresses de Louis XV, préface, p. VIII.

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Cette nouvelle histoire ne s’intéresse plus seulementaux actes officiels des peuples, aux symptômes publicsd’un État, aux guerres ou aux traités de paix. Elles’attache à l’histoire oubliée ou dédaignée par l’histoirepolitique. Elle sera donc l’histoire privée d’un siècle oud’un pays, des révolutions morales de l’humanité, desformes temporelles ou locales de la civilisation. Elle dirales idées d’un monde, d’où sont sorties ses lois, et lecaractère et les mœurs des nations. « Pour peindrel’humanité en pied 1 », elle n’hésitera pas à pénétrer dansles intimités et ne négligera aucun détail pour ressusciterle passé. Elle procédera par « l’observation de la vie indi-viduelle et de la vie collective, par l’appréciation deshabitudes, des passions, des idées, des modes moralesaussi bien que des modes matérielles, car nous voulonsreconstituer tout un monde disparu, de la base ausommet, du corps à l’âme 2 ».

Tel était le manifeste détaillé de leur nouvelle histoire.On peut dire qu’ils mirent tout en œuvre pour réaliserle programme ainsi défini. Pour cette reconstitution, tousles témoignages, tous les documents furent pris en consi-dération. Ils les cherchèrent à trois sources principales.D’abord l’imprimé. Les Goncourt lurent les histoires del’époque, les dépositions personnelles, les historio-graphes, les mémorialistes, les romanciers, auteurs dra-matiques, conteurs et poètes comiques. Ils ne négligèrentni les journaux, ni « ces feuilles éphémères et volantesque sont les brochures, sottisiers, pamphlets, gazetins,factums 3 », ni les papiers des greffes, les échos des procèsou les mémoires judiciaires. Mais l’imprimé ne leur suffit

1. Ibid., p. X.2. La Femme au dix-huitième siècle, préface, p. 58.3. Les Maîtresses de Louis XV, préface, p. VII.

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pas : ils allèrent aussi aux manuscrits et lurent les confes-sions inédites et les lettres autographes.

Enfin, sachant qu’un « siècle a d’autres outils de survieet d’autres monuments d’immortalité 1 », ils s’attachèrentaux objets d’art et aux outils des industries de l’époque.Le bronze, le marbre, le bois, le cuivre, la laine, la soie,le ciseau des sculpteurs, le burin des graveurs, le compasdes architectes sont autant de témoignages précieux pourl’historien des mœurs.

Les Goncourt ont bien travaillé. Dans l’Histoire de lasociété française pendant la Révolution (1854), ils affir-mèrent avoir déjà consulté près de quinze mille docu-ments : « c’est dire que derrière le plus petit fait avancé…il est un document du temps… c’est dire que cette his-toire intime appartient, sinon à l’histoire grave, au moinsà l’histoire sérieuse ».

Pour réunir documents et objets, les Goncourt cou-raient les collectionneurs de brochures ou d’estampesauxquels ils achetaient ou empruntaient les trésors. Bibe-lotiers, ils recherchaient inlassablement les objets d’art dela vie privée du dix-huitième siècle, et particulièrementceux à l’usage de la femme 2. Ils aimaient la bibliothèquedu Louvre 3 et les Archives nationales 4, mais dédai-gnaient quelque peu la Bibliothèque nationale 5, bienqu’il leur arrivât d’y expédier un ami pour leur copierdes documents 6.

1. Ibid.2. Journal, 31 janvier 1890.3. Journal, 13 décembre 1857.4. Journal, 23 octobre 1877.5. A. Billy, dans Les Frères Goncourt, rappelle que la B.N. était loin

d’offrir les ressources d’aujourd’hui et que les livres et documentsn’étaient communiqués qu’au prix de mille difficultés.

6. Ibid., p. 71.

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Leur goût de l’inédit et de l’inexploré était si fort qu’ilspassaient de longs moments à la recherche de lettresautographes qui révélaient « la tête et le cœur de l’indi-vidu 1 », ses penchants, ses idées et son humeur. Ils cou-raient tout Paris pour consulter des collections privées etacheter dans les ventes 2. Tout cela leur coûtait beaucoupd’argent et mille fatigues. À l’occasion de la publicationdes Portraits intimes, ils notent laconiquement dans leJournal : « Vendu trois cents francs à Dentu : ce n’est pasle prix de l’huile et du bois brûlés ; deux volumes pourla fabrication desquels nous avons acheté deux ou troismille francs de lettres autographes 3. »

Le mépris des critiques pour leur « petite histoire »

Mis à part quelques rares articles élogieux pour leurMarie-Antoinette, et La Femme au dix-huitième siècle 4,l’ensemble de la critique fit plutôt la fine bouche, et lesGoncourt ne connurent pas le succès qu’ils escomptaientpour leurs travaux historiques. Ils se brouillèrent avec« le parti des universitaires, des académiques, des faiseursd’éloges des morts, des critiques, des non-producteursd’idées, des non-imaginatifs, choyés, gobergés, pension-nés, logés… 5 ».

Les faibles tirages de la plupart de leurs ouvrages d’his-toire furent ressentis cruellement. En tant que précurseurs

1. Portraits intimes…, préface, p. VIII à XI.2. Journal, février 1854 : ils emportent quatre cents brochures d’un

coup de chez M. Perrot, un pauvre collectionneur.3. Journal, 25 décembre 1856 et 16 novembre 1858.4. Sainte-Beuve écrivit un bon article dans Le Constitutionnel du

1er décembre 1862.5. A. Billy, op. cit., p. 76.

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d’une nouvelle méthode historique, ils se croyaient incom-pris du grand public. Ils s’en moquèrent, non sans amer-tume, dans le Journal : « Il faut au public des corpsd’ouvrages solides et compacts où il revoie des gens qu’ila vus, où il entende des choses qu’il sait déjà : les chosestrop peu connues l’effarouchent, les documents toutvierges l’effraient. Une histoire comme je la comprends…dans une longue série de lettres autographes et de docu-ments inédits, servant de prétexte à développer tous lescôtés du siècle, une histoire neuve, fine…, ne me rappor-tera pas le quart d’une grosse histoire, où mon plan seranettement écrit sur le titre et où j’aurai à patauger despages entières dans les faits connus… 1 »

Dans la préface de l’Histoire de la société française pen-dant le Directoire (1855), les Goncourt résumèrent lescritiques qui leur avaient déjà été adressées : un goûtexcessif pour le détail et l’anecdote, un intérêt presqueexclusif pour Paris au détriment de la province, enfin desopinions politiques trop évidemment aristocratiques. Cedernier point leur valut, de Victor Hugo, une lettre à lafois élogieuse et critique. Après avoir lu La Femme audix-huitième siècle, il leur écrivit : « C’est vraiment uneœuvre noble et charmante, d’un attrait extrême. J’ai luvotre livre, je le relirai… Vous ne satisfaites pas toujoursma mauvaise humeur de solitaire contre les méchancetéset les injustices, mais tant pis pour moi ! Votre affaire àvous c’est d’être des peintres vrais et fins, des philosophessouriants et en même temps des historiens. Pourquoiexiger l’apôtre ou le prophète là où l’historien estcomplet. »

Il est vrai que les Goncourt furent peu préoccupés parles malheurs du peuple et les injustices dont il fut la

1. Journal, 16 mars 1857.

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principale victime. Leur intérêt était ailleurs, commel’indique une note du Journal : « Un temps dont on n’apas un échantillon de robe et un menu de dîner, l’his-toire ne voit pas vivre. » Cette boutade fut prise au piedde la lettre par leurs contemporains qui virent là l’ultimepreuve d’une conception bien futile de l’histoire. Or,depuis la Restauration, un nouveau type d’histoire s’étaitdéveloppé en France qui s’opposait radicalement auxconceptions des deux frères. Les libéraux cherchaientdans le passé des armes pour lutter contre la réaction.Leur histoire était volontairement militante, comme lemontrent les ouvrages de Thierry, de Guizot ou deMignet. Remplis de maximes politiques, ces livres étaientdes plaidoyers ou des réquisitoires. Aux yeux de Miche-let, le plus grand d’entre eux, c’est le peuple qui est lemoteur de l’histoire et non les maîtresses de Louis XV.C’est lui qui mérite donc l’admiration et le travail del’historien, plus que toute autre classe sociale. Là reposela critique la plus juste que l’on puisse adresser aux Gon-court. Aveuglés par leurs options politiques, ils ontméconnu le sens et le sujet de l’histoire traditionnelle.

Englobant le fond et la forme, l’idéologie et laméthode, nombre de commentateurs leur reprochèrentde faire une histoire par trop frivole. Aux regards deshistoriens « sérieux », l’importance accordée au concret,aux petits faits jugés triviaux était indigne de Clio. Onne pouvait pas se dire historien et consacrer des dizainesde pages à l’évolution de la toilette féminine, du rouge àjoue ou de la coiffure.

Les Goncourt eurent beau répondre qu’ils se situaientdans la lignée des anecdotiers tels que Plutarque et Saint-Simon 1, que les détails et anecdotes étaient essentiels

1. Histoire de la société française pendant le Directoire, préface, p. V.

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pour comprendre les mœurs d’une société, et que poursaisir l’histoire de la société romaine, il valait mieux lireJuvénal que Tacite, ils ne surent pas désarmer la critique.Lorsqu’ils publient les Portraits intimes, leur vieil ami,l’historien François Barrière, « les gronde de dépenser dutalent sur de trop petits sujets 1 ». Barbey d’Aurevilly,plus cruellement, les traite de « sergents Bertrand de lalittérature 2 », c’est-à-dire de déterreurs de cadavres, devampires de l’histoire. Edmond note qu’à la suite de cetarticle de Barbey dans Le Pays du 4 juin « Jules est reprisde ses douleurs de foie, et nous craignons une secondejaunisse 3 ».

Mais leur amour-propre reçut l’ultime blessure duRapport officiel sur le progrès de l’histoire depuis 1848,publié en 1867. En le lisant, ils découvrent qu’ils n’y sontmême pas mentionnés, malgré leur dizaine d’ouvrages. Iln’y aurait, selon les auteurs du rapport (trois professeurs),« que trois nouveaux historiens du dix-huitième siècle etde la Révolution, Louis Blanc, Michelet et Geffroy… Denous, rien naturellement, rien sur tout le mouvement,venu par nous, de l’inédit, du document animé parl’esprit – de l’histoire sociale retrouvée sous l’histoire 4 ».Silence moins méprisant que ne le crurent les Goncourt,puisque le rapport prétendait se borner à « l’histoireexclusivement politique » du dix-huitième siècle…

Les commentateurs du vingtième siècle ne furent pasplus tendres pour l’histoire des deux frères. Ça n’est passans dédain qu’A. Billy, biographe attentif, évoque leur« petite histoire ». Lui aussi stigmatise le « caractère étroit

1. Journal, 16 mars 1857.2. Journal, 8 juin 1857.3. Journal, 12 juin 1857.4. Journal, 10 février 1868.